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Copyright 2020 Dominique Tronc









MYSTIQUES CHRÉTIENS

Au XVIIe siècle



BENOIT DE CANFIELD 1562-1610

MARIE DE L’INCARNATION 1599-1672

JEAN DE BERNIÈRES 1601-1659

JACQUES BERTOT 1620-1681

MARIE PETYT 1623-1677

ROBERT BARCLAY 1648-1690

FRANÇOIS DE FÉNELON 1651-1715

JEANNE-MARIE GUYON 1648-1717







Tome exceptionnellement ample : « chantier de travail français » durant vingt ans. La place accordée en fin d’ouvrage à Fénelon et à Guyon – deux fois cent pages - reste comparable aux espaces antérieurement consacrés à Job, saint Augustin, François d’Assise, Ruusbroec, Jean de la Croix… Le travail de fouille a mis à jour huit figures accomplies pour notre seul « Grand siècle » même quelque peu étendu.



Série «  Mystiques  du Monde »



I. Antiquité judéo-chrétienne et grecque

Des origines au troisième siècle

II. Antiquité chrétienne

Du cinquième au dixième siècle

III. Moyen Âge chrétien

Du douzième au quatorzième siècle

IV. Chrétiens à la Renaissance

Quinzième et seizièmes siècles

V. Chrétiens à l’âge classique

Dix-septième siècle

VI. Figures européennes

Du dix-huitième au vingtième siècle



VII. Sufis en terres d’Islam

Du neuvième au treizième siècle

VIII. Sufis en terres d’Islam

Du quatorzième au vingtième siècle



IX. Figures de l’Inde traditionnelle

X. Mystiques bouddhistes de l’Inde et du Tibet

XI. Mystiques bouddhistes de la Chine et du Japon

XII. Mystiques taoïstes et confucianistes de Chine



XIII. Poèmes de Chine, Corée, Japon

XIV-XVI Poèmes d’Occident



Après des florilèges chronologiques, je propose dans cette série une dizaine de figures mystiques par tome en livrant des textes majeurs non coupés.





BENOIT DE CANFIELD



BENOÎT DE CANFIELD (1562-1610), CAPUCIN ANGLAIS1

Fasciné par l’ardeur de cet amoureux de Dieu, tout le XVIIe siècle mystique a lu Benoît de Canfield. Les chercheurs en sciences religieuses l’ont donc beaucoup étudié et la bibliographie qui lui est consacrée est étendue2.

Benoît naquit dans une famille puritaine assez fortunée à Canfield, comté d’Essex, et suivit les cours universitaires à Londres. Sa jeunesse aurait été assez libre, d’après son « impitoyable autobiographie », la Véritable et miraculeuse conversion du révérend père Benoît de Canfeld, anglais capucin, qui par visions et ravissements fut converti de l'hérésie en laquelle était en Angleterre, à la vraie religion, et en même temps vendit ses biens, s'en vint en France et se fit religieux3. Il changea de vie à la suite de la lecture d’un livre où : « …d'un côté les insupportables tourments infernaux m’étaient si cruellement objectés et rigoureusement fulminés contre moi, et de l'autre les joies inénarrables et inexplicables du ciel m'étaient si abondamment offertes… ». Il eut aussi une vision qui lui montra une société constituée de pauvres gens et « de belle compagnie d'hommes et d'enfants tous vêtus de couleur blanche » préfigurant la communauté franciscaine à laquelle il appartiendrait4.

La musique le portait à l’extase :

À peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie, que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde … Me trouvant tout enflammé du feu de votre amour, je ne peux me contenir qu'avec les bras élevés vers le ciel, je ne criasse, disant ces paroles : ô Seigneur, qui est semblable à toi ? 5.

Ainsi s’exprimait le futur défenseur d’une mystique qui sera jugée trop « abstraite » !

Il rejoignit à Douai le groupe de catholiques émigrés de Grande-Bretagne parce qu’ils étaient persécutés par l’anglicanisme naissant. Il entra en 1585 ou 1586 chez les capucins parisiens du couvent Saint-Honoré, qu’il effrayait par des extases si profondes qu’on ne pouvait l’en sortir.

Il étudia ensuite en Italie «…où il développa par écrit ce qu'il avait appris dans des extases et enseigné d'abord à ses compagnons de noviciat (dont était Ange de Joyeuse). » Sa renommée se répandit très tôt, dès la circulation de ses premiers manuscrits6.

Il fut nommé au couvent d'Orléans en 1592 et devint la grande autorité mystique de son temps. Sa réputation était telle qu’on l’appela pour expertiser l’état de Mme Acarie qui trouva ainsi « un guide éclairé7 ». Nous l’avons vu aider Marie de Beauvilliers dans sa réforme de l’abbaye de Montmartre. Claire d'Abra de Raconis lui fut confiée par Bérulle qui l’avait ramenée du protestantisme. Il eut le rêve de ramener les Anglais au catholicisme et passa en Angleterre à l'été 1599 ; mais fait prisonnier pendant trois ans, il ne fut délivré que sur l’intervention d’Henri IV. Il fut nommé gardien de Meudon, puis de Rouen. Il dirigea Jeanne Absolu8 et Judith de Pons9 , s'occupa d'Antoinette d'Orléans10 et de carmélites dont Marie de la Trinité d'Hannivel11.

Son chef d’œuvre, La Règle de Perfection (The Rule of Perfection) (1609), est une synthèse de son expérience mystique12 qui eut une influence considérable tout au long du siècle. En 1694, Mme Guyon conclut ses Justifications sur cette œuvre.

On commença par n’imprimer que les deux premières parties. Benoît hésitait à publier la troisième intitulée De la volonté de Dieu essentielle… car il craignait qu’elle ne soit incomprise : celle-ci rassemblait en effet son expérience la plus profonde et traitait, disait-il, « de choses abstraites de haute contemplation et de l'essence de Dieu. » Ses admirateurs enthousiastes firent paraître une édition pirate en 1609 chez l’éditeur Osmont à Rouen. Ce que craignait Benoît arriva : des théologiens affluèrent au couvent des capucins pour émettre des critiques ; François de Sales s’inquiéta de la condamnation de l’intellect et de l’imaginaire dans l’expérience de Dieu. Devant ces pressions, Benoît prit la précaution d’annoncer que cette troisième partie n’était « ni propre ni convenable au commun ». Les réunions qui eurent lieu et les compromis qui en résultèrent ressemblent beaucoup à ceux qui entoureront les quiétistes à Issy à la fin du siècle : déjà « un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d'orthodoxie »13.

Cependant Benoît ne voulait pas laisser les âmes expérimentées sans conseil. Or il savait qu’en 1606 les chartreux avaient traduit Ruusbroec, qui traite précisément de la « vie suréminente ». Il se décida à publier, mais, par prudence, ajouta un Traité de la Passion  en cinq chapitres (XVII à XX) « écrits par le mystique anglais pour servir de remède à l’audacieuse abstraction de la version A » (J. Orcibal). Ils « furent jugés encore insuffisants », et Benoît dut supporter qu’un confrère ajoutât le chapitre XVI : « Qu’il faut toujours pratiquer et contempler la passion de notre Seigneur » 14, ce qui constituait une régression (peu joyeuse) dans le monde des images. Il en sortit la version éditée par Chastellain l’année de la mort de Benoît en 1610.

Nous avons cependant choisi de donner ici l’essentiel de la version Chastellain : elle est un peu plus facile à lire que la version Osmont15. Surtout, malgré les concessions qui affaiblissent la hardiesse du texte, c’est ce compromis qui a été lu durant tout le XVIIe siècle dans ses nombreuses rééditions. Nous nous bornons aux chapitres I à XV : ils forment un bloc cohérent16 qui, même un peu édulcoré, s’approche de la pensée réelle de Benoît.

La troisième partie de la Règle traite de la vie superéminente, le sommet de la vie mystique puisqu’elle met en jeu la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme, là où l’on contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux (II, 12). Ce grand amoureux de Dieu est exigeant : il ne supporte rien entre Dieu et lui ! Il appelle donc à passer au-delà du monde de l’imaginaire et de l’intellect, là où aucune image ne subsiste (pas même la Passion !) car l’image la plus déliée empêche le vol de l’esprit (III, 4).

Toute la vie intérieure est rassemblée en un abandon actif à la volonté de Dieu, définie comme identique à Dieu. Cette volonté, que  d’autres mystiques ont appelée « grâce », est ressentie comme « chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée dans l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu17».

Par amour pour elle, le mystique renonce à sa volonté propre, laisse Dieu éliminer tout ce qui n’est pas lui et devenir le principe de tous les actes humains. Comme dans la grande tradition rhéno-flamande, l’identification à la volonté divine s’opère par l’anéantissement amoureux de la créature.

Benoît distingue deux sortes d’annihilations : la première est passive quand le mystique attend l’extase due à l’initiative de la grâce. Sa langue se fait lyrique pour évoquer ces moments : « Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l’âme ! » (III, 5). Mais il préfère la seconde annihilation, active, qui permet à l’homme d’aider un peu la grâce par quelques très subtiles industries. Elle est très exigeante : à tous les moments de la vie, l’homme choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu. La nue foi consiste à vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l’Être de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, 13).

Ce qui ne signifie pas mépriser les œuvres extérieures : « …entendons qu’on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait » (III, 13). Comme dans la « vie commune » chère à Ruusbroec, la vie ordinaire est toute pénétrée de Dieu : « … l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre » (III, 7). Ce qui a le plus choqué les docteurs, fut de déclarer non seulement que cette expérience est possible, mais qu’elle devient « habituelle : … cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle-même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière » (III, 7). Il prend bien soin de préciser que cette vacuité n’est pas vide car l’amour y réside : « Or en cette lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme… » (III, 7).







REIGLE DE PERFECTION TROISIÈME PARTIE. Chapitres 1 à 15. De la Volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie super-éminente.

1. Qu’est-ce que la volonté de Dieu essentielle. Que c’est Dieu même; et de la différence entre icelle18 et la volonté intérieure.

Ayant achevé les deux premières parties, à savoir de la volonté extérieure et intérieure contenant la vie active et contemplative, reste maintenant que nous venions à la troisième19, traitant de la volonté de Dieu essentielle et contenant la vie superéminente20.

Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n’est appréhendée [ni] par le sens, ni par le jugement de l’homme, ni par la raison humaine; mais est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce qu’elle21 n’est autre chose que Dieu même : elle n’est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même et son essence. Car cette volonté étant en Dieu, s’ensuit qu’elle soit Dieu, puisqu’en Dieu n’y a que Dieu22.

Car s’il y avait autre chose que lui, il y aurait quelque imperfection en lui, toutes choses étant imparfaites qui ne sont lui, voire même il y aurait beaucoup d’imperfections, si sa volonté était avec son essence : car il ne serait une simple essence et purus actus, comme tiennent tous les Docteurs, mais aurait composition, qui apporte beaucoup d’imperfection. Car ainsi il aurait quelque chose en quelque partie de soi, qu’il n’aurait en une autre, et n’aurait tout en toute partie. Il aurait quelque perfection en une partie, qu’il n’aurait en une autre, et ainsi ne serait infiniment parfait en toute perfection : voire même il ne serait Dieu, si sa volonté avait être à part et ne fût son essence, pour ce qu’il ne serait infini ni en volonté ni en essence : car là aurait fin son essence, où sa volonté commencerait; et là finirait l’être de sa volonté où son essence commencerait.

Pour ce qu’aussi il serait fini; si fini, alors limité; si limité, créé; si créé, et par conséquent créature, et non créateur et Dieu. Et pour ce que aussi, s’il est limité, quelqu’un l’a limité; si quelqu’un l’a limité, quelqu’un est plus grand que lui, et par conséquent n’est Dieu, qui n’a personne plus grande que lui.

En outre, si sa volonté est séparée d’avec son essence, qui est‑ce qui l’aurait séparée? Non la créature, pour ce qu’elle ne pouvait, ni le Créateur, pour ce qu’il ne le voudrait : elle ne pouvait, pour ce qu’elle n’était; lui ne le voulait, pour ce que par tout soi également il s’aimait. De23 dire qu’au commencement elles ont commencé séparément, serait dire qu’il y avait deux Dieux; de dire qu’après Dieu se serait séparé, est directement contre la raison et est chose impossible, puisqu’un seul Dieu comme un seul Dieu ne se peut séparer, non plus qu’un comme un se peut diviser. Et si nous voyons que les créatures, comme le feu et l’eau, la nature desquelles24 est un rayon ou étincelle de la perfection de cette nature divine, se conservent en unité et en leur entier, que non seulement elles ne se séparent d’elles-mêmes, mais qu’aussi étant séparées elles se réunissent, à plus forte raison se voit cette perfection d’unité en cette nature, qui est créatrice de celles‑ci. Et posé le cas que cette nature se puisse séparer, et qu’elle le fît, nulle des deux serait Dieu, vu que nulle des deux serait infinie, attendu qu’il n’y peut avoir qu’un infini.

Mais j’estime chose superflue d’amener tant de raisons pour une chose si claire, savoir est que la volonté de Dieu est Dieu même, et qu’il n’y a de composition en lui, puisque tous les docteurs unanimement l’affirment25. Saint Hilaire parlant ainsi : Dieu qui est vie n’a pas de composition, ni lui qui est force n’a en soi aucune infirmité, ni qui est lumière n’est entouré d’obscurité, ni qui est esprit est formé de choses dissemblables; mais tout ce qui est en lui est un26, tellement que sa volonté, étant en lui, est lui‑même et son être et son essence, car tout ce qu’il a est lui‑même. Et pour ce le Maître des Sentences dit : La pureté et simplicité de cette essence est si grande qu’il n’y a rien en icelle qui ne soit elle‑même, le même est celui qui a ce qu’il a.

Et saint Hilaire27 : Dieu ne subsiste point humainement en telle façon que ce soit, autre chose ce qu’il a et autre celui qui l’a, mais tout ce qui est en lui est vie et nature, et parfaite et infinie, n’ayant en elle choses dissemblables, ains [mais] est vivante elle‑même en tout et partout. Et Boèce28 parlant du même point : Cela est vraiment un qui n’a nul nombre, qui n’a nulle autre chose que ce qui y est, et à qui on ne peut attribuer aucun sujet.

Saint Augustin aussi dit : En la substance de Dieu il n’y a rien qui ne soit substance, comme si là autre chose était la substance et autre ce qui arrive à la substance; mais tout ce qu’on y peut entendre est substance. Et ces choses peuvent être facilement dites et crues, non toutefois vues sinon par le cœur pur. Et en un autre endroit : En la nature d’un chacun des trois, cela est ainsi que celui qui possède, soit ce qui est possédé, comme étant une substance simple et immuable. D’où aussi Isidore29 dit : Dieu est simple, soit en ne perdant pas ce qu’il a, soit pour ce qu’il n’a autre chose qui ne soit lui­-même, et autre chose qui soit en lui. Par toutes lesquelles autorités [est] abondamment prouvé que la volonté de Dieu est Dieu même, à savoir une même simplicité, une et unique essence.

Donc tout en premier lieu, j’admoneste le lecteur qu’il n’ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes30, tant spirituelles ou subtiles puissent ‑elles être, mais au contraire s’éloigne de toutes telles images comme indignes d’icelle, voire à elle contraires; et montant par-dessus soi‑même et tout ce qui est créé, qu’il la contemple telle qu’elle est en vérité, à savoir (comme il est dit) l’essence de Dieu. Je réplique derechef qu’on y prenne garde, pour ce que cet erreur31 est commun pour la mauvaise habitude qu’a notre esprit de la contempler ainsi sous quelque forme.

Et notez qu’à cette volonté ici se doivent référer, réduire et rapporter les deux autres précédentes32, faisant toutes les œuvres tant extérieures [qu’] intérieures, corporelles que spirituelles, en cette volonté, c’est‑à‑dire en l’unité de l’essence de Dieu, sans en jamais sortir. Et si ce mot «volonté» semble à quelques‑uns empêcher, en faisant venir quelques images, ou présentant à l’âme quelque autre objet que cette même essence, qu’elle rejette et prenne d’ores en avant ce mot essence, ou Dieu, bien qu’à la vérité il n’est ici question du mot, mais de la simplification d’esprit, laquelle découvre une même chose sous les trois mots, à savoir volonté, essence et Dieu.

La différence de la volonté intérieure et essentielle est que l’une précède et l’autre suit; l’une est le moyen, l’autre la fin; l’une intérieure, l’autre intime; l’une unitive, l’autre transformative; l’une est presque toute essentielle, l’autre totalement essentielle; l’une a quelques images, bien que fort subtiles, l’autre est toute nue sans aucune forme. En l’une, l’âme fait encore quelque chose, bien que fort secrètement; en l’autre, elle est toute oiseuse33; en l’une, elle est aucunement34 active, ou l’agente, en l’autre passive ou la patiente, pâtissant l’inaction35, ou intime opération de l’Époux. Et finalement comme la volonté intérieure naît de la première, qui est extérieure, ainsi la volonté essentielle naît de la seconde, qui est intérieure.

2. Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi.

Maintenant donc ayant vu quelle est cette volonté, et la perfection et sublimité d’icelle, il semble nécessaire que montrions le moyen d’y parvenir, moyen dis‑je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, avec [nul] discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner entre l’âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu, mais cette seule fin sans aucun moyen nous doit attirer à elle et nous élever à l’heureuse vision et contemplation d’icelle. Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise36 de notre sens et jugement; étant incompréhensible, n’est comprise par la raison. Cette essence n’est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous.

Elle n’est comprise sinon quand on est le patient, mais quand l’âme produit quelque acte, elle est l’agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. Toute pensée ou opération, quelle qu’elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. Deux contraires ne peuvent être en un sujet; mais tout exercice et opération apportent quelque image, qui est contraire à la pure essence divine, ergo [donc] ne peuvent être ensemble dans l’âme. Qui est attentif à plusieurs choses a moins d’attention à chacune37.

Ergo, qui entend à38 la créature comme à quelque moyen, acte ou opération, comprend moins du Créateur. Pour comprendre cette essence, il faut y entendre uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n’est comprise sinon quand elle nous comprend et possède; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées, ou embesognés d’actes et opérations. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d’un esprit parfaitement simplifié. Nulle contemplation spéculative ne peut transformer, mais l’amour seul. Quand le sens ou intellect sort pour faire quelque opération, l’âme sort quand et quand vers le même objet, et ainsi est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter par-dessus soi. Par toutes ces raisons donc ici est manifesté qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l'intellect, mais au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisible tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'opération de l'intellect, selon qu'en a divinement parlé saint Denis écrivant à Timothée, disant : Quant à toi, Timothée, touchant les visions mystiques, (à savoir l'essence divine, comme est clair et comme l’interprète quelque Docteur) par une forte récollection laisse les sentiments et opérations intellectuelles, et toutes choses sensibles et invisibles, et autant qu'il te sera possible, élève‑toi par ignorance à la vision de celui qui est au-dessus de toute substance et connaissance.

Donc par tout ce qui est dit ci‑dessus, je conclus que, puisque ni les aspirations, méditations et discours de l’entendement ne profitent pas, et puisque tout sens, jugement et raison humaine doit succomber à la gloire de Dieu, puisque finalement tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranché, je conclus, dis‑je, qu’il n’y a nul moyen humain ou actif d’y aborder.

Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle‑même se donne à comprendre ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle‑même se donne à entendre; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle‑même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n’y pouvons rien.

3. Qu’il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif; tout divin, et par-dessus tout entendement; non humain, ni par les actes de l’esprit; et que ce moyen est de deux sortes.

Mais bien que (comme est prouvé) il n’y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu’il n’y ait moyen actif ou actuel39, c’est-à-dire où l’homme puisse opérer ou être l’agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l’homme ne fait rien, mais est le patient; et pour ce qu’on n’y fait rien, je l’appelle moyen sans moyen. Car eu égard à ce qu’ainsi nous parvenons à notre dernière fin, il est vraiment moyen; ainsi eu égard à ce que l’âme y désiste d’opérer, il est sans moyen, vu que tout moyen importe opération. Ou bien il se peut dire un moyen tout divin, non humain pour ce que l’Esprit divin y fait tout, et rien l’humain : Dieu seulement y opère, et l’âme ne fait que souffrir. 

Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans interrompre, et suivant toujours son trait40 déjà goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu’elle nous ait mené à l’essentielle. Et ainsi selon notre promesse, se verra clairement comme toute la vie spirituelle, depuis le commencement de la vie active jusques à la sublimité de la vie superéminente, est contenue en ce seul point de la volonté de Dieu, sans en jamais sortir, ni la laisser, ni changer, comme étant toute entièrement en elle‑même le vrai commencement, parfait moyen et fin très heureuse.

Mais cette continuation se fait en deux façons, l’une par la seule influence, soüefve41 opération et très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l’âme, et la simplifie, et consomme42 en elle; l’autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l’âme, mais tant s’en faut qu’au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d’icelle et pour la rendre nue.

L’un desquels moyens est plus particulier et servira pour ceux seulement, ou au moins principalement, qui ont pratiqué cet exercice. L’autre est plus général, et servira tant pour ceux‑ci que pour les autres, qui ne l’ont pas suivi, mais quelque autre chemin, et ne sont pas toutefois arrivés à ce haut degré et fin heureuse. L’un est pour ceux qui ont goûté cette intérieure volonté et son trait susdit, l’autre pour ceux qui ne l’ont pas expérimenté. L’un est pour ceux qui ont la ferveur et dévotion, l’autre tant pour ceux‑ci que pour les autres, qui n’ont que la nue dévotion intellectuelle.

L’un n’est pas toujours si totalement assuré, comme est l’autre. En l’un, cette volonté dispose l’âme par ses douces influences et familières caresses; en l’autre, il semble au commencement que l’Epoux se tient plus éloigné et laisse à l’âme se disposer elle‑même. En l’un, se trouve quelque dévotion sensible redondante des puissances intellectuelles; mais en l’autre, particulièrement au commencement, l’on monte par-dessus tout sens, voir et entendement, et là, par la nue foi on voit Dieu, et par nu amour on l’embrasse et possède. Bien qu’en la fin, nonobstant tout cela, ces deux moyens se rapportent et mènent à un même but, et se goûtent d’une même façon.

4. Quatre points principaux du premier moyen, et l’explication du premier point.

Dont [sic] touchant le premier moyen : il contient quatre points par lesquels le trait de cette volonté est suivi, et icelui continué, et heureusement accompli, et consommé en la volonté essentielle. Dont le premier est une très subtile connaissance de l’imperfection de sa contemplation. Le second un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième une parfaite dénudation d’esprit. Le quatrième une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.

Nota43. Touchant le premier, est à savoir qu’il n’y a si haute contemplation qui ne puisse être plus haute, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus abstraite, ni lumière si grande qui ne puisse être plus grande, ni trait si fort qui ne puisse être plus fort, ni finalement conversion quelconque si simple qui ne puisse être plus simple, ni union si étroite qui ne puisse être plus étroite. Et [le fait] que ce [la] peut être, et ne l’est pas, vient de nous et de notre faute, et non de Dieu, qui ne désire et ne peut qu’infiniment désirer de se communiquer. Donc, en toutes nos contemplations, il y a quelque obscurité, en toutes nos abstractions quelque image concrète, en toutes nos lumières quelques ténèbres, en toutes nos attractions quelque retardement, en toutes conversions quelque aversion ou rétraction44, et en toutes nos unions quelque désunion ou entre‑deux, quelque parfaites qu’elles soient, et ce par notre faute propre.

Et pour autant que les fautes, d’autant plus qu’elles sont intrinsèques45 et subtiles, d’autant moins sont‑elles connues et remédié; de là advient que ces fautes ici sont fort rarement ou jamais remédié ni connues, pour être très subtiles et secrètes.

Sur quoi il faut noter que d’autant plus subtil et illuminé est l’esprit, d’autant plus subtiles et secrètes aussi faut‑il que soient les tromperies et fautes; car autrement il les connaîtrait et découvrirait. Mais en cette vie superéminente, l’esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D’où il s’ensuit que ceux‑là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu’en l’autre, ne se souvenant qu’à la mesure que l’esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement, et secrètement.

Et ces fautes, pour sembler petites, ne sont pas pourtant un petit dommage, vu qu’ici, la moindre impression du sentiment, la plus petite opération du sens, l’image la plus déliée et la plus courte distraction, empêche une grande élévation et extension ou étendement d’esprit; et la moindre immortification, affection ou recherche de nature, empêche un grand avancement spirituel.

Ceux donc s’abusent bien, qui en cette vie avalent toutes ces choses ou passent légèrement dessus, comme s’ils étaient encore en la vie active, n’employant pas fidèlement le talent, lumière et subtilité d’esprit à l’arrachement de leurs totales imperfections, mais y faisant comme les borgnes et se flattant tacitement, disent que telles ne sont pas imperfections, et ainsi se donnent trop de liberté et secrètement dorlotent et acoquinent leur sensuelle nature, usant de telle grâce et subtilité d’esprit pour s’introvertir pour leurs consolations, et non à la parfaite abnégation, connivant toujours avec leurs imperfections, et faisant ainsi les ambidextres et jouant des deux mains : tantôt se mettant du côté de l’esprit, tantôt du côté de la chair, voulant jouir des délices spirituelles ensemble et des sensuelles, voulant être tout esprit sans contrister la chair.

Quelquefois encore touchant le fait d’oraison, ils se contentent de se laisser tromper du prétexte du bien, comme de penser et reconnaître que telle façon de faire ou procédure est sainte et est louée en la vie spirituelle, comme des aspirations, images et autres choses semblables apportant sensible consolation; et pourtant quand cela semble bon à la sensualité, [ils] se contentent d’en user, bien que secrètement ils n’ignorent qu’en cette vie elles empêchent grandement, comme aussi toutes les autres sortes de fautes et tromperies qui adviennent en notre contemplation et union, qui n’en sont jamais totalement exemptes, pour finement qu’elles s’y soient ingérées et secrètement cachées.

Donc pour retourner à notre propos, l’âme, bien qu’elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est‑ce que maintenant46 elle y découvre quelques fautes et imperfections, lesquelles ôtées, elle suit d’une plus haute volée et d’une plus grande vitesse et légèreté, le susdit trait de son Époux.

Cette connaissance d’imperfections ni l’amendement d’icelles ne vient pas d’elle, car tant elles étaient subtiles et intrinsèques qu’elle ne les pouvait voir, tant déliées et spirituelles qu’elle ne les pouvait d’elle‑même ni connaître ni corriger. Car tout ainsi comme l’Ange ne peut actuellement agir outre la sphère de son activité, ainsi aucunement47 puis‑je dire de l’âme qu’elle ne peut ni savoir ni opérer outre l’étendue ou circonférence ou dernier cercle ou capacité de son esprit. Or est‑il que cette connaissance d’imperfections est hors de sa capacité, et le parfait amendement hors et par-dessus son opération, et pour ce n’y peut rien. Non pas toutefois qu’elle ne soit idoine et suffisante par la grâce de Dieu de ce faire, mais pour ce qu’elle est si aveuglée et ces choses si subtiles à discerner, elle si faible à opérer et cette œuvre si difficile à faire que, sans quelque lumière et force, c’est une besogne hors de son étendue et capacité. Cette connaissance donc vient d’en haut : ces subtiles ténèbres sont découvertes par la vraie lumière, ces imperfections se découvrent par la même perfection, par son rapprochement et plus domestique et familière demeure dans l’âme, là où il découvre et fait voir à l’âme trois fautes ou imperfections en sa contemplation, et les amende et répare.

La première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l’âme, sentant trop l’actif, empêchant la douce paix et souef [suave] repos de l’Époux dans l’âme, et son unique, entière et parfaite opération, absolu et entier domaine et seigneurie en icelle. Et par ce moyen, elle ne se laissait pas être parfaitement illuminée, et ne se tenait pas aux doux baisers, ardents et flamboyants et chastes embrassements, mais demeurait aucunement courbée en elle‑même.

La seconde est en une secrète, subtile et inconnue image, que l’âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la voir essentiellement.

La troisième est que quelquefois elle ne regardait son Époux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu’elle-même, plus dedans elle qu’elle‑même, plus elle qu’elle‑même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d’elle qu’elle : d’où advenait que ni la foi n’était si vive, ni l’espérance si grande, ni l’amour si brûlant, ni les familiarités si très admirables, comme autrement elles eussent été.

Je n’entends pas qu’elle découvre toutes ses fautes parfaitement devant que de venir au degré suivant, pour ce qu’à grand peine peuvent ‑elles être connues devant que par l’Esprit de Dieu elles soient amendées. Toutes les trois imperfections sont directement contraires à ces trois points et perfections suivantes, pour ce [nous] en parlerons ensemblement.

5. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l’écoulement d’iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est montrée une subtile et essentielle élévation d’esprit. Second point.

Nous n’entendons pas48, par ce trop grand bouillonnement de désirs, blâmer ici les saints désirs qui sont en Dieu en leur essence, ou en tant qu’ils sont bien réglés, mais en tant que mal réglés, ou accompagnés de quelque circonstance empêchant leur plénitude ou plein accomplissement et déification par une totale entrée, absorbissement49 et mort en Dieu. Cet empêchement est le trop grand bouillonnement à savoir actif : je dis «actif», pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme, mais au contraire c’est actif, impétueux, remuant, superficiel et sentant trop l’homme, la nature et l’opération naturelle et humaine.

Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux, dont l’une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n’est pas creuse50; l’autre [est] douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien creuse.

Donc ce bouillonnement des désirs, bien qu’au commencement il était bon, est ici néanmoins vicieux et doit être retranché. Non qu’il faille laisser les bons désirs, mais l’imperfection d’iceux; non qu’il les faille quitter, mais accomplir; ni les perdre, mais purifier et parfaire en Dieu, comme in causis seminalibus : la semence n’est pas perdue pour être jetée en son lieu, mais se purifie et multiplie. Car tout ainsi que le grain n’est [pas] perdu pour être jeté en terre, mais se purifie et multiplie, ainsi les désirs ne sont [pas] perdus pour être jetés en Dieu, mais se purifient, se multiplient et accomplissent.

Et comme la cause ne produit pas son effet, comme le grain le blé, qu’il ne soit consommé et amorti, ainsi les bons désirs ne produisent jamais leurs effets, à savoir l’union et la transformation, qu’ils ne soient consommés et assoupis en Dieu. Sur quoi notre Seigneur dit : Si le grain de froment tombant en terre n’est mort, il demeure seul; mais s’il est mort, il fructifie abondamment51. Et tout ainsi qu’au commencement le grain est nécessaire, ainsi à la fin l’est sa corruption comme l’un est nécessaire au commencement, aussi l’autre l’est à la fin pour avoir du blé. De même est‑il des bons désirs et de leur anéantissement pour avoir l’union de Dieu. Mais comme en telle corruption le grain n’est proprement dit être corrompu, mais plutôt transmué ou changé en blé, ainsi ses désirs ne sont pas proprement dits être anéantis, mais plutôt changés et transformés en union. Et toutefois comme ce grain ne revient jamais à soi, mais demeure toujours transformé ou transmué en blé comme en son effet, dernière fin et perfection, ainsi les désirs ne doivent jamais revenir, mais demeurer transformés en union, comme en leur effet et comble de leur perfection.

Mais comme il ne faut jeter le grain en tout lieu ni en tout temps, mais en son lieu et en son temps, aussi ne faut‑il pas laisser ou anéantir ces désirs en tout lieu, mais seulement en Dieu; ni en tout exercice, mais en l’exercice de l’union; ni au commencement, mais en son temps, qui est après la vie active. Là où se voit comme ceux qui se trompent, qui pensent qu’il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations52; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi injuste et oisiveté vicieuse. Mais de ceci se dira en son lieu.

Or l’âme ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu53, non qu’elle y fasse quelque chose, mais qu’elle souffre en elle telle opération.

Cet écoulement d’ardents désirs en Dieu est un changement de l’amour pratique pour le fruitif, ou bien est le final repos et parfait accomplissement des désirs en Dieu, où le désir est absorbé et changé en possession.

Ce mot «écoulement»54 contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu’en tant que la ferveur coule hors de l’âme, elle s’assoupit et meurt, s’évanouit et se perd; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s’augmente davantage et vit plus que jamais. Et pour ce [la] je ne dis pas «anéantissement» comme s’ils étaient anéantis en Dieu, mais un «écoulement» en Dieu, comme étant en lui préservés. Aussi je ne dis pas une préservation des pensées et désirs, mais «écoulement», pour montrer qu’ils changent de lieu ou sujet.

Sur quoi55 il y a encore en ce mot «écoulement» trois points à considérer, à savoir : 1. le changement de lieu ou sujet des désirs, 2. Le deuxième, le changement des mêmes désirs, 3. Le troisième, les moyens de tels changements.

Touchant le premier, les désirs changent leur suppôt ou sujet où ils demeuraient, car au lieu qu’ils étaient subjectivement en l’âme, ils sont en Dieu, pour être dans l’âme subjectivement : s’entend que l’âme les possède, connaît, sent et entend en ses puissances supérieures, et inférieures, en l’intellect, mémoire, volonté et raison, ou en la partie concupiscible ou irascible, etc.

Et quand, en nulle de ces puissances, elle ne sent, comprend, ni appréhende tels désirs, ils sont hors de l’âme. Or, après cet écoulement l’âme ne les sent ni comprend en nulle desdites puissances. Et par ainsi sont hors d’icelle : elle ne les peut sentir ni comprendre pour trois causes.

Premièrement pour ce qu’ils sont changés et rendus purement spirituels (comme sera dit au point suivant), tout voile, image, forme et tout ce qui est compréhensible des sens leur étant ôté. Et pour autant que l’âme n’a pas de coutume et ne peut encore opérer et voir purement spirituellement, mais avec quelque mélange de sentiment ou aide de quelque image ou forme, de là advient qu’elle ne peut voir ni comprendre ses désirs ainsi spiritualisés, épurés et déiformes.

La deuxième raison est pour ce que la douce opération et vive inaction de Dieu est si efficace et souëfve en elle qu’elle est toute fondue et liquéfiée en son Bien-aimé : elle perd toutes ses forces et opérations propres, etc., laisse aller à sa douce impulsion et plaisir, y entendant uniquement.

Une autre troisième raison est que par cet écoulement, elle est merveilleusement purifiée, étendue et totalement abstraite56, et ainsi incapable des choses concrètes.

Car, comme les choses concrètes, à savoir qui ont des formes, empêchent l’abstraction en telle sorte que, tandis que l’âme a en elle chose aucune concrète, elle ne peut jamais être parfaitement abstraite, ainsi au contraire l’abstraction empêche de voir les choses concrètes, en telle sorte qu’il est impossible que l’esprit parfaitement abstrait puisse comprendre les choses concrètes. D’ici advient que les personnes spirituelles ne s’aperçoivent souvent de ce qu’on leur dit ou fait, ni de ce qui est à l’entour d’eux, comme il se lit de saint Bernard et de saint François, qui passant par une ville et multitude de peuple, ne s’en aperçut nullement, mais après demanda à son compagnon combien il y avait encore jusques à la ville déjà passée. Sainte Catherine de Sienne aussi en ces abstractions ne sentit quand on la piqua à la plante du pied. Beaucoup d’autres raisons je pourrais amener pour montrer qu’en cet écoulement les désirs ne se comprennent ni se sentent plus en l’âme, et n’y sont plus, mais s’en vont en Dieu.

Où aussi les désirs se changent (qui est le second point) à savoir : la cause se change en l’effet; le moyen, en sa fin; le souhait en la chose souhaitée; le désir d’union en union; le désir de la vision, possession et fruition de Dieu en la même vision, possession et fruition de Dieu; l’intime et profond soupir après les caresses de l’Epoux, en familières caresses; les ardentes attentes après ces baisers, aux mêmes baisers; les intolérables désirs de ces souëfs embrassements, aux mêmes chaleureux et chastes embrassements.

Là l’âme dit avec intime jubilation de cœur : Laeva ejus sub capite meo57, etc. Maintenant elle a trouvé ubi cubet in meridiae58. Là elle se vante disant : Dilectus meus mihi, et ego illi59; ego dilecto meo et ad me conversio illius60; inter ubera mea commorabitur61; de ore ejus accepi lac et mel62; meliores sunt ubera tua vino fragrantia unguentis optimis63. Là sont les doux colloques : ecce tu pulchra es amica mea, ecce tu pulchra es64; et elle : ecce tu pulcher es dilecte mi et decorus. Là il la caresse et lui montre toute sa beauté en tous ses linéaments depuis les pieds jusques à la tête, etc., et enfin vient à conclure en disant : Haec requies mea, in saeculum saeculi hic habitabo65. O heureuse l’âme qui a ainsi changé les actes en la chose en laquelle ils agissaient, ses désirs en la chose désirée!

Mais pour voir plus essentiellement et plus intrinsèquement comme ce changement se fait, il faut venir au troisième point, qui le découvrira. Il faut donc savoir que ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée ou en laquelle on agit, un remplissement des désirs, ou effectuation et consommation d’actes, et un évanouissement d’iceux désirs et actes.

Touchant donc la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit, et comme par degrés selon l’accroissement de notre amour.

Car au commencement Dieu est dans l’âme, mais elle ne le sait point; après il s’y montre, mais obscurément; en après plus clairement, mais sous quelque ombre; mais enfin très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l’Épouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : Je l’ai cherché, et ne l’ai pas trouvé66. Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu’elle ne le savait point : l’une desquelles est prouvée par ce mot quaesivi67 puisque, comme est clair et selon le dire de saint Augustin, qu’elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui; l’autre, à savoir qu’elle ne savait pas qu’il fût en elle, est clair par ce mot : non inveni.

Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l’âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle, ce qui est montré par la parole de l’Épouse disant : Je l’ai tenu et ne le lairrai68, tant que je l’aie introduit. Car parce qu’elle dit tenui69, elle montre qu’elle savait qu’elle l’avait en elle; mais en ce qu’elle dit donec introducam, etc., elle montre de ne le posséder ni de le voir et jouir de lui encore si à plein comme elle désirerait, mais que ce serait pour quand elle l’aurait introduit en la maison de sa mère. Et cette façon est quand l’époux commence à se montrer non seulement comme Seigneur, mais comme Époux, non seulement par secrètes inspirations, mais par intimes attouchements; et enseigne l’âme non comme maître par préceptes, mais comme ami et époux par douces attractions. Mais d’autant qu’encore cette jouissance et vision de son Époux n’est en la perfection, elle ne cesse de crier à lui avec toute sa force et fond de son cœur : Qui est‑ce qui te donnera à moi pour être mon frère suçant les mamelles de ma mère, à ce que je te puisse trouver seul dehors et te baiser

Ce qu’elle obtient au troisième degré de cette manifestation, qui est plus clair et excellent que celui‑ci, et est quand l’époux s’approche si près de l’épouse qu’elle voit sa vraie ombre, à savoir une déiforme ou image, en et sous laquelle elle le voit, connaît et contemple y faisant sa demeure et disant : Je me suis assis à l’ombre de celui que j’avais désiré70. Là, elle l’écoute, là elle l’adore, là elle ouït ses familiers colloques, doux propos et paroles melliflues71; là, elle reçoit les promesses de vie, les arrhes de mariage et l’assurance des épousailles; là, elle est caressée et baisée; là, elle reçoit les ornements, joyaux et vêtements nuptiaux.

Là finalement, elle est faite capable des embrassements essentiels et purement spirituels de son Époux sous l’ombre duquel elle est encore assise : Donec aspiret dies et inclinentur umbrae72. Jusques à tant mêmes que le jour des noces et de la vision essentielle vienne, l’ombre ou image sous laquelle elle le voyait étant dissipée et évanouie, lequel jour des noces et heureuse vision avec dévots et profonds gémissements et avec toute importunité priant l’époux, en lui demandant et disant : Ubi cubes in meridie73: ô mon Époux, ô ma joie, ô le centre de mon cœur, où est‑ce que vous couchez? Où et comment vous trouverai‑je tout nu et dévoilé sans aucune image, ombre ou obscurité?

Ce que le très amoureux Époux ne pouvant nier, se montre à elle selon le désir de son cœur, de sorte qu’elle le voit en une façon non seulement indicible, mais inexcogitable74. Ce qui est le quatrième degré, qui est encore si haut par-dessus tous les autres que non seulement ceux qui n’y ont jamais été ne le peuvent imaginer, mais aussi ceux qui [y] ont été ne le peuvent comprendre, vu qu’il surpasse toute imagination intellectuelle, opération, sens, raison et jugement humain, pour ce qu’il se fait hors de l’homme.

Car comme l’Époux s’abaisse dessous soi, l’épouse s’élève dessus soi, pour se rencontrer, baiser, embrasser et solemniser leurs noces. En ce degré elle chante : Je suis à mon bien-aimé, et sa conversion est à moi, prenant similitude des mariés et de l’acte de mariage pour signifier l’actuelle union et mutuelle jouissance l’un de l’autre après tel mariage spirituel et encore par une semblable similitude que : Mon bien-aimé me demeurera entre mes mamelles75, voulant par cette similitude76 de mariage déclarer l’étroite union, cet incompréhensible amour et mutuelle adhésion ne pouvant pas mieux être expliqués que par la similitude de tel acte, qui a en soi actuelle77 adhésion, mutuel embrassement, fervent amour, contentement des deux côtés, et la plus parfaite union qui puisse être entre deux amateurs78, comme dit l’Écriture, où des deux est faite une chair79.  Et ne disant pas erit, mais commorabitur80, elle nous signifie la continuation de telle union.

Après cette si parfaite manifestation, ensuit le remplissement des désirs, et ce conséquemment, car à même mesure que cette manifestation s’augmente, le désir se remplit, tellement que, quand la manifestation est parfaite, le désir est totalement rempli. Au commencement, en ce grand et ardent désir, Dieu était, bien qu’il ne se montrât qu’obscurément, lequel désir d’autant plus qu’il s’augmentait, d’autant plus Dieu s’y manifestait qu’il lui était Dieu, tant pour sa grande splendeur, gloire et familiarité que pour81 la capacité plus grande de l’âme. Tellement qu’enfin le désir étant très grand et parfait, il s’y montre parfaitement, dont l’âme le voyant parfaitement en elle‑même a tout ce qu’elle demande, et son désir est tout rempli et est semblable au vase ou éponge  qui, jetés en la mer, sont entièrement remplis, lesquels tout ainsi qu’étant remplis ne peuvent plus recevoir.

Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu’elle en a la capacité, selon le dire du philosophe : Tout ce qui est reçu est reçu selon la capacité de ce qui le reçoit82, s’ensuit que le désir ne peut plus rien désirer étant rempli. Car comme la capacité du vase est la dimension de sa concavité, ainsi la mesure du désir est la force de son vouloir; et comme cette concavité remplie, le vase est plein, ainsi le vouloir satisfait, le désir est rempli. Donc ce vouloir, par cette manifestation de Dieu en l’âme, est satisfait, et par conséquent le désir rempli, tout acte particulier effectué, et toute opération en sa fin consommée.

D’où nécessairement s’ensuit le troisième point, à savoir l’évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour ce que quand le désir est rempli, il s’évanouit et n’est plus. Quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus. Car toutes ces choses sont envers Dieu comme la cause séminale envers son effet; tellement que comme la cause ayant produit son effet, comme le grain le blé ou semence d’homme l’enfant, elle n’est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus.

Mais toutefois comme le grain et la semence, bien qu’ils ne soient plus en leur forme, toutefois bien en leur substance, ainsi ces désirs, actes, etc., bien qu’ils ne soient plus en leurs images, [sont] toutefois bien en leur essence. Et comme ceux-là, pour produire leur effet, il a fallu qu’ils aient perdu leur forme, aussi ceux‑ci. Et comme la substance de ceux‑là n’est [pas] morte, mais vivante en leurs effets, ainsi est-il de ceux‑ci : car comme le grain se change en blé, ainsi le désir en la chose désirée. Et bien que le désir et les actes ne soient plus, mais sont évanouis, toutefois leur essence est conservée en Dieu : car tout ainsi que bien que la glace s’évanouisse quant à sa forme, sa substance toutefois est conservée en l’eau où elle est consumée, ainsi les désirs, actes, etc., bien qu’ils s’évanouissent quant à leur image, leur essence demeure toujours en Dieu, où ils sont consommés.

Et bien que83 dessus j’aie comparé ce désir à un vase, toutefois en ceci il lui est dissemblable, à cause que le vase, bien qu’il soit plein, toutefois il demeure vase; mais celui‑ci étant rempli, n’est plus. La raison est pour ce que la force de vouloir est la capacité du désir, de sorte que quand il n’y a nulle force de vouloir, il n’y a nul désir; mais quand on a ainsi Dieu, on n’a plus force de vouloir, pour ce que l’on a tout ce que l’on peut vouloir. Ergo, n’ont plus de capacité de désirer, et s’ils n’ont plus de capacité de désirer, donc n’ont plus de moyen de désirer; s’ils n’ont plus de moyen de désirer, donc n’ont plus de désir, bien qu’aussi on pourrait bien dire que le désir est en tout semblable au vase en disant qu’aussi le vase plein n’est pas vase, pour ce que celui‑là est vase seulement qui est creux et capable de recevoir quelque chose, mais le vase plein n’est tel, et ainsi le vase non vase; et de même le désir.

Le désir est des choses absentes et qu’on n’a pas en possession; mais ici l’âme a Dieu, et pour ce ne le désire, mais le désir s’en va, et la fruition demeure.

Voilà donc les trois points par lesquels se fait le changement du désir en la chose désirée, et de l’acte en la chose en laquelle on agissait. Heureuse l’âme qui expérimente en elle cette manifestation, ce remplissement et cet évanouissement! Heureuse l’âme qui ainsi manifestement voit l’Époux en elle, qui en est ainsi pleinement remplie et qui ainsi en lui laisse évanouir ses désirs et actes particuliers!

Voire très heureuse l’âme, car en telle manifestation elle le voit, où et comment il couche en elle : in meridie, à savoir en l’ardeur de son amour et abondance de sa clarté. En tel remplissement, elle se voit toute saisie et remplie de son Époux, qui s’est tellement ingéré en elle et ainsi revêtu d’elle comme d’un vêtement que toutes ses forces bandées à sa réception, occupées en lui, employées en son entretènement84, et toute remplie, elle demeure comme l’épouse enceinte.

En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l’abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Époux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur n’est hors d’elle après tel remplissement, nul empêchement d’union après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit son Époux tout nu, en ce remplissement le reçoit en elle, et par cet évanouissement se joint à lui, ainsi nue comme lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l’Épouse, laquelle la ravit en admiration; toute douceur infuse aux plus secrètes et amoureuses parties, qui la confit en douceur. Tous secrets lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n’est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement.

Ô quelle chose si glorieuse que de voir contempler la nudité de son Dieu! Quelle chose si douce que quand l’âme s’unit avec lui et lui donne place entre ses mamelles! Quelle œuvre si noble que son unique et douce opération en elle, sans qu’elle fasse rien que souffrir son inaction85. O quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l’âme! Ô quelle douceur est‑ce qu’elle sent quand, tous deux dénués, ils s’entr'embrassent! Quelle suavité coule en toutes ses puissances, quand la senestre de l’Époux est sous son chef, et sa dextre l’embrasse, s’infond en elle, et par vif attouchement besogne86 au fond de toutes ses intimes parties? Certes nul ne peut connaître telle beauté, ni excogiter telle douceur, ni imaginer tel suave attouchement, que celui qui les a expérimentés, ni encore celui sinon alors seulement qu’actuellement il les expérimente.

6. De la parfaite dénudation d’esprit.

Dénudation d’esprit est une divine opération purifiant l’âme, et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu’incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de voir sans formes.

Premièrement, je l’appelle divine opération, pour exclure l’humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu’ils sont nécessairement formés et imaginés devant que [d’] être produits : aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. Ergo, elle opère par image, et par conséquent ne peut opérer cette dénudation et abstraction; car comme un contraire ne peut opérer son contraire, comme les ténèbres ne peuvent opérer la lumière, le froid le chaud, la mort la vie, ni l’amertume la douceur, ainsi l’opération imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstractive et vide de toutes images.

En outre, je dis «purifiant l’âme», etc., et «la rendant ainsi toute simple et nue, la fait capable» et suffisante de voir et contempler sans images, auxquelles paroles sont contenus deux effets de cette dénudation, à savoir purgation et illumination : purgation pour ce qu’elle purifie l’âme de toutes images, illumination pour ce qu’elle la rend capable de voir sans images les choses spirituelles.

La purgation se fait par le feu d’amour, l’illumination par l’inaccessible lumière de Dieu, lesquels bien que toujours elle les opère tous deux, toutefois plus l’un en un temps, et plus l’autre en un autre, savoir est : au commencement la dénudation opère plus en l’âme par purgation et en la fin par illumination. Le premier s’opère quand l’homme retient encore quelque chose du sien, le second quand il est tout anéanti.

Or cette dénudation, par son premier effet de purgation, particulièrement et sur toutes autres impuretés, purge l’âme d’une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle qu’en la volonté intérieure jamais l’âme ne s’en aperçût, mais se persuadait que purement et sans voile ou image elle contemplât cette volonté en son essence. Et même [elle] ne se peut jamais apercevoir de cette image jusques à tant qu’elle en soit purgée, pour ce qu’elle ne peut connaître telle image jusques à tant qu’elle en voit l’esprit. Or elle ne peut voir l’esprit tandis qu’elle a quelque image, pour ce qu’aussi telle image est le dernier cercle de sa capacité ou l’étendue de son esprit, et par ainsi outre icelle ne peut voir ni entendre, et ainsi n’a aucune capacité de juger de cette capacité, à savoir si elle est image ou par esprit. Finalement, pour ce qu’une chose imparfaite n’est [pas] connue imparfaite à celui qui ne sait chose plus parfaite. Mais l’âme ne sait ici chose plus parfaite, pour être cette image la chose la plus haute et pure qu’elle a jamais contemplée, et par conséquent ne la peut reconnaître pour imparfaite, bien que, quand elle en est purgée, elle connaît l’avoir été.

Si on me demande comment elle s’en défait, puisqu’elle ne la connaît, je réponds (comme dessus) que [c’est] par le feu d’amour, qui toutefois est opération divine et non pas sienne, et en laquelle elle est plus passive qu’active. Cette opération d’amour divine est si interne, intrinsèque et puissante, et efficace, qu’elle besogne plus vivement en elle que jamais elle n’avait encore senti. Et si fort est ce trait qu’il tire l’âme encore plus hors d’elle que jamais; si ardent est ce feu d’amour qu’il consume en elle toute impureté. Finalement, si étroite est cette union qu’elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties.

Et par même moyen reçoit-elle une nouvelle lumière et autre capacité que toutes celles qu’encore elle a eues, et est faite capable d’opérer essentiellement et supernaturellement, hors et par-dessus elle-même, et toute intelligence naturelle et humaine, qui est le second effet de cette dénudation, à savoir illumination. Car elle est ici enivrée et submergée de tant de clarté et lumière qu’elle en est revêtue comme d’un vêtement, transformée en icelle et faite la même lumière. Car comme ainsi soit qu’en cette étroite union, Dieu soit la source et fontaine de toute cette lumière inaccessible, et plus intimement et intrinsèquement dans l’âme, et plus près d’elle qu’elle-même, et qu’en cette familière union, nul secret de son Époux lui est celé, elle voit par conséquent ce mystère plein de toute joie et étonnement, à savoir l’Époux tout découvert en elle, le contemple tout nu et sans voile ou image, le voit comme en plein midi, comme il couche et repose en elle comme en sa propre maison, opère doucement et familièrement en elle.

Et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d’elle qu’elle-même87, qu’elle est plus lui qu’elle-même, et qu’elle le possède non comme quelque chose ni comme elle‑même, mais plus que toute chose et plus qu’elle-même. Selon cette lumière, elle se comporte tellement que sa joie, sa vie, sa volonté, et son amour, et ses regards sont plus en lui qu’en elle-même, et ce d’autant plus qu’elle connaît qu’il est meilleur, plus digne qu’elle, et qu’elle a expérimenté qu’il est plus doux et suave qu’elle, et finalement qu’elle le voie plus beau et glorieux qu’elle : voire ayant parfaitement connu qu’il est tout et qu’elle n’est rien, et qu’en lui est toute beauté, bonté et douceur, et qu’en elle n’est rien, elle demeure, réside et vit uniquement en lui, et rien en elle — même88.

D’où suit qu’elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute Dieu, et rien en elle‑même, rien à elle‑même, rien pour elle‑même, rien elle‑même. Elle est toute en l’esprit, volonté, lumière et force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière et capacité propre et naturelle. En cette capacité89, en cet esprit et en cette lumière, elle voit cette volonté essentielle, à savoir l’essence de Dieu, comme est écrit : En ta lumière nous verrons la lumière90.

Ici elle contemple les choses secrètes et inscrutables, ici elle a accès à la lumière inaccessible, ici elle découvre les mystères ineffables, ici voit-elle les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables, car d’autant qu’elle est unie à Dieu, elle connaît tous ses mystères secrets et merveilles. Car puisque Dieu s’est montré à elle, comment toutes autres choses ne se révéleront‑elles à elles? Et ayant trouvé en elle‑même la source de toutes douceurs et voluptés, et source de toutes délices, de joies, comment ne serait‑elle noyée de cette source de douceur spirituelle, et submergée de l’impétueux torrent de céleste volupté? Comment les secrets de Dieu ne seront‑ils révélés à celle à qui il a ouvert et montré son cœur, ou ses mystères cachés et inconnus à celle à qui il s'est découvert et apertement91 montré soi‑même ?

7. De la proximité ou continuelle proche vision et assistance de la fin heureuse.

Après cette dénudation d’esprit, vient le quatrième et dernier degré de ce moyen, à savoir la proximité, ou proche assistance de cette essence, qui n’est autre chose qu’une continuelle présence et habitude d’union entre Dieu et l’âme son épouse, en laquelle l’âme revêtue de Dieu, et Dieu de l’âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre, sans jamais se retirer hors de l’un l’autre, ou jeter aucun regard hors l’un de l’autre, là où l’âme poursuit l’Époux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d’avidité, soif et insatiabilité, et lui est conjointe par une si amoureuse inclination et indissoluble adhésion que non seulement il pourrait sembler le corps et l’ombre, ou bien qu’elle suit l’Agneau quelque part qu’il aille92.

Mais aussi elle pourrait sembler le même corps et l’Agneau même, l’odeur, douceur et beauté duquel l’ont tant fait courir après lui, tant enivrée et si violemment ravie que, du plus profond de son cœur, elle s’abhorre elle‑même et infiniment s’éloigne de toutes pensées d’elle‑même et de tout sentiment de douceur, pour appréhender parfaitement la totalité de cette substance, pour s’y jeter et ingérer éternellement, s’y perdre irrécupérablement, pour y mourir totalement, et finalement pour l’être uniquement, et ce pour le nu amour d’icelle essence; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d’elle‑même, ou qui lui donne à savoir qu’elle est une et son Époux un autre, auquel plus que sa vie elle désire avec toutes créatures d’être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie.

Ici, elle s’étend et reçoit cette essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune le soleil. Ici elle étend ses purs et blancs bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Époux, mais en est plus étroitement embrassée et étreinte. Ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s’en trouve être heureusement absorbée et engloutie, et ne sait que faire pour satisfaire à l’impétuosité de cet amour : seulement elle demeure en une pure, simple et invertible93 conversion à Dieu, auquel elle demeure si immuablement fichée que (comme est dit94) elle s’en revêt, car par ce fixe regard elle la voit seulement, par cette simple conversion  elle se divertit de toutes créatures, et par l’invertibilité ou immutabilité d’icelui, elle les oublie toutes.

Reste donc que ses puissances soient uniquement occupées en lui, qu’elle n’entende ni aime, ni remémore que lui; et ainsi vraiment elle le revêt et se transforme en lui. Car comme, d’un côté, l’âme avec toutes ses forces est ouverte à Dieu, ainsi de l’autre côté lui, avec ses immenses douceurs, ne cesse de s’infondre en elle. Et d’autant plus simplement qu’elle se convertit à lui, d’autant plus abondamment il s’infond; et au contraire, d’autant plus abondamment qu’il s’infond, d’autant plus elle se convertit à lui, tellement que, par une merveilleuse réciprocation d’amour, ils s’entreravissent l’un l’autre, se donnent possession l’un de l’autre, s’entre- embrassent l’un l’autre et se fondent l’un l’autre. D’ici donc, et de cette simple et invertible conversion à Dieu, vient cette habitude d’union ou continuelle assistance de l’essence divine.

La différence de ce degré et de l’autre précédent de dénudation est principalement en tant que l’autre n’est que l’union simple, mais en celui‑ci est l’habitude et continuation d’icelle.

Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu’il n’y a rien en elle que lui. Tellement qu’elle a tant habité en l’abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même [la même chose] est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est affirmée et pratiquée par l’amour qui est si fervent et si attrayant, si ravissant, liquéfiant et fondant qu’étant par icelle ravie, tirée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées, consommées et anéanties : d’où arrive, (comme est dit) qu’elle ne peut voir autre que Dieu. Et d’autant que ces causes sont habituelles, aussi est leur effet, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l’âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle‑même; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucune image95, et est une déiforme lumière.

Or en cette lumière est aussi l’amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l’âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu’elle ne cause nul mouvement ou motion de l’âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu’elle se fond, liquéfie et s’évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée.

Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l’Epoux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son cœur96. Et d’autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle, pour en avoir vu le fond par expérience, et cet amour comme connaturel pour être fondue et transformée en elle, de là, dis‑je, advient que le fait est continuel, à savoir l’habitude d’union, ou continuelle assistance et proche vision de cette essence.

Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation, qui était que quelquefois l’âme ne regardait pas son Époux comme vraiment présent et plus présent qu’elle, plus dedans elle qu’elle‑même, plus elle qu’elle‑même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d’elle qu’elle : car toute cette imperfection est ici corrigée comme au degré de dénudation.

Et ici aussi est montré à l’âme ayant découvert en elle et expérimentalement goûté comme son Époux est plus dedans elle qu’elle‑même. Aussi par ce degré de continuelle et habituelle union, elle s’y exerce toujours sans en douter plus ni hésiter, de sorte qu’une telle âme vit toujours en lumière, toujours en la vie, toujours en l’Époux céleste, sans que les ténèbres, la mort ou [le] diable lui puissent nuire ou approcher.

Même, est faite la même lumière97, et pour ce les ténèbres s’enfuient d’elle et lui sont tout ainsi comme la lumière : Quia tenebrae non obscurabuntur abs te, et nox sicut dies illuminatur98, etc. Elle est faite la même lumière et le même Époux, et pour ce99, Egredietur diabolus ante pedes ejus; ante faciem ejus ibit mors100. Telle personne mène la vraie vie active et contemplative, qui ne sont pas séparément accomplies (comme beaucoup pensent), mais jointement en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses œuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles, et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une101.

8. Du deuxième moyen. Que ce moyen n’est autre chose que la volonté de Dieu, illustrée 102par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique; et du premier point.

Ce second moyen est (comme dessus est dit) plus éloigné du sentiment, plus supernaturel, plus spirituel, plus nu, plus extatique et plus parfait que l’autre. Car là où l’autre opère nuement, extatiquement et supernaturellement — alors seulement, ou au moins principalement, quand l’âme est tirée hors d’elle par la force du susdit actuel trait de la volonté de Dieu —, celui‑ci aussi opère supernaturellement quand tel trait n’est si actuel, mais virtuel. L’autre moyen est spirituel, nu, supernaturel et extatique, alors que l’âme est spiritualisée, dénuée, supernaturalisée et extatiquée103; mais celui‑ci, quand on est même extérieurement empêché des images et embesogné aux affaires naturelles, ce moyen rendant les choses extérieures intérieures, corporelles spirituelles, concrètes abstraites, et naturelles supernaturelles, bien que de vrai l’autre aussi, bien entendu et naïvement104 pratiqué, en fait de même, mais non pas toutefois si explicitement comme celui‑ci, comme Dieu aidant sera ci‑après montré et manifesté.

Mais ici premièrement, j’avertis que ce moyen n’est pas profitable à tous, ni même convenable, ni expédient, pour ce qu’il y pourrait avoir ou sembler d’avoir quelque danger à ceux qui ne sont bien illuminés; ou bien qu’il ne sera bien entendu.

Or ce moyen ici [ci] ne sera autre que le commencement et la fin, à savoir cette volonté de Dieu, laquelle (comme est dit) il ne faut jamais laisser, et sera ici ce point illustré par un autre son contraire, à savoir de l’annihilation, à ce que ainsi les deux contraires se découvrent mieux et se manifestent l’un l’autre.

Donc pour parvenir et être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu’icelle; pour ne voir rien qu’icelle, il faut savoir qu’il n’y a rien qu’icelle et vivre selon ce savoir.

Deux points donc sont requis en cette besogne, savoir est de connaître qu’il n’y a rien que cette volonté, et de pratiquer cette connaissance : lesquels deux points seront tout le sujet de ce deuxième moyen, et seront parfaits et accomplis seulement par et en cette volonté sans en jamais sortir.

Donc touchant le premier, cette volonté nous montrera et enseignera qu’il n’y a rien qu’elle, et ce très facilement et clairement, si considérons qu’est‑ce que c’est. Car puisqu’elle n’est autre que Dieu même, s’ensuit qu’il n’y a rien qu’elle. Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu’il n’y a rien que Dieu; maintenant conviendra à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie, la théologie et docteurs, que la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.

Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparative à l’être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini : car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son être aurait fin, où le nôtre commencerait.

En outre, L’être et le bien est une même chose105. Si donc l’homme a l’être, il est bon. Mais il n’est pas bon : Car il n’y a personne qui soit bon que Dieu seul106. Ergo, il n’a pas l’être.

Les philosophes aussi savaient cette vérité, quelques‑uns assurant qu’il n’y avait qu’un être qui fût vraiment être.

Les docteurs aussi affirment le même, car saint Bonaventure et saint Jérôme disent que : Dieu seul est vraiment, à l’Essence duquel notre être étant comparé n’est pas. Davantage, l’Écriture prouve le même, car quand Moïse demanda qui dirait à Pharaon qu’il aurait envoyé, Dieu répondit qu’il dirait que c’était celui-là qui est, et au Cantique de Moïse : Voyez que je suis seul107.  Et en l’Évangile il est écrit : Je suis qui me donne témoignage de moi‑même; et : Je suis, ne craignez point108. Et à un autre endroit est écrit : Je suis qui suis109. En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot suis.

Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l’appréhension de notre Seigneur, où incontinent qu’il dit : Je suis110, tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que quand il est question de l’être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s’anéantissent et ne sont plus; en quoi il y a cinq choses à remarquer en ce tombement à la renverse.

Premièrement, qu’ils ne pouvaient aller plus avant, montrant que quand Dieu demande son droit d’être infini, notre être qui par orgueil s’avance et s’agrandit, ne se peut plus avancer.

Secondement, non seulement ils ne purent s’avancer, mais tombèrent à la renverse, nous enseignant que quand la vérité est connue, non seulement notre être ne se peut avancer, mais aussi se désavance et va en arrière, car ils ne tombèrent pas devant, mais en arrière, comme la fausseté non seulement n’approche point de la vérité, mais aussi s’enfuit d’elle, selon qu’il est écrit : Comme la cire se fond devant la face du feu111, etc.

Troisièmement, est à noter que non seulement ils n’allaient pas en avant ni en arrière, mais aussi tombaient par terre, montrant que l’Être de Dieu non seulement fait que notre être orgueilleux n’aille en avant, et qu’il aille en arrière, mais aussi qu’il tombe par terre, à savoir en son non‑être, et s’anéantit du tout.

Quatrièmement, notez que ceux-là étaient ses ennemis, et qu’ainsi sont tous ceux qui par orgueil veulent anticiper sur l’être de Dieu.

Finalement non seulement ils étaient ses ennemis, mais aussi l’allaient appréhender, garrotter, lier, ôter ses forces, et finalement le mettre à mort, pour prouver et avérer112 qu’il n’était pas Dieu, et de même font113 spirituellement ceux qui veulent avoir [l’] être auprès de l’être de Dieu.

Si ici on me demande : «Qu’est‑ce donc que la créature?», je réponds qu’elle n’est qu’une pure dépendance de Dieu. Si derechef l’on me demande : «Qu’est‑ce que c’est que cette dépendance?», je réponds que c’est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l’on en peut savoir quelque chose. Donc114 la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, ou l’humidité envers l’eau, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication d’icelle, elles ne pourraient subsister, ainsi la créature dépend si totalement du Créateur que sans sa continuelle manutention elle ne pourrait être.

Et comme toutes ces choses se doivent référer entièrement à leur origine, comme les rayons au soleil, la chaleur au feu et l’humidité à l’eau, selon la maxime disant : Tout être qui est tel par participation, est référé â l’être qui est tel par essence115, ainsi la créature se doit référer entièrement au Créateur. Et par conséquent, comme tout ce qui est aux rayons, chaleur et humidité ainsi référés, est le mêmes soleil, feu et eau, ainsi tout ce qui est en la créature est le même Créateur. Et pour ce, tout ainsi que le soleil incontinent qu’il se cache et se retire, les rayons ne sont plus, ainsi si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s’évanouirait. Mais comme les rayons, chaleur et humidité, bien que tout ce qui est en eux soit soleil, feu et eau, néanmoins ne sont pas essentiellement soleil, feu et eau, considérés en eux‑mêmes, mais une certaine dépendance ou étincelle d’iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n’est pas Dieu, considérée en elle‑même.

Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose : je réponds qu’elle est et qu’elle n’est point, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur; car si on regarde les rayons sans voir le soleil, et l’on sent la chaleur sans voir le feu, ils sont; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n’y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est; mais si on contemple le Créateur, il n’y a plus de créature, car comme le soleil s’attribue et s’approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque116 à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige117 en rien, de même le Créateur s’attribue et s’approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infirmité l’annihile et réduit à rien.

Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l’immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n’est point. Donc d’autant qu’ici est question de trouver Dieu et cette infinie essence, il ne faut considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. Voilà donc succinctement prouvé que Dieu est toutes choses et qu’il n’y a rien que lui, qui est le premier point. Maintenant donc est à parler du second, qui est touchant la pratique de celui‑ci.

9. Pratique de l’annihilation, deuxième point. Que l’homme est la source de toute erreur et du trop grand avancement118 de l’être des créatures, et ce par ses ténèbres et non par son être; lesquelles ténèbres annihilées, toute cette erreur est abolie; que telle annihilation ne peut être active, mais passive.

Ayant donc par le premier point trouvé qu’il n’y a rien que cette volonté, mais qu’elle est tout, il faut voir par le premier la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cette nihilaité [néant] des créatures et contemplation de ce tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu’il s’en trouve beaucoup qui ont l’une, mais peu qui font l’autre, car beaucoup vous diront qu’il n’y a que Dieu, mais presque personne qui pratique ce qu’elle [il] dit.

Or je ne trouve moyen si convenable que la même volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l’Époux, qu’il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu’il se fie à l’immobilité, fermeté et vérité d’icelui : à savoir qu’il n’y a rien que Dieu. Puis qu’il en poursuive la pratique en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure et le contemplant toujours, et ceci par la mort ou annihilation de soi-même, comme lui étant le seul empêchement de ceci, ou la racine d’où bourgeonnent, ou la source d’où sourdent, et la fontaine d’où coulent tous les autres.

Car les choses en elles‑mêmes sont telles qu’elles sont, et non plus ni moins qu’elles sont en vérité, ni autres que Dieu les a faites : tellement que si elles avancent trop leur être, anticipant, entreprenant et enjambant sur celui de Dieu, et occupant sa place, cela ne vient pas d’elles, mais de nous. Et pour ce119 elles ne doivent mourir ou être annihilées, de quoi aussi n’avons pas le pouvoir, mais nous‑mêmes, de quoi avons la puissance. Mais d’autant que nous-mêmes, à savoir le corps et l’âme sont en même rang que les autres [choses], ayant tel être et ni plus grande ni plus petite [sic] d’eux-mêmes, que Dieu leur a donné, tellement que la faute de leur trop grand avancement d’eux et des autres créatures ne vient pas d’eux comme tels, mais du péché, ténèbres et ignorances. Il ne faut pas aussi que nous tuions et annihilions le corps, ni l’âme, ni autre chose, ce que ne pouvons pas faire, mais le péché, ténèbres et ignorance.

Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s’annihiler pour n’avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n’avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n’avoir aucun amour, mais au contraire s’en vont toujours s’augmentant. L’homme aussi auquel ils demeurent et auxquels il s’est transformé, ne le sait pas faire, pour ce que ces ténèbres l’ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l’a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l’a endurci. Reste donc cette volonté, qui est Dieu seul, pour faire ce chef-d’œuvre d’annihilation : icelle est la lumière qui sait, la puissance qui peut, et la charité qui veut anéantir ce péché, ces ténèbres et cette ignorance, lesquelles anéanties, toutes choses qui en dépendent comme de leur origine, et l’entre‑deux entre Dieu et nous, sont par conséquent quand et quand annihilées.

Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette volonté, il faut quelque disposition de notre côté. De laquelle disposition est maintenant à parler, disposition dis‑je, non remote120, comme est celle de la vie active, comme est l’abolissement des péchés, passions et affections121, mais de la vie contemplative, comme est l’assoupissement de très subtiles images, mouvements et opérations, et en somme tout ce qui est contraire à cette susdite mort et annihilation. Cette disposition doit être passive, ou permissive, non active, et la souffrons et permettons, et ne la faisons pas. Et quand je l’appelle disposition de notre côté, j’entends seulement que la patience122 ou permission vient de notre côté, et non l’opération, qui vient seulement de la part de Dieu.

Pour consentir à cette mort et permettre cette annihilation, et pour n’empêcher pas Notre Seigneur, il se faut garder de ces imperfections susdites, c’est-à-dire qu’il faut que lui par sa pleine et vérissime présence les consume en nous, lesquelles comme elles sont très-subtiles123, secrètes et inconnues, ainsi le dommage qu’elles infèrent à l’autre est très — subtil, secret et inconnu, et d’autant moins sont-elles remédiables, d’autant plus qu’elles sont ainsi secrètes, voire quelques‑unes d’elles masquées du voile de piété, selon qu’il est dit au chap. 3 et comme se verra ci‑dessous.

Donc tout en premier lieu mettrons une règle, par laquelle on découvrira toutes ces imperfections pour secrètement qu’elles soient cachées, à savoir : Tout124 mouvement et tout acte de l’âme est ici imperfection. La raison est qu’ils sont contraires à cette mort et annihilation totalement nécessaire à la contemplation supernaturelle. Car tout ce qui a mouvement ou action, est en vie et n’est pas mort, et tout ce qui se mouve125 ou fait quelque chose, est quelque chose, et par conséquent n’est pas annihilés.

Mais d’autant que ces actes ou mouvements en ce degré sont si secrets que presque jamais on s’en aperçoit, il sera nécessaire ici d’en apporter quelques‑uns, et quand et quand déclarer126 leur imperfection selon cette règle avec leurs remèdes.

10. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation.

La première de ces imperfections subtiles et inconnues, en cette vie superessentielle, est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions; et la raison est pour ce que, par telles contestations, les pensées s’impriment plus fort dans l’esprit. Car comme ainsi soit que la volonté qui aime ou hait une chose, réveille l’intellect pour comprendre et la mémoire pour remémorer telle chose, il s’ensuit que d’autant plus qu’ainsi la volonté aimera ou haïra telle chose, d’autant plus l’intellect et la mémoire seront éveillés à l’entendre et remémorer, tellement que d’autant plus que la volonté hait et s’émouve [s’émeut] contre ces pensées, d’autant plus sont-elles comprises de l’entendement, et remémoré par la mémoire, et plus imprimé en l’esprit : voilà pourquoi il ne faut pas s’émouvoir, ni contester contre les pensées et distractions.

Une autre raison aussi est que d’autant plus ainsi on conteste, d’autant plus y a de mouvements et actes dans l’âme, et ainsi d’autant plus est-on éloigné (selon notre règle) de cette mort et annihilation, puisque d’autant plus qu’on fait, d’autant plus on est.

Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, par l’annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie, où étant annihilées, les pensées conséquemment s’évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne, noie aussi ces distractions. Et ne faut faire différence de [entre] sentir et non sentir ces pensées, mais se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laissant combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle et son Dieu. Et cette sorte de procédure127 (je ne dis combat) se doit observer en cette vie superéminente contre toutes tentations.

Une autre imperfection en cette vie est d’attacher son esprit à quelque exercice particulier. La raison est pour ce qu’ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu’on n’est pas libre pour s’abandonner totalement à l’Époux et suivre son trait128, ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi; bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l’annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation.

Donc il faut être libre sans telle particularité d’exercices, à cette fin que sans aucun empêchement, ce grand Tout nous puisse attraire129, absorber et annihiler, et nous transformer en lui.

En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de l’humanité ou divinité, soit de la puissance, sapience ou bonté, voire soit de l’unité, Trinité ou de l’essence de Dieu, ou même de cette volonté superessentielle, pour ce que toutes telles images, pour déiformes qu’elles puissent sembler, ne sont pas Dieu même, qui n’a nulle forme ou image quelconque.

Notez toutefois que cette totale dénudation et dépouillement d’images s’entend en cette annihilation passive. Mais en l’annihilation active (qui est plus parfaite), il en est autrement. Car icelle permet les images de la Passion et autres susdites. Lesquelles deux annihilations seront expliquées par ci‑après.

Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l’âme nue puisse voir Dieu son Époux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image; pour ce qu’aussi si on vit, on agit, et tout acte a image.

Or cette annihilation ne peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s’en trouverait autant plus éloigné qu’on y aurait opéré, pour ce que d’autant plus on opère, d’autant plus on vit, et est-on; et d’autant plus qu’on vit et est-on, d’autant plus est-on éloigné de la mort et non-être. Permettons donc que celui‑là qui vit, nous fasse en lui mourir, et [celui] qui est, nous fasse voir en lui notre non-être.

Une quatrième imperfection est de désirer l’union sensible, comme font beaucoup, voire et [et même] presque tous, sans s’en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu’explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font : témoin de ceci est qu’ils ne sont jamais en repos qu’ils n’aient quelque sentiment d’union. D’où advient qu’ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation, et comme enfermés dans le pourpris130 de nature, et enclos et circuit du sens131, ne peuvent sortir hors d’eux-mêmes aux choses supernaturelles ni connaître comme Dieu est, purement esprit et vie. Et bien que quelquefois l’esprit voudrait faire quelque sortie généreuse dehors, le sens l’empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, mais va toujours béant après sa pâture et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu’il n’ait rabattu par son importunité l’esprit élevé.

Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n’est nullement sensible et n’est aucunement compris du sens, mais [est] un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c’est de se vouloir unir à celui-là nature duquel est plus pure et spirituelle que celle des Anges, par le moyen du sens qui, lui, est commun avec la nature des bêtes. Ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et vie amortisse132 et anéantisse notre sens et mort.

Une cinquième imperfection est que souvent on cherche quelque assurance ou connaissance expérimentale qu’on est uni. Et celle‑ci n’est aucunement133 semblable à la précédente, mais plus subtile. Car en celle‑ci on se persuade, même on proteste qu’on ne demande ni cherche consolation sensible, mais seulement de s’unir à Dieu en esprit, bien que de vrai on la cherche; ce qu’appert de là en tant [en ce] que l’on n’est content, et même doute-on être éloigné de Dieu, qu’on n’ait eu quelque illumination particulière ou connaissance expérimentale, pour être acertenés qu’on est un134. Où l’on fait beaucoup de fautes : car, premièrement, on n’a pas une ferme confiance, mais une défiance en Dieu; secondement, on ne l’aime pas par un nu amour, mais par le sensitif. Troisièmement, on bâtit sur le sable, et se fie-t-on aux sens, et s’y arrête-t-on comme sur un bon appui. Et finalement elle fait qu’on ne peut jamais sortir hors de sa terre et hors de soi ni s’abandonner du tout135 entre les mains de Dieu.

Donc pour obvier à ce mal, il ne faut jamais chercher assurance expérimentale, c’est-à-dire quelque lumière perceptible des sens, ni qui donne quelque élancement136, ni le moindre attouchement, mais s’unir à Dieu par une vive foi et nu amour; ce qu’infailliblement se fera quand on aura permis que cet infini Etre nous ait réduits à rien. Car n’étant plus nous-mêmes, nous ne nous fierons plus en nous-mêmes, mais voyant que Dieu est tout et partout, serons unis parfaitement à lui.

Sixièmement, en cette vie superessentielle, est une imperfection d’élever son esprit, pour ce que, premièrement, en cela est un propre acte; secondement, il y a un aveuglement qui ignore que déjà l’esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l’âme délivrée de tel aveuglement voit qu’elle est, et vit plus en Dieu qu’en elle-même, et Dieu plus en elle qu’elle-même.

Et non seulement cet acte procède d’aveuglement, mais aussi cause davantage d’aveuglement pour deux causes : premièrement, pour ce que par cet acte l’homme est davantage en soi, et ainsi plus éloigné de son rien; secondement, pour ce qu’il est137 plus éloigné de Dieu, la lumière laquelle étant en lui et lui cependant la cherchant comme plus éloignée de lui que lui, il s’ensuit qu’il soit plus éloigné de lui que devant.

Il ne faut pas donc faire tel acte d’élèvement d’esprit, mais, demeurant en son rien et en ce Tout, on se [le] doit contempler et continuellement embrasser.

Septièmement, il se faut garder d’une très subtile tromperie par le moyen d’une image très déliée qui arrive quand l’âme ayant quitté et perdu les images de toutes les choses qu’elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche de contempler Dieu comme grand, à savoir de grande étendue comme le ciel, employant et étendant son esprit à cette sorte de grandeur; et même [elle] est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et pense — [t —] elle que si ainsi ne le voit, que sa contemplation ne vaudrait guère, et ainsi tâche d’ainsi [sic] voir son infinité, ne s’apercevant pas que cela est une forme ou image formée plutôt par l’âme que par la vérité là même et n’est pas la même vérité ni Dieu, bien qu’en la volonté intérieure cette image fût profitable. Toutefois, ici on doit voir Dieu plus essentiellement, et ce, par lui-même et notre total anéantissement.

Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu. La raison est que telle recherche présuppose l’absence, puisque jamais l’on ne cherche ce qu’on a déjà présent. Donc c’est une grande imperfection de chercher Dieu en cette vie essentielle, puisqu’on l’a. Et vient cette imperfection faute de foi, ne voyant [pas] qu’on a ce qu’on cherche. Et non seulement cette faute vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le [fait] même [de] chercher fait qu’on ne peut pas trouver.

Toutes choses ont leur temps, comme dit le Sage138 : il y a un temps de chercher et temps de trouver, un temps de semer et un temps de cueillir. Et tout ainsi que celui qui voudrait toujours semer et tourner la terre, ne pourrait jamais cueillir, ainsi qui voudrait toujours chercher Dieu par la vie pratique, ne le pourrait jamais trouver et en jouir en la vie fruitive. Car la cause même, étant mal ordonnée ou réglée, non seulement ne produit pas son effet propre, mais aussi cause un effet contraire; comme de toujours semer non seulement ne produit du fruit, mais au contraire stérilité : ainsi est‑il de cette recherche de Dieu, mais de ceci est amplement traité au chapitre 5.

Le remède de quoi est de trouver et de posséder Dieu par la perte et anéantissement de soi-même.

Neuvièmement, est ici imperfection de désirer Dieu, ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n’est pas en possession ni fruition, mais ici Dieu se donne en possession et fruition, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent.

En ce désir est aussi un acte empêchant la totale annihilation, de quoi est naïvement parlé au cinquième chapitre et est fort utile à voir.

Dixièmement, est imperfection de penser en Dieu, pensée imaginaire, pour ce qu’on ne le doit et pour ce qu’on ne le peut faire : on ne le doit pour ce que c’est un acte qui est contraire à l’annihilation. On ne le peut pour beaucoup de raisons alléguées au second chapitre qui sont profitables à voir : comme pour ce que Dieu est du tout supernaturel, mais la pensée est chose naturelle; Dieu est plus grand et par — dessus nous, mais notre pensée est moindre et dessous nous, etc. Il faut donc le contempler, et non pas penser en lui.

Onzièmement, c’est quelque imperfection de jeter comme un regard en Dieu, pour ce qu’il a quelque secret mouvement et acte subtil. Mais il faut être si parfaitement uni à cette essence que toujours notre regard soit continuel et non distrait, à savoir non interrompu, et ainsi [il] n’y aurait pas de besoin d’acte particulier pour le continuer, joint que l’âme y devrait être tant assoupie et si éloignée de tout propre mouvement que son regard fût seulement le patient139 du regard de Dieu, non que son regard ne vît pas Dieu, mais que ce regard fût tiré hors de l’âme par cette beauté et vie, et non envoyé d’icelle âme, à celle fin qu’ainsi l’âme demeure parfaitement la patiente et en son rien.

Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane, à savoir transparent comme l’eau, le verre et cristal, attire et tire hors une réciproque splendeur devers lui, ainsi Dieu qui jette ses rayons de son regard sur l’âme140, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l’eau et du cristal ne vient pas d’eux seulement ni par leur vertu, mais par le soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas de l’âme, ni par quelque acte sien, mais de Dieu. Et comme cette splendeur n’est pas la splendeur de l’eau, mais du soleil, laquelle pénétrante et clarifiante l’eau retourne vers le soleil, ainsi ce regard n’est de l’âme, mais de Dieu : lequel étant l’Esprit et la vie et lumière, pénètre et clarifie l’âme, et ainsi s’en retourne à Dieu, et quant et quant tire l’âme avec lui, [âme] qui se fait une même chose avec lui.

Car tout ainsi qu’au regard corporel, les choses envoient leurs formes ou espèces sensibles à l’œil, et puis s’en retournant, la vue ou puissance visible, qui ainsi en a été touchée, court et s’en retourne partialiser avec elles141, c’est-à-dire adhérente et s’unissante à elles, concourt avec elles, jusques aux choses d’où elles venaient et qui les envoyaient; et ainsi est causée la vision d’icelles choses. De même est-il de la vision spirituelle, où Dieu envoie des lumières déiformes et son Esprit à l’âme, et s’en retournant à Dieu, l’âme qui en a été doucement touchée, concourt partialement avec elles et s’unissant avec elles, concourt avec icelles, et ainsi voit Dieu. Ce qui est selon son dire même, disant que sa parole ne retournerait pas vide, mais ferait tout ce qu’il dirait, à savoir tirerait les âmes avec elle en Dieu.

Finalement, est imperfection de trop observer ces mêmes ou semblables imperfections, car comme ainsi soit qu’icelles soient imperfections pour être ou continuer quelque acte et qu’en les recherchant on fait quelque acte, il s’ensuit qu’en les recherchant on fait quelque imperfection. Donc il ne les faut pas rechercher, sinon très subtilement, à savoir par une œillade qui passe vite comme un éclair; et ceci non seulement pour les connaître, mais pour les amender, il ne faut rien faire du tout, mais souffrir à savoir l’engloutissement et anéantissement de cet abîme.

Toutes ces imperfections donc contiennent cette annihilation. Or ne faut-il pas penser que tant de points apportent quelque multiplicité en cet exercice? La raison est que, bien qu’ils aient [il y ait] beaucoup d’imperfections, toutefois se remédient par un seul point et perfection. Car comme elles toutes proviennent d’une cause, à savoir l’être, ainsi sont-elles remédié par une et unique cause contraire, à savoir le non-être, car comme toute imperfection vient quand l’homme est quelque chose, ainsi toute perfection [naît142] quand l’homme est anéanti : car alors Dieu seul vit et règne.

Lesquelles fautes, si à quelqu’un ne semblent pas telles, c’est pour leur très grande subtilité; s’il pense qu’elles soient petites, c’est pour ce que le grand dommage qu’elles apportent est très secret; si finalement elles lui semblent plutôt perfections, c’est pour ne considérer de quelle vie on parle, à savoir de la superéminente. Donc il faut savoir que comme elle est sublime, les règles doivent répondre à sa sublimité, et qu’ainsi les règles de la vie active ou illuminative ne lui sont pas propres pour être trop basses, tout ainsi que ces règles ne sont pas propres pour icelles, pour être trop hautes. Et comme les règles de grammaire ne peuvent pas servir à la philosophie, ainsi les règles et la méthode de la vie active, ou illuminative, ne conviennent pas à la vie superéminente.

11. De deux sortes d’annihilation : la différence de l’une et de l’autre, et comme elles servent aux deux amours.

Mais d’autant que ce dernier chapitre a enseigné cette annihilation seulement par le total anéantissement et assoupissement de tout acte, cessation de toute opération, et repos de tout mouvement en Dieu, et que toutefois il est besoin quelquefois d’user de tels actes et opérations, et avoir tels mouvements, comme en la rénovation d’opération, en l’étude, en la prédication, en la pratique de la passion, etc., il est nécessaire de montrer aussi l’annihilation et la pratique d’icelle touchant tels actes. Car bien que, par le huitième chapitre, est montré que tant ces actes que toutes autres choses ne sont rien, et on en a la science de ce leur [sic] rien et annihilation, toutefois non pas la pratique. Donc l’un de ces points est autant nécessaire que l’autre en cette besogne comme dessus est dit, à celle fin de ne pouvoir jamais voir autre que Dieu seul, qui est la fin de cette annihilation.

Donc pour pratiquer ceci, premièrement j’avertis le lecteur qu’il a ici à lever son esprit pour opérer plus spirituellement, plus subtilement et plus sublimement, et plus je ne dis éloigné, mais contraire au sens143 qu’il n’a encore fait; pour ce que, là ou ci-dessus, il a simplement annihilé toutes choses, il le faut faire ici doublement. Car là où dessus il les a annihilées quand elles sont évanouies, il le faut faire ici quand même elles demeurent.

Pourquoi faire, et pour éclaircir et élucider cette annihilation est ici nécessaire d’en faire une division, la divisant en passive et active.

L’annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies, et l’appelons passive pour ce qu’elles pâtissent cette annihilation, et de celle‑ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.

L’annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l’intellect, par laquelle il découvre et sait assurément qu’elles ne sont rien, et s’appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.

L’une est quand il n’y reste aucune image et sentiment des créatures. L’autre quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu’elles ne sont rien. L’une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigée144 à rien, comme est écrit : Je suis réduit à rien145. L’autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l’intellect. Et pourrait‑on dire que l’une est simple, à savoir passive, l’autre double, à savoir active et passive, bien que la passive n’y soit selon le sens, mais selon l’esprit.

De ces deux annihilations, l’active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et continuation. Pour sa force, d’autant qu’elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l’actuel trait146 de cette volonté, mais aussi quand la personne est en stérilité; et [elle] les annihile tout autant quand elles demeurent que quand elles ne demeurent pas et s’évanouissent; ce qui est un point très subtil et qui doit être bien remarqué, car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, en tant que créature avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, que Dieu seul.

Pour sa force aussi, d’autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n’est suffisante pour empêcher cette annihilation ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu’elle annihile les choses non seulement quand l’âme est élevée par-dessus elles, mais même quand elle est parmi elles et les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.

D’où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l’annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l’actuel trait de Dieu.

Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais l’active est tellement sublime, subtile et si éloignée, voire et [et même] contraire aux sens que je ne sais s’il s’en trouve deux entre deux mille qui la pratiquent naïvement147, à faute de laquelle pratique, incontinent qu’ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l’étude, etc., ils sont déboutés148, abattus, distraits et rués jus149, et vivent ainsi toujours en pauvreté.

Ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir fruitive et pratique, qui contiennent toute la vie spirituelle. À la fruitive sert la passive, et à la pratique l’active. Car comme ainsi soit que ces deux amours ne sont jamais parfaits que de l’une ne soit fait l’autre, [jusqu’] à ce qu’ainsi en l’amour pratique on puisse jouir de Dieu, tout ainsi qu’en la fruitive, il faut nécessairement que cette annihilation active entrevienne150 pour assoupir les actes de cet amour pratique, qui autrement seraient obstacles de telle fruition, et comme un entre‑deux entre Dieu et l’âme.

Donc comme l’annihilation passive anéantit toutes choses, ôtant tout sentiment d’icelles et les transportant ainsi en l’amour fruitive, de même l’active les anéantit non moins quand elles demeurent (bien que non selon le sens) et ainsi les transporte au même amour fruitive; tellement que l’amour qui, sans cette annihilation active, serait seulement pratique, par icelle est fait fruitive; de sorte que, par cette annihilation active, on jouit continuellement de Dieu, soit qu’on opère ou produise des actes, ou non. Mais comme cette annihilation active n’est pas sensible, mais seulement spirituelle et supernaturelle, ainsi la fruition à laquelle elle nous transporte, n’est pas sensible, mais purement spirituelle et supernaturelle.

12. En quoi consiste cette annihilation active, à savoir à s’égaler à la passive, et en quoi sa pratique, à savoir en lumière et ressouvenance.

La perfection de cette annihilation active consiste à s’égaler à la passive en la passive annihilation et évanouissement des choses selon l’esprit, non selon le sens; et ceci toujours, c’est-à-dire qu’alors elle est très parfaite, quand elle annihile aussi vraiment les choses que les sens comprennent comme s’ils ne les appréhendaient pas, et donne autant d’assurance et repos à l’esprit et union avec Dieu parmi elles, comme parmi celles qui sont totalement absorbées et annihilées, et parmi celles qui même n’ont jamais été.

Car par ainsi quand on voit, on ne voit pas; et quand on ouït, on n’ouït pas; quand on goûte, flaire et touche, on ne le fait pas; quand la partie concupiscible, irascible et raisonnable désirent, abhorrent ou choisissent quelque chose, elles ne le font pas, vivant ainsi en une perpétuelle mort, et mourant ainsi en une éternelle vie, et finalement ensevelis ainsi au triomphe de la victoire, comme ce vaillant capitaine Elzéare qui était enseveli en la gloire de sa victoire, quand oppressé dessous la bête qu’il avait tuée, y acheva ses jours151. Car cette bête est tout le monde sensible, en tuant lequel et l’annihilant l’on se tue et s’annihile-t-on quant et quant soi‑même; et ainsi est-on comme enseveli sous icelui : Et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu152

Le sommaire de la pratique de cette annihilation consiste en deux choses, à savoir lumière et ressouvenance. La lumière est généralement pour toujours. La souvenance est pour nous relever, quand nous l’avons quelquefois oubliée et sommes distraits.

Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l’expérience, et n’est sujette aux sens, n’y n’a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence in apice animae [en la plus haute partie de l’âme], et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.

Je dis qu’elle est «pure» pour exclure l’aide des sens, tellement qu’en vain cherche-t-on l’appui ou assurance d’iceux, auxquels il faut totalement renoncer. Premièrement, pour ce qu’on ne peut avoir toujours l’aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours. Secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n’est assurée, mais incertaine et flottante; mais cette foi ne doit être flottante. Et non seulement il faut totalement renoncer aux sens, mais aussi les totalement anéantir, pour ce que les sens sont faux et mensongers, nous faisant accroire que les choses sont; mais au contraire cette foi doit être vraie, les annihilant. Les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, mais au contraire cette foi doit être lumineuse, nous faisant vivre en esprit.

Secondement, je l’appelle «simple» pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi. Premièrement, pour ce qu’elle la rend humaine; mais elle doit être divine. Secondement, pour ce qu’elle fait produire des actes, et par conséquent cause l’être, non l’annihilation. Troisièmement, elle cause des entre‑deux et nuages entre Dieu et l’âme.

Troisièmement je dis «habituelle» où il y a un grand concept et bien à remarquer, à savoir qu’elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de tout. Ce que bien qu’il semble difficile, ce néanmoins se peut faire pour deux raisons : l’une est que, tout ainsi que l’Ange qui est en terre, est toutefois au ciel pour l’habitude qu’il a à sa place au ciel, ainsi cette lumière et foi, bien que quelquefois elle ne voit actuellement ce rien et ce tout, ce néanmoins elle les voit par cette habitude qu’elle a de le voir. Et tout ainsi comme l’Ange en un clin d’œil monte au ciel, ainsi cette lumière et foi, en un clin d’œil, revient à l’actuelle contemplation de Dieu et de ce rien. Et comme l’Ange, depuis qu’il est ainsi monté en sa place, y est non dès alors, mais dès le commencement, ainsi cette lumière, dès qu’elle voit actuellement ce mystère, le voit non dès alors, mais dès le commencement, c’est-à-dire comme si jamais elle n’en eût été distraite.

La deuxième raison est que, tout ainsi comme la charité, qui est propre à la volonté, opère et aime quand même elle ne le fait actuellement, mais virtuellement, ainsi cette lumière et foi, qui est propre à l’entendement, opère et voit ce mystère quand même elle semble l’oublier et en être distraite.

Quatrièmement, je dis «aidée de la raison», à savoir du premier point susdit appelé connaissance, qui est fondée sur la raison, philosophie, Docteurs, Écriture et exemple, comme là est montré. Toutes lesquelles preuves se réfèrent à ce mot de raison, dont cette foi s’aide; à quoi n’est contraire ce que dessus est dit, que cette foi exclut toute ratiocination, car là j’entends du deuxième point, à savoir de la pratique de l’annihilation, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours, mais ici j’entends du premier point, à savoir de la connaissance, qui s’aide de cette raison et ratiocination.

Cinquièmement, je dis «confirmée par l’expérience», à savoir quand l’âme abîmée [engloutie] et tirée en Dieu en ce gouffre se voit réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu’il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation et, par cette lumière, de s’y enfoncer.

Sixièmement, je dis «qu’elle n’est sujette aux sens, etc.». La raison est que tout ainsi que l’entendement n’est sujet à aucun organe, ainsi n’est cette lumière, qui appartient à cet intellect, et par conséquent n’est sujette aux sens, puisque nulle puissance de l’âme ne peut sentir sans son propre organe.

Septièmement, je dis que «cette foi et lumière est contraire aux sens», pour ce que même ils combattent ex diametro [diamétralement], l’un niant ce que l’autre affirme, les sens disant que telle ou telle chose est, et au contraire cette foi disant qu’elle n’est pas.

Huitièmement je dis qu’elle réside in apice animae [en la plus haute partie de l’âme], pour être la place la plus éloignée du sens et la plus proche de Dieu, et toute la fin, hauteur et comble de l’âme.

Neuvièmement, je dis «qu’elle contemple Dieu sans aucun entre-deux» pour n’être empêchée, mais totalement affranchie et délivrée des sens et de toutes choses sensibles.

Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration, un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l’âme, et qui plus soudain et plus vite qu’un éclair, la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir entre les bras de son Époux. Et ainsi, par cette ressouvenance, l’âme se relève, quand elle semble distraite. Je dis : quand elle semble distraite, non pas quand elle l’est, comme est montré dessus, parlant de la foi habituelle.

Et notez premièrement que je l’appelle «ressouvenance», non-introversion, pour deux causes : l’une est pour ce que l’introversion importe acte, dont cette ressouvenance n’en a rien; l’autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu’elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.

Secondement je l’appelle «ressouvenance» pour qu’elle n’est aucun acte de l’âme, mais l’opération de Dieu en elle, et ne vient pas d’elle, mais de lui.

Troisièmement pour ce qu’elle ne change aucunement l’état de l’âme en la faisant approcher de Dieu ni Dieu d’elle, mais seulement la fait voir où et en quel degré et état elle est, à savoir en ce Tout.

Quatrièmement, pour ce qu’elle est vite et plus tôt faite qu’un acte.

Cinquièmement, pour ce que l’âme y est plus tôt qu’elle ne peut penser, et même avant qu’y penser, comme est dit, pour l’habituation de sa foi et lumière.

Voilà donc les deux points par lesquels on pratique cette annihilation active, le premier desquels sert pour la continuer, l’autre pour se relever, quand il semble qu’on a perdu telle continuation.

13. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active.

La pratique de cette annihilation se verra encore plus clairement par ses imperfections et empêchements, desquels allons parler.

Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou bien de le croire à demi, ou bien de le croire comme d’une croyance négligente et comme endormie.

Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c’est-à-dire s’amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne s’éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et gloire de son Époux, que non seulement il reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.

Troisièmement, de croire aux sens, et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les aucunement écouter, vu qu’ils sont mensongers, vu que la mort entre par eux, vu qu’ils sont les fenêtres d’icelle, que la vie ne peut entrer par eux, qu’ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, mais amortis153 et anéantis; finalement, vu que cette vie est par-dessus tous sens.

Quatrièmement, de fuir quelque œuvre154 nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l’erreur et ténèbres de telle personne, et l’imperfection de son annihilation, qui pense que telle chose soit là où elle n’est pas; et à lui vraiment qui ainsi l’estime, elle est quelque chose et pourtant à craindre, mais si son annihilation était parfaite, elle ne serait rien, et pour ce point à craindre. Voire qui ainsi craint la chose, en reçoit double dommage et doubles ténèbres, à savoir de la chose qui lui est tournée en ténèbres et de la crainte qui par son émotion155 lui cause obscurité. Là où ceux s’abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s’excusent sous prétexte de s’adonner à l’esprit, et fuyant ainsi ce qu’ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle œuvre, et causant un triples obstacle et ténèbres : premièrement l’œuvre, secondement la crainte d’icelle, troisièmement leur propre volonté et inobédience156.

Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc., en pensant que, quand tel œuvre sera achevé, je me retirerai en Dieu. Car en ceci se trouvent deux imperfections : l’une que déjà l’on n’est pas uni ni annihilé en tel œuvre; l’autre qu’il pense même qu’il ne le peut être durant icelui. Toutes deux sont erreurs et contre cette annihilation qui, étant pratiquée, ôte toutes choses d’une même façon et continuellement cause une parfaite union. Il y a aussi la sensualité, qui très secrètement demande être consolée par l’union sensible, ce qu’elle voit ne pouvoir être durant tel œuvre.

Sixièmement, est une très secrète imperfection de s’introvertir. La raison est que telle introversion présuppose l’extroversion, et qu’on était dehors, ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par le total absorbissement157 de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire.

Elle est aussi imperfection pour ce qu’elle use d’un ordre renversé, à savoir en s’enfuyant de ce qu’elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses; car quand l’âme s’introvertit, elle s’enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures; aussi d’autant plus qu’elle s’enfuit et a peur, d’autant plus leurs images s’impriment en elle. Davantage, elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui au lieu qu’il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence dût faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses, que leur présence fait évanouir Dieu.

En outre telle sorte d’introversion est quelque sensibilité, et même ne se contente-t-on pas et ne croit‑on que l’on soit bien introverti, qu’on n’en ait eu quelque goût pour s’assurer.

Finalement cette introversion est tellement imparfaite que c’est toujours à recommencer, car en s’enfuyant ainsi des choses, incontinent qu’on est à faire quelque œuvre, on est derechef parmi elles, et ainsi toujours distrait, et ainsi à recommencer. Je dis donc qu’il ne faut pas s’introvertir pour ce qu’il ne faut jamais être extrovertis, vivant continuellement avec toute constance en cet abîme de l’Être de Dieu, et en la nihilaité de toutes choses.

Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c’est-à — dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n’est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n’a pas telle lumière; ni moins quand on n’a pas telle particulière lumière, que quand on l’a, dont il arrive que, quand par quelque grande attraction on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu’il est tout, pour ce qu’on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu’on les voit absorbées en cet abîme; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, ils pensent tout autrement. En cela donc, beaucoup faille, faisant ainsi Dieu plus grand, plus parfait en un temps qu’en un autre, et les créatures plus quelques fois qu’un autre. La raison [est] pour ce qu’ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l’appréhension des sens.

Huitièmement, est imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte, ou mouvement propre ou chose active de son côté, pour ce qu’ainsi elle empêcherait la vraie contemplation; mais [il] la faut prendre comme une opération et mouvement de Dieu, et Dieu même à cette fin que jamais rien n’entrevienne entre Dieu et l’âme.

Neuvièmement, est une imperfection de ne [pas] se contenter de cette très simple ressouvenance. Et la raison est pour ce que tout ce que l’on fait après en scrutinant158, désirant et s’introvertissant, tend à la multiplication et être, non à la simplification et non-être. En quoi on s’abuse beaucoup puisque toujours on va cherchant davantage, tantôt en chassant les choses que déjà on devrait savoir être rien, tantôt en cherchant Dieu, que déjà on devrait croire être plus près de nous et plus nous que nous‑mêmes. Et d’autant plus qu’ainsi l’on cherche et opère, d’autant moins on trouve pour la grande multiplicité et mouvement de l’âme. Et au contraire, d’autant moins qu’on y cherchera et opérera en se contentant de cette nue et simple ressouvenance, d’autant plus on verra Dieu, pour la simplicité et sérénité de l’âme.

Finalement, est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, laquelle est ordinaire à beaucoup qui l’interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu’ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis‑je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature.

Le remède de toutes ces imperfections est manifeste, à savoir pour demeurer continuellement en cette annihilation, lumière et ressouvenance, selon qu’il est déclaré au chapitre précédent.

Ici est à noter que, comme en la volonté intérieure, il ne faut plus retourner à l’extérieure, mais faire toutes ses œuvres en la volonté intérieure : ainsi étant arrivé à cette superéminente, ne faut retourner ni à l’une ni à l’autre, mais continuellement vivre en icelle, y rapportant toutes ses œuvres, les faisant et spirituellement, voire et les consommant comme est montré en icelle, par le moyen de cette annihilation.

Nous n’entendons point quand nous disons qu’il ne faut retourner à la volonté extérieure qu’il faille mépriser les œuvres extérieures (car même avons averti de cette tromperie159), mais entendons qu’on les spiritualise et annihile à mesure qu’on les fait.

En outre, il faut choisir l’un ou l’autre de ces moyens, qui sera plus convenables à son esprit, sans s’empêcher160 de tous deux, dont le deuxième est le plus parfait, et ce principalement en l’annihilation active.

14. Qu’il ne faut pratiquer ces deux annihilations, l’une aux temps et lieu de l’autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l’une et de l’autre. De trois sortes d’opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs différences et marques pour les connaître.

Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l’une au temps et lieu de l’autre. Or, pour savoir le lieu propre de l’une et de l’autre, il faut se souvenir que, comme est touché au chapitre 11, ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l’amour fruitif, c’est-à-dire à l’introversion, nue contemplation et fruition de Dieu, l’active à l’amour pratique, c’est-à-dire à l’extroversion vigoureuse et fidèle opération, soit corporelle ou spirituelle.

Tellement que le propre lieu de l’annihilation passive est quand il est question de l’amour fruitif, pour ce qu’elle réduit à rien tout mouvement et toutes opérations, et fait évanouir toutes formes et images, faisant ainsi jouir de Dieu.

Le propre lieu de l’annihilation active est quand il est question de l’amour pratique, car par icelle comme par une transcendance d’esprit, comme est montré, sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l’esprit, de sorte que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant, sans sortir de son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l’amour pratique l’amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l’opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection : voilà les propres lieux de ces deux annihilations.

Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l’annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques‑uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et usant de l’annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d’opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu.

Or pour réconcilier ces deux extrémités et obvier à ces deux fautes après avoir montré leur propre lieu, il convient montrer leur propre temps (à savoir de ces deux annihilations). Car bien que déjà nous ayons vu que le lieu propre de la passive est en l’amour fruitif, et de l’active en l’amour pratique, toutefois cela ne démontre pas le temps quand telle annihilation passive et son amour fruitif doivent avoir leur lieu, et quand l’active avec son amour pratique, à faute de laquelle connaissance on tombe aux susdits inconvénients. Et pour ce le faut ici déclarer.

Donc l’amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure et intime : extérieure au regard des œuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d’opération en l’oraison.

Touchant l’opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l’obédience, l’obligation, charité ou discrétion161 les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure; et si suivant cette règle, ils ne sont pas nécessaires, ne faut sortir de l’amour fruitif pour les faire. Car bien que l’annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car qui aime le danger périra en icelui162, et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues puisse pratiquer cette annihilation active. La raison est qu’il ne peut avoir cette ressouvenance, donnant ainsi une fausse liberté, et même se trompe d’autant plus dangereusement qu’il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation, d’autant que l’affection163 ou passion qui l’émeut à164 ainsi opérer et parler superfluement165, et est contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance.

Mais si au contraire on ne veut faire telles œuvres suivant la susdite règle, c’est une paresseuse oisiveté, d’autant plus dangereuse qu’elle est masquée du voile de contemplation.

Touchant l’opération intérieure, comme est l’étude, ratiocination, [etc.], il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l’on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence. Et si l’on n’y donne ordre et prend garde, une grande immortification et dérèglement s’en engendrent et s’élèvent en notre cœur, s’y nourrissent et s’accroissent d’autant plus que moins on les découvre pour telles sous prétexte de perfection ou annihilation. D’où ensuit une pernicieuse et fausse liberté d’esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours; et ainsi est faite ouverture à toute passion comme orgueil, estime de soi-même, soupçon, jugement et mépris du prochain, vaine joie, tristesse, crainte, ire, courroux, envie, et tout malheur, sans qu’on en fasse grand compte par sa stupidité166 et insensibilité au mal, comme ayant perdu la syndérèse167 de conscience.

Mais si on trouve que, suivant ladite règle, il soit la volonté de Dieu que ainsi l’on discoure, étudie, etc., et toutefois on le refuse, c’est une paresseuse pusillanimité, encore que palliée du manteau de piété et prétexte de s’adonner à l’esprit.

Touchant l’opération intime, comme la rénovation d’opération à nos prières, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin, ou vigueur et vivacité d’esprit, ou à cause de tépidité168, ou endormissement de nature, l’âme s’abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l’attraction ou inaction de l’Époux, ou par une vigueur et vivacité d’esprit, ou même par adhésion à simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l’amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l’annihilation active et amour pratique par actes; bien que cette union ou ressouvenance en l’amour fruitif soit si nu et insensible que l’on n’ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature.

Et c’est ici la vraie oisiveté, où est l’épreuve de la fidélité, et où l’âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d’esprit, et résignation essentielle. C’est ici où est le dernier épuisement169 de tout ce qui est d’humain dans l’âme. C’est là où est la parfaite mort et la pleine victoire, et où l’on rend l’esprit à Dieu, et finalement où l’homme est rendu divin; d’autant que par telles constance et mort, Dieu vit et règne en lui, y opérant toutes ses œuvres.

Par cette oisiveté et cessation d’opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d’esprit, où l’âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d’actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l’amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l’audace réprimée, l’ire apaisée, et en somme tout dérèglement de l’âme y est dressé et réformé. Et si la moindre passion, affection, ou dérèglement ou pensée oiseuse y est, il n’y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive.

Touchant les vertus, quelle humilité est‑ce d’ainsi s’anéantir, quelle patience d’ainsi attendre, quelle constance d’ainsi persévérer, quelle longanimité d’ainsi profondément souhaiter, et quelle pureté de cœur de s’ainsi simplifier! Et finalement quelle foi est si vive, quelle espérance si ferme, quelle charité si ardente, que celle qui se trouve en cette annihilation ou oisiveté! Bien que toutes ces vertus, comme absorbées en la divinité, s’y pratiquent essentiellement, comme en leur source et fontaine, plutôt qu’actuellement, selon qu’en dit quelque bon docteur moderne170.

Ceux donc font mal, lesquels quand ils n’ont [pas] quelque union perceptible et expérimentale se reculent de cette annihilation, mort et expiration171, retournant et rentrant en eux­-mêmes, en reprenant leurs propres actes, sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d’esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination essentielle ou supercéleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouvent cette essentielle connaissance et pure vision de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit, et rentrant ainsi en eux-mêmes, ils s’éloignent de toute connaissance pure, supercéleste, et de toute union, supernaturalisation et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme : ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations172 humaines ne peuvent produire cette transformation et union divine, mais la seule annihilation.

Mais ces personnes, pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d’un prétexte de vertu, disant qu’il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation et qu’il ne faut être oiseux, la vérité étant qu’en cette oisiveté on est moins oiseux, comme dessus est dit, que moins nous y opérons, et d’autant plus que telle opération est spirituelle et ressemblante à celle de Dieu, et éloignée du sens et de l’opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l’âme à Dieu.

Mais [quoi] que ces personnes prétendent, si elles regardaient bien le fondement de leur âme, elles trouveraient que c’est l’amour propre, infidélité, pusillanimité, propre recherche et impatience d’esprit, qui les font ainsi sortir de cette annihilation, bien que la nature se couvre du prétexte de vertu. Et [il] s’en trouve quelques‑uns, lesquels par cette tromperie ont demeuré longues années comme à la porte de perfection, sans jamais entrer, d’autant qu’au lieu d’entrer en Dieu par cessation de leur propre opération et annihilation d’eux-mêmes, ils sont rentrés en leur terre et en leur nature par une rénovation de leurs propres actes et opérations humaines; mais étant avertis de ce point, ils sont facilement entrés en cette porte.

Mais bien que la plupart des personnes spirituelles donnent dans cette extrémité, il est toutefois possible d’en trouver d’autres qui sont en l’autre extrémité d’oisiveté, prenant l’extrémité pour le moyen, et la fausse oisiveté pour la vraie, et pour ce, semble ici nécessaire d’en parler, et de la différence de l’une et de l’autre.

L’oisiveté donc fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n’opère ni en la nature ni en Dieu; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non-annihilation, nourrissant en elle un grand amour propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l’homme. L’une est détournée de Dieu et réflecsée173 sur soi; l’une [l’autre] est détournée de soi, et réflecsée et adressée en174 Dieu. L’une désire consolation et soulas175, l’autre uniquement Dieu. L’une est la mort ou annihilation imaginaire, l’autre réelle et de fait. Et ainsi l’une est fort prompte à rentrer au vieil homme et en son propre vouloir, l’autre se méprise tout à fait. De l’une on fait la fin et but pour reposer en icelle, de l’autre on fait le moyen pour par icelle reposer en Dieu. L’une fait l’âme stupide176, ténébreuse et ignorante de vertu, l’autre fait le contraire. L’une élargit et rend grossière et endormie la conscience, et insensible de ses fautes et imperfections; l’autre la rend délicate, découvrant et sentant ses moindres dérèglements. L’une rend la personne impatiente et triste quand il en faut sortir pour faire les œuvres d’obédience177 et charité, l’autre la fait être résignée et joyeuse. L’une est immortifiée et cache plutôt ses imperfections qu’elle ne les mortifie, comme se voit en leur vie hors de telles oisivetés. L’autre est mortifiée, arrachant par la racine et du fond du cœur ses imperfections. Finalement l’une enorgueillit et fait avoir bonne estime de soi, l’autre humilie et fait qu’on se méprise.

Pour conclure, l’une est sans adhésion aucune et ressouvenance de Dieu, et s’arrêtant finalement en ce repos, se délibère178 de ne produire jamais aucune action, encore qu’on se voit abattu et en la pure nature. L’autre a toujours au moins quelque petite adhésion ou ressouvenance de Dieu, encore que bien spirituelle, et a ce jugement et délibération de se relever par opération si d’aventure on se voyait déçu [déchu] et tombé en la pure nature par un assoupissement des puissances et endormissement des fonctions de l’âme.

Voilà les différences de ces deux oisivetés, et marques pour connaître l’une de l’autre, et surtout la dernière est propre à cet effet, qui est une différence de marque fort claire et manifeste, et peut servir pour toutes les autres. Notez ici toutefois que, pour quelque peu d’oubliance de Dieu en ce repos, qui souvent par fragilité arrive, il ne faut pas s’en décourager et rejeter le tout comme fausse oisiveté, mais seulement pro tanto et non pro toto, c’est-à-dire pour le temps qu’on a ainsi oublié Dieu, et non pour le reste. Et la faut corriger par vigilance et non rejeter par pusillanimité.

Voilà donc les trois sortes d’opérations, ou trois sortes d’amour pratique : extérieure, intérieure, et intime; et comme chacun a ses deux extrémités et son moyen, à savoir le trop tôt opérer, qui est la fausse liberté, le trop tard d’opérer, qui est la fausse oisiveté, et l’opérer au dû temps, qui est la sainte activité, étant pratiquée toujours par son active annihilation comme dessus. Et quand il n’est le temps de sortir à telle activité et amour pratique par l’annihilation active, il faut perpétuellement demeurer en l’union et amour fruitif par l’annihilation passive. Par ainsi donc se voit ici le propre temps de ces deux annihilations, comme ci-dessus avons montré le propre lieu.

15. La manière d’opérer par les trois sortes d’opérations, extérieure, intérieure, et intime, où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente; et la pratique des deux premières volontés en la troisième.

Ayant donc trouvé le lieu et temps, où et quand il faut opérer, il faut ici montrer la manière, comment il faut ici opérer. Et ayant trouvé trois sortes d’opérations ou d’amours pratiques avec leur propre lieu et temps, il faut ici trouver la façon et manière d’opérer d’une chacune.

Et premièrement, touchant l’opération extérieure et intérieure, lesquelles bien que leur lieu et temps soit de même en cette volonté essentielle qu’en la volonté extérieure, suivant la règle des choses commandées, défendues et indifférentes, soit corporelles, soit spirituelles, — laquelle règle il ne faut jamais laisser sous aucun prétexte de perfection, — nonobstant, la manière d’opérer en est autant éloignée que cette vie et volonté superéminente est plus sublime qu’icelle extérieure et active; d’autant qu’étant en cette troisième, il faut faire en icelle les opérations de la première, sans toutefois descendre ou retourner en arrière à icelle volonté première.

Donc, quand il est question de l’amour pratique et opération extérieure, comme les œuvres et exercices corporels, ou de l’amour et opération intérieure, comme [la] vertu, l’étude, [la] résistance en [au] péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l’objet de la volonté extérieure, ou pour ce que Dieu le veut, mais avec l’objet de la volonté essentielle, à savoir l’essence divine, ou pour ce que Dieu est, comme connaissant vraiment qu’ainsi faisant on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en lui, et qu’en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, il [on] ne jouira de Dieu ni verra cette essence.

Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieure, ou qu’on embrasse quelque vertu, ou résiste à quelque vice ou passion, il faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu’ainsi Dieu sera; mais [qu’] en faisant le contraire, lui-même serait, et Dieu ne serait pas, quant à lui ni pour lui; et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu’il a pu; d’autant que par son péché et propre volonté anticipant sur l’être de Dieu, il s’est levé179 soi‑même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi‑même, de son péché et de sa passion.

Et notez que je ne dis qu’en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c’est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps, mais simplement que Dieu sera là : raison est que ce mot essence, ou Dieu, abstrahit ab hic et nunc180. Tellement qu’il ne sera pas en tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l’âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement en cet être quasi tout par tout avec lui, et comme si toutes choses étaient fondues en icelui, et semble ne marcher plus sur la terre. Aussi je ne dis que l’âme verra Dieu alors, mais simplement qu’elle le voie, c’est-à-dire non pas comme dès alors, mais dès le commencement ou sans commencement, pour ce qu’en lui elle voit l’éternité sans fin ni commencement.

Davantage, d’autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d’être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d’être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l’être de Dieu et trouvons nous‑mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection.

Voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d’état de ce tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection. Et [il] ne faut [pas] se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l’annihilation active, pensant en icelle les annihiler, car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être, est l’absence du vrai être. De sorte que c’est chose aussi impossible d’être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que c’est chose possible d’être et ensemble de n’être point, puisque même en étant passionné, on est, ce qui s’oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation donc n’est qu’en feintise181 et non en vérité, et ne sert de rien sinon de couvrir leur péché par excuse182.

Mais ceci s’entend de la passion ou tentation à laquelle on consent. Car pour celles auxquelles par la raison on ne consent point, et qui toutefois par sentiment demeurent en l’âme, il les faut toujours annihiler par l’annihilation active, et ainsi n’y reconnaître autre que ce Tout, comme en la première partie on ne reconnaissait autre que la volonté de Dieu. Et notez que si réellement on repousse tous vices et passions par son rien et par l’être de Dieu, finalement on remportera l’absolue et pleine victoire de [sur] la tentation, et sera-t-on si stabilisé183, consolé et confirmé en cette pratique qu’on trouvera beaucoup plus de contentement à ce ainsi mortifier que jamais on ne sentait à suivre sa propre volonté et affection, pour ce qu’ainsi opérant, toute la peine, contradiction, fâcherie, qu’on sentait en renonçant à son vouloir et affection, est, ipso facto, sur-le-champ et sans aucun délai, changées en joie, en consolations, possédant pour soi‑même non quelque grâce ou vertu, mais Dieu même pour lequel uniquement il [on] s’est ainsi renoncé.

Par ceci donc se voit la manière de l’opération extérieure et intérieure, à savoir qu’elle se doive pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en l’essence de Dieu et volonté essentielle. Non qu’il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles et réduisant ainsi la vie active à la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à la troisième et l’essentielle, et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et comment et la manière comme il faut opérer, comme aux deux derniers chapitres est montré.

Quant à la volonté intérieure et de son opération, je n’en parlerai pas, tant pour ce qu’elle est pour la plupart comme les effets de la première, qu’aussi pour ce qu’elle est parfaitement contenue en ces deux, comme le moyen en ses deux extrémités.

Or ayant vu la manière de l’amour pratique ou opération extérieure et intérieure, il reste maintenant l’opération intime, laquelle se fait en l’oraison quand l’âme, comme est susdit, se voit du tout184 abattu et sans ressouvenance de Dieu. Combien cette opération doit être pure, simple, spirituelle et éloignée du sens, son nom et épithète d’infinité185 le démontre assez : car puisque l’intimité et pureté, ou spiritualité en cet endroit n’est qu’une même chose, il s’ensuit que comme rien n’est si intérieur que ce qui est intime, aussi que rien n’est si pur, ni spirituel.

La raison pourquoi cette opération doit être si simple et pure, est à celle fin qu’elle n’éloigne trop l’âme de l’union et amour fruitif, et ne s’approche trop de la nature, et ne l’abatte par trop en elle‑même, mais qu’au contraire elle l’approche et remette immédiatement à l’union, et nous jettes-en l’essence de Dieu, nous éloignant de nous­-mêmes et nous élevant par — dessus la nature.

Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d’opération, les unes toujours plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s’éloignant par icelles d’autant plus de la vraie union et essentielle contemplation qu’ils pensent ainsi s’en approcher; et [ils] vivent d’autant plus en eux‑mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son essence, n’étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure. Et ceux‑ci non seulement font contre la pureté et intimité d’opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu’ils opèrent toujours sans donner lieu à l’amour fruitif.

D’autant y en a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, mais alors qu’ils se sentent assoupis et abattus. Ceux‑ci font aussi contre l’intime pureté d’opération de cette vie, bien qu’ils observent le temps.

Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, mais sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.

Mais la plus pure et intime, la plus naïve et parfaite opération en cet endroit est, comme intime, une pure et simple ressouvenance de Dieu faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l’intime opération qui remet l’âme immédiatement à l’union et amour fruitif, et qui la jette en l’essence de Dieu. Car, d’un côté, elle s’oppose à l’oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l’âme et la faisant attentive à son tout; de l’autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu’elle opère non par mouvement naturel, mais par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et vertu infuse : non tant par l’homme que par ce Tout et par cette essence même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et quasi lui disant : «Me voici186».

Les imperfections qu’on peut commettre contre cette pure ressouvenance, sont mentionnées au treizième chapitre, lesquelles peuvent toutes comprendre par ces deux, à savoir d’y ajouter ou diminuer. Car de diminuer, à savoir d’être moins occupé que par une pure et simple ressouvenance, est de tomber en l’une des extrémités d’oisiveté, pour ce qu’on ne saurait être moins occupé et attentif sans être assoupi et oiseux187.

D’ajouter aussi, à savoir par autres actes propres, comme voulant plus s’approcher de Dieu qu’il ne lui semble être par cette ressouvenance et nue foi. Car quiconque fait ainsi s’en éloigne d’autant, et tombe ou décline vers l’autre extrémité de dommageable activité, comme voit celui qui n’étant accoutumé d’opérer nuement par-dessus la nature par vraie et nue foi, et lequel ne trouvant ici son accoutumé appui de sentiment. Car tel ne se contentant de cette pure et nue ressouvenance, multiplierait ses propres actes, s’éloignant ainsi d’autant plus de cette essence que plus ainsi il la chercherait.

Si toutefois au commencement pour n’être accoutumé à telle pure opération, on fait davantage que la simple ressouvenance, il faut l’annihiler par l’annihilation active; et de même, si cette ressouvenance semble à quelques-uns d’avoir quelque ressemblement d’actes. Si aussi au contraire on en fait moins qu’icelle, il faut se relever comme est dit par la même simple ressouvenance.

Et bien que je die que cette ressouvenance se doive prendre plutôt passivement et comme l’acte et lumière de Dieu, que non pas notre opération, ce n’est pas à dire qu’il n’y ait pas quelque devoir de notre côté, non pas quelque acte naturel, mais par le lustre de la foi supernaturelle, non par quelques mouvements humains, mais par une adhésion et consentement à l’être et lumière de Dieu, prévenant et éveillant l’âme quand elle est aussi endormie et abattue. Et bien que je die qu’elle se doive prendre ainsi comme œuvre de Dieu, ce n’est pas à dire que nous ne puissions toujours faire et avoir cette ressouvenance quand nous voulons, vu que cette essence ou cette lumière est toujours de même façon présente, est présente à la porte et heurte188, et qu’icelle nue foi aussi par laquelle nous la voyons, [est] toujours dans l’âme et habituelle.

Par ainsi donc se voit l’opération intime, de sorte que, comme au chapitre précédent a été montré le propre lieu et temps, où et quand il faut exercer les trois sortes d’opérations en l’amour pratique, ainsi est ici montré la manière comment il les faut exercer. Et par ainsi se voit comment les deux premières vies se réduisent et se pratiquent en cette troisième, sans jamais descendre d’icelle.

Car comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l’école et aux règles de grammaire, mais en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, mais les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir, non qu’il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu’il les faille faire avec perfection, c’est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quant et quant être contemplative; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.

Or pour dire189 précisément et particulièrement quand on est apte à cet exercice, et quant à chacune partie d’iceluy, c’est chose difficile, ou plutôt impossible, à raison des diverses circonstances qui peuvent changer, ôter ou diminuer telle aptitude.

Car on doit considérer s’il y a beaucoup ou peu de temps qu’on est converti et qu’on pratique la vie spirituelle et parfaite.

Deuxièmement si la conversion a été ordinaire, et par la pure raison, ou bien si elle a été extraordinaire ou inaccoutumée.

Troisièmement si la personne est naturellement d’un esprit de constance, ou bien légère, soudaine190 et volage.

Quatrièmement si elle est fervente ou tépide191.

Cinquièmement si elle est simple ou subtile.

Sixièmement si elle est seule ou près de maître ou directeur.

Et selon ses conditions et aptitudes, il faut entreprendre l’exercice, et passer de l’un à l’autre partie. Autre règle particulière on ne saurait donner sinon en général, savoir est que la première [partie] est pour ceux qui se doivent exercer en la vie active, la seconde pour ceux qui sont aptes à la vie contemplative, et la troisième pour l’esprit qui est propre à la vie suréminente. Fin de la troisième partie192.



Quelques extraits d’une lettre adressée à Jean-Baptiste de Blois (-1609), frère capucin dont toutes les paroles «étaient efficaces et spirituelles, de manière qu’il était aimé d’un chacun», peuvent contribuer à éclaircir ce que Benoît entendait par «volonté de Dieu» :



LETTRE CONTENANT LA RÉPONSE A UN DOUTE TOUCHANT L’OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU.

Vous dites qu’il y a grande différence entre Dieu et sa volonté, de ma part je ne connais point telle différence, car je pense qu’autant qu’on voit cette volonté essentielle seulement en Dieu, autant voit-on Dieu, et ce comme une chose non diverse, car en Dieu n’est autre que Dieu.

§

… au commencement cette volonté semble extérieure, puis après intérieure et finalement essentielle, non qu’elle soit en elle variable et différente, mais cela vient de nous, qui la contemplons aussi selon notre lumière, laquelle est petite…

§

Il faut donc savoir que cette volonté extérieure est semblable à la rivière qui coule en la mer, car ainsi cette volonté porte notre âme en Dieu, et comme l’eau de la rivière n’est appelée la mer, bien qu’elle soit la même eau, ainsi cette volonté extérieure n’est proprement appelée Dieu, bien que ce ne soit qu’un même esprit. Et comme les bornes seulement, et non la substance, la font appeler rivière et non mer, ainsi les bornes de cette volonté, et non la substance, la font appeler volonté, et non Dieu. Et comme les bornes de la rivière ne viennent pas d’elle, ainsi les bornes de cette volonté ne viennent pas d’elle, mais de nos ténèbres et capacités limitées. Et comme s’il n’y avait point de terre, nous ne pourrions voir la rivière, mais toute mer, puisqu’il n’y aurait de bornes, ainsi s’il n’y avait en nous de ténèbres, nous ne verrions plus cette volonté comme telle, mais seulement Dieu, comme il est déclaré au neuvième chapitre de la troisième partie. Et comme le navire en cette rivière, n’ayant en soi empêche­ment, nécessairement est transporté par le fil d’icelle jusque dans la mer, ainsi l’âme n’ayant en elle empêchement est nécessairement porté par le cours de cette volonté en la nue essence de Dieu. Et comme quand on est ainsi mené dans la mer Océane, l’on ne voit plus de rivière (bien que la même substance), ains [mais] la mer, ainsi qui est mené en l’essentielle, ne voit plus cette volonté comme telle, mais Dieu seul.

§

Au commen­cement, je l’appelle volonté seulement, et non Dieu, parce que l’un de ces deux mots convient mieux à la vie active que l’autre, et puisque que plus proprement dit-on en la vie active : «Je ferai telle chose pource [parce] que c’est la volonté de Dieu», que de dire : «pource que c’est Dieu». Aussi que ce serait une doctrine trop sublime et aucunement scabreuse pour les commençants. […] En la vie contemplative aussi je ne prends [pas] ce mot Dieu, pource qu’il y a encore image, bien que fort subtile et secrète.

D’Orléans ce 10 d’août 1593.

Votre F. en Jésus-Christ F. B.






MARIE DE L’INCARNATION

MARIE DE L’INCARNATION (1599-1672) URSULINE ET CANADIENNE193.

Admirée au Canada comme en France,  la « seconde » Marie de l’Incarnation194 est souvent considérée comme la plus grande mystique du XVIIe siècle français. Brémond qui l’a redécouverte, lui consacra la moitié du tome IV de son Histoire. Aussi lui donnons-nous une place exceptionnelle qui ne sera égalée que par celle que nous réserverons à Madame Guyon au tome IV.

Sa vie fut extraordinaire : elle est partie vivre au Canada au milieu des Indiens. Elle a donc vécu la mystique en plein cœur de l’action. Elle n’est l’héritière d’aucune école : même si elle a eu des confesseurs, elle a surtout suivi la direction intérieure que lui donnait l’Esprit Saint.

Marie Guyart, quatrième enfant d’un maître boulanger, fut mariée avant dix-sept ans à un maître ouvrier en soie, Claude Martin, qui mourut en 1619, peu après la naissance d’un fils, Claude. La jeune veuve prit la tête de la fabrique, termina les procès en cours, remboursa les créanciers et se retira chez son père avec le bébé. Mais le 24 mars 1620, elle fut foudroyée par l’amour divin : Je m’en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même, racontera-t-elle à son fils en 1654. Puis, tout en pratiquant de sévères mortifications, se faisant « la servante des servantes de la maison », elle fut appelée à seconder son beau-frère dans la direction de son entreprise de transports par voie d’eau et de terre (elle avait « le soin de tout le négoce »).

En 1631, à l’âge avancé (pour l’époque) de trente et un ans, bien que son fils n’ait que douze ans, elle céda à l’appel de la vie religieuse et entra chez les ursulines où contemplation et action s’équilibraient. Elle y fut accueillie sans dot. La famille tenta de la dissuader en lui faisant rencontrer son fils désespéré par son départ, mais en vain. Elle passa une dizaine d’années cloîtrée. En 1633, elle fit un songe qui lui dévoilait un pays mystérieux plongé dans la brume : celui-ci se révélera être le Canada.

Nous avons vu avec Bernières que partir convertir les sauvages était le grand rêve de tout spirituel de l’époque. En 1639, elle accepta donc une mission pour la Nouvelle-France (le futur Québec). Elle était accompagnée d’une moniale de Tours et d’une autre de Dieppe, ainsi que d’une jeune veuve d’Alençon, Marie-Madeleine de la Peltrie, fondatrice temporelle (que nous avons vue « fiancée » à Bernières) : nous avons raconté les péripéties de leur embarquement dans la section sur Bernières.

À Québec, qui n’était encore qu’un village de deux cent cinquante colons, commença une nouvelle vie : Marie supervisa la construction du couvent, prit contact avec les Hurons pour éduquer leurs petites filles. Les épreuves ne manquèrent pas : destruction de la communauté des Hurons, nuit intérieure jusqu’en 1647, incendie du couvent, épidémies… La guerre indienne décima les Français laissés sans secours de la métropole elle-même déchirée par les luttes de la Fronde. Puis vinrent les maladies douloureuses et les infirmités. Parvenue à un état d’union intime à Dieu, « d’une simplicité telle qu’il lui est difficile d’en rendre compte », elle mourut le 30 avril 1672 195 & 196 .

Comme son éditeur Dom Oury le montre, elle était d’un tempérament énergique et bien trempé : il faut être impitoyable à soi-même et courir sans relâche pour arriver au Roi 197. Elle aimait aller droit au but en évitant tout retour sur soi-même :

Depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi-fait […] Pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine est absolument nécessaire. Il importe de fortifier son âme contre une certaine humeur plaintive et contre de certaines tendresses sur soi-même 198.

Dieu s’était révélé à elle comme l’Amour :

Il est si passionné [de notre âme] qu’il en veut faire les approches 199.

C’est donc par la voie de l’amour qu’elle fut conduite :

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 200.

Les petits font de petits présents, mais un Dieu divinise ses enfants et leur donne des qualités conformes à cette haute dignité. C’est pour cela que je me plais plus à l’aimer qu’à me tant arrêter à considérer mes bassesses et mes indignités 201.

La meilleure façon de découvrir Marie est de la lire ! Ses deux Relations comme sa Correspondance forment un ensemble vaste (près de deux mille pages), mais qui demeure tout au long très vivant. On y voit la dynamique d’une vie mystique au cœur d’une vie difficile.

C’est à l’admiration fidèle de son fils que nous devons la conservation de tous ces documents. Les deux Relations furent écrites à près de vingt ans d’intervalle, en 1633 puis en 1653-1654 : indépendantes l’une de l’autre - car Marie perdit tous ses documents pendant l’incendie du couvent canadien, - elles couvrent en grande partie les mêmes périodes de sa vie. Disposer de relations séparées par près de vingt ans est un cas unique parmi tous les témoignages que nous ont laissés les mystiques. De plus, ces écrits ne subirent aucune censure202, ce qui est rare. La seconde Relation fut écrite à la demande d’un fils très cher qui était entré chez les bénédictins et s’était engagé dans le même chemin intérieur203 : elle est particulièrement belle et intime. Le récit des instants forts ou d’événements intérieurs précis que donnait la première Relation, laisse place à une division en treize « états d’oraison » qui ont un début, une durée et une fin, et qui englobent toute la vie : à chaque étape, se manifeste une nouvelle expérience donnée par la grâce, une nouvelle phase qui fait progresser Marie dans son chemin mystique.

La Correspondance nous apporte enfin des témoignages spirituels de la pleine maturité et de la fin de vie : ce complément précieux sur sa vie intérieure s’étale sur la longue période de dix-neuf années qui va de la seconde Relation à sa mort. Là se trouvent les admirables lettres à son fils que nous citerons abondamment. En même temps, Marie qui a appris et composé dans les langues indiennes y décrit la vie quotidienne et concrète, l’isolement et l’insécurité de la dure vie canadienne, le retentissement de l’isolement et des menaces exercées sur une petite communauté.

Parsemées de notations colorées, parfois étranges ou sanglantes, les lettres restent plus spontanées que les Relations. Elles étaient écrites annuellement, au rythme des rares voyages maritimes saisonniers : les bateaux arrivaient de France en juillet et partaient fin août ou début septembre. On note pourtant le soin des rédactions qui nous sont parvenues : répondant aux demandes des correspondants, certaines sont longues et s’apparentent à de petits traités. Ce type d’écrit concret et libre de toute théorie ne se retrouvera que chez Mme Guyon.

Grâce à une correspondance bien datée et aux deux Relations, nous avons donc la possibilité assez exceptionnelle d’établir une série chronologique d’extraits qui relatent les événements extérieurs biographiques sans les séparer de l’évolution mystique : comment vit-on intériorisé, tout en étant environné de contraintes terribles ?

Le lecteur va trouver ici entrelacés des textes de la première Relation de 1633, de la seconde Relation de 1654, et de la Correspondance. Leur classement chronologique couvre les trois périodes  d’une vie pleine et longue : la vie laïque de Marie Guyart (une trentaine d’années), la vie religieuse cloîtrée en France (dix ans), puis la vie religieuse active au Canada.

I. la vie laïque de Marie Guyart :

28 octobre 1599 : elle naît à Tours. Elle rêve de Jésus-Christ à sept ans : l’effet fut une pente au bien (rr47) 204. Mariée à dix-sept ans, elle est veuve à dix-neuf ans. Elle aspire à Dieu et se livre aux excès ascétiques classiques à son époque :

Elle avoue que les disciplines d’orties, dont elle usait l’été, lui étaient extrêmement sensibles, à s’en ressentir trois jours durant. Elle usait aussi de chardons, et l’hiver d’une discipline de chaînes qui ne semblait rien au regard des orties, dit-elle. Pendant quelque temps, elle se contraignit à manger avec un peu d’absinthe et à garder dans la journée par moment de l’absinthe dans la bouche. Cela lui causa des maux d’estomac… (b87) 205.

Heureusement la grâce prend les choses en main :

24 mars 1620 : En cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées […] voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre surpasse l’horreur même […] En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde […] Ce trait de l’amour est si pénétrant et inexorable pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l’âme qu’il la mène où il veut, et elle s’estime ainsi heureuse de se laisser ainsi captive. (rr69). 

Elle entre dans l’église où elle rencontre celui qui va devenir son confesseur, Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, puis rentre chez elle :

[…] je m’en revins en notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même (rr71).

1621 : Après avoir goûté un an de tranquillité chez son père, à vingt-et-un ans, elle est appelée chez sa sœur pour aider le couple dans leur entreprise. Là s’affirme sa capacité à rester très absorbée intérieurement tout en agissant dans le monde :

Je me sentais tirée puissamment, et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur […] J’étais ainsi une heure ou deux, et cela se terminant avec une grande douceur d’esprit, j’étais toute étonnée que je me retrouvais en mon entretien ordinaire (r159). Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé (r162) ; cela n’a apporté aucun trouble à ceux avec qui j’étais. Je les quittais doucement et pendant qu’ils s’entretenaient de diverses choses, je donnais à Dieu le temps qu’il voulait (r174). Qui m’eut demandé : Que voulez-vous ? J’eusse dit : Je ne veux rien, Dieu est mon tout (r166). Quand je voyais que quelqu’un avait besoin de quelque chose, je lui disais : Mon amour, cette personne a besoin de cela ; je vous prie qu’on le lui donne. Il m’exauçait et je trouvais aussitôt ce qui faisait besoin à ces pauvres (r182).

1623 : Elle lit des livres sur la méditation et s’imagine bien faire en les suivant  : Le mal violent que je m’étais fait à la tête, en tentant de méditer au lieu de s’abandonner à la conduite de Dieu, me demeura plus de deux ans (rr86).

Elle passe au-delà de l’imaginaire humain pour entrer dans la réalité divine :

J’avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre Seigneur Jésus-Christ était proche de moi, à mon côté, lequel m’accompagnait. Cette présence et compagnie m’étaient si suaves et étaient une chose si divine que je ne pouvais dire la manière comme cela était […] l’âme se sentant appelée à choses plus épurées, ne sait où l’on la veut mener […] elle s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que Celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir […] Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande mer, laquelle, tout ainsi que la mer élémentaire ne peut souffrir rien d’impur, aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne veut et ne peut souffrir rien d’impur, qu’il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures 206 (rr91,93).

[…] ce grand Dieu comme un abîme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvais voir qu’absorbée et abîmée dans cet être incompréhensible, ni regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyais Dieu en toutes choses […] grande et vaste mer, qui venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait (r354).

Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit était rempli de tant de nouvelles lumières qu’il était offusqué et ébloui, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la majesté de Dieu. Ce qui lui étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvait plus voir que dans la négation, et par-dessus tout cela il voyait ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. […] cette infinie Majesté était à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait et m’enveloppait de toutes parts. Je me sentais comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvais n’y voir n’y comprendre rien de beau que les perfections qui m’étaient montrées. Je ne pouvais comprendre comme les hommes oublient si facilement celui dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent 207.

Tout soudain une grande lumière […] me faisant voir le néant et l’impuissance de la créature pour s’élever d’elle-même à Dieu […] si lui-même n’édifiait l’édifice et ne lui donnait les ornements convenables à un si haut dessein.[…] Il ne se peut dire combien cet amour est angoisseux (rr100).

Tout ceci s’accomplit au milieu de la vie ordinaire :

Tout cela se passe en des chemins, dans un tracas d’affaires, et avec et dans la conversation, quoique nécessaire, de nombre de personnes, avec autant d’application et d’attention d’esprit que si c’était dans l’oratoire, parce que l’âme est emportée passivement par un trait qui, dans son fond, lui donne une très grande paix. Mais d’ailleurs, l’amour divin la tient en une angoisse qui se peut bien sentir mais non pas dire (rr 102).

1624/5 : elle traverse des états pénibles de purification :

Ce recueillement intérieur me fit voir si clairement mon néant que ce sentiment n’est jamais sorti de mon esprit, de sorte que je ne me suis pu attribuer aucun bien depuis ce temps-là (r186) […] cette vérité de mon néant m’étant comme un flambeau […] qui me faisait voir continuellement la profondeur de mon impuissance et l’attribution que je devais faire à Dieu de tout. [Elle voit un chien mort mangé par les vers]  : Ah ! Je ne suis qu’un chien mort (r187).

Il me semblait que j’étais comme ces pauvres loqueteux qui vont tremblants de porte en porte (rr112) […] Je m’enfermais dans un lieu à l’écart, je me prosternais contre terre pour étouffer mes sanglots et tout ensemble pour gagner, par un abaissement intérieur sous sa Majesté, Celui après qui soupirait mon âme (rr113) […] Je ne trouvais du soulagement que dans les actions de charité (rr114).

Mais le 19 mai 1625, elle tombe dans une profonde extase, ce qui la fait entrer dans une nouvelle phase :

En un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer (rr 119).

Cette grande lumière susdite me fit entrer en nouvel état intérieur (rr122).

Je crois que je passai près d’une année dans l’impression des divins Attributs (rr131). Ce n’est pas qu’ensuite elle me fût ôtée, mais au contraire, mon âme y fut établie […] dans un fond habituel que j’appellerai béatitude, à cause de la jouissance des biens inénarrables qu’elle contient pour le nourrissement de l’âme. Je pouvais avoir pour lors 26 à 27 ans (rr132).

Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu […] elle était comme un petit moucheron, tant elle était abaissée et anéantie en elle-même ; et tout cela n’empêchait pas l’amour, mais il était tout autre qu’auparavant, c’est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. Je ressentais pourtant, ce me semble, en moi une espèce d’orgueil […] ravie d’être rien et de ce que Dieu était tout, parce que, si elle (l’âme) eût été quelque chose, Il ne serait pas tout (r202).

Elle profite de son travail pour gagner les âmes à son Bien-Aimé :

Je me voyais quelquefois avec une troupe d’hommes, serviteurs de mon frère, et me mettais à table avec eux, et, étant seule avec vingt ou environ de ces bonnes gens […] pour avoir le moyen de les entretenir en ce qui concernait leur salut, et eux me rendaient familièrement compte de leurs actions […] Ils venaient à moi, à recours en tous leurs besoins et surtout en leurs maladies, et pour les remettre en paix avec mon frère lorsqu’ils l’avaient mécontenté. J’avais une grande vocation à tout cela […] Il semblait un hôpital duquel j’étais infirmière (rr142).

1626 : Mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où il est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler […] [et] demeurer collé à lui par une union d’amour dans le fond de son âme, où tout est dans le calme et dégagé des sens (r234).

Si l’on me parlait, j’oubliais aussitôt […] Je ne pouvais même manger que fort peu […] c’était ce grand recueillement et cette paix intérieure qui ne me permettait pas de sortir hors de moi-même (r272). Je me trouvais comme un enfant […] j’étais revêtue d’une si grande simplicité que j’eusse obéi à un enfant (r286).

1627 : Premièrement j’ai souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. […] Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me vois comme immobile et impuissante à rien faire pour le Bien-Aimé. […] je vois très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis lui rien donner. […] je suis comme les petits enfants dans mon impuissance ; tout ce que je puis faire c’est d’attendre les volontés de l’Amour sur moi, où il fera tout par sa pure bonté 208.

Elle écrit à son confesseur la liberté de l’unité en Dieu :

L’âme étant parvenue à cet état, il lui importe fort peu d’être dans l’embarras des affaires, ou dans le repos de la solitude ; tout lui est égal, parce que tout ce qui la touche, tout ce qui l’environne, tout ce qui lui frappe les sens n’empêchent point la jouissance de l’amour actuel. Dans la conversation et parmi le bruit du monde elle est en solitude dans le cabinet de l’Époux, c’est-à-dire, dans son propre fond où elle le caresse et l’entretient, sans que rien puisse troubler ce divin commerce. Il ne s’entend là aucun bruit, tout est dans le repos : et je ne puis dire si l’âme étant ainsi possédée, il lui serait possible de se délivrer de ce qu’elle souffre ; car alors il semble qu’elle n’ait aucun pouvoir d’agir, n’y même de vouloir, non plus que si elle n’avait point de libre arbitre. Il semble que l’Amour se soit emparé de tout : lors qu’elle lui en a fait la donation par acquiescement dans la partie supérieure de l’esprit, où ce Dieu d’amour s’est donné à elle, et elle réciproquement à Dieu. Elle voit seulement ce que Dieu veut, et que Dieu la veut en cet état. Elle est comme un Ciel, dans lequel elle jouit de Dieu, et il lui serait impossible d’exprimer ce qui se passe là dedans. C’est un concert et une harmonie qui ne peut être goûtée n’y entendue que de ceux qui en ont l’expérience et qui en jouissent 209.

Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne lui permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’étais bien fort unie à cette divine Majesté, lui offrant, ainsi que je crois, quelques âmes qui s’étaient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : Apporte-moi des vaisseaux vides 210.

1628/9 : Mon esprit de plus en plus s’allait simplifiant […] mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu et ce centre est en elle-même où elle est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler et faire ce que l’on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l’âme ne cesse point d’être unie à Dieu (b130).

Mais quoi que je dise des rapports d’esprit à esprit et des submergements dans cette abîme, quelque perte de moi-même en elle, quelques communications les plus intimes, mon âme a toujours connu qu’elle était le rien à qui le Tout 211 se plaisait de faire miséricorde, parce qu’Il n’a exception de personne, et j’ai toujours cru et vu, dans les mêmes impressions, le néant de la créature, étant bien aise d’être ce néant et que ce grand Dieu fût tout (rr152) […] J’avais 28 à 29 ans en ce temps-là (rr153).

La vue de la grandeur de Dieu, face à son néant, au lieu de lui causer du trouble, provoque la joie : « c’est ma gloire que vous soyez le Tout et que je sois le rien » (b130).

II. La vie religieuse en France.

1631/2 : 212 Bien que déchirée par la souffrance de son fils qui n’a que douze ans, elle obéit à l’appel et entre chez les Ursulines :

La voix intérieure qui me suivait partout me disant : “Hâte-toi, il est temps ; il ne fait plus bon pour toi dans le monde”, celle-ci l’emporta par son efficacité. Mettant mon fils entre les bras de Dieu et de la sainte Vierge, je le quittai, et mon père aussi, fort âgé, qui faisait des cris lamentables […] Mon fils vint avec moi, qui pleurait amèrement en me quittant. En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux : ce que, néanmoins, je ne faisais pas paraître (rr161).

Une fois cloîtrée, elle se rend compte qu’elle est loin de la pureté nécessaire et se désespère :

J’étais persuadée que les croix que je souffrais ne venaient point de la disposition de Dieu, mais que j’étais si imparfaite, qu’elles ne pouvaient avoir d’autre cause que moi-même ; c’était une tentation de désespoir (r330) […] Avant […] l’on pense être dans un état fort parfait (r334).

Étant une fois proche d’une fenêtre il me vint une tentation de me précipiter du haut en bas. Cela me fit tout rentrer en moi-même, tant cette pensée était effroyable (b200).

Il me semblait que […] toutes mes sœurs avaient de la peine à me supporter, qu’elles avaient de l’aversion de me voir (r313) .

[…] elle veut être rien et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée et toute vide (r356).

[…] on est collé à l’amour, et se serait lui faire tort d’abaisser son œuvre par nos défectueuses paroles. […] C’est là où l’âme se voit anéantie en le parfait anéantissement qui est une connaissance qui lui est infuse sans qu’elle y fasse rien de sa part, qui est une des grandes faveurs que l’on puise expérimenter en ceste vie et qui humilie davantage que l’on ne saurait dire. Et, chose admirable, en cet anéantissement on se voit propre pour l’Amour, lui, grand Tout et l’âme, rien, propre pour lui qui agrée de rien et l’a créé pour cette œuvre qui est incompréhensible qu’à qui l’a expérimentée 213.

Elle sera soeur laie 214 : Je ressentais un grand contentement d’esprit de voir combien je serais heureuse en cet état, où tous mes sentiments intérieurs et extérieurs seraient humiliés, au lieu que dans la condition de sœur de chœur, ils pourraient prétendre à plusieurs choses qui les pourrait contenter, quand ce ne serait que l’entretien familier des choses spirituelles […] dont je serais affranchie dans l’état de sœur liée (laie) (r295).

 Plus elle s’abaisse, plus elle reçoit des consolations :

Encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moi (rr173).

25 janvier 1633 : elle fait profession et devient Marie de l’Incarnation :

[Il lui est dit] au retour du chœur […]que comme le battement des ailes des séraphins était continuel, aussi il ne fallait pas que mon amour et ma correspondance eussent des trêves, bornes ni limites (rr182-183).

A Noël, elle fait un rêve prémonitoire de ce qui sera le cadre Canadien :

il y eût un an aux féries de Noël […] je me trouvé [sic] fortement unie à Dieu. Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moi nous tenant par la main cheminions en un lieu très difficile. Nous ne voyions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultés, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux pendant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel. Le pavé était blanc comme de l’albâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avait là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice […] La situation de cette maison regardait l’Orient. Elle était bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avait de grands espaces et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture 215.

1634-1639 : Le couvent entend parler des possessions chez les soeurs de Loudun. Marie qui prie pour elles, se sent possédée toute la nuit : …ce malin esprit s’était glissé dans mes os (rr180) ; elle en est délivrée au matin.

Elle est nommée sous-maitresse du noviciat. Les purifications intérieures continuent :

une mort si longue et si sensible est dure à la partie inférieure. Je vous le dis avec vérité, j’expérimente généralement la soustraction de tout ce qui peut me donner quelque satisfaction, de sorte que je ne me puis voir que comme une étrangère pour qui l’on n’a que de l’indifférence, ou plutôt comme une personne dégradée à qui l’on ôte tout.

Vous souvenez-vous de cette lumière que Notre Seigneur me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyais toutes les choses créées derrière moi, et que je courais nue à sa divine Majesté ? Cela se fait tous les jours aux dépens de mes sentiments. Je pensais dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyais toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyais pas encore ce qui était en moi de superflu ; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout ; il me fit voir une âme nue et vide de tout atome d’imperfection, et m’enseigna que pour aller à lui il fallait ainsi être pure. Or comme je lui étais unie très fortement, je croyais qu’en vertu de sa divine union il me rendrait telle qu’il me l’avait fait connaître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveuglait et m’empêchait de voir ce que j’avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étais bien éloignée du terme que je croyais tout proche ; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je vois clair qu’il y a encore en moi quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Époux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourrait nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. Tout ce que j’aimais le plus m’est matière de croix, c’est de cela même que je souffre davantage 216.

Elle est hantée par le malheur des âmes qui ne connaissent pas le Christ :

Mon occupation intérieure et mes poursuites continuelles avec le Père Eternel au sujet de l’amplification du royaume de Jésus-Christ dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point [se fortifiait] (rr202).

Mais elle est envahie par une grâce nouvelle :

C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ (rr198) […] il me semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées […] en quelque coin de la terre habitable qu’elles pussent être (rr203).

Une paix, un repos, un non-vouloir et une demeure dans la volonté de Dieu […] Je fus un an dans cet état (rr215).

Enfin elle reçoit une mission pour le Canada :

Lors de ma vocation en la Mission du Canada, toutes les maximes et passages qui traitent du domaine et de l’amplification du royaume de Jésus-Christ et de l’importance du salut des âmes pour lesquelles il a répandu son Sang m’étaient autant de flèches qui me perçaient le coeur d’une angoisse amoureuse à ce que le Père Eternel fit justice à ce sien Fils bien-aimé contre les démons qui lui ravissaient ce qui lui avait tant coûté (rr317).

III. Au Canada.

1639 : Départ pour le Canada : équipée avec Mme de la Peltrie, rencontre de Bernières. À Tours le 19 février 1639, elle a la vision de ce qui les attend :

J’eus une vue de ce qui me devait arriver. Je vis des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu et des créatures en un point très crucifiant, que j’allais entrer dans une vie cachée et inconnue […] Je ne puis dire l’effroi qu’eut mon esprit et toute ma nature en cette vue […] à même moment je m’abandonnai pour acquiescer… (rr230sv.).

Embarquement le 4 mai à Dieppe217 pour un voyage qui dure trois mois ! (rr245). Elles arrivent à Québec le 1er août 1369 et commencent leur mission de conversion des Indiens. Leur séjour débute avec une épidémie de variole :

L’on nous donna une petite maison (rr256) […] bientôt réduite en un hôpital […] tous les lits étaient sur le plancher, en une si bonne quantité qu’il nous fallait passer par dessus les lits des malades. Trois ou quatre de nos filles sauvages moururent (de la variole) (rr257). Ce pays […] je le reconnus être celui que Notre Seigneur m’avait montré il y avait six ans. Ces grandes montagnes, ces vastitudes, la situation et la forme qui étaient encore marquées dans mon esprit comme à l’heure même (rr259).

1640 : Dans ses descriptions historiques, on voit combien Marie, pourtant tributaire de son époque, quitte ses œillères quand il s’agit de la dignité et de la santé des Indiens. Elle a une conscience très aiguë de la dureté et de la dignité de la vie des femmes indiennes. Tout ceci montre la compassion profonde d’une mystique devant les réalités du monde.

Marie raconte ici les conséquences émouvantes de certaines conversions :

Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquemment discourir à notre grille de ce qui leur presse le cœur. Voici un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les Iroquois, me vient voir et me tient ce langage : « Ma Mère, voilà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemis. S’ils nous tuent, il n’importe ; aussi bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et même de prendre et tuer nos amis les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas à cause qu’ils nous tuent, mais qu’ils tuent nos amis.

[…] Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fut pas bénie, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines nonpareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau 218.

Marie rapporte loyalement le point de vue indien qui constate la coïncidence entre les maladies mortelles et l’arrivée des Robes noires :

L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer [les Hurons], et eux bien loin de s’effrayer, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au-devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : “ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; écoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connaître véritables. Ils (les Pères) se sont logés dans un tel village où tout le monde se portait bien, sitôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches ? Il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie partout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pays, en sorte qu’il n’y demeurera ni petit ni grand”. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela était véritable, et qu’il fallait apporter du remède à un si grand mal. Ce qui a encore aigri les affaires 219.

1642/3 : Les conditions sont très difficiles :

En une chambre d’environ seize pieds en carré étaient notre chœur, notre parloir, dortoir, réfectoire, et dans une autre, la classe pour les Françaises et Sauvages et pour notre cuisine. Nous fîmes faire un appentif [appendre : être attaché] pour la chapelle et sacristie extérieure.(rr260)

Les soeurs apprivoisent les jeunes Indiennes :

[La saleté des filles sauvages :] Les personnes qui nous visitaient, […] ne pouvaient comprendre comment nous pouvions nous y accoutumer, non plus que de nous voir embrasser et caresser et mettre sur les genoux de petites orphelines sauvages qu’on nous donnait, qui étaient graissées en un guenillon [haillon] sur une petite partie de leur corps empesé de graisse qui rendait une fort mauvaise odeur. Tout cela nous était un délice plus suave qu’on ne pourrait penser. Lorsqu’elles étaient un peu accoutumées, nous les dégraissions par plusieurs jours […] Par la bonté et miséricorde de Dieu, la vocation et l’amour qu’il m’a donnée pour les Sauvages est toujours la même. Je les porte tous dans mon coeur, d’une façon pleine de suavité, pour tâcher, par mes pauvres prières, de les gagner pour le ciel …(rr260)

Tout en accomplissant son travail extérieur, elle entre dans la nuit spirituelle :

Je me vis, ce me semblait, dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi, de tous les talents intérieurs et extérieurs qu’il m’avait donnés. Je perdais la confiance en qui que ce fût […] Je me voyais, en mon estimative, la plus basse et ravalée et digne de mépris qui fût au monde […] (rr264) Dans cette bassesse d’esprit, je m’étudiais de faire les actions les plus basses et viles, ne m’estimant pas digne d’en faire d’autres, et aux récréations, je n’osais quasi parler, m’en estimant indigne. […] je ne pouvais découvrir aucun bien en moi, ne voyant que cela, qui semblait m’avoir éloignée de Dieu et mise dans la privation de ses grâces […] Je communiquai peu ma disposition au R. P. Le Jeune me trouvant impuissante de le faire ; mais il en connaissait assez pour en avoir compassion et en appréhender l’issue. Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour […] Mais cela passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix…(rr265)

Ah ! qui est-ce qui pourra exprimer les voies de cette divine Pureté et de celle qu’elle demande et veut exiger des âmes qui sont appelées à la vie purement spirituelle et intérieure ? Cela ne se peut dire, ni combien l’amour divin est terrible, pénétrant et inexorable en matière de cette pureté, ennemie irréconciliable de l’esprit de nature. […] il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très intense et subtil et par son souverain pouvoir. Et quand il veut et qu’il lui plaît d’y travailler, c’est un purgatoire plus pénétrant que la foudre, un glaive qui divise et fait des opérations dignes de sa subtilité tranchante. […] en cet état, [Dieu] paraît un abîme et lieu séparé (rr267).

Dieu […] semble se cacher[…] il demeure comme si c’était une vacuité, qui est une chose insupportable. Et c’est d’où naissent les désespoirs […] [ces moments] ne portent que des ténèbres qui ne permettent aucune autre vue que ce qu’on pâtit, qui est d’être entièrement contraire à Dieu. Et ne pouvais lui demander d’en être délivrée étant revenue à moi-même, me semblant que mes croix devaient être éternelles et moi-même me condamnant à cette éternité (rr268-9).

Dès 1643, elle est délivrée des agonies extrêmes. Mais lui reste la révolte des passions :

Je ne puis exprimer l’humiliation en laquelle était mon intérieur en cet état, car il me marquait une grande déchéance en la perfection (rr286) Une fois, entrant dans notre cellule, j’eus une vue et sentiment subit qui me confirmait en ce sentiment que j’étais encore plus vile et pauvre que je ne l’avais conçu. À cet instant, je vêtis une haire que je laissais plusieurs jours […] Cet esprit censeur et jaloux du pur amour est inexorable et se fait obéir sans remises (rr287) […] C’est cette pureté de Dieu qui époinçonne l’âme et qui lui fait pousser ces élans, et ensuite qui la fait abandonner à tout par un entier anéantissement. Perte d’honneur, de réputation, il ne lui importe; il faut que la pureté règne […] Cela vient de la grande sainteté de Dieu, laquelle est incompatible avec aucun opposé (rr288).

1644 : Je vois ma vie intérieure passée dans des impuretés presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connais pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs n’y des élans, n’y de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent.

Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment ; j’étais comme cela, et je me voyais vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensais avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Soeurs parlaient, je les écoutais en silence et avec admiration, et je me confessais moy-même sans esprit. Je ne laissais pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eût point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisait la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’était désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. […] Tout cela ne m’a pas peu servy pour connaître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus 220.

1645 : Son supériorat se termine et, sa réputation se réduisant, on ne lui donne que des emplois humiliants (rr296). Elle a un nouveau confesseur : le père Jérôme Lalemant221 qu’elle gardera jusqu’à la fin. Les Constitutions sont rédigées.

1646 : Les difficultés intérieures continuent. Elle raconte avec émotion la mort d’une petite Indienne convertie :

Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfants, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled [blé] d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper. La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise […] C’était le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. À peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étaient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle était la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5 ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix ; ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. […] Étant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : « Ouy, je l’aime de tout mon cœur », et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. […] Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez 222.

1647 : Fin de la nuit spirituelle le jour de l’Assomption :

En un instant je me sentis exaucée et ôter de moi comme un vêtement sensible, et une suite et écoulement de paix en toute la partie sensitive de l’âme. Cette aversion fût changée en un amour cordial pour toutes les personnes (rr308).

Il ne se peut dire la paix et grande tranquillité que l’âme possède se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle croyait avoir perdu… (rr312)

J’expérimentais que j’étais une créature tout autre et que Dieu me possédait par les maximes de son suradorable Fils, m’agissant en tout ce que j’avais à faire selon mon état… (rr318).

Parallèlement, c’est la guerre avec les Iroquois et le sort terrible de jésuites qu’elle raconte à son fils :

C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pais des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçoit les cotez. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nus à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries ; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête était sur les palissades. À ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se comfesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances. En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfants, mais les hommes et les jeunes gens, qui étaient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans voîant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte […] Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées 223.

1648 : elle décrit à sa correspondante l’exigence intérieure qui s’impose aux membres de cette communauté du Québec :

Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : “Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment”. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étaient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit lui est incompatible ; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même 224.

1649 : Les massacres se poursuivent :

Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. […] La bourgade où ils étaient, ayant été prise par les Iroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Étant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient […] Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel ; car c’est ce que vous enseignez 225.

Au milieu de ces horreurs, elle répond longuement aux questions spirituelles de son fils, et sans doute trouvons-nous là le fond de sa pensée :

Il est vrai que la nature cache en soy des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte ; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourrait supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu ; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée.

Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure […] Non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui lui ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire, tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles ; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait ; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussitôt ému ; après quoi il n’y a plus de paix n’y de tranquillité. Pour vous dire vrai, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrès, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultés qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point à Dieu, ou la pratique de la vertu.

[…] L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables ; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter familiairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer ; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement ; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celui de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en vérité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites. […]

L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on lui fait, l’âme s’en apperçoit aussitôt, et la nature n’a plus de force. La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y a de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent. Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parce qu’elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre. Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfants de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accès qu’il lui donne. Dans les états passez elle étoit dans un enivrement et transport qui la faisoit oublier elle-même ; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérêts et de biens, si j’ose ainsi parler 226.

1650 : Année catastrophique car les Iroquois massacrent aussi bien les Français que les Hurons. Pourtant Marie continue d’espérer :

Tout ce que j’entends dire ne m’abbat point le coeur ; et pour vous en donner une preuve, c’est qu’à l’âge que j’ai [j’ai] étudié la langue huronne, et en toutes sortes d’affaires, nous agissons comme si rien ne devait arriver 227.

Autre catastrophe : par la faute d’une converse, le couvent est dévasté par l’incendie. Marie perd ses papiers. Elle raconte à son fils :

Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Iroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Soeurs et moy n’ayons été consumées par celui de la Providence. […] Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres, je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moy-même qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé. Il en fut de même de tout le reste, car j’ai laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandés, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parce que je m’étais engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu 228.

Ce événement permet de voir que toutes les soeurs, et pas seulement Marie, sont dans un état intérieur si profond qu’elles n’éprouvent aucune peine de leurs pertes :

C’était un spectacle pitoyable à voir. Une bonne personne qui regardait les soeurs, les voyant si tranquilles, dit tout haut qu’il fallait que nous fussions folles ou que nous eussions un grand amour de Dieu, d’être sans émotion dans la perte de tous nos biens, et de nous voir en de petits moments réduites à rien sur la neige. Ce bon Monsieur ne savait pas la force de la grâce que notre bon Jésus répandait dans nos coeurs (rr323).

1651 : Pour faire face aux difficultés, on la nomme de nouveau supérieure.

Cela m’arrive le plus souvent quand je suis seule en notre chambre […] C’est une chose si haute, si ravissante, si divine, si simple, et hors de ce qui peut tomber sous le sens de la diction humaine, que je ne la puis exprimer, sinon que je suis en Dieu, possédée de Dieu et que c’est Dieu qui m’aurait bientôt consommée par sa subtilité et efficacité amoureuse, si [je n’étais soutenue] par une autre impression qui […] tempère sa grandeur comme insupportable en cette vie. […]

Les effets que porte cet état sont toujours un anéantissement et une véritable et foncière connaissance qu’on est le néant et l’impuissance même ; une basse estime de soi-même et de son propre opérer, que l’on voit toujours mêlé d’imperfection, duquel on a l’esprit convaincu, ce qui tient l’âme dans une grande humilité […] une crainte, sans inquiétude (de) se tromper dans les voies de l’esprit et d’y prendre le faux pour le vrai (rr354).

1653/4 : A la demande de son fils, elle recommence à rédiger sa biographie ; ce sera la seconde Relation.

Lorsque j’ai pris la plume pour commencer, je ne savais pas un mot de ce que j’allais dire ; mais en écrivant, l’esprit de grâce qui me conduit m’a fait produire ce qu’il lui a plu 229.

Elle lui écrit sa difficulté à parler de l’indicible malgré toute sa bonne volonté :

Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je passe de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, savoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il lui plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle.[…]

Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me serait impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque j’ai présenté mon Index230 à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, savoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler 231.

Elle rédige en outre un beau Supplément en réponse aux questions de son fils sur quelques points importants :

L’âme a une expérience et une certitude de foi que Dieu non seulement lui est présent, mais encore qu’il habite en elle, qu’il y agit par son divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît […] Quand elle agit par elle-même, elle a ses vues et ses desseins, se proposant un sujet ; mais la privauté dont je parle vient de cette source suprême, et l’âme qui en comparaison n’est qu’une goutte d’eau, se perd en cette source, n’ayant plus d’opération que par son mouvement (rr384).

Le respir doux et amoureux qui suit l’anéantissement des puissances, se doit entendre ainsi : savoir, que comme notre vie naturelle se soutient et se maintient par la respiration, sans laquelle il faudrait mourir, ainsi l’âme, étant libre de l’opération de ses puissances, ne vit plus que de la vie de son Époux, sans quoi elle serait réduite au néant, recevant sa vie de lui dans son intime union, et lui respirant la même vie qu’Il lui influe, et c’est ce que j’appelle commerce d’esprit à esprit et d’esprit dans l’esprit. Je m’entends bien, mais je n’ai pas de paroles plus significatives pour m’expliquer. Je m’étendrais bien plus au long, mais je gâterais tout dans une matière si délicate (rr384-385).

[…] encore qu’en cette voie spirituelle vous m’ayez vu nommer en divers endroits le sacré Verbe Incarné, il ne se trouve néanmoins dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si par quelques passages de ce qu’il a dit ou fait ou souffert, il s’en forme quelqu’une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n’ai plus de souvenir que de sa Personne divine et de son entretien. Il ne se passe pas un moment à autre chose qu’à me laisser conduire par son Esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n’est point besoin d’espèces, parce que l’âme est si éclairée qu’elle distingue sans hésiter si c’est le Père éternel ou le Fils ou le Saint-Esprit qui opère en elle (rr386).

La parole intérieure se dit subitement dans le fond de l’âme et porte en un moment son effet. Elle ne laisse aucun lieu de douter ni même d’hésiter que c’est Dieu qui parle dans l’âme, mais elle se la rend soumise avec tout ce qui est dans la créature, et la chose arrive infailliblement comme elle a été signifiée […] c’est comme une impression claire et distincte qui se fait tout d’un coup dans l’esprit (rr387).

En conclusion, Marie exprime avec autorité la grande dignité de l’âme perdue en Dieu :

L’âme a une certitude de foi et une expérience certaine que non seulement Dieu lui est présent, mais encore qu’il habite en elle et qu’il y agit par son saint et divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît, car elle se perd toute en lui et n’a plus d’opération que par son mouvement. […] dans cet état de privauté, l’âme agit avec Dieu suivant ce que Dieu fait pour lors en elle, soit en qualité de souveraine Majesté, soit en qualité d’Epoux, soit en qualité de Juge des vivants et des morts, et enfin selon l’état par lequel il se manifeste à elle. Mais il y a un certain état foncier et permanent dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout. […] elle a toujours le rang d’épouse partout (rr388).

1657 : il arrive encore des catastrophes :

L’avant-veille de nos moissons, un grand tourbillon accompagné d’un coup de tonnerre écrasa en un moment la grange de notre métairie, tua nos bœufs, et écrasa notre laboureur, ce qui nous mit en perte de plus de quatre mille livres. Depuis deux jours il nous est encore arrivé un autre accident. […] Sur les huit heures du soir les Iroquois ont appelé de loin un jeune homme qui demeuroit seul pour faire paître nos bœufs, à dessein comme l’on croit, de l’emmener vif, comme ils avoient fait un vacher quelques jours auparavant. Ce jeune homme est demeuré si effrayé, qu’il a quitté la maison pour s’aller cacher dans les haliers de la campagne. Étant revenu à soy il nous est venu dire ce qu’il avoit entendu, et aussitôt nos gens au nombre de dix sont partis pour aller défendre la place. Mais ils sont arrivez trop tard, parce qu’ils ont trouvé la maison en feu, et nos cinq bœufs disparus. Le lendemain on les a trouvez dans un lieu fort éloigné, où épouvantez du feu, ils s’étaient retirez, ayant traîné avec eux une longue pièce de bois où ils étaient attachez. Dieu nous les a conservez, excepté un seul qui s’est trouvé tout percé de coups de couteau. La maison étoit de peu de valeur, mais la perte des meubles, des armes, des outils, et de tout l’attirail nous cause une trèsgrande incommodité. C’est ainsi que sa bonté nous visite de temps en temps. Elle nous donne et elle nous ôte : qu’elle soit bénie dans tous les événemens de sa Providence 232.

1659 : Elle a la joie de voir arriver Mgr de Laval233, un disciple de Bernières, accompagné d’un neveu de Bernières :

[…] ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le païs d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un neveu de Monsieur de Bernières 234 l’a voulu suivre. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat 235.

La vie continue avec sa violence :

L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, savoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le païs ; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’était sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense ; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine (39), c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pout sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons ; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.

Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 13. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.

L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous semblaient légers comme des plumes…236.

1660 : Notre monastère est converti en fort gardé (b536).

1661 : Voici une lettre qui montre dans quelles croyances l’on se débattait à cette époque et l’impuissance devant les épidémies (ici la coqueluche) :

Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comète, dont les verges étaient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfants avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.

De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. […] Le lieu est éloigné de Québec, et c’était une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. […]

Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfants des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées ; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal ; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.

Voilà deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année ; l’autre est la persécution des Iroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles 237.

1662 : Elle travaille à écrire un gros livre en algonquin et enseigne ces langues aux jeunes sœurs (b512-515). Ici elle constate les ravages de l’alcool chez les Indiens vulnérables :

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Iroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce païs des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouies. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez nous. […] Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours […] Il a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances 238.

1663 : Ils subissent même des tremblements de terre :

Ces secousses ont continué l’espace de sept mois, quoi qu’avec inégalité. Les unes étaient fréquentes, mais foibles ; les autres étaient plus rares, mais fortes et violentes : ainsi le mal ne nous quittant que pour fondre sur nous avec plus d’effort, à peine avions-nous le loisir de faire réflexion sur le malheur qui nous menaçoit, qu’il nous surprenoit tout d’un coup, quelquefois durant le jour, et plus souvent durant la nuit.

Si la terre nous donnoit tant d’allarmes, le ciel ne nous en donnoit pas moins, tant par les hurlemens et les clameurs qu’on entendoit retentir en l’air, que par des voix articulées qui donnoient de la fraïeur. Les unes disoient des hélas : les autres, allons, allons ; les autres, bouchons les rivières. L’on entendoit des bruits tantôt comme de cloches, tantôt comme de canons, tantôt comme de tonnerres. L’on voioit des feux, des flambeaux, des globes enflammez qui tomboient quelquefois à terre, et qui quelquefois se dissipoient en l’air. On a veu dans l’air un feu en forme d’homme qui jettoit les flammes par la bouche. […] Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en quelque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne voiant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte. […]

Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver ; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, savoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu ; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes ; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées […]

Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un gtand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans 239.

Cela ne l’empêche pas de continuer à former son fils :

Vous avez raison de dire que votre perfection consiste à faire la volonté de Dieu. Vous serez toujours dans l’embarras des affaires conformes à votre état, et dans cet embarras Il vous donnera la grâce de cette union actuelle, si vous lui êtes fidele. Son Esprit saint vous donnera le don de Conseil pour tout ce qu’il voudra commettre à vos soins, de sorte que vous ne pourrez rien vouloir que ce qu’il vous fera vouloir, n’y faire que ce qu’il vous fera faire. Voilà où son esprit vous appelle, et où vous arriverez selon le degré de votre fidélité.

Et ne vous étonnez point si vous voyez des défauts dans vos actions ; c’est cet état d’union où l’esprit de Dieu vous appelle qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d’impuretez. Vous tâcherez de corriger celles-là ; puis d’autres, et encore d’autres : mais vous remarquerez qu’elles seront de plus en plus subtiles et de différente qualité. Car il n’en est pas de ces sortes d’impuretez ou défauts, comme de celles du vice ou de l’imperfection que l’on a commises par le passé, par attachement, ou par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l’esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d’impur, ne donne nulle trêve à l’âme, qu’elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l’est davantage. Dans cet état de plus grande pureté l’on découvre de nouveaux défauts encore plus imperceptibles que les précédens, et le même Esprit aiguillonne toujours l’âme à les chasser et à se purifier sans cesse. Elle se voit néanmoins impuissante de s’en garentir, mais l’esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieutes, et par des croix conformes, ou plutôt contraires à l’état dont il purifie. Ma croix en ce point est souvent l’embarras des affaires où je me trouve presque continuellement. Prenez-y garde, vous trouverez cela en vous 240.

1665 : Après avoir été gravement malade, elle trouve la force d’écrire à son fils :

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réïtérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvemoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très sainte Vierge par un Memorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettant dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étaient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Étant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu.

La lettre se transforme en petit traité sur l’oraison “surnaturelle” (donnée par la grâce) :

Vous me parlez de quelques points d’oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma faiblesse le pourra permettre. Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. […]

Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencements avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues [vues] distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer ; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

Cet état d’oraison, c’est à dire l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencements, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins ; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celui qui agit l’âme et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il lui soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle.

Le second état de l’oraison surnaturelle est l’oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enivré l’âme des douceurs de l’oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses ; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire ; parce que les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint Esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre ; parce que s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles lui manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois.

Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il lui plaît de caresser et d’honorer de la sorte ; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parce que les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même lui sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée : Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart241. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera ; Nous viendrons en lui, et y ferons notre demeure242. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique.

Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle lui parle sans peine de ses mystéres et de tout ce qu’elle veut. Il lui est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité 243.

1666 : Je suis devenue extrêmement faible… (b555).

1667 : Je ne me remets point de ma grande maladie : elle a des suites très douloureuses à la nature, quoiqu’elle se les soit aprivoisées, et qu’elle se soit accoutumée à la souffrance. […] Je n’eusse jamais cru qu’il y eut tant de délices dans les souffrances, si je ne l’avois expérimenté depuis plus de trois ans. J’en ay eu encore une nouvelle expérience dans l’abscez qui s’étoit formé dans la tête il y a trois mois, et qui m’avoit rendue sourde d’une oreille […] dans l’incommodité de mon mal habituel, je devrois toujours garder le lit et être dans l’inaction. Cependant je ne m’arrête pas un moment. Je suis la première levée et la dernière couchée […]

Quand j’ay appris que vous étiez malade et si affoibli, j’ay pensé que nous pourrions bien nous rencontrer dans le chemin de l’éternité. Mais une autre pensée a suivi cette première, que si nous nous rencontrons dans ce chemin, vous me devancerez dans le terme, puisque je n’ay point de vertu et que déjà vous me devancez dans l’état où Dieu nous a appellez. Je n’ai que dix-neuf ans de naissance plus que vous, et ces années là me donnent de la confusion. Vous êtes Religieux que vous n’aviez guères plus de vingt ans, et moi j’en avois trente et un. Enfin vous avez plus travaillé que moi, mon très-cher Fils : achevez, ou plutôt, que Dieu par sa bonté achève son œuvre en vous. Priez-le qu’il me fasse miséricorde, et qu’il oublie tous mes défauts. Cependant je jouis d’une grande paix, parceque j’ay à faire à un bon Père qui m’a toujours fait de grandes grâces. J’espère qu’il me les continuera, et qu’à la mort il me recevra dans son sein sous la faveur de sa très-sainte Mère 244.

1668 : Dans une longue lettre à son fils, elle parle de sa santé et de son travail :

Ma santé est en quelque façon meilleure que les années dernières, mes forces néanmoins étant extrêmement diminuées. […] Je chante si bas qu’à peine me peut-on entendre, mais pour réciter à voix droite j’ai encore assez de force. J’ai peine de me tenir à genoux durant une messe ; je suis foible en ce point, et l’on s’étonne que je ne le suis davantage eu égard à la nature du mal qui m’a duré si long-temps avec une grande fièvre.

Elle poursuit sur son désir de transmettre toutes ses connaissances sur les langues indiennes :

[…] ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans. Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sceurs […] Comme ces choses sont très difficiles, je me suis résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. Depuis le commencement du Carême demier jusqu’à l’Ascension j’ay écrit un gros livre Algonquin de l’histoire sacrée et de choses saintes, avec un Dictionnaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L’année dernière j’écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l’alphabet François ; j’en ai un autre à l’alphabet Sauvage. Je vous dis cela pour vous faire voir que la bonté divine me donne des forces dans ma foiblesse pour laisser à mes Soeurs dequoy travailler à son service pour le salut des âmes.

Puis elle défend le travail de la communauté dans des conditions difficiles :

Pour les filles Françoises il ne nous faut point d’autre étude que celle de nos règles : mais enfin après que nous aurons fait ce que nous pourrons, nous nous devons croire des servantes inutiles, et de petits grains de sable au fond de l’édifice de cette nouvelle Église. […] Premièrement, nous avons tous les jours sept Religieuses de Chœur, employées à l’instruction des filles Françoises, sans y comprendre deux Converses qui sont pour l’extérieur. Les filles Sauvages logent et mangent avec les filles Françoises ; mais pour leur instruction, il leur faut une Maîtresse particulière, et quelquefois plus selon le nombre que nous en avons. je viens de refuser à mon grand regret sept séminaristes Algonquines, parce que nous manquons de vivres, les Officiers ayant tout enlevé pour les troupes du Roy qui en manquoient. Depuis que nous sommes en Canada nous n’en avions refusé aucune nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles cy, m’a causé une très-sensible mortification ; mais il me l’a fallu subir et m’humilier dans notre impuissance, qui nous a même obligées de rendre quelques filles Françoises à leurs parens. Nous nous sommes restraintes à seize Françoises et à trois Sauvages, dont il y en a deux d’Hiroquoises, et une captive à qui l’on veut que nous apprenions la langue Françoise. Je ne parle point des pauvres qui sont en très-grand nombre, et à qui il faut que nous fassions part de ce qui nous reste. Revenons à nos Pensionnaires.

L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises ; et je vous puis assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur salut (7). La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes. […] Enfin ce que je puis dire est que les filles en ce pais sont pour la pluspart plus sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. […] Pour les filles Sauvages nous en prenons de tout âge. Il arrivera que quelque Sauvage soit Chrétien soit Payen voudra s’oublier de son devoir et enlever quelque fille de sa nation pour la garder contre la loy de Dieu, on nous la donne, et nous l’instruisons et la gardons jusqu’à ce que les Révérends Pères la viennent retirer. D’autres n’y sont que comme des oyseaux passagers, et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : dès qu’elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écurieux [sic] notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la françoise : ou les pourvoit en suite et elles font très-bien. L’on en a donné une à Monsieur Boucher, qui a été depuis Gouverneur des trois Rivières. D’autres retournent chez leurs parens sauvages ; elles parlent bien François, et sont sçavantes dans la lecture et dans l’écriture.

Voilà les fruits de notre petit travail, dont j’ai bien voulu vous dire quelques particularitez, pour répondre aux bruits que vous dites que l’on fait courir que les Ursulines sont inutiles en ce païs, et que les relations [jésuites] ne parlent point qu’elles fassent rien. […] Que si l’on dit que nous sommes ici inutiles, parce que la relation ne parle point de nous, il faut dire que Monseigneur notre Prélat est inutile, que son Séminaire est inutile […] Et cependant c’est ce qui fait le soutien, la force, et l’honneur même de tout le païs 245.

Elle a maintenant soixante-dix ans :

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans savoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne crois pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celui qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance 246.

1670 : Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre ; et qui a néanmoins la veue de celui à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état ; et c’est sa grâce prédominante.

Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela lui est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions n’y d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foi où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire ; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames  247.

Dans cette très belle lettre, Marie tente de décrire l’état d’anéantissement en Dieu où elle se trouve depuis des années :

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril I670. […] Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentiments et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces. Je vous diray avec simplicité, mon très cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. […]

Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moy-méme de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup ; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, Sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une joy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture ; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent là et s’anéantissent dans ce fond, où Dieu même agit et où son divin esprit opère. La foi fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec la paix et tranquillité, ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moi. Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parce que ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire. Aujourd  huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même ; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis. Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. […]

Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appellez saillies de jeunesse : il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’ay eu des sentiments de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en Religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutît à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. […]

Il me semble que j’y suis inutile ; que je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Soeurs ; que je suis la plus ignorante du monde ; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, n’y pensées de vanité n’y de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt. Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentiments si semblables ; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre 248.





Voici enfin un long passage d’une des dernières lettres que reçut son fils :

Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous dirai que quelque sujet d’oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans lui parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme lui parle conformément à cela. Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions. S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres ; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela.

J’ai dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberai, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’aperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que lui seul lui peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme.

Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec lui à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment! Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.

Quand je vous ai dit ci-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres ; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manquerai pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étais auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur 249. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose ; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer ; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais 250.

1672 : Quelques mois après la mort de Mme de la Peltrie, deux abcès se déclarent au côté droit de Marie, qu’on lui ouvre en faisant d’énormes plaies. Elle supporte douleur et terrible traitement avec patience. Elle accueille les petites Indiennes dans sa cellule et les bénit. Elle meurt dans la douceur le 30 avril (b579).

Quelle fut sa postérité ? Bien que nous ayons peu de traces écrites concernant son entourage, nous savons qu’elle exerça une grande influence sur le cou­vent, la colonie, les jésuites de la Mission. Mais c’est surtout par sa correspondance que se répandit sa spiritualité. Les destinataires en furent de nombreuses ursulines à Tours et Dijon dont on peut penser qu’elle ont répandu son enseignement. Elle avait noué aussi des liens d’amitié, en particulier avec la comtesse de Brienne, fondatrice des Carmélites de Saint-Denys.

Le plus important destinataire fut évidemment son fils devenu bénédictin, Dom Claude Martin : nous avons donné de nombreux extraits de ces lettres dont la profondeur n’a plus à être soulignée.

Par Claude Martin, nous savons aussi qu’elle entretint une importante correspondance avec M. de Bernières qu’elle aimait beaucoup : elle lui écrivait souvent [...] ses lettres ne traitaient pour l’ordinaire que de l’oraison [...] la plupart étaient de quinze et seize pages […] Il en faisait une estime singulière. Il me dit entre autres choses qu’il avait connu bien des personnes appliqués à l’oraison […] mais qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement” (b310). Il est très malheureux que ces lettres aient été perdues car on peut penser qu’elles ont largement contribué à l’évolution de Bernières, en particulier à son abandon à la grâce. Et à travers lui, elle a sans doute inspiré les amis de l’Ermitage.

En tout cas, Madame Guyon et son entourage l’ont lue assidûment. Plusieurs liens existaient entre elles, car toutes deux avaient des relations avec Bernières : Marie de l’Incarnation le rencontra jusqu’à son départ de Dieppe, puis poursuivit une relation épistolaire privilégiée, tandis que Mme Guyon recevra son influence par l’intermédiaire de Bertot ; c’est à Dom Claude Martin que Mme Guyon demandera conseil au moment de décider de sortir de France ; le frère de Fénelon, l’abbé François de Fénelon, sulpicien, fut missionnaire au Canada251.

Enfin, retrouvant en elle leur propre expérience, Fénelon (l’archevêque) et Mme Guyon feront copier plus de cent trente passages de Marie de l’Incarnation quand ils défendront la mystique dans leurs Justifications, dont celui-ci :

La Mère Marie de l’Incarnation […] rapporte en sa Vie l’acte admirable et héroïque de satisfaction à la divine Justice, qu’elle fit par un mouvement de Dieu, en lui sacrifiant son salut et son éternité : « Je me fusse perdue en cette tentation (de désespoir), si par une vertu secrète la bonté de Dieu ne m’eût soutenue ; car réellement je me voyais sur le bord de l’enfer […] Cet acte était une simple vue de foi qui me tirait de ce grand précipice : je voyais que je méritais l’enfer et que la Justice divine ne m’eût point fait de tort de me jeter dans l’abîme ; et je le voulais bien, pourvu que je ne fusse point privée de l’amitié de Dieu 252.







UN CHOIX DANS SA CORRESPONDANCE SPIRITUELLE253 

L.1 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, fin 1626 (?).

... Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit étoit rempli de tant de nouvelles lumières qu’il étoit offusqué et éblouy, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la Majesté de Dieu. Ce qui luy étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvoit plus voir que dans la négation, et par dessus tout cela il voyoit ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à luy même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvois voir qu’absorbée et abymée dans cet Estre incompréhensible, ny regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyois Dieu en toutes choses, et toutes choses en Dieu, et cette infinie Majesté étoit à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvroit, m’inondoit et m’enveloppoit de toutes parts. Je me sentois comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvois ny voir ny comprendre rien de beau que les perfections qui m’étoient montrées. Je ne pouvois comprendre comme les hommes oublient si facilement celuy dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent, et je voyois en même temps comme la bonté infinie de Dieu retient sa justice, de crainte qu’elle ne punisse ces ingrats, et qu’elle n’écrase ceux qui se laissent aller à l’offence mortelle.

L.5 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627.

Je croy que notre Seigneur vous veut conduire par la voye d’un grand dénuement, et je suis extrêmement consolée de la disposition où il vous met touchant les larmes : car bien que ce soit un don, si est-ce pourtant que la nature s’y peut prendre en tant que cela lui plaist en quelque façons. Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne luy permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’estois bien fort unie à cette divine Majesté, luy offrant, ainsi que je croy, quelques âmes qui s’étoient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite :. Apporte-moy des vaisseaux vuides. Je reconnus qu’elle vouloit parler des âmes vuides de toutes choses, qui comme S. Paul courent sans cesse au but afin d’y arriver, et que c’est dans ces âmes-là que Dieu réside volontiers et qu’il prend plaisir de se familiariser. Et quand il nous dit : Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait, il nous instruit que comme il est un et éloigné de la matière, ainsi il veut que les âmes qu’il a choisies pour arriver à une haute perfection, soient unes, c’est-à-dire dépouillées de toutes choses, et de l’affection même de ses dons; afin qu’étant attachés à luy seul, elles soient faites un même esprit avec luy […]

L.6 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

[…] Premièrement j’ay souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. Là dessus Notre Seigneur me donna un si puissant attrait, qu’il me sembloit que je tenois mon cœur en mes mains luy en faisant un sacrifice. […] Enfin mon Ame étoit insatiable ne voulant que la plénitude de l’amour. En cet attrait, ces angoisses intérieures me serroient étrangement par la présence amoureuse de Notre Seigneur qui m’étoit si intimement uni que je ne le puis exprimer. […] Après cette occupation d’esprit, je fus deux ou trois jours que je ne pouvois faire autre chose que de dire à l’Amour : Hé quoy, un chétif cœur est-il digne de Jésus? Des personnes aussi chétives que je suis pourront-elles aimer Jésus? Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me voy comme immobile et impuissante à rien faire pour le bien-Aimé. Je me voy comme ceux qui sont anéantis en eux-mêmes, et cela me met dans un extrême abaissement, qui me fait encore davantage aimer : car je voy très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis luy rien donner. […] De Tours, le 27 Juillet.

L.9 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?)

Vous souvenez-vous de cette lumière que N. S. me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyois toutes les choses créées derrière moy, et que je courois nue à sa divine Majesté? CeIa se fait tous les jours aux dépens de mes sentimens. Je pensois dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyois toutes choses sous mes pieds. Mais hélas! je ne voyois pas encore ce qui étoit en moy de superflu; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout; il me fit voir une âme nue et vuide de tout atome d’imperfection, et Il m’enseigna que pour aller à luy il falloit ainsi être pure. Or comme je luy étois unie très-fortement, je croyois qu’en vertu de sa divine union il me rendroit telle qu’il me l’avoit fait connoître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveugloit et m’empêchoit de voir ce que j’avois à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étois bien éloignée du terme que je croyois tout proche; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je voy clair qu’il y a encore en moy quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Epoux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourroit nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. […]

L.17 De Tours, à Dom Raymond dc S. Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.

[…] Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moy nous tenant par la main cheminions en un lieu très-difficile. Nous ne volions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultez, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux durant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel : Le pavé étoit blanc comme de l’alebâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avoit là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice ou maison fait de marbre blanc, travaillé à l’antique d’une architecture admirable. […] La situation de cette maison regardoit l’Orient. Elle étoit bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avoit de grands espaces/254, et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture qui étoit dans un air un peu plus épuré. Du lieu où nous étions il y avoit un chemin pour décendre dans ces grands et vastes espaces, lequel étoit fort hazardeux pour avoir d’un côté des rochers affreux, et de l’autre des précipices effroiables sans appui : avec cela il étoit si droit et si étroit, qu’il faisait peur seulement à le voir. […]

Le plaisir que je ressentois d’une chose si agréable ne se peut expliquer. Je m’éveillay là dessus jouissant encore de la douceur que j’avais expérimentée, laquelle me dura encore plusieurs jours. Mais je demeuré en suite fort pensive ce que voulait signifier une chose si extraordinaire, et dont l’exécution devait être assurement fort secrète […]

Au commencement de cette année comme j’étais en oraison, tout cela me fut remis en l’esprit avec la pensée que ce lieu si affligé que j’avais veu étoit la nouvelle France. [...]

L.56 De Québec, à son Fils, 4 septembre 1641.

Mon très cher et bien-aimé filz,

La vostre m’a aporté une consolation si grande qu’il me seroit très dificille de vous l’exprimer255; J’ay esté toute cette année dans de grandes croix pour vous, mon esprit envisagent les escueilz où vou [s] pouviez tomber. En fin, nostre bon Dieu luy donna le calme dans la créance que son amoureuse et patternelle bonté ne perdoit point ce qu’on avoit abandonné pour son amour. La vostre m’i confirma, mon très cher filz, et me fit voir ce que j’avois espéré pour vous et bien par dessus mes espérances, puisque sa bonté vous a plasé dans un ordre si saint et que j’honore et estime grandement; j’avois souhaitté cette grâce pour vous lors de la réforme de St-Julien et de Marmoustier, mais comme il faut que les vocations viennent du ciel, je ne vous en dist mot, ne voulant pas mettre du mien en ce qui apartiens à Dieu seul.

Vous avez esté abandonné de vostre Mère et de vos parans. Cet abandon ne vous a-il pas esté utille? Lors que je vous quitté, n’ayent pas 12 ans, je ne le fist qu’avec des convulsions estranges qui n’estoient conneue que de Dieu seul. Il failloit obéir à son divin vouloir qui vouloit que les choses se passasent ainsi, me faisant espérer qu’il auroit soin de vous. Mon cœur s’afermi pour surmonter ce qui avoit retardé mon antrée en la sainte Religion 10 ans antiers. Encore falut-il que la nécessité de faire ce coup me Fust signifiée par le R. Père dom Raymon et par des voys que je ne puis pas coucher sur ce papier, bien vous le diroi-je à l’oreille; je prévois l’abandon de nos parens qui m’a donné mille croix, joint à l’infirmité humaine qui me faisoit craindre vostre perte.

Lors que je passé par Paris, il m’estoit facile de vous plasser. La Reine, Madame la duchesse Dayguillon et Madame la Contesse Brienne qui me firent l’honneur de me regarder de bon œil et qui m’ont encore honorée de leurs commandemens cette année par leur Lestres ne m’eussent point refusé ce que j’eusse désiré pour vous. Je remersié Madame la duchaisse Daiguillon du bien qu’elle vous a voulu faire; mais la pansée qui me vint pour lors fut que si vous estiez avancé dans le monde, vostre âme seroit en danger de ce perdre. De plus, les pansées qui m’avoient autre fois ocuppé l’esprit pour ne désirer que la pauvreté d’esprit pour héritage, pour vous et pour moy, me firent résoudre de vous laisser une seconde fois entre (les) mains de la Mère de bonté, me comfiant que puisque j’alois donner ma vie pour le servise de son bien-aimé fils, elle prandroit soin de vous. Ne l’aviez-vous pas ausy prise pour Mère et pour Espouse lors que vous entrâte dans la Congrégation, (le jour de la Purification)? Vous ne pouviez donc attandre d’elle, q’un bien pareil à celuy que vous possédez. C’eût esté quelque chose que les avantages qui ce sont présantez pour vous à Paris, mes qui eussent estez infiniment ravalez au-desous de ceux que vous possédés maintenant. Je crois, et la vostre me l’assure, que vous ne les regrettez pas, ni l’abaissement de naissance dont vous me parlez, qui n’et nulement concidérable, je ne scais qui vous en a donné connoissance; je n’eusse eu garde de vous en parler. Je ne vous ay jamais esmé que dans la pauvretté de Jésus-Christ dans laquelle se retrouve tous les trésors.

Il est certain, vous n’estiez pas au monde que je les souhaittois pour (vous); mon cœur en ress(ent) oit des mouvemens si puissans que je ne les puis exprimer. Vous estes donc maintenant dans la milice, mon très cher fils. Au nom de Dieu, faitte estat de la parole de Jésus-Christ et pansez qu’il vous dit : «Celuy qui met la main à la charue et tourne le dos arrière n’et pas propre pour le royaume des cieux». Ce qu’il vous promet est bien plus grand que les avantages qu’on vous faisoit espérer, que vous devez estimer boue et fange pour vous acquérir Jésus-Christ. Vostre glorieux patriarche saint Benoist vous en a donné un grand example. Imité-le, au nom de Dieu, et que mon cœur ait cette consolation, par la première flotte, que mes veux offerts à sa divine Magesté depuis z I an sans intermision ayant estez reçeus au ciel. Je vous vois en de saintes résolutions, c’est ce qui me fait espérer que Dieu vous donnera la persévérance. Il ne se passe jour que je vous sacrifie à son amour sur le cœur de son bien-aimé fils. Plaise à sa bonté que vous soyez un vray holaucoste tout consommé sur se divin autel.

Il est vray ce que vous dites, mon très cher filz. J’ay trouvé en Canada tout autrement que ce que j’an pansois, mais en un divers sans que vous n’avez pansé. Les travos m’i sont dous et si facille à porter que j’y expérimante ce que (dit) Nostre Seigneur : «Mon joug est dous et mon fardeau léger». Je n’ay pas perdu mes peines dans le soin espineux d’une langue estrangère qui m’et maintenant si facille que je n’ay point de peines d’anseigner nos saints mistères à nos Néophites dont nous avons eu grand nombre cette année : plus de 50 séminaristes, plus de 700 visites de sauvages et sauvagesses que nous avons tous assistés spirituellement et temporellement. La joye que mon cœur ressans dans le saint amploy que Dieu me donne esuye toutes les fatigues que je peux prandre dans les ocasions ordinaires. Je suplie nostre Rde Mère Françoise de Saint-Bernard de vous envoyer une copie du récit que je luy fais du progrès de nostre séminaire.

Pour tout le christianisme, voilà 3 nations qui veullent se venir randre sédantaire à Sillery. Leurs filles seront pour le séminaire. Tous les chrestiens font très bien. Un Montagnés, nouveau chrestien, a fait l’office d’apostre en sa nation et a esbranlé avec le R. Père Le Jeune les 3 nations dont je vous parle. Des lestres qu’on escrit de nos séminaristes (au dit Rd Père), lors qu’il catéchisoit les (dites) nations, ont tiré tous ces bons catécumaines en admiration et leur a donné envie de nous donner leurs filles, puisqu’elles peuvent parvenir à ce que font les filles Françoise, tant au chemain du salut que pour les siances d’où il sembloit que leur misérable condition d’estre née dans la barbarie les vouloir exclure. Tous nos nouveaux chrestiens ont eu fort à souffrir pour la tiranie des hyroquoys qui leur ont livré la guerre comme à nos François.

Mr nostre Gouverneur les a chassé dans un combat qui leur a livré pour sauver nos bons néophites. La relation vous le dira. Les Rds Pères de la Compagnie qui sont aux hurons ont eu des fatigues incroyables dans leurs missions cet hyver, les froids et les! lèges ayent esté extraordinairement exésifs. Adjoutez à cela la barbarie de cette nation qui les a fait souffrir excesivement. Le Rd Père Chaumonnot que vous connoissez a ressenty leurs coups. C’et un apostre qui est ravi d’estre trouvé digne de souffrir pour Jésus-Christ. Il a quasi apris miraculeusement la langue huronne et a fait des merveilles dans une nation où luy et le Rd Père Brébeuf ont jetté les premières semances de l’Évangille. Les Rds Pères Garnier et Pijar ont pansez estre tuez; Nostre-Seigneur les a gardez miraculeusement. Le Rd Père Poncet a eschapé les mains des yroquois qui estoient escartez lors que son canot passoit vite, conduit par des hurons qui craignoient la mort que ce grand serviteur de Dieu souhaittoit ardammant.

Il est demeurant aux 3 Rivières; (il) assiste les algonquins avec le zèlle que vous pouvez juger; il est savant en la langue algonquine. C’est aussy celle que j’étudie, qui me sert aux algonquines et montagnaises, comme estant des nations adjasantes.

La Mère Marie de St Joseph étudie la langue huronne (Nous avons aussy des filles de ce pays; elle y réussit fort bien).

Nous avons néanmoins plus affaire d’algonquin; c’est pourquoi toutes s’y apliquent. L’on a découvert vers les costes du port des nations en nombres qui parlent cette langue : ont les instruit, tous veullent croire. L’on croit qu’il y pourra avoir quelques martirs dans les grandes cources qu’il faut faire, où le diable, enragé de ce (que) Jésus-Christ luy ravit l’ampire qui luy avoir osé usurper il y a tant d’années, suscite toutjours quelques meschans pour nuire aux ouvriers de l’Evangille. Je souhaitte que vous voyez la relation. Je tâcheray qu’on vous en envoye une lorsqu’elle sera imprimée.

Je suis en une consolation très sansible du bon souhait que vous faite pour moy (c’et le martire). Hélas, mon très cher fils, mes péchez me priveront de ce bien; je n’ay rin fait jusque icy qui soit capable d’avoir gaingné le cœur de Dieu, car, pansé-vous, il faut avoir beaucoup travaillé pour estre trouvée digne de respandre son sang pour Jésus-Christ; je n’ose porter mes prétansions si haut : je laisse faire à sa bonté immance qui m’a toutjours prévenue de tant de faveurs, que si sans mes mérites, elle me veut (encore) faire celle où je n’ose prétandre, je la suplie qu’elle le fase; je me donne à elle, je vous y donne aussy et la suplie, pour une bénédiction que vous me demandez, qu’elle vous comble de celles qu’elle a départie à tant de valeureux soldats qui luy ont gardé une fidélité inviolable.

Si on me venoit dire : «Vostre fils est martir», je panse que j’an mourrois de joie. Laissons-le faire; il a ses tems, ce Dieu plain d’amour. Soyez-lui fidelle et vous assurez qu’il vous trouvera les ocasions de vous faire grand saint si vous obéisez à ses divins mouvemens, si vous vous plaisez de mourir à vous-mesme et de suivre l’example que tant de grands saints de vostre Ordre vous donnent. Si Nostre Seigneur vous fait la Grâce d’estre profès, je vous suplie de m’an donner avis, et aussy come sa bonté vous a apellée et quelz moyens vous avez pris pour l’exécuter. [...]

L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642.

[…] Nous avons reçu votre aumône par le moien de Monsieur de Bernières, je vous en rends mes très-humbles remercimens : sans ce secours je croi qu’il nous eût fallu renvoyer nos Séminaristes dès cette année, comme je croi qu’il faudra faire à l’avenir, ainsi que Monsieur de Bernières nous le signifie pour les causes que je vous dirai, ce qui nous seroit une privation très-sensible, à laquelle néanmoins il nous faut résigner, si notre bon Jésus le veut; nous sommes ses servantes qui devons baisser le col a ses jugemens. Vous sçavez la grande affection qu’a eu pour nous notre bonne fondatrice, qui nous a amenées en Canada avec une générosité, comme tout le monde sçait, des plus héroïques. Elle a demeuré un an avec nous dans ce même sentiment et dans un cœur tout maternel, tant à notre égard qu’envers nos Séminaristes. Elle commença ensuite à vouloir visiter les Sauvages de temps en temps, ce qui étoit très-louable : peu de temps après elle nous quitta tout à fait ne nous venant visiter que peu souvent. On jugeoit de là qu’elle avoit de l’aversion de la clôture, et que n’étant pas Religieuse, il étoit raisonnable de la laisser à sa liberté. De notre part nous estimions que pourveu qu’elle nous aidât de son bien ainsi qu’elle s’étoit engagée de parole à laquelle nos amis et nous nous étions confiez, cette retraite ne feroit point de tort au Séminaire. Cependant le temps se passoit et son affection à nous établir diminuoit de jour en jour. Ce qui retarda encore beaucoup nos affaires, c’est que les personnes qui vinrent l’an passé pour établir l’habitation de Mont-Réal, qui sont un Gentilhomme et une Damoiselle de France, ne furent pas plutôt arrivez qu’elle se retira avec eux. Elle reprit ensuite ses meubles et plusieurs autres choses qui servoient à l’Église et au Séminaire et qu’elle nous avoit donnez. Nous laissâmes tout enlever sans aucune répugnance, mais plutôt, à vous dire mon cœur, en les rendant je sentois une grande joie en moy-même, m’imaginant que notre bon Dieu me traittoit comme saint François que son Père abandonna, et à qui il rendit jusqu’à ses propres habits. Je me dépouillé donc de bon cœur de tout, laissant le Séminaire dans une très-grande pauvreté : Car comme cette bonne Dame s’étoit jointe à nous, et que tout ce qu’elle avoit servoit en commun, nous nous passions de ce qu’elle avoit avec les meubles que nos Mères de France nous avoient donnez pour notre usage, sa fondation étant si petite, qu’elle n’eût pas suffi à nous meubler pour nous et pour nos Séminaristes. Par cette retraite elle ne nous a pas laissé pour coucher plus de trois Séminaristes, et cependant nous en avons quelquefois plus de quatorze. Nous les faisons coucher sur des planches mettant sous elles ce que nous pouvons pour en adoucir la dureté, et nous empruntons au magazin des peaux pour les couvrir, notre pauvreté ne nous permettant pas de faire autrement. De vous dire que notre bonne fondatrice a tort, je ne le puis selon Dieu : Car d’un côté, je voi qu’elle n’a pas le moien de nous assister étant séparée de nous, et son bien n’étant pas suffisant pour l’entretenir dans les voiages qu’elle fait : D’ailleurs comme elle retourne dans le siècle il est juste qu’elle soit accommodée selon sa qualité, et ainsi nous n’avons nul sujet de nous plaindre si elle retire ses meubles : et enfin elle a tant de piété et de crainte de Dieu, que je ne puis douter que ses intentions ne soient bonnes et saintes. Mais ce qui m’afflige sensiblement, c’est son établissement à Mont-Réal où elle est dans un danger évident de sa vie à cause des courses des Hiroquois, et qu’il n’y a point de Sauvages sur le lieu. Et ce qui est le plus touchant, elle y reste contre le conseil des Révérends Pères et de Monsieur le Gouverneur qui ont fait tout leur possible pour la faire revenir : Ils font encore une tentative pour lui persuader son retour, nous en attendons la réponse qu’on n’espère pas nous devoir contenter. Ce grand changement a mis nos affaires dans un très mauvais état : Car Monsieur de Bernières qui en a la conduite me mande qu’il ne les peut faire avec le peu de fondation que nous avons qui n’est que de neuf cens livres. Les Mères Hospitalières en ont trois mille et Madame la Duchesse d’Aiguillon leur fondatrice les aide puissamment; avec tout cela elles ont de la peine à subsister. C’est pourquoi Monsieur de Bernières me mande qu’il nous faut résoudre si Dieu ne nous assiste d’ailleurs, de congédier nos Séminaristes et nos ouvriers ne pouvant suffire à leur entretien, puisque pour paier seulement le fret des choses qu’il nous envoie, il lui faut trouver neuf cens livres qui est tout le revenu de notre fondation. Et de plus, dit-il, si Madame votre fondatrice vous quitte, comme j’y voi de grandes apparences, il vous faudra revenir en France, à moins que Dieu ne suscite une autre personne qui vous soutienne.

À ces paroles ne direz-vous pas, Mademoiselle, que tout est perdu? En effet on le croiroit s’il n’y avoit une providence amoureuse qui a soin des plus petits vermisseaux de la terre. Cette nouvelle a beaucoup affligé nos amis qui en sçavent l’importance, et néanmoins mon cœur est en paix par la miséricorde de notre bon Jésus pour lequel nous travaillons. Dans la confiance que j’ay en son amour, j’ay résolu de retenir nos Séminaristes et d’aider nos pauvres Sauvages jusqu’à la fin. J’ay encore retenu nos ouvriers pour bâtir le Séminaire, espérant qu’il ne nous a pas amenées ici pour nous détruire et nous faire retourner sur nos pas. Si pourtant sa bonté, ou son aimable justice le vouloit pour châtier mes péchez, me voilà prête d’en recevoir la confusion à la veue de toute la terre : Il ne m’importe ce qui m’arrive, pourveu qu’il en tire sa gloire : Et à l’heure que je vous écris, mon cœur possède une paix si accomplie que je ne vous la puis exprimer : J’ay une singulière satisfaction de vous le dire comme à celle que j’aime et que j’honore le plus en ce monde. Oui, Mademoiselle, puisque votre humilité se porte jusqu’à me vouloir honorer de votre affection et bienveillance, vous avez si fort gagné mon cœur, qu’il ne se peut empêcher de vous dire les biens et les maux qui lui arrivent.

Après ce que Monsieur de Bernières m’a écrit, il sera sans doute épouvanté voiant que je lui demande des vivres comme à l’ordinaire, et de plus que je lui envoie des parties pour six mille livres qui ont été emploiées à paier les gages de nos ouvriers, et à l’achat des matériaux de notre bâtiment, sans parler du fret du vaisseau : Car en tout cela nous n’avons que la providence de notre bon Dieu : On dit que tout est perdu, et cependant je me suis sentie portée intérieurement à poursuivre ce que notre Seigneur nous a fait la grâce de commencer en sa nouvelle Église. L’arrivée des vaisseaux nous donnera une nouvelle instruction, et peut-être un nouveau courage pour travailler plus que jamais au service de notre Maître.

[…]

Comme j’étois sur le point de finir cette lettre, il est arrivé une barque de Mont-Réal qui nous apprend que cette bonne Dame est résolue d’y passer l’hiver parmi les dangers. Je vous avois bien dit que ses intentions sont bonnes et saintes, car elle m’écrit avec une grande cordialité et me mande que le sujet qui la retient à Mont-Réal, est qu’elle cherche le moien d’y faire un second établissement de notre ordre au cas qu’elle rentre dans la jouissance de son bien. Mais je n’y voi nulle apparence, et le danger où elle est de sa personne me touche plus que toutes les promesses qu’elle me fait. Voilà le vaisseau prest de lever l’ancre, ainsi il faut que je finisse et que tout de nouveau je vous rende mes très-humbles remercimens de tous vos bienfaits. Et à l’égard de l’affection que mon cœur a pour vous, la parole est trop foible pour l’exprimer : Que l’amour infini de notre aimable Jésus vous le dise donc, puisque lui seul sçait; que je suis toute vôtre; Oui sans réserve je suis votre très-humble.

De Ouébec le 29. Septembre 1642.

L.68 De Québec, à son Fils (1), 1er septembre 1643.

[...] Vous pouvez croire qu’aprenant que vous êtes tout à Dieu par les saints vœux de la Religion, mon cœur a reçu la plus grande consolation que d’aucune nouvelle que j’aye apprise en ma vie. La miséricorde infinie de Dieu m’a fait cette grâce en vous la faisant. (Je vous avois donné à luy avant que vous fussiez né. Estant au monde mon cœur soupiroit sans cesse après luy; afin qu’il plût à sa bonté de vous accepter. A peine aviez-vous atteint l’âge de treize ans qu’il me promit qu’il auroit soin de vous, ce qui donna à mon cœur un repos que je ne vous puis dire. Lorsque vous fûtes un peu plus grand et qu’on me disoit que votre vie était un peu trop libre, j’entray à votre sujet dans des croix qui me faisoient recourir sans cesse à Dieu, que je sçavois pourtant bien ne vous devoir pas manquer; mais vous pouviez par vos manquemens renverser ses desseins, ou plutôt moy en être la cause. Ce fût alors que je luy donnay pour garant de votre âme la sainte Vierge et saint Joseph, par lesquels je vous offrois chaque jour à sa divine Majesté. Pensez-vous, mon très cher Fils, que je ne visse pas bien que lors que je vous parlois de Dieu, des biens de la Religion, et du bonheur de ceux qui le servent, votre cœur étoit fermé à mes paroles? Je le voyois, et c’étoit là le plus grand sujet de mes croix; car il me sembloit qu’à chaque pas vous alliez tomber dans le précipice : Mais j’avois toujours dans le cœur un instinct qui me disoit que Dieu avoit une grâce à vous faire pour vous appeller au temps et en la manière qu’il m’avoit appellée pour le servir d’une manière toute particulière. Et en effet je la vois à peu près décrite en ce que vous me mandez qui vous arriva. Remarquez bien cela, mon très cher Fils, si vous me survivez vous en sçaurez davantage, puisque vous voulez que je vous donne mes papiers, si l’obéissance le permet en ce temps là, je le veux afin que vous connoissiez les excez de la bonté divine sur moy, aussi-bien que sur vous.

C’est un excez de l’amour de notre divin Maître de brûler nos cœurs sans les consumer. C’est néanmoins un effet de notre misère de ce que son opération n’a pas tout son effet. L’agent ne manque pas de son côté, mais notre froideur s’oppose aux touches divines, et empêche l’âme d’arriver à ce parfait anéantissement qui surpasse toute purification imaginable. Je n’ay pas cessé, mon très cher Fils, de prier pour vous, et je ne manque point de vous offrir sur l’Autel sacré du cœur très-aimable de Jésus à son Père éternel. (Mais quoy, me dites-vous, je suis sacrifié sur le cœur qui met l’incendie par tout, et je ne brûle pas? Pensez-vous que nous sentions toujours le feu qui nous brûle, je parle de ce feu divin; nous ne serions jamais humbles, si nous ne sentions nos foiblesses, et il est bon que l’amour nous rende son feu insensible afin que nous brûlions plus purement).

[...] Remarquez bien ce point, notre propre amour nous rend esclaves et nous réduit à rien; car est-ce quelque chose que de sortir du tout pour être à nous-mêmes, qui ne sommes qu’un pur rien? Ne cherchez donc point d’autre cause de ce que nous ne sommes pas saints dès la première communion que nous faisons. La méditation de ce grand silence où Dieu vous a appellé, vous fera voir plus clair que moy dans cette matière. Et de plus, vous avez tant de Saints parmy vous consommez au service du grand Maistre, qu’avec leurs avis et leurs exemples, vous deviendrez saint si vous voulez.

[...] Quant aux pensées que vous me proposez; croyez-moy, ne vous portez à rien qu’à suivre Dieu; je veux dire que vous vous abandonniez à sa conduite avec une douce confiance, et que vous attendiez dans la paix du cœur ce que ses desseins auront projetté pour vous. Après cela ne vous mettez point en peine, il vous conduira par la main, car c’est ainsi qu’il se comporte envers les âmes qui cherchent à le contenter, et non pas à se satisfaire elles mêmes. O qu’il est doux de suivre Dieu! Je ne vous dis pas cecy afin que vous étouffiez son esprit, mais afin que vous le serviez dans une plus grande pureté. et que vous ne respiriez que dans l’accomplissement des desseins qu’il a sur vous pour sa gloire et pour la sanctification de votre âme. L’obéissance exacte à vos Supérieurs sera la pierre de touche qui vous fera connoître si vous êtes dans cette disposition.

Ah, mon cher Fils, que cette dépendance des desseins de Dieu sur vous est importante! C’est le secret pour devenir grand saint et se rendre capable de profiter aux autres. (Je suis ravie de voir ici des Saints -- c’est ainsi que j’appelle les ouvriers de l’Évangile -- dans un dénuement épouventable; et vrayment cette parole de l’Apôtre leur peut bien être appliquée : Vous êtes morts et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. Je n’ay point de termes pour dire ce que j’en connois). Méditez cette sentence et pensez qu’il y a bien loin avant que d’être semblable à notre divin Maistre. (Ce que la créature ne peut d’elle-même, Dieu le fait ici d’une façon qu’on n’auroit jamais pensé. Ne croyez pas que quand vous me demandez ce que j’endure et que je n’en omette rien, je vous parle de la disette des choses temporelles, de la pauvreté du vivre, de la privation de toutes les choses qui peuvent consoler les sens, des peines qui les peuvent affliger, des contradictions, des adversitez et de choses semblables; non, tout cela est doux et l’on n’y pense pas, quoyqu’il soit sans fin : ce sont des roses où l’on se trouve trop bien, et je vous assure que la joye que j’y ressens m’a souvent mise en scrupule.

[...]

Il me semble que (je vous voy dans l’impatience de sçavoir si j’ay tant souffert. Ouy, mon cœur ne vous peut rien céler, et je ne suis pas encore au bout, aussi ne suis-je pas encore arrivée à la perfection de ceux dont je vous parle : mais obtenez-moy la grâce d’y pouvoir arriver, ce sera une récompense de ce que j’ay enduré pour vous. Car la crainte que j’avois que vous ne tombassiez dans les précipices que vous couriez dans le monde me fit faire un accord avec Dieu, que je portasse en cette vie la peine due à vos péchez, et qu’il ne vous châtiât pas par la privation du bien qu’il m’avoit fait espérer pour vous. Ensuite de cette convention vous ne sçauriez croire combien grandes sont les croix que j’ay souffertes à ce sujet. Et même sur le point que vous alliez faire votre Profession, je fus une fois contrainte de sortir de table et de me retirer pour vous offrir à Dieu. Ce fut alors que les croix que je souffrois pour vous prirent fin ainsi que je l’ay remarqué, comparant vos lettres avec ce qui m’étoit arrivé. Je vous dis cecy pour vous faire voir combien Dieu vous a aimé, vous tirant à soy par des voyes toutes pleines de sa bonté, et afin que toute votre vie se consume à luy en rendre de continuelles actions de grâce) : pour moy c’est mon occupation quoique je le fasse très imparfaitement.

[...] (Vous me parlez de votre solitude; il est vray que la retraite est douce et qu’on ne traite jamais mieux avec Dieu que dans le silence : C’est ce qui me console de ce que sa bonté vous a appellé à un Ordre saint où cette vertu règne en sa perfection, et où vous pouvez faire pour vous et pour autruy plus que vous ne feriez de paroles). La vie mixte a son tracas, mais elle est animée de l’esprit de celuy qui l’ordonne. Je ne me trouve jamais mieux en Dieu que lorsque je quitte mon repos pour son amour, afin de parler à quelque bon Sauvage et de luy apprendre à faire quelque acte de Chrétien : je prens plaisir d’en faire devant luy, car nos Sauvages sont si simples que je leur dirois tout ce que j’ay dans le cœur. Je vous dis cela pour vous faire voir que la vie mixte de cette qualité me donne une vigueur plus grande que je ne vous puis dire. Aussi est-ce ma vocation que je dois aimer par dessus toute autre : et si je puis avoir le bien de n’être plus Supérieure, et de me voir délivrée de l’inspection que je suis obligée d’avoir sur un Monastère que nous faisons bâtir, je seray ravie de n’être plus que pour nos Néophites : C’est peut-être mon amour propre qui me fait parler, mais sans avoir égard à mes inclinations, je désire que la volonté de Dieu soit faite.

[...]

Vous me demandez si nous nous verrons encore en ce monde? je ne le sçay pas; mais Dieu est si bon que si son nom en doit être glorifié, que ce soit pour le bien de votre âme et de la mienne, il fera que cela soit; laissons-le faire, je ne le voudrois pas moins que vous, mais je ne veux rien vouloir qu’en luy et pour luy; perdons nos volontez pour son amour. Je vous voy tous les jours en luy, et lors que je suis à Matines le soir, je pense que vous y êtes aussi, car nous sommes au chœur jusqu’à huit heures et demie, ou environ, et comme vous avez le jour cinq heures plutôt que nous, il semble que nous nous trouvons ensemble à chanter les louanges de Dieu. (Vous me réjouissez de ce que vous aimez l’humilité : en effet vous en aviez bien besoin aussi bien que moy, car le monde nous en avoit bien fait à croire) : conservez toujours l’amour de cette précieuse vertu, qui est le fondement solide, sans lequel tout l’édifice de la perfection que vous voulez élever en votre âme seroit ruineux et de peu de durée. (Enfin demeurez dans la consolation que vous avez d’être serviteur de Dieu et que je suis sa servante, qui sont les plus nobles de toutes les qualitez, et celles que nous devons le plus aimer). Demeurons en Jésus, et voyons-nous en luy.

De Québec le 1. Septembre 1643.

L.84 De Québec, à l’une de ses Sœurs/256, 3 septembre 1644.

Ma très-chère et très-bonne Sœur. Notre bon Jésus soit à jamais l’objet de votre amour. C’est avec la plus tendre affection de mon cœur que je chéris le vôtre, et plus étroitement que jamais, puisque vous voulez être toute à Dieu. Vous me demandez des avis spirituels pour mener une vie parfaite dans l’état d’une véritable veuve qui ne veut plus avoir d’amour que pour Jésus-Christ :

Et sur tout vous me demandez comme j’ay fait quand Dieu a permis que je l’aye été. O mon Dieu! je serois bien empêchée de vous le dire, car ma vie a été un tissu d’imperfections et d’infidélitez. Mais du côté de la grâce, je vous avouerai que Dieu me faisoit riche et qu’il me donnoit tout, en sorte que si j’eusse été bien obéissante à ses mouvemens, je serois à présent une grande Sainte. Puisque vous le voulez sçavoir; ce que je tâchois de faire, c’étoit de vuider mon cœur de l’amour des choses vaines de ce monde : je ne m’y arrêtois jamais volontairement, et ainsi mon cœur se vuidoit de tout, et n’avoit point de peine de se donner tout à Dieu, ni de mépriser tout le reste pour son amour.

Ne faites-vous point quelque peu d’oraison mentale? Cela vous serviroit beaucoup, même pour la conduite de votre famille et de vos affaires domestiques : Car plus on s’approche de Dieu, plus on voit clair dans les affaires temporelles, et à la faveur de ce flambeau on les fait beaucoup plus parfaitement. On apprend à faire ses actions en la présence de Dieu, et pour son amour : On n’a garde de l’offenser quand on le voit présent : On s’accoutume à faire des oraisons jaculatoires qui enflamment le cœur, et attirent Dieu dans l’âme; ainsi de terrestre on devient spirituel, en sorte qu’au milieu du tracas des affaires du monde, on est dans un petit paradis où Dieu prend ses plaisirs avec l’âme, et l’âme avec Dieu.

Dans les occupations néanmoins que je sçay que cause votre négoce, Dieu ne demande pas de vous que vous fassiez de longues oraisons, mais de courtes, et qui soient ferventes. Je me souviens que notre défunte mère, lors qu’elle étoit seule dans son trafic, prenoit avantage de ce loisir pour faire des oraisons jaculatoires très-affectives. Je l’entendois dans ces momens parler à notre Seigneur de ses enfans, et de toutes ses petites nécessitez. Vous n’y avez peut-être pas pris garde comme moy/257, mais vous ne croirirez pas combien cela a fait d’impression dans mon esprit. Je vous dis cecy, ma chère Sœur, afin que vous l’imitiez; car c’est un exemple domestique dont nous devons faire plus d’état que de tout autre, et j’estime que c’est ce que notre bon Dieu demande de vous.

J’ay une singulière joye de ce que vous êtes dans le dessein de demeurer comme vous êtes, le reste de vos jours : je m’assure que vous y possédez la parfaite paix du cœur, puisqu’il n’est plus partagé, et que Dieu seul en est le maître et le possesseur. [...]

De Québec le 3. Septembre 1645.

L.87 De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard,

Sous-Prieure du Monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

Ma très-Révérende, très-honorée, et très-aimée Mère. Mon cœur ressent tant de tendresses pour celle que je reconnois pour ma véritable Mère, que je ne les puis exprimer. Ouy, je vous ay si présente à mon esprit, qu’il me semble que je suis encore à Tours, et que vous me venez surprendre dans notre petite cellule, où votre affection pour moy vous faisoit me donner la satisfaction que je chérissois le plus. Vous me dites que vos visites à Québec sont fréquentes; les miennes ne le sont pas moins à Tours. Ce sont nos bons Anges qui font cela; parlons-nous donc par leurs intelligences, ou plutôt par notre tout aimable époux, qui sçait que notre amour est en luy, et pour luy. Ma plus que très-bonne Mère, il traite si amoureusement mon âme, que je ne puis m’empêcher de vous le dire dès l’abord. Son amour tient à mon égard des voyes semblables à celles que vous avez veues et sçeues, car mon cœur ne vous pouvoir rien celer. Aujourd’huy je connois bien plus clairement que je ne faisois en ce temps-là, pourquoy il me faisoit passer par tant de différentes voyes. O ma chère Mère, qu’il y a loin de nous à la pureté de Dieu, et que la purgation d’une âme qu’il veut toute pour luy et qu’il veut élever à une haute pureté est une grande affaire! Je voy ma vie intérieure passée dans des impuretez presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connois pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs ny des élans, ny de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : Non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent. Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment; j’étois comme cela, et je me voyois vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensois avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Sœurs parloient, je les écoutois en silence et avec admiration, et je me confessois moy-même sans esprit. Je ne laissois pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eut point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisoit la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’étoit désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. Quelquefois je me trouvois comme ces pauvres orgueilleux, lesquels bien qu’ils ayent l’expérience qu’ils sont pauvres, ne laissent pas de penser qu’ils sont quelque chose, et de vouloir que les autres le pensent comme eux : Tout ce qu’on leur dit leur déplaît, et ils font toujours mauvaise mine. Enfin, ma chère Mère, il n’y a misère que je n’aye expérimentée, et je n’avois aucune facilité qu’à l’étude et à l’instruction de nos Néophites; encore Dieu ne vouloit pas que j’y eusse de la satisfaction, car j’y ay eu mille et mille mortifications, non du côté de Dieu, parce qu’il m’y aidoit extraordinairement, mais de la part des créatures à qui il donnoit le mouvement, et dont il se servoit pour m’affliger. Ce n’est pas que de temps en temps sa bonté ne me fit expérimenter de grands effets de son amour, mais cela n’empêchoit pas que je ne retournasse à mon état de pauvreté et de misère.

Tout cela ne m’a pas peu servy pour connoître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’Oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus. Vous voyez, ma très-bonne Mère, comme je vous parle avec simplicité comme à ma véritable mère; si votre cœur m’a devancé, le mien vous va trouver pour s’ouvrir à vous, et vous faire voir ce qu’il y a de plus caché. Voulez-vous bien, ma très-chère Mère, que je vous dise que j’ay été extrêmement consolée d’apprendre la manière avec laquelle Dieu vous traite. Je connois une personne qu’il traite de même; peut-être le verrez-vous, car il est passé en France : cette conduite l’a entièrement métamorphosé : car il est devenu tout simple, tout dénué, tout cordial, en un mot, il ne tient à rien dans le monde. C’est là, selon mon petit jugement, une récompense que notre cher époux veut donner aux âmes qui l’ont servy au regard du prochain; service qui tire après soy de grandes fatigues, et où l’on est presque toujours hors de soy, en sorte que l’on y goûte plus de croix et d’amertumes que l’on n’y ressent de consolations. Je n’en ay pas une longue expérience, ma très-bonne Mère, c’est vous qui en pouvez parler comme sçavante, et qui goûtez maintenant les fruits de vos travaux, en attendant ceux qui ne finiront jamais, et qui ne se trouvent que dans le sein de notre très-aimable Époux. Vous m’obligez infiniment de m’honorer d’une si grande familiarité. Cela montre que vous êtes toujours la même pour moy, et m’oblige d’être aussi toujours la même pour vous.

De Québec le 27. Septembre 1644.

L.100 De Québec, à son Fils, 11 octobre 1646.

[...] Hé, pourquoy ne vous familiarisez vous pas avec un Dieu si bon et si amoureux. Je vous avoueray que le regardant comme Juge redoutable, il nous faut cacher au fonds des abysmes, et même jusques sous les pieds de Lucifer : Si on le considère comme Père, il demande nos respects et nos obéissances : Mais il est notre Époux, et en cette qualité, comme dit saint Bernard, il demande de nous un retour réciproque, un retour d’amour). Et de plus notre cœur nous dicte cette leçon d’amour, qu’il nous faut tout convertir en celuy qui n’est qu’amour. O que cette leçon est aimable! Elle tient ses Diciples en un colloque perpétuel : si par la foiblesse humaine, ou par la nécessité des affaires, ils tombent dans quelque égarement, le cœur attent avec une douce tranquillité la veue de son objet, pour recommencer avec plus de fermeté ses entretiens avec son bien-aimé. Car le moyen de pouvoir vivre si long-temps en ce monde sans la veue et la jouissance parfaite de notre unique bien? Si sa bonté ne se laissoit posséder à l’âme, et si elle ne luy permettoit un amoureux accez auprès d’elle, je vous diray dans mon sentiment que la vie seroit une mort. Prenons donc courage pour nous approcher avec confiance de celuy qui est le plus beau de tous les enfans des hommes. C’est là un passage du Prophète, bien capable de me toucher le cœur, et de me beaucoup occuper l’esprit pour les grands secrets que je comprens dans la double beauté du sacré Verbe incarné, mon très-cher et tout unique bien. Si j’avois votre oreille, je vous en dirois davantage comme à mon très-cher Fils, à qui je ne voudrois rien cacher des dispositions de mon cœur, non plus que des grâces de Dieu sur moy, ni de mes infidélitez en son endroit.

J’ay eu l’année dernière une grande maladie qui m’a pensé emporter, car comme, grâces à notre Seigneur, je ne suis point infirme, je n’ay pas grande expérience des maladies. Je me disposé néanmoins pour mourir, parce que mon mal qui étoit une colique néphrétique accompagnée d’une grosse fièvre, étoit très-violent et dangereux. Pour le présent, je me porte mieux que jamais, et je suis preste d’aller en tous les endroits du monde où l’obéissance me voudra envoyer. [...]

L.101 De Québec, à sa Nièce, la Mère Marie de l’Incarnation, Religieuse Ursuline de Tours, octobre 1646.

[...] Sçachez donc encore une fois que toutes les âmes à qui Dieu veut faire de grands biens sont conduites par ce chemin. Premièrement il vous a appellée par un grand attrait intérieur, et il vous a donné ensuite de fortes impressions et des désirs ardens d’entrer dans la parfaite imitation de son fils, vous donnant l’expérience de ce que ce même fils a dit autrefois : Nul ne vient à moy si mon Père ne le tire. Il vous a donc tirée dans la solitude où il vous a parlé au cœur, par les saints mouvemens qu’il vous a donnez dans votre enfance spirituelle, où néanmoins quelque vertu qu’on ait, l’on commet beaucoup d’imperfections, comme de présomption, d’amour de propre excellence, de gloutonnie et d’avarice spirituelle : On boit tous ces défauts comme de l’eau et sans qu’on s’en apperçoive, parce que l’enyvrement intérieur offusque de telle sorte qu’on ne voit rien de mauvais : Un certain mélange des opérations de Dieu et des sentimens de la nature éblouit et fait tout voir le plus parfait du monde au jugement de la raison imparfaite; et au fonds quoique tout cela ne soit pas coupable, n’étant pas voulu ni recherché, ce sont néanmoins de très-grandes impuretez en matière de choses spirituelles, et des imperfections qui rendent l’âme foible quand il faut opérer de grands actes intérieurs dans la pureté de la foy, puis qu’elle est embarrassée dans les sens. Si l’âme demeuroit toujours en cet état, elle ne feroit pas un grand chemin dans la voye de l’esprit; Mais Dieu qui vous veut plus parfaite que vous n’êtes, vous a prévenue par un excez de sa bonté pour vous y faire avancer. Vous eussiez été trop foible pour souffrir une si grande soustraction de sa grâce sensible, s’il ne vous eût donné ce qu’il vous donna lorsque vous étiez devant le saint Sacrement. C’étoit pour vous fortifier dans le combat qui est un commencement de purgation de la partie sensitive de l’âme, pour laquelle il ne vous faut point décourager : car ne pensez pas que pour être rentrée dans votre paix ordinaire, tout l’orage soit passé; non, attendez vous à davantage, si Dieu vous aime, comme je le croy de sa bonté. Or vous connoîtrez si vous faites du progrez, et si la purgation a son effet par degré; si vous êtes bien fidelle, patiente, douce et paisible; si vous êtes obéissante à l’opération de celuy qui vous purifie; si vous êtes exacte à l’observance de vos Règles; sur tout si vous êtes bien humble dans le temps de la souffrance et du délaissement : J’ajouteray encore, si vous évitez les amitiez particulières, et les intrigues où les personnes du Cloître, sur tout celles de notre sexe sont sujettes; enfin si vous fortifiez votre âme contre une certaine humeur plaintive, et contre de certaines tendresses sur soy-même que l’on a dans les peines que l’on ressent. [...] Voilà pour le temps de l’affliction.

Quant à celuy de la bonace, ce que vous avez à faire est de ne vous appuyer jamais non pas même un seul moment sur vos propres forces [...]

Tout ce que je viens de dire regarde vos dispositions présentes, après quoy ne pensez pas que tout soit fait. Si Dieu vous aime vous passerez par des changemens d’états spirituels, dans lesquels vous croirez que tout est perdu pour vous [...]

[...]

L.109 De Québec, à son Fils, été 1647.

[...] Mais j’ay à m’entretenir d’autres choses avec vous, mon très-cher Fils. (Quoy, vous me faites des reproches d’affection que je ne puis souffrir sans une répartie qui y corresponde : Car je suis encore en vie, puisque Dieu le veut. En effet vous avez sujet en quelque façon de vous plaindre de moy de ce que je vous ay quitté. Et moy je me plaindrois volontiers, s’il m’étoit permis de celuy qui est venu apporter un glaive sur la terre qui y fait de si étranges divisions. Il est vray qu’encore que vous fussiez la seule chose, qui me restoit au monde où mon cœur fût attaché, il vouloit néanmoins nous séparer lorsque vous étiez encore à la mamelle, et pour vous retenir j’ay combatu près de douze ans encore en a-t’il fallu partager quasi la moitié. Enfin il a fallu céder à la force de l’amour divin et souffrir ce coup de division plus sensible que je ne vous le puis dire; mais cela n’a pas empêché que je ne me sois estimée une infinité de fois la plus cruelle de toutes les mères. Je vous en demande pardon, mon très-cher Fils, car je suis cause que vous avez souffert beaucoup d’affliction. Mais consolons-nous en ce que la vie est courte, et que nous aurons par la miséricorde de celuy qui nous a ainsi séparez en ce monde, une éternité entière pour nous voir et pour nous conjouir en luy.)

Quant à mes papiers, qui sont-ils? Je n’en ay que peu, mon très-cher Fils : car je ne ni arreste pas à écrire des matières que vous pensez. Il est vray qu’étant malade à l’extrémité j’avois donné le peu que j’en avoir à la Mère Marie de saint Joseph pour les faire brûler, mais elle me dit qu’elle vous les envoiroit; ainsi ils fussent toujours tombez entre vos mains quand vous n’eussiez pas témoigné les désirer. Mais puisqu’ainsi est que mes écrits vous consolent, et que vous les voulez, quand je n’aurois qu’un cahier j’écriray dessus qu’il vous doit être envoyé, si je meurs sans parler et sans avoir connoissance de ma mort.

Vous désirez sçavoir la conduite de Dieu sur moy. J’aurois de la satisfaction à vous la dire, afin de vous donner sujet de bénir cette bonté ineffable qui nous a si amoureusement appeliez à son service. Mais vous sçavez qu’il y a tant de danger que les lettres ne tombent en d’autres mains, que la crainte que cela n’arrive me retient. Je vous assure néanmoins que cy-après je ne vous cèleray rien de mon état présent : au moins vous en parleray-je si clairement que vous le pourrez connoître. À dire vray, il me semble que je dois cela à un fils qui s’est consacré au service de mon divin maistre, et avec lequel je me sens avoir un même esprit. Voicy un papier qui vous fera voir la disposition où j’étois quand je relevé de maladie il y a près de deux ans. Ce n’est pas que je m’arrête à écrire mes dispositions, s’il n’y a de la nécessité : mais en cette occasion une sentence de l’Escriture sainte, m’attira si fort l’esprit, que ma foiblesse ne pouvant supporter cet excez, je fus contrainte de me soulager par ma plume en écrivant ce peu de mots, qui vous feront connoître la voye par où cette infinie bonté me conduit. (Cette voye n’est autre que son amoureuse familiarité et une privauté intime avec une lumière intellectuelle, qui m’emporte dans cette privauté, sans pouvoir appliquer mon esprit à d’autre occupation intérieure qu’à celle où cette lumière me porte. Les sujets les plus ordinaires de cette privauté sont les attributs divins, les véritez de l’Escriture sainte tant de l’ancien que du nouveau Testament, particulièrement celles qui regardent les maximes du Fils de Dieu, son souverain Domaine, et l’amplification de son Royaume par la conversion des âmes de telle sorte que cet attrait m’emporte par tout, tant dans mes actions intérieures que dans les extérieures. Quand je dis que je ne me puis appliquer à d’autre occupation, j’entens pour m’y arrêter; car ôté les occupations qui tiennent tout mon esprit, c’est à dire, où ma liberté m’est ôtée par la liaison où la tient cette suradorable bonté de mon divin Époux, je luy dis tout ce que je veux selon les occurrences, même dans mes exercices corporels, et dans le tracas des affaires temporelles; car il m’honore de sa présence continuelle et familière. Vous n’aviez qu’un an ce me semble quand il commença de m’attirer à cette façon d’Oraison, laquelle néanmoins a eu divers états où il m’est arrivé des choses différentes et particulières selon les desseins que sa bonté a eus sur moy tous pleins d’amour et de miséricorde, eu égard à mes très-grandes vilitez, bassesses, rusticitez et infidélitez insuportables à tout autre qu’à une bonté infinie, de laquelle j’ay arrêté le cours un nombre innombrable de fois; ce qui a beaucoup empêché mon avancement dans la sainteté de laquelle sans mentir je n’ay pas un vestige. C’est ce que je vous conjure de recommander à notre Seigneur, car sans ce point je seray comme la cymbale qui tinte, mais qui n’a qu’un son passager : et je crains beaucoup de détruire les desseins que Dieu a sur moy et de dissiper les grâces qu’il me donne pour les accomplir.

Depuis ma maladie, ma disposition intérieure a été dans un dégagement très-particulier de toutes choses, en sorte que tout ce qui est extérieur m’est matière de croix. Elles ne me donnent néanmoins aucunes inquiétudes, mais je les souffre par acquiescement aux ordres de Dieu qui m’a mise sous l’obéissance dans laquelle rien ne me peut arriver que de sa part. Je sens quelque chose en moy qui me donne une pante continuelle pour suivre et embrasser ce que je connoîtroy être le plus à la gloire de Dieu, et ce qui me paroîtra le plus parfait dans les maximes de l’Évangile qui sont conformes à mon état, le tout sous la direction de mon Supérieur. J’y fais des fautes sans fin, ce qui m’humilie à un point que je ne puis dire. (Il y a près de trois ans que je pense continuellement à la mort, et cependant je ne veux et ne puis vouloir ni vie ni mort, mais seulement celuy qui est le Maître de la vie et de la mort, au jugement adorable duquel je me soumets pour faire tout ce qu’il a ordonné de moy de toute éternité. Ces sentimens donnent à mon âme et à mon cour une paix substancielle et une nourriture spirituelle qui me fait subsister et porter avec égalité d’esprit les événemens des choses tant générales que particulières qui arrivent, soit aux autres soit à moy, dans ce bout du monde, où l’on trouve abondamment des occasions de pratiquer la patience et d’autres vertus que je ne connois pas.)

[…]

L.116 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, io octobre 1648.

[...]

Vous me parlez d’une vie cachée; qu’en diray-je, ma très-chère et bien-aimée Sœur, puisqu’elle est cachée, et qu’il est très-difficile de parler de ce qui ne paroît pas? Dans ce pais et dans l’air de cette nouvelle Église, on voit régner un esprit, qui ne dit rien qu’obscurité. Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel 1 : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étoient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit luy est incompatible; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même. Je me représente ce Christianisme primitif comme un purgatoire dans lequel à mesure que ces âmes chéries de Dieu se purifient, elles participent aux communications de sa divine Majesté. Il en est dis-je ici de même. Cet esprit secret, qui n’est autre que l’esprit de Jésus-Christ, et de l’Évangile, donne à l’âme purifiée une certaine participation de soy-même, qui l’établit dans une vie intérieure qui l’approche de sa ressemblance. Demandez-moy ce que c’est que cette vie, je ne le puis dire, sinon que l’âme n’aime et ne peut goûter que l’imitation de Jésus-Christ en sa vie intérieure et cachée. Elle se trouve toujours petite à ses yeux et défectueuse en ses actions, se comparant à la pureté et à la sainteté de notre divine cause exemplaire. La distance des lieux et le danger que les lettres ne soient interceptées, ne me permet pas d’en dire davantage à ma très-chère Sœur, et même ce que je viens de dire est seulement pour luy obéir, ne m’étant pas possible de luy rien refuser. En attendant que nous nous voyons en l’autre vie qui vous fera voir clair dans mes pauvretez, je vous prie de vous contenter de cela, et cependant de prier pour moy qui suis toute en Jésus, Vôtre. De Québec le Io. Octobre 1648.

L.123 De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649

[...] Je ne sçay pas ce que vous en avez pu expérimenter, mais il est vray qu’il y a des dispositions durant lesquelles il n’est pas possible de dire ce que l’on ressent dans l’intérieur, non pas même en termes généraux. En voicy deux raisons dont je vous puis parler affirmativement. La première est que la disposition ou état spirituel où l’on est, n’est plus dans le sensible ni dans cette chaleur qui échauffe le cœur et le rend prompt à déclarer ce qu’il ressent : ce qui fait que ceux qui ont déjà fait quelque progrez dans la vie spirituelle et qui ont de nouvelles et fréquentes lumières se trouvent heureux de rencontrer quelqu’un en qui ils puissent répendre ce qu’ils estiment ne pouvoir contenir en eux-mêmes. Leur sens peine, parce qu’il n’est pas encore spiritualisé, et quelquefois leur abondance est si grande que s’ils n’évaporoient par la parole ou par des soupirs la ferveur de leur esprit, ils mourroient sur-le-champ, la nature n’en pouvant supporter la violence. Je connois une personne que vous connoissez bien aussi, qui a autrefois été contrainte de chercher des lieux écartez pour crier à son aise de crainte d’étouffer. Cela se fait sans réflexion et sans dessein par un transport d’esprit dont la nature n’est pas capable. Hors ce transport ces (ils) personnes là sont éloquentes à parler de Dieu dans les rencontres, mais dans le transport si elles parloient à quelqu’un de la chose qui les occupe, cela seroit capable de leur aliéner le sens.

La seconde raison est qu’il se trouve des dispositions intérieures si simples et spirituelles que l’on n’en peut parler, et on ne peut trouver des termes assez significatifs pour se faire entendre. L’onction intérieure que l’on possède ou dont l'on est possédé, est si sublime que tout ce que l’on voudroit dire de celuy de qui on veut parler, paroît bas et indigne de luy. Delà vient qu’on se sent impuissant d’en parler. [...]

Mais après tout c’est une vérité, qu’encore qu’en cet état extraordinaire de lumière, on découvre les plus petits atomes d’imperfection tout d’un coup et sans réfléchir, on voit néanmoins qu’il y a toujours à détruire en nous un certain nous-même qui est né avec nous et sans lequel nous serions déjà bien-heureux en cette vie. On tombe, on se relève : c’est comme si vous disiez, qu’il s’élève de petites nuées sur le Soleil qui font de demi-ombres, qui passent et repassent viste. En tombant on se relève, et lors même que l’on tombe on parle et on traitte avec Dieu de ce misérable nous-même, qui nous fait faire ce que nous ne voulons pas, en la manière, comme je croy que dit saint Paul : je fais le mal que je ne veux pas faire. Mais suivons l’ordre de votre lettre.

[...] (Ouy mon très-cher Fils, j’aime les maximes que vous sçavez, parce qu’elles portent à la pureté de l’esprit de Jésus-Christ. Il ne me seroit pas possible, quoyque je sois une foible et imbecille créature, de goûter une dévotion en l’air, et qui n’auroit du fondement que dans l’imagination. Notre divin Sauveur et Maître s’est fait notre cause exemplaire, et afin que nous le puissions plus facilement imiter, il a pris un corps et une nature comme les nôtres. Ainsi en quelque état que nous soions, nous le pouvons suivre avec sa grâce qui nous découvre suavement ce que nous devons retrancher, car la pureté de son esprit nous fait voir l’impureté du nôtre et tout ensemble les difformitez de nos opérations intérieures et extérieures. L’on trouve donc toujours à pratiquer ces maximes saintes, non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celuy qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui luy ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussi-tôt ému; après quoy il n’y a plus de paix ny de tranquillité. Pour vous dire vray, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrez, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultez qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point â Dieu, où la pratique de la vertu).

[...]

L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter famihairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celuy de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en verité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites.

C’est qu’ensuite de cette privauté dont je viens de parler, l’âme ne pourroit pas s’assujetir, non pas même dans un temps libre, à réfléchir sur diverses matières, tant spirituelles puissent elles être : Elle n’y peut penser que par un simple regard. La volonté est toujours dans l’amour actuel avec une liberté entière de parler, quoi que ce parler ne se fasse point par un long discours, mais par une aspiration simple et continue. L’âme a un langage court, mais qui la nourrit merveilleusement, comme si elle disoit : mon Dieu, vous soiez béni. Ce mot, Dieu, dit plus en l’âme qu’on ne peut exprimer. O ma vie, O mon tout, O mon amour! à mesure que la respiration naturelle se fait, cette aspiration surnaturelle continue : Et lorsque par l’ordre de la charité, ou par l’obligation de quelque emploi il faut interrompre ce langage, le cœur ne cesse point d’être attentif à son objet.

Mais le présent le plus précieux en tout, est l’esprit du sacré Verbe incarné, quand il le donne d’une façon sublime, comme il le donne à quelques âmes que je connois de cette nouvelle Église, et comme il l’a donné à nos saints Martyrs les Révérends Pères de Brébeuf, Daniel, Jogues et l’Allemant, qui ont fait paroître par leurs généreux courages combien leur cœur étoit rempli de cet esprit et de l’amour de la croix de leur bon Maître. C’est cet esprit qui fait courir par mer et par terre les ouvriers de l’Evangile et qui les fait des Martyrs vivans avant que le fer et le feu les consume. Les travaux inconcevables qu’il leur faut endurer sont des miracles plus grands que de resusciter les morts.

Pour venir au particulier, je vous dis que c’est un présent parce qu’il ne s’acquiert pas dans une méditation : Il peut néanmoins arriver que Dieu le donne à une âme qui aura été fidèle en quelque occasion de conséquence pour sa gloire, et même en une petite faite avec un parfait amour de Dieu et une entière haine de soy-même : Mais pour l’ordinaire il le donne après beaucoup de sueurs dans son service, et de fidélitez à sa grâce. Ce don est une intelligence de l’esprit de l’Évangile et de ce qu’a dit, fait et souffert notre adorable Seigneur et Maître, avec un amour dans la volonté conforme à cette intelligence. Concevez un point de la vie cachée du Fils de Dieu, cela contient une sainteté que les plus hauts Séraphins adorent, et ils reconnoissent qu’ils ne sont que des atomes et des néants en comparaison des sublimes occupations intérieures de ce divin Sauveur. Considérez encore les trois années de sa conversation avec les hommes, ses entretiens particuliers, ses prédications, ses souffrances, sa passion, sa mort, vous direz que ces trois années ont porté ce qu’il y a de plus divin : il nous a donné ou acquis tous les biens de la grâce et de la gloire. Par la distinction des états de cet adorable Maître, nous connoissons la différence des nôtres avec quelque proportion, car à Dieu ne plaise que nous fassions de la comparaison entre luy et nous. Dans cet aveu la compagnie familiaire que l’on a avec Dieu, surpasse ce que j’en ay dit cy-dessus, et donne une générosité bien d’une autre trempe que la première. Cet excellent sermon de la montagne : Bienheureux sont les pauvres d’esprit, etc. et celuy de la Cène sont la force et le bastion des âmes à qui Dieu fait ce présent. Ne vous imaginez pas qu’en cette occupation il se passe rien dans l’imagination ou dans le corps; Non, le tout est dans la substance de l’esprit par une infusion de grâce purement spirituelle. En cet état, on ne pratique pas seulement les maximes que vous sçavez, on se sent encore poussé à la pratique de toutes celles de l’Évangile, qui sont conformes à l’état où nous sommes appeliez, et aux emplois où l’obéissance nous engage. L’âme fait plus de chemin en un jour dans cette disposition, qu’elle ne feroit en tout autre dans un mois. Cette approche amoureuse du sacré verbe incarné porte dans l’âme une onction qui ne se peut exprimer, et dans les actions une sincérité, droiture, franchise, simplicité, fuite de toutes obliquitez; elle imprime dans le cœur l’amour de la croix et de ceux de qui l’on est persécuté : Elle fait sentir et expérimenter l’effet des huit béatitudes d’une manière que Dieu sçait et que je ne puis dire.

Tous ces heureux effets et beaucoup d’autres que je ne dis pas, viennent de l’onction et de l’attrait continuel, avec lequel l’esprit de Jésus emporte l’âme. Cet esprit persuade, convainc, et attire si doucement, qu’il n’est pas possible de luy rien refuser, et de plus il agit dans l’âme comme dans une maison qui luy appartient entièrement. Cette douce persuasion est son langage, et la réponse de l’âme est de se laisser emporter en cédant amoureusement. Ce sont de mutuels regards et des intelligences si pures que nos paroles sont trop basses pour les énoncer. L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on luy fait, l’âme s’en apperçoit aussi-tôt, et la nature n’a plus de force : La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y va de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent.

Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parcequ'elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre : Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfans de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accez qu’il luy donne. Dans les états passez elle étoit dans un ennyvrement et transport qui la faisoit oublier elle-même; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérests et de biens, si j’ose ainsi parler. Cela fait qu’elle s’expose à tout pour sa gloire, et que nonobstant toutes les croix qui se rencontrent, elle pratique suavement la loy du parfait anéantissement, pour n’être plus, et afin qu’il soit tout et l’unique glorifié. Ce n’est pas qu’il se trouve des occasions où les croix se rendent plus sensibles et qu’il ne s’y commette même des imperfections : mais cela passe vite; l’âme s’humilie et fait facilement sa paix par l’agréement de son humiliation : Car remarquez que plus l’âme s’approche de Dieu plus elle connoît son néant, et quoy qu’elle soit élevée à un très-haut degré d’amour, elle ne laisse pas de s’abaisser à un très profond degré d’humilité, ces deux dispositions s’accordent parfaitement ensemble, ce qui me fait connoître la vérité de cette parole de notre Seigneur, que celuy qui s’humilie sera élevé.

[...]

L.132 De Québec, à un Père de la Compagnie de Jésus (1), 1er septembre 1651 [L’incendie]

Mon Révérend Père. Si les lettres que nous vous avons écrites par la Nouvelle-Angleterre et par les pescheurs vous ont esté rendues, vous aurez apris que la main de Dieu nous a touchées et réduites à l’extrêmité, comme je vous vais dire.

Le vendredy de l’Octave de la Nativité de Nostre-Seigneur, une sœur converse novice ayant mis du feu dans la mets ou paitrin où estoit son levain pour boulanger le matin suivant, s’estant oubliée de le retirer, ce feu prit à la mets et à toute la boulangerie, en sorte que sur les onze heures de nuit, une religieuse qui couchoit dans la classe des enfans (qui estoit au-dessus de cette boulangerie) s’éveilla en sursaut au bruit de la flamme qui, estant renfermée, s’entonnoit dans le tuyau de la cheminée, bruyant et pétillant d’une estrange façon. Cette pauvre Mère, bien estonnée, courut par tout; elle sonne la cloche, elle crie que l’on se sauve; il estoit temps, mon Révérend Père! On s’efforce de sauver les enfans, on en vint à bout, mais non pas sans un évident danger; on rompt les grilles, on passe par la sacristie, le feu ayant gagné les autres avenues.

Je voulus monter au dépost ou en nostre petit magasin pour jetter quelques étoffes par la fenestre, me doutant bien que nos pauvres Mères se sauveroient à demy nues. Le bon Dieu me voulant sauver la vie, m’osta cette pensée, me faisant souvenir des papiers de nostre communauté, où je couru pour les sauver. Quoy que le danger n’y fust pas si grand, je vis néanmoins deux feux à mes deux costez et un dernier qui me poursuivoit. Dans ce péril je fis une inclination à mon crucifix m’abandonnant à la Providence divine. Le R. Père Supérieur de vostre maison, et tous vos Pères se jettèrent dans la chappelle, emportèrent le saint Sacrement, et sauvèrent la pluspart des meubles de la sacristie. Un de vos Frères pensa estre dévoré des flames. Sortant de cette incendie, je trouvay toutes mes pauvres Sœurs presque nues, priant Dieu sur la neige, qui est fort profonde en cette saison. Elles regardoient les effets de la divine Providence avec des visages aussi contens, comme si l’affaire ne nous eut point touché, ce qui fit dire à quelques personnes fort émeues la veue de cet effroyable spectacle, ou que nous estions folles, ou insensibles, ou remplies d’un grand amour de Dieu.

Je vous assure, mon très cher Père que jamais nous ne ressentîmes un tel effet de grâce pour le dénuement entier de toutes choses, qu’à cette heure-là. (Ce que nous possédions en ce monde, d’habits, de vivres, de meubles et autres choses semblables, fut consumé en moins de deux heures.) (Ah! que vous eussiez eu de compassion de voir nostre chère fondatrice, Madame de la Peltrie, si sensible au froid, estre pieds nuds sur la neige, n’ayant sur son corps qu’une petite tunique).

La nuit estoit fort sereine, le ciel bien étoilé, le froid très grand, mais sans vent. Au fort de l’incendie il s’en éleva un petit qui jetta les flammes du costé du jardin et des champs, sans cela le fort, vostre maison et les circonvoisines, estoient toutes en danger, tant il sortoit d’étincelles et de charbons ardens portez fort loin par la véhémence des flammes. On trouva du feu dans les ruines plus de six semaines après cet embrasement. Mais retournons à nos pauvres Sœurs.

[...]

136 De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

[...] Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres), je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté (voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moy-même qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé). Il en fut de même de tout le reste, car je laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandé, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parceque je m’étois engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu. Et en effet cela se fit par une providence de Dieu particulière, parceque le peu que j’avois jetté fut resserré par une honête Damoiselle qui a des enfans qui ne se fussent pas oubliez d’y jetter la veue. Après toutes ces réflexions, je mis encore la main dessus comme par hazard, et je me sentis portée intérieurement à les laisser. Je les laissé donc pour obéir à l’esprit de Dieu qui me conduisoit, car je vous assure que je ne voudrois pas pour quoy que ce fût qu’on les eût veues : car c’étoit toute la conduite de Dieu sur moy depuis que je me connois. J’avois differé plus de cinq ans à rendre cette obéissance. J’y avois tant de répugnance qu’il m’a fallu réitérer par trois fois le commandement. J’y obéis enfin, mais à présent c’en est fait, mon très-cher Fils, il n’y faut plus penser.

[...]

L.153 De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

[...]

(Mais sçavez-vous bien, mon très-cher fils, qu’il ne m’a jamais été possible de lui rien demander pour vous que les vertus de l’Évangile, et sur tout que vous fussiez l’un de ses vrais pauvres d’esprit : Il m’a semblé que si vous étiez rempli de cette divine vertu, vous posséderiez en elle toutes les autres éminemment; car j’estime que sa vacuité toute sainte est capable de la possession de tous les biens de Dieu envers sa créature. Puisque vous voulez que je vous parle sans réserve, il y a plus de vingt-cinq ans que la divine bonté m’a donné une si forte impression de cette vérité à votre égard, que je ne pouvois avoir d’autres mouvemens que de vous présenter à elle, luy demandant avec des gémissemens inénarrables que son divin esprit faisoit sortir de mon cœur, que cette divine pauvreté d’esprit fût votre partage. L’esprit du monde m’étoit pour vous un monstre horrible) et c’est ce qui m’a fait vaincre tant d’oppositions qui se sont formées à vos études, parceque dans les sentimens que Dieu me donnoit à votre égard, je voyois qu’il falloit se servir de ce moyen pour parvenir à ce que je prétendois, et pour vous mettre dans l’état où vous pouviez posséder cette véritable pauvreté d’esprit.

(Je rends très-humbles actions de grâces à sa bonté de l’attrait qu’elle vous donne pour la vie mystique. C’est une des dépendances de cette pauvreté d’esprit, laquelle purifiera encore ce qui pourroit être de trop humain dans l’exercice de la prédication, que je ne vous conseille pas de quitter, si ce n’est qu’il cause du dommage à votre perfection, ou à votre santé, ou à l’exercice de votre charge. Si donc vous vous adonnez tout à bon à la vie intérieure, vos prédications avec le temps en seront plus utiles pour le prochain, et Dieu en sera plus glorifié). Celle que vous m’avez envoyée m’a beaucoup plu. Un bon fils donne des louanges à son père, et cela luy est bien séant. Si notre très-cher Père Poncet n’étoit point tombé entre les mains des Hiroquois je luy en donnerois la communication, afin de le consoler dans l’ouvrage de son Ecolier.

[...]

Au reste (il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque je présenté mon Index à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur-le-champ m’écrire ces deux chapitres, sçavoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et y mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler).

Il y a vingt ans que je l’aurois fait plus avantageusement et avec plus de facilité, et il y auroit des matières qui donneroient de grands sujets d’admirer la grande et prodigue libéralité de Dieu à l’endroit d’un ver de terre tel que je suis : car j’ay laissé quelques papiers à ma Révérende Mère Françoise de saint Bernard, qui sont mes oraisons des exercices de dix jours que l’obéissance m’obligea d’écrire : j’avois fait encore quelques autres remarques dans un livret touchant les mêmes matières. Si j’avois ces écrits ils me serviroient beaucoup et me rafraichiroient la mémoire de beaucoup de choses qui se sont écoulées de mon esprit. J’ai laissé deux exemplaires de tout cela, car comme mon Directeur vouloit avoir mes originaux, j’en fis une copie dans un petit livret, pour m’en servir dans les occasions. Lorsque j’étois sur le point de quitter la France je retiré adroitement les Originaux qui depuis sont demeurez avec les copies. J’ay depuis demandé les uns et les autres à cette Révérende Mère, afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde, mais elle me les a refusez absolument, comme elle me mortifia beaucoup avant mon départ parceque j’avois brûlé quantité d’autres papiers de cette nature.

[...]

L.195 à son Fils, 16 septembre 1661.

Mon très-cher Fils. J’ay reçu avec une consolation toute particulière vos trois lettres, qui toutes m’ont appris que notre Seigneur vous a rendu la santé. Je vous avoue que (je) craignois que ce mal ne vous emportât, et j’avois déjà fait mon sacrifice en dénuant mon cœur de ce qu’il aime le plus sur la terre pour obéir à sa divine Majesté. Mais enfin vous voilà encore; soiezdonc un digne ouvrier de sa gloire, et consumez-vous à son service. Pour cet effet je suis très-aise que vous soiez hors de Compiègne, où les soins des affaires temporelles partageoient votre esprit. Servez-vous de ce repos comme d’un rafraîchissement que le Ciel vous présente pour faire de nouveaux amas de vertu et de bonnes œuvres, et pour emploier toutes vos forces à la gloire de celuy pour qui nous vivons. Vous avez bien commencé, et j’ay pris plaisir à l’adresse avec laquelle vous avez saintement trompé Monseigneur d’Angers au sujet de la réforme de saint Aubin. I1 faut quelquefois faire de semblables coups pour avancer les affaires de Dieu, qui a soin puis après d’essuyer les disgrâces qui en peuvent naître de la part des créatures. Vous en avez une preuve, puisque ce grand Prélat vous aime, et que son esprit n’en est pas plus altéré contre vous. J’apprens encore, que vous servez Dieu et le prochain par vos prédications. Vous m’avez beaucoup obligée de m’envoyer celle que vous avez faite des grandeurs de Jésus, et vous avez raison de dire qu’elle trait-te d’un sujet que j’aime. Je l’aime en effet, car tout ce qui parle des grandeurs de notre très-adorable Jésus, me plaît plus que je ne vous le puis exprimer. Je vous laisse à penser si mon esprit n’est pas content quand je reçois quelque chose de semblable de mon Fils que j’ay toujours souhaitté dans la vie de l’Lvangile pour en pratiquer les maximes, et pour y annoncer les louanges et les grandeurs du sacré Verbe incarné. Vous n’aviez pas encore veu le jour que mon ambition pour vous étoit que vous fussiez serviteur de Jésus-Christ, et tout dévoué à ses divins conseils, aux dépens de votre vie et de la mienne. La pièce est belle et bien conçue en toutes ses circonstances, mais je crains que ces grandes pièces d’appareil ne vous peinent trop, et que ce ne soit en partie la cause de vos épuisemens. J’y remarque un grand travail, mais la douceur d’esprit s’y trouve jointe. Si j’étois comme ces Saints qui entendoient prêcher de loin, je prendrois plaisir à vous entendre, mais je ne suis pas digne de cette grâce. Il est à croire que nous nous verrons plutôt en l’autre monde qu’en celuy-cy. Dieu néanmoins a des voyes qui nous sont inconnues, sur tout dans un pais flotant et incertain comme celuy-cy, où naturellement parlant, il n’y a pas plus d’assurance qu’aux feuilles des arbres quand elles sont agitées du vent.

(Vous me demandez quelques pratiques de mes dévotions particulières. Si j’avois une chose à souhaitter en ce monde, ce seroit d’être auprès de vous afin de verser mon cœur dans le vôtre, mais notre bon Dieu a fait nos départemens où il nous faut tenir. (Vous sçavez bien que les dévotions extérieures me sont difficiles : Je vous diray néanmoins avec simplicité, que j’en ay une que Dieu m’a inspirée, de laquelle il me semble que je vous ay parlé dans mes écrits. C’est au suradorable cœur du Verbe incarné : il y a plus de trente ans que je la pratique, et voici l’occasion qui me la fit embrasser.

Un soir que j’étois dans notre cellule traitant avec le Père Éternel de la conversion des âmes, et souhaittant avec un ardent désir, que le Royaume de Jésus-Christ fût accompli, il me sembloit que le Père Éternel ne m’écoutoit pas, et qu’il ne me regardoit pas de son œil de bénignité comme à l’ordinaire. Cela m’affligeoit; mais en ce moment, j’entendis une voix intérieure qui me dit : demande-moy par le cœur de mon Fils, c’est par luy que je t’exauceray. Cette divine touche eut son effet, car tout mon intérieur se trouva dans une communication très-intime avec cet adorable cœur, en sorte que je ne pouvoir plus parler au Père Éternel que par luy. Cela m’arriva sur les huit à neuf heures du soir, et du depuis environ cette heure là, c’est par cette pratique que j’achève mes dévotions du jour, et il ne me souvient point d’y avoir manqué, si ce n’est par impuissance de maladie, ou pour n’avoir pas été libre dans mon action intérieure. Voici à peu près comme je m’y comporte lorsque je suis libre en parlant au Père Éternel.

C’est par le cœur de mon Jésus ma vote, ma vérité et ma vie que je m’approche de nous, ô Père Éternel. Par ce divin cœur je vous adore pour tous ceux qui ne vous adorent pas : je vous aime pour tous ceux qui ne vous aiment pas; je vous adore pour tous les aveugles volontaires qui par mépris ne vous connoissent pas. Je veux par ce divin cœur satisfaire au devoir de tous les mortels. Je fais le tour du monde pour chercher toutes les âmes rachepties du Sang très précieux de mon divin Époux : Je veux vous satisfaire pour elles toutes par ce divin cœur. Je les embrasse toutes. pour vous les présenter par Lui. Je vous demande leur conversion; voulez-vous souffrir qu’elles ne connoissent pas mon Jésus? permettrez-vous qu’elles ne vivent pas en celny qui est mort pour tous? Vous voyez, ô divin Père, qu’elles ne vivent pas encore; Ah! faites qu’elles rivent par ce divin cœur. C’est ici que je parle de cette nouvelle Église,) et que j’en représente à Dieu toutes ses nécessitez, puis j’ajoute : Sur cet adorable cœur je vous présente tous les ouvriers de l’Évangile; remplissez-les de votre esprit saint par les mérites de ce divin cœur. Des ouvriers de l’Evangile, mon esprit passe aux Hiroquois nos ennemis dont je demande la conversion avec toutel'instance qui m’est possible. Puis je parle aux deux âmes que vous connoissez, et je dis : (Sur ce sacre cœur comme sur un autel divin, je nous présente N. votre petit serviteur, et, V. votre petite servante, je vous demande au nom de mon divin Époux, que vous les remplissiez de son esprit, et qu’ils soient éternellement à vous sous les auspices de cet adorable cœur). Je fais encore mémoire de quelques personnes avec qui j’ay des liaisons spirituelles, et des Bienfaiteurs de notre maison, et de cette nouvelle Église. (Je m’adresse ensuite au sacré Verbe incarné, et je luy dis : Vous savez mon bien-aimé tout ce que je veux dire à votre Père par vostre divin cœur et par vostre sainte âme; en le luy disant, je vous le dis, parceque vous êtes en vostre Père et que votre Père est en vous. Faites-donc que tout cela s’accomplisse,) et joignez-vous à moy pour fléchir par votre cour celuy de votre Père. Failes selon votre parole, que comme vous êtes une même chose avec luy, (toutes les âmes que je vous présente soient aussi une même chose avec luy et avec vous. Voilà l’exercice du sacré cœur de Jésus.

J’envisage ensuite ce que je dois au Verbe incarné, et pour luy en rendre mes actions de grâces je luy dis : Que vous rendrai je, ô mon divin Jpoux, pour les excez de vos grâces en mon endroit? C’est par votre divine Mère que je vous en veux rendre mes reconnoissances. Je vous offre donc son sacré cœur, ce cœur, dis je, qui vous a tant aimé. Souffrez que je vous aime par ce même cœur, que je vous offre les sacrées manuelles qui vous ont allaitté, et ce sein virginal que vous avez voulu santlffier par votre demeure avant que de paroître dans le monde. Je vous l’offre en action de grâces de tous vos bienfaits sur moi tant de grâce que de nature : Je vous l’offre pour l’amendement de ma vie, et pour la santification de mon âme, et afin qu’il vous plaise me donner la persévérance finale dans vostre grâce et dans vostre saint amour. Je vous rends grâces, ô mon divin Époux de ce qu’il vous a plu choisir cette très -sainte Vierge pour vostre Mère, de ce que vous luy avez donné les grâces convenables à cette haute dignité, et enfin de ce qu’il vous a plu nous la donner pour Mère. J’adore l’instant sacré de vostre Incarnation dans son sein très pur, et tous les divins moyens de vostre vie voyagère sur la terre. Je vous rends grâces de ce que vous vous êtes voulu faire non seulement vostre vie exemplaire par vos divines vertus, mais encore vostre cause méritoire par tous vos travaux et par l’effusion de vostre Sang. Je ne veux ni vie ni moment que par vostre vie. Purifiez-donc ma vie impure et défectueuse par la pureté et perfection de vostre vie divine, et par la vie sainte de vostre divine Mère. Je dis ensuite ce que l’amour me fait dire à la très -sainte Vierge, toujours néanmoins dans le même sens que ce que je viens de dire, et je ferme par là ma retraite du soir. Dans les autres temps mon cœur et mon esprit sont attachez a leur objet et suivent la pante que la grâce leur donne. Dans l’exercice même que je viens de rapporter je suis le trait de l’esprit, et ce n’est ici qu’une expression de l’intérieur : Car je ne puis faire de prières vocales qu’à la psalmodie, mon Chapelet d’obligation m’étant même assez difficile).

Je porte au col une petite chaîne de fer il y a plus de vingt et trois ans, peur marque de mon engagement à la sainte Mère de Dieu : je n’y ai point d’autre pratique, sinon en la baisant de m’offrir pour esclave à cette divine Mère.

(Accommodez-vous je vous prie, mon très-cher Fils, à ma simplicité, et excusez ma facilité). je puis dire comme saint Paul, que je fais une folie, mais je dirai aussi avec luy, que c’est vous qui me contraignez de la faire. (J’ay encore composé une Oraison, qu’un de mes amis m’a mise en latin, pour honorer la double beauté du Fils de Dieu dans ses deux natures divine et humaine; voicy comme elle est conçue : Domine Jesu-Christe, splendor paterne gloria, et figura substantia ejus; Vota renovo illius servitutis qua me totam gemina pulchritudini tua promisi reddituram : omnemque gloria, qua hic haberi aut optari potest rejicio, prater eam qua me vere ancillam tuam in aternum profitebor. Amen, mi Jesu.

Ce qui m’a donné le mouvement à cette dévotion de la double beauté du sacré Verbe incarné, est, qu’étant un jour en notre maison de Tours dans un transport extraordinaire, j’eus une veue de l’éminence et sublimité de cette double beauté des deux natures en Jésus-Christ. Dans ce transport je pris la plume et écrivis des vœux conformes à ce que mon esprit pâtissoit. J’ay depuis perdu ce papier. Étant revenue à mov, je me trouvé engagée d’une nouvelle manière à Jésus-Christ, quoique quelque écrit que ce puisse être, il ne puisse jamais dire ce qui se passe dans l’âme quand elle est unie dans son fond à ce divin objet. Dans ce seul mot Figure de la substance du Père, l’esprit comprend des choses inexplicables, l’âme qui a de l’expérience dans les voyes de l’esprit, l’entend selon l’étendue de sa grâce; et dans ce renouvellement de vœux à cette double beauté, l’âme qui est une même chose avec son bien-aimé entend ce secret, comme elle entend celuy de sa servitude envers luy.)

Je vous ay autrefois parlé de la dévotion à saint François de Paule : car je croy que vous n’ignorez pas que ce fut notre bisaveul qui fut envoyé par le Roy Louis, pour le demander au Pape et pour l’amener en France. J’en ay bien entendu parler à mon grand père; et même ma Tante qui est morte lors que j’avois quinze ans, avoit veu sa grande mère, fille de ce bisaveul, qui la menoit souvent au Plessis pour visiter ce saint homme, qui par une pieuse affection faisoit le signe de la croix sur le visage de cette petite en la bénissant. C’est ce qui a toujours donné une grande dévotion à notre famille envers ce grand Saint. Mon grand Père nous racontoit cela fort souvent, afin d’en perpétuer après luy la mémoire et la dévotion, comme il l’avoit reçeue de son ayeul.

Voilà le récit d’une partie de mes dévotions, que je vous fais avec la même simplicité que vous me l’avez demandé : Souvenez-vous de moy dans les vôtres, car de mon côté je ne fais rien que vous n’y ayez bonne part.

De Québec le 16. Septembre 1661.

L.201. De Québec, à son Fils, 10 août 1662.

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Hiroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce pais des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux chrétiens leur donnant des boissons très-violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. lls courent nuds avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouïes. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez-nous. Le naturel des Sauvages est comme cela : ils font tout ce qu’ils voient faire à ceux de leur Nation en matière de mœurs, à moins qu’ils ne soient bien affermis dans la morale Chrétienne. Un Capitaine Algonguin excellent Chrétien et le premier baptisé du Canada nous rendant visite se plaignoit disant : Onontio, c’est Monsieur le Gouverneur, nous tue, de permettre qu’on nous donne des boissons. Nous lui répondîmes : dis-lui qu’il le défende. Je lui ay déjà dit deux fois, repartit-il, et cependant il n’en fait rien : Mais priez-le vous-même d’en faire la défense, peut-être vous obéira-t’il.

C’est une chose déplorable de voir les accidens funestes qui naissent de ce trafic. Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours comme une chose qui ne tend à rien moins qu’à la destruction de la foy et de la Religion dans ces contrées. I1 a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances, parce qu’ils sont maintenus par une Puissance séculière qui a la main forte. Ils lui disent que partout les boissons sont permises. On leur répond que dans une nouvelle Église, et parmi des peuples non policez, elles ne le doivent pas être, puisque l’expérience fait voir qu’elles sont contraires à la propagation de la foy, et aux bonnes mœurs que l’on doit attendre des nouveaux convertis. La raison n’a pas fait plus que la douceur. Il y a eu d’autres contestations très-grandes sur ce sujet : Mais enfin le zèle de la gloire de Dieu a emporté notre Prélat et l’a obligé d’excommunier ceux qui exerceroient ce trafic. Ce coup de foudre ne les a pas plus étonnez que le reste : Ils n’en ont tenu conte disant que l’Église n’a point de pouvoir sur les affaires de cette nature. /258

Les affaires étant à cette extrêmité, il s’embarque pour passer en France, afin de chercher les moiens de pourvoir à ces désordres qui tirent après eux tant d’accidens funestes. Il a pensé mourir de douleur à ce sujet, et on le voit seicher sur le pied. Je croi que s’il ne peut venir à bout de son dessein, il ne reviendra pas, ce qui seroit une perte irréparable pour cette nouvelle Église, et pour tous les pauvres François/259! il se fait pauvre pour les assister, et pour dire en un mot tout ce que je conçois de son mérite, il porte les marques et le caractère d’un saint. Je vous prie de recommander, et de faire recommander à notre Seigneur une affaire si importante, et qu’il lui plaise de nous renvoier notre bon Prélat, Père et véritable Pasteur des âmes qui lui sont commises.

Vous voyez que ma lettre ne parle que de l’affaire qui me presse le plus le cœur, parceque j’y voi la majesté de Dieu déshonorée, l’Église méprisée, et les âmes dans le danger évident de se perdre. Mes autres lettres répondront aux vôtres.

L.216 De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

Mon très-cher Fils. Je reçeus l’année dernière une lettre de confiance de votre part, à laquelle je ne pus répondre, (à cause d’une grande maladie, dont il a plu à la divine Bonté de me visiter. Elle a duré près d’un an, et je n’en suis pas encore bien guérie, mais je me porte beaucoup mieux que je n’ai fait. Sa divine Majesté m’y a disposée d’une manière extraordinaire et toute aimable, en sorte que je n’ai pas été prise au dépourveu. Vous serez peut-être bien aise d’en sçavoir l’origine et les suites : je vous les dirai, afin que vous m’aidiez à louer ses divines miséricordes.

Avant que de tomber, je vis en songe Notre Seigneur attaché à la croix tout vivant, mais tout couvert de playes dans toutes les parties de son corps. Il gémissoit d’une manière très-pitoyable étant porté par deux jeunes hommes, et j’avois une forte impression qu’il alloit chercher quelque âme fidèle pour luy demander du soulagement dans ses extrêmes douleurs. Il me sembloit qu’une honnête Dame se présentoit à lui pour cet effet; mais peu après elle lui tourna le dos et l’abandonna dans ses souffrances. Pour moy, je le suivis le contemplant toujours dans ce pitoiable état, et le regardant d’un œil de compassion. Je n’en vis pas davantage, mais mon mal arrivant là dessus, il me demeura dans l’esprit une impression si forte et si vive de ce divin Sauveur crucifié, qu’il me sembloit l’avoir continuellement devant les yeux, mais qu’il ne me faisoit part que d’une partie de sa croix, quoique mes douleurs fussent des plus violentes et des plus insupportables.

Le mal commença par un flux hépatique et par un épanchement de bile par tous les membres jusques dans le fond des os, en sorte qu’il me sembloit qu’on me perçât par tout le corps depuis la tête jusques aux pieds. J’avois avec cela une fièvre continue et une colique qui ne me quittoit ni jour ni nuit, en sorte que si Dieu ne m’eût soutenue, la patience me seroit échappée, et j’aurois crié les hauts cris.

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réitérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvernoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très -sainte Vierge par un Menrorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettants dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étoient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Étant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu. Monseigneur notre digne Evêque m’en pressoit aussi, et je luy répartis que j’étois dans l’impuissance de le faire. Ce très-bon et très-charitable Prélat me fit l’honneur de me visiter plusieurs fois : le R. Père Lallemant me rendit toutes les assistances d’un bon père : La Mère de saint Athanase notre Assistante, quoiqu’elle fût chargée à mon défaut de toute la maison, voulut être mon Infirmière : Et ni elle ni aucune de mes Sœurs, quoiqu’elles me veillassent jour et nuit avec des fatigues incroyables, ne fut par la miséricorde de Dieu ni malade ni incommodée).

À présent je me porte beaucoup mieux : la fièvre m’a quittée, sinon qu’elle me reprend comme font mes douleurs, et en quelques recheutes : et toujours il me reste une grande foiblesse et un dégoût avec la colique continuelle et le flux hépatique qui ne m’a pas encore tout-à-fait quittée : Mais tout cela me paroît comme des roses en comparaison du passé. Je marche par la maison à l’aide d’un bâton. J’assiste aux observances, excepté à l’Oraison qui se fait à quatre heures du matin, parce que mes maux me travaillent un peu en ce temps-là.

Je rends grâces à Dieu de ce qu’il vous a aussi rendu votre santé, et des sentimens de patience qu’il vous a donnez en votre maladie. (Pendant le cours de la mienne sa divine i4 Majesté toujours aimable et toujours pleine de bonté en mon endroit, m’a fait la grâce et l’honneur de me tenir une aussi fidèle compagnie dans mes souffrances, qu’au temps de ma santé dans Ies emplois et dans les affaires qu’elle désire de moy. Quand une âme se rend fidèle à ses desseins, il la conduit quelquefois dans un état où rien ne la peut distraire, où tout luy est égal, et où soit qu’il faille souffrir, soit qu’il faille agir elle le fait avec une parfaite liberté des sens et de l’esprit, sans perdre cette divine présence) : mais venons à ce qui vous touche.

Vous me marquez dans votre lettre quelques points de confiance touchant vos croix intérieures. Je vous en ay obligation; car je vous diray que cela m’a servi pour aider une âme qui s’est addressée à moy, qui est dans de semblables peines depuis cinq ans. Elles ont commencé par les mêmes occasions, mais je ne sçai si elle aura la même fidélité pour combattre, et pour perséverer dans son combat : parce que son grand mal est que la volonté est attaquée : et elle l’est d’une manière si violente, qu’elle tombe assez souvent sans sçavoir ce qu’elle fait. Cela donne bien de la peine à son Directeur, qui pour éviter de plus grands inconvéniens la prive souvent de communier, et quelquefois assez long-temps, ce qui la porte à des agitations inconcevables; car elle s’en prend à Dieu par des cris et des paroles qui me font frémir. Ce que je trouve de bon en cette personne, est qu’elle est fidèle à découvrir ses playes au Médecin de son âme, ce qui me fait espérer que Dieu luy fera miséricorde, et d’ailleurs on ne peut voir une personne plus humble, plus douce, plus charitable, plus obéissante. Les peines de N. ne sont pas de cette qualité : elles sont dans l’imagination et dans l’entendement, où elle s’imagine qu’un ou plusieurs démons luy parlent continuellement, et cette imagination la trouble quelquefois de telle sorte qu’elle croit leur répondre et leur acquiescer, ce qui n’est pas : parceque sa volonté est tellement gagnée à Dieu, que le démon n’y peut faire brêche/260. Cette grande croix sera sans doute la matière de sa sanctification, car depuis le matin jusqu’au soir elle traite avec Dieu, luy donnant des marques de sa fidélité, par l’acquiescement qu’elle rend à son esprit et à sa conduite sur elle. Monseigneur notre Evêque n’a point de crainte à son égard non plus que le R. P. Lallemant, à cause de sa fidélité au regard de la tentation, et de sa soumission au regard des ordres de Dieu; et moy j’ajoute, à cause des bas sentimens de son esprit, car elle s’estime la plus misérable de la terre. Elle se recommande à vos prières, et je vous la recommande particulièrement.

Pour vous (je bénis Dieu des grâces qu’il vous fait dans la vie intérieure. O que c’est un heureux partage d’y être appellé et de s’y rendre fidèle! Prenons courage jusqu’au bout de la carrière. Les peines que vous avez expérimentées vous ont fait du bien : et de plus elles vous peuvent beaucoup servir en la conduite des âmes). C’est une conduite de Dieu assez ordinaire, de faire passer par de grandes épreuves ceux dont il se veut servir dans la conduite des autres, afin qu’ils connoissent les maladies de leurs inférieurs par leur expérience, et qu’ils y apportent des remèdes plus propres et plus convenables.

Dans la même lettre à laquelle je répons, vous me parlez de quelques points d’Oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma foiblesse me le pourra permettre. (Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. I1 y a des âmes qui ne passent pas plus avant que le premier; d’autres sont élevées jusqu’au second; d’autres enfin parviennent heureusement jusqu’au troisième. Mais en chacun de ces états il y a divers degrez ou opérations, où le Saint Esprit les élève selon qu’il luy plaît pour sa plus grande gloire, et pour leur perfection particulière, toujours avec des caresses qui n’appartiennent qu’à un Dieu d’une bonté infinie.

Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencemens avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins, où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines; mais toutes ces veues distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sçait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celuy qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

Cet état d’oraison, c’est à dire, l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencemens, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celuy qui agit l’âme, et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il luy soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle).

(Le second état de l’Oraison surnaturelle, est l’Oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enyvré l’âme des douceurs de l’Oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire; parceque les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre; parceque s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles luy manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois. Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il luy plaît de caresser et d’honorer de la sorte; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parceque les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même luy sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Épouse sacrée Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Épouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera; Nous viendrons en luy, et y ferons nostre demeure. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique).

(Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens y sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il luy faut néanmoins avoir un grand courage, parceque la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle luy parle sans peine de ses mystères et de tout ce qu’elle veut. Il luy est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité.

Je reviens au sujet qui m’a fait faire cette digression, et je dis que quand une âme est parvenue à ce dernier état, ni l’action ni les souffrances ne la peuvent distraire ou séparer de son bien-aimé. S’il faut souffrir les douleurs de la maladie, elle est comme élevée au dessus du corps, et elle les endure comme si ce corps étoit séparé d’elle-même, ou comme s’il appartenoit à un autre).

Voilà ce me semble, mon très-cher Fils, les points que vous m’avez proposez ausquels je vous répons selon ma petite expérience. (Je ne sçay pourtant Si ce que j’en ay dit est bien à propos, tant à cause de mon ignorance, que pour mon peu de loisir, joint à ma très-grande foiblesse qui ne me permet pas de faire une application forte et sérieuse à quoi que ce soit).

L.222 De Québec, à son Fils, 22 septembre 1666.

Mon très-cher Fils. Voici la réponse à votre lettre de confiance, qui m’a également consolée et édifiée. Je croy que le saint Esprit vous a donné les saints mouvemens qui vous ont tant pressé le cœur : et c’est un plus grand avantage pour votre bien que le tout se soit passé en esprit de foy, que si vous aviez eu des visions ou quelque chose extraordinaire de sensible, qui sont bien souvent sujètes à l’illusion. Il y en a pourtant de véritables qui viennent de Dieu, mais ce qui se fait en l’âme par l’opération de la foy est plus sûr et d’un plus grand mérite; et cela conserve mieux l’esprit d’humilité. Vivez donc en la possession de cette divine sagesse. J’ay bien compris tout ce que vous m’en avez écrit, (selon les petites lumières que la bonté de Dieu me donne dans la communication foncière, par laquelle elle me fait la grâce et l’honneur de me lier à elle.

Il me semble néanmoins que vous donnez une borne à l’esprit de grâce qui vous conduit, lorsque vous dites que c’est l’esprit d’oraison et d’union où vous devez vous attacher pour le reste de vos jours. Non, ne croiez pas cela à moins d’une révélation bien avérée : parceque dans ce nouvel état d’alliance où vous êtes entré avec la sagesse éternelle, si vous lui êtes fidèle vous irez toujours de plus en plus en de nouvelles communications avec elle. C’est un abysme sans fond qui ne dit jamais, c’est assez, aux âmes qu’elle possède. Je vous avouerai bien une chose que j’ay expérimentée être véritable, que dans le cours de la vie spirituelle, il y a des états où l’âme souffre de saintes inquiétudes et des impatiences amoureuses, quoi qu’il lui semble être dans la jouissance de son unique bien. Il la fait jouir, puis il se retire pour la faire courir après luy. Ce sont des jeux de cette adorable sagesse) qui est décendue du Ciel pour jouer dans le monde, et pour prendre ses divertisse-mens avec les enfans des hommes. (Ces divins états ne finissent point jusqu’à ce que cette même sagesse aiant purifié dans son feu l’âme dans laquelle elle se plaît d’habiter, elle la possède enfin parfaitement dans son fonds, où il ne se trouve plus d’inquiétude, je veux dire plus de désir, mais une paix profonde, qui par expérience est inaltérable. Je ne veux pas dire que l’on devienne impeccable, car ce seroit une illusion de le présumer, mais on jouit de la liberté des enfans de Dieu avec une douceur et tranquillité ineffable. Les embarras des affaires, les vexations des Démons, les distractions des créatures, les croix, les peines, les maladies, ni quoique ce soit, ne sçauroit troubler ni inquiéter ce fond, qui est la demeure de Dieu, et je croy qu’il n’y a que le péché et l’imperfection volontaire qui le puisse faire. Mais comme dans le Ciel outre la gloire essentielle, Dieu fait goûter aux Bien-heureux des joyes et des félicitez accidentelles pour faire éclater en eux sa magnificence divine, ainsi dans ces âmes chéries où il fait sa demeure en terre, outre cette possession foncière qu’il leur donne de lui-même, il leur fait quelque fois sentir un épanchement de joie qui est comme un avant-goût de l’état des bienheureux. Il y a bien néanmoins de la différence entre cet état foncier et cet autre accidentel, parce que ce dernier est sujet au changement et à l’altération, au lieu que le premier concentre de plus en plus l’âme dans son Dieu pour lui faire trouver un parfait repos dans une parfaite jouissance. Ces âmes ainsi avancées ont trouvé leur fin en jouissant dans leur fond de celuy qu’elles aiment; et ce qu’elles pâtissent extraordinairement hors de ce fond n’est qu’un excez de sa magnifique bonté. Quoi qu’il arrive elles sont contentes en elles-mêmes et ne veulent rien que dans l’ordre de sa très-sainte et suradorable volonté. Si elles se trouvent engagées dans les affaires temporelles, il ne leur est pas besoin de faire tant de réflexions pour trouver des raisons ou des réponses convenables en celle dont il s’agit, parceque celui qui les dirige intérieurement leur met en un moment dans la pensée ce qui est à dire ou à faire. La façon même avec laquelle elles prennent et envisagent les choses, fait voir en elles la droiture et la direction de l’esprit de Dieu. Ce n’est pas qu’elles ne se sentent portées et qu’elles ne se portent en effet à demander conseil à ceux qui les gouvernent et les dirigent sur la terre; parcque Dieu qui veut que nous nous défiions de nous-mêmes nous soumettant à ses serviteurs, se plaît à cette soumision, et veut que nous en usions de la sorte). Il est très-difficile à ces âmes qui jouissent ainsi de Dieu de rendre conte de leur intérieur, parceque l’état où elles sont est dans une extrême simplicité, et qu’elles y sont perdues en Dieu qui est l’unité, et la simplicité même.

(Jusqu’à ce que vous soiez arrivé à ce point courez et avancez sans cesse dans les embrassemens de votre divine sagesse : Elle vous arrêtera au temps de son ordonnance, et vous conduira par son esprit saint en tout ce que sa divine Majesté voudra de vous. Par ce peu de mots vous voiez que votre lettre m’est tombée entre les mains : elle n’a été veue ni ne le sera de personne, puisque vous le voulez. Si vous y prenez garde de près vous connoîtrez ma disposition présente, car répondant à l’état où vous êtes, je vous ay insensiblement dit celui où je suis par la miséricorde de celui qui nous prévient de tant de grâces.

Quant à ma disposition corporelle, je suis devenue extrêmement foible par mes grandes maladies qui ont déjà duré deux ans, durant lesquelles je me suis très-mal acquittée de ma charge : je souhaitte le repos et nia déposition, avec tranquillité néanmoins, l’esprit qui me fait la grâce de me diriger ne me permettant pas de rien vouloir que dans la conduite de ses adorables desseins sur moy). Je rends très-humbles grâces à la bonté divine de toutes celles qu’elle vous fait et qu’elle vous veut faire, si vous lui êtes fidèle : C’est un point qui me manque, car je serois bien autre que je ne suis si j’avois correspondu à toutes ses faveurs.

L.242 à son Fils, 12 octobre 1668

Mon très-cher et bien-aimé Fils,

J’ai receu vos deux dernières par les deux derniers vaisseaux, et de vos nouvelles particulières par Mesdames N. et N. qui n’avoient pas assez de bouches pour m’en dire et à nos amis, tant elles étoient ravies de vous avoir veu. Dieu soit bény de la manière dont il dispose de votre personne. Ce n’est pas vous qui choisissez vos employs et je ne m’étonne pas si vous avez été surpris du dernier que vous exercez maintenant, puisqu’en effet nous devons toujours penser de nous-mêmes ce que nous sommes en vérité. Abandonnez-vous donc à sa divine conduite, sans faire aucun regard sur vous-même, parce que vous ne vous retireriez pas de cet abîme puisque nous n’arriverons jamais jusqu’au centre de notre néant. Tout ce que je souhaite à votre égard n’est point pour vous-même, ny à cause de ce que vous m’êtes selon le sang, mais que vous soyez, autant qu’il est en vous, un digne instrument de la gloire de Dieu. Pour mon particulier je vous avoue que mes véritables sentimens sur vous et sur moy sont d’appréhender l’élévation, et sur la nouvelle que j’ay apprise de l’honneur que vos révérends Pères vous ont fait de vous élever à la charge que vous avez à présent, j’ay commencé de craindre, mais ayant fait réflexion devant Dieu sur cette matière, mon esprit s’est arresté par une pensée qui m’a consolée : que les serviteurs de Dieu se laissent conduire à son Esprit, et que si Dieu ne vous vouloit pas en cet employ, ils n’auroient pas jetté les yeux sur vous.

Voilà, mon très-cher Fils, ce qui s’est passé en moy dans cette occasion, ensuite dequov je me suis laissée aller à traiter avec notre divin Sauveur sur la fidélité de ses promesses : sa Bonté m’avoit fait l’honneur et la miséricorde de me promettre en vous quittant pour son amour, et pour obéir à ce qu’elle demandoit de moy, qu’elle auroit soin de vous. Voyez, mon très-cher Fils, si vous n’expérimentez pas la vérité et l’effet de ses divines promesses. Pourquoy vous et moy aurions-nous soin de nous-mêmes pour vouloir cecy ou cela? Tenons-nous toujours au dernier lieu et cachez dans notre poussière. Notre divin Maître qui nous trouvera là, nous en retirera si c’est pour sa gloire et pour notre bien, car il est si bon qu’en voulant sa gloire, il veut aussi notre bien et notre santification, je l’ay toujours éprouvé. Etudiez-vous à considérer ses saintes démarches et sa conduite sur vous dans tous les états de votre vie et vous connoîtrez cette vérité qui seroit `d capable de faire fondre tous les cœurs d’amour pour un Dieu si libéral et si magnifique...

L.243 De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

Pour moy, mon très-cher Fils,]

Je n’ay plus de paroles aux pieds de la divine Majesté. Mes oraisons ne sont autres que ces mots : Mon Dieu, mon Dieu, soyez béni, ô mon Dieu. Mes jours et mes nuits se passent ainsi, et j’espère que sa Bonté me fera expirer en ces mots, et qu’elle me fera mourir comme elle me fait vivre. J’ay dit en ces mots, je diray mieux en ces respirs qui ne me permettent pas de faire aucun acte et je ne sçay comme il faut dire quand il est question de parler des choses aussi nues et aussi simples que celles-cy qui consomment mon âme dans son souverain et unique bien, dans son simple et unique tout.

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans sçavoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne croy pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celuy qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celuy de l’amour et de la confiance. Quand je pense néanmoins que je suis pécheresse et que par le malheur de cette condition je puis tomber en tel état que je serois privée de l’amitié de mon Dieu, je suis humiliée au-delà de 8 ce qui se peut imaginer et je me sens saisie d’une? crainte que ce malheur ne m’arrive. Si cette crainte étoit de durée, je ne pourrois ny vivre ny subsister, parce qu’elle regarde la séparation d’un Dieu d’amour et de bonté dont j’ay receu plus de grâces et de miséricordes qu’il n’y a de grains de sable dans la mer. Mais la confiance par un 8 seul regard dissipe cette crainte et, me détournant la veue d’un objet si funeste me fait abandonner «entre les bras de mon céleste Époux pour y prendre mon repos.

Je me sens encore puissamment fortifiée de la protection de la très Sainte Vierge qui est notre divine supérieure, par le choix spécial et le vœu solemnel que notre communauté en a fait depuis plusieurs années. Cette très divine Mère nous assiste sensiblement, elle nous donne un secours continuel dans nos besoins», elle nous conserve comme la prunelle de son œil. C’est elle qui soutient notre famille d’une manière secrète, mais efficace; c’est elle qui fait toutes nos affaires; c’est elle qui nous a relevées de notre incendie et d’une infinité d’autres accidens sous le poids desquels nous devions naturellement are accablez. [Comme nous n’avons pu avoir des religieuses de France, elle nous a donné six novices qui sont toutes de très bons sujets capables de nous aider à soutenir le poids de nos fonctions qui croissent de jour en jour]. Qui puis-je craindre sous les ailes d’une si puissante et si aimable protectrice?

[Remerciez la divine Bonté et cette Sainte Mère de leur assistance sur notre petite communauté et sur moy en particulier qui suis la plus infirme et la plus imparfaite de toutes.]

L.263 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 17 septembre 1670.

[...]

Mais je viens à moy-même, mon très-cher Père; que vous diray-je de cette pauvre pécheresse qui est toujours telle que vous l’avez connue? je vous puis assurer que dans mon estimative, je mc trouve remplie de défauts qui n’ont point de pareil. Ce sont de certaines vertus, qui me manquent dans ma conduite intérieure pour arriver au point où Dieu me veut; je me voy dans l’impuissance de m’élever dans des pratiques qui me sont obscures, et que je ne connois quasi point : et je me sens dans une pauvreté qui m’anéantit sous son poids aux pieds de sa divine Majesté. Avec tout cela Dieu fait compâtir avec cet état celuy d’union qui me tient liée à sa divine Majesté il y a plusieurs années, sans en sortir un seul moment. Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre; et qui a néanmoins la veue de celuy à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état; et c’est sa grâce prédominante. Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela luy est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions ny d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foy où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames.

L.267. à son Fils, 25 septembre 1670

[...] Je vous diray avec simplicité, mon très-cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. (Je me voy remplie de tant d’infidélitez et de misères, et j’en suis si souvent anéantie devant Dieu et si petite à mes yeux [pour ce dernier il m’est continuel] que je ne sçai comment y apporter remède, parceque je voy mes imperfections dans une obscurité qui n’a point d’entrée ni d’issue. Me voilà à la fin de ma vie, et je ne fais rien qui soit digne d’une âme qui doit bien-tôt comparoître devant son Juge. Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moymême de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une foy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent et s’anéantissent dans ce fond, où) Dieu même agit et où son divin esprit opère. (La foy fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec paix et tranquillité), ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moy. (Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parceque ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire : Aujourd'huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis). Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, (et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. La psalmodie qui est un exercice réglé, ne m’incommode point, mais plutôt elle me soulage. Je suis et pratique encore sans peine les autres exercices de la régularité, et tant s’en faut que mon occupation intérieure m’en détourne, qu’au contraire, il me semble que tout mon intérieur se porte à les garder parfaitement). Mais je m’arrête trop à moy-même, mon très-cher Fils, revenons à ce qui vous touche.

(Prenez votre plaisir dans les emplois que Dieu vous donne, vous y trouverez votre santification, et Dieu aura soin de vous par tout. Soiez élevé, soiez abaissé, pourveu que vous soiez humble, vous serez heureux et toujours bien). Je comprend les emplois de votre charge et toutes ses dépendances; je n’y voy rien qui ne soit saint, et qui par conséquent ne soit capable de vous santifier.

(Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appeliez saillies de jeunesse : il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement), j’ay eu des sentimens de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appellé en Religion, (je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutit à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. Une fois le diable me donna une forte tentation que s’en étoit fait, par de certains accidens dont il remplit mon imagination : je croiois que tout cela étoit véritable, en sorte que je fus contrainte de sortir de la maison, pour me retirer à l’écart. Je pensé alors mourir de douleur : mon recours néanmoins fut à celui qui m’avoit promis d’avoir soin de vous). Peu après j’apris votre retraite du monde dans la sacrée Religion, ce qui me fit comme resusciter de la mort à la vie. Admirez la bonté de Dieu mon très-cher Fils; il me donne les mêmes impressions qu’à vous touchant les grâces qu’il m’a faites : (Je me voy continuellement comme étant par miséricorde dans la maison de Dieu). Il me semble que j’y suis inutile; que (je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Sœurs; que je suis la plus ignorante du monde; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, ny pensées de vanité ny de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt). (Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentimens si semblables; je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre.)

(Quant au vœu de la plus grande gloire de Dieu, vous avez les mêmes difficuitez qu’avoit sainte Thérèse. Celuy qu’elle avoit fait étoit général et sans restriction, ce qui la jettoit dans de fréquens scrupules. Cela obligea son Directeur, qui n’en avoit pas moins qu’elle de luy en écrire une formule que je vous envoie, et à laquelle le R. P. Lallemant a jugé à propos que je me tienne. Je l’avois aussi fait général, sçavoir de faire et de souffrir tout ce que je verrois être à la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection : comme aussi de cesser de faire et de souffrir ce que je verrois y être contraire : j’entendois le même de la pensée. J’ay continué l’usage de ce vœu ainsi conçu plusieurs années, et je m’en trouvois bien; mais depuis que ce Révérend Père eut veu cette formule dans les Chroniques du mont-Carmel, il désira que je la suivisse. Vous voiez par là, qu’il faut avoir de la direction dans la pratique de ce vœu qui n’est pas si étendu dans la formule que je vous envoie, que dans les sentimens que vous en avez. Voici cette formule :

Vœu de la plus grande perfection ou de la plus grande gloire de Dieu réduit en pratique, et donné à sainte Thérèse pour l’exempter de tout scrupule, elle et ses Confesseurs.

Promettre à Dieu d’accomplir tout ce que votre Confesseur après l’avoir interrogé en confession vous répondra et déterminera que c’est le plus parfait; et que vous soiez alors obligée de luy obéir et de le suivre : mais cette obligation doit supposer trois conditions. La première, que votre Confesseur soit informé de ce vœu, et qu’il sçache que vous l’avez fait. La seconde que ce soit vous-même qui luy proposiez les choses qui vous sembleront être de plus grande perfection, et que vous luy en demandiez son sentiment, lequel vous servira d’ordonnance. La troisième, qu’en effet la chose qui vous sera spécifiée soit pour vous de plus grande perfection. Alors ce vœu qui sera ainsi conditionné vous obligera fort raisonnablement au lieu que celuy que vous aviez fait auparavant par un excès de ferveur, supposoit une trop grande délicatesse de conscience, et vous exposoit aussi bien que vos Confesseurs à beaucoup de troubles et de scrupules).

Voilà mon très-cher Fils, le vœu général modéré et restraint par la formule; mais de quelque manière que vous le preniez je voy bien qu’il vous causeroit de l’inquiétude, ainsi je ne vous conseillerois pas de le faire. Il y faut suivre les mouvemens intérieurs avec une grande fidélité, et vous pourriez vous jetter dans les excès et extrêmitez que vous dites.

L.274 à son Fils, 8 octobre 1671

Mon très-cher Fils. (Puisque vous désirez que je vous donne quelque éclaircissement sur ce que je vous ay dit dans mes écrits touchant le mystère de la très -sainte Trinité, je vous diray que lorsque cela m’arriva, je n’avois jamais été instruite sur ce grand et suradorable mystère : Et quand je l’aurois lu et relu, cette lecture ou instruction de la part des hommes ne m’en auroit pu donner une impression telle que je l’eus pour lors, et qu’elle m’est demeurée depuis. Cela m’arriva par une impression subite; qui me fit demeurer à genoux comme immobile. Je vis en un moment ce qui ne se peut dire ni écrire, qu’en donnant un temps ou un intervalle successif pour passer d’une chose à une autre. En ce temps-là mon état étoit d’être attachée aux sacrez mystères du Verbe incarné. Les cinq heures de temps se passoient à genoux sans me lasser ni penser à moy, l’amour de ce divin Sauveur me tenant liée et comme transformée en lui. Dans l’attrait dont il est question, j’oubliai tout, mon esprit étant absorbé dans ce divin mystère, et toutes les puissances de l’âme arrêtées et souffrantes l’impression de la très-auguste Trinité sans forme ni figure de ce qui tombe sous les sens. Je ne dis pas que ce fut une lumière, parce que cela tombe encore sous les sens; et c’est ce qui me fait dire impression, quoique cela me paroisse encore quelque chose de la matière; mais je ne puis m’exprimer autrement, la chose étant si spirituelle, qu’il n’y a point de diction qui en approche. L’âme se trouvoit dans la vérité et entendoit ce divin commerce en un moment sans forme ni figure. Et lorsque je dis que Dieu me le fit voir, je ne veux pas dire que ce fut un acte, parce que l’acte est encore dans la diction et paroît matériel, mais c’est une chose divine qui est Dieu même. Le tout s’y contemploit, et se faisoit voir à l’âme d’un regard fixe et épuré, libre de toute ignorance et d’une manière ineffable. En un mot l’âme étoit abysmée dans ce grand Océan où elle voioit et entendoit des choses inexplicables. Quoique pour en parler il faille du temps, l’âme néanmoins voioit en un instant le mystère de la génération éternelle, le Pere engendrant son Fils, et le Père et le Fils produisant le saint Esprit, sans mélange ni confusion. Cette pureté de production et de spiration est si haute, que l’âme quoiqu’abysmée dans ce tout, ne pouvoit produire aucun acte, parceque cette immense lumière qui l’absorboit la rendoit impuissante de lui parler. Elle portoit dans cette impression la grandeur de la Majesté qui ne lui permettoit pas de lui parler; et quoi qu’ainsi anéantie dans cet abysme de lumière, comme le néant dans le tout, cette suradorable Majesté l’instruisoit par son immense et paternelle bonté, sans que sa grandeur fut retenue par aucun obstacle de ce néant, et elle lui communiquoit ses secrets touchant ce divin commerce du Père au Fils, et du Père et du Fils au saint Esprit, par leur embrassement et mutuel amour; et tout cela avec une netteté et pureté qui ne se peut dire. Dans cette même impression j’étois informée de ce que Dieu fait par lui-même dans la communication de sa divine Majesté dans la suprême Hiérarchie des Anges composée des Chérubins, des Séraphins et des Trônes, lui signifiant ses divines volontez par lui-même immédiatement et sans l’interposition d’aucun esprit créé. Je connoissois distinctement les raports qu’il y a de chacune de ces trois personnes de la très-auguste Trinité dans chacun des chœurs de cette suprême Hiérarchie; la solidité inébranlable des pensées du Père dans les uns qui de là sont appellez Trônes; les splendeurs et les lumières du Verbe dans les autres qui en sont nommez Chérubins; et les ardeurs du saint Esprit dans les autres, qui pour ce sujet sont appellez Séraphins : Et enfin que la très-sainte Trinité en l’unité de sa divine essence se communiquoit à cette Hiérarchie, laquelle ensuite manifestoit ses volontez aux autres esprits célestes selon leurs ordres.

Mon âme étoit toute perdue dans ces grandeurs, et la veue de ces grandes choses étoit sans interruption de l’une à l’autre. Dans un tableau où plusieurs mystères sont dépeints, on les voit en gros, mais pour les bien considérer en détail, il faut s’interrompre : mais dans une impression comme celle-cy l’on voit tout nettement, purement, et sans interruption. J’expérimentois enfin comme mon âme étoit l’image de Dieu), que par la mémoire elle avoit rapport au Père éternel, par l’entendement au Fils le Verbe divin, et par la volonté au saint Esprit : et que comme la très-sainte Trinité étoit trine en personnes, et une en essence; ainsi l’âme étoit trine en ses puissances et une en sa substance.

Il me fut encore montré, qu’encore que la divine Majesté ait mis de la subordination dans les Anges pour recevoir l’illumination les uns des autres, néanmoins quand il lui plaît elle les illumine par elle-même selon ses adorables volontez, ce qu’elle fait pareillement à quelques âmes choisies en ce monde; Et quoique je ne sois que boue et fange, mon âme avoit une certitude qu’elle émit de ce nombre. Cette veue m’étoit si claire qu’encore que je fusse certaine que je n’étois qu’un néant, je n’en pouvois douter (Ainsi se termina cette grande lumière qui me fit changer d’état.

Le reste de cette vision est comme vous l’avez veue en son lieu : mais vous remarquerez, s’il vous plaît, que ces grandes choses ne s’oublient jamais, et j’ay encore celles-cy aussi récentes que lors qu’elles arrivèrent. Pour les termes, ils sont sans étude, et seulement pour signifier ce que mon esprit me fournit, mais ils sont toujours au dessous des choses, parce qu’il ne s’en peut trouver d’autres pour les mieux exprimer.

[...]

(Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous diray que quelque sujet d’Oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je luy parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans luy parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme luy parle conformément à cela. [Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions.] S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela. j’ay dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberois, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’apperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que luy seul luy peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche : Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme. Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec luy à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah! que c’est un grand tourment. Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.)

Quand je vous ai dit cy-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. Je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manqueray pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étois auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais.

Vous avez raison de faire le jugement que vous faites du vœu de la plus grande gloire de Dieu, et de plus grande perfection de sainte Thérèse. J’ai tiré le papier que je vous ai envoyé des Chroniques du Mont-Carmel, qui disent que dans les commencemens elle avoit fait ce vœu absolument et sans restriction. Pour celui due j’ai fait, tout y est compris, et je ne l’ai point entendu stutrement, et cela pour toute ma vie. Le R. Père Lallemant me permet de le renouvellcr de temps en temps comme nous faisons nos vœux de Religion. Il eut envie que je fisse comme il est porté dans ce papier, mais je tâche de me tenir à ce que j’ai fait, et par la miséricorde de Dieu cela ne me cause point de scrupule : si je fais des fautes ou des imperfections sans y penser, j’espère que Dieu tout bon et tout miséricordieux ne me les imputera pas à faute contre mon vœu : il m’assiste pour n’en pas faire sciemment; tout cela par miséricorde, parce que de moy je suis une pauvre et une grande pécheresse : c’est pourquoi priez pour ma conversion.

JEAN DE BERNIÈRES



PRÉSENTATION

Jean de Bernières est le mystique accompli cofondateur de la filiation passant par madame Guyon. Il est au cœur du «premier nœud» normand tandis qu’elle sera au cœur du second nœud parisien.

Jean de Bernières naquit dans une famille de la haute bourgeoisie normande : en bon franciscain de cœur, il aurait voulu se débarrasser de sa fortune, mais sa famille s’y refusant, il en fit un large usage. Au-delà de ses dons, il impliquait sa personne : son amour des pauvres était tel qu’il les portait sur son dos jusqu’à l’hôpital de la bonne ville de Caen, suscitant l’hilarité.

Il hérita d’une charge de receveur général des impôts et s’en acquitta de 1631 à 1653 à la satisfaction générale. En 1639-1640, en tant que notable impliqué par sa charge, il dut faire face aux évènements de la révolte des nu-pieds qui, menacés de la gabelle, attaquèrent les maisons des receveurs. Cette révolte fut horriblement réprimée par le chancelier Séguier dont on sait qu’il notait sur son carnet jour après jour le nombre de pendus pour l’exemple… On raconte que Bernières allait à cheval prévenir les paysans de la répression imminente.

Quelques histoires personnelles sont édifiantes ou comiques, par exemple celle où Bernières contracte un mariage blanc dans un but très saint. Madame de la Peltrie (-1671), veuve aussi généreuse qu’originale, voulait donner son argent à une foundation en Nouvelle-France incluant un projet d’expédition imaginée pour aller convertir les Indiens d’Amérique, mais sa famille s’y opposait. Un religieux suggéra un expédient : un mariage simulé libérerait la dame. La proposition fut présentée à M. de Bernières et ce « fort honnête homme qui vivait dans une odeur de sainteté » demanda conseil à son directeur261 :

Celui qui le décida fut le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô […] Finalement Bernières se décida, sinon à contracter mariage […] du moins à se prêter au jeu […] en faisant demander sa main. […] La négociation réussit trop bien à son gré. Au lieu de lui laisser le temps de réfléchir, M. de Chauvigny [le père], tout heureux de l’affaire « faisait tapisser et parer la maison pour recevoir et inspirait à sa fille les paroles qu’elle lui devait dire pour les avantages du mariage262.

On voit là combien le Père Chrysostome pouvait, malgré son austérité, être large d’esprit, et la liberté de tous dans cette affaire qui va prendre une pente assez comique. En vue du grand voyage au Canada, ils partent chercher deux sœurs à Tours, dont la grande Marie de l’Incarnation (1599-1672)263, puis supportent une présentation à la Cour et un séjour à Paris :

Le groupe comprenait sept personnes, madame de la Peltrie et Charlotte Barré, M. de Bernières avec son homme de chambre et son laquais, et les deux Ursulines dont Marie de l’Incarnation, qui écrit : « M. de Bernières réglait notre temps et nos observances dans le carrosse, et nous les gardions aussi exactement que dans le monastère. […] À tous les gîtes, c’était lui qui allait pourvoir à tous nos besoins avec une charité singulière […] Durant la dernière journée de route, M. de Bernières s’était senti mal : il arriva à Paris pour se coucher. » Madame de la Peltrie joua jusqu’au bout la comédie du mariage : « elle demeurait tout le jour en sa chambre, et les médecins lui faisaient le rapport de l’état de sa maladie et lui donnaient les ordonnances pour les remèdes ». Madame de la Peltrie et la sœur de Savonnières s’amusaient beaucoup de cette comédie. M. de Bernières un peu moins264.

Finalement partant de Dieppe, la flotte du printemps 1639 emporta Mme de la Peltrie, fondatrice temporelle de la communauté ursuline du Québec, et Marie de l’Incarnation qui allait animer cette communauté :

Marie de l’Incarnation est encore sous le coup du ravissement qu’elle vient d’avoir en la chapelle de l’Hôtel-Dieu. M. de Bernières monta dans la chaloupe avec les partantes […] mais on lui conseilla de demeurer en France afin de recueillir les revenus de Madame de la Peltrie, pour satisfaire aux frais de la fondation265.

Bernières, resté en France malgré son ardent désir de partir en mission, gérera les ressources pour les missions de Nouvelle-France pendant les vingt années qui suivront le voyage de fondation. Il aura une longue correspondance (malheureusement perdue) avec Marie de l’Incarnation, aînée mystique qui lui permit de progresser et de sortir de ses limitations.

Bernières lui même eut maille à partir avec sa famille pour des questions financières : faisant partie du Tiers-Ordre franciscain, il voulait faire donation de ses biens. Sa famille résistait. Il se plaignait : « Ma belle-sœur fait de son mieux pour empêcher que je ne sois pauvre ; elle me fait parler pour ce sujet par de bons religieux […] il n’y a plus moyen d’être pauvre »266. Pour ses dernières années, il trouva un accord : il ne vécut plus que de ce que lui donnait sa famille, c’est-à-dire très pauvrement et sans confort. Il déclarait, enfin satisfait : « J’embrasse la pauvreté quoiqu’elle m’abrège la vie naturelle »267.

Il était insensible aux différences sociales. Ses serviteurs n’étaient pas pour lui de simples laquais, mais de véritables frères en Jésus-Christ. Son valet le considérait comme son père spirituel :

Vous êtes mon maître, je vous dois tout dire comme à mon père spirituel – Vous le pouvez, lui dis-je, car je vous aime en Jésus-Christ, et je vous ai tenu auprès de moi, afin que vous fussiez tout à lui 268.

Jean mourut au printemps 1659. Comme il avait en esprit le souvenir de l’agonie douloureuse de son confesseur Jean-Chrysostome, il était très angoissé par la mort et par l’idée qu’il pouvait être damné. En fait, usé par une vie suractive, il fut exaucé par sa fin heureusement rapide :

Il avait pourtant peur de la mort […] Une tradition de famille rapportait qu’il demandait toujours à Dieu de mourir subitement […] Le 3 mai 1659 […] rentré à l’Ermitage, le soir venu, il se mit à dire ses prières. Son valet de chambre [Denis Roberge] vint l’avertir qu’il était temps pour lui de se mettre au lit. Jean lui demanda un peu de répit, et continua de prier269.

Son valet de chambre ne s’en aperçut [de sa mort] qu’en l’entendant tomber sur son prie-Dieu270.

Mectilde du Saint-Sacrement271 écrit à ce propos :

Sa mort et sa maladie n’ont duré qu’un quart d’heure. Sans être aucunement malade, sur les 9 heures du soir, samedi, 3e de mai […] Il se souviendra de nous. Il nous aimait 272.

(i)L’intériorité

Nous sont parvenues près de deux cents lettres éditées et datées à partir de 1641, qui tracent son parcours spirituel273. Les dix-huit années couvertes par cette correspondance témoignent de la rencontre avec Mectilde / Catherine de Bar dès 1643 (on a malheureusement perdu la correspondance avec Marie de l’Incarnation), puis de la mort du P. Chrysostome en 1646, année où débute la construction du bâtiment de l’Ermitage achevé deux années plus tard ; enfin, c’est la disparition de son ami Gaston de Renty en 1649 : Jean prend alors la responsabilité de la Compagnie du Saint-Sacrement.

Presque aveugle à la fin de sa vie, Bernières dictait sa correspondance à un prêtre qui vivait chez lui. Compilé après sa mort, le Chrétien intérieur a été composé hâtivement à partir de ces lettres.

Les années de jeunesse sont pleines de culpabilité et de tension : Bernières appartenait à la confrérie de la “sainte Abjection” fondée par Jean-Chrysostome, et même si ce dernier terme traduit à l’époque reconnaissance et soumission devant la grandeur divine, nous préférons ce qui nous est parvenu des années de maturité où, peut-être grâce à Marie de l’Incarnation, Bernières a évolué de l’abjection vers l’abandon.

Dans les dernières années, il atteint la grande simplicité :

Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être, Dieu est et vit, et cela me suffit […] Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire.274

L’oraison est le fondement de sa vie :

L’oraison est la source de toute vertu en l’âme ; quiconque s’en éloigne tombe en tiédeur et en imperfection. L’oraison est un feu qui réchauffe ceux qui s’en approchent, et qui s’en éloigne se refroidit infailliblement.275

Il en décrit plusieurs sortes, et propose surtout l’oraison passive dans laquelle il a vécu toutes ses dernières années. Celle-ci met l’âme dans « une nudité totale pour la rendre capable de l’union immédiate et consommée », écrit-il à sa sœur Jourdaine :

[L’âme] ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu […] En cet état, il faut laisser opérer Dieu et recevoir tous les effets de sa sainte opération par un tacite consentement dans le fond de l’âme.276

Cette oraison ne peut donc s’appuyer que sur un absolu renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu : aucune satisfaction ne doit être donnée à la « nature », si peu que ce soit. Ce principe a couramment donné lieu à des outrances ascétiques qui ne sont plus de notre époque : l’amour de la souffrance et l’intense culpabilité vis-à-vis de la “nature” nous choquent. Mais ici la raison de cette rigueur est beaucoup plus profonde : il s’agit de laisser la grâce, la présence de Jésus-Christ, gouverner toutes les actions humaines :

Ce qui est purement naturel ne plaît pas à Dieu ; [il] faut que la grâce s’y trouve afin que l’action lui soit agréable et qu’elle nous dispose à l’union avec lui.277

C’est un moyen très utile pour l’oraison de s’accoutumer à ne rien faire que par le mouvement de Dieu. Le Saint-Esprit est dans nous, qui nous conduit : il faut être poussé de lui avant que de rien faire […] L’âme connaît bien ces mouvements divins par une paix, douceur et liberté d’esprit qui les accompagne, et quand elle les a quittées pour suivre la nature, elle connaît bien, par une secrète syndérèse [remords de conscience] qu’elle a commise une infidélité.278

La charité en particulier ne doit s’appuyer que sur cette vie intérieure profonde. Contrairement au volontarisme de sa jeunesse, Bernières se méfie de toute action qui ne serait pas dictée par un mouvement de la grâce :

Ne vous embarrassez point des choses extérieures sans l’ordre de Dieu bien reconnu, si vous n’en voulez recevoir de l’affliction d’esprit et du déchet dans votre perfection. […] Oh, que la pure vertu est rare ! Ce qui paraît le meilleur est mélangé de nature et de grâc279.

Les Lettres à l’ami intime 280 sont les plus belles et Bernières s’y dévoile : bien que son ami (probablement Jacques Bertot) soit plus jeune, Bernières a trouvé un être à qui il peut confier librement ses états les plus profonds :

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] 

Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même…281.

Après avoir cru l’abjection supérieure à tout, et pratiqué l’humiliation de soi devant Dieu avec une austérité extrême, dans ses dernières années, il prend conscience que l’abandon est la clé de tout et, dans sa joie, lui compose un hymne :

Ô cher abandon, vous êtes à présent l’objet de mon amour, qui dans vous se purifie, s’augmente et s’enflamme. Quiconque vous possède, ressent et goûte les aimables transports d’une grande liberté d’esprit. […]

Ô cher abandon, vous êtes la disposition des dispositions, et toutes les autres se rapportent à vous. Bienheureux qui vous connaît, car vous valez mieux que toutes les grâces et toute la gloire de la terre et du ciel. Une âme abandonnée à un pur regard vers Dieu n’a du ressentiment que pour ses intérêts, n’a point de désir, même des croix et de l’abjection : elle abandonne tout pour devenir abandonnée. Peu de paroles ne peuvent expliquer les grands effets que vous produisez dans un intérieur, qui n’est jamais parfaitement établi en Dieu s’il ne l’est en vous. Vous le rendez insensible à toutes sortes d’accidents, rien que votre perte ne le peut affliger.

Vous êtes admirable, mon Dieu, vous êtes admirable dans vos saintes opérations, et dans les ascensions que vous faites faire aux âmes que vous conduisez de lumière en lumière avec une sainte et divine providence qui ne se voit que dans l’expérience. Il me semblait autrefois que la Grâce de l’amour de l’abjection était comme la dernière ; mais vous m’en découvrez d’autres qui me font monter l’âme plus haut. […]

Ô cher abandon, vous êtes le bon ami de mon cœur, qui pour vous seul soupire. Mais quand pourrai-je connaître que je vous posséderai parfaitement ? Ce sera lorsque la divine Volonté régnera parfaitement en moi. Car mon âme sera établie dans une entière indifférence au regard des événements et des moyens de la perfection, quand elle n’aura point d’autre joie que celle de Dieu, point d’autre tristesse, d’autre bonheur, d’autre félicité. […] 282.

(ii)Le directeur de conscience

Comme cela était possible à cette époque, ce laïc très respecté dirigea des clercs comme des laïcs : on le considéra comme « directeur des directeurs de conscience283 ». Il créa un « hôpital » un peu particulier pour accueillir ses amis d’oraison, maison qu’il fit construire « au pied » du couvent de Jourdaine. Il en parlait avec humour :

Il m’a pris un désir de nommer l’Ermitage l’hôpital des Incurables, et de n’y loger a avec moi que des pauvres spirituels […] Il y a à Paris un hôpital des Incurables pour le corps, et le nôtre sera pour les âmes 284.

Je vous conjure, quand vous irez en Bretagne, de venir me voir ; j’ai une petite chambre que je vous garde : vous y vivrez si solitaire que vous voudrez ; nous chercherons tous deux ensemble le trésor caché dans le champ, c’est-à-dire l’oraison 285.

Dans une lettre du 29 mars 1654, il précise le but de ces réunions d’amis :

C’est l’esprit de notre Ermitage que d’arriver un jour au parfait néant, pour y mener une vie divine et inconnue au monde, et toute cachée avec Jésus-Christ en Dieu.











CHOIX DANS LA CORRESPONDANCE (1646-1659) 286

6 MARS 1646 JE SUIS BIEN ÉLOIGNÉ DE VOUS CONSEILLER DE DESCENDRE DE LA CROIX. -- DIEU TOUT SEUL SUFFIT À L’ÂME, PUISQU’IL EST SUFFISANT À SOI-MÊME…

Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. […] ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «Courage, notre cher Frère; encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.»

Dieu tout seul suffit à l’âme, puisqu’il est suffisant à soi-même. Si nous étions établis comme il faut, dans le pur amour, nous ne voudrions rien posséder avec Dieu, crainte de le posséder moins purement. Mais parce que nous avons des attaches secrètes aux lumières, aux goûts et à la félicité sensible, quand Dieu demeure seul dans nos cœurs, nous ne pouvons être satisfaits, si nous ne sentons la satisfaction de sa présence. Que toutes vos peines cessent, et au lieu de crier miséricorde comme si Dieu vous abandonnait, que votre âme magnifie le Seigneur, et qu’elle se réjouisse en lui seul. Car Il fait de grandes choses en vous en cet état de souffrances intérieures. Il y opère par une Providence spéciale la pureté de son amour, dont le moindre degré vaut mieux que la possession de toutes les créatures.

À la lecture de vos lettres j’ai remercié la divine Bonté des faveurs qu’elle vous départit au travers de toutes ces angoisses et obscurités d’esprit. Et je vous avoue qu’au lieu de vous soulager, si je pouvais augmenter vos peines, je le ferais pour donner lieu de croître en la pureté d’amour. Je suis bien éloigné de vous conseiller de descendre de la croix. Je vous y attacherais davantage si je pouvais. N’attendez de moi que de véritables effets d’amitié et non de vaines tendresses.

[...] Je vous avoue, ma chère sœur que depuis peu, je conçois beaucoup de choses de la vie dont je parle. Vous en avez l’expérience. C’est pourquoi je ne vous en dis pas davantage, si non qu’il faut une rare fidélité pour mener sans discontinuation une si belle vie. C’est ce que nous apprenait notre très cher père287, par toutes les maximes de perfection qu’il nous a laissées : de tendre à l’abjection, à la solitude, à la mort de toutes choses, d’anéantir en nous tout esprit humain et mondain, de ne vouloir que Dieu et la croix. Ma très chère sœur, ce cher Père me sert encore si puissamment, que la lecture des avis qu’il lui a plu me donner me met toujours en ferveur. Jamais je ne fus plus résolu de travailler de la bonne manière à la pure vertu et bonne mortification que je suis. Il me souvient que dans les dernières lignes qu’il m’écrivait, il mettait : «? Courage, notre cher Frère? encouragez-vous les uns les autres à la sainte perfection. Ô que Dieu a peu de vrais et de fidèles serviteurs! Tendez à la pureté vers Dieu.?» Je finirai de même cette lettre. Encourageons-nous les uns les autres pour cet effet. N’ayons rien de réservé et soyons dans une pleine et entière communication de nos dispositions et des grâces que Dieu nous fera, avec simplicité et sans réflexion. Et puis quel moyen de prendre conseil les uns des autres sans cela?

JANVIER1647  J’AI ÉTÉ DANS DES OUBLIS DE DIEU SI GRAND QU’ILS VOUS ÉTONNERAIENT TRÈS FORT. -- MA TRÈS CHÈRE SŒUR, IL Y A SI LONGTEMPS QUE JE DÉSIRE VOUS ÉCRIRE DEUX MOTS…

Ma très chère sœur, il y a si longtemps que je désire vous écrire deux mots que je m’y veux contraindre, mon mal m’en ayant empêché et ma fièvre ne me permettant aucun travail. Vos chères lettres m’ont été rendues ce matin et m’ont beaucoup consolé. J’adorais peu auparavant l’Essence divine et les infinies perfections de Dieu. Je commence à sortir de mon état où j’ai été plus de cinq semaines. Mon corps qui se corrompait appesantissait mon âme ou plutôt l’anéantissait, car elle semblait être réduite au néant et à une entière impuissance de connaître et d’aimer Dieu, dont elle n’avait, ce semble, aucun souvenir, sinon que je me souvenais de ne m’en souvenir pas. Et me voyant dans un état d’incapacité, je demeurais sans autre vue que de mon néant et de la profondeur de la misère et de l’impuissance d’une âme que Dieu délaisse et qu’Il laisse à elle-même. Ce seul sentiment occupait mon âme, et mon néant m’était, ce me semble, connu plus par une certaine expérience que par une abondance de lumière. Jusques à ce que Dieu mette l’âme en cet état elle ne connaît pas bien son infirmité, elle découvre mille fausses opinions et estimes qu’elle avait d’elle-même, de ses lumières, de ses sentiments, de ses faveurs. Elle voit qu’elle y avait un appui secret et n’aperçoit cela que quand tout lui est ôté, et que rien ne retourne comme auparavant. Ce qui s’est passé en moi sont des effets d’une maladie naturelle qui néanmoins m’ont réduit au néant et beaucoup humilié. J’ai été dans des oublis de Dieu si grands qu’ils vous étonneraient très fort. Et vous ne croiriez pas qu’une âme qui connaît Dieu et qui a reçu tant de témoignages sensibles de son Amour entrât dans une si grande et si longue privation d’Amour actuel, par pure infidélité et faute de réveiller par quelque petit effort son assoupissement. Quelle différence de ma dernière maladie à la présente. Mon âme était dans celle-là toute enflammée, lumineuse, vigoureuse, supérieure à son corps. L’on entrevoit son néant et son infirmité dans l’oraison, mais les lumières d’icelles et les douceurs empêchent qu’on ne la voie comme il faut. Dieu la fait sentir quelquefois et toucher comme palpablement par l’accablement qui arrive à l’âme. Il ne régnait en moi que des sentiments d’impatience. Par la grâce de Dieu, je n’y consentais pas toujours, mais je n’étais plein que de cela.



15 FÉVRIER 1647 SOYEZ DONC COMME UNE PETITE BOULE DE CIRE ENTRE SES MAINS, ET SOYEZ CONTENTE DE SES DIVINES DISPOSITIONS. -- MA TRÈS CHÈRE SŒUR, ME VOICI DE RETOUR À CAEN ENCORE MALADE…

Sans doute, ma très chère sœur, que ce me serait grande consolation que vous fussiez ici, afin que nous puissions parler de ce que nous avions ouï dire à notre bon Père [Chrysostome] et nous entretenir de ses saintes Maximes, en la pratique desquelles l’âme se nourrit et se perfectionne! Mais il faut vouloir ce que Dieu veut, et quoi que vous soyez très éloignée de moi, vous ne laisserez pas d’être toujours ma très chère sœur, puisque Dieu nous a si étroitement unis, que de nous faire enfants d’un même Père5, et d’un si accompli en toutes sortes de vertus. Savez-vous bien que son seul souvenir remet mon âme dans la présence de Dieu, quand elle est dissipée, et anime mon courage à puissamment travailler à la bonne vertu? J’avoue que tant plus j’examine les actions que je lui ai vu faire, ses pensées, et ses desseins, je n’y vois rien que de très dégagé du monde, et de l’esprit humain rien que de très pur, et conforme à l’Esprit de Jésus-Christ, qui sans doute le possédait. Mais, ma très chère sœur, n’aurons-nous jamais son portrait? Que j’ai grand désir de le voir!

Or pour vous dire deux mots de mes misères, elles sont très grandes, et je vous supplie de bien prier Notre Seigneur pour moi. Que je ne me relâche point dans l’infirmité, qui est un état dangereux à une âme faible, et qui n’est pas tout à fait habituée dans la vertu. J’ai connu clairement mon néant dans ma dernière maladie. J’ai vu mon peu de vertu et la profondeur de ma faiblesse. Je ne vous saurais dire comme j’étais disposé. Mais mon esprit était aussi accablé que mon corps, et presque dans une insensibilité et oubli de Dieu. Je ne sentais plus cette vigueur que mon âme avait dans mes autres maladies6. Les lumières, vues, et sentiments m’ayant quitté, et tout m’étant ôté, sans le pouvoir recouvrer, j’étais délaissé à moi-même, et je n’avais d’autre sentiment que celui de mon néant et de mon infirmité. Dans cet état je touchai du doigt ma misère extrême, et ne pouvant dire autre parole, sinon, «? redactus sum ad nihilum», j’ai été réduit au néant. Je savais bien que je ne l’ai pas été par une voie extraordinaire, mais par un effet de la maladie, dont la Providence s’est servie pour me donner une connaissance de moi-même, toute autre que je n’avais jamais eue. Il me semble que je ne m’étais point connu jusqu’ici, et que j’avais des opinions de moi plus grandes qu’il ne fallait? que je m’appuyais secrètement sur les vues et sentiments que Dieu me donnait. Mais tout m’ayant été ôté, et étant demeuré plus de cinq semaines dans une totale impuissance, j’ai été bien désabusé, et ne puis à présent faire autre chose que de rester abîmée dans mon néant, et dans une profonde défiance de moi-même.

12 SEPTEMBRE 1647 EN PRÉSENCE DE DIEU TOUT S’ÉVANOUIT COMME UN SONGE.

Ce rayon de lumière divine cause encore une grande surprise dans l’âme touchant l’aveuglement des hommes qui ne pensent à rien moins qu’à Dieu. Je ne m’étonne point qu’une âme qui pense avec application à l’éternité de Dieu, ne s’aperçoive pas du temps qu’elle est en l’oraison? Non plus que quand la grandeur de Dieu ou ses autres perfections l’occupent, les choses qui se passent ici-bas, ne lui semblent que des songes, et toutes les créatures que des néants. Bref, une âme fortement mue de Dieu ne pense rien voir que Lui, en la présence duquel tout s’évanouit comme un songe, et disparaît.

12 SEPTEMBRE 1647 DIALOGUE DE L’ÂME AVEC LE BIEN AIMÉ.

Que ce commerce est réel et admirable! L’âme n’emprunte point de paroles tirées des images, et des fantômes des créatures pour parler à l’Époux? mais elle parle par les infusions qu’elle reçoit de Lui immédiatement.

28 SEPTEMBRE 1647 L’ABANDON À LA PROVIDENCE.

L’abandon à la Providence n’empêche pas que l’on se donne ordre aux affaires, et qu’on n’épargne ses peines pour éviter les dangers et les pertes quand il le faut. Mais ce doit être comme cette digne Mère de Chantal. Car si quelque malheur arrivait contre sa volonté humaine, elle s’arrêtait si absolument sur l’ordonnance et la conduite de Dieu, qu’elle y abîmait sa pensée. Pratiquant cette leçon de ne regarder jamais les causes secondes en ce qui arrive, mais uniquement cette première et universelle, qui dans les accidents qui traversent notre vie, dispose de tout souverainement.

20 JANVIER 1648 DIEU VEUT AVOIR QUELQUEFOIS DES BOUCHES INUTILES DANS SA MAISON.

Dieu veut voir quelquefois des bouches inutiles dans sa maison, et des personnes qui ne servent de rien, si ce n’est à faire voir ses bontés et ses magnificences, comme il arrive chez des grands seigneurs qui souffrent assez souvent des personnes manger leur bien, seulement pour faire voir qu’ils sont riches et puissants. Je me réjouis de donner sujet à Dieu de faire voir ses bontés en moi qui suis inutile en sa maison, et je ne doute point qu’il n’y ait dans le ciel beaucoup d’âmes qui n’auront rendu à Dieu que fort peu de service sur la terre, et qu’il fera vivre éternellement dans la maison de sa gloire par pure bonté, et charité.

1648 QUAND L’ON NE VEUT QUE DIEU ET SON BON PLAISIR, L’ON SE SENT PAISIBLE ET CONTENT EN TOUS LES ÉTATS. -- JE N’AI PU VOUS ÉCRIRE PLUS TÔT LES DEUX MOTS QUI SUIVENT…

Dieu ne vous manquera pas, pauvre créature. Qu’est-ce que vous gagnerez de vous tenir tant dans vous-même? Quittez-vous vous-même le plus tôt que vous pourrez, et après avoir essuyé quelques craintes et peines qui vous viendront sur cet abandon parfait, vous marcherez dans les voies de Dieu d’un autre air que vous ne faisiez, et vous trouverez bientôt la région de paix.

MARS 1649 LA PURE ORAISON CAUSE LA PERTE DE L’ÂME EN DIEU.

La pure oraison cause la perte de l’âme en Dieu où elle s’abîme comme dans un océan de grandeur, avec une foi nue et dégagée des sens et des créatures. Jusques à ce que l’âme en soit arrivée là, elle n’est point en Dieu parfaitement, mais en quelque chose créée qui la peut conduire à ce bienheureux centre. C’est pourquoi il faut qu’elle se laisse conduire peu à peu aux attraits de la grâce, pour ainsi s’élever à une nudité totale par sa fidélité. Durant qu’elle demeurera dans ses propres opérations, quoique bonnes et utiles en certain temps, voire même nécessaires, lorsque l’on n’est pas capable de plus hautes pratiques, elle ne parviendra jamais à cet état de la pure union avec Dieu, qui se fait d’une manière qui ne tombe point sous les sens.

MARS 1649 L’ÂME DEVIENT UN MÊME ESPRIT AVEC LUI.

L’âme ainsi perdue est tout abandonnée entre les mains de Dieu qui fait en elle est par elle tout ce qui Lui plaît. Elle est dans une soumission continuelle au regard de son bon plaisir et n’opère qu’autant qu’elle est appliquée par l’opération divine. Cette perte la rend plus capable d’opérer hautement, que si elle était encore engagée dans la manière commune d’agir. C’est donc par cette perte que l’âme se trouve bien établie en Dieu, et qu’elle y fait sa demeure; ou plutôt qu’elle devient un même esprit avec Lui.

20 JANVIER 1650 LA GRANDE PASSIVITÉ DE L’ÂME DOIT ÊTRE DE POSSÉDER DIEU EN SON FOND PAR ANÉANTISSEMENT.

La grande passivité de l’âme doit être de posséder Dieu en son fond par anéantissement, et non par aucune créature, puisque ce serait encore un milieu entre Dieu et l’âme qui empêcherait que son union ne fût pure et immédiate, à laquelle union l’âme de cet état est appelée. Et c’est ce qu’il veut d’elle, afin qu’elle soit contente de Lui seul, le possédant par anéantissement. Cet anéantissement ne s’opère que par une entière nudité de toutes choses, à laquelle l’âme n’étant point accoutumée, quand elle s’y trouve, elle croit n’avoir rien, et cependant elle a Dieu en vérité. Qu’elle sache donc que Dieu l’ayant une fois mise dans ce pur état d’anéantissement, elle n’a rien. Et si elle a tout, elle n’a rien, puisqu’elle est dans la privation de toutes les créatures. Et elle a tout, puisqu’elle a Dieu en esprit et vérité.

AVRIL 1650 ON NE CONNAÎT LE GOÛT DE DIEU QU’EN DIEU MÊME.

Ici semble commencer la vraie transformation en Dieu, qui seule peut contenter une âme qui en a eu l’expérience. Parce que son goût devient si délicat et si spirituel, qu’elle ne peut plus goûter les créatures dans la lumière qu’elle reçoit de leur bassesse, qui lui semble infinie en comparaison du Souverain Bien. Il n’est pas possible d’entendre ceci que par l’expérience, et l’on ne connaît jamais le goût de Dieu qu’en Dieu même, et par sa divine prévenance. Dieu est goûté à la vérité dans les créatures, et par les créatures? mais ce n’est rien en comparaison de la manière essentielle dont je parle, et dont l’âme n’est capable que par la pure transformation.

MAI 1650 L’UNION ESSENTIELLE OÙ L’ÂME JOUIT DE DIEU.

À moins que d’en avoir eu l’expérience, il est impossible d’entendre en quelle manière l’âme au-dessus d’elle-même connaît Dieu sans le connaître, le goûte sans le goûter et le possède sans le posséder. Cela est si pur que l’esprit humain n’y peut atteindre? tout y est plein de ténèbres pour lui. Il faut bien concevoir que quand l’intelligence ou la pointe de l’âme est unie immédiatement à l’essence divine par la foi nue, c’est l’union essentielle où l’âme jouit de Dieu, le possède et y est abîmée d’une manière qui ne se peut expliquer, sinon par quelques effets qui en résultent. Les autres portions de l’âme sont capables des effets de Dieu, mais non pas de Dieu qui ne peut faire son séjour qu’en cette pure intelligence.

MAI 1650 DISTINGUER UNION ESSENTIELLE ET UNION ACCIDENTELLE.

En l’union accidentelle l’âme reçoit beaucoup de communications en son esprit et en ses sens, qui découlent de l’essence divine participé en l’âme d’une manière ineffable. Mais souvent cela se fait dans la circonférence de l’esprit humain avec les activités ordinaires. Mais dans l’union et l’oraison essentielle, l’âme est tout à fait au-dessus de l’esprit humain, et Dieu ne lui communique qu’une connaissance inconcevable qui l’abîme et qui la perd en Dieu? la submergeant dans cet océan infini de grandeurs, où elle ne regarde et ne voit que Dieu seul principalement et uniquement? laissant néanmoins en toute passivité remplir son esprit et ses sens de tout ce que Dieu lui veut communiquer, autant et en la manière qu’ils en sont capables. Et c’est ce qu’on appelle béatitude essentielle de l’homme spirituel en cette vie.

1651 DIEU SEUL DOIT SUFFIRE À UNE ÂME MORTE ET ANÉANTIE…

Il me fait cette miséricorde qu’il me semble que je n’ai attache à aucune créature, et que je n’ai besoin d’elles pour ma conduite intérieure; aussi je n’en cherche pas une. Je reçois néanmoins avec humilité, quand la divine Providence le veut ainsi, les bons avis que l’on me donne quelquefois sans que je les cherche. Celui-là seul connaît la solitude admirable que l’âme a en son Dieu qui la rend indépendante de tout ce qui n’est point Lui. Qui en a l’expérience, et cette expérience lui apporte tant de richesses et tant de biens qu’il ne le peut exprimer ni le veut aussi, puisque sa capacité étant toute pleine de Dieu, elle n’a de vue ni d’affection que pour Lui seul. Au commencement que nous parlions de la voie mystique, je ne pensais pas, ni ne concevais pas ce que Dieu y opère.

1652 SI VOTRE ÂME DURANT L’ORAISON EST SANS PENSÉES ET SANS SENTIMENTS, NE VOUS EN METTEZ POINT EN PEINE…

Si votre âme durant l’oraison est sans pensées et sans sentiments, ne vous en mettez point en peine, demeurez en cet état de stupidité intérieure. Il est ce semble, sans pensées et sans sentiments?; il n’est pas pourtant sans connaissance et sans amour, puisque la foi est la pure lumière qui vous illumine, et qui vous unit à Dieu. L’esprit humain qui est captivé et obscurci en cet état croit n’avoir rien, et cependant il a tout ce qu’il doit avoir, puisqu’il est en repos, en paix, et en union, quoique d’une manière insensible, et imperceptible.

1653 DE LA VIE CACHÉE AVEC JÉSUS CHRIST EN DIEU. -- J’AI REÇU GRANDE JOIE D’APPRENDRE DES NOUVELLES DE VOTRE SANTÉ…

C’est un état de pauvreté qui contient toutes les richesses, parce que l’on y vit de Dieu en Dieu, et l’on s’y trouve tellement perdu, que l’on ne se retrouve jamais. Si vous saviez combien il est rare d’entrer dans la vérité et dans la réalité de cet état, vous ne vous étonneriez pas des souffrances qu’il faut porter afin d’y arriver.

1653 S’ACCOUTUMER À FAIRE L’ORAISON AVEC LA PURE LUMIÈRE DE LA FOI. -- JE VOUS DIRAI QU’IL NE FAUT PAS S’ÉTONNER DES OPPOSITIONS ET CONTRADICTIONS…

La foi est un rayon divin qui subsiste en sa pureté, au milieu des brouilleries et inquiétudes de nos sens, et qui nous tient unis à Dieu d’une manière spirituelle et non sensible, qui est plus véritable et réelle qu’elle n’est aperçue ou ressentie. Aussi qui veut habiter la région du pur esprit et quitter le procédé des sens, il faut s’accoutumer à faire l’oraison avec la pure lumière de la foi. Le rayon du soleil naturel demeure en sa pureté au milieu de la bouillie.

1653 DANS LA VOIE PASSIVE DE L’ANÉANTISSEMENT. -- DEPUIS QUE DIEU PAR SA MISÉRICORDE A INTRODUIT L’ÂME DANS LA VOIE PASSIVE DE L’ANÉANTISSEMENT…

Depuis que Dieu par sa miséricorde a introduit l’âme dans la voie passive de l’anéantissement, et qu’elle y demeure fidèle, tout ce qui se passe en elle, c’est son divin Esprit qui l’opère ou qui le permet. Soit qu’elle chemine dans les ténèbres ou dans la lumière, qu’elle ait des tentations ou des consolations.

1653 DIEU EST MON ÂME ET MON ÂME EST DIEU. -- POUR LE PRÉSENT, IL ME SEMBLE QUE DIEU EST MON SEUL INTÉRIEUR…

Enfin je ne me puis mieux expliquer, sinon que Dieu est mon âme, ou mon âme est Dieu, pour ainsi parler, et ensuite ma vie et mon opération.

10 FÉVRIER 1653 CETTE SACRÉE OBSCURITÉ EST PLUS CLAIRE QUE LA LUMIÈRE MÊME.

Quand l’âme est parvenue à un degré d’oraison où l’esprit humain se trouve perdu dans l’abîme obscur de la foi, elle y doit demeurer en assurance. Car cette sacrée obscurité est plus claire que la lumière même, et cette ignorance est plus savante que la science. Mais la mort de l’esprit humain est rare, et c’est une grâce que Dieu ne fait pas à tout le monde. Il faut passer par plusieurs angoisses, et souffrir plusieurs agonies.

24 AVRIL 1653 QUI VIT EN DIEU SEUL VOIT EN DIEU SES AMIS. -- CES LIGNES SONT POUR VOUS RÉITÉRER LES ASSURANCES DE MES AFFECTIONS…

Jésus Ressuscité soit notre unique vie. Ces lignes sont pour vous réitérer les assurances de mes affections, et que si je vous écris rarement, c’est que je ne crois pas que notre union ait besoin pour se conserver de tous ces témoignages de bienveillance. Il suffit que notre demeure soit continuellement en Dieu, et qu’anéantis à nous-mêmes nous ne vivions plus qu’en Dieu seul; lequel ensuite est notre amour et notre union. Quiconque est arrivé à cet état voit en Dieu ses amis, les aime et les possède en Lui, et comme Dieu, il est partout, il les possède partout. Toutes les vicissitudes, et tous les témoignages d’affection que nous nous rendons par l’entremise des sens, sont bons pour ceux qui vivent dans les sens, ils ne peuvent s’en passer. Mais l’expérience fait connaître, que quiconque a trouvé Dieu en quittant les sens, il trouve tout en Lui. Et il est sans comparaison plus agréable d’en user de cette sorte, qu’autrement. C’est mal juger d’une personne de croire qu’elle oublie ses amis pour ne leur écrire point. Les âmes qui vivent en Dieu ont des intelligences si secrètes et une manière de se communiquer si admirable, que cela ne se comprend que par l’expérience.

4 MAI 1653 MONSIEUR DE RENTI ÉTAIT MON INTIME AMI.

Mon Révérend Père, Monsieur de Renti était mon intime ami. J’avais avec lui des liaisons très étroites, ce qui me met dans la confusion d’avoir si peu profité en sa compagnie. Quand il mourut, je ne pus jamais en avoir aucun sentiment de tristesse? au contraire mon âme en fût toute parfumé d’une bonne odeur que je ne puis dire, et rempli d’une joie même sensible, avec une assurance certaine de sa béatitude. Quoi qu’il soit mort, je me sens encore plus uni à lui que jamais, et me semble avoir autant de familiarité avec lui. Si j’étais assez fidèle à demeurer perdu en Dieu, je l’y trouverais encore mieux.

JUILLET 1653 IL Y A DIFFÉRENTS ÉTATS DANS LA VOIE MYSTIQUE. -- JE VIENS DE RECEVOIR VOS DERNIÈRES. POUR RÉPONSE…

C’est un des principaux avantages de cette voie, que l’on y acquiert les vertus sans réflexion et sans peine. Hors de cette oraison, l’on travaille beaucoup et l’on gagne peu.

23 AOÛT 1653 LA VRAIE ORAISON C’EST DIEU MÊME EN L’ÂME. -- JE RÉPONDRAI À VOS DERNIÈRES, SANS FAIRE RÉFLEXION SUR CE QUE VOUS A DIT MONSIEUR N.…

M. Je répondrai à vos dernières, sans faire réflexion sur ce que vous a dit Monsieur N. Il ne faut pas s’amuser à regarder ce que nous sommes, mais ce que Dieu est. Si nous nous voyons, il faut que ce soit en Dieu, afin que nous demeurions perdus continuellement en Lui. C’est cette heureuse perte qui fait la félicité de nos âmes en cette vie et en l’autre, et sans laquelle il me semble que l’on ne peut vivre.

Car la vie qui n’est pas de Dieu et en Dieu, est plutôt une image de la vie que la véritable vie. Que l’âme soit en ténèbres ou en lumière, qu’elle ait des jouissances ou des souffrances, des consolations ou des désolations, il importe peu, pourvu que sa vie soit en Dieu, ou plutôt Dieu même.

Tout ce qui n’est point Dieu me semble comme l’extérieur, et l’intérieur est Dieu seul. Il arrive quelquefois que la lumière de Dieu en nous abîme tellement et anéantit toute notre âme et nos puissances, qu’il semble que Dieu y soit seul, y vive et y opère? et cela d’une manière immobile et immuable, et dans un repos permanent.

Je ne vous dirai donc point de mes nouvelles, sinon que Dieu commence de vouloir être tout en moi, et je voudrais bien ne mettre point d’obstacle à sa divine opération. Tout ce que je fais, c’est de le laisser faire, et tâcher que mon fond soit comme une pure capacité pour recevoir Dieu à mesure qu’il se communique. Et c’est ici où il faut de la fidélité à ne point se soustraire à la communication de Dieu par quelque application au dehors, ou regard, ou inclination vers la créature. Plus Dieu est tout, et plus Il se communique. La plupart du temps nous parlons des effets d’oraison, plutôt que de l’oraison.

Car en effet la vraie oraison c’est Dieu même dans l’âme, et l’âme en Dieu qui y fait heureusement sa demeure d’une manière qui ne se peut exprimer. C’est la parfaite solitude et l’heureux ermitage qu’il faut toujours habiter, et jamais en sortir, quelques changements de lieux ou voyages qu’il faille faire en la terre. C’est ici où l’on comprend comme une même personne est dans le mouvement et dans le repos? qu’elle change de lieu sans partir d’une place? qu’elle est heureuse et malheureuse tout ensemble? elle est dans les créatures? elle converse avec elles, et néanmoins elle vit hors des créatures31. Pour lors l’occupation extérieure n’empêche point l’intérieure. Car tant qu’elle est dans l’ordre de Dieu, il n’y a plus d’embarras pour elle.

26 AOÛT 1653 DIEU SEUL, LUI-MÊME, DOIT ÊTRE L’ÂME DE VOTRE ÂME. -- VOS DERNIÈRES ME FONT CONNAÎTRE PLUS CLAIREMENT QUE JAMAIS VOTRE GRANDE VOCATION AU PARFAIT ANÉANTISSEMENT…

Dieu seul, Lui-même, doit être l’âme de votre âme, et la vie de votre vie, et ensuite la source de tous vos mouvements intérieurs et extérieurs. Vous expérimenterez avec le temps que votre intérieur fera plus, étant abîmé en Dieu. La lumière divine l’anéantissant ou transformant en Dieu. [...] Le P. N. a l’esprit rempli de plusieurs beaux meubles pour y loger Dieu. Il faut qu’il en jette une bonne partie par la fenêtre. C’est-à-dire que s’il lui restait quelques affections, il les doit anéantir. Le cabinet de Dieu doit être tout nu. Aucune créature ne le doit parer. Il fait que N. aille peu à peu au dénuement. Je laisse à votre prudence de lui dire ce que je vous mande, ou non.

7 SEPTEMBRE 1653 QUAND DIEU DEVIENT L’ÂME DE NOTRE ÂME. -- TOUCHANT LA DÉCLARATION QUE VOUS ME FAITES DE VOTRE ORAISON, MA LUMIÈRE EST PETITE…

7 sept. 53 L’on reçoit une liberté si parfaite que l’on vaque à l’extérieur sans contrainte, et sans extraversion.... «Je suis, répondit-elle, où j’étais il y a quinze ans.» -- «Et où étiez-vous?» -- «J’étais dans la perte en Dieu.»

[...] L’on reçoit une liberté si parfaite que l’on vaque à l’extérieur sans contrainte, et sans extraversion. L’on ne craint pas même l’épanchement au-dehors à parler pour secourir le prochain, quand l’établissement du fond est solide.

L’on m’a dit depuis peu qu’un bon Père Jésuite assista à la mort de Madame de Chantal. Et comme cette âme était toute perdue en Dieu, et ensuite dans un profond silence intérieur et extérieur, ce bon Père crût qu’il fallait savoir son état pour l’aider en ce passage si important. Et lui demandant : «? ma Mère, où estes vous à présent?» -- «Je suis, répondit-elle, où j’étais il y a quinze ans.» -- «? Et où étiez-vous?» -- «J’étais dans la perte en Dieu.»

16 DÉCEMBRE 1653 LA BOUE ENTRE LES MAINS DE DIEU FAIT DES MIRACLES. -- IL ME SEMBLE QU’EN LA PRÉSENCE DE DIEU CE MATIN, J’AI REÇU LES PENSÉES QUE JE VOUS DIRAI EN TOUTE SIMPLICITÉ…

Peu d’âmes se trouvent capables des humiliations et anéantissements qu’il faut souffrir pour être tout à Dieu dans cette voie. Notre Seigneur donna la vue à un aveugle avec de la boue. Et si cet aveugle avait raisonné sur ce procédé, je ne sais s’il aurait consenti à cette manière d’agir. La boue entre les mains de Dieu fait des miracles, mais c’est cette divine main qui les opère.



1654 LE SECRET DE LA PARFAITE UNION AVEC DIEU. -- POUR RÉPONDRE À VOTRE DERNIÈRE, JE VOUS DIRAI DANS MA SIMPLICITÉ ET LIBERTÉ ORDINAIRE…

M. Jésus soit notre unique et seul appui. Pour répondre à votre dernière, je vous dirai dans ma simplicité et liberté ordinaire, qu’il est vrai qu’il semble que j’ai été d’intelligence avec Dieu pour ne vous donner aucune consolation, puisqu’en effet je ne vous ai pas écrit depuis plusieurs mois? Ne sachant pas comme cela est arrivé, car j’en avais et l’intention et l’affection. Je ne vous crois pas encore assez établi dans la voie de Dieu, pour vous priver de tout secours et de tout appui. C’est pourquoi je ne l’ai pas fait exprès? Mais je pense que Dieu l’a ainsi permis pour vous faire avancer à grands pas dans la pure oraison qui consiste à posséder Dieu dans un parfait anéantissement. [...] Je suis bien aise que vous goûtiez l’oraison sans la goûter, puisque vous êtes résolu de la continuer, non seulement jusqu’à Pâque, mais d’ici à six ans. Donnez-moi de vos nouvelles à Pâque, et je vous dirai mon avis pour la continuation de votre oraison. Car il faut suivre l’ordre de Dieu qui doit être notre unique prétention. Je ne doute point que votre tristesse et vos soupirs ne procèdent de l’aversion que vous avez contre les tentations qui vous importunent. C’est une excellente ignorance que de ne se regarder point soi-même.

29 MARS 1654 L’ESPRIT DE NOTRE PETIT ERMITAGE. -- J’AI REÇU VOS DERNIÈRES QUI M’ONT DONNÉ GRANDE CONSOLATION…

[...] Il est si facile de sortir du néant pour être quelque chose, que la plus grande miséricorde que Dieu fasse à une âme en la terre, c’est de la mettre dans le néant, de l’y faire vivre et mourir. Dans ce néant Dieu se cache, et quiconque demeure dans ce bienheureux néant, trouve Dieu et se transforme en Lui! Mais ce néant ne consiste pas seulement à avoir aucune attache aux choses du monde, mais à être hors de soi-même? c’est à dire, hors de son propre esprit et sa propre vie. C’est Dieu seul qui fait ce grand coup de grâce, et c’est de sa pure miséricorde que nous devons attendre cet heureux état dont les grandeurs et les biens immuables ne se connaîtront que dans l’éternité. Si les âmes avaient un peu de lumière, toutes leurs prétentions ne seraient qu’à être réduites à ce néant divin. [...]

30 MARS 1654 N’AVOIR RIEN, C’EST AVOIR TOUT. -- CE MOT EST POUR VOUS ASSURER QUE JE ME SENS AUSSI UNI À VOUS À CAEN COMME À ROUEN…

Ce mot est pour vous assurer, que je me sens aussi uni à vous à Caen comme à Rouen, et que notre union s’établit et s’affermit dans le fond de l’âme, aussi bien de loin que de près. [...]

N’avoir rien, c’est avoir tout? Et ne savoir rien, même que l’on soit devant Dieu, est une manière de présence de Dieu très sainte et très utile. À mesure que N. se détachera du monde et de soi-même, Dieu s’approchera de son âme. Il faut qu’elle demeure en sa sainte présence le plus doucement et simplement qu’elle pourra, afin de recevoir des grâces qui l’obligeront de plus en plus à être à Dieu. Quand on a une bonne volonté et qu’on ôte les empêchements que l’on reconnaît et qui étaient volontaires, il ne faut pas amuser son âme à faire des réflexions sur ses misères et ses pauvretés, mais plutôt l’occuper de la vue de Dieu, de Jésus-Christ, ou de quelqu’un de ses mystères, et se contenter souvent d’être en sa sainte présence. Quoique dans une obscurité et grande distraction l’âme est souvent aveugle et ne voit pas Dieu. Mais il lui doit suffire que Dieu la voit et qu’Il la regarde dans le dessein qu’elle a d’être toute à Lui.

19 AVRIL 1654 IL FAUT MOURIR AUPARAVANT QUE DE VIVRE D’UNE NOUVELLE VIE. -- PUISQUE NOTRE SEIGNEUR VOUS A FAIT LA GRÂCE D’ATTIRER VOTRE ÂME À LUI PAR LE MOYEN DE LA FOI PURE ET NUE…

Je vous puis assurer que votre état est bon. Ne craignez rien; continuez avec fidélité à perdre votre âme en Dieu. C’est cette heureuse perte que vous ne concevez pas facilement. Je m’aperçois pourtant que vous l’expérimentez. Vivez donc toute perdue en Dieu, et faites ainsi toutes vos actions, sans vouloir exprimer dans votre intérieur des dispositions plus particulières ni des actes plus spécifiés. Si votre esprit humain a de la peine à goûter ce procédé, il ne faut pas être surprise, puisque cela ne lui est pas naturel, mais au-dessus de lui. Quant aux imperfections, que vous me mandez être en grand nombre, je vous prie de ne point faire beaucoup de réflexions volontaires dessus, pour les regarder, ni pour en délivrer votre âme?; tenez-vous perdue, et unie à Dieu?; il les anéantira toutes quand il lui plaira; le trop grand soin de notre pureté intérieure est souvent une impureté devant Dieu. Le divin Soleil éclairera vos ténèbres, et échauffera vos froideurs par ses divins rayons. N’apportez point seulement d’empêchement à sa divine lumière, et vous verrez que tout ira bien.

13 MAI 1654 IL N’Y A QU’À LE LAISSER FAIRE. -- JE VIENS DE RECEVOIR VOS DERNIÈRES, ET JE SENS MOUVEMENT D’Y RÉPONDRE TOUT PRÉSENTEMENT…

Mais cet ouvrage est souvent si caché et inconnu, même aux personnes spirituelles, qu’en vérité elles font beaucoup souffrir, ne pouvant concevoir que ce soit une œuvre de Dieu, de ne pouvoir ni penser, ni rien dire de distinct et d’aperçu. Les âmes qui sont en silence parlent suffisamment à ceux qui ont l’expérience des voies de Dieu. Elles remarquent dans la mort la vie et dans le néant Dieu caché qui prend plaisir de les posséder d’une manière admirable, quoi que secrète et intime. Ma lumière est petite? néanmoins je ne craindrai pas à vous dire que vous ayez à demeurer en repos, et à être totalement passive aux opérations de Dieu. Si vous ne connaissez pas, soyez paisible dans votre ignorance, et vivez sans réflexions volontaires. Soyez attentive sans attention sensible et trop aperçue à vous laisser imprimer aux impressions divines. Il semble qu’il est fort aisé de conseiller une âme que Dieu conduit lui-même. Or il n’y a qu’à Le laisser faire.

17 SEPTEMBRE 1654 LE SEUL APPUI EST LA PURE FOI. -- PUISQUE CETTE PERSONNE EST AVEC VOUS, PRENEZ-Y GARDE…

Au lieu que dans les autres [méditations] l’on a des images, des connaissances, et des sentiments de Dieu, en celle-ci l’on possède Dieu même, lequel étant vu au fond de l’âme, commence à la nourrir et à la soutenir de Lui-même, sans lui permettre d’avoir aucun appui sur ce qui est créé. Et c’est ce que l’on appelle science mystique, que cette expérience de Dieu en Dieu même, de laquelle l’on n’est capable, que lorsque le don en a été fait par une miséricorde spéciale.

Il faut recommander ce voyage à Dieu, car il ne faut point que la créature y ait part. Monsieur B., prêtre qui demeure avec nous, serait bien capable d’aider votre communauté touchant cette oraison. Il a plus de grâce et de lumière que moi, et est plus disposé d’aller. S’il pouvait faire un petit tour à Paris, je crois que cela vous servirait. Il est à présent auprès de Timothée41, où il reçoit beaucoup de grâces touchant cette voie d’anéantissement.

19 OCTOBRE 1654 QUE L’ESPRIT DE DIEU FASSE SON OUVRAGE À SA MODE. -- VOUS M’OBLIGEZ D’ÉCRIRE QUELQUE CHOSE SUR LES DISPOSITIONS DE LA BONNE MÈRE B.…

19 oct. 54 l’âme n’est pas au point de la perfection, qu’elle n’ait outrepassé tout ce qui n’est point Dieu pour arriver à Dieu même, et y vivre dans une nudité parfaite d’être, de vie et d’opération.

20 OCTOBRE 1654 UN ABRÉGÉ DE LA VOIE MYSTIQUE.

L’oraison passive est divisée en deux. La première qui est active et passive toute ensemble, c’est à dire où tantôt l’âme agit, et tantôt laisse opérer Dieu en elle. La deuxième est celle qui est passive, et qui ne peut souffrir aucune activité, ayant pour tout appui l’attrait passif de Dieu qui commence à la conduire, ou plutôt à la porter vers Dieu, son Principe et sa dernière Fin. En cet état il faut laisser opérer Dieu, et recevoir tous les effets de sa sainte opération, par un tacite consentement dans le fond de l’âme. L’âme donc qui a expérience de cette conduite passive, se laisse tirer à l’opération divine. Le procédé que tient cette divine opération, c’est d’élever l’âme peu à peu des sens à l’esprit, et de l’esprit à Dieu, qui réside dans le fond.

Dans toute cette élévation, l’âme expérimente qu’il faut qu’elle soit dénuée toujours d’affection des grâces sensibles, des lumières, et des sentiments? et souvent Dieu, par un trait de sa Sagesse, la dépouille effectivement par des impuissances, des ténèbres, des stupidités, insensibilités que l’on doit souffrir et porter passivement, sans jamais rien faire pour en sortir. Dans ces souffrances, l’âme étant purifiée est rendue capable d’un plus haut degré d’oraison. Son esprit étant rempli de dons de grâce et de lumières toutes spirituelles et intellectuelles, elle possède une paix admirable. Mais il faut qu’elle soit encore dépouillée de toutes ces faveurs.

Pour cet effet Dieu augmente ses peines intérieures, et permet qu’il lui arrive des doutes et des incertitudes de son état, avec des obscurités en son esprit, si épaisses qu’elle ne voit et ne connais plus rien, elle ne goûte plus Dieu, étant suspendue entre le ciel et la terre. Cet état est une suspension intérieure, dans laquelle l’âme ne peut goûter rien de créé ni d’incréé. Elle est comme étouffée, et il ne faut pas qu’elle fasse rien pour se délivrer de ce bienheureux tourment, qui lui donne enfin la mort mystique et spirituelle, pour commencer une vie toute nouvelle en Dieu seul. Vie que l’on appelle d’anéantissement. La force du divin rayon l’ayant tirée hors d’elle-même et de tout le créé, pour la faire demeurer en Dieu seul. Cette demeure et cet établissement en Dieu est son oraison qui n’est pas dans la lumière ni dans les sentiments, mais dans les ténèbres insensibles, ou dans les sacrées obscurités de la foi, où Dieu habite. La fidélité consiste à vivre de cette vie si cachée en Dieu, et si inconnue aux sens, et porter en cet état toutes les peines et souffrances intérieures et extérieures qui peuvent arriver, sans chercher autre appui ni consolation que d’être en Dieu seul. La mort mystique est non seulement continuée, mais augmentée en cet état, et la vie divine prend accroissement.

Les susdites ténèbres de la foi commencent à s’éclaircir, à découvrir à l’âme ce que Dieu est en soi, et tout ce qui est en Dieu48. C’est comme la première clarté que le soleil jette sur l’horizon, auparavant49 même le lever de l’aurore. Cette lumière est générale, tranquille, sereine, mais qui ne manifeste encore rien de distinct en Dieu, sinon après quelque temps passé. En suite de quoi on découvre Notre Seigneur Jésus-Christ dans l’abîme de la divinité, d’une manière admirable50? Le voyant comme dans la glace d’un miroir51, l’on voit quelque belle image qui est dans la chambre. Cette vision de Notre Seigneur Jésus-Christ ne se peut exprimer, et les sens ne la peuvent comprendre qu’avec des images sensibles. L’expérience fait goûter que ce n’est point l’image de Jésus-Christ, mais Jésus-Christ même. Autrefois elle a reçu des notions de Jésus-Christ dans ses puissances pleines de faveurs et de clartés. Mais elle connaît bien que ce n’est pas cela dont elle jouit. Pour lors, Jésus-Christ commence à être la vie de son âme et le principe de tous les mouvements et opérations.

Ce qui embarrasse les âmes, c’est qu’elles s’imaginent n’avoir rien s’il n’est sensible et aperçu. [...]

5 NOVEMBRE 1654 MON FOND, C’EST LA SEULE LUMIÈRE DE LA FOI. -- JE CONNAIS UN CERTAIN ÉTAT D’ANÉANTISSEMENT DE LA CRÉATURE…

M. Je connais un certain état d’anéantissement de la créature, si parfait que si l’âme y pouvait arriver, elle vivrait, ce me semble, dans une grande pureté puisqu’elle vivrait hors d’elle-même et en quelque façon, ne serait plus elle-même ni n’opérerait plus elle-même, mais elle agirait en Dieu par Dieu même. Cette lumière me pénètre si fort que je ne puis prétendre à un autre état et je sens mon cœur si fortement touché d’y aspirer que je ne puis l’empêcher d’y tendre. Mais comme cet ouvrage est un pur effet de la miséricorde de Dieu, je demande le secours de vos saintes prières et de toutes les bonnes âmes que vous connaissez. Je sais bien que l’état dont je parle est un grand don de Dieu et qu’il ne se communique qu’après une longue fidélité. Tout cela ne me décourage point, sentant que mon âme y aspire et qu’on lui en donne le mouvement. Tous les ouvrages extérieurs et les emplois mêmes pour le salut des âmes, ne me semblent pas suffisants pour sanctifier parfaitement une personne si cet état d’anéantissement ne survient. Il est vrai que le travail dans de pareils emplois souvent presse Notre Seigneur de le donner. C’est un état passif qui met l’âme tout à fait entre les mains de Dieu pour en disposer selon sa sainte volonté, et en l’intérieur et en l’extérieur. Le Père N. est pour demeurer estropié en France si son mal de pied continue, au lieu d’aller en Canada souffrir le martyre. Et cependant, comme il est dans l’état d’anéantissement, tout cela lui est indifférent pourvu qu’il soit tout à Dieu, à la mode de Dieu et non à la sienne. On est longtemps à connaître que la perfection est au-dedans, non au dehors de l’âme, qu’elle consiste à n’être plus du tout propriétaire de sa volonté, de son jugement et de tout ce qui n’est point Dieu. Je me suis toujours conduit pour N. avec assez de réserve sans m’y appuyer totalement ce me semble. Ce n’est pas que je ne crois qu’il n’est pas trompé, mais je sais bien aussi qu’il ne faut pas publier indiscrètement ses sentiments sur ce sujet. Il y a de l’obscurité dans cette vie et l’on ne connaît rien avec évidence. Mon fond, c’est la seule lumière de la Foi. C’est elle que je veux suivre, et tout le reste me paraît douteux53.

11 NOVEMBRE 1654 DIEU EST ET VIT, ET CELA ME SUFFIT. -- QUAND VRAIMENT ET RÉELLEMENT JÉSUS CHRIST EST NOTRE VIE…

[...] Toutes ces expériences particulières qu’elle a eues autrefois sont perdues et abîmées dans une unité si pure et si nue, qu’elle ne goûte rien en particulier54. Mais tout ce qui est Dieu est son fond, non pas éclairé, mais dans une obscurité divine? Laquelle lui cachant tout, lui donne néanmoins tout d’une manière qu’elle ne peut dire. La faim que Jésus Christ fût sa vie et son tout, est cessée. Il ne lui reste qu’un abîme qui attire de plus en plus une plus grande plénitude de l’abîme de la divinité. Je m’exprime comme je puis, car il faut chercher des termes pour dire quelque chose de la réalité de cet état, qui est au-dessus de toutes pensées et conceptions. Et pour dire en un mot, je vis sans vie, je suis sans être. Dieu est, et vit, et cela me suffit. Je n’ai plus tant d’effets de grâces dans mes puissances qu’à l’ordinaire, ni mes puissances ne goûtent plus rien qui sorte du fond. Il est, ce me semble, infiniment éloigné d’elles à présent.

C’est par le fond seul que je goûte le fond, et toute la divinité me paraît anéantir tout moi-même, sans rien distinguer, si c’est Jésus-Christ ou la sainte Trinité, ou la divine essence. Cette unité divine est à présent mon fond, mais si caché et si perdu, que je ne trouve plus rien, sinon que je me perde moi-même?; et ensuite, je reçois mouvement pour agir et souffrir selon l’ordre de la Providence. Voilà bien des paroles pour ne rien exprimer de ce que je veux dire. Priez Notre Seigneur Jésus Christ de mettre en moi ce qu’Il lui plaira.

2 FÉVRIER 1655 CE QUI ATTIRE JÉSUS DANS LES MONASTÈRES. — JE FERAI TOUT MON POSSIBLE POUR ALLER À PARIS…

J’ai vu des âmes, lesquelles m’ont dit n’avoir pour leurs oraisons que leur néant. Mais je craignais beaucoup que ce ne fut un certain néant que notre esprit forme et prend pour objet, et non pas un néant mystique que Dieu communique à l’âme et qui est le principe de ses opérations. Pour prendre ceci, vous devez savoir que les âmes s’anéantissent par activité. Et pour elles, ce n’est pas par la force de l’action de Dieu qu’elles sont réduites au néant. Et ainsi elles ne sont pas capables de demeurer en Dieu sans moyen, ni de le contempler comme font les âmes que Dieu y conduit d’une manière particulière. Et Lui seul est le moyen et la fin. Il n’importe pas, ma chère sœur, en quel degré d’oraison l’on soit, pourvu que Dieu nous y mette.

3 JANVIER 1656 PERTE DE L’ÂME EN DIEU, LA COMPARAISON D’UNE RIVIÈRE -- MA TRÈS CHÈRE SŒUR…

3 janv. 56 quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. [...]

Ma très chère Sœur, Jésus Christ soit notre unique vie. Je viens de recevoir vos dernières qui me consolent beaucoup, apprenant de vos chères nouvelles. O Que Notre Seigneur vous fait de miséricordes de vous donner un désir continuel de vous perdre et vous abîmer en Lui! c’est le seul ouvrage de sa main, car Lui seul nous retire de tout le créé et de tous les moyens humains, pour nous unir à Lui d’une manière inexplicable, mais néanmoins véritable et réelle58. [...]

Pour cet effet nous prendrons la comparaison d’une rivière, par exemple la Seine. Laquelle va continuellement pour se perdre en la mer, mais quand elle en approche, la mer par un flux vient comme au-devant d’elle pour la solliciter de se hâter de se perdre. Et puis quand elle est arrivée à la mer, alors on peut dire qu’elle est véritablement perdue, et qu’elle n’est plus puisque la mer seulement paraît59.

13 AOÛT 1656 IL BLESSE D’UNE MANIÈRE QUE LUI SEUL PEUT GUÉRIR. -- MON ORAISON A BIEN CHANGÉ...

Mon oraison a bien changé. Ce n’est plus qu’un exil ou un bannissement de Dieu60? Et non pas comme à l’ordinaire une union avec Lui. L’état de lumière et d’amour s’est évanoui, ce n’est pas pourtant ce qui m’afflige61. Car quand Il revient quelquefois Il ne me satisfait pas, puisque le fond de mon âme ressent une inclination vers Dieu qui ne peut être contentée que de Dieu même. Mais comme mes imperfections et mes infidélités ne me permettent pas de m’en approcher, je demeure dans des tristesses et dans une désolation que je ne puis exprimer.

14 SEPTEMBRE 1656 TANT DE GOÛT ET DE SAVEUR À ÊTRE ANÉANTI.

... il faut se perdre et s’abîmer d’une manière ineffable dans l’infinité de ces trois divines Personnes, pour entrer vraiment et réellement dans leur société. C’est cette divine perte que Dieu seul peut faire, et dont l’âme n’a expérience que lorsqu’elle est réduite au néant62. Il y a tant de goût et de saveur à être anéanti de cette sorte, qu’il est impossible que l’âme puisse se servir d’autre règle, que de se laisser abîmer dans l’océan infini de la Divinité. Il est plus facile de se taire que de parler de ce degré d’union. Toute expression est au-dessous de l’expérience.

Il suffit à l’âme de se perdre pour être contente et posséder un bonheur inconcevable. Mais quand elle se trouve elle-même par quelque infidélité et détour de Dieu, elle expérimente le dernier malheur qui se peut souffrir en cette vie.

10 OCTOBRE 1656 EN MÊME TEMPS, SA PRÉSENCE ET SON ABSENCE. -- VOTRE DERNIÈRE LETTRE...

M. Jésus soit l’unique union de nos cœurs. Votre dernière lettre m’a donné beaucoup de consolation et d’instruction; je vous en suis très obligé. Et par ce mot je vous en témoigne mes reconnaissances, vous suppliant de continuer ce petit commerce spirituel dont j’espère tirer beaucoup de profit. Je vous dirai donc en simplicité, que je sens dans mon intérieur une sympathie et une correspondance avec le vôtre, goûtant ce qui me semble que vous goûtez des secrètes opérations de Dieu dans l’intime de votre fond. Je me sens bien éloigné d’expérimenter les choses que Notre Seigneur vous communique. Mais un degré inférieur ne laisse pas de goûter un supérieur par je ne sais quelle union qui ne le peut exprimer. Je reconnais que votre chère âme est sans doute pénétrée de la lumière éternelle. J’espère qu’elle le sera encore davantage et d’une manière plus essentielle. Plus une âme se va perdant et abîmant, plus elle est transformée en Dieu. Et comme cette perte ne se fait que peu à peu, il faut aussi avec patience et longanimité attendre de la pure miséricorde de Dieu votre abîmement parfait et consommé.

Pour moi je suis toujours dans la même connaissance, que j’ai un fond de corruption infiniment opposé à Dieu. Ce qui fait, comme je vous ai témoigné par mes dernières, ma grande croix et un sujet de souffrances qui ne se peut déclarer. Cette divine présence réelle me cause une absence et un éloignement de Dieu découvrant mes impuretés, me semblant que je n’ai jamais été plus éloigné de Dieu que lorsque je l’ai expérimenté plus proche. En un même moment je goûte sa présence et son absence, et je connais qu’il n’y a point de remède à mon mal, sinon que cette divine présence aille consumant peu à peu mes imperfections comme le soleil quand il se lève dissipe les ténèbres de la nuit. Quand on est arrivé au-dessus de tout moyen, notre avancement dépend de la pure communication de Dieu qui la fait comme il lui plaît. Dans l’état essentiel l’on expérimente une dépendance de Dieu si absolue, que vous savez bien qu’il n’y a rien au ciel et en la terre qui puisse aider, que Dieu seul. Il est vrai que dans le fond Dieu est vie à l’âme. Mais c’est une vie qui produit continuellement des morts, jusqu’à ce que l’âme soit totalement et parfaitement morte! C’est l’effet le plus nécessaire et le plus ordinaire de Dieu, vivant en la manière dont je parle que de faire mourir. Il est vrai que de mourir de la sorte est l’unique plaisir d’une personne qui veut être toute perdue en Dieu. Ne me refusez pas, Monsieur, vos saintes prières à ce sujet. Je vous assure que je ferai de même pour vous, désirant de tout mon cœur que vous me continuiez votre bienveillance et la qualité de, etc.

20 NOVEMBRE 1656 QUE NOUS SOYONS UN JOUR TOUS FONDU EN JÉSUS. -- MA TRÈS CHÈRE SŒUR, JÉSUS SOIT NOTRE MORT, NOTRE VIE, NOTRE NÉANT ET NOTRE TOUT…

Ma très chère Sœur, Jésus soit notre mort, notre vie, notre néant et notre tout. Nous avons vu avec consolation le changement intérieur qu’il a plu à Notre Seigneur vous donner. C’est sans doute une faveur spéciale, sur laquelle il lui faut rendre Actions de grâces extraordinaires. C’est un don précieux et qui vaut mieux que tout ce que votre âme a reçu jusques à présent. Enfin c’est Dieu lui-même qui se donne dans le fond de votre âme en vérité et réalité, d’une manière qui ne se peut exprimer, bien que vous en ayez l’expérience. C’est cette expérience qui doit être maintenant votre oraison et votre union avec Dieu. [...]

Vous concevez bien que cette divine union ne se fait plus comme auparavant que votre état fut changé. Car elle se faisait par le moyen des lumières, des ferveurs de grâces et de dons que vos puissances recevaient de la bonté de Dieu, et dans cette jouissance vous Lui étiez unie. Et s’il arrivait que Notre Seigneur vous mît dans la privation, dans les obscurités, stérilités et les peines intérieures, votre union pour lors se faisait par la pure souffrance et dans un état pénible. À présent Notre Seigneur vous a élevée au-dessus de toutes ces dispositions créées, lesquelles quoi que très bonnes et saintes, sont néanmoins finies et limitées. Et ainsi ne peuvent donner qu’une participation bornée et petite, en comparaison de celle que l’on expérimente dans la pente de soi-même en Dieu.

C’est cette heureuse perte qui nous tire de nous-mêmes et jetant notre propre être et notre vie dans l’abîme infini, le transforme en Dieu et le rend tout divin, lui donnant une vie et une opération toute déifiée. Nous avons des joies très grandes de vous savoir arrivée à cet état. Vous voyez le chemin qui a précédé, combien il est long et difficile, et combien une âme est obligée de rendre grâces à Notre Seigneur, de lui découvrir le sentier du néant dans lequel en se perdant soi-même l’on trouve Dieu. Jouissez à la bonne heure du bonheur que vous possédez.

Mais sachez que vous n’êtes encore qu’au commencement de la vie anéantie, et que la porte vous vient seulement d’être ouverte. Y étant une fois entrée, ne tournez plus en arrière68. Mais persévérez pour vous laisser confirmer à ce feu divin qui ne cessera jamais de vous anéantir, si vous ne vous retirez point de sa divine opération. La comparaison d’un feu consumant exprime très bien le degré où vous êtes. C’est le propre de Dieu de réduire non seulement sa créature à la petitesse, de la brûler jusques à la rendre cendre et poussière. Mais même il la réduit au néant.

Il est réservé uniquement à sa toute puissance aussi bien de perdre les âmes dans le néant mystique, que de les tirer du néant naturel par la création. C’est ici où commence la théologie mystique cachée aux sages et aux prudents, et révélée aux petits. Pour tout conseil nous vous disons que vous vous mêliez le moins que vous pourrez de votre anéantissement, puisque les efforts de la créature ne peuvent aller jusque-là. Il faut qu’ils succombent et que Dieu seul opère d’une manière ineffable. Il y a seulement dans le fond intérieur un consentement secret et tacite. Que Dieu fasse de la créature ce qu’il lui plaira. Vous goûterez bientôt ce que c’est que le repos du centre, et comme on jouit de Dieu en Dieu même.

21 JANVIER 1657 LES BIENS QU’APPORTE CETTE SORTE D’ORAISON SONT INNOMBRABLES. -- JÉSUS LA LUMIÈRE ÉTERNELLE...

Car la lumière éternelle se lève dans son fond comme un beau soleil sur l’horizon, et dissipant peu à peu les ténèbres de son esprit humain, lui donne des intelligences du procédé mystique, et de la perte et anéantissement qu’elle doit souffrir en s’abîmant en Dieu.

23 JANVIER 1657 DE L’ANÉANTISSEMENT MYSTIQUE. -- POUR CE QUI VOUS REGARDE...

M. Pour ce qui vous regarde, nous n’avons rien à dire, sinon que nous remarquons que l’esprit de Jésus-Christ veut anéantir le vôtre pour se mettre en sa place, et devenir la vie de votre vie et le principe de tous vos mouvements tant intérieurs qu’extérieurs. C’est la plus grande grâce que l’on puisse recevoir en la terre, et c’est où vous devez tendre, consentant volontiers de tout perdre pour posséder cet heureux trésor. Cela ne se fait que par une expérience, par laquelle on goûte que le fond de notre âme est plein de Dieu. Dans lequel on trouve sa vie, son centre et son repos, et hors duquel il n’y a pour l’âme qu’inquiétude, douleur, et misère.

Vous avez raison de dire que tout votre bonheur est de rentrer dans votre fond, ou plutôt dans Dieu même. Cela est très vrai et tout réel et non imaginaire. [...]

D’où vient aussi que vous ne vous mettez plus en peine d’être assurée de votre état? Votre seul appui est Dieu, et il n’est pas difficile de comprendre comme les créatures ne servent pas beaucoup, lorsqu’il plaît à Dieu de se donner Lui-même et de nous aider d’une manière essentielle. [...]

Les fleurs d’un arbre s’épanouissent fort facilement et promptement, mais le fruit n’est produit qu’avec le temps. Ceci vous doit servir de précaution, pour ne pas croire que vous soyez dans toute l’étendue de l’anéantissement que vous voyez et goûtez, puisque la formation réelle de Jésus-Christ ne se fait que dans la réelle souffrance, la réelle abjection, et la vraie mort de soi-même. Vous concevrez mieux cette vérité que nous-mêmes. Elle est d’importance dans la voie mystique, dans laquelle on s’abuserait aisément si nous ne savions que la seule mort donne la vie, le néant, le tout, et la nuit obscure de toutes sortes de privations de créature, la Lumière éternelle qui est Jésus-Christ. Vous êtes heureuse d’avoir vocation à cette grande grâce, prenez courage.

9 AVRIL 1657 TOURNEZ VOTRE ÂME DU CÔTÉ DE LA CONFIANCE EN DIEU. -- J’AI FAIT RÉFLEXION SUR CE QUE VOUS ME MANDEZ DANS VOTRE DERNIÈRE…

Vous penchez toujours un peu du côté du scrupule et de la timidité. Tournez votre âme du côté de la confiance en Dieu et d’une sainte assurance et espérance, qu’il ne vous rebutera pas pour vos misères et pauvretés. Et ne manquez pas de le prier souvent qu’il accomplisse en vous sa sainte volonté.

9 AVRIL 1657 C’EST DIEU SEUL QUI FAIT CET OUVRAGE...

Prenez néanmoins courage, car je ne doute point que Notre Seigneur ne vous appelle à la mort mystique dans laquelle l’on possède Dieu hors de soi-même. Pour lors l’âme est ravie en Dieu par une extase admirable, qui ne se ressent point dans les sens, ni dans les puissances, mais qui s’opère seulement dans le pur fond de l’âme. Et c’est en quoi consiste la vie mystique ou divine : quand Jésus-Christ vit en nous et que nous ne vivons plus, qu’il opère en nous et que nous n’opérons plus qu’en lui. Pour arriver à cette mort dont je parle, il faut traverser des voies et des passages pénibles et difficiles, où l’esprit meurt peu à peu, sans qu’il contribue lui-même à se faire mourir. C’est Dieu seul qui fait cet ouvrage. Nous ne devons point y ajouter ni diminuer.

26 AOÛT 1657 SOUFFRIR EN PATIENCE PASSIVE. -- MA TRÈS CHÈRE SŒUR,

C’est la seule chose que je vous recommande : de souffrir en patience passive toutes les pointes des douleurs des épines intérieures dont votre âme est remplie. Je suis bien aise que vous ayez horreur de vous-même. Vous verriez encore bien plus le fond de votre corruption si la lumière était plus grande. Ne croyez néanmoins pas être sans amour secret ni caché, quoique vous n’en ayez aucun effet savoureux ni sensible. Prenez donc courage, et ne craignez pas votre intérieur?; il est comme il doit être. Dieu le changera quand Il lui plaira.

30 AOÛT 1657 C’EST LA DERNIÈRE LECTURE QU’IL FAUT QUITTER, QUE CELLE DE L’ÉCRITURE SAINTE. -- JE NE MANQUERAI PAS DURANT VOTRE RETRAITE…

Jésus soit notre tout pour jamais. Je ne manquerai pas durant votre retraite d’avoir un soin très particulier de vous devant Notre Seigneur, afin qu’il achève en vous ce qu’il a si bien commencé. Dans votre solitude tenez votre âme dans le repos que Dieu lui communique, sans l’interrompre pour faire quelque lecture que ce soit, ou des prières vocales que lorsque vous en aurez facilité. Dans ce divin repos votre âme reçoit une union spéciale et secrète avec Dieu, et en cette union consiste principalement votre oraison. Dans l’état d’activité, on cherche Dieu par des considérations, des affections, et des résolutions.

Dans celui de passivité, on a trouvé et goûté Dieu, et on demeure en repos avec Lui, recevant en cette disposition tout ce qui est donné à notre âme, soit lumières ou ténèbres, goût ou dégoût, recueillement ou distractions. Ces choses sont dans les dehors de l’âme, et la quiétude, le calme et la paix sont dans le fond. C’est pourquoi cette diversité et variété qui se rencontrent dans les sens n’incommodent pas la paix qui est dans l’intime de notre âme.

20 SEPTEMBRE 1657 UNE VUE SIMPLE ET AMOUREUSE DOIT NOURRIR VOTRE ÂME.

Une vue simple et amoureuse doit nourrir votre âme82. Et quand même elle serait toute spirituelle et que vos sens ne l’apercevront pas, il ne faut laisser de vous en servir. Car désormais, il ne faut plus changer de procédé intérieur, quelques sécheresses, ténèbres, ou étouffement intérieurs qui vous arrivent. Nous supposons, comme je le crois, véritable, que Dieu vous cherche pour se communiquer à vous d’une manière pure et spirituelle [...]

La passivité dont je vous parle n’empêchera pas que vous n’agissiez intérieurement, et extérieurement quand ce sera l’ordre de Dieu. Car l’âme passive n’est pas comme un tronc d’arbre qui n’a nulle action ni opération. Mais les vues, les mouvements, et les sentiments qu’elle a, c’est Dieu qui les opère en elle et par elle d’une façon qu’on ne peut comprendre, à moins que de l’expérimenter. Laissez donc pour l’ordinaire votre âme sans beaucoup agir, et croyez que Dieu agira en elle. Je dis croyez, car souvent il vous paraîtra le contraire dans les grandes agitations d’esprit, les troubles et les impuissances que vous aurez quelquefois par intervalle. Demeurez ferme et constant, et Dieu ne laissera pas de faire ce qu’Il prétend en vous. Je vous supplie de ne me pas oublier en vos saintes prières. Votre humilité à m’écrire de votre oraison vous disposera à ce que Notre Seigneur lui-même vous éclaire. Car pour moi je ne suis que ténèbres et que corruption. Je refuserais nettement mes amis de correspondre à leurs désirs si je faisais tant soit peu de réflexion sur ce que je suis. Souvenez-vous bien que les sécheresses, tristesses, ennuis, impuissances, et oppressions intérieures, étouffent les opérations sensibles de notre âme, mais non pas celles de Dieu. Et c’est assez à une âme passive.

20 SEPTEMBRE 1657 LA FIDÉLITÉ D’UNE ÂME CONSISTE À RECEVOIR LA MORT QUE TOUTES CES CHOSES LUI DONNENT, ET À NE POINT AGIR AUTREMENT. -- LES TÉNÈBRES, LES SÉCHERESSES ET LES ÉTOUFFEMENTS INTÉRIEURS…

Les ténèbres, les sécheresses et les étouffements intérieurs que l’on expérimente quelquefois, de sorte qu’il semble que l’on soit tombé dans un abîme, ne nous doivent pas étonner, puisque ce sont des effets de Dieu résidant au fond de l’âme, qui la veut purifier et la rendre capable de ses divines communications...

29 SEPTEMBRE 1657 MOURIR AU DÉSIR DE NE PAS MOURIR.

Que mon esprit meurt, à la bonne heure! Mais s’il ne meurt pas si tôt que je le désire, il faut avoir patience et mourir encore au désir de ne mourir pas assez tôt.

6 OCTOBRE 1657 DANS L’ORAISON, IL NE FAUT JAMAIS QUITTER JÉSUS CHRIST. -- TOUCHANT LA DIFFICULTÉ...

M. Touchant la difficulté qui est venue à la personne dont il est question lisant sainte Thérèse, pour l’image de Jésus-Christ. Je vous dirai en peu de mots qu’elle doit garder en son oraison la conduite passive qu’on lui a conseillée. Il faut donc qu’elle se tienne passive dans son état de repos. Que si l’image de Jésus-Christ lui est donnée, qu’elle ne la quitte point. Si elle lui est ôtée, qu’elle ne la cherche point. Mais qu’elle conserve toujours une intention de ne se séparer jamais de la sainte présence de Jésus-Christ, laquelle lui est communiquée d’une manière cachée et imperceptible dans l’oraison de repos, quoiqu’elle n’en ait pas la pensée dans l’esprit. C’est une présence de grâce qui suffit pour dire qu’en effet il ne faut jamais quitter Jésus Christ. Et une âme ferait très mal sous prétexte de dénuement, de faire dessein d’une abstraction qui la séparât de l’humanité sainte de Jésus-Christ. Si cette personne ne peut pas encore comprendre ce que j’ai dit, qu’elle ne s’en mette pas en peine et qu’elle ne craigne pas d’avoir un repos dans lequel l’image de Jésus-Christ ne paraisse point.

13 OCTOBRE 1657 SUR L’ANÉANTISSEMENT ET LA DÉIFICATION. -- IL Y A BIEN DE LA DIFFÉRENCE ENTRE LA LUMIÈRE DE L’ANÉANTISSEMENT, ET LA RÉALITÉ…

Plus Dieu qui est la Lumière éternelle croît, plus nous connaissons que nous sommes éloignés d’être anéantis et déifiés. Cet état n’arrive à l’âme que peu à peu, et après une infinité de morts et d’angoisses réellement expérimentées, et non en lumière seulement. Comme votre degré est supérieur au mien, vous entendez mieux que moi ce que je veux dire. Et je ne puis rien dire sur votre état présent, sinon que je reconnais pour certains que la Lumière éternelle commence Elle-même à pénétrer votre intérieur. Et cette pénétration continuant, Elle la perdra en Dieu et la déifiera peu à peu86. C’est pourquoi il ne faut s’étonner s’il reste en nous un grand fond de créatures et d’orgueil à détruire. Quand nous vous verrons, nous vous dirons nos pensées plus facilement.

28 OCTOBRE 1657 SI DIEU VOUS APPELLE PAR GRÂCE…

Si Dieu vous appelle par grâce à la pure passivité dans l’oraison, ne la quittez pas, parce qu’elle donne lieu à l’opération secrète de Dieu, qui va anéantissant d’une manière inconcevable les affections et les attaches de toutes créatures en nous, et nous fait aussi mourir à nous-mêmes. Dites souvent : «Que mon âme meure de la mort des justes ». Dieu tout seul opère cette sainte mort qui est si précieuse devant ses yeux, et ne l’opère que dans l’état passif, sans quasi que nous puissions apercevoir aucune opération de notre part. Vous direz peut-être que votre intérieur est plein de distractions et de ténèbres : à la bonne heure! Cet abîme de misères et de pauvreté n’empêche pas que Dieu n’agisse secrètement et imperceptiblement, pour jeter votre âme et toutes ses opérations propres dans le néant. Ne vous imaginez donc pas qu’il ne se passe rien en elle. Mais demeurez seulement paisible et tranquille, et l’ouvrage de Dieu se fera. Et ce bienheureux néant d’opération vous approchera de Dieu et vous Le fera goûter. Si votre esprit humain naturellement raisonnant et pénétrant trouve à redire à ce procédé intérieur, dites-lui qu’il n’y entend rien et que cet état est élevé au-dessus de sa capacité. Que s’il demeure aveugle, il verra les merveilles de Dieu par les lumières de la foi pure qui seule découvre la manière d’opérer de Dieu en l’âme dans l’état passif.

1 JUILLET 1658 VOUS ÊTES EN CHEMIN VERS UN PAYS QU’ON APPELLE LE NÉANT.

[...] Comme du soleil s’écoule la variété des couleurs sur les fleurs, quoique le soleil ne contienne qu’en éminence les couleurs, et non point formellement, car on aurait beau regarder de près le rayon du soleil si on y découvrait les couleurs qu’il répand sur les fleurs. De même Dieu tout nu n’a rien, ce semble à l’esprit humain, et néanmoins Il donne à l’âme tout ce qu’elle a besoin par écoulement91.

Il ne faut pas s’étonner si votre nature craint votre vocation au prochain. Car sans doute elle y trouvera sa mort et son anéantissement d’une manière et d’un biais que vous goûtez déjà. Et il faut que vous sachiez que par ce moyen seul vous arriverez au parfait néant de vous-même, et qu’il ne le faut point espérer ailleurs. Heureuse l’âme à laquelle Dieu se donne. C’est une grâce et un trésor que les sages et les prudents ne connaissent point. Il court un bruit que vous êtes allés tous deux vous rendre chartreux. D’autres disent que vous êtes allés à Rome, et moi je dis que vous êtes en chemin pour aller dans un pays qu’on appelle le néant. On croit que je cache votre dessein. Je me trouve si bien à Caen, que je ne pourrai pas me résoudre d’aller à Paris cette année, si ma présence n’y était très nécessaire?; ce que je ne prévois pas puisque vous seul pouvez mieux faire que moi.

29 SEPTEMBRE 1658 IL DOIT SUFFIRE DE LAISSER BRÛLER CE FEU INTÉRIEUR. -- LA PERSONNE DONT IL EST QUESTION...

Il sera bon qu’elle continue ses emplois ordinaires de charité et d’obligation, les faisant en esprit d’abandon à l’ordre de Dieu. Mais aussi avec une inclination continuelle à chercher uniquement Dieu pour se perdre, et se reposer uniquement en Lui notre centre, et notre béatitude. [...]

J’oubliais à dire que le Feu dont j’ai parlé, brûle l’âme sourdement et sans y produire aucune lumière distincte dans les puissances, mais seulement un repos et un calme. C’est assez pour être en union avec Dieu, en quoi consiste la vraie oraison.

7 OCTOBRE 1658 QUAND DIEU SE MANIFESTE LUI-MÊME ET RÉVÈLE, Ô QUELLE PERTE! QUEL ANÉANTISSEMENT DANS UNE ÂME! -- C’EST LUI SEUL QUI PEUT OUVRIR LA PORTE AU RÉEL ANÉANTISSEMENT…

Jésus-Christ soit notre unique vie pour le temps et pour l’éternité. C’est Lui seul qui peut ouvrir la porte au réel anéantissement de la créature et qui peut faire cette grande miséricorde à une âme, sans laquelle tout ce qu’elle a reçu jusqu’ici de faveurs, de dons de lumières, de transports, d’amours, de ravissements mêmes si vous voulez, sont si peu de chose, qu’en vérité ce n’est rien en comparaison de la réalité du néant.

Toute la voie mystique est remplie de miséricordes qui passent au-delà de nos mérites, et qui sans doute seraient capables de nous contenter si Notre Seigneur ne nous faisait voir un peu en passant la vérité de la réalité du néant. Quand elle touche le fond de notre intérieur seulement en passant, il nous demeure des intelligences et des certitudes que tout ce qui est moins que Dieu n’est rien, et que Dieu seul est notre tout?; et que pour y arriver il faut que Lui-même nous perde et nous anéantisse. C’est pour lors qu’Il nous ouvre la porte du réel anéantissement dans lequel Dieu est seul et la créature n’est plus. Dieu vit et opère, et la créature ne vit et n’opère plus. Nous avons souvent la lumière de cet heureux état. Mais je vous confesse que très peu de personnes y arrivent en réalité, parce que Dieu ne les y appelle pas.

10 OCTOBRE 1658 DIEU ÉCOULÉ DANS VOTRE FOND SOLLICITE ET TIRE VOTRE ÂME DE PASSER DU RAYON EN LUI SEUL. -- JE RECONNAIS PAR LA LECTURE DE VOTRE DERNIÈRE…

Lui qui seul veut être son centre, sa béatitude, et le principe de tous ses mouvements et opérations, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. [...] Dieu vous veut tout à Lui, en Lui, et par Lui-même vous n’aurez jamais de repos que cela ne soit. Ayez un peu de patience et vous connaîtrez bientôt par expérience, que ce pénible ouvrage de sortir de soi-même, est opéré de Dieu, d’une manière au-dessus de toute manière, très simple, très douce, et très efficace [...]

31 OCTOBRE 1658 UNE DIFFÉRENCE TRÈS GRANDE ENTRE LA LUMIÈRE DU RAYON ET LA LUMIÈRE DU CENTRE. -- J’AI LU AVEC ATTENTION VOTRE DERNIÈRE, ET J’AI CONSIDÉRÉ…

Monsieur, Jésus soit notre unique tout pour jamais. J’ai lu avec attention votre dernière, et j’ai considéré les opérations de Dieu dans le centre de votre âme avec les effets qui les accompagnent. Selon mon petit discernement, je trouve le tout dans la vérité, croyant que c’est Jésus-Christ Lui-même, Vérité éternelle qui commence à se manifester en son infini et immensité.

Et vous anéantissant par sa plénitude, Il vous fait changer d’état intérieur, y ayant une différence très grande entre la lumière du rayon et la lumière du centre. La première fait chercher Dieu et donne une agilité à l’âme pour le trouver. La seconde donne Dieu même qui commence à le rendre principe des opérations, mouvements, et vues de notre âme, qui paraissent comme des ruisseaux d’eau vive qui sortent de la source, ainsi que vous l’exprimez fort bien. [...]

12 DÉCEMBRE 1658 L 3,20 UN PAUVRE CHÉTIF HOMME QUI TEND À L’ANÉANTISSEMENT EST CAPABLE DE TOUT. -- JE NE VOUS PUIS EXPRIMER LA JOIE QUE NOUS AVONS TOUS RÉCEMMENT D’APPRENDRE PAR VOS CHÈRES LETTRES VOTRE SACRE…

12 déc 58 Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’Il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, Il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en Lui

Monseigneur, [...] Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la sorte) cette manière d’agir en esprit de mort et d’anéantissement, quelque effort que vous fassent les prudents et les sages, lesquels ne s’y peuvent ajuster. Ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière et les âmes anéanties perdent la leur pour demeurer abîmées en Dieu, qui seul doit être leur lumière et leur tout. Dans le grand emploi que Notre Seigneur met sur vos épaules, et dans toute la conduite de votre vie, ne vous comportez jamais autrement. [...]

Vous expérimenterez des secours extraordinaires de Dieu, lequel s’Il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour les affaires extérieures de sa gloire, Il avancera celles de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même et un plus profond abîmement en Lui.

16 DÉCEMBRE 1658 C’EST UN GRAND DON D’ENTRER DANS LE NÉANT, PLUS GRAND D’Y HABITER, ET TRÈS GRAND D’Y ÊTRE CONSOMMÉ. -- JE REÇOIS VOTRE DERNIÈRE ET Y RÉPONDS EN PEU DE MOTS…

M. Jésus soit notre unique tout pour le temps et l’éternité. Je reçois votre dernière et y réponds en peu de mots. La grande et longue expression de votre intérieur présent, et la petite qui est à la fin de votre lettre, ne disent qu’une même chose. Il est vrai que c’est un grand don d’entrer dans le néant, plus grand d’y habiter, et très grand d’y être consommé?; c’est ce que notre bonne sœur N. voulait dire par le don et l’augmentation du don. Votre état intérieur présent n’est qu’une continuation, et augmentation du don qui vous a été fait d’expérimenter que votre âme tombe dans le néant? et que tout ce qu’elle fait opère ou souffre, petit ou grand, extérieur ou intérieur, lui est essentiel, à proportion du degré du néant, où elle habite. Je ne m’étonne point que la moindre action que vous faites vous vient de Dieu, et donne à votre âme une constitution qui ne se peut exprimer, sinon quand on l’expérimente. Dire quelque chose d’indifférent au prochain, qu’on est obligé de lui dire par l’ordre de la Providence est aussi bien de Dieu, que de traiter avec Dieu de la conversion de son âme. C’est un secret du néant qui est ineffable et qui augmente de la déification, sans quasi en avoir la vue ni le goût. En tout ce que l’on fait, dit, et opère par l’ordre de Dieu, augmente l’anéantissement sans penser même au néant. Je ne doute point que Notre Seigneur ne vous continue ses miséricordes, et ne vous fasse entendre beaucoup mieux que je ne le pourrais faire, quelle doit être votre conduite touchant votre intérieur. Lui seul parle au cœur et l’instruit d’une manière adorable. Il faut aussi L’écouter et demeurer abandonné à ses divins mouvements et saintes persuasions.

21 DÉCEMBRE 1658 VOTRE ORAISON S’AUGMENTERA PEU À PEU AVEC LA FIDÉLITÉ DE LA FAIRE TOUS LES JOURS...

Monsieur, Je suis fort obligé à Monsieur votre frère de m’avoir procuré l’honneur de votre connaissance, vous assurant que j’ai reçu beaucoup de joie de vos lettres, qui m’apprennent les grâces et les miséricordes que Notre Seigneur vous a faites, et vous fait encore à présent. Il ne faut pas que rien du monde vous empêche d’y être très fidèle, et vous ne devez pas faire difficulté de tout quitter pour vous mettre en état d’obéir aux inspirations divines qui vous appellent avec tant d’amour et de bonté à la Religion. Quand il ne serait pas question de penser à votre salut, lequel vous ne pouvez pas faire dans le monde à cause de la corruption et des péchés qui s’y commettent, l’amour que Notre Seigneur vous témoigne mérite bien que vous correspondiez à ses divins attraits, et que vous le suiviez en quittant père, mère, frère, et sœur, amis et toute la fortune mondaine. Quel honneur Notre Seigneur vous fait, mon cher Monsieur, de vous choisir parmi un million de jeunes hommes qui mènent une vie déréglée, pour vous appliquer à son service particulier et vous mettre au nombre de ses bons amis et serviteurs! Quand vous auriez à quitter une couronne, il ne faudrait pas délibérer. Puisque servir Dieu c’est régner, et que d’être objet en la Maison de Dieu vaut mieux que d’habiter aux palais des gens du monde. Vous avez trop tardé? il faut exécuter promptement le dessein généreux que Notre Seigneur met dans votre âme, et suivre pour ce sujet le conseil de votre sage directeur qui comprend fort bien la volonté de Dieu sur vous. C’est de lui que vous devez apprendre le temps et la manière de votre retraite. Votre oraison s’augmentera peu à peu avec la fidélité de la faire tous les jours. Votre directeur qui est sur les lieux, vous fera changer d’oraison quand il le jugera à propos. Mais au nom de Dieu, mon cher Monsieur, ne tardez plus à quitter le monde. Prenez extrêmement garde à la Religion ou la retraite que vous choisirez et prenez du temps pour y penser. Vous seriez bien avec Monsieur votre frère à Paris. C’est une maison pleine de bons serviteurs de Dieu et de grande bénédiction.

4 JANVIER 1659 TOUTE VOTRE ORAISON, DANS LE DÉLAISSEMENT INTÉRIEUR OÙ VOUS ÊTES, EST DE N’EN AVOIR POINT...

4 janvier 59 Cette extrême pauvreté intérieure nous remplit de Dieu, à la vérité d’une manière insensible et imperceptible à notre esprit humain. Trois ou quatre moments d’une telle oraison valent mieux qu’un jour entier de l’oraison qui ne se fait qu’en pensée et en sentiments amoureux

[...] Je ne vous parle point de l’oraison dans laquelle vous devez vous entretenir, puisque toute votre oraison, dans le délaissement intérieur où vous êtes, est de n’en avoir point. C’est néanmoins la plus parfaite de toutes les oraisons que de porter et de sentir la pesanteur de la croix que Dieu met sur nos épaules. C’est la réelle et véritable oraison. L’abandon et la perte s’y trouvent sans que l’on se l’imagine. Cette extrême pauvreté intérieure nous remplit de Dieu, à la vérité d’une manière insensible et imperceptible à notre esprit humain. Trois ou quatre moments d’une telle oraison valent mieux qu’un jour entier de l’oraison qui ne se fait qu’en pensée et en sentiments amoureux.

12 JANVIER 1659 C’EST LE TRÉSOR DES TRÉSORS DE SE PERDRE EN DIEU. -- COMME JE PENSAIS RÉPONDRE À VOTRE DERNIÈRE, NOUS NE L’AVONS PU TROUVER…

L’état de ce néant divin n’est opéré que par la divine essence, non plus goûtée en lumière divine, mais en elle-même, en pure et nue foi, et abstraite de toutes les choses créées qui sont du ciel ou de la terre. C’est le trésor des trésors de se perdre en Dieu. C’est cette perte qu’on a goûtée de si loin et pour laquelle on a couru avec tant d’angoisses et de morts. Le divin rayon commence cette course puisque touchant le centre de l’intérieur, il réveille l’inclination essentielle qui fait chercher Dieu et qui ne donne point de repos qu’on ne l’ait trouvé […]

La présence réelle de Dieu ne peut pas souffrir que nous ayons autre occupation que Lui seul. Demeurez donc ainsi perdu et faites tout ce que sa sainte volonté voudra de vous, d’actions ou de souffrances, puisque votre seul fond doit être en Dieu uniquement. En cet état la liberté commence d’être très grande; nos puissances et nos sens n’étant embarrassés d’aucune réflexion, et se laissant appliquer uniquement à l’œuvre extérieure de Dieu.

24 JANVIER 1659 PRENEZ GARDE À NE PAS VOULOIR ÊTRE SI FORT ABANDONNÉ QUE VOUS VOULIEZ TOMBER DANS L’OISIVETÉ. -- JE VOUS CONFESSE QUE JE SUIS MORTIFIÉ D’ÊTRE OBLIGÉ DE VOUS AIDER, AYANT MOI-MÊME BEAUCOUP BESOIN DE SECOURS…

L’abandon ne consiste pas à ne rien faire dans l’intérieur, à n’avoir ni pensées, ni affections, ni sentiments; mais à les recevoir plutôt de Dieu que de les exciter avec nos industries par effort d’esprit. C’est une chose dont il faut se défaire peu à peu pour se laisser entre les mains de Dieu, qui gouvernera notre intérieur comme il Lui plaira; soit qu’il y arrive des lumières ou de l’obscurité, de la facilité ou de la peine. [...] Le temps où votre âme sera plus embarrassée, ce sera quand la lumière de la foi l’éclairera en obscurité. Ne vous dégoûtez pas de telles ténèbres? Elles purgeront votre esprit et le rendront capable des communications divines. Ceux qui commencent croient ne rien faire quand ils tombent dans cet état d’obscurité, et l’expriment aux autres comme ils le croient. Et c’est ici la source de toutes les contradictions et persécutions que l’on fait aux mystiques. Prenez-y garde et nous écrivez de temps en temps s’il fait jour ou s’il fait nuit dans votre âme, s’il y fait chaud ou froid, si vous vous reposez ou si vous agissez.

26 JANVIER 1659 L’ÂME AGIT PLUS DANS LA SIMPLICITÉ QUE DANS LA MULTIPLICITÉ. -- MONSIEUR, JÉSUS SOIT VOTRE LUMIÈRE. C’EST À LUI À VOUS ÉCLAIRER DANS VOS PETITS DOUTES TOUCHANT VOTRE ORAISON…

Que si le regard et cette vue s’éclipsent, ce qui arrive très souvent au commencement, rappelez ce simple souvenir, non par voie de méditation, mais par un simple souvenir de la même vérité. Vous n’aurez pas continué longtemps cette façon d’agir avec fidélité et pureté de cœur, que vous en sentirez du profit et de la facilité. Je dis pureté de cœur, car quand nous faisons oraison la moitié de la journée, nous n’avançons qu’à proportion que nous n’irons aux moindres affections des créatures, même celles qui paraissent les plus légitimes, comme des parents et des amis, et aux desseins mêmes de glorifier Dieu, auxquels Il ne nous appelle pas et où nous nous engageons souvent plus par notre volonté que par la sienne.

Si vous vous comportez de la sorte, ne craignez point l’oisiveté intérieure, car l’âme agit plus dans la simplicité que dans la multiplicité. Plus l’intérieur est pur et simple, plus il est agissant. C’est une erreur qui dans le commun des hommes de ne pas croire que cette vérité, et de remplir leur esprit d’une infinité de pensées qui les met en distraction plutôt qu’en recueillement?; lequel doit être plus du côté de la volonté que du côté de l’entendement. Je veux dire que la volonté ayant fait mourir les affections répandues dans les créatures, elle produit un amour tout simple vers Dieu qui lui donne un recueillement amoureux et une union avec Lui, laquelle seule vaut mieux que la multiplicité des sentiments et affections qu’elle avait auparavant.

10 FÉVRIER 1659 TRÈS SOUVENT ON IMITE JÉSUS-CHRIST QU’EN APPARENCE ET EN IDÉE. -- IL FAUT QUE VOUS DISIEZ LA MÊME CHOSE DANS LA PERSÉCUTION…

Abandonnez-vous au soin et à la conduite de votre Père qui est aux Cieux. Il a plus de véritable amour pour vous que toutes les créatures ensemble n’en pourraient avoir. Tous les solitaires ont beaucoup de joie de vous voir réduit à la pauvreté. Ils vous feront part de tout ce que Dieu leur donnera puisque Monseigneur de Perrée et vous, êtes du nombre des solitaires. Mais votre bonheur est bien meilleur que le nôtre, puisque vous êtes destiné à une vie mourante et souffrante, et nous, à une vie contemplative qui est toute pleine de douceur.

19 FÉVRIER 1659 LA DIFFÉRENCE ENTRE L’ABANDON ET L’OISIVETÉ. -- J’AI LU VOS DERNIÈRES DU SEPTIÈME DE CE MOIS AVEC ATTENTION, ET J’AI REMARQUÉ LA CONDUITE PARTICULIÈRE QUE DIEU TIENT…

Ensuite Notre Seigneur vous conduit par les aridités, sécheresses et peines intérieures. Ne refusez pas la miséricorde qu’Il vous fait de vous traiter de la sorte, et de laisser votre âme abîmée dans des états si pénibles. C’est par là qu’il veut devenir le maître, et établir son Royaume. Tout autre moyen ne vous serait pas si avantageux, quoiqu’il fût plus agréable à vos sens et à votre esprit. Quand il serait en votre pouvoir de changer tant soit peu votre intérieur, vous ne le devriez pas faire. Les voies de Dieu sont au-dessus des pensées des hommes? Lesquels se trompent souvent au choix des moyens qu’ils prennent pour Le servir. Je Le remercie de tout mon cœur de vous conduire de cette façon.

Vous connaissez vous-même qu’elle vous humilie et abaisse votre orgueil. Demeurez-y donc abandonné; et quand même vous n’auriez dans toutes vos oraisons, ni lumières, ni douceurs, et que vous en tiriez souvent de grands chagrins intérieurs et de pressantes peines d’esprit, il n’y a rien qui nous fasse tant mourir à nous-mêmes, que de souffrir en patience. L’on s’imagine que la seule contemplation ou oraison qui se fait avec facilité par les puissances de l’âme, avance beaucoup la mort de nous-mêmes. Je ne puis pas nier qu’elle n’y arrive. Mais l’impuissance des mêmes puissances, opprimée sous le fardeau des peines intérieures, y sert sans comparaison davantage. Et l’âme sans oraison qui lui paraisse ne laisse pas d’en avoir une très bonne qu’elle ne sent et ne goûte point.

Vous voulez savoir la différence qu’il y a entre l’abandon et l’oisiveté. Elle est très grande. Et quand vous serez plus éclairé et plus expérimenté, vous la connaîtrez aisément. Mais la nuit obscure où vous êtes vous ôte tout discernement. L’oisiveté consiste à ne rien faire du tout, laissant son âme volontairement distraite et inutile, dans la croyance qu’elle ne peut rien faire. L’abandon empêche qu’on ne fasse rien par soi-même, mais soumet à l’âme faire tout ce que Dieu veut.

Le directoire ou la méthode que vous demandez pour l’abandon serait contraire à l’abandon même, qui n’a point d’autre manière que de se laisser entre les mains de Dieu pour faire de nous sa sainte volonté. Un directoire est pour nous marquer ce que nous devons faire et pratiquer? Et la fidélité à l’abandon consiste à faire la conduite de Dieu uniquement et non pas la nôtre.

16 MARS 1659 L’ESSENTIEL DE LA VIE MYSTIQUE. -- JE VOUS SUIS INFINIMENT OBLIGÉ...

Vous n’avez rien à craindre, mon très cher Frère. La grâce de mort et d’abandon que Notre Seigneur vous donne est précieuse. Ne vous en retirez jamais sous prétexte de ne rien faire et d’agir à l’extérieur sans aucun mouvement intérieur. Cette inaction dont vous me parlez dans vos lettres est une véritable action, mais que Dieu fait, plutôt que vous-même. Et laquelle étant toute spirituelle est cachée à vos sens qui n’agissent que d’une manière grossière et avec réflexion, croyant que l’âme n’opère pas lorsqu’elle opère plus parfaitement et plus purement. Vivez donc désormais, mon très cher Frère, sans scrupule de n’apercevoir point votre intérieur?; n’y pensez seulement pas. Il vous suffit de savoir que Dieu le fasse en sa manière, et que par son union secrète et intime, Il devienne le principe de toutes vos actions extérieures et intérieures. Moins vous aurez soin de vous, plus Dieu vous gouvernera d’une manière spéciale.

Et vous devez estimer, sans comparaison, davantage un petit degré de mort et d’anéantissement intérieur, que toutes les actions extérieures les plus saintes et les plus éminentes qui ne découlent pas d’un fond mort et anéanti. Je suis assuré que vous êtes plus uni à Dieu avec cette constitution intérieure, que si vous convertissiez toute la Chine sans icelle. Il faut mesurer la grandeur de la sainteté par la grandeur de l’union que l’on a avec Dieu? Laquelle se reconnaît par la profonde mort que l’on a de soi-même et des créatures. C’est ici l’essentiel de la vie mystique. [...]

Et c’est un grand aveuglement de ce que les serviteurs de Dieu n’en font presque nul état, croyant que la vie mystique n’est que pour les solitaires. Vous savez bien mieux que moi, très cher Frère, cette importante vérité? Dieu vous l’enseignant par expérience, puisque vous êtes dans les affaires sans affaires, et que le grand tracas qui est dans l’ordre Dieu ne vous occupe point. Si l’on veut que vous soyez Docteur, soyez-le? Il importe peu, pourvu que la mort et le néant soient de la partie. Laissez à la bonne heure disposer de vous, comme N. et vos amis voudront. Exposez seulement vos désirs, et ne vous mettez pas en peine, si on les considère, ou non. Votre bonheur doit être de vous perdre en Dieu, et non pas de faire de grandes choses à l’extérieur.

29 MARS 1659 IL FAUT RECULER LES AFFAIRES DE DIEU POUR VAQUER À DIEU SEUL..

Il faut reculer les affaires de Dieu pour vaquer à Dieu même, puisque c’est Lui seul qui nous donnera la grâce d’y pouvoir réussir, et de ne pas nous y chercher.

2 AVRIL 1659 LA NON-ORAISON EST LA VOIE POUR L’ORAISON MYSTIQUE. «MONSIEUR, JÉSUS-CHRIST CRUCIFIÉ SOIT NOTRE UNIQUE AMOUR. VOTRE DERNIÈRE M’A BEAUCOUP CONSOLÉ…»

Monsieur N. aidera mieux que nul autre. Je le supplie de laisser votre âme dans une parfaite liberté, sans vouloir qu’elle s’applique à quelque chose en l’oraison, sinon quand Dieu le voudra. La non-oraison est la voie pour l’oraison mystique. C’est une vérité qui trouble tous ceux qui marchent par un autre chemin, mais il faut que chacun suive sa grâce. Durant cette sainte semaine, et pendant les fêtes les plus grandes de l’année, vous devez demeurer dans la froideur et l’obscurité où Dieu vous laisse, sans vouloir vous exciter à des vues ou aux amours des mystères. Vous les honorerez parfaitement, quand vous laisserez mourir votre âme dans l’état pénible où Dieu la met. En souffrant la continuation de votre mal de tête et les peines de votre intérieur, vous imiterez la Passion de Notre Seigneur, sans la méditer? Et la plupart des chrétiens la méditent sans l’imiter. Ne vous étonnez pas de votre mal de tête, quand il y aurait du remède, vous ne le sentiriez pas sitôt. Je connais de mes amis qui l’ont porté quatre et cinq années et qui en sont délivrés. Quand il vous resterait toute votre vie, il n’empêchera que vous ne fassiez oraison en la manière que Dieu veut de vous; au contraire il y servira beaucoup. Car si vous aviez la tête saine et libre, vous ne pourriez pas vous empêcher d’agir et de faire des efforts en l’oraison. Dieu fait bien ce qu’il fait et avec une sagesse admirable. Pourvu que votre volonté puisse mourir à l’affection de toutes les créatures, et n’avoir de l’amour que pour l’unique plaisir de Dieu, votre oraison non seulement sera bonne, mais excellente.

16 AVRIL 1659 L’HUMILITÉ ET L’ABANDON DOUCEMENT EXERCÉ EN SA PRÉSENCE. -- J’AI GRANDE JOIE DU BONHEUR QUE POSSÉDEREZ UN JOUR EN VOUS SACRIFIANT TOUT ENTIER AU SALUT DES PAUVRES CHINOIS…

Dans cet état de simple attention, votre âme sera sujette, aussi bien que dans la méditation, à des distractions, des obscurités, des dégoûts, et des incertitudes intérieures. Quand cela arrive, ayez patience d’une manière simple, sans crainte de consentir à ces choses. L’humilité et l’abandon à Dieu doucement exercé en sa Présence, vaux mieux infiniment que toutes les productions d’actes contraires aux sentiments et tentations qu’on a dans la nature. On s’imagine qu’il les faut détruire et s’en défaire avec force, et je conseille le contraire. Quand vous l’aurez expérimenté, vous vous en trouverez bien.

Mais ce qui vous embarrassera souvent sera de ne savoir ce que vous faites : si vous avez de l’oraison, ou si vous n’en avez pas; si vous consentez ou non aux distractions; et si ce n’est point paresse que cette simple attention. L’on craint de n’y pas assez exercer les puissances de son âme. Laissez passer toutes ces pensées et ne changez pas votre manière intérieure, demeurant en patience le mieux que vous pourrez, en attendant que l’orage se passe, ne vous mettant pas en peine des divagations de votre imagination, qui ne fera que courir de tous côtés.

Ne faites point de violence pour la retirer, vous contentant de demeurer en humilité et douceur d’esprit, qui la ramènera peu à peu.

MAXIMES NON DATÉES

M 3, 2 L’ÉTAT PASSIF N’EST PAS POUR TOUTES LES ÂMES QUI TENDENT À LA PERFECTION.

L’oraison qui se fait avec foi simple, sans raisonnements et méditations, est bonne. Elle est fondée dans les Pères, et peut être appuyée de quantité de passages. Mais c’est un don de Dieu particulier et une oraison extraordinaire dont l’on ne peut être capable qu’après s’être exercé longtemps dans la méditation et dans la mortification. Que si l’on y veut conduire les âmes d’une autre façon, il faut changer la manière que l’on tient pour la conduite des novices, et renverser l’ancienne et louable coutume de donner des sujets de méditation dans toutes les communautés religieuses. Cette oraison pratiquée par ceux qui n’en ont point le don particulier et extraordinaire ne fait nul effet en eux et les laisse croupir dans beaucoup d’imperfections, comme la colère, le mépris de l’opinion des autres, l’arrêt à son propre jugement, et la promptitude trop grande à dire ses pensées. Enfin chaque maître dans la vie spirituelle croit que sans y être appelé et appliqué de Dieu, c’est une source d’illusion, et d’orgueil, ou pour le moins un amusement, après quoi l’âme se dégoûte tout à fait de l’oraison, et retourne dans sont train ordinaire.

M 3, 3 L’ÉTAT PASSIF CONSISTE À SUPPRIMER NOTRE ACTIVITÉ PROPRE, POUR ENTRER DANS L’ACTIVITÉ DE DIEU.

M 3, 3 L’état passif ne consiste pas à n’avoir point de pensées, ni à ne point faire d’actes; mais seulement à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu

L’état passif ne consiste pas à n’avoir point de pensées, ni à ne point faire d’actes?; mais seulement à supprimer notre activité propre, pour entrer dans l’activité de Dieu qui doit disposer de toute notre âme, et de toutes ses puissances; de sorte que si Dieu donne à l’âme en cet état le mouvement de produire quelque acte, il ne faut pas le rejeter activement, ni le supprimer.

M 3, 4 L’ÉTAT PASSIF CONSISTE À SE LAISSER POSSÉDER PAR L’ESPRIT DE JÉSUS-CHRIST.

Cet état consiste à se laisser posséder à l’Esprit de Jésus-Christ qui veut vivre Lui Seul et opérer en l’âme. Et lorsque l’âme sent les premiers attraits de cet heureux état, et qu’elle l’expérimente avec suavité, elle n’a rien à faire qu’à demeurer abandonnée à l’opération de Dieu en elle. Cet abandon passif se ressent mieux qu’il ne s’exprime. Jamais on ne le comprendra par la seule lecture et par l’expression, à moins que l’on ne soit prévenu par une lumière particulière qui se fait connaître.

M 3, 6 L’ÉTAT DE L’ÂME DANS CE PREMIER DEGRÉ DE VIE PARFAITE DEMEURE DÉNUÉ ET ÉTOUFFÉ.

Les distractions, les tentations, les ténèbres, et les sécheresses de l’intérieur ne lui feront plus de peur, puisqu’elles serviront même à l’établir dans l’état passif. C’est ce qui oblige à les porter en paix et résignation. En ce commencement l’âme ne produit pas beaucoup d’actes. Les pensées de Dieu, de la Sainte Vierge, et des mystères même s’anéantissent, et l’intérieur demeure comme dénué et étouffé. Et cela est comme j’ai dit l’oraison de ce degré, laquelle il ne faut pas changer sous prétexte de mieux en faisant des actes propres, ou en cherchant de bonnes lumières et de saintes pensées, lorsqu’il n’en vient point de la part de Dieu.

M 3, 8 LE SECOND DEGRÉ DE L’ÉTAT PASSIF EST ILLUMINATIF.

Le second degré est illuminatif. C’est à dire que l’âme étant déjà accoutumée de vivre dans le dénuement de son propre esprit, et ayant fait une oraison fort obscure et même pénible, elle commence à avoir des goûts et des lumières qui la confirment dans son procédé intérieur, et qui lui font expérimenter le degré qu’elle ne voyait qu’en lumière et en spéculation. Elle reçoit pour lors des connaissances de Dieu et de ses perfections, des joies de Jésus-Christ et de ses mystères avec de grands sentiments. Elle a facilité de produire des actes intérieurs et extérieurs, et elle sent fort bien que cette production ne la fait point sortir de la passivité. Pour lors la crainte et l’incertitude où elle était dans les premiers degrés, se changent en confiance et en assurance. L’âme en cet état entre dans une grande liberté pour se laisser mouvoir et appliquer à l’Esprit de Dieu.

M 3, 9 EN CE SECOND DEGRÉ DE VIE UNITIVE, L’ÂME ÉPROUVE ENCORE DE GRANDS DÉLAISSEMENTS.

L’âme en ce second degré de vie unitive éprouve encore de grands délaissements, ténèbres, sécheresses, et abandonnements de la partie sensible. Et ne faisant plus fond sur ce qui se passe dans les sentiments, mais uniquement sur l’Esprit de Dieu qui la gouverne, elle demeure fidèle aux milieux de toutes les diversités et changements sensibles; son abandon étant arrivé au point d’une parfaite indifférence et soumission à la volonté divine.

M 3, 10 LE DERNIER DEGRÉ C’EST L’UNITIF, OÙ L’ÂME DEVIENT UN MÊME ESPRIT AVEC DIEU.

Le dernier degré c’est l’unitif, où l’âme devient un même esprit avec Dieu. Cette heureuse union fait qu’elle ne retourne presque jamais à ses propres activités. Mais si elle agit, si elle souffre, si elle converse, si elle dit ses prières vocales, c’est Dieu qui fait principalement toutes ces choses en elle. Comme le fer qui est devenu comme du feu dans la fournaise perd sa noirceur et sa froideur naturelle pour se revêtir des qualités du même feu, ainsi ce degré d’union élève l’âme à un si haut état, qu’en vérité elle y est dépouillée du vieil homme, et revêtue du nouveau qui est Jésus-Christ; lequel lui communique d’une manière admirable toutes ses inclinations, ses sentiments, et ses mouvements, étant comme la source de ses opérations.

M 3, 11 DANS CE DERNIER DEGRÉ DE LA VIE UNITIVE LE TEMPS D’ORAISON N’EST PAS RÉGLÉ COMME AUX AUTRES PRÉCÉDENTS.

Dans ce dernier degré de la vie unitive, le temps d’oraison n’est pas réglé comme aux autres précédents; savoir : de méditation ou de simplicité. Parce que l’âme agissant en ces deux degrés avec effort sensible, elle pourrait, à moins que le temps de son oraison ne fût réglé, y intéresser la santé du corps; et ensuite, rendre une personne indisposée et peut-être incapable des autres emplois que Dieu demanderait d’elle. Mais en ce troisième degré, Dieu agissant beaucoup plus que l’âme qui demeure passive, elle peut très facilement continuer son oraison et la faire plus longue que dans les premiers degrés, ou même continuelle, autant que les affaires de Dieu lui permettront.



JACQUES BERTOT Directeur mystique



MONSIEUR BERTOT, DIRECTEUR MYSTIQUE.

Malgré une valeur mystique à nos yeux incomparable, nous ne disposons que de minces renseignements sur Jacques Bertot (1620-1681) : il semble avoir réussi à effacer toutes traces personnelles et il a été confondu avec des homonymes (son nom est commun en pays normand sous des orthographes diverses). Même l’année de sa mort fit l’objet de relations contradictoires. Il a été édité sans nom d’auteur et accusé de quiétisme ; en outre les éditions, étalées entre 1662 et 1726, dispersées dans des bibliothèques privées, donc le plus souvent perdues, sont devenues très rares et difficile à situer (figurant en Anonymes)288 .

Nous avons tenté de rassembler les œuvres et indices le concernant, car ses écrits sont parmi les plus profonds et les plus denses de toute cette lignée mystique289. C’était sûrement l’avis de Madame Guyon puisqu’elle a rassemblé les écrits de son maître290. Un bref résumé de sa vie ainsi qu’un témoignage sur la fidélité de disciples étaient inclus dans l’Avertissement du premier tome :

«Monsieur Bertot [...] natif de Coutances 291 [...] grand ami de [...]Jean [5] de Bernières [...] s’appliqua à diriger les âmes dans plusieurs communautés de Religieuses [...][à diriger] plusieurs personnes [...] engagées dans des charges importantes tant à la Cour qu’à la guerre [...]Il continua cet exercice jusqu’au temps que la providence l’attacha à la direction des Religieuses Bénédictines de l’abbaye de Montmartre proche [de] Paris, où il est resté dans cet emploi environ douze ans [6] jusqu’à sa mort [...][au] commencement de mars 1681 après une longue maladie de langueur. [...] [7] [Il fut] enterré dans l’Église de Montmartre au côté droit en entrant. Les personnes [...] ont toujours conservé un si grand respect [qu’elles] allaient souvent à son tombeau pour y offrir leurs prières292.

Il naquit le 29 juillet 1622. On a quelques précisions sur sa famille :

... il s’appelait Jacques Bertot natif de St Sauveur de Caen, fils de Louis Bertot et de Judith Le Mière sa mère qui était sœur de Mr Le Mière père de celui qui est présentement Lieutenant particulier de Mr le vicomte de Caen. Le d [it] Sr Louis Bertot était m[archan]d drappier de profession à Caen. Il quitta le négoce environ l’année 1640 vivant de son bien qui est scis [situé] en la paroisse de Tracy proche [de] Villers. Mr l’abbé Bertot était fils unique qui étant dans les ordres sacrées [sic] se mist à l’Ermitage avec feu Mr de Bernières et plusieurs autres personnes pour y vivre saintement tous ensemble...293.

Issu d’une famille bourgeoise aisée, il sera généreux294.

Bertot vécut d’abord à Caen, puis à Paris; mais on se gardera d’attribuer une trop grande importance à ces localisations : le suivi des religieuses de divers couvents l’a rendu itinérant comme ce fut le cas pour le P. Chrysostome.

De ce prêtre discret va peu à peu émerger un confesseur de grande réputation : devant lui vont s’incliner les caractères bien trempés de Jourdaine de Bernières puis de Jeanne-Marie Guyon. Sa profondeur et son expérience vont susciter de toutes parts respect et confiance absolue.

    De Caen…

Devenu prêtre après des études au collège de Caen, il s’attacha à Jean de Bernières et à son groupe de l’Ermitage au point de devenir «l’ami intime de feu Mr de Bernières295». Certains indices font penser que le jeune compagnon fut destinataire de la majorité des lettres adressées à l’ami intime 296, remarquables par leur ton intime et leur profondeur spirituelle. On y sent l’autorité de l’aîné expérimenté, mais aussi la certitude d’être parfaitement compris d’un compagnon engagé dans le même chemin. Bernières se dévoile. Bien que son ami soit plus jeune, il lui parle à cœur ouvert de ses états les plus profonds vécus dans ses dernières années :

Dieu seul, et rien plus. Je n’ai manqué en commencement de cette année de vous offrir à Notre Seigneur, afin qu’Il perfectionne, et qu’Il achève Son œuvre en vous. Je conçois bien l’état où vous êtes : recevez dans le fond de votre âme cette possession de Dieu, qui vous est donnée, en toute passiveté, sans ajouter votre industrie et votre activité, pour la conserver et augmenter. C’est à Celui qui la donne à le faire, et à vous, mon cher Frère, à demeurer dans le plus parfait anéantissement que vous pourrez. Voilà tout ce que je vous puis dire, et c’est tout ce qu’il y a à faire. Plus une âme s’avance dans les voyes [voies] de Dieu, moins il y a de choses à lui dire… 297.

Je ne puis vous exprimer par pensées quel bonheur c’est de jouir de Dieu dans le centre […] Plus Dieu s’élève dans le centre de l’âme, plus on découvre de pays d’une étendue immense, où il faut aller, et un anéantissement à faire, qui n’est que commencé : cela est incroyable, sinon à ceux qui le voient en Dieu même, qu’après tant d’années d’écoulement en Dieu, l’on ne fait que commencer à trouver Dieu en vérité, et à s’anéantir soi-même […]

Mon cher Frère, demeurez bien fidèle à cette grande grâce, et continuez à nous faire part des effets qui vous seront découverts : vous savez bien qu’il n’y a rien de caché entre nous, et que Dieu nous ayant mis dans l’union il y a si longtemps, Il nous continuera les miséricordes pour nous établir dans Sa parfaite unité, hors de laquelle il ne faut plus aimer, voir, ni connaître rien298.

A la mort de Bernières, Bertot lui succéda comme directeur spirituel. De 1655 à 1675, sa principale activité en Normandie fut d’être le confesseur du monastère des ursulines de Caen, où vivaient la sœur de Bernières, Jourdaine, et une figure discrète, mais importante, Michelle Mangon. Les Annales des ursulines299 témoigneront du rôle parfois délicat que doit assumer un confesseur, par exemple quand Jourdaine tenta d’échapper à sa troisième nomination :

Elle fut élue unanimement pour la dernière fois. Sa surprise la fit sortir du chœur et courir s’enfermer dans sa chambre pour empêcher sa confirmation et en appeler à l’évêque; mais Monsieur Bertot, Supérieur qui présidait à l’élection et M. Postel son assistant, allèrent la trouver et lui faire un commandement exprès de consentir à ce que le chapitre venait de faire. A ces mots, vaincue par son respect pour l’obéissance, elle ouvre la porte et se laisse conduire à l’église pour y renouveler son sacrifice…300.

Il n’est pas facile de diriger les âmes. Si l’on en croit les Annales301 du monastère, Bertot a choqué par son inflexibilité, notamment lors de cet incident qui révolta les sœurs. Rappelons que Jourdaine de Bernières avait pour ancêtre un compagnon de Guillaume le Conquérant, qu’elle était la fille du fondateur du couvent et la sœur du vénéré Jean de Bernières : il est vraisemblable que Bertot ait perçu chez elle des vestiges d’orgueil. Or rien ne devait rester qui fit obstacle à la grâce : il la dirigeait donc avec la rigueur traditionnelle à l’Ermitage.  Même si, pour la rédactrice des Annales et ses sœurs, ce directeur abrupt et mal informé commettait une erreur, Jourdaine s’inclina devant la justice de cette colère :

1670 [le ms. est daté en tête de page]. La mère de Sainte Ursule [Jourdaine] étant en charge, le supérieur reçut quelques avis sur quelques points qui lui semblèrent importants où il crut que la Supérieure ne s’était pas acquittée de son devoir. Poussé d’un zèle peu réfléchi de donner des ordres qu’il croyait nécessaires, et en même temps de faire voir que là où il y allait des devoirs de sa charge, et de l’intérêt prétendu de la communauté, il n’avait égard à personne, il fit assembler les religieuses au chœur, et en leur présence, blâma la conduite de leur Supérieure à qui il fit une ferme réprimande avec des termes si humiliants que plusieurs des religieuses qui connaissaient son innocence en furent sensiblement touchées (et même scandalisées biffé), mais l’humble Supérieure, sans rien perdre de sa tranquillité ordinaire, se mit à genoux et écouta avec une paix et une douceur inaltérable tout ce qu’on voulut lui dire, sans répliquer une parole, ni pour se plaindre, ni pour se justifier des choses [210] qui lui étaient imputées, ce qui lui aurait été facile. On la vit sortir de cette assemblée plus contente que si on lui eut donné des louanges, de sorte que cette humiliation publique qui fit verser des larmes à plusieurs n’eut point d’autre effet que de faire éclater son humilité et sa patience en nous laissant un rare exemple de sa vertu. […]

Une particulière qui avait intérêt dans l’affaire, la vint trouver, fort pénétrée de douleur, pour se plaindre de la manière dont on l’avait traitée. «Ma sœur, lui dit-elle, il nous faut regarder Dieu en tous événements, ne conserver non plus de ressentiment de ce qui vous touche que j’en ai de ce qui a été dit et fait à mon égard.» […]

Elle poussa encore plus loin les preuves de sa vertu, car le jour même elle fut trouver le Supérieur au parloir, non pas pour (se plaindre ou biffé) se justifier, mais pour lui parler des affaires de la maison comme à son ordinaire, dont il fut également surpris et édifié. Toutes choses bien éclaircies, il conçut une plus haute estime de la mère de saint Ursule qu’il n’avait eue et se reprocha fort de s’être laissé prévenir par les rapports [qu’on lui avait faits biffé]. Il dit en plusieurs occasions que cette sage Supérieure s’était beaucoup mieux justifiée par son silence et sa modération, qu’elle n’aurait fait par toutes les bonnes raisons302.

En réalité, le réseau et la renommée de Bertot s’étendaient bien au-delà du monastère de Caen. En témoigne par exemple une lettre écrite en 1667 par Mgr Pallu : ce missionnaire qui avait dressé un «projet de notre Congrégation apostolique», envoya sa rédaction aux Directeurs du Séminaire des Missions étrangères en demandant l’avis de quatre personnes, dont Bertot :

Sur la Méditerranée, en vue de Candie, 3 mars 1667 […] conférez-en avec Messieurs Bertot, du Plessis et quelques autres personnes de leur esprit et de leur grâce […] [Ces messieurs devront répondre en donnant leurs avis après 15 jours de réflexion :] Priez aussi Messieurs Bertot et du Plessis et les autres auxquels vous vous en ouvrirez de m’écrire ce qu’ils en pensent…303.  

Comme tous ses amis normands, Bertot se passionna pour l’apostolat au Canada. En témoignent deux belles lettres écrites en 1673-1674 à un dirigé canadien304.

[Demande :] Mon très cher frère.

Il me semble que depuis la dernière retraite que je fis au mois de septembre, la lumière du fond que j’appelle lumière de vérité commence par sa réelle et secrète opération à détruire la lumière des puissances, que je croyais auparavant lumière du fond, n’en ayant pas expérimenté d’autre.

La différence que je trouve entre lui et l’autre est que la première est toujours avec un certain éclat, appui et plénitude. Il semble que l’on a toutes les choses en réalité, et néanmoins elles ne sont qu’en goût et en lumière; mais un goût et une lumière qui paraissent si déliés et si purs, qu’on les prend pour la chose même […]

[Réponse de Bertot :] Mon très cher frère.

C’est avec beaucoup de joie que je réponds à [475] la vôtre, remarquant le progrès du don de Dieu, qui assurément est très grand, commençant de vous faire voir et de vous découvrir la lumière de vérité ou la lumière du centre, ce qui veut dire la même chose. Elle est dite lumière de vérité d’autant qu’elle découvre Dieu qui est la vérité même, et quand le manifestant, elle en fait jouir peu à peu. La lumière des puissances, quoique véritable et conduisant à la vérité, n’est pas appelée lumière de vérité, d’autant qu’elle ne donne jamais que le particulier et les moyens et non la fin.

Elle est appelée aussi lumière du centre, d’autant qu’elle peut seulement éclairer cette divine portion où Dieu réside et demeure, ne pouvant jamais éclairer les puissances, mais plutôt les faire défaillir par son étendue immense, qui tient toujours de la grandeur de Dieu, en quelque petits degré et commencement qu’elle soit. C’est pourquoi elle n’est jamais particulière, mais générale, elle n’est jamais multipliée, mais en unité, et les puissances ne pouvant avoir que du particulier ne peuvent donc la recevoir qu’en s’éclipsant et se perdant heureusement (comme les étoiles par la lumière du soleil) dans le centre, où peu à peu cette divine lumière les réduit, en s’augmentant et croissant.

Remarquez que je viens de dire qu’en quelque commencement qu’elle soit, elle est générale et totale, étant un éclat de la face de Dieu; et cependant ce total va toujours augmentant, éclairant et développant peu à peu le centre de l’âme et la Vérité éternelle en ce centre, de la même manière que vous voyez que le soleil se levant peu à peu commence [476] par son aurore. […]

Bertot fut aussi en relation avec Marie des Vallées, qu’il cite. Voilà pourquoi certaines belles images furent transmises d’une génération à l’autre et se retrouveront dans les Torrents de Madame Guyon :

Et remarquez bien une belle parole que m’a dite autrefois une âme très unie à sa Divine Majesté, savoir, que les montagnes recevaient bien les pluies, mais que les seules vallées les gardent, fructifient et en deviennent fertiles 305.

Elle me disait que la Miséricorde [en note : c’est-à-dire l’âme chargée des richesses spirituelles de la Miséricorde] allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent; mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargée de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler306.

D’après les correspondances entre religieuses, on sait aussi que, tout jeune, Bertot confessait le couvent de bénédictines et qu’il s’épuisait à la tâche307. Mectilde rapporte à Jean de Bernières les activités fructueuses du jeune prêtre en lui demandant de le protéger contre tout excès de zèle. Cette lettre montre combien il était déjà perçu comme un père spirituel répandant la grâce autour de lui. Sa présence pleine d’amour leur manquait :

De l’Ermitage du Saint Sacrement, le 30 juillet 1645.

Monsieur, Notre bon Monsieur Bertot nous a quittés avec joie pour satisfaire à vos ordres et nous l’avons laissé aller avec douleur. Son absence [52] nous a touchées, et je crois que notre Seigneur veut bien que nous en ayons du sentiment, puisqu’Il nous a donné à toutes tant de grâces par son moyen, et que nous pouvons dire dans la vérité qu’il a renouvelé tout ce pauvre petit monastère et fait renaître la grâce de ferveur dans les esprits et le désir de la sainte perfection. Je ne vous puis dire le bien qu’il a fait et la nécessité où nous étions toutes de son secours […], mais je dois vous donner avis qu’il s’est fort fatigué et qu’il a besoin de repos et de rafraîchissement. Il a été fort travaillé céans [ici], parlant [sans] cesse, [il a] fait plusieurs courses à Paris en carrosse dans les ardeurs d’un chaud très grand. Il ne songe point à se conserver. Mais maintenant, il ne [53] vit plus pour lui. Dieu le fait vivre pour nous et pour beaucoup d’autres. Il nous est donc permis de nous intéresser de sa santé et de vous supplier de le bien faire reposer. […]

Il vous dira de nos nouvelles et de mes continuelles infidélités et combien j’ai de peine à mourir. Je ne sais ce que je suis, mais je me vois souvent toute naturelle, sans dispositions de grâce. Je deviens si vide, et si pauvre de Dieu même que cela ne se peut exprimer. Cependant il faut selon la leçon que vous me donnez l’un et l’autre que je demeure ainsi abandonnée, laissant tout périr. […].

Dans une autre lettre, Mectilde transmet le témoignage de Bertot sur la mort de Bernières :

Mon très cher et bon frère, […] Dieu nous a ravi notre cher Monsieur de Bernières, autrement dit Jésus Pauvre, le 3 du mois de mai dernier. Voici ce que M. Bertost [Bertot] nous en a écrit, vous y verrez comme il est mort anéanti, sans aucune apparence de maladie308.

Le nom de Bertot apparaît aussi dans des lettres adressées à d’autres religieuses bénédictines. La mère Benoîte de la Passion, prieure de Rambervillers, écrit le 31 août 1659 :

Monsieur [Bertot] a dessein de vous aller voir l’année prochaine, il m’a promis que si Dieu lui donne vie il ira. Il voudrait qu’en ce temps-là, la divine providence m’y fît faire un voyage afin d’y venir avec vous […] C’est un enfer au dire du bon Monsieur de Bernières, d’être un moment privé de la vie de Jésus-Christ […] il faut mourir. Monsieur Bertot sait mon mal […] s’il vous donne quelques pensées, écrivez-le-moi confidemment309.

La mère Dorothée (Heurelle) souligne ici combien Bertot était efficace par sa seule présence :

M. Bertot est ici, qui vous salue de grande affection […] je ressens d’une singulière manière la présence efficace de Jésus-Christ Notre Seigneur310.

    … à Montmartre

Bertot garda toujours un lien fort avec le groupe de l’Ermitage : c’est ainsi qu’en 1673 ou 1674, il fut chargé de régler l’affaire compliquée de Jean Eudes attaqué par ses anciens confrères oratoriens. Mais parallèlement à toutes ces occupations, dans la dernière partie de sa vie, il lui fut donné une charge importante : à partir de 1675, il fut nommé confesseur à la célèbre abbaye de Montmartre. L’intensité de sa présence attira des laïcs adonnés à l’oraison à qui il put transmettre les profondeurs spirituelles vécues à l’Ermitage.

Le lieu était à cette époque isolé de l’agglomération parisienne :

Montmartre : 223 feux, y compris ceux de Clignancourt. Ce village est sur une hauteur, au nord, près d’un faubourg de la ville Paris [sic] auquel il donne son nom […] La chapelle des martyrs […] [possède] une statue de St Denis en marbre blanc. C’est l’endroit où l’on croit qu’il fut enterré avec ses compagnons. On a beaucoup de vénération pour ce lieu, et l’on y voit presque toujours un grand concours de peuple; le monastère est également vaste et beau, bien situé et accompagné de jardins d’une grande étendue. L’abbesse est à la nomination du roi. Dans le village est une église paroissiale dédiée à St Pierre311.

Bertot et Mme Guyon qui s’y rendait ont probablement aimé la vue qui s’offrait à leurs yeux :

En parcourant le tour de la montagne [sic], on jouit d’une vue très belle et très agréable; on découvre en plein la ville de Paris, l’abbaye de St Denis et quantité de villages. Les environs sont remplis de moulins à vent. Il y a beaucoup de carrières, dont on tire continuellement le plâtre pour la consommation de Paris […] on trouve assez fréquemment au milieu de cette masse de gypse, des ossements et vertèbres de quadrupèdes qui ne sont point pétrifiés, mais qui sont déjà un peu détruits, et sont très étroitement enveloppés dans la pierre... 312.

Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine fondée en 1133 avait été central : sa réforme mouvementée avait eu lieu au début du siècle avec l’aide de Benoit de Canfield, et Bertot a dû souvent entendre évoquer les souvenirs de cette refondation haute en couleur313. Il a pu connaître la réformatrice, madame de Beauvilliers, morte en 1657314, et il a certainement lu attentivement l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses, paraphrasant Benoît de Canfield315 pour en rendre la lecture plus facile.

A l’époque de Bertot, en ces temps moins troublés, Françoise-Renée de Lorraine en était l’abbesse316 très cultivée :

Madame de Guise dirigea l’abbaye pendant vingt-cinq ans. Douée d’une haute intelligence, elle était en relation avec les beaux esprits et les femmes élégantes du temps : le docteur Valant, le médecin de madame de Sablé et de toute la société précieuse en même temps que de l’abbaye, nous a conservé plusieurs billets d’elle fort galamment tournés317.

C’est lors d’un voyage à Paris que Bertot lui fut présenté :

Quand il fut prêtre, il devint directeur des dames ursulines et la communauté le députa pour aller à Paris à cause des affaires qu’elle avait avec feu Mr Du Four abbé d’Aunay. Ce voyage lui procura l’honneur de la connaissance de Madame l’Abesse [sic] de Montmartre et de Son Altesse Royale, Mademoiselle de Guise318.

Elles étaient très attirées par la mystique et furent touchées par la profondeur de Bertot, dont l’enseignement ne tarda pas à se répandre non seulement à l’intérieur du couvent, mais aussi chez les laïcs liés à l’abbaye. L’amitié des Guise le fit connaître du milieu «dévot» de la Cour :

Monseigneur le duc de Guise le considérait beaucoup, aussi bien que Mr de Noailles, Mr le duc de St Aignan et Mr le duc de Beauvilliers319.

Ce petit groupe de spirituels était d’ailleurs estimé de Louis XIV pour sa moralité et son honnêteté : Chevreuse fut conseiller particulier du roi, Beauvilliers conserva des années la responsabilité des finances royales, Fénelon fut nommé précepteur du Dauphin.

Bertot devint le «conférencier apprécié de l’aristocratie et, en particulier, de divers membres de la famille Colbert320 ». Peu à peu se constitua autour de lui un cercle spirituel dont l’activité est attestée par la publication des deux volumes de schémas de retraites, probablement notés par des auditeurs et imprimés sous l’impulsion de l’abbesse. Ces témoignages furent suivis d’une intéressante mise au point par Bertot lui-même sous le titre Conclusion aux retraites, publiée en 1684 et également destinée à Madame de Guise.

Saint-Simon, toujours précisément informé par ses amis les ducs de Chevreuse et Beauvilliers, connaissait l’existence de ce groupe qu’il surnommait avec ironie le «petit troupeau» :

[On pouvait] entendre un M. Bertau [sic] à Montmartre, qui était le chef du petit troupeau qui s’y assemblait et qu’il dirigeait321.

Comme toute la Cour, il observait avec étonnement les relations qui régnaient entre les membres de ce groupe qui ne pensait qu’à la mystique (10 janvier 1694) tout en faisant partie de la Cour :

[Mme Guyon] ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [sic], qui bien des années avant elle, faisait des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples, parmi lesquels on admirait l’assiduité avec laquelle M. de Noailles, depuis Maréchal de France, et la duchesse de Charost, mère du gouverneur de Louis XIV, s’y rendaient, et presque toujours ensemble tête à tête, sans que toutefois on en ait mal parlé. MM. de Chevreuse et de Beauvilliers fréquentaient aussi cette école322.

Saint-Simon note aussi le rôle important joué par la duchesse de Béthune, autre dirigée de Bertot, avant que Madame Guyon n’arrive et ne rassemble le groupe autour d’elle :

Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau [sic] qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite323.

Enfin, la vie de la Cour étant continuellement espionnée par la police, nous possédons le témoignage important d’un informateur à qui Mme de Maintenon, future grande ennemie de Mme Guyon, avait demandé un rapport de surveillance. Ce texte malveillant et moqueur date de 1695, mais mentionne Bertot : on y décrit l’engouement pour l’oraison chez les laïcs qui accouraient à Montmartre. Est mise aussi en lumière l’activité de Bertot chez les Nouvelles Catholiques, où l’on rééduquait les jeunes protestantes (Mme Guyon et Fénelon s’y intéresseront)324. Le lecteur appréciera le parfum d’enquête policière qui se dégage de ce document par ailleurs fort bien informé 325 :

[f° 2v°] Si cette doctrine [le quiétisme] a eu cours ou non, si elle fut étouffée alors, ou si elle s’est perpétuée par le dérèglement de quelques misérables prêtres ou religieux, c’est ce que je ne puis dire. Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti Mr Bertau [Bertot], directeur de feu Madame de Montmartre, qui mourut en 1679 ou [16]80. […] Cet homme était fort consulté; les dévots et les dévotes de la Cour avaient beaucoup de confiance en lui; ils allaient le voir à Montmartre, et sans même garder toutes les mesures que la bienséance demandait, de jeunes dames de vingt ans partaient pour y aller à six heures du matin tête-à-tête avec de jeunes gens à peu près du même âge. On rendait compte publiquement de son intérieur, quelquefois l’intérieur par écrit courait la campagne.

Mr B[ertot] faisait aussi des conférences de spiritualité à Paris dans la maison des Nouvelles Catholiques, et auxquelles plusieurs dames de qualité assistaient et admiraient ce qu’elles n’entendaient pas. Les sœurs n’y assistaient pas, les supérieurs de cette maison ne voyant rien d’ouvertement mauvais ne les empêchèrent pas. Les ouvrages de cet homme tant imprimés que manuscrits sont en grand nombre, je ne sais pas précisément quels ils sont. Madame G[uyon] était, disait-il, sa fille aînée, et la plus avancée, et Madame de Charost était la seconde, aussi soutient-elle à présent ceux qui doutent. Elle paraît à la tête du parti, pendant que Madame Guyon est absente ou cachée. Quoique j’ai bien du respect pour Madame de Charost, je crois vous devoir avertir qu’il faut y prendre garde. […] [f° 39v°] On pourra tirer des lumières de la sœur Garnier et de la sœur Ansquelin des Nouvelles Catholiques, si on les ménage adroitement, et qu’on ne les commette point. Elles peuvent parler sur Madame Guyon, sur la sœur Malin et sur Monsieur Bertot. Il se faisait chez elles des conférences de spiritualité auxquelles présidait Monsieur Bertot. Les Nouvelles Catholiques n’y assistaient pas, elles pourront néanmoins en dire quelque chose. Madame la duchesse d’Aumont et Madame la marquise de Villars pourront dire des nouvelles de la spiritualité du sieur Bertaut avec qui Madame Guyon avait une liaison si étroite qu’il disait que c’était sa fille aînée. […]

Mais malgré la surveillance et le manque de liberté de conscience, le cercle mystique résistera à toutes les intimidations, à l’hostilité de Madame de Maintenon et de l’Église. Regroupé autour de Madame Guyon, il survivra laprès la mort de son fondateur.

Monsieur Bertot disparut prématurément à 59 ans à Paris le 28 avril 1681. Le duc de Beauvilliers fut son exécuteur testamentaire :

  11e septembre 1684, Transaction devant les notaires de Caen au sujet du testament du sieur abbé Bertot : […] on célébrera tous les ans à perpétuité un service solennel le jour de son décès arrivé le 28 avril 1681 pour repos de son âme avec une basse messe de Requiem tous les premiers mardy de chaque mois où les pauvres dudit hopital assisteront…»326.

Ses écrits ont cheminé sous la sauvegarde de gens sûrs : après le duc de Beauvilliers, une religieuse de Montmartre, puis le franciscain Paulin d’Aumale, qui les remit à la duchesse de Charost327 

7 juillet 1694. Il y a environ dix ans que Dieu m’ayant donné la connaissance de madame la duchesse de Charost, par une visite qu’elle me fit l’honneur de me rendre dans notre église, à l’occasion de quelques manuscrits de feu M. l’abbé Bertot, qu’une religieuse de Montmartre, nommée Madame de Saint-André, m’avait chargé à sa mort de lui remettre entre les mains […] je l’allais voir chez elle…328

Ces manuscrits parvinrent finalement à Madame Guyon. On peut supposer qu’elle disposait également de lettres: quand elle sortira de la Bastille, tous ces écrits seront préparés pour l’édition. Le Directeur Mistique sera enfin édité en 1726 par Poiret et ses amis : le titre témoigne de la grandeur de Bertot et de son exemplarité.

Bertot consacra sa vie à la direction spirituelle. Grâce aux confidences qui s’échappent au fil des lettres recueillies dans Le Directeur Mystique, on sait que ce rôle ne fut pas assumé par volonté personnelle :

Les affaires sont un poison pour moi et une mort continuelle qui ne fait nul bien à mon âme, sinon que la mort, de quelque part qu’elle vienne, y donne toujours un repos. Mais je n’expérimente pas que cela soit ma vocation; et ainsi ce repos n’est pas de toute mon âme, mais seulement de la pointe de la volonté329.

C’est ainsi qu’il confie à Mme Guyon :

Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité Il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout, volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée bien étrange que de me mettre la main à la plume, tout zèle et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée, il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit rien ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose, ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des serviteurs de Dieu pour aider aux autres afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas que je sois si longtemps à répondre à vos lettres330.

Bertot a enfanté de nombreux spirituels et son rôle fut immense : il succéda à Bernières et assura le passage de la mystique vécue par des ursulines et les visiteurs de l’Ermitage vers des bénédictines et les laïcs qui gravitaient autour du célèbre monastère de Montmartre.

Il avait demandé à Madame Guyon de prendre ses enfants spirituels en charge. La publication du Directeur Mystique avec son Avertissement, atteste sa reconnaissance envers ce père spirituel vénéré.

    Une voie mystique.

Tant de livres ont été faits par de saintes personnes pour aider les âmes en la première conduite, comme Grenade, Rodriguez et une infinité d’autres […] Pour la voie de la foi, il y en a aussi plusieurs, comme le bienheureux Jean de la Croix, Taulère, le Chrétien Intérieur et une infinité d’autres […]331.

Le livre de la Volonté de Dieu [la Règle de Perfection] de Benoît de Canfeld peut beaucoup servir332.

Remplis de ferveur, les écrits de Bertot ne parlent pas de théologie, mais témoignent d’une pratique purement mystique. Aucune sentimentalité ne s’y exprime, mais sous une apparence de maîtrise calme, se révèle un être brûlant d’amour pour Dieu, qui presse son interlocuteur d’abandonner tout ce qui est humain pour se tourner vers ce que Dieu est.

Ce qui l’intéresse, c’est Dieu même, où il n’aspire qu’à se perdre. Parlant des âmes englouties en Dieu, il s’écrit :

… une [telle] âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses! Mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil333.

Le Directeur mystique nous mène de la découverte de l’intériorité à l’établissement dans l’unité, de la désappropriation de soi à la renaissance d’une vie nouvelle. L’âme lâche petit à petit tout ce qui n’est pas Dieu, se laisse couler dans l’abîme divin, non par son action, mais attirée par Dieu en son fond. Bertot ne s’intéresse pas aux extases ou aux «lumières» : il n’en méconnaît pas les joies, mais conseille de ne pas s’y attarder pour vivre dans la foi nue.

Ce passage du Directeur mystique résume le chemin, sa grande expérience lui permettant d’aller droit à l’essentiel de chaque étape :

Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.

Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs […] méditation […] oraison d’affection […] Leur devoir proprement n’est que d’éclairer le parvis et le dehors de l’âme; quoique véritablement il semble (347) à l’âme qui y est, qu’elle est beaucoup éclairée au dedans et que c’est tout ce qu’elle peut faire de bon que d’avoir toutes ces lumières et ces bons désirs. Mais cependant tout ce que ce degré d’oraison peut faire, c’est de faire mourir […] aux affections grossières des créatures, de faire désirer et aimer Dieu […] beaucoup selon qu’il paraît à l’âme, mais peu en effet […]

Le second […] est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté […] L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend. […] Et il est vrai que quantité de grands serviteurs et servantes de Dieu n’ont point passé cet état et sont en bénédiction devant Dieu. Mais ce qui arrive ensuite à quelques âmes fait bien voir qu’il y a encore des degrés à monter et que l’on n’est encore arrivé qu’au parvis du temple, que l’on ne s’est pas (348) encore mortifié ou que même on n’a pas commencé à se mortifier, et que l’on a seulement un peu essuyé les balayures du parvis, mais que pour entrer au dedans et dans l’intérieur du temple, il faut mourir. […]

Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. […] Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur […] C’est une divine lumière obscure et inconnue qui est (349) donnée à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances et fait voir ainsi leur vie et malignité. […] Comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors […] celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. […] Comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir. Quand donc on est instruit de ceci, on se tient passif et l’on souffre son opération […] (350) Que doit faire une personne en cet état? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. […]

Mais peut-être me direz-vous : «Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir?» Ce n’est pas vous, chère sœur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge […] Après un long temps de mort et que l’âme y a été bien fidèle et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son (351) intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale, Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait […] Ce qui est bien plus, elle avait parfois recours […] à quelques applications intérieures par actes; mais présentement sans savoir comment, elle commence à avoir scrupule quand elle les fait, il lui paraît que ce n’est que pour se délivrer du tourment qui la presse; et de plus elle y découvre tant d’impuretés et que ce n’est point Dieu qui en est le principe et cela elle le sent. […] Elle se résout à être tout à fait perdue et à mourir à tout : il faut tout perdre et ainsi se résoudre à tout quitter […]

(353) L’exemple des autres âmes lui est quelquefois une bonne croix, quand elles sont bien dans la vertu et qu’elle ne s’y voit pas, elle qui marche une autre voie; elle en voit quelquefois de si calmes et cependant elle est si émue; elle les voit si patientes et elle est si prompte […] Elle voudrait y apporter quelque chose pour y remédier et elle sait qu’il ne le faut pas. Les mains lui démangent qu’elle ne travaille et n’ajuste tout et parfois y fait-elle quelque chose, mais sa peine est augmentée, car elle voit bien que c’est par elle-même et ainsi elle voit fort bien son amour-propre. Elle se résout donc de plus en plus à mourir et de se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle. […]

[Quatrième degré :] (380) C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu : «Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de votre visage». Et un pauvre paysan334 […] vous dira des merveilles de l’unité de Dieu […] (381) Il voit dans son âme comme dans une glace cette unité divine et dans l’opération de ses puissances revivifiées...335

Ce chemin est universel et déjà décrit par Bernières. Bertot affirme avec simplicité et sans détour la réalité d’un état permanent en Dieu vers lequel il appelle ardemment à se diriger sans s’arrêter en route. Le Directeur mystique s’achève sur la description de ce dernier état où l’âme «ne désire rien plus que ce qu’elle a». Voici en entier cette admirable lettre 81336, où Bertot arpente les sommets de la vie intérieure :

Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein. Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune.

Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature. Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage.

[Enfin] L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.

Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement.

D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état, ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.

Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.

Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir.

Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laissent pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.

Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.

    Une influence oubliée

Dans le monde catholique, les noms de Bertot et Bernières furent engloutis dans la catastrophe de la condamnation du quiétisme. Par contre, leur importance mystique fut reconnue par des protestants. Bertot a été lu dans les cercles guyoniens dans toute l’Europe du XVIIIe siècle. Un choix d’extraits du Directeur mystique a été réédité en milieu piétiste337.

En Allemagne, on retrouve les noms de Mme Guyon et de Bertot associés dans une lettre de Fleischbein dont l’épouse Pétronille d’Eschweiller fut présente à Blois auprès de Madame Guyon338. Il y déclarait à son jeune disciple suédois, le comte de Klinckowström :

«Dévorez, consumez», écrivent madame Guyon et M. Bertot […] C’est ce que conseillent et attestent madame Guyon, M. Bertot, tous les mystiques...339.

En 1769, on trouvera le Directeur Mystique ainsi que le Chrétien intérieur de Bernières dans les rares livres possédés par le pasteur Dutoit340 saisis par la police bernoise, lorsque son activité jugée suspecte provoqua une descente chez lui :

«Inventaire et verbal de la saisie des livres et écrits de Monsieur Dutoit, 1769 : […] la Bible de Madame Guyon et plusieurs de ses ouvrages, Monsieur de Bernières, soit le Chrétien intérieur, la Théologie du Cœur, Le Directeur mystique de Monsieur Bertot, Œuvres de Ste Thérèse [en note : appartient à Mr Grenus], La Bible de Martin, l’Imitation d’A. Kempis. Déclarant de bonne foi...341.»

L’importance de Bertot et Bernières était donc reconnue à l’étranger, les lointains disciples de Madame Guyon étant majoritairement des étrangers protestants.

Chez les catholiques, la première moitié du XXe siècle resta méfiante vis-à-vis de tout abandon mystique à la grâce. Ce rejet concernait non seulement Bernières et Bertot (condamnés), mais le grand carme Maur de l’Enfant-Jésus, Jean de Saint-Samson, et même Laurent de la Résurrection!

Le nom de «Berthod» [sic] réapparut à l’époque moderne dans l’Histoire du sentiment religieux de Bremond342. Il eut enfin droit, sous son vrai nom, à un article de Pourrat dans le Dictionnaire de Spiritualité où celui-ci réagit vivement : «J’ai peur de trop bien comprendre. Les actions de l’âme ne sont plus les siennes, mais celles de Dieu  » 343 







CORRESPONDANCE AVEC MADAME GUYON.

2,6 Chemin pour trouver Dieu.

L. VI. Qu’on n’avance vers Dieu que par les sécheresses et la perte de tout. Chemin raccourci pour trouver Dieu par les providences de notre état. Plusieurs avis.

1. Je serais bien confus d’être si longtemps sans vous répondre, si Notre-Seigneur n’était par sa bonté ma caution. En vérité il me détourne tellement des créatures que j’oublie tout volontiers et de bon cœur. Ce m’est une corvée étrange que de me mettre la main à la plume. Tout zèle, et toute affection pour aider aux autres m’est ôtée ; il ne me reste que le mouvement extérieur : mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de celui qui l’anime. Cette disposition d’oubli me possède tellement, peut-être par paresse, qu’il est vrai que je pense à peu de chose. Ce qui fait que je suis fort consolé qu’il se trouve des Serviteurs de Dieu pour aider aux autres, afin que je demeure dans ma chère solitude en silence et en repos. Ne vous étonnez donc pas si je suis si longtemps à répondre à vos lettres.

2. Pour commencer de le faire je vous dirai, que le bon Dieu vous ayant donné le désir d’être tout à lui, vous n’y arriverez que par les sécheresses, les pauvretés, et la perte de toutes choses. Cela est bientôt dit, mais non pas sitôt exécuté. Cependant il faut mettre la main à l’œuvre, et aller par où Dieu vous conduit de moment en moment ; et vous verrez par ex[27]périence qu’il ne manquera de vous donner des sécheresses. Quand cela sera, supportez-les ; car par là on arrive à ce que Dieu veut de l’âme. Vous verrez aussi que selon votre fidélité Dieu ne manquera jamais à vous donner des occasions de vous perdre à vous-même, aux créatures, et même à ce qui vous paraîtra être de Dieu à quoi vous pourriez vous arrêter et qui pourrait vous empêcher d’avancer davantage vers lui.

3. Ne vous étonnez donc pas si vous vous voyez fort obscure, incertaine et sans avoir rien de Dieu qui vous console et qui vous donne des marques qu’il vous aime et que vous l’aimez. Tout cela doit être reçu et non désiré : et si l’âme n’a rien et qu’il paraisse absolument qu’elle sert Dieu à ses dépens et sans consolation, tant mieux ; car cela est plus avantageux pour rencontrer plus promptement Dieu. Il faut faire avec fidélité ce que sa bonté désire de vous, soit pour votre Oraison, soit pour la présence de Dieu dans le jour, et la pratique des vertus dans l’état où il vous a mise. Tout cela se doit pratiquer et exécuter sans rien attendre, soit lumières, ou goûts ; et de cette manière un jour vaudra mieux qu’une année où l’on nourrit la nature par les lumières et les goûts que l’on se procure adroitement.

4. J’ai bien de la consolation de ce vous avez changé de conduite pour votre ménage et pour Monsr. votre Mari. On se trompe très souvent sur ce sujet par une fausse ferveur, et l’on ne fait pas usage d’un moyen de mort qui est infiniment précieux. Vous savez ce que je vous ai dit sur cet article. Je dis de plus, que la divine providence vous ayant liée à un ména[28]ge et à un mari, désire que vous vous serviez de telles providences pour mourir souvent à vos saints projets et à vos dévotions ; car agir de cette manière c’est quitter une chose sainte pour le Dieu de la sainteté. Et en vérité quand les providences de notre état, quelles qu’elles soient sont bien ménagées, c’est le chemin raccourci, et c’est trouver Dieu par Dieu même. Il est vrai qu’il n’y a rien de plus commun : il n’y a cependant rien de plus caché. C’est le Mystère de Jésus-Christ et que Jésus-Christ seul peut révéler. Et voilà pourquoi un Dieu, Sauveur des hommes, est et devient un pauvre enfant, ensuit un pauvre garçon selon l’état et la condition dans laquelle la divine Sagesse l’avait mis ; le faisant naître Fils de la sainte Vierge et de S. Joseph en apparence. Ô, qu’il y a de profondeur dans cette conduite ! Et jamais une âme n’arrive à un état surnaturel et [ni] à la divine source d’eau vive que par la fidèle pratique de son état et condition. Ce qui insensiblement surnaturalise tout en elle et rend tout ce qu’elle fait, comme une eau qui coule d’un rocher.

5. L’âme ne peut comprendre comment une vie si stérile de ferveurs et si dépourvue de grandes actions et avec une dureté qui tient de l’insensibilité de rocher, peut donner une eau si claire et cristalline. Cependant jamais les choses ne seront autrement, soit dans le monde ou dans la religion ; puisque ce qui n’est pas de cette manière, soit dans l’un ou l’autre état, nourrit secrètement la propre volonté, la suffisance et l’orgueil, et ainsi tarit peu à peu la grâce, quoiqu’il paraisse que l’on soit animée de ferveur et de zèle : [e]t tout au contraire la mort, causée et opérée par le Mystère caché de notre [29] condition, en nous étranglant cruellement et impitoyablement par la perte de tout ce que nous voulons et désirons, nous insinue la grâce et nous fait participants d’une secrète vie divine, que l’âme ne peut presque jamais découvrir en elle ; Dieu par sa bonté suspendant toujours la lumière, afin que la mort et la croix cruelle fassent mieux ce que Dieu désire.

6. Ne vous étonnez pas si je vous parle de cette manière. Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières : mangez incessamment de ce pain en vous laissant dévorer aux providences qui vous seront toujours heureuses pourvu que vous y soyez fidèle à les souffrir et à tout perdre.

Lisez et relisez souvent ceci ; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous. Et puisque Dieu vous donne le mouvement de vous servir de moi, et qu’il veut que je vous aide, je le ferai tant que votre âme travaillera sur le fondement que je vous donne ; car à moins de cette fidélité et de courage mon âme ne pourrait avoir de lumière pour vous parler et assister.

7. Sur ce que vous me dites en votre dernière lettre,

(1.)344 vous devez observer que si le bon Dieu vous donne des lumières ou des instincts sur les Mystères du temps, vous pouvez vous y appliquer par simple vue, et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner ; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.

(2.) Continuez votre Oraison quoique obscure, et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières, et ne peut tomber sous nos sens.

(3.) Conservez doucement ce je-ne-sais-quoi [30] qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer345, que vous expérimentez dans le fond de votre âme : c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.

(4.) Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule ; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.

(5.) Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. Souffrez tout ce que la divine providence vous envoie avec fidélité. Pour le manger vous avez assez de prudence ; et ne vous mortifiez pas trop en vous privant, car vous en avez besoin.

(6.) Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire, est de les quitter ; mais au lieu de cela ayez une grande exactitude à tout ce que je viens de vous dire : le temps des autres pénitences est encore bien loin.

(7.) Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état, c’est-à-dire, autant que la bonne conduite vous le marque, en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants et à tout votre ménage ; ce qui est un devoir indispensable.

(8.) Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but : prenant bon courage en mourant à vous, vous y arriverez ; mais non sans peine et grand travail. Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.

(9.) Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, [31] plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire cela vous y servira. Perdez autant que vous pouvez toutes les réflexions en vous abandonnant à Dieu.

(10.) Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié de la manière que je vous ai expliquée ci-dessus, ne mettez point en peine si vous les oubliez ; et au contraire oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes. Je suis tout à vous en Notre-Seigneur. [31]

4.34. Du centre de l’âme.

Notre Seigneur m’a fait voir un secret du fond et du centre de l’âme par lequel on voit et découvre si ce qui émane de l’âme vient de ce fond et centre, et cela par la comparaison d’une fontaine qui donne ses eaux sans se diminuer et sans que ces mêmes eaux puissent rentrer en leur source si premièrement elles ne vont se perdre et ne se perdent en la mer et de là reviennent en la source et par la source : cette source se nourrit et se soutient en donnant ses eaux, mais elle ne peut se nourrir des mêmes eaux.

Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.

Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer, mais plutôt l’âme, à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre ; et telles lumières ne peuvent être nourriture à tel fond qu’en les perdant en Dieu à mesure qu’elles coulent de son centre. Et quand il découle des lumières d’une âme dont elle se peut nourrir sans les perdre, c’est signe qu’elles ne sont pas du centre, mais des puissances, et par conséquent qu’elles ont des images dont l’âme se peut nourrir par les puissances. Et quand au contraire elles sont du centre et que ce sont lumières de source et de l’eau vive, comme elles n’ont vie qu’en Dieu, aussitôt qu’elles sortent de leur source, il faut qu’elles se perdent en leur source qui est Dieu pour avoir vie et donner vie en l’âme ; ou bien elles ne seront nullement nourriture au fond et au centre de l’âme.

Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre, mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émané du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu.

Il n’est pas possible que telles âmes du centre fassent de magasin : leur source est assez féconde pour les nourrir et pourvu que leur fond — et leur centre — se perde et se laisse perdre en pure et nue lumière de foi, il suffit, car leur perte, leur rien et leur nudité est leur fécondité sans mesure, étant par là mises en Dieu où telle foi les perd. Et une âme serait extrêmement heureuse si elle ne se pouvait pas retrouver. Mais, ô malheur! elle se retrouve incessamment par les créatures et par les faiblesses! mais aussi elle peut incessamment se perdre, comme nous perdons et retrouvons incessamment la lumière du soleil en clignant les yeux à tout moment par faiblesse et aussitôt les rouvrant tout de nouveau pour jouir de la lumière du soleil.

4.71. [2elettre]. Silence devant Dieu.

[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’était pour lorsque je pensais le plus à votre perfection. Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.

Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : «Dieu»; Dieu le père en Se connaissant dit : «Dieu», et c’est la génération du Verbe; le père et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : «  Dieu, Dieu», et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu, je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu.

4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière.

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible. Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure346 est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’où vient que quelques-uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraît plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.

Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil toutes choses en Dieu.

Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible [s] qui restai [en] t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on est en état de le faire.

Il est à remarquer encore que, bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.

Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

Enfin l’état et la constitution ordinaires de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.

Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.

Opuscule 1. Conduite de Dieu sur les âmes. (Extraits).

Or il faut savoir une grande vérité que, selon le dessein éternel de Dieu sur une âme, Dieu aussi lui a choisi un aide et un directeur conforme, car, quoique passagèrement Dieu donne quelquefois des lumières par des personnes qui sont inférieures aux âmes qu’elles éclairent, ce n’est pas par état. Et ainsi supposé que Dieu veuille Se servir d’une personne pour conduire une autre dans l’état de la foi ou de la contemplation, il faut par nécessité qu’elle y soit, et même en un état supérieur pour influer sur elle; de cette manière Dieu conforme la personne qui doit diriger et aider à Son dessein éternel, à celle qui [10] doit être aidée, éclairée et dirigée. Ici je parle de l’état spécial de l’intérieur des âmes et non de l’état commun de l’Église. Car il est très certain que ceci n’a pas de lieu pour les supérieurs, car quoiqu’ils soient souvent très inférieurs en lumière et en oraison à leurs sujets, cependant ceux-ci doivent obéir et s’ajuster à leurs ordres, et quoique parfois ils n’entendent pas ce qu’un supérieur pourrait dire, cependant Dieu, par une bénédiction particulière, ne laissera pas de les éclairer par eux, ou d’inspirer les supérieurs afin de les faire aider. Je parle donc seulement des âmes que Dieu veut conduire par autrui et par choix : il faut que le directeur soit dans l’état nécessaire pour influer sur elle, si bien que quand il s’aperçoit être surpassé par leur degré, ne pouvant y suffire, il doit adresser ces âmes à un autre pour y suppléer, car s’il est d’oraison et vrai serviteur de Dieu, il expérimentera facilement qu’il ne passe pas par lui les grâces nécessaires pour le soutien et la nourriture de telles âmes. Mais aussi quand il y a un ordre divin les grâces découlent abondamment et c’est un moyen très divin qui fait avancer les âmes d’une manière admirable, d’autant qu’il suffit d’être soumis pour avancer et même pour voler dans le dessein éternel de Dieu.

Les âmes qui ne savent pas ce secret divin, croient toujours que la conduite intérieure immédiate est la plus avantageuse et la plus facile. Elles se trompent parce qu’assurément la médiate est la plus assurée et la plus prompte. Elle est la plus assurée, car une âme n’a qu’à croire dans sa suite; et [11] ainsi comme Dieu Se donne médiatement par ce canal, il n’y a qu’à demeurer ferme à ce qui est dit et réglé et c’est assez. Elle est la plus prompte, d’autant qu’on n’a pas besoin de réfléchir si les choses réglées sont de Dieu ou non, comme dans la foi immédiate, où il y a tant de ténèbres, d’incertitudes et de précipices, spécialement si l’âme est beaucoup avancée; au lieu que dans l’autre, on n’a qu’à se tenir aux paroles et laisser couler et perdre l’intérieur dans l’inconnu que renferment les paroles du directeur, qui sont autant essentiel que l’ordre divin en cette subordination est essentiel. Car il faut remarquer que tous les directeurs qui conduisent les âmes par ordre de Dieu n’ont pas toujours un ordre éminent et essentiel : il y a des ordres divins communs sur les âmes communes du degré de méditation et d’autres ordres communs sur les états qui la suivent; et l’ordre que j’appelle essentiel ne se trouve que lorsque Dieu désire de conduire des âmes en foi pour les faire trouver Dieu et être en Dieu.

Or il est très certain, quand tel ordre essentiel se trouve entre un directeur et une personne dirigée, que Dieu assiste spécialement le directeur pour cet effet et qu’Il Se donne et Se communique par son moyen éminemment à l’âme dirigée, comme une source d’eau vive toujours coulante, non toujours par des grâces sensibles et visibles, mais bien par une communication réelle et véritable à laquelle on est autant fidèle que l’on se soumet nuement et humblement et que l’on marche légèrement en ne voyant ni ne sentant, mais en croyant ce qu’on nous déclare de la [12] la part de Dieu. Ce qui est cause que, par cette voie médiate, l’âme en un instant peut faire des démarches infinies et aussi grandes que cette voie dans la suite, aussi bien que l’immédiate met vraiment en Dieu et Le fait trouver d’une manière très éminente, et autant éminente que l’ordre de subordination est essentiel et que l’âme dirigée s’y rend à l’aveugle, ou plutôt s’y perd sans réserve, pour se perdre à la fin en Dieu par ce moyen, sans plus se retrouver elle-même. L’âme dirigée ne doit pas regarder cette voie comme une chose créée, ni le directeur comme une créature; mais bien comme Jésus-Christ et comme un canal divin qui souvent à son insu communique les choses dont elle ne s’aperçoit pas. Il y aurait infiniment à dire sur ceci, mais je serais trop long.




MARIE PETYT Béguine



La béguine Marie Petyt (1623-1677)



Maria Petyt fut la célèbre dirigée de Michel de Saint-Augustin, l’un des bons disciples de Jean de Saint-Samson347 : le lien exceptionnel vécu au sein des Grands Carmes se poursuivit donc sur une troisième génération, laïque cette fois-ci, puisque Marie adopta le mode de vie des béguines à Gand. Ce fut une chance immense pour elle de rencontrer ce mystique accompli qui sut la reconnaître et la délivra de pratiques inadaptées qui empêchaient son épanouissement intérieur.

Ecrit à la demande de son père spirituel, son témoignage348 a été partiellement traduit en français349, ce qui nous permet de goûter sa qualité unique. Sa Vie nous donne un compte-rendu véridique, pénétrant et réaliste de sa trajectoire mystique : partant de la folie de l’ascèse propre à son temps, passant par des angoisses et des difficultés psychologiques autant que spirituelles, elle fut conduite à une plénitude de grâce qu’elle partagea autour d’elle. Marie est la preuve qu’une vie béguinale parfaite a existé bien après les grandes figures des Hadewijch I et II 350.

Née aux Pays-Bas espagnols d’une famille aisée de commerçants, elle reçut une bonne éducation chrétienne. Toute jeune, elle recherchait la solitude pour prier et suivre sa « voix intérieure ». Elle entra à dix-neuf ans au couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand qu’elle dut bientôt quitter, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office :

(I, 24 :) 351 Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps […] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation […] me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante ; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement.

Dans le couvent régnait la folle ascèse habituelle du temps :

Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines ; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

(I, 26 :) Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Puis elle trouva asile au petit béguinage de Gand, dont elle ne supporta toujours pas les pénitences corporelles. De plus, son directeur spirituel eut l’initiative inopportune de vouloir la mettre en oraison passive sans attendre que la grâce l’y pousse. Elle tentait donc d’établir le vide par la force, empêchant la libre circulation de la grâce. Heureusement, elle finit par comprendre son impuissance :

(I, 28 :) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame 352 si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donna l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc. Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. […]

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà : malgré tous mes efforts pour résister au sommeil, il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant ; et cela m’était un véritable tourment.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

[Cette nouvelle pratique me coûtait aussi] parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatiguée de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages ; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I, 44 :) Ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance ; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

(I, 45 :) Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres, plus favorisées de grâce, m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Elle avait beaucoup de doutes sur toutes ces pratiques :

(I, 101 :) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. […] J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelée à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie.

Elle s’établit alors avec une amie dans une maison pour y vivre selon une règle inspirée du Carmel donnée par son confesseur ; elle fait profession de tertiaire du Carmel. Heureusement a lieu une rencontre capitale : le Grand Carme Michel de Saint-Augustin va la délivrer de ces pratiques qui lui font du mal, et la dirigera pendant trente ans. Il sauvera sa biographie et ses lettres. Voici comment elle décrit sa délivrance et sa relation avec ce père spirituel :

(I, 47 :) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession.

(I, 48 :) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. […] Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, me disait-il, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux […] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit, et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

[Elle lui demande de la prendre en charge :] Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. […] Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, (50) la tension et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels ; et je m’en trouvais fort bien. […] La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturées de son Être.

Elle s’aperçoit que son père spirituel lui est présent à chaque instant :

(I, 51 :) [Son soutien fut] efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais, je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. […] Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir ; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu.

En 1657, elle s’installe à Malines, dans une maison proche des carmes. Elle est toujours dirigée par Michel de Saint-Augustin. Avec d’autres femmes spirituelles se crée une communauté qui vivra d’une manière très retirée.

Dans les comptes-rendus qu’elle donne au père Michel, voici comment elle décrit son écriture sous l’empire de la grâce:

(I, 56 :) Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme ; et les sujets se présentent à point nommé : « ceci et rien de plus ». […] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet […] Avant comme après, je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, même ce qui s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années. Quand j’écris, je me comporte d’une façon plus passive qu’active. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire ; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcée d’écrire sur d’autres sujets.

Selon A. Derville, « elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie »353:

(I, 121 :) Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.

(I, 125 :) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait ; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon Bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire. […] Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés. […]

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloignée de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est faite, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas s’y reposer ni s’y attacher. J’ai compris que je ne devrais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. […]

Si, au cours des années précédentes, je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer ; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : « Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre, d’être comptée au nombre des créatures de vos mains. »

(I, 132 :) On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

(I, 133 :) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par l’infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus. […]

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux commande à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourde charge ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

Elle accède à un état sans image, ce qui l’inquiète au début, puis elle se met à vivre habituellement dans cette “simplicité essentielle” :

(I, 144 :) Un jour de Noël je me suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. […]

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et unis à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet.

(I, 145 :) Placée dans cet état, l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. […] Quand on se trouve dans cet état, il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. […] Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite ; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature. […] La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.

(I, 147 :) Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouvent ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve [pas] le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire.

Elle décrit avec précision le passage à l’union avec « Dieu tel qu’il est », au-delà de tout état :

mais quelque privée que je me sente de grâce sensible, d’amour sensible, de dévotion, etc., cela ne me tourmente en rien ni ne m’attriste. À peine y fais-je attention. Au contraire, lorsque, à l’improviste, me survient une réflexion sur cet état de privation, il jaillit dans mon esprit une certaine joie, un contentement et une paix intérieure. C’est que je me sens alors toute indigne des grâces et faveurs du Bien-aimé. Je considère que je ne mérite absolument rien de bon ; que cette privation me revient à juste titre. Je me sens totalement vide d’attente ou de prétention à la moindre grâce, comme si jamais encore je n’avais goûté et expérimenté quoi que ce soit d’exceptionnel en Dieu.

D’autre part cette joie intérieure, mais d’une pure et sincère tendance vers Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dépouillé ou non revêtu de lumière ou de quelque attribut. Car tous les attributs, quelques nobles et éminents et excellents, ne sont tout de même pas Dieu lui-même. Aussi faut-il les dépasser, les perdre en Dieu afin d’obtenir une réelle union avec Lui. En effet, tant qu’il reste dans l’âme ne fût-ce qu’un rien, une parcelle de sensibilité ou d’émotion, la moindre représentation ou forme de quoi que ce soit, ou quelque attache, cela crée un intermédiaire entre elle et Dieu. […]

Cette simplicité est telle qu’elle répugne à écrire :

(I, 177 :) j’ai ressenti quelque trouble dans l’âme et un obscurcissement de l’esprit parce que la sainte obéissance me forçait à noter mes états intérieurs, ma manière de prier, les opérations de l’esprit, les illuminations, etc. Cela, me semble-t-il, avait été commandé sans la moindre raison, car cet esprit était si peu de chose, si petites les grâces, si faibles les opérations de l’esprit en moi que tout cela ne valait pas une relation écrite. J’estimais que l’on se faisait de moi une opinion meilleure que ce qu’il en était en réalité. Je ressentais une répulsion à écrire ces choses parce que j’aimais m’attacher au repos en Dieu sans retour sur moi-même, sans remarquer ce qui se passait en moi, ce que Dieu y opérait. Et cette absence de réflexion et d’images, je craignais de la perdre par des notations écrites et de subir ainsi l’immixtion d’intermédiaires dans mon union d’amour avec le bien suprême, le Bien-aimé sans images.

Sur le couple humilité-amour :

Les deux extrêmes de l’amour et de l’humilité se conjuguent parfaitement dans l’âme qui en est favorisée : ils s’y trouvent également nécessaires l’un et l’autre pour tempérer et harmoniser leurs mutuels excès. Car l’amour sans l’humilité serait trop téméraire, trop ardent, sans prudence nécessaire. Il dépasserait facilement les limites permises. Et l’humilité, sans l’amour, serait trop timorée, trop peu libre. Mais quand ces deux vertus sont réunies, tout réussit, et l’amour et l’humilité se partagent l’un à l’autre leurs propres qualités.

Elle décrit différentes modalités d’immersion de l’âme dans le divin :

(I, 233 :) Après avoir été comblée pendant quelque temps de prévenances et de communications divines et d’avoir joui de confidences amoureuses du Bien-aimé, etc., il lui a plu de me replacer dans un état un peu moins élevé et moins exceptionnel. Ce fut un certain repos en Dieu, un silence, une sainte inaction, une très retirée solitude du sommet de l’âme dépouillée de toutes images ou formes dans l’obscurité de la foi, afin de contempler ainsi et sans cesse Dieu dans un regard simple et nu de la foi.

Mon Bien-aimé m’a fait expérimenter un autre mode encore d’union. Celui-ci est tout différent de ceux dont je viens de parler. Cette rencontre de l’époux et de l’épouse commence par une contemplation, par une perception de l’infini de l’être divin sans mesure. Dans cet infini de Dieu, mon âme se trouve absorbée, immergée. […] Elle sent, elle sait avec certitude qu’elle repose en Dieu, en son Tout, en son origine et sa fin d’où elle s’est écoulée et où elle reflue, espérant pouvoir y reposer éternellement. L’âme se tient immobile et coite […] Le calme et le silence sont tels que l’époux et l’épouse semblent être seuls au monde. J’éprouve alors en toute réalité ce qui est écrit de l’âme aimante : « Je la conduirai dans le désert et là je parlerai à son cœur » [Osée 2, 14]..

(III, 31:) Toutes ces opérations de l’esprit se développent dans un silence, un mystère, une élévation d’esprit vraiment admirables. Elles s’ordonnent en grande simplicité, l’une suivant l’autre, sans que l’on sache comment, tant l’âme est prise et absorbée. […]

Cette immersion, cette disparition, cet anéantissement en Dieu ne se produisent pas à la suite d’un ravissement d’esprit ou par une surélévation, comme je l’ai dit autrefois. Il s’agit ici d’une chute au plus profond de mon fond, en parfait recueillement et silence des puissances. Ce silence et ce recueillement sont tels qu’aucune des puissances de l’âme ne peut plus agir de quelque manière, car le moindre de leurs mouvements retarderait le total anéantissement requis pour être transformée et unifiée d’esprit en Dieu. Tant qu’il reste un mouvement ou une activité propres, si minimes soient-ils, l’âme demeure en elle-même. Mais lorsque Dieu, tout soudain, prend possession de l’âme et l’absorbe, il suspend aussi les puissances et leurs opérations tant que durent l’union et la transformation. Aussi l’âme n’a-t-elle aucune difficulté à les réduire au silence.

Mais lorsque l’attraction du Bien-aimé se fait un peu moins puissante, l’âme peut intervenir quelque peu. Avec une adresse toute spirituelle, elle tâche de s’enfoncer dans son néant ; et lorsqu’elle y parvient, anéantissant tout ce qu’en dehors de ce Rien elle pourrait comprendre, percevoir, découvrir ou éprouver, son fond réduit au Rien se trouve enlevé et possédé par Dieu. […]

Sachez, révérend père, qu’un feu d’amour brûle très doucement dans le cœur et qu’en s’étendant il attire à lui ce que l’esprit d’amour actif lui signale afin d’y être purifié dans son brasier. Ce qui se passe très secrètement, paisiblement, sans que les puissances sensibles participent.

(III, 36 :) Mais parfois, lorsque l’esprit d’amour agissant est destiné à attirer certaines âmes pour les purifier de quelque défaut, imperfection, etc., toutes les puissances de l’âme semblent agir : l’intelligence pour comprendre la mission de l’esprit d’amour, la mémoire pour s’en souvenir, la volonté pour supporter et le prendre à cœur, etc. […] Mais tout cela se fait en très peu d’instants, puis tout rentre dans le recueillement et la solitude du fond de l’âme où le feu d’amour poursuit silencieusement l’œuvre de purification. […] L’âme reste alors immergée en Dieu.

(III, 66 :) (le 15 novembre 1672) Le soir avant de me coucher l’esprit d’amour actif cessa d’opérer en moi et en même temps aussi l’esprit de prière silencieuse. Je me suis trouvée pauvre, abandonnée, sans lumière, bannie du Palais royal comme une misérable mendiante. […] Je crois avoir été avertie ainsi de donner moins d’importance et de liberté à l’esprit d’amour agissant et de m’en tenir, comme je l’avais fait déjà, à l’esprit de prière en simplicité et solitude qui est plus constant et plus parfait.

(III, 84 :) Actuellement la façon de prier pour telle ou telle chose ou pour quelqu’un […] doit se faire uniquement lorsque je vois qu’il veut me voir prier à cette intention, et rien de plus.

Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il faut au contraire une tranquillité et une simplicité suréminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop…

À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. […] J’ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. […] Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et elle communique ses connaissances aux autres puissances, imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc. […] Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration imparfaite de pétulance et d’émotions. […]

Voici un magnifique billet daté du 27 juin 1671 :

(IV, 11 :) Je contemple Dieu dans une obscurité, dans une ténèbre à l’intérieur de mon fond. Toutes les puissances de l’âme sont dans un paisible repos et dans le silence. Cette contemplation s’opère par un simple et ardent regard de l’âme. Ce regard est bien plus passif qu’actif. Tout ce que je reçois dans cette oraison se réduit à nier ou à ignorer ce que l’esprit naturel peut connaître et savoir de Dieu. Et l’âme sombre dans l’abîme caché de l’Etre inconnaissable, se perdant elle-même dans cet Etre avec tout ce qui la touche. Par cette perte et disparition dans le Tout, l’âme devient une avec ce Tout.

Elle adresse une dernière lettre à son père spirituel :

(287 :) 354 la parfaite pauvreté d’esprit que, depuis quelque temps, l’Aimé semble avoir implantée en moi, me paraît être le siège de l’amour où le très pur amour de Dieu repose et se maintient.

Suit une relation des derniers jours par Michel de Saint Augustin :

Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : « On dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis toute tranquille et en paix ». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcé ces paroles présomptueuses.





MARIE PETYT, I. AUTOBIOGRAPHIE355 [Choix]

(I Ch.11) Revenue chez mes parents, j’ai repris d’une certaine façon mes pratiques de dévotion; mais il me semble avoir agi de la sorte plus par respect pour mes parents que par amour pour Dieu et désir de lui plaire. Mon cœur restait attaché aux choses du monde. Tous mes efforts tendaient à me rendre jolie, à m’arranger au goût du monde. Je voulais être plaisante à regarder. Pour le surplus, j’aimais toujours la promenade, les jeux de cartes; j’étais curieuse de voir jouer la comédie, danser, et ainsi de suite. [...]

À cette époque le Seigneur m’a visité en m’envoyant une longue et grave maladie. Je fus même en danger de mort. Ma mère m’avertit que je devais me préparer à me confesser et à recevoir le saint Sacrement. Mais, hélas, mon aveuglement était tel que je ne voyais même pas le mal qui était en moi; et je ne trouvais rien à confesser. Je ne me souviens pas d’avoir jamais confessé toutes ces fautes passées, car je ne les considérais pas comme des péchés. [...]

(I/Ch.12) plus tard, vers l’âge de seize ans, je fus encore une fois éloignée de la maison. Les parents me placèrent à lire. Je crois qu’il voyait un certain danger pour moi dans la présence d’un officier de notre armée cantonnée chez celui-ci semblait me poursuivre de ses assiduités peut-être astucieuses. Mon éloignement devait me soustraire au danger.

À Lille je me trouvais chez des gens pieux et de conduite fort édifiante. Ils prenaient soin de moi comme s’ils avaient été mes vrais parents. Ils ne me permettaient guère de sortir seule [...]

Ma mère ne me privait ni de jolies robes ni de bijoux : elle me donnait tout ce que je désirais et ne me refusait rien. Mon cœur naspirait plus qu’à l’état de mariage et, pour mieux réussir a atteindre mon idéal, je me rendis un jour en pèlerinage à une statue miraculeuse de la Sainte Vierge et lui fis une sotte prière qui m’a souvent fait rire dans la suite pour son aveugle stupidité. Je priai donc notre bonne Mère de me rendre jolie et bien faite et agréable afin de pouvoir plaire à quelque jeune homme et me faire aimer de lui! Je me rendais compte qu’il y avait quelque chose dans ma personne qui ne pouvait plaire aux gens du monde. J’avais une épaule plus haute que l’autre et ce défaut m’était venu à force de me tordre le bras vers l’arrière pour mieux lacer mon corset. J’espérais que la sainte Vierge m’aurait guérie de ce défaut et je la priais de m’exaucer afin de pouvoir mieux plaire au monde. [...]

(1/Ch. 13) Il arriva, peu de temps après ce pèlerinage, que mon âme fût touchée brusquement et illuminée soudain d’un rayon de lumière divine. Dans cette clarté je vis avec évidence la détestable abjection des choses pé­rissables et de tout ce qui est dans le monde. Je vis en même temps toute la dignité, l’éminence, la délectable bonté des biens éternels que l’on acquiert en détestant et en abandonnant tout ce qui est du monde, pour l’a­mour de Jésus. Cette manifestation évidente de la vérité fit naître dans mon âme un puissant désir de quitter le monde et d’entrer au couvent pour y servir Dieu.

Si je ne m’abuse, Dieu m’a donné là un certain goût de la gloire et des jouissances du ciel afin de mieux détacher mon cœur des amours terrestres et l’attacher amoureusement aux joies éternelles. Ceci se passait le jour de la vigile de saint Étienne. Cette fête se célèbre en grande solennité à Lille dont la cathédrale est placée sous le vocable de ce saint. En cette vigile je fus émue jusqu’aux larmes en écoutant les cloches que l’on sonnait pour la fête. Il me vint à l’esprit de considérer la haute et grande dignité des Saints dont l’Église nous invite a méditer l’émi­nence par la célébration solennelle de leur fête.

À dater de ce jour, je demeurai fort attachée à la piété et à la dé­votion. Je commençai à prendre goût aux choses de Dieu. Il me vint aussi un nouvel attrait pour faire certaines mortifications. Pendant un assez long temps, j’ai dormi sur la dure, cultivant en moi un sentiment de sainte haine de moi-même. Cela dura jusquau jour où la dame chez qui j’habitais s’aperçut de la chose et m’y fit renoncer. Jaimais entendre la parole de Dieu : je l’écoutais avec attention et plaisir. J’aimais être seule et trouvais grande satisfaction dans la prière. Les images pieuses m’inspi­raient une dévotion sensible et je faisais volontiers mes prières de­vant elles. Mon cœur se détachait du monde de plus en plus, mais non pas d’un seul coup ni tout à fait. Il m’arrivait encore de ressentir un cer­tain attrait pour les choses du monde, car ma résolution de renoncer entièrement à lui et de le mépriser n’était pas encore fortement ancrée dans mon cœur. C’est pourquoi j’avais toujours plaisir à porter de jolies robes.

Après un séjour d’un an à Lille je suis rentrée chez nous. J’avais alors dix-sept ans. Par la grâce de Dieu l’attrait que j’avais pour Lui et pour la piété m’a été conservé depuis. Mais malgré tout je restais fort occupée des choses du monde, des biens de la terre, de l’argent. Dans la maison de mon père, je vivais au milieu de tout cela. Les images y étaient celles de la richesse, de l’abondance. Mon cœur s’y portait avec ardeur pour les posséder, pour en jouir. [...]

Mais la bonté de mon Bien-Aimé ne connaît pas de limites. Tel est l’amour qu’il porte à l’ingrate et mauvaise créature que je suis qu’Il ne s’est pas lassé et que, par trois fois bien distinctes, Il m’a touché le cœur avec une force extrême. Alors il ne me fut plus possible de ré­sister. Sa main était trop puissante : sa grâce me terrassait. Il me fit sentir qu’il était le plus fort. Ah, quand Il le veut personne ne pourrait résister à sa puissance. Le coup décisif était porté : Dieu m’avait touché le cœur d’une telle manière qu’il ne demeura plus en moi qu’une nausée à la pensée du monde et de ses biens.

[...]... Je refusai d’accepter ce livre. J’avais peur que cette lecture ne me donnât le goût de la vie religieuse. Je sentais que ce petit livre était comme un filet où j’allais être prise. Et c’était bien cela. Comme ce religieux insistait beaucoup pour me le faire accepter et lire, je finis par céder, quoiqu’à contrecœur. J’entrepris la lecture et à mesure que je lisais mon cœur perdait sa dureté et s’assouplissait pour mieux accueillir les motions divines. Je ne tardai pas à prendre goût à cette lecture au point que je ne pouvais plus m’en détacher. La méditation de cette vie des moniales enflammait mon cœur et me tenait éveillée la moitié de la nuit.

De plus en plus mon cœur s’enflammait à l’amour de mon Bien-Aimé. Aucune chose extérieure ne me touchait plus. Bien que notre maison fut une maison de commerce où souvent des marchands et d’autres personnes recevaient l’hospitalité, je me comportais cependant d’une façon très retirée. J’y vivais comme dans une maison étrangère, ne m’attirant rien de ce qui s’y passait, comme si cela ne me regardait pas. Je ne restais à table que tout juste le temps qu’il fallait. Dès que j’avais achevé mon repas, je prenais mon assiette et, tirant ma révérence, je sortais de table sans dire un mot. Puis je me retirai dans ma chambre et là je restais seule pendant toute la journée sans adresser la parole à qui que ce fut, familier ou étranger. Je vivais comme un ermite. Je descendais pour les repas et pour me rendre à l’église. Parfois aussi je m’isolai dans le jardin et m’asseyait au bord de l’eau. Je prenais grand plaisir à me trouver dans des endroits isolés : je considérais le monde créé et par les créatures je m’élevais à la connaissance et à l’amour du Créateur. Là, au bord de l’eau, il me semble avoir reçu certaines consolations intérieures de mon Bien-Aimé et avoir éprouvé sa présence. Il me parlait intérieurement comme un fiancé parle à celle qu’il aime : douces paroles et caresses d’amour qui m’invitaient à répondre à l’amour.

(I/Ch.16) Je me sentais fortement attirée à pratiquer la prière intérieure, l’oraison mentale. J’y passais un temps considérable. Pour y trouver plus de saveur et pour en prolonger la durée, j’utilisais certaines images de piété représentant la douloureuse passion du Christ. Je les considérais de temps en temps avec attention et une tendre dévotion. Je les contemplais avec amour. Ces images me servaient à alimenter ma prière. Je consacrais habituellement plusieurs heures du jour à l’oraison, car la prière et le service de Dieu n’étaient devenus doux et pleins d’agrément. Je crois que de toute la journée que je ne faisais pas autre chose que de prier, contempler dévotement les images saintes et lire de bons livres. J’emportais partout avec moi une petite image du couronnement d’épines. Dans quelque endroit que je fusse, à l’église ou ailleurs, je plaçais cette image devant moi et la regardais. Toute mon âme se concentrait à la contempler avec une foi si vive et des mouvements du cœur si ardents que je fondais habituellement en larmes. Lorsque je n’avais pas quelque image devant les yeux, je ne pouvais guère prolonger mon oraison. Quand mon ardeur s’attiédissait, j’avais recours à ce moyen pour la raviver, pour soutenir mon attention, etc. Je n’étais qu’une enfant qui apprend à marcher et qui s’accroche à toutes sortes d’objets pour aider sa faiblesse et s’empêcher de tomber. Ces images d’ailleurs me donnaient une représentation si vivante de mon Bien-Aimé que je croyais le voir en chair et en os.

Pour le surplus, j’avais pris goût à la lecture de certains livres de spiritualité et tout particulièrement ceux de Thomas a Kempis et de Canfeld. Quoique j’eusse peine à comprendre ce dernier ouvrage, je tirais cependant profit de sa lecture, surtout de la première partie. Celle-ci me donna quelque lumière quant à la pratique de la mortification des sens externes. D’ailleurs j’étais presque constamment averti intérieurement quand il fallait mortifier la vue, le goût, l’ouïe, l’envie de parler, et ainsi de suite.

La pénitence aussi exerçait de l’attrait sur moi; mais ne sachant trop comment faire pour la pratiquer, j’utilisais cependant un certain temps, pour y dormir, une sorte de claie faite comme les paniers d’osier. Parfois aussi je ne m’étendais pas pour dormir, mais, assise sur une chaise, j’appuyai simplement la tête au bois de mon lit. Il m’arrivait d’en agir ainsi pendant plusieurs semaines d’affilée, car je passais très peu de temps à dormir. En effet, mon Bien-Aimé me tenait fort tendrement occupée de lui et m’enflammait du désir de me cloîtrer.

(I/Ch.17) Ma mère ne savait plus que penser de moi. Elle me voyait changer, vivre seule et retirée, indifférente à tout ce qui se passait chez nous, aux choses du ménage comme à celles du commerce. Elle se doutait bien que tout cela tendait à une bonne fin; c’est pourquoi elle ne me défendait rien. Elle faisait même semblant de ne rien remarquer. Parfois cependant elle entrait brusquement dans ma chambre pour voir ce que je faisais. Quand elle me trouvait occupée à prier ou à lire, elle se retirait sans rien dire. Pour en avoir le cœur net, elle finit pourtant par interroger une de mes cousines qui habitait chez nous et couchait dans ma chambre. Cette cousine était elle aussi une fille très pieuse et elle s’est faite religieuse dans la suite. Ma mère lui demanda quelles pouvaient être mes intentions et elle lui répondit, je crois, que «cousine Marie» avait choisi la meilleure part, comme Madeleine. Je ne lui avais cependant jamais rien confié de mes intentions, mais notre façon de converser, etc. lui avait tout fait comprendre.

Un jour je me résolus à faire part à mes parents de mes désirs et de mes intentions. Un soir je m’approchais de leur lit et tombant à genoux je les suppliai humblement de vouloir me donner leur consentement. L’accueil que me fit mon père ne fut pas encourageant du tout. Ses paroles étaient dures : il repoussa ma demande, non sans mépris, me disant que tout cela n’était qu’enfantillages et qu’il ne voulait plus en entendre parler. Ces paroles me mirent à rude épreuve; mais je crois qu’il agissait ainsi pour m’éprouver, parce que j’étais encore très jeune.

Je n’osai plus parler de ces choses à mon père, mais je suppliai ma mère d’intercéder pour moi auprès de lui. De son côté ma mère faisait tout ce qu’elle pouvait pour éprouver ma vocation. Elle s’y prenait d’une manière adroite et détournée. Elle voulait savoir d’abord quel était le motif qui me poussait et si peut-être quelque chose m’avait peinée. Elle me demanda si j’avais envie de quelque nouvelle robe ou d’une parure : elle me les eût données très volontiers. Peut-être me déplaisait-il d’épouser un marchand? Dans ce cas elle m’eût trouvé pour mari un avocat!

Je lui répondis fort courageusement : «ma chère maman, lui dis-je, toutes ces choses que vous m’offrez ne pourraient me contenter ni satisfaire mon cœur. Je sens que les désirs de mon cœur ne seraient pas comblés. Plus vous me donneriez de robes, de bijoux, etc., plus j’en voudrais d’autres et je ne veux pas d’autre époux que Jésus. Tout ce qui est du monde est incapable de me satisfaire».

(I/Ch.18) Voyant que ma résolution était si bien prise, ma mère se mit à me supplier : «puisque je ne voulais pas renoncer à des projets, — me dit-elle, en pleurant — Nîmes résoudra quelque autre choix, elle me demandait de satisfaire tout au moins un seul de ses désirs et de lui donner la consolation d’entrer dans un couvent rapproché de chez nous soit à Ypres soit ailleurs. De cette manière elle aurait la joie de pouvoir me faire une visite chaque année. Elle avait été très peinée du choix que j’avais fait d’un couvent situé à Gand. Elle aurait aimé me voir entrer chez les urbanistes à Ypres où ma tante était religieuse. Mais mon Bien-Aimé me donna la force de rester insensible à ses larmes et aux plaintes de son cœur maternel. Le seigneur m’a donné le courage de franchir ce petit obstacle et de briser le lien d’affection naturelle qui m’attachait à ma mère. N’était-ce pas pour le bon plaisir de mon Seigneur, pour pouvoir lui donner en plénitude mon cœur et mon amour, pour m’attacher toute entière à Lui dans un détachement plus complet de tout? Je répondis donc : «ma chère mère, je désire entrer dans un couvent situé loin de tous ceux que j’aime afin que leur visite ne soit pas une occasion de distractions et un empêchement au progrès spirituel. J’ai entendu dire que les amis occasionnent de graves distractions aux religieux, et c’est ce que je voudrais éviter». Je crois que Notre Seigneur m’a dicté cette réponse, car je ne savais pas très bien ce que ces paroles pouvaient signifier. Mon Bien-Aimé avait suscité en moi un désir instinctif que je suivais à l’aveuglette de vivre quelque part très loin de ceux que j’aimais. Dès cette époque le Seigneur avait résolu de m’attirer à un genre de vie très solitaire. Sans cette disposition je n’aurais pu suivre ma vocation — comme il est apparu clairement dans la suite. En effet, ma mère devait mourir peu de temps après mon départ pour le couvent et si j’avais été à ce moment moins loin de la maison paternelle j’aurais certainement dû y rentrer pour un temps assez long. J’aurais dû remplacer ma mère et faire le ménage, car j’étais l’aînée et mes sœurs étaient encore bien jeunes. Moi-même je n’avais que 17 ans. Mon père se serait dit que j’étais suffisamment jeune pour retarder ma vocation de quelques années; et dans l’intervalle je me serais fourvoyée dans le monde et m’y serais noyée. Combien sages sont les conseils de Dieu qui dispose toutes choses à la fin la meilleure. Qu’il en soit loué!

Une vocation qui cherche son vrai cadre.

(I/Ch.19) comme ma mère était pieuse et craignait Dieu elle n’osa plus résister à ma résolution. Quoi qu’il en coûtât à sa tendresse maternelle de me voir partir si loin d’elle, elle se soumit néanmoins à la volonté divine. Elle sacrifiait volontiers son inclination propre pour me permettre de suivre l’appel du Seigneur. Pour le surplus, elle obtint de mon père que je pourrais aller me présenter à Gand dans un couvent appelé «Groenen Briel» afin d’y être reçue. C’était un couvent de chanoinesses régulières de Saint-Augustin. J’emportais avec moi une lettre de recommandation de mon confesseur dont une des sœurs était religieuse dans ce couvent. Déjà il avait fait une démarche personnelle en ma faveur et c’est sur sa parole que j’avais été accepté d’avance.

Et les religieuses ne plurent beaucoup et je leur plus beaucoup aussi, surtout parce que ma voix était bonne et qu’il me serait possible de bien chanter au chœur. Je crois bien que ce détail les décida plus que les autres qualités qu’elles auraient pu découvrir en moi. Ces dernières étaient en effet fort médiocres. Je fus donc admise au consentement de la communauté entière. Les religieuses m’ont confié dans la suite que toute la communauté s’était rendue chez l’Abbesse pour la prier de m’accepter immédiatement. Elles s’y furent évidemment poussées par leur bonté naturelle et par le bon Dieu. J’ai compris plus tard que Dieu en avait ainsi disposé et m’avait voulu placer d’abord dans ce couvent pour me conduire ensuite au genre de vie ou il m’a fixé maintenant. Par l’intermédiaire d’une novice de ce couvent, j’allais être conduite à notre saint Ordre. Sans cela je ne serais jamais arrivé au Carmel, car je ressentais une grande affection pour les Augustins et ne connaissais personne dans les autres Ordres religieux.

Cependant dès que je fus revenu de ma visite à Gand, les Français commencèrent à envahir la Flandre pour assiéger Saint-Omer. Nous fûmes tous forcés de fuir en grande hâte et de nous cacher dans un bois, car les Français pillaient notre village et molestaient tous les habitants. Mon père ne voulut plus me permettre d’aller au couvent, tout d’abord parce que le pillage lui avait fait subir de gros dommages et aussi parce que toute la contrée était dans l’agitation. Je fus donc forcé d’attendre encore une année entière. Il était exigé une dot importante et dans les circonstances où nous étions mon père n’aurait pu disposer d’une telle somme.

Mes parents nous firent habiter à Menin chez une de mes tantes en attendant que l’ordre fût rétabli dans le pays. À Menin je fus placée dans l’occasion de converser avec des personnes de l’autre sexe et d’aucuns voulurent me demander en mariage. Je n’osais dire que j’avais l’intention d’entrer en religion. De crainte de provoquer des railleries je me comportais comme les autres et faisait semblant de me plaire à leurs conversations et leurs avances. Petit à petit je finis par m’y complaire réellement et bientôt je ressentis de l’affection pour un de ces jeunes gens. Si mon Bien-Aimé n’y eût mis bon ordre et que nos parents ne nous eussent brusquement rappelés à la maison, je courais grand risque de m’embourber dans le monde et de ne plus penser à me faire religieuse; car l’affection croissait de part et d’autre. Cependant lorsque je fus rentrée chez mes parents et que je n’eus plus l’occasion de m’entretenir avec ce jeune homme tout fut aussitôt fini, toute affection disparut. Parfois il venait dans notre village, mais je ne m’en souciais guère. Il m’écrivait des lettres que je ne lisais jamais et auxquelles je ne répondais pas. Je remercie Dieu de m’avoir tenu par la main, car étant à la maison j’y fus menacée d’un danger bien plus grand. Le Malin tendait un piège après l’autre pour y prendre ma pauvre âme. Mais mon bien-aimé a rompu le filet et j’ai été délivrée.

(I/Ch.20) Le siège Saint-Omer me força de demeurer chez mes parents en attendant l’autorisation de me rendre dans ce couvent où j’avais été acceptée. Cependant j’avais abandonné mes toilettes et parures et portait une robe très simple et usagée, voulant signifier par là que le monde n’avait plus aucune prise sur moi. Je voulais montrer à tous mon intention de le quitter bientôt.

Ma façon de m’habiller était celle d’une espèce de petite bigote; et mes parents y consentaient.

Pendant tout ce temps je m’exerçais modérément à la piété, à l’oraison, en pratiquant la solitude, en me tenant à l’écart de tout le monde. La solitude d’ailleurs m’était toujours douce : retirée dans ma chambre je m’y occupais à coudre l’une ou l’autre chose pour l’église. Parfois sans qu’on le vît, je me laissais enfermer dans l’église et quand je m’y trouvais seule, je nettoyais l’autel et les confessionnaux. J’y prenais grande satisfaction. Mais quand on se fut aperçu de ma façon d’agir, je n’osais plus récidiver.

Lorsque j’eus pris la résolution de ne plus avoir ni toilettes ni parures, je portais tous mes petits bijoux d’or et pendentif à ma douce et bonne Mère pour orner sa statue. Je crois que cette petite offrande lui fut agréable et que dans la suite elle m’a payée en surabondance par les grâces divines qu’elle m’a obtenues.

Quoique je fusse très silencieuse et retirée du monde, évitant surtout de converser avec des laïcs, le Malin ne manqua pas de pousser quelqu’un à m’aimer. C’était un jeune homme riche, beau et honnête. Ces intentions étaient droites et il me demanda en mariage. Il m’avait déjà recherché je dis et je l’aimais bien pour sa politesse, son honorabilité et son bon naturel. Mais l’amour de mon bien-aimé tenait mon cœur. Je parlais donc à ce jeune homme très librement avec une courageuse franchise, et je lui dis que j’avais choisi de vivre désormais une vie toute angélique et qu’il ne m’était plus possible d’aimer quoique ce fut des choses du monde. Le reste de mon discours ne me revient plus d’une façon très précise, mais je sais bien qu’il y était question du mépris des biens terrestres et de l’amour de Dieu. Le jeune homme qui ne s’attendait pas à de telles paroles, se montra tout confus et prit congé de moi. Dans la suite il ne m’a plus jamais importunée.

(I/Ch.21) Ce temps d’attente dura environ un an et cependant mon attrait et mes désirs de vie religieuse devenaient de plus en plus vifs. [...]

Ma mère m’ayant donc conduite en ce couvent elle prit congé fort affectueusement et satisfaite de son sacrifice. La coutume de ce couvent voulait que les filles gardent pendant un an leurs vêtements habituels avant de recevoir l’habit religieux. Pendant cette année on leur enseigne le chant. Elles suivent l’office au chœur et participent à presque tous les actes de la communauté. Mais comme je savais bien le chant, je fus admise à la vêture après huit mois. On dit que ma mère, en apprenant cette nouvelle, en eut une telle joie qu’elle en devint malade et mourut après quelque temps. Cette mort me causa une grande tristesse non tant pour la perte d’affection et parce que je lui étais très attachée, mais il me semblait que j’aurais encore eu besoin de son aide maternelle tant que je n’aurais pas fait ma profession. L’Abbesse me consola beaucoup : elle me dit que désormais elle me servirait de mère et que d’ailleurs je devais prendre comme mère la Très Sainte Vierge Marie.

1. Au couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin356.

(I/Ch.22) Avant d’avoir été admise à la vêture, j’avais ressenti de temps en temps un certain trouble de la vue. J’avais très peur que ceci ne fût un empêchement pour persévérer dans la vie conventuelle [ici une note pour référer à Deblaere]. Je cherchais donc refuge auprès de mon aimable Mère et lui confiai ma détresse. Je cachai autant que je le pouvais ce défaut de ma vue, si bien que personne ne s’en aperçut. Et je reçus le saint habit. Mais après un mois ou deux, les religieuses finirent par remarquer le défaut, car il m’arrivait de devoir m’arrêter pendant la lecture au chœur ou au réfectoire. Il m’était parfois impossible de poursuivre. Cependant extérieurement on ne voyait rien à mes yeux; et comme ce trouble de la vue ne se manifestait par aucun indice extérieur, plusieurs religieuses crurent que je simulais afin de trouver un prétexte raisonnable pour quitter le couvent. Ces soupçons me firent beaucoup souffrir. On eut recours à bien des remèdes; il y eut de nombreuses consultations. Mais rien n’y fit.

J’avais porté l’habit pendant cinq ou six mois lorsqu’on prit la résolution de me faire sortir. Je ne pouvais plus m’acquitter convenablement de l’Office et ne pouvait en être dispensée, disaient les religieuses, puisque l’Office était un point des constitutions de leur fondation. Ce fut pour moi une tristesse que je ne puis exprimer. Je pleurais toutes les larmes de mes yeux, à en devenir aveugle. J’aimais toutes les sœurs et le couvent et le genre de vie qu’on y menait. Tout m’y plaisait à l’extrême. Il y régnait une atmosphère d’amour et de grande paix. Les religieuses étaient très adonnées à l’oraison mentale, à la mortification. Elles étaient très régulières pour l’observance. Leur façon d’être était simple et dévote. Elles ne possédaient absolument rien, aucun objet inutile ou curieux ne se trouvait dans les cellules et le couvent, avec son aspect de pauvreté, ressemblait à quelque couvent où le vœu de pauvreté était beaucoup plus rigoureux. Jamais je ne pourrais louer comme il convient ce couvent dont j’ai pu constater la vertu et la vie édifiante. Toutes les sœurs étaient animées d’un même zèle pour progresser dans la voie de la perfection et comme elles étaient si bonnes et généreuses (et moi si mauvaise et lâche) je n’étais pas digne de demeurer en leur sainte compagnie. Cependant mon désir était très grand de rester parmi elles. Je les priai donc très humblement, puisque je ne pouvais être une moniale du chœur, de demeurer tout au moins comme sœur converse, pour les servir. Mais elles me le déconseillèrent, par affection pour moi disaient-elles. [...]

(I/Ch.23) Notre Seigneur me fit trouver quelque consolation auprès d’une religieuse que l’on considérait comme une sainte. [...]

Voici de quoi il s’agissait : un certain père de notre Ordre (le Carmel) qui fut plus tard mon confesseur pendant quatre ans, était venu voir un jour sa cousine, dame Victoria, du temps où celle-ci était scolastique et novice comme moi. Elle était d’ailleurs ma grande amie. Me voyant passer par hasard près de la grille, ce Père avait dit à sa cousine : «cette fille ne persévérera pas». Sa cousine, étonnée, lui avait répondu qu’elle n’en croyait rien, que toute la communauté était satisfaite de moi et que je me plaisais au couvent. Malgré tout il s’en était tenu à son opinion, quoique ne me connaissant pas, ne m’ayant jamais vue avant ce jour-là et n’ayant jamais entendu parler de moi.

Lorsque je fus admise à la vêture cette religieuse dite à son cousin : «qu’en pensez-vous maintenant? Cette fille est admise à la vêture? Croyez-vous encore qu’elle ne restera pas?» Il répondit qu’il ne changeait pas d’opinion. Après la vêture la religieuse insista encore : «cette fille a reçu l’habit, mon cousin; il est certain qu’elle restera parce qu’elle s’adapte parfaitement ici». Le père lui avait alors répondu : «Elle ne restera pas, car Dieu l’a choisi pour vivre dans un autre endroit».

Je ne sais si ce père était éclairé de quelque lumière surnaturelle. Plus tard je lui ai parlé de cet incident et lui ai demandé quelle raison l’avait poussé à affirmer d’une manière si catégorique que je quitterais ce couvent. Il m’a répondu qu’il avait senti comme une certitude intérieure.

(I/Ch.24) La résolution fut donc prise définitivement de me faire sortir. Depuis ce moment je fus séparée de la communauté. Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps. Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation, je le sais, était de tradition dans le couvent lorsqu’une conventuelle devait rentrer dans le monde. Elle me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement. D’aucunes me raillaient disant que si je m’étais montrée plus zélée on ne m’aurait pas forcée de quitter le couvent. Il leur semblait que je ne possédais pas l’ardeur qu’il eût fallu; et sans doute avaient-elles raison en cela. Les novices, me disaient-elles, doivent être si ardentes qu’il est nécessaire de modérer leur zèle. Elles ne doivent pas se contenter de suivre les prescriptions de la Règle, mais se montrer avides de faire toujours plus qu’il n’est imposé. Il est vrai que cette sorte de zèle n’était pas en moi. Je ne cherchai guère à faire autre chose que ce qu’imposaient les constitutions religieuses; et je me plaisais à obéir exactement à la maîtresse des novices. Cela je l’effectuais ponctuellement et, me semble-t-il, avec zèle. Comme la modération est chez moi un caractère de nature et que les passions avaient peu de prise sur moi, je me conformais assez facilement à toutes mes obligations. Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

L’amie dont j’ai parlé — dame Victoria — me recommanda donc à une certaine béguine du petit béguinage de Gand. Elle lui demanda de préparer un logement convenable où je pourrais servir tranquillement le Seigneur.

Elle croyait avoir réussi; mais il n’en était rien, car la béguine chez qui elle avait voulu me placer était tombée malade. Lorsque je me présentais chez elle, il lui fut impossible de me loger et je ne savais plus où aller. Elle accepta cependant de m’héberger pour une nuit. C’était pure charité de sa part, car elle habitait un couvent (ou plusieurs béguines étaient réunies). Le lendemain, à grand-peine, elle réussit à me trouver une autre demeure. Je m’y trouvais toute seule, désolée, abandonnée et comme repoussée de tous. Le couvent d’où j’étais sortie de m’offrait aucun refuge, bien au contraire.

Mais tout me semble s’être fait par une très spéciale permission de Notre Seigneur. Il en avait ainsi disposé afin de m’attirer plus fortement à Lui grâce à ces pénibles contrariétés. La suite l’a bien prouvé. Comment expliquer sinon que ces religieuses que j’avais dû quitter et qui s’étaient toujours montrées si bonnes et si aimables eussent agi en cette circonstance avec tant de rigueur? Je le sais bien, je ne méritais pas mieux; mais je crois cependant que si elles m’ont repoussée, si elles m’ont interdit de venir converser avec elles, c’était simplement pour détourner mon affection et pour éviter des difficultés, des tristesses, des soucis inutiles. On ne saurait leur reprocher d’avoir mal agi à mon égard.

Le moine à qui mon amie m’avait recommandée avait adopté, lui aussi, une attitude très réservée. Loin de m’attirer et de s’occuper de moi, il ne consentait guère à m’écouter sinon en confession je lui avais cependant demandé à diverses reprises de bien vouloir me diriger et me conduire. Je ne sais pas pour quelle raison il m’a laissée pendant tout un mois abandonné à moi-même, alors que je faisais preuve de tant de bonne volonté.

I/Ch.25) Le diable s’était mis en campagne et se servait de cette occasion pour me pousser au découragement, au désespoir. J’étais tentée d’abandonner tout espoir et de renoncer à l’état religieux. J’aurais pu rentrer à la maison paternelle et diriger le ménage. Ma mère était morte depuis quelques mois déjà et comme j’étais l’aînée il me semblait qu’il m’incombait de la remplacer. Je me sentais si seule aussi, abandonnée de tous et repoussée. Je ne connaissais personne dans cette ville et m’y trouvais comme si j’étais tombée du ciel tout à coup. Je ne savais que faire ni à qui m’adresser. J’étais tirée tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, comme une balance dont le plateau penche et se relève. Parfois j’aurais voulu me tourner entièrement vers Dieu et finir ma vie à son service en parfaite solitude et retraite du monde. Parfois au contraire je me sentais porté à rentrer chez mon père, — comme je viens de le dire. C’était là d’ailleurs le seul motif qui aurait pu me décider à vivre dans le monde pour lequel je ne ressentais plus aucun attrait.

Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Je trouvais en la compagnie de mon bien-aimé tant de satisfaction et de contentement que je ne demandais ou n’attendais plus rien, ne m’inquiétant plus des hommes et de ce qu’ils pouvaient faire ou dire ou penser. Je n’en faisais pas plus de cas que du vent qui souffle.

Il me semble que la grâce que j’ai reçue à ce moment ne m’a plus quittée depuis; c’est pourquoi je n’ai plus jamais attaché d’importance à la faveur ou à la défaveur des gens. Dès ce temps-là au cœur fut détaché des choses humaines et libre. Il n’avait plus d’autre souci que de fixer son regard sur le bien-aimé qui m’attirait avec tant de force et de tendresse. Cette liberté du cœur détache de toutes préoccupations et affections humaines [et] m’a été d’un très grand secours pour le progrès de la vie intérieure. Je me sentais si peu gênée et troublée par les choses extérieures qu’il me semblait presque ne plus vivre dans le monde. J’étais tellement recueillie et tournée vers l’intérieur que je ne prêtais plus attention à quoi que ce fût et ne m’attirais plus rien. La plupart du temps, à l’église, à la maison, en rue, à l’ouvrage, mes sens étaient comme fermés; si bien que je ne connaissais pour ainsi dire personne.

(I/Ch.26) Cette grâce divine croissait en moi de jour en jour, si bien qu’en l’espace d’un mois ou deux, j’étais devenu une autre personne. Mon confesseur avait aussi pris à cœur mes progrès spirituels. Il commença de m’éprouver et de m’exercer posant un grand nombre de mortifications et d’actes de pénitence. Mon bien-aimé me fit la grâce de pouvoir les accomplir joyeusement et avec entrain. Je me sentais intérieurement animé d’un grand zèle et j’avais soif de perfection. Il me semble que mon directeur n’aurait rien pu m’imposer qui fut trop lourd, trop difficile ou trop pénible. J’aurais tout accepté avec joie. Il brûlait en moi comme un grand feu qui me poussait à courir avec ardeur dans le chemin des vertus, des mortifications et surtout dans la voie de l’oraison. J’étais bien décidée à sacrifier tout ce que je possédais, ma chair, mon sang et même ma vie, pour obtenir de vivre une vie très intérieure et très parfaite.

Mon confesseur ayant remarqué le grand accroissement de la grâce divine en moi et son action puissante hésitait sur la façon de me diriger : il se demandait quels exercices spirituels il devait me proposer. Il me commanda de me retirer dans l’une ou l’autre église, de m’y tenir tranquille devant le très saint sacrement et d’y prier bien dévotement à fin de connaître, par la grâce divine, le chemin par lequel Sa Majesté voulait me conduire et m’attirer. Lorsque j’aurai reçu cette illumination de l’âme, il me faudrait écrire tout ce que j’avais appris et soumettre cet écrit à mon confesseur. C’est aussi ce que je fis.

Au cours de cette oraison, mon bien-aimé me donna une connaissance si claire du genre de prière qu’il voulait, des exercices spirituels que je devais pratiquer, de la voie par où il voulait me conduire que je n’eus aucune peine à couvrir de mon écriture une page entière. Cependant l’état qu’il m’avait été montré dans cette lumière était d’une si haute perfection, d’une simplicité si pure; au moment où j’écris ceci, je ne l’ai pas encore expérimenté d’une manière parfaite. Ce que mon bien-aimé m’avait montré c’était la fin à laquelle il m’appelait. À cette époque je ne comprenais pas comme je le comprends aujourd’hui le vrai sens de ce qui m’était montré. Il me semble d’ailleurs que pour vivre en perfection la doctrine qui m’était montrée alors par Notre Seigneur, les efforts de tous les jours de ma vie entière seraient à peine suffisants.

(I/Ch.27) Lorsque mon confesseur eut pris connaissance de ce que j’avais écrit, il ne manqua pas de m’humilier fortement et de me mortifier. Il me dit : «Vous ne savez pas ce que vous avez écrit et vous n’y comprenez rien…», etc. Au fond il disait vrai. Dans la suite je me suis moquée de moi-même à la pensée de mon invraisemblable audace. Comment avais-je osé parler d’une doctrine d’aussi éminente pureté alors qu’en somme j’avais à peine fait les premiers pas dans le chemin des vertus et de la vie intérieure? Je suppose que mon bien-aimé voulait me proposer à cette époque la fin où je devais tendre. Peut-être voulait-il orienter quelque peu mon confesseur et lui montrer la conduite qu’il aurait à suivre pour me guider. Mon confesseur me dirigea en effet selon la grâce qu’il avait reçue. Il commença par m’imposer un grand nombre de pénitences, une stricte mortification des sens, surtout quant à la vue et à la parole. Comme la maison où j’habitais alors était située à un bon mille de notre église, il me commanda de faire tout le trajet aller-retour sans lever les yeux une seule fois, ni dans la rue ni même à l’église. Je ne pouvais même pas faire attention à l’image du sol et des pavés sur lesquels je marchais. Il m’avait ordonné de tenir constamment mon esprit élevé en Dieu, sans faire attention à quoi que ce fût. À la maison il ne m’était pas permis de regarder personne, pas même lorsqu’une personne étrangère entrait ou sortait. Je devais me comporter comme si j’étais aveugle.

Par la grâce de Dieu, je parvins à accomplir très exactement ce qui m’était commandé. Je ne crois pas avoir jamais négligé en rien d’obéir aux ordres de mon confesseur. Je serais plutôt morte. Je ne songeais même pas à faire quelque objection ou à montrer quelque préférence pour ceci ou cela. La nature en moi semblait ne plus exister. Mon âme, oui tout mon être ressemblait à une cire molle : il se laissait rouler, tordre, redresser, défoncer comme bon semblait à mon directeur. J’étais comme une enfant innocente, sans volonté, sans intelligence, sans préférences sans malice; douce et tranquille comme un petit pigeon. C’était la grâce de Dieu qui opérait tout cela en moi; je n’y avais aucun mérite.

(I/Ch.28) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donnait l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc.

Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. Les petites pointes entraient dans la chair. Ces ceintures me faisaient aussi souffrir lorsque j’avais à faire une course un peu longue, lorsque je m’agenouillais ou que je voulais m’étendre pour dormir, etc. Pourtant je n’osais révéler par aucun signe extérieur la douleur que je ressentais à ces occasions. Je craignais de manquer ainsi à la plus élémentaire obéissance; car mon confesseur m’avait ordonné de porter ces instruments de pénitence tant qu’il ne m’en aurait pas dispensé.

Après trois semaines il me demanda comment je les avais supportés. Je lui dis : «mon Père, je me sens très affaiblie par ces pratiques». Je ne sais pas s’il a bien compris ce que je lui disais. Toujours est-il qu’il m’ordonna de continuer jusqu’à nouvel ordre; et très simplement j’ai continué. Quand ces pratiques eurent duré six semaines, il me demanda si je portais toujours ces ceintures et comme je lui répondais affirmativement il fut très perplexe et comme atterré. Il s’excusa disant qu’il avait oublié de rapporter son ordre.

Je pense que Notre Seigneur a permis tout ceci pour m’habituer dans la suite à mortifier l’amour déréglé que j’aurais pu avoir pour ma propre personne et aussi pour me faire comprendre par cette expérience qu’on ne saurait se tromper ni mal faire en obéissant humblement et simplement à ses supérieurs, uniquement pour Dieu. En effet lorsque le cœur est attentif aux ordres des Supérieurs (puisque les Supérieurs tiennent la place de Dieu lui-même) il n’est pas possible que Dieu puisse permettre que ses supérieurs aux confesseurs se trompent. Que si même Dieu permet quelquefois qu’un directeur donne un ordre imprudent ou mal fondé il saura bien arranger les choses de façon qu’il s’ensuive un plus grand bien et que l’ordre inconsidéré n’ait pas, pour l’âme ou le corps, la suite nuisible qu’on aurait dû en attendre selon toute vraisemblance.

Tout cela je l’ai bien compris alors et plus tard cette vérité est devenue de plus en plus évidente pour moi. Il est certain que cette pratique imposée par mon confesseur aurait normalement dû porter un réel préjudice à ma santé. Il n’en fut pas ainsi et cependant, bien des années plus tard, je portais encore dans ma chair des cicatrices des blessures faites par les petites pointes de ces ceintures.

(I/Ch.29) Mon confesseur m’exerçait fortement à mortifier mon intelligence. Tout ce qu’il me commandait, il voulait que je le fasse aveuglément. Je dois avouer d’ailleurs que cela ne me coûtait guère et je n’y éprouvais aucune répugnance ou difficulté. Ce n’était pas vertu, car cette soumission simple et sans arrière-pensée était, je crois, dans la ligne de ma nature. C’est ainsi qu’un jour il me fit transcrire un long écrit. Ce travail me prit bien trois semaines, mais j’y avais pris goût, car cet écrit traitait d’un certain exercice de la présence de Dieu en nous, d’une désappropriation totale de toutes choses créées, ainsi que du pur amour de Dieu. Lorsque j’eus terminé ce travail, il me donna l’ordre de le brûler, sauf la dernière page. Revenu à la maison je jetai tout au feu, le cœur joyeux et satisfait. J’en fis le sacrifice à Dieu sans qu’il m’en coûtât; et cependant j’avais trouvé grande satisfaction à cette lecture. C’est d’ailleurs ce qu’avait remarqué mon confesseur. Croyant que je m’y étais très attachée il avait voulu m’éprouver en ordonnant de brûler ce que j’avais transcrit. Mais lorsqu’il apprit que j’avais jeté ces papiers au feu comme il l’avait ordonné de le faire, il me réprimanda vertement disant que j’étais une sotte, et ainsi de suite.

Notre Seigneur me fit la grâce, en cette occasion comme en d’autres, d’accepter ses réprimandes sans le moindre trouble et fort paisiblement. Je ne ressentais même aucune mortification. Mon confesseur semblait m’étudier pour tâcher de trouver quelque occasion de me mortifier. Mais je crois qu’il aurait pu tout me dire et commander sans que j’eusse ressenti la moindre peine mortifiante.

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà. Malgré tous mes efforts pour résister au sommeil il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant; et cela m’était un véritable tourment.

Une nuit du Vendredi saint j’étais allée méditer les stations au chemin de la Croix avec mes compagnes du béguinage. Tandis que je baisais la terre devant une station en méditant dévotement le mystère qui s’y trouvait représenté, je m’endormis, le front contre les pierres et demeurai ainsi pendant plusieurs heures sans avoir conscience d’exister. Toutes celles qui passèrent près de moi, et en particulier mes compagnes d’habitation, crurent que j’étais tellement perdue dans ma méditation que j’en avais oublié de me relever et de rentrer au logis. Elles m’ont souvent demandé ce qu’il en était et lorsque je leur disais que je m’étais endormie elles ne me croyaient pas. Quant à moi, tantôt je croyais m’être endormie d’un sommeil naturel, tantôt je me prenais à douter. Je n’ai jamais bien su ce qu’il en avait été au juste.

(I/Ch.30) Vers cette époque, mon père fut pour moi une occasion de souffrir. Lorsque j’avais dû quitter le couvent (des chanoinesses), voyant mon chagrin il m’avait demandé si je voulais entrer dans un autre couvent. J’avais dit oui et que j’en avais le plus vif désir, — ce qui était vrai. Il s’était alors adressé aux Urbanistes d’Ypres ou ma tante (la sœur de mon père) était religieuse. La mère Abbesse promit volontiers de m’accepter. Elle avait compassion de mon père dont elle voyait le chagrin et pour le surplus, elle craignait de me voir reprendre goût à la vie mondaine. Elle dit que leur Règle permettait de dispenser de l’Office et de le remplacer par la récitation d’un certain nombre de Pater lorsque les circonstances l’exigeaient. La faiblesse de ma vue ne devait donc pas être un empêchement à l’acceptation au couvent.

Mon père m’écrivit pour m’annoncer qu’une place m’y était offerte et pour m’inviter à venir immédiatement. Je communiquais cette lettre à confesseur, mais il ne consentit pas à me laisser partir. Il me dit que j’étais appelée à une vie plus silencieuse et solitaire que celle des couvents. Je lui obéis et renonçai à ce couvent. J’écrivis à mon père que j’avais l’intention de demeurer à Gand pour y servir Dieu, doucement et dévotement, sous l’obédience et la direction de mon confesseur. Cette réponse mécontenta mon père. Il lui vint des soupçons et il crut que j’avais l’intention de reprendre la vie du monde; qu’échappant à sa surveillance et à son autorité, la vie de dévotion dont je lui parlais n’était qu’un prétexte pour reprendre ma liberté. Il n’écrivit une lettre fort amère où se lisait le trouble et l’inquiétude où il était. Il me reprochait en outre de l’avoir couvert de confusion en lui demandant de me trouver une place dans un couvent.

Mais mon bien-aimé me fortifiait de sa grâce; Il me fit accepter tout ceci sans trouble. Je remis toute l’affaire entre ses divines mains, Lui demandant d’arranger tout au mieux selon sa seule convenance. C’est ce qui est arrivé. Malgré tout le respect que j’avais pour mon père et ma crainte, son mécontentement ne me touchait pas très fort. Je me suis demandé parfois comment j’avais pu laisser passer toutes ces contrariétés et peines sans m’en inquiéter, conservant une douce confiance en Notre Seigneur et ne cherchant qu’à lui être agréable. C’est bonté de Dieu qui m’a donné cette force et qui, en même temps, adoucissait le cœur de mon père. Sans que j’eusse rien fait pour le mériter mon père me rendit bientôt toute l’affection de son cœur paternel. Il me préférait à toutes mes sœurs qui lui rendaient pourtant de grands services, tandis que je n’étais pour lui d’aucune utilité. Il ne fit plus jamais aucune objection à projet bien au contraire il encouragea disant plus je tâcherais de servir Dieu avec fidélité, plus il me chérirait; et qu’aussi longtemps qu’il lui resterait ne fut-ce qu’un denier, j’en aurais la moitié. [...]

Quelques mois après que j’eus écrit cette lettre, mon père mourait saintement comme je viens de le dire, en l’année 1663.

3. Chez une compagne

(I/Ch.33) cependant la grâce de Dieu avait commencé de travailler mon âme d’une façon constante elle me transformait en une autre personne. Aussi mon confesseur ne manque-t-il pas de faire des reproches aux sœurs du couvent que j’avais dû quitter, leur demandant où elles avaient eu la tête lorsqu’elles m’avaient forcée de sortir, alors que je possédais toutes les qualités et les grâces pour mener la vie religieuse, etc. sans doute lui manifestèrent-elles alors le désir de me voir et de s’entretenir avec moi. Il m’envoya chez elle et elles me reçurent avec beaucoup d’amitié de bienveillance. La mère Abbesse fit venir toutes les religieuses à la grille pour m’écouter. Dieu voulut qu’en ce moment la grâce échauffât tellement mon cœur en illuminant aussi mon esprit que je pus parler d’abondance des choses divines et de la vie spirituelle, comme si j’en avais eu l’expérience depuis de longues années.

Elles s’entre-regardaient, étonné de m’entendre parler de la sorte, de me voir si changer, éclairer des choses de la vie intérieure en secours espace l’une d’elles me demanda à voix basse (et sans que les autres puissent l’entendre) si je venais demander d’être acceptée de nouveau. Mais je lui répondis que non. Je me sentais attirée pour lors à une vie plus intérieure et silencieuse. Depuis ce jour les religieuses de ce couvent me restèrent très dévouées et attachées.

Je demeurais depuis cinq mois au béguinage lorsque mon confesseur m’envoya une de ses filles spirituelles qui me demanda de me rendre avec elle à Bottelaer, en pèlerinage à Saint Anne. Et tandis que nous faisions côte à côte, pour revenir à Gand, il nous vint à chacune au même moment et sans que l’autre le sût, une même pensée. Ma compagne me dit : «Ma sœur, il me vient une idée à propos de nous deux, mais je n’ose pas la dire». À quoi je répondis aussitôt : «Moi aussi je viens d’avoir une idée». Et comme elle insistait et me priait de m’expliquer je lui dis : «Il me paraît que le bon Dieu a disposé les choses de façon que nous puissions vivre ensemble». Elle me répondit qu’elle venait d’avoir la même pensée; mais elle ne voyait pas que la chose fut réalisable parce que plusieurs cousines, auquel sa mère tenait beaucoup, habitaient avec elle.

Cette fille fit part à notre confesseur de l’idée que nous avions eue toutes les deux sur la route de Bottelaer. Il approuva le projet et 20 ans par l’lui-même à la mère de ma compagne. Elle fut immédiatement d’accord et fit déménager les cousines; ce qui donna lieu à bien des commentaires, car les amis de la maison s’étonnaient qu’on fît déménager ces personnes pour me céder la place.

(I/Ch.34) Dès le premier jour où je fus installée dans cette maison, notre confesseur nous donna un ordre du jour régulier : deux heures de méditation par jour, les jeûnes et les disciplines conformément aux prescriptions de notre saint Ordre (du Carmel), des leçons spirituelles, le silence et les colloques dévots. Tout cela devait se faire aux heures déterminées. Nous suivîmes très exactement ces prescriptions. Mon bien-aimé m’inspirait un tel zèle à observer ponctuellement tous les points de cette règle que pour rien au monde je n’aurais omis le moindre détail. L’idée ne me serait même pas venue de ne jamais pouvoir transgresser une seule prescription. Mon observance était si stricte au moment du silence ma bouche se fermait quelque fut l’endroit où je me trouvais dans la rue, quand je me rendais à l’église avec ma compagne, nous n’osions ni l’une ni l’autre dire le moindre petit mot même lorsque l’occasion nous y poussait; ce qui arrivait assez souvent.

Afin de pouvoir observer exactement les heures régulières et suivre ponctuellement l’ordre du jour fixé, j’emportais partout un sablier. Pendant les récréations ou lorsque je me rendais à l’église, je le fixais sous mon tablier; si bien que ma compagne me disait en riant que si jamais on devait peindre le portrait l’artiste ne pourrait manquer de me représenter muni de mon sablier.

Cette exactitude de la vie régulière m’a été d’un très grand appoint pour mon progrès spirituel. La fidélité dans l’observance jointe à l’attrait de la solitude, du silence et de la retraite a été le fondement essentiel, l’assise sur laquelle fut édifiée dans la suite toute ma vie intérieure. Pour chaque acte d’observance régulière ou d’obéissance j’avais la certitude de faire la volonté de Dieu le renoncement incessant à ma volonté propre pour faire celle de Dieu m’a valu une abondance de grâces qui m’ont permis de me rapprocher de Dieu. De cette manière je parvins à une certaine disposition ou façon d’être qui me permettait de faire tous mes exercices spirituels avec zèle et sans trop de relâchement.

(I Ch.35) Afin de me mettre en état de suivre avec plus de constance et de liberté l’ardent attrait intérieur pour la perfection, mon bien-aimé m’accorda une faveur qui me fut très utile à cet effet. Il n’inclina à me charger, par amour, de toutes les besognes ménagères : la cuisson, la lessive, etc., chaque fois que ma compagne avait quelque difficulté à s’en occuper. Quoique je n’y étais obligé d’aucune façon, mon bien-aimé m’inspira de m’en charger par condescendance et affection fraternelle. C’est d’ailleurs en raison de cette obligeance que je lui témoignais que ma compagne et sa mère se conformaient entièrement à mon attrait pour la dévotion et la vie intérieure. Par les attentions que j’avais pour elles, je crois avoir gagné leur cœur. Elles me furent bientôt attachées par une singulière affection : à tel point qu’elles voulurent s’en remettre à moi pour toutes leurs affaires de famille et me demandèrent de les arranger comme il me semblait bon. Je saisis cette occasion, qui me paraissait voulue par Dieu, pour fixer la marche habituelle du ménage selon ce qui me semblait être la volonté divine. Je commençais par supprimer radicalement les visites et les invitations à dîner faites à des amis ou à des étrangers. La seule exception était faite pour le fils de la maison qui venait dîner chez sa mère une fois l’an. Je réglais ensuite l’ordinaire de la table conformément aux exigences de la sobriété et de la pauvreté, n’admettant aucun extra, aucune friandise. On prenait un seul repas complet par jour et le soir nous nous contentions d’une simple tartine. Les dimanches et jours de fête faisaient exception. Petit à petit nous nous privâmes aussi de fruits. M’accompagner sa mère, — qui était une pieuse veuve —, se plièrent donc entièrement à mes préférences et à mes désirs, avec une réelle joie et satisfaction de l’âme. La mère de ma compagne était cependant une femme d’un certain âge déjà et jamais elle n’avait été habituée à ce genre de vie. Elle s’y conforma avec une humilité d’enfant sans jamais formuler la moindre objection et sans montrer de quelque façon son déplaisir. Tout ce que je faisais ou disposait, elle le trouvait toujours très bien.

Quant à moi, j’étais honteuse en voyant sa grande vertu et la satisfaction qu’elle avait à tendre au bien. Je savais que sa nature l’inclinait dans un autre sens; mais elle réprimait courageusement ses penchants naturels afin de ne pas nous déplaire et de ne pas faire obstacle au genre de vie que nous voulions mener. Parfois même elle encourageait sa fille à se conformer totalement à nos façons. Car ma compagne se sentait un peu plus disposée que moi à la vie active. De nature elle était d’un tempérament plus actif. Mais sa mère l’engageait à se plier à notre attrait pour la solitude, etc. Et comme elle avait de l’affection pour moi et qu’elle avait pris goût à nos colloques et à mes conseils, elle fit tout à son possible pour s’adapter à notre esprit et n’y point faire obstacle.

En évoquant tous ces souvenirs, je me sens poussé à louer Dieu et à le remercier de sa sollicitude paternelle. Il a écarté tous les obstacles, disposant toutes choses selon mon attrait et dans la ligne de ma vocation. C’est à moi seule que je dois m’en prendre d’être restée si longtemps en chemin sans faire de progrès plus rapides. Que j’ai honte en écrivant ceci!

(I/Ch.36) Lorsque tout fut ainsi réglé dans le ménage, notre maison se mit à prendre l’aspect d’un petit ermitage, tout séparé des choses du monde. Nous n’avions plus aucune connaissance de ce qui se passait dans la ville, pas plus que si nous avions été dans un désert. Dans la solitude constante de cette vie régulière, notre désir de perfection et le zèle de l’atteindre ne semblèrent croître sans cesse. Rien, en Dieu et pour lui, ne me semblait impossible ni même difficile. En entendant parler de l’éminente sainteté de sainte Thérèse, je me disais, innocente que j’étais, «moi aussi je désire devenir sainte!» C’est que je sentais en moi la ferme volonté de ne m’épargner aucun effort, aucune peine pour acquérir la vertu et y persévérer. J’avais aussi l’espoir que la grâce de Dieu ne me manquerait jamais, pas plus qu’elle n’avait fait défaut aux saints.

Notre Seigneur m’avait donné en partage une grande candeur et simplicité d’esprit. Aujourd’hui je m’étonne et me demande comment il a été possible que mon esprit fût alors à ce point simplifié, car j’en étais à mes débuts dans la vie spirituelle et personne ne m’avait rien appris à ce sujet. Un jour, au moment d’entrer au confessionnal, ma compagne avait oublié les fautes dont elle voulait s’accuser. Comme elle ne savait plus que dire notre confesseur la mortifia quelque peu, lui disant : «Pieuse sotte, seriez-vous donc si simple que vous n’ayez plus rien à confesser? Allez donc trouver le sacristain et qu’il vous place sur l’autel!» En sortant du confessionnal, elle me raconta ce que le confesseur lui avait dit et commandé. Plus sage que moi, elle savait bien qu’il n’avait pas pris la chose au sérieux. Mais moi, ne comprenant pas ce qu’il y aurait eu d’inconvenant à exécuter un tel ordre, je l’engageai à obéir simplement sans avoir égard à la foule qui emplissait l’église, — car c’était un dimanche. Comme elle refusait de s’adresser au sacristain je m’étonnai très sincèrement, ne prenant pas comment elle osait se dispenser d’exécuter un ordre reçu. Ne cessant de la pousser je lui dis que l’obéissance doit être aveugle, sans considération ni réflexion d’aucune sorte. Ma compagne me dit en riant : «comment ferais-je bien pour me hisser sur l’autel?» Croyant toujours bien faire, je lui dis : «Prenez cette chaise et vous pourrez y monter». Et comme elle me demandait encore ce que j’aurais fait si j’avais reçu un tel ordre, je lui répondis en toute sincérité que j’aurais escaladé l’autel le plus simplement du monde, comme s’il n’y avait eu personne dans l’église.

(I/Ch.37) A l’occasion de ce petit incident et en d’autres circonstances encore, notre confesseur avait fini par remarquer mon excessive candeur et ma simplicité d’esprit. Aussi fut-il obligé de se surveiller et de prendre garde à ce qu’il me disait ou commandait. Je ne me demandais jamais si ce qu’il m’ordonnait de faire était bien ou mal et je crois que s’il m’avait commandé de sauter à l’eau de faire telle ou telle chose inconvenante j’aurais immédiatement exécuté l’ordre croyant bien faire et pensant que la chose était bonne.

Afin de nous exercer méthodiquement à renoncer à notre sens propre et à notre propre volonté, notre confesseur nous ordonna de nous soumettre l’une à l’autre, tour à tour. Je veux dire que ma compagne et moi, à tour de rôle et pendant quinze jours, devions exercer l’une la charge de supérieure, l’autre celle de subordonnée. Il voulait ainsi nous habituer à ne jamais rien faire ou omettre de notre propre autorité. Quand ma compagne était en charge, elle s’efforçait de me mortifier, surtout pour voir si je ne manifesterai pas quelque préférence ou déplaisir. Elle voulait savoir si mon obéissance était aussi simple que celle que je préconisais et si réellement j’étais aussi exempte de respect humain que je le semblais être. C’est ainsi qu’un jour elle me fit prendre des vêtements de servante, sales et de mauvais goût et me mettant une cruche entre les mains, le commanda d’aller acheter du lait au marché. Ce marché se tenait un endroit fort éloigné de la maison je sortis fort simplement ne pensant guère à la façon dont j’étais accoutrée et sans faire attention aux personnes que je croisais, — comme si la rue avait été déserte. Mais je ne pouvais m’empêcher cependant de remarquer qu’en m’apercevant certaines personnes s’arrêtaient pour me dévisager, — faite comme je l’étais! Elles semblaient douter que ce fût bien moi, car elles me connaissaient de vue, mais ne m’avaient jamais rencontré vêtue de cette façon. À mon insu ma compagne m’avait suivie dans la rue et jouissait du spectacle. Lorsque j’eus parcouru une première rue et la moitié d’une autre, elle me tira par la robe et me fit rentrer sans me permettre d’aller plus loin. Elle me demanda quelles avaient été mes impressions et je lui répondis que j’avais agi tout simplement et que si j’avais éprouvé quelque répugnance naturelle celle-ci avait été très facilement surmontée par le renoncement à ma volonté propre et par ma soumission à l’autorité d’autrui.

(I/Ch.38)

Notre confesseur nous ordonna aussi de changer de chambre et de lit chaque semaine pour supprimer en nous toute attache ou satisfaction des sens, — au cas où il en aurait eu. Il m’enleva aussi mon crucifix et toutes mes petites images où s’alimentait ma dévotion. Il voulait éviter que je m’y attache d’une affection trop sensible. Il est vrai qu’au début je ressentais pour tous ces objets une dévotion fort sensible, jusqu’au jour où je fus entièrement mortifiée et dégagée. Ces mortifications et d’autres semblables m’ont fait grand bien. Je parvins ainsi et petit à petit à une indifférence telle que tout ce qui était manifestation extérieure ne m’inquiéta plus guère. Je pris l’habitude de chercher uniquement à l’intérieur et je finis à la longue par y trouver tout.

Pour des raisons que j’ignore, notre confesseur jugea bon de nous commander de temps en temps, au cours de l’année, un certain relâchement de notre stricte observance. Par manière de récréation il nous faisait prendre un peu plus de nourriture, boire un peu de vin, ajouter un plat un peu plus soigné à notre ordinaire. Il me semble avoir toujours éprouvé une certaine répugnance à ces sortes de récréations, aussi, pour leur donner quelque valeur spirituelle, nous avions pris l’habitude d’inviter l’une ou l’autre bonne âme qui se trouvait dans le besoin. Ces réfections leur étaient bien nécessaires et nous, considérant ces personnes comme des épouses pauvres du Christ, prenions plaisir à les choyer, à leur procurer quelque joie. C’était là notre vraie récréation.

4. Tertiaire du Carmel et direction de Michel de Saint-Augustin.

(I/Ch.39) Après avoir eu ce père comme confesseur pendant une année et qu’il m’eût exercé et éprouvé par la mortification, comme une novice, il voulut bien contenter mon désir et m’admettre à faire profession dans le tiers ordre de Notre-Dame du mont Carmel. Je fis donc profession entre ses mains un Vendredi saint, faisant vœu d’obéissance et perpétuelle chasteté suivant les prescriptions de la règle du tiers ordre. Je choisis, pour l’ajouter au mien, le nom de Sainte Thérèse : sœur Maria a sancta Teresia. Je ressentais pour cette sainte un très particulier attrait.

Quoique je n’eusse fait vœu d’observer que la règle du tiers ordre, notre confesseur nous fit suivre l’observance des religieuses (du second ordre) quant aux jours de jeûne et d’abstinence, quand on pénitence, au silence, etc. Il nous était facile d’observer tout cela puisque personne n’y venait jamais mettre obstacle. À cette époque la règle du tiers ordre n’avait jamais n’avait pas encore été imprimée; et pour le surplus, je me sentais porté à une observance plus stricte que celle des tertiaires. La règle du tiers ordre a été prévue en effet pour toutes sortes de personnes qui peuvent l’observer tout en vivant dans le monde.

Plus tard, pour certaines raisons, il parut opportun de me faire renouveler la profession que j’avais faite. Sous la direction d’un nouveau confesseur que j’eus alors, — et qui est resté toujours dans la suite mon père spirituel —, je recommençais en quelque sorte un nouveau noviciat. Ce directeur devait entreprendre de labourer le sol de mon âme et le rendre fertile dans l’exercice de la vie intérieure. À cet effet il m’enseigna l’esprit de l’ordre, montrant ce qu’il est, en quoi il consiste, à savoir une perpétuelle prière et conversation avec Dieu, une pratique attentive de la présence de Dieu, alimentée et fortifiée par la mortification incessante et le renoncement à toute chose créée; la pratique enfin des trois vertus théologales de foi, d’espérance et d’amour.

(I/Ch.40) Notre premier confesseur nous avait dirigés pendant quatre ans. À ce moment il plut à Dieu qu’il fût déplacé et nous nous demandions à qui nous pourrions nous adresser pour le plus grand bien de notre âme. Pendant quelques jours ma compagne et moi nous priâmes notre seigneur de nous faire connaître sa volonté. Nous fûmes tous deux poussées à nous adresser à un Père, lecteur en philosophie. Nous nous présentâmes à lui, nous confiant absolument à sa conduite et direction. Depuis longtemps déjà j’avais eu l’impression que ce Père pourrait être très bon pour moi et qu’il comprendrait notre esprit. Je le considérais comme un homme très vertueux, mortifié, silencieux et solitaire, pratiquant intensément la vie intérieure. Je pensais qu’il n’aurait pas manqué de me faire progresser dans la voie de la perfection et de l’oraison. Je ne désirais pas autre chose. D’autre part j’avais l’impression d’avoir besoin d’être guidé vers Dieu d’une façon un peu différente de celle qui m’avait été proposée jusqu’ici. Mon opinion et mon espoir ne furent pas déçus. Ce que je trouvais chez mon nouveau directeur dépassa mon attente. Lorsque je commençais à comprendre et à goûter sa doctrine, je vis bien que Dieu m’avait adressé à lui et qu’il était le directeur spirituel tout indiqué conduire où Dieu le voulait.

(I/Ch.41) lorsque ce révérend père eut entrepris de me faire avancer dans le chemin de la vie spirituelle, il s’aperçut qu’il me manquait une certaine base solide pour la pratique parfaite des vertus. De temps à autre certaines choses parvenaient encore à me troubler ou à m’enlever la paix intérieure. Étant d’avis qu’un édifice s’écroule à la moindre tempête si ses fondations ne s’appuient pas sur le sol ferme, il me dit qu’il fallait commencer par établir fortement le fondement d’une vie vertueuse pour y élever ensuite la tour de la perfection évangélique. «Je vois bien, me dit-il, que vous avez construit en hauteur d’une certaine façon, mais sans creuser en profondeur». Il lui semblait bon de reprendre le travail dès le début. Quant à moi j’y étais bien résolue, car je ne demandais que de me rapprocher de Dieu. Il me fit d’abord méditer la vie et les vertus du Christ, me proposant de tâcher de les imiter et de les vivre à mon tour. Il me dit que je devais travailler à me rendre toute conforme à la sainte humanité de Jésus, tant pour ce qui est du comportement extérieur que pour l’humilité, la douceur, l’amour et l’amitié, en un mot : pour toutes les vertus et façons d’agir. Il nous engagea fortement à réaliser cette conformité au degré le plus parfait et à imiter tellement le Christ dans nos façons de vivre, d’agir et de converser, que la vie de Jésus soit manifestée en nous par une imitation parfaite. Lorsque nous serions parvenus à incarner en quelque sorte en nous la sainte humanité de Jésus, il nous aurait proposés — disait-il —, une nouvelle étape. Celle-là tendrait à nous rendre conformes à l’esprit du Christ, à ses qualités d’âme, à ses saintes intentions, afin qu’ainsi nous fussions unis au Christ en totalité.

(I/Ch.42) Lorsque nous fûmes appliquées pendant deux ou trois mois à cet exercice, il nous amena petit à petit à la pratique d’un recueillement plus simple. Il me fut permis alors d’abandonner les activités de la méditation. (Je n’avais jamais été très à l’aise quand il me fallait faire travailler mon intelligence). Il nous fit adopter la pratique des trois vertus théologales. Cette pratique devait être continue, pendant et hors le temps de la prière, entretenue par quelques actes simples et sans effort, sous forme d’aspirations, orientations de la pensée attention à la présence de Dieu, ce père plein d’affection qui tient sans cesse le regard fixé sur nous, prêt à nous assister, nous aider, nous tendre la main quand nous lui demandons sa grâce.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa Révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

(Cette nouvelle pratique me coûtait aussi) parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatigué de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I/Ch.43) L’oraison m’était très difficile : je m’y sentais froide, sans consolation ni goût. Aucun bon mouvement ne se faisait sentir. Malgré cela je persévérais dans l’oraison sans jamais en abandonner la pratique ni écourter le temps [.......] Bien au contraire, j’y consacrais plus de temps que jamais et autant qu’il m’était permis. Je demeurai souvent plusieurs heures en oraison. Grâce à cela l’esprit finit par prendre petit à petit le dessus sur les sens, parvenant d’une certaine façon à s’introduire et à se maintenir dans une contemplation de la présence de Dieu par la seule foi. Parfois l’esprit parvenait à demeurer en repos en Dieu. Par degrés la nature et les sens perdaient leur force et leur vivacité, par une mortification ininterrompue et rigoureuse de tout l’humain. Quant à la sensibilité, je demeurai certes dans un état de sécheresse et de déréliction; mais il restait dans mon âme impuissant désir de perfection et la volonté d’acquérir les vertus en mortifiant ma nature. Cependant ce m’était un grand tourment de sentir en moi la force et même la violence du désir de me rapprocher de Dieu par la pratique de toutes les vertus et par l’oraison mentale, et d’autre part de me sentir en même temps privé du secours de mon bien-aimé. J’aurais voulu recevoir ses lumières, être fortifié par lui, ressentir un attrait sensible pour celui que d’autre part je désirais de toute la force de ma volonté. Mais au lieu de cela je me sentais comme retenue de force et il me semblait ne pas pouvoir avancer malgré tous mes efforts et toute mon application. Mon confesseur lui-même s’est parfois étonné de voir comme je saisissais mal sa doctrine. Je ne progressais pas aussi vite qu’il l’avait attendu, malgré le désir extrême que j’en avais et malgré l’application avec laquelle je travaillais à mon progrès spirituel.

(I/Ch.44) ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

La privation de l’action coopérante de mon bien-aimé fut très utile pour mortifier ce qu’il y avait de déréglé dans mon désir de perfection, etc. Il se mêlait à tout cela beaucoup trop de recherche personnelle, trop d’amour-propre, trop d’impatience et d’agitation, trop d’inquiétude naturelle. Les bons désirs dont j’ai parlé n’étaient ni bien ordonnés ni bien modérés. Ils n’étaient pas équilibrés par un véritable abandon à la volonté de Dieu. Je me cherchais moi-même en aspirant à Dieu, aux vertus, à la perfection; et je n’agissais pas purement et simplement pour plaire à Dieu en accomplissant sa volonté. C’est pourquoi j’éprouvais cette tristesse, cette souffrance, cette inquiétude, cette peine intérieure de me sentir privé des grâces sensibles. Ce qu’on possède ou désire avec une affection déréglée et avec esprit d’appropriation, on n’en est jamais privé sans éprouver regrets, tristesse et souffrance.

(I/Ch.45) Ce qui prouve que ces désirs n’étaient pas bien réglés, qu’il s’y mêlait trop de recherche personnelle, c’est qu’il m’arrivait parfois de ressentir un vrai chagrin en voyant que Dieu prévenait quelqu’un de plus de faveurs que moi ou que telle personne faisait des progrès plus rapides dans l’oraison, dans la pratique des vertus et de la vie parfaite. Je supportais difficilement qu’on pût me surpasser en cette matière. Il me semblait que notre seigneur me faisait tort en ne m’accordant pas ces sortes de faveurs, étant donné l’intensité de mes désirs et de mes efforts. C’était certes une grande faute contre l’humilité. Qu’avais-je donc mérité du bon Dieu plus qu’une autre? Si les efforts semblaient généreux, ne s’y mêlait-il pas beaucoup recherche personnelle et de confiance en ma propre activité?

Je ne sais s’il n’y avait pas aussi quelque tentation de l’Ennemi. Ces pensées, en effet, et ses mouvements d’amour-propre étaient pénibles et me faisaient mal au cœur. Ils me plongeaient dans la tristesse et me faisaient souvent pleurer. Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres plus favorisées de grâces m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui Lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Cependant ce n’était pas encore la véritable humilité, où ne se mêle ni trouble ni découragement. L’humilité vraie ne décourage jamais ni ne trouble l’âme d’aucune façon. L’âme vraiment humble peut se sentir tourmentée, malade, infirme, privée de la grâce divine, etc., mais quelle que soit sa peine elle y trouve la paix et le repos. Elle conserve la tranquillité dans tout ce que Dieu lui envoie, pour l’intérieur comme pour l’extérieur;

(I/Ch.46) En outre, j’éprouvais en moi un autre combat et qui m’était fort pénible. Il m’était devenu impossible d’écouter une instruction spirituelle sans qu’il me vînt une grande tristesse accompagnée d’une surabondance de larmes. Je ne parvenais pas à me faire une raison et aucune considération n’étais capable de me calmer, tant était grande la passion et intense le désir qui me portaient aux choses spirituelles. Quand j’écoutais ces sortes d’instruction, mes désirs s’enflammaient; mais en même temps je me sentais comme retenue et impuissante à réduire ces désirs en actes. Je crois que Dieu le permettait ainsi. Parfois je priais mon confesseur de ne rien me dire qui pût m’attirer à la perfection spirituelle, puisque je ne parvenais pas à mener à bien ces aspirations et qu’ainsi s’augmentaient simplement les souffrances et les tourments de mon âme. Malgré cette prière il continua néanmoins, me disant qu’il ne cesserait point et que si je ne parvenais pas à ce moment à saisir ses indications spirituelles et à les mettre en pratique, un jour viendrait où je les comprendrais et saurais les réduire en actes.

Il continua donc, faisant tomber avec plus d’abondances que jamais la parole de Dieu et les enseignements du Christ dans la terre aride et stérile de mon cœur. Non sans succès d’ailleurs; car dans la suite la graine d’une si parfaite doctrine a produit dans mon âme une abondance de fruits.

(I/Ch.47) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession. Arracher de mon cœur toutes affections déréglées, toutes attaches, tout désir trop violent, toute recherche égoïste des biens spirituels. Modérer tous mouvements désordonnés, etc., vers les choses de la vie intérieure. J’étais en effet si pleine de désirs, d’aspirations : je voulais atteindre les plus hauts degrés de la perfection. Un état moins relevé n’aurait pu me donner satisfaction et paix. C’est pourquoi mon confesseur m’a pris à pratiquer la mortification intérieure. Pour les mortifications extérieures, je ne trouvais plus guère à m’y exercer, car mes sens semblaient assez bien mortifiés quant aux passions et mouvements déréglés.

Mon confesseur m’enseigna donc la pratique de la pauvreté en esprit : comment il faut se priver volontiers de toutes faveurs spirituelles et divines et se contenter non pas du don, mais uniquement de Celui qui donne. Il m’enseigna de même à renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu. Il me montra comment je devais me renoncer à moi-même, à tout amour-propre, à toute recherche personnelle; et supprimer une fois pour toutes et totalement tout regard jeté sur mon propre moi. Ma volonté avait à se plier humblement et à se soumettre aux vouloirs divins, acceptant toutes ses dispositions quant à ma personne et à celle des autres. Apprenant à me connaître et me voyant indigne de recevoir la moindre grâce, je devais acquérir par cette connaissance une profonde humilité.

Il me montra ce qu’est le véritable amour de Dieu, un amour pur et droit, me poussant à servir Dieu pour lui-même, parce qu’il en est digne — et non dans l’espoir de quelque récompense ou de quelque satisfaction personnelle.

Il me fallait, — disait-il —, réduire l’importance des créatures, les supprimer en quelque sorte en oubliant qu’elles existent; se comporter comme s’il n’y avait pas d’autres créatures que moi. Mais aussi adhérer à Dieu l’adorer en esprit et en vérité par une foi pure et dépouillée en la présence de Dieu au secret de mon âme et dans toutes les créatures. Mépriser, enfin, les douceurs de la dévotion sensible; mais et la force de l’amour qui pousse l’âme à demeurer fidèle à faire en toutes circonstances ce qui plaît le plus à Dieu.

Ayant ainsi vidé mon fond de toutes attaches déréglées, de toutes recherches impatientes de la nature, confesseur me dit qu’il me serait facile d’acquérir alors une constante paix intérieure dans la pureté du cœur et le silence de la sensibilité, me disposant ainsi au recueillement attentif à saisir le bon vouloir divin, etc. Ainsi devait se réaliser en moi un commerce intérieur ininterrompu avec Dieu, étant sans cesse occupé de lui seul par la foi et dans l’amour. À cela, — me disait mon confesseur —, se réduit l’esprit du Carmel, tout le contenu et toute la pratique de la vie carmélitaine. Tous les efforts de mon confesseur n’avaient tendu qu’à cela : imprimer dans notre esprit le véritable esprit du Carmel.

(I/Ch.48) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. Grâce à celle-ci aucun découragement résultant de causes externes ou internes, aucune variation de l’état de mon âme, aucun changement ne serait plus capable de m’attirer et de me faire redescendre dans la nature. Cette liberté de l’esprit doit nécessairement produire une indifférence à tous ceux qu’il plaît à Dieu de faire ou de ne pas faire en moi : indifférence à la possession comme à la privation, à la pauvreté spirituelle comme à la surabondance, au doux comme à l’amer, etc. Tout accueillir avec égalité d’âme comme venant de Dieu et partant, comme étant le plus utile.

Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau — me disait-il —, qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux [......] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

(I/Ch.49) Pour mieux retenir les directives spirituelles de mon confesseur, je pris alors l’habitude de les transcrire presque mot pour mot chaque fois que j’avais été à confesse ou que j’avais pu converser avec lui. Après les seize mois qu’il avait été notre confesseur, un cahier presque entier se trouvait rempli. Il s’y disait toutes sortes d’instructions touchant diverses matières, mais ayant quelque rapport avec la manière de faire oraison et de s’y perfectionner. [.......] Tout cela était exprimé à peu près dans les mêmes termes que dans les traités que ce révérend père a écrits plus tard. [.......] Il me demanda en effet de lui confier ces notes et lorsqu’il les eut revues, il me dit d’en faire une copie qu’il emporta.

Parce que les instructions doctrinales de mon confesseur étaient si profondes, si justes et si pures, je tenais sa vertu et sa dignité en très singulière estime. Le respect que j’avais pour lui était si grand que me trouvant en sa présence, c’est comme si je m’étais trouvée devant Dieu. C’est à peine si j’osais le regarder. Lorsqu’il m’arrivait de lever les yeux sur lui, quand il disait la messe ou pendant l’office divin, cette seule vue m’élevait vers Dieu, m’incitait au bien ou à la vertu. Cependant il m’était venu un scrupule à cette occasion et je ne savais pas si je pouvais agir comme je le faisais. Ne s’y mêlait-il pas peut-être quelque sournois attrait sensible? Je m’en ouvris donc à lui et comme je lui demandais quelle était en cette occurrence la conduite la plus parfaite, il me répondit que le plus sûr était de se mortifier.

J’avais fini par comprendre qu’en toutes circonstances et occasions il avait sans cesse à l’esprit et dans le cœur la mortification de l’homme intérieur et extérieur. Toutes ses directives tendaient à dégager l’âme d’elle-même et de tout le créé, à la séparer des créatures et d’elle-même pour la conduire toute et en toute pureté à Dieu seul. Et je compris alors le bienfait que j’avais reçu lorsque le bon Dieu m’avait fait trouver ce confesseur. J’avais l’impression que mon bonheur ne pouvait consister qu’à vivre sous sa conduite et son obédience. La moindre parole, le moindre geste où je pouvais entrevoir une manifestation de sa volonté, je les considérais comme s’ils avaient été adressés par Dieu lui-même. Un jour sa révérence ayant remarqué ce comportement, il me demanda quelle raison m’avait poussé à m’attacher à lui; et je lui répondis : «Père, il n’y a pas d’autre raison que la grande intégrité et pureté de votre façon de vivre».

5. Départ du père Michel de Saint-Augustin

Le moment approchait où il plairait à notre seigneur que mon confesseur fût déplacé. J’en éprouvais quelque tristesse parce que je m’imaginais que je ne trouverais personne qui pu me conduire à la vie parfaite de la même manière que lui et selon le même esprit. Pour le surplus, je me trouvais encore plus ou moins dans un état d’aridité spirituelle et de peines intérieures; et j’aurais eu besoin de son assistance qu’au temps des faveurs spirituelles. Le Malin me tentait aussi et me tourmentait de diverses façons. Mais mon confesseur me dit d’abandonner toute inquiétude à ce sujet et d’avoir confiance en Dieu. Il m’arriverait, — me disait-il —, une des trois choses suivantes : ou bien Dieu m’enverrait quelqu’un qui pourrait m’aider; ou bien lui-même se chargerait de m’aider; ou bien il me délivrerait de toutes les peines intérieures. Il arriva ce qu’il avait prévu, car, peu de jours après le départ de mon confesseur, notre seigneur fit cesser toutes les peines et les difficultés. L’obscurité et l’aridité prirent fin. D’un seul coup je passais de la nuit au grand jour : mon esprit était éclairé, ma mémoire ouverte et souple, ma volonté pleine d’ardeur. Je me rappelais et comprenais parfaitement toutes les instructions dont le Révérend Père m’avait si abondamment comblée. Mon âme commença de jouir d’une paix profonde; les exercices spirituels et l’oraison étaient doux et faciles. Les instructions de mon confesseur agissaient et produisaient leurs premiers fruits en moi. Je semblais voler plutôt que de marcher dans le chemin de la perfection. Il y avait en moi quelque chose de divin qui me poussait sans cesse vers mon bien-aimé et m’encourageait à surveiller attentivement mes façons d’être et de faire. Je me sentais infatigable autant qu’insatiable dans mes aspirations vers Dieu. Je ne pouvais trouver aucun repos tant que je n’aurais pas rejoint celui que mon âme désirait. Tous mes soins comme toutes les pensées avaient comme seul objet de lui plaire le mieux possible et de le servir le plus parfaitement.

(I/Ch.51) À partir de ce moment, l’oraison devint quelque peu surnaturelle. Le plus souvent elle se réduisait à un silence intérieur, un repos en Dieu par la foi nue et vivante en la présence de Dieu. Toutes les activités grossières et multiples des puissances internes avaient cédé et il ne restait plus qu’un regard simple de la foi, une douce et silencieuse inclination de l’amour orienté vers Lui.

Tous les actes de mon activité naturelle m’ennuyaient et me fatiguaient à l’extrême. Ils me semblaient sans utilité et ne servaient guère qu’à troubler le repos intérieur, à obscurcir la lumière qui était en moi, à faire sortir l’esprit de sa silencieuse simplicité pour le jeter, non sans dommage, dans le tourbillon du multiple.

Lorsque l’occasion se présentait de pratiquer quelques actes intérieurs de vertu je le faisais avec autant de calme et de simplicité qu’il m’était possible, afin de maintenir l’esprit dans son état de simplicité, bien dégagé de la sensibilité et des sens.

(49) Tout cela je le pratiquais pour lors dans la mesure où la grâce de Dieu me révélait les secrets de cette pureté et liberté de l’esprit. Pendant les premiers temps en effet, la lumière divine était encore relativement faible. C’était comme une aube qui commençait à poindre et dont la lumière devenait plus intense par degrés.

(I/Ch.51) Les derniers jours qui précédèrent le départ de mon confesseur, je me sentais poussée à lui demander de me diriger en restant toujours mon père spirituel. Je souhaitais surtout de me laisser conduire dans la même voie et selon le même esprit. Son premier mouvement fut de m’opposer un refus très net. Il craignait que le fait de s’occuper d’une personne habitant une autre ville puisse être d’un mauvais exemple pour d’autres. Ce n’était pas, croyait-il, une chose à conseiller et il pourrait lui devenir difficile d’accorder ou de refuser la même faveur à d’autres.

Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. Je devais décrire brièvement les changements qui auraient pu se manifester dans ma façon de prier et éventuellement, les grâces ou lumières que j’aurais reçues. Tout cela devait lui être soumis afin qu’il pût me faire connaître son avis à ce sujet et me donner son approbation. Il le fallait, me disait-il, pour éviter tout risque d’erreur et pour que je ne prenne pas l’habitude de me fier à mon propre jugement. Car ce Père m’avait toujours conduite par une voie de grande simplicité, de soumission et de renoncement aux lumières de ma propre intelligence.

Cet arrangement me donna satisfaction. Les trois ou quatre lettres par an que je recevais de lui m’instruisaient et me rassuraient quant au chemin spirituel où j’étais engagé. Je ne demandais pas davantage. Je m’évertuais alors à mettre en pratique ce que ses lettres m’indiquaient. Je travaillais à atteindre parfaitement la fin qui m’était proposée par sa Révérence, sans désirer quoi que ce fut d’autre. Cette assurance, cette paix, ce recueillement en son fond, cette simplicité à m’en tenir à l’exercice et à la doctrine qui m’était proposée me furent d’un grand secours et d’un réel profit. Grâce à cette attitude, j’ai pu faire des progrès sérieux en très peu de temps. Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, l’attention et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels; et je m’en trouvais fort bien.

En cette matière aussi je me mortifiais, refusant à la nature le plaisir et la satisfaction qu’elle aurait pu y puiser. Car la lumière intérieure qui m’éclairait semblait m’inviter à poursuivre en toutes circonstances la mort de la nature en lui retirant tout aliment et toute chose où elle aurait pu trouver un regain de force et de vitalité. Je n’étais pas parvenue à trouver la paix et le repos intérieurs avant d’avoir désavoué et abandonné tout cela par esprit de mortification. En cette matière de lectures je m’en tenais strictement à la règle et n’y consacrait que le temps fixé par la sainte obéissance. Pour le surplus, j’employais le temps de la lecture non pour y puiser quelque plaisir ou satisfaction et pour suivre mon attrait naturel, mais uniquement par obéissance et pour accomplir la seule volonté de Dieu. Je m’efforçais plutôt de nourrir mon esprit d’une façon plus intérieure par une fidèle adhésion à la volonté divine. Cette méthode ne semblait plus pure.

Mon âme reçut alors des grâces de plus en plus nombreuses et insignes dans l’oraison. La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturés de son être. Ah, qu’elle n’est pas la bonté de notre seigneur qui vient en aide à l’âme de bonne volonté lorsque celle-ci prend les choses au sérieux et se montre prête à sacrifier tout ce qu’elle possède! Plaçant toute sa confiance en Dieu, l’âme est assurée qu’Il fera tout Lui-même et qu’Il voudra suppléer aux déficiences de la nature humaine, etc. Car il n’est pas possible que Dieu abandonne une âme qui ne se fie qu’à lui et se borne à faire ce qu’elle peut. Dieu saura bien prévoir les moyens, — n’importe lesquels —, qui viendront la soutenir comme il convient. J’en ai fait l’expérience pendant les premières années qui suivirent le déplacement de mon Père spirituel. Et pourtant, en matière de vie spirituelle, je n’étais qu’une débutante, me tenant à peine sur mes pieds, sans grande lumière et presque sans expérience.

(I/Ch.53) C’est ainsi que notre seigneur a utilisé un moyen très efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. Elle me stimulait sans cesse à me tenir attentivement sur mes gardes. Mon père spirituel semblait en effet me réprimander quand je faisais ce que je ne devais pas; et il semblait m’encourager à la vertu et à la mortification. Quand il m’arrivait d’être tentée ou en lutte avec moi-même; quand occupée de quelque objet j’éprouvais des difficultés dans l’oraison ou dans les exercices spirituels; quand ma nature me donnait du fil à retordre (car ma nature ne voulait pas toujours admettre qu’elle fut exclue de tout et soumise à toutes les privations), alors mon Père spirituel me semblait être là pour me montrer à surmonter discrètement toutes ces difficultés. Il m’indiquait la ligne de conduite à suivre en telle ou telle circonstance, dans telle ou telle difficulté intérieure.

Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu. Non, mon bien-aimé n’a jamais laissé mon cœur et mes affections s’abaisser à ce point ni chercher ailleurs qu’en Lui seul quelque satisfaction ou quelque affection. Lorsque mon cœur trouvait quelque joie dans l’affection d’une créature, ce sentiment servait plutôt d’échelle pour monter jusqu’à mon bien-aimé. Jamais je ne m’y suis reposée ou accrochée. Tout ce que je découvrais dans ces sentiments était pour moi comme un coup d’éperon et me faisait voler vers Dieu dans un élan d’amour et de reconnaissance pour la bonté qu’il me témoignait en soutenant ma débilité par un si doux moyen.

Je commençai petit à petit à expérimenter la très haute pureté et l’insigne perfection où tendait la doctrine qui m’avait été donnée. Je me sentis alors si désireuse de posséder cet esprit que mon cœur en était tout ardent et s’enflammait de désir. C’est alors que j’entendis distinctement en moi ces mots : «Si tu es fidèle, je t’élèverai au même esprit que ton père spirituel». Il me semble pouvoir croire en toute humilité que notre Seigneur a daigné réaliser cette promesse. Qu’il en soit béni éternellement, Lui qui a tout fait Lui-même, se contentant du rien que j’y ajoutais.

(I/Ch.54) Il me souvient encore de quelques autres grâces que mon bien-aimé m’a données tout gratuitement. Elles me furent d’un grand secours pour le progrès de mon âme et me permirent de faire un long trajet en peu de temps. Elles me donnaient par surcroît une certaine facilité pour progresser en me déchargeant du poids des attaches aux choses créées et au bien-être ou la commodité physique. La grâce divine me poussait fortement à chérir la sainte pauvreté et à la pratiquer de toutes façons, autant que le permettait ma condition. Tout ce qui sert à l’usage du corps devait être de médiocre qualité et réduit au minimum. Je recherchais les choses peu coûteuses et les plus grossières : tout juste ce qu’exigeait la nécessité et rien de plus. Tout objet utile ou commode dont cependant je pouvais me passer, je tâchais de me l’interdire; et je ne cessais d’être troublée intérieurement tant que je ne m’en étais pas privée. Dans notre cellule je n’employais pas de prie-Dieu pour y placer mon crucifix, me contentant d’une planchette que j’avais fixée au moyen de deux clous et à laquelle de temps en temps je m’appuyais un peu au cours de l’oraison. Il me vint à l’esprit que je pourrais me passer même de cela. N’était-ce pas contraire à l’esprit de pauvreté et de détachement du créé qui ne permet l’usage des choses que pour autant qu’il est nécessaire, aussi bien quand on est malade qu’en bonne santé?

Il en était de même pour toutes les choses que j’utilisais pour le bien de mon corps. Je ressentais comme une aversion naturelle de tout le superflu, ou le précieux, ou l’agréable, tant pour le vêtement, pour le mobilier que pour la nourriture et la boisson. S’il m’arrivait à l’occasion de devoir user de ces choses, je montrais ouvertement que cela ne me plaisait pas et que j’eusse préféré des choses plus communes et plus mauvaises. Effectivement j’éprouvais plus de satisfaction à user de choses viles et pauvres parce qu’il me semblait qu’une âme qui aime Dieu ne doit aimer que ce qui sent la pauvreté et la sainte simplicité.

Cette stricte sévérité à n’user de rien qu’en cas de nécessité ne m’a jamais troublée intérieurement, car mon bien-aimé m’a toujours gratifiée d’une certaine résolution de l’esprit écartant toute angoisse et tout scrupule. Il me donnait en outre une lumière intérieure me permettant de distinguer avec aisance ce qui était nécessaire de ce qui ne l’était pas. En outre il rendait ma volonté souple et généreuse pour me permettre de pratiquer ce que cette lumière intérieure m’avait fait voir et comprendre. Chaque fois que je suivais les indications intérieures, je ressentais aussitôt un surcroît de grâce divine, une augmentation de paix et de repos dans l’âme, une plus douce inclination d’amour pour Dieu, etc. S’il en avait été autrement, la sévérité de mes mortifications eût certainement gêné la sainte liberté de l’esprit. C’est le propre de l’Esprit de Dieu quand Il travaille une âme et la pousse soit à la pénitence, au jeûne, à l’abstinence, aux veilles passées en prière ou à quelque autre chose, d’agir toujours en fixant une mesure. Il donne à cette âme un discernement et une direction qui la force à ne pas nuire irrémédiablement au corps, à ne pas l’abattre, afin qu’il reste en état de suivre l’esprit et de se tenir à son service.

Les motions de l’esprit de Dieu sont toujours accompagnées d’un silencieux apaisement de la sensibilité, d’une paix ou tranquillité de l’âme, d’une certaine assurance intérieure ou paisible certitude que ces sortes de motions ou inspirations viennent du bon esprit. Elles s’accompagnent aussi d’un humble abandon, d’une calme soumission à la volonté et au bon plaisir de Celui qui en est l’auteur. S’il en va autrement la chose devient suspecte et pourrait être l’œuvre du Malin ou de l’esprit propre. En un mot : là où agit l’Esprit de Dieu il y a liberté, humilité, soumission, amour et discrétion.

(I/Ch.55) Par la grâce de Dieu je me suis habituée à me montrer d’ordinaire assez dure pour moi-même. Je me gardais attentivement d’avoir trop de compassion et d’amour pour mon propre corps. Je voulais l’habituer à se contenter de peu. Quand il se plaignait un peu d’une incommodité quelconque — comme par exemple le froid —, je n’y prêtais guère attention. Quelque glaciale que fut la température je ne m’approchai du feu qu’une seule fois la semaine, quand je ne pouvais éviter de le faire. Les autres jours j’en restais éloignée, même quand je venais de passer quatre ou cinq heures à l’église et que, d’être resté à genoux si longtemps, j’avais les membres tout raidis et glacés. Si je me tenais à l’écart du foyer, ce n’était pas uniquement par amour de la mortification. Je craignais d’y trouver en outre une occasion de distraction et de paroles inutiles; et je voulais conserver à tout prix le recueillement intérieur de toutes les puissances. Je n’employais pas non plus de chaufferette si ce n’est lorsque j’avais à faire quelque travail à l’aiguille. En dehors de ce cas, il me semblait que l’usage de la chaufferette n’était qu’une satisfaction accordée à la nature et contraire à l’esprit de pénitence. Il faut d’ailleurs que la nature prenne patience, en ceci comme en bien d’autres choses, et qu’elle obéisse à l’esprit, que cela lui plaise ou non. Et l’esprit au fond de moi se sentait attiré ou poussé par je ne sais quoi de divin qui le stimulait à n’accorder aucun répit à la nature, en rien, et à la faire mourir sans cesse pour l’amour de Dieu.

Je croyais avoir remarqué en outre que l’habitude de s’approcher du feu hors les cas de nécessité (comme je viens de le dire) provoque habituellement un amollissement du cœur : l’amour effectif, l’attention à Dieu et l’orientation vers Lui faiblissent en nous. Aussi me semblait-il préférable de sentir mon corps tout raidi et glacé que de voir l’amour pour mon bien-aimé s’attiédir dans mon âme.

I/Ch.56) Plus tard lorsque mes forces physiques eurent diminué et que ma santé ne fut plus aussi bonne, au temps où je vins habiter en communauté avec un petit nombre d’autres sœurs, j’ai dû tempérer quelque peu la rigueur de ma conduite en cette matière. Je ne voulais pas que cette rigueur pût troubler les sœurs et les faire souffrir inutilement. Peut-être n’avaient-elles pas reçu les grâces suffisantes pour refuser à la nature toute espèce de soulagement. Et d’autre part il me semblait qu’à cette époque mon esprit n’était plus tellement poussé à mortifier le corps. Peut-être l’amour-propre était-il déjà mieux dominé par l’amour divin qui avait pris la première place dans mon âme. Cela donnait à l’âme une plus grande liberté et suffisamment de force pour pouvoir user du créé en Dieu et pour Lui.

Lorsque le corps ne se porte pas très bien ou qu’il est affaibli, notre seigneur permet à l’esprit de rendre un peu la main et d’accorder quelque commodité au corps : un peu de repos, un peu de nourriture pour refaire ses forces, etc. L’âme fait tout cela purement en Dieu et pour Lui, avec une sainte liberté d’esprit. Intérieurement éclairé elle sait jusqu’où elle peut aller : autant et rien de plus. Elle vit dans un esprit de foi et d’amour et c’est dans cet esprit qu’elle fait ou omet tout ce qu’il faut. J’ai souvent remarqué ceci : dès qu’a pris fin l’état maladif et que le corps est un peu soulagé, l’esprit se sent de nouveau poussé par l’amour à se priver de toute commodité, de tout ce qui est dans la ligne de la nature et qui lui serait agréable. Il me semblait alors qu’il m’était dit : «Tu dois porter dans ton corps la mort du Christ». Et je comprenais qu’il me fallait en quelque sorte crucifier tout mes sens, tous les membres de mon corps en les privant de tout ce qui leur plaisait. Je devais demeurer dans un continuel esprit de mortification et le renoncement à tout ce qui n’est pas Dieu.

Tant que durera ma vie ici-bas je crois qu’il ne me sera jamais permis de m’écarter de cet esprit de mortification ni croire que cela suffit et que la nature est bien morte à toute créature. La nature n’est jamais morte tout à fait. À la moindre occasion, quand on y pense le moins, elle peut revivre. Le bien-aimé aime que son épouse le suive dans les choses dures et pénibles à la nature et qu’elle embrasse la croix des souffrances en esprit d’amour. Elle expie ainsi ses fautes et celle des autres, comme il plaît à Dieu d’en disposer.

(I/Ch.57) Tandis que j’écrivais ces pages, j’ai eu la pensée que certains pourraient se scandaliser en les lisant et en m’entendant faire ma propre louange. Peut-être pourrait-on croire que tout cela a été dicté par l’orgueil ou que tout au moins il y paraît une insupportable estime de moi-même. C’est pourquoi je n’ai plus osé continuer. Mais il me fut dit intérieurement : «Poursuit ton travail en toute simplicité, je m’occupe du reste». Aussi bien je me suis souvent étonnée de la façon dont j’obéissais en cette matière. Je sens qu’en ceci quelqu’un me vient en aide tout particulièrement. Mais je ne sais quel est celui qui m’aide : est-ce mon bien-aimé ou son aimable Mère ou son aimable Père Saint-Joseph où mon saint Ange? Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme; et les sujets se présentent à point nommé : «ceci et rien de plus». [.......] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet [......] Avant comme après je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire357. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, - même ce qui y s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années.

Quand j’écris je me comporte d’une façon plus passive qui actif. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcé d’écrire sur d’autres sujets. Il me semble bien permis de croire que je ne me suis pas trompé lorsque j’ai cru que mon bien-aimé et ma bonne Mère promettaient de m’aider à accomplir cette tâche imposée par l’obéissance et de m’apporter doucement à la mémoire tout ce que je devrais écrire, sans que mon cœur en soit un seul instant distrait de son amour. Tout cela je l’ai éprouvé constamment. Qu’ils en soient tous loués et bénis à jamais! J’ai compris une fois de plus ce que peut l’obéissance.

(I/Ch.58) J’ai dit déjà que l’esprit me permettait d’user d’un peu plus de tolérance pour le corps lorsque celui-ci était affaibli ou malade. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit ici que d’atteintes assez graves, lorsque je sentais vraiment que mon corps n’en pouvait plus. Quand il s’agissait de faiblesses ordinaires ou de légères maladies — dont j’ai presque toujours été affligé depuis de longues années —, il ne m’était jamais permis d’y faire attention; et j’ai été rarement sans ressentir quelque souffrance physique. Mais je sentais bien que je ne pouvais rien concéder à la nature quant au repos à la nourriture : je devais m’en tenir strictement à l’ordinaire. Il me faisait tout supporter à fond en esprit de pénitence et de mortification et par amour pour notre seigneur. Ces petites difficultés et ses peines je les surmontais courageusement sans écouter ce que pouvait me souffler mon imagination. Quand on commence à faire attention à ces malaises et à prendre son mal au sérieux l’esprit perd aussitôt de sa vigueur et nous nous replions sur notre pauvre moi.

*

(I/Ch.59) Au temps voulu par notre seigneur il jugea bon de m’affliger de quelques soucis et de quelques souffrances extérieures. Je dois avouer cependant que, par sa grâce, j’ai senti très peu de peine. Ma conscience rendait témoignage de mon innocence et de mes bonnes intentions. En cette occurrence j’avais agi pour l’amour de Dieu, pour aider une âme qui craignait Dieu et pour la soustraire à certaines occasions de péché. Cette personne d’ailleurs s’était plainte à moi et m’avait demandé de la tirer de ce péril. J’avais compris que son âme était en danger et c’est pourquoi je jugeais bon et même nécessaire de prévenir sa mère. C’est aussi ce que j’ai fait, lui conseillant de reprendre sa fille chez elle dans sa maison. La mère suivit mon conseil. Mais notre seigneur permit que le maître de la maison d’où cette fille avait été retirée sur mon conseil prît la chose extrêmement mal, se jugeant offensé et diffamé. Je n’étais coupable de rien puisque j’avais nettement spécifié que le danger ne venait absolument pas de lui. Sans doute notre seigneur permettait-il tout cela pour m’éprouver un peu et sans doute aussi, pour m’apprendre à ne me mêler de rien sans avoir d’abord pris conseil de mon confesseur. De cette façon seulement on est sûr d’agir par obéissance.

Cet homme offensé m’écrivit une lettre d’une inexprimable méchanceté. Outre les paroles blessantes et des reproches qu’elle contenait, cette lettre me menaçait d’un procès en diffamation. Cet homme voulait me citer devant un tribunal ecclésiastique pour que lui soit rendu l’honneur qu’à son avis je lui avais pris. Je n’oserais pas transcrire ici tout ce qu’il écrivait. Mais à l’intervention de mon confesseur et grâce aux bons renseignements qu’il voulut bien donner de moi, (illis.) put être calmé et la tempête s’apaisa.

Peu de temps après, mon bien-aimé me gratifia d’une autre croix. Une demoiselle dévote désireuse de laisser tous ses biens pour le culte de Dieu et de la Sainte Vierge, ainsi que pour le soulagement des indigents, voulut me faire sa légataire testamentaire et me charger d’exécuter ses pieuses intentions après sa mort. J’y consentis volontiers; mais après sa mort, ses amis m’entraînèrent dans un vilain procès. Ils menacèrent de me ruiner par leurs procédures et de me laisser sans même une chaise où je pourrais m’asseoir. Leur intention était de me fatiguer par leurs menaces, par les ennuis et les affronts qu’ils me prodiguaient. Ils voulaient ainsi me pousser à renoncer à mon action. Ils savaient combien j’aimais le silence, la retraite, et ils me croyaient incapable de poursuivre une action en justice.

Cependant mon bien-aimé me donna le courage nécessaire. À mon avis, je le dois à l’intervention de cette bonne demoiselle défunte qui voulait que fussent exécutées ces pieuses dispositions. Les adversaires s’écrient c’est de plus en plus et je fus même averti qu’ils avaient formé le projet de me jeter à l’eau. Notre seigneur ne permit pas mon cœur fut troublé de quelques craintes ou que je fusse ému par cette menace. Pendant la prière je n’y pensais même pas et leur souvenir ne me causa jamais une seule distraction. Je ne fus jamais troublé à l’idée qu’il pouvait s’en suivre un vilain procès. D’ailleurs un juriste éminent m’avait affirmé que ma cause était bonne et que je ne pouvais perdre ce procès. En outre j’avais confié mes intérêts à un très honnête procureur qui traita toute cette affaire par pure charité et pour la gloire de Dieu, sans demander ni accepter aucun honoraire. Mais surtout : Dieu agit puissamment en cette affaire poursuivie à sa gloire. Il ne tarda pas à la mener à bonne fin par un accord des parties. Et c’est ainsi que, par la spéciale intervention de Dieu et par un effet de sa bonté, j’ai pu me tirer de cette agitation sans préjudice pour la paix de mon âme et pour le recueillement de mon esprit.

(I/Ch.60) À l’époque où je résidais encore à Gand, notre seigneur permit que j’eusse à porter une lourde croix à cause de l’estime exagérée de certaines personnes qui venaient de toutes parts vers moi et me considéraient un peu comme une demie-sainte! Je n’y étais pour rien, me semble-t-il; je ne faisais rien de spécial ni d’extraordinaire, car j’ai toujours été et suis encore ennemie des choses ou des attitudes qui vous singularisent. Je déteste tout ce qui peut donner l’apparence de sainteté ou d’insigne dévotion. L’affectation de la dévotion dans les expressions du visage ou dans les paroles, je l’ai toujours eue en horreur, car elle est sœur de l’hypocrisie. Mes façons d’agir, mes attitudes, mes expressions étaient simples et sans détour. J’avais Dieu devant les yeux, à qui je cherchais à plaire, et non pas aux hommes. Je crois bien que dans toutes les façons de faire je me montrais très réservée et mortifiée, très retirée des choses du monde. Cela, je ne pouvais pas le cacher, car notre seigneur m’avait bien fixée dans cette attitude. Mais ces choses ne suffisent pas à motiver l’estime exagérée que les gens me témoignaient. Bien d’autres que moi ont reçu des grâces pareilles. C’est pourquoi cette opinion du monde me pesait comme une lourde croix : je savais qu’il n’y avait rien de particulier en moi. Parfois j’avais l’idée que ces gens se moquaient de moi tout simplement; et quand je remarquais qu’on me manifestait de l’estime, il me semblait que l’on voulait me faire injure.

D’aucuns me demandaient de leur promettre de les assister à l’heure de la mort, comme s’ils espéraient que ma présence leur obtiendrai quelque consolation et assistance de Dieu pour leur âme.

D’autres — même des religieuses — me prièrent plusieurs fois de les bénir et de les instruire de certaines choses ayant trait à leur vie intérieure et à leur conscience. Je n’ai jamais voulu faire cela (sauf une seule fois, il y a peu de temps, parce qu’il m’avait été commandé de le faire par obéissance). Je tâchais de fuir et d’éviter tout cela, comment fait d’un serpent.

Les enfants dans la rue, les mendiants à l’entrée de l’église criaient en voyant (était-ce nos cris ou bien le croyait-il vraiment?) : «Voilà la Sainte; faites place; saluez-là!» Parfois cela ne me faisait rien, quand je croyais qu’ils se moquaient de moi. Mais plus souvent ces choses me rendaient tellement triste que je ne pouvais m’empêcher de pleurer abondamment. J’avais l’impression de tromper tout le monde. Et puis, l’estime des gens me faisait souffrir. Je disais à ma compagne, en pleurant amèrement : «Ne pourrais-je donc jamais vivre dans un endroit où on me mépriserait?»

*

III. l’Ermitage» à Malines.

Quand elle quitte Gand pour s’établir à Malines, Marie de Sainte Thérèse était simple tertiaire du Carmel. Elle ne trouva pas immédiatement à se fixer à l’«Ermitage», avec une petite communauté, après avoir fait des vœux de tertiaire régulière.

Les faits relatés à cet endroit du récit biographique se sont produits effectivement dès les débuts du séjour à Malines (1657), pendant une période de préparation. Mais ils se sont poursuivis pendant 10 ou 11 ans (vers 1667) quand Marie de Sainte Thérèse était «recluse» à l’«Ermitage» et y rédigeait son autobiographie. Les textes qui suivent constituent donc en partie une anticipation chronologique. (Note du traducteur)

1. Les débuts

(I/Ch.61) Il a plu au bon Dieu de combler ce désir, car peu de temps après, il fit pleuvoir sur moi tant de mépris, de calomnies et de mensonges que j’y fus comme submergée. Ceci a duré quelque dix ou onze ans. Notre seigneur s’est servi à cette fin de divers instruments; mais l’épreuve fut pleine de consolation et elle a été d’un grand profit pour mon âme. Le seigneur m’a appris à m’en servir pour acquérir toutes sortes de vertus. Cela s’est passé quand je suis venu me fixer à Malines, tout au début (1657). Parce que Dieu le permettait, il s’est trouvé là quelques personnes inspirées du diable, qui ont aiguisé leur langue pour me nuire. Tant qu’elles pouvaient, elles crachaient des choses abominables pour souiller mon honneur et ma réputation. Aux yeux d’un grand nombre, je devins bientôt un objet de mépris et de dérision, car ces personnes avaient une grande audience. Elles avaient la langue si bien pendue! Dieu permit le triomphe de leur malice ou de leur aveuglement. Elles affirmaient avec tant d’assurance des choses qu’elle dépeignait d’ailleurs en couleurs si vives qu’on les croyait généralement sur parole.

Cependant je les ai vaincus, non en me disculpant, mais par une humble patience et en me taisant. Je leur laissais dire ce qui leur plaisait, et elles finirent par se lasser. Je laissais au seigneur le soin de me disculper après ma mort. Cela me permettait de passer ma vie dans le mépris et l’humiliation. Quand on me rapportait quelque infamie qui se racontait sur mon compte mon cœur se remplissait habituellement de joie et de satisfaction et je m’écriais : «Ma gloire n’est pas dans la bouche des hommes, mais dans celle de Dieu». Aujourd’hui je dirais plutôt «ma gloire est de me sentir entourée de honte, de mépris, d’opprobre; de vivre dans une perpétuelle humiliation, pour être rendue conforme à mon bien-aimé Jésus torturé, méprisé, humilié, calomnié.»

(I/Ch.62) On disait de moi que la vie que je menais n’était pas honnête et pour le prouver, on inventait toutes sortes de choses manifestement fausses. Des personnes qui nous connaissaient et ne pouvaient ajouter foi à ces racontars venaient cependant de temps en temps chez nous pour mieux examiner la maison. Poussées par la curiosité elles fouillaient les plus petits coins et ne trouvant pas ce qu’on leur avait dit elles semblaient tout interdites. C’est pour la même raison, je crois, qu’un homme de qualité vint nous faire plusieurs visites à des heures insolites. Sans doute voulait-il voir si d’aventure il n’aurait pas rencontré quelqu’un chez nous. Parfois il arrivait très tôt le matin, vers 5 h 30, d’autrefois dans la soirée quand il faisait déjà presque nuit, d’autres fois encore dans le courant de la journée. Mais il n’y rencontra jamais que les personnes de la maison.

Un jour on nous avertit qu’un groupe de personnes était en route pour visiter la maison et pour nous séparer, sous prétexte que notre vie n’était pas honnête. On prétendait nous expulser de la ville parce que, disait-on, l’évêque de Gand déjà nous avait chassés de sa ville à cause de notre conduite honteuse. Tous mes voisins se trouvaient sur le pas de leur porte pour voir comment allait se dérouler cette scène. Quant à nous, rien de tout cela ne nous troublait. Notre conscience ne nous reprochait rien; qu’avions-nous à craindre? Aussi nous préparions-nous en silence à subir l’assaut sans trouble, prêtes à accepter les pires affronts par amour pour notre seigneur. Mais il ne vint personne et tout en resta là. Je ne sais comment ni par qui cette chose a été arrêtée.

Pendant toutes ces années, on a raconté beaucoup de choses sur mon compte, ce qui nous a rendues odieuses et méprisables aux yeux du monde. Il y avait de quoi nous faire craindre de tous. Ces calomnies venaient de quelques personnes qui nous avaient prises en aversion et que le diable instiguait et excitait contre nous. Voyant qu’il n’avait pas réussi à nous nuire dans la communauté même, le Malin avait choisi de nous tourmenter par des moyens venus de l’extérieur, et il inspirait toutes sortes de mensonges et d’accusations. Je passerai sous silence ce que furent ses mensonges et ces calomnies. Notre Père spirituel nous avait conseillé de saisir cette occasion pour pratiquer la vertu de la façon la plus parfaite; de ne présenter aucune défense ni justification, mais de tout supporter en silence. Remettant toute l’affaire entre les mains de Dieu qui saurait bien faire éclater la vérité en temps voulu, il nous restait en attendant de prier pour ceux qui nous persécutaient et poursuivaient de leurs calomnies.

(I/Ch.63) Vers la fin de cette période dont je viens de parler, il y eut une personne qui m’avait été adressée par l’Obéissance et avec qui j’avais dû parler parfois à cœur ouvert. En réalité elle agissait sans franchise et jouait double jeu. Elle était moins attentive à tirer profit de mes paroles qu’à y chercher matière à me nuire, me faisant dire des choses que je ne voulais pas. Il y avait en elle un fonds de malice et de duplicité; c’est pourquoi elle jugeait les autres à sa propre mesure. Elle m’avait posé bien des questions insidieuses, soumis des objections, espérant tirer quelque venin de mes réponses. Ma simplicité et ma droiture naturelle m’empêchèrent de la soupçonner le moins du monde et je traitais avec elle en parfaite bonne foi. Et pendant tout ce temps cette personne s’occupait à me noircir comme un corbeau, en ville, hors ville, auprès de religieux et de laïcs, voire chez les membres d’un autre Ordre monastique. Elle jouait sa partie avec un art si parfait qu’elle ne tarda pas à surpasser toutes les autres mauvaises langues. J’ai été littéralement encerclée ou inondée de honte, de mépris, d’humiliation, de dérision et de souffrance intérieure, jusqu’au jour où il plut à notre seigneur de me prêter main-forte pour surmonter tout cela et pour m’élever d’un élan par-dessus la nature et les créatures. En effet cette épreuve me fit faire un grand bond en Dieu : elle me détacha merveilleusement de tout ce dont je n’étais pas encore entièrement libéré.

Notre seigneur avait permis que cette personne me noircît aussi auprès de mon Père spirituel. Elle lui rapporta tant de choses vraisemblables, lui fournit matière à tant de soupçons et sut présenter ses affirmations d’une manière façon si vive, avec toutes les apparences de la vérité, qu’il y ajouta foi, tout au moins en grande partie. Il vint même me trouver pour me réprimander. Sa mine était grave et sévère. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Je me disculpai lui disant que rien n’était vrai de ce que cette personne lui avait dit; que j’avais été accusée faussement; que j’étais innocente et que je pouvais affirmer mon innocence en toute vérité; etc. Malgré mes affirmations il semblait ne pas me croire. Ses réprimandes et son attitude dure, si différente de celle qui lui était habituelle, m’allèrent droit au cœur. Lourde était ma peine en voyant que mon seul ami me faisait défaut à son tour et se tournait contre moi. Ce qui m’était le plus pénible était de sentir qu’il ne me croyait plus. Cependant en sa présence je parvins à ne pas montrer que je souffrais. La partie supérieure de mon âme se maintenait fermement établie dans la pratique de la vertu et dominait les peines sensibles de la nature. J’apostrophais mon âme et la soutenait par des actes de vertu. Je lui suggérai qu’on ne doit pas s’appuyer sur les hommes. Je disais : «Mon âme, prends ton vol; ne demeure pas dans ces bas-fonds. Il est temps : Dieu a permis cette rencontre pour te ménager une sortie, pour te faire passer par-dessus les créatures est au-dessus de toi-même, en lui. Voici le moment de mourir à toi-même et à toutes choses qui sont au monde. Tiens-toi tranquille dans ta médiocrité et ton humiliation : aux yeux de Dieu tu ne seras pas amoindrie quoique les hommes te méprisent et te rejettent. Qu’importe cela? Remercie Dieu de cette grâce insigne et ne la gaspille pas. Voici la matière et voici la possibilité : progresse en Dieu, merveilleusement».

(I/Ch.64) Ayant donc repris courage avec vigueur je me suis jetée dans les bras de Dieu, lui abandonnant ma personne et toutes choses. Et depuis ce moment il m’est venu dans l’âme d’une telle force que je suis restée depuis lors comme un roc inébranlable au milieu des vagues de la mer. Je n’ai plus perdu la paix intérieure. Bien au contraire : lorsqu’une épreuve similaire arrive encore je ressens en mon fond une joie durable. J’ai compris que notre seigneur a permis toute cette peine, ces informations calomnieuses et les sévérités de mon Père spirituel pour mon plus grand bien et pour le progrès de mon esprit. Le lien ténu et subtil qui m’attachait encore à ce Père spirituel, à ma propre personne et à autre chose a été rompu. Avant d’avoir subi cette épreuve, je ne le savais même pas que ce lien existait : c’était si subtil et caché. La nature est extraordinairement secrète. Les mouvements d’amour-propre nous sont si cachés qu’il est difficile de les reconnaître, à moins que notre seigneur dans son incommensurable miséricorde ne suscite quelque occasion de répondre généreusement à sa bonté.

Ce lien subtil dont je venais d’être libéré consistait en ceci : qu’il me semblait jouir de quelque crédit et de quelque estime auprès de sa Révérence et, sournoisement, la nature y trouvait une nourriture.

(I/Ch.65) On disait aussi de moi que l’esprit qui m’animait n’était pas l’esprit du Christ, mais celui du démon : un esprit d’orgueil, de vaine gloire, de concupiscence, etc. Il est vrai que j’aurais pu être souillée de tous ces péchés, sans le savoir, car les autres voient bien mieux nos défauts que nous-mêmes. Aussi aurais-je dû remercier le bon Dieu d’avoir montré à autrui mes fautes cachées et mes mauvais penchants. Je pouvais de cette façon les connaître et m’en corriger. Mais quand bien même le monde entier serait venu me l’affirmer, je ne pouvais m’imaginer ni croire que l’esprit qui était en moi fut celui de Satan. Je portais au secret de mon âme le témoignage trop clair et trop certain que l’esprit de Jésus vivait en moi; et ces deux esprits ne sont-ils pas radicalement opposés l’un à l’autre? Pleine de joie et d’allégresse je dis donc à mon âme : «Un autre Compagnon est en toi que celui que l’on prétend. Soit en paix et réjouis-toi de sa présence».

Depuis que je me suis établie à Malines, le Seigneur m’a fait suivre des chemins tout différents de ceux où je marchais à Gand. Là ce n’était qu’estime, considération, affection, faveur de la part de ceux qui me connaissaient. J’avais peine à écarter tous ceux qui voulaient entrer en relation avec moi. Tout était bien : on admettait tout ce que je faisais, louant mes actes comme les omissions. Les filles de notre paroisse étaient édifiées par mon exemple et voulaient le suivre autant que possible. À Malines au contraire, et dès le début, tout ce que je faisais ou ne faisais pas été blâmé, condamné, méprisé. Grands et petits, connus ou inconnus, tous trouvaient à me critiquer. J’y reviendrai plus tard lorsque j’écrirai la relation de l’état de sécheresse, d’obscurité, de privation de grâces où j’ai été plongée durant quelques années. Ployant sous les humiliations et le mépris, j’étais comme immergée dans les souffrances externes et internes, jusque par-dessus la tête comme on dit. Mes yeux étaient de vraies fontaines de larmes, mon cœur était un puits de soupirs angoissés, de torturantes craintes.

(I/Ch.66) Tous ces chemins de peines et de souffrances quoiqu’il fussent hérissés de ronces, ont fini par me sembler doux et facile et j’y ai marché allègrement. Certes il en a coûté beaucoup à la nature avant d’être arrivé à cet état. (J’y reviendrai plus tard). Cette peine m’a assuré une route large et facile vers Dieu; elles m’ont ouvert un accès permettant de progresser vers Lui en rejetant derrière moi toutes les choses créées. Elles m’ont valu de trouver Dieu, de le contempler dans la paix, de m’élever vers Lui. Grâce à ces épreuves, je suis devenue comme insensible à toutes choses, mon cœur étant immunisé contre les traits des hommes et ceux du démon. Elles m’ont conduit à la connaissance de mon néant et m’y ont fixée à demeure. Et dans cette connaissance et possession de mon rien j’ai trouvé tout bien.

Aussi les âmes sont-elles redevables d’une très grande reconnaissance quand Dieu leur fait la grâce d’être éprouvées par des peines extérieures et intérieures, des tribulations, persécutions, tentations, sécheresses et ténèbres, privation de biens spirituels ou matériels, calomnies, mépris, humiliations et souffrances de toutes sortes. Ces âmes prédestinées se trouvent ainsi purifiées merveilleusement, comme l’or par le feu. Elles deviennent des vases précieux où Dieu peut verser le baume insigne de ses dons et de son amour, pour sa joie et sa satisfaction.

Et plus difficiles sont les chemins, plus pénibles à la nature, plus durement ronge l’âme ce feu purificateur, meilleur aussi sera la purification. Que ces âmes ne recherchent ni soulagement ni adoucissements naturels : qu’elles laissent le feu faire son œuvre, qu’elles ne tâchent pas de l’éteindre en demandant aux créatures quelque consolation sensible, sans proportion à Dieu. Que leur seul exercice soit de pâtir à fond leur souffrance; et surtout, qu’elles s’estiment trop heureuses et choisies de Dieu lorsqu’Il leur permet de s’approcher de Lui par ce chemin. Car cette voie est la plus sûre, la plus parfaite et la plus courte. La voie la plus utile est celle où la nature meurt radicalement à tout le créé et à elle-même pour vivre uniquement par l’esprit en Dieu.

(I/Ch.67) Il m’a été dit souvent que j’avais un caractère trop renfermé et triste, que dans la conversation je manquais d’amabilité et de gentillesse. On me reprochait des manières trop réservées, ce qui empêchait les gens de trouver satisfaction à traiter avec moi. Et on me critiquait parce qu’on me jugeait incivile, grossière, incapable de me conformer aux usages du commerce avec les hommes. Mais tout cela, il m’était bien difficile d’y rien changer.

Intérieurement il m’était montré à suivre les illuminations de la grâce, conformément à ma vocation et à ma profession; et cette lumière ne me permettait pas de faire ou d’omettre certaines choses pour les yeux du monde et pour lui plaire. [........] Sans me soucier d’aucune autre considération, il ne fallait suivre et pratiquer à fond ce que la lumière intérieure me présentait comme étant le plus agréable à Dieu et par conséquent le plus parfait. Ce qu’on en pourrait dire ou croire ou juger, je le laissais à la grâce de Dieu. Cette conduite m’a coûté souvent de pénibles efforts et une mortification incessante, car je devais sans cesse obéir à cette lumière intérieure qui m’invitait à me séparer de tous, à renoncer à tout ce qui est humain et naturel. Cela me forçait souvent à paraître incivile ou grossière à ceux qui vivaient selon la nature. D’aucuns étaient d’avis que je me rendais odieuse et que, puisqu’il faut vivre en société, il convient de se plier aux usages. Ils disaient encore que l’amitié pouvait être bonne et que je n’accordais pas assez à la raison naturelle, etc.

Il y a peu de jours encore je fus ennuyée à ce propos parce que je m’étais abstenue de visiter ou de faire visiter en mon nom une personne que nous connaissions et qui était malade. Elle n’était d’ailleurs pas si malade qu’elle dût garder le lit. D’autre part, j’avais refusé de recevoir une autre personne qui venait parfois jusque deux fois la semaine uniquement pour causer de choses, bonnes ou indifférentes, par pur délassement et pour entretenir une amitié simplement naturelle. À l’une comme à l’autre de ces visites il ne pouvait y avoir aucun avantage d’ordre spirituel.

Voyant qu’il y avait là une grande perte de temps, un danger de troubler la paix du cœur et un empêchement de s’entretenir sans cesse avec Dieu selon ma profession, mon âme se sentit fortement poussée à me dispenser de ces obligations, dût-il en résulter quelque peine ou souffrance pour ces personnes et peut-être, la perte de leur amitié. (Elles nous rendaient parfois certains services d’amitié; mais je sentais qu’il ne m’était pas permis de m’arrêter à cette considération).

(I/Ch.68) Je proposais cette difficulté à l’une de nos sœurs, chargé de m’assister en ces matières. Mais comme elle ne savait pas bien ce que c’est que de mortifier la raison naturelle et les considérations humaines, elle ne partagea pas ma façon de voir en ces deux occasions. Elle me présenta plusieurs arguments que j’aurais pu facilement réfuter par de bonnes raisons naturelles, mais mieux encore par des raisons d’ordre spirituel. Il n’empêche qu’à cette occasion j’eus à subir un certain combat intérieur. Ma nature me montrait que, par ma conduite, je m’attirais la disgrâce, l’inimitié, le mépris des autres. Pourquoi, — m’objectais-je —, ne pas me montrer plus conciliante, plus sociable? D’autres âmes qui cherchent Dieu ne le font-elles pas? Et je me plaignais à mon bien-aimé qu’il m’eût gratifié d’un caractère si sombre et si étrange, me rendant désagréable au prochain, surtout aux étrangers à la maison. Car pour celles qui habitent avec moi et généralement pour ceux qu’un véritable amour de Dieu unit à moi je n’éprouve aucune difficulté à me montrer aimable et affectueuse. Dans mon commerce avec eux, mon naturel revêche ne paraît guère. C’est que l’attrait divin qui nous unit fait s’épanouir le cœur et crée tout naturellement une bonne amitié. Tout alors va de soi, sans idée préconçue et sans effort.

Mais en dehors de cela toute compagnie, toute conversation me sont odieuses : j’ai peine à m’y joindre et elles ne me laissent que tristesse. Il en résulte une certaine façon d’être désagréable et sombre, comme il arrive lorsqu’on agit à contrecœur et par contrainte. Car mon esprit ne veut pas se plier à cette contrainte. Il ne le veut ni le peut, car il se sent attiré par l’esprit divin au désert de son propre fonds pour y goûter l’aimable présence et communauté divine, libre et séparée de toutes choses créées. Pour goûter cette présence au secret de l’âme il est requis une très grande purification intérieure et celle-ci ne peut s’atteindre ni se conserver si l’on continue d’entretenir quelque commerce avec les hommes ou d’avoir des préoccupations humaines; — surtout lorsque ce commerce et ces préoccupations ne sont pas toujours orientés vers Dieu.

Dans ces occasions je sens très nettement que Dieu arrête l’influx de sa grâce et me retire sa présence. Il semble s’enfuir de moi ou se cacher tant que durent ces conversations ou visites. Il semble même alors m’enlever tous mes biens spirituels et je me sens toute différente de ce que j’étais. Je suis comme une autre personne, jusqu’au moment où je me retire dans ma chambre et me retrouve en parfaite solitude, isolée de tout ce qui est du monde. Alors mon bien-aimé vient à ma rencontre et remplit mon âme de tous biens, de toutes ses bénédictions divines. Il veut, sans aucun doute, m’attirer à Lui seul, renouveler et confirmer l’appel à la vie érémitique. Il veut que j’apprenne à connaître ainsi ce qui Lui plaît et Lui déplaît.

(I/Ch.69) Je vais reprendre ce que j’ai commencé de relater concernant le combat intérieur que j’avais ressenti à l’occasion de ces visites que je ne pouvais tolérer.

Je sentais intérieurement que l’esprit s’opposait à la nature et celle-ci à l’esprit. Sans doute notre seigneur savait-il que l’esprit aurait été trop faible et je fus comme enveloppée d’une lumière ou clarté divine, comme si j’avais été placée au centre d’un soleil. Et dans cette lumière quelqu’un parlait et m’instruisait de la part de mon bien-aimé. Je ne voyais pas celui qui parlait ni ne savait qui il était. Le lendemain seulement, tandis que je réfléchissais à ce qui m’était arrivé et me demandait qui pouvait m’avoir instruite d’une façon si claire et si douce illuminant mon intelligence et fortifiant mon âme, j’ai cru comprendre, étant en oraison, que celui qui avait parlé était mon bon père Saint-Joseph. [Non!]

Il m’avait dit qu’une âme qui abandonne à Dieu tout ce qu’il veut qu’elle abandonne n’est jamais abandonnée de Lui. Jamais, m’avait-il dit, pour rien au monde ni par crainte de l’opinion ou du jugement de qui que ce soit je ne pouvais me dispenser de suivre et de vivre en perfection la vie à laquelle j’avais été appelé : la vraie vie solitaire des ermites.

Il m’avait fait comprendre que la vraie vie érémitique était une mort au monde et aux créatures; que les œuvres extérieures de miséricorde envers le prochain ne devaient pas être pratiquées par ceux qui mènent cette vie, si ce n’est exceptionnellement, sur un ordre spécial du bon Dieu. Il arrive en effet que Dieu leur commande telle ou telle œuvre pour le bien de quelque âme déterminée. Il faut alors s’adonner à cette œuvre pour un temps très court afin de tâcher de sauver cette âme que Dieu a confiée à leurs soins et de la conduire à la béatitude par leur travail, mais davantage encore par leurs prières.

Mais pour entreprendre une telle œuvre il faut une lumière exceptionnelle qui permet de discerner quand Dieu nous la commande et en faveur de qui. Car souvent, — pour ne pas dire presque toujours —, il ne s’agit que d’une tentation destinée à troubler notre solitude et introduire la multiplicité et la dispersion dans la simplicité de notre retraite.

2. La solitude

(I/Ch.70) Saint-Joseph m’a fait comprendre aussi et de façon très claire la différence qui existe entre les âmes appelées qui font profession de mener la vraie vie érémitique solitaire et retirée du monde, et celles dont la vocation est de pratiquer la vie active ou la vie mixte.

Ce qui pour celles-ci est vertu, mérite, chose agréable à Dieu, devient défaut ou imperfection pour les vrais solitaires. C’est pourquoi les âmes appelées à la vie érémitique ont à subir les critiques de ceux qui ne connaissent pas la voie par où Dieu conduit ces âmes. Ils ne sauraient comprendre quelle inexprimable pureté et quel détachement d’esprit sont exigés de ces âmes solitaires; comment il est requis d’elles une mort totale à la nature. On les condamne disant qu’elles sont personne sans amour, n’ayant aucun égard pour leur prochain. On leur reproche de manquer de discrétion, d’être bizarre et égoïste, en un mot étrange, ne servant à rien et préoccupées seulement de leur propre repos.

Pour la plupart des gens l’excellence et la fécondité de cette vie toute divine reste chose inconnue. C’est que, dans cette sorte de vie les vertus essentielles, l’esprit et les grâces qu’il a reçues sont extrêmement intérieures et ne se manifeste à l’extérieur par aucune apparence brillante. Dieu connaît ces âmes, mais le monde les ignore. Tous leurs soins d’ailleurs se réduisent à demeurer ignorer des hommes afin que le trésor qu’elles portent ne leur soit ravi.

(I/Ch.71), Mais si ces âmes nobles et cachées ne sont pas connues ni appréciées à leur juste valeur, si on les juge parfaitement inutiles, elles sont cependant les colonnes de la communauté chrétienne. Dans leurs cellules solitaires, elles produisent plus de fruits pour la Sainte Église, par l’indicible pureté et par la puissance de leur ardente oraison, que ceux qui s’adonnent à de nombreuses œuvres extérieures au service de l’Église. Ceux-ci ne possèdent pas généralement une aussi parfaite purification intérieure ni un amour aussi désintéressé; et par conséquent, leur union à Jésus est aussi moins parfaite.

Les âmes solitaires sont les meilleurs intermédiaires entre Dieu et les hommes. La prière évite à l’humanité bien des maux, bien des châtiments dont Dieu menace le monde. Grâce à leur prière, beaucoup d’âmes se convertissent à une vie meilleure. Elles obtiennent des grâces pour les autres dans la mesure où elles sont agréables à Dieu. Les vivants et les morts expérimentent la puissance de leur amour et de leur zèle. Souvent, ici-bas, les hommes ne savent pas d’où leur est venu tel secours, par quelle intersession tel malheur leur a été évité, comment la grâce de Dieu a été augmentée dans leur âme et les a poussés au bien. Eh bien, ce sont ces bonnes âmes solitaires qui ont intercédé pour eux auprès de leur bien-aimé, par pure charité chrétienne.

Ces âmes sont en vérité des Mères ou des Pères qui souhaitent engendrer tous les hommes au Christ pour leur salut. Et réellement elles engendrent une foule d’âmes par l’ardeur de leur amour et par les amoureux gémissements qu’elles adressent au bien-aimé dont elles sont si rapprochées et qui les traitent avec une si intime familiarité. Comment prétendre que ces âmes sont inutiles et stériles et sans amour pour le prochain? Si la fécondité de leur amour ne paraît pas à l’extérieur elle existe néanmoins et plus qu’on ne saurait croire. Tout ceci je puis l’affirmer parce que j’en ai fait l’expérience, – pour autant toutefois qu’il m’est permis de croire à mes propres perceptions.

Tous les trésors que les âmes solitaires ont acquis, la vertu, les grâces, les biens spirituels, elles les tiennent cachés sous les cendres d’une humilité profonde, d’une sainte et silencieuse solitude. C’est ce dont elles font profession et qui leur permet de progresser en toute sécurité.

(I/Ch.72) Cet esprit de solitude conduit mon âme avec discrétion et discernement. C’est ainsi qu’il me laisse toute liberté de me montrer sociable et un peu moins silencieuse et retirée avec mes consœurs, tout au moins lorsque les circonstances semblent le demander. Au contraire dans toutes les autres occasions mon bien-aimé veut m’avoir toute à lui. Il veut que je fasse place à sa grâce et suive entièrement ses divines motions. Il se montre extrêmement jaloux et ne tolère pas que je passe mon temps à quelque autre chose ou que je m’occupe de ce qui n’est pas Lui seul. Pour vivre en perfection la vie des ermites, il faut demeurer orienté vers lui de toute son âme et de tout son cœur.

Et cependant notre seigneur permet certes quelques adoucissements en temps voulu pour nos petites sœurs. Par exemple, si je remarque que l’une d’elles ressent quelque difficulté intérieure, si je la vois d’humeur chagrine ou mal disposé de corps ou d’esprit, quand bien même j’éprouverais en ce moment un fort attrait au silence et à la solitude, l’amour m’enjoint de l’appeler chez moi et de la réconforter par quelques bonnes paroles. [Note = + elle écrit pour les autres] Ou bien je leur permets de prendre ensemble quelque délassement. L’esprit se plie avec souplesse à ces choses et m’accorde de leur témoigner un peu plus d’amitié et de tendresse, de m’entretenir aimablement avec elles et même de leur dire l’une ou l’autre chose qui puisse les amuser et les récréer. Ces modérations de rigueur sont nécessaires pour remonter un peu l’âme et le corps et les rendre plus aptes à l’oraison.

(I/Ch.73) Que votre Révérence me pardonne : je m’aperçois qu’une fois de plus je viens de faire une digression et que j’ai perdu de vue mon propos. Ce que mon bon père Saint-Joseph m’a donc fait comprendre c’est qu’il ne m’est pas permis d’accorder aux bienfaits reçus, à l’amitié des hommes une importance telle qu’ils me feraient de quelque façon transgresser notre Règle ou les Constitutions. Le commerce avec le monde ne doit non plus devenir tel qu’il pourrait nuire à la pureté et simplicité de l’esprit, qui appartient tout à Dieu. Saint-Joseph semble me montrer que nul bienfait des hommes n’est comparable à ceux du bon Dieu, lesquels sont insondables et inexprimables. Mon bon Père semblait me dire : «Voilà tout ce que Dieu t’a donné. Ne te sens-tu pas obligée de te conformer à fond à son bon plaisir et à fermer ton cœur et tes sens à tout ce qui est du monde?»

Il m’était proposé en même temps l’exemple d’une reine : quelle insupportable indignité, quelle indifférence, quelle grossièreté ne manifesterait-elle pas si, aimablement invité par le roi et tandis qu’il l’attend pour lui réserver un amoureux accueil, s’attarderait à causer avec les domestiques et gens de l’office? Ce roi n’aurait-il pas raison de s’indigner, de repousser cette reine et de lui retirer son amour? Il en va de même pour moi lorsque je m’attarde à m’entretenir avec des créatures quand il ne plaît pas à mon bien-aimé ou sans son ordre.

(I/Ch.74) Mon bien-aimé m’a dit, pour me consoler et me réconforter, que mon naturel lui plaisait et que je ne devais pas en désirer d’autre. Il m’a fait comprendre que mon caractère naturel était fort utile pour suivre ma vocation à la vie solitaire. Mon âme alors comme soulevée par une main puissante au-dessus de la nature, au-dessus des impressions et états mouvants des puissances inférieures, au-dessus de tout ce qui pourrait la troubler ou tourmenter, soit par le fait des hommes soit par celui du Malin qui dresse la nature corrompue contre l’esprit –, mon âme s’est trouvée tout soudain placée comme dans une région céleste où ne souffle aucun vent.

Mon bien-aimé m’a fait aussi comprendre que je dois être tout entier à lui seul et pour toujours, qu’il veut posséder mon âme en totalité. Ce jour-là et plusieurs jours de suite Il a rempli mon âme de joies si célestes, de délices si divines qu’il ne m’était pas possible de les décrire. Je me sentais contrainte de m’écrier : «O. Dieu jaloux! O feu qui dévore! À combien juste titre ainsi nommé! Combien jaloux Vous montrez-vous à l’âme que Vous voulez vôtre entièrement et exclusivement, et comme le feu d’amour que Vous allumez en elle sait consumer tout ce qui n’est pas exclusivement pour Vous, vers Vous et en Vous. Vous ne tolérez rien, non, pas même les choses les plus anodines!»

Souvent je me suis sentie comme remplie d’un feu, je ne sais comment, et maîtrisée par une force divine, et poussée à satisfaire tous les désirs de Dieu. Intérieurement il m’était montré avec évidence que je devais m’unir à lui par un constant amour, par un dépouillement radical de tout le créé. L’attrait que je subis et si puissant que je serai prête, ce me semble, à passer par le feu et l’épée pour atteindre ce bien que Dieu présente à mon âme avec tant de bonté. Comment alors ne pas mépriser quelques critiques des hommes? Comment m’empêcheraient-elles de suivre la route par où Dieu me conduit? Plaire à Dieu, que faut-il d’autre? Tout le reste n’est rien.

3. Suite du récit biographique

(Note du traducteur. Les textes que Marie de Sainte Thérèse place au début de son séjour à Malines furent écrits par elle quelque dix ans plus tard. Ils sont en quelque sorte le résumé d’une assez longue évolution intérieure dont il est évident que Marie de Sainte Thérèse a rendu compte à son père spirituel par des billets et des lettres. Ceux-ci furent classés par le Père Michel de Saint-Augustin et réunis dans la deuxième partie de son édition. Il traite de la mortification extérieure et intérieure, de la conformité à la volonté divine. Ils ont trait en outre à l’appel puissant à la vie érémitique. La traduction de ces billets qui donnent le détail du résumé biographique qui précède a été publiée déjà par «La vie spirituelle» et par «Les études Carmélitaines».)

(I/Ch.75), Mais revenons maintenant au récit de ma vie.

Il me faut dire encore qu’étant sorti depuis quatre ans (du couvent des chanoinesses à Gand) j’ai renouvelé une fois encore ma profession de tertiaires de Notre-Dame du mont Carmel, entre les mains du révérend père Gabriel qui était prieur à Gand à cette époque. J’avais été poussée à le faire d’abord à cause d’un sentiment de spéciale dévotion, mais aussi parce que vers cette époque j’étais mieux instruite des obligations et des engagements d’humble obéissance des sœurs tertiaires régulières vis-à-vis de leurs supérieurs. Jusqu’à ce jour je m’étais imaginé appartenir à l’Ordre; mais mon cœur n’était pas uni à l’Ordre par le lien de l’amour. C’est pourquoi notre seigneur fit en sorte qu’un nouveau confesseur plus occupait de ma direction. Il m’a pris fort bien en quoi consiste l’esprit de notre Ordre et comment on les doit vivre si l’on veut être carmélites et vraie fille de notre aimable Dame.

Plus tard, quand j’habitais encore à Gand, étant allé à Malines pour trouver auprès de mon Père spirituel un peu de nourriture spirituelle et les instructions quant à la conduite intérieure, sa Révérence me demanda après quelques jours si je ne me sentais pas poussée intérieurement à lui faire une demande. Je lui dis que non; il renouvela cette même question trois jours en suivant sans expliquer toutefois ce qu’il voulait dire et ce qu’il attendait de moi. Chaque fois je lui répondais négativement. La troisième fois cependant je lui dis que je me sentais inclinée à me priver désormais de viande, et comme je lui demandais si c’était cela qu’il attendait de moi il me répondit que c’était cela en effet. Mais néanmoins sa Révérence ne voulut pas me donner cette permission; à moins, me dit-il, que notre seigneur ne manifeste par un signe certain que tel était son bon plaisir.

Revenu à Gand, je me préparais à manger de la viande comme à l’accoutumée, mais cela me fut impossible. Je m’affaiblis et devins malade. J’éprouvais un réel dégoût de la viande, car cette nourriture me causait de pénibles dérangements d’estomac. Avant ce jour je n’avais jamais ressenti pareille chose. Ma compagne qui n’avait jamais remarqué ce dégoût auparavant crut qu’il s’agissait d’un manque d’appétit, sans doute parce que la nourriture ne me plaisait pas. Aussi s’évertua-t-elle de préparer la viande de diverses façons. Mais le résultat était toujours le même. Au contraire les jours où nous dînions de légumes cuits je me sentais en parfaite santé, alerte et bien disposée, comme si j’avais été une autre personne que la veille. Ma compagne et sa mère furent contraintes d’avouer que notre seigneur désirait que je m’abstienne de viande. Il faut ajouter que j’éprouvais presque la même aversion et les mêmes malaises à manger du poisson.

J’écrivis donc à mon Père spirituel pour relater ce qui s’était passé et pour lui demander l’autorisation de me priver désormais de viande et poisson. Il refusa me disant d’essayer encore, pour éprouver la réalité du signe divin. Je m’efforçais pendant environ six semaines encore, faisant tous les efforts possibles pour surmonter mon aversion et supprimer les malaises. Cependant lorsque sa Révérence eut reçu les témoignages de ma compagne et sa mère je reçus l’autorisation et je pus, par obéissance, me priver de viande et de poisson. Je m’en suis tenue à ce régime, si j’ai bon souvenir, pendant six ou sept ans. Pendant tout ce temps je me suis fort bien portée, tandis qu’avant cela j’étais souvent malade.

(I/Ch.76) Lorsque j’eus pratiqué cette abstinence de viande et poisson pendant quelque deux ans, mon âme se sentit profondément désireuse d’une vie plus retirée, solitaire et cachée, une vie vraiment pauvre à la façon des solitaires et des ermites. La solitude et le silence n’étaient jamais assez complets à mon gré. C’est en eux que je trouvais toute paix et toute satisfaction.

Vers cette époque j’eus la visite d’une personne pieuse dont le grand désir était de servir Dieu en perfection dans la solitude. Nous nous ouvrîmes l’une à l’autre. Nos désirs, nos aspirations intérieures concordaient parfaitement. Toutes deux nous désirions mener ensemble un genre de vie où il serait possible d’observer sans atténuation la règle primitive de Notre-Dame du mont Carmel. Cette observance différait d’une certaine façon de celle des Carmélites déchaussées et se rapprochait davantage de celle que suivirent les saintes Euphrasie et Euphrosine.

Cette observance à laquelle nous aspirions consistait en une retraite plus absolue, sans parloir ni visite. Quant à l’ordinaire : jamais viande ni poisson, même en cas de maladie; jamais de vin; pas de fruits : pommes, poires, cerise, noix, raisins, etc. ; ni sucre ni épices dans la préparation des mets, hors le cas de maladie; rarement des œufs. Se nourrir essentiellement de légumes de notre jardin. Vivre en perpétuel silence dans la solitude de notre cellule avec deux fois une heure de colloque par semaine. (Cette récréation étant d’ailleurs supprimée pendant l’Avant et le Carême).

Tout cela nous paraissait encore fort peu de choses au gré du zèle qui enflammait pareillement mon cœur et le sien. Nous ne pouvions imaginer observance plus stricte et sévère que notre cœur n’en désirât de plus rigoureuses encore. Nous avons donc fait part de nos désirs à mon Père spirituel qui ne rebuta pas en principe notre projet surtout en ce qui me concernait personnellement. Quant à cette autre dame pieuse, bien des indices semblaient montrer que Dieu l’appelait aussi à ce genre de vie. Je ne parlerai pas ici de ces indices, quitte à y revenir une autre fois.

(I/Ch.77) Si mes souvenirs sont exacts, il m’est arrivé plusieurs fois, après la communion et tandis que j’étais intimement recueillie, de voir que certaines bonnes âmes se joindraient à moi pour pratiquer cette rigoureuse manière de vivre et qu’elles formeraient avec moi comme une association spirituelle. Une fois je vis que Jésus prenait grande satisfaction en ses âmes; qu’elles étaient comme des temples ou des demeures où il se reposait. Mais il se plaisait particulièrement en l’une d’elles qui se trouvait à la tête des autres. Celle-ci, Il la prenait familièrement par la main et semblait l’amener en divers endroits où elle était chargée de Le représenter et de prendre sa place.

Après avoir éprouvé ces choses, je demeurais si tranquille et réconfortée que j’eusse volontiers accepté de mourir. J’étais prêt à tout et ne semblait craindre aucune souffrance qui aurait pu m’être imposée.

Pourtant il ne me souvient pas de m’être jamais fortement appuyée sur ces sortes de communications. Je ne me demandais pas si tout cela était purement d’ordre surnaturel. À cette époque je n’avais pas grande expérience pour discerner les activités que Dieu opère dans l’esprit qui lui, subit passivement. Dans la suite il m’est toujours resté quelque arrière-pensée à ce sujet et me suis demandée si l’intelligence naturelle n’avait pas ici joué quelque rôle. En effet cet esprit suscité en moi en ces occasions et qui me représentait dans le futur une communauté complète complète autour de moi, n’a pas continué d’agir sous cette forme dans la suite. Plus tard j’ai désiré pouvoir réunir quelques âmes seulement qui, sans former une véritable communauté régulière, en auraient été plutôt l’esquisse et la préparation.

Il me semble cependant que dans la suite et pendant l’oraison, il me fut souvent demandé de me présenter spontanément pour gagner des âmes à Dieu; et il est vrai aussi que je me suis souvent sentie enflammée de zèle à cette fin. Mais notre seigneur semblait se contenter de cette bonne disposition sans montrer de quelque façon qu’Il voulait donner à notre zèle l’occasion de s’extérioriser dans une œuvre.

(I/Ch.78) Au début, lorsque le seigneur semblait m’attirer à ce nouveau genre de vie, j’eus la visite d’un grand serviteur de Dieu. Il était venu tout spontanément ou peut-être sous la motion du Saint-Esprit. Avant ce jour je n’avais jamais rien entendu de lui. Lui-même ignorait tout de mes projets et du travail que Dieu opérait pour lors dans mon âme. Il était venu simplement pour me dire de prendre garde et de bien veiller à coopérer à la grâce divine. Il me faudrait être bien attentive à la grâce, me disait-il, d’autant plus qu’il discernait en moi des dispositions et conditions que Dieu pourrait utiliser pour réaliser de grandes choses à sa gloire. «Je ne vous dis pas cela, — poursuivit-il —, pour vous inciter à une vaine gloire, mais afin que vous ne négligiez pas les dons de Dieu». Ces paroles me parurent étranges, car j’avais le sentiment très vif de ma petitesse, de mon insignifiance et de l’absolue inutilité de ma personne.

Cependant mon bien-aimé ne cessait plus d’enflammer mon cœur et de l’attirer à pratiquer cette vie rigoureuse dont j’ai parlé. Mais mon Père spirituel qui était très humble ne voulait pas prendre la responsabilité d’une décision. Il trouva bon que je m’adresse à quelques autres spirituels expérimentés. Je devais leur ouvrir mon cœur, leur dire le travail qui s’opérait dans mon âme, les mettre au courant, en outre, de la vie que j’avais menée depuis ma profession religieuse et comment j’avais servi Dieu pendant ces dernières années. Ils pourraient mieux juger alors si l’esprit qui opérait en moi et l’attrait intérieur suscité étaient ou non de Dieu.

J’eus grand-peine à me résoudre à ces démarches. Aussi bien je ne connaissais personne et je n’aimais pas frayer avec les gens. D’autre part, je savais bien que les opinions sont habituellement divergentes, ce qui peut devenir très crucifiant pour une âme. Je savais aussi que l’utilisation d’un grand nombre de clés différentes détraque une serrure. Enfin je me disais que sa Révérence possédait assez de lumières pour juger les choses qui se passaient dans mon âme et pour se rendre compte si elles étaient ou non du bon esprit.

Mais pour complaire à ce désir qui lui était dicté par son humilité, je me confiais cependant à ce grand serviteur de Dieu dont je viens de parler. Il venait me voir de temps en temps, par charité. Il me paraissait posséder beaucoup de lumières pour discerner les esprits et juger des choses de l’âme. Il était un homme simple ayant l’expérience de l’oraison et de la vie intérieure. À mon sens, il n’avait pas son pareil dans la ville entière.

M’ayant donc écoutée et interrogée il estima que toutes ces choses venaient du bon esprit. Il me confirma dans mes bonnes intentions et m’encouragea à poursuivre courageusement dans cette voie en me confiant entièrement à Dieu. Il me dit que Dieu réalise parfois de grandes choses en se servant d’âmes simples et humbles, pour confondre ainsi la sagesse et la science du monde.

Je me tins pour satisfaite sans plus chercher conseil ailleurs. Je n’attachais pas grande importance au fait de m’engager personnellement à suivre cette voie. M’abandonnant au cours des événements je laissais à notre seigneur le soin de décider si d’autres âmes encore viendraient ou non se joindre à moi dans la suite. Mon intention n’avait jamais été de fonder une communauté. À supposer que personne ne viendrait adopter notre genre de vie, je pourrais finir mes jours en compagnie de cette personne pieuse dont j’ai parlé déjà. Quant à celle-ci, j’étais intérieurement certaine qu’elle était appelée à vivre ce genre de vie, qu’elle serait notre fille et sœur malgré ceux à qui Dieu permettrait de s’y opposer. J’avais reçu de tout ceci de nombreuses assurances intérieures que je m’abstiendrai de relater ici.

(I/Ch.79) Tandis que je recommandais toute cette affaire à Dieu, le priant de susciter quelque bonne occasion pour me permet de réaliser convenablement mes projets, il arriva qu’un vieillard qui occupait une maison à Malines vînt à mourir. Cette maison appartenait à nos Révérends Pères et se trouvait située près de leurs couvents, attenante à leur église. On l’appelait «l’Ermitage» parce qu’une recluse y avait habité jadis.

Les supérieurs estimèrent que cette maison se prêtait parfaitement au genre de vie recluse et solitaire que je désirais pratiquer. On pouvait en effet y demeurer entièrement séparé du monde. Il suffirait d’y aménager un petit oratoire où nous pourrions faire nos dévotions et y suivre, de jour comme de nuit, l’office chanté par les religieux.

Ce projet me plut beaucoup et je me hâtais de me rendre à Malines. En même temps j’avais demandé le consentement de mon père, qui vivait encore à cette époque. Je n’osais pas changer de manière de vivre sans avoir obtenu son consentement. Connaissant sa générosité et ce sentiment de piété je ne doutais pas de sa permission. En effet, dès la première lettre que je lui écrivis il m’accorda joyeusement la faveur que je lui demandais en toute humilité.

Lorsque ma résolution fut arrêtée d’aller prendre possession de cette maison, ma compagne de Gand et sa mère décidèrent de m’accompagner et d’aller vivre avec moi à Malines. Elles regrettaient de me voir les quitter, car elles s’étaient habituées à ma présence auprès d’elles. Pour le surplus elles croyaient, je ne sais pourquoi, qu’elles ne pourraient plus se passer de moi. Quant à moi, j’appréhendais que cette décision ne bouleversât quelque peu notre projet. Elles ne se sentaient pas particulièrement attirées à ce genre de vie solitaire et voulaient me suivre plus par affection naturelle que par attrait divin. On acquiesça cependant à leur demande de m’accompagner parce qu’elles faisaient preuve de tant de bonne volonté et se déclaraient prêtes à tout ce qui serait exigé d’elle. Et c’est ainsi que nous sommes parties ensemble de Gand en octobre de l’année 1657. Je n’ai cependant jamais consenti à admettre ma compagne à faire profession et à s’engager comme les autres sœurs. À elle et à sa mère j’ai simplement permis de vivre et d’habiter avec nous, comme les enfants de la maison. Notre seigneur arrange tellement les choses qu’une occasion honorable leur permit à toutes deux de retourner à Gand après avoir vécu chez nous pendant environ un an et demi.

La première année de mon séjour définitif à Malines, notre seigneur me fit de nombreuses et grandes grâces. Il travailla mon âme par des illuminations très pures et lumineuses me poussant à un genre de vie très simplifiée et d’oraison très élevée. C’est ce dont je vais parler maintenant.

4. Établissement à l’«Ermitage» et profession358

(I/Ch.80) A cette époque où mon bien-aimé inondait mon âme de sa lumière céleste et de ses grâces, me comblant de ses faveurs et joies spirituelles, mon cœur s’enflamma d’un grand zèle pour faire pratiquer par d’autres âmes qui cherchaient Dieu la vie de bonheur dont je jouissais. Ce bonheur, je l’avais trouvé dans la solitude tant désirée, dans une manière de vivre dans la retraite, dans la sainte pauvreté et dans l’abstinence de tout ce dont la nature peut se priver raisonnablement et avec discrétion. Toutes ces mortifications étaient douces et agréables à pratiquer, comme si la nature n’y avait éprouvé aucune répugnance. Rien ne me semblait trop dur ou trop lourd; en rien je ne parvenais à trouver objet de mortification et je ne goûtais de saveur qu’aux choses ayant trait à Dieu et capables de me rapprocher de lui.

J’avais sans cesse en tête cette vérité que plus on se prive de choses naturelles et d’êtres créés, plus on obtient Dieu. Tant selon la nature, tant plus selon l’esprit. Moins on possède de choses créées, plus on possède Dieu; plus éloigné du créé, plus rapproché de lui. Je courais alors dans le chemin de la perfection, poussé par une faim que rien ne pouvait rassasier. Quoi d’étonnant? Le feu de l’amour me faisait brûlante. Une force me poussait et j’étais infatigable à pratiquer les exercices spirituels et à m’adonner à l’oraison mentale.

Chaque jour j’expérimentais le bien qui en résultait pour mon âme. C’est pourquoi je priais et suppliais souvent notre seigneur qu’il daignât susciter quelques bonnes âmes et les inciter à Le servir en toute pureté. Il me semblait en effet que dans le monde entier il ne se pouvait trouver manière de vivre mieux faite pour le servir en plus grande perfection et simplicité. C’est qu’ici tout ce qui empêche d’atteindre la perfection est radicalement supprimé et exclu.

Je croyais cependant qu’il se trouverait très peu d’âmes dont la piété et le courage seraient suffisants pour pratiquer ces choses toute leur vie durant et sans aucun relâchement. Peut-être y aurait-il quelques hommes choisis, animés d’un grand zèle pour la pratique de la vertu et de la mortification. Je pensais surtout à cette pieuse personne dont j’ai parlé déjà. Elle me semblait capable de mener cette sorte de vie et du premier instant où je l’avais connu j’avais été intérieurement assuré que Dieu nous l’avait prédestiné et réservé. C’est pourquoi je demandais parfois à notre seigneur de vouloir l’attirer fortement et de ne point la laisser en repos qu’elle ne réponde à ses motions. Et c’est ce qui est arrivé. De crainte de trop m’étendre sur ce sujet, je ne dirai pas comment elle a été tirée et incitée par Dieu. Les signes évidents de l’appel divin ont été manifestés merveilleusement en elle. Peut-être un autre un jour seront-ils relatés.

La grâce de Dieu travailla donc si bien cette âme pieuse et la poussa si loin qu’elle finit par briser tous les obstacles. Rejetant toutes les considérations d’ordre naturel et les vaines craintes, elle se résolut à la fin. Ayant demandé et obtenu d’habiter ici, elle mit aussitôt en pratique la résolution qu’elle avait prise de mener une vie de recluse. Dès qu’elle se fut fixée chez nous et qu’elle commença de goûter ce qu’est la solitude et la vie de renoncement à tout ce qui est du monde, notre seigneur la dédommagea des morts et souffrances de la nature qu’elle avait subies pour lui plaire. Il la gratifia de très douces onctions de l’esprit, d’un brûlant amour et de fruitions divines.

*

Après une probation de quelque deux ans dans ce genre de vie et comme dans l’entre-temps nos Constitutions et formes d’observance avaient été approuvées par notre Révérendissime Père Général, nous avons toutes deux fait profession avec vœux perpétuels d’obéissance, de chasteté et de pauvreté, pour autant que la pauvreté absolue puisse être pratiquée en dehors d’un couvent régulièrement organisé.

Un an plus tard, notre seigneur nous envoya encore une sœur destinée au service et qui serait aussi chargée de nous procurer les choses nécessaires. Cette sœur a fait aussi une profession simple sans s’engager davantage.

(I/Ch.81) Après que la grâce divine et sa lumière eurent augmenté dans mon âme pendant un temps assez long et qu’elles l’eurent placé comme en plein midi, il plut à notre seigneur de faire diminuer petit à petit cette grande clarté intérieure. (Peut-être était-ce bien de ma faute. N’avais-je pas été inattentive à coopérer comme il aurait fallu à ces grâces et avais-je bien tout fait pour les conserver?)

IV. Nuit et déréliction

Le travail surnaturel qui s’opérait dans mon esprit cessa donc petit à petit. Les infusions de la grâce divine, etc., ne s’arrêtèrent pas tout d’un coup, mais par degrés et si doucement que je ne m’en aperçus à peine. Jusqu’au jour où, ayant tout perdu, je me trouvais livrée à mes seules forces naturelles et sans appui. Je ne sentais plus aucun secours d’en haut. Ce fut la nuit complète dans mon âme.

Les choses s’étaient à peu près passées comme pour la lumière du jour. Le soleil arrivé au sommet de sa course, en plein midi, commence à décliner. Le soir vient, le soleil perd quelques degrés de lumière sans que nous puissions le percevoir; jusqu’au moment où, privé de clarté, nous nous trouvons dans la triste obscurité de la nuit.

Cet état d’abandon m’était nécessaire. Il me fallait être éprouvée et purifiée comme l’or, dans le feu de nombreuses peines extérieures et intérieures, dans les tentations, les souffrances et les luttes.

Et sans doute, dans l’état de joies spirituelles ou j’avais été placé précédemment, j’avais été instruite de la pratique parfaite des vertus, de la simplicité intérieure, du détachement de tout ce qui n’est pas Dieu, de l’amour de Dieu pur et sans image, de la connaissance de mon propre néant, du renoncement à mon moi, etc. Mais pour pratiquer tout cela et l’atteindre en perfection, il m’avait manqué jusqu’à présent l’occasion de mettre en œuvre ce que j’avais appris par illuminations divines. Autre chose est connaître tout cela et s’y sentir inclinée, autre chose le pratiquer et mettre en œuvre quelque soit l’état où l’on se trouve, dans toutes les occasions et rencontres.

(I/Ch.82) Il est d’une perfection médiocre et incomplète de pratiquer généreusement les vertus, de se montrer fidèle à Dieu, de tendre vers lui par amour, de se détacher du créé, de ne trouver joie et satisfaction qu’en Dieu seul, quand tout cela se pratique au temps des faveurs spirituelles. Dieu attire l’âme et la comble amicalement; Il la submerge des faveurs spirituelles et lui fait goûter ses touches divines. Alors tout se fait comme de soi, sans effort ni peine. L’amour sensible que l’on éprouve rend tout facile; et la grâce pousse l’âme à tout bien, à toutes vertus, en lui faisant doucement violence.

Dans cet état toutes ces faveurs sont fort utiles et profitables pour l’âme et la font progresser rapidement, tant que Dieu la maintient dans cet état et ne la dispose pas à quelque degré plus élevé. Mais quand Dieu décide de la conduire par des chemins plus escarpés et réservés, lorsque le temps est venu de la placer dans une nuit obscure privée de tout secours sensible et de toute infusion perceptible de grâce divine il reste cependant dans cette âme quelque chose des faveurs surnaturelles dont elle a joui précédemment. Ces grâces persistent dans l’âme qui ne les perçoit plus et l’empêche, quoique mortifiée et privée d’affections sensibles, de trouver quelque satisfaction dans les créatures. L’âme demeure incapable de se tourner vers les choses créées.

C’est pourquoi lorsque les faveurs divines lui sont prodiguées, l’âme doit les tenir en grande estime et remercier Dieu de les lui avoir données. Qu’elle les accepte en toute humilité, attentive à s’y montrer fidèle et à les conserver par une généreuse coopération.

(I/Ch.83) Il a donc semblé bon à mon bien-aimé de me conduire par un chemin très dur et fort pénible à la nature et à l’esprit. Il m’a placé dans un état de dénuement extrême et de désolation de l’âme. Il fallait bien que je sente et que j’éprouve le fait de mon impuissance, de mon incapacité au bien, de mon néant, de ma fragilité, de ma misère et de mon abjection. Notre seigneur a voulu me faire sombrer dans une humilité profonde et me fixer dans la connaissance de mon néant. Pour arriver à cette fin il a employé tant et de si divers moyens qu’il ne m’était plus possible de ne pas être foncièrement écrasé et anéanti.

Car mon bien-aimé a infligé à ma nature coup sur coup blessures sur blessure. Ma nature a été comme forcée de mourir totalement à toutes ses inclinations, à toutes les subtiles adhérences qui la maintenaient en vie, et tout particulièrement au goût des faveurs divines. Jamais je n’avais remarqué cette attache aux dons surnaturels avant d’en avoir été privé.

Il était nécessaire, comme je l’ai dit, que ce nouvel état me fût envoyé. En moi les vertus théologales de Foi, d’Espérance de Charité devaient en arriver ainsi à opérer d’une façon parfaite. En outre les rafales et les tempêtes que je subissais devaient mieux enraciner dans mon âme toutes les autres vertus chrétiennes. C’est de cette manière qu’un arbre secoué de toutes parts par les vents pousse plus profondément ses racines dans la terre.

(I/Ch.84) Auparavant, j’avais dans l’intelligence la connaissance de toutes les vertus et ma volonté était suffisamment inclinée à les pratiquer; mais je n’avais eu aucune occasion particulière de mettre réellement en pratique cette connaissance et ces bons mouvements. Je ne possédais pas non plus la vraie connaissance de mon néant. Pour établir en moi réellement cette connaissance et l’incorporer en quelque sorte à ma nature même il était nécessaire de me faire passer par certaines épreuves et expérimentations. Pour avoir l’expérience de ce que c’est vraiment je devais être précipité dans une totalité de misère et de douleur. Il me fallait être dépouillée de toutes les grâces, de toutes les opérations sensibles de la vertu, etc., comme si je n’avais jamais rien possédé de tout cela. C’est aussi ce qui m’est arrivé pendant un temps assez long. Je crois bien que cette nuit de l’âme, cette privation de toute grâce sensible ont duré quatre ou cinq ans. La privation n’était pas sans cesse aussi extrême et violente. Parfois elle s’éclairait de quelque lumière divine; parfois une grâce sensible me réconfortait.

Quand je percevais ces sortes de faveurs, je pensais que la nuit avait pris fin avec toutes ses souffrances antérieures; mais je me trompais, car bientôt je me retrouvais en pleine obscurité. De même que cet état de privation s’était lentement établi en moi et qu’il s’était mis à faire nuit dans mon âme sans que je m’en fusse aperçu, de la même façon il a pris fin. Petit à petit le jour renaissait dans mon âme et le ciel se fit beau, calme et serein.

Sous leur forme la plus extrême, les peines intérieures, les angoisses, les aridités, la déréliction de l’esprit durèrent environ deux ans. De Dieu je n’obtenais rien ou presque. De personne ne me venait aucune consolation, aucun réconfort. Le ciel me semblait fermé. Pas une goutte de rosée. Nulle pluie sur la terre aride de mon âme qui se desséchait de plus en plus et semblait condamnée à disparaître.

(I/Ch.85) Avant de poursuivre la description de cet état de déréliction intérieure, il me semble utile de relater ce qui m’était arrivé quelques semaines plus tôt, avant que je ne fusse placée dans cet état de peines et de souffrances. Parfois pendant l’oraison il m’avait été montré une représentation des péchés commis par quelques religieux d’un certain Ordre. Aux yeux de Dieu, ces religieux étaient comme des fruits de Sodome, brillants en apparence, mais à l’intérieur tout rempli de chancre [?] et de pourriture. Aussi la colère de Dieu s’était-elle enflammée contre eux. Notre seigneur semblait menacer de leur envoyer un grand mal, de retirer d’eux sa main et ses bénédictions, permettant qu’il survienne quelque grand scandale qui les aurait couverts de confusion. Les bons allaient pâtir avec les autres et, à leur grande honte, recevraient des coups douloureux. Le Seigneur ne voulait pas tolérer plus longtemps leur malice cachée sous d’aussi beaux dehors.

Je redoutais fort l’exécution de cette menace, mais plus encore m’affligeait du tort fait à la Majesté divine par ces péchés. D’une part mon zèle me portait à désirer le châtiment, mais d’autre part je voyais le grand mal qui en résulterait et le tort qui serait fait à l’honneur de cet Ordre religieux. Je me sentis donc poussée à m’offrir à mon bien-aimé afin qu’il se venge sur moi par toutes les souffrances qui lui plairaient de me faire endurer. Je priais mon bien-aimé et la bonne Mère, avec beaucoup de tendresse, leur demandant de détourner cette main menaçante et de ne point frapper d’une manière visible.

Ils me promirent de retenir la main de la justice divine et de tendre à ses religieux une main miséricordieuse et bienfaisante afin que les bons puissent maintenir le bien et le bon ordre dans leur religion. Et vers le même temps, il est arrivé comme l’avaient promis le seigneur et ma sainte Mère. En effet, contrairement à toutes les prévisions humaines et d’une façon pour ainsi dire miraculeuse, les bons ressentirent tout à coup l’intervention de notre seigneur et de la bonne Mère dans une importante affaire dont devait dépendre le salut de la province entière.

(I/Ch.86) peu de temps après ce fait mon bien-aimé permit que mon corps fut affligé de douleurs insupportables. Personne ne comprenait la nature de ces souffrances. D’aucuns étaient d’avis qu’elles n’étaient pas naturelles parce que les remèdes usuels demeuraient sans effets. D’autres disaient qu’il devait y avoir là quelque diablerie, car ils n’avaient jamais constaté chez personne des douleurs de cette nature. Moi non plus, je n’en avais jamais ressenti de pareilles; et je suis porté à croire que le Seigneur avait donné puissance au démon pour m’assaillir, pour me torturer l’âme et le corps, extérieurement et intérieurement, en m’affligeant de toutes sortes de douleurs. Tout est arrivé en même temps : et l’aridité, et la déréliction de l’esprit, et les souffrances physiques et celles qui me venaient des hommes.

Ces douleurs étaient telles que je ne saurais les comparer à rien. C’était comme une grande torture, un martyre. Si dans ces circonstances mon bien-aimé ne m’avait pas assistée sans que je le sache j’aurais succombé, je crois, sous la douleur ou me serais abandonné au désespoir. Ma chair était comme traversée et percée de toutes parts de couteaux ou de glaives. Parfois mes entrailles me semblaient brusquement arrachées. Les sœurs pleuraient de compassion en me voyant dans cet état lamentable. Les plaintes et souvent les cris que la souffrance m’arrachait ne leur permettaient plus de se reposer, ni de jour et de nuit. Ces crises duraient parfois pendant plusieurs heures et les sœurs étaient forcées de me maintenir pour empêcher de me déchirer et lacérer les membres. Car la douleur me rendait comme folle.

Après avoir subi cette torture pendant des heures j’étais à bout, le corps épuisé comme après une longue et grave maladie. Je devais alors prendre quelque nourriture pour refaire mes forces avant de me remettre encore une fois sur le chevalet de torture. Habituellement il m’était donné chaque jour quelques instants de répit, comme pour me permettre de reprendre haleine. Ces douleurs durèrent quelques semaines, mais je ne sais plus au juste combien. Je crois que jamais je ne pourrais les oublier; et aujourd’hui encore mon amour est si médiocre que la nature tremble de peur à ce seul souvenir.

Afin que cette souffrance me fut encore plus lourde à porter, mon bien-aimé permit qu’elle fût mal jugée par d’aucuns qui y voyaient un signe de malédiction. Pour eux la chose était certaine puisque, disaient-ils, le Malin me tenait sous son pouvoir pour torturer ma chair et troubler mon âme de toutes sortes de tentations bizarres. Ces appréciations étaient d’autant plus pénibles qu’elles émanaient parfois de certains ecclésiastiques. Ils disaient aussi que j’empêchais Dieu d’étendre ses bénédictions sur notre maison.

Un ecclésiastique en particulier me causa beaucoup de tracas et d’ennuis en exerçant de mille manières et en me contrariant. Il voulait, je pense, éprouver la valeur de ma vertu et de mon esprit de cette mortification. Il semblait m’étudier pour trouver de nouveaux moyens de faire souffrir ma nature et la pousser à se révolter. Mais hélas, comme ce personnage ne comprenait pas ou guère mon état intérieur et ce que le Seigneur me donnait à souffrir, il me traitait avec beaucoup de rudesse, portant ses coups à l’aveuglette et me causant blessure sur blessure. Et le pire était qu’à ce moment-là je n’avais personne à qui me confier. Les luttes intérieures, les tentations, etc., je devais tâcher de m’en tirer toute seule comme je pourrais; car à cette époque mon Père spirituel était absent pour un temps assez considérable.

(I/Ch.87) il semblait étrange à plusieurs, et même à des ecclésiastiques, de me voir éclater en sanglots lorsqu’ils me faisaient quelque peine. Ils s’étonnaient et ne pouvaient comprendre qu’une âme abandonnée de Dieu pût être attristée et troublée par quoi que ce soit. Surtout quand il s’agissait d’une âme qui s’était exercée à l’oraison et à la mortification depuis de si longues années déjà. Au fond ils n’avaient pas tort et le fait est réellement étonnant, mais cette impassibilité qu’ils auraient voulu trouver en moi n’existe que chez les âmes qui sont dans la lumière et qui goûtent les faveurs divines. Celles-là sont en effet impassibles et insensibles à tout ce qui leur arrive à elle-même et aux autres. C’est parce qu’elles tiennent pour ainsi dire toute chose sous leurs pieds. Grâce à cette lumière divine qui les enveloppe de toutes parts elles demeurent élevées en Dieu, ravies au-dessus de tout ce qui pourrait les émouvoir et les troubler. Rien n’a de prise sur elles, tout fait ricochet.

Mais il en va tout autrement pour les âmes placées dans un état de nuit obscure, de déréliction et de privations spirituelles. Elles restent plongées dans une mare de tortures intérieures, dans une fournaise d’anéantissement. Dans cet état de purification et d’épreuve, Dieu permet que toutes les passions de l’âme retrouvent un regain de vie et elles renaissent plus vivaces qu’au temps de la première conversion de cette âme. Celle-ci se voit contrainte de reprendre les armes pour combattre ses passions, pour les réduire, pour les fouler sous les pieds. Et cela lui demande maintenant plus d’efforts et d’application et de force qu’au temps où elle ne faisait que commencer.

Tout cela je l’ai expérimenté moi-même, dans l’état où Dieu m’avait placé. Je ne savais plus que penser de moi, car je me sentais rétive et sensible au moindre mal qui m’était fait. Auparavant je ne savais guère ce qu’étaient les passions, la susceptibilité, l’énervement. Dès l’enfance j’avais joui d’un tempérament doux et facile, modéré. J’étais très accommodante de caractère. Je ne me souviens pas qu’avant le temps dont je parle maintenant, je n’ai éprouvé jamais des mouvements de colère, d’impatience, d’agacement nerveux. Ni tristesse ni joie excessive non plus, pour rien au monde. Je faisais tout naturellement toutes choses de la même façon, si bien que rien ne semblait pouvoir me troubler ou m’énerver. Et maintenant, voici que j’étais devenue sensible et délicate autant qu’un enfant qui vient de naître et qu’un fétu peut blesser.

(I/Ch.88) Je n’en reviens pas encore aujourd’hui de l’hypersensibilité dont j’avais été affligée tout à coup. Une attitude un peu sévère, un mot dit d’une façon qui ne me plaisait pas, une appréhension, une simple idée : tout cela suffisait à me blesser intérieurement, à me faire mal, à me torturer. Je ne parvenais pas à rejeter cela, à le dominer en pratiquant quelque acte de vertu. Jadis cela m’aurait fait rire. Je n’y aurais même pas fait attention. Et maintenant j’en pleurais et gémissais!

Plus je faisais des efforts et me tortillait pour me dégager de ma sensibilité naturelle et de l’agitation des passions qui remplissaient mon cœur de tristesse, d’amertume et de terreur, et plus je m’y enfonçais, plus je m’y empêtrais. Je n’étais pas assez abandonnée ni soumise à la volonté de Dieu; ce qui m’empêchait de supporter toutes les souffrances de cet état sans adoucissements, sans consolations divines, sans assistance de ceux qui dirigent mon âme. Et j’étais impuissante à résister comme il eût fallu aux mouvements imparfaits qui troublaient mon âme.

Dans le triste état où celle-ci avait été mise, elle semblait prêter le flanc à toutes sortes de peines et de tourments, ouverte aussi à toutes les tentations, croix, angoisse et inquiétude. Ouverte hélas à toutes les mauvaises inspirations, à toutes les mauvaises motions. Avant ce temps mon âme ne s’ouvrait guère qu’aux clartés surnaturelles, aux motions et impressions divines, aux aspirations du Saint-Esprit et aux mouvements de l’amour. Quel changement et quelle différence d’un état à l’autre! Dans l’état de faveur spirituelle, la grâce semblait soulever mon âme. Comme l’aigle elle volait en fixant le soleil pour vivre en Dieu comme une créature céleste n’ayant plus rien de commun avec ce qui est sur terre. Mais dans l’état de déréliction voici que j’étais devenu comme un ver de terre : je rampais sur le sol, me tortillait dans ma nature agitée de mille pensées étranges, troublée par les doutes, les peines, les inquiétudes de mon âme. Et comme un ver misérable, je me sentais foulée aux pieds, écrasée, incapable de me tirer d’embarras.

(I/Ch.89) Malgré cette délicatesse exagérée de la sensibilité, etc., les mouvements fonciers de ma volonté n’avaient jamais cessé de tendre au bien. Jamais ma volonté n’avait consenti à s’incliner vers quelque mal. Dieu m’a toujours préservée de pareille inclination. Ma grande souffrance et son vrai tourment était d’ailleurs de percevoir en moi des mouvements contraires à la vertu et à la perfection. Mais Dieu avait aussi mis en moi une horreur du mal, que je craignais comme l’enfer. Dans la partie supérieure de mon âme, le désir de Dieu était aussi intense que jamais. Cependant ce m’était un martyre de me sentir privée de la grâce divine et des effets sensibles de la vertu.

Il me semble bien à présent que pendant ce temps d’épreuve et de déréliction je pratiquais les vertus par la volonté et conformément aux exigences de notre état et des circonstances. Mais à cette époque il me semblait que je ne les pratiquais plus parce que les révoltes de la nature persistaient, que les passions ne s’apaisaient pas, que la paix sensible de l’âme ne se rétablissait pas. [.......] Aussi me semblait-il que je ne pratiquais aucune vertu, que j’étais incapable de les pratiquer à cause de cette impuissance au bien que je ressentais. La révolte de la nature était si sensible et si vivace qu’elle couvrait les opérations de la volonté tendue vers le bien et vers Dieu.

(I/Ch.90) Pendant longtemps, je me suis sentie emprisonnée dans les limites étroites de ma nature, comme dans un cachot obscur, liée, bâillonnée, chargée de fers. Je ne pouvais mouvoir les puissances intérieures pour les orienter vers Dieu ou pour les intéresser à quelque bien. L’oraison et les exercices spirituels me rebutaient. J’en avais le dégoût et je redoutais les heures qui leur étaient réservées.

Cependant malgré l’aversion que je ressentais je ne m’en suis jamais dispensée. Jamais je n’ai écourté le temps, mais le redoublait au contraire, pour porter un coup au Malin et à la nature. Je ne voulais pas me départir de la régularité qui est requise de quiconque veut être un jour une âme de prières. Toutefois une heure passée en oraison était un véritable tourment. Il me fallait constamment ramer contre le courant. Souvent il m’était impossible de recueillir mes pensées et de les rendre attentifs à Dieu. Je n’y parvenais même pas le temps d’un Ave Maria. Une muraille de fer semblait s’être élevée entre Dieu et mon âme. Surtout pendant l’oraison je me sentais si séparée de mon bien-aimé et si loin de lui qu’Il me paraissait se trouver à mille lieues. C’est ainsi tout au moins que je percevais les choses par l’expérience sensible; car ma volonté n’était jamais séparée de Lui.

Dans la prière je m’évertuais comme je pouvais afin de me tenir sans cesse occupée de Dieu. C’était en vain. Que de fois me suis-je relevé de l’oraison sans avoir pu former une seule bonne pensée. Je ne faisais que chercher sans trouver jamais. Le seigneur m’avait si bien enlevé le don de la prière que je ne savais même plus ce qu’elle est et comment il faut s’y préparer. C’était comme si je n’avais jamais pratiqué l’oraison. J’estimais avoir obtenu un grand résultat déjà lorsque je parvenais à établir un peu de silence et de paix dans mon cœur. Car mon âme était comme une mer aux vagues mêlées par la tempête. Pourtant j’avais toujours été d’un naturel calme, nullement agité. Ma pensée ne s’était jamais attachée à la multiplicité des choses. Maintenant mon oraison et ma solitude n’étaient plus que vacarme et agitation. J’étais assaillie de pensées multiples et parfaitement inutiles. Elles emportaient mon âme je ne sais où. Il ne me venait pas, il est vrai, beaucoup de pensées mauvaises, mais pas de bonnes non plus. Je devenais stupide et ignorante pour les exercices de la vie intérieure. Je n’aurais su qu’en dire et j’étais aussi incapable de la pratiquer que si je n’y avais eu aucune expérience.

(I/Ch.91) Cet état misérable me fit craindre bientôt d’avoir perdu pour toujours, et par ma faute, la grâce de Dieu. J’avais l’impression combien douloureuse que mon bien-aimé s’était définitivement écarté de moi et m’était devenu étranger. J’éclatais en sanglots, je gémissais et me lamentais disant à notre seigneur : «Ah, pourquoi m’avez-vous à jamais repoussée loin de votre regard? Serais-je privée de votre face divine pour l’éternité? Ayez pitié de l’œuvre de vos mains, de cette œuvre que vous avez créée à votre ressemblance!»

Mes craintes étaient parfois si vives et je désespérais tellement de mon salut éternel que mon cœur était prêt de se briser de douleur. Souvent il a défailli sous le coup de ses impressions angoissantes. Il me semblait que depuis longtemps déjà il m’avait été dit que Dieu m’avait certainement condamné à la damnation éternelle; et je ne parvenais pas à rejeter cette tentation. La terreur et l’angoisse brisèrent tellement mon corps en l’espace de huit ou dix jours que j’en avais vieilli de vingt ans. Mes orbites et mes joues s’étaient creusées au point qu’en me voyant si changée en quelques jours, les sœurs ne savaient plus que penser.

Je crois qu’aucune tentation ne m’a jamais tourmentée avec autant de vigueur et si longtemps que cette tentation de désespoir. J’étais insupportable à moi-même. Je me voyais comme un abîme de défauts et d’imperfections sans nombre. Il me semblait que les sœurs aussi ne pouvaient plus me supporter. Parfois je me sentais si méprisable et dégoûtante que je me jugeais digne d’être chassée par les sœurs. Et je m’étonnais de leur bonté, de leur patience : comment pouvaient-elles me tolérer si longtemps parmi elles? Et cependant ces sentiments n’étaient pas l’effet d’une véritable et foncière humilité, car il s’y mêlait encore beaucoup de découragement et de pusillanimité.

Le malin faisait tout son possible pour éveiller en moi toutes sortes de mauvais penchants en même temps qu’un dégoût du bien, de la confession, de la sainte communion, de l’observance régulière, des sermons, de lecture spirituelle, etc. Je ne pouvais plus entreprendre une bonne œuvre quelconque sans me faire violence et quand je l’avais entreprise j’assistais sans goût et restais froide comme la pierre. Rien ne parvenait plus à éveiller en moi quelque bon mouvement : ni la confession, ni la communion, ni les sermons ou instructions spirituelles. Il ne m’est pas possible de donner une idée de la souffrance et de la tristesse que me causaient les exercices de piété. Je crois que l’enfer avait été déchaîné pour m’attaquer avec une violence redoublée pour me vaincre et me pousser à tout abandonner. C’était surtout pendant l’oraison et pendant l’Office que j’avais à souffrir. À ces moments il m’était suggéré d’horribles pensées de blasphème contre Dieu et les saints, des railleries méprisantes pour le culte et les cérémonies de l’Église, des doutes quant au Saint-Sacrement de l’autel et même quant à l’existence de Dieu. Et ces doutes étaient présentés avec des arguments plus forts qu’on ne saurait dire.

(I/Ch.92) Parfois, je me sentais poussée à une telle extrémité par ces souffrances, ces angoisses, ces peines de l’esprit, que le monde ne paraissait se resserrer sur moi. C’était comme si mon âme avait été prise entre deux grosses meules, comme si des épées la traversaient, comme si elle avait été suspendue entre ciel et terre sans trouver d’appui ni par le haut ni par le bas. Nul soutien ni de Dieu ni des hommes. Parfois j’éclatais et disais en pleurant à mon confesseur : «Le ciel et la terre se dressent contre moi. Où dois-je me tourner? Dieu me crucifie. Les hommes me crucifient. Les démons me tentent jour et nuit, sans un moment de répit et mieux que tous les autres, ma propre nature me crucifie le plus durement».

Pendant un certain temps, je fus tentée d’attenter à la vie : les raisons et les moyens m’ont été suggérés, comme si l’on me disait : «A quoi bon passer ta vie dans un pareil tourment. Choisit plutôt la souffrance la plus courte. Tu feras tout ce que tu voudras : jamais tu ne seras sauvée». Le suicide m’était représenté comme si facile que cela ne semblait plus rien du tout. Cependant comme le Malin ne réussissait pas aussi bien qu’il aurait voulu, il me suggéra de nuire à ma santé physique en ne mangeant plus rien; mais je lui répondis : «Ne vous en déplaise, je mangerai pour soutenir ma vie et la consacrer au service de Dieu et de la bonne Mère; quand bien même je devrais être maintenue dans ces souffrances toute ma vie durant. Je ne manquerai pas à ce que je dois faire, parce que je sais que cela plaît à Dieu».

Une nuit, tandis que je dormais, je me vis entourée de diables. Ils tenaient une longue banderole de papier où se trouvaient inscrits les nombreux péchés qu’ils prétendaient que j’avais commis. On y voyait, me semble-t-il, mes plus légères fautes contre la pureté du cœur; mais ils me les représentaient comme de très graves péchés, des péchés impardonnables. J’étais remplie d’angoisse. Je ne savais où me tourner tant j’avais peur. Sans doute les démons agissaient-ils ainsi me pousser au découragement et au désespoir.

À plusieurs reprises le Malin a tenté de m’étouffer en pesant sur mon cœur ou de m’étrangler en me serrant la gorge. Je me sentais alors en péril de mort. Je l’ai souvent senti peser sur moi pour m’étouffer : c’était comme une montagne qui pesait sur moi et j’avais la gorge serrée.

(I/Ch.93) Il me tombe sous la main une relation que j’ai dû faire par obéissance au sujet de cet état de déréliction intérieure. Je ne savais pas que je possédais encore ce papier et je crois utile de le transcrire ici, en le complétant. Cette relation commençait ainsi : «j’ai cru comprendre que notre seigneur a résolu de me faire boire le calice de la souffrance, tant quant au corps qu’à mon âme. Je me sens fortifiée et encouragée à accepter ce calice, joyeusement, et à embrasser la souffrance avec amour. Intérieurement je suis instruite de la manière dont je devrais me comporter en cette occurrence.

Pendant plusieurs jours j’ai subi une grande déréliction avec sécheresse et obscurité de l’esprit. Les ténèbres semblaient si profondes, et si sensibles aussi qu’on aurait cru pouvoir les toucher de la main. En outre je subissais une peine intérieure qui torturait mon âme d’une manière à la fois spirituelle et sensible. Plus je me tournais vers Dieu, intérieurement, plus je m’efforçais de former des actes d’amour, d’humilité, d’abandon, plus aussi augmentaient les souffrances intérieures, les obscurités, les aridités de l’esprit.

Je ne sais comment je passais le temps de l’oraison. Je n’étais pas occupée de Dieu et cependant aucune autre chose ne venait me distraire. Mes pensées ne semblaient fixées nulle part. En moi il n’y a plus ni vie ni affection : rien ne m’attire ni vers Dieu ni vers les choses créées. Et de ma propre personne je n’ai que dégoût et horreur, ayant peine à me supporter avec patience.

Quant à mon intérieur, je me sens comme enfermée dans un cachot obscur, liée à je ne sais quoi. Je ne puis plus bouger. Parfois seulement je perçois comme de très loin une pauvre lueur de bonne volonté désireuse de plaire à mon bien-aimé, à lui rester fidèle, à ne l’irriter en rien. Mais ce bon vouloir me paraît si débile et faible qu’il ne résisterait pas à la moindre occasion, à la plus petite tentation. Cependant durant toute cette période j’ai été harcelée de tentations et je ne sais comment j’y ai pu résister avec la grâce de Dieu.

Le sentiment que j’éprouve pour lors est celui de n’avoir jamais aimé ni goûté. J’ai l’impression qu’il n’y a plus d’espoir pour moi de retrouver jamais tout cela. Il me faut alors pratiquer le renoncement, le détachement et le complet abandon au bon plaisir de Dieu. Mais ces pratiques elles-mêmes ne me donnent aucune consolation et n’atténuent pas les souffrances intérieures, au contraire, comme je l’ai dit déjà, ses souffrances semblent augmentées par ces pratiques. Je tâche de me tenir comme morte sous les coups de ces terribles souffrances intérieures, sans désirer qu’elles prennent fin, prête à les supporter jusqu’au dernier jour de ma vie, pourvu qu’il plaise à Dieu.

(I/Ch.94) En ces occasions, la vue, la compagnie, la conversation des hommes me sont extrêmement pénibles. Il m’est impossible d’ouvrir mon cœur à qui que ce soit. J’ai expérimenté qu’en le faisant les souffrances, obscurités, tentations s’en trouvaient fortement accrues. Le mieux est de pâtir en silence. Tout ce qu’on peut me dire pour me consoler ou me réconforter n’a aucune prise sur moi : je ne crois rien de ce qu’on me dit. La seule pensée que notre communauté puisse devenir plus nombreuse et que je devrais continuer de la diriger remplit mon cœur d’angoisse tellement que je me sens sur le point de défaillir. Je me sens si vaine, si vide de toute grâce divine, privée de lumière, de soutien. Je ne perçois plus les influences de la grâce et c’est comme si Dieu m’avait repoussé.

Comment pourrais-je fortifier les autres, les inciter à la pratique des vertus, les instruire de la manière de faire oraison, enflammer leur amour pour Dieu, quand en moi l’amour est comme glacé, que ma foi est pleine d’obscurité, que mon espérance vacille et que je ne sais même plus par où commencer? Ces sentiments reprennent vigueur dès qu’une personne semble vouloir demander d’entrer chez nous. J’ai peur de scandaliser et de troubler tout le monde; car je ressens pour moi-même un tel mépris qu’il me semble être la dernière des dernières, indigne de vivre, d’être placée au rang des autres créatures et de partager avec elle les bienfaits du bon Dieu. Comment la terre peut-elle encore me porter?

Je me sens indigne de la place que j’occupe et je voudrais la quitter s’il n’était permis. Il me semble que l’on ne peut plus rien attendre de moi qu’une vilaine chute et le scandale public qui couvrirait de honte notre Ordre et notre famille religieuse. J’ai averti mon confesseur et les sœurs et les ai mis en garde contre moi. Les supérieurs se trompaient à mon sujet, me semble-t-il : ce qui les attendait n’était que honte et confusion.

Je fus tentée de manquer à l’obéissance et de partir sans rien dire. La place que j’occupais m’était devenue intenable : je n’y pourrais plus vivre ni mourir, surtout s’il devait y arriver un plus grand nombre de postulantes.

Je doutais tellement de moi-même que je ne parvenais plus à me persuader que l’esprit où je vivais était bon. Si même un ange était descendu du ciel pour me l’affirmer je ne l’aurais pas cru. Une grande peur, une véritable angoisse emparait de moi lorsque je poussais mes soupirs vers Dieu et le nommais mon Dieu ou mon bien-aimé. Je croyais faire injure à Dieu de l’appeler ainsi quand je me sentais si froide et séparée de son amour. Mon cœur tremblait de crainte lorsque je priais Dieu et lui faisais quelque demande.

(I/Ch.95) Un jour en recevant la sainte communion, il me vint à l’esprit qu’avant d’avoir été placée dans cet état je m’étais offerte pour endurer beaucoup et de grandes souffrances afin d’apaiser sa divine Majesté irritée par les péchés de quelques-uns. Il semblait m’être dit : «Réfléchis donc et comprends que Dieu a accepté ton offrande volontaire et que l’état où tu te trouves est un effet de sa sainte volonté. Il a été fait selon ton désir». Cette pensée était en moi très vivante et me donnait une certaine certitude. Elle me donna le courage de m’offrir une nouvelle fois à Dieu. Pour atteindre le même but, je me déclarais prête à souffrir encore davantage, s’il plaisait à Dieu. Dans la suite j’ai souffert plus paisiblement, attentive à ne rechercher en rien ni soulagement ni adoucissement à ces peines intérieures, etc. Je m’appliquais avec plus de simplicité à subir totalement cet état douloureux, quand bien même il aurait duré jusqu’à la fin de ma vie. Cependant l’éloignement de mon bien-aimé et le refroidissement de mon amour restaient pour moi une peine immense. Mais je me réjouissais néanmoins à la pensée d’être digne du souffrir un peu pour le bon Dieu.

(Vers cette même époque, elle écrit à son directeur :)

(I/Ch.96) notre seigneur me maintient dans un état de souffrance et de déréliction. Celui-ci semble même augmenter en intensité. La crainte de voir s’augmenter le nombre de nos sœurs s’est un peu calmée depuis que votre Révérence m’a réconfortée à ce sujet. Mais les autres peines et cette angoisse qui serre mon esprit ont augmenté. Tout n’est que doute dans mon esprit et crainte d’être abandonnée et rejetée de Dieu. L’aridité et l’obscurité sont si sensibles que je croirais pouvoir les toucher. Et chaque jour j’éprouve de mieux en mieux que la grâce de Dieu diminue en moi, que mon désir et mon zèle d’atteindre la perfection faiblissent. Ce qui diminue aussi c’est le courage physique de supporter les grandes souffrances pour l’amour de Dieu, car un fétu me pèse autant qu’une poutre. Je demeure froide et insensible comme une pierre pour tout ce qui concerne la vertu, l’esprit, Dieu.

Il en va de même d’ailleurs pour tout ce qui a trait aux choses extérieures, aux créatures, car plus rien ne me tient à cœur. Je vis comme si je ne vivais pas, tant selon l’esprit que selon la nature. Toutes les puissances naturelles sont comme écrasées, pressées, privées de tout appui, assaillies et dominées de toute part. Je n’y vois plus d’issue.

Je crois que les peines de que mon bien-aimé me donne à souffrir sont une sorte de purgatoire où l’âme se trouve, d’une manière spirituelle, torturée et purifiée. Lorsque ma nature me fait mal et qu’elle gémit de douleur il semble qu’on me dise : «Prends garde : ne descend pas de la croix. Garde-toi de chercher consolation ou soulagement en rien. Offre tes souffrances pour la fin que Dieu s’est proposée. Si la nature commence à faiblir et que le poids lui devient trop lourd à porter, lève les yeux sur le Christ-Jésus, crucifié, abandonné. Lui aussi a été pauvre et privé le tout soutien, au point de ne pas trouver où reposer la tête».

Dans une lumière intérieure, je médite les peines, les souffrances, la déréliction de Jésus crucifié, souffrant dans son âme et dans son corps par amour pour nous. Cette méditation m’encourage pour quelque temps et je veux souffrir pour son amour. Mais cette clarté intérieure ne demeure guère en moi. Elle disparaît très vite; et avec elle la certitude que j’avais de souffrir cette peine pour les péchés des autres. Cette certitude, en effet, soulage et adoucit les souffrances intérieures, etc., et ainsi elle vous empêche de souffrir nuement comme Jésus a souffert sur la croix. C’est ce que je comprends maintenant mieux que jamais.

Au temps de cette souffrance totale, les forces physiques défaillant, on ne peut plus parler ni presque respirer. L’intelligence est incapable de former une seule pensée ni la volonté aucun acte. Seule me reste le vouloir de me soumettre à Dieu pour souffrir et m’abandonner à ce qu’Il voudra faire de moi. Mais ce qui cause mon plus grand tourment c’est de sentir l’absence de mon bien-aimé.

(I/Ch.97) Mon bien-aimé continue de me laisser dans un état de lourdeur et de non-compréhension. Mon intelligence reste incapable de ne rien saisir, tant de l’intérieur que des choses extérieures. Je me sens impuissante à converser avec qui que ce soit. De là, je crois, ma timidité et la crainte que j’ai de devoir paraître au parloir. On dirait que j’ai passée ma vie entière dans quelque désert. Il me semble que cet état doit me conduire une grande purification et simplification de l’intelligence.

J’éprouve une réelle aversion pour tout ce que j’entreprends. Presque constamment j’ai le cœur plein de dégoût et d’amertume en faisant ce que je dois faire. Si je lis une chose bonne, je ne la saisis pas. Tout se bute à moi, sans pénétrer. Parfois — et même souvent —, mes puissances naturelles sont pleines de mouvements mauvais. Sans fin je pleurerais de tristesse sans savoir pourquoi. Je dois faire un effort pour me retenir. D’autre part je sens une inclination à l’énervement, aux paroles inconsidérées. Mais heureusement la grâce de Dieu me retient. Pour le surplus je me rends à l’oraison comme si j’allais à la torture, tant ma nature y répugne. Je ne sais plus d’ailleurs comment faire pour m’y occuper de Dieu. Les puissances intérieures sont en moi comme des bêtes sauvages déchaînées : je ne parviens pas à les maîtriser. Parfois cependant, et pour un court instant, l’esprit reprend sa domination sur la nature. Alors je parviens à me tenir recueilli en Dieu. Oublieuse de ma propre existence, il ne demeure plus qu’une simple orientation vers Lui.

Parfois aussi un puissant désir m’attire vers Dieu et mon amour s’enflamme; mais cela ne dure guère plus que le temps d’un miserere. D’autres fois la présence de Dieu se manifeste dans mon âme. Quand je perçois cette présence, j’imagine que l’état de sécheresse a pris fin, que désormais le temps va se maintenir au beau. Mais bientôt mon bien-aimé se cache de nouveau m’abandonnant dans les ténèbres, les anxiétés, les douleurs, et mon cœur soupire après lui.

Je m’étonne et n’y comprends plus rien. Comment ces diverses choses peuvent-elles exister en même temps et se concilier? Je me sens placé dans un état de privation et de déréliction, pauvre, pleine de sécheresse et d’obscurité. Dans ma nature je perçois les mauvais penchants, les mouvements désordonnés, les révoltes. Je me sens faible et impuissante, sans zèle et sans élan. L’esprit est comme étouffé sous le poids des peines intérieures. La plupart du temps il est comme rejeté à droite, à gauche, par les vagues d’une mer déchaînée et projeté contre le roc de toutes sortes de récifs. Car les pensées et mouvements divers s’agitent dans mon intelligence comme des vagues labourées par la tempête.

Et d’autre part, quant aux effets, la pratique de la vertu est très en progrès, je veux dire : quant à l’humilité, la douceur, la patience. Je supporte bien mieux les défauts des autres, les difficultés, les ennuis, les paroles malveillantes. Les infidélités diverses ne me troublent plus ni ne me chagrinent, malgré les raisons que j’en pourrais avoir. Notre seigneur n’accorde même la grâce de se montrer aimable en ces circonstances et de répondre par de bonnes paroles. Il m’est aussi donné de me soumettre réellement aux autres, de me renoncer, de me priver pour plaire à autrui, etc.

Et de même quant à la pratique effective (non quant au goût que j’en éprouve), je suis devenue beaucoup plus mortifiée. Je me comporte avec plus d’indifférence étant plus abandonnée, plus tranquille et plus calme quant à la sensibilité. La nature semble toute dominée et mortifier. Je dois être un des meilleurs fruits produits par cet état : les puissances naturelles paraissent tellement apaisées, ordonnées, mortifiées que toute vie des sens semble éteinte, n’éprouvant plus ni goût ni attrait pour rien.

Aujourd’hui, pendant la récollection, notre seigneur a éclairé l’esprit d’une âme pieuse, S.T., et lui a montré l’état où je suis placée. Elle a pu voir d’une façon claire et distincte quels sont les fruits et les mérites produits en moi par cet état de déréliction359. Elle a vu la perfection qu’implique une persévérance fidèle lorsqu’on se trouve dans cet état de dépouillement et de mort spirituelle, livrée à toutes sortes de peines intérieures et de souffrance de la nature. [........] Après la récollection elle vint me trouver, toute joyeuse, pour me féliciter et me communiquer ce qu’elle avait vu. Elle m’a dit que notre état surpasse en valeur, en mérite, en fécondité et perfection tous les états de faveurs et de fruitions spirituelles parce qu’il y est pratiqué un abandon si total de soi et une mort si complète de la nature.

(Vers le même temps, elle écrit encore à son directeur :)

(I/Ch.98) Je me suis mal exprimée quand j’ai répondu à Votre Révérence que, dans ces grandes souffrances, j’étais abandonné de mon bien-aimé autant qu’une âme qui ne connaît pas Dieu. Il faut bien comprendre que j’ai voulu parler des consolations sensibles, joies intérieures, courage sensible dans les souffrances, amour sensible, zèle, ardeur qui vous pousse à embrasser la souffrance par amour du bien-aimé. Il s’agissait dans ma pensée des satisfactions, joies et tous mouvements sensibles qui émeuvent habituellement le cœur amoureux surtout lorsque, éclairé de quelque façon, il comprend que notre seigneur lui impose une souffrance pour expier les péchés d’autrui et que tel est son bon plaisir.

Toutes ces choses sensibles dont je viens de parler, je ne les ressens d’aucune manière dans l’état de déréliction. Elles seraient en effet d’un trop grand secours. Elles offriraient à la nature un réconfort sensible; et ce serait alléger singulièrement la douleur et la souffrance. Il ne s’agirait plus alors de cette souffrance nue telle que l’a endurée notre bien-aimé Jésus au temps de sa passion. La souffrance nue doit être dépouillée de tout ce qui peut entrer dans la sensibilité et lui servir de consolation, satisfaction, adoucissement, etc. Notre seigneur me fait éprouver au maximum l’étreinte de la souffrance. La nature entière est saturée de douleur. Elle est comme jetée dans le pressoir. Des pieds à la tête elle se sent remplie de douleur et rien ne peut la soulager. Mon bien-aimé me donne à goûter l’amertume totale. La volonté de Dieu et son bon plaisir n’ont pour moi aucune saveur et je n’éprouve aucune satisfaction à les accomplir.

Malgré cela et quant à la partie supérieure, je demeure dressée et orientée vers Dieu. Ma volonté résignée se conforme et s’unit au vouloir divin. Quant à cette partie supérieure, je ne perçois absolument rien qu’une conformité de volonté à celle de Dieu. Et cette conformité de volonté de vouloir exclut tous actes de résignation ou de soumission, car la volonté étant unie à celle de Dieu ces actes n’ont plus de raison d’être. Il est inutile de souffler sur les braises quand le feu flambe déjà.

Ma volonté et tout mon être, voici que je les ai donnés si souvent déjà à mon bien-aimé et ne les ai jamais repris. Aussi mon bien-aimé a-t-il fondu ma volonté tout entière en la sienne. Il l’a faite une avec sa volonté. Et cependant la nature continue de souffrir et de gémir; mais quoiqu’elle soit dans les plus grandes peines, elle ne souhaite plus en être dispensée.

Quant à ses douleurs excessives, ces crises de souffrance, comme Votre Révérence a pu s’en rendre compte quelque peu : quand les entrailles semblent m’être arrachées avec violence ou quand les douleurs me percent comme des couteaux ou des aiguilles –, à ces moments il m’est impossible de fixer le moins du monde mon attention en Dieu. Impossible aussi de faire quelque exercice spirituel si court soit-il. Je ne puis alors que supporter cette souffrance dans l’état de conformité de volonté que je viens de décrire. Je suis alors comme une barque dans la tempête, roulée sens dessus dessous par les vagues déchaînées, et comme elle est incapable de se maintenir sur les flots, je suis incapable de maîtriser mon corps et de le réduire à l’immobilité ne fût-ce que pendant quelque temps360.

(I/Ch.99) Pendant quelques mois, j’ai été torturée par une autre sorte de peines intérieures. Cette souffrance était telle que je n’en puis imaginer de plus forte. C’était un insupportable tourment, comme de l’enfer, et j’en étais affligée intérieurement. J’étais comme livrée à des bourreaux diaboliques et chacun d’eux s’évertuant à me traiter le plus brutalement qu’il pouvait. Le souvenir est resté vivant dans ma mémoire comment parfois, et même souvent, ils semblaient me déchirer le cœur avec des tenailles de fer. Cette douleur était si sensible, elle me faisait un mal si indicible que si je n’avais pas été soutenue, sans le sentir, par la grâce de Dieu, je serais certainement morte de douleur et de souffrance.

[.........] Mais ces terribles blessures, en réalité, n’étaient pas faites à mon corps. Cependant ma sensibilité les percevait ainsi. En fait la blessure était invisible et elle était faite intérieurement, à mon âme. [...............] Très souvent j’ai été comme étendue sur un chevalet de torture. Tous mes membres étaient comme étirés. Tous les nerfs de mon corps étaient tendus à se rompre. Pendant tout le temps que durait cette torture, j’éprouvais une grande et douloureuse anxiété. [.........] mon corps participait aux souffrances et douleurs de l’âme; et celles-ci était plus forte qu’on ne le pourrait dire. Lorsque j’étais délivrée de cette torture je me retrouvais à bout de force, épuisée comme si j’avais exécuté un travail bien au-dessus de mes forces.

(I/Ch.100) dans le pénible état que j’ai décrit, j’étais habituellement affligée d’un grand nombre de peines intérieures et extérieures, assaillie de dures et subtiles tentations qui me blessaient douloureusement. Je me sentais attaquée de toutes parts et ne savait où fuir et trouver secours. Dans l’extrême détresse où j’étais placée, j’étais privée des conseils et du réconfort de mon Père spirituel. Celui-ci avait dû s’absenter pour la visite de la Province et pour se rendre ensuite à Rome.

Dans cette bataille j’avais été abandonnée, seule, sans appui, sans consolation ni réconfort. Le ciel et la terre, Dieu et les hommes, tous m’abandonnaient. D’ailleurs si j’avais dû chercher quelque consolation auprès des hommes je n’en aurais pas trouvé, car mon bien-aimé avait permis qu’ils se montrassent durs pour moi, amers et sans pitié. Notre seigneur voulait m’empêcher de chercher un appui naturel. J’aurais pu m’y attacher et il fallait que je pâtisse toutes les souffrances de cet état, sans consolation et sans adoucissement.

Mes consœurs aussi se montraient dures pour moi, oui, très dures. Je sentais leur aversion et leur hostilité. Elles étaient comme des bêtes venimeuses. Si je l’avais pu, j’aurais voulu m’enfuir loin d’elles. J’avais peur de me trouver en leur présence; et malgré cette impression que j’avais, j’étais forcé de converser avec elle et de les diriger. Je ne crois pas qu’elles ont pu remarquer ce que j’éprouvais, car, grâce à Dieu, je parvenais à ne rien montrer de tout cela. Il se peut qu’à mon insu et quand je n’y prenais pas garde je leur ai montré parfois un visage chagrin. Tout cela me coûtait de gros efforts. En réalité les sœurs ne me donnaient aucune raison d’aversion. C’était le Malin qui troublait ma nature. Il me travaillait tellement à m’exciter contre elles que j’avais toutes les peines du monde à me dominer.

Quand il m’était arrivé de manquer de douceur ou de patience, je m’humiliais aussitôt devant les sœurs, les priant de me pardonner et de m’imposer quelque pénitence. Parfois je leur demandais de me repousser à coups de pied parce que j’étais indigne de demeurer en leur compagnie et surtout d’être leur supérieure. [..................] D’autres fois je leur donnais l’ordre de m’appliquer, chacune, quelques coups de discipline sont sur les bras, soit sur la nuque.

(I/Ch.101) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence m’étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. Parfois, entraîné par ma nature, je regardais les murs de cette cellule et n’imaginait être emprisonné dans un vilain cachot d’où il n’y avait plus moyen de sortir. Ma nature se sentait comme un petit oiseau enfermé contre son gré dans une cage et qui vole à droite et à gauche pour trouver une issue.

Il m’arrivait alors de me moquer de moi-même et de ma nature parce que je la voyais si proprement ligotée. Car sans qu’elle me fût sensible, la grâce de Dieu continuait de me donner une grande force. Aussi ne serais-je jamais sortie de ma cellule pour satisfaire mon penchant naturel. Cependant lorsque j’entendais que l’on sonnait à la porte de la maison, j’écoutais dans l’espoir que quelqu’un m’aurait demandé au parloir. C’eût été un motif honorable de m’échapper de ma prison. Lorsqu’en effet j’y étais appelée, ma nature s’en réjouissait; car le Malin me tourmentait et me tentait le plus fortement quand je me trouvais en cellule ou à l’oraison.

J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelé à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie. L’idée ou l’impression que j’avais d’avoir entrepris tout cela sans ou même contre la volonté de Dieu me tourmentait à l’extrême. D’autant plus qu’un homme religieux et spirituel avec qui je conversais quelquefois à cette époque était du même avis et tâchait de m’en persuader de plus en plus. Ce fut une occasion de grandes difficultés et craintes. Ne serais-je pas, à la fin de ma vie, trouvée sans mérites, malgré la vie si pénible et dure que j’avais menée?

Je me mis à réfléchir cependant et la pensée me vint que je n’avais jamais rien fait pour suivre ma volonté propre, mais que je m’étais laissée conduire par la sainte obéissance et par mon Père spirituel. Écoutant en lui la voix de Dieu, j’avais toujours obéi avec la candeur d’un enfant. Je rejetais donc tous les doutes et les craintes; je les savais sans fondement. Cette pensée suffit à me consoler et à rétablir la paix en moi.

(I/Ch.102) Souvent encore dans la suite, et longuement, j’ai été tentée de quitter cette maison, de m’en aller sans rien dire. Mon imagination me représentait cette vie comme insoutenable, pleine de tristesse, voire dangereuse pour mon salut. Le Malin peignait toutes ces images et les représentait à ma sensibilité sous des couleurs si vives et avec une telle vraisemblance que j’étais prête à y croire.

Et pour rendre la peinture plus vraisemblable encore il augmentait en même temps les douleurs, mais peine, mais tourments. Il rendait plus vive mon aversion de la vie régulière. Il commença par me faire croire que je ne pourrais manger ma ration sans éprouver un grand dégoût et sans haut-le-cœur. Je me mis alors à manger très peu, et bien que mes forces physiques s’affaiblirent bientôt et que je ne pouvais plus me tenir debout qu’à grand-peine. Le Malin provoqua alors en moi le goût d’autre chose, qui n’était pas de l’ordinaire. Des mets dont nous avions fait vœu de vous abstenir me mettaient en appétit. Il évoqua vivement à mon odorat, qui croyait les sentir, les odeurs de toutes sortes de plats chauds et de cuissons. Je croyais surtout percevoir réellement l’odeur de viande bouillie ou rôtie au four. Le temps de réciter un ou deux Pater, l’envie me prenait d’en goûter. Jusqu’au moment où je recherchais et refusais ces sollicitations agréables et appétissantes pour les offrir à mon bien-aimé, en offrande d’amour.

Lorsque je me levais le matin ou la nuit pour prier et louer Dieu, le Malin alourdissait mon corps et le rendait indisposé comme si je relevais d’une grave maladie. Il espérait me voir céder et prolonger mon repos. Mais j’étais tenue par l’obéissance à ne céder en rien, à ne me dispenser d’aucune observance, quelque malade que je me sentisse. Mon Père spirituel avait bien compris en effet qu’il s’agissait là une ruse du démon. Certes mon corps en pâtissait durement, car il était forcé sans cesse d’obéir et de se mettre en route, qui lui plût ou non.

Habituellement la violence que je devais faire pour me lever était telle qu’il me semblait devoir tirer un bœuf de quelque fossé, tant mon corps me paraissait lourd. Et les efforts devaient être d’autant plus violents que mon esprit, impuissant et débile, ne me poussait pas à agir. Quand je m’étais mise debout, je vacillais, m’appuyant tantôt à un mur tantôt à l’autre, car mes jambes avaient peine à me porter. Je ne parvenais pas non plus à tenir les yeux ouverts tant ma tête était alourdie. Dans cet état je ne traînais jusqu’à l’oratoire, comme je pouvais; mais je ressentais une amère tristesse et une grande douleur. Ma chair regimbait à se sentir traitée avec tant de rigueur et proprement tyranniser. D’être forcé comme il l’était paressait à mon être physique un traitement inhumain.

Parfois je faiblissais et les sœurs me reconduisaient en cellule. D’autres fois, quand je me faisais violence pour rester sans faire attention à mes maux, le Malin m’indisposait tellement que je croyais ne plus avoir la force d’articuler les paroles de l’Office. Cependant je ne cédais pas. Malgré lui je continuais à réciter avec les autres, tout en restant assise. Parfois je me sentais si mal je croyais mourir. Pour autant qu’il m’en souvient les choses se passaient ainsi jour après jour, sans allégement. Le Malin mettait en œuvre tout ce qu’il pouvait pour me décourager et me faire abandonner la partie. Il ne cessait de me tenter de cette façon.

(I/Ch.103) J’ai subi une autre forme encore de déréliction, de sécheresse, d’obscurité. Ceci était accompagné d’une forte tentation de quitter la maison et d’abandonner mon Père spirituel. Le Malin me tourmentait en inspirant une forte aversion de mon directeur. Il suscitait en moi une foule d’impressions mauvaises, de jugements, d’appréciations malveillantes. Il aigrissait mon cœur. Je ressentais une horreur naturelle, qui me bouleversait, lorsqu’il me fallait me confesser à lui ou l’écouter lorsqu’il parlait ici ou là.

J’étais aussi tentée de me faire quelque mal, de l’une ou l’autre manière. Je glissais au désespoir, car il n’était vivement représenté que, dès à présent et pour toujours, j’étais repoussée de Dieu. J’étais persuadée qu’il n’y avait plus remède ni secours, que tout était fini pour moi et perdu. N’était-il pas évident que j’étais du nombre des damnés? Le démon ne cessait de m’inciter à toutes sortes de mouvements mauvais et de penchants pervers au point que toutes les passions et presque tous les péchés semblaient grouiller dans la partie inférieure de mon être. Seuls les péchés contre la pureté faisaient exception, car notre seigneur n’a jamais permis jusqu’à présent que je fusse tenté de cette manière.

Il me semblait que le démon ne me quittait pas un seul instant. Il provoquait en moi des tourments inexprimables et des peines intérieures. Je souffrais d’une indicible torture d’enfer. Mon cœur se serrait et je ne parvenais plus guère à prendre aucune nourriture. Le Malin me suggérait vivement de ne plus rien manger, dans l’intention de nuire à ma santé. Je parvins à le vaincre en mangeant pour l’amour de Jésus et Marie, afin de pouvoir user mes forces à les aimer et les servir. Je réussis à agir ainsi malgré le Malin. Mais j’avais besoin parfois d’exprimer ma résolution à haute voix parce que, intérieurement, j’étais si insensible et perdue que je ne croyais pas que ces résolutions fussent sincères.

Les tourments intérieurs que j’endurais provoquèrent parfois dans ma nature des accès de rage furieuse. À ces moments je me serais volontiers lacéré la chair et détruit le corps. J’étais forcée de fuir et de courir à mon crucifix. Je l’embrassais avec autant de confiance qu’il m’était possible. Alors les violences tombaient, mais je continuais de subir les peines intérieures.

(I/Ch. 104) J’ai été placée parfois dans un état de déréliction d’une autre forme encore. C’était une privation totale de toute grâce sensible. Toutes les puissances intérieures semblaient supprimées. J’étais comme liée et ne parvenais plus à les mettre en branle pour pratiquer la vertu. J’étais comme une paralytique, privée de ses forces physiques et incapables de mouvoir ses membres361.

Je ne trouvais plus en moi la force nécessaire pour faire un seul acte de renoncement à ma personne ou d’abandon ni le moindre acte d’humilité, d’amour, de louange, etc. Seule demeurait dans la partie supérieure de mon âme une disposition passive d’abandon à la volonté de Dieu et l’anéantissement en Lui.

Ce qui me restait n’était, je crois, qu’une petite lueur de bonne volonté : la volonté de chercher en toutes choses à plaire à Dieu, à ne pas dévier en cédant à quelque mouvement imparfait. Mais cette petite lueur, cette étincelle de bonne volonté ainsi que les vertus acquises ou infuses et l’habitude du bien demeurent pour lors si profondément enfouies au plus secret de mon âme que je ne perçois plus leurs opérations, ou guère. Je suppose donc que leurs opérations sont imperceptibles et qu’elles se font d’une manière toute spirituelle au plus intérieur de l’âme. Elles s’accompagnent du secours de grâce non sensible et non perceptible qui a soutenu mon âme et l’ont maintenue dans une fidèle orientation vers Dieu. D’une manière insensible et qui échappe à l’expérience, elles m’ont poussée à vouloir Dieu, à chercher Dieu, à détester tout le reste. Elles m’ont donné la force, que je ne pouvais percevoir, de pratiquer telle ou telle vertu au moment voulu : comme l’humilité, la patience, la prévenance charitable pour plaire aux autres et l’supporter en Dieu des choses qui heurtent la nature. Elles me donnaient en temps opportun la force d’accepter les accusations fausses, les mépris, les difficultés, les humiliations, etc.

Ces vertus étaient opérées en moi je ne sais comment; car ma nature était pleine de révoltes, de souffrance, de tristesse et d’aversion. De toutes parts lui venaient les douleurs. Une peine excessive affectait mon âme, et mon cœur blessé était comme percé d’un glaive ou écrasé entre deux pierres. J’avais peine à respirer.

La nature ne pourrait résister longtemps aux souffrances de cet état. Quelques jours suffiraient à la faire succomber. Elle semblait avoir perdu toutes ses forces et il s’en suivait souvent des syncopes. Je ne trouvais plus de soutien, de réconfort ou de consolation en rien. C’était comme s’il n’y avait pas de Dieu. Réduite à cet état, je m’y comporte comme un petit mouton sous la conduite du berger. Je me laisse faire. Je souffre et subis sans récriminations la puissante main de Dieu posée sur moi.

(I/Ch.105) Lorsque l’état que je viens de décrire eut un peu perdu de sa violence et que mes puissances intérieures (à ce qu’il me semble) avaient retrouvé quelque liberté d’opération, je m’efforçai aussitôt de faire, à temps et à contretemps, des actes de foi en la présence de Dieu, d’espérance et d’amour. J’invoquais les saints, etc., mais tout cela se pratiquait avec si peu d’onction que j’avais peine à croire à la sincérité de mes intentions. C’est à peine si, au prix de beaucoup d’efforts et de travail, je parvenais à former une seule bonne pensée ou à la méditer le temps d’un Ave Maria. Mon intelligence, ma mémoire, mon imagination était distraite, instable, changeante, capricieuse. On eût dit des oiseaux qu’il est impossible d’attraper. Ceci m’était cependant une occasion nouvelle de m’abandonner toute à Dieu, tout en éprouvant une dure mortification de la nature.

Chaque fois que j’avais réussi à subir les souffrances de ces diverses sortes de déréliction, fidèlement et sans demander de soulagement aux créatures [..........] j’expérimentais dans la suite et goûtais une douce paix du cœur, une tranquillité de la conscience, un sentiment de calme et silencieuse retraite. La nature se trouvait domptée, mortifiée, tandis que mon esprit rendu plus robuste et plus courageux se sentait prêt à supporter toutes sortes de nouvelles souffrances, d’humiliations, de mépris, de calomnies, etc., par amour pour mon bien-aimé.

Je me sentais prête aussi à subir les absences de consolations intérieures, les dérélictions, les aridités, obscurités, tortures extérieures et intérieures, etc. J’y étais d’avance toute disposée, les désirant même avec une joie intérieure. Elles me semblaient maintenant douces comme le miel, si bien que je pouvais dire de tout mon cœur et de tout mon esprit : «Mon bien-aimé vous êtes tout bien et je suis toute vôtre. Vous seul pouviez me suffire. Vous savez mon cœur : les paroles et les jugements des hommes ne sauraient ne diminuer en rien à vos yeux»362.

Oh, combien généreuse est la main de Dieu qui verse ses grâces intérieures dans une âme en compensation des peines et souffrances intérieures qu’elle a généreusement acceptées sans rien concéder à la nature, ni en paroles, ni en actes, ni dans ses attitudes, souffrant sans qu’il y paraisse sur son visage et dominant la nature autant qu’il est possible.

(I/Ch.106) Et cependant parfois, lorsque j’avais été maintenue pendant un temps assez considérable dans cet état de paix et de mortification de la nature, me sentant humble, patiente à souhait, abandonnée à Dieu et n’adhérant qu’à Lui seul en foi nue [.........], il arrivait que notre seigneur permît que je ressentisse soudain quelque brusque retour de la nature. Je l’avais crue morte pour toujours et je pensais que désormais elle n’aurait plus guère donné de difficultés. Mais au moment où je m’y attendais le moins, mon bien-aimé lui permettait d’entrer en révolte contre l’esprit. Ces assauts étaient alors plus durs que par le passé. La nature lançait à l’attaque toutes ses sollicitations aux vices et aux passions, au point que je ne savais plus où me tourner, où me réfugier, où fuir.

En imagination je me voyais pareille à une barque perdue en mer, lancée à gauche et à droite par les flots et parfois recouverte par les vagues. Une barque sans gouvernail ni voilure. On n’en est plus le maître; on ne peut plus la diriger. Tous les moyens que je tentais d’employer restaient vains. Et j’étais forcée d’abandonner la barque de mon âme à la conduite et à la garde de Dieu. Résignée je subissais la violence des flots. Parfois lorsqu’il m’était possible, je tâchais de jeter l’ancre et d’immobiliser l’embarcation.

[.............]

Ah, tous ces mouvements d’imperfections, tous ces appels de passions déréglées que ressent avec un trouble aussi vif l’âme qui veut Dieu, vraiment et uniquement! [.........] Ils sont comme des chiens de chasse qui cherchent à mordre. Leur rage, leurs aboiements, leurs attaques troublent sa paix et l’empêchent de reposer doucement en son bien-aimé.

Parfois notre seigneur a permis que ces révoltes et mouvements désordonnés fussent beaucoup plus forts qu’au temps de ma première conversion. Le Malin y trouvait occasion de m’inviter au découragement et au désespoir. Je sentais en moi une loi opposée à la loi et à la lumière de l’esprit. Et je ne parvenais pas à la rejeter. C’est un vrai martyre pour une âme qui a goûté l’esprit absolument dépouillé, de percevoir encore les mouvements non mortifiés et imparfaits, tout au moins lorsque ceux-ci possèdent assez de violence pour empêcher l’âme de s’en dégager ou de les laisser passer sans y prêter attention. Je m’imaginais alors que tout ce que je faisais ne valait rien, que je reculais sans cesse et que la nature en moi allait reprendre plus de vivacité que jamais.

Je ne comprenais pas quelle est en cette occurrence la prudence divine ni quelles sont les réussites de sa Sagesse. Quand Dieu traite ainsi une âme, il veut lui montrer, lui faire expérimenter son néant. Les états si divers et divergents par lesquels elle doit passer lui montrent comme du doigt ce dont elle est capable par sa seule force et livrée à elle-même. L’âme sait alors que tout ce qu’elle peut faire et toutes les satisfactions qu’elle peut en avoir lui viennent uniquement de Dieu.

(I/Ch.107) Mon bien-aimé m’a donné cette même expérience, mais d’une façon plus claire encore, dans un certain état de privation intérieure. Voici comment. Parfois je me suis trouvée si pauvre, si dénuée de tout, si incapable de tout bien, qu’en rien je ne parvenais à trouver secours. Ni la lecture de livres de spiritualité, ni les pratiques et exercices de piété, rien ne soutenait ou n’alimentait mon esprit. Malgré toute mon application et mes efforts, je ne parvenais à rien produire.

Pourtant tout mon être, avec toutes les tendances de l’âme, semblait orienté vers Dieu et avide de Le posséder. Rien en moi ne se portait vers quelque créature distincte de Lui. De là une souffrance et la tristesse de mon cœur amoureux en sentant que mon bien-aimé se tenait si loin de moi. Il me laissait me débrouiller seule sans me tendre la main pour m’aider à me rapprocher de Lui. C’était Lui seul que je désirais. Par mes seules forces et mes seuls efforts, il m’était impossible de L’atteindre, de m’unir à lui. De cette incapacité j’avais une expérience claire, évidente, distincte et pour ainsi dire tangible.

C’est pourquoi je soupirais; et la voix de mes désirs criait vers mon bien-aimé : «Sans vous je ne puis rien; attirez-moi. Si vous ne m’attirez, je ne puis vous atteindre!» Il m’a semblé souvent que l’Epouse du Cantique a dû éprouver ces mêmes sentiments lorsqu’elle s’écriait : «Attire-moi, bien-aimé; et nous courrons à l’auteur de tes parfums». Sans doute avait-elle expérimenté qu’il est impossible d’atteindre le bien-aimé si d’abord il ne vous attire à Lui. Et c’est aussi ce qu’exprime l’apôtre saint Paul quand il dit que personne ne peut prononcer le nom de Jésus si ce n’est par l’Esprit saint; ou encore : Nous ne sommes capables de rien par nous-mêmes; tout ce dont nous sommes capables est de Dieu. Et enfin ce que dit la Sagesse éternelle : Sans moi tu ne peux rien faire.

(I/Ch.108) Il est certain qu’au temps de ces épreuves, lorsque l’âme est placée dans la sécheresse et la déréliction, tous nos efforts, tout ce qui vient de notre activité propre ou de celle d’autrui est insuffisant à nous donner accès à Dieu et repos en lui. Jusqu’au moment où notre seigneur nous aide en me tendant une main secourable. Alors tout va de soi. On s’en aperçoit immédiatement : on ressent une force intérieure qui permet de faire en toutes choses ce qui plaît à Dieu ou d’éviter ce qui lui déplaît. Et l’on agit alors dans un esprit de foi nue, demeurant parfaitement recueilli et capable de laisser toutes choses et toutes images sans y prêter attention. On s’oriente vers Dieu, on l’adore en esprit et en vérité, on pratique doucement toutes les vertus à mesure que l’occasion s’en présente; et tout cela s’opère sans travail, paisiblement et avec facilité.

Dans l’état précédent, tout n’était que difficulté et effort; et malgré tout il restait mal aise de se tenir debout, de ne pas trébucher successivement sur toutes sortes d’imperfections, de ne pas tomber d’un mal dans un autre. La braise du péché n’était pas éteinte et la nature corrompue nous inclinait encore au mal. Tandis qu’à présent l’âme se sent presque constamment auprès de son bien-aimé. Elle domine parfaitement la nature, car elle est aidée par la grâce qui stimule et coopère avec l’âme sans qu’une main lui soit tendue.

(I/Ch.109) J’ai parlé déjà de certains mouvements non mortifiés, de certaines tendances de mauvaise volonté que je ressentais en moi et malgré moi. Il s’agissait de mouvements de désobéissance, d’appropriation; ou encore de mouvements de colère, d’aigreur contre le prochain; mouvements aussi de débit. Il s’agissait parfois de façons impatientes de parler aux sœurs et d’un certain éloignement que j’éprouvais pour elles et pour mon Père spirituel. Je me sentais incitée à mépriser son esprit et sa doctrine, à ne pas y croire. J’étais tentée de ne plus lui ouvrir mon cœur et même de l’abandonner. Parfois j’éprouvais pour lui une telle aversion que j’avais horreur de l’entendre, de le voir, de penser à lui. Un jour cette tentation avait été si forte que je lui dis sans ambages que je renonçai à sa direction. Je le remerciais de l’établissement qu’il m’avait procuré, de l’habit que j’avais porté et aussi de la peine que Sa Révérence s’était donnée pour moi pendant tant d’années. Mais je lui dis aussi que j’étais tout à fait résolu à abandonner et la maison et l’habit et Sa Révérence elle-même.

Voyant bien que j’étais poussé à bout et prête à succomber dans cette lutte trop dure, Sa Révérence mis tout en œuvre pour me rendre le calme et pour me faire comprendre qu’il s’agissait de coups portés par le Malin qui me tourmentait et me tendait ce piège afin de me placer dans un état où mon âme se serait perdue. C’est bien en effet ce qui serait arrivé si le Malin avait réussi à me soustraire à la direction de celui qui était mon soutien dans l’état de déréliction où je me trouvais.

Jamais encore je n’avais vu mon Père spirituel dans un tel état de tristesse. Il voyait bien le danger que je courais. Car cette opposition et cette aversion que je ressentais risquèrent de me faire perdre tous les fruits de sa doctrine, où j’aurais cependant dû trouver force et consolation. [.........] Il était étonné de me voir si insoumise et même obstinée; car il me semblait impossible de plier ma volonté à lui obéir aveuglément. Ma raison demeurait en révolte. C’est que le Malin me soufflait des pensées de méfiance et je ne pouvais plus croire aux paroles de mon Père spirituel en qui cependant j’avais eu tant de confiance jadis.

Le Malin ne savait que trop bien qu’il était pour moi le bâton sur lequel je m’appuyais, la colonne à laquelle je me cramponnais au plus fort des tempêtes. Il savait qu’il ne parviendrait pas à me tromper tant qu’une humble et soumise obéissance me tiendrait attachée à cette colonne, tant que je n’aurais pas rejeté la conduite de ce directeur averti. De là ses violences et ses pièges. De toute manière il tâchait de me séparer de mon Père spirituel ou tout au moins, de m’éloigner de lui. Il n’y réussit pas cependant. Par sa patience et sa discrétion, mon Père spirituel parvint à faire traîner les choses en longueur et à me soutenir jusqu’au jour où la tempête s’apaisa. Voyant clairement le jeu et la ruse du Malin, je demeurais sous la direction de sa Révérence. L’obéissance fut la colonne où je m’accrochais et grâce à Dieu, toutes les répulsions que j’avais éprouvées furent surmontées petit à petit.



(I/Ch.110) Les tentations d’orgueil et de dépit que j’éprouvais me venaient du fait qu’on m’avait enlevé la charge de supérieure. Il est vrai que cela s’était fait à ma demande. Je crois que j’avais été de bonne foi en suppliant avec insistance qu’on me déchargeât du commandement. Il me semble que ce fut par humilité et parce que je me sentais parfaitement incapable de commander. La charge de supérieure me paraissait insupportable, non pas parce que les sœurs me l’auraient rendu difficile. Toutes les difficultés venaient de moi; car toutes les sœurs étaient bonnes et bien meilleures que moi. Cependant, lorsque la charge me fut enlevée, tandis que je me trouvais dans cet état de déréliction, le Malin trouva l’occasion de me tenter. J’exposerai un peu plus en détail comment il s’y est pris.

J’avais le sentiment d’être totalement inutile, d’aucun secours pour les autres; que je ne possédais pas la manière de gouverner (ce qui d’ailleurs était vrai); que non seulement je ne pouvais rien pour les autres, mais qu’en outre, le commandement m’était préjudiciable. Ma charge en effet me donnait souvent l’occasion de m’inquiéter, de me troubler, de m’attrister, de me tourmenter. D’autre part les incessantes tentations et vexations du démon me faisaient beaucoup souffrir. Mon âme était dans un tel état de déréliction que mes souffrances personnelles suffisaient amplement à m’occuper. Il m’en venait plus que je ne pouvais porter. J’avais peur de moi-même et n’osait plus me livrer à rien. Lorsque je devais adresser la parole aux sœurs, j’étais rempli de crainte et d’angoisse, car je craignais de parler mal et de ne pas me montrer aussi affectueuse, douce et aimable qu’il faudrait. Car tout, en mon intérieur, n’était qu’amertume et agitation. C’est pourquoi j’ai cru bien faire en me soustrayant aux soins maternels qui incombent à la supérieure et en ne disant rien. Je voulais être déchargée jusqu’à ce qu’eût pris fin l’état de souffrance et de déréliction où je me trouvais ou tout au moins jusqu’au jour où j’aurai réussi à me modérer et à acquérir des vertus plus solidement établies.

L’autre raison pour laquelle je désirais être relevée de ma charge était que je me sentais plongée dans l’obscurité et privée de toute connaissance quant à la vie spirituelle. Je ne savais plus rien des exercices spirituels et de l’oraison mentale. Je m’y sentais aussi lourde, stupide, ignorante que ceux qui n’ont jamais eu ni le goût ni l’expérience de ces choses. Quand les sœurs ou d’autres personnes venaient me trouver pour me dire leur état intérieur et demander des éclaircissements à ce sujet ou des conseils, je ne savais que dire. J’hésitais comme celui qui ne sait quel chemin prendre. Au début tout cela me semblait très mortifiant et me forçait à renoncer; car je voyais bien que personne n’était satisfait de ce que je me disais. Elles avaient bien raison de ne pas être satisfaites.

Mon père spirituel savait mes prières insistantes et les plaintes incessantes que je lui adressais de mon incapacité et de cet état de privation spirituelle. Peut-être avait-il aussi reçu les doléances des sœurs qui avaient peine à traiter avec moi. Elles ne trouvaient aucune satisfaction aux paroles que je leur adressais au Chapitre ni aux visites que nos constitutions me forçaient à leur faire en cellule pour fortifier et aider les âmes. Aussi jugea-t-il bon de me relever pour quelque temps de ma charge de supérieure. Il voulait voir si les choses iraient mieux lorsque j’aurais été débarrassé du devoir de faire des instructions au Chapitre et de tout le reste. En attendant Sa Révérence consentit à se charger lui-même de mes fonctions, pour le bien des sœurs.

(I/Ch.111), Mais à l’expérience il m’arriva tout juste le contraire de ce que j’attendais. Au lieu d’acquérir ainsi une plus grande paix et un vrai repos, je me retrouvais en pleine bataille et dans un combat plus acharné que jamais. Ce fut d’ailleurs une disposition particulière de la Providence divine. Il me fut révélé de cette façon un certain défaut d’humilité qui se trouvait en moi et que je ne me connaissais pas. L’humilité que je croyais posséder n’était pas véritable. Ce n’était pas une humilité réelle qui m’avait poussée à faire cette requête non plus que la demande d’être humiliée encore davantage par son Père spirituel et par mes sœurs.

Je crois bien que j’avais agi avec une intention droite et le désir sincère de plaire à Dieu; mais je croyais être plus mortifiée que je ne l’étais et plus vertueuse en ces deux points. Je ne m’imaginais pas que ces choses m’auraient été si sensibles. Car je ne puis dire combien ma nature m’a fait des difficultés en ces matières avant qu’il me fût possible de la réduire au calme par une pratique constante de la vertu.

Le Malin me suggéra que j’avais tort fort mal agi en me démettant de ma charge; que cet acte entraînait une humiliation trop forte et un trop grand mépris de ma personne; que j’avais ainsi perdu l’autorité qui m’avait été imposée par les Supérieurs. D’autant plus que mon Père spirituel m’avait placée sous l’obédience d’une sœur, sans me laisser aucune liberté ni aucune autorité en rien. Sans doute avait-il agi de cette façon parce qu’il croyait à cette apparence d’une humilité qui semblait ne désirer que la mortification et le mépris, surtout quant aux choses qui ont trait à la partie supérieure de l’âme.

Et alors mon bien-aimé a permis que je ressentisse à ce sujet des regrets, des mouvements d’impatience, de la nervosité et de l’orgueil. Grâce à Dieu, cela n’a pas duré longtemps. J’ai réussi à dominer ces sentiments d’orgueil en pratiquant la vertu contraire. Et le démon d’orgueil fut forcé de battre en retraite. Mais tout ceci m’avait coûté de durs combats et des souffrances fort amères à la nature.

(I/Ch.112) Les mêmes amertumes me vinrent à l’occasion d’une autre demande que j’avais faite. J’avais prié mon Père spirituel de donner l’ordre aux sœurs de m’observer en toutes matières, d’examiner tout ce que je faisais ou omettais de faire pour m’accuser ensuite au Révérend Père et en ma présence de tout ce qui leur semblait imparfait dans ma conduite ou contraire à la vertu. Afin que la mortification fût plus dure, j’avais demandé d’en être blâmée en leur présence et de me voir imposer quelque pénitence.

Pour ma nature c’était là une nourriture difficile à digérer.

Mon Père spirituel accepta néanmoins la proposition et commanda, ainsi qu’aux sœurs, d’exécuter le projet. Mais grand Dieu! Ce que j’ai eu de difficultés quand il s’est agi de mettre tout cela en pratique! Toute la partie sensible de ma nature était prête à éclater de fureur. La partie sensible seulement, car en ce qui concerne la raison, je persévérais sans faiblir, recevant les admonestations et les pénitences en toute humilité et en silence. Cette attitude était extérieure et je la voulais; mais incapable de maîtriser mes sentiments, ce que je ressentais alors était terrible.

Mon doux Jésus! Combien de chefs d’accusation les sœurs n’ont elles pas découverts en moi! Était-ce défaut de lumière m’empêchant de voir mes propres fautes et mes imperfections? Toujours est-il qu’il me semblait qu’elles m’accusaient à tort et sans fondement réel. Mon bien-aimé permettait qu’elles découvrissent en moi ces défauts et m’en accusassent, afin de mieux mortifier et humilier. Elles avaient en effet la conscience trop délicate pour dire ce qui n’était pas et elles n’auraient pas aimé me faire quelque peine en exagérant ou en aggravant mes défauts. Elles étaient si bonnes que toutes m’aimaient et ce fut certainement pour elles une dure nécessité de l’obéissance que de devoir m’accuser comme elles le faisait.

Ce fut une disposition spéciale de la Providence que toutes mes actions ou omissions leur apparaissaient tout autres qu’elles n’étaient en réalité et dans mon intention. Elles affirmèrent que je leur avais dit ou fait des choses que je n’avais jamais eu l’intention de faire ou de dire. Ces malentendus se produisaient pour ainsi dire chaque jour, pour la plus grande souffrance des unes et de l’autre. Mais c’était pour moi surtout qu’ils étaient douloureux, car à cette époque j’avais très peu de crédit auprès de mon Confesseur. La Providence divine en avait ainsi disposé. Il ne me croyait guère et, quelques fausses que fussent les accusations, quelque mal interprétés que fussent mes actes, il n’admettait de ma part aucune justification.

Je crois qu’en cette occurrence le Malin a supérieurement joué son rôle pour jeter le trouble dans le cœur des unes et des autres et pour les faire souffrir. Il leur faisait entendre des paroles dans un sens mauvais, qui les attristait. [..........] Et de même, il leur présentait certains de mes actes sous une apparence de malice qui n’avait jamais été dans mon intention. Et tout cela paraissait à chacune si évident qu’elles auraient toutes délibérément attesté sous serment la véracité de leurs accusations.

(I/Ch.113), mais un jour notre Père spirituel étant venu occasionnellement chez nous, il fut témoin de ces discussions et les fit d’un autre œil que nous. Il savait bien, car il en avait l’expérience, quelle était la droiture de toutes les sœurs. Il était persuadé qu’aucune de nous, pour rien au monde, n’aurait voulu mentir, ni surtout, enrober la vérité dans le but de nuire à l’une de nous la faire souffrir. Sa Révérence reconnut aussitôt les agissements astucieux du Malin. Il était éclairé intérieurement, mais en outre, son expérience l’avertissait. Il avait déjà rencontré des cas analogues dans d’autres communautés religieuses [..........] où parfois le Malin avait pris la forme des Supérieurs pour tromper les religieux. [.........]

Notre Révérend Père jugea que la mésentente chez nous avait été suscitée de la même manière et que le démon ayant pris ma forme extérieure avait agi de façon déraisonnable avec les sœurs afin de faire naître le dissentiment. Cet avis de notre Père spirituel nous fut certes une consolation et me permit de mieux supporter dans la suite toutes les contrariétés sans me laisser troubler par rien.

(I/Ch.114) Avant que ne fût découvert le jeu du Malin, j’avais eu à souffrir plus que je ne saurais et pourrais dire, car les souffrances me venaient de toutes les directions. Les sœurs semblaient fatiguées de vivre avec moi. Toutes cherchaient uniquement à bien servir Dieu, en toute paix et tranquillité de l’âme. Elles souffraient d’être privées de ce calme et de devoir subir les vexations qu’à leur avis, je leur imposais. N’étaient-elles pas en droit d’attendre de moi des consolations et l’aide maternelles? Ce secours leur était nécessaire pour vivre et supporter une vie aussi solitaire et perpétuellement silencieuse que celle qu’elles menaient ici.

Elles avaient bien raison de vouloir se débarrasser de moi, car elles étaient persuadées que j’étais pour elle un empêchement plus qu’un secours à leur progrès spirituel. Comment dire mes regrets et les efforts que j’ai dû faire pour me vaincre? Je savais que je n’étais pas coupable, en bien des choses, mais on ne me croyait pas. À cette époque mon Confesseur lui-même ne me croyait plus et lui aussi m’a causé bien des déceptions. Dieu le permettait ainsi. Le Révérend Père accordait plus de créances aux affirmations des sœurs qu’aux miennes. La souffrance que j’éprouvais à cause de son attitude était d’autant plus sensible à ma nature qu’il avait accoutumé jadis de faire grand cas de ce que je disais.

Il n’y a pas lieu de lui faire reproche, car les apparences lui donnaient raison. Pendant tout ce temps d’ailleurs il avait constaté chez moi une apparente diminution de la grâce et peut-être a-t-il eu des doutes à mon sujet. Il a pu croire qu’en bien des choses, dans l’heureux état de faveurs spirituelles où j’avais été, il y avait eu tromperie du Malin. Ne voyait-il pas en effet un changement subit opéré dans mon âme? Notre seigneur lui cachait sa lumière et il lui était impossible de discerner les desseins providentiels de Dieu en cette occurrence. Dieu m’avait placée dans cet état de déréliction pour le plus grand bien de mon âme : il était nécessaire que mon Père spirituel me fît, lui aussi, souffrir quelque peu. Jusqu’au jour où, comme je l’ai dit, Dieu l’éclaira et lui fit découvrir la tactique du démon.

(I/Ch.115) Tout ce que je viens de relater n’est pas survenu à l’improviste. Mon bien-aimé m’avait averti d’avance que j’aurais à souffrir par le fait de mon Père spirituel et d’autres personnes qui m’étaient des plus attachées. Dans cet état de souffrance passive, j’avais été averti qu’il ne me viendrait aucun secours, aucune consolation de personne, afin que cette souffrance fut toute pure et sans mélange. Je suppose que notre seigneur m’avait averti afin de me permettre de m’armer contre cette souffrance, pour l’heure où elle surviendrait. On dit habituellement que les coups auxquels on s’attend font moins mal. Il n’empêche que lorsque je les ai reçus ils m’ont cruellement blessée et que j’en ai beaucoup souffert. J’avais peine à supporter cette raideur inaccoutumée de mon Père spirituel. Il m’adressait à peine la parole et son attitude restait sévère.

Un jour même je m’en plaignis à lui, amèrement renversant un torrent de larmes. Je le suppliais humblement de ne pas me repousser, de ne pas me refuser l’aide de sa main paternelle. Je lui dis que je me sentais attaquée de toutes parts, abandonnée du ciel et la terre, de Dieu et des hommes et que, sans son aide, je ne parviendrais jamais à soutenir l’état de privation où mon âme se trouvait plongée.

Afin que ma souffrance fût plus intense, notre seigneur permit que je n’obtinsse de mon directeur ni secours ni réconfort. Son accueil sévère ne fit supposer que ma demande ne lui plaisait pas, qu’il n’avait plus pour moi que de l’aversion. Cette impression me brisait le cœur. Alors, ne sachant plus où me tourner363 je pris dans mes deux mains la petite croix de mon chapelet et me mis à lui parler tout en versant des larmes en abondance : «Mon bien-aimé Jésus, dis-je, Vous savez mon innocence et qu’on m’accuse sans raison. Vous savez la droiture de mon cœur et que mon seul désir est de chercher à Vous plaire. Vous savez que tous et toutes me condamnent et le repoussent. Mais si tel est Votre bon plaisir je me résoudrai volontiers à mourir avec Vous sur la croix. Laissez-moi souffrir en Votre compagnie. Vous êtes mon seul ami, le seul compagnon qui me reste dans l’extrême et dur abandon où j’ai été laissée». [.......]

O divines inventions de l’amour! Notre Seigneur voulait m’attirer à lui, tout entière, par un détachement radical de toute créature. Car une âme, lorsqu’elle ne trouve plus d’appui chez ses plus chers amis, chez ceux qui, après Dieu, étaient ses vrais soutiens, se sent admirablement stimulée à détacher son cœur de toutes choses, à ne plus faire attention aux hommes pour se réfugier en Dieu, pour se presser en lui avec force. Désormais elle ne cherche plus son repos et son refuge qu’en Lui seul; car c’est en Lui seulement que l’âme peut trouver la stabilité et la paix. Tout le reste n’entraîne que tourments, inquiétudes et angoisses du cœur.

(I/Ch.116) Mon bien-aimé voulait m’éprouver davantage et me purifier comme l’or par le feu. Le temps n’était pas venu de me libérer de cette dure et triste prison où l’état de déréliction, d’obscurité et de souffrance passive avait enfermé mon âme. Il se passa donc un temps assez long avant qu’il me fut possible de trouver, par la Foi, quelque accès en Dieu et de goûter la paix intérieure et la tranquillité du cœur. Dieu sait cependant si je m’efforçais d’y parvenir! Jamais je n’ai cessé de faire tout ce que je pouvais et je me préparais, par la pratique des vertus, par une stricte attention à me mortifier en toutes choses, à renoncer à tout ce qui n’est pas Dieu.

J’avais désiré faire : je ne parvenais pas à me rapprocher de Dieu. Je restais tout entière dans mes propres limites. Mon bien-aimé demeurait loin de moi, caché par des voiles, comme s’il ne m’avait pas vu, comme s’il se désintéressait de moi. Il s’était enfui au loin et semblait prendre plaisir à me voir lutter toute seule aux prises avec ma nature mal mortifiée. Celle-ci me donnait du fil à retordre, plus que je ne saurais dire, et le soir il m’arrivait d’être plus fatiguée d’avoir lutté contre moi-même et de m’être fait violence que si j’avais bêché et creusé la terre pendant toute la journée.

Aussi bien il me fallait achever mon terme et mourir de morts cruelles et répétées. Ainsi en avait disposé notre seigneur. Et j’ai appris de cette manière que tous nos efforts, tous nos travaux sont vains quand le bien-aimé, par sa grâce, ne met pas Lui-même la main à l’ouvrage. Aussi sommes-nous contraints d’affirmer en toute certitude et de conformer notre conduite à cette vérité : que tout bien et tout mérite en nous vient uniquement de Dieu.

L’avertissement que tous me feraient souffrir lorsque je serai placé dans cet état de privation et de déréliction, notre seigneur me l’avait donné plus d’une demi-année à l’avance. Au moment où Il me l’annonça, il n’était question de rien de tout cela. Le fait surtout que mon Confesseur et ceux qui m’étaient le plus attachés me ferait souffrir était invraisemblable à cette époque.

(I/Ch.117) Je voudrais citer ici quelques dures épreuves et quelques difficultés que notre seigneur me fit supporter :

J’étais alors tentée de ne point faire profession dans le genre de vie que nous menions. Il me semblait que je m’en repentirais après coup; que ce n’était pas là ma vocation et que je ferais mieux de conserver ma liberté; que si je m’engageais par vœu il en résulterait un grand dommage pour mon progrès spirituel et qu’au lieu de suivre les conseils de votre Révérence je ferais mieux de n’écouter que mon propre sentiment. Au contraire — me semble-t-il —, si je devais persévérer dans cette voie, mon salut y serait compromis, je risquerais d’être damnée, car je sombrerais certainement dans le désespoir, ne serait-ce qu’au moment de la mort. Et quel jugement sévère ne devrais-je pas m’attendre alors à cause de cette charge d’âmes que j’aurais assuré sans nécessité? Devais-je obéir en cette matière? Mon vœu d’obéissance ne me liait pas à ce point.

Ces pensées me causaient une souffrance et une anxiété indicibles. Je ressentais certes une certaine bonne volonté pour m’acquitter comme il fallait de mes obligations; et je voyais très bien ce que j’aurais dû faire et que je ne faisais pas. Mais d’autre part il me semblait ne pas pouvoir agir autrement, quels que fussent mes efforts. Tout cela se produisait à l’occasion de ces états de déréliction, d’obscurité, d’aridité où j’étais plongée si souvent. Je ne savais plus rien; j’oubliais les exercices de la pratique des vertus, de l’oraison, de la présence de Dieu. Et j’avais l’impression d’en avoir été privée par ma faute, à cause de mes négligences et manquements. Pour le surplus, je devenais ainsi la cause que les sœurs ne progressaient plus comme il le fallait dans le chemin de la perfection. Je les laissais dans l’ignorance, sans les éclairer. Elles ne recevaient plus non plus ni consolation, ni réconfort, ni aliment spirituel. Quand pouvait-il résulter à la longue si ce n’est un scandale? Car je serais finalement forcée de tout abandonner si je voulais éviter de sombrer dans le désespoir.

En outre, les sœurs ne trouvant aucune satisfaction chez moi, elles seraient bientôt rongées, consumées par leur mécontentement. Se sentant trompées, surtout par moi, elles porteraient dans leur cœur un véritable enfer de trouble et d’insatisfaction. Je croyais leur donner mauvais exemple en toutes choses, les scandalisant par ma vie grossièrement naturelle et imparfaite. [......]

Parfois j’éprouvais un sentiment très vif, — et combien pénible à supporter —, de la rudesse, de la malice, de la méchanceté que je croyais découvrir en moi. En pleurant je m’adressais à moi-même des paroles de haine et de mépris, disant : «Si quelqu’un, si les sœurs, si les Supérieurs me connaissaient telle que je me sens être, ils me jetteraient dehors. Comment peuvent-ils me tolérer ici?» «Mais je m’abandonne à votre très chère volonté, mon bon Jésus, pour l’éternité. Faites de moi selon votre divin bon plaisir. Si Votre Majesté en a ainsi disposé et que votre juste jugement me condamne au feu éternel, que Votre volonté se fasse, pourvu que là je ne doive pas Vous haïr, Vous irriter et blasphémer, mais que je puisse au contraire Vous aimer, Vous qui êtes si digne d’amour».

(I/Ch.118) L’autre tentation que j’avais à subir était de souhaiter que je n’eusse jamais existé. Pendant l’office divin j’éprouvais une sorte de haine ou d’aversion pour les religieux. Il se formait en moi mentalement des paroles injurieuses à leur adresse, comme si leurs chants et la louange de Dieu m’avaient ennuyée ou agacée. Mon cœur était plein d’amertume pour eux et pour mes sœurs. Quoique leur innocence fût entière et qu’elles ne me donnaient aucune raison, j’avais peine à supporter leur présence et leur conversation. En outre il me venait des tentations de gourmandise, d’envie, de colère, de découragement, de mélancolie, de blasphème. J’étais tentée de désespérer de mon salut, d’attenter à ma vie ou de m’enfuir et de quitter honteusement la maison.

Pendant tout le temps que durèrent ces tentations violentes, j’entendais ou sentais en moi les reproches et les critiques de «quelqu’un». Il disait : «Voyez donc la supérieure qu’on a placée ici pour conduire les autres, les édifier, les enseigner! O toi apparence sans consistance réelle! Comment les gens ont-ils pu s’y tromper? Qu’on te jette dehors : tu es indigne de cette maison. Voilà donc la méchanceté qui règne en maîtresse chez toi. Distingues-tu bien ton véritable fond? De ce fonds il ne peut remonter à la surface que boues, fanges, etc.»

Mais votre Révérence saisit-elle bien l’état où j’étais pour lors dans l’oraison et chaque fois que je me tournais vers Dieu? Plus je faisais effort pour me tourner vers lui et pour faire oraison, plus j’éprouvais de souffrances et de peines de l’esprit. J’étais comme suspendue à quelque gibet, entre ciel et terre, pieds et poings liés, abandonnée, repoussée par Dieu, par les hommes, par tout ce qui est au ciel et sur la terre. De toutes parts je me sentais torturée, tourmentée; et rien ne pouvait m’aider, rien ne pouvait soulager ou adoucir l’excès de ma souffrance. Cependant je m’efforçais de pratiquer quelques actes de foi, d’espérance, d’amour, des actes d’abandon et de (illisible), et ainsi de suite. Cela n’y changeait rien. Rien ne semblait capable de me procurer le moindre réconfort. Ce remède que j’avais employé jadis au cours des tentations et des assauts et qui m’avait aidée à me maintenir au milieu de la tempête ne produisait plus son effet.

Tous les moyens de secours m’étaient enlevés et je semblais livrée à une foule de mauvais esprits qui me tourmentaient et me torturaient autant qu’ils pouvaient et auquel Dieu avait donné puissance sur moi. Parfois je croyais entendre leurs cris : «Voici, — me disaient-ils —, un petit avant-goût de ce que tu devras souffrir dans l’éternité!»

Cependant, au cours de ces souffrances, je ne crois pas qu’un seul instant me fit défaut la volonté foncière de me résigner au bon plaisir de Dieu, même s’Il avait décidé de me faire souffrir ainsi éternellement.

Mais le temps d’un Ave Maria me semblait long comme un jour. Pour le reste je ne savais plus ce qu’est le bien, la vertu. Tout était voilé, recouvert par les vagues déchaînées et les hurlements de tempête des mouvements mauvais, des inspirations perverses qui ne me laissaient guère de répit. J’ai dit qu’il me restait une résignation foncière à la volonté divine; car pour la résignation sensible je ne l’apercevais presque jamais.

(I/Ch.119) Je me sens inclinée à relater ici les forts dégoûts et les révoltes de la nature que j’éprouvais pour tous les exercices spirituels, de jour comme de nuit. Le lever, les veilles, le jeûne, l’oraison : pour pratiquer tout cela, j’étais comme forcée de pousser mon corps ou de le traîner. Il était comme une bête récalcitrante qui ne veut pas vous suivre. Il m’arrivait, la nuit ou le matin, de me faire autant de violence pour me lever que s’il s’était agi de tirer un bœuf de quelque fossé. Je devais mettre en œuvre tout ce que je possédais de force, car sinon mon corps serait devenu le maître. Parfois, pour me donner du courage, j’interpellais mon âme et lui disait : «Tâche seulement de vaincre ton corps,, sinon c’est lui qui te vaincra».

Tous ces efforts pour me dominer me faisaient ressentir une souffrance si vive que mon corps semblait tout meurtri et douloureusement sensible. Mon bien-aimé me laissait endurer tout cela et me rendait la souffrance amère à l’extrême, sans me faire ressentir la moindre aide sensible de sa grâce. Je me sentais entièrement livré à mes propres forces. Je sais bien qu’II m’assistait d’une façon imperceptible et que Sa main puissante et bonne me soutenait. Sans cela j’aurai succombé et le fardeau trop lourd que je devais porter m’aurait écrasé. Aussi est-ce par la grâce de Dieu que je n’ai jamais rien fait, pour autant qu’il me souvient, ni rien omis qui ne fût selon les prescriptions de la Règle.

(I/Ch.120) J’éprouvais les mêmes dégoûts et révoltes de la nature lorsque je me retirais dans la solitude de notre cellule. Mon sang semblait se figer et tout mon être se crispait d’angoisse et d’horreur. Comment, me disais-je, passer le temps dans une telle déréliction, dans une si grande sécheresse de l’esprit? Sans compter les distractions, les tentations, les tortures du cœur.

Parfois je reprenais courage, acceptant de boire le calice amer, embrassant la croix. Je prenais la résolution de persévérer et de souffrir à fond, sans consolation et sans chercher en rien le moindre adoucissement voulant nuement le bon plaisir de Dieu. Mais il m’est impossible de dire combien cette souffrance m’était cuisante, dure, amère, et avec quelle acuité je la ressentais.

Il me semble que l’état où je me trouvais pourrait se comparer à celui des âmes du purgatoire, qui sont privées de consolation, soulagement adoucissement de leur souffrance. De quelque côté qu’elle se tourne elle ne ressente partout que peine tristesse insoutenable. Et cependant elles ne cessent de pousser des gémissements d’amour, dans leur désir d’être auprès de Dieu. Car la privation de la vision face-à-face est leur plus grand tourment. Ainsi de même j’avais beau me tourner de n’importe quel côté, je me trouvais seule, comme une repoussée. J’étais privée de tout sentiment de la présence de mon bien-aimé vers qui, dans la triste solitude où j’étais, j’élevais mes plaintes d’amour. Mais Il ne me répondait jamais. Et la privation de Sa présence rendait bien triste et lourde à porter la solitude de notre cellule.

V. Fin de la nuit obscure.

(I/Ch.121), Mais voilà : notre seigneur est fidèle et ne charge personne au-delà de ses forces. Aujourd’hui je puis m’écrier avec le saint prophète David : Il m’a mené à travers l’eau et le feu et il m’a conduit au lieu du rafraîchissement. Voici que les plaies sont pansées, les blessures guéries. Le petit enfant est né, les douleurs sont oubliées. Et les fruits que je crois avoir récoltés de cet état de souffrance et de déréliction me semblent très grands.

Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.

Aussi Dieu est-il devenu l’objet de mes aspirations d’une façon plus pure et plus essentielle, j’entends : selon son être et non selon ses attributs.

La subtile recherche personnelle et l’amour-propre naturel sont presque entièrement morts. Je n’abandonne plus aveuglément à Dieu. La foi est devenue plus vivante et plus nue. Je fuis plus habituellement tous les objets où ce n’est pas le bien-aimé seul que l’on veut, que l’on trouve et que l’on aime exclusivement.

Il y a maintenant plus de soumission à Dieu et à des supérieurs. Il y a moins de préférences, de désirs, de refus. Il me suffit de distinguer un signe, si léger soit-il, de la volonté de notre seigneur. Je me sens parfaitement disposée à tout ce qui sera exigé de moi par mon bien-aimé ou par l’obéissance. En un mot : une parfaite indifférence à tout, toutes choses étant égales. Mais en même temps une disposition foncière à me quitter, à me dépouiller de mon moi, à me renoncer, sans chercher en quoi que ce soit repos ou soutien.

(I/Ch.122) Depuis ce temps, mon bien-aimé a commencé de me traiter d’une façon plus aimable et plus douce. La nuit de l’âme n’était pas encore entièrement passée, mais cependant mon bien-aimé me faisait parfois une visite inattendue. Cela durait une demi-heure, une heure parfois. Il me laissait percevoir sa présence en moi. Sans doute voulait-il me consoler, me réconforter, afin de ne pas me laisser sombrer dans le découragement où m’eût inclinée une trop longue privation de sa présence perçue. Il semblait avoir pitié de ma pauvre nature, malade et tourmentée, qui me faisait élever vers lui mes plaintes et mes soupirs amoureux.

Pour me consoler, il me fit comprendre alors que ces souffrances passées et cette déréliction de l’âme n’étaient pas la punition de quelques fautes, comme je l’avais craint parfois. Je vis qu’il n’était pas irrité et ne m’avait pas repoussé ni rejeté, comme le démon tentait de me le faire croire afin de me pousser au désespoir.

Notre seigneur me fit comprendre que tout cela n’était qu’un effet d’une bonté et d’un amour sans limites; qu’en me faisant souffrir il voulait obtenir satisfaction pour les péchés et les infidélités de certains. Car ces péchés étaient, aux yeux de Dieu, plus graves que ne le croyaient ceux qui les commettaient.

Ceci ne fit entrevoir la grande malice du péché puisqu’il entraîne des souffrances et des châtiments si durs à supporter. Ces souffrances, je n’aurais pas consenti à les endurer un jour seulement si même j’avais ainsi pu gagner un empire. Mais s’il s’agit de satisfaire ainsi la justice divine et faire amende honorable à Dieu, je suis prête à les souffrir encore. Je considérerais comme une faveur et un honneur de pouvoir le faire. Notre seigneur me laisse entendre que cet état de souffrance et de déréliction perdurerait encore quelque temps, mais qu’il aurait moins de rigueur. Comme on le verra par la suite, les choses se sont ainsi réalisées.

(I/Ch.123) Pour le surplus notre seigneur m’ordonna de pratiquer strictement la retraite et le silence afin de que ma souffrance soit complète, sans adoucissement, sans consolation de la part des créatures. Mon bien-aimé ne tolère pas en moi de tels soulagements. Quand Il le jugera nécessaire, Il viendra lui-même consoler, — comme Il l’a fait quelquefois, rarement, après l’un ou l’autre assaut trop dur ou une peine trop cuisante. Dorénavant il veut être ma seule consolation, mon unique satisfaction. Il dit : Celui qui cherche à goûter quoique ce soit en dehors de Moi, il lui est impossible de me goûter. Ceci m’a poussé à détester davantage et à rejeter plus radicalement tout ce qui n’est pas mon bien-aimé; et je me suis écrié avec l’apôtre Saint Paul : j’ai tenu toutes choses pour de l’ordure afin de posséder le Christ.

C’est dans cette voie que je devrais progresser sans faiblir, parce que ce silence intérieur me sera très utile plus tard, lorsque mon bien-aimé (selon qu’Il me l’a montré) travaillera mon âme à l’insu de tous et sans que personne y puisse faire empêchement. Si ce que j’ai cru comprendre intérieurement et si les lumières que j’ai reçues à ce sujet ne sont pas une tromperie, notre seigneur m’a promis de très grandes choses. Il me révélera mon âme. Il l’éclairera, Il se donnera à moi lui-même et s’unira à moi.

(I/Ch.124) Je suis donc restée très longtemps encore dans un état d’aridité et de déréliction. Cependant notre seigneur me visitait de temps en temps en me faisant percevoir, comme je l’ai dit déjà, le fait sensible de ses grâces. Sa faveur était brève et passait aussitôt. Parfois elle demeurait un peu plus longtemps. Lorsqu’elle m’était donnée, le chemin d’accès à Dieu s’éclairait et s’ouvrait devant moi, si bien qu’il me semblait ne plus exister d’intermédiaires entre Dieu et mon âme.

Alors c’était en moi la pleine lumière du jour et je pensais que la nuit ne reviendrait plus jamais. Je me trompais. Bientôt se formait un brouillard, un obscur nuage où mon bien-aimé se cachait. Je ne pouvais plus le voir, je ne percevais plus sa présence. Mais cependant je n’éprouvais plus les tourments intérieurs aussi cruels et il ne me venait plus les assauts et les tentations subtiles de jadis. Ce que je subissais alors était simplement un état d’aridité, de sécheresse, d’obscurité et de vide intérieur.

Quand je me trouvais dans cet état, je ne parvenais guère à faire convenablement oraison. Tous les exercices spirituels je les pratiquais sans sentiment de dévotion, comme si je ne les pratiquais pas. J’éprouvais plutôt une certaine aversion, un certain dégoût. Il en était ainsi même pour la confession et la communion. Je ne parvenais pas à atteindre de recueillement. Aucun bon mouvement, aucune chaleur de sentiment. Il demeurait cependant en moi une certaine force non sensible et non perceptible; et cette grâce puissante me retenait d’incliner les affections vers les créatures ou de rechercher des commodités matérielles.

Au contraire, une habitude s’était formée en moi et comme une inclination naturelle au bien, à la vertu, à ce qui est parfait. Cette inclination allait de pair avec une aversion et un dégoût de tout ce qui est imparfait. Mais cette grâce était enfouie si profondément dans le fond de mon âme que je ne la sentais pas ni ne la percevais. Notre seigneur agissait ainsi, je crois, pour me dépouiller entièrement de tout secours et de toute certitude sensible où la nature aurait pu s’appuyer et où elle risquait de s’attacher.

(I/Ch.125) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire.

Tout mon être se sentait prêt et disposé à accomplir la volonté divine, promptement et d’un cœur joyeux. Nulle part ailleurs qu’en mon bien-aimé et en ses saintes volontés je ne trouvais vie et satisfaction. Et pourtant, dans l’état où j’étais alors tout cela s’opérait d’une manière non sensible et n’apportait à la nature aucune saveur ni aucune joie.



Je ne sais si l’on me croira. Peut-être pensera-t-on que je ne me comprends pas bien moi-même ou que j’explique mal l’état d’une âme placée dans le dénuement, l’aridité et la déréliction comme l’était mon âme. Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés.

Quant à la sensibilité et l’expérience sensible, j’étais comme une terre stérile et sans eau, une terre abandonnée vide. Parfois, de toute une journée, je n’avais pas conscience d’avoir ressenti un seul bon mouvement ni d’avoir réussi à fixer mon attention en Dieu, tout au moins pendant un temps appréciable. Quelle qui fussent mes efforts je ne parvenais pas, me semble-t-il, à rester recueillie la durée d’un seul Pater. Mes puissants internes étaient comme déchaînés. Elles s’égayaient au-dehors; et je ne savais même pas après coup sur quels objets elles s’étaient fixées et ce qui les avait distraites. Cependant je les ramenais sans cesse dans le silence de ma solitude sans image.

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloigné de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est fait, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

(I/Ch. 126) Étant dans cet état je jouissais néanmoins d’une grande paix intérieure. Je n’aurais pu vouloir ou désirer me trouver dans un autre état, car je sentais trop bien que tout ceci était le résultat d’une action spéciale de Dieu, ou tout au moins d’une permission divine. Dieu voulait certes me conduire à une connaissance beaucoup plus profonde et parfaite de moi-même et de mon néant. Une connaissance à laquelle je ne pouvais parvenir sans son assistance constante et son aide très particulière. Et cette connaissance, comme elle était devenue claire et expérimentale en moi!

Cette paix intérieure si grande et cette tranquillité que je possédais dans l’état de privation et de pauvreté résultaient de la conformité de ma volonté à la volonté divine. J’avais obtenu cette conformité par des renoncements continuels et par la mortification de ma volonté propre. J’avais acquis l’habitude de la faire céder et abdiquer en abandonnant librement au bon plaisir de Dieu en toutes choses. Jamais je n’avais consciemment fait place dans mon cœur à quelque désir, à quelque prédilection quant aux choses temporelles ou même éternelles, quant à la nature ou quant à l’esprit. Je ne voulais que la chère volonté de Dieu.

C’est là que j’avais pris l’habitude de chercher mon seul repos et ma seule satisfaction. Et sans doute il en a coûté bien des morts à la nature. Notre seigneur m’a servi en quantité des plats très amers, au point que je ne goûtais plus la différence de l’amer et du doux, de la privation et des faveurs. Et je n’ai plus eu envie de rien, pas même de ce qui a trait à l’esprit.

S’il m’avait été accordé liberté de choisir, de préférer, de désirer, il me semble qu’il eut été impossible d’user de cette liberté, car ma volonté semblait morte, anéantie ou tout au moins, dépouillée de tous les désirs imparfaits du vouloir propre. Ma volonté étant ainsi unie à celle de Dieu, toutes choses, tout état intérieur m’était devenu également agréable. Ils étaient tous pareils pour moi. Oh, quel merveilleux échange n’a-t-il pas fait celui qui a donné sa volonté à son bien-aimé! Un gain spirituel incomparable répond à la perte d’une volonté propre en celle de son bien-aimé! Pour le peu que l’on donne que ne reçoit-on pas en retour!

(I/Ch.127) À dater de cette époque-là, il se mit à faire jour dans mon âme, de mieux en mieux. Notre Seigneur commença à y projeter quelque rayon de lumière pour dissiper les épais brouillards qui recouvraient mon intelligence et me permettre de mieux saisir désormais les vérités divines. Dorénavant il me serait possible de mieux vivre en lui par le regard purifié et plus clair de la foi. C’est pourquoi la grâce divine me fit voir certaine perfection de vertu et y tendre, inclinant doucement ma volonté à les pratiquer en toute fidélité. Il s’agissait avant tout de la vertu d’humilité avec toutes ses propriétés et qualités. Je me sentais incitée à la pratiquer à toute occasion avec aisance et a trouver satisfaction dans cette pratique, comme je vais le dire.

Les effets ou les fruits principaux que cette grâce produisit dans mon âme furent de me faire pénétrer d’une façon particulière et très profondément dans le fond de mon être. J’y découvris, éclairée d’une vive lumière, les sentiers les plus secrets et les plus cachés de la plus grande humilité, du renoncement, de l’anéantissement mon moi. Cette lumière me faisait voir du même coup les ruses subtiles, les inventions malignes d’une nature qui recherche son bien propre et qui fait sans cesse valoir ses raisons ou ses prétextes dans tout ce que nous faisons ou omettons, dans toute notre activité extérieure. Et cette nature ne cherche rien d’autre que d’éviter ce qui tend à l’humilier et à l’abaisser. Par l’orgueil héréditaire et invétéré qui est en elle, elle est devenue l’ennemi juré de l’humilité vraie. De toute sa puissance et de toutes ses forces elle se dresse contre cette vertu chrétienne divine qui lui est directement opposée.

Il m’apparut que ces lumières étaient le fait d’une grâce très spéciale. Notre seigneur m’avait ouvert les yeux. Reconnaissant enfin ces faussetés et tromperies de la nature je pouvais les fuir. Cette lumière était non seulement utile, mais nécessaire pour me permettre de poursuivre courageusement et avec constance la mort spirituelle de la nature, en toutes choses et en toute occasion. Celui qui marche les yeux ouverts et dans la clarté du jour ne risque guère de trébucher.

(I/Ch.128)

Le fruit que produisit en moi cet esprit d’humilité fut de conformer plus parfaitement ma volonté à celle de Dieu. Vouloir ce que Dieu veut, ne pas vouloir ce qu’Il ne veut pas, et cela en toutes choses : dans ce qui me concerne personnellement comme dans ce qui touche les autres; dans ce qui m’est favorable ou défavorable, dans l’amertume ou la douceur, dans la facilité ou la difficulté, dans les souffrances, les peines, les maladies, les dérélictions, dans la privation de consolations divines et humaines, dans l’humiliation, la critique, le jugement faux et les accusations mal fondées, etc.

La grâce de Dieu me donnait de goûter en tout cela une saveur particulière qui était celle de la volonté divine. Je goûtais la volonté du bien-aimé pour elle-même, sans prendre garde et sans penser à mon propre intérêt, à mon repos ou à ma satisfaction, ici-bas ou plus tard. C’est pourquoi j’ai dit que je savourais la volonté divine en soi. Jamais avant ce temps je n’avais pratiqué à ce degré, je crois, la conformité voir l’identité de ma volonté à la volonté divine. Tout au moins, je ne l’avais jamais pratiquée avec autant de constance.

Je ne comprenais plus que quelqu’un pût éprouver de la souffrance d’une chose qui lui arrive par la volonté ou avec la permission du bon Dieu. Il me semblait qu’une âme dont le seul désir est de retrouver Dieu, dont le seul effort est de mourir à soi et de se renoncer par amour pour son bien-aimé, doit découvrir en toutes choses une occasion de joie, de consolation et de paix. Dans tout ce qui lui arrive elle doit conserver la tranquillité de l’esprit, une paisible égalité que rien ne saurait ni ne pourrait troubler.

C’est à juste titre que l’on dit que la volonté et les bons plaisirs de Dieu sont, pour le bienheureux, comme un lit moelleux où il se repose sans fin. Quelle agréable nourriture pour l’âme amoureuse que cette très chère volonté de Dieu; quelle couchette commode et douce pour y reposer éternellement! Toutes les difficultés, quelques lourdes à porter qu’elles soient, deviennent légères quand l’âme a les yeux ouverts et voit quel est le bon plaisir de Dieu. Au vrai, dans ces moments je riais de tout ce qui jadis me faisait gémir et pleurer.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas y reposer ni m’y attacher. J’ai compris que je ne devais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. Il ne faut pas que la mort de la nature soit retardée par ce moyen. Car l’esprit solitaire et séparé de toutes choses doit pouvoir s’attacher uniquement au Bien suprême et à l’Être sans image de Dieu, en parfaite pureté. J’ai compris que cette saveur de consolation, cette joie et cette satisfaction, il me faudrait les dépasser doucement, sans y prêter attention; car tout cela n’étant pas Dieu lui-même ne saurait être pour nous la fin la plus haute.

(I/Ch.129) Et voici le caractère et les états d’âme que ce nouvel esprit d’humidité commença dès lors à imprimer et à réaliser en moi. Je fus de plus en plus profondément établie dans une humilité réelle par une connaissance très essentielle et claire de mon néant et par une mésestime singulière de ma propre personne. Il me semblait habiter maintenant comme au creux d’une très profonde vallée, dans l’humiliation essentielle, le mépris, la méfiance et l’anéantissement de mon moi.

Si, au cours des années précédentes je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : «Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre d’être compté au nombre des créatures de vos mains. Je ne suis pas digne de jouir comme elles de tous vos bienfaits, bénédictions et grâces. Je ne suis même pas digne de ces bienfaits que vous faites aux créatures qui n’ont pas été douées de raison et qui reçoivent ce qu’il faut au corps : la nourriture, la subsistance. Comment oserais-je me comparer à elles, moi qui si souvent ai offensé et irrité Dieu, le Bien suprême, tandis qu’elles n’ont jamais fait pareille chose?

De cette humble reconnaissance de moi-même découle une paix inamissible. Les pensées d’humilité ne troublent jamais la paix. Bien au contraire : elles nourrissent la paix intérieure et cette paix, jointe à la douceur et à la tendresse de l’amour divin, réjouit l’âme tout entière et la guérit. Elle la revigore aussi et la rend capable de souffrir et de supporter avec joie bien des assauts. L’expérience m’a prouvé bien souvent que l’humilité réelle couvre comme d’une sauce agréable au goût tous les objets d’amertume et de souffrance, intérieure ou extérieure, qui nous sont envoyées. Ce qui de soi est arrêté à la nature, elle l’adoucit. Les fardeaux les plus lourds à porter deviennent légers. Tout se change en repos intérieur, paix et satisfaction du cœur.

(I/Ch.130) J’estime que celui qui est parvenu à ce degré d’humidité ne saurait plus être attristé ou troublé par rien de ce qui lui arrive, à lui ou à d’autres. Jamais il n’aura l’âme lourde, mais il conservera en toutes circonstances le repos, le silence, la paix intérieure. Ni les vexations qui viennent des hommes ni celles des démons n’auront prise sur cette âme. Et pourquoi? Parce qu’étant si petite elle parvient à se faufiler à travers tout. Avec une tranquille adresse, elle glisse entre les doigts de ceux qui pourraient l’attrister, la troubler, la faire souffrir. Elle est comme ces petits poissons qui, pris dans le filet, parviennent toujours à s’échapper à travers les mailles et continuent de nager librement. Quel trésor pour une âme qui en est arrivée là! Un trésor que personne ne pourra lui ravir, car cette paix qu’elle possède, rien ne saurait la détruire.

Même lorsqu’elle remarque que les hommes la haïssent, la persécute, la couvre de leurs railleries ou de leurs affronts; lorsqu’elle voit que d’aucuns, qui lui devrait le respect, l’interpellent parfois d’une façon impolie, impertinente ou grossière, elle ne se trouble pas pour autant. Rentrant doucement en elle-même et s’enfonçant dans sa petitesse, elle n’a aucune peine à oublier tout cela, en Dieu. Et elle se dit : «Ces gens ont bien raison me détester, de me persécuter, de me mépriser. Si on ne me respecte pas comme on devrait, qu’importe. Y a-t-il en moi quoi que ce soit qui puisse les attirer, et s’attacher à moi, leur inspirer le respect ou l’amitié?»

L’âme ne ressent d’ailleurs aucune amertume ni aucune aversion pour personne. Car en toute sincérité du cœur elle croit qu’on ne lui fait aucun tort. Aussi ne saurait-elle se plaindre de personne ni accuser qui que ce soit. Jamais elle ne juge une autre âme plus imparfaite qu’elle-même. Et quand elle s’aperçoit que ceux qui lui ont fait injure sont revenus à de bons sentiments et s’accusent de leur faute, elle leur pardonne de tout cœur et ne se souvient même plus du mal qu’on lui a fait. Pour ceux-là elle sera aimable et pleine d’amitié, comme s’ils ne lui avaient jamais rien fait. Elle se comporte avec eux comme avec ses meilleurs amis. Elle excuse leur faute tant qu’elle peut. Elle ne voit pas ce qui peut être chez eux malice ou défaut de vertu. Mais elle croit que Dieu a permis toutes ces choses pour son plus grand bien et de cette façon elle voit le bien partout et ne se laisse troubler par rien.

(I/Ch.131) Il en va de même lorsque l’âme se trouve dans un état de pauvreté d’esprit et comme abandonnée de Dieu. Il lui semble que son Ami divin ne veut plus s’occuper d’elle. Il la repousse et l’a rejetée de devant sa Face. Mais quand ceci lui arrive, l’âme se dit : «Le bon Dieu a bien raison de m’abandonner comme il le fait. Qu’y a-t-il en moi qui pourrais plaire à Dieu? Qu’est-ce qui me rendrait digne de son amour et de ses faveurs? Que de fois n’ai-je pas fait mauvais usage de ses grâces; que de fois ne les ai-je pas négligées? Aussi dois-je louer Dieu de sa justice et le remercier. C’est trop déjà qu’Il daigne me compter au nombre de ses créatures et me supporter en sa présence». L’âme est très loin de s’attendre à être visitée par Dieu; elle ne le désire même pas pour la joie personnelle qu’elle en aurait. Non, mille fois non : elle glisse au-dessous de ses faveurs, sombrant dans son néant où elle se tient en paix et dont elle se contente.

Mais j’étais insatiable quand il s’agissait de m’amoindrir, de m’abaisser, de descendre dans l’abîme. Plus je m’enfonçais dans mon néant, plus je m’établissais dans ce vide, et plus aussi à tous instants je me sentais attiré à m’y enfoncer davantage. Grâce combien insigne que le bien-aimé m’accordait! Elle me semble plus grande et plus utile et plus précieuse que toutes les illuminations, que toutes les activités divines que Dieu n’avait jamais opérées en moi. Car cette grâce qui m’avait établi dans l’humilité foncière m’avait aussi placé sur le chemin qui mène à Dieu; et ce chemin était tellement sûr que le moindre doute n’y était plus possible, ni l’ombre d’une erreur ou d’une tromperie.

Cette humilité avait aussi ancré en moi des vertus si essentielles et parfaites qu’elle semblait y avoir engendré une collection complète de toutes les vertus. Tout mon être en était comme imprégné. Hélas, je ne suis pas toujours restée dans un état aussi parfait et j’en ai eu bien du remords. Il a fallu assez longtemps et il m’a coûté bien des efforts avant que ces vertus ne fussent essentiellement en moi, comme faisant partie de ma nature.

Mais au temps où m’était donnée cette grâce de l’humilité d’esprit, les défauts, l’amour-propre, la recherche personnelle, etc., n’aurait pas pu trouver place en moi. En ces moments l’âme ne semble plus être pécheresse et aucun mal ne parvient plus à l’approcher. L’esprit d’humilité avait rendu le fond de mon âme si pure, si dépouillée, si détachée, si déiforme, si clair et silencieux et pacifié, si éloigné de toute créature que s’il m’avait été dit que je devais mourir dans quelques minutes je n’aurais pas pu me préparer mieux à la mort. Car j’étais prête à tout moment et disposée à quitter mon propre corps. Ici-bas plus rien ne m’attirait où mes affections et mes désirs eussent pu m’attacher.

(I/Ch.132) Cependant tandis que je me tenais ainsi toute petite, perdue au fond d’une vallée d’humilité et que je lui trouvais dans une paix parfaite sans prétendre à rien et sans rien désirer, non pas même les faveurs de mon bien-aimé, voici que notre Seigneur, sans que je m’y fusse attendu, fit briller soudain et scintiller dans mon âme un rayon de sa divine lumière. C’était comme le rayon d’un soleil éclatant qui soulevait mon âme et toute sa puissance d’aimer et, d’une façon tout inaccoutumée, l’attirait suavement vers les hauteurs de Dieu. Mon âme sentait s’allumer en elle le feu croissant d’un ardent amour dont la force me poussait et m’élevait vers Dieu.

Ceci n’a rien d’étonnant, car ce n’était que la suite normale d’un état d’extrême humilité. On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

Ce rayon de la clarté divine m’a donné quelques lumières et m’a permis de connaître certaines propriétés et conditions de ce néant où fut placée l’âme anéantie. J’ai vu ce qui favorise le véritable anéantissement et ce qui le retarde ou l’empêche. Mais je ne sais pas comment je pourrais traduire en parole cette connaissance aussi clairement que je l’ai perçue par illumination. J’ai compris et j’ai vu que seul ce véritable néant est capable de recevoir Dieu, et que toute mon attention, tous mes efforts devaient être orientés à atteindre ce parfait dépouillement et à le conserver sans cesse. Car ce n’est que dans une âme anéantie que Dieu peut vivre sans obstacle et qu’Il y peut, par elle, agir selon Sa très chère volonté.

Ce néant, me semble-t-il, est comme une mort spirituelle de l’homme tant intérieur qu’extérieur. Cette mort doit être de tout temps et de tous instants; elle ne tolère aucune vie, ne ressent aucun mouvement d’amour naturel, n’éprouve aucune affection aux choses créées en dehors de Dieu. L’âme dépouillée jusqu’à ne plus être rien ne prête plus aucune attention aux choses; elle les perd et les anéantit en Dieu. Son fond le plus intime doit être vidé de tout, sans soucis et sans images364. Hors Dieu, aucun objet ne fixe son attention et sa réflexion.

Il me semble avoir parlé déjà assez longuement des faveurs et consolations spirituelles. Je n’insisterai donc pas ici. Mais sans doute était-il nécessaire que notre seigneur renouvelât cette connaissance par de nouvelles illuminations, car les ténèbres intérieures où j’avais été si longuement plongée m’avaient entièrement caché les anciennes lumières.

(I/Ch.133) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus.

Bienheureuse absorption et bienheureuse disparition. Il m’eût été doux de demeurer toujours dans cet état, car l’âme qui s’y trouve ne saurait pécher. Dans cet état tout l’être sensible et tout l’être physique ont été privés de leurs forces et de leur activité libre : ils sont entièrement soumis à l’esprit et l’esprit est soumis à Dieu.

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux comment à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourdes charges ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

(I/Ch.134) Il me revient à l’esprit un fait que j’ai oublié de relater en parlant de mon état de déréliction. C’est cependant alors que cela s’est passé. Une nuit, pendant mon sommeil, ma douce mère Marie s’est approchée de moi. Elle portait l’Enfant Jésus sur le bras gauche. Tous deux me regardaient avec une grande bienveillance. Leur mine était souriante et ils m’adressaient de bonnes paroles d’amitié et de réconfort. Je ne me souviens pas exactement des termes; mais je sais combien bien que la bonne Mère me disait certaines choses pour m’apprendre à pratiquer une plus grande pureté d’esprit, un détachement plus complet des créatures. En même temps elle m’adressait des paroles d’encouragement et de consolation.

Elle me parut appuyer l’Enfant Jésus contre son sein béni et l’allaiter. Ce spectacle me causait une grande joie. Alors ma bonne Mère me demanda : «Ma fille, veux-tu aussi prendre mon lait?» Et comme je lui répondais : «Oui ma bonne Mère», elle me donna son autre sein et pendant longtemps je fus allaitée en même temps que l’Enfant Jésus.

M’étant réveillée cette image demeura en moi, très vivace, et il me sembla qu’une abondance de lait avait coulé dans ma bouche. Le goût en était exceptionnellement doux et agréable; et il me resta pendant un certain temps.

Je me dis alors que tout ceci ne pouvait pas être un rêve. J’étais sûre de ne pas rêver et la pensée me vint que je devais noter ce fait pour satisfaire à l’obéissance. J’ai d’abord voulu oublier tout cela et n’y prêter plus d’attention qu’à des rêves naturels. Mais le souvenir restait trop vivant; ce qui était bien exceptionnel, car il m’arrive assez souvent de rêver de choses bonnes élevées, mais je ne me sens jamais porter à les noter comme je l’ai fait dans ce cas-ci. (+note : ce rêve semble être le point de départ d’une expérience de «vie mariale» dont Marie de Sainte Thérèse a rendu compte dans ce billet adressé au père Michel de Saint-Augustin au cours des dix dernières années de sa vie.)

VI. «Esprit de prière» perpétuel et supplications

(I/Ch.135) L’an 1662, en octobre si j’ai bon souvenir, le bon Dieu a daigné infuser en moi le désir spirituel de prier pour le bien de notre pauvre province, dans la situation malheureuse où elle se trouve : afin d’écarter le mal qui la menace et lui obtenir le bien espéré. Cet esprit de supplication est survenu d’une manière exceptionnelle et que je ne crois pas avoir jamais expérimentée auparavant.

Il ne s’agissait pas de gémissements passionnés. Mon zèle ne s’accompagnait pas de tendresse sensible ou d’émotion. Tout se passait pour ainsi dire au secret de l’esprit et restait caché à l’imagination comme la raison naturelle. L’opération en était tout intime, sans mélange d’activités propres. L’esprit seul était en acte et rien de ce qui pouvait venir de moi ne devait s’ajouter à cette opération. Je voyais avec évidence qu’une intervention active de ma part aurait fait disparaître cet esprit de prière.

Il me semblait que l’Esprit divin (dont j’étais alors possédée) suppliait la Volonté divine, en moi et par l’instrument de ma personne. C’est en cela que consistait cette prière : l’Esprit divin suppliait, au moyen de mon esprit, la Volonté divine. Ainsi Dieu lui-même se suppliait et se poussait à la miséricorde.

J’ai donné liberté à l’esprit, un peu plus longtemps que ne le permettait la Régularité. Si je l’avais osé, j’aurais passé la nuit entière ou tout au moins de longues heures dans cette prière, sans me lasser. Je ressentais pour lors un rapprochement exceptionnel de Dieu, presque face à face ou bouche-à-bouche.

Plus tard il m’est venu à l’esprit que cette manière de prier n’était pas sans analogie avec la prière de Jésus dont il est dit dans l’Évangile que Jésus passait la nuit à prier; ou avec la prière dont parle saint Paul quand il écrit que «l’Esprit supplie avec des gémissements inexprimables» dans et par les âmes qu’Il peut agir en toute liberté.

(I/Ch.136) Ensuite j’ai reçu une lumière infuse et celle-ci m’a donné l’assurance que le courage et la résistance dont les Pères N. et N. faisaient preuve dans l’action qu’ils menaient pour maintenir la Réforme, était très agréable à notre seigneur et à son aimable Mère. J’ai vu avec certitude que l’affaire réussirait, malgré les apparences et contrairement à mes propres appréhensions. Mon bien-aimé semblait se porter garant et promettait de mettre lui-même la main à l’ouvrage, avec son aimable Mère, et qu’Il travaillerait avec les Supérieurs au bon succès de l’entreprise.

Cependant quelque temps auparavant, mon bien-aimé m’avait paru me refuser cette faveur à cause de certains religieux mauvais et très peu réfléchis dont quelques-uns même étaient en charge des Supérieurs. Ces religieux semblaient empêcher les bénédictions et l’aide de Dieu de s’étendre sur la Province dans les nécessités et difficultés où elle se trouve.

J’ai reçu l’assurance aussi que le P. N. ne succomberait pas sous la haine de quelques ambitieux, partisans du relâchement, qui s’efforçaient de combattre certains religieux et de s’en défaire afin de pouvoir, en leur absence, suivre librement leurs inclinations mauvaises. Les ténèbres, en effet craignent la lumière. J’ai compris que Dieu ne permettrait pas à leur malice de triompher de N., si ce n’est pendant quelque temps, afin d’éprouver sa patience et sa mansuétude, et lui faire pratiquer les vertus pour de plus grands mérites et gloire.

Toutes ces assurances m’ont été données et confirmées par trois fois. Elles étaient accompagnées d’une grande lumière intérieure; surtout la troisième fois, quand je venais de recevoir la sainte communion. C’est alors que j’ai cru voir Jésus et son aimable Mère prenant la province sous leur protection. Cela s’est passé l’an 1662, en octobre.

(I/Ch.137) Dans la suite, Dieu m’a fait voir et comprendre quelle gloire était réservée aux Supérieurs qui ont supporté avec patience les difficultés qu’on leur a faites à tort dans l’exercice de leur charge et de leur gouvernement. Dieu m’a montré avec évidence la valeur de la souffrance, surtout de celle qui résulte d’une injustice et que l’on subit par amour de la justice et pour la gloire de Dieu. Sa Majesté fait une grande faveur à celui à qui il envoie ces sortes de peines.

Cette grande gloire dont je viens de parler, c’est dans l’esprit que je l’ai vue. Je la voyais apparaître en Dieu, comme on voit ou reconnaît une chose dans un miroir. C’est, je crois, de cette manière qu’au ciel les saints voient et connaissent toutes choses dans le pur miroir de Dieu.

Pour l’année 1663, si j’ai bon souvenir, tandis que le pape et les cardinaux s’occupaient pour la première fois de discuter une résolution favorable à notre Province, mon bien-aimé m’a fait connaître ces faits à l’heure même où ils se passaient; et cette communication me remplit d’une grande joie. Il m’incitait d’une façon tout exceptionnelle à remercier Sa Majesté et à lui adresser les louanges pour ce grand bienfait.

Je voyais cet événement avec autant de clarté et de certitude que si j’avais assisté en chair et en os. Après un certain temps, quelqu’un me confia confidentiellement que des nouvelles venaient d’arriver de Rome : contre toute attente et malgré les appréhensions, elles étaient favorables. On s’en réjouissait beaucoup, car les résultats obtenus été conforme à nos désirs et devait favoriser le bien de la Province et de la Réforme.

Lorsque le Révérend Père Général vint ensuite dans notre pays, j’ai prié mon bien-aimé, pour satisfaire à l’obéissance, et lui ai recommandé le succès et la prospérité de notre sainte Réforme. Notre seigneur m’a semblé me consoler et me réconforter en me montrant que tout se passerait comme nous l’espérions.

Mais quelque temps plus tard (quelques jours, je crois) mon bien-aimé me sembla menacer de retirer son aide parce que Sa Majesté se trouvait tellement offensée et narguée par les mauvais. J’ai cru comprendre qu’Il désirait des prières afin de pouvoir faire miséricorde.

Depuis ce jour notre seigneur a paru me donner, à moi indigne et misérable, un esprit de perpétuelle prière et supplication. Le cœur blessé de tendresse, enflammé de zèle je ne cessais plus guère d’offrir au Père éternel le Précieux Sang et les mérites de son Fils unique, Jésus, en réparation satisfactoire de tout ce qui pouvait offenser Sa Majesté.

Immédiatement après, on m’a confié confidentiellement que les affaires de l’Ordre et de la Province, dont le Supérieur était très occupé en ce moment, se brouillaient tellement qu’il semblait vraiment que notre seigneur avait retiré l’aide qu’il avait d’abord accordée. Mal impressionné, le Révérend Père Général ne voulait ou ne pouvait rétablir la justice et confirmer les justes dans leurs droits.

Nonobstant tout ceci, mon bien-aimé ne cessa point de susciter en moi son puissant esprit de prière (comme je l’ai dit). J’avais une confiance sans bornes de pouvoir incliner la volonté de mon bien-aimé à nous venir en aide pour assurer le succès. Et c’est aussi ce qui est arrivé. Tout se passa à souhait, pour la plus grande consolation de toute la Province, pour son apaisement et son progrès.

Lorsque Dieu daigne m’envoyer cet esprit de prière, je suis toujours sûre d’être exaucée et d’obtenir une issue favorable. Mais il ne m’est pas possible d’avoir cet esprit quand je le voudrais : il faut qu’il me soit donné comme une grâce infuse.



(I/Ch.138) Un jour, je me sentis poussée à prier notre seigneur et à le supplier d’adoucir les maux de Sœur C. qui souffrait des dents, de la gorge, de la langue, des oreilles, etc. Ces souffrances étaient très cruelles et la tourmentait beaucoup. Pendant que je priais, j’étais tourné vers mon bien-aimé avec une grande tendresse et le suppliait de daigner me permettre de supporter les souffrances qu’elle endurait. Je voulais souffrir en mémoire de la douloureuse Passion de Jésus; car ceci se passait durant la semaine sainte. Et voici qu’à l’instant même ses douleurs ont cessé sans qu’il en demeurât la moindre trace. Elles ne lui sont jamais revenues; mais au même moment aussi j’ai ressenti des maux de dents et des douleurs dans la tête. C’était tout à fait nouveau pour moi. Exactement au moment où elle était délivrée de ses maux je m’en suis trouvée affligée; mais par un effet de la grâce divine, il m’a été donné de les supporter avec joie.

Une autre fois je suis sentie poussée de la même manière à prier pour un certain père Bert..., qui était très malade. Au moment où il recevait les derniers sacrements, je priais notre seigneur avec une grande confiance et un amour ardent. Je demandais à mon bien-aimé de vouloir conserver la vie à ce père si celui-ci pouvait encore rendre service à notre Ordre et si les années qui lui seraient accordées devaient lui permettre de mieux assurer son salut et augmenter sa béatitude éternelle. Notre seigneur me dit alors que ce père guérirait de sa maladie. C’est en effet ce qui lui est arrivé.

Une chose identique se produisit une autre fois. Il m’avait été commandé de prier pour un certain Père Matt..., malade à Geel. Il était à l’agonie et les médecins l’avaient abandonné. L’esprit infus de prières me fut accordé. J’ai demandé à mon Bien-Aimé d’épargner ce Père si la vie devait lui être salutaire et utile à notre Religion. Notre seigneur m’a donné l’assurance que le Père ne mourait pas de cette maladie. Je me sentais poussée de dire au prieur de ne pas se rendre à Geel. Le prieur était prêt à se mettre en route pour assister ce Père au moment suprême, mais je n’ai pas osé, estimant que sa démarche eût pu sembler présomptueuse.

Le vingtième jour après le décès de mon père, étant à l’oraison, il me fut donné une lumière intérieure, une claire évidence. Je compris et fus assuré que l’âme de mon père était délivrée des peines du purgatoire et jouissait de la gloire éternelle. Je fus tout rempli d’une grande joie et me réjouis de son bonheur. (Mais n’ai-je pas déjà relaté ce fait?)

(I/Ch.139) Un jour, étant à l’oraison, il ne fut représenté un grand nombre de religieux et de personnes consacrées à Dieu et qui cependant se détournaient de lui. Notre seigneur semblait m’inciter à prier pour eux; ou plutôt, l’Esprit de Dieu lui-même priait en moi et par mon intermédiaire, avec des gémissements inexprimables, suppliant la divine Bonté de les retenir de sa puissante main sur la pente où ils glissaient. Je priais Dieu de se les attacher par des liens plus forts que jamais.

Cet esprit de prières suscitait en moi un amour de Dieu très tendre et affectueux, une soif du salut de tous les hommes. J’aspirais à voir Dieu, le Bien suprême et sur-aimable, aimé par eux, honoré, glorifié pour l’éternité. La perte d’une seule âme me cause une très grande tristesse et blesse mon cœur. Mon amour souffre à la pensée qu’une âme pourrait haïr et blasphémer Dieu éternellement. Cette souffrance me vient d’une connaissance tremblante de la très infinie perfection de Dieu. Aussi donnerais-je très volontiers ma vie pour chaque âme en particulier.

Mon bien-aimé m’a poussé en outre à prier pour tous ceux qui me font souffrir et me persécutent, pour ceux qui me méprisent et me calomnient, qui ont combattu et contrecarré mes bonnes intentions, ceux qui m’ont trompé par leurs visages doubles. Je ressentis alors une très aimante sympathie, comme pour mes meilleurs amis. Je priais mon bien-aimé de ne point leur compter tout cela à péché, mais de les payer en bénédictions et grâces.

Il me fut représenté tout spécialement une certaine personne qui m’avait beaucoup fait souffrir et qui était manifestement poussée à la méchanceté par le Malin. Elle me fut représentée d’une façon tellement vivante que j’aurais cru l’avoir auprès de moi en chair et en os. Et l’amour m’inclinait à prier pour elle et à supplier l’infinie miséricorde de Dieu de lui donner le repentir et de lui permettre de mourir saintement.

Ceci me semble plaire à mon bien-aimé. Il aime nous voir pardonner de tout notre cœur, prier pour ceux qui haïssent et nous persécutent et leur souhaiter tout le bien que nous désirons pour nous-mêmes. Notre seigneur m’a fait comprendre qu’une telle prière est exaucée plus rapidement que les autres parce qu’elle jaillit d’un amour sincère et vrai.

(I/Ch.140) Il m’est arrivé de recevoir dans le fond de mon âme certaine lumière quant à l’abondance des grâces et des miséricordieuses faveurs qui me sont offertes dans les saints sacrements. Ils sont en effet comme des sources d’eau vive coulant sans cesse dans notre âme pour lui donner santé et force et pour la conduire à la béatitude.

Adorables inventions de l’amour que Jésus portait aux siens! Il a tout donné, tout ce qu’Il possédait, tout ce qu’Il était. Il voulait sauver les siens, les rapprocher de Lui. Quelle ne devrait pas être notre gratitude, notre respect, notre amour en recevant les sacrements! Notre attention devrait être semblable à celle que Jésus avait quand il les a institués.

Je vois la sainte Église riche de tous les remèdes spirituels divins, de toutes ces choses qui servent à notre salut : petite rivière qui ne cesse de couler des plaies du Christ. Union indicible avec Jésus! Lumière et tendresse d’amour! Notre amour aussi cherche à inventer quelque chose pour répondre à l’amour. Mais il ne peut rien. Son activité propre ne parvient à rien. Seule l’action du bien-aimé qui agit!

(I/Ch.141) un jour de vigiles de la Pentecôte, tandis que je récitais l’office, le matin, j’ai cru voir dans mon esprit notre aimable Mère. Elle était présente et écoutait notre récitation avec une joie toute particulière et avec satisfaction. Tout au moins c’est ce que j’ai cru comprendre à voir l’amitié et la mine souriante qu’Elle avait en nous regardant. Elle me paraissait particulièrement aimable lorsque je récitais les antiennes qui sont composées pour chanter ses louanges et dire ses perfections.

Sa présence produisait en moi un sentiment de respectueuse vénération pour Sa Majesté en même temps qu’une tendre affection. De la considérer de cette manière mon esprit bondissait d’une joie extrême et je lui disais : «Bonne Mère, puisque Votre majesté semble trouver tant de plaisir et de satisfaction à écouter les louanges que nous vous offrons, pourquoi ne suscite-t-elle pas un plus grand nombre d’âmes qui la serviraient en cet endroit et chanteraient ses louanges d’un cœur pur?» Il me semblait ressentir un certain espoir que le nombre de notre communauté s’accroîtrait dans la suite. Mais cependant je n’en étais pas très assuré.

(I/Ch.142) En même temps, je me sentis invitée intérieurement à me préparer à recevoir le Saint-Esprit. Je demandais ce qu’il me fallait faire pour cela. Je voulais savoir ce qui devait plaire au Saint-Esprit et l’attirer en moi. Il me fut répondu : «La pureté du cœur». Il ne fut dit aussi que je devais recommander à mon Révérend Père de tendre à cette même pureté du cœur afin de se rendre capable de recevoir le Saint-Esprit.

Après quelque temps je sentis s’allumer en moi un tel brasier d’amour divin que tout mon intérieur semblait en feu. Cet état perdura jusqu’au moment où je reçus la sainte communion. Alors je fus placé, pendant environ une demi-heure, dans un état plus tranquille, plus simple, au-dessus de la sensibilité.

Puis le feu repris encore. Mon cœur s’agitait, battait par à-coups et avec précipitation. Ceci dura jusqu’au soir. La température de mon corps et de mon sang était très forte et j’avais des joues rouges, si bien que les sœurs s’aperçurent qu’il se passait en moi quelque chose d’insolite. Elle me disait : «Ma mère, vous avez certes reçu le Saint-Esprit. Il est en vous. Cela se lit sur votre visage. Votre mine le proclame». Mais je leur ai répondu qu’elles ne devaient pas s’arrêter à de telles pensées et n’y pas attacher d’importance. «Si vous croyez voir quelque chose, leur ai-je dit, n’y faites pas attention et ne me retirez pas de ma simplicité et de mon innocence. Moi-même je n’y prends pas garde».

(I/Ch.143) Cet état a perduré pendant tout l’octave de la Pentecôte et je n’en puis pas dire grand-chose. Je percevais bien que j’étais comme saturée de Dieu. Sans cesse je me trouvais comme placée devant sa face. Je dirais volontiers que, presque tout le temps, Il était près de moi. Ma nature semblait transformée au point que je reposais, inspirait, vivait en Dieu. Tout cela, je le percevais d’une manière fort claire. J’étais placée face à face avec Lui, sans effort ni travail. Il suffisait d’une silencieuse attention pour maintenir mon esprit séparé, pur, détaché, libre de tout mélange, sans permettre à la partie inférieure d’agir ou d’intervenir en rien.

Seul l’esprit avait part en cette communication de mon bien-aimé. La moindre immixtion des puissances sensibles eut brouillé le jeu. Leur intervention grossière aurait produit dans l’esprit une nuit qui m’eût caché Dieu irrémédiablement.

L’esprit était tout dans la joie de se sentir si éloigné de la partie inférieure. Il semblait qu’aucun rapport ne pouvait plus exister de l’un à l’autre. Même lorsqu’il se présentait quelque pensée distrayante ou quoique mouvement de sensibilité capable de troubler le silence et le repos de l’esprit, ces choses semblaient se produire loin de moi et il ne m’en restait dans la mémoire qu’une image confuse. C’était comme si cela ne me concernait pas ni ne pouvait m’atteindre. Aussi mon esprit demeurait-il fixement et inébranlablement tourné vers l’être sans image de Dieu. Tout le sursaut de la partie inférieure, l’esprit savait les écarter doucement avec adresse et en silence. Il parvenait à se recueillir, à se concentrer en un seul point en s’enfonçant plus profondément dans son propre fonds. Il n’y avait point de lutte. L’esprit se contentait simplement de détourner son attention de ces divers objets365.

Mon bien-aimé m’a fait aussi cette grâce de me sentir calmement saturée, traversée, possédée par une certaine lumière ou clarté divine qui opérait en moi une merveilleuse pureté du cœur. Cette pureté du cœur se réduit à un complet détachement de toutes les créatures et de mon propre moi.

(I/Ch. 144) Un jour de Noël je ne suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. Et cependant, ne convenait-il pas de méditer dans une attitude d’adoration ce mystère des mystères et d’y puiser un aliment à notre amour? .... Et tandis que je me faisais ces réflexions, il me fut donné une lumière qui me rassura aussitôt. «Si tu possèdes Dieu, me disais-je, si tu te trouves recueilli en la divinité, dans l’unicité divine, ne possèdes-tu pas l’amour? Tu es établi dans l’amour, car Dieu et l’amour même. Tu possèdes donc d’une manière suréminente l’amour dans son essence. Tu ne possèdes pas ceci ou cela, mais le Tout; non les parties seulement, mais la totalité». Et je ne parvenais plus à connaître autre chose que j’eusse pu aimer. Pour moi il n’y avait plus rien que cette seule unification divine366.

Une fois il me fut donné de voir ma bonne Mère, de l’aimer, de la vénérer, de l’adorer en temps qu’absorbée par l’unification à l’Être divin. Je la voyais cachée, contenue en Dieu. Et je me suis dit que les Saints au ciel doivent sans doute se voir et s’entr’aimer de cette façon.

Parfois aussi je crois comprendre que le Malin est plein de haine et de dépit parce que Dieu daigne ennoblir, exalter et diviniser le pauvre petit ver de terre que je suis. Mais alors je me moque de lui, disant que Dieu élève les petits et que ce fut son orgueil qui lui fit perdre sa noblesse et sa beauté.

(Je m’étais ainsi moqué du Malin à propos d’une tentation qu’il avait imaginée jadis, lorsque je me trouvais dans ce douloureux état de déréliction. Il me disait alors : «il est beau, ton bon Dieu que tu t’efforces de servir avec fidélité! Vois comme il est dur. Il t’oublie, te repousse, t’abandonne, etc. Veux-tu me servir, moi? Je te donnerai une foule de jouissances, etc.» Comme je me moque d’une tentation aussi grossière, aussi pitoyable!)

(I/Ch.145) Un jour, après avoir reçu la sainte communion, Dieu m’a fait la grâce de m’enseigner par une certaine expérience comment on trouve essentiellement et rencontre son Etre sans image, comment on y est uni par la Foi. Il me semble que cette manière était toute différente de ce que j’avais expérimenté et compris jusqu’à ce jour.

Cette fruition essentielle dont je parle ici reste indépendante de certaines lumières particulières reçues de Dieu. De telles illuminations occasionnelles diminuent ou augmentent, s’obscurcissent ou gagnent en éclats. Mais ici, ces illuminations sont accompagnées d’une lumière divine essentielle, simple, permanente et sans image. On ne s’aperçoit même pas que c’est une lumière. On ne la remarque pas parce qu’en soi elle est si simple, silencieuse et subtile.

Quant à ce qu’elle opère : elle remplit et prend en sa possession les sens internes et externes, les puissances supérieures et les inférieures ainsi que tous les mouvements de l’âme; elle les rassemble et les unit tous en une seule masse et leur présente ainsi une vue simple sur l’Être divin absolument simple, immuable et sans images. Dans ce simple regard, elle fixe toutes les puissances. On aspire cette lumière simple comme on aspire une douce atmosphère. Et cependant, cette respiration en Dieu s’opère essentiellement et non par une activité propre ou de propos délibéré. Aucune connaissance acquise par l’étude ne s’y trouve mêlée.

Cette respiration simple en Dieu est ce que je viens d’appeler fruition essentielle. Celle-ci ne doit pas être confondue avec la contemplation et jouissance ardente de Dieu. Elle est simple et essentielle.

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et uni à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet. Et tandis que le corps s’occupe de quelques travaux matériels, les sens restent tellement libres et détachés qu’ils ne retiennent aucune image ni impression : comme si toutes les choses créées qu’ils utilisent, entendent, voient, goûtent ou sentent étaient d’une certaine façon absorbées en Dieu et transportées en lui.

(I/Ch.145) Placée dans cet état l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. En pleine liberté elle se trouve au milieu d’eux, ne connaissant plus, ne percevant plus rien, ne s’arrêtant plus à distinguer quoi que ce soit, hors l’unicité de Dieu en tout et au-dessus de tout.

Quand on se trouve dans cet état il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. La très pure fruition serait troublée par ces intermédiaires et, de la solitude où elle est élevée, replongerait l’âme dans la multiplicité.

Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature.

Mais placée dans cet état l’âme oublie les vertus tout comme elle oublie les autres choses créées, afin de demeurer plus intimement et plus attentivement unie au seul Bien suprême. Elle oublie même l’amour; et cependant sans savoir ni réfléchir, elle aime d’une façon plus réelle et essentielle. Car si elle réfléchissait et savait, elle aurait ces connaissances qui ne sont plus Dieu seul. La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.

VII. L’État de simplicité essentielle

(I/Ch.147) j’ai parlé déjà d’une solitude de l’esprit. Elle était une retraite dans quelque chambre secrète de l’âme, séparée de la partie inférieure et des créatures. Dans cette solitude je ne prêtais aucune attention aux choses créées et découvrais ainsi un désert situé dans le fond de mon être. Je percevais un appel au silence des puissances tant internes qu’externes et me sentais portée à y répondre pour jouir plus librement de cette solitude.

Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouve ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire. Car seule la solitude de Dieu lui apparaît au-dessus de toutes choses.

O bon Jésus qui avez daigné nous éclairer de cette vérité, veuillez nous aider à la mettre en pratique, constamment, pour votre amour et votre gloire.

L’esprit semble me pousser à mieux expliquer ce que je viens d’écrire. Dans cet état de l’esprit a été fait si généreux, sage, éclairé et fort qu’il rirait volontiers des grâces sensibles de Dieu. Pour lui ce ne sont plus là que jeux d’enfant ou si l’on veut : ce lait dont les nourrissons ont besoin à cause de leur faiblesse et parce qu’ils ne pourraient digérer une nourriture plus substantielle.

Placée dans cet état, l’âme ne daignerait même plus faire attention aux faveurs sensibles. Elle a été comme sevrée du sein maternel et n’a plus d’attrait que pour des aliments plus vigoureux. Et je range parmi les faveurs sensibles les douces consolations, les caresses, les unions affectives, les ardeurs sensibles de l’amour, les tendres défaillances, etc. L’esprit comprend très bien que tous ces états sont inférieurs à celui où il est placé. Ils sont beaucoup moins parfaits parce qu’ils restent dépendant d’un grand nombre de variations et d’attache des sens. Dans ces divers états, les âmes sont habituellement vacillantes encore dans leur pratique. Tantôt elles sont bien et tantôt mal disposées, joyeuses ou tristes, calme ou inquiète, tantôt pleines d’ardeur, d’élan et de force, tantôt faibles, fragiles et malades. Tout cela suivant que le flot des grâces sensibles monte ou descend. Et ces variations sont particulièrement nombreuses lorsque l’affection du cœur s’est attachée à ces faveurs et que la nature y trouve joie et satisfaction.

J’entends par là que ces âmes devraient se désintéresser de toutes ces choses comme si elles n’existaient pas. Ces âmes ne doivent ni les souhaiter ni les désirer : ne rien vouloir, ne rien désirer, ne conservant comme seul objet propre de leur amour que l’Être immuable et sans image de Dieu. Et pour celles dont l’esprit n’a pas encore suffisamment progressé, qu’elles s’attachent fermement à la seule volonté, au seul bon plaisir de Dieu, sans avoir de volonté propre, sans rechercher aucune satisfaction, joie, avantage personnel. Qu’elles laissent le flux des grâces sensibles couler au-dessus d’elles et croître ou décroître selon le bon plaisir divin.

(I/Ch.148), Mais bien peu d’âmes, lorsqu’elles sont comblées de ces faveurs sensibles, sont capables de se maintenir dans un état de détachement, de mortification, de pauvreté d’esprit, de dépouillement complet. Rares sont celles qui ne conservent alors que Dieu seul et en toute pureté comme objet de leur contemplation. C’est pourquoi lorsque Dieu a l’intention d’élever une âme et de daigner l’attirer de mieux en mieux à Lui, II la dépouille de toutes les grâces sensibles, lumières, caresses, etc. Il lui enlève tout ce qui est un appât pour l’amour-propre et qui l’inciterait à prendre repos et satisfaction dans les choses créées. En un mot : il lui retire de la bouche l’aliment où la nature essayait de trouver de quoi entretenir sa vie propre.

Dieu ne laisse à l’âme que la lumière obscure et essentielle de la Foi, par laquelle elle devra s’attacher à la présence divine, et cette lumière obscure de la foi est accompagnée d’un amour fort (et non pas tendre) un amour fidèle et essentiel. Pour le surplus, Dieu laisse l’âme se débrouiller seule, l’observant comme de loin pour voir si elle lui est fidèle.

(I/Ch.149) Il y a six ans, il me fut accordé de voir, une fois, comme un faible rayon de la beauté de l’Être divin, dans le secret de mon âme. La contemplation de ce reflet m’a conduit à la connaissance de la joie inexprimable, de la jouissance, du ravissement de bonheur que goûtent les bienheureux en contemplant l’Être de Dieu qui est au-dessus de la beauté, de la délectation et de l’amour. Il m’en est venu une soif ardente de jouir avec eux du même Objet, face à face, et toute dépouillée des obscurités de la foi, de celles qu’entraîne souvent notre commerce avec les créatures. Aucune chose de la vie terrestre ne pourra plus me donner satisfaction, car tout cède devant le désir, devant la soif de disparaître afin d’être introduite en la pleine possession de l’Etre divin.

J’ai bien compris alors ce que dit le saint prophète David : que Dieu et revêtu de lumière comme d’une robe. Et j’étais au comble de l’étonnement à la pensée qu’une âme ayant une seule fois reçue la grâce d’un reflet de la connaissance de Dieu (comme il m’avait été accordé) pût encore détourner, ne fusse qu’un seul instant, son regard de la suréminente splendeur de l’Être divin et se tourner si peu que ce soit vers les choses créées pour les considérer avec quelque attention.

J’en suis devenue de plus en plus énamourée de ce Bien suprême et unique, de cet Etre essentiellement beau et aimable, de la majesté de Dieu. À dater de ce moment j’ai pris plus soigneusement à cœur de plaire aux yeux de Dieu, qui voit tout. Je m’y sentais poussée d’ailleurs par une amoureuse tendresse, aimant Dieu d’un amour jaloux parce qu’Il est qui Il est.

Comment dire l’excellence de la pureté et de l’innocence au cœur qui me fut ainsi enseigné et proposé? Même ce que les âmes spirituelles considèrent habituellement comme des vertus, je n’y voyais plus qu’impuretés, tâches, grossiers obstacles à la pleine manifestation de Dieu à l’âme. Oh, comme elles sont aveugles ces personnes que je connais bien! (Parfois j’ai été obligé de traiter avec elles). Elles croient juger selon l’esprit quand elles veulent avancer et faire avancer les autres vers la perfection. Pour moi, ce n’est pas une petite souffrance de voir qu’elles se privent de ce bien inestimable, de cette béatitude anticipée dont elles pourraient jouir dès cette vie; et de voir aussi qu’elles privent Dieu de cette satisfaction. Car le bon Dieu ne demande pas mieux que de se communiquer aux hommes, surtout à ceux qu’Il s’est choisis, et de se révéler à eux, de s’unir à eux par l’amour.

Si seulement les âmes étaient fidèles à réaliser la pureté du cœur, le détachement radical et mortifiant des créatures, afin de dégager l’esprit de tout ce qui est trop conforme ou agréable à la nature, de tout ce qui est repos ou agrément sensible. Qu’elles évitent avec crainte toute chose, tout acte, toute certitude, parole ou pensée où y aurait la plus légère apparence de mouvements naturels. Qu’elles les fuient comme le serpent; qu’elles détestent du fond du cœur toute attache trop étroite aux hommes, toute complaisance, toute sympathie exagérée, toute familiarité avec eux, même s’il s’agit de personnes religieuses et surtout quand elles sont de l’autre sexe. Qu’elles les fuient, même si ces personnes ont de bons prétextes, de bonnes intentions ou lorsqu’elles s’imaginent que c’est un bon esprit qui les pousse et les incite. Que d’âmes ont été trompées parce qu’elles ne savaient pas faire la distinction entre l’esprit ou les motions de la grâce et les mouvements de la nature ou les subtiles intentions du démon! Ces dernières se mêlent si souvent aux grâces surnaturelles! Et cependant ces âmes avaient reçu souvent de grandes faveurs d’ordre spirituel et une très haute vocation pour le bien de beaucoup d’autres.

(I/Ch.150) Tandis que j’étais placé dans cet état dont j’ai parlé plus haut et que je contemplais et goûtais dans sa suréminente beauté et amabilité l’Être divin, il ne fut aussi montré pourquoi certaines personnes perçoivent si peu la présence de Dieu dans le fond de leur âme. La faute en est un défaut de pureté du cœur. Elles ne s’efforcent pas avec assez de soin de s’occuper de Dieu et de s’attacher à lui uniquement dans l’esprit et par la Foi. J’ai cru comprendre que la lumière divine ne parvenait pas à traverser entièrement ces âmes et préparer en elles la place où Dieu prend son repos. Il demeure dans ces âmes une certaine résistance qui vient d’elles.

Je voyais clairement l’état où ces âmes se trouvent et mon amour jaloux pour mon bien-aimé en fut douloureusement blessé. Car je ressens toujours cette blessure d’amour lorsque je suis forcé de les abandonner au-dessous ou derrière moi. (Dieu ne les a pas confiées à mes soins?) Et je sais que notre seigneur est tout disposé à les gratifier comme moi des mêmes grâces et des mêmes manifestations de sa très aimable Présence. Si seulement elles étaient disposées à le recevoir!

Oh, comme alors je Le supplie afin qu’en sa bonté son amour Il daigne anéantir par sa grâce opérante les obstacles, les résistances, etc., et les consumer à jamais. J’ai demandé à mon bien-aimé de prendre possession de ces cœurs à son gré, afin qu’ils vivent en Dieu et que Dieu puisse vivre en eux. Mais il me fut donné une lumière de connaissance et j’ai compris que le seigneur n’agirait pas de cette façon si de leur côté ces âmes ne voulaient pas coopérer fidèlement en s’efforçant d’acquérir la pureté du cœur et le dépouillement de l’esprit. Sous prétexte de suivre les indications et les motions de la grâce, elles donnent trop d’aliment et de créance à leur nature. Il leur manque trop le discernement des esprits. C’est pourquoi elles devraient suivre davantage les avis des autres et soumettre leur jugement propre aux jugements de ceux qu’elles savent plus purement attirés et travaillés par Dieu.

(I/Ch. 151) Le troisième jour après le décès de notre sœur N., ayant offert la sainte communion pour le repos de son âme, j’ai cru la voir en esprit. Je la voyais en grands tourments et peines, environnée de flammes terribles, gémissant et demandant aide et secours.

Depuis ce moment j’ai constamment ressenti une affectueuse tendresse et le désir ardent de lui venir en aide par mes pauvres mérites, etc. Presque sans interruption je me sentais pressée de satisfaire pour ses fautes et d’offrir à cet effet toutes mes communions, disciplines, mortifications, pratiques vertueuses, unissant mes faibles mérites à ceux de Jésus et de Marie.

Ce mouvement qui me pressait et me poussait était par moment si fort et sans relâche qu’il me fallait absolument faire quelque chose pour le repos de cette âme, soit par un acte extérieur, soit par quelque acte intérieur d’amour et d’offrande. On eût dit que quelqu’un me marchait sur les talons pour m’exhorter à agir. Le matin, dès que je m’éveillais, ma première pensée était celle de notre sœur. Ceci m’étonnait d’autant plus que jamais avant ce jour je n’avais pensé aussi continûment à prier pour personne, pas même pour mon père pour ma mère.

La nuit de Noël, sous l’action d’exceptionnelles motions surnaturelles et profondément recueillies dans l’amour divin, il me fut montré que les souffrances de cette âme étaient fortement diminuées, mais que le temps de sa délivrance était encore éloigné.

Pendant la messe de l’aube, le fond de mon être fut tout illuminé d’un rayon de lumière divine. Cette clarté divine demeura en moi pendant au moins un quart d’heure. En même temps il me fut donné quelques illuminations particulières ou vives représentations qui me firent voir les causes principales des durs tourments que notre chère sœur endurait en Purgatoire. Voici ces causes : d’abord elle n’avait pas aimé ou chéri Dieu à la mesure des grâces que Dieu lui avait données à cet effet; ensuite elle n’avait pas acquis une pureté suffisante du cœur et de l’esprit; enfin, il y avait eu chez elle un manque notable d’humilité.

Je crois qu’il m’était demandé de satisfaire pour ces trois fautes essentielles. La première œuvre satisfactoire devait être pour moi de m’attacher au souverain bien par un amour pur et net, brûlant et fort; de me laisser consumer et absorber en Lui par l’amour. Il m’était demandé une grande constance à bannir et à éviter avec soin tout ce qui pourrait être un empêchement à l’action de l’amour divin.

Il m’était aussi proposé avec force la pureté intérieure et l’humilité d’esprit et comment je devais les mettre en pratique et les réaliser. En outre j’étais invité à m’abstenir de certaines choses pour mortifier ma nature, qui semblait y trouver encore de temps en temps quelque aliment et satisfaction. Tout ceci devait durer jusqu’à la Chandeleur, jour où, me semble-t-il, notre sœur serait purifiée et délivrée de ses peines. Ce que je viens de dire se pratiquait intérieurement, dans le fond de mon être, sous forme de claire compréhension, vives perceptions. L’âme écoutait, silencieuse et avec une intense attention.

La veille du Nouvel An, pendant la nuit après matines et tandis que je prenais la discipline, j’ai perçu que notre sœur se trouvait près de moi. Elle marchait encore à mes côtés lorsque je me dirigeais vers notre cellule. Je ne la voyais pas avec les yeux du corps. Je ne la percevais pas comme on perçoit une chose matérielle. Je la voyais avec les yeux ou le regard de l’esprit et percevais sa présence d’une façon à la fois spirituelle et cependant sensible. Je ne trouve pas les mots pour m’expliquer mieux. Mais cette perception que j’avais de sa présence était aussi certaine que si je l’avais vue de mes yeux et touchée de mes mains.

La différence est très suffisante cependant pour se rendre compte qu’il ne s’agit nullement d’une fantaisie de l’imagination ou d’une simple impression. Ceci est toute autre chose. À l’origine cela émane du fond de l’âme et cela se répand jusqu’à produire une certaine perception sensible. Personne ne le peut comprendre s’il ne l’a expérimenté de quelque façon. Je crois que sainte Thérèse traite le même sujet lorsqu’elle écrit dans son livre du «Château de l’âme» qu’elle percevait à ses côtés la bénie présence du Christ Homme-Dieu et le sentais sans toutefois le voir. Notre sœur semblait me témoigner des marques d’affection et de reconnaissance, comme si elle avait su que Dieu, dans sa miséricorde, avait accepté nos pauvres mérites pour souligner ses peines.

J’ai compris alors que cette sœur avait été sans cesse auprès de nous, souffrant en purgatoire; et j’en ai conclu que c’était elle qui me pressait avec tant d’insistance et me poussait à lui venir en aide.

(I/Ch.152) Dans la suite, notre seigneur a daigné recueillir mon humble et basse personne aux profondeurs de l’esprit et là Il a fait apparaître en Lui notre chère sœur presque entièrement purifiée. Mon bien-aimé m’a donné l’assurance que le jour de sa délivrance était tout proche. Il m’a semblé que ce jour devait être celui de la circoncision de Jésus, par le mérite de l’effusion des premières gouttes de sang précieux du très doux et aimable enfant. Cet Enfant Jésus, je le voyais dans le fond de mon être, par les yeux de l’esprit. Et brûler d’amour pour ceux qu’Il a choisi et semblait m’inviter avec une infinie tendresse à prier pour la délivrance de notre chère sœur.

Me soumettant aux injonctions de l’esprit de charité, je priais donc avec grande humilité, simplicité, respect et confiance. Et le doux enfant raffermit mon espoir de voir cette âme entrer en paradis le jour de la circoncision. Lorsque vint ce jour, à mesure que s’approchait lors de la grand-messe, je percevais et sentais combien son âme se rapprochait de Dieu.

Pendant la grand-messe je la sentais et voyais intérieurement : elle toute glorieuse et pleine de joie, en possession de Dieu. Mon bien-aimé a bien voulu laisser tomber dans mon âme une petite étincelle de sa gloire et de son honneur. Depuis ce moment j’ai eu la certitude qu’elle est auprès de son bien-aimé et je n’ai plus pu prier pour elle.

Alors je me suis sentie remplie d’un grand bonheur. Mon cœur bondissait de joie et de contentement parce que j’avais vu un petit éclat seulement de l’inexprimable pureté, beauté splendeur d’une âme dans l’état de béatitude céleste. Volontiers je me serais écriée : combien vraies sont les paroles de l’apôtre saint Paul lorsqu’il dit : L’œil n’a pas vu, l’oreille n’a pas entendu, jamais le cœur de l’homme n’a pu concevoir ce que Dieu a réservé à ceux qui l’aiment.

Plus que jamais je sentis s’enflammer en moi de purs désirs et un céleste amour pour le souverain Bien. Je me sentais pénétrer plus à fond dans la vérité divine : tout ce qui est d’ici-bas apparaissait plus fragile et misérable au regard des biens éternels que nous pouvons obtenir en nous efforçant de les acquérir. Mon âme était comme un petit oiseau qui vole toujours plus haut, sans poser nulle part ses petites pattes et sans jamais se reposer.

La sœur dont je viens de parler et rester environ un mois dans les peines du purgatoire.

(I/Ch.153) En 1667, le second jour de la Pentecôte, notre seigneur m’envoyait une grave, longue et pénible maladie. Le mal était mortel. Cette maladie a duré près d’une année. À diverses reprises je me suis trouvé en danger immédiat et plus de vingt fois j’ai goûté ce que doit être la mort. Il n’est pas naturel d’avoir pu résister par mes seules forces à ces agonies. En réalité j’étais affligée à la fois de quatre ou cinq maladies et chacune d’elle était mortelle367. Pendant tout ce temps j’ai été abandonnée des médecins. Il me semble d’ailleurs inutile de spécifier quels étaient ces maux divers.

Le mal le plus grave semblait être une surabondance débile qui remontait avec une telle violence que tout le monde s’étonnait de ne pas me voir étouffer. La fièvre était constante est très forte. Je ne parvenais à garder les médicaments, ni aliments, ni boissons, et cela pendant plusieurs jours d’affilée. Dès que j’absorbais quoi que ce fût, il me fallait le rendre. Tous mes organes étaient si brûlants à l’intérieur que j’eusse vidé la mer pour les rafraîchir et trancher ma soif atroce. Il y avait un incendie en moi et souvent je m’écriai : je brûle brûle!

Pour le surplus, j’avais une affection de la gorge et au visage un érésipèle qui me rendait aveugle. En outre, une pleurésie, ou je ne sais quel mal aux côtés, m’empêchait de respirer, de bouger, de parler. Enfin, mes nerfs se crispaient et d’abondantes diarrhées accompagnaient mes vomissements de bile.

Dans cette maladie mon bien-aimé n’a pas laissé sans souffrance un seul de mes membres, de la tête aux pieds. Parfois j’avais l’impression d’être étendu, et tirer sur une croix, avec d’atroces souffrances dans toutes les parties de mon corps.

[......]

(Ch.153 §2) parfois, je ne pouvais m’empêcher de crier de mal quoique, par la grâce de Dieu, j’étais toute résignée et même heureuse de pouvoir souffrir. Mais cette joie résidait dans la partie supérieure.

Tous étaient persuadés que je n’en réchappe près pas, mais moi, je savais intérieurement que je ne devais pas encore mourir par ce que je n’étais pas encore parvenue à la perfection à laquelle Dieu m’avait destinée. Et il m’arrivait de dire aux autres : je ne vais pas mourir, car je ne suis pas encore où je dois être.

(I/Ch.154) Il m’est arrivé quelquefois de recevoir certaines connaissances intérieures par lesquelles notre seigneur me faisait voir qu’il m’avait envoyé cette maladie pour me purifier à fond, comme par un vrai purgatoire. Il fallait que mes sens et tous mes membres fussent purifiés de toute tache de péchés. Je serais alors capable de recevoir en surabondance les grâces divines et de pâtir leur simple action et depuis ce temps, en effet, ces grâces m’ont été accordées d’une façon extraordinaire. Cependant depuis cette grande maladie, mon bien-aimé a laissé passer peu de jour sans m’affliger de quelque malaise ou de quelque souffrance corporelle. Mais ce n’était pas tant pour moi-même que je souffrais alors que pour d’autres personnes pour lesquelles notre seigneur désirait que l’on souffrît.

Notre seigneur m’a accordé cette grâce n’avoir jamais été attristé par la souffrance. Les maladies et les maux physiques m’étaient agréables. J’ai toujours conservé la joie de l’esprit et du cœur. Au plus fort de la maladie, je restais la joie et le bonheur de la maison, non par une piété exubérante, mais par la pure joie du Saint-Esprit, par une conscience bien en paix. De toute ma libre volonté j’acceptais celle de mon bien-aimé, sans préférer la santé à la maladie, la vie à la mort. Tout ce que faisait mon bien-aimé était très bon et très agréable.

Quand je n’en pouvais plus, je m’étendais sur ma couchette et jamais n’y restait bien tranquillement, sans désirer les visites de la conversation. Cela me permettait de mieux converser avec mon bien-aimé et lui faire des caresses. Tantôt je lui parlais le langage de l’amour, tantôt je me reposais doucement en lui. Je n’étais jamais ennuyée d’être seule, au contraire, je jouissais alors d’une grande consolation intérieure parce qu’il m’était possible de munir plus paisiblement à mon bien-aimé sans n’être jamais troublé par personne. Car à ceux qui ont une seule fois goûté vraiment le délicieux commerce d’amour avec le bien-aimé, le commerce et la compagnie des hommes deviennent sujets de tristesse, voire de souffrance. Pour moi, il m’était bien doux de trouver mon bien-aimé dans le fond de mon cœur. Étendue sur ma couchette et malade, je m’y trouvais en paix. Mon seul trésor était auprès de moi; il ne m’était pas besoin de sortir pour le trouver. Ah, quel bonheur pour une âme : elle a trouvé l’amour dans cette union qu’elle ne cesse de poursuivre de tout son cœur!

(I/Ch.155) Au cours de cette grave maladie dont je viens de parler et qui me fut accordée en guise de purgatoire, je n’ai pas été favorisée de consolations intérieures sensibles ou attraits de tendresses pour mon bien-aimé. Tout au moins, il n’y en eut guère, pour autant qu’il me souvient. Pendant tout ce temps j’étais dans un état de souffrance, tant pour l’intérieur que pour l’extérieur. Je me sentais privée de tout ce qui aurait pu soulager la nature, adoucir mes souffrances et les rendre moins lourdes à porter.

Notre seigneur permit en outre qu’en même temps j’eusse beaucoup à souffrir de la part des hommes. Quelques méchantes langues me critiquaient haineusement et répandaient sur mon compte toutes sortes de faux bruits afin de me rendre odieuse même à ceux qui m’étaient le plus attachés. Quelque temps avant que ceci ne se produisît quelqu’un m’avait amicalement averti me disant que jusqu’à présent je n’avais pas encore goûté la chair de la langue et que toutes les âmes choisies de Dieu doivent en goûter. C’était à cette pierre de touche, me disait cette personne, que l’on doit être éprouvé. Au moment même je n’ai pas compris ce qu’elle voulait dire ni ce que serait cette épreuve. Mais notre seigneur sut employer à cet effet une de ces mauvaises langues qui me mit en devoir de communiquer à diverses personnes et même à de très bon religieux une foule de vilaines calomnies sur mon compte.

Je n’étais pas encore suffisamment morte pour demeurer insensible, d’autant plus que ma santé était faible et débile et que j’avais été physiquement minée par cette longue maladie. Sans doute, ma volonté restait assez forte pour embrasser cette souffrance avec joie et pour laisser toutes ces calomnies me passer par-dessus la tête comme un ouragan. J’en avais l’habitude. Mais mes forces étaient trop épuisées pour

me permettre de digérer tout cela immédiatement et par pure vertu. Ma sensibilité été trop meurtri pour se laisser aisément étouffer. J’ai dû lutter pendant deux ou trois jours contre ma sensibilité naturelle avant de parvenir à surmonter tout cela. Puis, dans la paix du cœur, j’ai pu laisser ces choses se dissoudre tout doucement en Dieu.

(Ici s’arrête le récit biographique de Marie de Sainte Thérèse)








ROBERT BARCLAY Quaker



LES QUAKERS : GEORGES FOX ET ROBERT BARCLAY

Le mouvement quaker est, du point de vue de l’expérience mystique, d’une exceptionnelle importance. Osant dépasser les cultes extérieurs et les querelles de dogme, ils retournèrent à l’expérience de la grâce dans son dépouillement originel. Leur surnom fut inventé par un juge qui les traita de quakers (« trembleurs ») puisque Georges Fox exhortait à « trembler au nom du Seigneur ».

Georges Fox (1624-1691)368 fut leur grand initiateur : épris de simplicité et plein de foi, après plusieurs années de voyages et de méditations, il connut ce qu’il appella « openings » (ouvertures), des évidences qui lui venaient de Jésus-Christ. Il comprit alors l’inutilité des rites : ce qui importe, c’est que Jésus-Christ donne la grâce. Vers 1648, il se mit à prêcher sur les marchés, dans les champs, se fondant sur l’Ecriture pour revenir au christianisme originel. La puissance de son discours rassembla les foules. Un groupe voyageait avec lui à la recherche d’âmes à convertir. Ce fut le début de la Société des Amis, qui est leur nom réel.

La patience de Fox « vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun »369, ne fut pas étrangère à l’émergence d’une solide communauté. Beaucoup quittaient ainsi croyances et dogmes, sources de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la « Lumière intérieure » découverte dans le silence des réunions : le culte qui est la grande particularité quaker, consistait - et consiste toujours - à s’asseoir tout simplement en silence pour attendre que l’Esprit se manifeste intérieurement.

Contrairement à son époque, Fox prônait l’égalité entre hommes et femmes, et entre tous les êtres humains : il refusait d’ôter son chapeau devant qui que ce soit. Il ne prêtait aucun serment même devant un tribunal. Il récusait toute violence. Il se moquait des sacrements car ils ne sont que des formes extérieures. Voici comment il exprime sa mission avec conviction et simplicité :

Quand le Seigneur Dieu et son Fils Jésus Christ m’envoya dans la monde pour prêcher Son évangile et royaume éternels, j’étais heureux qu’il me soit ordonné de tourner les gens à voir cette Lumière intérieure, Esprit et Grâce par lesquels tous peuvent connaître leur salut et leur chemin vers Dieu ; et même que cet Esprit Divin les conduirait à toute vérité et, je le savais avec certitude, ne déçoit jamais personne.

Mais avec et par ce pouvoir divin et Esprit de Dieu, et Lumière de Jésus, j’étais là pour mener les gens hors de leurs manières propres à Christ, la nouvelle vivante voie ; et de leurs églises, faites par les hommes qui s’y assemblent, à l’Église en Dieu, l’assemblée générale inscrite au ciel, dont Christ est la tête. Et j’étais pour les enlever des maîtres de ce monde fait par les hommes, pour apprendre de Christ, qui est la Voie, le Vrai et la Vie, de qui le Père dit « C’est mon Fils aimé, écoutez-le » ; et hors de tous les cultes du monde, pour connaître l’Esprit du Vrai dans leur intérieur, et pour être conduits par là ; qu’en cela ils puissent adorer le Père des esprits qui le recherche pour Lui rendre hommage. Et je vis qu’ils n’adoraient pas l’Esprit du Vrai et ne savaient ce qu’ils adoraient.

Et j’étais là pour les mener hors de toutes les formes religieuses du monde, qui sont vaines, afin qu’ils puissent connaître la pure religion ; puissent visiter ceux qui sont sans père, les veuves, et les étrangers, et se garder eux-mêmes des taches du monde. Alors il n’y aurait plus tant de mendiants, dont la vue a souvent blessé mon cœur, car cela montre tant de dureté de cœur chez ceux qui professent le nom du Christ.

J’étais là pour les mener hors des compagnies du monde et des prières et des chants qui demeurent formes sans pouvoir ; que leur communauté pouvait être au sein du Saint Esprit et dans l’Esprit Éternel de Dieu ; qu’ils pouvaient prier en Saint Esprit et chanter en Esprit et avec la grâce qui vient par Jésus ; faisant mélodie dans leur cœur pour le Seigneur qui a envoyé son Fils bien-aimé pour être leur Sauveur ; et a établi Son soleil céleste pour briller sur le monde entier, et Sa pluie céleste pour tomber sur le juste et l’injuste, comme Sa pluie naturelle tombe et Son soleil extérieur brille sur tous.

J’éais là pour mener les gens hors des cérémonies juives et des fables païennes et des inventions humaines et des doctrines du monde, par lesquelles ils chassent des gens d’ici à là, de secte en secte ; et hors de tous leurs notions élémentaires coquines, avec leurs écoles et collèges pour fabriquer des ministres de Christ, qui sont en vérité des ministres de propre fabrication mais non de Christ ; et de toutes leurs images, et croix, et aspersion d’enfants, tous leurs jours saints [holy-days], et de toutes leurs vaines traditions qu’ils ont institués depuis l’époque des Apôtres, contre lesquelles le pouvoir du Seigneur était disposé : dans la crainte et par l’autorité de ce pouvoir, j’étais agi à déclarer contre eux tous, contre tous deux qui prêchent sans liberté, comme étant ainsi pour n’avoir reçu de Christ avec liberté.

De plus, quand le Seigneur m’a envoyé [prêcher] dans le monde, il m’a défendu d’enlever mon chapeau devant quiconque, élevé ou bas : et j’ai été tenu de dire Tu et Toi à tous homme et femmes, sans aucun respect à riches ou pauvre, grand ou petit. Et comme je voyageai partout je ne devais pas saluer par ‘Bonjour’ ou ‘Bonsoir’ ; ni ne devais m’incliner ou racler [la terre] avec ma jambe devant quiconque ; et cela enrage les sectes et les professions. Mais le pouvoir du Seigneur m’a transporté sur tout pour Sa gloire, et nombreux retournèrent à Dieu en peu de temps ; parce que le jour céleste du Seigneur s’élança d’en haut et dompta rapidement, à la lumière duquel nombreux en vinrent à voir où ils étaient 370.

Cette rectitude suscita de violentes oppositions et il fut souvent mis en prison pour trouble à l’ordre public. Mais son énergie prodigieuse et sa santé à toute épreuve lui permirent de résister aux persécutions. Une fois, il fut enfermé « à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant : les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur »371. En 1655, l’état eut peur d’un complot car les réunions attiraient des milliers de personnes : il réussit à rassurer Cromwell et gagna son estime.

Après 1666, il standardisa les réunions mensuelles dans tout le pays. Entre 1671 et 1673, il voyagea aux Etats-Unis et rencontra des Indiens qu’il apprécia beaucoup, puis alla aux Pays-Bas. En 1689, l’Edit de Tolérance permit enfin aux quakers de sortir de prison. À sa mort en 1691, il laissait cinquante mille Amis dans les îles britanniques ainsi que des groupes en Hollande et dans les colonies américaines.

L’Ecossais Robert Barclay (1648-1690) fut un disciple exceptionnel qui s’attacha aux pas de Fox dès l’âge de dix-huit ans. Il commença par visiter les communautés quakers en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne. Homme très cultivé, d’une expérience mystique profonde, il sut décrire dans son Apologie372 les fondamentaux de la vie intérieure chez les Quakers. Tout repose sur l’expérience individuelle de la grâce qui est donnée par le Christ selon sa promesse à ses disciples : « Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Mat. 28, 20). Ces quelques passages donneront une idée de ce très grand texte du « théologien quaker » :

ces révélations divines intérieures que nous posons comme absolument nécessaires pour servir de fondement à la vraie foi, ne contredisent jamais et ne peuvent contredire le témoignage extérieur des Ecritures ni la droite et saine raison […] cette révélation divine, cette illumination intérieure, est une chose évidente et claire en elle-même qui, par sa propre évidence et sa clarté, force à y acquiescer tout entendement bien disposé ; de même que les principes communs des vérités naturelles entraînent la conviction de l’’esprit, à savoir, par exemple, que “le tout est plus grand que la partie”… [140]

La connaissance du Christ qui ne provient pas de la révélation de son Esprit dans le cœur n’est donc pas la vraie, pas plus que le bavardage d’un perroquet à qui l’on a appris quelques mots ne peut être regardé comme la voix d’un homme. [145]

Ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas ; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience [187][…] c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner. […] Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme. [188]

[…] notre doctrine tend, plus que toute autre, à attribuer entièrement notre salut à la puissance, à l’Esprit et à la grâce de Dieu seul. […] à mesure que l’homme se laisse façonner par elle, elle développe en lui une volonté qui lui permet [189] de devenir un ouvrier coopérant avec cette grâce. […] Dans ces moments particuliers de visitation accordés à chaque homme, […] celui-ci, croyons-nous, est totalement incapable, par lui-même, de coopérer avec la grâce et de faire un seul pas pour se sortir de son état naturel, tant que celle-ci ne s’est pas emparée de lui. En revanche, ce qui lui est alors possible, c’est soit d’être passif et de ne pas résister à cette grâce,soit, au contraire, de s’opposer à son action. [190]

Parce qu’il repose sur la grâce, le mouvement quaker se situe au-delà de toute doctrine et controverse. Il est ouvert à tous :

L’Eglise […] n’est rien d’autre que la société, la réunion ou la communauté de tous ceux que Dieu a appelés à sortir du monde et de l’esprit du monde, pour marcher dans sa Lumière et dans sa vie. […] elle comprend absolument tous les hommes, à quelque nation, race, langue ou peuple qu’ils appartiennent […] la vie secrète ou vertu de Jésus est communiquée à bien des hommes qui demeurent au loin, tout comme la vie naturelle est transmise de la tête et du coeur jusqu’aux extrêmités du corps par le sang qui coule dans les veines et les artères. Il peut donc y avoir des membres de cette Eglise catholique [universelle] aussi bien parmi les païens, les Turcs et les Juifs que chez les Chrétiens de toutes sortes, hommes et femmes au coeur simple et intègre… [223]

Barclay explique comment sont nées ces assemblées en silence, particulières aux Quakers :

cette attente de Dieu dans le silence, on ne peut l’accepter et la comprendre correctement que si, renonçant à cette volonté et à cette sagesse [humaines], on se contente d’être entièrement soumis à Dieu. Aussi ce culte n’a-t-il été prêché et ne peut-il être pratiqué que par ceux qui ont constaté qu’aucune cérémonie, aucune observance, aucune parole, pas même les meilleures et les plus pures fussent-elles celles de l’Ecriture, ne sont capables de satisfaire leurs âmes fatiguées et affligées. […] Ceux-là, dis-je, ont été contraints à renoncer à toutes les pratiques extérieures et à se tenir en silence devant le Seigneur.

C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. […] chacun s’est employé à se retirer intérieurement, selon la mesure de grâce qui était en lui. Et leur silence a consisté non seulement à ne pas parler, mais même à s’abstenir de tout ce qui est pensée, imagination et désir personnels. [249]

Dans ces réunions, les quakers expérimentent la force de l’action de la grâce et constatent qu’elle peut passer par un intermédiaire humain :

[Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles […] mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier, comme il demeure vigilant à sa place, sent alors [s’opérer en lui] un travail secret en faveur des autres personnes […] Et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant, et ils prennent conscience que c’est lui qui la leur a communiquée sans cependant avoir rien dit. (251)

On lira aussi l’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772) : ce grand texte du début de la littérature américaine fait revivre l’existence aventureuse des visiteurs qui allaient voir les communautés isolées dans les Etats-Unis naissants. On y trouve le contact avec la nature (qui annonce les romans de F. Cooper), le sens de l’unité profonde dans toute la création (autre qualité rencontrée chez quelques poètes américains) :

Nous attachâmes nos chevaux à l’abri et rassemblâmes quelques broussailles sous un chêne. Nous nous couchâmes. Mais les moustiques étaient nombreux et le sol humide : je dormis peu. Alors allongé dans ce pays sauvage, regardant les étoiles, je considérai la condition de nos premiers parents quand ils furent chassés du Jardin ; comment le Très Haut, quoiqu’ils aient été désobéissants, continua à être leur père…

Je fus mené si près des portes de la mort que j’oubliai mon nom. Alors désireux de savoir qui j’étais, je vis une masse de matière de terne et sombre couleur, du sud à l’ouest, et je fus informé que cette masse représentait les êtres humains gisant dans une misère la plus grande où ils puissent se trouver ; et vivant, que j’étais mélangé avec eux, que désormais je ne pouvais pas me considérer comme être distinct ou séparé [choisi] 373.

Suivant l’impulsion intérieure donnée par le Seigneur, les Quakers furent très actifs socialement : un ami de Barclay, William Penn (1644-1718), partit en Amérique du Nord où il fonda Philadelphie et tissa des liens d’amitié avec les Indiens Delaware. Les idéaux quakers eurent une grande influence sur les institutions américaines.

Mais les Amis ne furent jamais nombreux, à cause de leur exigence de vie : au XVIIIe siècle, ils furent les premiers à libérer leurs esclaves, perdant ainsi volontairement une grande richesse. Récemment la Religious Society of Friends ne comporterait que seize mille membres en Grande-Bretagne374. Mais le mouvement est encore vivant et ouvert375.





LA LUMIÈRE INTÉRIEURE376



On ne peut connaître le fils que par l’esprit

Je vais expliquer de façon un peu détaillée chacune de ces affirmations, puis je passerai à la dernière partie de la proposition.

§ VI. Ce premier point ainsi établi, j’en arrive au deuxième, à savoir que l’on ne peut connaître le Fils que par l’Esprit, ou que la révélation du Fils de Dieu s’opère par l’Esprit.

(...) Jésus-Christ, en qui et par qui le Père est révélé, se révèle lui-même à ses disciples et amis dans et par l’Esprit «s. Sa manifestation a été extérieure pendant quelque temps, quand il est venu porter témoignage à la Vérité dans ce monde et s’y est montré lui-même totalement fidèle. Mais maintenant qu’il s’est retiré de ce monde quant à l’homme extérieur, c’est d’une manière intérieure qu’il enseigne et instruit le genre humain par son propre Esprit : il se tient à la porte et il frappe; si quelqu’un entend sa voix et lui ouvre, il entre chez lui (Ap. 3, 20). Paul, dans l’Epître aux Galates (1, 16), parle de cette révélation du Christ en lui, et lui attribue l’excellence de son ministère et la certitude de sa vocation. C’est ce que confirme également la promesse du Christ lui-même à ses disciples : «Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde» car il s’agit d’une présence intérieure et spirituelle, comme tous le reconnaissent (je reviendrai plus loin sur cette question) 126. (...)

(.....)

La connaissance du Christ qui ne provient pas de la révélation de son Esprit dans le cœur n’est donc pas la vraie, pas plus que le bavardage d’un perroquet à qui l’on a appris quelques mots ne peut être regardé comme la voix d’un homme. On peut, en effet, apprendre à ce perroquet, ou à quelque autre oiseau, à prononcer une phrase sensée, telle que ses oreilles extérieures l’ont entendue, mais sans que cela puisse ne provenir d’aucun principe raisonnable qui le pousserait à s’exprimer ainsi. Or il en est exactement de même de la connaissance des choses de Dieu que l’homme naturel et charnel a recueillie à partir des paroles ou des écrits des hommes spirituels 127. Elles ne sont pas vraies pour lui parce qu’il les conçoit selon l’esprit naturel, qu’elles lui viennent par un organe impropre et ne procèdent pas du principe spirituel; pas plus que ne le sont, pour l’oiseau qui les émet, les paroles humaines qu’il a acquises par répétition et qu’il prononce avec sa bouche, mais que ne lui inspire aucun principe raisonnable. (...)

(.....)

L’Esprit a été promis par le Christ pour toujours

§ IX. Il nous reste maintenant à examiner notre dernière affirmation, à savoir que ces révélations continuent à être, aujourd’hui encore, l’objet de la foi des saints. (...) Autrement dit ce qu’il faut prouver ici, c’est que les chrétiens de nos jours doivent être guidés intérieurement et immédiatement par l’Esprit de Dieu, de la même manière que les saints d’autrefois (même si beaucoup ne le sont pas dans la même mesure).

§ X. Je vais en donner différentes preuves. Je rappellerai tout d’abord la promesse faite par le Christ en ces termes : «Je prierai le Père et il vous donnera un autre consolateur qui restera avec vous pour toujours, l’Esprit de vérité, que le monde ne peut recevoir, parce qu’il ne le voit pas et ne le connaît pas. Mais vous, vous le connaissez, parce qu’il demeure avec vous et qu’il sera en vous.» «Mais le consolateur, l’Esprit Saint que le Père enverra en mon nom, vous enseignera toutes choses et vous rappellera tout ce que je vous ai dit.» «Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous conduira vers la vérité tout entière, car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu et il vous annoncera les choses à venir» (Jean 14, 16-17 et 26; i6, 13). (...)

(.....)

L’Esprit est la vie même du Christianisme

Affirmer que l’Esprit est intérieur, cela, à mon avis, ne nécessite ni interprétation ni commentaire : «Il demeure en vous et il sera en vous» [Jean 14, 171. Cette présence de l’Esprit dans les saints est l’une des choses les plus indispensables à connaître et auxquelles il est le plus nécessaire de croire; aussi n’y a-t-il rien que l’Écriture affirme d’une façon plus catégorique. «L’Esprit de Dieu habite en vous», dit l’apôtre dans l’Epître aux Romains (8, 9). Et ailleurs : «Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint-Esprit?» (I Cor. 6, 19), «et que l’Esprit de Dieu habite en vous?» (I Cor. 3, 16). Sans cela, dit-il, nul homme n’est chrétien : «Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, celui-là n’est pas à lui» [Rom. 8, 9]. (...)

— Il suffit d’ôter l’Esprit, et le Christianisme ne demeure pas plus le Christianisme qu’un corps mort demeure un homme lorsque l’âme et l’esprit l’ont abandonné : les vivants ne peuvent plus alors le supporter, mais l’enterrent loin de leur vue, comme une chose fétide et inutile, quelque agréable qu’il ait été lorsque l’âme le mouvait et l’animait.

— Enfin, tout ce qu’il y a d’excellent, de noble, de précieux et de désirable dans la foi chrétienne est attribué à cet Esprit, sans qui elle ne pourrait pas plus subsister que le monde matériel sans le soleil. C’est à lui que tous les vrais chrétiens, à toutes les époques, ont attribué leur force et leur vie. C’est par cet Esprit, déclarent-ils, qu’ils ont été convertis à Dieu, délivrés du monde, fortifiés dans leur faiblesse, consolés dans leurs afflictions, rendus fermes dans les tentations, courageux dans les souffrances, et qu’ils ont triomphé au milieu de toutes les persécutions. Oui, les écrits de tous les vrais chrétiens sont remplis des grandes actions et des choses remarquables qu’ils affirment tous avoir faites grâce à la puissance, à la vertu et à l’efficacité de cet Esprit de Dieu qui opérait en eux. (...)

(.....)377

L’inspiration de l’Esprit est «objective» et non pas simplement «subjective»

§ XI. Il y en a d’autres qui reconnaissent que l’Esprit, maintenant encore, conduit et inspire les saints, mais ils affirment qu’il ne le fait que d’une manière subjective — autrement dit sans que ceux-ci en aient conscience —, en éclairant leur entendement pour qu’ils puissent comprendre les Écritures et croire aux vérités qu’elles contiennent; mais pas du tout en présentant ces vérités à leur esprit comme des objets (...).

Cette opinion, quoiqu’elle soit un peu plus acceptable que la précédente, n’est cependant pas tout à fait conforme à la vérité et ne l’exprime pas dans sa plénitude.

D’abord parce qu’il y a bien des vérités qui ne s’appliquent qu’à des cas précis et à des personnes en particulier, et qu’il est très nécessaire qu’elles connaissent, mais qu’elles ne peuvent absolument pas trouver dans les Écritures, ainsi que le montrera la proposition suivante. (...)

(.....)

Je tire mon second argument de la nature de la Nouvelle Alliance. Il me servira, ainsi que ceux qui suivent, à prouver que nous sommes conduits par l’Esprit d’une manière à la fois immédiate et objective. La nature de la Nouvelle Alliance est exprimée dans divers passages de la Bible. (...)

(.....)

Cette nature de la Nouvelle Alliance est encore plus amplement décrite par Jérémie (31, 33-34) en des termes que reprend et réaffirme l’apôtre (Hébr. 8, 10-11) : «Voici l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël, après ces jours-là, dit le Seigneur. Je mettrai mes lois dans leur esprit et je les graverai dans leur cœur. Je serai leur Dieu et ils seront mon peuple. Personne n’aura plus à instruire son prochain ni son frère en disant : “Connais le Seigneur I”, car tous me connaîtront, du plus petit jusqu’au plus grand.»

Ici l’objet est la Loi de Dieu mise dans le cœur et écrite sur l’esprit, au moyen de quoi ils deviennent son peuple et sont conduits à le connaître véritablement.

La Loi ancienne est donc ainsi distinguée de l’Évangile. Auparavant la Loi était extérieure, écrite sur des tables de pierre, mais maintenant elle est intérieure, écrite dans le cœur. Autrefois le peuple dépendait des prêtres pour la connaissance de Dieu; mais maintenant chacun en a une connaissance certaine et sensible. (...).

(.....)

§ XII. Le troisième argument provient de ces paroles de Jean : «Quant à vous, l’onction que vous avez reçue de lui demeure en vous, et vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne; mais comme son onction vous enseigne toutes choses et qu’elle est véridique et non mensongère, demeurez en lui selon l’enseignement qu’elle vous a donné» (I Jean 2, 27).

Tout d’abord, cela ne pouvait être un privilège spécial, particulier ou extraordinaire, mais quelque chose de commun à tous les saints, puisqu’il s’agit d’une épître à caractère général, adressée à tous ceux de cette époque.

En second lieu, l’apôtre leur présente cette onction en eux comme une pierre de touche encore plus certaine que ses propres écrits, pour discerner et mettre à l’épreuve les imposteurs. Ayant dit, en effet, dans le verset précédent, qu’il leur avait donné des instructions touchant ceux qui les égaraient, il commence celui-ci par ces mots : «Quant à vous, l’onction...», et encore : «Vous n’avez pas besoin qu’on vous enseigne...». Ce qui signifie que, leur ayant dit tout ce qu’il est possible de dire, il les renvoie, pour tout, à l’onction intérieure qui enseigne toutes choses, comme au rempart le plus solide, le plus fort et le plus inébranlable contre tous ceux qui pourraient les égarer.

Enfin, c’est une chose durable et permanente : l’onction qui demeure. (...)

Je pourrais prouver cette doctrine par bien d’autres passages de l’Écriture que j’omets par souci de brièveté. Je vais maintenant répondre aux objections faites couramment contre la seconde partie de la proposition.

Caractère infaillible des vraies révélations de l’Esprit

§ XIII. On nous objecte le plus souvent que ces révélations sont incertaines.

Cette objection traduit une grande ignorance chez nos adversaires, car nous distinguons entre la thèse et l’hypothèse, c’est-à-dire entre l’affirmation et la simple supposition. Affirmer, en effet, que la vraie et indubitable révélation de l’Esprit de Dieu est certaine et infaillible, c’est une chose, et c’en est une tout autre que d’assurer que tel homme ou tel peuple en particulier, qui se déclare lui-même guidé par cette révélation intérieure et immédiate de l’Esprit, est effectivement dirigé d’une manière infaillible par elle dans ce qu’il dit ou écrit. Ce que nous soutenons, c’est uniquement le premier point, alors que le second peut être mis en doute. La question n’est pas de savoir qui est ou n’est pas conduit par l’Esprit, mais si tous, oui ou non, doivent ou peuvent être guidés par lui.

Or, comme nous avons déjà prouvé que le Christ a promis à ses enfants que son Esprit les conduirait [Jean i6, 13], et que chacun d’eux doit et peut être dirigé par lui; si quelques-uns se séparent de ce guide certain par leurs agissements, et prétendent cependant, en paroles, être conduits par lui, alors qu’ils commettent des actes coupables, il ne peut pas en résulter que la véritable direction de l’Esprit soit incertaine ou qu’on ne doive pas la suivre. Ou bien alors, autant dire que le soleil n’éclaire pas parce qu’un aveugle ou quelqu’un qui ferme volontairement ses yeux tombe dans un fossé en plein midi faute de lumière; qu’aucune parole n’est prononcée parce qu’un sourd n’entend pas ce qui est dit; ou encore qu’un jardin plein de fleurs odoriférantes n’émet aucun parfum parce que celui qui a perdu l’odorat ne peut le sentir. Dans ces différents cas, la faute revient à l’organe sensitif et non pas à l’objet.

De même, toutes ces erreurs doivent être attribuées à la faiblesse ou à la méchanceté de l’homme, et non à l’Esprit Saint. Ceux qui s’opposent le plus farouchement à ce témoignage certain et infaillible de l’Esprit invoquent habituellement l’exemple des gnostiques de l’Antiquité ou, à une époque bien plus récente, les actes monstrueux et abominables des anabaptistes de Münster «37. Or ces exemples n’ont absolument rien à voir avec nous et ils ne peuvent affaiblir en rien la vérité de notre doctrine. C’est pourquoi, pour nous garantir plus sûrement contre des attaques de ce genre, j’ai complété ma proposition en y ajoutant ces lignes : «Par ailleurs, ces révélations divines intérieures, que nous posons comme absolument nécessaires pour servir de fondement à la vraie foi, ne contredisent jamais et ne peuvent contredire le témoignage extérieur des Écritures, ni la droite et saine raison.»

Outre la vérité intrinsèque et indubitable de cette affirmation, l’expérience certaine et bienheureuse que nous en avons nous permet de la soutenir hardiment. Cet Esprit, en effet, ne nous a jamais trompés et conduits ou poussés à rien faire de mal, mais au contraire il se manifeste clairement par ses révélations que nous discernons d’une façon nette quand nous demeurons attentifs dans cette Lumière divine, pure et sans tache, qui constitue l’organe adéquat pour les sentir et les recevoir. (...)

§ XIV (.....)

Tous ces exemples montrent clairement que c’est une très grave erreur de raisonnement que de mépriser et de rejeter un principe quelconque parce que des hommes qui prétendent le suivre font le mal, lorsqu’un tel principe ne tend pas, par sa nature même et ses conséquences, à faire commettre des actes condamnables.

En outre, il résulte de tout ce que je viens d’exposer que si l’Esprit doit être rejeté sous un tel prétexte, il faut aussi, et pour la même raison, rejeter ces autres principes «9. En ce qui me concerne, le fait que des méchants aient usé indûment des termes mêmes [de Saintes Écritures, Tradition et raison] pour couvrir leurs mauvaises actions et tromper les gens simples, ne diminue en rien l’estime que j’ai pour le témoignage béni des Saintes Écritures, ni le respect que j’éprouve pour toute Tradition solide et conforme à la vérité, et ne m’amène nullement à mépriser la raison, cette noble et excellente faculté de l’esprit. Mais de la même façon, je ne voudrais pas que l’on rejette ou mette en doute la certitude de cet Esprit de vérité, que Dieu a donné à ses enfants comme le seul guide qui puisse les conduire à cette vérité tout entière [Jean i6, 13], sous prétexte que certains ont faussement prétendu être dirigés par lui.

(.....)

L’Esprit, suprême garant des Écritures et de la Tradition

§ XVI. J’ajouterai enfin un dernier argument pour prouver que cette révélation intérieure, immédiate et objective, que je viens de défendre si longuement, est le seul fondement sûr, certain et indubitable de toute la foi chrétienne. J’espère que cet argument, si on le pèse correctement, aura du poids auprès de tous les chrétiens. Le voici :

Ce à quoi tous ceux qui professent le Christianisme, quelle que soit leur confession, sont forcés d’avoir finalement recours lorsqu’on les presse dans leurs derniers retranchements, ce qui sert de garant à tous les autres fondements de la foi, ce pour quoi et à cause de quoi on affirme qu’il faut y croire, et sans quoi l’on convient qu’ils n’ont absolument aucune valeur, c’est cela qui doit être la seule base ultime, véritable, certaine et indubitable de toute la foi chrétienne.

Or c’est bien à cette révélation intérieure, immédiate et objective par l’Esprit que tous ceux qui professent le Christianisme, quelle que soit leur confession, sont forcés d’avoir recours en dernier lieu. (...)

(.....)

Tout d’abord, en ce qui concerne les papistes, ils fondent leur foi sur l’enseignement de l’Église et sur la Tradition. Or si nous les pressons de dire pourquoi ils croient ce que professe l’Église, ils répondent : “Parce que l’Église est toujours guidée par l’Esprit infaillible.” Ainsi, pour eux, la direction de l’Esprit est l’ultime fondement. Si nous leur demandons, en outre, pourquoi il faut se fier à la Tradition, ils répondent : “Parce que cette Tradition nous a été transmise par les docteurs et Pères de l’Église qui, par la révélation de l’Esprit Saint, ont ordonné à celle-ci de la suivre.” Ils font donc tout remonter à la révélation par l’Esprit.

Quant aux protestants et aux sociniens, tous ils reconnaissent les Écritures comme le fondement et la règle de leur foi, les premiers disant que l’Esprit les pousse, subjectivement, à y recourir, les autres déclarant qu’ils les comprennent à l’aide de leur propre raison. Or si on leur demande, aux uns comme aux autres, pourquoi ils se fient aux Écritures et les prennent pour règle, ils répondent : “Parce que nous y trouvons la pensée de Dieu exprimée par ceux à qui ces choses ont été révélées d’une manière intérieure, immédiate et objective par l’Esprit de Dieu; et non pas parce que tel ou tel homme les a écrites, mais bien parce que c’est l’Esprit de Dieu qui les leur a dictées.”

Il est donc étrange que des hommes puissent présenter comme si incertain, et si dangereux à suivre, cela même sur quoi repose la base et le fondement certain de leur propre foi, ou qu’ils s’excluent eux-mêmes de cette sainte communion avec Dieu, dont on ne peut jouir que dans l’Esprit, sous la conduite de qui nous devons vivre et marcher.

La révélation progressive de la Lumière intérieure

Si certains, en lisant ces pages, se sentent poussés, par la force de ces arguments tirés de l’Écriture, à reconnaître et à croire que de telles révélations intérieures sont nécessaires, et que cependant ils s’y sentent étrangers (c’est là la raison pour laquelle, comme je l’ai indiqué au début, on les nie et les rejette si souvent), qu’ils sachent que ce n’est pas parce qu’elles ont cessé d’être le privilège de tout vrai chrétien, mais bien plutôt parce qu’eux-mêmes ne sont pas tant chrétiens de nature que de nom. Qu’ils sachent aussi que la Lumière secrète qui brille dans le cœur et qui réprouve l’iniquité est l’humble commencement de la révélation de l’Esprit de Dieu, qui a d’abord été envoyé au monde pour le convaincre de péché (Jean 16, 8).

— Quand, en renonçant à l’iniquité, tu commenceras à connaître cette voix divine dans ton cœur, tu sentiras, à mesure que le vieil homme ou l’homme naturel, qui ne goûte pas les choses du Royaume de Dieu, disparaîtra avec ses affections corrompues et toutes ses convoitises; tu sentiras, dis-je, le nouvel homme ou la naissance intérieure de l’enfant qui a des sens spirituels et qui peut voir, goûter, tâter, manier et sentir les choses de l’Esprit 1". Mais jusqu’à ce que vienne ce moment, la connaissance des choses spirituelles ressemble à la foi que l’on accorde à l’histoire.

— De même qu’un aveugle, quelque description qu’on lui fasse de la lumière du soleil ou des couleurs les plus curieuses, ne saurait, si intelligent soit-il, les comprendre aussi bien, d’après les détails les plus précis et les plus concrets qu’on peut lui en donner, qu’un enfant qui les voit; de même, l’homme naturel, si intelligent soit-il, ne peut comprendre par les paroles les meilleures, pas même par celles de l’Écriture, les mystères du Royaume de Dieu aussi bien que l’enfant le plus jeune et le plus faible, qui les goûte lorsqu’ils lui sont révélés d’une manière intérieure et objective par l’Esprit.

Sois donc attentif à tout cela dans l’humble révélation de cette Lumière pure qui te permettra de voir d’abord les vérités les plus simples à connaître. À mesure que tu deviendras apte à accueillir cette Lumière, tu la recevras de plus en plus et, par une expérience vivante, tu pourras réfuter aisément l’ignorance de ceux qui te demanderont : «Comment sais-tu que tu es animé par l’Esprit de Dieu?» Cette question te paraîtra alors tout aussi ridicule que de demander à quelqu’un qui a les yeux ouverts comment il sait que le soleil brille en plein midi. (...).

155

Chapitre III

DES ÉCRITURES

Plan du chapitre

(...)

Proposition

Des révélations de l’Esprit de Dieu aux saints procèdent les Écritures de Vérité, qui contiennent :

1. un récit historique fidèle des actions du peuple de Dieu aux différentes époques et des multiples manifestations singulières et remarquables de la Providence qui les ont accompagnées;

2. des prophéties touchant de nombreux événements, les uns déjà passés et les autres encore à venir;

3. un exposé complet et détaillé de tous les points principaux de la doctrine du Christ, contenu dans des déclarations, exhortations et préceptes précieux, qui, sous l’inspiration du Saint-Esprit, ont été adressés de vive voix ou par écrit, à des moments divers et pour des occasions variées, à quelques-unes des Églises et à leurs pasteurs.

Elles ne sont cependant qu’une expression de la source et non la source elle-même, aussi ne doit-on pas les tenir pour le principal fondement de toute vérité et de toute connaissance, ni même pour la règle première et suffisante de la foi et des mœurs. Néanmoins, comme elles donnent un vrai et fidèle témoignage du premier fondement, elles sont et doivent être regardées comme une règle seconde, subordonnée à l’Esprit, de qui elles tirent toute leur excellence et toute leur certitude. En effet, de même que c’est par le seul témoignage intérieur de l’Esprit que nous les connaissons véritablement, elles témoignent, pour leur part, que l’Esprit est le guide qui conduit les saints vers la vérité tout entière. Ainsi, selon ces Écritures elles-mêmes, c’est bien l’Esprit qui est le premier et le principal guide. (...)

Les Écritures, règle seconde et subordonnée à l’Esprit

§ L La première partie de cette proposition (...) nous permet de nous laver de ce reproche dont on nous accable souvent, parmi bien d’autres calomnies, de mépriser et de rejeter les Écritures. Ce que nous en disons montre, en effet, quelle haute valeur nous leur attribuons : nous les considérons, sans aucune arrière-pensée ni équivoque, comme les meilleurs écrits qui soient au monde. Il n’en existe aucun autre, croyons-nous, qui, à bien des points de vue, leur soit non seulement préférable, mais même comparable. (...) Cependant, nous ne pouvons aller aussi loin que ceux des protestants qui font dépendre l’autorité des Écritures de quelque vertu ou puissance qui se trouverait dans ces textes pris en eux-mêmes; mais nous voulons attribuer cette autorité tout entière à l’Esprit dont ils procèdent.

Nous reconnaissons volontiers la majesté du style des Écritures, la cohérence entre leurs différentes parties et l’excellence de tout l’ensemble. Mais, vu que c’est à l’homme spirituel, et non à celui qui est charnel, de discerner [le contenu de ces textes], c’est l’Esprit de Dieu qui doit nous donner cette croyance dans les Écritures capable de convaincre notre conscience ««; c’est là ce que quelques-uns des protestants les plus notoires ont été obligés de reconnaître, tant dans leurs écrits particuliers que dans leurs confessions de foi publiques. (...)

(.....)

Tout cela fait voir combien il est nécessaire de rechercher la certitude des Écritures dans l’Esprit et non ailleurs. Les disputes innombrables et les contestations sans fin de ceux qui cherchent ailleurs leur autorité sont une preuve de cette vérité.

Car les Anciens eux-mêmes, dès les premiers siècles, n’étaient pas d’accord entre eux à ce sujet : les uns rejetaient des livres que nous approuvons, et d’autres en approuvaient que quelques-uns d’entre nous rejettent. Et ceux qui ont quelque connaissance de l’Antiquité n’ignorent pas les grandes contestations qui eurent lieu au sujet de la Deuxième Epltre de Pierre, de celle de Jacques, de la Deuxième et de la Troisième de Jean, ainsi que de l’Apocalypse qui, selon beaucoup, même des plus anciens, n’a pas été écrite par le disciple bien-aimé, frère de Jacques, mais par un autre auteur du même nom. Que deviendraient donc les chrétiens s’ils n’avaient pas reçu cet Esprit, ce sens spirituel qui leur apprend à distinguer le vrai d’avec le faux? (...)

§ II. Ainsi, quoique nous reconnaissions que les Écritures sont des textes vraiment célestes et divins, et que leur usage est très nécessaire à l’Église du Christ et lui apporte un très grand réconfort, (...) nous ne pouvons pas cependant les considérer comme la principale source de toute vérité et de toute connaissance, ni comme la règle première et suffisante de la foi et des mœurs, parce que cette source ne peut être que la vérité elle-même, à savoir ce dont la certitude et l’autorité ne dépendent pas de quelque chose d’autre. Quand nous avons des doutes sur l’origine d’une rivière ou d’un fleuve, nous remontons son cours jusqu’à sa source, et une fois que nous l’avons trouvée, nous nous arrêtons, ne pouvant aller plus loin, parce que c’est l’endroit où elle sort des profondeurs de la terre qui est impénétrable. Il en est de même pour les paroles et les écrits de tous les hommes : nous devons les confronter à la Parole de Dieu, je veux dire à sa Parole éternelle, et s’ils y sont conformes, nous nous y attachons «47. Car cette Parole procède toujours et procédera éternellement de Lui, et c’est en elle et par elle que sa sagesse insondable, sa volonté et les desseins impénétrables de son cœur nous sont révélés.

(.....)

La règle principale des chrétiens sous l’Évangile n’est pas la lettre extérieure, ni la loi écrite et donnée extérieurement, mais une loi intérieure et spirituelle, «gravée dans le cœur» [Hébr. 8, 10], «  la loi de l’Esprit de vie» [Rom. 8, 2J, «la parole qui est près de nous, dans la bouche et dans le cœur» [Rom. I0, 8].

Or la lettre de l’Écriture est extérieure, c’est en elle-même une chose morte, une simple présentation de réalités excellentes, mais non ces réalités elles-mêmes.

Elle n’est donc pas et ne peut être la première et la principale règle des chrétiens.

Les Écritures ne peuvent résoudre tous les problèmes particuliers

§ III. Troisièmement, ce qui est donné aux chrétiens comme règle et comme guide doit être si complet que cela puisse les conduire et les diriger clairement et distinctement dans toutes les situations et toutes les circonstances qui peuvent se présenter.

Or ils sont amenés à se trouver dans des centaines de situations et de circonstances pour lesquelles les Ecritures ne leur fournissent aucune instruction particulière.

Les Écritures ne peuvent donc être leur [seule] règle.

Je vais donner deux ou trois exemples pour illustrer et démontrer cet argument. (...)

Il y en a, par exemple, qui sont appelés au ministère de la parole. Paul dit : «Annoncer l’Evangile, c’est une nécessité qui s’impose à moi. Malheur à moi si je ne l’annonce pas!» [I Cor. 9, i6].

Si l’Église aujourd’hui encore, tout comme à son époque, a besoin de ministres, certaines personnes, plutôt que d’autres, doivent remplir cette charge aussi impérativement que lui. Or l’Écriture ne dit pas et ne peut dire à qui en particulier elle doit incomber.

(.....)

De plus, quelles règles vont me permettre de juger si j’ai les qualités pour cela? Comment puis-je savoir si je suis vraiment sobre, doux, saint, irréprochable 149? N’est-ce pas le témoignage de l’Esprit dans ma conscience qui doit m’en assurer? (...)

(.....)

(...) Et il y a bien d’autres difficultés de ce genre qui se présentent dans la vie d’un chrétien.

En outre, au sujet de ce qui lui importe le plus de savoir : s’il vit réellement dans la foi et est héritier du salut ou non, l’Écriture ne peut lui fournir aucune certitude, ni constituer une règle pour son cas particulier. Tous s’accordent à reconnaître que cette connaissance est très désirable et réconfortante, et il nous est même expressément demandé de la rechercher : «Examinez-vous vous-mêmes, pour voir si vous êtes dans la foi. Éprouvez-vous vous-mêmes. Ne reconnaissez-vous pas que Jésus-Christ est en vous? À moins que vous ne soyez réprouvés» (II Cor. 13, 5); «C’est pourquoi, frères, apportez tous vos soins à affermir votre vocation et votre élection» (II Pier. i, Io). Or quelle règle tirée de l’Ecriture peut m’assurer que j’ai la vraie foi, ou que ma vocation et mon élection sont certaines?

(.....)

De plus, l’Ecriture qui nous exhorte si vivement à rechercher cette certitude «S° ne se présente absolument pas elle-même comme une règle qui suffit à la donner, mais elle l’attribue tout entière à l’Esprit : «L’Esprit lui-même rend témoignage avec notre esprit que nous sommes enfants de Dieu» (Rom. 8, i6); «À ceci nous reconnaissons que nous demeurons en Lui et Lui en nous : il nous a donné de son Esprit» — «C’est l’Esprit qui rend témoignage, parce que l’Esprit est la vérité» (I Jean 4, 13, et 5, 6).

L’Esprit, guide indispensable pour lire les Écritures

§ IV (. . .)

(. . .) Ces problèmes, et bien d’autres que je pourrais encore indiquer font naître dans l’esprit des savants eux-mêmes une infinité de doutes, de scrupules et de difficultés inextricables. Aussi pouvons-nous en conclure en toute sûreté que Jésus-Christ, qui a promis d’être toujours avec ses enfants, de les conduire vers la vérité tout entière, de les garder des pièges de l’ennemi et d’établir leur foi sur un roc inébranlable, ne leur a pas laissé pour principale règle une chose qui, en elle-même, est sujette à tant d’incertitudes. C’est pourquoi il leur a donné son Esprit comme principal guide : ni la teigne ni le temps ne peuvent le détruire, ni les copistes ni les traducteurs le corrompre, et personne n’est trop jeune, trop ignorant, ou n’habitent dans un endroit trop reculé pour que cet Esprit ne puisse l’atteindre et l’instruire correctement.

Ce n’est que dans et par la clarté que cet Esprit nous donne que nous pouvons nous tirer des difficultés qui se présentent à nous touchant les Écritures. (...)

Vrai rôle et bon usage des Ecritures

§ V. Si l’on me demande si j’entends démontrer ainsi que les Ecritures sont tout à fait incertaines et inutiles.

Je réponds : pas du tout. La proposition elle-même prouve quelle estime j’ai pour elles, et pourvu que l’on accorde à l’Esprit, dont elles procèdent, la première place, que ces Ecritures elles-mêmes lui réservent, je leur donne volontiers la seconde, qui est tout ce qu’elles s’attribuent à elles-mêmes. C’est ce que déclare l’apôtre Paul, principalement dans deux passages : «Tout ce qui a été écrit dans le passé l’a été pour notre instruction, afin que, par la persévérance et la consolation que donnent les Écritures, nous possédions l’espérance» (Rom. 15, 4); «Les Saintes Écritures ont le pouvoir de communiquer la sagesse qui conduit au salut par la foi en Jésus-Christ. Toute Écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, convaincre, corriger, instruire dans la justice, afin que l’homme de Dieu soit parfait, équipé pour toute œuvre bonne» (II Tim. 3, 15-17).

En effet, quoique Dieu nous conduise d’abord et par-dessus tout par son Esprit, parfois, cependant, il nous fait parvenir son aide et sa consolation par ses enfants qu’il suscite [à cet effet], et à qui il inspire de dire ou d’écrire des paroles au moment opportun»». C’est ainsi que les saints deviennent des instruments dans la main du Seigneur pour se fortifier et s’encourager les uns les autres, ce qui contribue à les rendre parfaits et leur communique la sagesse qui conduit au salut. (...).

(.....)

En second lieu, Dieu a jugé bon que nous puissions voir dans les Écritures comme dans un miroir les épreuves et les expériences vécues par les saints du passé. Constatant, en effet, que notre propre expérience répond aux leurs, nous sommes ainsi grandement fortifiés et encouragés, et notre espoir d’atteindre le même but s’en trouve renforcé. Découvrant l’action de la Providence en leur faveur, voyant les pièges qui les ont menacés et la manière dont ils y ont échappé «6, nous pouvons ainsi acquérir la sagesse qui conduit au salut, être corrigés à propos et instruits dans la justice.

Voilà quel est le grand rôle des Écritures et le profit que nous pouvons en retirer : constater qu’elles s’accomplissent en nous et y discerner la marque même de l’Esprit de Dieu et de ses voies 1", grâce à cette connaissance intime que nous avons de cet Esprit et de son œuvre dans notre cœur. (...) Il faut bien voir que seul l’homme spirituel peut en faire un bon usage : elles ont le pouvoir de rendre parfait l’homme de Dieu (et non pas l’homme naturel), et tout ce qui a été écrit dans le passé l’a été pour la consolation des fidèles et des saints. C’est de ceux-là que parle Paul «B. Quant aux autres, l’apôtre Pierre dit clairement à leur sujet que «les ignorants et les gens mal affermis tordent le sens des Ecritures pour leur propre perdition» [II Pier. 3, 16]. Il s’agit là de ceux qui ignorent la science divine et céleste de l’Esprit, et non pas la littérature des hommes et des écoles que, très certainement, Pierre lui-même, un simple pêcheur, ne pouvait connaître. (...)

Tout ce qui est contraire aux Écritures est contraire à l’Esprit

§ VI. Nous avons montré de quelle utilité sont les Saintes Écritures à l’Église de Dieu lorsqu’on en fait usage selon l’Esprit; c’est pourquoi nous les regardons comme une règle seconde. Par ailleurs, comme il est communément reconnu par tous qu’elles ont été écrites sous l’inspiration de l’Esprit Saint, et que les erreurs que l’on peut supposer s’y être glissées par l’injure du temps ne sont pas telles qu’il n’y reste un témoignage clair et suffisant touchant tous les points essentiels de la foi chrétienne, nous les considérons comme le seul juge extérieur qui soit compétent pour trancher les controverses entre les chrétiens, et nous croyons que toute doctrine qui est contraire à leur témoignage peut, par là même, être rejetée comme fausse.

— En ce qui nous concerne, nous consentons de très bon grés à voir juger notre doctrine et notre conduite par les Écritures. Jamais, dans toutes les controverses que nous avons eues avec nos adversaires, nous n’avons refusé ni ne refuserons d’en faire notre juge et notre pierre de touche. Nous admettons aussi très volontiers, comme une maxime certaine et indiscutable, que tout ce que quelqu’un qui prétend être dirigé par l’Esprit fait de contraire aux Écritures doit être tenu pour une tromperie du démon. Étant donné, en effet, que ce n’est jamais pour nous couvrir nous-mêmes, à l’occasion de quelque acte condamnable, que nous affirmons être guidés par l’Esprit, nous savons que, comme tout ce qui est mal contredit les Écritures, cela contredit aussi, et en premier lieu, l’Esprit de qui elles procèdent (...).

La nouvelle révélation du saint et vieil Évangile

§ IX (.....)

(...) Nous affirmons que les Écritures donnent un témoignage complet et détaillé de toutes les bases doctrinales de la foi chrétienne. Car nous croyons fermement que l’on ne doit pas prêcher d’autre doctrine ou d’autre Évangile que celui qui nous a été transmis par les apôtres; et nous souscrivons bien volontiers à cette sentence : «Si quelqu’un prêche un évangile autre que celui qui a déjà été prêché par les apôtres, et qui est conforme aux Ecritures, qu’il soit anathème.»

Nous faisons donc une distinction [radicale] entre une révélation d’un nouvel évangile et de nouvelles doctrines, et une nouvelle révélation du saint et vieil Évangile et des saintes et vieilles doctrines. Nous agissons en faveur de cette dernière, mais nous rejetons absolument la première, car nous croyons fermement que personne ne peut établir d’autre fondement que celui qui a déjà été posé. (...)

(.....)

182

(.....)

§ XI. Premièrement, Dieu, qui, dans son amour infini, a envoyé son Fils, le Seigneur Jésus-Christ, dans le monde afin qu’il y subisse la mort pour tous, a accordé à chaque homme, juif ou gentil, turc ou scythe, Indien ou barbare, ou de quelque autre nation, peuple ou pays qu’il soit «e», un certain jour ou temps de visitation, pendant lequel il lui est possible d’être sauvé et de participer aux mérites de la mort du Christ.

Deuxièmement, Dieu a communiqué et donné à chacun, dans ce but, une mesure de la Lumière de son propre Fils, une mesure de grâce, ou encore une mesure de son Esprit, que l’Écriture désigne par différentes expressions, telles que : «la semence du Royaume» (Mat. 13, 18-19), «la Lumière qui rend tout manifeste» (Eph. 5, 13), «la Parole de Dieu» (Rom. 10, 17), «la manifestation de l’Esprit donnée en vue du bien de tous» (I Cor. 12, 7), «un talent» (Mat. 25, 15), «un peu de levain» (Mat. 13, 33), ou encore «l’Évangile prêché en toute créature» (Col. 1, 23).

Troisièmement, Dieu, dans et par cette Lumière ou semence, invite, appelle, exhorte chaque homme et lutte avec lui afin de le sauver. Elle opère le salut de tous ceux qui l’accueillent sans lui opposer de résistance, même de ceux qui ignorent aussi bien la mort et les souffrances du Christ que la chute d’Adam : elle leur permet, en effet, de sentir leur propre misère et les fait participer intérieurement aux souffrances du Christ ainsi qu’à sa résurrection, en les rendant saints, purs et justes et en les délivrant de leurs péchés. Elle sauve aussi ceux qui ont la connaissance extérieure du Christ, en ouvrant leur entendement, afin qu’ils mettent en pratique correctement l’enseignement que renferment les Écritures et sachent en faire un usage salutaire. Mais il est [également] possible, aux uns comme aux autres, de lui résister et de la refuser. On dit alors que Dieu est rejeté et écrasé, que le Christ est à nouveau crucifié et livré ouvertement à l’opprobre dans le cœur des hommes et au milieu d’eux [Hébr. 6, 6]. Cette semence entraîne alors la condamnation de ceux qui lui résistent ainsi et la refusent.

(.....)

Le simple exposé de cette doctrine suffit à montrer nettement toutes les heureuses et excellentes conséquences qui en résultent si l’on y croit, et les preuves que je vais en donner les feront apparaître avec plus de force encore. Mais auparavant, il est nécessaire que je précise quelque peu l’état de la controverse, ce qui rendra le sujet beaucoup plus clair. Car, quand on ne comprend pas bien quelle est la question débattue, il arrive parfois que les uns fassent valoir des arguments, et que les autres soulèvent des objections qui ne s’y rapportent absolument pas. De cette façon aussi, nous allons exposer et faire comprendre plus complètement notre sentiment et nos convictions à ce sujet.

Dieu accorde à chaque homme «un jour ou temps de visitation»

§ XII. Premièrement donc, par ce jour ou temps de visitation que Dieu, disons-nous, accorde à tous, et pendant lequel ils peuvent être sauvés, nous n’entendons pas [nécessairement] la vie entière de chaque homme, quoique pour certains il puisse s’étendre jusqu’à l’heure même de la mort, comme le montre l’exemple du larron qui se convertit sur la croix [Luc 23, 49-43], mais une durée au moins suffisante pour qu’on ne puisse imputer à Dieu la condamnation de personne. Elle peut être plus ou moins longue suivant les cas, selon ce qui semble bon au Seigneur dans sa sagesse. Bien des hommes peuvent donc continuer à vivre une fois ce jour achevé, après lequel il ne leur est plus possible d’être sauvés, et c’est avec justice que Dieu permet alors qu’ils s’endurcissent. (...) C’est ce qu’exprime très bien l’apôtre dans le premier chapitre de l’Epître aux Romains, du verset 18 à la fin, et surtout au verset 28 : «Comme ils n’ont pas jugé bon de garder la connaissance de Dieu, Dieu les a livrés à leur esprit réprouvé, pour commettre des actes indignes.» (...)

– C’est ce que prouvent aussi les paroles du Christ lorsqu’il pleure sur Jérusalem : «Si tu avais compris, en ce jour qui était le tien, ce qui t’aurait apporté la paix! Mais maintenant cela est caché à tes yeux» (Luc 19, 42). Ces paroles attestent nettement qu’il y a eu un temps pendant lequel les habitants de Jérusalem auraient pu comprendre son appel, mais que ce temps était désormais passé pour eux, quoiqu’ils aient encore été vivants. Je vais revenir sur ce point par la suite.

Vraie nature de la Lumière divine ou Christ intérieur

§ XIII. Deuxièmement, par cette semence, cette grâce, cette Parole de Dieu, ou encore cette Lumière qui, disons-nous, éclaire tout homme, dont chacun a une certaine mesure, et qui lutte avec lui afin de le sauver, mais qui, par l’obstination et la perversité de la volonté humaine, peut être éteinte, étouffée, blessée, écrasée, crucifiée et mise à mort, nous ne désignons pas l’essence ou la nature même de Dieu, prise en soi dans son sens précis, qui ne peut être divisée en parties ou en mesures, puisque c’est l’Être le plus pur et le plus simple, qui n’est ni composé ni divisible, et que par conséquent tous les efforts des hommes sont impuissants à étouffer, à écraser, à blesser, à crucifier ou à faire mourir, mais nous entendons un principe spirituel, céleste et invisible, en qui Dieu habite en tant que Père, Fils et Esprit.

Tous les hommes possèdent en eux, comme une semence, une mesure de cette vie divine et glorieuse qui, par sa propre nature, les attire, les invite et les incline vers Dieu. C’est ce que certains appellent (...) la chair et le sang du Christ, le corps spirituel du Christ, qui est descendu du ciel et qui constitue l’aliment dont se nourrissent tous les saints pour la vie éternelle.

– Cette Lumière ou semence, qui témoigne contre toutes les mauvaises actions et les réprouve, peut être étouffée, blessée et mise à mort par elles (...). Tout au contraire, quand le cœur accueille cette semence et lui laisse produire son propre effet naturel, c’est alors que le Christ vient à être formé et ressuscité en nous. C’est ce dont l’Ecriture fait si souvent mention lorsqu’elle parle de «l’homme nouveau», du «Christ intérieur, l’espérance de la gloire.» C’est là ce Christ intérieur dont on nous entend tellement parler et porter témoignage, que nous prêchons partout, exhortant les hommes à croire en sa Lumière et à lui obéir, afin qu’ils parviennent à savoir que le Christ est en eux pour les délivrer de tout péché.

En Jésus-Christ « habite corporellement toute la plénitude de la Divinité ».

Mais, par là, nous ne prétendons pas du tout nous égaler nous-mêmes à ce saint homme, le Seigneur Jésus-Christ, qui est né de la Vierge Marie, et en qui «habite corporellement toute la plénitude de la Divinité» [Col. 2, 9]; et nous ne nions pas non plus la réalité de son existence présente, comme certains nous en ont accusés calomnieusement. Car, en affirmant que «le Christ», c’est-à-dire «la Parole éternelle, qui était avec Dieu et était en Dieu» [Jean I, 1], habite en nous, nous voulons dire que c’est d’une manière non pas immédiate, mais médiate, en tant qu’il est présent dans cette semence qui se trouve en nous, alors que c’est d’une façon immédiate qu’il a habité dans ce saint homme. Il est donc comme la tête et nous comme les membres; il est le cep et nous les sarments [Jean 15, 5]. (...) C’est pourquoi, de même que nous croyons qu’il a été un homme véritable et réel, nous croyons tout autant qu’il continue à être ainsi glorifié dans les cieux, dans son âme et son corps, et que c’est par lui que Dieu jugera le monde au grand jour du Jugement général.

(.....)

Lumière intérieure, raison et conscience : différence radicale et relations entre elles

§ XVI. Sixièmement, ce que nous venons de dire montre clairement que nous ne concevons pas ce principe divin comme une partie quelconque de la nature humaine, ou encore comme un reste quelconque du bien qu’Adam perdit par sa chute, puisque nous le regardons comme une chose distincte et séparée de l’âme de l’homme et de toutes ses facultés. Cependant, la malice de nos adversaires est telle qu’ils ne cessent de nous calomnier, comme si nous prônions une lumière naturelle ou la lumière de la conscience naturelle de l’homme. D’autres, qui penchent vers la doctrine de Socin et de Pélage, se persuadent faussement, mais sans mauvais dessein de nous nuire, que ce que nous prônons est un certain pouvoir, une certaine faculté naturelle de l’âme, et que nous ne différons d’eux que dans la manière de nous exprimer, et non sur la chose elle-même; alors qu’il ne saurait y avoir une plus grande différence que celle qui existe entre eux et nous à ce sujet : nous savons avec certitude, en effet, que la Lumière dont nous parlons est non seulement distincte, mais d’une nature différente de celle de l’âme de l’homme et de ses facultés.

- À la vérité, nous ne nions pas que l’homme, en tant que créature raisonnable, ne possède la raison comme une faculté naturelle de son âme, grâce à laquelle il peut discerner les choses rationnelles; car c’est une propriété qui lui est naturelle et essentielle, et qui lui permet d’apprendre et de connaître bien des arts et des sciences, avec plus de succès qu’aucun autre être vivant ne le pourrait avec le seul secours du principe animal.

- Nous ne nions pas non plus que, par ce principe rationnel, l’homme ne soit capable de se faire une certaine idée, d’ordre intellectuel, de la connaissance de Dieu et des choses spirituelles; cependant, comme ce n’est pas là l’organe adéquat, ainsi que nous l’avons fait voir plus amplement dans la seconde proposition, il ne peut lui être d’aucun usage pour son salut, mais y met plutôt obstacle. De fait, la grande cause de l’apostasie a été que l’homme a voulu approfondir les choses de Dieu au moyen de ce principe naturel et raisonnable et bâtir sa religion dessus, négligeant totalement ce principe ou semence de Dieu dans son cœur. (...)

- Cependant, nous n’entendons pas affirmer par là que l’homme ait reçu la raison pour n’en faire aucun usage, ou pour qu’elle ne lui rende aucun service. Nous estimons qu’elle est faite pour le gouverner et le diriger dans les choses naturelles. Car, tout comme Dieu a donné deux grands luminaires pour éclairer le monde extérieur, le soleil et la lune, le plus grand pour présider au jour et le plus petit pour présider à la nuit [Gen. 1, 16], il a donné de même à l’homme la Lumière de son Fils, une lumière divine, pour le diriger dans les choses spirituelles, et la lumière de la raison pour le diriger dans les choses naturelles. Et comme la lune reçoit sa lumière du soleil, de même les hommes, s’ils veulent être correctement et sûrement dirigés dans les choses naturelles, doivent laisser éclairer leur raison par cette divine et pure Lumière 202.

Nous convenons donc que la raison éclairée, chez ceux qui obéissent à cette vraie Lumière et la suivent, peut être utile même dans les choses spirituelles, en tant qu’elle lui demeure toujours soumise et sujette; de même que la vie animale en l’homme, lorsqu’elle est réglée et dirigée par sa raison, l’aide en ce qui concerne les choses rationnelles.

– Nous distinguons aussi cette Lumière, à juste titre, de la conscience naturelle de l’homme; car la conscience, étant ce qui découle des facultés naturelles de l’âme humaine, peut être souillée et corrompue — il est écrit précisément, à propos de ceux qui sont impurs, que «leur esprit et leur conscience sont souillés» (Tite I, 15) —, mais cette Lumière, elle, ne peut l’être en aucun cas, et jamais, en quoi que ce soit, elle n’a consenti au mal. Il est dit expressément, en effet, qu’«elle rend manifeste tout ce qui est blâmable» (Eph. 5, 13) : elle est donc un fidèle témoin de Dieu contre toute iniquité en l’homme. Le mot conscience, si l’on veut le définir exactement, vient du latin conscire et désigne cette connaissance qui naît dans le cœur de l’homme de ce qui est en accord, en contradiction ou en opposition avec tout ce qu’il croit; il devient donc conscient qu’il commet une transgression chaque fois qu’il accomplit ce qu’il est persuadé de ne pas devoir faire. Aussi, une fois que l’esprit d’un homme est aveuglé ou souillé par une fausse croyance, cette croyance fait naître des scrupules dans sa conscience, et celle-ci le tourmente lorsqu’il agit contre elle. Si, par exemple, un Turc boit du vin — alors qu’il est persuadé, à tort, qu’il lui est interdit de le faire —, sa conscience le lui reproche. En revanche, elle ne le tourmente pas bien qu’il ait plusieurs concubines, parce que son jugement est égaré par la fausse opinion que ceci lui est permis, mais que le vin lui est interdit. Alors que, s’il se montrait attentif à la Lumière du Christ en lui, elle le blâmerait de se rendre coupable de fornication (...).

(...) Ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience. Nous reconnaissons donc que la conscience [tout comme la raison] est une chose excellente lorsqu’elle est correctement instruite et éclairée. Aussi est-ce à juste titre que certains d’entre nous l’ont comparée à une lanterne, et la Lumière du Christ à une chandelle. Une lanterne est utile lorsqu’une chandelle lumineuse brûle et brille dedans, mais autrement elle ne sert à rien. C’est donc vers la Lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner. C’est cette Lumière, et non la conscience, que nous prônons et que nous leur présentons comme le guide le plus sûr pour conduire à la vie éternelle.

C’est Dieu seul qui fait briller, quand il le juge bon, la Lumière dans les cœurs

L’on voit enfin que cette Lumière ou semence n’est pas une faculté ou un pouvoir naturel de l’esprit humain parce qu’un homme qui est en bonne santé peut, lorsqu’il lui plaît, éveiller, mettre en mouvement et exercer les facultés de son âme; il en est le maître absolu et, à moins d’un quelconque empêchement d’origine naturelle, il peut en faire usage comme bon lui semble. Mais cette Lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme. Car quoique chacun, pendant son jour de visitation, ait la possibilité d’être sauvé, il ne peut cependant, à n’importe quel moment, quand cela lui plaît ou qu’il éprouve quelque sentiment de sa misère, éveiller cette Lumière ou cette grâce afin qu’elle attendrisse son cœur : il ne peut que l’attendre 205 (...). La piscine de Béthesda ne guérissait pas tous ceux qui s’y baignaient, mais seulement ceux qui y entraient les premiers après que l’ange avait agité les eaux [Jean 5, 4]; de même, c’est à certains moments particulier que Dieu, par amour pour le genre humain, fait agir cette semence dans le cœur de l’homme, lui montrant clairement toutes ses fautes, l’invitant instamment au repentir, lui offrant la rémission de ses péchés et — s’il l’accepte — la possibilité d’être sauvé.

– Il n’y a personne de vivant, et je suis sûr qu’il n’y aura personne à qui parviendra ce livre qui, s’il veut bien examiner fidèlement et honnêtement son cœur, ne sera forcé de reconnaître qu’il a déjà été, dans une mesure plus ou moins grande, sensible à cette inspiration que tous ses efforts personnels et sa propre habileté n’auraient jamais pu lui procurer. C’est alors, ô homme ou femme, que s’est manifesté le jour de la visitation de la grâce de Dieu à ton âme, et tu seras heureux à jamais si tu ne lui résistes pas. C’est là le Jour du Seigneur qui, comme dit le Christ, est comparable à l’éclair qui brille de l’Orient à l’Occident [Mat. 24, 27]; c’est encore le vent ou l’Esprit qui souffle sur le cœur, et dont personne ne sait ni d’où il vient ni où il va [Jean 3, 8].

La Lumière divine, accueillie d’abord passivement, fortifie peu à peu la volonté de l’homme

§ X VII. Cela m’amène enfin à parler de la manière dont cette semence ou Lumière agit dans le cœur de chacun, ce qui fera voir encore plus clairement combien nous différons de tous ceux qui exaltent une lumière ou un pouvoir naturel en l’homme, et que notre doctrine tend, plus que toute autre, à attribuer entièrement notre salut à la puissance, à l’Esprit et à la grâce de Dieu seul.

Certains nous demandent : «En quoi différez-vous des pélagiens et des arminiens? Car si deux hommes bénéficient également d’une lumière ou grâce suffisante, et que l’un d’eux seulement soit sauvé par elle, n’est-ce pas parce que lui seul en a fait un bon usage? La volonté humaine n’est-elle donc pas la cause qui fait que le premier est sauvé, tandis que le second ne l’est pas?»

– Voici ma réponse. La grâce ou Lumière présentes en chacun est suffisante pour sauver tous les hommes et, par sa propre nature, elle pourrait les sauver tous : elle plaide et lutte avec eux tous dans ce but. Celui qui résiste à ses efforts est cause de sa propre condamnation, mais à celui qui ne lui résiste pas, elle assure le salut. Le salut de celui qui est sauvé résulte donc du travail de la grâce et non de l’homme; c’est en lui une attitude passive plutôt qu’une action. Cependant, par la suite, à mesure que l’homme se laisse façonner par elle, elle développe en lui une volonté qui lui permet de devenir un ouvrier coopérant avec cette grâce. Car, selon ce que dit Augustin, «Celui qui nous a fait sans nous ne veut pas nous sauver sans nous.» La première démarche pour l’homme n’est donc pas d’agir, mais seulement de ne pas agir à l’encontre de la grâce. Dans ces moments particuliers de visitation accordés à chaque homme, dont nous avons déjà parlé, celui-ci, croyons-nous, est totalement incapable, par lui-même, de coopérer avec la grâce et de faire un seul pas pour se sortir de son état naturel, tant que celle-ci ne s’est pas emparée de lui. En revanche, ce qui lui est alors possible, c’est soit d’être passif et de ne pas résister à cette grâce, soit, au contraire, de s’opposer à son action.

– Nous disons donc que la grâce de Dieu peut agir sur la nature humaine qui, bien qu’elle soit, en elle-même, entièrement corrompue, souillée et portée au mal, est cependant susceptible d’être façonnée par cette grâce : de même que le fer qui, bien qu’il soit en lui-même un métal dur et froid, peut cependant être échauffé et ramolli par la chaleur du feu; de même également que la cire fond au soleil. Et, tout comme le fer ou la cire, lorsqu’on les retire du feu ou du soleil, retournent à leur premier état de froideur et de dureté; ainsi le cœur de l’homme, s’il résiste à la grâce de Dieu ou s’il s’en éloigne, retombe dans son premier état». J’ai souvent pensé à un ou deux exemples clairs qui illustrent la manière dont Dieu agit pour sauver tous les hommes. Je vais les indiquer ici pour aider à mieux la comprendre.

Le premier concerne une personne gravement malade, à qui je compare l’homme dans son état naturel et déchu. Supposons qu’après qu’elle ait fait usage de tout ce qui était en son pouvoir et de tous les moyens qu’elle connaissait pour rétablir par elle-même sa santé, Dieu, qui est le grand médecin, non seulement lui donne un remède (...), mais qu’il aille même jusqu’à verser lui-même ce remède dans la bouche du malade et à le mettre au lit. Si ce dernier se laisse faire avec passivité, le remède produira nécessairement son bon effet. Mais si, se montrant entêté et indocile, il veut se lever et sortir dans le froid, ou manger des fruits qui lui sont nuisibles, pendant que le remède opère en lui, alors celui-ci qui, de par sa propre nature, aurait pu le guérir, entraînera cependant sa perte à cause de ces obstacles qui se seront opposés à son action salutaire. Un homme qui se détruirait ainsi lui-même serait assurément la cause de sa propre mort; mais en revanche qui niera que, s’il recouvre la santé, le mérite de sa guérison revient totalement à son médecin, et non à quelque action qu’il aurait pu faire lui-même, puisque, pour sa part, il devait non pas agir, mais demeurer passif.

(.....)

La parabole du semeur et celle des talents

§ XXII. Dans la parabole du semeur (Mat. 13, Marc 4 et Luc 8), le Christ dit expressément que cette Lumière ou semence salutaire est donnée à tous, au moins dans une certaine mesure an. Il explique que cette semence, répandue sur différentes sortes de sols, est la Parole du Royaume, que les apôtres appellent «la Parole de la foi» (Rom. 1 o, 8) ou «la Parole plantée en vous qui peut sauver vos âmes» (Jac. i, 21). Ces expressions indiquent bien que c’est elle qui, par sa nature même, a le pouvoir de sauver, car dans une bonne terre elle fructifie abondamment.

Il faut bien observer que cette semence du Royaume, cette Parole surnaturelle et qui, à elle seule, peut assurer le salut, a été en partie répandue sur le sol pierreux, parmi les épines et sur le bord du chemin où, n’ayant pu se développer, elle est restée stérile à cause de ces sols mêmes. Or ce fut la même semence, j’y insiste, que reçut la bonne terre. C’est donc la crainte de la persécution et la séduction des richesses (comme le dit le Christ lui-même dans son explication de la parabole) au qui empêchent cette semence de croître dans le cœur de beaucoup, alors que, par sa propre nature, elle suffit pour assurer le salut, puisque c’est bien la même qui se développe et prospère en ceux qui l’accueillent. Par conséquent, quoique tous ne soient pas sauvés par elle, Dieu cependant répand et plante cette semence de salut dans le cœur de chacun, et elle croîtrait et délivrerait les âmes si elle n’était pas étouffée et ne rencontrait pas d’obstacles. (...)

-- Il en est de même de la parabole des talents (Mat. a s) : celui qui n’avait que deux talents fut aussi bien reçu que celui qui en avait cinq, parce qu’il en avait fait usage au profit de son maître. Et celui qui en avait un seul aurait pu agir de même. Son talent était de la même nature que les autres, il était capable de rapporter proportionnellement le même intérêt qu’eux. Ainsi, quoique tous ne reçoivent pas la même proportion de grâce — cinq talents pour les uns, deux ou même un seul pour les autres —, tous cependant en reçoivent suffisamment, et on ne leur demande rien de plus que ce qui correspond à ce qui leur a été donné : «A qui on aura beaucoup donné il sera beaucoup demandé» (Luc 12, 48). (...)

L’Évangile intérieur et universel

§ XXIII. En troisième lieu, cette Lumière salutaire et spirituelle est l’Évangile qui, comme le dit expressément l’apôtre Paul, est «prêché en toute créature sous le ciel», cet Évangile même dont il a été fait ministre (Col. I, 23). Car l’Évangile n’est pas une simple présentation de réalités excellentes, mais «la puissance de Dieu pour le salut de tous ceux qui croient» (Rom. 1, 16). Quoique sa présentation extérieure soit parfois prise pour l’Évangile lui-même, ce n’est cependant que d’une manière figurée et par métonymie. Car, à proprement parler, l’Évangile est cette puissance et cette vie intérieure qui proclame «la bonne nouvelle» dans le cœur de tous les hommes, leur offrant le salut et cherchant à les délivrer de leurs iniquités. Voilà pourquoi il est dit qu’il a été «prêché en toute créature sous le ciel», alors qu’il y a des milliers d’hommes et de femmes à qui l’Évangile extérieur n’a jamais été prêché. (...)

Sans la Lumière intérieure, la création extérieure ne peut révéler vraiment la puissance et la volonté de Dieu

– Quoique la création extérieure proclame la puissance de Dieu, c’est cependant en nos cœurs «que se manifeste ce qui peut être connu de Lui.» C’est cette manifestation intérieure qui nous rend capables de voir et de discerner sa puissance éternelle et sa divinité dans la création extérieure. Ainsi, sans ce principe intérieur, nous ne pouvons pas plus comprendre les choses invisibles de Dieu par la création extérieure et visible, qu’un aveugle ne peut voir et discerner la variété des formes et des couleurs ou juger de la beauté de cette création. (...) Et quoique l’on puisse prétendre que la création extérieure, par elle-même, sans qu’aucun principe surnaturel et salutaire soit présent dans le cœur, montre assez clairement à l’homme naturel qu’il existe un Dieu; à quoi cependant pourrait me servir une telle connaissance, si elle ne me fait pas connaître aussi quelle est sa volonté et comment je dois accomplir ce qui lui est agréable? Quoique la création extérieure puisse, en effet, faire naître la conviction que quelque puissance ou vertu éternelles se trouve à l’origine du monde, elle ne m’indique cependant absolument pas ce qui est juste, saint et droit, comment je peux être délivré de mes tentations et de mes mauvaises inclinations et parvenir à la justice : tout cela, c’est quelque manifestation intérieure dans mon cœur qui doit me le dire.

«Le royaume de Dieu est au-dedans de vous»

§ XXIV (.....)

(...) Ceux qui se contentent de la connaissance extérieure du Christ n’hériteront jamais le Royaume des cieux. Mais ceux qui viennent à connaître cette nouvelle naissance [Jean 3,3], à vivre véritablement dans le Christ, à être des créatures nouvelles, à sentir que «toutes les choses anciennes sont passées et que tout est devenu nouveau», peuvent résolument dire avec l’apôtre : «Même si nous avons connu le Christ selon la chair, ce n’est plus ainsi que nous le connaissons maintenant» [II Cor. 5, 16-17]. Or cette nouvelle créature procède de l’action de cette Lumière ou grâce dans le cœur. (...)

– L’apôtre Pierre, lui aussi, attribue cette naissance à la semence et à la Parole de Dieu, dont nous avons déjà tant parlé. Il dit : «Vous avez été engendrés à nouveau par une semence non pas corruptible, mais incorruptible, à savoir par la Parole de Dieu, vivante et qui demeure à jamais» (I Pierre I, 23). Ainsi, bien que cette semence soit d’apparence si minime que le Christ la compare «à un grain de sénevé, qui est la plus petite de toutes les semences» (Mat. 13, 31 -32), et qu’elle soit cachée dans la partie terrestre du cœur humain, elle renferme cependant la vie et le salut pour les enfants des hommes, et se révèle à eux à mesure qu’ils l’accueillent.

– C’est dans cette semence, présente dans le cœur de chacun, qu’existe en puissance le Royaume de Dieu, et il peut se développer ou plutôt se manifester dans ce cœur dans la mesure où la semence y trouve un bon sol et y est nourrie et non pas étouffée. Aussi le Christ a-t-il dit aux pharisiens eux-mêmes, qui pourtant s’opposaient à lui et lui résistaient, et qui étaient regardés avec raison comme des serpents et une engeance de vipères [Mat. 23, 33] : «Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous» [Luc 17, 2,1]. Or ce Royaume ne pouvait être en eux que sous forme d’une semence, tout comme trente ou cent grains sont contenus [en puissance] dans une petite semence qui, déposée dans un terrain stérile, ne pousse pas parce qu’elle n’y trouve pas de quoi se nourrir 1'6. De même aussi que le corps entier d’un grand arbre est renfermé potentiellement dans sa graine et se développe le moment venu «7, ou encore que l’homme ou la femme est en puissance non seulement dans l’enfant, mais même dans l’embryon; ainsi le Royaume de Jésus-Christ, Jésus-Christ lui-même, «le Christ intérieur qui est l’espérance de la gloire» [Col. I, 27] et qui devient «sagesse, justice, sanctification et rédemption» [1 Cor. I, 3 o], réside dans le cœur de tout homme et de toute femme, dans cette petite semence incorruptible, prêt à se développer s’il est accueilli et nourri avec amour. (...)

Bien des chrétiens méconnaissent la présence de la Lumière en eux

– C’est certainement parce que cette Lumière, cette semence ou cette grâce qui se manifeste dans le cœur de l’homme est si peu estimée et tellement négligée qu’un si petit nombre de personnes savent que le Christ a pris naissance en elles. Les uns, à savoir les calvinistes, considèrent la grâce comme une puissance irrésistible et par suite négligent et méprisent cette semence éternelle du Royaume dans le cœur, comme une chose sans nulle importance, insuffisante et inutile pour leur salut s’8. D’un autre côté, les Papistes, les arminiens et les sociniens s’accordent à exalter la puissance de leur propre volonté naturelle et nient que cette petite semence, cette humble manifestation de la Lumière soit cette grâce surnaturelle que Dieu donne à chaque homme pour le sauver. (...) Tous reconnaissent qu’ils la sentent, mais ils ne veulent pas admettre que ce soit cette puissance dont nous parlons. Certains disent que c’est la raison; d’autres, la conscience naturelle; d’autres encore, quelques restes de l’image de Dieu qu’Adam aurait conservés après sa chute. Ainsi, le Christ, qui s’est heurté à l’opposition de tous ceux qui n’étaient professants que de nom, lorsqu’il s’est manifesté extérieurement, la rencontre encore aujourd’hui dans sa manifestation intérieure. (...)

Connaissance stérile et connaissance fructueuse du Christ

– C’est pour prêcher ainsi le Christ et conduire les hommes vers sa pure Lumière dans le cœur que Dieu nous a suscité, et c’est aussi pourquoi les sages de ce monde nous tiennent pour fous; parce que, par l’opération de sa croix dans nos cœurs, nous avons renoncé à notre propre sagesse et à notre propre volonté en bien des domaines, et abandonné les vains cultes, les modes et les coutumes du monde.

-- Depuis des siècles, celui-ci a été rempli d’une connaissance sèche, stérile et infructueuse du Christ, se nourrissant de l’écorce et négligeant le cœur, courant après l’ombre, mais étrangère à la substance. C’est pourquoi le démon s’inquiète peu que cette sorte de connaissance abonde, pourvu qu’il possède le cœur des hommes, gouverne leur volonté et crucifie la manifestation du Christ en eux, empêchant ainsi la semence du Royaume de prendre racine. Car il les a conduits bien loin, tantôt ici et tantôt là, il les a fait lutter les uns contre les autres, armés d’un faux zèle, se disputer au sujet de telle ou telle observance extérieure, chercher le Christ en dehors dans une chose ou une autre, tels le pain et le vin, et se quereller entre eux pour savoir comment il y est présent, les uns soutenant que c’est de telle manière, les autres de telle autre. Il y en a qui veulent le trouver dans les Écritures, dans des livres, dans des confréries [societies], dans des pèlerinages et des actions [tenues pour] méritoires. D’autres enfin, se fondant sur une foi extérieure et stérile, pensent qu’il leur suffit de croire fermement qu’il est mort pour leurs péchés passés, présents et à venir, alors que, dans le même temps, il est crucifié et mis à mort en eux, et que, chaque jour, ils lui résistent et s’opposent à sa manifestation dans leur cœur.

– Ainsi, c’est parce que nous voyons l’aveuglement et l’ignorance qui se sont emparés de la Chrétienté, que nous sommes si constamment et si fréquemment conduits et poussés par le Seigneur à appeler, à inviter et à exhorter tous les hommes à se tourner vers la Lumière intérieure, à lui être attentifs et à croire au Christ tel qu’il est en eux. C’est aussi pourquoi, au nom du Seigneur, par sa puissance et son autorité, et non par les arguments et les distinctions des écoles (ce qui fait que bien des sages de ce monde nous tiennent pour fous et insensés), nous les pressons instamment de renoncer à leur sagesse, d’abandonner leur science orgueilleuse, vaine et cérébrale, d’arrêter leur langue, quelque éloquente qu’elle puisse paraître aux oreilles mondaines, de rester en silence, de s’asseoir, pour ainsi dire, dans la poussière [Isa. 47, 1] et de se montrer attentifs à la Lumière du Christ dans leur conscience. S’ils y prenaient garde, en effet, ils la trouveraient aiguisée comme une épée à deux tranchants [Hébr. 4, 12], semblable à un feu ou encore à un marteau qui briserait et brûlerait tout ce qu’il y a en eux de charnel et de corrompu, et elle ferait trembler les plus fermes d’entre eux, les rendant véritablement quakers. (...)

Le salut de ceux qui ignorent tout de l’Évangile extérieur et du Christ historique

§ XXV. Ce qui nous reste à prouver maintenant, c’est que, par l’opération de la Lumière ou semence, il y en a beaucoup qui ont été et qui peuvent être sauvés, à qui l’Évangile n’a jamais été prêché extérieurement, et qui n’ont aucune connaissance extérieure de l’histoire du Christ «t. Pour le démontrer plus facilement, nous avons déjà fait voir que le Christ était mort pour tous les hommes, et que par conséquent tous sont éclairés par lui et ont une mesure de cette Lumière ou grâce salutaire, et même que l’Évangile, bien que ce ne soit pas d’une manière extérieure, leur est prêché au-dedans d’eux-mêmes. (...)

(.....)

Mais à tous ces arguments qui prouvent que tous les hommes ont une mesure de grâce salutaire, j’en ajouterai un, et des plus remarquables, que je n’ai pas encore mentionné, à savoir cet excellent passage de l’apôtre Paul à Tite (2, 11) : «La grâce de Dieu, qui apporte le salut, s’est manifestée à tous les hommes.» (...) Pour établir ce point d’une manière encore plus irréfutable, j’y joindrai un autre verset du même apôtre qui nous permet de le commenter par lui-même : «Ainsi donc, comme la faute d’un seul a entraîné une condamnation pour tous les hommes, de même l’œuvre de justice d’un seul procure à tous la justification qui donne la vie» (Rom. 5, 18). (...)

(.....)

On nous objecte (et c’est là la grande objection) qu’il n’y a pas sous le ciel d’autre nom que celui de Jésus qui permette aux hommes de connaître le salut, et que par conséquent ceux qui ne connaissent pas ce nom ne peuvent être sauvés.

À cela je réponds : quoiqu’ils ne le connaissent pas extérieurement, cependant, s’ils le connaissent intérieurement en sentant que sa vertu et sa puissance — autrement dit son nom même, Jésus, qui signifie «sauveur» [Mat. I, 21) — les libère du péché et de l’iniquité dans leurs cœurs, ils sont sauvés par lui. Je reconnais qu’aucun autre nom ne peut assurer le salut, mais le salut dépend non de la connaissance littérale, mais de la connaissance expérimentale : alors que ceux qui ont la connaissance littérale ne sont pas sauvés par elle sans cette connaissance réelle et expérimentale, au contraire ceux qui ont la vraie connaissance peuvent être sauvés sans la connaissance extérieure. C’est ce que les arguments suivants vont mieux faire apparaître.

– Si la connaissance distincte et extérieure de celui de qui je reçois un bienfait était nécessaire pour que je puisse en profiter, dès lors, par la règle des contraires, il s’ensuivrait que je ne pourrais recevoir de mal sans connaître clairement celui qui me l’a causé; or l’expérience prouve qu’il n’en est rien. Combien y a-t-il d’hommes, en effet, à qui la chute d’Adam a nui, qui ignorent absolument qu’il ait jamais existé ou qu’il ait mangé du fruit défendu? Pourquoi donc ne pourraient-ils pas être sauvés par le don et la grâce du Christ en eux, qui les rend justes et saints, bien qu’ils ne sachent pas distinctement [non plus] comment cela leur a été acquis par les souffrances et la mort de Jésus crucifié à Jérusalem, compte tenu surtout du fait que Dieu leur a rendu cette connaissance totalement impossible?

– De même que bien des hommes périssent par le poison mis dans leur nourriture, quoiqu’ils ne connaissent ni sa nature ni l’identité de celui qui l’a versé; de même, à l’opposé, combien y en a-t-il qui sont guéris de leurs maladies par de bons remèdes, sans savoir ni comment cette médecine a été préparée, ni les ingrédients qu’on y a mis, ni souvent qui l’a faite? Il en est de même dans les choses spirituelles, comme nous allons le prouver.

§ XXVI. (.....)

(...) Un homme, en Chine ou aux Indes, n’est-il pas aussi excusable de ne pas connaître une chose dont il n’a jamais entendu parler que, dans notre pays, un sourd qui ne peut entendre? Tout comme ce dernier, en effet, ne saurait être blâmé, du fait que Dieu a jugé bon qu’il subisse cette infirmité, le Chinois ou l’Indien n’est pas coupable, puisque Dieu lui a refusé l’accès à cette connaissance. Celui qui ne peut entendre parler d’un événement parce qu’il est absent par la force des choses et celui qui ne peut en entendre parler parce qu’il est naturellement sourd doivent être placés dans la même catégorie.

C’est ce que montre aussi clairement cette parole de Pierre : «Je constate en vérité que Dieu ne fait acception de personne, mais qu’en toute nation celui qui le craint et qui pratique la justice lui est agréable» (Actes 10, 34). Auparavant, Pierre pensait faussement, tout comme les autres Juifs, que tous les hommes étaient impurs à l’exception d’eux-mêmes, et que personne ne pouvait être sauvé s’il ne s’était converti à leur religion et fait circoncire. Mais, dans une vision, Dieu lui montra qu’il en va autrement et lui dit qu’il ne fallait rien regarder comme souillé ou impur [Actes 10, 14-15]. Pierre voyant ainsi que Dieu exauçait les prières de Corneille, qui était étranger à la Loi et à Jésus-Christ quant à la connaissance extérieure, (...) en conclut que ce qui constitue la marque distinctive d’un homme pieux, c’est la crainte de Dieu et la pratique de la justice, et non une connaissance extérieure et historique. Ceux donc qui possèdent ces qualités, où qu’ils se trouvent, sont sauvés. (...)

(.....)

Intuitions préchrétiennes

(...) Bien des hommes à qui a manqué la connaissance extérieure ont eu la connaissance intérieure par la vertu de cette grâce ou Lumière donnée à chacun, qui a opéré en eux et leur a permis de renoncer à l’iniquité et de devenir justes et saints, comme il a été prouvé plus haut. Bien qu’ils n’aient pas connu l’histoire de la chute d’Adam, ils ont cependant été sensibles, au-dedans d’eux-mêmes, au tort qu’elle leur a causé, en éprouvant leur propre inclination au mal et la présence en eux du «corps de péché» [Rom. 6, 6]; et quoiqu’ils n’aient pas eu non plus connaissance de la venue du Christ, ils ont senti néanmoins en eux cette puissance et ce salut intérieur qu’il a communiqué au monde tant avant que depuis sa manifestation dans la chair. (...)

§ XXVII. Nous voyons donc que c’est l’action intérieure, et non l’histoire extérieure et l’Écriture, qui donne la vraie connaissance. C’est grâce à cette Lumière intérieure que beaucoup de philosophes païens ont été sensibles au tort qu’Adam leur a causé, bien qu’ils n’en aient pas connu l’histoire extérieure. Ainsi, Platon affirme que l’âme de l’homme est tombée dans une caverne obscure, où elle ne converse qu’avec des ombres 217; Pythagore dit que l’homme erre dans ce monde comme un étranger banni de la présence de Dieu; Plotin compare l’âme de l’homme abandonné de Dieu à de la cendre ou à un charbon refroidi dont le feu est éteint. Certains déclarent que les ailes de l’âme ont été coupées ou arrachées, de sorte qu’elle ne peut voler vers Dieu. Toutes ces expressions, et bien d’autres semblables que l’on pourrait relever dans leurs écrits montrent qu’ils n’étaient pas sans avoir un sentiment de cette perte. Ils avaient aussi découvert et connu Jésus-Christ intérieurement, comme un remède en eux, propre à les délivrer de cette mauvaise semence et des mauvaises inclinations de leur cœur, quoiqu’ils n’aient pas pu le désigner de ce nom particulier.

Certains l’ont appelé un esprit saint, tel Sénèque qui dit : «Il y a un esprit saint en nous, qui nous traite comme nous le traitons» (Lettre 41). Cicéron, dans un passage de son livre De la république, cité par Lactance (Institutions divines, VI), le désigne comme une lumière innée. (...) Plotin aussi l’appelle la Lumière et dit que, tout comme le soleil ne peut être connu que par sa propre lumière, il en est de même de Dieu (...)

On pourrait citer encore beaucoup d’autres passages du même genre qui montrent que ces philosophes connaissaient le Christ, et que son action en eux les faisait passer de l’iniquité à la justice et les poussait à aimer cette puissance par laquelle ils se sentaient eux-mêmes rachetés, de telle sorte, comme le dit l’apôtre, qu’ils montraient que l’œuvre de la Loi était écrite dans leurs cœurs, et qu’ils accomplissaient ses prescriptions, et c’est pourquoi, comme tous ceux qui la mettent en pratique, ils ont, sans aucun doute, été justifiés et sauvés de cette façon par la puissance du Christ en eux. Telle était l’opinion de l’apôtre, et c’était aussi celle des premiers chrétiens. C’est ainsi que Justin Martyr n’a pas hésité à désigner Socrate comme un chrétien. Il dit, en effet, que tous ceux qui ont vécu conformément à la Parole divine en eux, qui est présente en tous les hommes, ont été chrétiens, tels Socrate et Héraclite, et bien d’autres parmi les Grecs, et que tous ceux qui vivent selon la Parole sont chrétiens sans peur ni inquiétude.

Clément d’Alexandrie, dans le premier livre des Stromates, dit que la sagesse ou la philosophie était nécessaire pour les gentils, qu’elle était leur pédagogue qui les conduisait au Christ et par qui autrefois les Grecs avaient été justifiés.

Par le ministère des Quakers, Dieu exhorte tous les hommes à écouter le Christ intérieur

§ XXVIII.

Voilà quel est le principe universel et évangélique par lequel le salut du Christ est offert à tous les hommes, tant juifs que gentils, scythes que barbares, de quelque pays ou race qu’ils soient [Col. 3, 1]. C’est pourquoi Dieu a suscité à son service, à notre époque, de fidèles témoins et évangélistes, pour qu’ils prêchent à nouveau son Évangile éternel et qu’ils instruisent tous les hommes, aussi bien les grands savants qui se vantent de posséder la Loi, les Écritures et la connaissance extérieure du Christ, que les infidèles et les païens qui ne le connaissent pas de cette façon. [Il veut ainsi les inviter] tous à se rendre attentifs à cette Lumière intérieure, à connaître le Christ en eux, lui, le Juste, qu’ils ont mis à mort et tourné en dérision pendant si longtemps, et qui ne leur a pas résisté (Jac. S, 6), et à renoncer à leurs péchés, à leurs iniquités, à leurs croyances erronées, à leurs professions de foi et à leur justice tout extérieure, afin qu’étant crucifiés par la puissance de la croix en eux, ils puissent savoir que le Christ intérieur est «l’expérience de la gloire» [Col. i, 27], qu’ils soient sauvés et marchent dans cette «véritable Lumière éclairant tout homme qui vient au monde» [Jean I, 9] 256.

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(.....)

IX (.....)

Si l’on nous demande si nous n’avons pas dit, ou ne sommes pas prêts à affirmer que l’homme est justifié par ses œuvres, je réponds : personne, je l’espère, n’a lieu d’être offensé si, en cette matière, nous utilisons les termes mêmes de la Sainte Écriture, qui dit expressément, en réponse à cette question : «Vous voyez donc que l’homme est justifié par les œuvres, et non pas seulement par la foi» (Jac. 2, 24). Je ne m’arrêterai pas à prouver la vérité de cette affirmation, puisque ce que dit l’apôtre dans ce deuxième chapitre suffit pour convaincre quiconque voudra le lire et y croire. (...)

(.....)

Cette vérité est si claire et si évidente dans les Écritures que, si nous voulions en donner toutes les preuves, il nous faudrait transcrire presque tous les préceptes de l’Évangile. (...)

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La nouvelle naissance ou régénération intérieure par le Christ

§ VIII. Ayant suffisamment prouvé que la justification doit être comprise comme le fait que l’homme est rendu réellement juste, je n’hésite pas à affirmer, et cela non seulement à partir d’une connaissance intellectuelle, mais d’un sentiment intérieur et expérimental de cette réalité, que la cause immédiate et la plus directe (...) de la justification de l’homme aux yeux de Dieu est la révélation de Jésus-Christ en nous, qui transforme, convertit et renouvelle notre esprit. (...)

(...) Cela apparaît de façon évidente dans cet excellent passage de l’apôtre que j’ai inclus dans la proposition elle-même : «En vertu de sa miséricorde, il nous a sauvé par le bain de la régénération et le renouvellement qu’engendre l’Esprit Saint» (Tite 3, 5). Or il n’y a pas de doute que ce qui nous sauve est aussi ce qui nous justifie : les deux verbes, à cet égard, sont synonymes. L’apôtre attribue donc clairement la cause immédiate de la justification à cette œuvre intérieure de régénération, qui n’est autre que Jésus-Christ révélé dans notre âme, et qui nous permet d’être totalement réconciliés avec Dieu. Le bain de la régénération, en effet, est cette puissance ou vertu intérieure qui purifie l’âme et la revêt de la justice du Christ [Rom. 13, 14], la rendant ainsi digne de paraître devant Dieu.

(...) Un autre passage de l’apôtre dit d’une façon semblable : «Mes petits enfants, vous que j’enfante à nouveau dans la douleur jusqu’à ce que le Christ soit formé en vous» (Gal. 4, 19) «7. Et c’est pourquoi il l’appelle «le Christ intérieur, l’espérance de la gloire» (Col. z, 27). Or ce qui est l’espérance de la gloire ne peut être que ce sur quoi nous pouvons compter immédiatement et de la façon la plus directe pour notre justification, et ce par quoi nous sommes réellement et véritablement rendus justes. (...)

«Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi»

§10 (.....]

Il est possible qu’on nous fasse maintenant cette objection : ces œuvres ne peuvent-elles également être appelées nôtres, puisqu’elles sont produites en nous et, bien souvent aussi, par nous-mêmes en tant qu’instruments?

Je réponds que c’est un cas tout différent du précédent «8. Dans le premier, en effet, nous vivons encore dans notre propre état naturel, non régénéré, nous agissons de nous-mêmes, nous cherchons à nous sauver par nous-mêmes, en nous efforçant de nous conformer à la lettre extérieure de la Loi. C’est là une tentative faite par l’esprit charnel qui est ennemi de Dieu, et par la volonté mauvaise non encore subjuguée. Dans le second cas, au contraire, nous sommes crucifiés avec le Christ, nous communions à ses souffrances et devenons semblables à lui dans sa mort [Phil. 3, Io]; notre premier homme, notre “vieil homme avec toutes ses œuvres” [Col. 3, 9], aussi bien celles qui sont ouvertement mauvaises que celles qui peuvent présenter une apparence de justice, nos propres efforts, accomplis selon la Loi, et toutes nos vaines tentatives sont ensevelis et cloués à la croix du Christ 249. Alors, ce n’est plus nous qui vivons, mais le Christ qui vit en nous et y agit comme ouvrier z». Autrement dit, bien que ce soit encore nous en un certain sens, c’est cependant en fait le Christ, selon ce passage de l’apôtre aux mêmes Galates (2, 2 o) : «Je suis crucifié et si je vis, ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi» : ce n’est plus moi, mais la grâce du Christ en moi. Ces œuvres doivent donc être expressément attribuées à l’Esprit du Christ ou à la grâce de Dieu en nous, puisque c’est son influence immédiate qui nous fait agir, nous incite à les accomplir et nous en rend capables. (...)



FRANÇOIS DE FÉNELON



« FÉNELON MYSTIQUE »

François de Fénelon a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle378. Mais dès que l’on veut approcher son vécu au plan spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études sont rares379. On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire à un «homme de lettres».

Les autorités religieuses se méfient de la quiétude mystique tandis que les critiques préfèrent Bossuet, prélat à la pensée facilement partagée qui occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle. Les défenseurs de l’archevêque ont caché ses relations avec madame Guyon tandis que des pièces essentielles n’ont été rendus disponibles que tardivement380 .

Le choix de «bonnes pages» par les proches381 a sauvé l’essentiel mystique, mais «trop tôt» en omettant les dates et les noms des correspondants. Ceci a conduit à minorer leur importance au bénéfice de textes complets signés, mais souvent d’intérêt mineur.

L’image un peu molle de l’auteur du Télémaque destiné à un prince adolescent, ou bien celle de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme, a caché la grandeur et la fermeté chirurgicale nécessaire du grand directeur spirituel; il nous apparaît aujourd’hui comme le plus profond des moralistes382.

La trajectoire ascendante qui transforme la vie du jeune abbé, poulain de Bossuet promis à un brillant avenir de par ses capacités intellectuelles, conduira à la grandeur de l’archevêque combattant misères personnelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Cette évolution n’a pas été suffisamment soulignée, car la statue figée, érigée au siècle de sa mort, ne rend pas compte de l’homme cheminant vers son accomplissement intérieur383.

L’image d’un auteur littéraire laisse place à celle du mystique sobre et sans illusion dont l’esprit subtil n’hésite pas lorsque l’essentiel à ses yeux est mis en cause.

Le desengaño384 parfois évoqué pour rendre compte d’un «tempérament sec» délivré de toute illusion se rattache souvent aux stades mystiques avancés. Il s’agit d’une vision des phénomènes vécus par qui a dépassé le senti et des interprétations tributaires d’époques et de croyances.

Tout commence par une rencontre improbable où l’attirance naturelle n’a guère de part, entre une «Dame directrice» 385 et le jeune abbé. Rencontre sans sublime ni amalgame, contrairement à l’expression malicieuse de Saint-Simon. Puis vient la découverte rendue avec élan et fraîcheur par une identification avec les premiers chrétiens d’Alexandrie conduits par saint Clément.

Ensuite, le pasteur compose des essais titrés et ferraille avec finesse, mais sans fautes dans les combats de la «querelle quiétiste». Enfin — condamnation acceptée et silence induit obligent —, le prélat se tait.

Plus discrètement il continua à diriger de Cambrai des âmes intérieures — membres du cercle constitué autour de «notre père» — outre la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons les rares lettres qui nous sont parvenues — au moment même où madame Guyon, «notre mère», retirée sur les bords de la Loire près de Blois, agissait de même auprès de ses visiteurs. Les deux amis communiquaient par l’intermédiaire de ces derniers, en particulier par le neveu de l’archevêque.

On retiendra de ces aventures d’un passé évanoui la grandeur du moraliste qui traverse les couches superficielles des égoïsmes. Il sait révéler, au sein de ces couches intermédiaires nous séparant du cœur de nous-mêmes, reconnues aujourd’hui de psychologues et de psychanalystes, tous les fils échappatoires. Il les coupe avec une lame dont la précision est illustrée par le récit de Tchoang-tseu386. Son seul but est de mener droitement à Dieu. En même temps son devoir de pasteur archevêque lui fait guerroyer en théologie et philosopher assez intelligemment sur l’existence de Dieu387. L’abondance de ces derniers textes publics a voilé l’essentiel.

Commençons l’exploration par un témoignage provenant de sa «dame directrice», texte de sa Vie par elle-même qui n’était destiné qu’à un confesseur, le P. Lacombe388.

Une rencontre mystique

Il s’agit d’un dialogue remarquable par son recul pris vis-à-vis de manifestations visibles «mystiques» : elles sont totalement absentes.

La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible, mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rien par elle-même, mais toute efficiente par grâce.

La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la «mise au monde» d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce389. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.

Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider. Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :

Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. [CG I] Lettre 154390.

Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète; il se révéla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :

Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. [CG I] Lettre 132.

Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :

Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. [CG 1] L. 157.

Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :

Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle» (L. 276). Ou encore : «Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. [CG 1] L. 114.

Sa mission est souvent lourde à supporter :

Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. [CG 1] L. 154.

Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :

Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. [CG 1] L. 146.

Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :

Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.

Cette circulation de la grâce se fonde sur le “flux et reflux” qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : “Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté.” La tâche est immense et ne souffre aucun relâche :

Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. [CG 1] L. 220.

Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :

Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).

Il rend les armes et ironise sur lui-même :

 Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).

Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :

Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).

Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :

Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit — cela n’est plus pour nous —,  mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).

Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :

C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).

Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :

Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).

On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :

Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).

Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :

Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).

Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les “mouvements” de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :

Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).

Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : “Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins.” et il termine en souriant sur lui-même : “Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous.” (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :

Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).

Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l. 220). Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu :

Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer.” (L. 249).

Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout :

Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant.” (L. 169).

Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :

Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).

Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.

Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : “Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi.” (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.

De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : “Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié.” (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.

Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :

Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).

Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :

Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).

Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient “père” et “mère”.

Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :

Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu.” (L. 271).

Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain 

“au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois”; “les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté.” (L. 271).

Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 adressée à Poiret). 

Même la mort ne pouvait les désunir.»

Fénelon maintient secrètement le contact

Reste la seule longue lettre de mai 1711 qui nous soit parvenue en témoignage de la poursuite de leur contact épistolaire par questions-réponses. C’est une pièce essentielle et longue qui montre l’importance que Fénelon attachait aux avis de Madame Guyon391.

De FÉNELON avec les réponses de Madame GUYON. 4 (?) Mai  1710.

«Écrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion»392.

[Question :] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France393. Il faut attendre en paix la volonté du P. [etit] M. [aître] et Le laisser Se jouer de nous.

J’ai fait réponse sur le mémoire 394 qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R [oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père395 ? Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.

[Q.] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore? En quel état est votre santé? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse396.

Il est vrai que la pensée que je mourrai bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater.

[Q.] La p. [etite] D. [uchesse]397 ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug.

Il est certain que la petite d [uchesse] est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendance ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être398. Il est plus sûr d’obéir que de commander.

[Q.] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée399. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.

Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie?

[Q.] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque400. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?

Je serais très fâchée que l’abbé de Ch [anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste; je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p [ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit401. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner? mais arrêtez-le si vous pouvez.

[Q.] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition402, plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque?

Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens mêmes qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque]403. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan [sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.

[Q.] L’abbé de Beaumont404 a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités405. Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.

Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumont votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité, mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.

[Q.] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous?

Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse406. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de Saint-Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver. Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met ses  sujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.

[Q.] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a; M. L’abbé de Leschelle407 est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.

C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch [anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile.

Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils408. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan [sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da [vantage]. [Il] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant.

[Q.] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.

Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.

Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Put, qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colas 409 ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là? Commandez : vous serez obéi.

[Q.] Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté.  Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allant et venant. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous? D [ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.

J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître410.

§

Après cette longue lettre de questions et réponses en deux colonnes ne nous est parvenue qu’une seule autre brève missive411 :

De FÉNELON. fin mai 1710?

… On [Fénelon] me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’] y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.

On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois412. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P. [le duc de Bourgogne] et au petit abbé [de Langeron]. On aime de tout son cœur et on embrasse votre fils, M. F [orbes]413, avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.



ŒUVRES & OPUSCULES SPIRITUELS

Sous le titre de cette seconde partie qui succède à «Une rencontre mystique» je regroupe des passages souvent brefs. Ils ont été relevés au fil de diverses lectures414, hors la plus récente qui porte sur la Correspondance.

Je suggère de se reporter pour compléments à la seconde moitié du volume [CP 1] : elle est aisément accessible dans la collection de la Pléïade et regroupe de nombreux textes spirituels.

Mémoire sur L’État passif

Écrit à l’occasion des Conférences d’Issy, exposé par une lettre adressée à Bossuet le 28 juillet 1694 : «Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints…415». Ce mémoire 416 précéderait donc de peu le Gnostique de saint Clément composé durant l’été 1694.

Si vous prouvez la vérité de l’amour pur d’abandon et de Sainte Indifférence, vous prouverez un état417. Cette Indifférence [195] n’est certainement pas une disposition passagère ni un transport de certains moments, c’est un état d’amour, [§ 2] si purifié qu’il n’admet plus que la conformité à la chose aimée. En sorte que l’âme ne s’occupe plus volontairement ni du goust quelle y peut trouver, ni de la peine quelle souffriroit si elle cessoit d’aimer, ni de la récompense attachée à l’amour, ni de son amour même, mais uniquement de son bien aimé. Cet amour si simple qui ne se regarde pas soi-même, pour ne regarder que le bien aymé, et pour vouloir tout ce qu’il veut en ne voulant jamais rien de distinct par soi-même, ne doit changer que pour se purifier davantage, et par consequent pour être de plus en plus dans l’habitude de la sainte indifférence. Si l’âme varie un peu pour de petites infidélités, il ne s’ensuit pas que cet état ne soit point permanent. L’état du Juste ordinaire qui a l’amour habituel, est sans doute permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible à l’esgard des pechez mortels, ni entierement invariable à cause [§ 3] des pechez veniels qui l’alterent un peu sans le détruire. L’état de la sainte indifférence est tout de même un état permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible dans les grands pechez ni inalterable par de petites infidelitez ou fautes passagères [196] qui altèrent la sainte indifference et qui ne la detruisent pourtant pas.

Dez qu’on a reconnu que la sainte indifférence est un état habituel, il s’ensuit que voilà un état où l’on est indifferent pour tout ce qui n’est pas Dieu même et sa volonté : on est indifferent pour toutes les choses temporelles et sensibles; on est indifférent pour tous les dons ou gousts spirituels qui ne sont pas l’amour de Dieu même. On n’est pas indifferent pour sa volonté qui est Luy même, ni par [§ 4] conséquent pour aucun des points de sa Loy et des pré­ceptes418 de son Église; mais on n’a plus de volonté pour tout le reste, qu’à mesure que la volonté de Dieu se déclare intérieurement ou extérieurement. C’est ce qui fait la nôtre. Nous sommes en suspens pour toutes les choses où la volonté de Dieu est encore suspendue à notre égard; ensuitte nous ne voulons que ce que Dieu nous paroist precisément vouloir419.

[197]. Non seulement nous ne voulons point, dans cette indiffe­rence, les choses que nous ne scavons pas si Dieu veut pour nous, mais nous ne nous regardons pas nous-même, ni nostre interest; cela va jusqu’à ne regarder pas même notre amour, pour ne voir que le bien aimé; en effet l’occu­pation libre a et volontaire de notre amour pour Dieu est une reflexion et un retour sur nous [§5] — mêmes, qui nous distrait un peu volontairement de l’occupation simple et directe du bien aimé420; par consequent, ce retour volon­taire seroit une petite altération de la sainte indifférence où l’âme est habituellement. Dez que vous avés admis cet état, vous le nommerez comme il vous plaira. Les mys­tiques ne disputeroient sur les noms, mais ils ne veulent point d’autre abandon ni d’autre état passif que celui-là; les actes réfléchis sur soy ne sont plus de saison : au lieu de renouveler l’amour, ils interrompent son mouve­ment simple et direct. Il est vray que tous les actes indif — [198] ferents pour les choses communes de la vie n’interrompent point cet amour habituel et direct, parce que toutes ces choses sont dans l’ordre de cet amour et ne font point retourner l’âme volontairement sur elle-même et sur ce quelle fait.

Les distractions involontaires tout de même, par [§ 6] la raison qu’elles sont involontaires n’alterent point cette tendance simple et directe de la volonté. Il y a aussy beaucoup de retours involontaires sur soi-même, qu’il faut mettre au rang des distractions involontaires; ainsy il ne faut point s’estonner qu’une âme en cet état s’occupe de ses affaires et du commerce innocent de ses amis qui est dans l’ordre de Dieu, et qu’elle ait même beaucoup de distractions pendant qu’elle ne peut penser à son état intérieur421. Ces affaires se font par fidelité à l’amour sans retour422; ces distractions sont involontaires. Mais l’âme ne peut faire par grace une action de piété qui est contre son attrait de grace; elle peut bien se distraire infidellement, mais non pas réfléchir par grace contre [199] son attrait423. Cela posé, vous excluez tous les actes reflechis [qui estoient volontaires,] vous excluez même l’occupation que vous auriez [§ 7] de vostre amour. N’est ce pas là cette nuict de l’esprit dont parle le B. H. J. de la Croix, où l’âme s’unit à Dieu par le non sçavoir et le non vouloir, les puissances estant suspendues pour tous les actes reflechis? [EP-194/9].

C’est un état [«l’indifférence»] qui exclut toute gratitude, tout remerciement, tout acte reflechi et apperçu; où l’âme laisse tout vouloir à Dieu pour elle à son gré, où la volonté de Dieu donne seule le contrepoids au cœur, où l’on n’a plus aucun vouloir propre, où la volonté entierement abandonnée ne perit pourtant pas tout à fait; cet amour n’oseroit se regarder soy même mais le seul bien aimé; cette volonté trespassée en celle de Dieu ne peut presque cotre nommée d’aucuns termes. Ce n’est ni consentement ni acquiescement ni union qui est l’acte d’unir, mais unité qui est un estat stable. [EP-203].

il faut que Dieu seul donne le contrepoids au cœur, que l’âme n’ait plus aucune volonté propre; il faut que trespassée en Dieu elle se laisse porter par luy, qu’elle ne s’excite plus pour s’unir, mais qu’elle demeure dans l’unité424. Voila la Sainte Indifférence qui est un abandon sans reserve pour l’exterieur et pour l’interieur. [EP-206].

l’âme en parfait equilibre ne reçoit le contrepoids que de Dieu seul, n’ayant aucun mouvement ou desir propre elle est tournée en tout sens par toutes les impressions de la grâce : c’est comme une boule qui se tourne egalement de tous les costez, et que la moindre impulsion determine, parce qu’elle n’a ni situation ni determination propre425 -- cet état n’est que la parfaite mort à soy et l’entiere docilité à l’esprit Intérieur; c’est ce qu’on voit dans tout ce que faisoient les hommes divins. L’esprit les mene, les ramene, parle à eux, se tait en eux : ils sont livrez à la grâce, traditi gratiae dei426, ce qui est la vraye passivité; ils n’ont d’autre regle que l’esprit Intérieur qui les conduit. Ils sont des choses contraires à toute la sagesse humaine et sont souvent privez de ce qu’on appelle les pratiques regulieres et les moyens [§ 37] exterieurs de la vertu commune; cet état est un état de mort continuelle à soy et de foi semblable à celle d’Abraham qui va conduit par l’esprit intérieur sans sçavoir où; toutes les mortifications et les austérités imaginables qu’on choisit soy-même n’ont rien de comparable à cet état de foi sans goust ni soutien appere où l’on va toujours sans estre jamais sûr de ce que l’on fera et ou l’on se laisse toujours mener par cet esprit de grace et de mort contre tout amour propre. [EP-218/9].

[§ 41] Quoy qu’il n’y soit pas accompagné de ses dons sensibles et miraculeux qui ne sont pas luy même427 et qui luy sont infiniment inferieurs, n’est-il pas constant qu’il habite, qu’il agit, qu’il parle, qu’il demande, qu’il désire sans cesse en chacun de nous? [Il n’est donc ques­tion suivant cette verité de notre foi, que de l’écouter, de luy faire un profond silence, de faire tomber tout mou­vement et toute pente propre pour recevoir plus librement dans le parfait équilibre toutes les impulsions les plus delicates de cet esprit qui ne cesse de demander.] Il ne cherche qu’à parler, qu’à demander, qu’à operer toutes choses en tous428. [L’unique obstacle vient de nos empressements, de nos preventions, de nos volontez determinées, de nos desirs auxquels nous tenons, de nos repugnances, de nos secrets retranchements, des bornes que nous donnons à cet esprit.] Si nous ne luy resistons pas directement, du moins nous le contristons par nos [§ 42] hesitations dans l’etat de foy et par nos petits melanges. Voila ce monstre de l’estat passif pour lequel on demande des preuves rigou­reuses comme contre les nouveautez des protestons; l’état passif c’est le christianisme tel qu’il est commandé dans l’Évangile, c’est le pur amour et l’abnegation entiere de soy même; c’est la conformité à toute volonté de Dieu, [222] c’est la fin essentielle pour laquelle nous avons esté créez c’est la souplesse de l’âme à toute impression de la grace en sorte que ne voulant rien de distinct par elle-même elle est toujours voulant ce qu’il plaist à Dieu de luy faire vouloir en chaque moment. [EP-221/2].

Il y a un Amour divin extatique qui ne permet point que les amants soient à eux-mêmes, mais à ce qu’ils aiment429. Le mot d’extatique ne doit donner aucune idée de ravissement sensible et passager. C’est un amour qui défie l’âme, qui la met hors d’elle, hors de tout retour et de tout interest propre, qui est la sainte indifference, qui ne [§ 49] permet plus à l’âme d’estre sienne, et qui ne l’occupe que du bien-aimé voila dans cet état passif l’indifference voyons quelle en est la raison.

L’âme dit St Denys430 entre dans la nuict de l’incomprehensibilité dans laquelle elle exclut toutes les apprehensions [227] scientifiques, elle s’attache entierement à ce qui ne peut estre ni touché, ni vu : elle est toute à celuy qui est au dela de tout, elle n’est ni à autruy, ni à aucune chose, ni à soy, mais avec ce qui est entierement inconnaissance incomprehensible par la cessation de toute connoissante, elle y est unie par la meilleure partie d’elle-même (qui est sans doute le fonds intime de la volonté sans reflexion) et par là même qu’elle ne connoit rien elle connoit au-dessus de toute connaissance; voila mot à mot ce que le B. H. J. de la Croix dit de l’evacuation des puissances. Ce n’est ni ravissement ni lumiere passagere. C’est l’estat d’amour [§ 50] et d’union dans la nuict de la foi et la cessation de tout acte apperçu. Il dit à Timothée dans la mystique contemplation : laissés les sens et les operations de l’entendement, tout ce qui est sensible et intelligible et tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, afin que vous vous esleviez incomprehensiblement, autant qu’il est permis, à l’union [228] avec ce qui est au-dessus de toute essence et de toute sçience.

Il n’est pas permis de dire qu’il parle d’une contemplation par ravissement qui est passagere et involontaire; c’est des enseignements qu’il donne pour entrer dans cet état, c’est une contemplation libre et active qu’il propose pour les commençants; laissez, dit-il, les sens de l’entendement par un exercice fait avec attention. [EP-226/8].

cela nous fera entendre la force des paroles de saint Augustin qui raconte sa conversation avec sainte Monique. Il faudroit rapporter le chapitre entier. Il est manifeste que saint Augustin represente une Contem­plation absolument conforme à celle dont parle saint Denys; il s’eleve vers ce qu’il appelle ailleurs idipsum : nous verrons dans son explication des Psaumes que cet idipsum selon luy est l’être immobile de Dieu, il passe de degré en degré au dessus de tout ce qui est corporel, il monte inte­rieurement encore plus haut pensant neanmoins et raison­nant encore. Nous arrivâmes431, dit-il, à nos entendements, [232] et nous les surpassâmes (c’est ce que les mystiques appellent outrepasser) pour atteindre à la region [§ 56] d’abondance intarissable où vous nourrissez, ô Dieu, Israël de vostre eternelle verité. Nous y atteignismes un peu de tout l’élancement de notre cœur (foto ictu cordis), nous soupirâmes, dit-il, et nous laissâmes là comme des marques de notre navigation sur un rivage étranger, les premices de l’esprit attachées, et nous revinmes au bruit des paroles qui ont un commencement et une fin. Nous disions ensuitte si le Tumulte de la Chair se tait, etc [...] si l’âme se tait à elle-même, ipsa sibi anima sileat [… 233] Voila manifestement l’exclusion de toute image, de tout discours, de tout acte reflechi, de tout retour sur soy même et sur sa propre operation; voila une oraison de silence où l’âme ne parle point à Dieu, mais ecoute en silence Dieu qui luy parle de cette parole eternelle et substantielle qui est sans succession de discours; voila l’amant qui est occupé du bien aimé et point de son amour; voilà la Contemplation active que saint Denys propose à Timothée commençant. Il est vray que saint Augustin ne l’a icy que passagere, aussy n’est il alors que commençant; nous trouvons encore precisement le même chose dans l’auteur des Meditations attribuées à St Augustin; il veut que dans le silence de toutes les creatures et de lame même, elle se quitte et parvienne [§ 58] à Dieu pour fixer en lui seul les yeux de la foy, oculos fidei figat. [EP-231/3].

Mais il n’est pas [§ 68] question de l’autorité de Cassien, il s’agit de celle de saint Anthoine patriarche des Solitaires et des Contemplateurs qui est sans doute de la plus grande autorité pour la vie interieure. Il s’agit d’une tradition constante, quoy que secrette, des plus sublimes solitaires sur une oraison qui est le but de tout leur état; qui est un état elle-même, et une immobilité de lame, une oraison perpetuelle et incorruptible sans discours, sans actes, sans images, qu’on commence selon la méthode de saint Denys par une contemplation active et toute reünie dans une seule occupation simple qui finit par un état de l’âme immobile et par une inspiration semblable à celle des ecrivains sacrez. Enfin remontez à saint Clement et vous trou — [239] verez dans son Gnostique toute la voye de l’oraison passive [§ 69] apprise des Disciples immediats des Apôtres. Voila sans doute une Tradition bien constante qui explique les passages mystérieux de l’ecriture sur lesquels elle est fondée. N’est il pas admirable d’entendre parler d’un costé saint Clément et saint Anthoine, et de l’autre saint Denys presque dans les mêmes termes? [EP-238/9].

Le Gnostique de saint Clément

Le Gnostique, composé peu après le Mémoire sur l’État passif, est un opuscule de Fénelon du plus grand intérêt parce qu’il exprime avec bonheur ce que Fénelon entend par amour pur, hors de tout sentiment et ressenti. Il traduit également l’esprit qui animait le cercle quiétiste à l’époque des rencontres d’Issy, et le désir -- largement partagé, il existait également à Port-Royal -- de remonter aux véritables sources chrétiennes, par l’intermédiaire de saint Clément, le plus ancien des Pères. De nombreux thèmes sont repris par Fénelon et madame Guyon : les enfants, notion fondamentale chez Clément signifient jeunesse, nouveauté et non infantilisme; le christianisme n’est pas une pure espérance, mais implique une certaine participation à la vie divine; la bonté et l’amour de Dieu créateur sont soulignés et il vaut mieux imiter Jésus plutôt que d’être crucifié avec lui; le thème de la divinisation est bien présent. En voici quelques extraits de notre édition 432 :

CHAPITRE III De la vraie Gnose.

[...] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. [...] Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe; 4° que c’est une charité pure et désintéressée. [...]

Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]

Mais reprenons les paroles de notre auteur [Strom. IV, 22, 137] : «Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur.» Saint Clément conclut, en cet endroit [Strom. IV, 22, 138], que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire «qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire».

Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], «demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement.» [...] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.

Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35] : «ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose.» Il ajoute encore que «le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption». «Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges.» Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], «en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables; il prie en toutes manières»; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.

Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle; sans actes réfléchis et distincts; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]

Voilà cet, amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, «et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu». [...]

Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ! [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est «l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi» [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces comment se fait-elle? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se «complaire simplement dans tout ce qui arrive» [Strom. VII, 7, 45].

Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : «Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau?» Voici sa réponse : «Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable.»

CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217]

Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié paraît une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. «Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, «un Dieu conversant dans la chair» [Strom. VII, 16, 101]. «Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu» [Strom. VII, 13, 82]. […] «Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était» [Strom. VII, 16, 95]. «Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement» [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]

Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste433. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. […]

En veut-on un exemple? [...] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement [223] et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer434. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.

Changez seulement les noms; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. [… 232]

Le gnostique, dit encore saint Clément, «devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même; et il forme aussi ceux qui l’écoutent» [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. «Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes» [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.

Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique «a des tentations»; il ajoute aussitôt : «non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain» [Strom VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. [...] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. [… 255]

Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.

Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler, que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau; elle le contraint, elle le violente, pour être bon; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connait la volonté du Seigneur; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.

Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent; car c’est l’onction qui lui enseigne tout; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-mème, déiforme ou Dieu sur la terre; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.



L’Union chez Cassien

«Tradition des ss. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien, par Feu Monsr. Fénelon, Archevêque-Duc de Cambrai.»435

[…] Et il assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes [...]

Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.

Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union, mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales436 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant437. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament438 : Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite, toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.

On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu, elle ne commence point à s’unir; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.

Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.

Explication des Maximes (29 janvier 1697)

Ce n’est point une indolence stupide, une inaction intérieure, une non-volonté, une suspension générale, un équilibre perpétuel de l’âme. Au contraire, c’est une détermination positive et constante de vou­loir et de ne vouloir rien, comme parle le cardinal Bona. On ne veut rien pour soi; mais on veut tout pour Dieu : on ne veut rien pour être parfait ni bien­heureux, pour son propre intérêt; mais on veut toute perfection et toute béatitude, autant qu’il plaît à Dieu de nous faire vouloir ces choses, par l’impres­sion de sa grâce, suivant sa loi écrite, qui est toujours notre règle inviolable. En cet état on ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éter­nelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts : mais on le veut d’une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu’il veut, et qu’il veut que nous voulions pour lui.

Il y aurait une extravagance manifeste à refuser par pur amour de vouloir le bien que Dieu veut nous faire et qu’il nous commande de vouloir. L’amour le plus désintéressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu’il veut pour autrui. La détermination absolue à ne rien vouloir ne serait plus le désintéressement, mais l’extinction de l’amour, qui est un désir et une volonté véritable… [OP 1-1024].

O Dieu! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné? Dans cette impression involontaire de désespoir, elle fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éter­nité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcisse­ment où elle se trouve. Encore une fois il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. Il n’est question que d’une conviction qui n’est pas intime, mais qui est apparente et invincible. En cet état une âme perd toute espé­rance pour son propre intérêt, mais elle ne perd jamais dans la partie supérieure, c’est-à-dire, dans ses actes directs et intimes, l’espérance parfaite qui est le désir désintéressé des promesses. Elle aime Dieu plus purement que jamais. Loin de consentir positi­vement à le haïr, elle ne consent pas même indirecte­ment à cesser un seul instant de l’aimer, ni à diminuer en rien son amour, ni à mettre jamais à l’accroissement de cet amour aucune borne volontaire, ni à commettre aucune faute même vénielle. [OP 1-1036].

Ainsi chaque âme, pour être pleine­ment fidèle à Dieu, ne peut rien faire de solide ni de méritoire que de suivre sans cesse la grâce, sans avoir besoin de la prévenir. Vouloir la prévenir, c’est vou­loir se donner ce qu’elle ne donne pas encore; c’est attendre quelque chose de soi-même et de son indus­trie ou de son propre effort […] Si on examine la chose de près, il est donc évident que tout se réduit à une coopération fidèle de pleine volonté et de toutes les forces de l’âme à la grâce de chaque moment. Tout ce qu’on pourrait ajouter à cette coopération bien prise dans toute son étendue ne serait qu’un zèle indiscret et précipité, qu’un effort empressé et inquiet d’une âme intéressée pour elle-même [OP 1-1038].

ARTICLE XXVI/VRAI/Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une âme très parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes délibérés, avec la même paix et la même pureté ou désin­téressement d’amour, dont elle contemple pendant que l’attrait de la contemplation est actuel. Le même exercice d’amour, qui se nomme contemplation ou quiétude quand il demeure dans sa généralité et qu’il n’est appliqué à aucune fonction particulière, devient chaque vertu distincte, suivant qu’il est appliqué aux occasions particulières… /FAUX/La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu’elle ne laisse aucun inter­valle à l’exercice des vertus distinctes qui sont néces­saires à chaque état… [OP 1-1066].

Elles lui parlent à toute heure comme l’épouse à l’époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles portent successivement des impressions profondes de tous ses mystères et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu’il devient quelque chose de si intime dans leur cœur qu’elles s’accoutument à le regarder moins comme un objet étranger et exté­rieur que comme le principe intérieur de leur vie. [OP 1-1070].

… repos de pure union. C’est ce qui fait que saint François de Sales ne veut pas qu’on l’appelle union, de peur d’exprimer un mouvement ou action pour s’unir, mais une simple et pure unité. De là vient que les uns, comme saint François d’Assise dans son grand cantique, ont dit qu’ils ne pouvaient plus faire d’actes, et que d’autres, comme Grégoire Lopez, ont dit qu’ils faisaient un acte continuel pendant toute leur vie. Les uns et les autres par des expressions qui semblent opposées veulent dire la même chose. Ils ne font plus d’actes empressés et marqués par une secousse inquiète. Ils font des actes si paisibles et si uniformes que ces actes, quoique très réels, très successifs et même interrom­pus, leur paraissent ou un seul acte sans interruption, ou un repos continuel. De là vient qu’on a nommé cette contemplation oraison de silence ou de quiétude. De là vient encore qu’on l’a appelée passive. À Dieu ne plaise qu’on la nomme jamais ainsi pour en exclure l’action réelle, positive et méritoire du libre arbitre, ni les actes réels et successifs qu’il faut réitérer à chaque moment. Elle n’est appelée passive que pour exclure l’activité ou empressement intéressé des âmes, lorsqu’elles veulent encore s’agiter pour sentir et pour voir leur opération qui serait moins marquée si elle était plus simple et plus unie. La contemplation passive n’est que la pure contemplation : l’active est celle qui est encore mêlée d’actes empressés et discur­sifs. [OP 1-1072].

… une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même. Dieu y imprime son image et celle de tous les objets qu’il veut y imprimer. Tout s’imprime, tout s’efface. Cette âme n’a aucune forme propre, et elle a également toutes celles que la grâce lui donne. Il ne lui reste rien, et tout s’efface comme dans l’eau dès que Dieu veut faire des impressions nouvelles. Il n’y a que le pur amour qui donne cette paix et cette docilité parfaite. Cet état passif n’est point une contemplation toujours actuelle. La contemplation qui ne dure que des temps bornés fait seulement partie de cet état habituel. L’amour désintéressé ne doit pas être moins désintéressé, ni par conséquent moins paisible dans les actes distincts des vertus que dans les actes indis­tincts de la pure contemplation. [OP 1-1075].

L’âme désintéressée, comme ce grand saint disait de la mère de Chantal (Vie de Mme de Chantal, p. 246), ne se lave pas de ses fautes pour être pure et ne se pare pas des vertus pour être belle, mais pour plaire à son époux, auquel si la laideur eût été aussi agréable, elle l’eût autant aimé que la beauté. Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… [OP 1-1079].

L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de la grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est imprimé [P1-1082] de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’ai pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et renouvelle une ressemblance qu’on a nommée trans­formation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. [OP 1-1081/82].

CONCLUSION DE TOUS CES ARTICLES/La sainte indifférence n’est que le désintéresse­ment de l’amour. Les épreuves n’en sont que la purification. L’abandon n’est que son exercice dans les épreuves. La désappropriation des vertus n’est que le [OP 1-1095] dépouillement de toute complaisance, de toute conso­lation et de tout intérêt propre dans l’exercice des vertus par le pur amour. Le retranchement de toute activité n’est que le retranchement de toute inquiétude et de tout empressement intéressé par le pur amour. La contemplation n’est que l’exercice simple de cet amour réduit à un seul motif. La contemplation pas­sive n’est que la pure contemplation sans activité ou empressement. L’état passif, soit dans les temps bor­nés de contemplation pure et directe, soit dans les intervalles où l’on ne contemple pas, n’exclut ni l’ac­tion réelle ni les actes successifs de la volonté, ni la distinction spécifique des vertus par rapport à leurs objets propres, mais seulement la simple activité ou inquiétude intéressée : c’est un exercice paisible de l’oraison et des vertus par le pur amour. La transfor­mation et l’union la plus essentielle ou immédiate n’est que l’habitude de ce pur amour qui fait lui seul toute la vie intérieure et qui devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous les actes délibérés et méritoires; mais cet état habituel n’est jamais ni fixe, ni invariable, ni inamissible : Verus amor recti, comme dit saint Léon, habet in se aposlolicas auctoritates et canonicas sanctiones. [OP 1-1094/95].

Instruction pastorale sur l’Explication des maximes (15sept1697)

Tout le plan de mon livre se réduit à deux points essentiels. Le premier est de reconnaître que la charité, principale vertu théologale, est un amour de Dieu indépendant du motif de la récompense, quoiqu’on désire toujours la récompense dans l’état de la charité la plus parfaite. Le second est de reconnoitre un état de charité parfaite, où cette vertu prévient, anime tous les autres, en commande les actes, et les perfectionne sans leur ôter leurs motifs propres, ni leur distinction spécifique; en sorte que les âmes de cet état n’ont plus d’ordinaire aucune affection mercenaire ou intéressée. Voilà en gros le plan de l’ouvrage; venons au détail. (OC 2-287a)

il est certain par la foi que Dieu veut le salut de chacun de nous, et qu’il veut que nous le croyions. … on n’a qu’à lire ce que j’ai dit de la nécessité indispensable où nous sommes de nous aimer toujours nous-mêmes; faute de quoi nous tomberions, suivant le principe des Manichéens, dans une haine impie de notre âme, en supposant une mauvaise nature, ce qui seroit le renversement de l’ordre. (OC 2-295b)

Celui qui ne s’aime plus d’ordinaire que par charité, et du même amour dont il aime son prochain en Dieu et pour Dieu, ne s’en aime pas moins que celui qui s’aime encore d’un amour natu­rel et mercenaire, outre l’amour de charité. Plus on s’aime d’un Pléiade

, plus on se désire tous les vrais biens. Alors on se désire tous les biens, même temporels, dans l’ordre de la Providence, sans inquiétude ni empres­sement. À combien plus forte raison se désire ­t-on tous les biens spirituels pour le salut, qui est la consommation du plus pur amour? L’âme la plus parfaite désire et demande donc avec l’Église tous les mêmes biens que l’âme im­parfaite désire en formant les mêmes deman­des. Toute la différence qui est entre elles n’est point du côté de l’objet, mais du côté de l’affec­tion avec laquelle la volonté le désire. Elle se réduit à ce que l’âme parfaite ne se désire d’or­dinaire tous ces biens que par un pur amour de charité, au lieu que l’imparfaite se les désire aussi d’ordinaire par un amour naturel qui la rend mercenaire, ou intéressée. (OC 2-296a)

«O mon Dieu, s’écrie ailleurs ce grand saint [Anselme, De mensuratione Crucis, cap. IV] celui qui se renonce tout entier pour vous avoir, qui périt à soi-même pour vivre en vous, qui n’est plus rien à soi pour n’être quelque chose qu’en vous, celui-là, pourvu qu’il n’ait plus rien en soi, ne craint plus de rien perdre de soi. Mais il est toujours assuré que vous conservez ce qui est à vous. Si les peines de l’enfer et celles du purgatoire le menacent, il ne s’en soucie guère, parce que le voyageur sans argent chante devant le voleur. Celui qui s’est renoncé ne craint plus de se perdre…» (OC 2-308b)

«L’amour, dit ailleurs ce Père [saint Bernard, Serm. 83 in Cant.], se suffit et se plaît par lui-même et pour lui-même, il est son mérite et sa récompense [...] j’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. L’amour pur n’est point mercenaire, il ne tire point de force de l’espérance.» (OC 2-310b)

Cet auteur [Denis le chartreux, De vit. et fin. solit., lib. II, art. XIV] ajoute que «ces enfans cachés sont consumés par l’amour, réduits au néant, transformés en Dieu, et unis à lui indissolublement dans cette transformation.» Dans cette transformation «l’âme sortant de soi, et s’écoulant, est plongée et engloutie dans l’abîme de la divinité, après avoir dépouillé toute propriété de soi-même et de tout le reste des créatures.» Cette propriété dont elle se dépouille est l’intérêt propre. Elle est, dit-il, fondue, anéantie, et perdue à l’égard d’elle-même. Elle n’aperçoit plus de distinction entre Dieu et elle.» «Celui, dit-il encore, qui aime Dieu de toutes ses forces, le fait sans aucune vue d’avantage, ni de récompense, ni parce que Dieu lui convient, ou qu’il en a besoin.» Il ajoute que «cette âme l’aime pour sa beauté, sa sainteté; etc.» (OC 2-312a) […] «Il nous a aimés n’espérant aucun bien de nous, car il n’a pas besoin de nos biens. Il nous a créés et régénérés pour notre salut, non pour notre justice, mais pour sa bonté très libérale; car il a fait toutes choses pour lui‑même. Ainsi, quand nous l’aimons pour sa très pure bonté, non par l’horreur des peines, ni par le désir des récompenses, nous devenons déiformes.» (OC 2-312b)

Voici ce qu’elle ajoute sur les âmes de la septième Demeure [sainte Thérèse, Ch.III] : «Le premier effet du mariage spirituel est un oubli de soi, en sorte qu’il semble à l’âme, en cet état, qu’elle n’est plus, parce qu’elle est toute en telle manière qu’elle ne se connaît plus. Elle ne songe plus s’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, une gloire, parce qu’elle est toute occupée de celle de Dieu [...]. Ces personnes ne désirent point de mourir, mais au contraire de vivre plusieurs années en souffrant de très grands travaux, pourvu que le Seigneur soit tant soit peu glorifié par là.» Quand elle dit que le motif de la gloire n’encourage plus ces âmes, c’est dans le même sens auquel nous avons vu, dans saint Bernard, que le pur amour ne tire plus de forces de l’espérance. (OC 2-316b)

Il ajoutait [Le frère Laurent de la Résurrection, p. 53] que «depuis il ne songeait ni à paradis; ni à enfer; que toute sa vie n’était qu’un libertinage et une réjouissance continuelle.» (OC 2-321a) [et aussi (OC 2-268b) après :] «cette peine lui avait duré quatre ans…»

Les suppositions impossibles de la priva­tion des biens éternels en aimant toujours Dieu, ne doivent pas être regardées comme des trans­ports aveugles et rapides qui ne signifient rien de précis. Les saints les ont faites tranquille­ment, pour exprimer leur disposition ordinaire… (OC 2-323a)

Le repos en Dieu doit être une action véritable. C’est une occupation réelle de Dieu qui consiste dans sa connoissance et dans son amour. Vacate, et videte quoniam ego sum Deus. Enseignez que toute la vie intérieure ne consiste que dans des actes réels successifs et délibérés, qu’il faut renouveler le plus souvent qu’on peut, sans inquiétude ni empressement. (OC 2-328a)

Sur les oppositions véritables…, XXIV. C’est dans les endroits où saint Thomas veut distinguer précisément la charité et l’espérance qu’on peut trouver ces véritables notions sur ces deux vertus. «Il y a, dit ce saint docteur [2,2 Quaest. XVII, art. VIII puis VI], un amour parfait, et un amour imparfait. Le parfait est celui par le­quel on aime quelqu’un en lui-même, en lui voulant du bien, comme un homme aime son ami. L’amour imparfait est celui par le­quel on aime quelque chose non en elle­-même, mais afin que quelque bien nous en revienne, comme un homme aime la chose pour laquelle il a une sorte de concupiscence. /Ce premier amour appartient à la charité qui s’attache à Dieu considéré en lui-même. L’espérance appartient au deuxième amour; car celui qui espère tend à obtenir pour soi quelque bien.»

Voilà l’espérance moins parfaite que la charité, et pourquoi? Parce qu’elle cherche Dieu en tant qu’il nous en revient un bien, c’est-à-dire, la béatitude, et que la charité s’attache à lui, en le considérant simplement en lui-même. Cette doctrine est évidemment confirmée par ces paroles du même saint docteur. «Ce qui est par soi est plus parfait que ce qui est par autrui…» (OC 2-412ab)

Propositions des Maximes justifiées par de saints auteurs (15 décembre 1698)

La jouissance n’est que l’union ou repos dans le bien-aimé par le pur amour sans le motif de notre utilité. Suivant saint Thomas, plus l’âme s’occupe de cet amour sans chercher même ce qui la regarde dans la louange de Dieu, plus elle est parfaite. Cette perfection commence en ce monde. Elle est l’occupation ordinaire et principale des âmes parfaites. Le saint docteur recommande cette jouissance dans toutes nos œuvres et pour toutes nos œuvres, dans tous les dons et pour tous les dons. Rejeter cette voie, c’est être aveugle et insensé quoiqu’on soit juste, et toutes les œuvres en sont moins parfaites. (OC 3-254b)

«J’ai par la grâce de Dieu un contentement sans nourriture et un amour sans crainte c’est-à-dire qui ne manque jamais. La foi me semble du tout perdue, et l’espérance morte parce qu’il me semble que je tiens et possède ce que autrefois je croyais et j’espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne puis plus voir autre chose que Dieu seul sans moi. Je ne sais où je suis, et je ne cherche pas à le savoir, et je ne veux pas le savoir, ni en avoir nouvelle.» Sainte Catherine de Gênes, Vie, Ch. XXII]. (OC 3-255a)

«Il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour.» Saint François de Sales, Amour de Dieu, liv. IX, ch. X. (OC 3-259b)

«Que l’âme fidèle sache qu’aussitôt que l’es­prit atteint à cette sagesse, quand même tous les sages du monde et tous les philosophes vien­draient disputer, et lui dire : “Votre foi n’est pas la foi véritable; vous vous trompez;” l’âme ré­pondrait : “C’est vous-même qui vous trompez, et c’est moi qui ai la véritable foi d’une ma­nière bien plus heureuse, ayant un fondement infaillible par l’union d’amour, que je ne pourrais l’avoir par les raisonnements et par les re­cherches.» [Saint Bonaventure, Myst. Theol., Liv.III, part. I.] […]« L’âme jouit, par cette union intime d’amour, d’une si grande liberté, qu’elle ne peut être conçue que par ceux qui en ont une connais­sance expérimentale.» (OC 3-264a)

«Qu’est-ce que chercher son propre intérêt, soit honorable, soit délectable, soit utile, dans le royaume éternel, sinon faire entrer un ennemi dans la Jérusalem céleste? Qu’est-ce, sinon désirer de trouver dans le paradis ce qui n’y fut et n’y sera jamais, qui est la propriété? Le Camus, év. de Belley, De la souveraine fin des actions chrét. p. 27.

Si vous continuez à leur dire qu’il faut servir Dieu seulement pour Dieu; qu’il faut renoncer à ses intérêts propres et temporels et éternels pour le seul amour, c’est-à-dire pour le seul intérêt de la gloire de Dieu; qu’il ne faut aimer que Dieu en toutes choses, et n’aimer aucune chose qu’en Dieu; aussitôt les plus modérés vous enverront au ciel, où ils diront que l’amour de Dieu se pratique de cette sorte, et non pas en terre : comme si le Sauveur nous avait enseigné dans l’oraison dominicale à demander à son Père une grâce d’impossible pratique ici-bas; quand nous le prions que sa volonté soit faite par nous en la terre, comme elle est faite au ciel par ses élus. Et les moins réservés crieront aussitôt à l’extravagance, à la bizarrerie, ou peut-être à l’erreur ou à l’hérésie; car étant nourris […]. en leurs anciennes opinions et coutumes serviles ou mercenaires ils ne peuvent comprendre ce que c’est d’aimer Dieu pour lui-même : comme s’il n’avait pas assez de propre mérite pour être aimé de cette sorte, quand il n’aurait point eu sa droite les délectations des récompenses qui n’ont point de fin, ni en sa gauche le glaive des supplices. Ibid. p. 123.» (OC 3-267ab)

«Ici l’homme déjà fondu recoule en Dieu son origine [...]. Étant transformé au-dessus des images, et n’ayant plus sa propre forme, il arrive à un certain état dénué d’images, et est tellement déifié, que tout ce qu’il est, et que tout ce qu’il fait, Dieu l’est et l’opère en lui; en sorte que ce que Dieu est essentiellement par sa nature, cette âme le devienne par grâce; car encore qu’elle ne cesse point d’être créature, elle devient néanmoins toute divine et déiforme. Elle meurt étant toute consumée du feu de l’amour […] C’est ici que l’homme aperçoit qu’il s’est perdu lui-même. Il ne se connoît, il ne se trouve, il ne se sent plus nulle part; car il ne connoît plus qu’une seule très simple essence qui est Dieu […] C’est pourquoi il n’y a plus la que la très-pure divinite et l’unit essentielle […]. Dans cet homme, qui devient un même esprit avec Dieu, Dieu lui-même opère sans intermission. Ainsi les œuvres de cet homme sont au-dessus des œuvres de tous ceux qui ne sont pas dans cette union avec Dieu. Instit. append. I. c. 1. /Dieu partage son royaume avec cette âme, (OF3-281a), car il lui donne une très pleine puissance sur le ciel et sur la terre, et, qui plus est, sur lui-même, en sorte qu’elle soit la maîtresse de toutes les choses dont il est le maître. Mais elle ne se repose point en ces choses en y regardant sa délectation : car elle est tellement mortifiée qu’elle ne cherche nulle part son propre avantage, nulle part son utilité propre. Ibid.» (OC 3-280b-281a)

«Ces anxiétés d’esprit, que nous avons pour avancer notre perfection et pour voir si nous avançons, ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent qu’à satisfaire l’amour propre qui est un grand tracasseur. Entret. VII. p.110.

Tenez vos yeux haut élevés, ma très chère fille, par une parfaite confiance en la bonté de Dieu. Ne vous empressez point pour lui; car il a dit à Marthe, qu’il ne vouloit pas, ou du moins qu’il trouvoit meilleur, qu’on n’eût point d’empressement, non pas même à bien faire. Ne veuillez pas être si parfaite. Ep. XII. l.VI. p.423.» (OC 3-282a)

Blosius. «L’âme connaît Dieu mieux que ses yeux extérieurs ne connaissent le soleil visible. Elle est établie en Dieu jusqu’à un tel point qu’elle (OF3-285a) le sent plus près d’elle, qu’elle ne l’est elle­-même. De là vient que cet homme mène déjà une vie déiforme et suressentielle, devenant conforme à Jésus-Christ selon l’esprit, selon l’âme et selon le corps. Soit qu’il mange ou qu’il boive, soit qu’il veille ou qu’il dorme, Dieu, qui vit suressentiellement en lui, y opère toujours. Dieu lui-même enseigne un tel homme sur toutes choses, et lui découvre les sens spirituels et mystiques; [...], car son âme est déjà un miroir clair et sans tache, conve­nablement exposé au divin soleil. Louis de Blois : Inst. c. XII. § 2.

Quoique ces hommes aimables soient abon­damment éclairés par la lumière divine dans la­quelle ils connoissoient clairement ce qu’ils doi­vent faire et ne faire pas, ils se soumettent néanmoins volontiers aux autres pour l’amour de Dieu […] Ils n’ont aucun sentiment sur eux — mêmes. Ibid. § 4.” (OC 3-284b-285a)

Le frère Laurent. “Depuis mon entrée en religion (ce sont ses paroles) je ne pense plus ni à la vertu ni à mon salut.” Or l’espace de temps dont il s’agit étoit d’environ quarante ans. P. 14. (OC 3-287b)

XXVe PROPOSITION. /“On peut dire en ce sens que l’âme passive et désintéressée ne veut plus même l’amour en tant qu’il est sa perfection et son bonheur, mais seulement en tant qu’il est ce que Dieu veut de nous.” P. 226. /Note : On ne retranche ici le désir de l’amour qu’en tant qu’il est notre propre perfection et notre propre béatitude, comme tout le texte du livre le répète cent fois, c’est-à-dire que je ne retranche que la propriété. Mais on les désire alors en tant que voulues de Dieu pour sa gloire, et de cette manière on ajoute le motif de la charité à celui de l’espérance.» (OC 3-287b)

Vie du frère Laurent. […] Il disait que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l’u­nion avec Dieu par amour : qu’après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu’il était encore plus court d’y aller tout droit par un exercice continuel d’amour, en faisant tout pour l’a­mour de Dieu [...]. qu’il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l’enfer, mais seulement à faire des petites choses pour l’amour de Dieu. P. 61 et 62. (OC 3-292b)

Cassien. «[…] Cela arrivera quand tout amour, tout désir, toute affection, tout effort, toute pensée en nous, quand tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu, et que l’unité qui est maintenant du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, sera transfuse dans nos âmes [...]. Telle est la fin de la perfection du solitaire… Cassien Conf. X, ch.VI.» (OC 3-297a)

«Sur quoi son expérimenté maître spirituel, pour l’affermir en ce chemin, lui disoit : N’ayez point soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui est embarqué de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à s’y tenir. Vie de la Mère de Chantal, Part. III, Ch. IV. p. 398 et suiv.» (OC 3-298b)

BLOSIUS. /«Enfin toute image ou pensées des choses passagères, même des anges et de la passion du Seigneur, ou toute pensée intellectuelle est à l’homme en cette vie un obstacle, lorsqu’il veut s’élever à l’union mystique avec Dieu qui est au-dessus de toute substance et de toute intellection. Dans cette heure-là il faut éviter et laisser ces sortes de pensées et d’images saintes (qui en d’autres temps sont reçues et conservées très utilement), parce qu’elles mettent quelque milieu entre Dieu et l’âme. C’est pourquoi que le contemplatif qui désire arriver à l’union, aussitôt qu’il se sent enflammé d’un fort amour de Dieu, et enlevé en haut, retranche les images; qu’il se hâte d’entrer dans le sanctuaire et dans le silence éternel, où il y a une opération toute divine, et non humaine. I. App. Inst. ch. XII. p. 325.»/Le fond caché de l’âme [...]. est entièrement simple, essentiel et uniforme. En lui il n’y a point de multiplicité, mais l’unité ou les trois puissances supérieures n’en font qu’une. Ici règnent une tranquillité et un silence suprême, parce qu’aucune image ne peut jamais atteindre jusque là. Ibid. Ch. XII. § 4.» (OC 3 301a)

Œuvres spirituelles 

Nous reprenons les titres utilisés dans l’édition moderne du choix fénelonien [OP] édité par J. Le Brun439.

I. Lettres et opuscules spirituels

V. Sur les fautes volontaires440 […] Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver, ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres affections propres, jusques aux moindres attachements dont il n.» est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. O Qu’on et heureux en cet état, et que le cœur et rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout! […] (OP 1-573).

Souvent la tristesse vient de ce que, cherchant Dieu, on ne le sent pas assez pour se contenter. Vouloir le sentir n’est pas vouloir le posséder, mais c’en vouloir s’assurer, pour l’amour de soi-même, qu’on le possède afin de se consoler. La nature abattue et découragée a impatience de se voir441 dans la pure foi; elle fait tous ses efforts pour s’en tirer, parce que là tout appui lui manque; elle y est comme en l’air; elle voudrait sentir son avancement. À la vue de ses fautes, l’orgueil se dépite, et l’on prend ce dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence. On voudrait, par amour-propre, avoir le plaisir de se voir parfait; on se gronde de ne l’être pas; on est impatient, hautain et de mauvaise humeur contre soi et contre les autres. Erreur déplorable! Comme si l’œuvre de Dieu pou­vait s’accomplir par notre chagrin! Comme si on pou­vait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix inté­rieure! Marthe, Marthe, pour quoi vous troubler sur tant de choses pour le service de Jésus-Christ? Une seule est nécessaire442, qui est de l’aimer et de se tenir immobile à ses pieds. (OP 1-576)

Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied443; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On sup­pose de soi tout le pis qu’on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu; on s’oublie, on se perd; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre; on aime­rait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire… [OP 1-577, OS 1-94444]

Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier? Sera-ce vous? Hé! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bour­bier c’est vous-même; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos fai­blesses? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-­même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir? Il ne faut que se tour­ner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps… [OP 1-578, OS1-96]

ne se comptant plus pour rien, elles aiment autant le bon plaisir de Dieu, les richesses de sa grâce, et la gloire qu’il tire de la sanctification d’autrui, que celle qu’il tire de leur propre sanctification. Tout et alors égal, parce que le moi et perdu et anéanti, le moi n’est pas plus moi qu’autrui : c’est Dieu seul qui et tout en tous; c’est lui seul qu’on aime, qu’on admire, et qui fait toute la joie du cœur dans cet amour désintéressé. [OP 1-588]

Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspi­rés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’au­tant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspi­ration est sans lumière, sans certitude; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur [592] l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Mme de Maintenon) OP 1-591-592, OS1-109]

Dans les premiers dépouillements, ce qui reste console de ce qu’on perd; dans les derniers, il ne reste qu’amertume, nudité et confusion. /On demandera peut-être en quoi consistent ces dépouillements; mais je ne puis le dire. Ils sont aussi différents que les hommes sont différents entre eux. Chacun souffre les siens suivant ses besoins et les desseins de Dieu. Comment peut-on savoir de quoi on sera dépouillé, si on ne sait pas de quoi on est revêtu? Chacun tient à une infinité de choses qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y était attaché que quand on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que quand on les arrache de ma tête. Dieu nous développe peu à peu notre fond qui nous était inconnu, et nous sommes tout étonnés de découvrir, dans nos vertus mêmes, des vices dont nous nous étions toujours crus incapables. C’est comme une grotte qui paraît sèche de tous côtés, et d’où l’eau rejaillit tout à coup par les endroits dont on se défiait le moins. Ces dépouillements que Dieu nous demande ne sont point d’ordinaire ce qu’on pourrait s’imaginer. Ce qui est attendu nous trouve préparés, et n’est guère propre à nous faire mourir. Dieu nous surprend par les choses les plus imprévues. Ce sont des riens, mais des riens qui désolent, et qui font le supplice de l’amour-propre. [OP 1-596]

Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe dès qu’on lui demande un échantillon, et qui laisse tailler Dieu en plein drap! Heureux celui qui, ne se comptant pour rien, ne met jamais Dieu dans la nécessité de le ména­ger. Heureux celui que tout ceci n’effraie point. /On croit que cet état est horrible, on se trompe, on se trompe; c’est là qu’on trouve la paix, la liberté, et que le cœur, détaché de tout, s’élargit sans bornes, en sorte qu’il devient immense; rien ne le rétrécit, et, selon la promesse, il devient une même chose avec Dieu même. [OP 1-602].

On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est ques­tion.

De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’orai­son fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèle­ment et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré ­à sa perte.

On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource inté­rieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manques. C’est comme un homme qui tombe dans un abîme; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.

Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obs­tacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Mme de Maintenon) OP 1-605-606, OS1-171-172]

L’amertume d’avoir perdu Dieu, qu’on avait senti si doux dans sa ferveur, est un absinthe répandu sur tout ce qu’on avait aimé parmi les créatures. On est comme un malade qui sent sa défaillance faute de nourriture, et qui a horreur de tous les aliments les plus exquis. Alors ne parlez point d’amitié; le nom même en est affligeant, et ferait venir les larmes aux yeux; tout vous surmonte, vous ne savez ce que vous voulez. Vous avez des amitiés et des peines, comme un enfant, dont vous ne sauriez dire de raison, et qui s’évanouissent comme un songe dans le moment que vous en parlez. Ce que vous dites de votre disposition vous paraît toujours un mensonge, parce qu’il cesse d’être vrai dès que vous commencez à le dire. Rien ne subsiste en vous; vous ne pouvez répondre de rien, ni vous promettre rien, ni même vous dépeindre. [OP 1-607].

XII Sur la Prière. On est tenté de croire qu’on ne prie plus Dieu dès qu’on cesse de goûter un certain plaisir dans la prière. Pour se détromper, il faudrait considérer que la par­faite prière et l’amour de Dieu sont la même chose. La prière n’est donc pas une douce sensation, ni le charme d’une imagination enflammée, ni la lumière de l’esprit qui découvre facilement en Dieu des vérités sublimes, ni même une certaine consolation dans la vue de Dieu; toutes ces choses sont des dons exté­rieurs, sans lesquels l’amour peut subsister d’autant plus purement, qu’étant privé de toutes ces choses, qui ne sont que des dons de Dieu, on s’attachera uniquement et immédiatement à lui-même. Voilà l’amour de pure foi, qui désole la nature, parce qu’il ne lui laisse aucun soutien; elle croit que tout est perdu, et c’est par là même que tout est gagné. Le pur amour n’est que dans la seule volonté445; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’ima­gination n’y a aucune part; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intel­lectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [(à Mme de Maintenon) OP 1-610, OS1-44]

C’est par une espèce d’infidélité contre l’attrait de la pure foi, qu’on veut toujours s’assurer qu’on fait bien; c’est vouloir savoir ce qu’on fait, ce qu’on ne saura jamais, et que Dieu veut qu’on ignore; c’est s’amuser dans la voie pour raisonner sur la voie même. La voie la plus sûre et la plus courte est de se renoncer, de s’oublier, de s’abandonner, et de ne plus penser à soi que par fidélité pour Dieu. Toute la religion ne consiste qu’à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu. (OP 1-611).

Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tenta­tion! On cherche impatiemment la consolation sen­sible par la crainte de n’être pas assez pénitent! Hé! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [OP 1-612, OS1-47]

Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé; si au contraire nous rappor­tons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créa­tures, sans intérêt propre et par la seule vue d’ac­complir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-615, OS1-63]

Ce qui fait qu’aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c’est qu’il n’y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n’y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nous-mêmes, ni la perfection qui serait nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient que nous n’aimons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossières et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui et brutal et grossier.

Mais Dieu fait deux choses que lui seul peut faire; l’une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu’on ne s’est pas fait soi-même, et qu’ainsi on n’est pas fait pour soi, qu’on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire, qu’il est trop grand pour rien faire que pour lui-même, qu’ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui. Voilà ce qu’aucune créature, quelque éblouissante qu’elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d’y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours au contraire, dans la créature, un vide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.

La seconde merveille que Dieu fait, est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grâce son amour dans nos cœurs; ainsi il exécute lui-même en nous ce qu’il nous fait voir que nous lui devons. (OP 1-616).

Votre bonne volonté n’et pas moins un don de miséricorde, que l’être et la vie qui viennent de Dieu. Vivez comme à l’emprunt; tout ce qui est à vous et tout ce qui est vous-même n’est qu’un bien prêté; servez-vous-en suivant l’intention de celui qui le prête, mais n’en dis­posez jamais comme d’un bien qui est à vous. C’est cet esprit de désappropriation et de simple usage de soi-même et de notre esprit, pour suivre les mouve­ments de Dieu, qui est le seul véritable propriétaire de sa créature, en quoi consiste le solide renoncement à nous-mêmes.

Vous me demanderez apparemment quelle doit être en détail la pratique de cette désappropriation et de ce renoncement. Mais je vous répondrai que ce senti­ment n’est pas plus tôt dans le fond de sa volonté, que Dieu mène lui-même l’âme comme par la main pour l’exercer dans ce renoncement en toutes les occa­sions de la journée.

Ce n’est point par des réflexions pénibles, et par une contention continuelle, qu’on se renonce; c’est seulement en s’abstenant de se rechercher et de vou­loir se posséder à sa mode, qu’on se perd en Dieu.

Toutes les fois qu’on aperçoit un mouvement de hauteur, de vaine complaisance, de confiance en soi — même, de désir de suivre son inclination contre la règle, de recherche de son propre goût, d’impa­tience contre les faiblesses d’autrui ou contre les ennuis de son état, il faut laisser tomber toutes ces choses comme une pierre au fond de l’eau, se recueil­lir devant Dieu, et attendre à agir quand on sera dans la disposition où le recueillement doit mettre. (OP 1-620).

Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes; je parle des âmes qui parais­sent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insen­siblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-627, OS1-77]

… sans l’amour de Dieu tout est vide, et avec lui tout est rempli : la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure… [OP 1-635].

Les découragements inté­rieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Mme de Maintenon?) OP 1-648, OS1-87]

Dieu cache son opération, dans l’ordre de la grâce comme dans celui de la nature, sous une suite insen­sible d’événements. C’est par là qu’il nous tient dans les obscurités de la foi. Non seulement il fait son ouvrage peu à peu, mais il le fait par des voies qui paraissent les plus simples et les plus convenables pour y réussir, afin que les moyens paraissant propres au succès, la sagesse humaine attribue le succès aux moyens qui sont comme naturels, et qu’ainsi le doigt de Dieu y soit moins marqué, autrement tout ce que Dieu fait serait un perpétuel miracle qui renverserait l’état de foi où Dieu veut que nous vivions. [OP 1-650].

Notre mal est d’être attaché aux créatures, et encore plus à nous-mêmes. Dieu prépare une suite d’événements qui nous détachent peu à peu des créatures, et qui nous arrachent enfin à nous-mêmes. […] Il ne nous prive des choses que nous aimons que pour nous les faire aimer d’un amour pur, solide et modéré, pour nous en assurer l’éternelle jouissance dans son sein, et pour nous faire cent fois plus de bien que nous ne saurions nous en désirer à nous-mêmes… [OP 1-651].

Nous sommes-nous faits nous-mêmes? Sommes-nous à Dieu ou à nous? Nous a-t-il fait pour nous ou pour lui? À qui nous devons-nous? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béa­titude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) OP 1-658, OS1-251]

Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [OP 1-659, OS1-253]

Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je? je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce der­nier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense? Renon­cerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même? [OP 1-662, OS1-257]

Platon fait dire à Socrate, dans son Festin446, «qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé.» Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, à ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéresse­ment. «Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel [...], mais le beau est lui-même par lui-­même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme447.»

Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [OP 1-667, OS1-265]

Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.

Remarquez là-dessus deux choses. l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [­XXIV L’amour désintéressé… OP 1-671, 0S1-274]

Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux.

1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […]

2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… OP 1-674-675, OS1-201-202]

La simplicité est une droiture de l’âme qui retranche tour retour inutile sur elle-même et sur ses passions. Elle et différente de la sincérité. La sincérité est une vertu au-dessous de la simplicité. On voit beaucoup de gens qui sont sincères sans être simples; ils ne disent rien qu’ils ne croient vrai, ils ne veulent passer que pour ce qu’ils sont, mais ils craignent sans cesse de passer pour ce qu’ils ne sont pas; ils sont toujours à s’étudier eux-mêmes, à compasser toutes leurs paroles et toutes leurs pensées et à repasser tout ce qu’ils ont fait dans la crainte d’avoir trop fait ou trop dit. Ces gens-là sont sincères, mais ils ne sont pas simples; ils ne sont point à leur aise avec les autres, et les autres ne sont point à leur aise avec eux; on n’y trouve rien d’aisé, rien de libre, rien d’ingénu, rien de naturel; on aimerait mieux des gens moins réguliers et plus imparfaits, qui fussent moins composés. Voilà le goût des hommes, et celui de Dieu est de même : il veut des âmes qui ne soient point occupées d’elles, et comme toujours au miroir pour se composer. [OP 1-677].

Dans le troisième degré, elle n’a plus ces retours inquiets sur elle-même; elle commence à regarder Dieu plus souvent qu’elle ne se regarde, et insensible­ment elle tend à s’oublier pour s’occuper de Dieu par un amour sans intérêt propre. Ainsi l’âme, qui ne pensait point autrefois à elle-même, parce qu’elle était toujours entraînée par les objets extérieurs qui exci­taient ses passions, et qui dans la suite a passé par une sagesse qui la rappelait sans cesse à elle-même, vient enfin peu à peu à un autre état, où Dieu fait sur elle ce que les objets extérieurs faisaient autrefois, c’est-à-dire qu’il l’entraîne et la désoccupe d’elle­-même, en l’occupant de lui.

Plus l’âme est docile et souple pour se laisser entraîner sans résistance ni retardement, plus elle avance dans la simplicité. Ce n’est pas qu’elle devienne aveugle sur ses défauts, et qu’elle ne sente ses infidé­lités; elle les sent plus que jamais; elle a horreur des moindres fautes; la lumière augmente toujours pour découvrir sa corruption, mais cette connaissance ne lui vient plus par des retours inquiets sur elle-même; c’est par la lumière de Dieu présent qu’elle se voit contraire à la pureté infinie de Dieu. [OP 1-679].

C’est pourquoi il faut moins compter sur une fer­veur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu OP 1-688, OS1-103]

Le défaut qui est en nous la source de tous les autres est l’amour de nous-mêmes, auquel nous rapportons tout au lieu de rapporter tout à Dieu. Quiconque travaille donc à se désoccuper de soi-même, à s’oublier, à se renoncer, suivant le précepte de Jésus-Christ, coupe d’un seul coup la racine à tous ses vices et trouve dans ce simple renoncement à soi-même le germe de toutes les vertus. /Alors on entend et on éprouve au-dedans de soi la vérité profonde de cette parole de l’Écriture : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. [OP 1-689].

XXIX. De l’humilité. /Tous les saints sont convaincus que l’humilité sincère est le fondement de toutes les vertus; c’est parce que l’humilité est la fille de la pure charité, l’humilité n’est autre chose que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature : afin que l’humilité soit véritable, il faut qu’elle nous fasse rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurer dans notre place, qui est d’aimer et n’être rien. Jésus-Christ dit qu’il faut être doux et humble de cœur. La douceur est fille de l’humilité, comme la colère est fille de l’orgueil. Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véri­table humilité du cœur qui vient de lui : elle naît de l’onction de sa grâce; elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer à sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est pas véritable­ment humble; celui qui veut quelque chose pour soi-même ne l’est pas non plus : mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui au-dedans n’est que bas­sesse, et blessé de rien, sans affecter la patience au-dehors, qui parle de soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de s’oublier soi-même lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité, est véri­tablement humble. [OP 1-690].

Voudrait : on être traité par un fils ou même par un domestique comme on traite Dieu? C’est qu’on ne le connaît pas, car si on le connaissait, on l’aimerait. Dieu est amour comme dit saint Jean; celui qui ne l’aime point ne le connaît point, car comment connaître l’amour sans l’aimer? [OP 1-698].

O Néant, tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux : tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même; tu te dois toute à lui : il ne peut t’en rien relâcher; tout ce qu’il te laisserait à toi-même sortirait des règles inviolables de sa sagesse et de sa bonté; un seul instant, un seul soupir de ta vie donné à ton intérêt propre blesserait essentiellement la fin du Créateur dans la création. Il n’a besoin de rien, mais il veut tout, parce que tout lui et dû, et que tout n’est pas trop pour lui. Il n’a besoin de rien, tant il est grand, mais cette même grandeur fait qu’il ne peut rien produire hors de lui qui ne soit tout pour lui-même : c’est son bon plaisir qu’il veut dans sa créa­ture. Il a fait pour moi le ciel et la terre, mais il ne peut souffrir que je fasse volontairement et par choix un seul pas pour autre fin que celle d’accomplir sa volonté. Avant qu’il eût produit des créatures, il n’y avait point d’autre volonté que la sienne. Croirons-nous qu’il ait créé des créatures raisonnables pour vouloir autrement que lui? Non, non, c’est sa raison souveraine qui doit les éclairer et être leur raison. C’est sa volonté, règle de tout bien, qui doit vouloir en nous : toutes ces volontés n’en doivent faire qu’une seule par la sienne; c’est pourquoi nous lui disons : Que votre règne vienne, que votre volonté se fasse. [OP 1-700].

Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se repré­senter que Dieu, qui nous a faits de rien, nous refait encore pour ainsi dire à chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que nous devions être encore aujourd’hui : nous pourrions cesser d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en a tirés ne nous empêchait d’y être replon­gés. Nous ne sommes rien par nous-mêmes : nous ne sommes que ce que Dieu nous fait être. C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur448. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel; non seule­ment vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cour selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu OP 1-701, OS1-11]

Ces bonnes œuvres, qui sont vos dons, deviennent mes œuvres, mais elles sont toujours vos dons, et elles cessent d’être bonnes œuvres dès que je les regarde comme miennes et que votre don, qui en fait tout le prix, échappe à ma vue. /Vous êtes donc, et je suis ravi de le pouvoir penser, sans cesse opérant au fond de moi-même : vous y travaillez invisiblement, comme un ouvrier qui travaille aux mines dans les entrailles de la terre. Vous faites tout, et le monde ne vous voit pas; il ne vous attribue rien : moi-même je m’égarais en vous cherchant par de vains efforts bien loin de moi. Je rassemblais dans mon esprit toutes les merveilles de la nature, pour me former quelque image de votre grandeur; j’allais vous demander à toutes vos créatures, et je ne songeais pas à vous trouver au fond de mon cœur, où vous ne cessez d’être. [OP 1-703].

Je me vois horrible, et je suis en paix, car je ne veux ni flatter mes vices, ni que mes vices me découragent. Je les vois donc, et je porte, sans me troubler, cet opprobre. Je suis pour vous contre moi, ô mon Dieu. Il n’y a que vous qui ayez pu me diviser ainsi d’avec moi-même. Voilà ce que vous avez fait au-dedans, et vous continuez chaque jour de le faire, pour m’ôter tous les restes de la vie maligne d’Adam, et pour achever la formation de l’homme nouveau. C’est cette seconde création de l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour. Je me laisse, ô mon Dieu, dans vos mains. Tournez, retournez cette boue, donnez-lui une forme, brisez-la ensuite; elle est à vous, elle n’a rien à dire : il me suffit qu’elle serve à tous vos des — seins, et que rien ne résiste à votre bon plaisir, pour lequel je suis fait. Demandez, ordonnez, défendez que voulez-vous que je fasse? que voulez-vous que je ne fasse pas? Élevé, abaissé, consolé, souffrant, appliqué à vos œuvres, inutile à tout, je vous adorerai toujours également, en sacrifiant toute volonté propre à la vôtre : il ne me reste qu’à dire en tout comme Marie : Qu’il me soit fait selon votre parole. / Mais pendant que vous faites tout ainsi au-dedans, vous n’agissez pas moins au-dehors. Je découvre partout, jusque dans les moindres atomes, cette grande main qui porte le ciel et la terre, et qui semble se jouer en conduisant tout l’univers. L’unique chose qui m’a embarrassé est de comprendre comment vous laissez tant de maux mêlés avec les biens. Vous ne pouvez faire le mal; tout ce que vous faites et bon; d’où vient donc que la face de la terre et : couverte de crimes et de misères? [OP 1-706].

II. Fragments spirituels

mon cœur ne veille que pour vous dans la multitude des affaires, des devoirs et des pensées mêmes que vous m’obligez d’avoir; je réunis toute mon attention en vous, ô sou­verain et unique objet. [OP 1-801].

XLII. / Quoi! il sera dit que les amants insensés de la terre porteront jusqu’à un excès de délicatesse et d’ardeur leurs folles passions, et on ne vous aimerait que faiblement et avec mesure! Non, non, mon Dieu, il ne faut pas que l’amour profane l’emporte sur l’amour divin. Faites voir ce que vous pouvez sur un cœur qui est tout à vous. [OP 1-804].

LETTRES DE DIRECTION

Nous portons dorénavant toute notre attention sur la Correspondance. Les lettres sont bien adaptées au suivi de la vie intérieure et mystique qui est individuelle, intime, et varie suivant les types psychologiques et les tempéraments. Elles couvrent les trois quarts de notre Florilège.

Nous avons regroupé les extraits chronologiquement au sein de chaque série ou de chaque destinataire449 puisque la vie spirituelle, lorsqu’elle s’avère mystique, s’exprime très diversement et s’adapte au caractère de chacun450. Toute approche «généraliste» de nature théorique ou même tout regroupement par thèmes s’avère mal adapté, les mailles du filet laissent passer ce qui est mystique et qui ne peut être rangé dans quelque catégorie.

Signalons que la «Petite Duchesse» de Mortemart, dont l’importance était reconnue par les membres des cercles qui entouraient Fénelon et Mme Guyon, retrouve une présence «réelle» grâce aux «bonnes feuilles» qui lui étaient destinées.



«Envoi»

Le volume second des Œuvres spirituelles [OS], publié en 1718, est un condensé admirable des textes spirituels de Fénelon. Voici quelques fragments451, recueillis avant notre lecture complète de [OFV] que sa lecture a provoquée et dont sont extraites la quasi-totalité de cette partie consacrée aux lettres de direction :



[...] il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. (OS2-113).

Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui, et au-dedans notre propre faiblesse [...]. Alors nous [200] désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de Dieu [...]. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire. (OS2-115).

Désespérez toujours de vos propres efforts [...] Et n’espérez qu’en la grâce, à l’opération simple, unie et paisible de laquelle il faut s’accommoder. [...] Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement [218] à éprouver toute cette vie tous les sentiments indignés et honteux qui vous occupent. [...] Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse. La paix est là : vous ne la trouverez jamais ailleurs. (OS2-123).



Duc (1656-1712) puis duchesse (-1752) de Chevreuse

Voici des extraits de la correspondance avec le Duc de Chevreuse452, ami très cher de Fénelon et le confident de Madame Guyon dont il fut son secrétaire pendant les «années de Combat» 453 :

433. À UN AMI [CHEVREUSE OU BEAUVILLIER]. 3 Août 1697.

Je ne veux que deux choses qui composent ma doctrine. La première, c’est que la charité est un amour de Dieu par lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu’on trouve en lui. La seconde est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c’est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d’ordinaire l’espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l’exercice. […]

La perfection est devenue suspecte : il n’en fallait pas moins pour en éloigner les chrétiens lâches et pleins d’eux-mêmes. L’amour désintéressé paraît une source d’illusion et d’impiété abominable. On accoutume les chrétiens, sous prétexte de sûreté et de précaution, à ne chercher Dieu que par le motif de leur béatitude, et par intérêt pour eux-mêmes : on défend aux âmes les plus avancées de servir Dieu par le pur motif, par lequel on avait jusqu’ici souhaité que les pécheurs revinssent de leur égarement, je veux dire la bonté de Dieu infiniment aimable.454

626. AU DUC DE CHEVREUSE. 31 août 1699.

… Vous avez l’esprit trop occupé de choses extérieures, et plus encore de raisonnements, pour pouvoir agir avec une fréquente présence de Dieu. Je crains toujours beaucoup votre pente excessive à raisonner. Elle est un grand obstacle à ce recueillement et à ce silence où Dieu se communique. Soyons simples, humbles, et sincèrement détachés avec les hommes. Soyons recueillis, calmes, et point raisonneurs avec Dieu. Les gens que vous avez le plus écoutés autrefois455 sont infiniment secs, raisonneurs, critiques, et opposés à la vraie vie intérieure. Si peu que vous les écoutassiez, vous écouteriez aussi un raisonnement sans fin, et une curiosité dangereuse, qui vous mettraient insensiblement hors de votre grâce, pour vous rejeter dans le fond de votre naturel. Les longues habitudes se réveillent bientôt, et les changements qui se font pour rentrer dans son naturel, étant conformes au fond de l’homme, se font beaucoup moins sentir que les autres. Défiez-vous-en, mon bon [duc], et prenez garde aux commencements qui entraînent tout.

Je vous parle avec une liberté sans mesure, parce que votre lettre m’y engage et que je connais votre bon cœur, et que rien ne peut retenir mon zèle pour vous. Je donnerais ma vie pour votre véritable avancement selon Dieu. Si nous avions pu nous voir, je vous aurais dit bien des choses. Je suis dans une paix sèche et amère, où ma santé augmente avec le travail456. Prions les uns pour les autres : demeurons infiniment unis en celui qui est notre centre commun. Je salue avec zèle et respect la bonne [duchesse] : je serai dévoué et à vous, mon bon [duc], et à elle jusqu’au dernier soupir. …

627. AU DUC DE CHEVREUSE [après le 14 septembre 1699]457.

… La misère espagnole surpasse toute imagination. Les places frontière n’ont ni canons ni affûts; les brèches d’Ath458 ne sont pas encore réparées; tous les remparts sous lesquels on avait essayé mal à propos de creuser des souterrains, en soutenant la terre par des étaies, sont enfoncés, et on ne songe pas même qu’il soit question de les relever. Les soldats sont tout nus, et mendient sans cesse; ils n’ont qu’une poignée de ces gueux; la cavalerie entière n’a pas un seul cheval. M. l’Électeur459 voit toutes ces choses; il s’en console avec ses maîtresses, il passe les jours à la chasse, il joue de la flûte, il achète des tableaux, il s’endette, il ruine son pays, et ne fait aucun bien à celui où il est transplanté; il ne paraît pas même songer aux ennemis qui peuvent le surprendre. …

633. AU DUC DE CHEVREUSE [vers le 4 novembre 1699].

… Il y a quatre mois que je n’ai eu aucun loisir d’étudier; mais je suis bien aise de me passer d’étude, et de ne tenir à rien, dès que la Providence me secoue. Peut-être que, cet hiver, je pourrai me remettre dans mon cabinet; et alors je n’y entrerai que pour y demeurer un pied en l’air, prêt à en sortir au moindre signal. Il faut faire jeûner l’esprit comme le corps. Je n’ai aucune envie ni d’écrire, ni de parler, ni de faire parler de moi, ni de raisonner, ni de persuader personne. Je vis au jour la journée, assez sèchement et avec diverses sujétions extérieures qui m’importunent, mais je m’amuse dès que je le puis et que j’ai besoin de me délasser. Ceux qui font des almanachs sur moi, et qui me craignent, sont de grandes dupes. Dieu les bénisse! Je suis si loin d’eux, qu’il faudrait que je fusse fou pour vouloir m’incommoder en les incommodant. Je leur dirais volontiers comme Abraham à Lot : Toute la terre est devant nous. Si vous allez à l’orient, je m’en irai à l’occident460.

Heureux qui est véritablement délivré! Il n’y a que le Fils de Dieu qui délivre : mais il ne délivre qu’en rompant tout lien : et comment les rompt-il? C’est par ce glaive qui sépare l’époux et l’épouse, le père et le fils, le frère et la sœur. Alors le monde n’est plus rien; mais tandis qu’il est encore quelque chose, la liberté n’est qu’en parole, et on est pris comme un oiseau qu’un filet tient par le pied. Il paraît libre, le fil ne se voit point; il s’envole, mais il ne peut voler au-delà de la longueur de son filet, et il est captif. Vous entendez la parabole. Ce que je vous souhaite est meilleur que tout ce que vous pourriez craindre de perdre. Soyez fidèle dans ce que vous connaissez, pour mériter de connaître encore davantage. Défiez-vous de votre esprit, qui vous a souvent trompé. Le mien m’a tant trompé, que je ne dois plus compter sur lui. Soyez simple, et ferme dans votre simplicité. …

639. Au DUC DE CHEVREUSE. 30 décembre 1699.

… Écoutez un peu moins vos pensées, pour vous mettre en état d’écouter Dieu plus souvent.

J’ose vous promettre, mon bon cher [duc], que, si vous êtes fidèle là-dessus à la lumière intérieure dans chaque occasion, vous serez bientôt soulagé pour tous vos devoirs, plus propre à contenter le prochain, et en même temps beaucoup plus dans la voie de votre vocation. Ce n’est pas le tout que d’aimer les bons livres, il faut être un bon livre vivant. Il faut que votre intérieur soit la réalité de ce que les livres enseignent. Les saints ont eu plus d’embarras et de croix que vous : c’est au milieu de tous ces embarras qu’ils ont conservé et augmenté leur paix, leur simplicité, leur vie de pure foi et d’oraison presque continuelle. N’ayez point, je vous en conjure, de scrupule déplacé. Craignez votre propre esprit qui altère votre voie; mais ne craignez point votre voie qui est simple et droite par elle-même. Je crois sans peine que la multitude des affaires vous dessèche et vous dissipe. Le vrai remède à ce mal est d’accourcir [abréger] chaque affaire, et de ne vous laisser point entraîner par un détail d’occupations où votre esprit agit trop selon sa pente d’exactitude, parce qu’insensiblement, faute de nourriture, votre grâce pour l’intérieur pourrait tarir : Renovamini spiritu mentis vestrae461. Faites comme les gens sages qui aperçoivent que leur dépense va trop loin; ils retranchent courageusement sur tous les articles de peur de se ruiner. Réservez-vous des temps de nourriture intérieure qui soient des sources de grâces pour les autres temps, et dans les temps mêmes d’affaires extérieures, agissez en paix avec cet esprit de brièveté qui vous fera mourir à vous-même. De plus, il faudrait, mon bon [duc], nourrir l’esprit de simplicité qui vous fait encore aimer et goûter les bons livres. Il faudrait donc en lire, à moins que l’oraison ne prît la place : et même vous pourriez sans peine accorder ces deux choses; car vous commenceriez la lecture toutes les fois que vous ne seriez point attiré à l’oraison; et vous feriez céder la lecture à l’oraison, toutes les fois que l’oraison vous donnerait quelque attrait pour elle. Enfin il faudrait un peu d’entretien avec quelqu’un qui eût un vrai fonds de grâce pour l’intérieur. Il ne serait pas nécessaire que ce fût une personne consommée ni qui eût une supériorité de conduite sur vous. Il suffirait de vous entretenir dans la dernière simplicité avec quelque personne bien éloignée de tout raisonnement et de toute curiosité. Vous lui ouvririez votre cœur pour vous exercer à la simplicité, et pour vous élargir462. Cette personne vous consolerait, vous nourrirait, vous développerait à vos propres yeux, et vous dirait vos vérités. Par de tels entretiens, on devient moins haut, moins sec, moins rétréci, plus maniable dans la main de Dieu, plus accoutumé à être repris. Une vérité qu’on nous dit nous fait plus de peine que cent que nous nous dirions à nous-mêmes. On est moins humilié du fond des vérités, que flatté de savoir se les dire. Ce qui vient d’autrui blesse toujours un peu, et porte un coup de mort. J’avoue qu’il faut bien prendre garde au choix de la personne avec qui on aura cette communication. La plupart vous gêneraient, vous dessécheraient, et boucheraient votre cœur à la véritable grâce de votre état. Je prie Notre Seigneur qu’il vous éclaire là-dessus. Défiez-vous de votre ancienne prévention en faveur des gens qui sont raisonneurs et rigides. C’est, ce me semble, sans passion que je vous parle ainsi. Je vis bien avec eux, et eux bien avec moi en ce pays : mais le vrai intérieur est bien loin de là. …

Nous donnons en note463 la réponse du Duc, un exemple de droiture et simplicité.

642. Au DUC DE CHEVREUSE. 27 janvier 1700

… Votre lettre, mon bon Duc, m’a fait un plaisir que nul terme ne peut exprimer, et ce plaisir m’a fait voir à quel point je vous aime. Il me semble que vous entrez, du moins par conviction, précisément dans ce que Dieu demande de vous, et faute de quoi votre travail serait inutile. Comme vous y entrez, je n’ai rien à répéter du contenu de ma première lettre. Je prie Dieu que vous y entriez moins par réflexion et par raison propre, que par simplicité, petitesse, docilité, et désappropriation de votre lumière. Si vous y entrez, non en vous rendant ces choses propres et en les possédant, mais en vous laissant posséder tout entier par elles, vous verrez le changement qu’elles feront sur le fond de votre naturel et sur toutes les habitudes. Croyez, et vous recevrez selon la mesure de votre foi. […]

Le chapitre le plus difficile à traiter est le choix d’une personne à qui vous puissiez ouvrir votre cœur. Marv[alière]464 ne vous convient pas : le bon Duc [de Beauvillier] n’est pas en état de vous élargir, étant lui-même trop étroit. Je ne vois que la bonne petite D[uchesse]; elle a ses défauts, mais vous pouvez les lui dire, sans vouloir décider. Les avis qu’on donne ne blessent d’ordinaire qu’à cause qu’on les donne comme certainement vrais. Il ne faut ni juger, ni vouloir être cru. Il faut dire ce qu’on pense, non avec autorité, et comptant qu’une personne aura tort si elle ne se laisse corriger, mais simplement pour décharger son cœur, pour n’user point d’une réserve contraire à la simplicité, pour ne manquer pas à une personne qu’on aime, mais sans préférer nos lumières aux siennes, comptant qu’on peut facilement se tromper et se scandaliser mal à propos; enfin étant aussi content de n’être pas cru, si on dit mal, que d’être cru si on dit bien. Quand on donne des avis avec ces dispositions, on les donne doucement, et on les fait aimer. S’ils sont vrais, ils entrent dans le cœur de la personne qui en a besoin, et y portent la grâce avec eux; s’ils ne sont pas vrais, on se désabuse avec plaisir soi-même, et on reconnaît qu’on avait pris, en tout ou en partie, certaines choses extérieures autrement qu’elles ne doivent être prises. La bonne [petite duchesse] est vive, brusque et libre; mais elle est bonne, droite, simple, et ferme contre elle-même, dans l’étendue de ce qu’elle connaît. Je vois même qu’elle s’est beaucoup modérée depuis deux ans; elle n’est point parfaite, mais personne ne l’est. Attendez-vous que Dieu vous envoie un ange? À tout prendre, elle est, si je ne me trompe, sans comparaison, ce que vous pouvez trouver de meilleur465. Elle a de la lumière; elle vous aime; vous l’aimez; vous vous connaissez; vous pouvez vous voir466; vous lui ferez du bien, et j’espère qu’elle vous le rendra même avec usure. Ne vous rebutez point de ses défauts : les apôtres en avaient. Saint Paul ne voulait pas qu’on méprisât son extérieur, praesentia corporis infirma, quoique cet extérieur n’eût point de proportion avec la gravité de ses lettres. Il faut toujours quelque contrepoids pour rabaisser la personne, et quelque voile pour exercer la foi des spectateurs. Si la bonne [petite duchesse] vous parle trop librement, et si ses avis ne vous conviennent pas, vous pouvez le lui dire simplement : elle s’arrêtera d’abord. Si les avis que vous lui donnerez la blessent, elle vous en avertira de même. Vous ne déciderez rien de par ni d’autre, et chacun pourra, d’un moment à l’autre, borner les ouvertures de cœur. …

856. AU DUC DE CHEVREUSE. À C [ambrai] 7 septembre 1702.

… Vous n’êtes point lent, et on a tort de le croire; au contraire, vous avez l’action et la parole prompte. Mais vous mêlez en chaque chose trop de pensées ou étrangères ou non nécessaires au fait précis. Vous joignez à trop de pensées trop de paroles. Vous craignez trop de n’être pas assez clair et d’omettre quelque tour de persuasion. Les précautions ne finissent point. D’ailleurs, la curiosité de l’esprit, passion ancienne et dominante, qui a jeté secrètement de profondes racines dans votre cœur467, vous prend plus de temps que vous ne croyez. Si je pouvais feuilleter vos livres et papiers, je trouverais peut — être bien des coups de crayon, des oreilles, des notes, etc. qui montreraient combien vous lisez à la dérobée. De plus, votre curiosité n’agit pas seulement dans la lecture. Elle prend sur vous, dans les méditations philosophiques468, dans les conversations raisonnées, avec les gens d’esprit et presque dans tout le cours de la vie. D’ailleurs, vous traitez dogmatiquement les affaires comme les questions de théologie. Requiescite pusillum, disait Jésus-Christ aux apôtres. Vacate et videte quoniam ego sum Deus.469 Cette cessation de l’âme est le plus grand sacrifice. C’est le vrai sabbat. Amusez si vous voulez vos sens et votre imagination à quelque chose qui ne soit pas un piège à l’esprit curieux. Mais suspendez tout ce qui empêche la nourriture et le silence du fond, qui doit laisser faire Dieu. O mon bon cher Duc, je vous aime du vrai amour.

912A.  LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. À Dampierre, ce 16e mai 1703.

… Je suis plus content que jamais de la B.P.D.470. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. …

1128. Au DUC DE CHEVREUSE. À C [ambrai], 24 février 1707.

… Je pense souvent à vous avec attendrissement de cœur. J’augmente, ce me semble, en zèle pour Mad. la D. de Chevreuse. Je l’ai trouvée à Chaulnes plus dégagée qu’autrefois. Elle est bonne. Elle sera, comme je l’espère, encore meilleure. Mettez paisiblement l’ordre que vous pourrez à vos affaires, et songez à vous débarrasser. Toute affaire, quelque soin et quelque habileté qu’on y emploie, n’est point bien faite quand on ne la finit point. Il faut couper court pour aller à une fin, et sacrifier beaucoup pour gagner du temps sur une vie si courte. O. que je souhaite que vous puissiez respirer après tant de travaux! En attendant, il faut trouver Dieu en soi malgré tout ce qui nous environne pour nous l’ôter. C’est peu de le voir par l’esprit comme un objet. Il faut l’avoir au-dedans pour principe. Tandis qu’il n’est qu’objet, il est comme hors de nous. Quand il est principe, on le porte au-dedans de soi, et peu à peu il prend toute la place du moi. Le moi, c’est l’amour-propre. L’amour de D[ieu] est Dieu même en nous. Nous ne trouvons plus que D[ieu] seul en nous, quand l’amour de D[ieu] y a pris la place avec toutes les fonctions que l’amour-propre y usurpait. Bon soir, mon bon Duc, ne vous écoutez point, et D[ieu] parlera sans cesse. Sa raison sera mise sur les ruines de la vôtre. Quel profit dans cet échange!

1144 Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 17 mai 1707.

J’ai attendu, mon bon Duc, tout le plus longtemps que j’ai pu, le passage de M. le vidame. Mais il ne vient point, et je ne puis plus retarder mon départ pour mes visites. Notre P.A. [Langeron] vous dira bien plus que je ne saurais vous écrire. Il vous parlera de tout ce qui regarde la métaphysique et la théologie. Pour la vie intérieure, je ne saurais vous recommander que deux points. L’un est d’accourcir tant que vous pourrez toutes vos actions et vos discours au-dehors. L’autre, de jeûner de raisonnement. Quand vous cesserez de raisonner, vous mourrez à vous-même, car la raison est toute votre vie. Or que voulez-vous de plus sûr et de plus parfait que la mort à vous-même? Rien n’est plus opposé à l’illusion de l’amour-propre, que ce qui met la cognée à la racine de l’arbre, et qui fait mourir cet amour. Plus vous raisonnerez, plus vous donnerez d’aliment à cette vie philosophique. Abandonnez-vous donc à la simplicité et à la folie de la croix. Le premier chapitre de la première Ep[ître] aux Cor[inthiens] est fait pour vous. Tâchez de donner une forme à vos affaires, pour vous mettre en repos. Il faut tâcher de calmer la bonne duchesse quand elle s’empresse d’en voir la fin. Mais il faut supporter en paix son impatience et vous en servir comme d’un aiguillon pour vous presser de finir. On gagne en perdant, quand on perd pour abréger. Sed ut sapientes redimentes tempus 471. Si vous venez l’automne à Chaulnes, faites-le-moi savoir de bonne heure, et mandez-moi, avec simplicité, si je pourrai vous aller voir. Dieu sait la joie que j’en aurai! Aimez toujours, mon bon Duc, celui qui vous est dévoué ad convivendum et commoriendum472.

1266. Au DUC DE CHEVREUSE. À C [ambrai] 3 décembre 1708.473.

… M. le Duc de Bourgogne n’a point eu, dit-on, pendant la campagne assez d’autorité ni d’expérience pour pouvoir redresser M. de Vendosme. On est même très mécontent de notre jeune prince, parce que, indépendamment des partis pris pour la guerre, à l’égard desquels les fautes énormes ne tombent point sur lui, on prétend qu’il n’a point assez d’application pour aller visiter les postes, pour s’instruire des détails importants, pour consulter en particulier les meilleurs officiers, et pour connaître le mérite de chacun d’eux. Il a passé, dit-on, de grands temps dans des jeux d’enfants avec M. son frère…

… M. de Chamillart, qui me représentait très fortement l’impuissance de soutenir la guerre, disait d’un autre côté qu’on ne pouvait point chercher la paix avec de honteuses conditions. Pour moi je fus tenté de lui dire : ou faites mieux la guerre, ou ne la faites plus. Si vous continuez à la faire ainsi, les conditions de paix seront encore plus honteuses dans un an qu’aujourd’hui. Vous ne pouvez que perdre à attendre.

Si le Roi venait en personne sur la frontière, il serait cent fois plus embarrassé que M. le Duc de Bourgogne. Il verrait qu’on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d’argent. Il verrait le découragement de l’armée, le dégoût des officiers, le relâchement de la discipline, le mépris du gouvernement, l’ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples, et l’irrésolution des généraux, dès qu’il s’agit de hasarder quelque grand coup. Je ne saurais les blâmer de ce qu’ils hésitent dans ces circonstances. Il n’y a aucune principale tête qui réunisse le total des affaires ni qui ose rien prendre sur soi. En un mot un grand joueur qui perd parce qu’il joue trop mal, ne doit plus jouer. Le branle donné du temps de M. de Louvois est perdu. L’argent et la vigueur du commandement nous manquent. Il n’y a personne qui soit à portée de rétablir ces deux points essentiels. …

LSP 148. *Au DUC DE CHEVREUSE (?)

Pour N....474, ce n’est que faiblesse et dissipation. La guerre l’avait trop dissipé; d’autres tentations l’ont trouvé affaibli par celle-là : mais j’espère que l’expérience de sa faiblesse se tournera à profit. Ayez une patience sans bornes avec lui. Parlez-lui quand Dieu vous donne des paroles, et n’en mêlez jamais aucune des vôtres. Ne le pressez jamais par activité et par sagesse humaine; ne patientez jamais par politique et par méthode. Quand vous lui direz les paroles de Dieu, elles seront pleines d’autorité, et vous serez écouté. On peut parler avec force, et attendre avec patience tout ensemble : sa faiblesse même augmentera votre autorité. Elle doit lui faire sentir combien il a besoin de se défier de lui, et d’être docile. Soyez ferme sur les points essentiels, desquels tous les autres dépendent.

Je l’aime toujours tendrement, et j’espère que Dieu ne lui aura montré le bord du précipice, que pour le guérir de sa dissipation, de son goût pour le monde, et de sa confiance en lui-même; mais il tomberait enfin bien bas, s’il refusait d’être simple, docile et petit, parmi tant d’expériences de sa fragilité et de sa misère. Quand nous ne nous humilions pas au milieu même de l’humiliation que Dieu nous donne tout exprès pour nous réduire à la petitesse et à la souplesse, nous le forçons malgré lui à frapper des coups encore plus grands, et à nous faire éprouver de plus humiliantes faiblesses. Au contraire, notre petitesse et notre docilité dans la misère apaisent le cœur de Dieu. On peut lui dire avec confiance : vous ne mépriserez point un cœur abattu et écrasé. Dieu s’attendrit, et ne résiste point à cette souplesse des petits.

Parlez donc suivant qu’il vous sera donné une bouche et une sagesse. Tenez l’enfant par la lisière; ne le laissez pas tomber. Ménagez votre santé, sur laquelle on me met en quelque inquiétude; reposez-vous et soulagez-vous en tout ce que vous le pourrez. Plus vous prendrez les croix journalières comme le pain quotidien, avec paix et simplicité, moins elles détruiront votre santé faible et délicate; mais les prévoyances et les réflexions vous tueraient bientôt. Voulez-vous mener tout comme Dieu, qui atteint d’une extrémité à l’autre avec force et douceurs? n’y mêlez rien d’humain, et surtout nulle volonté intéressée pour la réputation de votre famille.

1611. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. [Après le 20 novembre 1712].

La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire m’a coûté des larmes. La douleur de votre perte se joint à la mienne; mais je crois que nous devons entrer, malgré toute notre amertume, dans le dessein de Dieu. Il a voulu récompenser celui que nous regrettons, et nous détacher. Il a voulu même nous ôter un appui humain pour sa gloire, sur lequel nous comptions trop. Il est jaloux des plus dignes instruments, et il veut que nous n’attendions l’accomplissement de son ouvrage que de lui-même.

Le principal fruit que Dieu vous prépare de cette épreuve, est de vous apprendre, par une expérience sensible, que vous n’étiez point encore détachée, comme vous vous flattiez de l’être. On ne se connaît que dans l’occasion, et l’occasion n’est donnée par la Providence, que pour nous détromper de notre détachement superficiel. Dieu permit l’horrible chute de saint Pierre, pour le désabuser d’une certaine ferveur sensible, et d’un courage très fragile auquel il se confiait vainement. Si vous n’aviez que la croix extérieure, quelque grande et douloureuse qu’elle soit, elle ne vous détromperait point de votre détachement : au contraire, plus la croix est accablante en soi, plus vous vous sauriez bon gré de ne vous en trouver point accablée; ce serait un prodigieux accroissement de confiance, et par conséquent une très dangereuse illusion. La croix n’opère la petitesse et le sentiment de notre misère, qu’autant que l’intérieur nous paraît vide et obscurci, pendant que le dehors nous ébranle. Il faut voir sa pauvreté au-dedans et la supporter; alors la pauvreté se tourne en trésor, et on a tout en n’ayant rien.

Unissons-nous de cœur à celui que nous regrettons. Il nous voit, il nous aime, il est touché de nos besoins, il prie pour nous. Il vous dit encore, d’une voix secrète, ce qu’il vous disait si souvent pendant qu’il vivait au milieu de nous : «Ne vivez que de foi; ne comptez point sur la régularité de vos œuvres ni sur la symétrie de vos vertus; portez en paix la vue de vos imperfections; abandonnez-vous à la Providence; ne vous écoutez point vous-même, n’écoutez que l’esprit de grâce.» Voilà ce qu’il disait; voilà ce qu’il dit encore à votre cœur. Loin de l’avoir perdu, vous le trouverez plus présent, plus uni à vous, plus secourable pour votre consolation, plus efficace dans ses conseils de perfection, si vous voulez bien changer en société de pure foi la société visible où vous étiez à toute heure avec lui. Pour moi, je trouve un vrai soulagement de cœur d’être très souvent en esprit avec lui.

Ménagez votre santé pour votre famille, qui a grand besoin de vous. Que le courage de la foi vous soutienne. C’est un courage qui n’a rien de haut, et qui ne donne point une force sensible sur laquelle on puisse compter. On ne trouve nulle ressource en soi, et on ne manque de rien dans l’occasion : on est riche de sa pauvreté. Si on fait quelque faute contre son intention, on la tourne à profit par l’humiliation qui en revient. On retombe toujours dans son centre par l’acquiescement à tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur. On se livre à Dieu, ne se renfermant plus en soi, et n’osant plus s’y fier. Alors tout devient peu à peu recueillement, silence, dépendance de la grâce pour chaque moment, et vie intérieure en mort perpétuelle. En cet état, on ne possède plus rien de tout ce qu’on voit, et on retrouve en Dieu, avec l’union la plus simple et la plus intime, tout ce qu’on croyait avoir perdu.

1647. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C [ambray], 20 février 1713.

Je choisis un petit papier, Madame, tout exprès pour m’ôter la tentation d’écrire une trop longue lettre. Il est bien juste de ne vous fatiguer point, pendant que vous souffrez une si longue infirmité. Je me borne à vous supplier instamment d’éviter toute application aux affaires, vous ne parviendrez point à les régler, et elles nuiront très dangereusement au rétablissement de votre santé. Au nom de Dieu, laissez la décision de tout le détail à M. du Cornet, homme habile, dit-on, et très zélé. Renfermez-vous dans les soins nécessaires pour conduire votre maison et pour ne laisser jamais altérer l’union entre les deux branches. Il suffit que M. du Cornet vous rende compte en gros des décisions faites, et des plans formés, autrement votre santé ne se rétablira point, et votre maison perdra infiniment, si elle a le malheur de vous perdre. Pour l’intérieur tout consiste à porter paisiblement vos croix. Le détachement du monde et l’amour de Dieu les adoucissent, mais cet amour, où le puise-t-on? Dans une oraison simple, paisible, et plus du cœur que de la tête, qui nourrisse, et qui n’épuise point. Supportez vos défauts, tournez-les en source de vraie humilité. Ne vous en impatientez point contre vous-même. Corrigez-vous doucement et sans chagrin. Tournez-vous souvent du côté de Dieu avec familiarité et confiance pour trouver en lui tout ce qui vous manque en vous. Ne comptez ni sur vos goûts ni sur vos sentiments, souvent ce n’est que naturel, et imagination, mais attachez-vous à une bonne et droite volonté, quoique nue et sèche, elle sera d’un grand prix devant Dieu, si elle porte les fruits que Dieu demande. Mais je parle trop, pardon, Madame. Rien n’égale le zèle et le respect avec lequel je vous suis dévoué à jamais. …

1675. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C[ambrai], 3 [mai] 1713.

Je ne puis, Madame, laisser partir M. Dupuy475 sans vous dire combien je suis souvent occupé de vos peines, et en crainte pour votre santé. Je connais la bonté de votre cœur et la vivacité de vos sentiments. L’embarras de vos affaires ouvre souvent toutes vos plaies. Il n’y a que Dieu seul qui puisse vous calmer. Il veut néanmoins donner la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Il faut donc que tous nos soins et tous nos désirs ne troublent point cette paix intérieure, qui est le don de Dieu. Travaillons, prions, mais possédons nos âmes en patience, et laissons-nous posséder par l’esprit de paix. Encore un peu et tout ce qui nous reste ici-bas autour de nous va s’évanouir. Nous suivrons bientôt ce que nous regrettons. Il ne s’agit que d’en imiter les vertus. Usez de ce monde comme n’en usant pas; ce n’est qu’une figure qui passe dans le moment où l’on croit en jouir. Elle impose. Elle éblouit dans le pays où vous êtes; mais elle n’a rien de durable ni de réel. C’est un fantôme. Heureux qui ne s’y attache point. Je souhaite fort que vous ayez établi un ordre dans vos affaires, afin qu’elles aillent un train réglé par la décision d’un bon conseil, sans vous accabler d’un détail continuel. C’est le moyen de vous conserver pour votre maison qui a un besoin infini de votre secours. Jamais personne ne vous sera dévoué, Madame, avec plus de zèle, d’attachement et de respect que. FR. AR. Duc DE CAMBRAY.

Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747)

Jeune intellectuelle convertie au point de rentrer chez les carmélites, elle bénéficiera de l’exigeante direction par Fénelon : ce dernier encourage puis — plusieurs années passent — coupe court à tout attachement. Voici ce qu’Orcibal nous apprend sur son milieu et sur elle-même :



«Bien que le marquis de Dangeau et son frère l’abbé fussent depuis longtemps convertis, leur famille opposa, lors de la Révocation de l’Édit de Nantes, une résistance opiniâtre. Ce fut en particulier le cas de leur sœur Catherine de Courcillon et de Jean Guichard, marquis du Péray, dont elle était la quatrième femme. Ils furent accusés de favoriser les évasions et leur fille Charlotte mise aux Nouvelles Catholiques le 5 mars 1686. Fénelon était alors dans l’Ouest, mais, à la demande des Dangeau, Bossuet entreprit cette conversion difficile et, en lui montrant certaines contradictions dans le Bouclier de la Foi de Du Moulin, obtint le 1er juin 1686 l’abjuration de la jeune intellectuelle. Celle-ci aida alors pendant quelques mois les officières des Nouvelles Catholiques. Elle entra ensuite au Premier Couvent où Fénelon qui “avait examiné” avec elle “ses doutes sur son ancienne religion” (cf. sa lettre inédite du 15 décembre 1713, à la sœur de la carmélite) prêcha le 23 novembre 1687 lors de sa prise d’habit. […] En janvier 1689 Mme de Péray “attendait W. sa mère pour faire sa profession” qui eut lieu le 13 mai 1689 et fut rehaussée par un sermon de Bossuet. Sœur Charlotte de Saint-Cyprien ne cessa jamais de correspondre avec l’archevêque de Cambrai dont, vingt ans après sa mort, elle faisait l’éloge au marquis de Fénelon. Passée en 1717 à Pont-Audemer pour des motifs inconnus, elle y mourut en 1747.» 476

Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696 puis à la maturité de 1711 à 1714. Un condensé en italiques précède les douze lettres qui nous sont parvenues477.

Choix de citations extrait de la série complète des lettres

Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts : «Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.»

Au mois de mai elle fait profession dans une cérémonie «rehaussée par un sermon de Bossuet».

Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle, mais «vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance.» «Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu.»

Novembre : «N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit!»

Décembre : «Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement.»

Décembre toujours, où Fénelon enfonce le clou : «J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection.»

Mars 1696, la plus longue lettre, petit traité intérieur : «L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation» «il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure.» «L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce.» «  L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. /L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre. /La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature.» «Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut.» «Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger.» Et conclus : «Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion.»

Août : «Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné» «Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres.»

Décembre : «En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours.»

Décembre encore? : «Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu.»

Quinze ans passent des débuts à la maturité. Charlotte est devenue une confidente :

Janvier 1711 : «Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion.»

Décembre de la même année à «ma très honorée sœur» : «A l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage.» «Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui.» «Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur.» «je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle» 

Mars 1714 : «Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous.»

Reprise de la série complète des lettres :

LSP 26. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN (?) [début janvier 1689]

Il me tarde de savoir de vous comment vous vous trouvez dans votre retraite, en approchant du jour que vous craignez tant, et qui est si peu à craindre. Vous verrez que les fantômes qui épouvantent de loin ne sont rien de près. Quand sainte Thérèse fit son engagement, elle dit qu’il lui prit un tremblement comme des convulsions, et qu’elle crut que tous les os de son corps étaient déboîtés478. «Apprenez, dit-elle, par mon exemple, à ne rien craindre quand vous vous donnez à Dieu.» En effet, cette première horreur fut suivie d’une paix et d’une sainteté qui ont été la merveille de ces derniers temps.

J’aime mieux que vous dormiez huit heures la nuit, et que vous payiez Dieu pendant le jour d’une autre monnaie. Il n’a pas besoin de vos veilles au-delà de vos forces; mais il demande un esprit simple, docile et recueilli, un cœur souple à toutes les volontés divines, grand pour ne mettre aucunes bornes à son sacrifice, prêt à tout faire et à tout souffrir, détaché sans réserve du monde et de soi-même. Voilà la vraie et pure immolation de l’homme tout entier, car tout le reste n’est pas l’homme; ce n’est que le dehors et l’écorce grossière.

Humiliez-vous avec les Mages devant Jésus enfant479. En donnant votre volonté, qui n’est pas à vous, et que vous livreriez au mensonge si vous la refusiez à Dieu, vous ferez un don plus précieux qu’en donnant l’or et les parfums de l’Orient. Donnez donc, mais donnez sans partage et sans jamais reprendre. O. qu’on reçoit en donnant ainsi, et qu’on perd quand on veut garder quelque chose! Le vrai fidèle n’a plus rien : il n’est plus lui-même à lui-même.

Vous ne devez point vous embarrasser de vos défauts, pourvu que vous ne les aimiez pas, et qu’il n’y en ait aucun que vous ayez un certain désir secret d’épargner. Il n’y a que ces réserves qui arrêtent la grâce, et qui font languir une âme sans avancer jamais vers Dieu. Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. Il les emploiera à vous humilier, à vous crucifier, à vous confondre, à vous arracher toute ressource et toute confiance en vous-même. Il brûlera les verges après vous en avoir frappé, pour vous faire mourir à l’amour-propre. Courage! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.480.

LSP 17. L.37 & L.329S 481. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 21 août [1695 ou 1696].

Si je vous ai écrit, ma chère sœur, sur les précautions dont vous avez besoin, ce n’est pas que je croie que vous vous trompiez; mais c’est que je voudrais que vous fussiez loin des pièges482. Celui de l’approbation de toutes les personnes de votre maison n’est pas médiocre. D’ailleurs vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès483 votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. Vous ne sauriez trop abattre votre esprit ni vous défier trop de vos lumières et de toutes les grâces sensibles. Il ne faut pas les rejeter, afin que Dieu en fasse en vous tout ce qu’il lui plaira, supposé qu’elles viennent de lui : mais il ne faut pas s’y arrêter un seul instant, et cela n’empêchera point leur effet, si c’est Dieu qui en est la source. Tout ce que vous m’avez écrit me semble bon, et je vous prie de n’aller pas plus loin. Communiquez-vous peu aux autres; ne le faites que par pure obéissance484, et d’une manière proportionnée au degré de chaque personne. Il faut que les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Ce n’est pas pour dissimuler, mais seulement pour ne dire à chacun que les vérités qu’il est capable de porter, réservant la nourriture solide aux forts, pendant qu’on donne le lait aux enfants. Le dépôt entier de la vérité est dans la tradition indivisible de l’Église; mais on ne le dispense que par morceaux, suivant que chacun est en état d’en recevoir plus ou moins. Je serai très aise de savoir de vos vues et de vos dispositions tout ce que Dieu vous mettra au cœur de m’en confier; mais je crois que le temps le plus convenable pour cette communication sera celui de mon retour485. Alors j’irai vous rendre une visite, où nous pourrons parler ensemble; après quoi vous me confierez par écrit ou de vive voix tout ce que vous voudrez, pourvu que vos supérieurs l’approuvent. En attendant, je prierai notre Seigneur de vous détacher de tous vos proches, pour ne les aimer plus qu’en lui seul, et pour vous faire porter la croix dans l’esprit de Jésus-Christ : tout le zèle empressé que vous avez486 pour le salut de vos parents leur sera peu utile487. On voudrait par principe de nature communiquer la grâce : elle ne se communique que par mort à soi-même et à son zèle trop naturel. Attendez en paix les moments de Dieu. Jésus-Christ dit souvent : mon heure n’est pas encore venue. On voudrait bien la faire venir; mais on la recule en voulant la hâter. L’œuvre de Dieu est une œuvre de mort, et non pas de vie; c’est une œuvre où il faut toujours sentir son inutilité et son impuissance. Telle est la patience et la longanimité des saints. Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. Vous m’obligerez sensiblement si vous voulez bien témoigner à la mère prieure et aux autres de votre maison combien je les révère488.

LSP 14. L.339. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 30 novembre.

Que direz-vous de moi, ma chère sœur? Je n’ai pas encore eu un moment libre pour lire votre Vie du Bienheureux Jean de la Croix489, mais je m’en vais la lire au plus tôt et bien exactement. Pour vos lettres où vous me parlez de ses maximes, je les approuve du fond de mon cœur : ces maximes sont de l’esprit de Dieu, et il ne peut jamais y en avoir de contraires qui ne soient pernicieuses. Il y a même dans ces maximes bien entendues, de grands principes de vie intérieure qui demandent beaucoup d’expérience et de grâce. Ce que je souhaite de vous, ma chère sœur, c’est que vous ne vous fassiez jamais un appui des talents humains dans votre obéissance. N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous, et qu’il est votre supérieur, ou que vos supérieurs agréent qu’il vous conduise, et que vous éprouvez, indépendamment du raisonnement et du goût humain, qu’il vous aide plus qu’un autre à vous laisser subjuguer par l’esprit de grâce et à mourir à vous-même. Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit! Écoutez saint Paul : Vous êtes prudents en Jésus-Christ; pour nous, nous sommes insensés pour lui. Ne craignez point d’être indiscrète; à Dieu ne plaise que je veuille de vous aucune indiscrétion! mais je ne voudrais laisser en vous qu’une sagesse de pure grâce, qui conduit simplement les âmes fidèles, quand elles ne se laissent aller ni à l’humeur, ni aux passions, ni à l’amour-propre, ni à aucun mouvement naturel. Alors ce qu’on appelle dans le monde esprit, raisonnement et goût, tombera. Il ne restera qu’une raison simple, docile à l’esprit de Dieu, et une obéissance d’enfant pour vos supérieurs, sans regarder en eux autre chose que Dieu. Je le prie d’être lui seul toutes choses en vous.

LSP 15. L.342. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Versailles, 10 décembre [1695].

Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert. Envoyez-la ou supprimez-la suivant que vous jugerez à propos. Voyez si elle est convenable à son état, et décidez simplement en bonne personne. J’ai beaucoup pensé à vous devant Dieu depuis deux ou trois jours. Je ne saurais souffrir votre esprit ni le goût que vous avez pour celui des autres. Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. Le bienheureux Jean de la Croix donnait bien moins à l’esprit que vous. Plus d’autre esprit que l’esprit de Dieu. La véritable grâce nous fait tout à tous indistinctement; elle rabaisse tous les talents, elle aplanit tout, elle fait qu’on est ravi d’être avec les gens les plus grossiers et les plus idiots490, pourvu qu’on y soit pour faire la volonté de Dieu. Pardon, ma chère sœur, de mes indiscrétions. Mille et mille fois tout à vous en notre Seigneur Jésus-Christ.

LSP 19. L.344S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 25 décembre [1695 ou 1696?]

Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert et je vous prie de la voir, afin que vous soyez dans la suite de notre commerce, et que vous lui aidiez à se soutenir dans ses bonnes intentions pendant que je ne saurais le voir. J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection; votre oraison ne nourrira plus votre esprit. La conversation du Seigneur est avec les simples; ils sont ses bien-aimés et les confidents de ses mystères. Les sages et les prudents n’y auront point de part. L’enfant Jésus se montre aux bergers plus tôt qu’aux Mages. Devenez bergère ignorante, grossière, imbécile; mais droite, détachée de vous-même, docile, naïve, et inférieure à tout le monde. O que cet état est meilleur que celui d’être sage en soi-même! Pardon, ma chère sœur : je prie le saint enfant Jésus de vous mettre son enfance au cœur. Demeurez à la crèche en silence avec lui; demandez pour moi ce que je souhaite pour vous. Mille compliments très sincères pour la mère Prieure et pour la sœur de Charost491.

LSP 13. L.354. À la sœur CHARLOTTE DE ST-CYPRIEN. [À Versailles, 10 mars 1696]492.

Vous pouvez facilement, ma chère sœur, consulter des personnes plus éclairées que moi sur les voies de Dieu, et je vous conjure même de ne suivre mes pensées qu’autant qu’elles seront conformes aux sentiments de ceux qui ont reçu de la Providence l’autorité sur vous493.

La contemplation est un genre d’oraison autorisé par toute l’Église; elle est marquée dans les Pères et dans les théologiens des derniers siècles : mais il ne faut jamais préférer la contemplation à la méditation. Il faut suivre son besoin et l’attrait de la grâce, par le conseil d’un bon directeur. Ce directeur, s’il est plein de l’esprit de Dieu, ne prévient jamais la grâce en rien, et il ne fait que la suivre patiemment et pas à pas, après l’avoir éprouvée avec beaucoup de précautions. L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation, si son directeur le juge à propos. Balthasar Alvarez494, l’un des directeurs de sainte Thérèse, dit, suivant une règle marquée dans les meilleurs spirituels, que, quand la contemplation manque, il faut reprendre la méditation, comme un marinier se sert des rames quand le vent n’enfle plus les voiles. Cette règle regarde les âmes qui sont encore dans un état mêlé : mais en quelque état éminent et habituel qu’on puisse être, la contemplation ni acquise ni même infuse ne dispense jamais des actes distincts des vertus; au contraire, les vertus doivent être les fruits de la contemplation. Il est vrai seulement qu’en cet état les âmes font les actes des vertus d’une manière plus simple et plus paisible, qui tient quelque chose de la simplicité et de la paix de la contemplation.

Pour Jésus-Christ, il n’est jamais permis d’aller au Père que par lui; mais il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. Ces âmes mêmes qui ne sont pas d’ordinaire occupées de Jésus-Christ dans leur oraison ne laissent pas d’avoir de temps en temps certaines pentes vers lui, et une union plus forte que tout ce que les âmes ferventes de l’état commun éprouvent d’ordinaire. Une voie où l’on n’aurait plus rien pour Jésus-Christ serait non seulement suspecte, mais encore évidemment fausse et pernicieuse. Il est vrai seulement qu’entre ces deux états, de goûter souvent Jésus-Christ ou de demeurer solidement unie à lui, sans avoir en ce genre beaucoup de sentiments et de goûts aperçus, on ne choisit point; chacun doit suivre en paix le don de Dieu, pourvu que toute l’âme ne tienne à Dieu que par Jésus-Christ, unique voie et unique vérité.

Votre oraison, de la manière dont vous me la dépeignez, n’a rien que de bon : elle est même variée, et pleine d’actes très faciles à distinguer. Ces différents sentiments d’adoration, d’amour, de joie, d’espérance et d’anéantissement devant Dieu, sont autant d’actes très utiles. Pour les lumières, les goûts et les sentiments auxquels vous dites : Vous n’êtes pas mon Dieu, etc., cela est encore très bon; il faut être prêt à être privé de ces sortes de dons qui consolent et qui soutiennent. Il n’y a que l’amour et la conformité à la volonté de Dieu qu’on ne doit jamais séparer de Dieu même, parce qu’on ne peut être uni même immédiatement à Dieu, pour parler le langage des mystiques, que par l’amour et par la conformité à sa volonté dans tout ce qu’elle fait, qu’elle commande et qu’elle défend.

L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. Il y aura assez d’occasions où ce même attrait vous occupera expressément de Jésus-Christ et des actes distincts des vertus qui sont nécessaires à votre état intérieur et extérieur.

Pour le silence dont le Roi-Prophète parle, c’est celui dont saint Augustin parle aussi, quand il dit : Que mon âme fasse taire tout ce qui est créé, pour passer au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu lui-même; qu’elle se fasse taire aussi elle-même à l’égard d’elle-même : sileat anima mea ipsa sibi495; que dans ce silence universel, elle écoute le Verbe qui parle toujours, mais que le bruit des créatures nous empêche souvent d’entendre. Ce silence n’est pas une inaction et une oisiveté de l’âme; ce n’est qu’une cessation de toute pensée inquiète et empressée, qui serait hors de saison quand Dieu veut se faire écouter. Il s’agit de lui donner une attention simple et paisible, mais très réelle, très positive et très amoureuse pour la vérité qui parle au-dedans. Qui dit attention, dit une opération de l’âme et une opération intellectuelle accompagnée d’affection de la volonté. Qui dit imposer silence, dit une action de l’âme qui choisit librement et par un amour méritoire. En un mot, c’est une fidélité actuelle de l’âme, qui, dans sa paix la plus profonde, préfère d’écouter l’esprit intérieur de grâce à toute autre attention. Alors l’opération tranquille de l’âme est une pure intellection, quoique les mystiques, prévenus des opinions de la philosophie de l’École, aient parlé autrement. L’âme y contemple Dieu comme incorporel, et par conséquent elle n’admet ni image ni sensation qui le représente; elle l’adore ainsi tel qu’il est. Je sais bien que l’imagination ne cesse point alors de représenter des objets, et les sens de produire des sensations; mais l’âme, uniquement soutenue par la foi et par l’amour, n’admet volontairement aucune de ces choses qui ne sont ni Dieu ni rien de ressemblant à sa nature, non plus qu’un mathématicien ne fait point entrer dans ses spéculations de mathématique la vue involontaire des mouches qui bourdonnent autour de lui.

Il faut seulement remarquer deux choses sur la contemplation : la première, que le Verbe, en tant qu’il est incarné, quand il parle dans cette oraison, ne doit pas être moins écouté que quand il parle sans nous représenter son incarnation; en un mot, Jésus-Christ peut être l’objet de la plus pure et de la plus sublime contemplation. Il est contemplé par les bienheureux dans le ciel; à plus forte raison peut-il être contemplé sur la terre par les âmes de la plus éminente oraison, lesquelles, étant encore dans le pèlerinage, sont toujours jusques à la mort dans un état essentiellement différent de celui des saints arrivés au terme. Jésus-Christ n’est pas moins la vérité et la vie que la voie. Il n’y a aucun état où l’âme la plus parfaite puisse ni marcher, ni contempler, ni vivre qu’en lui et par lui seul. Il ne suffit pas de tenir à lui confusément; il faut être occupé distinctement de lui et de ses mystères. Il est vrai qu’il y a des âmes qui ne le voient point actuellement dans leur contemplation, et qui croient même pour un temps l’avoir perdu, lorsqu’elles sont dans les épreuves; mais celles qui n’en sont pas occupées pendant la pure et actuelle contemplation, en sont occupées pendant certains intervalles, où elles trouvent que Jésus-Christ leur est toutes choses. Celles qui sont dans les épreuves ne perdent pas plus Jésus-Christ que Dieu; elles ne perdent ni l’un ni l’autre, que pour un temps et en apparence. L’Époux se cache, mais il est présent : la peine où est l’âme, en croyant l’avoir perdu, est une preuve qu’elle ne le perd jamais, et qu’elle n’est privée que d’une possession goûtée et réfléchie.

La seconde remarque à faire sur la contemplation, est que cette contemplation pure et directe, où nulle image ni sensation n’est admise volontairement, n’est jamais, en cette vie, continuelle et sans interruption : il y a toujours des intervalles où l’on peut et où l’on doit, suivant la grâce et suivant son besoin, pratiquer les actes distincts de toutes les vertus, comme de la patience, de l’humilité, de la docilité, de la vigilance et de la contrition, etc. En un mot il faut remplir tous les devoirs intérieurs et extérieurs marqués dans l’Évangile, loin de les négliger dans cet état de perfection. On ne doit juger du degré de la perfection de chaque âme, que par la fidélité qu’elle a dans toutes ces choses. Si, dans ces intervalles, on ne trouvait jamais en soi ni l’union à Jésus-Christ, ni les actes distincts des vertus, on devrait beaucoup craindre de tomber dans l’illusion. Alors il faudrait, suivant le conseil le plus sage qu’on pourrait trouver, s’exciter avec les efforts les plus empressés pour retrouver Jésus-Christ et les vertus, si on était encore dans l’état où je vous ai dit que Balthasar Alvarez veut qu’on prenne la rame quand le vent n’enfle plus les voiles. Que si on était dans un état de contemplation plus habituelle, où la rame ne fût plus d’aucun usage, il faudrait, non pas s’exciter avec inquiétude et empressement, mais faire des actes simples et paisibles sans y rechercher sa propre consolation. Cette sorte d’excitation, ou plutôt de fidélité tranquille et très efficace, ne troublera jamais l’état des âmes les plus éminentes, quand elles les feront par obéissance. Peut-être croiront-elles ne faire point des actes, parce qu’elles ne les feront point par formules et par secousses empressées; mais ces actes n’en seront pas moins bons. Il y a une grande différence entre les actes empressés qu’on s’efforce de faire pour s’y appuyer avec une subtile complaisance, ou ceux qu’on fait de toute la force de la volonté, avec simplicité et paix, pour obéir à un directeur. Enfin le fondement, qui doit être immobile, est qu’il n’y a aucun degré de contemplation où l’âme ne se nourrisse, d’une manière plus ou moins aperçue, par la vue de Jésus-Christ, par celle de ses mystères, et par les actes distincts des vertus. Les actes aperçus ne viennent pas toujours également comme on le voudrait, pour se consoler et pour s’assurer496. Dans les temps de l’actuelle et directe contemplation, il ne faut pas même interrompre ce que Dieu fait, pour ce que nous voudrions faire; mais, hors de ces temps, il faut toujours un peu plus ou un peu moins d’union aperçue à Jésus-Christ, et d’actes distincts.

Au reste, voici, ce me semble, les véritables notions des termes dont les plus saints mystiques se sont servis si fréquemment et si utilement, mais dont j’entends dire tous les jours avec douleur qu’on a étrangement abusé497.

L’abandon n’est que le pur amour dans toute l’étendue des épreuves, où il ne peut jamais cesser de détester et de fuir tout ce que la loi écrite condamne, et où les permissions divines ne dispensent jamais de résister jusqu’au sang contre le péché pour ne le pas commettre, et de le déplorer, si par malheur on y était tombé : car le même Dieu qui permet le mal le condamne, et sa permission qui n’est pas notre règle, n’empêche pas qu’on ne doive, par le principe de l’amour, se conformer toujours à sa volonté écrite, qui commande le bien et qui condamne tout ce qui est mal. On ne doit jamais supposer la permission divine, que dans les fautes déjà commises; cette permission ne doit diminuer en rien alors notre haine du péché, ni la condamnation de nous-mêmes.

L’activité que les mystiques blâment, n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation.

L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.

La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. Le péché de l’ange fut un péché de propriété; stetit in se, comme parle saint Augustin. La propriété bien entendue n’est donc que l’amour-propre ou l’orgueil, qui est l’amour de sa propre excellence en tant que propre, et qui, au lieu de rapporter tout et uniquement à Dieu, rapporte encore un peu les dons de Dieu à soi, pour s’y complaire. Cet amour-propre fait, dans l’usage des dons extérieurs, la plupart des défauts sensibles. Dans l’usage des dons intérieurs, il fait une recherche très subtile et presque imperceptible de soi-même dans les plus grandes vertus, et c’est cette dernière purification de l’âme qui est la plus rare et la plus difficile.

Les mystiques appellent aussi souvent impureté, les empressements de l’amour intéressé, qui troublent la paix d’une âme attirée à la générosité du pur amour. L’amour intéressé n’est point un péché, et il ne peut être permis, dans ce langage, de l’appeler une impureté, qu’à cause qu’il est différent de l’amour désintéressé que l’on nomme pur. Du reste l’amour intéressé se trouve souvent dans de très grands saints, et il est capable de produire d’excellentes vertus.

La désappropriation bien entendue n’est donc que l’abnégation entière de soi-même selon l’Évangile, et la pratique de l’amour désintéressé dans toutes les vertus. La cupidité, qui est opposée à la charité, ne consiste pas seulement dans la concupiscence charnelle, et dans tous les vices grossiers; mais encore dans cet amour spirituel et déréglé de soi-même pour s’y complaire.

L’attrait intérieur, dont les mystiques ont tant parlé, n’est point une inspiration miraculeuse et prophétique, qui rend l’âme infaillible, ni impeccable, ni indépendante de la direction des pasteurs; ce n’est que la grâce, qui est sans cesse prévenante dans tous les justes, et qui est plus spéciale dans les âmes élevées par l’amour désintéressé, et par la contemplation habituelle, à un état plus parfait. Ces âmes peuvent se tromper, pécher, avoir besoin d’être redressées. Elles ne peuvent même marcher sûrement dans leur voie, que par l’obéissance.

Les désirs ne cessent point, non plus que les actes, dans cette voie; car l’amour, qui est le fond de la contemplation, est un désir continuel de l’Époux bien-aimé, et ce désir continuel est divisé en autant d’actes réels, qu’il y a de moments successifs où il continue. Un acte simple, indivisible, toujours subsistant par lui-même s’il n’est révoqué, est une chimère qui porte avec elle une évidente et ridicule contradiction. Chaque moment d’amour et d’oraison renferme son acte particulier : il n’y a que le renouvellement positif d’un acte qui puisse le faire continuer. Il est vrai seulement que, quand une personne qui ne connaît point ses opérations intérieures par les vrais principes de philosophie, se trouve dans une paix et une union habituelle avec Dieu, elle croit ou ne faire aucun acte, ou en faire un perpétuel; parce que les actes qu’elle fait sont si simples, si paisibles, et si exempts de tout empressement, que l’uniformité leur ôte une certaine distinction sensible.

J’ai dit que l’amour est un désir, et cela est vrai en un sens, quoiqu’en un autre l’amour pur et paisible ne soit pas un désir empressé. Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. Il veut son salut, non pour soi, mais pour Dieu, qui veut être glorifié par là, et qui nous commande de le vouloir avec lui. L’amour est insatiable d’amour; il cherche sans cesse son propre accroissement par la destruction de tout ce qui n’est pas lui en nous. Quoiqu’il ne dise pas formellement, Je veux croître; qu’il ne sente pas toujours une impatience pour son accroissement, et qu’il ne s’excite pas même par secousses et avec empressement pour faire de nouveaux progrès, il tend néanmoins toujours, par un mouvement paisible et uniforme, à détruire tous les obstacles des plus légères imperfections, et à s’unir de plus en plus à Dieu. Voilà le vrai désir qui fait toute la vie intérieure.

Pour les désirs particuliers sur les moyens qu’on croit les plus propres pour procurer la gloire de Dieu, ils peuvent être bons; mais aussi j’avoue qu’ils me sont suspects, lorsqu’ils sont accompagnés, comme vous le dites, de trouble et d’inquiétude, et qu’ils vous font sortir de votre recueillement ordinaire. Vouloir âprement la gloire de Dieu, et à notre mode, c’est moins vouloir sa gloire que notre propre satisfaction. Dieu peut donner par sa grâce, aux âmes, certains désirs particuliers, ou pour des choses qu’il veut accorder à leurs prières, ou pour les exercer elles-mêmes par ces désirs. Ils peuvent même être très forts et très puissants sur l’âme. Ce n’est pas leur force qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. Si ces désirs viennent de Dieu, il saura bien les faire fructifier pour vous et pour les autres. S’ils viennent de votre empressement, la plus sûre manière de les faire cesser est de ne vous y arrêter point volontairement. Bornez-vous donc, ma chère sœur, à bien vouloir de tout votre cœur toutes les volontés connues de Dieu par sa loi et par sa providence, et toutes les inconnues qui sont cachées dans ses conseils sur l’avenir.

Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. Si ces choses ont besoin d’un éclaircissement plus exact et plus étendu, je vous en dirai volontiers ce que j’en connais, et qui est conforme aux propositions de messeigneurs de Paris et de Meaux.

Pour vous, ma chère sœur498, ce qui me paraît le plus utile à votre sanctification, c’est que vous fuyiez ce qu’on appelle le goût de l’esprit, et la curiosité : noli altum sapere499. Faites taire votre esprit, qui se laisse trop aller au raisonnement. Surtout n’entreprenez jamais de régler votre conduite intérieure, ni celle des sœurs à qui vous pouvez parler suivant l’ordre de vos supérieurs, par vos lectures. Les meilleures choses que vous lisez peuvent se tourner en poison, si vous les prenez selon votre propre sens. Lisez donc pour500 vous édifier, pour vous recueillir, pour vous nourrir intérieurement, pour vous remplir de la vérité, mais non pour juger par vous-même, ni pour trouver une direction dans vos lectures. Ne lisez rien par curiosité, ni par goût des choses extraordinaires : ne lisez rien que par conseil, et en esprit d’obéissance à vos supérieurs, auxquels il ne faut jamais rien cacher. Souvenez-vous que, si vous n’êtes comme les petits enfants, vous n’entrerez point au royaume du ciel. Désirez le lait comme les petits enfants nouveaux nés; désirez-le sans artifice. Souvenez-vous que Dieu cache ses conseils aux sages et aux prudents, pour les révéler aux petits; sa conversation familière est avec les simples. Il n’est pas question d’une simplicité badine, et qui se relâche sur les vertus : il s’agit d’une simplicité de candeur, d’ingénuité, de rapport unique à Dieu seul, et de défiance sincère de soi-même en tout. Vous avez besoin de devenir plus petite et plus pauvre d’esprit qu’une autre. Après avoir tant travaillé à croître et à orner votre esprit, dépouillez-le de toute parure; ce n’est pas en vain que Jésus-Christ dit : Bienheureux les pauvres d’esprit. Ne parlez jamais aux autres, qu’autant que vos supérieurs vous y obligeront; vous avez besoin de ne point épancher au dehors le don de Dieu qui se tarirait aisément en vous. On se dissipe quelquefois en parlant des meilleures choses; on s’en fait un langage qui amuse, et qui flatte l’imagination, pendant que le cœur se vide et se dessèche insensiblement. Ne vous croyez point avancée, car vous ne l’êtes guère : ne vous comparez jamais à personne; laissez-vous juger par les autres, quoiqu’ils n’aient pas une grande lumière. Ne comptez jamais sur vos expériences, qui peuvent être très défectueuses. Obéissez et aimez : l’amour qui obéit marche dans la voie droite, et Dieu supplée à tout ce qui pourrait lui manquer. Oubliez-vous vous-même, non au préjudice de la vigilance, qui est essentiellement inséparable du véritable amour de Dieu, mais pour les réflexions inquiètes de l’amour-propre.

Vous trouverez peut-être, ma chère sœur, que j’entre bien avant dans les questions de doctrine, en vous écrivant une lettre où je vous exhorte à vous détacher de tout ce qu’on appelle esprit et science : mais vous savez que c’est vous qui m’avez questionné. Il s’agit de vous mettre le cœur en paix, de vous montrer les vrais principes et les bornes au-delà desquelles vous ne pourriez aller sans tomber dans l’illusion, et de vous ôter aussi le scrupule sur les véritables voies de Dieu. On ne peut pas vous parler aussi sobrement qu’à une autre, parce que vous avez beaucoup lu et raisonné sur ces matières. Tout ce que je viens de vous dire ne vous apprendra rien de nouveau; il ne fera que vous montrer les bornes, et que vous préserver des pièges à craindre. Après vous avoir parlé, ma chère sœur, avec tant de confiance et d’ouverture, je n’ai garde de finir cette lettre par des compliments. Il me suffit de me recommander à vos prières, et de me souvenir de vous dans les miennes. Je vous supplie de souffrir que j’ajoute ici une assurance de ma vénération pour la mère prieure, et pour les autres dont je suis connu. Rien n’est plus fort et plus sincère que le zèle avec lequel je vous serai dévoué toute ma vie en notre Seigneur.

FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.

LSP 16. L.363S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Mardi au soir, 7 août [1696?].

J’ai pensé, ma chère sœur, à tout ce que vous m’avez dit en si peu de temps, et Dieu sait combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche. Je ne saurais assez vous recommander de compter pour rien toutes les lumières de grâce, et les communications intérieures qu’il vous paraît que vous recevez. Vous êtes encore dans un état d’imperfection et de mélange, où de telles lumières sont tout au moins très douteuses et très suspectes d’illusion. Il n’y a que la conduite de foi qui soit assurée, comme le bienheureux Jean de la Croix le dit si souvent. Sainte Thérèse même paraît avoir presque perdu toute lumière miraculeuse dans sa septième demeure du Château de l’Âme. Vous avez un besoin infini de ne compter pour rien tout ce qui paraît le plus grand, et de demeurer dans la voie où l’on ne voit rien que les maximes de la pure foi et la pratique du parfait amour. Je me souviens de vous avoir écrit autrefois là-dessus une lettre. Si elle contient quelque chose de vrai, servez-vous-en comme de ce qui est à Dieu; et si j’y ai mis quelque chose qui soit mauvais, rejetez-le comme mien. J’avoue que je souhaiterais pour votre sûreté, que M. votre supérieur501, qui est plein de mérite, de science et de vertu vous tînt aussi bas que vous devez l’être. Il s’en faut beaucoup que vous ne soyez dans la véritable lumière qui vient de l’expérience de la perfection. Vous n’êtes que dans un commencement, où vous prendrez facilement le change avec bonne intention, et où l’approbation de vos supérieurs et de vos anciennes sont fort à craindre pour vous. Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné; car ce qui vous est donné, quoique bon du côté de Dieu, peut être mauvais par l’appui que vous en tirerez en vous même. Ne tenez qu’aux vérités de la foi, pour crucifier sans réserve encore plus le dedans que le dehors de l’homme. Gardez dans votre cœur l’opération de la grâce, et ne l’épanchez jamais sans nécessité. Il y aurait mille choses simples à vous dire sur cette conduite de foi; mais le détail n’en peut être marqué ici, car il serait trop long, et on ne saurait tout prévoir. J’espère que Dieu vous conduira lui-même, si vous êtes fidèle à contenter toute la jalousie de son amour, sans écouter votre amour-propre. Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. Tout à vous en Jésus-Christ notre Seigneur. À lui seul gloire à jamais.

376 S. à la sœur CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Samedi 15 décembre [1696].

502 Pour vous, ma chère sœur, je vous conjure de demeurer dans votre cellule loin de tout commerce non seulement au-dehors, mais encore au-dedans, excepté ceux que l’obéissance vous rend nécessaires. Faites taire votre esprit et écoutez Dieu. Vous verrez que ce silence intérieur n’est point une oisiveté, mais une cessation de nos pensées inquiètes, pour recevoir d’un esprit simple et tranquille, et d’une volonté pure et souple les impressions de la grâce. En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. Plus vous serez rapetissée sous la main de Dieu, plus il nous unira en lui. Ne jugez point, ne décidez point. Laissez-vous mener par vos supérieurs. Les enfants trouvent tout le monde plus grand qu’eux, ne méprisez rien que vous. Que tout vous paraisse géant en comparaison de vous. Parlez, écrivez, raisonnez le moins que vous pourrez. Je suis bien importun de répéter si souvent la même chose, mais il me semble voir combien elle vous importe. D’autres vous parleront autrement. Pour moi je crains toute occupation qui peut nourrir en vous le goût des talents et d’une piété trop lumineuse503.

LSP 18. 380 S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. [août 1695 - janvier 1697].

Pour vous504, ma chère sœur, je vous dirai que j’ai bien regret de n’avoir pas été libre de vous aller voir avant que de venir ici. Mais cela m’a été impossible, j’espère retrouver cette consolation à notre retour. Cependant je ne puis assez vous redire ce que j’ai pris la liberté de vous dire tant de fois. Craignez votre esprit, et celui de ceux qui en ont; ne jugez de personne par là. Dieu, seul bon juge, en juge bien autrement; il ne s’accommode que des enfants, des petits, des pauvres d’esprit. Ne lisez rien par curiosité, ni pour former aucune décision505 dans votre tête sur aucune de vos lectures : lisez pour vous nourrir intérieurement dans un esprit de docilité et de dépendance sans réserve. Communiquez-vous506 peu, et ne le faites jamais que pour obéir à vos supérieurs. Soyez ingénue comme un enfant à leur égard. Ne comptez pour rien ni vos lumières ni les grâces extraordinaires. Demeurez dans la pure foi, contente d’être fidèle dans cette obscurité, et d’y suivre sans relâche les commandements et les conseils de l’Evangile expliqués par votre règle. Sous prétexte de vous oublier vous-même, et d’agir simplement sans réflexion, ne vous relâchez jamais pour votre régularité ni pour la correction de vos défauts : demandez à vos supérieurs qu’ils vous en avertissent. Soyez fidèle à tout ce que Dieu vous en fera connaître par autrui, et acquiescez avec candeur et docilité à tout ce qu’on vous en dira, et dont vous n’aurez point la lumière. Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. Plus on l’aime, plus on est jalouse contre soi, pour n’admettre jamais rien qui ne soit des vertus les plus pures que l’amour inspire. Voilà, ma chère sœur, tout ce qui me vient au cœur pour vous : recevez-le du même cœur dont je vous le donne. Je prie notre Seigneur qu’il vous fasse entendre mieux que je ne dis, et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Il sait à quel point je suis en lui intimement uni à vous.

FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.

La correspondance dut cesser lors de l’exil de Fénelon à Cambrai. Quinze années plus tard :

LSP 20. L.1437. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray 17 janvier 1711.

Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure. Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur. Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination, et qu’amour-propre. J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisait la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment. Je me console, comme je me suis affligé, par lassitude de la douleur, et par besoin de soulagement. L’imagination, qu’un coup si imprévu avait saisie et troublée, s’y accoutume et se calme. Hélas! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère. Au reste, ce cher ami507 est mort avec une vue de sa fin qui était si simple et si paisible, que vous en auriez été charmée. Lors même que sa tête se brouillait un peu, ses pensées confuses étaient toutes de grâce, de foi, de docilité, de patience, et d’abandon à Dieu. Je n’ai jamais rien vu de plus édifiant et de plus aimable. Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. Dieu a fait sa volonté, il a préféré le bonheur de mon ami à ma consolation. Je manquerais à Dieu et à mon ami même, si je ne voulais pas ce que Dieu a voulu. Dans ma plus vive douleur, je lui ai offert celui que je craignais tant de perdre. On ne peut être plus touché que je le suis de la bonté avec laquelle vous prenez part à ma peine. Je prie celui pour l’amour de qui vous le faites, de vous en payer au centuple.

Je ne me souviens point de ce que vous me mandez que vous m’aviez écrit. Je ne sais si c’est que je ne l’ai pas reçu ou qu’il a échappé à ma mémoire dans la multitude des embarras extraordinaires que j’ai eus cette année. Mais enfin si vous vouliez me pardonner cette faute et daigner me mander simplement une seconde fois de quoi il s’agit, je vous ferais une réponse très ingénue avec tout le zèle d’un homme qui vous honore plus que jamais, et qui vous sera dévoué sans réserve en N[otre] S[eigneur] le reste de sa vie. FR. ARCH. DE CAMBRAY.

LSP 22. L.1514. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 25 décembre 1711.

Je voudrais, ma très honorée sœur, être à portée de vous témoigner plus régulièrement par mes lettres, combien je vous suis dévoué. Ce que Dieu fait ne ressemble point à ce que les hommes font. Les sentiments des hommes changent, ceux que Dieu inspire vont toujours croissant, pourvu qu’on lui soit fidèle.

On ne peut être plus touché que je le suis de vos maux 508: je leur pardonne de vous empêcher de faire des exercices de pénitence. Les maux qu’on souffre ne sont-ils pas eux-mêmes des pénitences continuelles que Dieu nous a choisies, et qu’il choisit infiniment mieux que nous ne les choisirions? que voulons-nous, sinon l’abattement de la chair, et la soumission de l’esprit à Dieu? À l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. Tous les livres les plus admirables mis ensemble nous instruisent moins que la croix. Il vaut mieux d’être crucifié avec Jésus-Christ, que de lire ses Souffrances509. L’un n’est souvent qu’une belle spéculation, ou tout au plus qu’une occupation affectueuse. L’autre est la pratique réelle et le fruit solide de toutes nos lectures et oraisons. Souffrez donc en paix et en silence, ma chère sœur, c’est une excellente oraison que d’être uni à Jésus sur la croix. On ne souffre point en paix pour l’amour de Dieu, sans faire une oraison très pure et très réelle. C’est pour cette oraison qu’il faut laisser les livres, et les livres ne servent qu’à préparer cette oraison de mort à soi-même. Vous connaissez l’endroit où S. Augustin, parlant du dernier moment de sa conversion, dit qu’après avoir lu quelques paroles de l’apôtre, il quitta le livre, «et ne voulut point continuer de lire, parce qu’il n’en avait plus besoin, et qu’une lumière de paix s’était répandue dans son cœur510». Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. Occupez-vous de tout ce que l’attrait de la grâce vous présentera dans l’oraison, pour suppléer à ce qui vous manque du côté de la lecture. O Que J[ésus]-C[hrist], parole substantielle du Père, est un divin livre pour nous instruire! Souvent nous chercherions dans les livres de quoi flatter notre curiosité, et entretenir en nous le goût de l’esprit. Dieu nous sèvre de ces douceurs par nos infirmités. Il nous accoutume à l’impuissance et à une langueur d’inutilité qui attriste et qui humilie l’amour-propre. O l’excellente leçon! Quel livre pourrait nous instruire plus fortement? Ce que je vous demande très instamment est de ménager vos forces avec simplicité, et de recevoir dans vos maux les soulagements qu’on vous offre, comme vous voudriez qu’une autre à qui vous les offririez les reçût dans son besoin. Cette simplicité vous mortifiera plus que les austérités que vous regrettez et qui vous sont impossibles. Au reste, Dieu se plaît davantage dans une personne accablée de maux, qui met sa consolation à n’en avoir aucune, pour le contenter, que dans les personnes les plus occupées aux œuvres les plus éclatantes. Sur qui jetterai-je mes regards de complaisance, dit le Seigneur, si ce n’est sur celui qui est pauvre, petit, et écrasé intérieurement511? Leurs lumières, leurs sentiments, leurs œuvres soutiennent les autres. Mais Dieu porte ceux-ci entre ses bras avec compassion. Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. Contentez-vous de ce que Dieu vous donne, et soyez également délaissée à son bon plaisir dans les plus grandes inégalités. Encore une fois, ménagez votre corps et votre esprit. L’un et l’autre sont abattus. Au reste je réponds à votre lettre le lendemain de sa réception, c’est-à-dire le 25 décembre, quoiqu’elle soit datée du 30 d’août. Je n’oublierai pas devant Dieu la personne que vous me recommandez512, et je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle en N[otre] S[eigneur].

LSP 21. L.1776. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, ce 10 mars 1714.

J’ai reçu, ma très honorée sœur, une réponse de la personne qui vous est si chère513 : elle ne tend qu’à entrer en dispute, et qu’à vouloir m’y engager avec ses ministres514. Cette dispute avec eux n’aboutirait à rien de solide. Je me bornerai à lui répondre doucement sur les points qui peuvent toucher le cœur, en laissant tomber tout ce qui excite l’esprit à des contestations. La prière ôte l’enflure du cœur, que la science et la dispute donnent. Si les hommes voulaient prier avec amour et humilité, tous les cœurs seraient bientôt réunis, les nouveautés disparaîtraient, et l’Église serait en paix. Je souhaite de tout mon cœur que Dieu vous détache à mesure qu’il vous éprouve. Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ515, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous, et dévoué à tout ce qui vous appartient, avec le zèle le plus sincère.



Le Relevé de correspondance s’avère inutile ici, car nous avons repris tout l’ensemble de cette «petite» série de onze lettres, mais très grand par sa profondeur spirituelle.

Duchesse de Mortemart (1665-1750)

Une esquisse biographique

La «petite duchesse», proche 516 aimée de Madame Guyon517, prit sa relève au sein du cercle des disciples lorsque cette dernière fut emprisonnée puis assignée à résidence à Blois. La cadette du «clan» Colbert avait un fort tempérament 518 ce qui nous semble assez prévisible, mais lui fut reproché. Après 1717, date du décès de la «dame directrice», la duchesse corrigée de ses défauts de (relative) jeunesse atteindra quatre-vingt-cinq ans et le demi-siècle des Lumières.

Elle aura selon nous succédé à Madame Guyon. Aussi nous explorons sa biographie brièvement en texte courant tout en l’accompagnant d’amples notes. Celles très précieuses de l’éditeur I. Noye accompagnent et authentifie ce qui s’avère constituer la plus longue série de lettres rapportée en [CF 18] pour une même correspondante. De nature plus éditoriale que biographique, elles ne sont pas reprises ici, mais leurs attributions et leurs datations assurent la séquence du regroupement.

Pour notre chance! Car l’attribution à la duchesse de Mortemart de lettres nettoyées des renseignements sur leur provenance par les membres du cercle en vue de l’édition de 1718 n’a été établie qu’assez tardivement 519 tandis que l’édition critique de la série «LSP *» est récente 520  : la filiation mystique fut ainsi trop bien préservée.

Nous donnerons après cette esquisse biographique la série reconstituée complète des lettres dont seuls quelques passages seront omis en texte principal.

Mais qui était cette «petite duchesse»? Nous alternons ici Orcibal avec le duc de Saint-Simon, sans oublier en notes Boislisle, regroupant ainsi l’admirable écrivain observateur avec les deux plus grands érudits qui précédèrent l’éditeur de lettres I. Noye :

«La «Petite Duchesse» de Mortemart, fille du ministre Colbert et sœur cadette des dames de Chevreuse et de Beauvillier, épousa en 1679 Louis de Rochechouart521.

«Ce dernier, né en 1663, “donnait les plus grandes espérances (en 1686 il avait forcé les pirates de Tripoli à se soumettre), mais sa santé, minée par la phtisie, provoquait dès l’été 1687 de vives inquiétudes.” Il mourut jeune en 1688. En 1689 et en 1690, on voit souvent le nom de sa veuve dans les listes des invitées du Roi et du Dauphin522.»

Cela peut avoir été facilité et facile pour une jeune veuve de vingt-trois ans dont Saint-Simon décrit un charme digne des Mortemart523. Le duc de Saint-Simon use ensuite de son piquant propre en rapportant une dévotion peu justifiée à ses yeux :

«La duchesse de Mortemart, fort jeune, assez piquante, fort au gré du monde, et qui l’aimait fort aussi, et de tout à la Cour, la quitta subitement de dépit des romancines524 de ses sœurs, et se jeta à Paris dans une solitude et dans une dévotion plus forte qu’elle, mais où pourtant elle persévéra. Le genre de dévotion de Mme Guyon l’éblouit, M. de Cambrai la charma. Elle trouva dans l’exemple de ses deux sages beaux-frères [les ducs] à se confirmer dans son goût, et dans sa liaison avec tout ce petit troupeau séparé, de saints amusements pour s’occuper…525

Nous relevons du même duc de Saint-Simon une note complémentaire du fil principal de ses Mémoires. Elle est bien informée sur l’origine et sur la permanence du «petit troupeau» après la mort de Louis XIV. Elle pose ensuite la duchesse comme «pilier femelle526 » lorsque Mme Guyon, sortie de la Bastille, est en résidence surveillée à Blois. Nous indiquons les dates des figures, car plusieurs établissent le réseau du «petit troupeau» mystique :

«Mme Guyon a trop fait de bruit, et par elle, et par ses trop illustres amis, et par le petit troupeau qu’elle s’est formé à part, qui dure encore, et qui, depuis la mort du Roi [en 1715], a repris vigueur, pour qu’il soit nécessaire de s’y étendre. Il suffira d’en dire un mot d’éclaircissement, qui ne se trouve ni dans sa vie ni dans celle de ses amis et ennemis, ni dans les ouvrages écrits pour et contre elle, où tout le reste se rencontre amplement.

«Elle ne fit que suivre les errements d’un prêtre nommé Bertaut [Jacques Bertot, 1620-1681], qui, bien des années avant elle [Jeanne Guyon, 1648-1717], faisoit des discours à l’abbaye de Montmartre, où se rassemblaient des disciples […] M. de Beauvillier [1648_1714] fut averti plus d’une fois que ces conventicules obscurs, qui se tenaient pour la plupart chez lui, étoient sus et déplaisaient; mais sa droiture, qui ne cherchait que le bien pour le bien, et qui croyait le trouver là, ne s’en mit pas en peine. La duchesse de Béthune [1641?-1716], celle-là même qui allait à Montmartre avec M. de Noailles, y tenait la seconde place. Pour ce maréchal, il sentait trop d’où venait [415] le vent, et d’ailleurs il avait pris d’autres routes qui l’avaient affranchi de ce qui ne lui était pas utile. La duchesse de Mortemart [la “petite duchesse”], belle-sœur des deux ducs, qui, d’une vie très-répandue à la cour, s’était tout à coup jetée, à Paris, dans la dévotion la plus solitaire, devançait ses sœurs et ses beaux-frères de bien loin dans celle-ci, et y était, pour le moins, suivie de la jeune comtesse de Guiche, depuis maréchale de Gramont [“la Colombe”, 1672-1748], fille de Noailles. Tels étaient les piliers mâles et femelles de cette école, quand la maîtresse [Guyon] fut éloignée d’eux et de Paris, avec une douleur, de leur part, qui ne fit que redoubler leur fascination pour elle…527.»

Par la suite,

«La duchesse vécut ensuite en liaison étroite avec ses beaux-frères, les ducs de Beauvillier et de Chevreuse. «Plusieurs lettres du P. Lami, bénédictin, nous apprennent que la duchesse faisait de fréquentes retraites au couvent de la Visitation de Saint-Denis, où l’une de ses filles avait fait profession, et qu’elle y occupa même assez longtemps une cellule […] Elle y mourut le 13 février 1750528».

«La duchesse de Mortemart étoit, après la duchesse de Béthune, la grande Ame du petit troupeau, et avec qui, uniquement pour cela, on avait forcé la duchesse [la comtesse] de Guiche, sa meilleure et plus ancienne amie, de rompre entièrement et tout d’un coup. La duchesse de Mortemart, franche, droite, retirée, ne gardait aucun ménagement sur son attachement pour M. de Cambrai. Elle allait à Cambrai, et y avait passé souvent plusieurs mois de suite. C’était donc une femme que Mme de Maintenon ne haïssoit guère moins que l’archevêque; ou ne le pouvait même ignorer529.»

Doit-on la considérer comme successeur dans la lignée mystique? Déjà dans une lettre de septembre 1697, Madame Guyon lui écrivait :

«… Cependant, lorsqu’elle veut être en silence avec vous, faites-le par petitesse et ne vous prévenez pas contre. Dieu pourrait accorder à votre petitesse ce qu’Il ne donnerait pas pour la personne. Lorsque Dieu s’est servi autrefois de moi pour ces sortes de choses, j’ai toujours cru qu’Il l’accordait à l’humilité et à la petitesse des autres plutôt qu’à moi…»

La petite duchesse pouvait donc transmettre la grâce dans un cœur à cœur silencieux.

L’opinion de Fénelon et d’un proche

Nous avons quelques lettres à des tiers où Fénelon exprime son appréciation de la Petite Duchesse :

Au moment où le duc de Montfort leur fils des Chevreuse est grièvement blessé, Dieu «vous met sur la croix avec son Fils; je vous avoue que, malgré toute la tristesse que vous m’avez causée, j’ai senti une espèce de joie lorsque j’ai vu Mme la duchesse de Mortemart partir avec tant d’empressement et de bon naturel pour aller partager avec vous vos peines.» (L.168 à la duchesse du 7 avril 1691).

À la comtesse de Gramont : «Je suis ravi de ce que vous êtes touchée du progrès de Mad. de Mortemart; elle est véritablement bonne, et désire l’être de plus en plus. La vertu lui coûte autant qu’à un autre, et en cela elle est très propre à vous encourager.» (L.300 du 22 juin 1695)

À la comtesse de Montberon : «A mon retour, j’espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée.» (L. entre le 2 et le 6 juillet 1702)

Le duc de Chevreuse écrit à Fénelon : «Je suis plus content que jamais de la B.P.D. [de Mortemart]. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond.» (L.913A du 16 mai 1703).

Nous tentons une mise en ordre chronologique530. Un choix en italiques précède la séquence complète des lettres qui nous sont parvenues.

Choix de citations extrait de la série complète des lettres

Fénelon est directeur de la «petite duchesse». Née en 1665, elle est de quatorze ans plus jeune :

En 1693 : 

Prenez donc moins l’ouvrage par le dehors, et un peu plus par le dedans. Choisissez les affections les plus vives qui dominent dans votre cœur, et mettez-les sans condition ni bornes dans la main de Dieu, pour les lui laisser amortir et éteindre. Abandonnez-lui votre hauteur naturelle, votre sagesse mondaine, votre goût pour la grandeur de votre maison, votre crainte de déchoir et de manquer de considération dans le monde, votre sévérité âpre contre tout ce qui est irrégulier. Votre humeur est ce que je crains le moins pour vous. Vous la connaissez, vous vous en défiez; malgré vos résolutions, elle vous entraîne, et en vous entraînant elle vous humilie. Elle servira à vous corriger des autres défauts plus dangereux. … Voudriez-vous que Dieu fût pour vous aussi critique et aussi rigoureux que vous l’êtes souvent pour le prochain? … Nous ne faisons que languir autour de nous-mêmes, ne nous occupant jamais de Dieu que par rapport à nous. Nous n’avançons point dans la mort, dans le rabaissement de notre esprit et dans la simplicité. D’où vient que le vaisseau ne vogue point? Est-ce que le vent manque? Nullement; le souffle de l’esprit de grâce ne cesse de le pousser : mais le vaisseau est retenu par des ancres qu’on n’a garde de voir; elles sont au fond de la mer. … Aimons, et ne vivons plus que d’amour. Laissons faire à l’amour tout ce qu’il voudra contre l’amour-propre. Ne nous contentons pas de faire oraison le matin et le soir, mais vivons d’oraison dans toute la journée. (LSP 126*, juin 1693?)

Nul couvent ne vous convient; tous vous gêneraient, et vous mettraient sans cesse en tentation très dangereuse contre votre attrait : la gêne causerait le trouble. Demeurez libre dans la solitude, et occupez-vous en toute simplicité entre Dieu et vous. (LSP 135.*)

La solitude vous est utile jusqu’à un certain point, elle vous convient mieux qu’une règle de communauté, qui gênerait votre attrait de grâce… Vous doutez, et vous ne pouvez porter le doute. Je ne m’en étonne pas : le doute est un supplice. Mais ne raisonnez point et vous ne douterez plus. L’obscurité de la pure foi est bien différente du doute. Les peines de la pure foi portent leur consolation et leur fruit. Après qu’elles ont anéanti l’homme, elles le renouvellent et le laissent en pleine paix. Le doute est le trouble d’une âme livrée à elle-même, qui voudrait voir ce que Dieu veut lui cacher, et qui cherche des sûretés impossibles par amour-propre. Qu’avez-vous sacrifié à Dieu, sinon votre propre jugement et votre intérêt? Voulez-vous perdre de vue ce qui a toujours été votre but dès le premier pas que vous avez fait, savoir, de vous abandonner à Dieu? … Que puis-je vous répondre? Vous demandez à être revêtue; je ne puis vous souhaiter que dépouillement. Vous voulez des sûretés, et Dieu est jaloux de ne vous en souffrir aucune. … (LSP 136*)

La perfection supporte facilement l’imperfection d’autrui; elle se fait tout à tous. Il faut se familiariser avec les défauts les plus grossiers dans de bonnes âmes, et les laisser tranquillement jusqu’à ce que Dieu donne le signal pour les leur ôter peu à peu… Je vous demande plus que jamais de ne m’épargner point sur mes défauts. Quand vous en croirez voir quelqu’un que je n’aurai peut-être pas, ce ne sera point un grand malheur. (LSP 130*, 1693?)

J’ai toujours eu pour vous un attachement et une confiance très grande; mais mon cœur s’est attendri en sachant qu’on vous a blâmée, et que vous avez reçu avec petitesse cette remontrance. Il est vrai que votre tempérament mélancolique et âpre vous donne une attention trop rigoureuse aux défauts d’autrui; vous êtes trop choquée des imperfections, et vous souffrez un peu impatiemment de ne voir point la correction des personnes imparfaites. Il y a longtemps que je vous ai souhaité l’esprit de condescendance et de support avec lequel N.M. [Notre Mère, Mme Guyon] se proportionne aux faiblesses d’un chacun. Elle attend, compatit, ouvre le cœur, et ne demande rien qu’à mesure que Dieu y dispose. (LSP 131*, 1693?)

Lettres postérieures :

Vous ne garderez jamais si bien M... que quand vous serez fidèle à faire oraison. Notre propre esprit, quelque solide qu’il paraisse, gâte tout : c’est celui de Dieu qui conduit insensiblement à leur fin les choses les plus difficiles. (LSP 129*, 1695?)

Demeurons tous dans notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes tous qu’une même chose. (LSP 137*)

Je suis bien fâché de tous les mécomptes que vous trouvez dans les hommes; mais il faut s’accoutumer à y chercher peu (LSP 150*, attribution incertaine)

Ne craignez rien : vous feriez une grande injure à Dieu, si vous vous défiiez de sa bonté; il sait mieux ce qu’il vous faut, et ce que vous êtes capable de porter, que vous-même; il ne vous tentera jamais au-dessus de vos forces. … Vous rirez un jour des frayeurs que la grâce vous donne maintenant, et vous remercierez Dieu de tout ce que je vous ai dit sans prudence, pour vous faire renoncer à votre sagesse timide. (LSP 164*)

Ma vie est triste et sèche comme mon corps; mais je suis dans je ne sais quelle paix languissante. (LSP 165*)

Lettres tardives :

Je suis fort touché de la peinture que vous m’avez faite de votre état. Il est très pénible; mais il vous sera fort utile, si vous y suivez les desseins de Dieu. L’obscurité sert à exercer la pure foi et à dénuer l’âme. Le dégoût n’est qu’une épreuve, et ce qu’on fait en cet état est d’autant plus pur, qu’on ne le fait ni par inclination ni par plaisir : on va contre le vent à force de rames. … Vous n’avez rien à craindre que de votre esprit, qui pourrait vous donner un art que vous n’apercevriez pas vous-même, pour tendre au but de votre amour-propre : mais comme vous êtes sincèrement en garde contre vous, et comme vous ne cherchez qu’à mourir à vous-même de bonne foi, je compte que tout ira bien. … Votre tempérament est tout ensemble mélancolique et vif 531:… Plus vous vous livrerez sans mesure pour sortir de vous, et pour en perdre toute possession, plus Dieu en prendra possession à sa mode, qui ne sera jamais la vôtre. Encore une fois, laissez tout tomber, ténèbres, incertitudes, misères, craintes, sensibilité, découragement; amusez-vous sans vous passionner; recevez tout ce que les amis vous donneront de bon, comme un bien inespéré, qui ne fait que passer au travers d’eux, et que Dieu vous envoie. (LSP 166*, après juin 1708)

Voir nos ténèbres, c’est voir tout ce qu’il faut. (LSP 167*)

Portez en paix vos croix intérieures. Les extérieures sans celles de l’intérieur ne seraient point des croix (LSP 189*)

Soyez un vrai rien en tout et partout; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C’est sur le rien qu’il n’y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste jamais, et il n’a point un moi dont il s’occupe. … Je vous aime et vous respecte de plus en plus sous la main qui vous brise pour vous purifier. O que cet état est précieux! Plus vous vous y trouverez vide et privée de tout, plus vous m’y paraîtrez pleine de Dieu et l’objet de ses complaisances. … Vous n’avez qu’à souffrir et à vous laisser consumer peu à peu dans le creuset de l’amour. (LSP 190*)

Tout contribue à vous éprouver; mais Dieu, qui vous aime, ne permettra pas que vous soyez tentée au-dessus de vos forces. Il se servira de la tentation pour vous faire avancer. Mais il ne faut chercher curieusement à voir en soi ni l’avancement, ni les forces, ni la main de Dieu, qui n’en est pas moins secourable quand elle se rend invisible. C’est en se cachant qu’elle fait sa principale opération : car nous ne mourrions jamais à nous-mêmes, s’il montrait sensiblement cette main toujours appliquée à nous secourir. En ce cas, Dieu nous sanctifierait en lumière, en vie et en revêtissement de tous les ornements spirituels; mais il ne nous sanctifierait point sur la croix, en ténèbres, en privation, en nudité, en mort. … Que ne puis-je être auprès de vous! mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je? Dieu le fait invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement à lui, centre de tous les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit tout auprès de vous (LSP 192*, attribution incertaine)

Ce que je vous souhaite au-dessus de tout, c’est que vous n’altériez point votre grâce en la cherchant. Voulez-vous que la mort vous fasse vivre, et vous posséder en vous abandonnant? … Qu’avez-vous donc cherché dans la voie que Dieu vous a ouverte? Si vous vouliez vivre, vous n’aviez qu’à vous nourrir de tout. Mais combien y a-t-il d’années que vous vous êtes dévouée à l’obscurité de la foi, à la mort et à l’abandon? … J’avoue qu’il faut suivre ce que Dieu met au cœur; mais il faut observer deux choses : l’une est que l’attrait de Dieu, qui incline le cœur, ne se trouve point par les réflexions délicates et inquiètes de l’amour-propre; l’autre, qu’il ne se trouve point aussi par des mouvements si marqués, qu’ils portent avec eux la certitude qu’ils sont divins. … Le mouvement n’est que la grâce ou l’attrait intérieur du Saint-Esprit qui est commun à tous les justes; mais plus délicat, plus profond, moins aperçu et plus intime dans les âmes déjà dénuées, et de la désappropriation desquelles Dieu est jaloux. Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple, très directe, très rapide, qui suffit pour agir avec droiture, et pour reprocher à l’âme son infidélité dans le moment où elle y résiste. Mais c’est la trace d’un poisson dans l’eau; elle s’efface aussitôt qu’elle se forme, et il n’en reste rien : si vous voulez la voir, elle disparaît pour confondre votre curiosité. Comment prétendez-vous que Dieu vous laisse posséder ce don, puisqu’il ne vous l’accorde qu’afin que vous ne vous possédiez en rien vous-même? … Vous êtes notre ancienne, mais c’est votre ancienneté qui fait que vous devez à Dieu plus que toutes les autres. Vous êtes notre sœur aînée; ce serait à vous à être le modèle de toutes les autres pour les affermir dans les sentiers des ténèbres et de la mort. (LSP 193*) Pb : née en 1665!

Pour vous, plus vous chercherez d’appui, moins vous en trouverez. Ce qui ne pèse rien n’a pas besoin d’être appuyé; mais ce qui pèse rompt ses appuis. Un roseau sur lequel vous voulez vous soutenir, vous percera la main; mais si vous n’êtes rien, faute de poids, vous ne tomberez plus. On ne parle que d’abandon, et on ne cherche que des cautions bourgeoises. (LSP 198*, attribution incertaine)

Mon état ne se peut expliquer, car je le comprends moins que personne. Dès que je veux dire quelque chose de moi en bien ou en mal, en épreuve ou en consolation, je le trouve faux en le disant, parce que je n’ai aucune consistance en aucun sens. Je vois seulement que la croix me répugne toujours, et qu’elle m’est nécessaire. Je souhaite fort que vous soyez simple, droite, ferme, sans vous écouter, sans chercher aucun tour dans les choses que vous voudriez mener à votre mode, et que vous laissiez faire Dieu pour achever son œuvre en vous. /Ce que je souhaite pour vous comme pour moi, est que nous n’apercevions jamais en nous aucun reste de vie, sans le laisser éteindre. (LSP 203, 1711?)

Comment pouvez-vous douter, ma chère fille, du zèle avec lequel je suis inviolablement attaché à tout ce qui vous regarde? Je croirais manquer à Dieu, si je vous manquais. Je vous proteste que je n’ai rien à me reprocher là-dessus; mon union avec vous ne fut jamais si grande qu’elle l’est. (LSP 490*, attribution incertaine)

Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autres les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés. … excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. (L.1121, 9 janvier 1707)

Le Grand Abbé [de Beaumont] vous dira de nos nouvelles, ma bonne Duchesse. Mais il ne saurait vous dire à quel point mon cœur est uni au vôtre. Je souhaite fort que vous ayez la paix au-dedans. Vous savez qu’elle ne se peut trouver que dans la petitesse, et que la petitesse n’est réelle qu’autant que nous nous laissons rapetisser sous la main de D[ieu] en chaque occasion. Les occasions dont D[ieu] se sert consistent d’ordinaire dans la contradiction d’autrui qui nous désapprouve, et dans la faiblesse intérieure que nous éprouvons. … Regardez la seule main de Dieu, qui s’est servi de la rudesse de la mienne pour vous porter un coup douloureux. La douleur prouve que j’ai touché à l’endroit malade. Cédez à D[ieu]; acquiescez pleinement. C’est ce qui vous mettra en repos, et d’accord avec tout vous-même. Voilà ce que vous savez si bien dire aux autres532. L’occasion est capitale. C’est un temps de crise. O quelle grâce ne coulera point sur vous, si vous portez comme un petit enfant tout ce que D [ieu] fait pour vous rabaisser, et pour vous désapproprier, tant de votre sens, que de votre volonté! Je le prie de vous faire si petite, qu’on ne vous trouve plus. (L.1231, 22 août 1708)

Je vous avoue, ma bonne D [uchesse], que je suis ravi de vous voir accablée par vos défauts et par l’impuissance de les vaincre. Ce désespoir de la nature qui est réduite à n’attendre plus rien de soi, et à n’espérer que de D [ieu], est précisément ce que D [ieu] veut. Il nous corrigera quand nous n’espérerons plus de nous corriger nous-mêmes. … Il s’agit d’être petite au-dedans, ne pouvant pas être douce au-dehors. Il s’agit de laisser tomber votre hauteur naturelle, dès que la lumière vous en vient. … En un mot le grand point est de vous mettre de plain-pied avec tous les petits les plus imparfaits. Il faut leur donner une certaine liberté avec vous, qui leur facilite l’ouverture de cœur. (L.1215, 8 juin 1708)

Jamais lettre, ma bonne et chère Duchesse ne m’a fait un plus sensible plaisir que la dernière que vous m’avez écrite. Je remercie D[ieu] qui vous l’a fait écrire. Je suis également persuadé et de votre sincérité pour vouloir dire tout, et de votre impuissance de le faire. Pendant que nous ne sommes point encore entièrement parfaits, nous ne pouvons nous connaître qu’imparfaitement. … Les personnes qui conduisent ne doivent nous développer nos défauts, que quand D[ieu] commence à nous y préparer. Il faut voir un défaut avec patience. et n’en rien dire au dehors jusqu’à ce que D[ieu] commence à le reprocher au dedans. Il faut même faire comme D[ieu] qui adoucit ce reproche en sorte que la personne croit que c’est moins Dieu qu’elle-même qui s’accuse et qui sent ce qui blesse l’amour. … D[ieu] est dans notre âme, comme notre âme dans notre corps. C’est quelque chose que nous ne distinguons plus de nous, mais quelque chose qui nous mène, qui nous retient et qui rompt toutes nos activités. Le silence que nous lui devons pour l’écouter n’est qu’une simple fidélité à n’agir que par dépendance, et à cesser dès qu’il nous fait sentir que cette dépendance commence à s’altérer. … Je vois par votre lettre, ma bonne Duchesse, que vous êtes encore persuadée que nos amis ont beaucoup manqué à votre égard. … Pour votre insensibilité dans un état de sécheresse, de faiblesse, d’obscurité, et de misère intérieure, je n’en suis point en peine, pourvu que vous demeuriez dans ce recueillement passif dont je viens de parler, avec une petitesse et une docilité sans réserve. Quand je parle de docilité, je ne vous la propose que pour N… [Mme Guyon], et je sais combien votre cœur a toujours été ouvert de ce côté-là. Nous ne sommes en sûreté qu’autant que nous ne croyons pas y être, et que nous donnons par petitesse aux plus petits même la liberté de nous reprendre. (L.1408)

Je ne puis vous exprimer, ma bonne et très chère Duchesse, combien votre dernière lettre m’a consolé. J’y ai trouvé toute la simplicité et toute l’ouverture de cœur que D [ieu] donne à ses enfants entre eux. … Je ne sais point en détail les fautes qu’ils ont faites vers vous. Il est naturel qu’ils en aient fait sans le vouloir. Mais ces fautes se tournent heureusement à profit, puisque vous prenez tout sur vous, et que vous ne voulez voir de l’imperfection que chez vous. C’est le vrai moyen de céder à D[ieu] et de faire la place nette au petit M[aître]. (L.1442, 1er février 1711)

Il y a bien longtemps, ma bonne et chère Duchesse, que je ne vous ai point écrit. Mais je n’aime point à vous écrire par la poste, et je n’ai point trouvé d’autre voie depuis longtemps. … Il suffit d’être dans un véritable acquiescement pour tout ce que Dieu nous montre par rapport à la correction de nos défauts. Il faut aussi que nous soyons toujours prêts à écouter avec petitesse et sans justification tout ce que les autres nous disent de nous-mêmes, avec la disposition sincère de le suivre autant que D[ieu] nous en donnera la lumière. L’état de vide de bien et de mal, dont vous me parlez, ne peut vous nuire. Rien ne pourrait vous arrêter que quelque plénitude secrète. … Pour moi je passe ma vie à me fâcher mal à propos, à parler indiscrètement, à m’impatienter sur les importunités qui me dérangent. Je hais le monde, je le méprise, et il me flatte néanmoins un peu. Je sens la vieillesse qui avance insensiblement, et je m’accoutume à elle, sans me détacher de la vie. Je ne trouve en moi rien de réel ni pour l’intérieur ni pour l’extérieur. Quand je m’examine, je crois rêver : je me vois comme une image dans un songe. … Mon union avec vous est très sincère. Je ressens vos peines. Je voudrais vous voir, et contribuer à votre soulagement. (L.1479, 27 juillet 1711)




MADAME GUYON



LA VIE ET L’OEUVRE

Une vie courageuse

Madame Guyon (1648-1717) surmonte de grandes épreuves avec un dynamisme qui accorde peu de place au « quiétisme » pris au sens ordinaire de paresse. La timidité et le respect des conventions de la jeune femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un esprit de liberté qui affrontent avec intelligence la coalition des structures civiles et religieuses de l’époque. Finalement, après la tempête, demeure chez la vieille dame une vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à une grande liberté. Reprenant sa Vie écrite par elle-même voici quelques éléments biographiques:

   La petite fille est confiée à quatre ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de martyre en leur objectant de manière décidée : « Il ne m'est pas permis de mourir sans la permission de mon père ! » Sa demi-sœur religieuse du côté de son père, si habile qu’il n’y avait guère de prédicateurs qui composât mieux des sermons qu’elle,  l’éveille à la vie de l’esprit. Mais la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs assombrissent cette adolescence.

Elle est mariée à seize ans avec un mari ayant vingt et deux ans de plus et le mariage est malheureux. Elle rapporte dans son autobiographie : « J'eus quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche. » Enfin après douze ans et quatre mois de mariage son mari - qu'elle assista avec constance - lui en est reconnaissant et lui donne « des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas dépendre des gens. »

A trente-deux ans la riche veuve part pour Genève en se détachant de tous biens : « Je donnai dès Paris … tout l'argent que j'avais … Je n'avais ni cassette fermant à clef, ni bourse. » A Gex, proche de Genève, on lui propose l'engagement et la supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles d’origine protestante, mais elle refuse car « certaines abjurations et certains détours ne me plaisaient pas ». 

« Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucuns papiers, sans peine et sans aucun souci de l'avenir », elle compose à Thonon les Torrents : « Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire … Je passais quelquefois les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole ». Elle découvre une autre manière de converser avec son confesseur le P. Lacombe : « J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait … Peu à peu je fus réduite à ne lui parler qu'en silence. » Cette autre manière s’étend à des proches. Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du royaume de Savoie-Piémont, et à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis, de retour en France, à Grenoble.

Agée de trente-huit ans, elle revient à Paris en juillet 1686, peu avant la chute du quiétiste espagnol Molinos en 1685 suivi de sa condamnation romaine (décret de l'Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre religieux firent entendre que le père Lacombe était ami de Molinos ; il est finalement arrêté. Quant à madame Guyon, on lui « signifia que l'on ne voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir; que je serais prisonnière, enfermée seule dans une chambre … au mois de juillet dans une chambre surchauffée. » On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris. Elle se défend vigoureusement.

Libérée, elle quitte le couvent-prison de la Visitation pour habiter « une petite maison éloignée du monde. » Estimée de tous, dont madame de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr. A l'époque madame de Maintenon lui marquait « beaucoup de bontés ». Le duc de Chevreuse lui fait connaître Bossuet, qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même  : il la considère comme « si bonne qu'il lui écrivit qu'il y trouvait une onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la lisant sans perdre la présence de Dieu. »

Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque commence à partir de l'été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son Moyen court est saisi lors d'une visite canonique (mise en scène dans le film "Saint-Cyr" réalisé par  Patricia Masuy et qui reçut le prix Jean Vigo en 2000). Elle se rend spontanément au couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses tandis qu’elle est fort malmenée par l'évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse secrète du Grand Roi ne sont pas encore clairement établies : se mêlent l’attitude de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie spirituelle.

Madame Guyon est finalement saisie de corps et enfermée par lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695).  Les interrogatoires se succèdent, d'une journée parfois. Elle est transférée dans un couvent-prison à Vaugirard constitué spécialement pour l'occasion. La gardienne « venait m'insulter, me dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en colère. » On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé lui dit un jour,  « qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait pas de quoi me faire mourir … défendant, s'il me prenait quelque mal subit comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre. » Après un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.

L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur s'approchant lui dit tout bas : 'On vous perdra'. On la sépare de ses filles de compagnie qui seront maltraitées : « Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans ... L’autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de tant de souffrances, sans que dans sa folie on pût jamais tirer un mot d'elle contre moi … elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son cœur. » On les remplace par « une demoiselle qui, étant de condition et sans biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait trouver quelque chose contre moi. » Les pressions continuent : « M. d'Argenson [selon Saint-Simon une 'figure effrayante qui retraçait celle des trois juges de l'enfer' ] vint m'interroger. Il était si prévenu et avait tant de fureur que je n'avais jamais rien vu de pareil. »  

Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique: « Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté … sans quoi les duretés qu'on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir … Quelquefois, en descendant, on me montrait une porte, et l'on me disait que c'était là qu'on donnait la question. D'autres fois on me montrait un cachot, je disais que je le trouvais fort joli. » 

Agée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24 mai 1703. Durant ses douze dernières années passées en résidence plus ou moins surveillée à Blois, elle reste en relation avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent: « Elle vivait avec ces Anglais [des Ecossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en demandait son avis, elle leur répondait : 'Oui mes enfants, comme vous voulez.' … Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la présence de Dieu auprès d’elle. » Elle meurt en paix à l'âge de soixante-neuf ans, le 9 juin 1717.

Des contraintes

 Le contexte était défavorable par suite de la condamnation romaine de Molinos et, post-mortem, de « pré-quiétistes » par les Inquisitions espagnole et italienne. Ce qui nous surprend n'est pas tant le désastre final apparent, prévisible compte tenu de la disparité des forces en présence, que sa date tardive. En effet la condamnation de Molinos précèdent de dix années l'isolement de Madame Guyon dans une des huit tours de la Bastille.

 Il ne s’agit pas tant d’une querelle d’idées que du trouble créé par une femme dans l’ordre social masculin : simple laïque, elle refuse l’entrée en religion mais dirige des religieux. Bourgeoise, elle détourne les grandes familles du « couvent de la Cour », nom donné par Saint-Simon aux dévots ainsi dévoyés. Bossuet, soucieux de sa carrière, se fait l’exécuteur de l’épouse du roi. Fénelon voudra concilier les extrêmes et tentera d’expliquer l’expérience mystique,  tâche impossible ! Il restera fidèle à l’expérience intérieure qui lui a été révélée et il choisira le parti de son initiatrice. D’autres adopteront un profil bas.

 Pour comprendre ces crises (quiétiste, janséniste, protestante) et leur conclusion amère (condamnation, destruction de Port-Royal, exil ou galères), il faut tenir compte de la mentalité de l’époque : l’adhésion au catholicisme, religion unique après la révocation de l’Edit de Nantes, et l’obéissance à l’oint de Dieu, sont des évidences approuvées par la majorité des sujets du Roi Très Chrétien. Tous se souviennent  des luttes religieuses atroces du siècle précédent. Leur dévotion est maintenant contrôlée par une inquisition  « douce » : celle du confesseur, obligatoire pour tout catholique depuis le concile de Trente, et qui a le droit de connaître le fond des consciences.

Or pour Madame Guyon comme pour tout mystique, son état la rend incapable de mentir ou de biaiser par omission, comme furent obligés de le faire les libertins : le mot d’ordre de Guy de la Brosse, « la vérité et non l’autorité », n’est pas réalisable en pratique (et les ravages occasionnés par le mensonge obligé ont été mis en évidence par R. Pintard, Le libertinage érudit dans la première moitié du XVIIe siècle, 2000). De plus, à ses yeux, chaque événement et chaque personne sont envoyés par ou de Dieu, d’où l’obligation torturante d’obéir au confesseur imposé.

 Le statut féminin de l’époque complique encore la situation : Mme Guyon, veuve demeurée laïque, exerçait une « influence » hors cadre. Elle était ressentie par les clercs comme une concurrence vis-à-vis de leur fonction appuyée sur la discrétion sacramentaire - ils approuvent ou interdisent la communion. Elle fut interprétée comme une résistance plus ou moins cachée, donc suspecte pour le pouvoir civil toujours à la recherche de quelque « assemblée secrète » (protestante ?). Même les moins combatifs sont agacés par l’apostolat de la « Dame directrice » (c'est le nom accolé malicieusement à madame Guyon par monsieur Tronson, l'honnête supérieur de Saint-Sulpice). 

 La réponse de madame Guyon à toutes ces contraintes n'est pas stoïque : son origine est intérieure, trouvant son appui dans la vie mystique, à laquelle se soumet consciemment et entièrement une nature par ailleurs volontaire. Il s'agit de se laisser entièrement conduire par la grâce divine. C'est le sens profond de la « méthode » dite quiétiste, au-delà de la nature particulière d'une oraison dite passive : dans chaque action, dans chaque état de la vie de tous les jours, il « suffit » de s’ouvrir à l'action de la grâce pour en être imprégné. Mais il faut pour cela croire à son existence et pour cela en avoir bénéficié. Madame Guyon, dont la certitude ne s’appuie que sur cette expérience, ne peut guère s'en prévaloir sans être traitée d'illuminée ou accusée d'orgueil. On se moquera à la Cour de la « naïveté » du bon duc de Chevreuse qui en fera état.

Le Quiétisme historique

 Le « Quiétisme » est le nom que prend au dix-septième siècle la résistance de nombreux mystiques dans le monde catholique au primat exagéré des pratiques extérieures (la religion sociale). Il est symétrique de « Piétisme » dans le monde protestant. Des liens s’établiront d’ailleurs entre ces deux mouvances convergeant vers un « christianisme intérieur » sans structure humaine de pouvoir. En témoigneront les échanges entre disciples guyonniens catholiques ou protestants, français, suisses, hollandais, écossais. 

 Lorsque le quiétisme devient une cause controversée après le succès retentissant de la Guia espiritual de Molinos - huit éditions italiennes voient le jour de 1675 à 1685 - un équilibre paraît encore possible, évitant en terre catholique un « crépuscule » des mystiques, terme repris de l'ouvrage de L. Cognet, Crépuscule des Mystiques, 1958. Le pape Innocent XI cherche d’ailleurs un accord  entre « méditatifs » et « contemplatifs ». 

 Le quiétisme méditerranéen était connu de Madame Guyon. Elle  rencontra le mystique Malaval à Marseille. Elle séjourna près d’un an en Piémont, à Turin et dans le diocèse de Verceil, où, en compagnie de son confesseur elle se lia avec l’évêque Ripa : ils entreprirent un apostolat commun : en 1686, le P. Lacombe fit imprimer son Orationis mentalis analysis, Madame Guyon son Explication de l’Apocalypse, l’évêque Ripa son Orazione del cuore facilitata.

 Madame Guyon arrive à Paris en 1686 dans un cadre religieux troublé. Car la situation favorable à Molinos s'est détériorée assez brusquement, tout comme avait été rapide son ascension. Emprisonné depuis le 18 juillet 1685, sa Guia fut condamnée par l’Inquisition espagnole le 24 novembre suivant. Suivra la condamnation à Rome post-mortem du « pré-quiétiste » mystique Jean de Bernières (1602-1659), l'auteur français d'un célèbre Chrétien intérieur. Or on n’ignorait pas à l’époque son influence sur le cercle de Montmartre créé par son disciple, le confesseur Jacques Bertot (1620-1681). C'est ce même cercle parisien que va animer la Dame directrice à son retour de voyage…

Le Quiétisme mystique

 Tout ce combat pour quelles « idées » ? Que recouvre pour les critiques français l’étiquette de quiétiste ? Les protagonistes de la querelle ont comme perspectives la question de la cessation des actes, et celle de l'absence possible de toute pensée pendant l’oraison. C’est alors que l’inaction prend son sens moderne de perte de temps, alors qu'il s'agit d'action intérieure mystique, in-action. Les uns, s’attachent à une représentation intellectuelle, les autres, dans la tradition  transmise par Benoît de Canfeld (1562-1610), font intervenir la volonté, la fine pointe de l’âme chère à François de Sales (1567-1622), ou « cœur », siège de la volonté :

  « Mme Guyon met l'oraison du coeur au-dessus de « l'oraison de seule pensée » [dans son Moyen court] car la pensée est discontinue, l'esprit ne pouvant penser à une chose qu'en cessant de penser à une autre, tandis que l'oraison du cœur n'est point interrompue ... tandis que Bossuet s'oppose, comme Nicole, à une foi nue et à un amour qui ne reposerait sur une connaissance, tout en refusant à la fois un retour sur soi et un retour sur une simple présence de Dieu. Les « actes intérieurs » sont produits par l'attention, et, selon Bossuet, disposent à l'attention… » [Article « Quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité, par J. Le Brun, col. 2820 sv.]

 Au niveau sémantique, quiétisme renvoie donc à « l’oraison de quiétude » qui se distingue de « l’oraison discursive ». Le disciple mystique défenseur de Jean de la Croix éclaire ces points :

  « La contemplation est parfaite, elle s'exerce non seulement au-dessus de la raison, mais aussi sans appui sur elle, lorsque l'entendement connaît par la lumière divine les choses que n'atteint aucune raison humaine … Beaucoup de contemplatifs pratiquent le premier point, c'est-à-dire abandonner tous les actes de la raison, se dépouiller de toutes les similitudes de la connaissance naturelle, et entrer sans tout cela en l'obscurité de la foi comme Moïse dans la nuée qui recouvrait le sommet de la montagne ; mais se reposer là comme lui en totale quiétude d'esprit, bien rares sont ceux qui s'y adonnent : au contraire, en cette obscurité, l'intention de leur esprit est appliquée à la connaissance, leur entendement cherchant à toujours reconnaître son propre acte, quand même serait-ce en cette obscurité de foi. Et cette démangeaison et ce mouvement qui consiste à vouloir reconnaître toujours son propre acte en y inclinant l'intention de l'esprit, s'opposent à ce que nous avons vu par ailleurs de la doctrine de saint Denys : non seulement l'entendement doit abandonner toutes les choses créées et leurs similitudes, mais il doit aussi s'abandonner lui-même en se mettant en quiétude quant à toute son opération active, aussi élevée soit-elle, afin d'être mû par Dieu sans attache ni résistance de sa part. » [José de Jésus-Maria Quiroga, 1562-1629, Apologie mystique…, Chap. 6,  « Où l'on expose plus à fond cette quiétude de la contemplation…].

 L’opposition naît de la variété des expériences intérieures qui se situent à divers niveaux. Certains analystes modernes s’attachent à distinguer entre les couches successives de conscience atteintes par des « plongées » plus ou moins actives et profondes (avec le risque de se limiter à l’humain décrit au niveau conscient ou approché au niveau de ses rêves). Le mystique y voit des reflets traduisant une lente évolution intérieure rendue possible lorsque s’exerce une influence qui se situe au-delà de l’humain : la grâce divine.

Allant au-delà de la distinction entre des types d’oraison, il s'agit d'inclure toute la vie, aussi bien extérieure qu’intérieure. Un grand calme déborde peu à peu des temps d’oraison, signe de l'imprégnation par la grâce, qui est une émanation de l’amour divin par in-action. Alors l’attention aux expériences, aux étapes, aux ruptures, laisse place à l’état de grand large, le vaisseau ayant atteint l’océan sans rivage. Madame Guyon décrit finalement un tel « état apostolique » :

  « Cet état néanmoins n’est point une sortie de la créature au dehors pour parler, agir et produire les effets de la vie apostolique. L’âme n’y a point de part : elle est morte et très anéantie à toute opération. Mais Dieu, qui est en elle essentiellement en Unité très parfaite où toute la Trinité en distinction personnelle Se trouve réunie, sort Lui-même au-dehors par Ses opérations : sans cesser d’être tout au-dedans  et sans quitter l’unité du Centre, Il se répand sur les puissances… » [Discours Chrétiens et Spirituels surla vie intérieure…, 1716 : tome II, n°65 sur l’état Apostolique.]

Une oeuvre préservée et d'influence souterraine

 L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon provient non seulement de leur valeur intrinsèque mais également de leur excellente préservation. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès - les « rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 - puis furent copiés par des membres du cercle qu'elle animait et enfin préservés. En fait on possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d'écrits de jeunesse qu'elle n'a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la survie de son œuvre écrite. L'essentiel du corpus vient récemment d’être rendu de nouveau accessible : on se reportera à la Bibliographie qui termine cette page web.

 L'influence de l'oeuvre demeura souterraine pour plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Ecossais, Hollandais, Suisses - qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir - n’est-il pas détestable ? vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la messe ni les sacrements.

 Il s’agit plus intimement de l’appréciation difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points délicats ne sont pas atténués par une appartenance religieuse, comme cela fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d'enseignement assumé par des clercs - dont quelques-uns s'emparent parfois indûement du rôle de médiateur réservé à Jésus-Christ.

La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine « étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits Chavannes, Masson,  Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de l'abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux érudits.

Son très large spectre

 L’expérience intime, l’enseignement qui constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces domaines distincts. 

 En premier lieu, les témoignages de sa vie et de son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera ensuite. Elle demeurerait ensuite , dit-on, « bavarde » : en fait cette abondance est liée à l'irruption toute moderne de la dimension subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.

 En second lieu, un enseignement est mis en forme dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du « petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. A leur décharge, les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au siècle des lumières sous une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.

 En troisième lieu, un recours aux Traditions confrontées avec l’expérience intérieure ont conduit aux très amples Explications de l’Ecriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.

Un enseignement qui couvre la carrière mystique

 On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques, sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur plusieurs années :

 La découverte de l’intériorité, accompagnée d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extra-ordinaire a toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle directe aux croyances.

 De longues années de désappropriations correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de « purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-même » délivré de ses défauts !  Le « nous-même » ne pourra subsister. Sera-t-il transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison classique de la  goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle, même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure, comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20].  Des épreuves sont fréquentes durant cette longue période - sans lesquelles l’amour propre ne serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur amour. 

 Cette naissance à une vie nouvelle peut très exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie  « apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur discours qui compte - il ne pouvait être entendu physiquement en diverses langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur  à travers les mots et qui peut aussi bien être transmis en silence.

Anthologie

 Il est prématuré de structurer les quelques extraits qui suivent selon un schéma préétabli : madame Guyon s’en était bien gardée lorsqu’elle rassembla des textes mystiques dans ses Justifications en 67 « clés » constituant en quelque sorte un glossaire spirituel. Nous suivons ici une séquence au fil d'oeuvres prises dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par elle-même,  plus largement dans les Discours qui concernent la vie intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce, l'enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître » et médiateur Jésus, forment une tresse.

Moyen court

Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant même le début de l'apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à Lyon, Paris, Rouen, avant d'être repris par l'éditeur protestant Pierre Poiret - au total 7 éditions se succèdent jusqu'en 1720. Seul texte normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :

 Après s'être mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose de substantiel et s'arrêter doucement dessus non avec raisonnement mais seulement pour fixer l'esprit, observant que l'exercice principal doit être la présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l'esprit que pour l'exercer au raisonnement [Chapitre II].

Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car « le Royaume de Dieu est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens, comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin [Ch. III].

Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » : Si je suis tourné vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu'à ce que je sois parfaitement converti, j'ai besoin d'actes pour me tourner vers Dieu [Ch. XXII, §2].

Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la grâce :

Lorsque le vaisseau est au port, les mariniers ont peine à l'arracher de là pour le mettre en pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu'ils veulent aller. Lorsque l'âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de l'attirer au-dedans, l'éloignant peu à peu de son propre port…

Lorsque le vaisseau est tourné de la sorte […] plus il s'éloigne de la terre, moins il faut d'effort pour l'attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau s'éloigne si fort qu'il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le pilote ? Il se contente d'étendre les voiles et de tenir le gouvernail.

Torrents

 Les Torrents décrivent le parcours mystique à l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes, qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente - Madame Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.

 La lente purification ou « mort » mystique mène à la vie divine sans limitation visible :

  Chapitre 7.

  5. Ce degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente années à moins que Dieu n'ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l'âme son impureté [impureté foncière, qui est l'effet de l'amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu'il vous plaira : vous nettoierez le dehors mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l'éponge pour en exprimer toute l'ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C'est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme d'une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu'il y a de plus caché.

  Chapitre 9.

  5. Il faut remarquer que comme elle n'a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n'est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense …

  6. Cette vie divine devient toute naturelle à l'âme. Comme l'âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend rien, n'en distingue rien. Il n'y a plus d'amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d'elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu'elle n'est plus, ne subsiste et ne vit plus qu'en lui.

 Vie par elle-même

 Cette autobiographie fut rédigée tout au long de la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d'un récit toujours proche des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :

  3.21. L’état simple et invariable  [dernières pages de la troisième partie de la Vie].

  Dans ces derniers temps je ne puis parler que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et invariable. …  Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c'est que Dieu est infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu'il renferme en soi tous les biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m'a fait des grâces capables de sauver un monde, et que peut-être j'ai tout payé d'ingratitude. Je dis peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu, je n'ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d'un état toujours le même, sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j'en ai, est égale pour moi à l'état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l'immense, et je ne puis ni vouloir, ni penser. … Décembre 1709

Discours

 Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers, catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituelsqui concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant pour notre époque mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques [dans cette foule on aperçoit le francicain Bernardino de Laredo auteur de la Subida del Monte Sion précédant Jean de la Croix auteur de la Subida del Monte Carmelo…] :

  1.01 De deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures  [1.01 : premier opuscule ou discours du premier volume de Discours].

  …comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui traversent de temps en temps leur chemin...

 L’amour est le « moyen » utilisé pour connaître Dieu, dans la tradition de la mystique « affective » mais non sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation vers Dieu :

  1.49 Divers effets de l’amour.

  … Plus il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que, quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort, pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand, plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.

 Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement « mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu lui-même qui agit :

  1.53 Du repos en Dieu.

  … Pour aimer Dieu comme Il le mérite … il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau [Des Noms Divins, chap. 4] … C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer. L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité, l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.

  … Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites, les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour, d’affections, de toute action quelle qu’elle soit, pour recevoir purement l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.

  1.60 Différence de la sainteté propriétaire et de la sainteté en Dieu.         

  Vous me demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté, elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.

  ... Ceux en qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…

 La voie mystique n’est pas une voie de facilité, même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de soi-même :

  1.62 De la Foi pure et passive, et de ses effets.

  Aussi est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu, elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.

 Mais auparavant un long chemin aura été parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage est menée sans concession jusqu’à son terme : 

  2.15 Différence de la foi obscure à la Foi nue.

  Vous demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour. Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle occasion d’exercer votre confiance.

  La nuit vient : vous craignez de vous égarer mais vous vous confiez à votre pilote, qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ; mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable, lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.

  Quelle transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche. On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre jamais.

  Mais qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse qu’elle n’était dans le vaisseau… 

 Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.

 2.25 Variété et uniformité des opérations de Dieu dans les âmes [2.25 : vingt-cinquième discours du deuxième volume de Discours].

  La conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a droit de le faire.

  … Son opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les obstacles. 

  3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et sa conduite [3.11 : onzième discours publié au tome cinquième de Lettres, 1768].

    Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ; et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire qui le fera en l’autre.

  Alors il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de nouveau : Emitte  Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem terræ [Ps 104, 30 : « Envoyez votre esprit et ces choses seront créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]

  Mais cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au pouvoir de Dieu et à sa volonté...

Correspondance

  Des lettres furent le moyen second utilisé par Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Ecossais Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne qui concluera cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous trouvons parfois l’affirmation :

  À Fénelon.  21 juin (?) 1689.

  … Il a permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17, 22].

 Ces communications parurent extravagantes à la fin du XVIIe siècle cartésien. Elles sont attestées, mais de façon voilée, par de nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure entre ce monde visible et sa totalité ; madame Guyon a recours aux hiérarchies de Denys, auteur traditionnellement invoqué par les mystiques, et aussi, cartésienne et moderne, au mystère de l’aimant, pour suggérer la plausibilité de telles circulations d’amour divin – il s’agit simplement de reconnaître l’efficace de la prière :

  Au duc de Chevreuse.  Octobre 1693.

  La main du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent, ressentent cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par elle les autres cœurs.

 Puis madame Guyon utilise l’image souple de l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait chez certaines religieuses imaginatives :

  A Bossuet. Vers le 10 février 1694.

 ... Plus les choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité, elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune. 

 Mais Bossuet ne comprend pas.
Suivront de longues périodes d'enfermement suivi d'un rétablissement progressif.
Dans les toutes dernières années la vieille dame prépare l'avenir auprès de disciples "cis" - français - et "trans" - étrangers :

 Madame Guyon doit parfois mettre un terme à certaines pratiques, que l’on retrouve à toute époque, et aujourd’hui dans certaines techniques empruntées sans discrimination,  lorsqu’elles font appel à un effort de concentration juste à l’opposé de l’abandon à la providence divine :  

  À Milord Duplin. Vers 1714.

 ... Ce que vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la connaissance du démon et de l’amour propre.

  À Lord Deskford. 15 avril 1715.

 ... Ce que j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé, mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté vers son divin Objet. 

Comment prier, comment se détacher - sans pour cela quitter le monde -, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :

Au baron de Metternich. Vers 1715.

... Demeurez simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.

... Ce que vous devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile … Une des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux, parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière...

... Vous dites que vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène. Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme : vous vous laisseriez conduire…

 Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu [D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].

 Monsieur, Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement gagnée, ou parce que notre amour propre la cause … Lors donc que toutes ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en suit point d’autre...

 ... Ceci, loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.

 Lettre [D.3.74].

On m’a lu votre lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus, car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage...

 Une mise en garde vis-à-vis du « sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, - considérés comme des martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui firent le tour d’Angleterre et d’Ecosse, inspirés par les annonces publiques des prophètes de l’Ancien Testament -, confirme le caractère sobre de Madame Guyon :

 Lettre [D.2.111].

 Il y a deux sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le dernier. … N'allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d'abord et ne laisse nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce qu'il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n'êtes pas par état dans la pure lumière de Dieu, et qu'il s'en faut bien, vous ferez souvent des fautes là-dessus. Mais à force d'en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là, tout est méprise.

 Lettre [D.4.124].

 … Le règne de Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit  Saint, étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela [les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons vrai recueillement n'occupe point la tête, mais c'est une tendance du cœur, ou plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de son Dieu, à L'aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se passe dans l'esprit et en est comme entièrement séparée.

 Vous pouvez tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu'il est bien éloigné de consister en ces choses. L'état de ces prophètes ne peut donner ce qu'on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j'appelle silence intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu'il ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu'une personne même qui possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune marque d'agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s'agitera jamais. Saint Jean dit en l'Apocalypse qu'il se fit un grand silence au ciel [Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l'âme, il se communique jusqu'au dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l'un, que nous faisons nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce silence, quoique bon, n'est pas pareil à : 2° l'autre silence qui vient [du silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier, c'est nous qui nous taisons ; dans le second, c'est l'amour qui fait taire, et l'âme sent bien que, lorsqu'elle veut parler, elle s'arrache à un je ne sais quoi qui l'attire au-dedans d'elle-même…

 Nous terminons cette évocation de la voie mystique servie par Madame Guyon par deux lettres qui ne sont pas d’elle. La première, « en amont », lui est  adressée par Monsieur Bertot, le prêtre mystique qui la dirigea lorsqu’elle était encore mariée ; la suivante, « en aval », provient d’une « simple paysanne » qui résume l’enseignement de tous, en rapportant tout à l’amour :

 De Bertot. De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible. [Lettre écrite avant avril 1681. Publiée comme conclusion dans : Le Directeur Mystique…, 1726].

 Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

 … Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’Il voudra pour le temps et pour l’éternité … Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.

 La lettre suivante d’une personne simple (on a cependant peine à l’attribuer sans retouches à une simple paysanne) fut placée intentionnellement à la fin de la correspondance de madame Guyon éditée en cinq volumes par Dutoit, pour bien souligner l’indépendance de la vie mystique vis-à-vis de toute condition :

 Lettre d’une paysanne à Madame Guyon.

 … L’amour tient lieu de tout, il ne m’apprend autre chose que la vérité, qui est au- dessus de moi et hors de moi. Oui, Amour, tout ce que l’on me peut dire regarde l’âme, et vous m’avez chassée hors d’elle. Vous y tenez lieu de tout, et je ne puis m’arrêter en aucun autre objet qu’en vous seul. O divin Amour ! Vous êtes tellement seul que je ne sais pas si j’ai une âme. Mon unique et pur Amour a délaissé et oublié l’âme : il n’y a temps et lieu que pour lui. Je me soucie autant de toi, ô âme, comme d’une paille … Oh ! qu’on ne me parle plus de l’âme ni de tout ce qui la concerne ! Je ne sais plus autre chose que mon Amour ; et il me semble que tout y est tellement Lui, qu’il y a une impossibilité morale de pouvoir plus regarder ni penser à son âme, mais bien à ce seul et unique Amour, et à cet objet de pureté.

 Mais de dire ce qui occupe, et comme l’on est occupé, c’est ce qui ne se dira jamais. Je n’ai rien de distinct ni de particulier : c’est un objet où tout est un, sans aucune distinction ni discernement. Il n’y a rien en Dieu de particulier, tout y est un, mais silence à toute expression ! Silence à toute intelligence ! Silence pour toute parole ! Je commence de rendre compte de la vérité dont je suis certaine, qui est Dieu, et de Son divin amour, qui est tout mien et qui est tout moi, en disant que je ne puis rien dire. Et je finis en disant que je n’en dirai rien.

  Une ouverture sur le quiétisme

  La littérature spécialisée est pléthorique mais fut rarement objective compte tenu des enjeux de pouvoir. La « question du quiétisme » est à reprendre car le dossier des sources n'est établi que depuis peu - en premier lieu par les éditions commentées des Correspondances de Guyon et de Fénelon - tandis que les passions sont aujourd’hui calmées.

  En première introduction « au quiétisme » on se reportera à la notice située à la fin du second tome de l’édition des Œuvres de Fénelon dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui présente également sa Métaphysique des saints, texte fondamental traduisant le point de vue du cercle guyonnien. En second lieu on aura recours aux très larges articles « Quiétisme » du Dictionnaire de spiritualité couvrant l’historique dans les trois grand pays catholiques européens : Espagne, Italie, France.

  Puis on pourra prendre le temps de méditer les textes originaux qui ont été le plus souvent négligés : Guyon, Fénelon en tant que directeur spirituel, les précurseurs dont Bernières et Bertot, les successeurs dont Milley et Caussade encore proches de Guyon. Leurs successeurs plus récents restent à redécouvrir pour mieux rendre compte du vécu difficile de la mystique en terres catholiques.

















Les TORRENTS533



«Mes jugements [pour purifier les âmes de leurs péchés] se manifesteront comme de l’eau, et ma justice en façon d’un gros torrent.»

Lettre de l’auteur à son confesseur servant de préambule. Vive Jésus, Marie, Joseph !  C’est en leurs noms et pour obéir à Votre Révérence, que je vais commencer à écrire ce que je ne sais pas moi-même, tâchant autant qu’il me sera possible de laisser conduire mon esprit et ma plume au mouvement de Dieu, n’en faisant point d’autre que celui de ma main. Mais comme mes infidélités, et la pente naturelle que nous avons à mêler ce qui est nôtre à ce que Dieu fait, pourrai [en] t bien m’engager, sans le vouloir, à mêler mes atomes et mes impuretés parmi les rayons divins, j’espère que Notre Seigneur vous les fera distinguer, et que cette impureté ne pouvant s’allier au soleil, servira à le mieux découvrir, et à faire connaître davantage sa pureté. Je reconnais donc que tout ce qui se trouvera de bon, sera de Notre Seigneur, n’y ayant moi-même aucune part, puisque, lorsque je commence à écrire, je ne sais point ce que je dois écrire; et que même s’il me venait des pensées sur cela, je les regarderais comme des distractions, et l’attention que j’y ferais, comme des infidélités notables. Tout ce qui se trouvera de gâté, sera mon propre : et comme je sais que c’est à votre lumière, mon très cher Père, que ceci sera exposé, j’écris simplement et sans retour ce qui me viendra dans l’esprit, laissant à Votre Révérence le soin de séparer le vil du précieux, l’humain du divin, et l’erreur de la vérité.

PREMIÈRE PARTIE

Chapitre I. Divers retours de l’âme à Dieu.

1. Sitôt qu’une âme est touchée de Dieu et que son retour est véritable et sincère, après la première purgation que la confession et la contrition ont faite, Dieu lui donne un certain instinct de retourner à Lui d’une manière plus parfaite et de s’unir à Lui. Elle sent alors qu’elle n’est pas créée pour les amusements et les bagatelles du monde, mais qu’elle a un centre et une fin où il faut qu’elle tâche de retourner et hors de laquelle elle ne trouve jamais de véritable repos.

2. Cet instinct est mis dans l’âme d’une manière très forte : en quelques âmes plus, et en quelques autres moins, selon les desseins de Dieu; mais elles ont toutes une impatience amoureuse de se purifier, et de prendre les voies et moyens nécessaires pour retourner à leur source et origine, semblables aux rivières, qui, après qu’elles sont sorties de leurs sources, ont une course continuelle pour se précipiter dans la mer. Vous voyez même que de toutes ces rivières les unes vont gravement et lentement, et les autres vont avec plus de vitesse; mais il y a des fleuves et des torrents qui courent avec une impétuosité effroyable et que rien ne peut arrêter. Toutes les charges que vous pourriez leur donner, et les digues que vous pourriez mettre pour empêcher leur cours, ne serviraient qu’à en redoubler la violence.

3. Il en est ainsi de ces âmes. Les unes vont doucement à la perfection, et elles n’arrivent jamais à la mer, ou que très tard, se contentant de se perdre dans quelque rivière plus forte et plus rapide, qui les entraîne avec elle dans la mer; les autres, qui sont les secondes, y vont plus fortement et plus promptement que les premières. Elles y portent même avec elles quantité de ruisseaux; mais elles sont lentes et paresseuses en comparaison des dernières, qui se précipitent avec tant d’impétuosité, qu’elles ne sont même bonnes à guère de choses. On n’ose naviguer sur elles, ni leur confier aucune marchandise, si ce n’est en certains endroits et en certains temps. C’est une eau folle et téméraire, qui se bat contre les rochers, qui effraie de son bruit, et qui ne s’arrête à rien; les secondes au contraire, sont plus agréables et plus utiles : leur gravité plaît, et elles sont toutes chargées de marchandises; et on y va sans crainte et sans péril.

Il faut voir avec l’aide de la grâce ces trois sortes de différentes personnes sous ces trois figures que j’ai proposées, et commencer par les premières pour heureusement finir par les dernières.

Chapitre II. Voie active de la méditation.

1. Les premières âmes sont celles qui, après leur conversion, s’adonnent à la méditation, ou aux œuvres mêmes de charité; elles font quelques austérités extérieures; enfin elles tâchent peu à peu de se purifier, d’essuyer certains péchés notables, et même des véniels volontaires. Elles travaillent selon leurs petites forces à avancer peu à peu, mais faiblement et petitement.

2. Comme leur source n’est pas abondante, la sécheresse les fait quasi tarir. Il y a des endroits même dans les temps d’aridité où elles se dessèchent tout à fait. Elles ne laissent pas de couler de la source; mais c’est si faiblement qu’à peine s’en aperçoit-on. Ces rivières ne portent point ou peu de marchandises; et si, pour le besoin public, il faut leur en faire porter, il faut en même temps que l’art supplée à la nature, et trouver le moyen de les grossir, ou par la décharge de quelques étangs, ou par le secours de quelques autres rivières de même espèce, que l’on joint et unit à elles, lesquelles rivières jointes ensemble augmentent l’eau et, se secourant les unes les autres, se mettent en état de porter quelques petits bateaux, non dans la mer, mais dans quelques-unes de ces maîtresses rivières dont nous parlerons ci-après.

3. Ces âmes-ci sont ordinairement peu appliquées au-dedans. Elles travaillent au-dehors, et ne sortent guère de la méditation, aussi ne sont-elles pas propres à de grandes choses. Elles ne portent point pour l’ordinaire de marchandises : cela veut dire qu’elles n’ont rien pour les autres; et Dieu ne se sert ordinairement de ces âmes si ce n’est pour porter quelques petits bateaux, c’est-à-dire pour quelques œuvres de miséricorde corporelle : encore pour s’en servir, il leur faut décharger des étangs des grâces sensibles, ou les unir à quelques autres dans la religion, où plusieurs d’une grâce médiocre ne laissent pas de porter un petit bateau, non dans la mer même, qui est Dieu, où elles n’entrent jamais dans cette vie, mais bien dans l’autre.

4. Ce n’est pas que ces âmes ne se sanctifient par cette voie. Il y a même quantité de bonnes âmes qui passent pour très vertueuses, qui ne la passent pas, Dieu leur donnant des lumières conformes à leur état, et qui sont quelquefois très belles, et font l’admiration des spirituels ordinaires. Il y a même quelques-unes de ces âmes qui à la fin de leur vie reçoivent quelques lumières passives, selon la fidélité qu’elles ont eue dans leur voie; mais pour l’ordinaire elles ne sortent point d’elles-mêmes : toutes leurs grâces et leurs lumières, étant d’une manière créée, je veux dire proportionnées à leur capacité, sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs; et plus ces mêmes lumières sont distinguées, aperçues et accompagnées de ferveurs, plus elles s’y attachent, et ne trouvent rien de plus grand en cette vie.

5. Les plus favorisées de ces âmes pratiquent la vertu avec beaucoup de générosité. Elles ont mille inventions saintes et mille pratiques pour se porter à Dieu et pour demeurer en sa présence. Le tout cependant se fait par leurs propres efforts, aidés et secourus de la grâce. Mais dans ces âmes, leur opérer paraît excéder celui de Dieu, et celui de Dieu ne fait que concourir avec le leur.

6. Je crois que qui voudrait porter ces âmes à une oraison plus élevée n’y réussirait pas pour plusieurs raisons. La première est que, comme ces âmes n’ont rien de surnaturel qu’à mesure de leur travail, si vous leur ôtez leur travail, vous empêchez le cours des grâces, semblables à ces pompes qui ne donnent de l’eau qu’à mesure qu’elles sont agitées. Vous remarquerez même en ces âmes une grande facilité à raisonner, à s’aider de leurs puissances, une activité toujours vigoureuse et forte, un désir de faire toujours quelque chose de plus et de nouveau pour se perfectionner; et dans les sécheresses, une anxiété pour s’en défaire, aussi bien que de leurs défauts.

7. Ces âmes ont beaucoup de hauts et bas. Tantôt elles font merveille, d’autres fois elles languissent et rampent, et elles n’ont jamais une conduite unie; d’autant que le principal de leur oraison étant dans les puissances, lorsque ces puissances sont desséchées, soit faute de travail de leur part, soit faute de correspondance de la part de Dieu, elles tombent dans le découragement, ou bien elles s’accablent d’austérités et d’efforts pour retrouver par elles-mêmes ce qu’elles ont perdu. Elles n’ont jamais, comme les autres âmes, une profonde paix ni le calme dans leurs distractions; au contraire elles sont toujours alertes pour les combattre ou pour s’en plaindre. Elles sont pour l’ordinaire scrupuleuses, entortillées dans leurs voies, à moins qu’elles n’aient l’esprit d’une force assez raisonnable.

8. Il ne faut donc pas porter ces âmes à l’oraison passive : car ce serait les ruiner sans ressource, leur ôtant les moyens d’avancer vers Dieu. Car comme une personne qui serait obligée de voyager et qui n’aurait ni bateaux ni carrosses, ni aucunes autres voies que celle d’aller à pied, si vous lui ôtiez les pieds, vous la mettriez hors d’état d’avancer. De même ces âmes, si vous leur ôtiez leur opérer, qui est leurs pieds, elles n’avanceraient jamais.

9. Et je crois que c’est ce qui fait aujourd’hui les contestations qui arrivent parmi les personnes d’oraison. Celles qui sont dans la passive connaissant le bien qui leur en revient, y voudraient faire marcher tout le monde; les autres au contraire, qui sont dans la méditation, voudraient borner tout le monde à leur voie, ce qui serait une perte et un dommage qui ne se peut dire. Que faut-il donc faire? Il faut prendre le milieu et voir si les âmes sont propres à une voie ou à l’autre.

10. Le directeur expérimenté le pourra connaître par l’opposition qu’elles ont à demeurer en repos et à se laisser conduire par l’Esprit de Dieu, par un fourmillement de fautes et de défauts dans lesquels elles tombent sans quasi les voir ou les connaître; ou, si ce sont des personnes d’une sagesse et prudence humaines, par une certaine adresse à couvrir et à elles et aux autres leurs défauts, par une attache à leurs sentiments et par quantité de fautes que l’on ne peut expliquer et que le directeur expérimenté connaîtra.

Les faut-il donc laisser toute leur vie dans le raisonnement? Je crois que si elles sont assez heureuses que de trouver un directeur habile, il ne laissera pas de les faire bien plus avancer : et un nombre infini d’âmes qui ne croient être propres que pour la méditation, arriveraient à la perfection la plus consommée si elles trouvaient un directeur avancé. Et tant s’en faut qu’un directeur de grâce leur nuise : il leur servira infiniment, les faisant marcher selon toute l’étendue que Dieu veut d’elles, ne prévenant pas la grâce ni ne différant pas de la suivre, mais la secondant et y faisant correspondre, au lieu qu’un directeur d’une grâce commune arrête les âmes, empêche qu’elles n’avancent, et se les approprie.

11. Le directeur expérimenté portera donc ces âmes-ci à faire moins de raisonnements et plus d’affections : il les dénuera peu à peu de leur raisonnement, y substituant les bonnes affections en la place; et s’il voit ces âmes peu à peu se simplifier et goûter plus l’affection que le raisonnement, le raisonnement tarissant peu à peu, c’est une marque qu’il y a quelque chose à faire dans ces âmes pour le spirituel.

12. Il faut remarquer cependant que si le raisonnement tarissait par la faiblesse du sujet et que ces âmes se sentissent portées non à aimer, mais seulement à ne rien faire par une stupidité et fainéantise, il faut les porter à s’exercer. Si elles ne le peuvent pas par l’entendement, du moins par l’affection et la volonté, car les âmes qui commencent à se dessécher par grâce ne sont pas plus imparfaites plus elles se dessèchent : au contraire elles ont un instinct de se poursuivre elles-mêmes pour se combattre et de poursuivre la lumière pour la retrouver et la suivre. Il faut donc les aider et les porter, non à se dénuer, mais à se remplir plus la volonté que l’entendement. Il ne faut pas les porter à se reposer, mais à courir de toutes leurs forces selon leur petit pouvoir jusqu’à ce qu’il plaise à Dieu de soulager leur travail et leur marcher par quelque voiture, ou plutôt, suivant ma première comparaison, jusqu’à ce que ces petites rivières faibles trouvent le fleuve ou la grande rivière, qui les reçoit dans son sein et les porte dans la mer.

13. Je ne sais pourquoi l’on crie si fort contre les livres spirituels et les personnes qui écrivent et parlent des voies intérieures. Je soutiens que cela ne peut nuire, si ce n’est à quelques âmes qui veulent se perdre pour leur plaisir, à qui non seulement ces choses nuisent, mais tout le reste, semblables aux araignées qui convertissent les fleurs en venin. Mais aux âmes humbles et désireuses de leur perfection, cela ne leur peut nuire, d’autant qu’il est impossible qu’une âme puisse les comprendre et en faire usage si le don ne lui en est donné; et quelques lectures qu’elles puissent faire, elles ne peuvent se figurer des états qui, étant surnaturels, ne peuvent tomber sous l’imagination, mais bien sous l’expérience. Et de plus, quand la personne voudrait se tromper elle-même et se servir des termes qu’elle aurait lus, le directeur habile dans les interrogations qu’il lui ferait, verrait bien la tromperie. De plus l’état d’une âme dans un degré en suppose toutes les suites, et la perfection va d’un pas égal avec l’avancement intérieur.

Ce n’est pas qu’il n’y ait des âmes avancées dans l’oraison qui auront des défauts en apparence plus grands que des âmes communes; mais ils ne sont pas de même ni quant à la nature ni quant à la qualité.

14. La seconde raison pourquoi je dis que ces livres ne peuvent faire de mal, c’est qu’ils portent avec soi tant de morts, de détachements, tant de choses à vaincre et à détruire que l’âme n’aurait jamais assez de force pour l’entreprendre si son intérieur n’est vrai. Et quand même elle l’entreprendrait, elle aurait par ses seules pratiques l’effet de la méditation, qui n’est que de travailler à se détruire. Toute la différence est que l’âme n’agirait pas par un principe divin, mais seulement vertueux : ce que le directeur expérimenté découvrirait.

15. C’est pourquoi une âme ne doit jamais se conduire elle-même, ni craindre d’avoir un directeur trop éclairé. C’est se vouloir tromper soi-même que d’en vouloir chercher un autre; et par une lâcheté de courage vouloir borner l’Esprit de Dieu en bornant sa perfection à telle ou telle chose.

Ce que je conclus de cela, c’est qu’il faut toujours choisir le directeur le plus spirituel, qui en quelque degré que l’on soit, servira; et que Dieu vous accordera, ô vous qui n’espérez rien de surnaturel, par cet homme qui Lui est cher, ce qu’Il ne vous accorderait pas à vous-même.

16. Mais pour ces directeurs qui s’approprient les âmes, qui les veulent conduire à leur mode et non à celle de Dieu, qui veulent donner des bornes à ses grâces et poser des limites pour les empêcher d’avancer, pour ces directeurs, dis-je, qui ne connaissent qu’une voie et qui y veulent faire marcher tout le monde, les maux qu’ils font aux âmes sont sans remède, parce qu’ils les tiennent arrêtées tout le temps de leur vie à certaines choses qui empêchent Dieu de se communiquer infiniment. Quel compte ne leur faudra-t-il pas rendre de ces âmes? S’ils n’ont pas de lumière pour les conduire, que ne les laissent-ils aller à d’autres maîtres plus avancés? Ils devraient avoir assez de charité pour le leur conseiller eux-mêmes.

Il me semble qu’il faudrait agir dans la vie spirituelle comme l’on fait dans l’école : on ne retient pas toujours les écoliers dans une même classe; on les fait passer dans d’autres plus élevées et les maîtres de sixième et de cinquième ne s’ingèrent pas de montrer la philosophie. O sciences humaines, vous êtes si peu de chose et l’on ne laisse pas de prendre tant de précautions! O science mystique et divine, vous êtes si grande et si nécessaire; et cependant on vous néglige, on vous borne, on vous contraint, on vous violente! O n’y aura-t-il jamais une école d’oraison! Hélas, pour en avoir voulu faire une étude, on a tout gâté! On a voulu donner des règles et des mesures à l’Esprit de Dieu, qui est sans mesure.*.

17. Il n’y a pas une âme qui ne soit capable d’oraison et qui ne puisse et ne doive s’y appliquer. Les personnes les plus grossières et les plus stupides en sont capables. Je le sais par mon expérience : car certaines âmes s’étant adressées à moi, qui avaient une incapacité quasi invincible pour l’oraison et qui ne voulaient pas s’y appliquer, et après s’y être appliquées, voulaient tout quitter; comme elles avaient bien de la confiance en moi, je les obligeais par une douce violence à continuer malgré leur répugnance et le peu de profit qu’elles croyaient faire, car elles se croyaient tout à fait inutiles. Cependant, après plusieurs années de persévérance, elles sont arrivées à une très haute oraison infuse. Elles m’ont avoué elles-mêmes que si je n’avais tenu bon, elles auraient tout quitté et se seraient perdues. Cependant, si ces âmes avaient trouvé certains directeurs, ils n’auraient pas hésité de leur dire qu’après avoir passé quatre et cinq années à faire l’oraison sans pouvoir ni méditer ni être échauffées de l’amour de Dieu ni sans être plus parfaites, c’était une marque que Dieu ne les y appelait pas. O pauvres âmes ainsi impuissantes! Vous êtes plus propres à servir aux desseins de Dieu et si vous êtes fidèles, vous ferez mieux oraison que ces grands raisonneurs, qui font plutôt une étude à l’oraison qu’une oraison.

18. Je dis plus, ces pauvres âmes qui paraissent si impuissantes et si incapables, sont très propres pour la contemplation, pourvu qu’elles ne se lassent point de frapper à la porte et d’attendre avec une humble patience qu’elle leur soit ouverte. Ces grands raisonneurs, ces entendements si féconds, qui ne sauraient demeurer un moment en silence devant Dieu, qui paraissent avoir une facilité admirable, qui ont un babil continuel, qui savent si bien rendre compte de leur oraison et de toutes ses parties, qui la font toujours comme il leur plaît et avec les mêmes méthodes, qui s’exercent comme ils veulent sur tous les sujets qu’ils se proposent, qui se contentent si fort d’eux-mêmes et de leurs lumières, qui raffinent sur les préparations et méthodes d’oraison, n’y avanceront jamais guère, et après dix et vingt ans de cet exercice, seront toujours les mêmes. O mon Dieu, enseignera-t-on avec méthode à faire l’amour à l’Amour même? Hélas! Quand il est question d’aimer une misérable créature, se sert-on de méthode pour cela? Les plus ignorants en ce métier sont les plus habiles. Il en est de même, quoique bien différemment, de l’Amour divin.

19. C’est pourquoi, ô sage directeur, si une pauvre âme qui n’a jamais fait oraison s’adresse à vous pour apprendre à la faire, apprenez-lui à bien aimer Dieu et faites-la jeter à corps perdu dans l’Amour, et elle sera bientôt maîtresse. Si c’est un naturel peu propre à aimer, qu’elle fasse de son mieux et qu’elle attende en patience que l’Amour même se fasse aimer à sa mode et non à la vôtre. Des sujets simples, courts, affectifs et peu raisonnés sont les meilleurs pour des commençants. Des vérités solides, lues et un peu digérées hors de l’oraison feront autant que la méditation; mais faites-leur employer le temps de l’oraison à beaucoup aimer.

Chapitre III. Voie passive de lumière

1. Les secondes âmes sont comme ces grandes rivières qui vont à pas lents et graves. Elles coulent avec pompe et majesté. On distingue leur course, qui a de l’ordre. Elles sont chargées de marchandises et peuvent aller elles-mêmes dans la mer sans s’écouler dans d’autres rivières; mais elles n’y arrivent que tard, leur marcher étant grave et lent; de plus il y en a quelques-unes qui n’y entrent jamais; et pour la plupart, elles se perdent dans d’autres plus grands fleuves ou bien elles aboutissent à quelque bras de mer. Plusieurs de ces rivières-ci ne servent qu’à porter des marchandises, et elles en sont très chargées. On les peut retenir par des écluses et les détourner par certains endroits. Telles sont les âmes qui sont dans la voie passive de lumière. Leur source est très abondante. Elles sont chargées de dons, de grâces et de faveurs célestes. Elles font l’admiration de leur siècle, et quantité de saints qui brillent dans l’Église comme des étoiles lumineuses n’ont jamais passé ce degré.

2. Ces âmes-ci sont de deux manières. Les unes ont commencé par la voie commune et ont été ensuite attirées à la contemplation passive par la bonté de Dieu qui a eu pitié de leur travail inutile, sec et aride, ou pour une récompense de leur première fidélité.

Les autres sont prises comme tout à coup : elles ont été saisies par le cœur et elles se sentent aimer sans avoir appris a connaître l’objet de leur amour. Car il y a cette différence entre l’Amour divin et l’amour humain, que le dernier suppose une connaissance de l’objet, parce que, comme il est au-dehors, il faut que les sens s’y portent; et les sens ne s’y portent que parce qu’il leur est communiqué : les yeux voient et le cœur aime. Il n’en est pas de même de l’Amour divin. Dieu ayant une puissance absolue sur le cœur de l’homme et étant son principe et sa fin, il n’est pas nécessaire qu’Il lui fasse connaître ce qu’Il est : Il le prend d’assaut sans donner de bataille. Le cœur est impuissant de Lui résister sans que Dieu use d’une autorité absolue et de violence, si ce n’est en quelques-uns où Il l’a fait pour faire éclater son pouvoir. Il prend donc ces âmes de cette manière, les faisant brûler tout d’un coup; mais pour l’ordinaire Il leur donne des éclairs de lumière qui les éblouissent et les enlèvent.

3. Rien n’est si lumineux ni si ardent que ces âmes. Les directeurs sont charmés lorsqu’ils les ont sous leur conduite. Et comme le travail de ces âmes-ci n’est pas essentiel, aussi sont-elles plus tôt parfaites selon le degré qu’elles ont à perfectionner. Car comme Dieu ne veut pas d’elles une perfection si éminente que de celles qui suivent ni une purification si profonde, aussi leurs défauts sont plus tôt épuisés.

4. Ce n’est pas que ces âmes dont je parle ne paraissent bien plus grandes que celles qui suivent à ceux qui n’ont pas le discernement divin. Car elles arrivent extérieurement à une perfection éminente, Dieu élevant leur capacité naturelle à un degré éminent. Elles ont des unions admirables, Dieu s’accommodant à leur capacité qu’Il rehausse extraordinairement en quelque manière. Mais cependant ces personnes ne sont jamais anéanties véritablement et Dieu ne les tire pas de leur être propre pour l’ordinaire pour les perdre en Lui.

5. Ces âmes-ci font pourtant l’admiration et l’étonnement des hommes. Dieu leur donne dons sur dons, grâces sur grâces, lumières sur lumières, visions, révélations, paroles intérieures, extases, ravissements, etc. Il semble que Dieu n’ait pas d’autre soin que d’enrichir et d’embellir ces âmes, que de leur communiquer ses secrets. Toutes les douceurs sont pour elles.

6. Ce n’est pas qu’elles ne portent de grandes croix, de fortes tentations qui sont comme les ombres qui rehaussent l’éclat de leurs vertus : car ces tentations sont repoussées avec vigueur, ces croix sont portées avec force, elles en désirent encore davantage, elles sont toutes feu et flammes, toute langueur, tout amour. Elles ont un grand cœur prêt à tout entreprendre. Enfin, en très peu de temps, elles font des prodiges et les miracles de leur siècle : Dieu se sert d’elles pour en faire et il semble qu’il suffise qu’elles désirent quelque chose pour que Dieu le leur accorde. Il semble que Dieu fasse son plaisir d’accomplir tous leurs désirs et de faire toutes leurs volontés. Elles sont dans une mortification très grande, elles portent de très grandes austérités, les unes plus, les autres moins selon leur état et leur degré : car dans chaque état il y a bien des degrés et les uns arrivent à une perfection bien plus éminente que les autres. Dans la même voie, il y a bien des degrés différents.

7. Le directeur peut beaucoup nuire à ces âmes ou beaucoup les aider, parce que s’il n’entend pas leur voie, ou il les combattra et leur fera bien de la peine, comme l’on fit à sainte Thérèse, ce qui pourtant n’est pas le plus à craindre; ou bien il les admirera trop et leur fera connaître à elles-mêmes le cas qu’il en fait, et c’est ici où est le grand dommage que l’on fait aux âmes, parce qu’on les amuse autour d’elles, les arrêtant aux dons de Dieu au lieu de les faire courir à Dieu par ses dons.

Le dessein de Dieu, dans la distribution et même dans la profusion qu’Il leur fait de ses grâces, est pour les faire avancer vers Lui, mais elles en font un usage tout différent : elles s’y arrêtent, elles les considèrent, les regardent et se les approprient; d’où viennent les vanités, les complaisances, la propre estime, la préférence que l’on fait de soi aux autres, et souvent la perte et la ruine de l’intérieur.

8. Ces âmes-ci sont admirables pour elles-mêmes et quelquefois, par une grâce spéciale, elles peuvent beaucoup aider les autres, particulièrement si elles ont été pécheresses. Mais pour l’ordinaire ces âmes ne sont pas si propres à la conduite que celles qui suivent : car comme elles sont très fortes en Dieu et dans un degré éminent, elles ont de l’horreur pour le péché et souvent de l’éloignement pour les pécheurs [et] certaines antipathies qui sont de grâce. Si ces âmes sont supérieures, elles n’ont pas une certaine compassion de mère pour les pécheurs. Et comme elles n’ont pas éprouvé les misères qu’on leur découvre, elles s’en étonnent et s’en formalisent. Elles veulent une perfection trop forte des âmes et ne les acheminent pas peu à peu; et s’il leur tombe entre les mains des âmes dans l’affaiblissement, elles ne les aident pas selon leur degré et selon les desseins de Dieu, et même souvent les écartent de leur voie. Elles ont peine à converser avec les âmes imparfaites, préférant leur solitude et leur vie à tous les accommodements de charité.

9. Si on entend parler ces personnes et que l’on ne soit pas divinement éclairé, on les croira dans les mêmes voies des dernières et même plus avancées. Elles se servent des mêmes termes de morts, de pertes, d’anéantissement, etc., et il est bien vrai qu’elles meurent en leur manières, qu’elles s’anéantissent et se perdent, car souvent leurs puissances sont perdues ou suspendues à l’oraison, elles perdent même l’usage de s’en servir et d’opérer avec, car tout ce qu’elles reçoivent, c’est passivement. Ainsi ces âmes sont passives, mais en lumière, en amour, en force. Si vous examinez de près les choses et que vous conversiez avec ces personnes, vous verrez qu’elles ont des volontés très bonnes et même admirables. Elles ont des désirs des plus grands et éminents du monde, elles portent la perfection où elle peut aller, elles sont détachées, elles aiment la pauvreté; cependant elles sont et seront toujours propriétaires, et même de la vertu, mais d’une manière si délicate que les seuls yeux divins le peuvent découvrir.

10. La plupart des saints dont les vies sont si admirables, ont été conduits par cette voie. Ces âmes sont si chargées de marchandises que leur course est fort lente. Que faut-il donc faire à ces âmes? Ne sortiront-elles jamais de cette voie? Non, sans un miracle de la Providence et sans une conduite d’une direction divine, qui porte ces âmes non à résister à ces grâces, non à les regarder, mais à les outrepasser, en sorte qu’elles ne s’y arrêtent pas un moment : car ces vues sur elles-mêmes sont comme des écluses qui empêchent l’eau de couler.

11. Il faut que le directeur leur fasse connaître qu’il y a une autre voie plus sûre pour elles, qui est la foi : que Dieu ne leur donne ces grâces qu’à cause de leur faiblesse. Il faut, dis-je, que le directeur les porte à passer du sensible au surnaturel, de l’aperçu et assuré aux très profondes et très assurées ténèbres de la foi : qu’il ne paraisse faire aucun cas de tout cela, qu’il ne les en fasse pas écrire, à moins que l’âme ne fût dans un avancement si notable dans sa voie qu’ayant des connaissances nécessaires à être sues, il les leur fasse écrire. Encore est-il mieux qu’elles ne les écrivent point, car aussi bien ce n’est pas sur ces connaissances qu’il faut assurer rien, mais sur la Providence. Il est bon de connaître les desseins de Dieu, de travailler à les exécuter; mais c’est la seule Providence qui en doit fournir les moyens et les faire exécuter. C’est là où il ne peut y avoir de tromperie.

Il est aussi inutile de vouloir discerner si ces choses sont de Dieu ou non puisqu’il faut les outrepasser : car si elles sont de Dieu, elles s’exécuteront par la Providence en nous y abandonnant; et si elles n’en sont point, nous ne serons pas trompés, ne nous y arrêtant pas.

12. Ces âmes-ci ont bien plus de peine d’entrer dans la voie de foi que les premières, et pour l’ordinaire elles n’y entrent jamais à moins que Dieu n’ait quelque dessein extraordinaire sur elles et qu’Il ne les destine à la conduite des autres. Car comme ce qu’elles ont est si grand et si fort de Dieu, qu’elles en sont certifiées et qu’elles ont même vu accomplir ce qu’elles ont prédit, elles ne croient point qu’il y ait rien de plus grand dans l’Église de Dieu : c’est pourquoi elles s’y tiennent attachées. Ces personnes sont sages, prudentes, elles ont souvent un zèle trop fort contre les faibles et les pécheurs. Elles ne feraient pas une fausse démarche tant elles sont compassées; mais ce qu’elles veulent, elles le veulent très imparfaitement et très fortement. O. Dieu, que de propriétés spirituelles qui paraissent de grandes vertus aux âmes qui ne sont pas éminemment éclairées, et qui paraissent de grands défauts et bien dangereux à celles qui le sont! Car les âmes de cette voie regardent comme vertus ce que les autres considèrent comme des défauts subtils; et même la lumière ne leur en est pas donnée, et lorsque on leur en parle, elles n’y entrent pas.

13. Ces âmes sont fermes dans leurs opinions et, comme leur grâce est grande et forte, elles s’en tiennent plus assurées. Elles ont des règles et des mesures dans leurs obéissances et la prudence les accompagne; enfin elles sont fortes et vivantes en Dieu, quoiqu’elles paraissent mortes. Elles sont bien mortes quant à leur opérer propre, recevant les lumières passivement, mais non quant à leur fond.

14. Ces âmes ont aussi souvent le silence intérieur, la paix savoureuse, certains enfoncements en Dieu qu’elles distinguent et expriment bien; mais elles n’ont pas cette pente secrète à n’être rien, comme les dernières. Elles veulent bien être rien par un certain anéantissement aperçu, une humilité profonde, un certain abattement sous le poids immense de la grandeur de Dieu, qui leur fait d’autant plus de peine à porter qu’elles sentent plus fortement ce poids de Dieu. Tout cela est un anéantissement où on loge sans être anéanti : on a le sentiment de l’anéantissement, mais on n’en a pas la réalité, car cela soutient encore l’âme, et cet état lui est plus satisfaisant qu’aucun autre, car il est plus sûr et elles le savent bien.

15. Ces âmes pour l’ordinaire n’arrivent en Dieu qu’en mourant, si ce n’est des âmes privilégiées que Dieu destine à être les lumières de son Église ou pour les sanctifier plus éminemment; et celles-là, Dieu les dépouille peu à peu de toute leurs richesses. Mais comme il y en a peu d’assez courageuses après tant de biens pour les vouloir perdre, peu aussi et moins que l’on ne peut dire passent ce degré, le dessein de Dieu étant peut-être qu’elles ne le passent pas et que, comme il y a plusieurs demeures dans la maison de son Père, elles n’occupent que celle-ci; ou bien faute de courage, faute de directeurs éclairés : ceux qui les conduisent croiraient peut-être les avoir perdues s’ils les voyaient déchoir de ces dons et de ces grâces éminentes. Laissons-en les causes dans le dessein de Dieu.

16. Quelques-unes de ces âmes n’ont pas ces dons gratuits, mais seulement une force généreuse et intime, un amour secret, doux et paisible, général et vigoureux, qui consomme leur perfection et leur vie. Ces âmes sont adroites à cacher leurs défauts et à les déguiser, y donnant toujours quelque couleur ou prétexte.

17. Les épreuves des âmes dont je viens de parler sont aussi extraordinaires que leur état. Elles viennent du démon et, quoique elles soient d’une extrême violence et toutes autres en apparence que celles qui doivent suivre, elles leur servent cependant encore de soutien. Elles sont livrées au démon qui exerce sur elles ce que peut sa malice, mais elles sont gardées toutes entières malgré les effroyables excès de ces esprits malins. Il faut une lumière bien grande pour discerner le soutien caché dans un état si terrible, mais l’expérience le fait connaître.

Chapitre IV. Voie passive en foi, premier degré

1. Pour les âmes du troisième degré [ou de cette troisième voie] que dirons-nous sinon que ce sont comme des TORRENTS qui sortent des hautes montagnes? Elles sortent de Dieu même, et elles n’ont pas un instant de repos qu’elles ne soient perdues en Lui. Rien ne les arrête. Aussi ne sont-elles chargées de rien. Elles sont toutes nues et vont avec une rapidité qui fait peur aux plus assurées. Ces torrents coulent sans ordre çà et là par tous les endroits qu’ils rencontrent propres à leur faire passage. Ils n’ont ni leurs lits réguliers, comme les autres, ni leur démarche dans l’ordre. Vous les voyez courir par tout ce qui leur fait passage sans s’arrêter à rien. Ils se brisent contre les rochers. Ils font des chutes qui font bruit. Ils se salissent quelquefois passant par des terres qui ne sont pas solides. Ils les entraînent à cause de leur rapidité. Quelquefois ils se perdent dans des fonds et dans des abîmes où il y a bien de l’espace sans les retrouver; enfin, on les revoit un peu paraître, mais ce n’est que pour se mieux précipiter de nouveau dans un nouveau gouffre et plus profond et plus long. C’est un jeu de ces torrents de se montrer et de se perdre et de se briser contre des rochers. Leur course est si rapide que les yeux ne la discernent pas. Ce n’est qu’un certain bruit général, confus et ténébreux. Mais enfin, après bien des précipices et des abîmes, après avoir été bien battus des rochers, après s’être bien perdus et retrouvés, ils rencontrent la mer où ils se perdent heureusement pour ne jamais se retrouver.

2. Et c’est là où autant que ce torrent a été pauvre, vil, inutile et dépouillé de marchandises, autant est-il enrichi admirablement. Car il n’est pas riche de ses propres richesses, comme les autres rivières qui ne contiennent qu’une certaine quantité de marchandises ou certaines raretés; mais il est riche des richesses de la mer même. Il porte sur son dos les plus gros navires. C’est la mer qui les porte et c’est lui, parce qu’étant perdu en la mer, il est devenu une même chose avec la mer.

3. Il est à remarquer que le fleuve [ou torrent] ainsi précipité dans la mer ne perd pas sa nature, quoique il soit si changé et si perdu qu’on ne le connaisse plus. Il est toujours ce qu’il était, mais son être est confondu et perdu, non quant à la réalité, mais quant à la qualité : car il prend tellement la qualité de l’eau marine que l’on ne voit plus rien qui lui soit propre; et plus il s’abîme, s’enfonce et demeure dans la mer, plus il perd sa qualité pour prendre celle de la mer.

4. À quoi n’est pas propre alors ce pauvre torrent? Sa capacité est sans bornes puisqu’elle est celle de la mer même. Ses richesses sont immenses quoique il n’en possède aucunes puisqu’elles sont celles de la mer même. Il est alors capable d’enrichir toute la terre. O heureuse perte, qui te pourrait décrire et le gain qu’a fait ce fleuve inutile et propre à rien, méprisé et appréhendé, qui était un étourdi à qui l’on n’osait confier le moindre bateau, puisque ne pouvant se conserver soi-même et se perdant si souvent, il l’aurait abîmé avec lui? Que dites-vous du sort de ce torrent, ô grandes rivières qui coulez avec tant de majesté, qui êtes la joie et l’admiration des peuples, qui vous glorifiez dans la quantité des marchandises étalées sur votre dos? Le sort de ce pauvre torrent que vous regardiez avec mépris ou du moins avec compassion, qui était le rebut de tout le monde, qui paraissait n’être propre à rien, qu’est-il devenu et à quoi est-il propre à présent ou plutôt à quoi n’est-il pas propre? Qu’est-ce qu’il lui manque? Vous êtes à présent ses servantes puisque les richesses que vous portez sont ou pour le décharger de celles dont il abonde ou pour lui en porter de nouvelles.

Mais avant que de parler du bonheur d’une âme ainsi perdue en Dieu, il faut commencer par l’origine et ensuite poursuivre par degrés.

5. L’âme, comme il a été dit, étant sortie de Dieu, a une pente continuelle à retourner en Lui, parce que, comme Il est son principe, Il est aussi sa dernière fin. Sa course serait infinie si elle n’était interrompue, ou empêchée, ou tout à fait arrêtée par le péché et l’infidélité continuelle. C’est ce qui fait que le cœur de l’homme est dans un perpétuel mouvement et ne peut trouver de repos qu’il ne soit retourné à son principe et à son centre, qui est Dieu : semblable au feu qui, étant éloigné de sa sphère, est dans une agitation continuelle et ne trouve son repos que lorsqu’il y est retourné; et c’est là que par un miracle naturel, cet élément si actif de lui-même qu’il consume tout par son activité, est dans un repos parfait.*.

O pauvres âmes qui cherchez du repos dans cette vie, vous n’en trouverez jamais qu’en Dieu. Tâchez d’y rentrer, et c’est là où toutes vos pentes et peines, vos agitations et anxiétés seront réduites dans l’unité du repos.

6. Il est à remarquer que plus le feu s’approche de son centre, plus aussi approche-t-il du repos, quoique sa vitesse pour y retourner augmente; mais sitôt qu’aucun sujet ne le retient plus, aussitôt il s’élance en haut avec une vitesse incroyable qui augmente à mesure qu’il approche : quoique sa vitesse augmente, son activité diminue. Il en est de même d’une âme : sitôt que le péché ne la retient plus, elle court d’une manière infatigable pour retrouver Dieu; et si par impossible elle était impeccable, rien n’empêcherait sa course qui serait si prompte qu’elle y arriverait bientôt. Mais aussi, plus elle approcherait de Dieu, plus sa course redoublerait, et plus cette même course deviendrait paisible : car le repos, ou plutôt la paix (puisque ce n’est pas alors repos, mais une course paisible), augmenterait, de sorte que la paix redoublerait la course et la course augmenterait la paix.

7. Ce qui fait le trouble alors, ce sont les péchés et les imperfections, qui arrêtent pour quelque temps la course de cette âme, ou plus ou moins selon la grandeur de la faute. Alors l’âme sent très bien son activité, comme si, lorsque le feu remonte à sa sphère, il rencontrait quelques obstacles comme quelque morceau de bois ou de paille, il reprendrait sa première activité pour consumer cet obstacle ou entre-deux; et plus l’obstacle serait grand, plus son activité redoublerait : si c’était un morceau de bois, il faudrait une plus longue et plus forte activité pour le consumer, mais si ce n’était qu’une paille, en un moment elle serait consumée et n’arrêterait que très peu sa course. Vous remarquerez que cet obstacle que le feu rencontrerait, ne servirait qu’à augmenter sa course et qu’à lui donner un nouvel empressement de surmonter tous ces obstacles pour s’unir à son centre. Il est à remarquer encore que plus le feu rencontrerait d’obstacles et plus les obstacles seraient considérables, plus ils retarderaient sa course; et s’il s’en trouvait incessamment et toujours de nouveaux, ce serait autant de sujets qui le tiendraient attaché et l’empêcheraient de retourner d’où il est sorti. On voit par expérience que si on donne toujours du bois au feu, vous l’arrêterez toujours et l’empêcherez de jamais remonter en haut.

8. Il en est de même des âmes. Leurs instincts et pentes naturelles les portent à Dieu. Elles courraient incessamment, sans jamais s’arrêter dans leurs courses, si ce n’était les empêchements qu’elles rencontrent. Ces empêchements sont les péchés et les fautes, qui mettent d’autant plus d’obstacles à leur retour à Dieu qu’ils sont forts et de durée; en sortent que, si elles pèchent incessamment, elles demeurent arrêtées sans jamais arriver; et si elles meurent en péché, elles sont hors d’état pour jamais d’arriver, n’étant plus en voie et en course et tout étant terminé pour elles. Les autres qui meurent dans un autre empêchement moindre, qui est le péché véniel, vont dans le feu du Purgatoire achever de consumer ce que le feu de l’amour n’a pas consumé en cette vie; et les autres avancent, autant ou plus ou moins que ces obstacles qu’elles se fournissent elles-mêmes sont plus ou moins forts.

9. Les âmes qui n’ont jamais péché mortellement doivent donc beaucoup plus avancer que les autres. Cela est vrai pour l’ordinaire, mais cependant il semble que Dieu prenne plus de plaisir à faire abonder ses miséricordes où le péché a plus abondé. Je crois qu’une des causes de cela, qui est dans les âmes qui n’ont pas péché, vient de ce qu’elles ont une estime extraordinaire de leur propre justice en tous les chefs où elle s’étend. Si elles sont vierges, elles sont idolâtres de leur pureté et ainsi du reste; et cette attache, estime ou amour désordonné de leur propre justice, est un obstacle plus difficile à surmonter que les plus gros péchés, à cause que l’on ne peut point avoir une attache si forte aux péchés qui sont si hideux d’eux-mêmes, comme on en a en sa propre justice; et Dieu, qui ne violente pas la liberté, laisse jouir ces âmes à leur plaisir de leur sainteté, pendant qu’Il prend ses délices à purifier la boue des plus misérables. Et pour réussir dans son dessein, Il donne un feu et plus fort et plus ardent, qui consume par son activité ces grosses fautes plus facilement qu’un feu plus léger ne consume les plus légers obstacles. Il semble même que Dieu prenne plaisir à faire de ces âmes criminelles le trône de son amour, afin de faire voir son pouvoir, et comment Il peut consommer et rétablir en son premier état cette âme défigurée et même la rendre plus belle que celle qui n’a pas été salie.

10. Ces âmes donc qui ont péché et pour lesquelles j’écris, laissant les autres à part, trouvent avoir un grand feu qui consume en un moment tous leurs défauts et empêchements. Elles s’élancent avec d’autant plus de force que ce qui les retenait était plus fort et plus difficile à consumer. Elles se trouvent souvent arrêtées par des fautes notables que leurs anciennes habitudes avaient contractées, mais ce feu les consume et passe outre, et cela tant et tant de fois et si souvent qu’il n’en trouve plus. Il faut remarquer que plus il va consumant, plus il avance et plus les obstacles qu’il rencontre sont faciles à consumer, en sorte qu’à la fin ce ne sont plus que des pailles, qui, loin d’empêcher sa course, ne servent qu’à le rendre plus ardent.

Tout ceci exposé et supposé, il est aisé d’en faire l’application et de le concevoir comme il est. Il faut donc prendre l’âme dans son premier état et poursuivre, si Dieu, qui fait écrire ces choses (que l’on ne voit qu’à mesure qu’elles s’écrivent), veut que l’on poursuive.

11. Dieu destinant l’âme pour Lui-même, et pour la perdre en Lui d’une manière admirable et très peu connue aux spirituels ordinaires, commence par lui faire sentir intérieurement son éloignement. Sitôt qu’elle a senti et connu son éloignement, cette inclination qui est en elle de retourner à son principe, et qui était comme éteinte par le péché, se réveille. Alors l’âme conçoit une véritable douleur de ses péchés et sent avec peine et inquiétude le mal que lui cause cet éloignement. Ce sentiment inquiet ainsi mis dans l’âme, lui fait chercher les moyens de se défaire de cette peine et d’entrer dans un certain repos qu’elle voit de loin, mais qui ne sert qu’à redoubler cette inquiétude et à augmenter son désir de Le poursuivre et de Le trouver.

12. Quelques-unes de ces âmes, faute d’être instruites qu’il faut chercher Dieu dans leur fond et là Le poursuivre sans sortir de chez elles, se portent à la méditation et à chercher au-dehors ce qu’elles ne trouveront jamais qu’au-dedans. Cette méditation à laquelle elles sont pour l’ordinaire très peu habiles (parce que Dieu, qui désire autre chose d’elles, ne permet pas qu’elles trouvent rien en cet exercice), ne sert qu’à augmenter leur désir : car leur blessure est au cœur et elles veulent mettre l’emplâtre au-dehors. Cependant c’est flatter leur mal et non le guérir. Elles combattent longtemps avec cet exercice et leur combat redouble leur impuissance. Et si ces âmes, dont Dieu prend soin Lui-même, ne rencontrent quelqu’un qui leur fasse connaître qu’elles prennent le change, elles perdront leur temps et le perdront autant de temps qu’elles demeureront sans secours.

13. Mais Dieu, tout plein de bonté, ne manque pas de leur faire trouver par providence ce secours, quand ce ne serait qu’en passant et pour quelques jours. Ce secours n’est point recherché par elles, quoique elles sentent bien ce qui leur manque sans deviner le remède; mais par un pur effet de la Providence, elles le trouvent sans le chercher. Car comme elles sont proprement les vrais enfants de Providence, Dieu leur fait trouver sans rien d’extraordinaire ce dont elles ont besoin, mais comme tout naturellement.

14. Lors donc que ces âmes sont instruites par quelqu’un (que la Providence leur envoie) qu’elles n’ont garde d’avancer, parce que leur blessure est au-dedans et qu’elles veulent guérir le dehors, lorsque on les fait retourner au-dedans d’elles-mêmes et chercher dans le fond de leur cœur ce qu’elles cherchent inutilement au-dehors, alors ces pauvres âmes éprouvent avec un étonnement qui les ravit et les surprend tout ensemble, qu’elles ont au-dedans d’elles-mêmes un trésor qu’elles cherchaient si loin. Elles se pâment de joie dans leur liberté nouvelle. Elles sont tout étonnées que l’oraison ne leur coûte plus rien et que plus elles se concentrent, s’enfoncent et s’abîment en elles-mêmes, plus elles goûtent un certain «je ne sais quoi» qui les ravit et les enlève; et elles voudraient toujours aimer et s’enfoncer ainsi.

Vous remarquerez, s’il vous plaît, que ce qu’elles goûtent, quelque délicieux qu’il paraisse, si elles sont destinées à la pure foi, ne les arrête pas, mais les porte par là même à courir après je ne sais quoi qu’elles ne connaissent pas. L’âme n’est plus qu’ardeur et qu’amour. Elle croit déjà être en Paradis, car ce qu’elle goûte au-dedans étant infiniment plus doux que toutes les douceurs de la terre : elle les quitte sans peine et quitterait tout le monde pour jouir un moment dans son fond ce qu’elle expérimente. Cette âme s’aperçoit donc que son oraison devient quasi continuelle. Son amour augmente de jour en jour et il devient si ardent qu’elle ne le peut contenir. Ses sens se concentrent si fort et le recueillement s’empare tellement de toute elle-même que tout lui tombe des mains. Elle voudrait toujours aimer et n’être point interrompue.

15. Et comme l’âme en cet état n’est pas assez forte pour ne se point dissiper par les conversations, elle les fuit et les craint. Elle voudrait toujours être en solitude et toujours jouir des embrassements de son Bien-aimé. Elle a au-dedans d’elle un directeur qui ne lui laisse prendre de plaisir à rien et ne lui laisse pas faire une faute sans la reprendre fortement et sans lui faire sentir par ses froideurs combien la faute lui déplaît. Ces froids de Dieu dans les fautes sont à l’âme des pénitences plus terribles que les plus grands châtiments. Elle est reprise d’un regard inutile, d’une parole précipitée. Il semble que Dieu n’ait d’autre soin que de corriger et de reprendre cette âme et que toute son application soit pour sa perfection. Elle est elle-même étonnée, et les autres aussi, de voir qu’elle a plus changée en un mois par cette voie, même en un jour, qu’en plusieurs années par l’autre voie. O. Dieu, il n’appartient qu’à Vous de corriger et de purifier les âmes!

L’âme est instruite de toutes les mortifications sans en avoir jamais entendu parler. Si elle pense manger quelque chose à son goût, elle est retenue comme par une main invisible; si elle va dans un jardin, elle n’y peut rien voir, pas même retenir une fleur ni la regarder. Il semble que Dieu ait mis des sentinelles à tous ses sens. Elle n’ose entendre une nouvelle. C’est alors qu’elle peut dire ces paroles : qu’elle est entourée de haies et d’épines, car si elle veut prendre quelque essor, elle se sent piquée au vif.

Elle voudrait alors, principalement dans le commencement, se consumer d’austérités. Il semble qu’elle ne tient plus à la terre tant elle s’en sent détachée. Ses paroles ne sont que feu et flammes. Dieu a encore une autre manière de punir cette âme, mais c’est lorsque elle est plus avancée : c’est qu’Il se fait sentir à elle plus fortement [et amiablement] après sa chute. Alors la pauvre âme est abîmée de confusion. Elle aimerait mieux le châtiment le plus rude que cette bonté de Dieu après sa chute, qui la fait mourir et abîmer de confusion.

16. Alors l’âme est si pleine de ce qu’elle sent qu’elle en voudrait faire part à tout le monde. Elle voudrait apprendre à tout le monde à aimer Dieu. Ses sentiments pour Lui sont si vifs, si purs et si éloignés de l’intérêt que les directeurs qui l’entendraient parler, s’ils n’étaient pas expérimentés dans ces voies, la croiraient au sommet de la perfection. Elle est féconde en belles choses qu’elle couche par écrit avec une facilité admirable. Ce sont des sentiments profonds, vifs et intimes. Il n’y a plus de raisonnement ici, mais rien qu’amour, le plus ardent et le plus fort. L’âme durant le jour se sent saisie et prise par une force divine qui la ravit et la consume et la tient jour et nuit sans savoir ce qu’elle fait. Ses yeux se ferment d’eux-mêmes. Elle a peine à les ouvrir. Elle voudrait être aveugle, sourde et muette, afin que rien n’empêchât sa jouissance. Elle est comme ces ivrognes qui sont tellement pris et possédés du vin qu’ils ne savent ce qu’ils font et ne sont plus maîtres d’eux-mêmes. Si ces personnes veulent lire, le livre leur tombe des mains et une ligne leur suffit : à peine en tout un jour peuvent-elles lire une page, quelque assiduité qu’elles y donnent. Ce n’est pas qu’elles comprennent ce qu’elles lisent : elles n’y pensent pas; mais c’est qu’un mot de Dieu ou l’approche d’un livre réveille ce secret instinct qui les anime et brûle, en sorte que l’amour leur ferme et la bouche et les yeux.

17. C’est ce qui fait qu’elles ne peuvent dire des prières vocales, ne les pouvant prononcer. Un Pater les tiendrait une heure. Une pauvre âme qui n’est pas accoutumée à cela ne sait ce que c’est, car elle n’a jamais rien vu ni ouï de pareil, et elle ne sait pourquoi elle ne peut prier. Cependant elle ne peut résister à un plus puissant qui l’enlève. Elle ne peut craindre de mal faire ni ne s’en met en peine, car Celui qui la tient ainsi liée ne lui permet ni de douter que ce ne soit Lui qui la tient ainsi liée, ni de se défendre. Car si elle voulait faire effort pour prier, elle sent que Celui qui la possède lui ferme la bouche et la contraint par une douce et aimable violence de se taire.

Ce n’est pas que la créature ne puisse résister et parler avec effort, mais, outre qu’elle se fait une grande violence, c’est qu’elle perd cette paix divine et sent bien qu’elle se dessèche. Il faut donc que cette âme se laisse mouvoir au gré de Dieu et non à sa mode, et si on a alors un Directeur qui n’est pas expérimenté et qui oblige cette âme à prier [vocalement], outre qu’il lui fait souffrir une gêne très grande, il lui fait un tort irréparable.

18. C’est alors que l’âme a un désir de souffrir si véhément qu’il la fait languir et mourir. Elle voudrait payer pour les péchés de tout le monde et satisfaire à Dieu. C’est alors qu’elle commence à ne pouvoir gagner les indulgences et l’amour ne lui permet pas de vouloir abréger les peines.

19. L’âme en cet état croit être dans le silence intérieur parce que son opérer est si doux, si facile et si tranquille qu’elle ne l’aperçoit plus. Elle croit être arrivée au sommet de la perfection, et elle ne voit rien à faire pour elle que de jouir du bien qu’elle possède. Ce degré dure longtemps et va peu à peu s’augmentant, et très souvent il y a des âmes qui ne le passent pas et qui y sont toute leur vie, lesquelles ne laissent pas d’être des saints et l’admiration de tous les hommes. L’âme a dans ce degré certaines sécheresses passagères et courtes qui ne la tirent pas de son degré, mais qui servent à l’avancer.

20. Ces âmes cependant si brûlantes et si désireuses de Dieu commencent à se reposer en cet état et à perdre insensiblement l’activité amoureuse qu’elles avaient pour courir après Dieu, se contentant de leur jouissance qu’elles croient être Dieu même. Et c’est un malheur pour elles irréparable que ce repos et cette cessation qu’elles font de leur course, si Dieu, par une bonté infinie, ne les tirait au plus vite de cet état pour les faire passer dans celui qui suit. Mais avant que d’en parler, il faut dire les imperfections de ce degré.

Chapitre V. Imperfections de ce premier degré. Sécheresses

1. L’âme qui est dans le degré dont je viens de parler, y peut avancer beaucoup et y avance aussi très fort, allant d’amour en amour et de croix en croix; mais elle tombe si souvent et elle est si propriétaire que l’on peut dire qu’elle ne va qu’à pas de tortue quoique elle paraisse à elle et aux autres courir infiniment. Ici ce torrent est dans un pays uni et n’a pas encore trouvé la pente de la montagne pour se précipiter et prendre une course qui ne doit plus être arrêtée.

2. Les défauts de l’âme dans ce degré sont une certaine estime d’elle-même, plus cachée et plus enracinée qu’elle n’était avant que d’avoir reçu ces grâces et faveurs de Dieu; un certain dédain et mépris secret des autres que l’on voit si éloignés de sa voie; une facilité à se scandaliser de leurs fautes et une certaine dureté pour les péchés et pour les pécheurs; un zèle de saint Jean avant la venue du Saint-Esprit, qui voulait faire descendre le feu du ciel sur les Samaritains pour les consumer; une certaine confiance en son salut et en sa vertu en sorte qu’il semble que l’on soit impeccable; un orgueil secret qui fait, principalement au commencement, qu’on a peine des fautes qu’on a faites en public. On voudrait être impeccable. On a un maintien recueilli et ce recueillement paraît aux autres. On se rend propriétaire des dons de Dieu et on en fait comme s’ils étaient à nous. On oublie sa faiblesse et sa pauvreté par l’expérience qu’on a de sa force, en sorte qu’on perd la défiance de soi-même et qu’on ne craint point de s’exposer aux occasions.

Quoique tous ces défauts et plusieurs autres soient dans les personnes de ce degré, elles ne les connaissent point et il leur paraît même plus d’humilité qu’aux autres à cause que leur humilité est plus comprise. Mais, patience! ces défauts se feront sentir et toucher en leur temps. 

3. La grâce qu’elles sentent si fort en elles-mêmes leur étant un témoignage qu’il n’y a rien à craindre pour elles, elles s’exposent sans mission divine à parler. Elles voudraient communiquer ce qu’elles sentent à tout le monde. Il est vrai qu’elles font quelque bien aux autres, car leurs paroles toutes de feu et de flammes embrasent les cœurs qui les écoutent. Mais outre qu’elles ne font pas le bien qu’elles feraient si elles étaient dans le degré où l’ordre de Dieu porte à répandre ce que l’on a, c’est que leurs grâces n’étant pas encore en plénitude, elles donnent de leur nécessaire au lieu de ne donner que de leur abondance. En sorte qu’elles se dessèchent elles-mêmes : comme vous voyez plusieurs bassins d’eau au-dessous d’une fontaine, la seule fontaine donne de sa plénitude et les autres bassins ne se répandent les uns dans les autres que de la plénitude que la source leur communique; mais si on bouche ou si on détourne la source et que les bassins ne laissent pas de couler, alors comme ils n’ont plus de source, ils se dessèchent eux-mêmes. C’est ce qui arrive aux âmes de ce degré. Elles veulent sans cesse répandre leurs eaux et elles ne s’aperçoivent que tard, que l’eau qu’elles ont n’était que pour elles et qu’elles ne sont pas en degré de la communiquer parce qu’elles ne sont pas en source. Elles sont comme ces fioles de liqueur que l’on répand : on trouve tant de douceur dans l’odeur qu’elles rendent en s’épanchant que l’on ne s’aperçoit pas de la perte que l’on en fait.

4. C’est dans ce degré où on prend aisément le change, prenant le moyen pour la fin, et comme il est très long en certaines âmes et que même il y en a quelques-unes qui ne le passent pas, on prend cet état, principalement sur la fin, pour l’état consommé. Ce qui est bien se méprendre. Il est vrai qu’il y a bien du rapport et, à moins que le directeur n’ait passé tous les états, il croira aisément que l’âme est dans la consommation, quoiqu’elle en soit infiniment éloignée. Et ce qui le lui fait croire plus aisément, c’est que l’âme pratique toutes les vertus avec une force admirable : elle se surmonte aisément, elle ne trouve rien de difficile parce que l’amour est fort comme la mort.

5. Il faut remarquer aussi que les vertus paraissent être venues dans l’âme sans aucunes peines : car l’âme dont je parle n’y pense pas puisque toute son occupation est un amour général sans motif ni raison d’aimer. Demandez-lui ce qu’elle fait à l’oraison et durant le jour : elle vous dira qu’elle aime. Mais quel motif ou quelle raison avez-vous d’aimer? Elle n’en sait ni n’en connaît rien. Tout ce qu’elle sait est qu’elle aime et qu’elle brûle de souffrir pour ce qu’elle aime. Mais c’est peut-être la vue des souffrances de votre Bien-aimé, ô âme, qui vous porte ainsi à vouloir souffrir? Hélas! dira-t-elle, elles ne me viennent pas dans l’esprit. Mais est-ce donc le désir d’imiter les vertus que vous voyez en Lui? Je n’y pense pas. Mais que faites-vous donc? J’aime. N’est-ce pas la vue de la beauté de votre Amant qui enlève votre cœur? Je ne regarde pas cette beauté. Qu’est-ce donc? Je n’en sais rien. Je sens bien dans le plus profond de mon cœur une blessure profonde, mais si délicieuse que je me repose dans ma peine, faisant mon plaisir de ma douleur.

6. L’âme croit alors avoir tout gagné et tout consommé : car quoique elle soit pleine de défauts que je viens de dire et d’une infinité d’autres très dangereux, qui se sentent mieux dans le degré suivant qu’ils ne se peuvent exprimer, alors elle se repose dans la perfection qu’elle croit avoir acquise; et s’arrêtant aux moyens qu’elle croit être la fin, elle y demeurerait toujours attachée si Dieu ne faisait rencontrer à ce torrent (qui est comme un lac paisible sur le haut de la montagne) la pente de la montagne, pour le faire précipiter et prendre une course d’autant plus rapide que la chute qu’il fera sera plus profonde.

7. Il me semble que l’âme de ce premier degré, même dans les plus avancés, a une certaine habitude à cacher ses défauts et à elle et aux autres. Elle trouve des excuses et des prétextes. Elle ne les dit jamais ingénument : non par volonté, mais par un certain amour de sa propre excellence, par une dissimulation habituelle sous laquelle elle se cache. Elle n’a pas tant de paix dans ses misères : au contraire elle se sent affligée extraordinairement. Elle a un certain empressement de s’en purifier. Elle le dit historiquement. Celles qui paraissent le plus sont celles qui lui font le plus de peine. Elle goûte et savoure les dons de Dieu. Elle en a un amour d’elle-même secret plus fort que jamais, une estime de sa voie extraordinaire, un secret désir de se produire, une certaine composition extérieure, une modestie gênée et affectée, un fourmillement de réflexions lorsque elle est tombée en quelque défaut apparent, une facilité à juger des autres et, avec tous ces défauts, mille propriétés attachées à ses dévotions : préférant l’oraison au devoir de sa famille, elle est cause de mille péchés que font ceux avec qui elle est.

8. Ceci est d’extrême conséquence, car l’âme se sentant attirée d’une manière si douce et si forte, voudrait toujours être seule et en oraison, et elle en fait plus que ne porte son état et extérieur et intérieur : le premier cause mille bruits, fait faire mille fautes, fait négliger les obligations essentielles; et le second épuise peu à peu les forces de l’âme et sa vigueur amoureuse, et lui cause des sécheresses qui, n’étant pas de l’ordre de Dieu, lui nuisent, loin de lui servir.

9. Il arrive de là deux inconvénients : le premier, que l’âme veut trop être en oraison et en solitude lorsqu’elle en a la facilité; le second est que lorsqu’elle a épuisé sa vigueur amoureuse, comme c’est par sa faute, elle n’a pas la même force dans la sécheresse : elle a peine à rester si longtemps en oraison, elle en abrège facilement le temps, elle va quelquefois se divertir dans les objets extérieurs; elle s’abat, se décourage, s’afflige, croyant avoir tout perdu et fait tout ce qu’elle peut pour se procurer la présence et l’amour de Dieu.

10. Mais si elle était assez forte pour tenir une vie égale, et ne point faire plus dans l’abondance que dans la sécheresse, elle satisferait à tout. Elle est incommode au prochain, pour qui elle n’a pas de la condescendance, se faisant une affaire de se relâcher un peu pour le contenter : elle a une sévérité et un silence trop austère où il n’en faudrait pas; et dans d’autres rencontres, elle a un babil qui ne finit point pour les choses de Dieu. Une femme fera scrupule de plaire à son mari, de l’entretenir, de se promener et de se divertir avec lui et n’en fera point de parler deux heures sans nécessité avec des dévots et des dévotes : c’est un abus horrible.

Il faut satisfaire à son devoir de quelque nature qu’il soit et quelque peine que cela nous cause, quoique même on croit y faire des fautes; et ce procédé nous fera profiter infiniment davantage, non comme nous croyons, mais en nous faisant mourir. Il semble même que Notre Seigneur nous fasse connaître que cela Lui plaît par la grâce qu’Il y répand. J’ai connu une personne qui jouant aux cartes avec son mari par condescendance, éprouvait une union si forte et si intime qu’elle n’en éprouva jamais de pareille dans l’oraison; et cela lui était ordinaire dans tout ce que son mari voulait qu’elle fît, quelque répugnance qu’elle y eût; et si elle y manquait pour mieux faire selon sa pensée, elle connaissait fort bien qu’elle sortait de son état et de l’ordre de Dieu. Ce qui n’empêchait pas que cette personne ne fît souvent de ces fautes, parce que l’attrait du recueillement, l’excellence de l’oraison, que l’on préfère à ces pertes de temps apparentes, entraînent insensiblement l’âme et lui font prendre le change. Et c’est ce qui paraît sainteté en la plupart.

11. Cependant les âmes destinées à la foi ne font pas longtemps et souvent de ces méprises, parce que, comme Dieu les veut conduire dans son ordre divin, Il leur fait bien sentir leur manquement. Et la différence d’une âme destinée pour la foi et d’une autre est que la dernière demeure dans ces dévotions sans peines : c’est lui arracher l’âme que de la tirer de ce tranquille amour; mais l’autre n’a pas de repos dans le repos même qu’elle n’ait satisfait à son devoir; et lorsqu’elle y reste malgré l’instinct de quitter le repos, c’est une infidélité qui lui cause de la peine.

12. Il arrive aussi que l’âme par cette mort et cette contrariété se sente plus fortement attachée ou attirée à son repos intérieur : car c’est le propre de l’homme de s’attacher plus fortement à ce qui lui est plus difficile à avoir (du moins s’il a un peu de courage), et de s’affermir par la contrariété, voulant plus fortement les choses auxquelles on s’oppose. Cette peine de ne pouvoir avoir le repos qu’à demi augmente son repos et fait que, dans l’action même, elle se sent tirée d’une manière si forte qu’il semble qu’il y ait en elle deux âmes et deux conversations tout à la fois, et que celle du dedans est infiniment plus forte que celle du dehors. Mais si l’âme veut quitter son obligation pour l’oraison, elle ne trouve plus rien et son attrait se perd.

13. Je n’entends pas l’oraison d’obligation, et dont on s’est fait un devoir auquel il ne faut manquer que par impuissance; mais je parle d’une oraison que l’on voudrait rendre continuelle, où on se sent entraîné par la force du recueillement. Je n’entends pas non plus par l’action celle de propre choix, mais celle du devoir absolu. Car si la personne a du temps après avoir satisfait à ses obligations, qu’elle le donne à l’oraison et qu’elle y emploie tout le temps qu’elle pourra. Alors cela lui servira infiniment. Il faut aussi sous prétexte de l’obligation ne se point charger d’actions non nécessaires : l’amour d’un mari, des enfants, de l’économie, pourrait bien se mêler avec le nécessaire; l’empressement naturel d’achever une chose commencée, tout ceci se découvrira aisément par une âme qui ne se flatte pas. Ceci n’est pas si dangereux.

14. Lorsque le recueillement est bien fort, pour l’ordinaire l’âme ne tombe pas dans ces derniers défauts, mais bien dans les autres : d’excéder dans la retraite. Lorsque la sécheresse commence, il est plus à craindre qu’elle ne se charge d’occupations, à cause de la peine des sens à demeurer en oraison. Mais il faut tenir ferme et y être aussi exact que dans le recueillement. J’ai connu une personne qui en faisait plus lorsqu’elle lui était la plus pénible, se roidissant contre la peine même; mais ceci nuit à la santé à cause de la violence et de la peine des sens et de l’entendement, qui ne pouvant s’arrêter à aucun objet et étant privé de la douce correspondance qui le tenait auprès de Dieu, en a des tourments horribles, jusques-là que l’âme souffrirait plutôt les plus grandes austérités que la violence qu’il se faut faire pour s’arrêter sans soutien auprès de Dieu. Ici la peine est intolérable et la nature en est comme dans la rage. Cette personne dont je parle passait quelquefois deux ou trois heures de suite dans cette pénible oraison; et comme Dieu lui avait donné beaucoup de courage, elle se laissait dévorer à sa peine quoiqu’elle sentît ses sens dans la rage. Et cette personne m’a avoué que l’austérité qui paraît la plus étrange lui aurait passé pour des délices plutôt que de rester ainsi. Et quelquefois elle en faisait pour se soulager, ce qui n’était pas une petite infidélité. Mais comme cette violence si forte dans des sujets si faibles pourrait ruiner le corps et l’esprit, je crois qu’il est mieux de ne diminuer ni augmenter l’oraison pour les dispositions différentes.

15. Ces sécheresses si pénibles et si douloureuses dont je viens de parler, qui passent parmi certains spirituels peu éclairé pour des états terribles et des épreuves de Dieu les plus fortes, n’appartiennent qu’à ce premier degré de foi et sont souvent causés par l’épuisement; et cependant les âmes qui les ont passées, croient être mortes et en écrivent et parlent comme du passage le plus douloureux de la vie spirituelle. Il est vrai qu’elles n’ont point l’expérience du contraire; et très souvent l’âme n’a pas le courage de passer outre, quoique ce soit là si peu de chose. Car ici, dans ces peines qui sont comme un feu brûlant, l’âme y est bien laissée de Dieu, qui retire d’elle son secours aperçu; mais ce sont les sens qui les causent, parce qu’étant habitués à agir, voir, sentir et goûter et que, n’ayant jamais éprouvé des privations pareilles et ne trouvant pas ailleurs où se repaître, ils sont dans un désespoir épouvantable.

L’âme ne laisse pas ici d’être en vigueur : elle se tient ferme si elle a du courage. Sa peine lui est glorieuse et elle n’est pas de longue durée, car les forces de l’âme ne sont pas alors en état de porter longtemps un tel poids : elle retournerait en arrière chercher de la nourriture ou bien elle quitterait tout.

16. C’est pourquoi Notre Seigneur ne tarde guère à revenir : quelquefois même la fin de l’oraison ne se passe pas sans qu’Il revienne. Et s’Il ne vient pas dans la fin de l’oraison, Il revient durant le jour d’une manière plus forte. Il semble qu’Il se repente d’avoir fait souffrir l’âme, sa bien-aimée, ou qu’Il lui veuille payer avec usure ce qu’elle a souffert pour son amour. Si cela dure quelques jours, ce sont alors des peines intolérables. Elle l’appelle doux et cruel. Elle lui dit s’Il ne l’a blessée que pour la faire mourir. Mais cet aimable Amant rit de sa peine et revient mettre sur sa plaie un baume si doux qu’elle voudrait toujours sentir de nouvelles blessures pour avoir toujours un nouveau plaisir dans une guérison qui lui rend non seulement sa première santé, mais même une santé plus abondante.

17. Jusqu’ici, ce ne sont que des jeux d’amour où l’âme s’accoutumerait aisément si l’Ami ne changeait de conduite. O Pauvres âmes qui vous plaignez des fuites de l’Amour! Vous ne savez pas que ce ne sont que des feintes, que des essais, que des échantillons de ce qui doit suivre. Les heures d’absence vous marquent les jours, les semaines, les mois et les années. Il faut apprendre à vos dépends à devenir plus généreuses, à laisser aller et venir l’Époux sans Lui rien dire. Il me semble que je vois ces jeunes épouses. Elles sont dans les dernières douleurs lorsque leur Époux les quitte pour peu que ce soit. Elles pleurent trois jours d’absence comme s’Il était mort, et elles se défendent tant qu’elles peuvent de Le laisser aller. Cet amour paraît fort et grand, cependant il ne l’est nullement. C’est le plaisir qu’elles ont de voir leur Époux qu’elles pleurent. C’est leur propre satisfaction qu’elles recherchent. Car si c’était le plaisir de leur Époux, elles seraient aussi contentes du plaisir qu’Il prend séparé d’elles à la promenade, à la chasse et ailleurs, que de celui qu’Il prend avec elles. C’est donc un amour intéressé, quoiqu’il ne paraisse pas tel à l’âme : au contraire, elle croit ne L’aimer que parce qu’Il est aimable. Il est vrai, pauvres âmes, que vous ne L’aimez que parce qu’Il est aimable; mais vous aimez pour le plaisir que vous trouvez dans cette amabilité.

18. Cependant vous voulez bien, dites-vous, souffrir pour l’Ami. Il est vrai, pourvu qu’Il soit témoin et compagnon de votre souffrance. Vous n’en voulez point de récompense, dites-vous. J’en demeure d’accord, mais vous voulez qu’Il connaisse votre souffrance et qu’Il l’agrée, vous voulez qu’Il s’y plaise. Y a-t-il rien de plus juste que de vouloir que celui pour qui l’on souffre le sache, l’agrée et y prenne plaisir? Oh, que vous êtes loin de compte! L’Amour jaloux ne vous laissera guère jouir du plaisir que vous prenez à Le voir se satisfaire de vos douleurs. Il vous faudra souffrir sans qu’Il fasse semblant ni de le voir ni de l’agréer, ni de le savoir. C’est trop pour vous que d’être agréées. Et quelle peine ne souffrirait-on pas à ce prix? Quoi ! Savoir que l’Amant voit nos peines et qu’Il y trouve un plaisir infini! Oh, c’est un trop grand plaisir pour un cœur généreux! Cependant je m’assure que la générosité la plus forte de ceux de cet état ne passe point cela.

19. Mais souffrir sans que l’Amant le sache, lorsqu’il paraît mépriser et se détourner de ce que nous faisons pour Lui plaire, n’avoir que du rebut pour ce qui semblait le charmer autrefois, le voir payer d’un froid et d’un éloignement effroyable ce que l’on fait pour son seul plaisir et ne point cesser de le faire, voir qu’Il ne paye nos poursuites que de fuites effroyables, se laisser dépouiller sans se plaindre de tout ce qu’Il avait donné autrefois pour gages de son amour et que l’âme croyait avoir payé par son amour, par sa fidélité et par sa souffrance; non seulement s’en voir dépouiller sans se plaindre, mais voir enrichir les autres de ses dépouilles et ne pas laisser de faire toujours de même tout ce qui peut contenter l’Ami, quoiqu’absent; ne cesser de courir après, et si, par infidélité ou par surprise, on s’arrête pour quelque moment, redoubler sa course avec plus de vitesse, sans craindre ni envisager les précipices, quoique l’on tombe et retombe mille fois, que l’âme soit si crottée et si lasse qu’elle perde ses propres forces pour mourir et expirer par les fatigues continuelles, - où, si quelquefois l’Ami se retourne et la regarde, Il lui redonne la vie et l’empêche de mourir, tant ce regard lui cause de plaisir, - jusqu’à ce qu’enfin l’Ami devienne si cruel qu’Il la laisse expirer faute de secours; tout cela dis-je, n’est point de cet état-ci, mais de celui qui suit. Il faut remarquer ici que le degré dont je viens de parler est très long, à moins que Dieu n’ait dessein de faire beaucoup avancer l’âme; et plusieurs, comme j’ai dit, ne le passent pas.

Chapitre VI. Deuxième degré de la voie passive en foi.

1. Le torrent ayant commencé à trouver la pente de la montagne, commence aussi le deuxième degré de la voie passive en foi. Cette âme qui était si paisible sur cette montagne, s’y tenait fort en repos et ne songeait pas à en descendre. Cependant, faute de pente et de descente, ces eaux du Ciel, par le séjour qu’elles faisaient sur la terre, commençaient à se corrompre : car il y a aussi cette différence des eaux qui ne coulent pas et ne se déchargent pas, de celles qui coulent et se déchargent, que les premières (si ce n’est la mer ou les grands lacs qui lui ressemblent) se corrompent, et leur repos fait leur perte. Mais, lorsqu’étant sorties de leurs sources, elles ont une issue facile, plus elles coulent avec rapidité, plus aussi se conservent-elles.

2. Vous remarquerez que (comme j’ai déjà dit de cette âme,) dès que Dieu lui a donné le don de la foi passive, Il lui a donné en même temps un instinct de courir pour Le trouver comme son centre. Mais cette âme si infidèle (quoiqu’elle se croie pleine de fidélité) étouffe par son repos cet instinct de courir et demeurerait sans avancer, si Dieu ne réveillait cet instinct en lui faisant trouver la pente de la montagne, où il faut qu’elle se précipite presque malgré elle. Elle sent d’abord perdre son calme, qu’elle croyait posséder pour jamais. Ses eaux si tranquilles commencent à faire bruit. Le tumulte se met dans ses ondes, elles courent et se précipitent. Mais où courent-elles? Hélas! C’est à leur perte [à ce qu’elle s’imagine].

Si elles pouvaient vouloir quelque chose, elles voudraient se retenir et retourner à leur calme. Mais c’est une chose impossible. La pente est trouvée : il faut se précipiter de pente en pente. Il n’est point encore ici question d’abîme ni de perte. L’eau (l’âme) paraît toujours et ne se perd point dans ce degré. Elle se brouille et se précipite : une onde suit l’autre, et l’autre l’attrape et la choque par sa précipitation.

3. Cette eau rencontre pourtant sur la pente de cette montagne certains lieux unis où elle prend un peu de relâche. Elle se plaît dans la clarté de ses eaux et elle voit que ses chutes, ses courses, ce brisement de ses ondes contre les rochers, n’ont servi qu’à la rendre plus pure. Elle se trouve délivrée de ses bruits et orages et croit être déjà arrivée au lieu de repos; et elle le croit avec d’autant plus de facilité qu’elle ne peut douter que l’état par lequel elle vient de passer, ne l’ait beaucoup purifiée. Car elle se voit plus claire et elle ne sent plus la méchante odeur que certains endroits corrompus lui faisaient sentir sur le haut de la montagne. Elle a même acquis une pente, qui est un degré de connaissance de ce qu’elle est : elle a vu par ce trouble des passions ou plutôt des ondes qu’elle n’était pas perdue, mais endormie.

4. Comme lorsqu’elle était dans la pente de la montagne pour arriver à cet endroit uni, elle croyait se perdre et n’avait plus d’espérance de recouvrer la paix; aussi à présent qu’elle n’entend plus le bruit de ses ondes, qu’elle se voit couler si doucement et si agréablement sur le sable, elle oublie sa peine première et ne croit pas qu’elle doive revenir : car elle voit qu’elle a acquis plus de pureté et elle ne craint pas de se gâter. Car ici elle n’est point arrêtée, mais coule si doucement et si agréablement que rien plus. O pauvre torrent, vous croyez avoir trouvé le repos et y être arrivé! Vous commencez à vous plaire dans vos eaux : les créatures s’y mirent et les trouvent très belles. Mais vous voilà bien surpris lorsqu’en coulant si doucement sur le sable, vous rencontrez sans y penser une pente plus forte, plus longue et plus dangereuse que la première. Alors ce torrent recommence son bruit. Ce n’était qu’un bruit médiocre et il devient insupportable. Il fait un bruit et un tintamarre plus grand qu’auparavant. Il n’y a presque plus de lit pour ce torrent, mais il tombe de rocher en rocher, il se précipite sans ordre ni raison, il effraye tout le monde de son bruit, chacun craint de l’aborder.

5. O pauvre torrent, que ferez-vous? Vous entraînez tout ce que vous trouvez dans votre furie, vous ne sentez que la pente qui vous entraîne et vous vous croyez perdu. Non, non, ne craignez point : vous n’êtes pas perdu, mais le degré de votre bonheur n’est pas encore arrivé. Il faudra bien d’autres bruits et d’autres pertes avant ce temps. Vous ne faites que commencer votre course. Enfin ce torrent courant sent qu’il trouve encore le bas de la montagne et le pays uni. Il reprend son premier calme et même plus grand; et après avoir passé de longues années dans ces alternatives [suit] le troisième degré [dont on remet à parler après avoir touché les dispositions à y entrer, et ses premières démarches].

6. L’âme, après avoir passé quelques années dans le lieu tranquille dont nous avons parlé, qu’elle croyait posséder pour toujours et avoir acquis les vertus (ce lui semblait) dans toute leur étendue, croyant toutes ses passions mortes, et lorsqu’elle pensait jouir avec plus d’assurance d’un bonheur qu’elle croyait posséder sans crainte de le perdre, elle est tout étonnée qu’au lieu de monter plus haut ou du moins de demeurer dans un état égal, elle rencontre sans y penser le penchant de la montagne. Elle est étonnée qu’elle commence d’avoir de la pente pour les choses qu’elle avait quittées. Elle voit tout à coup ce calme si grand se troubler. Les distractions viennent en foule : elles se battent et se précipitent l’une l’autre; l’âme ne trouve que pierres en son chemin, que sécheresses, qu’aridités. Le dégoût se met dans ses prières. Ses passions, qu’elle croyait mortes et qui n’étaient qu’assoupies, se réveillent.

7. Elle est tout étonnée de ce changement. Elle voudrait ou remonter d’où elle descend, ou du moins s’arrêter là, mais il n’y a pas moyen. La pente de la montagne est trouvée : il faut que cette âme tombe. Elle fait de son mieux pour se relever de ses chutes. Elle fait ce qu’elle peut pour se retenir et se raccrocher à quelque dévotion. Elle redouble ses pénitences. Elle se fait effort pour regoûter sa première paix. Elle cherche la solitude pour voir si elle la trouvera. Mais son travail est inutile. Elle voit que c’est sa faute; elle se résigne à souffrir l’abjection qui lui en revient, déteste le péché. Elle voudrait ajuster les choses, mais il n’y a pas moyen : il faut que ce torrent ait son cours. Il entraîne tout ce qu’on lui oppose. L’âme qui voit qu’elle ne trouve plus en Dieu de soutien va cherchant si elle en trouvera dans la créature; mais elle n’en trouve point et son infidélité ne sert qu’à l’effrayer davantage.

8. Enfin cette pauvre âme ne sachant que faire, pleurant partout la perte de son Bien-aimé, elle est tout étonnée qu’Il se présente de nouveau à elle. Cette vue charme d’abord cette pauvre âme qui croyait L’avoir perdu pour toujours. Elle se trouve d’autant plus fortunée qu’elle s’aperçoit qu’Il a apporté avec Lui de nouveaux biens, une pureté nouvelle, une plus grande défiance d’elle-même. Elle n’a plus envie, comme la première fois, de s’arrêter : elle court toujours, mais c’est paisiblement, doucement, et elle craint encore de troubler sa paix. Elle appréhende de perdre de nouveau le trésor qui lui est d’autant plus précieux que sa perte lui avait été plus sensible. Elle craint de Lui déplaire et qu’Il ne s’en aille encore une fois. Elle tâche de Lui être plus fidèle et de ne pas faire la fin des moyens.

9. Cependant ce repos l’enlève, la ravit, la rend plus paresseuse. Elle ne peut s’empêcher de le goûter et elle voudrait toujours être seule. Elle a encore l’avidité ou la gourmandise spirituelle. L’arracher de la solitude ou de l’oraison, c’est lui arracher l’âme. Elle est encore plus propriétaire, ce qu’elle goûte étant plus délicat et son goût étant devenu plus fin par la peine qu’elle a souffert. Il semble qu’elle soit dans un nouveau repos.

10. Elle va doucement lorsque tout d’un coup elle rencontre une nouvelle pente plus forte et plus longue que la première. Elle entre tout d’un coup dans une nouvelle surprise, elle veut se retenir, mais inutilement : il faut tomber, il faut courir par les rochers de rocher en rocher. Elle est étonnée qu’elle perd le goût de la prière et de l’oraison. Il faut qu’elle se fasse des violences extrêmes pour y rester. Elle ne trouve que morts à chaque pas. Ce qui la vivifiait autrefois est ce qui cause la mort.

Elle ne sent plus de paix, mais un trouble et une agitation plus forte que jamais, tant du côté des passions, qui se réveillent avec d’autant plus de force qu’elles paraissaient plus éteintes, que du côté des croix qui se redoublent au-dehors : l’âme se trouve plus faible pour les porter. Elle s’arme de patience, elle pleure, elle gémit, elle s’afflige, elle se plaint à son Époux de ce qu’Il l’a ainsi abandonnée; mais ses plaintes ne sont pas écoutées. Plus elle s’afflige, plus elle se plaint de nouveau : tout lui devient mort, elle trouve tout ce qui est bon difficile; elle sent pour le mal une pente qui l’entraîne.

11. Cependant elle ne se peut reposer dans la créature, ayant goûté du Créateur. Elle court encore plus fort, et plus les rochers et les obstacles sont forts et s’opposent à son passage, plus elle s’opiniâtre à redoubler sa course. Elle est comme la colombe de l’Arche qui ne trouvant pas sur la terre de quoi reposer ses pieds est obligée de retourner. Mais, hélas! Que fera cette pauvre colombe lorsqu’elle veut retourner en l’Arche? Noé ne lui tend sa main pour la reprendre. Elle ne fait que voltiger autour de l’Arche, cherchant du repos sans en pouvoir trouver. Elle grommelle autour de cette Arche, jusqu’à ce que le divin Noé, ayant compassion de sa persévérance et de ses gémissements, ouvre enfin la porte et la reçoive agréablement*.

12. O invention toute admirable et toute amoureuse de la bonté de Dieu! Il n’amuse ainsi l’âme que pour la faire courir avec plus de vitesse. Il se cache pour se faire chercher. Il s’enfuit pour faire courir. Il laisse tomber en apparence pour avoir le plaisir de soutenir et de relever. O Âme forte et vigoureuse qui n’avez jamais éprouvé ces jeux d’amour, ces jalousies apparentes, ces fuites, aimables à l’âme qui les a passés, mais terribles à celle qui les expérimente, vous, dis-je, qui ne savez ce que c’est que les fuites d’amour parce que vous êtes enivrée d’une possession continuelle de votre Bien-aimé - ou que, s’Il se cache, c’est pour si peu que vous ne sauriez juger par une absence longue et ennuyeuse du bonheur de sa présence, - vous n’avez jamais éprouvé votre faiblesse et le besoin que vous avez de son secours. Mais pour ces pauvres âmes ainsi délaissées, elles commencent à ne plus s’appuyer sur elles et à ne s’appuyer que sur leur Bien-aimé. Les rigueurs de ce Bien-aimé leur ont rendu ses douceurs plus souhaitables.

13. Ces âmes font souvent des fautes à cause de leur affaiblissement et que leurs sens ne trouvent plus d’appuis; et ces fautes les rendent si honteuses qu’elles se cacheraient elles-mêmes, si elles pouvaient, de leur Bien-aimé. Hélas! Dans l’horrible confusion où elles se trouvent, Il leur montre sa face pour un moment. Il les touche de son sceptre, comme un autre Assuerus, afin qu’elles ne meurent pas, mais ses caresses si courtes et si tendres ne servent qu’à augmenter leur confusion de Lui avoir déplu. D’autres fois, Il leur fait sentir par ses rigueurs combien leur infidélité Lui déplaît. O Dieu, si ces âmes pouvaient devenir en poudre, elles y deviendraient! Elles se mettent en cent postures pour réparer l’injure faite à Dieu. Et si par quelques légères promptitudes, qu’elles regardent comme des crimes, elles ont offensé le prochain, quelles satisfactions ne lui font-elles pas! Elles portent cela si loin qu’elles s’en croient coupables comme d’injures qu’elles lui auraient faites et lui en demandent pardon. Mais c’est grand pitié de voir l’état de cette pauvre âme qui a pu chasser son Bien-aimé. Elle fait tous ses efforts pour se corriger. Elle ne cesse de courir après Lui, mais plus elle court et plus Il fuit; et s’Il s’arrête, ce n’est que pour des moments, afin de lui faire reprendre haleine. Ensuite elle rencontre un peu de repos, mais plus elle avance, plus ce repos devient court et délicat.

14. Elle voit bien, cette pauvre âme, qu’il faut mourir, car elle ne trouve plus de vie en rien, tout lui devient mort et croix : l’oraison, la lecture, la conversation, tout est mort. Plus de goût à rien : ni aux pratiques des vertus, ni au secours des malades, ni à tout le reste qui rend une vie vertueuse. Elle perd tout cela ou plutôt elle y meurt, le faisant avec tant de peine et de dégoût que ce lui est une mort. Enfin, après avoir bien combattu, mais inutilement, après une longue suite de peines et de repos, de morts et de vies, elle commence à connaître l’abus qu’elle a fait des grâces de Dieu, et combien cet état de mort lui est plus avantageux que celui de vie. Car comme elle voit son Bien-aimé revenir, que plus elle avance et plus elle le possède purement, et que l’état qui précède la jouissance est une purgation pour elle, elle s’abandonne de bon cœur à la mort et aux allées et venues de son Bien-aimé, Lui donnant toute liberté d’aller et de venir comme il Lui plaît. Elle connaît alors que de Le vouloir retenir, ce serait une propriété défectueuse : elle est instruite de ce dont elle est capable. Elle perd peu à peu sa propre jouissance et est préparée par là à un état nouveau. Mais avant que d’en parler, il faut dire que plus l’âme avance, plus [aussi] ses jouissances sont courtes, simples et pures, et plus ses privations sont longues, rudes et angoisseuses, et cela jusqu’à ce que l’âme ait perdu toute jouissance pour ne la plus retrouver jamais. Et c’est ici le troisième degré que l’on appelle perte, sépulture et pourriture. Celui-là [le second] se termine à la mort et ne passe pas outre.

Chapitre VII.

Section I. Troisième degré de la voie passive en foi. Morts.

1. Vous voyez ces moribonds, lorsqu’on les croit expirés, reprendre tout d’un coup une nouvelle force et faire cela jusqu’à ce qu’ils expirent. Comme une lampe qui n’a plus d’humeur, jette au milieu de l’obscurité quelques feux, mais ce n’est que pour mourir plus promptement, l’âme jette des feux, mais qui ne durent que des moments. Enfin on a beau combattre contre la mort, il n’y a plus d’humide radical dans cette âme : le soleil de Justice l’a tellement desséchée qu’il faut qu’elle expire.

2. Mais que prétend-il autre chose, cet aimable soleil avec ses ardeurs rigoureuses, que de consumer cette âme? Et cette pauvre âme ainsi brûlée se croit toute glace! C’est que le tourment qu’elle souffre ne lui laisse pas connaître la nature de son supplice. Tant que le soleil s’est couvert de nuages et lui a fait sentir ses rayons d’une manière tempérée, elle sentait bien sa chaleur et croyait brûler, bien qu’elle ne fût que très peu échauffée; mais lorsqu’il a dardé à plomb ses rayons, elle se sentait rôtir et dessécher sans croire avoir seulement de la chaleur.

3. O aimable tromperie : ô Amour doux et cruel, n’avez-vous des amants que pour les tromper ainsi? Vous blessez ces âmes, et puis Vous cachez votre dard et Vous les faites courir après ce qui les a blessées! Vous les attirez ensuite et Vous montrez à elles. Et lorsqu’elles veulent Vous posséder, Vous Vous enfuyez. Lorsque Vous voyez l’âme réduite aux abois et qu’elle perd haleine à force de courir, Vous Vous montrez un moment afin de lui faire reprendre vie pour la faire mourir mille et mille fois avec plus de rigueurs. O rigoureux Amant, innocent meurtrier, que ne tuez-Vous tout d’un coup? Pourquoi donner du vin à ce cœur qui expire et redonner la vie pour la lui arracher de nouveau? C’est donc là votre jeu : Vous blessez à mort, et lorsque Vous voyez le malade près d’expirer, Vous guérissez sa blessure pour lui en faire de nouvelles! Hélas, on ne meurt ordinairement qu’une fois et les plus cruels bourreaux dans les persécutions allongeaient bien la vie aux criminels, mais ils se contentaient qu’ils la perdissent une fois. Mais Vous, plus impitoyablement, Vous nous ôtez mille et mille fois la vie et en donnez de nouvelles!

4. O vie que l’on ne peut perdre sans tant de morts! Ô mort que l’on ne peut avoir que par la perte de tant de vies! Tu viendras à la fin de cette vie. Mais pour quoi faire? Peut-être que cette âme, après que tu l’auras dévorée dans ton sein, jouira de son Bien-aimé. Elle serait trop heureuse si cela était, mais il faut essuyer un autre supplice. Il faut qu’elle soit ensevelie, qu’elle pourrisse et qu’elle soit réduite en cendres. Mais peut-être ne souffrira-t-elle plus, car les corps qui pourrissent ne souffrent plus. Oh! il n’en est pas ainsi de l’âme. Elle souffre toujours et le sépulcre, la pourriture, le néant lui sont infiniment plus sensibles que la mort même.

5. Ce degré de mort est extrêmement long, et dure quelquefois les vingt et trente années, à moins que Dieu n’ait des desseins particuliers sur les âmes. Et comme j’ai dit que bien peu passaient les autres degrés, je dis que bien moins passent celui-ci. C’est ce qui a tant étonné de gens de voir des personnes très saintes avoir vécu comme les anges et mourir dans des peines terribles et quasi dans le désespoir de leur salut. On s’en étonne et on ne sait à quoi attribuer cela. C’est qu’elles mouraient dans ce degré de mort mystique et, comme Dieu voulait avancer leur course parce qu’elles étaient proches de leur fin, Il redoublait leur douleurs, comme à Tauler.

On me dira à cela : c’étaient des saints et consommés selon leur degré et dans leur degré. Mais ils n’avaient pas passé celui-ci, ce qui n’empêche pas que ce ne fussent des saints; et grand nombre sont canonisés de l’Église qui n’ont éprouvé ce degré qu’en mourant; et plusieurs n’y sont jamais entrés. Aussi quand je vois des âmes qui disent qu’elles courent si vite, je ne puis m’empêcher de dire qu’elles se trompent. Elles sont toutes consommées, je le veux, oui, dans les états inférieurs qu’elles ne passent peut-être pas; mais pour avoir parcouru celui-ci, je dis que cela n’est pas. Et cela se vérifie dans la suite.

6. Aussi les âmes qui sont dans l’union au premier degré qui commence la voie de la foi nue dont je parle, se font tort de prendre pour elles les avis des états les plus avancés. Il faut laisser à Dieu de dénuer l’âme. Il le fera bien en Maître, et l’âme secondera le dénuement et la mort sans y mettre d’empêchement. Mais de le faire par soi-même, c’est tout perdre et faire un état vil d’un état divin. Vous voyez aussi des âmes qui, pour avoir lu ou avoir entendu parler du dénuement, s’y mettent d’elles-mêmes et demeurent toujours ainsi sans avancer : car comme elles se dénuent d’elles-mêmes, Dieu ne les revêt pas de Lui-même. Car il faut remarquer que le dessein de Dieu en dépouillant, n’est que pour revêtir. Il n’appauvrit que pour enrichir et Il devient dans le secret le remplacement de tout ce qu’Il ôte à l’âme. Ce qui n’est pas en ceux qui se dénuent d’eux-mêmes : ils perdent bien à la vérité par leur faute les dons de Dieu, mais ils ne possèdent pas Dieu pour cela.

7. Dans ce degré, l’âme ne saurait trop se laisser dépouiller, vider, appauvrir, tuer; et tout ce qu’elle fait pour se soutenir sont des pertes irréparables, car c’est conserver une vie qu’il faut perdre. Comme une personne qui, ayant dessein de faire mourir une lampe sans l’éteindre, n’aurait qu’à n’y point mettre d’huile : elle s’éteindrait d’elle-même; mais si cette personne, en disant toujours qu’elle veut faire mourir cette lampe, ne cessait pas d’y mettre de temps en temps de l’huile, la lampe ne s’éteindrait jamais. Il en est de même de l’âme qui prend vie pour peu que ce soit en ce degré. Si elle se soulage, si elle ne se laisse pas dénuer, enfin quelque acte de vie qu’elle fasse, elle retardera sa mort autant et plus de temps que sa vie sera longue.

8. O pauvre âme, ne combattez pas contre la mort, et vous vivrez par votre mort. Il me semble que je vois ces gens qui se noient : ils font tous leurs efforts pour venir sur l’eau : ils se tiennent à ce qu’ils peuvent, ils se conservent la vie autant de temps qu’ils ont de force, ils ne se noient que lorsque les forces leur manquent. Il en est ainsi de ces âmes : elles se défendent tant qu’elles peuvent pour s’empêcher de périr. Il n’y a que le défaut de force et de puissance qui les fait expirer. Dieu, qui veut avancer cette mort et qui a pitié de cette âme, lui coupe les mains par où elle se tenait attachée et l’oblige ainsi de tomber dans le fond*. Cette âme crie de toutes ses forces pour la douleur qu’elle ressent, mais il n’importe, Dieu est impitoyable et c’est une grande miséricorde de n’en point recevoir en cette rencontre.

O Directeurs, soyez les aides de Dieu dans cette œuvre : ne donnez pas secours à cette âme. Et comme il ne vous est pas permis de contribuer à sa mort en l’enfonçant vous-mêmes dans l’eau, il ne vous est pas permis non plus de lui tendre la main pour la soutenir. Ne lui souffrez point d’appui et soyez inexorables à leurs plaintes. Devenez de bronze pour elles, aussi bien que le Ciel l’est devenu, et si vous la voyez mourir, ne donnez pas de sépulture à son corps. L’Amour lui en donnera une telle qu’Il saura : la sépulture et la poussière viendront ensemble.

9. Les croix suivent, les croix augmentent; et plus les croix augmentent, plus l’impuissance de les porter devient forte, en sorte qu’il semble à l’âme qu’elle ne les peut plus porter. Ce qui est plus pénible en cet état est que l’état de peine commence toujours par quelque chose qui paraît faute à l’âme : elle croit avoir contribué à ce mauvais état. Enfin l’âme devient dans un état presque insensible. Elle commence à s’accoutumer à la peine, à être convaincue de son impuissance, de son inutilité et à désespérer d’elle-même. Elle consent même à la perte de toutes les faveurs et il semble que Dieu les lui a ôtées justement. Elle n’espère plus même les posséder jamais.

Lorsqu’elle voit quelque âme de grâce, sa peine redouble et elle se sent enfoncée dans le plus profond de son néant. Elle voudrait pouvoir les imiter, mais voyant ses efforts inutiles, elle est contrainte de mourir et d’expirer. C’est alors qu’elle dit avec l’Écriture : Tout ce que je redoutais m’est arrivé. Quoi ! Perdre Dieu, dit-elle et le perdre pour toujours sans l’espoir de Le retrouver jamais! Quoi ! Être privé d’amour pour le temps et pour l’éternité! Ne pouvoir plus aimer celui que l’on connaît si aimable! Oh! N’est-ce pas assez, divin Amant, de rebuter votre créature, de vous détourner d’elle sans qu’elle perde l’amour, et le perdre (ce semble) pour toujours? Elle croit, cette pauvre âme, l’avoir perdu; mais cependant elle n’aima jamais plus fortement ni plus purement. Elle a bien perdu la vigueur, la force sensible de l’amour, mais elle n’a pas perdu l’amour : au contraire elle n’aima jamais mieux. Cette pauvre âme ne le peut croire; cependant, il est aisé de le connaître, car le cœur ne peut être sans amour. Si elle n’aimait pas Dieu, il faudrait qu’elle aimât quelque autre chose, mais ici l’âme est bien éloignée de prendre plaisir à quoi que ce soit.

10. Ce n’est pas que les sens ne se courbent vers les créatures; et c’est ce qui fait alors la grande peine de l’âme, qui regarde la révolte des passions et ses défauts involontaires comme des fautes horribles, qui lui causent la haine de son Époux. Elle voudrait se laver, se blanchir et se purifier, mais elle n’est pas plutôt lavée qu’elle s’imagine retomber dans un cloaque plus sale et infect que celui dont elle est sortie. Elle ne voit pas que c’est à force de courir qu’elle se crotte, qu’elle se laisse tomber, et que l’amour la transporte si fort et la fait courir après lui avec tant de vitesse qu’elle ne voit pas les mauvais pas. Cependant elle est si honteuse de courir en cet état qu’elle ne sait où se mettre. Elle va avec une robe toute déchirée. Elle perd tout ce qu’elle a à force de courir.

11. Son Époux aide à la dépouiller pour deux raisons : la première parce qu’elle a sali ses habits si beaux et si magnifiques par ses vaines complaisances et qu’elle s’est approprié les dons de Dieu par quantité de réflexions et de regards d’amour propre; la seconde parce qu’en courant, elle serait arrêtée par cette charge : même la crainte de perdre tant de richesses l’empêcherait de courir.

12. O pauvre âme, qu’êtes-vous devenue? Vous étiez autrefois les délices de votre Époux lorsqu’Il prenait tant de plaisir à vous orner et embellir : à présent, vous êtes si nue, si déchirée, si pauvre que vous n’oseriez ni vous regarder ni paraître devant Lui. Les hommes qui vous regardent, après vous avoir admirée autrefois et qui vous voient ainsi déchirée, croient ou que vous êtes devenue folle, ou que vous avez commis les derniers crimes, qui ont porté l’Époux à vous abandonner. Ils ne voient pas que cet Époux jaloux, qui n’aime cette âme que pour Lui, voyant qu’elle s’amusait à ses ornements, qu’elle s’y plaisait, qu’elle s’y admirait, qu’elle s’aimait elle-même, voyant, dis-je, cela, et qu’elle cessait quelquefois de Le regarder afin de se regarder elle-même, et qu’elle diminuait l’amour qu’elle avait pour Lui à force de se trop aimer, la dépouille et fait disparaître toutes ses beautés et ses richesses de devant les yeux.

L’âme dans l’abondance de ses biens trouve du plaisir à se contempler : elle voit des amabilités en elle qui attirent son amour et le dérobent à son Époux. Pauvre folle qu’elle est! Elle ne voit pas qu’elle n’est belle que des beautés de son Époux et que s’il les lui ôtait, elle deviendrait si laide qu’elle se ferait peur. De plus, elle néglige de suivre l’Époux dans ses courses, dans les déserts, et partout où Il va : elle craint de gâter son teint, de perdre ses pierreries. O. Amour jaloux, que vous faites bien de venir traverser cette orgueilleuse et de lui ôter ce que Vous lui avez donné, afin qu’elle apprenne à connaître ce qu’elle est, et qu’étant nu et dépouillé, rien ne l’arrête dans sa course.

13. Notre Seigneur commence donc à dépouiller cette âme peu à peu, à lui ôter ses ornements, tous ses dons, grâces et faveurs, qui sont comme des pierreries qui la chargent; ensuite Il lui ôte toutes ses facilités au bien, qui sont comme ses habits; après quoi, Il lui ôte la beauté de son visage, qui sont des divines vertus qu’elle ne peut pratiquer activement.

14. Le premier degré de son dépouillement se fait des grâces, dons et faveurs, amour sensible et aperçu. Elle s’en sent peu à peu dépouillée. Elle voit que son Époux reprend peu à peu ce qu’Il lui avait donné de richesses. Elle s’afflige d’abord beaucoup de cette perte. Mais ce qui l’afflige le plus n’est pas tant la perte des richesses que la fâcherie de l’Époux. Car elle croit que c’est par colère qu’Il lui reprend ainsi ce qu’Il lui avait donné. Elle voit bien l’abus qu’elle en a fait et les complaisances qu’elle y a eues, ce qui la rend si honteuse qu’elle meurt de confusion. Elle Le laisse faire et ne Lui ose dire : «Pourquoi reprenez-Vous ce que Vous m’avez donné?» Car elle voit qu’elle le mérite par l’abus qu’elle en a fait et, dans un silence profond, elle Le regarde d’une manière si pitoyable qu’elle Lui fait bien voir sa peine.

15. Quoiqu’elle garde le silence, il n’est pas profond comme dans la suite : elle l’interrompt par des pleurs et des soupirs entrecoupés. Mais elle est bien étonnée qu’en regardant l’Époux, elle Le voit tout en colère de ce qu’elle pleure la justice qu’Il lui fait, de la mettre hors d’état d’abuser de ses biens, et de ce qu’elle pense peu à l’abus qu’elle en a fait. Cette âme s’aperçoit d’abord de sa faute et de sa méprise. Elle s’efforce de faire connaître à son Époux qu’elle ne se soucie point de ses dons pourvu qu’Il ne soit pas fâché contre elle. Elle lui témoigne que ses larmes et sa douleur viennent de Lui avoir déplu. Il est vrai qu’alors la colère de l’Époux, justement irrité, lui est si sensible qu’elle ne pense plus à la perte de toutes ses richesses, mais à la colère de son Époux. Elle se met en cent postures pour L’apaiser. Ses soupirs, ses gémissements et ses larmes sont les expressions de sa douleur. Ceci est encore un défaut qui offense l’Ami, mais comme l’âme est encore faible, Il le dissimule.

16. Après l’avoir laissée pleurer longtemps, Il fait semblant d’être apaisé : Il essuie Lui-même ses larmes et la console. O. Dieu, quelle joie pour cette âme de voir ces nouvelles bontés de l’Amour, après ce qu’elle a fait! Il ne lui rend pas cependant ses premières richesses et l’âme ne s’en met pas en peine, se trouvant trop heureuse d’être regardée, consolée et flattée de son Bien-aimé. Au commencement, elle reçoit ses caresses avec tant de confusion qu’elle n’ose lever les yeux. Mais comme les biens présents font oublier les maux passés, elle s’abîme et se noie dans ces nouvelles caresses de son Époux et ne songeant plus à ses misères passées, elle se repaît et se repose dans ces caresses et oblige par là l’Époux de se fâcher de nouveau et de la dépouiller davantage.

17. Il faut remarquer que Dieu n’ôte à l’âme ses richesses que peu à peu : une fois, l’une, et après, l’autre. Plus les âmes sont faibles, plus le dépouillement est long, et plus elles sont fortes, plus tôt il est fait, Dieu les dépouillant plus souvent et de plus de choses à la fois. Mais quelque rude que soit ce dépouillement, il n’est cependant que des choses de dehors et superflues, c’est-à-dire que des dons, des grâces et faveurs, mais non d’autres choses. Cela ne se fait que l’une après l’autre, à cause de la faiblesse de l’âme. Cette conduite est si admirable, c’est un si grand amour de Dieu pour l’âme que l’on ne le croirait jamais à moins de l’expérimenter : car l’âme est si pleine d’elle-même et si pétrie d’amour-propre que si Dieu n’en usait ainsi, elle se perdrait.

18. On dira peut-être : si les dons de Dieu font un tel dommage, pourquoi les donner? Dieu les donne par un excès de sa bonté, pour tirer l’âme du péché, de l’attache aux créatures, et la faire retourner à Lui; et s’Il ne les lui donnait pas, elle serait toujours criminelle. Mais ces mêmes dons, desquels Il la gratifie pour la détacher des créatures et d’elle-même, pour se faire aimer d’elle du moins par reconnaissance, cette créature est si misérable qu’elle s’en sert pour s’aimer et s’admirer, qu’elle s’y amuse; et l’amour-propre est si enraciné dans la créature que ces dons l’ont augmenté : car elle trouve en elle-même de nouveaux charmes qu’elle n’y trouvait pas autrefois; elle s’enfonce, elle s’accroche à elle-même, s’approprie ce qui était à Dieu et, se familiarisant trop avec Lui, oublie l’esclavage dont Il l’a tirée et mille autres choses de cette nature. Il est vrai que Dieu pourrait l’en délivrer comme Il peut délivrer l’homme de son fond de concupiscence, mais Il ne le fait pas pour des raisons connues à Lui seul.

19. L’âme ainsi dépouillée des dons de Dieu perd un peu de l’amour d’elle-même et elle commence à voir qu’elle n’est pas si riche qu’elle croyait et que ses richesses sont à son Époux. Elle voit, dis-je, qu’elle en a abusé et consent qu’Il les garde et qu’Il les reprenne. Elle dit : «Je serai riche des richesses de mon Époux et quoiqu’Il les garde, nous serons toujours en communauté de biens : Il ne les perdra pas». Elle devient même bien aise d’avoir perdu ces dons de Dieu : elle se trouve déchargée, plus légère pour marcher. Enfin elle s’accoutume peu à peu à ce dépouillement, elle connaît qu’il lui a été utile et avantageux. Elle n’en a plus de chagrin. Elle s’ajuste du mieux qu’elle peut avec ses habits et comme elle est belle, elle se contente de ce qu’elle ne laissera pas de plaire à son Époux par ses agréments et par ses habits propres autant qu’elle faisait avec tous ses ornements.

SECTION DEUXIÈME. Second degré de dépouillement.

20. Lorsqu’elle ne pense plus qu’à vivre en paix dans cette perte et qu’elle voit clairement le bien qu’elle lui procure et le dommage qu’elle s’était causé par le mauvais usage qu’elle a fait [des dons qu’on lui a repris], elle est toute étonnée que l’Époux, qui ne lui avait donné trêves qu’à cause de sa faiblesse, vienne avec plus de violence lui arracher ses habits.

Ô pauvre âme, que ferez-vous à ce coup? C’est bien pis que l’autre fois, car ces habits sont nécessaires et il n’est pas de la bienséance de s’en laisser dépouiller. Oh! C’est alors que l’âme s’en défend tant qu’elle peut. Elle fait voir à son Époux les raisons qu’elle a pour ne pas aller ainsi nue : que cela lui serait honteux à Lui-même. «Hélas, dit-elle, j’ai perdu toutes les richesses que Vous m’aviez données, vos dons, la douceur de votre amour. Mais je pouvais encore faire des actions extérieures de vertus. Je faisais des charités. Je faisais l’oraison avec assiduité, quoique vous eussiez ôté vos grâces sensibles; mais de perdre tout cela, c’est à quoi je ne puis consentir. J’étais encore habillée selon ma qualité, et l’on me considérait encore dans le monde comme votre Épouse. Mais si je perds mes vêtements, cela Vous fera honte à Vous-même. - N’importe, pauvre âme, il faut consentir à cette perte. Vous ne vous connaissez pas encore. Vous croyez que vos habits sont à vous et que vous pouvez toujours vous en servir. - Mais je les ai acquis avec tant de soin. Vous me les avez donnés comme une récompense des travaux que j’ai soufferts pour vous.» N’importe : il les faut perdre.

21. L’âme, après avoir fait de son mieux pour les conserver, se sent dépouiller peu à peu. Tout lui devient insipide. Elle ne trouve plus de goût à rien, au contraire tout lui vient à dégoût et elle est mise dans l’impuissance de le faire. Autrefois elle avait des dégoûts, des peines, mais non des impuissances. Mais ici tout pouvoir lui est ôté. Les forces du corps et de l’âme lui manquent. Elle en perd même le souvenir longtemps. L’inclination lui en reste, qui est comme la dernière robe, qu’il faut perdre à la fin.

22. Ceci se fait très peu à peu et d’une manière pénible, parce que l’âme voit toujours que cela est venu par sa faute. Elle n’ose plus rien dire, car ce qu’elle dirait ne servirait qu’à irriter son Époux, dont la colère lui est plus rude que la mort. Elle commence à se connaître mieux, à voir qu’elle n’a rien à elle et que tout est à son Époux. Elle commence à entrer en défiance d’elle-même, elle perd peu à peu l’amour qu’elle avait pour elle-même. Mais elle ne se hait pas encore, car elle est toujours belle, quoique nue. Elle regarde de temps en temps l’Amant avec un regard pitoyable, mais elle ne dit pas un seul mot, elle s’afflige de son courroux. Il lui semble que ce serait peu d’être dépouillée, si seulement elle n’avait pas fâché son Époux et si elle ne s’était pas rendue indigne de porter ses habits nuptiaux.

23. Si elle avait été confuse la première fois qu’on lui ôta ses richesses, la confusion de se voir nue lui est infiniment plus sensible. Elle ne voudrait pas paraître devant son Époux, tant elle est honteuse. Cependant il faut rester et courir en cet état partout. Quoi ! Ne lui sera-t-il pas permis de se cacher? Non : il faut ainsi paraître en public. Le monde commence à en avoir moins d’estime. On dit : «Est-ce là cette âme qui faisait l’admiration des hommes et des anges? Voyez comme elle est déchue!» Sa confusion redouble par ces paroles, parce qu’elle connaît bien que son Époux l’a dépouillée justement. Elle fait ce qu’elle peut afin qu’Il l’a revête un peu, mais Il n’en fera rien après l’avoir ainsi dépouillée de tout, ce qui est une miséricorde infinie, car ses habits la satisfaisaient en la couvrant et l’empêchaient de voir ce qu’elle était.

24. C’est une chose bien étonnante pour une âme qui croyait être bien avancée dans la perfection, de se voir ainsi déchoir tout d’un coup. Elle croit que ce sont de nouvelles fautes, dont elle s’était corrigée, qui reviennent; mais elle se trompe : c’est qu’elle était cachée sous ses habits qui l’empêchaient de se voir telle qu’elle est. C’est une chose horrible qu’une âme ainsi nue des dons et grâces de Dieu, et l’on ne pourrait à moins d’expérience [savoir ni] croire ce que c’est.

SECTION TROISIÈME. Troisième degré du dépouillement.

25. Mais c’est encore peu, si elle conservait sa beauté : mais Il [l’Époux] la fait devenir laide et la fait perdre. Jusqu’ici, l’âme s’est bien laissé dépouiller des dons, grâces et faveurs, facilité au bien : elle a perdu toutes les bonnes choses, comme les austérités, le soin des pauvres, la facilité à aider le prochain, mais elle n’a pas perdu les divines vertus. Cependant ici [il] les faut perdre quant à l’usage : car pour la réalité, elles s’impriment plus fortement dans l’âme. Elle perd la vertu comme vertu; mais c’est pour la retrouver en Jésus-Christ.

Cette âme toute humiliée devient* toute superbe à ce qu’elle croit. Cette âme si patiente, qui souffrait si aisément toutes choses et qui en faisait ses plaisirs, trouve qu’elle ne peut rien souffrir. Les sens perdent leur économie et semblent vouloir se révolter. Elle ne peut ni se mortifier, ni se garder de rien par ses propres efforts comme auparavant et qui pis est, cette âme ainsi défigurée se salit à tout moment, à ce qu’elle croit : elle se blesse* avec les créatures. Elle se plaint avec l’Épouse que les sentinelles l’ont trouvée et l’ont navrée.

26. Je dois pourtant dire ici que les personnes de cet état ne font aucune faute volontaire. Dieu leur fait voir en général un si grand fond de corruption qui est en elles qu’elles diraient volontiers avec Job : Qui me donnera que je me cache dans l’Enfer jusqu’à ce que la colère de Dieu soit passée? Car il ne faut pas croire qu’ici ni dans la suite, Dieu permette que cette âme tombe dans aucun péché réel; et cela est si vrai que, quoiqu’elle paraisse à ses propres yeux la plus misérable des créatures, lorsqu’Il s’agit de se confesser, elle ne trouve aucune faute en détail qu’elle ait faite et s’accuse seulement qu’elle est pleine de misères et qu’elle n’a que des sentiments contraires à ses désirs. Il est de la gloire de Dieu qu’en faisant expérimenter à l’âme jusqu’au fond de sa corruption, Il ne la laisse pas tomber dans des péchés. Ce qui fait sa douleur si épouvantable, c’est qu’elle est comme accablée de la pureté de Dieu, et cette pureté lui fait voir jusques aux moindres atomes d’imperfection comme d’énormes péchés, à cause de la distance infinie qu’il y a entre la pureté de Dieu et l’impureté de la créature, de cet homme Adam pécheur. Elle voit qu’elle était sortie toute pure des mains de Dieu et qu’elle a contracté non seulement le péché d’Adam, mais encore mille et mille fautes actuelles, de sorte que sa confusion est au-dessus de tout ce qu’on peut exprimer. Ce qui fait que les hommes la méprisent, n’est point aucune faute particulière qu’ils remarquent en elle; mais c’est que, ne la voyant plus faire tout ce qu’elle faisait autrefois avec tant d’ardeur et de fidélité, ils jugent par là de son déchet : en quoi ils se trompent beaucoup.

Ceci doit servir pour la suite et pour tout ce qui peut être exprimé trop fortement et que ceux qui n’ont point l’expérience pourraient prendre en mauvaise part. Il faut remarquer encore quand je parle de corruption, de pourriture, de saleté, etc., que j’entends la destruction et la consomption du vieil homme par la conviction centrale et une expérience intime de ce fond d’impureté et de propriété qu’il y a en l’homme, qui le faisant voir à lui-même ce qu’il est en soi sans Dieu, le fait crier avec David : Je suis un ver et non pas un homme; et avec Job : Quand j’aurais été blanchi comme la neige et que la blancheur de mes mains éblouirait par son éclat, vous me feriez voir à mes yeux tout couvert d’ordure et mon vêtement aurait honte de me toucher.

27. Ce n’est donc pas que cette pauvre âme fasse les fautes qu’elle s’imagine de faire : car elle ne fut jamais plus pure dans le fond; mais c’est que les sens et les puissances étant sans soutiens, principalement les sens, ils errent vagabonds. De plus, comme la course de cette âme vers Dieu redouble et qu’elle s’oublie davantage elle-même, il ne faut pas s’étonner si, en courant, elle se salit par les endroits pleins de boue où il lui faut passer; et comme toute son attention est tournée vers son Bien-aimé, quoiqu’elle ne s’en aperçoive pas à cause de son état de course, elle ne pense point à elle, elle ne songe pas où elle met ses pas. Cela est si vrai que cette âme qui se croit la plus criminelle de toutes les créatures ne fait pas une faute de volonté, quoiqu’elles lui paraissent toutes volontaires, mais bien de surprise : souvent même elle ne voit ses fautes que lorsqu’elles sont faites.

28. Elle crie à son Époux afin qu’Il lui tende la main; mais Il n’a garde de le faire, du moins d’une manière aperçue, quoiqu’Il la soutienne d’une main invisible. Cette âme pense quelquefois de mieux faire, mais c’est alors qu’elle fait plus mal : car le dessein de son Époux lorsqu’Il la laisse tomber, sans cependant qu’elle se blesse, est afin qu’elle ne s’appuie plus sur elle-même, qu’elle reconnaisse son impuissance, qu’elle entre dans un entier désespoir [d’elle-même] et qu’elle puisse dire : J’ai perdu tout espoir et je ne vivrai plus.

29. C’est ici que l’âme commence à se haïr véritablement et à se connaître, ce qu’elle ne ferait jamais si Notre Seigneur ne lui faisait sentir ce qu’elle est. Toutes les connaissances que l’on a de soi par lumière, de quelque degré qu’elles soient, n’ont pas le pouvoir de faire que l’âme se haïsse véritablement. Celui qui aime son âme la perdra et celui qui la hait, la sauvera. Il n’y a, dis-je, que cette expérience qui puisse faire véritablement connaître à l’âme son fond infini de misères. Toute autre voie ne peut donner une véritable pureté : si elle en donne, ce n’est qu’en superficie et non dans le fond, où l’impureté est cachée et non exprimée et sortie.

30. Ici Dieu va chercher jusque dans le plus profond de l’âme son impureté foncière, qui est l’effet de l’amour-propre et de la propriété que Dieu veut détruire. Il la presse et la fait sortir. Prenez une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu’il vous plaira : vous nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins que vous ne pressiez l’éponge pour en exprimer toute l’ordure et alors vous la pourriez facilement nettoyer. C’est ainsi que Dieu fait : Il serre cette âme d’une manière pénible et douloureuse, puis Il en fait sortir ce qu’il y a de plus caché.

Lorsque l’âme sent cette puanteur, elle croit que c’est une nouvelle ordure et qu’elle se salit; et c’est une tout au contraire. Cette ordure y était et elle ne la voyait pas, elle ne la sent à présent que parce qu’on la lui ôte. Une personne qui aurait une apostume en quelque endroit n’en a pas de dégoût tant qu’on ne la lui ouvre pas; mais lorsque le chirurgien fait une incision et qu’il fait sortir le pus, le malade se plaint de la puanteur qui lui fait mal au cœur. Cette apostume était aussi puante lorsqu’elle était cachée et qu’elle était plus dangereuse, cependant on ne se plaignait pas de sa mauvaise odeur. On croit être sali parce qu’elle suppure, et c’est le contraire. Il est vrai que le dehors en est sali pour quelque temps; mais c’est afin que le dehors et le dedans soient purifiés dans la suite. Si Dieu ne faisait ainsi, l’amour propre, cette apostume effroyable, ne sortirait jamais, et plus elle serait couverte de beaux habits, plus aussi serait-elle enfoncée, et plus elle se tournerait au-dedans et gâterait sans qu’on s’en aperçût toutes les parties nobles.

31. Je dis donc que cette voie si abjecte, si pauvre, si sale, a seule le pouvoir de purifier radicalement; et sans elle on serait toujours sale, quoique l’on parût bien propre. Il faut donc que Dieu fasse sentir à l’âme ce qu’elle est jusqu’au fond. Cette grâce de foi, de dépouillement, s’attache toujours aux défauts les plus essentiels et les plus cachés dans l’amour-propre, à certains défauts mignons que la nature resserre, qu’elle conserve avec soin et que les autres ne voient pas comme des défauts : au contraire, ils paraissent vertus, de sorte qu’en les perdant, il semble que l’on perde la vertu. Car la vertu ne s’acquiert véritablement que par les tentations contraires, ainsi qu’il est écrit : Celui qui n’est pas tenté, que sait-il? Plus nous avons d’attache à une vertu, plus nous sommes exercés sur cette même vertu. Les défauts des autres voies sont connus plus superficiellement. Ceux que Dieu va chercher dans le plus intime de ces âmes passeraient pour perfections chez les autres, lesquelles ont en effet une prudence admirable, une sagesse grande, mille propriétés qu’elles conservent chèrement. Elles ont du courage : ce sont de grandes âmes. Mais celles-ci n’ont plus rien du tout. Ce n’est plus que faiblesse sur faiblesse, impuissance sur impuissance. On ne leur laisse pas la moindre propriété. Les autres vont par ce qui est et elles subsistent par quelque chose de grand : elles vont de sainteté en sainteté, et celles-ci vont par ce qu’elles n’ont pas. Aussi sont-elles bien éloignées de s’attacher à rien, ayant tout perdu : étant si laides et si sales, à quoi s’attacheraient-elles?

32. Les plus favorisées de ces âmes-ci, pour l’ordinaire, sont le rebut du monde : elles sont toujours contrariées. Ce que les autres font est admiré; mais pour elles, il semble qu’elles gâtent tout ce qu’elles entreprennent. Elles ne réussissent à rien et ne sont approuvées en rien. Enfin, il faut que, malgré elles, elles se rendent justice et qu’elles voient tout bien être en leur Époux et tout mal être en elles. On ne saurait croire, sinon par expérience, de quoi la nature abandonnée à elle-même est capable. Oui, oui, notre être propre abandonné à lui-même est pire que tous les diables*.

33. C’est pourquoi il ne faut pas croire que cette âme ainsi dans la misère soit abandonnée de Dieu. Elle n’en fut jamais mieux soutenue, mais c’est la nature qui est laissée un peu seule et qui fait tous ces ravages sans que l’âme y ait aucune part. Cette pauvre Épouse désolée courant çà et là après son Bien-aimé non seulement se salit beaucoup, comme j’ai dit, mais elle se blesse avec les épines qu’elle rencontre. Elle se fatigue si fort qu’il lui faut mourir et expirer dans sa course sans secours.

Le plus grand bien de l’âme en cette voie est que Dieu lui soit impitoyable et lorsqu’Il veut bien faire avancer une âme, Il la laisse courir jusqu’à la mort; s’Il l’arrête pour des moments (ce qui ravit et vivifie cette pauvre âme), c’est à cause de sa faiblesse et qu’Il craint qu’elle ne perde courage et que la lassitude ne l’oblige à se reposer.

34. Lorsqu’Il voit cela, Il la regarde pour un moment, et cette pauvre âme par ce regard se trouve prise et blessée de nouveau, mais d’une manière si forte qu’elle est hors d’elle-même et demeure comme défailli. Elle Lui dirait volontiers : «Hélas! Pourquoi m’avez-vous tant fait courir? Donnez-moi un peu de repos afin que j’avale ma salive. Qui me donnera que je Le trouve seul et que je Le mène dehors et que je le voie face à face!» Mais, hélas! lorsqu’elle croit Le tenir, Il s’enfuit derechef : Je L’ai cherché (dit-elle) et je ne L’ai point trouvé. Comme, par ce regard de l’Époux, l’âme est devenue plus amoureuse, elle redouble sa course afin de Le trouver. Cependant elle s’est arrêtée autant de temps que son regard a duré. C’est pourquoi l’Époux ne la regarde que le moins qu’Il peut et que lorsqu’Il voit qu’elle perd courage. Et si elle était assez forte, elle irait bien plus vite sans s’arrêter : si un voyageur pouvait toujours marcher sans besoin ni de repos ni de nourriture, il irait bien plus vite; mais il lui faut et l’un et l’autre à cause de sa faiblesse, et l’un et l’autre lui donnent de nouvelles forces qui lui sont données à cause de son besoin et que la nature défaillirait s’il en était privé. Il en est ainsi dans cette voie.

35. Cette âme* meurt donc ici véritablement à la fin de sa course, parce que toute force active lui manque pour courir : car quoiqu’elle ait été passive, elle n’avait pas pourtant perdu sa force active quoique elle ne lui parût pas à elle-même; l’attrait la faisait courir sans qu’elle le sût et connût. L’Épouse dit : Tirez-moi et nous courrons : elle court à la vérité, mais de quelle manière? C’est en perdant tout. C’est comme le soleil qui court incessamment sans sortir de son repos.

L’âme perd tout ici par le trépas mystique, pour courir sous un autre pôle ou pour mieux dire [c’est comme un soleil qui] s’éclipse de notre hémisphère, où il ne paraîtra plus, étant caché dans la mer. C’est là le sépulcre où l’âme éprouve une tout autre mort et sa puanteur, ainsi qu’il sera dit.

36. L’âme ici se hait si fort elle-même qu’elle ne se peut souffrir : elle n’a des yeux que pour se regarder de travers, elle n’a que du mal à dire d’elle. C’est alors qu’elle n’est rien ni devant Dieu ni devant les créatures, ni devant elle-même. Elle croit que c’est avec raison que l’Époux la traite de la sorte. Elle croit que c’est sa puanteur qui lui cause du dégoût. Elle ne voit pas que c’est tout le contraire : c’est pour la faire courir qu’Il fuit, c’est pour la purifier qu’Il semble la salir. Lorsque l’on met le fer dans le feu pour le purifier et lui faire perdre sa rouille, il paraît d’abord se salir et noircir, mais après on voit bien qu’il a été purifié. Il ne lui fait expérimenter ses faiblesses qu’afin qu’elle perde toute force et tout appui propre et que, désespérant de tout, Il la porte Lui-même et qu’elle se laisse porter : car quelque forte que soit sa course, elle marche en enfant, mais lorsqu’elle est en Dieu et que Dieu la porte, quoiqu’elle paraisse se reposer, ses démarches sont infinies, puisqu’elles sont celles d’un Dieu.

37. Cette âme voit encore les autres parées de ses dépouilles. Lorsqu’elle voit une sainte âme, elle n’ose l’aborder et elle la voit parée avec admiration de tous les ornements que l’Époux lui a ôtés. Mais, quoiqu’elle l’admire et qu’elle se sente enfoncée jusque dans l’abîme du néant, elle ne peut pas cependant désirer de les avoir, tant elle s’en trouve indigne. Elle croit que ce serait les profaner que de les mettre sur une personne si couverte de boue et d’infection. Elle se réjouit même de voir que, si elle fait horreur à son Bien-aimé, il y en a d’autres qui font ses délices. Elle est bien éloignée de la jalousie des commencements où elle Le voulait toujours garder et retenir : au contraire, elle est bien aise qu’Il ne la regarde pas afin qu’Il n’en ait pas mal au cœur et qu’Il prenne ses délices avec les autres, qu’elle croit fortunées d’avoir gagné les amours de son Dieu, car pour les ornements, quoiqu’elle les en voit parées, elle ne croit pas que ce soit cela qui les rende heureuses. Si elle trouve du bonheur pour elles à les en voir parées, c’est parce que ce sont les gages de l’amour de son Bien-aimé.

38. Lorsqu’elle se tient si petite auprès de ces âmes qu’elle regarde comme des reines, elle ne sait pas le bien que lui doit produire sa nudité, sa mort et sa pourriture. Il ne la rend nue que pour être son vêtement : Revêtez-vous de Jésus-Christ, dit saint Paul. Il ne la tue que pour être sa vie : Si nous sommes morts avec Jésus-Christ, nous ressusciterons avec Lui. Il ne l’anéantit que pour la transformer en Lui.

Cette perte de vertu ne se fait que peu à peu, ainsi que les autres pertes, et cet entraînement apparent au mal est involontaire, car ce mal qui rend ces âmes si sales à leurs propres yeux n’est point un mal véritable ni dangereux dont elles soient propriétaires, car ici elles n’ont ni de volonté propre ni d’arrêt à quoi que ce soit. Ce qui les salit sont des précipitations et promptitudes, qui ne font que passer et qui ne laissent pas de les remplir de confusion, ce sont certains défauts qui ne sont que dans les sentiments. Sitôt qu’une âme voit la beauté d’une vertu, elle tombe incessamment dans le vice contraire à ce qu’elle croit : par exemple, si elle aime la vérité, elle dit des paroles précipitées ou d’exagération, elle croit mentir à tout moment, quoiqu’en effet elle ne le fasse pas, ne parlant pas contre son sentiment. Si elle aime la douceur, une promptitude inopinée lui survient et il en est ainsi de toutes les autres vertus. Et plus les vertus sont de conséquence et que l’âme y tient plus fortement (parce qu’elles lui paraissent plus essentielles,) plus lui sont-elles arrachées [en cette manière] avec plus de force et de douleur.

SECTION QUATRIÈME. Entrée dans la mort mystique.

39. Cette pauvre âme après avoir tout perdu, doit enfin se perdre elle-même par un entier désespoir de tout ou plutôt doit mourir accablée de fatigues horribles*. L’oraison de ce degré est fort pénible parce que l’âme ne pouvant plus se servir de ses puissances dont l’usage lui est entièrement ôté, et Dieu ayant retiré un certain calme doux et profond qui la soutenait, elle reste comme ces pauvres enfants qui vont courant çà et là pour trouver de la nourriture sans trouver personne qui leur en donne. C’est ce qui fait qu’ici l’oraison paraît entièrement perdue, comme en ceux qui ne l’ont jamais faite, mais avec cette différence que l’on sent la peine de sa perte, parce que l’on a connu sa valeur par sa possession et que les autres n’en ont pas de peine parce qu’ils n’en connaissent pas le prix. Elle ne peut plus trouver de soutien dans les créatures et, si elle s’y sent courbée et portée, c’est par impétuosité sans cependant y trouver rien qui la satisfasse. Ce n’est pas que souvent elle ne s’égare et qu’elle ne voulût se jeter à corps perdu dans les choses qu’elle a goûtées autrefois, mais, hélas! elle y trouve tant d’amertume qu’elle s’en retire au plus vite, et il ne lui reste que la douleur de son infidélité.

40. L’imagination est entièrement détraquée et ne laisse presque point de repos. Les trois puissances de l’âme [l’entendement, la mémoire et la volonté] perdent peu à peu leur vie, en sorte que sur la fin elles n’en ont point du tout, ce qui est très pénible à l’âme et particulièrement à la volonté, qui avait appris de goûter un «je ne sais quoi» tranquille et doux, qui rassurait les autres puissances dans leur inaction et dans leurs morts et impuissances.

41. Ce je ne sais quoi, qui soutient dans le fond, est ce qui coûte le plus à perdre et que l’âme tâche avec plus de force à retenir; car d’autant plus est-il délicat, d’autant plus, lui paraît-il, divin et nécessaire, et elle consentirait aisément à ne se servir jamais des deux autres puissances ni même de la volonté d’une manière distincte et aperçue, pourvu que ce «je ne sais quoi», qui est son favori, lui demeure : car le moyen qu’une âme puisse subsister sans moyens, et sans ce moyen si pur qu’il semble que c’est la fin à laquelle tout aboutit et la récompense de tous les travaux? Car que veut une âme dans tous ses travaux, que d’avoir ce témoignage dans le fond qu’elle est un enfant de Dieu? Et toute la spiritualité se termine à cette expérience.

Cependant il le faut perdre comme le reste et ensuite entrer dans la funeste expérience de toutes les misères dont on est plein. Et c’est ce qui opère véritablement la mort de l’âme : car, quelque misère que puisse avoir l’âme, si ce «je ne sais quoi» qui fait la vie de l’âme, ne se perdait, elle ne mourrait pas; et aussi, si ce «je ne sais quoi» se perdait sans qu’elle sentît ses misères, elle se soutiendrait et ne mourrait jamais. Elle sait et comprend facilement qu’il faut passer de longues et effroyables ténèbres, qu’il faut perdre tout goût, tous sentiments, quelque délicats qu’ils soient. C’est pourquoi elle porte les privations des soutiens et des goûts avec force, surtout les personnes éclairées et savantes; mais de perdre un certain soutien presque imperceptible et tomber de faiblesse, tomber dans la misère et la boue, c’est à quoi l’on ne peut consentir parce que l’on n’y doit jamais consentir. C’est où la raison se perd. C’est où les frayeurs et les transes mortelles s’emparent du cœur, qui semble n’avoir de vie que pour sentir sa mort. C’est donc la perte de cet imperceptible moyen et l’expérience de ses misères qui causent la mort.

42. L’âme doit être bien fidèle, dans un temps si nu et si rude, pour ne point laisser ses sens se courber vers les créatures volontairement, cherchant du soulagement et du divertissement volontaire : je dis volontaire, car pour des mortifications et attentions [réfléchies] sur soi-même, ces âmes en sont incapables; et plus elles ont été mortifiées (ce qui paraissait mort aux non expérimentés), plus ont-elles de penchant vers le contraire sans s’en apercevoir, comme un fou qui va errant et vagabond partout; et si vous vouliez les retenir trop rigoureusement, outre que cela serait inutile, c’est que cette application au-dehors retarderait et empêcherait la mort.

43. Que faut-il donc faire? C’est d’observer de ne rien faire qui soulage les sens d’une manière criminelle et imparfaite, de les souffrir et de les récréer quelquefois en choses innocentes en charité, car comme ils ne sont pas capables de ce qui s’opère au-dedans, ce serait ruiner la santé et même les forces de l’esprit, et peut-être l’intérieur, que de les vouloir gêner. Il faut mépriser cela comme des enfances et n’être pas trop rigoureux en refusant les choses permises.

44. Ce que je dis est pour ce degré : car si l’âme en voulait user ainsi dans le temps de la force et vigueur de la grâce, elle ferait mal. Et même notre Seigneur tout plein de bonté fait bien voir Lui-même la conduite que l’on doit tenir, car dans les commencements, Il presse de si près les pauvres sens qu’Il ne leur donne aucune liberté; c’est assez qu’ils veuillent quelque chose pour les en arracher : un regard, une parole, la moindre satisfaction ferait souffrir infiniment, et Dieu fait cela pour tirer les sens de leur opérer imparfait, pour les faire entrer au-dedans et, en les sevrant au-dehors, Il les lie au-dedans d’une manière si douce qu’il ne leur coûte presque rien de se priver de tout; ils y trouvent même plus de douceur que dans la possession de toutes choses. Mais quand ils sont suffisamment purifiés et introvertis, Dieu qui veut tirer l’âme d’elle-même par un mouvement tout contraire, permet que les sens s’extrovertissent et se répandent vers le dehors, ce qui semble à l’âme une grande impureté. Cependant la chose est [alors] de saison et faire autrement, c’est se purifier autrement que Dieu ne veut, et se salir.

45. Cela n’empêche pas qu’il ne se fasse des fautes dans cette extroversion des sens, mais la confusion que l’âme en reçoit et la fidélité à en faire usage, fait le fumier où elle pourrit plus vite : Tout coopère en bien à ceux qui aiment. C’est aussi ici où l’on perd entièrement l’estime des créatures. Elles vous regardent avec mépris et disent : «N’est-ce pas là celle que nous admirions autrefois? Comment est-elle devenue ainsi défigurée et laide? ». Hélas, leur dit-elle : Ne me regardez pas par ma couleur noire, car c’est le soleil qui m’a ainsi décolorée. C’est ici qu’elle entre tout d’un coup dans le troisième degré, qui est d’ensevelissement et de pourriture.

Chapitre VIII. Troisième degré de la voie passive en foi nue

1. Le torrent, ainsi que nous l’avons dit, a souffert tous les bruits et les renversements imaginables. Il a été battu contre les rochers : ce n’était que chutes de rocher en rocher, mais il a toujours paru et on ne l’a point vu perdre. Il commence ici à se perdre de gouffre en gouffre. Il y avait encore un marcher, quoique si précipité, si confus et si rompu; mais ici il s’engouffre avec une impétuosité encore plus forte dans des trous. On est longtemps sans le voir, puis on l’aperçoit un peu, plus par son bruit que par la vue; mais il ne paraît que pour se précipiter de nouveau dans un gouffre plus profond. Il tombe d’abîme en abîme, de précipice en précipice, jusqu’à ce qu’enfin il tombe dans l’abîme de la mer où, perdant toute figure, il ne se trouve plus jamais, étant devenu la mer même.

2. L’âme après bien des morts redoublées expire enfin dans les bras de l’Amour, mais elle n’aperçoit pas ces mêmes bras. Elle n’est pas plus tôt expirée qu’elle perd tout acte de vie, pour simple et délicat qu’il fût : tout désir, inclination, penchant, choix, répugnances et contrariétés foncières. Plus elle s’approchait de la mort, plus elle s’affaiblissait et sa vie, quoique languissante et agonisante, était encore vie; et il pouvait encore rester à l’âme quelque espérance, quoique sa mort fût inévitable. Mais ici, il n’y en a plus. Il faut que le torrent s’abîme et qu’on ne l’aperçoive plus.

3. O Dieu, qu’est-ce que ceci? Ce qui n’était que des précipices devient des abîmes. L’âme tombe avec entraînement dans un abîme de misères d’où il n’y a nul jour de sortir. Au commencement, cet abîme est moindre; mais plus elle avance, plus elle en trouve de plus étranges, en sorte que c’est aller de mal en pis, car il est à remarquer que lorsque l’on commence un degré, il tient beaucoup de celui qui précède dans son commencement, et dans sa fin, il commence déjà beaucoup à se ressentir de celui qui doit suivre. Il faut aussi remarquer que chaque degré en renferme une infinité d’autres.

4. L’homme après sa mort, avant que d’être enseveli, est encore parmi les vivants : il a encore figure d’homme, quoiqu’il fasse peur. Cette âme aussi, dans le commencement de ce degré, a encore quelque figure de ce qu’elle était autrefois : il lui reste une certaine impression secrète et cachée de Dieu, comme il reste dans un corps mort une certaine chaleur qui s’éteint peu à peu. Cette âme se présente à l’oraison, à la prière, mais tout cela lui est bientôt ôté. Il faut perdre non seulement toute oraison, tout don de Dieu, mais Dieu même à ce qu’il paraît, et ne Le pas perdre pour un, deux ou trois ans, mais pour toujours. Toute facilité au bien, toute vertu active lui sont ôtées. Elle reste nue et dépouillée de tout. Le monde qui l’estimait autrefois tant commence à en avoir peur. On lui rend encore certains devoirs de bienséance, mais ce n’est que pour l’ensevelir, la cacher dans la terre et ne la plus voir.

 Il faut remarquer que ce n’est aucune faute visible qui produit le mépris des hommes, mais l’impuissance de pratiquer ce que l’on faisait autrefois avec tant de facilité : on passait les jours entiers à l’église ou dans la visite des pauvres malades, souvent même contre son devoir; on ne peut plus faire ces choses.

5. Elle sera bientôt, cette pauvre âme, dans un entier oubli. Peu à peu elle perd tellement toute chose qu’elle est toute pauvre. Les créatures la jettent dans la terre, puis on n’y pense plus. Tout le monde jette de la terre dessus et on la foule aux pieds. O pauvre âme, il faut que tu te voies faire tout cela. Si un corps se voyait enterrer, quelle peine n’aurait-il point? L’âme voit tout cela, et le voit avec frayeur, sans cependant y pouvoir mettre ordre. Il faut se laisser ensevelir, couvrir de terre et écraser de toutes les créatures.

6. C’est ici où sont les bonnes croix, et d’autant meilleures que l’âme croit mieux les mériter. Elle commence aussi à avoir horreur d’elle-même. Dieu la rejette si loin qu’Il paraît la vouloir abandonner pour toujours. Il faut, pauvre âme, que vous preniez patience et que vous demeuriez gisante dans le sépulcre.

7. Elle y demeure en paix, quoiqu’avec des horreurs terribles, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a pas d’apparence d’en sortir et qu’il y faut demeurer pour toujours; et aussi bien voit-elle que c’est le lieu qui lui est propre à présent, tout autre étant plus fâcheux pour elle. Elle fuit les créatures de bon cœur, parce qu’elle voit bien qu’il n’y a plus rien à faire pour elle et qu’elles en ont de l’aversion. On parle mal d’elle. On ne la regarde plus que comme une charogne qui a perdu la vie de la grâce et qui n’est plus propre qu’à être enfoncée dans la terre.

8. L’âme porte son abjection. Mais, hélas, que cet état est encore doux! Et qu’il serait aisé de rester dans le sépulcre s’il ne fallait pas pourrir! Le vieil homme corrompt peu à peu : autrefois c’était des faiblesses, des défaillances; ici l’âme voit le fond de sa corruption qu’elle avait ignorée jusqu’alors, car il lui était impossible d’imaginer ce que c’est que l’amour propre et la propriété. Tout ceci se passe dans l’intime de l’âme sans que les sens y participent. O. Dieu, quelle horreur pour cette âme de se voir ainsi pourrir! Toutes les peines, les mépris et les contradictions des créatures ne la touchent plus. Elle est même insensible à la privation du soleil de Justice : elle sait qu’il n’éclaire pas dans les tombeaux. Mais de sentir sa corruption, c’est ce qu’elle ne peut souffrir. O. Dieu! Que ne souffrirait-elle pas plutôt? C’est cependant un faire le faut. Il faut expérimenter jusqu’au fond ce que l’on est. Mais ce sont peut-être des péchés? Dieu a horreur de moi. Mais que faire? Il faut souffrir, il n’y a point de remède.

9. Mais encore si je pourrissais sans être vue de Dieu, je serais contente; ce qui me fait peine est le mal de cœur que je Lui fais. Mais, pauvre désolée, que ferez-vous? Il vous doit suffire de n’aimer pas la corruption, mais de la porter. Encore ne savez-vous pas si vous ne la voulez pas : vous ne sauriez en juger vous-même. Les autres en jugent par la peine qu’elle vous cause.

10. Cette âme ainsi dans la corruption est si pleine d’horreur d’elle-même qu’elle ne peut se souffrir. La peine de souffrir sa propre puanteur est si forte qu’elle n’a plus de peine de tout ce qu’on lui pourrait faire au-dehors. Rien ne la touche plus. Elle se voit digne de tout mépris. Les autres ne la voient plus qu’avec horreur, mais cela ne lui fait point de peine, le mal de cœur qu’elle sent, et sa propre puanteur, lui faisant voir que l’on a raison. Et si elle voit des âmes vivantes en Dieu, elle se croit indigne d’en approcher : elle s’enfonce dans la pourriture comme dans le lieu qui lui est propre.

11. Elle n’a pas de peine que Dieu la rebute, car elle voit si clair le mériter que rien plus. Elle est même ravie qu’Il ne la regarde plus, qu’Il la laisse dans la pourriture et qu’Il donne aux autres toutes ses grâces, que les autres soient l’objet de ses actions et qu’elle ne cause que de l’horreur. Mais ce à quoi elle ne se peut résoudre, c’est que la mauvaise odeur de sa corruption monte jusqu’à Dieu. Elle ne voudrait pas pécher. N’importe, dit cette âme, que je pourrisse, que je sois le jouet de toutes les créatures, que je sois dans le fond de l’Enfer avec les démons, pourvu que je ne pèche pas. Elle ne pense plus à aimer ou à ne pas aimer. Elle s’en croit incapable. Il n’y a plus d’amour pour elle. Elle est devenue bien pis que dans le pur naturel, puisqu’elle est dans la corruption ordinaire au corps privé de vie.

12. Enfin peut-être que cette corruption durera peu? Hélas! C’est tout le contraire. Elle durera plusieurs années et ira toujours en augmentant, si ce n’est sur la fin que la pourriture devient poussière et que ce qui est cendre redevient cendre.

13. Ce pauvre torrent va comme un fou, d’abîme en abîme, de précipices en précipices. Cette âme va de pourriture en pourriture : tous ses membres sont attaqués presque en même temps. Il n’y a plus rien pour elle, plus de règlements, plus d’austérités. Il lui semble que tous les sens et toutes les puissances sont dans la confusion. Pauvre âme, que ferez-vous dans cet état? Il vous faut résoudre à être éternellement la pâture des vers. Votre propre conscience vous reproche l’état où vous êtes tombée. Quelle différence pour ce torrent de couler si agréablement dans la plaine ou de se précipiter dans des gouffres affreux? C’est pourtant son sort et sa destinée.

Enfin peu à peu l’âme s’accoutume à la corruption : elle la sent moins et elle lui devient naturelle, si ce n’est dans de certains moments qu’elle exhale une puanteur capable de la faire mourir si elle n’était pas immortelle. O pauvre torrent, n’étiez-vous pas mieux sur le haut de la montagne qu’à présent? Vous aviez quelque légère corruption, mais à présent, quoique vous courriez avec rapidité et que rien ne vous arrête, vous passez dans des lieux si sales, si corrompus de soufre, de salpêtre et de vilenies, que vous entraînez avec vous la méchante odeur!

14. Enfin cette pauvre âme commence à ne plus tant sentir sa puanteur, à s’y faire, à y demeurer en repos, sans espérance d’en sortir jamais, sans pouvoir rien faire pour cela, et ainsi ses membres, sa chair, tout elle-même s’anéantit et devient poussière. Et c’est alors que commence l’anéantissement, car auparavant, quelque puanteur qu’elle pût avoir, il restait [encore] des marques de l’humanité : un cadavre puant, un reste d’homme. Mais ici, il n’y a plus que de la cendre. L’âme ne souffre plus de la méchante odeur : elle est naturalisée à ces choses, elle ne voit plus rien, et elle est comme une personne qui n’est plus et qui ne sera plus jamais. Elle ne sait ni bien ni mal.

15. Autrefois elle se faisait horreur : elle n’y pense plus. Elle est dans la dernière misère sans en avoir plus d’horreur. Autrefois elle craignait encore la Communion, de peur d’infecter ou déshonorer Dieu : à présent, il lui semble qu’elle y va tout naturellement! Tout ce qui est de grâce se fait comme de nature et il n’y a plus rien, ni peine ni plaisir. Tout ce qu’il y a, c’est que ses cendres demeurent cendres en paix, sans espoir d’être jamais autre chose que cendres. Lorsqu’elle sentait sa puanteur, elle connaissait encore qu’elle pourrissait; mais ici elle est pourrie, et rien de dehors ni de dedans ne la touche plus.

16. Enfin, réduite dans le non-être, il se trouve dans ses cendres un germe d’immortalité qui se conserve sous cette cendre, et qui prendra vie dans sa saison. Mais elle n’a pas cette connaissance et ne pense pas se voir jamais revivre ni ressusciter.

17. La fidélité de l’âme en cet état consiste à se laisser ensevelir, enterrer, écraser, marcher, sans se remuer non plus qu’un mort; à souffrir sa puanteur dans sa fosse et à se laisser pourrir dans toute l’étendue de la volonté de Dieu, sans aller chercher de quoi éviter la putréfaction. Il y en a qui voudraient mettre du baume ou des senteurs pour ne point sentir la puanteur de leur corruption. Non, non : laissez-vous telles que vous êtes, pauvres âmes. Sentez votre puanteur : il faut que vous la connaissiez et que vous voyiez le fond infini de corruption qui est en vous. Mettre du baume n’est autre chose que de tâcher par quelques moyens vertueux et bons de couvrir la corruption et d’en empêcher l’odeur. Oh, ne le faites pas! Vous vous feriez tort. Dieu vous souffre bien : pourquoi ne vous souffririez-vous pas? Si vous y regardez de près, vous verrez même que ce que vous ferez pour détourner la puanteur est un état violent pour vous et qu’il vous est plus naturel et meilleur de la sentir.

18. Je crois que le directeur doit donner très peu ou point du tout de secours à cette âme, principalement si son esprit est d’une force assez raisonnable. Car si cela n’était pas, il faudrait la soutenir : autrement, elle pourrait se perdre par la pénétration de la peine, car la peine de la pourriture passe jusque dans la moelle de ses os. Les autres peines sont plus extérieures et ne pénètrent pas si avant. Mais pour les âmes fortes, moins elles sont secourues, soutenues et fortifiées, plus tôt sont-elles réduites en poussière. Ne leur portez donc pas compassion et laissez-les dans leurs ordures apparentes, qui font cependant les délices de Dieu, jusqu’à ce que, de ces cendres, renaisse une nouvelle vie.

19. L’âme réduite au néant y doit demeurer, sans vouloir, lorsqu’elle est poussière, sortir de cet état ni, comme autrefois, désirer de revivre. Il faut qu’elle demeure comme ce qui n’est plus, et c’est pour lors que le torrent s’abîme et se perd dans la mer pour ne se retrouver jamais en lui-même, mais pour devenir une même chose avec la mer*.

20. C’est pour lors que ce mort sent peu à peu sans sentir, que ses cendres se raniment et prennent une nouvelle vie; mais cela se fait si peu à peu qu’il semble que ce soit un songe et un sommeil où l’on a bien rêvé : c’est comme un ver qui se forme de la cendre et qui prend vie peu à peu. Et c’est ce qui fait le dernier degré qui est le commencement de la vie divine et véritablement intérieure, qui enferme des degrés sans nombre, et où l’on avance toujours infiniment, de même que ce torrent peut toujours avancer dans la mer et en prendre tant plus les qualités que plus il y séjourne.

Chapitre IX. Quatrième degré de la voie passive en foi. Vie divine.

1. Lorsque ce torrent commence à se perdre dans la mer, on le distingue fort bien un temps notable : on aperçoit son mouvement, et enfin peu à peu il perd toute figure propre pour prendre celle de la mer. L’âme tout de même, sortant de ce degré et commençant de se perdre, conserve encore quelque chose de propre; mais après quelque temps, elle perd tout ce qu’elle avait de propre. Ce corps dont la pourriture a été réduite en cendre, est encore poudre et cendre, mais si une personne avalait ces cendres, il ne resterait plus rien de propre et il en serait fait une même chose avec la personne qui les prendrait. L’âme jusqu’à présent, quelque morte et pourrie qu’elle ait été, a toujours conservé son être propre et ne l’a point perdu. Il n’y a qu’en ce degré qu’elle est véritablement tirée hors d’elle-même.

Tout ce qui s’est passé jusqu’à présent s’est passé dans la capacité propre de la créature : mais ici, cette créature est tirée de sa capacité propre pour recevoir une capacité immense en Dieu même. Et comme ce torrent (par exemple,) lorsqu’Il entre dans la mer, perd son être propre en sorte qu’il ne lui en reste plus rien, pour prendre celui de la mer, ou plutôt il est tiré de soi pour se perdre en la mer, de même cette âme perd l’humain pour se perdre dans le divin, qui devient son être et sa substance, non essentiellement, mais mystiquement. Alors ce torrent possède tous les trésors de la mer, et autant qu’il a été pauvre et misérable, autant est-il glorieux.

2. C’est donc dans ce tombeau que l’âme commence à reprendre vie et la lumière y paraît insensiblement. C’est alors qu’on peut dire avec vérité que ceux qui reposent dans les ténèbres ont vu une grande lumière; et que le jour s’est levé sur ceux qui demeuraient dans la région et dans l’ombre de la mort. Il y a une belle figure dans Ézéchiel de cette résurrection, où les ossements reprennent vie peu à peu; puis cet autre passage : Le temps est venu que les morts entendront la voix du Seigneur.

3. O âmes qui sortez du sépulcre, vous sentez en vous un germe de vie qui vient peu à peu. Vous êtes tout étonnées qu’une force secrète s’empare de vous. Ces cendres se raniment. Vous vous trouvez dans un pays nouveau. Cette pauvre âme, qui ne pensait plus qu’à demeurer en paix dans le sépulcre, reçoit une agréable surprise. Elle ne sait que croire et que penser. Elle croit que le soleil a dardé pour un peu ses rayons par quelque fente et ouverture, mais que ce n’est que pour quelque moment. Elle est bien plus étonnée lorsque elle sent cette vigueur secrète s’emparer plus fortement de toute elle-même et que peu à peu elle reçoit une nouvelle vie pour ne plus la perdre, (du moins autant que l’on peut être assuré en cette vie), ce qui n’arriverait pas sans la plus noire infidélité. Mais cette vie nouvelle n’est plus comme autrefois : c’est une vie en Dieu. C’est une vie parfaite. Elle ne vit plus, n’opère plus par elle-même; mais Dieu vit, agit et opère. Et cela va s’augmentant peu à peu, en sorte qu’elle devient parfaite de la perfection de Dieu, riche de sa richesse; elle aime de son amour.

4. L’âme sent bien que tout ce qu’elle avait eu autrefois, pour grand qu’il parût, avait été en sa possession. Mais à présent elle ne possède plus, mais elle est possédée. Et elle n’est plus et ne prend une nouvelle vie que pour la perdre en Dieu, ou plutôt elle ne vit que de la vie de Dieu, qui étant le principe de vie, cette âme ne peut manquer de rien. Quel gain n’a-t-elle point fait pour toutes ses pertes? Elle a perdu le créé pour l’incréé, le rien pour le tout : tout lui est donné, non en elle, mais en Dieu, non pour être possédé d’elle, mais pour être possédé de Dieu. Ses richesses sont immenses : elles sont Dieu même. Elle sent tous les jours sa capacité s’accroître et une largeur et étendue qui augmente chaque jour. Il semble que sa capacité devienne immense. Toutes les vertus lui sont redonnées, mais en Dieu.

5. Il faut remarquer que, comme elle n’a été dépouillée que très peu à peu et par degré, elle n’est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en Dieu, plus sa capacité devient grande, comme plus ce torrent se perd dans la mer, plus il est élargi et devient immense, n’ayant point d’autres bornes que la mer : il en participe toutes les qualités. L’âme devient forte, immense, ferme : elle a perdu tous les moyens, mais elle est dans la fin. Comme une personne qui marcherait sur la terre pour se perdre en mer, se servirait de ce moyen [de marcher] pour y arriver et le perdrait pour s’y abîmer.

6. Cette vie divine devient toute naturelle à l’âme. Comme l’âme ne se sent plus, ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n’en comprend rien, n’en distingue rien. Il n’y a plus d’amour, de lumières ni de connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de distinct d’elle, mais elle ne sait plus rien sinon que DIEU EST et qu’elle n’est plus, ne subsiste et ne vit plus qu’en Lui. Ici l’oraison est l’action et l’action est l’oraison. Tout est égal, tout est indifférent à cette âme, car tout lui est également Dieu.

7. Autrefois il fallait pratiquer la vertu pour faire les œuvres vertueuses. Ici toute distinction d’actions est ôtée, les actions n’ayant plus de vertus propres, mais tout étant Dieu à cette âme, l’action la plus basse comme la plus relevée, pourvu qu’elle soit dans l’ordre de Dieu et dans le mouvement divin, car ce qui serait de choix propre, s’il n’est dans cet ordre, ne ferait pas le même effet, faisant sortir de Dieu à cause de l’infidélité. Non que l’âme sorte de son degré ni de sa perte, mais seulement du mouvement divin qui rend toutes choses une et toutes choses Dieu, non par vue, application et pensée, mais par état, en sorte que l’âme est indifférente d’être d’une manière ou d’une autre, dans un lieu ou dans un autre : tout lui est égal et elle s’y laisse aller comme naturellement.

8. Cette vie est rendue comme naturelle et l’âme agit comme naturellement. Elle se laisse aller à tout ce qui l’entraîne, sans se mettre en peine de rien, sans rien penser, vouloir ou choisir, mais demeure contente, sans soin ni souci d’elle, n’y pensant plus, ne distinguant plus son intérieur pour en parler : l’âme n’en a plus. Il n’est plus question ni de recueillement ou de divagation : l’âme n’est plus au-dedans, elle est toute en Dieu. Il ne lui est plus nécessaire de s’enfermer dans son fond : elle ne pense plus à L’y trouver, elle ne L’y cherche plus. Comme si une personne était toute pénétrée de la mer, dedans et dehors, dessus et dessous, de tous côtés est la mer : elle n’aurait besoin ni d’un lieu ni d’un autre, mais de se tenir comme elle serait.

9. Aussi cette âme ne se met pas en peine de chercher ni de rien faire. Elle demeure comme elle est et cela suffit. Mais que fait-elle? Rien, rien et toujours rien. Elle fait tout ce qu’on lui fait faire. Elle souffre tout ce qu’on lui fait souffrir. Sa paix est toute inaltérable, mais toute naturelle. Elle est comme passée en nature. Mais quelle différence de cette âme à une personne toute dans l’humain? La différence est que c’est Dieu qui la fait agir sans qu’elle le sache et auparavant c’était la nature qui agissait. Elle ne fait ni bien ni mal, ce semble; mais elle vit contente, paisible, faisant d’une manière agile et inébranlable ce qu’on lui fait faire.

Dieu seul est son guide, car dans le temps de sa perte elle a perdu toute volonté : ici, l’âme n’en a plus de propre, et si vous lui demandiez ce qu’elle veut, elle ne le pourrait dire. Elle ne peut plus choisir. Tous désirs sont ôtés parce qu’étant dans le tout et dans le centre, le cœur perd toute pente, tendance et activité, comme il perd toute répugnance et contrariété. Ce torrent n’a plus de pente ni de mouvement. Il est dans le repos et dans la fin*.

10. Mais de quel contentement cette âme est-elle contente? Du contentement de Dieu, immense, général, sans savoir ni comprendre ce qui la contente, car ici tous sentiments, goûts, vues, notices particulières, quelque délicats qu’ils soient sont ôtés : rien ne touche l’âme, ni amour, ni connaissance, ni intelligence. Ce certain je ne sais quoi qui l’occupait autrefois sans l’occuper est ôté, et il ne lui reste rien.

Mais cette insensibilité est bien différente de celle de mort, sépulcre, pourriture : alors, c’était une privation de vie, de mouvement pour les choses, un dégoût, une séparation, une impuissance de mourant et une insensibilité de mort; mais ici, c’est une élévation au-dessus de ces choses, qui n’en prive pas, mais les rend inutiles. Un mort est privé de toutes les fonctions de la vie par une impuissance de mort ou par un dégoût de mourant, mais s’il est ressuscité glorieux, il est tout plein de vie sans moyens de se la conserver par usage de ses sens et, étant au-dessus de tous moyens par son germe d’immortalité, il ne sent pas ce qui l’anime quoiqu’il se voie en vie.

11. Je ne saurais mieux expliquer cela que par la mort. Lorsque l’on meurt, on sent la séparation de son âme d’avec le corps. Cette âme est-elle séparée, on ne sent plus rien, mais c’est sans vie et la mort fait la séparation de tout. L’homme ressuscite-t-il, il se sent revivifié. Lorsqu’il est réanimé, il éprouve en cet état que Dieu est l’âme de son âme, la vie de sa vie et d’une telle manière qu’il s’en rend le principe comme naturel, sans que l’âme le sente ou l’aperçoive à cause de son unité et intimité, s’il est permis de se servir de ce mot. L’âme sent bien qu’elle vit, agit, marche et fait toutes les fonctions de la vie, mais sans sentir son âme.

12. Lorsque nous avons quelque goût de Dieu, si délicat qu’il soit, que l’on connaît ses [sic] enfoncements, certaines langueurs, peines, amours, désirs, jouissance, ce n’est point ce degré ici, mais bien quelque autre, car ici Dieu ne peut être goûté, senti, vu, étant plus nous-mêmes que nous-mêmes, non distinct de nous. Si une personne pouvait vivre sans manger dans un grand dégoût, elle sentirait d’abord son dégoût, ensuite son impuissance de manger, mais elle ne sentirait pas de plénitude. Ici l’âme n’a de pente ni de goût pour rien. Dans l’état de mort et de sépulture, il en est bien ainsi, mais non pas de même. Là, c’est par dégoût et impuissance, mais ici c’est par plénitude et par abondance, comme si une personne pouvait vivre d’air, elle serait pleine sans sentir sa plénitude ni comment elle lui serait venue. Elle ne serait pas vide ni impuissance de manger, de goûter, mais hors de nécessité de manger, par plénitude, sans savoir comment l’air entrant par tous ses pores ferait une pénétration égale.

13. L’âme ici est en Dieu comme dans l’air qui lui est propre et naturel pour maintenir sa nouvelle vie, et elle ne Le sent pas plus que nous ne sentons l’air que nous respirons. Cependant elle est pleine et rien ne lui manque : c’est pourquoi tous désirs lui sont ôtés. La paix est grande, non comme dans les autres états. Dans l’état passé, c’était une paix inanimée, une certaine sépulture dont il sortait quelquefois des exhalaisons qui la troublaient. Dans l’état de poudre, elle était en paix, mais c’était une paix inféconde, semblable à un mort qui serait en paix dans les orages et les flots les plus mutinés de la mer : il ne les sentirait pas ni n’en aurait pas de peine, son état de mort le rendant insensible. Mais ici, c’est que l’âme est mise au-dessus, comme si, d’une montagne, elle voyait gronder les flots sans craindre leurs attaques, ou, si vous voulez, comme si on était dans le fond de la mer, lequel est toujours tranquille pendant que la superficie est en agitation. Les sens peuvent souffrir leurs peines, mais le fond est de même égalité, à cause que Celui qui le possède est immuable.

14. Ceci suppose la fidélité de l’âme, car en quelque état qu’elle soit, elle peut déchoir et retomber en elle-même. Mais ici l’âme fait des démarches presque infinies dans Dieu et elle peut avancer incessamment, de même que si la mer était sans fond, une personne qui y serait tombée s’enfoncerait jusqu’à l’infini et, allant toujours plus approfondissant cet Océan, plus en découvrirait-elle les beautés et les trésors. Il en est ainsi de cette âme en Dieu.*.

15. Mais que doit-elle faire pour être fidèle à Dieu? Rien, et moins que rien. Il faut se laisser posséder, agir, mouvoir sans résistance, demeurer dans son état naturel et de consistance, attendant tous les moments et les recevant de la Providence sans rien augmenter ni diminuer, se laissant conduire à tout sans vue ni raison, ni sans y penser, mais comme par entraînement, sans penser à ce qui est de meilleur et de plus parfait, mais se laissant aller comme naturellement à tout cela, demeurant dans l’état égal et de consistance où Dieu l’a mise, sans se mettre en peine de rien faire, mais laissant à Dieu le soin de faire naître les occasions et de les exécuter : non que l’on fasse des actes d’abandon ou de délaissement, mais on y demeure par état.

16. L’âme ne saurait agir pour peu que ce soit sans faire une infidélité : comme dans l’état de mort et de pourriture, elle doit se laisser pourrir sans rien faire et sans avoir envie de rien faire. L’homme qui expire, sent un dégoût de tout ce qui peut entretenir la vie, ensuite une impuissance d’en user; il meurt et tout lui devient inutile. Dans tous ces états, il faut bien de la fidélité pour se laisser dénuer, quitter la nourriture lorsque le dégoût en prend et laisser toutes choses dans le temps, quelque délicates qu’elles soient. Mais ici l’âme a tout sans rien avoir. Elle a la facilité pour tout ce qui est de son devoir, pour agir, dire et faire, non plus à sa manière, mais en la manière de Dieu. Ici la fidélité ne consiste pas à tout cesser comme celui qui est mort, mais à ne rien faire que par le principe vivifiant qui l’anime. Une âme en cet état n’a pente pour rien, mais elle se laisse aller comme on veut et ne fait rien qu’être comme on la met et sans s’en mettre en peine.

17. L’âme ne peut parler de son état, ne le voyant pas, mais bien des actions de vie qu’elle exerce, car, quoique il y ait alors bien des choses extraordinaires, elles ne sont plus comme dans les premiers états où la créature y avait quelque part (ce qui était être propriétaire); mais ici les choses les plus divines et miraculeuses sont comme toutes naturelles à l’âme, elle les fait sans y penser, et c’est le même principe qui la fait vivre qui les fait en elle et par elle. Elle a comme un pouvoir souverain sur les démons et même sur les esprits des personnes dont elle est chargée, mais tout cela hors d’elle. Comme elle n’est plus propriétaire, elle n’a plus de réserve et, si elle ne peut rien dire d’un état si sublime, ce n’est point qu’elle craigne la vanité, car cela n’est plus; ce n’est point non plus faute de lumière pour s’exprimer, comme dans les degrés inférieurs. C’est à cause que ce qu’elle a, sans rien avoir, passé toute expression par son extrême simplicité et pureté. Ce qui n’empêche pas qu’il ne se passe mille choses qui sont comme les accidents de cet état et qui n’en sont pas le fond, dont elle peut fort bien parler. Ces accidents sont comme les miettes qui tombent du festin éternel que l’âme commence dans le temps. Ce sont des bluettes qui font connaître qu’il y a là une source de feu et de flammes. Mais de parler de leur principe et de leur fin, elle n’en peut ni n’en veut rien dire, n’en ayant de connaissance qu’autant qu’il plaît à Dieu d’en donner dans le moment pour le dire et pour l’écrire.

L’âme ne voit-elle pas ses défauts ou n’en commet-elle point? Elle en commet et les connaît mieux que jamais surtout dans ce commencement de vie nouvelle. Ceux qu’elle commet sont bien plus subtils et délicats qu’autrefois. Elle les connaît mieux parce qu’elle a les yeux ouverts; mais elle n’en a pas de peine et ne peut rien faire pour s’en défaire. Elle sent bien, lorsque elle a fait une infidélité ou commis une faute, un certain nuage ou bien une poussière s’élever; mais elle retombe d’elle-même sans que l’âme fasse rien ni pour la faire tomber ni pour s’en nettoyer; outre que tous les efforts de l’âme seraient pour lors inutiles et ne serviraient même qu’à augmenter l’impureté, et l’âme sentirait fort bien que la seconde souillure serait pire que la première. Il ne s’agit point ici de retour, quelque simple qu’il puisse être, parce qu’en disant retour, on suppose éloignement; et si on est Dieu, il ne faut que demeurer en Lui. De même que, quand il s’élève quelque petit nuage dans la moyenne région de l’air, si l’air souffle, il agite les nuages et ne les dissipe pas; au contraire, il faut laisser au soleil de les dissiper lui-même : plus les nuages sont subtils et délicats, plus tôt le soleil les a dissipés.

18. Oh, si l’âme avait assez de fidélité pour ne se jamais regarder elle-même, quelles démarches ne ferait-elle pas! Ses vues propres sont comme de certains petits arbrisseaux qui soutiennent dans la mer et qui empêchent que l’on ne tombe plus avant tout autant que leur soutien dure : si les branches en sont très délicates, le poids du corps les abat et l’âme n’est arrêtée que des moments; mais si, par infidélité notable, l’âme se regardait volontairement et longtemps, elle serait arrêtée autant de temps que son regard durerait et sa perte serait très grande.

19. Les défauts de cet état sont certaines légères émotions, ou vues de soi, qui naissent et meurent dans le moment : certains vents de vue propre qui passent sur cette mer calme, font des rides, mais ces défauts se dissipent peu à peu et deviennent toujours plus délicats.

20. L’âme au sortir du tombeau se trouve, sans savoir comment cela s’est fait et sans y avoir pensé, revêtue de toutes les inclinations de Jésus-Christ, non par vues distinctes ni pratiques, mais par état, les trouvant toutes dans l’occasion lorsqu’elle en a à faire, sans qu’elle y pense : comme une personne qui aurait un trésor enfermé, sans y penser le trouve dans le besoin. L’âme est surprise que, sans avoir réfléchi sur les états de Jésus-Christ ni sur ses inclinations depuis les dix, les vingt, les trente dernières années, elle les trouve imprimées en elle par état. Ces inclinations de Jésus-Christ sont la petitesse, la pauvreté, soumission et le reste des vertus de Jésus-Christ. L’âme trouve que tout cela se fait en elle, mais si aisément qu’il semble qu’elles lui soient devenues naturelles.

21. C’est alors que son trésor est en Dieu seul, où elle puise sans cesse et sans fin ce qui lui est propre sans le diminuer ni tarir. C’est alors que l’on est revêtu véritablement de Jésus-Christ, et c’est proprement Lui qui est agissant, parlant, conversant en l’âme, Notre Seigneur Jésus-Christ étant le principe de ses mouvements. C’est pourquoi le prochain ne l’incommode plus : son cœur s’élargit tous les jours pour le contenir. Elle n’a plus d’inclination ni pour l’action ni pour la retraite, mais pour être ce qu’on la fait être à chaque moment.

22. Comme l’âme peut faire ici des démarches infinies, je laisse à ceux qui en ont l’expérience, de les écrire, la lumière ne m’en étant pas donnée pour les degrés supérieurs et mon âme n’étant pas assez avancée en Dieu pour les voir ni les connaître. Ce que je dirai est qu’il est aisé de remarquer par la longueur des démarches qu’il faut que l’âme fasse pour arriver en Dieu, que l’on n’y est pas arrivé si tôt que l’on s’imagine, et que les âmes les plus spirituelles et les plus éclairées prennent la consommation de l’état passif de lumière et d’amour, pour la fin de celui-ci; et ce n’en est que le commencement. C’est pourquoi les âmes n’avancent pas, pour ne se pas laisser assez dénuer ou pour le faire trop tôt.

23. Tant que l’on trouve goût à quelque pratique ou prière, il ne la faut jamais quitter que le dégoût n’en vienne avec une certaine difficulté et peine de la faire : car d’attendre l’impuissance absolue, c’est attendre des miracles : Dieu les donne à certaines âmes qui n’ont pas la lumière du dénuement et qui n’ont personne pour les y conduire, leur faisant faire d’autorité absolue ce qu’elles ne connaissent pas.

24. Il faut remarquer que, dans la voie de lumière et d’amour passif, il y a des sécheresses, aridités, peines, ennuis; mais le tout n’est ni de la longueur ni de la qualité de celles que j’ai décrites dans la voie de foi nue. C’est pourquoi il faut prendre garde de ne s’y méprendre. C’est au directeur de juger de tout. Heureuse l’âme qui en trouve un expérimenté!

25. Il faut aussi remarquer que ce que je dis des inclinations de Jésus-Christ, se commence dès que la voie de la foi nue commence : quoique l’âme dans toute sa voie n’ait point de vue distincte de Jésus-Christ, elle a cependant un désir de s’y conformer. Elle désire la croix, la petitesse, la pauvreté; ensuite ce désir se perd; et il reste une pente, une inclinaison secrète pour les mêmes choses, qui va toujours de plus en plus s’approfondissant, se simplifiant, devenant tous les jours plus intime et plus cachée. Mais qui dit inclination, pente, tendance, quelque délicates qu’elles soient, dit une chose que l’on ne possède pas et qui est hors de nous. Mais ici les inclinations de Jésus-Christ sont l’état de l’âme, lui sont propres, habituelles et comme naturelles, comme choses non différentes d’elle, mais comme son propre être et comme sa propre vie, Jésus-Christ les exerçant Lui-même sans sortir de Lui et l’âme les exerçant avec Lui, en Lui, sans sortir de Lui, non comme quelque chose de distinct qu’elle connaît, voit, propose, pratique, mais comme ce qui lui est le plus naturel. Toutes les actions de vie comme la respiration, etc., se font naturellement, sans y penser, sans règle ni mesure, mais selon le besoin, et cela se fait sans vue propre de la personne qui les fait. Il en est ainsi des inclinations de Jésus-Christ en ce degré, qui va toujours en augmentant, plus l’âme est transformée en Lui et devenue une même chose avec Lui.

26. Mais n’y a t-il donc point de croix en cet état? Comme l’âme est forte de la force de Dieu même, Dieu lui donne plus de croix et plus pesantes; mais elle les porte divinement. Autrefois la croix la charmait, et elle l’aimait et la chérissait. À présent, elle n’y pense plus, elle la laisse aller et venir, et cette croix lui devient Dieu, comme le reste, ce qui n’empêche pas la souffrance, mais la peine, le trouble et l’occupation de la souffrance. Il est vrai que les croix ne sont plus croix, mais elles sont Dieu : aussi ne sanctifient-elles point, mais elles divinisent. Dans les autres états, la croix est vertu et se relève d’autant plus que les états s’avancent; ici, elle est Dieu pour l’âme, comme le reste, tout ce qui fait la vie de cette âme, tout ce qu’elle a de moment en moment lui étant Dieu.

27. L’extérieur de ces personnes est tout commun et l’on n’y voit rien d’extraordinaire*. Plus elles avancent, plus elles deviennent libres, n’ayant rien d’extraordinaire qui paraisse au-dehors qu’à ceux qui en sont capables. Ici tout se voit, sans voir, en Dieu tel qu’Il est. C’est pourquoi cet état n’est point sujet à la tromperie. Il n’y a point de visions, révélations, extases, ravissements, changements. Tout cela n’est point de cet état qui est fort au-dessus de tout cela. Cette voie est simple, pure et nue, ne voyant rien qu’en Dieu, comme Dieu le voit, et par ses yeux.

CONCLUSION de l’Auteur en forme de lettre à son confesseur :

Il ne m’est pas permis de poursuivre ici, tout manquant. Je crois avoir trop pris sur mes lumières naturelles. Vous les discernerez aisément. J’ai fait des réflexions, que peut-être c’était plus par nature que par grâce que j’ai eue instinct d’écrire; et je veux bien en faire ici ma confession et avouer franchement que j’ai même fait sur la fin quelques fautes, ayant retenu dans mon esprit certaines lumières qui m’étaient venues à l’oraison sur cet état, au lieu de les perdre. De plus, je n’ai rien distingué, en l’état où je suis, ce qui est naturel ou divin, ce qui est Dieu et ce qui est mien. Je prie Dieu de vous le faire connaître.

Je n’ai point lu ce papier après l’avoir écrit et j’ai été beaucoup interrompue. Lorsque j’avais laissé le sens à moitié, je relisais une ligne ou deux, ou quelques mots, pour poursuivre. Je ne sais si j’ai fait contre votre intention. Cela m’est arrivé quelquefois, mais je n’ai rien relu depuis. Je n’ai point pris garde aux états si j’ai tout dit de chacun ou si j’ai répété. Je laisse tout cela à vos lumières, priant Notre Seigneur de vous éclairer pour vous faire discerner le faux du vrai, et ce que mon amour propre aurait voulu mélanger avec ses lumières. 

SECONDE PARTIE

Chapitre I. Vie ressuscitée et divine

1. J’avais oublié à dire que c’est ici où la véritable liberté est donnée : non une liberté, comme quelques-uns s’imaginent, qui prive ou exempte de faire les choses (ce qui est plutôt une privation qu’une liberté, ces âmes se croyant libres parce qu’ayant du dégoût pour les choses bonnes, elles ne les pratiquent plus). La liberté dont je parle n’est pas de cette nature : elle a facilité pour toutes les choses qui sont dans l’ordre de Dieu et de son état, et elle les fait d’autant plus aisément qu’elle en a été privée longtemps et d’une manière plus pénible.

J’avoue que je ne comprends pas l’état ressuscité et divinisé de certaines personnes qui restent cependant toute leur vie dans l’impuissance et dans la perte de tout, car ici l’âme reprend une véritable vie. Les actions d’un homme ressuscité sont des actions de vie, et si l’âme après la résurrection demeure sans vie, je dis qu’elle est morte ou ensevelie, mais non ressuscitée. Pour être ressuscitée, l’âme doit faire les mêmes actions qu’elle faisait autrefois avant toutes ses pertes, et sans nulle difficulté; mais elle les fait en Dieu. Le Lazare après sa résurrection ne faisait-il pas toutes les fonctions de vie comme auparavant? Et Jésus-Christ après sa résurrection a voulu même manger et converser avec les hommes. C’est un exemple de ceci. Aussi ceux qui se croient en Dieu et qui sont gênés, qui ne peuvent faire oraison, je dis qu’ils ne sont pas ressuscités. Car ici, tout est rendu à l’âme au centuple.

2. Il y a une belle figure de cela dans Job, que je regarde comme un miroir de toute la vie spirituelle. Vous voyez comme Dieu le dépouille de ses biens, qui sont les dons et grâces; ensuite de ses enfants, qui est le dépouillement de ses puissances; des bonnes œuvres, qui sont nos enfants et nos productions les plus chères; ensuite, Dieu lui ôte la santé, qui est la perte des vertus, puis Il le fait pourrir, Il le rend un objet d’horreur et d’infection et de mépris. Il semble même que ce saint homme fasse des fautes et qu’il manque de résignation : il est accusé par ses amis d’être puni justement à cause de ses crimes; il ne reste aucune partie saine en lui. Mais après qu’il est pourri sur le fumier et qu’il ne lui reste que les os, qu’il est un cadavre, Dieu ne lui rend-Il pas tout, et ses biens et ses enfants et sa santé et sa vie?

Il en est de même après la résurrection : tout est redonné, avec une facilité admirable d’en faire usage sans se salir, sans s’y attacher, sans se l’approprier comme autrefois. On fait tout en Dieu et divinement, usant des choses comme n’en usant point. Et c’est où est la véritable liberté et la vie véritable : Si vous avez été semblables à Jésus-Christ en sa mort, vous le serez en sa résurrection. Est-ce être libre que d’avoir des impuissances, des restrictions? Non : Si le Fils vous met en liberté, vous serez véritablement libres, mais de sa liberté.

3. C’est ici où se commence la vie apostolique. Sans se nuire à soi-même, rien ne coûte de ce que Dieu veut, et si une personne est appelée à instruire, à prêcher, etc., elle le fait avec une facilité merveilleuse qui ne lui coûte rien, sans qu’il soit nécessaire de préparer ses discours, pouvant fort bien pratiquer ce que Notre Seigneur Jésus-Christ dit à ses disciples : qu’ils ne pensent point à ce qu’ils diront, mais que lorsqu’Il sera temps de parler, Il leur donnera une sagesse à laquelle nul ne pourra résister ni contredire.

Ceci n’est donné que tard et après qu’on a éprouvé des impuissances terribles, et plus elles ont été grandes, plus la liberté est grande. Mais il ne faut pas se mettre là de soi-même, car comme Dieu n’en serait pas le principe, cela n’aurait pas l’effet qu’on prétendrait. C’est là où l’on fait des conversions admirables sans y penser. On peut bien dire de cette vie ressuscitée que tous les biens sont donnés avec elle.

4. Dans cet état, l’âme ne peut point pratiquer la vertu comme vertu : elle ne peut pas même la voir ni la distinguer; mais les vertus lui sont devenues comme habituelles et naturelles en sorte qu’elle les pratique toutes sans les voir ni les connaître et sans y pouvoir faire aucune application et distinction*. Lorsqu’elle voit quelque personne dire des paroles d’humilité et s’humilier beaucoup, elle est toute surprise et étonnée de voir qu’elle ne pratique rien de semblable : elle revient comme d’une léthargie, et si elle voulait s’humilier, elle en serait reprise comme d’une infidélité, et même elle ne le pourrait faire, parce que l’état d’anéantissement par lequel elle a passé l’a mise au-dessous de toute humilité, car pour s’humilier, il faut être quelque chose, et le néant ne peut s’abaisser au-dessous de ce qu’il est. L’état présent qu’elle porte l’a mis au-dessus de toute humilité et de toute vertu par la transformation en Dieu : ainsi son impuissance vient et de son anéantissement et de son élévation.

5. C’est pourquoi ces âmes sont fort communes au-dehors, et n’ont rien qui les distingue des autres, si ce n’est qu’elles ne font de mal à personne, car pour l’extérieur, il est très commun. C’est ce qui fait qu’elles sont très peu connues; et c’est ce qui conserve leur état et les fait vivre en repos, sans soin ni souci de quoi que ce soit.

6. Elles ont une joie immense, mais insensible, qui vient de ce qu’elles ne craignent ni ne désirent ni ne veulent rien. Aussi rien ne peut ni troubler leur repos ni diminuer leur joie. David l’avait éprouvé lorsqu’Il dit : Tous ceux qui sont en vous, Seigneur, sont comme des personnes ravies de joie. Une personne ravie de joie ne se sent plus, ne se voit plus, ne pense plus à elle et sa joie, quoique très grande, ne lui est pas connue à cause de son ravissement.

7. L’âme est bien en effet dans un ravissement et une extase qui ne lui causent aucune peine, parce que Dieu a élargi sa capacité presque à l’infini. Les extases qui causent perte des sens, ne causent cela qu’à cause du défaut du sujet, et font pourtant l’admiration des hommes. Le défaut vient de ce que, Dieu tirant l’âme comme d’elle-même pour la perdre en Lui, mais que l’âme n’étant ni assez pure ni assez forte pour le porter, il faut ou que Dieu cesse de tirer l’âme, ce qui termine l’extase, ou que la nature succombe et meure, ainsi qu’il est arrivé bien des fois. Mais ici l’extase se fait pour toujours et non pour des heures, sans violence ni altération, Dieu ayant purifié et fortifié le sujet au point qu’il est nécessaire pour porter cette admirable extase.

Il me semble que lorsque Dieu sort hors de Lui-même, Il fait une extase; mais je n’ose dire cela de crainte de dire une erreur. Ce que je dirai donc est que l’âme tirée hors d’elle-même éprouve qu’il se fait en elle une extase, mais extase fortunée parce qu’elle n’est tirée d’elle-même que pour être abîmée et perdue en Dieu, quittant ses imperfections, ses qualités bornées et retirées pour participer à celles de Dieu.

8. O heureux rien, à quoi te termines-tu! O misères, pauvretés, fatigues, que vous êtes bien et trop bien récompensées! O bonheur qui ne se peut exprimer! O âme, quel gain n’avez-vous pas fait pour toutes vos pertes! L’auriez-vous cru, lorsque vous étiez dans la fange, dans la poussière, que ce qui vous faisait tant d’horreur vous eût dû procurer un bonheur si grand que celui que vous possédez? Quand on vous l’aurait dit, vous ne l’auriez pu croire. Apprenez à présent par votre propre expérience comme il fait bon s’en fier à Dieu et que ceux qui mettent en Lui leur confiance ne seront jamais confondus. O abandon, quel bien ne produis-tu pas dans une âme! Et quelles démarches ne ferait-elle point si elle te savait trouver dès le commencement! De combien de fatigues ne se délivrerait-elle pas si elle savait laisser faire Dieu !

9. Mais hélas, on ne veut point s’abandonner et s’en fier à Dieu! Ceux qui le font et qui croient y être si bien établis, ne sont abandonnés qu’en figure et non en réalité. On veut s’abandonner dans une chose et non dans une autre. On veut composer avec Dieu et se borner dans ce qu’on Lui laissera faire. On veut se donner, mais à telle et telle condition. Non : ce n’est point s’abandonner, c’est se figurer de l’être sans l’être. Un abandon* entier et total n’excepte rien, ne réserve rien, ni mort, ni vie, ni perfection, ni salut, ni Paradis ni Enfer.

O pauvres âmes, jetez-vous à corps perdu dans cet abandon : il ne vous en arrivera que du bien. Marchez en assurance sur cette mer orageuse, appuyées sur la parole de Jésus-Christ, qui a promis de prendre soin de ceux qui se perdront et s’abandonneront à Lui. Mais si vous vous enfoncez avec saint Pierre, croyez que c’est votre peu de foi.

Si nous avions la foi et que, sans hésiter, nous allassions tête baissée affronter tous les dangers, quel bien ne nous arriverait-il pas! Que craignez-vous? Cœur lâche, vous craignez de vous perdre. Hélas! Pour ce que vous valez, qu’importe! Oui, vous vous perdrez si vous avez assez de force pour vous abandonner à Dieu, mais vous vous perdrez en Lui. O heureuse perte! Je ne le saurais assez répéter. Que ne puis-je persuader à tout le monde cet abandon? Et pourquoi les prédicateurs prêchent-ils autre chose?

10. Mais, hélas, on est si aveugle que l’on regarde cela comme une folie, un défaut de prudence, une chose qui n’est propre qu’aux femmes ou aux esprits faibles; mais pour les grands esprits, cela est trop bas pour eux : il faut qu’ils se conduisent eux-mêmes avec leur mesure de prudence. Ce sentier leur est inconnu parce qu’ils sont sages et prudents à eux-mêmes, mais il est révélé aux petits qui savent se laisser anéantir et qui veulent bien être le jouet de la divine Providence, lui laissant tout pouvoir de les exercer et traiter comme elle veut, sans résistance, sans se mettre en peine du qu’en — dira-t-on. O qu’elle a de peine, cette prudence propre, à devenir rien et à ses propres yeux, perdant toute estime de soi-même à cause de sa corruption et à ceux des créatures voulant bien être le rebut d’elles.

On veut se maintenir pour glorifier Dieu à ce que l’on dit, mais c’est pour se glorifier soi-même. Mais vouloir être rien aux yeux de Dieu, demeurer dans un entier abandon, dans le désespoir même, se donner à Lui lorsque l’on est le plus rebuté, s’y laisser et ne se pas regarder soi-même lorsque l’on est sur le bord de l’abîme, c’est ce qui est très rare et c’est ce qui fait l’abandon parfait*.

11. Il s’écoule quelquefois dès cette vie quelque chose sur les puissances et sur les sens, qui est comme un épanchement de gloire du dedans; mais cela n’est pas ordinaire : c’est comme Jésus-Christ dans sa transfiguration. Ce qui est très éminent et une grande pureté.

Chapitre II. Paix, et liberté divine

1. L’âme, après être parvenue à un état divin, est, comme je l’ai déjà dit, un rocher immuable et inébranlable à toutes sortes d’épreuves et de coups, si ce n’est lorsque le Seigneur veut que cette âme fasse quelque chose contre l’ordinaire et l’usage commun : alors, si elle ne se rend pas au premier mouvement, Il lui fait souffrir une peine de contrainte à laquelle elle ne peut résister, et elle est contrainte, par une violence qu’elle ne peut expliquer, de faire ce qu’Il veut.

De dire les épreuves étranges qu’Il fait de ces âmes dans l’abandon parfait, qui ne Lui résistent en rien, c’est ce qu’il ne se peut et ne serait pas compris. Tout ce que l’on peut dire, c’est qu’Il ne leur laisse pas l’ombre d’une chose qui puisse se nommer ni en Dieu ni hors de Dieu.

Et Il les élève tellement au-dessus de tout par la perte de tout que rien moindre que Dieu Lui-même, ni au ciel ni en terre, ne saurait les arrêter. Rien ne peut les captiver, parce qu’il n’y a plus pour elles de malignité en quoi que ce soit, à cause de l’unité qu’elles ont avec Dieu, qui, en concourant avec les pécheurs, ne contracte rien de leur malice, à cause de sa pureté essentielle.

2. Ceci est plus réel que l’on ne peut dire; et cette âme participe à la pureté de Dieu ou plutôt toute pureté propre (qui n’est qu’une pureté grossière) ayant été anéantie, la seule pureté de Dieu en Lui-même subsiste dans ce néant, mais d’une manière si réelle que l’âme est dans une parfaite ignorance du mal et comme impuissante de le commettre. Ce qui n’empêche pas que l’on ne puisse toujours déchoir, mais cela n’arrive guère ici à cause du profond anéantissement où est l’âme qui ne lui laisse aucune propriété; et la seule propriété peut causer le péché, car qui n’est plus ne peut pécher.

3. Et cela est si vrai que les âmes dont je parle ont beaucoup de peine à se confesser, car lorsque elles veulent s’accuser, elles ne savent qu’accuser, que condamner, ne pouvant rien trouver en elles de vivant et qui puisse avoir voulu offenser Dieu, à cause de la perte entière de leur volonté en Dieu. Et comme Dieu ne peut vouloir le péché, elles ne le peuvent non plus vouloir. Si on leur dit de se confesser, elles le font, car elles sont très soumises, mais elles disent de bouche ce qu’on leur fait dire, comme un petit enfant à qui on dirait : «Il faut vous confesser de cela»; il le dit sans connaître ce qu’il dit, sans savoir si cela est ou non, sans reproche ni remords. Car ici l’âme ne peut plus trouver de conscience et tout est tellement perdu en Dieu qu’il n’y a plus chez elle d’accusateur : elle demeure contente, sans en chercher. Mais lorsque on lui dit : «Vous avez fait cette faute», elle ne trouve rien en elle qui l’ait faite; et si on dit : «Dites que vous l’avez faite», elle le dira des lèvres, sans douleur ni repentir.

4. Sa paix pour lors est si invariable et si inaltérable que rien au monde ni en tout l’enfer ne peut l’altérer un moment. Les sens sont toujours susceptibles des souffrances; et lorsque ils en sont accablés et que, comme des enfants, ils crient, si on demande à cette personne et qu’elle se sonde, elle ne trouvera rien en elle qui souffre : parmi des douleurs inconcevables, elle dit : «Je ne souffre rien», sans pouvoir dire ni avouer qu’elle souffre, à cause de l’état divin et de la béatitude qu’elle porte dans le centre ou partie suprême.

Et alors il y a une séparation si entière et si parfaite des deux parties, l’inférieure et la supérieure, qu’elles vivent ensemble comme étrangères qui ne se connaissent pas; et les peines les plus extraordinaires n’empêchent pas la parfaite paix, tranquillité, joie et immobilité de la partie supérieure, comme la joie et l’état divin n’empêche [nt] pas l’entière souffrance de l’inférieure, et cela sans mélange ni confusion en aucune manière.

5. Si vous voulez attribuer quelque chose à cette âme ainsi transformée et devenue Dieu, elle se défendra d’abord, ne pouvant rien trouver en elle qui puisse se nommer, affirmer, entendre; mais l’âme est dans une négation parfaite. C’est ce qui fait la différence des termes et les expressions qu’on a peine à faire entendre à moins que ces personnes ne soient ainsi.

Cela vient aussi de ce que cette âme, par son anéantissement, ayant perdu tout ce qu’elle avait de propre, Dieu subsistant en elle, elle ne peut se rien attribuer non plus qu’à Dieu, parce qu’elle ne connaît plus que Lui seul, dont elle ne peut rien dire.

6. Aussi tout est Dieu à cette âme : car ici il n’est plus question de voir tout en Dieu, car voir les choses en Dieu, c’est les distinguer en Lui. Par exemple, dans une chambre, je vois ce qu’il y a de différent de la chambre quoique renfermé en elle. Mais tout étant transformé dans la même chambre ou que tout fût ôté de la chambre, je ne verrais plus que la même chambre.

Toutes créatures célestes, terrestres, pures intelligences, tout disparaît et est évanoui, et il ne reste que Dieu même comme Il était avant la création. Cette âme ne voit que Dieu partout, et tout lui est Dieu : non par pensée, vue, lumière, mais par identité d’état et consommation d’unité, qui la rendant Dieu par participation, sans qu’elle puisse plus se voir elle-même, elle ne peut aussi rien voir partout. Ainsi cette âme serait aussi indifférente d’être toute une éternité avec les démons qu’avec les anges. Les démons lui sont comme le reste, et il ne lui est plus possible de voir un être créé hors de l’Être incréé, le seul Être incréé étant tout et en tout, tout Dieu aussi bien dans un diable que dans un saint, quoique différemment.

7. Mais cela est si réel qu’il est impossible que cette âme soit autrement. Aussi toutes les créatures la condamneraient que cela lui serait moins qu’un moucheron, non par entêtement et fermeté de volonté comme l’on s’imagine, mais par impuissance de se mêler de soi, parce qu’elle ne se voit plus. Vous demanderez à cette âme : «Mais qui vous porte à faire telle ou telle chose? C’est donc que Dieu vous l’a dit, vous l’a fait connaître ou entendre ce qu’Il voulait? - Je* ne connais rien, je n’entends rien, je ne pense pas à rien connaître, tout est Dieu et volonté de Dieu, et je ne sais plus ce que c’est que volonté de Dieu parce que la volonté de Dieu m’est devenue comme naturelle. -  Mais pourquoi faites-vous plutôt cela que ceci? - Je n’en sais rien. Je me laisse aller à ce qui m’entraîne. - Hé, pourquoi? - Il m’entraîne parce que n’étant plus, je suis entraînée avec Dieu et Dieu seul fait mon entraînement. Il va là, Il agit et je ne suis qu’un instrument que je ne vois ni ne regarde. Je n’ai plus d’intérêt distinct, parce que par ma perte j’ai perdu tout intérêt. Aussi ne suis-je capable d’entendre nulle raison ni d’en rendre aucune de ma conduite, car je n’ai plus de conduite. J’agis cependant infailliblement tandis que je n’ai point d’autre principe que le Principe infaillible.»

Et cet abandon aveugle est une chose d’état à l’âme dont je parle, parce qu’étant devenue une même chose avec Dieu, elle ne peut voir que Dieu : car ayant perdu toute dissemblance, propriété, distinction, il n’est ici plus question de s’abandonner, parce que pour s’abandonner, il faut être quelque chose et pouvoir disposer de soi.

8. L’âme dont je parle est par cet état perdue en Dieu avec Jésus-Christ, comme dit saint Paul, mêlée avec Lui comme ce fleuve dont j’ai parlé est mêlé dans la mer en sorte qu’il ne se trouve plus : il a le flux et reflux de la mer, non plus par choix et volonté et liberté, mais par état, parce que la mer immense ayant absorbé ses petites eaux bornées et rétrécies, il participe à tout ce que fait la mer, mais sans distinction de la même mer. C’est la mer qui l’entraîne, et cependant il n’est pas entraîné, puisqu’il a perdu tout son propre; et n’ayant point d’autre mouvement que la mer, il agit comme la mer même, non que par sa nature il ait ces qualités, mais c’est qu’en perdant toutes ses qualités propres, il n’en a plus d’autres que la mer, sans pouvoir être jamais autre que mer.

Ce n’est pas, comme j’ai dit, qu’il ne conserve tellement sa nature que, si Dieu le voulait, en un moment Il le tirerait de la mer, mais Il ne le fait pas. Aussi cette âme ne perd pas sa nature de créature et Dieu pourrait la rejeter de son divin sein, mais Il ne le fait pas. Cette créature, comme nous avons dit, agit donc comme divinement.

9. Mais, me dira-t-on, vous ôtez ainsi à l’homme sa liberté. Non, car il n’a plus de liberté que par un excès de liberté : parce qu’il a perdu librement toute liberté créée, il participe à la liberté incréée, qui n’est plus rétrécie, limitée, bornée pour quoi que ce soit; et cette âme est si libre et si large que toute la terre ne lui paraît qu’un point, sans en être enfermée. Elle est libre pour tout faire et pour ne rien faire. Il n’y a point d’état et de condition où elle ne s’accommode; elle peut tout faire et ne rien faire de ce qu’ils font.

10. O état, qui te pourra décrire et que pourrais-tu craindre et appréhender? Perte, mort, damnation? O. saint Paul, vous disiez : Qui pourra jamais nous séparer de la charité de Jésus-Christ? Nous sommes assurés que ni la mort, ni la vie, ni les puissances, etc., ne pourront nous en séparer. Or ce mot, nous sommes assurés, exclut tout doute. Hé, grand saint, où était votre certitude? Elle était dans l’infaillibilité de Dieu seul. On lit si souvent les Lettres de ce grand apôtre, ce Docteur mystique et on ne l’entend pas. Cependant toute la vie mystique, son commencement, son progrès et sa fin, sont décrits par saint Paul, et même la vie divine; mais on n’en a pas l’intelligence, et une personne à qui l’intelligence est donnée, les y voit plus clair que le jour.

11. O. si les hommes qui ont tant de peine à se laisser à Dieu, pouvaient éprouver ceci! Ils avoueraient que, quoique la voie qui y conduit soit extrêmement dure, un seul jour de cet état récompense bien tant d’années de peines. Mais par où Dieu conduit-Il là? Par des chemins tout opposés à tout ce que l’on s’imagine. Il édifie en abattant, Il donne la vie en tuant.

O. si je pouvais dire ce qu’Il fait et les inventions étranges dont Il se sert pour arriver ici! Mais* silence! Les hommes n’en sont pas capables, ceux qui y sont passés m’entendent. Ici il n’est plus besoin de lieu ni de temps. Tout est égal, tous lieux sont bons et si l’ordre de Dieu conduisait en Turquie, on s’y trouverait également bien, parce que tous moyens sont inutiles et infiniment outrepassés; étant dans la fin éminemment, il n’y a plus rien à chercher.

12. Ici tout est Dieu : Dieu est partout et en tout; et ainsi, cette âme est égale en tout. Son oraison est Dieu même, toujours égale, jamais interrompue, non que l’âme l’aperçoive autrement que par un état de consistance. Et si quelquefois Dieu fait rejaillir quelque écoulement de sa gloire sur ses puissances et sur ses sens, cela ne fait rien à ce fond qui demeure toujours le même. Marie, qui possédait cet état dans un degré le plus parfait qu’une créature le puisse avoir, était indifférente de rester sur la terre après l’Ascension de son Fils; et elle y serait restée toute l’éternité si tel eût été le bon plaisir de Dieu. Cette âme ne se soucie pas de la solitude ni du grand monde : tout lui est égal. Elle ne pense plus à être délivrée de ce corps pour être unie sans milieu : ici, elle est non seulement unie, mais transformée, changée en l’objet de son amour, ce qui fait qu’elle ne pense plus à aimer, car elle aime Dieu d’un amour-Dieu, et par état, quoique non pas inamissible.

Chapitre III. Déiformité.

1. Il me vient dans l’esprit une comparaison qui me paraît assez propre à ce sujet : c’est celle du grain qui est premièrement séparé du mauvais, ce qui marque la conversion et la séparation du péché. Après que ce grain est seul et pur, il faut qu’il soit moulu par l’affliction, croix et maladies, etc. Lorsque il est ainsi broyé et réduit en farine, il faut encore ôter, non l’impur, car il n’y en a plus, mais ce qu’il y a de grossier qui est le son. Et lorsque il ne reste plus que la fleur très fine et épurée de matière, on en fait du pain que l’on pétrit. Il paraît que l’on salit la farine, qu’on la noircit et la flétrit, qu’on lui ôte sa délicatesse et sa blancheur pour en faire une pâte qui paraît bien éloignée de la beauté de cette farine; ensuite on met cette pâte au feu. Or il faut qu’il en arrive autant à ces âmes. Mais après que ce pain est cuit, il sert à la bouche du Roi, qui non seulement se l’unit par l’attouchement, mais le mange, le digère, le consume et l’anéantit pour le changer en soi et le faire passer en sa substance.

Vous remarquerez que le pain a beau être touché et mangé même du Roi, qui est le plus grand avantage qu’il puisse recevoir, et sa fin, il ne peut cependant être changé en la substance du Roi s’il n’est anéanti par la digestion, perdant toute forme et qualité propre.

2. O que ceci exprime bien tous les états de l’âme : celui d’union, bien différent de la transformation où il faut nécessairement que l’âme, pour devenir une avec Dieu, transformée et changée en Lui, soit non seulement mangée, mais digérée, pour, après avoir perdu ce qu’elle avait de propre, devenir une même chose avec Dieu. Cet état est très peu connu, c’est pourquoi il ne s’en parle point. O état de vie! Que le chemin qui y conduit est étroit! O amour le plus pur de tous, puisque tu es Dieu même! O amour immense et indépendant, qui ne peut être rétréci par quoi que ce soit!

3. Cependant ces âmes paraissent des plus communes, ainsi que je l’ai dit, parce qu’elles n’ont rien à l’extérieur qui les différencie, qu’une liberté infinie qui scandalise souvent les âmes rétrécies et resserrées en elles-mêmes à qui, comme elles ne voient rien de meilleur que ce qu’elles ont, tout ce qui n’est pas ce qu’elles possèdent paraît mauvais. Mais la liberté qu’elles condamnent dans ces âmes si simples et si innocentes est une sainteté incomparablement plus éminente que tout ce qu’elles croient saint; et c’est en ce sens que s’entend ce passage qui dit que l’iniquité de l’homme vaut mieux que la femme qui fait bien, parce que les fautes apparentes de ces hommes, qui peuvent seuls porter la qualité d’hommes parmi les autres efféminés, valent mieux que ces efféminés, qui font le bien si faiblement, quoique si servemment en apparence; parce que leurs œuvres n’ont pas plus de force que le principe d’où elles partent, qui est toujours par l’effort (quoique beaucoup relevé et anobli) d’une faible créature. Mais ces âmes consommées dans l’unité divine, agissent en Dieu par un principe d’une force infinie; et ainsi leurs plus petites actions sont plus agréables à Dieu que tant d’actions héroïques des autres, qui paraissent si grandes devant les hommes.

4. C’est pourquoi les âmes de ce degré ne se mettent point en peine ni ne cherchent point à rien faire de grand, se contentant d’être comme elles sont à chaque moment*. O que faisiez-vous, Marie, sur terre après l’Ascension de votre Fils? Vous mettiez-vous en souci de convertir bien des âmes? De faire de grandes choses? Une telle âme fait plus, sans rien faire, pour la conversion d’un royaume, que cinq cents prédicateurs qui ne sont pas de cet état. Marie faisait plus pour l’Église ne faisant rien, que tous les apôtres ensemble. Ce n’est pas que Dieu ne permette souvent que ces âmes soient connues : non tout à fait, mais quantité de personnes leur sont adressées, à qui elles communiquent un principe vivifiant pour en gagner quantité d’autres à Jésus-Christ. Mais cela se fait sans soin ni souci, par pure providence.

O. si on savait la gloire que ces personnes, qui sont souvent le rebut du monde, rendent à Dieu! On en serait étonné et ravi. Car ce sont elles proprement qui rendent à Dieu une gloire digne de Dieu, sans penser à Lui en rendre, parce que Dieu agissant en elles en Dieu, Il tire de Lui-même en elles une gloire digne de Lui.

5. O combien d’âmes toutes séraphiques en apparence, sont éloignées de ceci! Mais dans cet état il y a, comme dans tous les autres, des âmes plus ou moins divines. La divine Marie a été privilégiée et, après elle, plusieurs y avancent plus ou moins, selon le dessein de Dieu; et ceux qui arrivent durant cette vie à cet état, n’y arrivent d’ordinaire que peu avant de mourir, si ce n’est par un dessein tout particulier de Dieu qui, voulant se servir d’elles et en faire des prodiges, les avance de cette sorte. Mais cela est si rare que rien plus.

6. Car Dieu les cache dans son sein et sous l’extérieur de la vie la plus commune, afin qu’elles ne soient connues qu’à Lui seul, quoique elles fassent ses délices. Ici les secrets de Dieu en Lui, et de Lui en ces pures créatures, sont manifestés, non en manière de parole, vue, lumière, mais par la science de Dieu qui demeure en Lui. Et lorsque il faut qu’une telle âme écrive ou parle, elle est de même étonnée que tout coule de ce fond divin sans qu’elle eût jamais pensé à posséder ces choses. Elle se trouve comme une science profonde, sans mémoire ni ressouvenir, comme un trésor inestimable que l’on ne remarque que lorsque on est obligé de le manifester, et c’est la manifestation pour les autres qui est la manifestation pour soi.

Lorsqu’une telle âme écrit, elle est étonnée qu’elle écrive des choses qu’elle ne connaît et ne croyait pas savoir, quoique elle ne puisse douter de les posséder en les écrivant. Il n’en est pas de même des autres, leurs lumières précédant leur expérience, parce que c’est comme une personne qui voit de loin les choses qu’il ne possède pas : il décrit ce qu’il a vu, connu, entendu, etc. Mais celle-ci est une personne qui renferme en elle-même un trésor : elle ne le voit qu’après la manifestation quoique elle le possédât.

7. Cela n’exprime pas encore bien ce que je veux dire. Dieu est dans cette âme, ou plutôt cette âme n’est plus : elle n’agit plus, mais Dieu agit, et elle est l’instrument. Dieu renferme en Lui tous les trésors, Il les fait manifester par cette âme aux autres, et elle connaît alors, en les tirant de son fonds, qu’ils y étaient, quoique sa perte ne lui eût jamais permis d’y réfléchir. Et je m’assure que toute âme de ce degré m’entendra, et saura très bien la différence de ces états. Le premier voit ces choses et en jouit comme nous jouissons du soleil, mais le second est devenu lui-même le soleil qui ne jouit ni ne pense à sa lumière.

8. Cet état est fort permanent, et il n’y a nulle vicissitude quant au fond qu’un avancement plus grand en Dieu. Et comme Dieu est infini, Il peut diviniser une âme toujours plus et cela en élargissant sa capacité. Marie, comme je l’ai dit ailleurs, était toute remplie de grâce au commencement de sa conception. Et ceci est bien découvert à l’âme. Elle était dans la plénitude de Dieu lorsque elle conçut le Verbe; et cependant elle croît presque à l’infini jusqu’à sa mort. Comment, si elle était pleine, comme l’ange l’en assure, pouvait-elle se remplir encore? C’est que Dieu élargissait chaque jour sa capacité, la perdant et dilatant en Lui, comme l’eau dont nous avons parlé, s’étend toujours plus à mesure qu’elle est plus perdue dans la mer, où elle s’abîme incessamment sans en sortir jamais.

Il en fait de même à ces âmes : toutes celles qui sont en ce degré ont Dieu, mais les unes plus, les autres moins. Elles sont toutes en plénitude, mais elles ne sont pas toutes en égale quantité de plénitude. Un petit vase plein est aussi bien rempli qu’un grand, mais il ne contient pas pareille quantité. Il en est de même de ces âmes : elles ont toutes la plénitude de Dieu, mais selon leur capacité de recevoir; et ainsi il y en a à qui Dieu accroît chaque jour cette capacité. C’est pourquoi plus les âmes vivent dans cet état divin, plus elles sont agrandies et leur capacité devient toujours plus immense, sans qu’il y ait rien à désirer ni à faire pour elles, car elles ont toujours Dieu en plénitude, Dieu ne laissant jamais un moment de vide en elles. À mesure qu’Il croît et élargit, à mesure Il remplit de Lui-même, comme l’air : une petite chambre est pleine d’air, mais une grande a plus d’air. Augmentez toujours cette chambre, à mesure, infailliblement, quoique imperceptiblement, l’air y entre toujours : de même sans changer d’état ni de disposition, et sans rien sentir de nouveau, l’âme augmente en plénitude et en largeur. Mais jamais la capacité de l’âme ne peut être accrue de cette sorte que par l’anéantissement, parce que jusqu’alors cette âme a une opposition à être étendue.

10. Il est bon d’expliquer ici une chose de conséquence qui est qu’il paraît une contrariété en ce que je dis, qu’il faut que l’âme soit anéantie pour passer en Dieu, et qu’elle perde ce qu’elle a de propre; et cependant, je parle de capacité, qu’elle retient.

Il y a deux capacités. L’une est propre à la créature et cette capacité est petite et bornée : lorsque elle est purifiée, elle est propre pour recevoir les dons de Dieu, mais non pas Dieu, parce que ce que nous recevons en nous est moindre que nous, comme ce qui est renfermé dans un vase est moins étendu, quoique plus précieux, que le vase qui le reçoit.

Mais la capacité dont je parle ici est une capacité de s’étendre et de se perdre toujours plus en Dieu après que l’âme a perdu sa propriété, qui la fixait en elle-même; et que n’étant plus arrêtée ni rétrécie, (parce que son anéantissement lui ôtant toute forme particulière, l’a disposée à s’écouler en Dieu de sorte qu’elle se perd et s’écoule en Celui qui ne peut être compris,) plus elle s’y abîme, plus elle s’étend et devient immense, participant à Ses perfections.

11. C’est une capacité de s’accroître et de s’étendre toujours plus en Dieu, y pouvant être de plus en plus transformée, comme l’eau étant jointe à sa source se mélange toujours plus avec elle. Dieu étant notre être original, Il nous a créés d’une nature propre à être unie et transformée et ne faire plus qu’un avec Lui.



Chapitre IV. Mouvements tous divins. Paix inaltérable

1. L’âme donc n’a rien à faire ici qu’à demeurer comme elle est, et suivre sans résistance tous les mouvements de son moteur. Tous les premiers mouvements de cette âme sont de Dieu et c’est sa conduite infaillible. Il n’en est pas de même aux états inférieurs, si ce n’est lorsque l’âme a commencée à goûter du centre; mais il n’est pas si infaillible, et qui garderait cette règle sans être dans l’état bien avancé se tromperait.

2. C’est donc la conduite de cette âme de suivre aveuglément et sans conduite les mouvements qui sont de Dieu, sans réflexion*. Ici toute réflexion est bannie et l’âme aurait peine, même quand elle voudrait, à en faire. Mais comme, en s’efforçant, peut-être en pourrait-elle venir à bout, il faut les éviter plus que toute autre chose, parce que la seule réflexion a le pouvoir de faire entrer l’homme en lui et de le tirer de Dieu. Or je dis que, si l’homme ne sort point de Dieu, il ne péchera jamais; et s’il pèche, c’est qu’il en est sorti, ce qui ne se peut faire que par la propriété; et l’âme ne peut se reprendre que par la réflexion, qui serait pour elle un enfer pareil à ce qui arriva au premier ange qui, en se regardant avec complaisance et par préférence de ce qu’il devait à Dieu, s’aima et devint démon. Et cet état serait d’autant plus horrible que l’autre aurait été plus avancé.

3. On m’objectera à cela que l’on ne souffre donc rien en cet état. Non, quant au fond, mais bien dans les sens ainsi que je l’ai dit. Parce que, dira-t-on, pour souffrir, il faut réfléchir, et c’est la réflexion qui fait la partie principale et la plus douloureuse de la souffrance. Tout cela est vrai en certain temps et, comme il est réel que des âmes bien inférieures à celles-ci souffrent tantôt par réflexion tantôt par impression, je dis qu’il est aussi véritable que celles de ce degré ne pourront souffrir autrement que par impression. Ce qui n’empêche pas les douleurs d’être sans bornes et bien plus fortes que celles qui sont réfléchies, comme la brûlure de celui à qui l’on imprimerait le feu serait plus forte que celle d’un autre qui se brûlerait à la réverbération du feu.

4. On dit : mais Dieu les appliquera par réflexion pour les faire mieux souffrir. Dieu ne le fera pas par réflexion. Il pourra leur montrer en un instant ce qu’elles doivent souffrir, par une vue directe et non réfléchie sur elles-mêmes, comme les Bienheureux voient en Dieu ce qui est en Lui et ce qui se passe hors de Lui dans les créatures et en eux-mêmes, sans se regarder ni réfléchir sur eux, mais demeurant fermement attachés, abîmés et perdus en Dieu.

5. C’est ce qui trompe quantité de spirituels qui croient qu’on ne peut rien connaître ni souffrir que par réflexion. Tout au contraire, les connaissances et souffrances de cette manière sont bien petites en comparaison des autres.

6. Toute souffrance qui se distingue et connaît, quoique exprimée en des termes si exagérants, n’égale point celle de ces âmes qui ne connaissent pas leurs souffrances, et qui ne peuvent avouer ce qu’elles souffrent à cause de la grande séparation des deux parties. Il est vrai qu’elles souffrent des maux extrêmes, il est vrai qu’elles ne souffrent rien et qu’elles sont dans un contentement parfait. Je crois que si une telle âme était conduite en enfer, elle en souffrirait les cruelles douleurs de cette sorte, dans un contentement achevé, non contentement causé par la vue du bon plaisir de Dieu, mais contentement essentiel à cause de la béatitude du fond transformé; et c’est ce qui fait l’indifférence de ces âmes pour tout état. Cela n’empêche pas, comme j’ai dit, l’extrémité de la souffrance, comme l’extrémité de la souffrance n’empêche pas le bonheur parfait. Ceux qui l’auront éprouvé, le sauront bien comprendre.

7. Ce n’est point ici comme dans l’état passif d’amour, où l’âme est si remplie de suavité ou d’amour pour la souffrance et le bon plaisir de Dieu. Ce n’est point tout cela. C’est par une perte de volonté en Dieu, par un état de déification où tout est Dieu sans voir que cela soit ainsi. L’âme est établie par état dans son Bien Souverain, sans changement. Elle est dans la béatitude foncière où rien* ne peut traverser ce bonheur parfait lorsque il est par état permanent : car plusieurs l’ont passagèrement avant que de l’avoir par état permanent. Dieu donne, premièrement les lumières de l’état; ensuite Il donne le goût de l’état; enfin Il le donne par une notice confuse et non distincte; puis Il donne l’état d’une manière permanente et y établit l’âme pour toujours.

On me dira que l’âme étant établie dans l’état, il n’y a rien de plus pour elle. C’est tout le contraire : il y a toujours infiniment à faire du côté de Dieu et non de la créature. Dieu ne divinise pas tout à coup, mais peu à peu. Puis, comme j’ai dit, Il augmente la capacité de l’âme, qu’Il peut toujours déifier de plus en plus, Dieu étant un abîme inépuisable. O. Dieu, que Vous réservez de bien à ceux qui Vous craignent et qui Vous aiment! Et c’était la vue de cet état qui faisait écrier David si souvent après qu’il se fût purifié de son péché.

9. Ces âmes ne peuvent plus s’étonner, ni pour aucune grâce qu’on leur raconte, ni pour aucun péché que l’on puisse commettre, connaissant à fond et la bonté de Dieu qui cause l’une et la malice de l’homme qui est la source de l’autre. Toute la terre périrait qu’elles n’en auraient pas de peine, si Dieu ne leur imprimait cette même peine. Est-ce donc qu’elles ne sont plus jalouses de l’honneur de Dieu, puisqu’elles ne s’affligent plus des péchés qui se commettent? Non, ce n’est point cela. C’est qu’elles sont jalouses de la gloire de Dieu comme Dieu.

10. Dieu est nécessairement obligé d’aimer sa gloire plus que tout autre, et tout ce qu’Il fait en Lui et hors de Lui dans les autres, Il le fait par rapport à Lui. Cependant Il ne peut être fâché des péchés de tout le monde ni de la perte de tous les hommes, quoique, pour les sauver tous, Il se soit incarné et ait pris un corps passible et mortel, Il ait donné sa vie. Elles donneraient aussi mille vies pour les sauver, parce que Dieu, qui les a transformées, les fait participer à ses qualités, et qu’elles voient tout cela comme Dieu. Et quoique Dieu veuille véritablement le salut de tous les hommes, qu’Il leur donne à tous les grâces nécessaires pour le salut, quoique non pas toujours efficaces par leur faute, Il ne laisse pas de tirer sa gloire de leur perte, parce qu’il est impossible que Dieu permette chose au monde en quoi Il ne soit pas nécessairement glorifié, ou par justice ou par miséricorde. Ce n’est pas l’intention de celui qui L’offense et qui Lui rend un déshonneur actif : de la part de Dieu, il n’y a pas de déshonneur passif, et il faut nécessairement, contre la volonté de celui qui L’offense, que son péché retourne à la gloire de Dieu.

11. Quoique Dieu ne puisse être offensé de sa nature, celui qui L’offense mérite des punitions infinies, à cause de la volonté maligne qu’il a d’offenser cette Bonté infinie et de la déshonorer : et s’il ne le fait pas du côté de Dieu, il le fait toujours par son action et par sa volonté. Et cette volonté est si maligne que si elle pouvait ôter à Dieu sa divinité, elle la Lui ôterait. C’est donc cette volonté maligne de la part du sujet qui fait l’offense et non l’action : car si une personne dont la volonté serait perdue, abîmée et transformée en Dieu, était réduite par nécessité absolue à faire les actions du péché, comme certains tyrans ont fait à des vierges martyres, elles les feraient sans péché. Cela est clair.

12. Mais pour revenir, je dis que ces âmes ne peuvent avoir de peine du péché, parce que, quoique elles le haïssent infiniment, elles ne souffrent plus d’altération, le voyant comme Dieu le voit. Et quoique s’il fallait donner leur vie pour en empêcher un seul, si Dieu le voulait, ils la donneraient. Cela est sans actions, sans désirs, sans inclination, sans choix, sans empressement de leur part, mais dans une mort parfaite, ne voyant plus les choses que comme Dieu les voit et n’en jugeant plus que comme Dieu en juge.


TABLE


Table des matières

MYSTIQUES CHRÉTIENS 3

Au XVIIe siècle 3

BENOIT DE CANFIELD 5

BENOÎT DE CANFIELD (1562-1610), CAPUCIN ANGLAIS 5

REIGLE DE PERFECTION TROISIÈME PARTIE. Chapitres 1 à 15. De la Volonté de Dieu essentielle, parlant de la vie super-éminente. 11

1. Qu’est-ce que la volonté de Dieu essentielle. Que c’est Dieu même ; et de la différence entre icelle et la volonté intérieure. 11

2. Qu’il n’y a nul moyen humain de parvenir à cette volonté essentielle, et les raisons pourquoi. 15

3. Qu’il y a un moyen sans moyen, savoir passif, non actif ; tout divin, et par-dessus tout entendement ; non humain, ni par les actes de l’esprit ; et que ce moyen est de deux sortes. 16

4. Quatre points principaux du premier moyen, et l’explication du premier point. 18

5. Du trop grand bouillonnement des désirs et de l’écoulement d’iceux fervents désirs et actes en Dieu, où est montrée une subtile et essentielle élévation d’esprit. Second point. 21

6. De la parfaite dénudation d’esprit. 30

7. De la proximité ou continuelle proche vision et assistance de la fin heureuse. 33

8. Du deuxième moyen. Que ce moyen n’est autre chose que la volonté de Dieu, illustrée par l’annihilation, laquelle a deux points, connaissance et pratique ; et du premier point. 36

9. Pratique de l’annihilation, deuxième point. Que l’homme est la source de toute erreur et du trop grand avancement de l’être des créatures, et ce par ses ténèbres et non par son être ; lesquelles ténèbres annihilées, toute cette erreur est abolie ; que telle annihilation ne peut être active, mais passive. 40

10. Des empêchements de cette annihilation, et de très subtiles et inconnues imperfections de contemplation. 42

11. De deux sortes d’annihilation : la différence de l’une et de l’autre, et comme elles servent aux deux amours. 49

12. En quoi consiste cette annihilation active, à savoir à s’égaler à la passive, et en quoi sa pratique, à savoir en lumière et ressouvenance. 51

13. Des imperfections ou empêchements de cette annihilation active. 55

14. Qu’il ne faut pratiquer ces deux annihilations, l’une aux temps et lieu de l’autre, mais chacune en son propre temps et lieu. Quel est le temps et lieu de l’une et de l’autre. De trois sortes d’opérations. De la vraie et fausse oisiveté, avec leurs différences et marques pour les connaître. 58

15. La manière d’opérer par les trois sortes d’opérations, extérieure, intérieure, et intime, où est montrée la réduction de la vie active et contemplative à la vie superéminente ; et la pratique des deux premières volontés en la troisième. 64

LETTRE CONTENANT LA RÉPONSE A UN DOUTE TOUCHANT L’OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU. 70

MARIE DE L’INCARNATION 73

MARIE DE L’INCARNATION (1599-1672) URSULINE ET CANADIENNE. 73

I. la vie laïque de Marie Guyart : 77

II. La vie religieuse en France. 81

III. Au Canada. 84

UN CHOIX DANS SA CORRESPONDANCE SPIRITUELLE  107

L.1 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). 107

L.5 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627. 107

L.6 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627. 108

L.9 De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?) 108

L.17 De Tours, à Dom Raymond dc S. Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635. 109

L.56 De Québec, à son Fils, 4 septembre 1641. 110

L.66 De Québec, à Mademoiselle de Luynes, 29 septembre 1642. 114

L.68 De Québec, à son Fils (1), 1er septembre 1643. 116

L.84 De Québec, à l’une de ses Sœurs/, 3 septembre 1644. 120

L.87 De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, 121

Sous-Prieure du Monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644. 121

L.100 De Québec, à son Fils, 11 octobre 1646. 123

L.101 De Québec, à sa Nièce, la Mère Marie de l’Incarnation, Religieuse Ursuline de Tours, octobre 1646. 124

L.109 De Québec, à son Fils, été 1647. 125

L.116 De Québec, à la Mère Marie-Gillette Roland, Religieuse de la Visitation de Tours, io octobre 1648. 128

L.123 De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649 129

L.132 De Québec, à un Père de la Compagnie de Jésus (1), 1er septembre 1651 [L’incendie] 133

136 De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651. 135

L.153 De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653. 136

L.195 à son Fils, 16 septembre 1661. 137

L.201. De Québec, à son Fils, 10 août 1662. 142

L.216 De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665. 143

L.222 De Québec, à son Fils, 22 septembre 1666. 150

L.242 à son Fils, 12 octobre 1668 152

L.243 De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668. 153

L.263 De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 17 septembre 1670. 154

L.267. à son Fils, 25 septembre 1670 155

L.274 à son Fils, 8 octobre 1671 158

JEAN DE BERNIÈRES 163

PRÉSENTATION 163

(i) L’intériorité 166

(ii) Le directeur de conscience 169

CHOIX DANS LA CORRESPONDANCE (1646-1659) 171

JACQUES BERTOT Directeur mystique 211

MONSIEUR BERTOT, DIRECTEUR MYSTIQUE. 211

CORRESPONDANCE AVEC MADAME GUYON. 235

2,6 Chemin pour trouver Dieu. 235

4.34. Du centre de l’âme. 238

4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière. 240

Opuscule 1. Conduite de Dieu sur les âmes. (Extraits). 244

MARIE PETYT Béguine 247

La béguine Marie Petyt (1623-1677) 247

MARIE PETYT, I. AUTOBIOGRAPHIE [Choix] 257

Une vocation qui cherche son vrai cadre. 262

1. Au couvent des chanoinesses régulières de Saint-Augustin. 265

3. Chez une compagne 275

4. Tertiaire du Carmel et direction de Michel de Saint-Augustin. 280

5. Départ du père Michel de Saint-Augustin 288

III. l’Ermitage » à Malines. 299

1. Les débuts 300

2. La solitude 308

3. Suite du récit biographique 311

4. Établissement à l’« Ermitage » et profession 317

IV. Nuit et déréliction 319

(Vers cette même époque, elle écrit à son directeur :) 331

V. Fin de la nuit obscure. 356

VI. « Esprit de prière » perpétuel et supplications 368

VII. L’État de simplicité essentielle 378

ROBERT BARCLAY Quaker 389

LES QUAKERS : GEORGES FOX ET ROBERT BARCLAY 389

LA LUMIÈRE INTÉRIEURE 395

On ne peut connaître le fils que par l’esprit 395

L’Esprit a été promis par le Christ pour toujours 396

L’Esprit est la vie même du Christianisme 396

L’inspiration de l’Esprit est « objective » et non pas simplement « subjective » 397

Caractère infaillible des vraies révélations de l’Esprit 399

L’Esprit, suprême garant des Écritures et de la Tradition 401

La révélation progressive de la Lumière intérieure 402

Proposition 403

Les Écritures, règle seconde et subordonnée à l’Esprit 404

Les Écritures ne peuvent résoudre tous les problèmes particuliers 405

L’Esprit, guide indispensable pour lire les Écritures 407

Vrai rôle et bon usage des Ecritures 407

Tout ce qui est contraire aux Écritures est contraire à l’Esprit 408

La nouvelle révélation du saint et vieil Évangile 409

Dieu accorde à chaque homme « un jour ou temps de visitation » 411

Vraie nature de la Lumière divine ou Christ intérieur 411

Lumière intérieure, raison et conscience : différence radicale et relations entre elles 412

C’est Dieu seul qui fait briller, quand il le juge bon, la Lumière dans les cœurs 415

La Lumière divine, accueillie d’abord passivement, fortifie peu à peu la volonté de l’homme 416

La parabole du semeur et celle des talents 417

L’Évangile intérieur et universel 418

Sans la Lumière intérieure, la création extérieure ne peut révéler vraiment la puissance et la volonté de Dieu 418

« Le royaume de Dieu est au-dedans de vous » 419

Bien des chrétiens méconnaissent la présence de la Lumière en eux 420

Connaissance stérile et connaissance fructueuse du Christ 421

Le salut de ceux qui ignorent tout de l’Évangile extérieur et du Christ historique 422

Intuitions préchrétiennes 424

Par le ministère des Quakers, Dieu exhorte tous les hommes à écouter le Christ intérieur 425

La nouvelle naissance ou régénération intérieure par le Christ 426

« Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » 427

FRANÇOIS DE FÉNELON 429

« FÉNELON MYSTIQUE » 429

Une rencontre mystique 431

Fénelon maintient secrètement le contact 436

De FÉNELON avec les réponses de Madame GUYON. 4 (?) Mai  1710. 437

De FÉNELON. fin mai 1710 ? 444

ŒUVRES & OPUSCULES SPIRITUELS 445

Mémoire sur L’État passif 445

Le Gnostique de saint Clément 453

CHAPITRE III De la vraie Gnose. 453

CHAPITRE XI : Le gnostique est déifié. [217] 456

L’Union chez Cassien 459

Explication des Maximes (29 janvier 1697) 460

Instruction pastorale sur l’Explication des maximes (15sept1697) 464

Propositions des Maximes justifiées par de saints auteurs (15 décembre 1698) 467

Œuvres spirituelles  471

I. Lettres et opuscules spirituels 471

II. Fragments spirituels 485

LETTRES DE DIRECTION 485

« Envoi » 486

Duc (1656-1712) puis duchesse (-1752) de Chevreuse 487

433. À UN AMI [CHEVREUSE OU BEAUVILLIER]. 3 Août 1697. 488

626. AU DUC DE CHEVREUSE. 31 août 1699. 488

627. AU DUC DE CHEVREUSE [après le 14 septembre 1699]. 489

633. AU DUC DE CHEVREUSE [vers le 4 novembre 1699]. 490

639. Au DUC DE CHEVREUSE. 30 décembre 1699. 490

642. Au DUC DE CHEVREUSE. 27 janvier 1700 493

856. AU DUC DE CHEVREUSE. À C [ambrai] 7 septembre 1702. 495

912A.  LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. À Dampierre, ce 16e mai 1703. 496

1128. Au DUC DE CHEVREUSE. À C [ambrai], 24 février 1707. 496

1144 Au DUC DE CHEVREUSE. À C[ambrai] 17 mai 1707. 497

1266. Au DUC DE CHEVREUSE. À C [ambrai] 3 décembre 1708.. 497

LSP 148. *Au DUC DE CHEVREUSE (?) 498

1611. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. [Après le 20 novembre 1712]. 499

1647. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C [ambray], 20 février 1713. 501

1675. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE. À C[ambrai], 3 [mai] 1713. 501

Charlotte de Saint-Cyprien (~1670-1747) 502

Choix de citations extrait de la série complète des lettres 503

Reprise de la série complète des lettres : 506

LSP 26. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN (?) [début janvier 1689] 506

LSP 17. L.37 & L.329S . À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 21 août [1695 ou 1696]. 507

LSP 14. L.339. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 30 novembre. 509

LSP 15. L.342. À SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Versailles, 10 décembre [1695]. 510

LSP 19. L.344S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, 25 décembre [1695 ou 1696 ?] 511

LSP 13. L.354. À la sœur CHARLOTTE DE ST-CYPRIEN. [À Versailles, 10 mars 1696]. 512

LSP 16. L.363S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Mardi au soir, 7 août [1696 ?]. 521

376 S. à la sœur CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. Samedi 15 décembre [1696]. 522

LSP 18. 380 S. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. [août 1695 - janvier 1697]. 523

LSP 20. L.1437. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray 17 janvier 1711. 524

LSP 22. L.1514. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. 25 décembre 1711. 525

LSP 21. L.1776. À LA SŒUR CHARLOTTE DE SAINT-CYPRIEN. À Cambray, ce 10 mars 1714. 527

Duchesse de Mortemart (1665-1750) 528

Une esquisse biographique 528

L’opinion de Fénelon et d’un proche 532

Choix de citations extrait de la série complète des lettres 533

MADAME GUYON 541

LA VIE ET L’OEUVRE 543

Une vie courageuse 543

Des contraintes 545

Le Quiétisme historique 547

Le Quiétisme mystique 548

Une oeuvre préservée et d'influence souterraine 549

Son très large spectre 550

Un enseignement qui couvre la carrière mystique 551

Anthologie 552

Moyen court 553

Torrents 554

 Vie par elle-même 555

Correspondance 560

  Une ouverture sur le quiétisme 567

Les TORRENTS 569

PREMIÈRE PARTIE 569

Chapitre I. Divers retours de l’âme à Dieu. 569

Chapitre II. Voie active de la méditation. 570

Chapitre III. Voie passive de lumière 576

Chapitre IV. Voie passive en foi, premier degré 581

Chapitre V. Imperfections de ce premier degré. Sécheresses 589

Chapitre VI. Deuxième degré de la voie passive en foi. 596

Chapitre VII. 601

Section I. Troisième degré de la voie passive en foi. Morts. 601

SECTION DEUXIÈME. Second degré de dépouillement. 608

SECTION TROISIÈME. Troisième degré du dépouillement. 609

SECTION QUATRIÈME. Entrée dans la mort mystique. 615

Chapitre IX. Quatrième degré de la voie passive en foi. Vie divine. 623

SECONDE PARTIE 632

Chapitre I. Vie ressuscitée et divine 632

Chapitre II. Paix, et liberté divine 636

Chapitre III. Déiformité. 640

Chapitre IV. Mouvements tous divins. Paix inaltérable 644

647

TABLE 648

TABLE REDUITE 655

Fin 655

© 2020. 656



TABLE REDUITE

Table des matières

MYSTIQUES CHRÉTIENS 3

Au XVIIe siècle 3

BENOIT DE CANFIELD 5

MARIE DE L’INCARNATION 73

JEAN DE BERNIÈRES 163

JACQUES BERTOT Directeur mystique 211

MARIE PETYT Béguine 247

ROBERT BARCLAY Quaker 389

FRANÇOIS DE FÉNELON 429

MADAME GUYON 541

TABLE 648

TABLE REDUITE 655









Fin









© 2020.

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Ce
travail est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International. - This work by Dominique Tronc is licensed under CC BY-NC-ND 4.0. To view a copy of this license, visit https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0

1 Expériences mystiques en Occident II. L’invasion mystique des Ordres anciens, Les Deux Océans, 2012, 255 sv.

2 Choix d’études: DS 1.1446/51, art. « Benoît de Canfeld », 1937 ; Optat de Veghel, Benoît de Canfield…, Rome, 1949 ; P. Renaudin, Un maître de la mystique française. Benoît de Canfeld, Paris, 1955 ; DS 2.1446, art. « Divinisation, V. Au 17esiècle, 1. Benoît de Canfield… » (J. Orcibal), 1957 (réédité dans J. Orcibal, Études…, 1997, p. 409) ; DS 5.913/15, art. « France, 3. Vers l’épanouissement du XVIIe siècle… 7° Benoît de Canfield… » (J. Le Brun), 1963 ; L. Cognet, La spiritualité moderne, Aubier, 1966, 244-258 ; Benoît de Canfield, La Règle de Perfection – The rule of Perfection, J. Orcibal, P.U.F., 1982, Introduction.

3Véritable et miraculeuse conversion …, par le sieur de Nantilly, 1608. Citation page 58.

4Ibid., intéressant récit de ces « visions » arrivées au cours d’une promenade, 65-70.

5Ibid., 126.

6DS 1.1446/7 (dont citation).

7DS 10.486, art. « Marie de l’Incarnation » (qui cite Beaucousin comme autre guide éclairé).

8Jeanne du Saint-Sauveur Absolu (1557-1637) religieuse de l’ordre de Fontevrault, auquel Benoît aurait confié son Exercice spirituel.

9Judith de Pons (1594-1627), abbesse réformatrice de Saint-Sauveur-d’Evreux.

10Antoinette d’Orléans (+1618) réforma Fontevrault puis fonda les bénédictines du Calvaire.

11Marie de la Trinité [d’Hannivel] (1579-1647), première professe du carmel de France, haute figure fondatrice des deux couvents de Troyes …à ne pas confondre avec Marie de la Trinité [Mignard] la maîtresse des novices de Beaune chargée de la formation de la jeune Marguerite du Saint-Sacrement (v. notre section : « Involutions spirituelles ? » ), ni avec Marie de la Trinité [Sevin], fondatrice du carmel d’Auch. (DS 10.535).

12DS 5.914 (immense article « France » couvrant les colonnes 5.785 à 5.1004. Pour les XVIe et XVIIe siècles se succèdent les érudits Michel de Certeau, Jean Orcibal (« Vers l’épanouissement du 17e siècle », 5.910-5.916), Jacques Le Brun – ce qui rend « l’article » incontournable.

13J. Orcibal, Règle…, Introduction, 23.

14J. Orcibal, Règle…, 38, 25.

15Nous avons déjà présenté l’audacieuse version Osmont  de cette troisième partie dans ; Benoît de Canfield, La Règle de perfection, Quinze chapitres de De la Volonté de Dieu essentielle, d’après la première édition, texte établi et présenté par Murielle et Dominique Tronc, Arfuyen, 2009. Nous continuons à préférer la spontanéité de cette première édition Osmont. Nous avons photographié l’ouvrage de poche minuscule de la bibliothèque de Troyes.

16 Ibid. Ce bloc couvre les pages 327 à 428 de la remarquable édition critique par J. Orcibal. Son « Introduction » rend compte des variations entre les éditions successives, donne de nombreux éclaircissements et extraits de sources parallèles, renvoie à un très utile glossaire. Mais le texte concaténant les versions - texte commun en romain ; texte ne relevant que de A « pirate » éditée par Osmont en gras ; texte ne relevant que de la version « officielle » éditée par Chastellain seule en italiques - présente une grande difficulté de lecture.

17Canfield, Exercice, 2e partie, chap. I (rédigé autour de 1590) in J. Orcibal, op. cit.

18Icelle : celle-ci. Nous laisserons le savoureux icelle dans le texte, mais moderniserons doncques en donc, ains par, mais, avecque en avec, en déjà, cestuy-cy par celui-ci.

19Dans l’«Epître nécessaire au lecteur» qui précède cette troisième partie, Benoît résume ses thèmes principaux en quelques propositions soutenues par des références à Denys, Bonaventure, Harphius, etc. : «Être uni à Dieu sans aucun moyen» — «Contempler l’essence divine sans formes et images» — «Cessation d’opération, ou bonne oisiveté» — «Dénudation d’esprit» — «In-action de Dieu» — «Annihilation»…

20Essentiel, superéminent… : supérieur. Tous ces mots se réfèrent au vocabulaire de Ruusbroec et Harphius pour désigner les hauts degrés de la vie mystique où l’âme contemple l’essence du Divin dans une extase où les facultés humaines sont anéanties. Voir Dict. de Spiritualité, article «Essentiel».

21Pour ce qu’elle : parce qu’elle.

22Succède aux paragraphes suivants un développement scolastique sur l’unité divine, en pleine conformité avec Bonaventure et saint Thomas, où «il n’y a pas en Dieu de distinction réelle de puissances ou d’attributs» (Gilson).

23Nous introduisons le début d’une nouvelle phrase.

24Tournure fréquente pour : «dont la nature».

25Tous les textes qui suivent sont tirés des Sententiae rassemblant les opinions des Pères de l’Église, manuel de base des écoles de théologie et œuvre du «Maître des Sentences», Pierre Lombard (-1160). Voir note 15, [O.].

26L’édition Osmont («pirate») ne donne que le latin. Afin de rendre le texte lisible pour un lecteur moderne, nous lui substituons la traduction jointe dans l’édition «officielle», mise en italiques. Il en sera de même pour les autres citations latines.

27Hilaire de Poitiers, évêque, 310/320-367.

28Boèce (-524), auteur du De Consolatione philosophiae.

29Isidore de Séville, évêque, (-636).

30similitudes : comparaisons.

31erreur est masculin au XVIe siècle.

32Les deux volontés précédant la volonté essentielle de Dieu propre à cette dernière partie de la Reigle : celle extérieure de Dieu (première partie) et intérieure de Dieu (deuxième partie).

33oiseuse : inactive.

34aucunement : quelque peu.

35in-action: action divine sur (l’âme).

36comprendre au sens étymologique de contenir.

37Sans doute un axiome d’Aristote (Orcibal).

38entend à : fait attention à.

39actuel : réel, effectif.

40 trait : attraction.

41 souef : agréable aux sens et à l’esprit.

42 consomme : consume.

43Nota en marge.

44rétraction : retour en arrière.

45intrinsèques : intimes.

46cependant maintenant…

47aucunement : en quelque façon.

48Texte reproduit dans les Justifications, (clé XV, Non désir), de Mme Guyon, depuis : «Nous n’entendons pas…», jusqu’à : «… l’accroissement de notre amour», début du quinzième paragraphe  qui suit. Les huit paragraphes omis dans l’édition «officielle» (voir note ci-dessous) n’y figurent évidemment pas.

49absorbissement : absorption (néologisme).

50creuse : profonde.

51Jean, XII, 24, commenté par Maître Eckhart, Tauler et la Perle Évangélique.  

52add. marg. : «L’union ne s’acquiert par l’opérer ni tandis qu’on opère».

53Référence à Harphius.

54Les guillemets sont remplacés par des parenthèses dans l’original.

55Longue suppression dans l’édition «officielle» depuis «Sur quoi…» jusqu’à : «… en la chose désirée.», soit huit paragraphes. Il s’agit des deux premiers points annoncés.

56abstraite : totalement tirée hors de soi par l’extase.

57Ct 2, 6 & 8, 3

58Ct 1, 6 : Apprenez-moi… où vous vous reposez à midi.

59Ct 2, 16 : Mon bien-aimé est à moi et je suis à lui.

60Ct 7, 10 : Je suis à mon bien-aimé et son cœur se tourne vers moi.

61Ct 1, 12 : Il demeurera entre mes mamelles.

62inspiré par Ct 4, 10.

63Ct 1, 1-2 : Vos mamelles sont meilleures que le vin/Et elles ont l’odeur des parfums les plus précieux.

64Ct 1,14 : Que vous êtes belle ma bien-aimée…

65Ps. 131,15 : C’est là pour toujours le lieu de mon repos; c’est là que j’habiterai, parce que je l’ai choisi.

66Ct 3, 1.

67quaesivi : j’ai cherché […] non inveni : je n’ai pas trouvé.

68 lairrai = laisserai. Ct 3,4.

69tenui : j’ai tenu […] donec introducam : tant que je l’aie introduit.

70 Ct 2, 3.

71de miel, couler.

72Ct 2, 16 : Jusqu’à ce que le jour commence à paraître, et que les ombres se dissipent peu à peu. (Sacy).

73Ct 1, 6 :… Où vous vous reposez à midi…

74inexcogitable : inimaginable.

75Ct 1, 12.

76similitude : comparaison.

77 actuelle : réelle.

78amateurs : amants.

79Mt 19, 5.

80Et ne disant pas sera, mais demeurera

81pour : à cause de.

82Pris chez saint Thomas.

83Omission des deux paragraphes suivants dans l’édition «officielle».

84Entretènement : entretien, conversation (anglicisme?)

85Action intime de Dieu en l’âme : in-action.

86besogne : travaille.

87Référence aux Confessions d’Augustin.

88Réf. à Bonaventure

89capacité : possibilité de contenir.

90Ps 35, 10.

91apertement : clairement.

92Apoc 14, 4.

93invertible: constante.

94Rom. 13, 14 et Eph. 2, 24.

95corrigé en nuage par Orcibal.

96Osée 2, 14.

97la lumière même.

98 Les ténèbres [des œuvres extérieures] ne seront pas obscures avec toi, et la nuit [de la vie active] sera illuminée comme le jour [de la vie contemplative]. (trad. donnée dans l’éd. de 1610).

99pour ce : à cause de cela.

100Ps 138, 12 : Le diable sortira de devant ses pieds; la mort s’enfuira devant sa face.

101Eph. 2, 14.

102Variante de l’édition «officielle» : manifestée.

103Néologisme de Benoît!

104naïvement : exactement.

105Saint Thomas.

106Marc 10, 18.

107Deut. 32, 39.

108Jn 8.18; Mc 6.50.

109Exode 3, 14.

110Jn 17, 18.

111Ps. 67, 3.

112«avoué» que nous corrigeons en «avérer».

113«tout» que nous corrigeons en «font», suivant Orcibal.

114«chose, dont» que nous corrigeons en «chose. Donc».

115Saint Thomas.

116révoquer : en parlant des choses, annuler, déclarer nul.

117rédige : réduit.

118avancement : action de se mettre en avant.

119de nous est pour ce (T, corrigé).

120remote: éloignée (?).

121affections : attaches de l’âme.

122patience : passiveté.

123Trait d’union de l’original.

124Majuscule de l’original, et add. marg. : «Reigle pour découvrir les imparfaits de contemplation», soulignant l’importance du passage.

125se mouve : se meut (de mouvoir).

126déclarer : exposer.

127procédure : manière d’agir.

128trait : corde ou lanière en cuir par laquelle les chevaux tirent une voiture.

129attraire : attirer.

130pourpris : étendue, clôture.

131du sens : de la sensualité.

132amortisse : détruise.

133aucunement : quelque peu.

134acertenés : assurés qu’on est uni (avec Dieu).

135du tout : tout à fait.

136élancement : élan.

137«de son rien. Secondement pour ce qu’il est» oublié chez (O).

138Eccl. 3, 1-8.

139patient : qui reçoit l’impression d’un agent (= pâtissant).

140L’optique traditionnelle supposait une vue active, explorant les objets de ses rayons.

141partialiser avec elles : faire partie d’elles.

142Ajout emprunté à la version «officielle».

143sens : sensualité.

144rédigés : réduits (latinisme).

145Ps. 72 22.

146trait : attraction.

147naïvement : exactement.

148 déboutés : poussés dehors.

149rués jus : abattus.

150entrevienne : se produise.

151 1. Macab. 6, 43.

152Col. 3, 3.

153amortis : détruits.

154œuvre = travail.

155émotion : agitation.

156inobédience : désobéissance.

157absorbissement : absorption (néologisme).

158scrutinant : examinant attentivement.

159En I, 5.

160s’empêcher : s’embarrasser.

161discrétion : discernement.

162Eccl. 3, 7.!

163affection : attache de l’âme à quelque chose (péjoratif).

164l’émeut à : la pousse à.

165superfluement : en vain.

166stupidité : apathie.

167syndérèse : remord de conscience.

168tépidité : tiédeur.

169Cf. latin evacuatio : le fait de vider complètement.

170Probablement Harphius.

171expiration : le fait d’expirer.

172opérations : façons d’opérer.

173réflecsée : réfléchie (reflected, anglicisme).

174adressée en : dirigée vers.

175soulas : plaisir.

176stépide : stupide.

177obédience : obéissance.

178se délibère : se propose.

179levé : élevé.

180arrache d’ici et maintenant.

181feintise : dissimulation.

182Ps. 140, 4.

183stabilié : établi.

184du tout : tout à fait.

185Justement corrigé par Orcibal en intimité.

186Isaïe 52, 6.

187oiseux : inactif.

188Apoc. 3, 20. Voir Tauler et Maître Eckhart.

189Cette conclusion se retrouve à la fin du chap. 20 de l’édition Orcibal (et avant le sommaire de toute la pratique) puisque le Traité de la Passion de la version «officielle» de 1610 est intercalé à cet endroit.

190soudaine : trop prompte.

191tépide : tiède.

192Suit un «Examen pour la troisième partie. Que l’âme s’examine […] contre l’enseignement du quatorzième chapitre. Si pour la brièveté quelque chose en cet examen semble obscure, il en faut chercher l’intelligence dans le livre et chapitre coté, d’où elle est tirée. Fin de l’Examen de la troisième partie.» Cet examen constitue le chapitre 21 de l’édition Orcibal. Bien évidemment nous ne donnons pas l’ajout «Touchant la Passion».

193 Expériences mystiques en Occident III. Ordres nouveaux et figures singulières, Les Deux Océans, 2014, 279 sv.

194A ne pas confondre avec la « première » Marie de l’Incarnation : Madame Acarie qui prit ce nom de religieuse (v. tome II).

195Nous donnons en deux notes successives les mises en ordre bibliographiques facilitant une approche approfondie de la grande mystique : sa vie puis ses écrits.

Sources biographiques :

(1) DS 10.487/507 (Oury).

(2) P. Renaudin, Marie de l’Incarnation, Aubier, 1942 [Introduction (1-48) suivie d’un (bon) choix de textes (49-230)]

(3) Dom G. Oury, “Marie de l’Incarnation”, dans Mémoires de la société archéologique de Touraine, tomes LVIII et LIX, (1-311) et (312-607), reprise par Les presses de l’Université Laval Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973. Abrégé b dans les citations.

(4) Nombreuses études canadiennes et américaines : Françoise Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation femme d’affaire, mystique et mère de la Nouvelle-France, 1999, rééd. Bibliothèque québécoise, 2008 ; M.-F. Bruneau, Women mystics confront the modern world, Marie de l’Incarnation and Madame Guyon, State Univ. of New York (SUNY), 1998. Etc.

196Œuvres :

(0) Un choix  par P. Renaudin : Marie de l’Incarnation, ursuline, Aubier, 1942.

(1) Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677 (Solesmes, 1981). À l’édition critique des Écrits… par dom Jamet, nous préférons sa source par Dom Claude Martin : celui-ci y explique les états de sa mère avec une grande précision issue de sa propre expérience. L’ensemble alterne les écrits de la mère et les gloses du fils ; il est complété par quelques témoignages savoureux provenant d’autres religieuses et éclairant les conditions du temps. Cet entrelacement original présente avec profondeur les diverses manifestations de la vie mystique.

(2) Ecrits spirituels et historiques publiés par Dom Claude Martin... édition par Dom Jamet, Paris-Québec 1929-1939, 4 volumes [Vol. I : Introduction Générale (17-100) – I Les écrits spirituels : Introduction (103-130), Les écrits spirituels de Tours dont la première relation de 1633 (147-343) fin : (424) ; Vol. II : Fin des écrits de Tours, Les écrits spirituels de Québec dont la seconde relation de 1654 (159-498) fin : (512) ; (réédition des deux premiers tomes, les Ursulines de Québec, 1985 ; nous utilisons cette réédition repaginée (au tome deuxième, la page 130 devient 16) ; Vol. 3 & 4 Correspondance (rendue caduque par l’éd. de dom Oury)]. Dom Jamet justifie ainsi son grand travail, page 23 du vol. II : “Que cherchons-nous dans les confidences des mystiques, sinon l’écho très pur de leur expérience ? Tout le reste (n’est que) ... commentaire ou orchestration du don de Dieu ; à la p. 25 il compare la relation de 1654 avec la Vida de la grande Thérèse.

(3) Marie de l’Incarnation, Correspondance, nouvelle édition par Dom G. Oury, Solesmes, 1971 [elle comporte entre autres une très importante bibliographie].

197DS 10.498 sq. ; « O. » réfère à : Marie de l’Incarnation, Correspondance, op.cit. ; « J. » réfère à : Ecrits spirituels et historiques, op.cit. Ici, citations O.549, O.227.

198O.374, O.299.

199J., tome 2, 242.

200O.826.

201O., 271.

202Contrairement à la  Vida de Thérèse, reprise, soumise à l’approbation des confesseurs, etc.

203Nous avons parlé dans notre tome II (p. 75 sq.) de ce bénédictin si profond.

204Les références des textes cités sont les suivantes : (b) pour la biographie de Dom Oury, Marie de l’Incarnation ; (r) pour la première Relation de 1633, (rr) pour la deuxième Relation de 1654. Les Lettres sont prises dans la Correspondance , nouvelle édition Oury.

205Mme Guyon fera les mêmes bêtises : Pour me soulager et faire diversion, je m’emplissais tout le corps d’orties… (Vie, 1.13.4)

206La Lettre 1 de la fin 1626 rapporte aussi cette comparaison marine. Les lettres peuvent rapporter des événements très antérieurs à leur rédaction. - Les lettres de la période 1622-1634, qui sont des comptes-rendus de ses expériences à son confesseur, ont été éditées sous le titre : Les écrits de Tours, chez Arfuyen, en 2003.

207Lettre 1, De Tours à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). Nous reprenons en italiques les informations données par l’éditeur Dom Oury concernant l’ordre des lettres et leurs destinataires; mais nous déplaçons certaines lettres datées (comme celle-ci) quand la chronologie du récit le nécessite.

208Lettre 6, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

209Lettre 3, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627 (?).

210Lettre 5, De Tours, à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, début 1627 (?). Allusion à la Bible, IV Rois, 4, 3.

211Le “Tout” et le “rien” : vocabulaire emprunté à Benoît de Canfield : v. notre tome II.

212Nous utilisons des passages de la première relation de 1633 outre les lettres.

213Lettre 8, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 17 mars 1631 (?).

214Les sœurs converses ou laies assuraient les charges matérielles du couvent.

215Lettre 17, De Tours, à Dom Raymond de S.Bernard, Feuillant, 3 mai (?) 1635.

216Lettre 9, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?).

217Lettre 269, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670 (récit du voyage à Dieppe).

218Lettre 80, de Québec, à son Fils, 26 août 1644. Ces récits sont parallèles – et plus intimes – que ceux des Relations Jésuites de la Nouvelle France., qui rassemblent les correspondances entre les missionnaires jésuites au Canada et leurs supérieurs à Paris.

219Lettre 50, de Québec à la Mère Ursule de Ste-Catherine, supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.

220Lettre 87, De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, Sous-Prieure du monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

221Jérôme Lalemant ou Lallemant (1593-1673), jésuite arrivé au Canada en 1638 : il participa aux Relations Jésuites. Il prit le gouvernement des missions canadiennes par deux fois, entrecoupées d’un séjour à Paris.  Il contribua à la nomination de François de Laval et le seconda de tout son pouvoir. « On eut à lui reprocher quelque raideur … mais en vieillissant il acquit un équilibre, une expérience et une sagesse qui lui méritèrent l’estime des factions opposées. » (DS 9.120-121). Outre les guerres indiennes, des tensions animaient la minuscule communauté de Québec dont Mgr de Laval fut finalement victime.

222Lettre 97, De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.

223Lettre 110, De Québec, à son Fils, été 1647.

224Lettre 116, De Québec à la Mère Marie-Gillette Roland; Religieuse de la Visitation de Tours, 10 octobre 1648.

225Lettre 121, De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.

226Lettre 123, De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649.

227Lettre 129, De Québec, à son Fils, 17 septembre 1650.

228Lettre 136, De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

229Lettre 155, De Québec, à son fils, 9 août 1654. - Jeanne Guyon présentera la même écriture inspirée par la grâce (certains la qualifient ‘d’automatique’ !).

230Table des matières.

231Lettre 153, De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

232Lettre 177, De Québec, à son Fils, 24 août 1658.

233Nous en parlerons dans notre tome IV : il est le fondateur de l’Ermitage canadien.

234Henri (né vers 1635) sera ordonné prêtre en 1660.

235Lettre 183, De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659.

236Lettre 184, De Québec, à son Fils, 25 juin 1660.

237Lettre 196, De Québec, à son Fils, septembre 1661.

238Lettre 201, De Québec, à son Fils, 10 août I662.

239Lettre 204, De Québec, à son Fils, août-septembre 1663.

240Lettre 208, De Québec, à son Fils, 18 octobre 1663.

241Allusion au Cantique des Cantiques.

242Jean 14, 23.

243Lettre 216, De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

244Lettre 225, De Québec, à son Fils, 29 juillet-19 octobre 1667.

245Lettre 235, De Québec, à son Fils, 9 août 1668.

246Lettre 243, De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

247Lettre 263, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, le 17 septembre 1670.

248Lettre 267, De Québec, à son Fils, 25 septembre 1670.

249Probablement destiné à donner à son fils toute autorité sur l’usage de ses écrits.

250Lettre 274, De Québec, à son Fils, 8 octobre 1671.

251J.Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts : le chapitre VII est consacré à ce frère.

252Justifications, XXXII §12, Ed. Dutoit, vol. I, 383-384.

253MARIE DE L’INCARNATION URSULINE (1599-1672)/ CORRESPONDANCE/ Nouvelle édition par Dom Guy OURY moine de Solesmes/ Préface de S.E. le Cardinal Charles JOURNET/ Ouvrage publié avec le concours du Centre National de la Recherche Scientifique/ Abbaye Saint-Pierre, Solesmes 1971.

254/ Le rocher de Québec d’où l’on domine les Laurentides.

255Claude Martin avait sollicité dans les derniers jours de 1640 son admission au noviciat de la Congrégation des bénédictins de Saint-Maur; le Supérieur général, Dom Grégoire Tarisse l’admit et Claude entrait, le 15 janvier 1641, à l’abbaye de la Trinité de Vendôme où se trouvait le noviciat général; il y prit l’habit le 31 et commença sa probation sous la direction de Dom Paul Rivery; il allait avoir 22 ans

256/ Probablement Catherine Guyart qui avait épousé Marc Barillet, maître boulanger; elle avait été baptisée le 27 mai 1602 en l’église Saint-Saturnin et s’était mariée au plus tard au début de 1621; elle eut au moins onze enfants, trois nés sur la paroisse Saint-Symphorien, les huit autres sur celle de Saint-Pierre-des-Corps.

257/ Catherine Guyart avait trois ans de moins que Marie de l’Incarnation.

258/ La sentence d’excommunication contre les trafiquants d’eau-de-vie avait été portée par Mgr de Laval le 6 mai 1660 (Journal des jésuites, 282; Mandements... des évêques de Québec, 1, 14-15).

259/ Mgr de Laval quitta Québec le 12 août avec.le P. Ragueneau, cf. Journal des jésuites, 310; il devait revenir le 7 septembre 1663 en compagnie du nouveau gouverneur, M. de Mésy. […]

260/ Catherine de Saint-Augustin, religieuse de l’Hôtel-Dieu.

261Le Père Chrysostome, figure éminente du Tiers Ordre Régulier franciscain, a été présenté largement : tome II, 361-374.

262Dom G. Oury, Marie de l’Incarnation, Mémoires de la Société Archéologique de Touraine, tome LVIII, 1973, pages 280 sq. (que nous citons) & Les presses de l’Université Laval, Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973.

263Grande mystique largement présentée infra.

264Dom Oury, op.cit., 297-299.

265Dom Oury, op. cit., 320 ; v. DS 10.490. - Suivront des procès entre madame de la Peltrie, aidée par Bernières, et sa famille qui tentait de la faire frapper d’interdiction comme prodigue de son bien parce qu’elle avait un peu trop rapidement réglé ses affaires françaises.

266Boudon, Œuvres II, 1313. 

267Souriau, Deux mystiques…, 115 ; Chrétien Intérieur, 380.

268Œuvres Spirituelles II, 61. – Son serviteur Roberge ira plus tard en Nouvelle-France…

269Souriau, Deux mystiques…, 119.

270Annales des Ursulines de Caen citées par Charles du Chesnay, « La mort de M. de Bernières à Caen et l’arrivée de Mgr de Laval à Québec au printemps de 1659 », Notre Vie [revue eudiste], 1959.

271Mectilde / Catherine de Bar (1614-1698) a été présentée au tome II : ‘La Mère du Saint-Sacrement et ses bénédictines’, 115 sq.

272Citée par Souriau, Ibid., 271.

273Jean de Bernières, Œuvres Mystiques II, Correspondance, Edition critique présentée par le P. Eric de Reviers, coll. « Sources Mystiques », à paraître ; Dom Joël Letellier, « L’entourage et la spiritualité de Jean de Bernières », Bernard Pitaud, « La correspondance spirituelle entre Jean de Bernières et mère Mectilde du Saint-Sacrement » in Rencontres autour de Jean de Bernières, op.cit.

274Œuvres spirituelles, II, 469-470 ( Lettre du 11 novembre 1654 ).

275Chrétien Intérieur, VII, 2.

276Œuvres spirituelles, II, 244 & 245-246 (Lettre du 20 octobre 1654).

277Chrétien Int. VII, 5.

278Chrétien Int. VII, 6.

279Chrétien Int. VII, 5.

280Jean de Bernières, Œuvres spirituelles, II, « Lettres à l’ami intime » : au nombre de 18, leur destinataire non cité est probablement Jacques Bertot. Voir notre édition, Le Chrétien intérieur, Arfuyen, 2009, p. 151 sq.

281Lettres à l’Ami intime n°18.

282Chapitre 13 du 3e livre du Chrétien intérieur [dans l’édition en huit livres].

283Souriau, Deux mystiques…,196.

284Bernières, Chrétien Intérieur, VI, 11.

285Bernières, Œuvres Spirituelles, II, 122.

286JEAN DE BERNIÈRES, LETTRES & MAXIMES, Edition par Dom Éric de Reviers, o.s.b. [Tome I Introduction par dom Eric de Reviers et correspondance des années 1631 à 164 — Tome II Etude par Jean-Marie Gourvil et correspondance des années 1647 à1657], «Chemins mystiques».

287Note n° 1 que l’on retrouvera sous l’édition en deux tomes livrant d’abondants textes mystiques parallèles issus du Chrétien intérieur ainsi que d’œuvres d’autres mystiques. Les textes des notes n° 1 à n° 158 sont omises. De même les [...] précédant et suivant les extraits. Par contre les titres en majuscules relatifs aux lettres entières et souvent longues sont conservés (au moins partiellement).

288 Relevé d’exemplaires disponibles dans les principales bibliothèques européennes  du Directeur mistique : M. Chevalier, éditions de Pierre Poiret, Bibliotheca dissidentium. vol. V, Baden-Baden, 1985. - Heureusement « Google books » vient en aide (limitée au DM).

289 Nous en avons publié un choix : Jacques Bertot Directeur mystique, Textes présentés par Dominique Tronc, coll. «Sources mystiques», Éditions du Carmel, Toulouse / Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2005  [étude, 1-66, suivie d’un florilège, 67-575] - Puis préparé : Œuvres mystiques de Jacques Bertot, 1-2043 (!) au format A5, 1-741 au format A4 en petit corps, 2019, Coll. « Chemins mystiques », HC [Le Directeur Mistique I Opuscules, II à IV Lettres de Bertot, Maur, Guyon, Les Retraites I & II, Conclusion aux retraites…].

290Le Directeur Mistique, [sic] ou les Œuvres Spirituelles de M. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières, & Directeur de Mad. Guion, avec un Recueil de Lettres Spirituelles tant de plusieurs Auteurs Anonimes, que du R. P. Maur de l’Enfant Jésus, Religieux Carme, et de Madame Guion, qui n’avoient point encore vu le jour. Divisé en quatre volumes. À Cologne Chez Jean de la Pierre, 1726. Cité [DM]

291 En fait natif de Caen. Il a pu se glisser une confusion avec le lieu de naissance de Marie des Vallées, qui appartient au même réseau spirituel. Par ailleurs un Bertout (Claude) fut chanoine de la cathédrale de Coutances.

292 DM I, « Avertissement ». Les nombreuses coupures permettent de ne livrer que les rares passages apportant une précision biographique. Ils sont distribués sur quatre pages, [4] à [7] !

293 Lettre de M. du Houël à P.-D. Huet, BN, F. Fr. 11 911, f. 34-35 : « A Caen ce 17e d’avril 1699 / Monseigneur, / Puisque vous voulez bien savoir la naissance et la famille de feu Mr Bertot, prêtre abbé de St Gildast de Ruye en Bretagne, il s’appelait... » (suite citée). Huet la reprend dans Les origines de la ville de Caen, 2e éd., Rouen, 1706, 398-399.

294 Les archives notariales relatives au couvent des ursulines de Caen livrent une «liasse à 24 pièces» relative aux ventes de parcelles de terres de la paroisse de Tracy à Louis et Philippe Berthot, des années 1495 à 1601 : témoignage du don fait par Bertot, unique exemple de pièces provenant d’une personne étrangère au couvent (Archives Départementales, Caen : « 19. Ursulines fondées par Bernières : 2H249, 2H250/1, 2H250/2, 4 vol imprimés non cotés. » La liasse appartient à la boite 2H249).

295 DM, page de titre.

296 Dix-huit lettres sont reprises dans Jean de Bernières, Le Chrétien intérieur, textes choisis suivis des Lettres à l’Ami intime, Arfuyen, 2009. -- Nous identifions Bertot grâce à quelques rares indices : « Je connais aussi que vous êtes encore utile et nécessaire aux B[énédictines] et à M[ontmartre] (lettre 43). Indices ténus par suite du nettoyage éditorial auquel n’échappent que des éléments fondus au fil du texte : prêtrise de Bertot, éloignement à Paris, envoi d’un écrit…

297 Œuvres spirituelles, II, « Voie illuminative », lettre 30 (1652). Lettre à l’Ami intime n°5.

298 Œuvres spirituelles, II, « Voie unitive », lettre 61. Lettre à l’Ami intime n°18.

299 Annales de ce monastère de Ste Ursule de Caen établi en 1624…, op.cit.

300 Annales…, 156.

301 Texte rédigé en 1714, preuve que cet épisode a laissé des traces !

302 Annales…, 209 sq. La dernière phrase ne lève pas toute responsabilité de la part de Jourdaine.

303 A. Launay, Lettres de Mgr Pallu, [Paris, 1904], t. I, 58 (nous modernisons l’orthographe). Mgr Pallu s’était embarqué longtemps auparavant avec le neveu du père de madame Guyon, Philippe de Chamesson-Foissy, dont la rencontre en 1661 avec cette dernière, encore toute jeune, fut importante (v. Vie par elle-même…, 1.4.6).

304 Directeur Mistique, vol. III, lettres 3.68B (« lettre à l’auteur » non numérotée dans l’original), 3.69, 3.69B, 3.70.

305 Directeur Mistique, vol. II, lettre 40, 234.

306 Directeur Mistique, vol. II, lettre 64, 349 ; on en trouvera l'écho chez Madame Guyon, Torrents, Chap. 3, 1 : « …ces grandes rivières qui vont à pas lents et graves… » contrastent avec le torrent impropre aux charges, mais qui les conduisent plus vite à terme.

307 Fonds du Chesnay, dossier R5-8 relevant des archives du monastère de Dumfries, Écosse, pièce D 13.

308 Lettre écrite par Catherine de Bar, de la rue Cassette, le 27 juin 1659. La lettre de Bertot est malheureusement perdue.

309 Catherine de Bar [Mectilde], Lettres inédites, monastère de Rouen, 1976, 183-184.

310 Ibid., 192.

311 Dictionnaire géographique, historique et politique des Gaules et de la France, par M. l’Abbé Expilly, Paris, 1762. - L’église Saint Pierre de Montmartre, entre la place du Tertre et la Basilique du Sacré-Cœur ; l’abbaye a disparu.

312 Dictionnaire..., op. cit. : la description date d’un siècle après Bertot, mais les grands bouleversements n’auront lieu que plus tard à la Révolution où le monastère disparaît -- à l’exception de l’église Saint-Pierre où se trouverait la tombe de Bertot (à droite en entrant, près d’une colonne ancienne). Le lieu demeurera relativement isolé, avec ses moulins, dont celui de la « fine blute », jusqu’à l’époque des peintres impressionnistes et de Van Gogh.

313 Expériences…, II, « 2. Traditions..., Une succession de bénédictines réformatrices, Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre », 81 sq.

314 Sur Madame de Beauvilliers : Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoît, 1679, 143-184.

315 Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. À Paris, chez Fiacre Dehors, 1631, chapitre X, 65. – L’Exercice divin est repris dans : Expériences…, II, 86-98, intégralement dans La vie mystique chez les Franciscains du dix-septième siecle, II, 95-114.

316 De 1644 à 1669. Françoise-Renée de Lorraine, abbesse de Montmartre née le 10 janvier 1629, morte le 4 décembre 1682 ; fille de Charles de Lorraine, duc de Guise, de Joyeuse, pair de France... - Bertot était en relation avec deux membres de la famille de Guise, l’abbesse Françoise-Renée et l’altesse Marguerite: voir le tableau généalogique donné par P. Milcent, Saint Jean Eudes… op.cit., 552, « Familles d’Orléans et de Lorraine ».

317 E. de Barthélemy, Introduction au Recueil des Chartes de l’abbaye royale de Montmartre, 1883, 22.

318 Lettre de M. du Houël à P.-D. Huet, op.cit., reprise par ce dernier : « Il fut confesseur et Directeur des Ursulines, qui l’ayant envoyé à Paris pour leurs affaires, il y fut arrêté par Madame l’Abbesse de Montmartre et par Mademoiselle de Guise, touchées de son élévation dans les voyes de Dieu… » - Mademoiselle de Guise : S.A.R. Élisabeth d’Orléans (née à Paris en 1646, morte à Versailles en 1696) mariée en 1667 avec Louis-Joseph de Lorraine.

319 Suite de la Lettre de M. du Houël à P.-D. Huet, op.cit.

320 Orcibal, note 1, op. cit.. Voir aussi DS 1.1537-1538, article « Bertot » par Pourrat.

321 Boislisle, t. XXX, 71.

322 Addition 127 au Journal de Dangeau dans Boislisle, t. II, p. 413, citée par Orcibal ; du Chesnay mentionne la note de Saint Simon, Boislisle, t. XXI, p. 302 : « Dans ce petit troupeau était une disciple des premiers temps [la duchesse de Béthune], formée par M. Bertau qui tenait des assemblées à l’abbaye de Montmartre, où elle avait été instruite ».

323 Saint-Simon, Mémoires…, Boislisle, t. XXI, p. 302. Boislisle ajoute : « c’est lui [Bertau] qui fut donné par Madame Granger [Geneviève Granger] à madame Guyon et fut son premier initiateur. Saint-Simon parlera encore de lui, toujours à propos de madame de Béthune, en 1716. »

Il vaudrait d’approfondir les relations entre membres de la famille de Béthune  incluant la « Victime  choisie » par Mectilde, abordée précédemment car l’Abbesse de Beaumont-les-Tours (1637-1689), « était entrée à l’abbaye de Montmartre, près de sa tante, Madame de Beauvilliers, à l’âge de douze ans... » [Amitiés mystiques], n. 375 & v. sur elle : 263-277. Et il vaudrait de mettre en valeur des relations Béthune - Bertot et Béthune - Guyon, compte tenu de l’importance de la rencontre initiatrice entre la jeune Mme Guyon et Mme de Charost, épouse d’Armand de Béthune duc de Charost : « Je voyais sur son visage quelque chose qui me marquait une fort grande présence de Dieu … mais il n’était pas temps (Vie par elle-même, 1.8.2).

324 Bertot y avait fait une donation : « la donation faite par Monsieur l’Abbé Bertot dont 3000 L[ivres] t[ournois] étaient destinées pour amortir 150 Lt de rente aux petits pauvres renfermés et aux nouvelles Catholiques, deubs [dûes] par cet hôpital, ce qui a été fait et la donation faite par Alexandre Girot, sieur de Bretheuil… » 11e paquet à 2 liasses, Cane, Hôtel-Dieu, ms., Inventaire Saint Louis, 62-63 » Archives Eudistes, Fonds du Chesnay, Bernières.

325 A.S.-S., pièce manuscrite 2072 du fonds Fénelon, intitulée : Mémoire sur le Quiétisme adressé à Madame de Maintenon. Auteur inconnu. Ce précieux mémoire informe sur toutes les relations de Madame Guyon, en l’an 1695, y compris les personnes du peuple. Il indique également la façon de s’y prendre, en commençant par les témoins défavorables, afin de pourvoir faire pression sur les autres…(Madame Guyon, [CG II], pièce 504).

326 11e paquet à 2 liasses, Cane, Hotel-Dieu, ms., Inventaire St Louis, 62-63 ; également, dans Gall. Christ. XIV, 963, succédant à Michel Ferrand décédé 24 décembre 1676 : « Jacobus Bertot occubuit penultima die Aprilis 1681 » (Arch. Eudistes, Fonds du Chesnay, Bernières).

327 « Jacques Bertot, mort à Montmartre à soixante ans le 27 avril 1683 [en fait 1681], désigna de son côté le duc de Beauvillier pour exécuteur testamentaire (cf. P. D. Huet, Les origines de la ville de Caen, 2e éd., Rouen, 1706, 399) ». (Orcibal, note 15 à la lettre no. 44, p. 155 de [CF], tome II).

328 [CG II], pièce 478, page 742, « Du P. Paulin d’Aumale ».

329 DM, III, lettre 28, 94.

330 Lettre 2.06, Chemin pour trouver Dieu (avant oct. 1674). In : Jacques Bertot Directeur mystique, Coll. Sources mystiques, Éd. du Carmel, 2005, 252.

331 DM, II, Lettre 11, 44.

332DM, II, Lettre 16, 74. - Canfield avait joué un rôle important dans la réforme à Montmartre.

333 Lettre 4.34. « Du centre de l’âme ».

334 Allusion probable au vigneron Jean Aumont.

335 DM, tome III, 346 sq.

336 DM, Lettre 4.81. « L’état d’anéantissement parfait en nudité entière ».

337 Le Directeur Mistique [sic] ou extrait des œuvres spirituelles de Mons. Bertot, tiré des Quatre volumes de ces mêmes œuvres..., Berlebourg, 1742.

338 La vie par elle-même…, « Supplément à la Vie » qui reproduit le ms. de Lausanne TP 1155, complété par le ms. d’Oxford (Osup), 1007.

339 Lettre 10 à M. de Klinckowström, 1764, Bibl. Cantonale de Lausanne, ms. TS 1019A.

340 Jean-Philippe Dutoit-Membrini (1721-1793) fut à Lausanne un pasteur adulé pour ses exhortations pleines de flamme. Voir infra section Dutoit.

341 Jean-Philippe Dutoit, par A. Favre, (thèse), Genève, 1911, p. 115. La Théologie du Cœur est un recueil édité par Poiret et contenant divers traités dont le Breve Compendio de Gagliardi inspiré par I. Bellinzaga.

342 Bremond, Histoire du sentiment religieux, Tome XI et index.

343 DS art. « Bertot » ; Pourrat, La Spiritualité Chrétienne, Lecoffre, 1947, tome IV, 183-195.

344 Ici commence un « décalogue » de direction typique dans la lignée mystique où l’on n’invente rien : des séries numérotées furent adressées par le P. Chrysostome de Saint-Lô à Monsieur de Bernières et à Mère Mectilde.

On se reportera au dossier éclairant les origines de la filiation : Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646) du tiers Ordre Régulier de Saint François / Dossier de Sources et d’Oeuvres / transcritess et présentées par D.Tronc, lulu.com [mis à disposition en ligne, ce dossier présente : les débuts du Tiers Ordre franciscain et Mussart, Antoine Le Clerc, Boudon, Chrysostome, Mère Mectilde. Cette dernière est éclairée et dirigée par Chrysostome ...en trente points !]

345 v. poèmes de Jean de la Croix.

346Admirable 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique. Elle fut publiée sans attribution par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, appendice «Sur l’anéantissement», p. 286 à 292, à partir de la pièce 6411 conservée aux A.S.-S. Cette pièce comporte 4 feuillets d’une belle écriture inconnue de copiste. Elle est intitulée «Description du dernier état d’anéantissement de la vie intérieure» et porte une annotation de Gosselin : «J’ignore de qui est ce fragment… ». Madame Guyon avait donc communiqué à Fénelon une copie de cette lettre de son maître. J.-L. Goré la rapproche des écrits de Bernières, tout en l’attribuant (sous réserve) à Fénelon. Cognet pensait à Madame Guyon, tout en notant une différence de style (Dict. Spir., art. «Guyon», col. 1330). Tout cela souligne le lien intérieur qui unit Bernières, Bertot et Madame Guyon.









347Voir Expériences… II, « La Réforme du Carmel français par Jean de Saint-Samson et ses disciples ».

348Témoignage recueilli par Michel de Saint-Augustin : Het Leven vandeWeerdighe Moedeer Maria a Sta Teresia… plus de 1400 pages dans l’édition flamande de 1683/4 (DS 12.1228).

349Nous avons eu recours à la transcription en frappe machine préparée par Louis van der Bossche : l’exemplaire du carmel de Toulouse ne couvre que 289 pages soit une faible partie du texte flamand recueilli par Michel de Saint–Augustin. L. van der Bossche avait par ailleurs publié des fragments (références dans DS 12.1229). Mais la grandeur mystique n’apparaît guère dans les présentations éditées de 1928 à 1936.

350Expériences… I. Des Origines à la Renaissance, 2. « Le Nord de l’Europe… », « Béguines et moniales. »

351Avant chaque extrait, nous donnons les références aux volumes de l’édition flamande en quatre volumes (I à IV) suivie du numéro de chapitre.

352Les communautés béguines étaient dirigées par une « aînée » choisie.

353DS 12.1227/9, art. « Petyt (Marie ; Marie de Sainte Thérèse) » par A. Derville qui s’appuie sur létude d’A. Deblaere (malheureusement non traduite du flamand).

354Références de tome absente en fin de frappe machine.

355

356Ici reprise de titrage... par le traducteur (et non par moi).

357Guyon.

358Dernier titrage du traducteur. Par la suite il se contente des sections en titres romains.

359Complaisance!

360Maladie nerveuse.

361Maladie nerveuse, comme chez (la jeune) Thèrèse d’Avila.

362Littérature.

363De même madame Guyon se croit abandonnée par monsieru Bertot.

364Oui! «nuit» et maladie ont pris fin...

365Si la plongée eut été plus profonde elle en parlerait moins.

366Vraiment? ou seulement la queue de l’éléphant?

367Trop c’est trop.

368 V. son Journal (trad. française, 1935) : il le dicta car il ne sut jamais écrire correctement.

369H. van Etten, Georges Fox et les Quakers, « Maîtres spirituels », Seuil, 1966, p. 50.

370G. Fox, AnAutobiography, chap. 2, éd. Rufus Jones, 1908, sur le site de la Street Corner Society (www. Strecorsoc.org) qui rassemble de nombreux textes quakers. Notre libre traduction.

371Ibid., 63.

372An Apology for the True Christian Divinity, 1678 (trad. par lui-même du latin de l’original de 1676), 2002. Trad. française dès 1702.– Trad. partielle française : R. Barclay, La lumière intérieure, source de vie. Apologie de la vraie théologie chrétienne telle qu’elle est professée et prêchée par ce peuple appelé par mépris les Quakers, Dervy, 1993.

373Journal of J. Woolman, 1774, 1909, 1999 sur Internet (Univ. of Virginia Library), 223 et 320.

374The Economist, June 22nd, 2002, 41.

375G. Amoss, 1999, The making of a Quaker Atheist. - Témoignages modernes sur le site français www.quaker.chez-alice.fr

376 ROBERT BARCLAY LA LUMIÈRE INTÉRIEURE, SOURCE DE VIE, APOLOGIE de la VRAIE THÉOLOGIE CHRÉTIENNE telle qu’elle est professée et prêchée par ce peuple appelé par mépris LES QUAKERS (1675), Introduction, traduction de larges extraits et notes par Georges LIENS ÉDITIONS DERVY 91, boulevard Saint-Germain 75006 Paris. – Je donne trois extraits tirés de trois blocs couvrant les pages 145 à 164, 182 à 201, 208 à 210.

377«.....» : points multiples de suspensions du traducteur.

378 Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, «Bibliographie chronologique (1940-2000)».

379 Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954; François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.

380 Correspondance Tome I Directions spirituelles, Honoré Champion, 2003 [CG], [échanges avec Fénelon : «I. La “correspondance secrète” en 1688 et 1689, II. Le “complément” de l’année 1690. III. Lettres écrites après 1703, 215-564] - L’édition assemblée par I. Noye et publiée en 2007 achève la Correspondance de Fénelon [CF] par des pièces mystiquement essentielles sous le titre fort discret de Suppléments et corrections

381Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon…, Volume second contenant ses lettres spirituelles, A Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718 [OS 2].

382Comparé par exemple aux Moralistes du XVIIe siècle assemblés par J. Lafond, «Bouquins», Robert Laffont, 1992.

383Des correctifs furent apportés par A. Delplanque (1907), par la Revue Fénelon (1911-1812) dirigée par E. Griselle, par Jeanne-Lydie Goré (1957), par Mino Bergamo (1994), par Irénée Noye (2007), par F. Trémolières (2009).

384desengaño : désillusion, désenchantement. Attribué à des auteurs de la fin du siècle d’or espagnol.

385Sobriquet attaché à la «veuve Guyon» par des ecclésiastiques jaloux ou incompréhensifs : c’est le cas de son inventeur Tronson, malgré son honnêté rare. Tronson (1622-1700) fut le directeur de Saint-Sulpice et le confesseur du jeune abbé.

386 «Maintenant quand je découpe, je n’ai plus en esprit que le principe. Mes sens n’agissent plus; seule ma volonté est active. Suivant les lignes naturelles du bœuf, mon couteau pénètre et divise, tranchant les chairs molles, contournant les os, faisant sa besogne comme naturellement et sans effort. Et cela sans s’user…» (Tchoang-tseu, chap. 3, B, traduction Léon Wieger, Cathasia, 1950).

387 La «nature» est aujourd’hui perçue autrement depuis Darwin, mais chez Fénelon on découvre un beau lyrisme — qui l’interprète «au second degré» selon la perception unifiante mystique commune à diverses traditions : «Mais parce que Vous êtes trop au-dedans d’eux-mêmes, où ils ne rentrent jamais, Vous leur êtes un Dieu caché […] tout ce qui n’est point Vous disparaît, et à peine me reste-t-il de quoi me trouver encore moi-même…» [OP 1, 44-45].

388 Qui n’était pas un médiocre. Voir François La Combe (1640-1715), Correspondance avec Mme Guyon, Œuvres, Etudes, D. Tronc, Lulu, 2016.

389 Repris de [CG 1], 216 sq. – On a perdu une moitié de la correspondance Fénelon-Guyon probablement «des débuts» (Fénelon est «exilé» à Cambrai en 1695 et Mme Guyon sera bientôt emprisonnée), car on sait que quatre volumes manuscrits qui existaient dans la bibliothèque des Théatins furent dispersés à la Révolution. Le premier fut édité dès le XVIIIe siècle par Dutoit (reconnu authentique en 1907 par Masson); nous avons édité le second, découvert par I. Noye, en [CG 1]; les deux derniers restent des «Anonymes» à découvrir, probablement de l’écriture très reconnaissable de «put» (du Puy).

390 De l’édition du même volume [CG 1].

391Pièce 295 de la Correspondance Tome I Directions spirituelles [CG 1]. Lettres [CF] 1373 et 1373 A. La division en deux lettres séparées sans correspondance entre questions et réponses les rend presque incompréhensibles, rien ne signalant la disjonction d’un paragraphe au suivant. — La difficulté est d’autant plus grande par le «respect» de l’orthographe toute phonétique adoptée par Mme Guyon. C’est un cas unique dans la [CF]. On est ainsi sûr de ne pas faire dépendre Fénelon d’une encombrante directrice peu cultivée.

Nous annotons ici plus précisément que lors de notre édition antérieure [CG 1] par un choix large des notes [O.].

Le manuscrit Coll. Rothchild A [utographes] se présente selon deux colonnes sur des folios (qui furent ensuite pliés en quatre). Fénelon écrivant en colonne de gauche de sa haute écriture, laissait la place libre à droite pour des réponses à venir de sa correspondante. Procédure simple et efficace, car l’archevêque disposait d’un porteur et pèlerin bénévole voyageant discrètement de Cambrai à Blois puis prenant le même chemin du retour (il s’agissait du neveu marquis de Fénelon, ou du bon Dupuy «Put», ou du chevalier écossais Ramsay…) On se reportera au volume Madame Guyon Correspondance I Directions spirituelles, pièce 295, 556 sq., pour des précisions érudites dont les positionnements au sein et entre les divers folios du manuscrit.

392Ajout de la main du Marquis de Fénelon son neveu. V. infra la section qui lui est consacrée.

393C’est l’époque des graves revers français face à deux génies militaires, Marlborough et le prince Eugène. Louis XIV décidera de tout risquer : «Je ne consentirai jamais à laisser approcher l’ennemi de ma capitale». Villars sauvera la France d’une situation presque désespérée le 23 juillet 1712 par la bataille de Denain.

394Il semble s’agir du Mémoire sur les raisons qui semblent obliger Philippe V à abdiqer la couronne d’Espagne (OF 7, 164-270), mais cela pourrait aussi être le «nouveau mémoire sur les affaires générales» cité dans la lettre 1370 à Chevreuse du 3 mai : «… je voudrais bien qu’après l’avoir lu vous le confiassiez à M. Dupuy pour en envoyer une copie à N… [Mme Guyon]. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle voie tout ce que je pense, et qu’elle me redresse si le fond de son cœur est opposé à mes pensées.»

395«Les Hollandais demandaient à Louis XIV de tourner ses armes contre son petit-fils roi d’Espagne. Villars déclara, en partant commander la dernière des armées du Roi, que “l’État se trouvant exposé au hasard d’une journée”, il avait cru devoir, comme un bon sujet, “presser S.M. de faire la paix à des conditions dures, même en déclarant la guerre au roi d’Espagne”. Cette condition exorbitante fut refusée par Louis; heureusement Villars fut victorieux…» [O].

396«Libérée de la Bastille le 24 mars 1703, Mme Guyon avait été placée sous la surveillance de l’évêque de Blois D. de Bertier et accueillie par son fils aîné Armand-Jacques, seigneur de Briare et de Champoulet, qui vivait à Diziers dans une terre de sa femme. Vers le milieu de 1706 elle voulut s’établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa parce que ç’aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle allait demeurer dans la maison des Forges, près Suèvres, et, au bout de trois mois, elle eut l’autorisation d’acheter à Blois une maison située au dessus des fossés du château. Elle y mourut en 1717, en très bons termes avec D. de Bertier» [O.].

397Duchesse de Mortemart, v. infra la section qui est consacrée à celle qui fut l’animatrice du cercle des disciples durant les indisponibilités de Mme Guyon et de Fénelon exilé. – Les noms des destinataires «p.D., put», plus bas «L’ab. De B., L’abé de Leschel, L’abbé Colas», sont rayés.

398Cela se produira. Nous pensons qu’elle succéda à Mme Guyon.

399«Langeron souffrait depuis au moins quinze ans d’une propension au sommeil dont il se moquait lui-même [...] Dès le 12 juillet 1710, il n’était plus en état de répondre à Mme de Noailles et allait mourir le 10 novembre suivant à Cambrai [...] » [O]. – Langeron étai un « ami intime » dont la perte désolera Fénelon. V. infra « A des correspondants connus », L. 667, note.

400«Pendant sa mission à Rome, Chantérac avait déjà les jambes malades […] Une aggravation de sa maladie l’avait empêché de signer « à cause du tremblement continuel de ses mains » [ce qui suggère une maladie de Parkinson] le second testament qu’il avait passé à Cambrai le 20 juillet 1709 en faveur du séminaire et des pauvres. [...] il mourut à Périgueux le 20 août 1715… » [O].

401Des intrigues jansénistes? Mgr de Noailles, cardinal-archevêque de Paris est galllican, hostile aux jésuites et n’acceptera pas en 1713 la bulle Unigenitus suivi en cela par sept autres évêques. Fénelon se bat contre les jansénistes.

402Né en 1668, neveu du premier évêque de Québec, il fut proposé par Fénelon et devint en 1709 archidiacre et official : la note d’Orcibal à la lettre 1373A donne sa biographie.

403«Encouragé par Mme Guyon, Fénelon travailla à procurer un “petit évêché”, comme Lombez, à l’abbé de Laval [...] La nomination de celui-ci à Ypres le 16 février 1713 parut un grand coup [...], mais il mourut dès le 24 août 1713.» [O].

404Beaumont (Pantaléon de), fils de Henri de Beaumont et de Marie de Salignac, sœur consanguine de Fénelon, naquit en 1660 au château du Gibaut. Il fut associé à Fénelon, en 1689, en qualité de sous‑précepteur du duc de Bourgogne. La disgrâce qui accabla, au mois de juin 1698, les amis de Fénelon, obligea l'abbé à se retirer à Cambrai, où l'archevêque le fit son grand‑vicaire. Il est souvent désigné dans la Correspondance sous le nom de Panta. Nommé en 1716 à l’évêché de Saintes, il se concilia l’estime et la considération générale. Il mourut à Saintes en 1744.

405«En particulier par son goût des recherches généalogiques : voir sa lettre du 4 mai 1710 à Clairambault. Mais Fénelon écrivait le même jour à l’érudit!» [O].

406Mme Guyon pouvait avoir reçu une copie du mémoire au P. Le Tellier de février 1710, où Fénelon annonçait : «Je me charge d’une explication claire et précise du texte de saint Augustin […] M. l’abbé de Langeron travaille actuellement pour faire une semblable explication du texte de saint Thomas…» [O].

407Beauvillier aurait fait en 1689 de cet exempt des gardes du corps un gentilhomme de la manche du duc de Bourgogne. Saint-Simon l’oppose à Isaac du Puy comme «dévot de bonne foi aussi et plein d’honneur, mais un des plus plats hommes de France». Après sa disgrâce il allait parfois à Cambrai, mais l’archevêque n’approuvait pas qu’il «se mêla de direction» [O.].

408Armand-Jacques, qui accueillit à Dizier près de Blois sa mère à la sortie de la Bastille le 24 mars 1703. «Vers le milieu de 1706 elle voulut s’établir dans un autre domaine, Courbouzon, mais Pontchartrain refusa, parce que ç’aurait été sortir du diocèse de Blois. Vers le 15 septembre, elle alla demeurer dans la maison de Forges, près Suèvres, et au bout de trois mois, elle eut l’autorisation d’acheter à Blois une maison…» [O].

409«Pierre Collas […] sans doute receveur des tailles à Montargis, cousin germain du mari de Mme Guyon, était un des cinq parents qui confièrent le 27 septembre 1683 la tutelle de ses enfants à Denis Huguet…» [O].

410Le reste de la colonne est resté en blanc et de même f. 4 v° sauf une annotation : «  Cet écrit de la propre main de feu M. l’archevêque de Cambrai, mon grand-oncle, et les réponses en marge de Madame Guion, qui sont de la main de cette dame, doivent être de l’année 1710 qui est le temps où les armées commencèrent à se trouver dans le grand voisinage où elles furent de Cambrai, cette campagne et les deux suivantes. De semblables consultations à une dame par ce grand archevêque, montrent de quelle vénération sa mémoire est digne. J’atteste ces écritures comme les connaissant parfaitement. Le Marquis de Fénelon.» (Source : Coll. Rothschild A [utographes], XVII, t. V, 296).

411[CF] lettre 1377. “Extrait d’une lettre de M. de Cambray ”, Aberdeen University Library, ms. 2,746.

412Jour de l’Ascension. La neuvaine se terminerait donc la veille de la Pentecôte, qui tombait le 8 juin 1710. [O]

413Entre 1710 et 1717, Madame Guyon eut auprès d’elle à Blois jusqu’à sept Écossais à la fois, ce qui explique la présence de ce manuscrit à Aberdeen. [O]

414Faisant appel à diverses sources. Pour ne pas multiplier les notes, je donne en fin de citation leur référence [OC], [OP]... Voir la «Table des sources» supra. Les passages retenus peuvent comporter plusieurs paragraphes dont le dernier seul est référé.

415[CF] lettre 277. À en croire Fénelon, «ces recueils informes écrits à la hâte et sans précaution, dictés sans ordre à un domestique qui écrivait sous moi, passaient aussitôt sans avoir été relus dans les mains de M. de Meaux… qui n’avait jamais lu les mystiques» [O.].

416Reproduit par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, 194-243, dont nous livrons un choix en signalant les fragments par [EP] paginé accompagnés d’un choix des notes [G].

417«Il y a en cette vie un état habituel, mais non entièrement invariable où les âmes les plus parfaites font toutes leurs actions délibérées en présence de Dieu…» (Maximes des Saints, XXV, cit. [G], note 2).

418[§4] L’orthodoxie de Fénelon qui d’ailleurs fait ici œuvre de pédagogie spirituelle plus que de doctrine ne peut guère être mise en cause : sa conception de l’indifférence précise au contraire le cadre de notre devoir, tout d’obéissance à la volonté divine signifiée par la «loy et les préceptes». Il ne saurait être suspect d’illuminisme et de trop accorder, à l’inspiration individuelle. [G]

419C’est là la partie proprement ascétique de l’indifférence féne­lonienne il faut ne point «occuper» notre esprit à des choses «indifférentes», mais le «désoccuper» des objets mêmes les plus anodins, susceptibles de le disperser par leur seule multiplicité. [G]

420[§5] C’est la définition même du Pur Amour. Cf. Maximes. lre proposition : «On peut aimer Dieu d’un amour qui est une charité pure, et sans aucun mélange du motif de l’intérêt propre... Ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompenses n’ont plus de part à cette amour. On n’aime plus Dieu ni pour le mérite, ni pour la perfection, ni pour le bonheur qu’on doit trouver en l’aimant... On l’aime néanmoins comme souveraine et infaillible béatitude de ceux, qui lui sont fidèles. On, l’aime comme notre bien personnel. comme notre récompense, comme notre tout. Mais on ne l’aime plus pour ce motif précis de notre bonheur et de notre récompense.» Dans les Principales propositions du livre des Maximes Justifiées (III, p. 252), Fénelon citera ses garants et, entre autres, saint Bernard : «On trouve un autre degré plus sublime, et un amour plus digne, savoir quand le cœur étant purifié à fond, l’âme ne désire plus rien et n’attend plus rien de Dieu que Dieu. même... Car l’âme de ce degré ne désire plus rien comme rien, ni félicité, ni gloire, ni aucun autre bien par, un amour particulier d’elle-même» (Serm. IX De diversis). [G]

421[§6] Fénelon a de l’oraison passive et de la vie de Pur Amour une conception très souple. Bossuet en revanche fait consister la passivité en une ligature absolue des puissances, qui rend l’âme incapable de produira tout acte discursif. «Dieu, écrit l’évêque de Meaux, fait des hommes tout ce qu’il lui plaît, des emporte, les entraîne où il veut, fait en eux et par eux tout ce qu’il s’en est proposé dans son conseil éternel, sans qu’ils puissent résister; parce qu’il est Dieu, qui a, en sa main sa créature, et qui demeure maître de son ouvrage, nonobstant le libre arbitre qu’il lui a donné. Cette proposition est de la foi et paroît incontestablement dans les extases ou ravissements, et dans toutes les inspirations prophétiques (Instruction sur les États d’Oraison, liv. VII, N, 3).

C’est là une conception miraculeuse de la passivité, et en tout cas absolument exceptionnelle. Fénelon s’inscrit au contraire dans la tradition d’une mystique qui se garde bien de réserver à une impuissance absolue dont il est peu d’exemples, le nom de passivité : selon lui au contraire passivité et motions extraordinaires s’excluent. Après saint François de Sales et sainte Jeanne de Chantal, il ramène la passivité à une lumière projetée sur notre vie, à une simple vue de Dieu et de notre néant» pacifiant nos aspirations complexes. [G]

422C’est-à-dire : sans retour volontaire sur moi-même. [G]

423Réfléchir par grâce contre son attrait» : la formule n’est pas très claire. Voici comment nous l’interprétons : L’oraison passive admettra des distractions involontaires et pratiquement inévitables à cause de notre faiblesse plus facilement que des méditations ou des efforts pieux qui la contraindraient dans une voie différente de la sienne. [G]

424Saint Jean de la Croix, Cantique spirituel, strophe XXVI/«Dès que l’âme, en effet, arrive à l’union intime avec Dieu, ses puissances spirituelles n’ont plus à agir et à plus forte raison ses puissances corporelles; l’union à Dieu par l’amour étant accomplie, le travail des puissances est terminé l’âme est arrivée au terme et n’a plus besoin de ces intermédiaires pour y parvenir. Aussi ce qu’elle fait alors avec le Bien-Aimé, c’est de rester dans cet exercice plein de suavité auquel elle est élevée, et de continuer à aimer et à aimer encore pour continuer cette union. C’est pourquoi elle demande que personne ne paraisse sur la montagne; de la sorte, la volonté seule se tiendra près du Bien-Aimé, et elle se donnera à lui avec toutes ses vertus de la manière qui a été exposée.» [G]

425L’idée de la boule de cire revient souvent sous la plume de Fénelon qui l’emprunte à saint François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, IX : «Le cœur indifférent est comme une boule de cire entre les mains de son Dieu, pour recevoir semblablement toutes les impressions du bon plaisir éternel...» [G]

426Actes, 14, 24. Il s’agit de Paul et Barnabé. [G]

427Fénelon ne songe point ici aux dons du Saint Esprit proprement dit — dons de conseil, de piété, de force, de crainte, de science, d’intelligence, de sagesse, qui tous perfectionnent l’exercice des vertus et facilitent l’oraison avant même qu’elle ne s’épanouisse en contemplation. Il envisage plutôt par «dons sensibles et mira­culeux» les «consolations» ou phénomènes étranges dont parlent les saints. [G]

428L’état passif est pour Fénelon l’attitude chrétienne fondamentale et la prise de conscience de l’habitation du Saint Esprit dans l’âme. [G]

429[§48] Fénelon suit très exactement le texte de l’Aréopagite. Noms divins, 712 A (trad. Gandillac, P. 107) : «Mais en Dieu le désir amoureux est extatique. Grâce à lui, les amoureux ne s’appartiennent plus; ils appartiennent à ceux qu’ils aiment...» [G]

430Théologie Mystique, 117 A; 997 B, ch. I (trad. Gandillac. p. 177). [G]

431Cf. Confessions, XI, X. […] Manifestement Fénelon transcrit de mémoire une citation dont il conserve surtout le mouvement général. [§ 57] Trad. «Supposons un être en qui fasse silence le tumulte de la chair et les images de la terre, de l’eau, de l’air, et aussi des cieux : en qui l’âme elle-même se taise, et se dépasse en ne songeant plus à soi en qui se taisent pareillement les songes, les révélations, toute langue, tout signe, tout ce qui ne nalt que pour disparaltre oui, supposons un tel silence de toutes ces choses... puisqu’elles ont élevé leur oreille vers Celui qui les a créées; supposons qu’alors Celui-ci parle seul, non par elles, mais par lui-même; que nous entendions sa parole, non plus par la langue d’un être de chair, ni par la voix d’un ange, ni par le fracas de la nuée, ni par l’énigme d’une parabole, mais que ce soit lui-même, lui que nous aimons sans toutes ces choses, que nous entendions sans leur intermédiaire... supposons que ce contact se prolonge, que toutes les autres visions subalternes s’évanouissent, que celle-ci ravisse seule le voyant, l’absorbe, l’abîme en d’intimes félicités...» [G]



432 Le Gnostique de Saint Clément d’Alexandrie, publié par P. Dudon, Beauchesne, 1930, date tardive d’édition d’un texte majeur : Fénelon, malgré son rayonnement, fut assez mal représenté spirituellement. D’innombrables éditions omettent une face intime qui devait demeurer cachée durant les deux siècles qui suivirent sa mort.

Nous avons colligé et (rarement) corrigé le texte sur le ms. des Archives de Saint-Sulpice : François de Fénelon, La Tradition secrète des mystiques ou Le Gnostique de Clément d’Alexandrie, présentation par Dominique et Murielle Tronc, «Les carnets spirituels», Paris, Arfuyen, 2006.

433Pour une approche convergente, «fénelonienne» par sa finesse, mais rédigée autour de 1820 : Leopardi, Zibaldone : «Malgré tous nos efforts, nous ne pouvons imaginer un mode d’être au-delà [page 602] de la matière qui ne soit pas néant. Nous disons que notre âme est esprit. La langue prononce le nom de cette substance, mais l’intelligence ne s’en fait pas d’autre idée que celle-ci : elle ignore de quoi il s’agit.»

Puis revenant sur ce thème philologique préféré : «… tous les mots [page 1224] qui ont, précisément et subtilement, exprimé une idée… ont toujours ou presque toujours, été universellement employés dans toutes les langues, par tous ceux qui conçurent et voulurent exprimer cette idée avec précision. Cette idée s’est ainsi transmise du premier individu qui la conçut clairement aux autres individus, puis aux autres nations…» (trad. Bertrand Schefer, Allia, 2003).

434Du même poète : Zibaldone, [page 383] «… qu’il est sot de confondre l’absence de vérité avec l’absence de jugements, comme s’il n’existait que des jugements vrais ou comme si, du principe énoncé, résultait la nécessité d’un jugement vrai dans l’absolu et non d’un jugement vraiment utile et adapté à la nature de l’homme.»

435Couvre les pages 330-368 du troisième et dernier tome de Les Justifications de Mad. J.M.B. de la Mothe Guion écrites par elle-même […] avec un Examen de la IX. & X. Conférence de Cassien, touchant L’état fixe de l’oraison continuelle, par feu Monsieur De Fénelon Archevêque de Cambrai, «Vincenti», A Cologne, Chez Jean de la Pierre, 1720. Également reproduit par Goré à partir des cahiers 6249-6257 des A.S.-S. Ici nous utilisons l’édition Poiret de 1720.

436[Traité] De l’amour de Dieu. Livr.IX. Ch.14. (note Poiret).

437De l’amour de Dieu. Livr.VI. Ch.11. (note Poiret).

438Gen. 5. v.22.24. Ch.6 v.8,9. Ch.48. v.15. Ps.15 v.8. IV Rois 20. v.3. etc. (note Poiret.).

439Fénelon, Œuvres I, édition présentée, établie et annotée par Jacques Le Brun, Bibliothèque de la Pléiade, 1983, pages 573 sq.

440Opuscule issu d’une lettre du 19 avril [1690?] sans doute adressée à Mme de Maintenon. (n. JLB, P1-1423).

441Ne supporte pas de se voir

442Lc, X, 41-42.

443Sagesse, 16, 20-21.

444OS 1, rappel : Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon, Archevêque de Cambrai, Prince du S. Empire, Premier volume. À Anvers, Chez Henri de la Meule, 1718.

445Tradition du siècle depuis Benoît de Canfield, etc.

446Le Banquet, 180 b.

447Le Banquet, 211a-b

448Psaume 72, 26.

449L’édition de référence [CF] respecte un ordre strictement chronologique ce qui noie la minorité spirituelle au sein de multiples «lettres d’affaires». Son organisation rend difficile une lecture méditative. Par contre l’ordre par destinataire avait été choisi en 1848-1852 dans le huitième tome de l’édition [OC] dite de Paris au sein des lettres rassemblées sous le titre de Lettres Spirituelles (LSP 1 à 502) (OC 8). Mais l’ensemble était trop large, le spirituel voilant le mystique. Surtout il a été complété en 2007 par I. Noye qui propose des destinataires (en particulier la «petite duchesse» de Mortemart, probable successeur de Madame Guyon, apparaît enfin).

450C’est la grande variable humaine, celle des tempéraments, abordée par la caractérologie à l’aide de divers classements, depuis la variété propre à un Lavater (1740-1801) jusqu’à la dichotomie propre à des modernes popularisés par un Mounier (1905-1950) et d’autres : introversion vs. extraversion, etc.

451À l’aide de fragments non repérés dans [CF].

452Charles-Honoré d’Albert, duc de Luynes, duc de Chevreuse (1656-1712). Il fut élève des petites écoles de Port-Royal, gendre de Colbert, beau-frère et ami du duc de Beauvillier, conseiller particulier respecté par Louis XIV, et après 1704, ministre d’État : « les ministres des affaires étrangères, de la Guerre, de la Marine et des Finances avaient ordre de ne lui rien cacher » (Pillorget, R. et S., France baroque, France classique 1589-1715, I. Récit, Laffont, 1995, 1162.)

Saint-Simon lui élève le « tombeau » suivant : « J’ai parlé ailleurs [...] de la droiture de son cœur, et avec quelle effective candeur il se persuadait quelquefois des choses absurdes et les voulait persuader aux autres [...], mais toujours avec cette douceur et cette politesse insinuante qui ne l’abandonna jamais, et qui était si sincèrement éloignée de tout ce qui pouvait sentir domination ni même supériorité en aucun genre [...] C’est ce même goût de raisonnements peu naturels qui le livra avec un abandon qui dura autant que sa vie aux prestiges de la Guyon et aux fleurs de M. de Cambrai [...] Sa déférence pour son père le ruina, par l’établissement de toutes ses sœurs du second lit dont il répondit, et les avantages quoique légers auxquels il consentit pour ses frères aussi du second lit, et qui ne pouvaient rien prétendre sans cette bonté. Jamais homme ne posséda son âme en paix comme celui-là. [...] Le désordre de ses affaires, la disgrâce de l’orage du quiétisme qui fut au moment de le renverser, la perte de ses enfants, celle de ce parfait dauphin, nul événement ne put l’émouvoir ni le tirer de ses occupations et de sa situation ordinaire avec un cœur bon et tendre toutefois. Il offrait tout à Dieu, qu’il ne perdait jamais de vue ; et dans cette même vue, il dirigeait sa vie et toute la suite de ses actions. Jusqu’avec ses valets il était doux, modeste, poli ; en liberté dans un intérieur d’amis et de famille intime, il était gai et d’excellente compagnie, sans rien de contraint pour lui ni pour les autres, dont il aimait l’amusement et le plaisir; mais si particulier par le mépris intime du monde… » (Saint-Simon, éd. Cheruel, tome 10, chap. 12.).

Voir [CF] T. III, n.15 page 155 sur l’origine de ses relations avec Fénelon et avec Mme Guyon.

453Madame Guyon, Correspondance, Tome II, très nombreuses lettres transitant par Chevreuse.

454«Quant au destinataire, c’est Chevreuse d’après Saint-Simon et Beauvillier selon toutes les autres sources» (CF 7, présentation de la L.433). La lettre se répandit dans toute la Cour  et parut «une espèce de manifeste» : elle s’ouvre par «Ne soyez pas en peine de moi, Monsieur : l’affaire de mon livre va à Rome […] Je demande seulement au Pape qu’il ait la bonté de marquer précisément les endroits qu’il condamne…»

455Les amis de Port-Royal qui avaient dirigé son éducation et avec lesquels il n’avait rompu, à cause de Mme Guyon, que vers 1693. Le portrait (ou la caricature) qu’en propose Fénelon, vise surtout Pierre Nicole… [O]

456«Saisissante indication psychologique.» [O]

457Ce court extrait n’est pas «spirituel», mais permet de situer les conditions vécues par l’archevêque et par le dauphin (qui sera critiqué).

458«En 1667, les armées de Louis XIV conquièrent Ath. Vauban fera construire une fortification nouvelle entre 1668 et 1674. Cette imposante enceinte comprendra non moins de 8 bastions, reliés par des courtines, elles-mêmes protégées par des tenailles et des demi-lunes.» Bertrand, Histoire de la Ville d’Ath.

459Maximilien-Emmanuel, électeur de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols. En mai 1699 l’émeute avait grondé à Bruxelles… [O]

460Gen. XIII, 9.

461Eph. IV, 23.

462“Encore un mot bien guyonien […]” [O]

463Lettre 640 B. LE DUC DE CHEVREUSE A FÉNELON. À Paris le 11e janvier 1700. Votre réponse, mon bon Archevêque, m’a fait un plaisir que je ne puis vous exprimer. Elle m’a découvert à mes propres yeux, elle a porté la lumière dans les endroits que la nature ne voulait point voir. Il me paraît clairement que tout ce que vous me dites est vrai. Il me semble même que depuis que vous me l’avez dit par votre lettre, la même chose m’est presque continuellement redite au-dedans. Je suis averti, et chaque avertissement tout prompt et léger qu’il est, porte sa conviction avec soi. Pour l’exécution, ce n’est pas la même chose. Il y a quelque changement en moi, mais très petit. Je cesse souvent d’écouter ces avertissements intérieurs dont l’impression s’efface dans le moment qu’on y est sourd, et je demeure enveloppé dans la foule de paroles et d’actions ou circonstances superflues. Cependant il me semble que j’ai bon courage, et votre lettre est pour mon cœur une loi inviolable dont il est bien résolu de ne se départir jamais. […]/, Mais, mon cher Archevêque, ce que vous me proposez d’excellent et dont le choix est bien difficile, c’est le commerce d’une personne avec qui l’on s’ouvre pleinement et sans réserve en toute simplicité. Je n’en vois qu’une qui ait pour cela tout ce qu’il faut, c’est-à-dire qui soit dans la voie, qui ait de la grâce, que je puisse voir assez souvent sans qu’on le remarque ou s’en étonne, qui soit franche et simple. C’est la Bon [ne] Pet [ite] Duch [esse] [de Mortemart]. Mais je vois en elle bien des choses que je n’approuve pas et quoiqu’elles ne soient point essentielles, je ne pourrais lui parler franchement sans les lui dire. Apparemment cela ne lui conviendrait pas. Ces choses sont un peu trop de liberté en beaucoup de choses où une personne aussi avancée n’en devrait pas prendre. Cependant je n’en juge pas, et je n’aurai nulle peine à lier avec elle ce commerce de simplicité si vous le voulez. Je ne vois nulle autre personne qui me convienne pour cela, comme je viens de le dire. Car je doute que Marv [alière] y fût propre, ni même peut-être le B [on] D [uc] [de Beauvillier] que je ne vois pas même assez de suite pour ce commerce, et je n’en sais nul autre. Mandez-moi donc votre avis sur cet article, ou plutôt votre volonté que je veux suivre en tout. Voilà, mon très cher Archevêque, ce que j’avais bien envie de répondre à votre dernière lettre. Vous pouvez juger si vous aviez raison de douter que votre franchise et votre ouverture me fit plaisir. Je sais que Dieu me parle par vous. Je sens que ce qu’il vous fait dire porte sa grâce avec soi. Je me sens ouvert et petit avec joie sous votre main, quoique nature en ait d’abord un peu de tristesse et de serrement, mais passager et sans suite. Je me sens enfin une liaison intime du cœur avec vous qui me porte et m’unit à Dieu. Je vous mande tout de suite et sans réflexion ce qui me vient dans le temps que j’écris, et je ne le relis point [fin de lettre très guyonienne [O]. Adieu, mon très bon, aimons-nous. Demeurez unis en notre Dieu sans entre-deux et pour toujours.

464v. CF 3, L.240, n.2 sur cet homme de confiance de Beauvillier et de Madame Guyon.

465En faveur de la duchesse de Mortemart, la B.P.D.; voir infra, L.912A.

466«On ne pouvait en effet trouver étranges ces rencontres de Chevreuse avec sa belle-sœur.» [O]

467«Fénelon dénonce souvent les “racines” jansénistes de la formation de Chevreuse. …» [O]

468«Ce n’est pas un hasard si Fénelon reprend ici un titre du P. Malebranche.» [O]

469Matth. VI, 31 puis Ps. XLV, 11.

470Témoignage qui suggère que la B [onne] P [etite] D [uchesse] de Mortemart devenue confidente en relation étroite avec Madame Guyon à la suite de Fénelon lorsqu’il fallait protéger l’archevêque juste avant l’enfermement «définitif» à la Bastille, pourrait avoir succédé dans la lignée puisqu’elle vécut jusqu’au milieu du siècle suivant.

471Ephes. V, 16 : «… Et rachetez le temps, (parce que les jours sont mauvais)» (Amelote).

472II Cor. VII, 3 : «… ni la vie, ni la mort (ne vous sépareraient jamais de mon cœur).» (Amelote).

473Lettre qui souligne les difficultés rencontrées par le dauphin puis les épreuves vécues par l’ancien précepteur devenu dignitaire d’Église pendant les misères de la guerre. En petit corps.

474Le vidame d’Amiens, fils du duc de Chevreuse.

475Le fidèle Isaac du Puy, «fort honnête, fort droit, fort sûr…» selon Saint-Simon, renseignait encore le marquis de Fénelon en 1737.

476L.37 [CF 3] note 1.

477LSP 26 début janvier 1689 (CF 18-90), LSP 13 à 22 = LL.354, 339, 342, 363S, 329S, 380S, 344S, 1437, 1776, 1514. Soit un total de 11 lettres auxquelles s’ajoute une 12e (376S). Leur mise en ordre — nous suivons Orcibal — donne la séquence LSP 26, 17, 14, 15, 19, 13, 16, 376S, 18, 20, 22, 21, données infra.

478«Il me semblait que tous mes os se détachaient les uns des autres» (Vie écrite par elle-même, début du chap. IV, trad. Grégoire de Saint-Joseph).

479Matth. II, 1-11.

480«Les leçons que Fénelon tire de l’exemple des mages situent cette lettre autour d’un 6 janvier. L’allusion à la profession prochaine de la destinataire a pu suggérer de reconnaître en celle-ci Mme de La Maisonfort, auquel cas la pièce daterait de 1692; mais Jean Orcibal écarte cette identification et juge que la novice “est sans doute une carmélite”. Comme il signale ailleurs que les Nouvelles ecclésiastiques, en janvier 1689, faisaient savoir que Mlle du Péray “attendait Mme sa mère pour faire sa profession”, nous pouvons voir en elle la novice anonyme. Elle vivait encore lors des premières éditions des Œuvres spirituelles, et le marquis de Fénelon lui avait vraisemblablement demandé communication des lettres qu’elle avait reçues de Fénelon.» (I. Noye).

481Copie faite à Saintes sur l’original […] (CF 5, L.329S).

482«Les pièges seraient alors ceux que tendaient à la néophyte une activité littéraire que les Nouvelles ecclésiastiques, sans douter renseignées par les Dangeau, firent connaître à un large public jusqu’en février 1690. […] Il s’agit d’abord de poèmes sur l’Incarnation (le texte en est conservé) ou sur la Nativité […] Fénelon “les passait bien plus volontiers” que sa réponse au ministre Jurieu et de petits traités de controverse qu’elle adressait à ses parentes de Hollande…» (CF 3, L.37, n.2)

483depuis votre enfance (variante relevées [O.] dans la L.329S, comme pour les suivantes de cette lettre)

484«Bien qu’elle ne donnât de copies de ses œuvres que “par obéissance” la religieuse devait savoir que le nouvelliste les qualifiait d’“admirables” et la présentait elle-même comme “un prodige d’esprit et de grâce” : on conçoit l’inquiétude de Fénelon. D’après G. Vuillart Racine lui-même admirait les vers de la carmélite.» (CF 3, L.37, n.5)

485Retour à Versailles. (var. ajout)

486le zèle que vous aurez.

487«Elle avait en Hollande son père, deux sœurs et ses tantes et, si sa mère et d’autres parentes assistèrent à sa profession, le nouvelliste [Boislisle] ne semble pas bien sûr de la sincérité de leurs conversions» (CF 3, L.37 n.7)

488révère. J’ai fait de mon mieux ce que la Mère Prieure a souhaité, et on m’a bien répondu. Ne m’oubliez pas quand vous verrez M. que j’honore très particulièrement. Je suis, ma chère sœur, tout à vous en N. S. J. C. (Ajout) — La mère prieure : Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie, présentée en CF 3, L.182, n.1).

489«Trois ouvrages de ce titre semblent avoir été à cette date accessible au lecteur français…» (CF 5, L.339, n.1)

490idiots au sens de simples et ignorants.

491 «Marie du Saint-Sacrement de La Thuillerie [Prieure déjà citée] et Marie Hippolyte de Béthune-Charost (1664-1709), fille de la “grande âme” du troupeau guyonien.» (CF 5, L.344S, n.4)

492Cette lettre constitue un véritable traité intérieur.

Elle  est citée dans les «Vingt questions proposées à M. de Paris par M. Cambrai en présence de madame de Maintenon et de M. le duc de Chevreuse», question X : «N’est-il pas vrai qu’ensuite j’écrivis à la sœur Charlotte, carmélite, de mon pur mouvement, une lettre qui expliquait toute la matière, que M. de Meaux approuva toute entière, après m’avoir prié seulement d’expliquer, pour plus grande précaution,, le terme d’enfance, qui est de l’Évangile?» (OP 2, 253)

Elle fut approuvée par Bossuet et répandue : «Le succès de ce second essai [après l’Explication des Articles d’Issy] sur l’oraison de contemplation et les différents états de la perfection chrétienne ne pouvait qu’encourager Fénelon à écrire l’Explication des Maximes des Saints». [O].

«Fénelon explique dans son Mémoire sur le refus d’approbation du 2 août 1696 l’origine de cette lettre : “Dans la suite, une carmélite m’ayant demandé quelque éclaircissement sur cette matière, je lui écrivis une grande lettre dans la plus exacte conformité aux trente-quatre Propositions, où je condamnais très sévèrement toutes les erreurs contraires, que M. de Meaux impute à Mme Guyon. Je l’ai fait de mon propre mouvement, et sans y être même sollicité. N’était-ce pas aller au-devant des occasions de me déclarer? Avant que d’envoyer cette lettre, où j’avais mis tout ce qui pouvait faire quelque difficulté, je la montrai à M. de Meaux, et je la soumis à sa censure; il l’examina, me proposa d’expliquer plus clairement quelques termes que des gens ombrageux, disait-il, pourraient rendre équivoques; je le fis au-delà de tout ce qu’il souhaitait. Il approuva, il loua ma lettre; il lui donna beaucoup d’éloges inutiles; il dit que, si on en parlait, il dirait qu’elle ne laissait rien à désirer”. (O. F., t. II = OP 2, p. 251)». (CF 5, L.354, n.1)

493Les supérieures du Carmel. Bossuet avait prononcé le sermon lors de la profession.

494«Balthasar Alvarez (1533-1580) entré en 1555 dans la Compagnie de Jésus y exerça les charges de maître des novices, de recteur, de visiteur et de provincial de Tolède. Il était confesseur de sainte Thérèse au moment où elle atteignit les plus hauts états mystiques (1559-1566). Ses idées sur l’oraison de quiétude ou de silence le firent soupçonner d’illuminisme et elles furent condamnées par le visiteur Avellaneda et par le général Mercurian. […]» (CF 5, L.354, n.3)

495Citation de mémoire de l’extase d’Ostie (Confessions).

496Se rassurer.

497«Les dix paragraphes suivants constituent une sorte de lexique de la vie mystique» [O.].

498Après le petit traité spirituel impersonnel commence une longue liste de recommandations adaptées aux défauts de Charlotte.

499Rom. XI, 20 (Vulg.19) :… ne vous élevez point…

500Lisez, mais lisez pour (seconde copie) (CF 5, L.354, n.32)

501Le docteur Edme Pirot (163-1713), «esprit le plus éclairé de la Sorbonne […] fait aveuglément tout ce que veulent les gens qui l’emploient» (P.Léonard). Il participa à l’interrogatoire de Mme Guyon en 1688, mais il «agissait de bonne foi», et «n’a jamais rien su des fourberies, car on n’a jamais voulu que je lui parlasse en particulier» (Vie par elle-même, 3.5.7, p.698).

502Exceptionnellement pour cette série des lettres à Charlotte, nous omettons le début relatif à des tiers.

503Mot associé à «états sublimes» et «imagination» : à la lettre précédente, «ne compter pour rien toutes les lumières de grâce et les communications intérieures…».

504Début de lettre perdu?

505Au sens de détermination, résolution.

506Au sens de «faire d’un autre le participant de ce qu’on possède». [O]

507«Fénelon connaissait depuis 1676 “l’ami intime”, en la personne duquel il venait de “perdre la plus grande douceur de sa vie et le principal secours que Dieu lui avait donné pour le service de l’Église”. Né le 20 juin 1658 […] Prieur d’Anzeline, il “fut” d’abord chez l’évêque d’Autun G. de Hoquette où il rencontra Bussy-Rabutin à la fin d’août 1677, puis il fit au séminaire de Saint-Sulpice, où il s’était inscrit connue clerc du diocèse de Nevers, un séjour de trois mois (2 novembre 1680 - 2 février 1681). Maître ès arts le 24 mai 1681, il avait commencé ses études théologiques, mais les avait interrompues en 1684 pour prêcher le Carême à Meaux et pour participer, de l’Ascension à la Pentecôte, à une mission à Coulommiers. À la fin de 1685, Fénelon le prit pour collaborateur dans ses missions de Saintonge. L’étudiant dut solliciter des dispenses et n’obtint à la licence de 1688 que le 103e rang sur 109. Mais Fénelon le fit nommer le 25 août 1690 lecteur des princes […]» (CF 3, L.7, n.1).



508Maladie d’yeux.

509Les Souffrances de Notre Seigneur Jésus-Christ, du portugais Thomas de Jésus. [O]

510Confessions, lib. VIII, c. XII, n.29 [O]

511Isaïe, LXVI, 2.

512Sans doute sa sœur Catherine du Péray. [O]

513Sa sœur Catherine du Péray. [O]

514Voir CF 17, L.1776, n.2.

515Liv. I, c. XXV, n.10.

516«[…] On y voit qu’après sa première disgrâce, ce fut chez la duchesse de Charost, à Beynes, château tout voisin de Saint-Cyr, qu’elle trouva asile, et que la duchesse de Mortemart la conduisit à Meaux, le 13 janvier 1695, pour se mettre à la disposition de Bossuet. Ses doctrines ayant été condamnées le 10 mars, et ce jugement suivi de sa rétractation solennelle, elle obtint la permission de se rendre aux eaux de Bourbon; mais les deux duchesses vinrent la prendre, le 9 juillet, et la ramenèrent à Paris, d’abord dans le faubourg Saint-Germain, puis dans le faubourg Saint-Antoine, où Desgrez l’arrêta vers la fin de décembre.» (Boislisle, tome II, n. 4 de sa p. 65).

517En témoignent les très nombreux échanges précédant de très peu l’embastillement de Mme Guyon, (Correspondance Tome II Annéess de Combats, lettres à la «Petite Duchesse»). Ils portent sur plus de cent lettres entre juin 1695 et mai 1698, le mois du dernier contact avec l’embastillée).

518«Au premier mot qu’ils [les Beauvilliers entreprennent de marier sa fille au fils du ministre Chamillart] en touchèrent à la duchesse de Mortemart, elle bondit de colère, et sa fille y sentit tant d’aversion, que plus d’une année avant qu’il se fit, la marquise de Charost, fort initiée avec eux, lui ayant demandé sa protection en riant lorsqu’elle seroit dans la faveur, pour la sonder là-dessus : “Et moi la vôtre, lui répondit-elle, lorsque par quelque revers je serai redevenue bourgeoise de Paris.”» (Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 163).

519Attribution par A. Delplanque en 1907.

520Edition [CF 18] par I. Noye, Droz, 2007 : un progrès par siècle!

521«Marie-Anne Colbert, sœur cadette des duchesses de Beauvillier et de Chevreuse, née le 17 octobre 1668, épousa, le 14 février 1679, Louis de Rochechouart, duc de Mortemart, fils du maréchal de Vivonne et général des galères en survivance. Elle n’avait que treize ans, et son mari quatorze. Devenue veuve le 3 avril 1688, elle mourut à Saint-Denis, le 14 janvier 1750. Selon Mme de Caylus, son mariage avait coûté quatorze cent mille livres au Roi.» (Boislisle, tome second, n. 1 de sa p. 7) — «Le Roi donnait d’ordinaire deux cent mille livres, à moins que les embarras financiers du moment ne le forçassent de réduire ses libéralités, Mlle de Beauvillier eut cette somme quand elle épousa le duc du Mortemart [fils de la “petite duchesse”], en 1703.» (Boislisle, t. second, n. 3 de sa p. 8).

522[CF] 3, L.168, n.2 d’Orcibal.

523«L’esprit Mortemart» est décrit ainsi de manière irrésistible par le même Saint-Simon à l’occasion d’une autre figure : «Mme de Castries étoit un quart de femme, une espèce de biscuit manqué, extrêmement petite, mais bien prise, et aurait passé dans un médiocre anneau; ni derrière, ni gorge, ni menton, fort laide, l’air toujours en peine et étonné, avec cela une physionomie qui éclatait d’esprit et qui tenait encore plus parole. Elle savait tout : histoire, philosophie, mathématiques, langues savantes, et jamais il ne paroissait qu’elle sût mieux que parler français, mais son parler avait une justesse, une énergie, une éloquence, une grâce jusque dans les choses les plus communes, avec ce tour unique qui n’est propre qu’aux Mortemart [notre soulignement]. Aimable, amusante, gaie, sérieuse, toute à tous, charmante quand elle voulait plaire, plaisante naturellement avec la dernière finesse sans la vouloir être, et assénant aussi les ridicules à ne les jamais oublier, glorieuse, choquée de mille choses avec un ton plaintif qui emportait la pièce, cruellement méchante quand il lui plaisait, et fort bonne amie, polie, gracieuse, obligeante en général, sans aucune galanterie, mais délicate sur l’esprit et amoureuse de l’esprit…» (Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 1, chap. 25 [1696], 406.)

524«Ce mot se trouve plusieurs fois dans Saint-Simon avec le sens de chansons satiriques, ou simplement de reproches vifs et piquants.» (Chéruel).

525Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 4, chap. 12 [1703], 213-214.

526Le «pilier mâle» est bien entendu «l’abbé de Fénelon, qui était leur prophète, dans qui ils ne voyaient rien que de divin» selon cette même addition au journal de Dangeau (réf. n. suivante).

527Saint-Simon, Mémoires, Boislisle, 413, «Addition de Saint-Simon au Journal de Dangeau», «127. Mme Guyon et les commencements de son école.»

528Correspondance de Fénelon, 1829, tome onzième, 345.

529Saint-Simon, Mémoires, Chéruel, rééd. 1966, tome 6, chap. 8 [1708], 165. – nous modernisons toujours l’orthographe, «gardoit» en «gardait», etc.

530CF 18 respecte la séquence des pièces LSP, car elles sont adressées à divers correspondants — dont I.Noye propose souvent une identification. Ici où nous privilégions la répartition par destinataires, ce qui rend une mise en ordre même incertaine souhaitable.

531En juin 1708, Fénelon la mettait en garde sur son «naturel prompt et âpre, avec un fonds de mélancolie» (CF 14, L. 1215). (Noye)

532Allusion brève, mais forte, à la tendance de la duchesse à «régenter» qui avait amené la révolte d’autres membres du «petit troupeau guyonien» dont elle était «l’ancienne» : voir la lettre adressée le 4 (?) mai 1710 par Fénelon à Mme Guyon, n. 4, et la réponse de celle-ci, n. 4. [O]

533Sous l’emblème d’un TORRENT, on voit comment Dieu, par la VOIE DE L’ORAISON passive en FOI, purifie et dispose prochainement les âmes qui doivent arriver ici à une vie nouvelle et toute divine.

Retouché & augmenté sur une Copie revue par l’Auteur [madame Guyon! La présentation et les notes établies par D. Tronc qui figurent en fin de texte pages 47 à 80 sont omises dans ce tirage des pages 1 à 46].

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