SECRETS SENTIERS DE L’AMOUR DIVIN
PLAN DE LA SÉRIE
« CONSTANTIN DE BARBANSON »
SECRETS SENTIERS DE L’ESPRIT DIVIN
Le manuscrit de Paris.
SECRETS SENTIERS DE L’AMOUR DIVIN
L’édition de Douai.
L’ANATOMIE DE L'ÂME ET DES OPÉRATIONS DIVINES
Depuis le commencement de la vie spirituelle, jusqu'à l'état expérimental de la grâce supernaturelle.
Deuxième partie,
Une seconde Anatomie à passer selon l'être de la déiformité, après la mort de la propriété.
Troisième partie,
comportant quatre Traités.
Comment l'âme qui est parvenue à l'état de la perfection se doit comporter, pour faire progrès en icelle, et y acquérir plusieurs degrés jusqu'à la fin de sa vie
Copyright 2014 Dominique Tronc
TABLE DES MATIERES
SECRETS SENTIERS DE L’AMOUR DIVIN
À SON ALTESSE SÉRÉNISSIME LE RÉVÉRENDISSIME PRINCE FERDINAND
EGO FR.
CONSTANTINUS DE BARBANSON
À DIEU TOUT PUISSANT souverain roi du ciel & de la
terre
DIONYSIUS
CARTHUSIANUS CUIDAM DOCTORI RELIGIOSAE VITAE
AEMULO SCRIBENS SIC EUM ARGUIT
AVIS SUR CE LIVRET AUX ÂMES DÉVOTES, de l’un et l’autre sexe.[].
CHAPITRE I.
DU BUT ET DE LA FIN prétendue en tout ce chemin du divin amour
CHAPITRE II.
DE LA CONNAISSANCE DE DIEU et de soi-même.
Moyens pour acquérir humilité.
CHAPITRE IV.
DE LA MORTIFICATION.
Amour divin; et aimer Dieu que c’est.
Moyens pour acquérir ce divin amour.
SECONDE PARTIE. DES SECRETS SENTIERS DE L'AMOUR DIVIN
CHAPITRE I. SOMMAIRE
DECLARATION DE TOUT LE CHEMIN D'ORAISON MENTALE
CHAPITRE II.
DE LA MÉDITATION. QUE C'EST, ET COMME ON LA DOIT FAIRE
CHAPITRE
XIII. DE LA FRUITION PUREMENT D'AMOUR, PAR RÉELLE TOUCHE DIVINE AU CENTRE DE LA
VOLONTÉ.
CHAPITRE XVI.
AUCUNS DOUTES OU DEMANDES AVEC LEURS RÉSOLUTIONS.
Les Secrets sentiers de l’Amour divin
esquels est cachée la vraie Sapience céleste et le Royaume de Dieu en nos âmes est une oeuvre dont le titre
rend parfaitement compte de son contenu.
Nous reproduisons ici, en tome II des oeuvres de Constantin de Barbanson
(1582-1631) la dernière édition du vivant de l’auteur publiée à Lille en 1629. Ces Secrets sentiers de l’Amour divin… fut le titre de la partie appréciée
et éditée plusieurs fois du corpus des écrits de Constantin. L’ultime réédition
publiée à Solesmes en 1932 reprenait la première édition publiée à Cologne en
1623. Le travail du bénédictin dom Noetinger [[1]] fit ainsi redécouvrir
Constantin.
Nous
renvoyons aux études de dom Noetinger. Elles précèdent
et suivent son édition du texte de Constantin, tandis
que ses notes reprises ici sont signalées par “[N]”. Nous renvoyons également à
des études postérieures dont la plus ample propose une théologie mystique ; études franciscaines qui restent de nos jours d’accès
malaisé, aussi ont-elles été reproduites en fin de notre précédent tome I Les secrets sentiers de
l’Esprit divin [[2]].
Nous avons antérieurement
abordé et présenté un choix de “bonnes feuilles” et de
chapitres entiers extraits des deux Sentiers
de l’Esprit et de l’Amour. Ces
florilèges figurent dans nos synthèses couvrant le Grand Siècle [[3]].
La réédition
de l’Amour divin de 1932 fut suivie
de la redécouverte en 1950 du manuscrit intitulé l’Esprit divin que nous venons d’éditer pour la première fois dans
la série consacrée à Constantin comme tome I des oeuvres.
Le lecteur
trouvera ici quelques correspondances qui facilitent le passage de l’imprimé au
manuscrit et inversement. Elles sont indiquées entre
crochets (par exemple “[m29]” propose de se rendre à la page 29 du manuscrit publié
au tome I).
Nous avons également
indiqué entre parenthèses les numéros de pages de la réédition de 1932. Nous avons souvent repris son découpage en paragraphes d’un texte primitivement
imprimé sans respiration. Enfin nous indiquons directement sans
parenthèses ni crochets (ces derniers sont réservés
aux appels de notes) les numéros de page de l’édition de 1629 reprise ici.
Nous renvoyons
à l’étude ouvrant le tome I. Elle situait Constantin et
son oeuvre, dont le présent tome II de
l’Amour divin. Les trois parties
de l’Anatomie constituent les tomes
III à V.
Respectant ainsi
l’ordre chronologique de composition du corpus,
s’ordonne un témoignage mystique exceptionnel rédigé
sur vingt années. Il demande un effort de lecture tout
comme c’est le cas pour d’autres métaphysiciens plus récents d’outre-Rhin.
Constantin demeure unique par sa précision et par son
originalité.
[Page de Titre de l’édition de
Douai, dernière du vivant de l’auteur que nous prendrons donc pour leçon. Elle mérite d’être reproduite telle quelle, car elle résume précisément
le contenu de l’œuvre et traduit la noble ambition qui l’anime
:]
SECRETS SENTIERS DE L'AMOUR DIVIN ESQUELS
EST CACHEE LA
vraye Sapience celeste & le Royaume de Dieu
en nos Ames.
Divisez en deux Parties.
CONTENANTE AUCUNS POINCTS
Necessairs d’estre sceus, & exercés par
celui qui veut qui veut s’avancer au chemin de
CONTENANT UNE ENTIERE description &
poursuite de tout le chemin d’oraison Mentale, par lequel on parvient à la
jouissance du Divin Amour.[[4]].
Composez par le P. CONSTANTIN DE BARBANSON Prédicateur
Capucin & Gardien du Convent de Coulogne.
À DOUAY,
Chez BALTHASAR BELLERE
Au Compas d’Or, l’an 1629. [[5]}.
[L’édition de Cologne fait suivre directement
la page de titre d’un « Extrait du Privilège [[6]] »,
paragraphe suivi par « Ego Fr. Constantinus… » couvrant une page qui précède immédiatement les « Approbations ».
Le texte adressé « A son
Altesse Sérénissime… » n’apparaît que dans l’exemplaire de Douai tandis
que l’ « Extrait du
Privilège » a disparu.]
PAR
Sérénissime
Prince,
Si c'élait seulement ès cloîtres de Religieux, ès ermitages, solitudes et lieux retirés du monde que Dieu aurait ses amis et spéciaux, aspirant à son amour divin / [[7]] ; et non pas aussi aussi au monde entre les embarrassements du siècle, au milieu des négoces temporels, qu'il aurait ses fidèles et élus lesquels ne mettant pas leurs cœurs, ni le total de leurs affections aux choses caduques et périssables, réservent encore le meilleur et le plus sincère de leur âme pour le consacrer à Dieu, lequel ils reconnaissent souverain Bien, désirable par-dessus tout ce qui est et que l'on pourrait chérir en terre. Il pourrait sembler impertinent que cet opuscule contenant les plus secrets chemins du Divin Amour, serait dédié à un Prince de la qualité, grandeur et sublimité comme est V. A. Sérén., de laquelle ne serait rien moins à présumer que de penser qu'elle voudrait faire aucun état de semblables matières si relevées par-dessus l'ordinaire des livrets dont ceux de son rang ont coutume de se servir. /
Mais
puisque l'expérience nous montre que Dieu opérant tout selon le conseil de sa
sainte volonté, sans acception de personne, se laisse trouver de tous ceux qui,
en sincérité de cœur et d'affection, le cherchent en Esprit et en vérité, et se
rend proche à tous ceux qui invoquent son saint Nom. Et qu'en toute Nation,
sexe, état et qualité, chacun qui le sert en justice et sainteté lui est
agréable. Cela me fait dire que personne qui aura connaissance des vertus,
qualités, mérites et piété de V. A. ne s'étonnera que je lui offre et dédie ce
Traité.
Car bien
qu’icelle soit extraite de la grandeur de
Témoin
nous est le Royal Prophète, lequel au milieu des troublements, des guerres et
sollicitudes de son Royaume d'Israël n' a laissé
pourtant de cheminer par tous ces sentiers-ici, et devenir par iceux un homme
selon le cœur de Dieu. Témoin un saint Louis roi de France, qui, nonobstant le
gouvernement d'un si grand Royaume, n'a laissé de parvenir à vraie sainteté de
vie. / Témoin encore un autre saint Louis, fils du Roi de Sicile, Évêque de
Toulouse, et de 1' Ordre de notre bienheureux Père saint François, lequel
vivant en telle charge, mourut en la fleur de son âge, laissant au monde une
odeur immortelle de pureté, d'innocence et de sainteté.
Ainsi je
veux dire que ni la sublimité de l’état de V. A., ni la multiplicité de si
justes sollicitudes la rendent du tout improportionnée pour l'acquisition des
degrés du divin amour contenus en ce petit livret. Plutôt d'ailleurs : tant de
prières qui pour V. A. se font par tant d'âmes saintes, religieuses et autres sans
nombre qui reçoivent tous les jours ses bienfaits, et qui sont par icelle
promues et maintenues au service de Dieu ; la participation de tant de bonnes
œuvres qui se font sous son pacifique gouvernement ; les suffrages / publics et
privés, que [pour] le salut spirituel et temporel de V. A., quasi à tout moment
on adresse à Dieu ; l'association d'icelle à l’Archiconfraternité de la sainte
Croix du Sauveur, ensemble avec la communication de tous les bienfaits de tout
notre Ordre, qui est annexée à telle Confraternité, érigée en cette notre
Église de Cologne.
Mais
surtout. les qualités naturelles et acquises que déja, pour préambule, la
divine bonté a plantées en son âme, sa modestie et douceur si bien tempérant la
grandeur de son extraction; sa maturité et prudence si bienséante à
l’extellence de son état ; la candeur de sa vie pure et chaste, tant éloignée
de toute occasion de soupçon sinistre ; le zèle de son cœur à promouvoir les
serviteurs de Dieu et favoriser les amateurs du salut des âmes ; sa piété et
bon désir / d'aller de bien en mieux au divin service, qu'elle témoigne assez
par ses devis spirituels - tout ceci et tant d'autres que je ne touche
aucunement ne peuvent que piéça avoir préparé au Seigneur un domicile en son
âme, pour lui être un vrai temple, reposoir et lieu de délices. Et que partant,
ce n'est qu'à bon droit que je lui présente ce petit traité, particulièrement
destiné pour montrer par quels secrets sentiers internes on peut parvenir à la
totale jouissance de la divine bonté ; afin que si V. A. Sérén. est servie de l'honorer de sa lecture, elle y puisse voir
les merveilles que Dieu fait avec l'âme, quand elle se dispose, coopère et se
laisse conduire par l'interne gouvernement de son divin Esprit.
Ce sont
choses bien sérieuses que cela, plus heureuses que tous les trésors de la
terre, et plus à désirer que toutes les principautés / et seigneuries de ce
monde. Car aussi de fait, elles font un royaume tout entier dans l'intérieur de
nos âmes, duquel Dieu étant le Roi, y veut avoir son siège et gouvernement
pacifique, où chacun sans résistance soit subordonné à son divin vouloir ;
duquel si V. A. Sérén. veut se rendre vassale et
l'adjoindre au reste de ses titres, elle sera plus enrichie et mieux fortunée
d'une si glorieuse servitude, que si toutes les Indes orientales et
occidentales se venaient ranger sous sa puissance ; puisque sans comparaison
plus de richesses de grâces divines lui en dériveront, que jamais d’or ni
d’argent sortit de ces régions nouvelles. Car l'cœur n'a jamais vu, dit l' Apôtre, ni l'oreille jamais ouï, ni le cœur de l'homme
pourrait oncques comprendre, ce que Dieu a préparé pour ceux qui vraiment le
chérissent (I Cor., II, 9). /
Recevez
donc, Sér. Prince, ce petit présent des mains de l'un (quoique des plus
indignes) de cet Ordre du séraphique Père saint François, que V. A. Sérén.,
tant en cette Province de Cologne que celle du Pays-Bas, ne cesse de poursuivre
en toute sorte de bienveillance et d' avancement. Car
en cet ici de Cologne ayant commencé à nous favoriser dès le premier temps que
du Pays-Bas y sommes venus la provigner [implanter] (n'y ayant paravant encore
été vue), ne cesse encore jusqu'au jour présent de nous donner toutes les
sortes d'assistances qui lui sont possibles. Comme sait ce présent couvent de
Cologne, l’expérimente celui de Paderborn, et s'en doit à toujours ressouvenir
celui de Münster, et surtout maintenant celui de sa ville de Bonn, où nous
ayant premièrement admis, ne pense à présent qu'aux moyens de nous y achever
une parfaite / demeure sortable à la capacité de la ville. Cela savent encore au Pays-Bas, les convents de Liège, Huy,
Dinant, Thuin et singulièrement celui de Malmédy, où honorant les nôtres en
leur difficulté, de sa personnelle présence, la splendeur de son crédit dissipa
bientôt et fit évanouir toutes les ténèbres de la malveillance. Et pour ce
prions tous unanimement le bon Dieu qu'en récompense de tout, il comble V A. de
l’abondance de ses grâces, bienheurant sa vie et bénissant ses travaux, et à la
fin, lui rendent le salaire d'une vie et couronne éternelle. Cependant qu'ici
en terre, je lui suis et lui serai toujours
Très
humble et le plus petit de ses serviteurs en Jésus-Christ,
Fr.
CONSTANTIN DE BARBANSON, capucin indigne.
sacerdos ac Ordinis
Capucinorum sancti Francisci praedicator indignus, et meipsum et hunc quem (Deo
donante) composui libellum, Sanctae et Catholicae Romanae Ecclesiae judicio ac
censurae humiliter et lubens (uti debeo) subjicio. Absit enim ut hujus
Ecclesiae sanctissime fidei, vel in minimo repugnare velim, cum sit columna et
firmamentum veritatis. Benevolum tantum obtestor Lectorem, ut si illi in tam
abstrusis rebus exprimendis verba quaedam minus forte placuerint, ea ad catholicum
ac sanum sensum et ad fidei sanaeque doctrinae normam reducere dignetur. Nullis
enim obesse, sed multis in salutem prodesse desideraevi, ad Dei Omnipotentis
laudem et gloriam et amorem. Datum Coloniae 12 Decemb. 1622.
FR.
CONSTANTINUS qui supra.
Liber hic
excelso etc sublimi spiritu scriptus, ut doctrina sanus, ita legentibus cid
excitandunz spirituale edificiunt utilis, magno que usui
ac fructui futurits est. Actuni Tornaci 13 Augusti 1617.
JO.
BOUCHER, Sacre Theologice Doctor et Canonicus Tornacen.
NICOLAUS
PHILIPPUS LOYS [[8]], Sacre
Theologiae licentiatus et Canonicus Tornacen.
Hunc
librum a R. P. Fratre Constantino de Barbanson, sacerdote et Ordinis sancti
Francisci Patrum Capucinorum praedicatore compositum, cui titulus est, Les Secrets Sentiers de l'Amour divin,
diligenter et attente legi, nihilque in eo reperi quod vel fidei, vel bonis
moribus adversetur ; ac proinde poterit imprimi, et ab illis qui in spirituali
perfectione progressum facere cupiunt, non sine fructu legi. Actum Duaci 30
Junii 1617.
FRANCISCUS
SYLVIUS, Sacr. Theolog. Doctor et Regius ac Ordinar. Professor.
Cum hunc
libellum a R. P. Fratre Constantino de Barbanson, Ordinis Capucinorum
predicatore et Coloniensi guardiano compositum, Doctoribus hujus almae
Universitatis Coloniensis tradiderim examinandum, illorumque judicio dignus sit
judicatus qui imprimipossit, utpote qui nihil quod fidei, bonisve moribus
adversetur contineat, sed potius sapientiam loquatur pro perfectus et ad perfectionem
divini amoris tendentibus : ideo per me quoque licet ut typis mandari
possit. Datum Coloniae 18 Decembris 1622.
HENR.
FRANCKEN, Sierstorphius, S. Theol. Doc. Regens Laur.
Hunc
tractatum Secretarum Semitarum divini Amoris, authore R. P. Constantino
Barbansonio praedicatore Wallonicæ Provinciae Capucino, nunc vero Coloniae guardiano,
illiusque Provinciae diffinitore, perlegi accuratissime cum afectu et
dignissimum censui qui praelo mandetur; non enim solum nihil continet doctrinae
catholicae contrarium, sed e contra methodo quam hactenus viderim
familiarissima, brevissima ac tutissima, devotas animas quasi manuducit ad
intimum Evangelicae perfectionis secretum.
Ita est.
FR. BONAVENTURA BASSEENSIS [[9]], capucinus Praedicator et S. Theol. Lector in
conventu Leodiensi.1622 Julii 23.
Liber hic
qui inscribitur, Les Secrets Sentiers de
l'Amour divin, ex Mystica Theologia (quae inter omnes scientias principem
locum tenet) depromptus, catholicus est et orthodoxus, nihil continens sanae
fidei contrarium, requirit lectorem pietatis studiosum, cui ordo, modusque
procedendi licet mysticus, apprime placebit, quippe qui hactenus aspera
plurimis visa, deduxit in vias planas. Datum in conventu nostro Bonnensi 4
Julii 1622.
FR.
MARCUS IPRENSIS [[10]], Capuc. Prædicator.
Ego Fr.
Cyprianus Antwerpiensis fratrum Capucinorum per tractum Rheni Commissarius
generalis, facultate mihi super hoc specialiter facta ab admod. R. P. Clemente
a Noto, Ordinis nostri Ministro generali dignissimo, libellum hunc cui titulus Les Secrets Sentiers de l'Amour divin, a
Dominis Sacrae Theologiae Doctoribus approbatum legi et examinavi, ac insuper
per duos e nostris Patribus legere et examinare feci. Cumque eorum omnium
calculo typis dignus judicatus sit, et ego quoque ilium probo, facultatemque concedo
ut exire possit in lucem, ad Dei Optim. Maxim. gloriam
et devotarum mentium spiritualem profectum. Ex loco nostro Agoniæ Domini in
Ringavia, 22 Decembris anni 1622. [N].
FR. CYPRIANUS [[11]], Commiss. Gener.
À DIEU TOUT PUISSANT souverain roi du ciel & de la terre
Puis,
ô grand Dieu! que vous savez nos souhaits, que vous
lisez en nos cœurs, et que vous sondez nos désirs : vous n'ignorez donc pas le
sommaire de mes voeux, le but de mes prières, et ce que je pense en mon âme.
Plût à vous, ô mon Dieu! que selon la grandeur de vos
bontés, selon les merveilles de votre Amour, et selon la condescendance quasi
incroyable de votre dignation vers nous ; telle aussi serait la louange de
votre saint Nom, telle la connaissance de vos oeuvres, et telle l'expérience de
vos dons. Mais hélas où en / sommes-nous ! Et qui pourrait
jamais endurer la grosse ignorance dont le monde est maintenant saisi ? Car
quoi de moins considéré que vos merveilles ? Quoi de plus négligé que votre
amour? Et quoi de plus rare que l'expérience de votre bonté [m2] [[12]] tant démesurée ? Puis donc, ô Amour infini
! que ne désirez rien plus que de nous introduire, même pendant cet exil,
jusques au sacré conclave de votre divine présence en notre âme, jusques au
cabinet des merveilles de votre Amour et dans le saint tabernacle de votre
demeure sacrée en notre esprit, afin de nous donner entrée à la vraie
connaissance de votre saint Nom, / pour nous déplier les trésors de votre bonté
et pour nous communiquer les arrhes et préjugés de la béatitude future.
Ouvrez-moi encore maintenant les lèvres, conduisez ma plume et descendez en mon
esprit, à ce que pour la gloire de votre saint Nom, je puisse ici donner à
entendre par quels Secrets sentiers vous conduisez bientôt vos amants à la
jouissance de votre divin esprit, à l'union de votre amour et à l'expérience
des merveilles de notre croyance ; et tellement les exprimer que rien ne
m'échappe, sens ou parole, qui puisse être pomme de discorde entre ceux qui
désirent de vous aimer.
Je
sais que de cacher le secret /
de son roi, c'est chose bonne et louable [Tob., XII, 7] ; mais
aussi, de publier vos oeuvres si divines, c'est sans doute chose encore plus
honorable. Vous êtes, ô souverain Roi ! merveilleusement
grand et plein de gloire sans mesure ; vos conseils sont terriblement hauts,
vos jugements incompréhensibles et votre sagesse profonde, sans fin ! Mais
par-dessus tout, vous êtes merveilleux en amour, démesuré en bonté et
incroyable en vos [m3] dignations. Et pour ce, de génération en génération,
nous annoncerons vos merveilles ; et de siècle en siècle, nous irons publiant
les richesses de votre amoureuse bonté.
Ames
donc divinement aimantes les délices et les amours de ce grand Dieu, venez, je
vous prie, pour ouïr les secrets dont je vous veux faire part, car je désire en
simples et peu de paroles, vous ouvrir la porte aux trésors de la divine
sapience ; vous racontant quelque chose des chemins du divin Amour, par
lesquels cheminant pourrez bientôt vous en acquérir la jouissance. Mais
pourtant, c'est en secret et à l'oreille que je désire de les vous dire ;
craignant que les inexperts et incrédules d'une si grande bonté divine, ne /
sachent croire que ces choses soient si faciles à celui qui se veut employer à
fidèlement les rechercher. Car il n'y a pas faute de ceux qui [[13]] peu amoureux de ces choses, non seulement
n'y mettent pas eux-mêmes le premier pied, ni jamais se promènent par ces
chemins tant [m4] heureux de l'esprit ; mais encore empêchent les autres qu'ils
n'y puissent avoir accès ni entrée. Bienheureux néanmoins, pour dire avec le
Sage, qui in istis versatur bonis : qui ponit illa in corde suo, sapiens
semper exit [[14]] (Eccli, I, 30).
Que
si cette sapience est peu recherchée des amateurs de ce monde, des enfants du
siècle, des sages selon la chair qui ne marchent qu'en grandeurs et merveilles
de sapience humaine, ce n'est merveille : car aussi ne goûtent-ils rien de ces
délices célestes. Cette sapience n'est pas de la terre, mais du ciel ; ne gît
pas en belles et bien agencées paroles, mais en la vertu du Saint-Esprit ; ne
vient pas de la subtilité d'esprit, mais de la pureté de vie. En vain, vous
feuilleterez les livres, si vous n'en cherchez la jouissance.[[15]] Car on ne la tire pas de la science, mais
de l'expérience, sans laquelle on entendra bien peu de tous ces parlers
mystiques. Ce sont secrets d'amour céleste : si on ne les goûte, on ne les
comprendra point.
Dieu
étant le souverain bien de nos âmes, le seul repos de nos cœurs, le vrai
paradis de notre esprit et le centre de notre amour, c'est lui aussi qui doit
être le comble de nos désirs, la dernière de nos prétentions, la fin de nos
travaux et celui que seul et uniquement par tous nos efforts nous devons
rechercher, puisqu'à lui seul / appartenant gloire, honneur et divinité, il a aussi
fait nos âmes pour soi seulement ; et n'auront jamais nos cœurs repos, sinon
que se reposants en lui. Et parce que la connaissance de ceci est l'origine de
notre salut, la semence d'éternité et le commencement d'une vie bienheureuse :
pour cela dit-il par son Prophète avec tant d'emphase, d'énergie et
d'exagération : Que le sage ne se glorifie pas en sa sapience, ni le fort en
sa force, ni le riche en ses richesses. Mais en cela se glorifie quiconque se
glorifie, qu'il me sait et connait (Jer., IX, 23, 24) [[16]]. Que si bien ceci (peut-être) n'est ignoré
de connaissance spéculative et science littérale, il n'est que trop néanmoins
négligé d'expérience et de savoureuse pratique.
N'est-ce
pas [[17]] grande pitié de voir qu'une chose si
sérieuse et concernante de si près le suprême bonheur de nos âmes et la plus
grande gloire de Dieu en ce monde que / la vraie jouissance de sa divine
présence et l'union de son Amour en notre esprit, soit néanmoins tant ignorée
et mise en nonchaloir de ceux-là mêmes près desquels sur tous autres on la
devrait à bon droit rechercher et qui le devraient enseigner aux autres ? Qui
est-ce qui, de fait et d'oeuvre, de cœur et de vérité, peut dire avec le
Prophète : Le Seigneur est ma part, dit mon âme pourtant l'
attendrai-je. Le Seigneur est bon à ceux qui ont espérance en lui et à
l’âme qui le cherche (Thren., 24-25). Et avec le psalmiste : Quelle
chose ai-je au ciel? Et hors de toi, qu'ai-je voulu sur la terre ! Dieu de mon
cœur. Et Dieu est ma part éternellement. Il m'est bon d'être conjoint à Dieu et
mettre au Seigneur Dieu mon espérance !
(Ps. LXXII, 25-28). Que le royaume de Dieu soit en nous (Luc., XVII,
21), que toute la gloire de la fille du Roi soit par dedans (Ps. XLIV,
14), nous l'oyons assez souvent et le confessons de bouche ingénument. /, Mais
ce que cela veut dire et quelles merveilles il comprend en soi, ce sont peu
vraiment qui le goûtent et l'expérimentent. Nous prions tous les jours : Notre Père, qui êtes
ès cieux; Ton Nom soit sanctifié, Ton royaume nous advienne. Mais qu'il
soit au ciel de notre esprit, qu'il doive vivre, avoir son siège, son règne et
plein domaine en notre âme : qui est le sage qui bien l'entend ? Le Prophète
royal fait tant de fois retentir à nos oreilles : Querez le Seigneur et
soyez confirmé : querez sa face continuellement. Le cœur de ceux qui quièrent
le Seigneur s’éjouisse (Ps. CIV, 3, 4). Cherchez Dieu et votre âme vivra
(Ps. LXVIII, 33). Tous ceux s'éjouissent et ayent liesse en loi, qui te
recherchent (Ps. LXIX, 5). De même le Sage : Sentez du Seigneur en
bonté, et le cherchez en simplicité de cœur (Sap., I, 1). Et puis le
prophète Isaïe : Cherchez le Seigneur cependant qu'il peut être trouvé.
Invoquez-le / pendant qu'il est
près (LV, 6).
Qu'il
est aisé de là à colliger qu'il y a donc une façon de chercher Dieu au dedans,
qu'il peut être trouvé en notre âme et qu'il nous y faut exercer pour parvenir
à la vraie jouissance. Pour tout cela néanmoins, qui est-ce qui le prend à cœur
? Ou, qui si bien le cherche comme il faut, qu'il vienne à le trouver, posséder
et en jouir ? Il semble que ce soient choses si périlleuses, si au delà de la
portée humaine et si surpassant tout ce que l'on pourrait espérer de Dieu, que
chacun, argumentant de l'ordinaire des hommes d'aujourd'hui et de la corruption
du siècle présent, (auquel à peine est-il mention de ces choses vraiment
spirituelles), se pense suffisamment excusé s'il
n'aspire à rien de semblable.
Et
toutefois afin que chacun en puisse être capable et personne s'en excuser, ce
même souverain Bien, étant ainsi l'unique but et / objet final de nos âmes,
peut être de nous autres mortels, sous plusieurs et diverses raisons, façons et
motifs, considéré, paraître désirable, recherchable, et vraiment digne de tout
service. Car, comme en son unique et simple être, il est plein de perfections
éternelles, et que tout sujet de vrai bien se retrouve en lui : ainsi notre
appétit, qui est tiré de l'objet conforme à son humeur, a moyen de trouver en
lui toutes sortes de raisons pour être puissamment alléché, ému et comme
doucement forcé à tourner vers lui son désir, selon la portée de sa naturelle
inclination.
Tellement
que les hommes étant extrêmement différents en leur complexion, humeurs et
appétits ; différentes aussi sont les façons dont ils peuvent être émus à rechercher
Dieu et à donner commencement à la vraie vie interne et de / l'esprit. Et Dieu
semblablement se sert de plusieurs moyens, causes et motifs, pour les attirer à
soi : comme celui qui est
A
raison de quoi, cela est la cause que les uns, conformément à leur humeur et
naturelle qualité, seront extrêmement émus et bien portés à Dieu, s'ils se
mettent à considérer d'une part ses merveilleux jugements, les effets de sa
rigoureuse justice et les horribles faits de sa mainforte ; et d'ailleurs, la
multitude, laideur et énormité de leurs péchés. De sorte que par la crainte
qu'ils conçoivent de telles pensées, sont puis après salutairement portés à
retourner à lui, à se ranger de son parti et se soumettre à ses lois et divine
volonté ; et par ainsi la crainte et frayeur sera, pour semblables, la raison
selon laquelle ils seront portés à Dieu et la voie par laquelle ils
commenceront à opérer leur salut.
Les
autres auront merveilleusement à cœur de considérer sa / bonté, miséricorde,
libéralité et amour merveilleux, son excessive piété, son incroyable
condescendance vers nous pauvres exilés de ce monde ; et ne sauront assez se
rassasier de vouloir répondre à telle sienne libérale munificence, par la
réciprocation d'amour et de service, selon leur petit pouvoir. De façon que
l'amour et la sincère affection sera la raison sous laquelle ils s'adonneront
à Dieu et seront portés en son saint service, rapportant à telle humeur toute
autre chose qui, pendant le chemin à Dieu, se présentera de fâcheries,
ténèbres, afflictions, travaux, aridités.
Les
autres ayant été conservés de Dieu en bonne innocence, sortant du monde pour
servir Dieu avec une âme assez pure, et non offusquée des ténèbres ou restats
de péché, n'ont pas aussi tellement perdu la lueur et clarté / du soleil de
justice, que quelque rayon et vestige n'en demeure en leur âme. De sorte que
rentrant au dedans, ils peuvent facilement trouver accès à converser ainsi
mentalement avec Dieu, récupérant peu à peu le sentiment et expérience de sa
désirable proximité par les opérations très intimes que déjà il fait en leur
âme, conformes au commencement qu'il veut mettre là dedans de sa parfaite
future inhabitation. Et ainsi à telle âme, la raison sous laquelle elle sera
portée à Dieu, sera d'amour et d'élévation d'esprit vers ce témoignage
intérieur qu'elle a de ce divin soleil spirituel au sommet de son âme, en
l'adorant en esprit et vérité, et faisant autres actes que telle intérieure
familiarité avec Dieu lui suggère et l'incline, n'ayant besoin sinon d'être
bien instruite en cette négociation interne par négation, abstraction et /
retirement d'esprit de tout ce qui n'est pas Dieu ainsi mystiquement recherché,
afin qu'elle ne vienne à offusquer par autres improportionnés exercices, cette
si bonne humeur et disposition qu'elle a pour ces divins sentiers.
Autres
y a au contraire, qui sont merveilleusement grossiers, remplis d'imaginations,
d'affections désordonnées et autres passions fortes, qui ne leur permettent
aucune paix ou repos qui soit propre pour ces voies-ici mystiques ; ains,
éloignés en la région de dissimilitude, n'entendent à peine rien de tous ces
mystérieux secrets, ne comprenant que ce que grossièrement, par les sens et
imaginations, ils peuvent voir et tâter des mains : leur étant encore beaucoup
si seulement ils se peuvent exercer ès règles et préceptes que l'on donne pour
la bonne méditation, et acquérir en grand travail les vertus / morales :
lesquelles pratiquant fidèlement, ils puissent accoiser le tumulte et désordre
de leurs passions naturelles.
Autres
sont conduits par grande aridité, indévotion et manquement de divine
correspondance sensible, ne sachant de quel côté se tourner pour trouver chose
aucune qui puisse aider pour s'élever en Dieu, ne sachant mieux faire que de
telle pauvreté se contenter et en faisant leur
mieux se consoler de la volonté de Dieu, et, à icelle s'accommodant, en
faire leur exercice et les degrés pour arriver à son amour.
C'est
pourquoi, l'on ne se doit étonner, ains plutôt grandement louer Dieu, que tant
et divers auteurs se résolvent à traiter de ces matières si heureuses de la vie
mystique et interne : les uns traitant de la Volonté de Dieu, les autres de la
résignation; les uns de la / vie purg-ative, illuminative et unitive ; les
autres du Palais d'amour, du Château de l’âme, de la Nuit obscure [[18]], et ainsi quelques-uns prenant un chemin,
et les autres en déduisant un autre. Car puisque l'on est ainsi diversement
tiré de Dieu, et que sous tant de diverses raisons nous le pouvons considérer
et être porté à le chercher et servir, il est donc bien nécessaire que l’un
explique une voie, et l'autre une autre ; c'est néanmoins toujours à un même
but et fin finale, à la jouissance de Dieu même, que l'on nous veut conduire,
mais sous divers motifs ou raisons mouvantes.
Et
ne peut être telle diversité que de grand'aide et consolation aux âmes dévotes
; car, outre ce que par ainsi une même chose reste expliquée en diverses
manières, et conséquemment en est plus éclaircie et mieux anatomisée, ces
diverses façons et différentes / voies découvertes ne peuvent que soulager
celles lesquelles constituant tout leur bonheur à vraiment consacrer leur
travail en la poursuite de ces sacrés sentiers, ne cherchent que les moyens,
les aides et les informations convenables pour, par icelles, parvenir à Dieu :
telles salutaires doctrines leur servant de flambeau pour les éclairer en
l'obscurité de la nuit de leur commencement : donec dies elucescat et Lucifer oriatur in cordibus eorum (II Pet.,
I, 19), jusqu'à ce que le jour commence à luire, et que l'étoile matutinale se
lève en leur cœur.
C’est
oeuvre ici donc, le moindre et le plus simple de tous ceux qui, de cette
mystique et céleste sapience se sont laissées voir, d'un style rude et mal
poli, sortant au jour et à la lumière de l'impression pour satisfaire au désir
de tant et divers qui lui ont envié le repos de son silence, et à la
consolation / de ceux qui, dépêtrés des embarrassements externes, ne désirent
rien plus que de plaire à Dieu, en lui donnant de leurs âmes pleine possession
et jouissance, a pour intention de traiter ici singulièrement la voie d'amour
et d'inclination affectueuse vers Dieu, proposant sous ce bienheureux motif
tout le cours du chemin spirituel à Dieu, montrant par quelle façon l'on y
pourra entrer, le poursuivre, et finalement parvenir à la jouissance du vrai
Esprit de Dieu. Je dis : pour sous ce divin motif, s'acheminer à Dieu ; car
c'est ce que l'on doit desia [déjà] par ce discours avoir remarqué, que
constituant Dieu même pour objet final et but dernier, auquel seul et
uniquement par-dessus tout on doit aspirer, toute autre chose n'est que la
voie, le motif et le moyen par lequel on exerce cette tendance et spirituel
acheminement.
Non
pas / que, pour ce qu'il porte tel frontispice d'amour, il ignore ou estime
moins les autres voies, moyens ou façons dont les autres traités de ce sujet
ont pris leur matière et leur dénomination. Car, bien que tout le long de son
cours, se couvre du manteau d'amour divin, en effet néanmoins et par
concomitance, ce n'est autre que la voie négative, d'abstraction, dénudation et
détachement, non seulement de toute chose terrestre, mais encore de tout ce que
par les sens et raison humaine, se pourrait penser ou former de Dieu en
l'intérieur, de sensible, imaginable, discursif, humain ou naturel (en la façon
à savoir et selon l'intelligence qui sera ci-après déclarée), pour peu à peu
être élevé au surnaturel, infus, divin et céleste. Cet amour croissant et se
divinisant de tant plus que cette fidèle abstraction et négation lui fait voie
et évacue / les puissances de tout ce qui est moins que Dieu. Néanmoins, comme
c'est l'amour fort et la sincère affection vers Dieu qui est le premier et
principal, pour lequel et par lequel telle négation et dépouillement de toute
chose est si diligemment pratiqué, et qu'il est comme le premier mobile,
ravissant après soi tout le reste qui entrevient en cette affaire,
convertissant le tout en sa nature et faisant tout servir à son humeur, c'est à
bon droit que de lui il en reçoit sa dénomination et s'appellent tous Secrets
Sentiers de l'Amour divin. Car même
ceux aussi qui, sous autres titres et motifs, traitent de ces matières,
n'omettent pourtant nullement de toujours renseigner l'âme à l'abri de cet
amour, sachant bien que tout autre effort, pratique et industrie a pour fin de
ramener l'âme vide de toute autre chose, au désir et affection amoureuse vers
Dieu. /
Seulement
faut bien prendre garde que je n'entend aucunement retenir ou attacher l'âme à
un amour puéril, sensible et rempli de douceur ; ains que je la veux conduire à
un amour fort et tel qu'il l'abstrait et dénue des choses terrestres, et de
soi-même, et de tout ce qui est moins que Dieu ; pour, de grand courage et
généreuse fidélité, la convertir vers Dieu et l'attacher à lui par un désir
sincère, vrai, ardent et imperturbable, que, quasi par tout ce traité, je suppose
et requiers ; sans lequel ce serait perdre sa peine que de vouloir conduire une
âme par les états qui ci-après seront déduits. Telle généreuse et mystique
négation de toute chose étant bien vraiment un grand amour, et se pouvant à bon
droit appeler ainsi, car bien que non pas sensible : cela néanmoins ne se
peut poursuivre que par un grand cœur et affection / que l'on ait vers Dieu.
Que si du commencement, la sensibilité y est peut-être conjointe ; comme ce
n'est pas néanmoins ce qui peut contenter l'âme, facilement aussi [elle]
l'outrepasse et s'étend toujours vers Dieu par les opérations de puissances
supérieures, négligeant la sensibilité derrière.
Premièrement
donc, convient savoir que mon intention n'étant pas d'écrire ceci tant pour les
apprentis et commençants seulement, qui premièrement s'introduisent à la vie
dévote, comme plutôt pour les exercités et avançants qui, déjà tous remplis de
leurs premiers exercices de méditation et de la vertu morale, désirent savoir
ce qui reste encore à faire et comme on se peut aider, pour vraiment agréer à
Dieu et parvenir à la perfection, cela est la cause que l'on ne trouvera pas
ici les remèdes ou préservatifs contre les vices et péchés, la / déduction des
tentations et empêchements au service de Dieu, la description des vertus
morales, et autres choses qui appartiennent à la vie active. Vu que de choses
semblables s’en retrouvent des beaux traités en abondance auxquels on pourra
avoir recours. Mais tout mon but étant de traiter des secrets sentiers par lesquels
le divin Amour nous fait cheminer, tandis que recherchons la jouissance du
divin Esprit ; je me suis surtout peiné de pouvoir déclarer par ordre les
degrés et états que l'on trouve, comme on passe de l’un à l'autre, et ce que
chaque degré apporte de touches et opérations divines infuses : sachant que
telles matières ne sont ni si communes ni si particulièrement déchiffrées,
comme ceux qui s'y exercent désireraient bien, pour en être tant mieux informés
et / dûment s'y pouvoir comporter.
En
la première partie donc sont mis aucuns préambules et fondements de la fin à
désirer, de la connaissance de Dieu et de soi-même, de l'humilité, de la
mortification, et puis de l'exercice d'amour, afin qu'ayant une fois mis ces
pièces nécessaires d'être à tout propos supposées, il ne soit besoin d'en faire
tant de fois réitération. Et puis comme il importe extrêmement d'entendre
dûment toute chose, se trouveront quelques avis quasi comme règles communes
pour meilleure intelligence de l'humeur et façon mystique, auxquelles il faudra
souvent recourir, lorsque l'on pratiquera le degré d'élévation, selon que les
fréquents renvois en donnent témoignage.
Mais
en la seconde partie sera traité de tout le chemin d'oraison mentale, depuis le
plus bas jusqu'au / plus haut, selon que par le titre, prologue et sommaire, on
pourra connaître.
Seulement
est surtout bien à remarquer ce que veut dire la grâce et le don de Dieu dont
le chapitre 9 fait mention, comme la fin de tous les premiers précédents
chapitres. Car étant intitulé : De la présence de Dieu selon la façon
mystique, il contient la communication que Dieu fait de son Esprit en la
suprême partie de l'âme, étant lors l'endroit où Dieu commence à lui manifester
réellement et par vraie expérience, tout ce que l'on dit du nouvel et divin
être que la grâce par-dessus notre nature nous apporte pour vivre d'une vie
divine et surnaturelle. Non pas que ce soit encore ici l'état de perfection,
puisque ce titre d'honneur est réservé à l'état d'union expliqué au chapitre
12. Mais que c'est lors la vraie entrée à la connaissance expérimentale des
secrets de toute la vie vraiment spirituelle et divine, à laquelle nous pouvons
être relevés par la grâce, laquelle (comme est encore dit) étant une
participation du divin être, en nous faisant consorts de la nature divine, nous
fait aussi vivre d'une autre vie que de la naturelle et humaine.
Et
voici ce que je veux donner à entendre : que telle grâce de la présence de
Dieu, ne dit pas seulement quelque irradiation d'intelligence divine, ou
quelque infusion de connaissance passagère, par manière d'acte et opération en
l'entendement ; non pas aussi seulement quelque amour infus, sentiments de
douceur, de dévotion, de joie ou consolation en la volonté. Mais dit tout
premièrement un état aucunement permanent et de duration, auquel l'âme est
relevée, pour vivre tout ainsi de la vie de / l'esprit et selon tout ce qui est
de sa suite, de lumière, de connaissance, expérience et inclination vers Dieu :
comme, étant en la nature inférieure, on y vivait, ressentant ses inclinations,
mouvements, et corruptions. Duquel état par après fluent et dérivent les
opérations, fruits, effets, dons, ornements et faveurs divines, proportionnés
et correspondants à tel divin être, et lequel premièrement elles supposent
comme principe, racine et fondement.
En
sorte que si bien les divins touchements actuels et spéciaux ne sont pas
toujours présents réellement, pour, par leur prévention, pouvoir sortir en
actuelle opération, l'âme néanmoins se peut maintenir et se sent de fait aucunement
durablement persister en l'état et vie selon l'esprit, en paix et sérénité,
quiétude et repos, écoutant ce que le Seigneur daignera / parler, c'est-à-dire
opérer en elle. Notre Seigneur ne dit-il pas que si nous l'aimons, il
viendra à nous, et fera sa demeure auprès de nous ? (Joan., XIV, 23.) Cela
signifie quelque permanence et stabilité, et non pas seulement quelque
opération passagère. Tant de fois aussi que l'Écriture fait mention du nouvel
homme créé en justice et sainteté (Ephes., IV, 24), et lequel se renouvelle
en connaissance selon l'image de celui qui l'a créé, de la vie cachée avec
Christ en Dieu (Col., III, 10, 3), de la renaissance au Saint-Esprit
(Joan., III, 5), de la formation du Christ en nous (Gal., IV, 19), que
Dieu demeure en nous et nous en Dieu (Joan., XV, 4) : tout cela donne
clairement à entendre ce que je viens de dire.
Saint
Denys l'Aréopagite semblablement met par exprès ce divin état, comme principe
et fondement nécessaire pour opérer des actions surnaturelles, par la similitude
de l'état / naturel et humain premièrement requis avant pouvoir opérer des
actions naturelles et humaines : Sacrae dilectionis ad divina mandata
facienda principalis omnino progressus est secretissima illa et ineffabilis
prorsus ofteratio qua divinus in nobis STATUS efficitur. Si enim divinus hic
siatus divina nativitas est, numquam aliquid sciet ex iis, quae a Deo tradita
sunt, neque operabitur, qui neque divinum nunc statum consecutus est. Le
principal avancement de la sacrée dilection pour l'accomplissement des divins
commandements, est cette très secrète et ineffable opération par laquelle un
divin ÉTAT est causé en nous. Car si ce divin état est une divine naissance,
celui-là ne saura et n'opérera rien des choses que Dieu nous a mises en avant,
qui n'a pas qacquis ce divin état, et puis [saint Denys] ajoute : An vero nobis quoque ipsis non dicimus,
prius esse necessarium humana vitae statum, / ut sic demum humana possimus
operari ? [Eccl. Hierar. II.] [[19]]
Lesquelles
paroles, bien que dites de l'état divin que Dieu infond en la régénération
baptismale, cela même néanmoins appartient aussi à ces matières-ici que nous
traitons. Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre
chose que venir à l'expérience et jusques aux premiers principes des vérités
surnaturelles de notre foi? En telle sorte que ce que seulement (instruit de la
foi) on croyait être invisiblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la
connaissance pratique. Comme de même lors que, tant de fois par tout ce traité,
nous ferons mention de chercher Dieu, de s'élever à lui, et que nous sommes
tant éloignés de sa présence, ce n'est pas que Dieu ne soit toujours en nous et
qu'en icelui nous ne vivions, / nous mouvions et soyons [Act., XVII, 28]. Mais
comme dit saint Denys l'Aréopagite : Ipsa
quidem (Trinitas) omnibus praesens est : non tamen ei praesentia sunt omnia. Sed cum eam et sanctis precibus et
tranquilla mente et apto ad divinam conjunctionem animo appellamus, tum denique
nos etiam ei praesentes sumus (De
div. nom.,
III). Elle (la sainte Trinité) est bien présente à tous, mais toutes choses ne
sont pas présentes à elle, ains lorsque par prières, et d'esprit tranquille et
disposé à la divine conjonction nous l'invoquons : alors seulement nous lui
sommes aussi présents.
Jaçoit
donc que ce ne soit rien de nouveau que d'avoir Dieu habitant en soi, que
d'être régénéré au Saint Esprit, recevoir ce nouvel être divin et être fait
consort de la divine nature, ou d'opérer selon les principes surnaturels de
grâce, / vu que chacun qui est en état de grâce et en charité, a déjà tout
cela, est élevé à telle dignité et est riche de tous ces précieux dons, c'est néanmoins beaucoup à la façon que nous
traitons et que les auteurs mystiques veulent entendre. Car, pour taire une
infinité d'autres faveurs, dons et grâces spéciales, que Dieu communique selon
son bon plaisir (Ephes., 1, 9) par tout le cours de ces chemins, c'est sur ces
premiers fondements de grâce justifiante avoir si bien édifié que l'on soit crû
en un temple saint au Seigneur pour être un tabernacle de Dieu par le Saint
Esprit. C'est avec les enfants de Dieu être tellement agité, mu et gouverné de
son divin Esprit (Rom., VIII, 14), que, soi-même négligé, on lui ait donné
plein siège, empire et tout pouvoir en soi-même, pour user des puissances,
selon son bon plaisir, sans résistance, / et par ainsi vivre, et non plus
vivre, mais Jésus-Christ avoir vivant en soi (Gal., II, 20), et sa vie toute
cachée en lui (Col., III, 3).
Avec
la grâce justifiante donc on reçoit bien vraiment tous ces joyaux précieux,
mais c'est en un intérieur encore si obscurci de ténèbres internes, du désordre
des passions non réformées, de la nature encore si pervertie par sa corruption,
que ce n'est que par la seule croyance que l'on en sait à parler, la foi
seulement nous l'apprenant.
Mais
ici c'est venir à la vraie expérience de telles choses. Et par même moyen, à la
vraie expérimentale connaissance de Dieu (en laquelle gît la vie éternelle), et
de soi-même (fondement de toute vraie vertu), pénétrant jusques aux principes
des puissances de l'être, des opérations et de la vie spirituelle de notre âme,
et finalement / parvenir jusques à la source fontale de toute grâce, à savoir à
la jouissance de Dieu même par le lien d'amour et opérations surnaturelles du
divin Esprit.
Ce
qui est si grande chose, que, pour y parvenir, il faut subir tous les travaux
et y apporter toutes les diligences, l'abstraction, mort et oubli de toutes
choses, voire et de soi-même encore, que tout ce traité et ses semblables
contiennent. Car avant être confirmé vraiment, et tout transformé en tel divin
être, et jouir ainsi de Dieu en son esprit, il faudra passer par le fâcheux
état de la rigoureuse privation dont le chapitre 10 et son suivant font
mention, qui n'est rien autre qu'une mort spirituelle et terrassement de tout
ce qui est au-dessous du divin Esprit en l'homme, afin que le tout subjugué,
reformé et remis en ordre dû, ce / divin Esprit puisse, comme premier et
principal, vivre, régner et avoir son plein domaine en tout ce petit royaume
interne, ainsi qu'il a au dernier état. Lequel portant titre de la parfaite
union, jouissance et fruition de l'esprit
et amour divin, est lors que l'âme ayant donné place à tel divin effet
en elle, elle se soit tellement négligée soi-même, que le divin Esprit soit
devenu maître, gouverneur, roi et empereur en tout ce petit Royaume interne,
dans lequel il a son siège et le plein commandement sans contredit, dans lequel
son Nom est sanctifié, son Royaume y est advenu, et sa volonté s'y fait sans résistance,
ou, pour le moins faisant, que tout se soumette toujours de plus en plus à. son
divin gouvernement.
Au
reste le style et le langage de tout ce traité étant si bas, si rude et si mal
poli, je puis bien dire avec / l'Apôtre, que je ne viens pas avec excellence
d'éloquence ou de sapience en annonçant ses secrets divins, et que ce
n'est pas en paroles attrayantes de sapience humaine que j'ai appliqué mon
industrie, mais en simple démonstrance de l'esprit et amour divin. Car
bien que c'est pour annoncer sapience entre les parfaits que cet
opuscule est destiné, non pas toutefois la sapience de ce monde; ains de
Dieu en mystères qui est cachée et que la sagesse humaine ne peut atteindre,
mais que Dieu révèle par son Esprit [I Cor., II, 1, 4, 6, 7, 10]. C'est
pourquoi je n'ai rien à craindre, puisque ceci servira seulement pour les âmes
humbles, qui n'ont pas reçu l'esprit de ce monde, mais l'esprit de Dieu, et qui
connaissent comme ces choses sont données de lui. Quant à l'homme sensuel et
mondain, il ne les comprendra pas, ains / lui sembleront folies et ne les
pourra entendre.
Il
y a des matières qui d'elles-mêmes sont si basses et peu relevées que, si
l'ornement des phrases rhétoriques, les bien agencées paroles et le fard du
bien dire ne leur donnent lustre et crédit, elles demeureraient gisantes par
terre en la petitesse de leur estimation. Mais ces matières-ici sont
d'elles-mêmes si divines et relevées, si dignes et agréables aux âmes pieuses,
qu'elles n'ont besoin de fard ni d'habit déguisé pour acquérir du crédit. On ne
trouvera donc ici qu'une simple narration de ces mystérieux secrets divins;
parce que celui qui est vraiment en l'exercitation actuelle d'aucun des états
qui seront expliqués, est si désireux de recevoir seulement adresse et bonne
direction en la course de son chemin à Dieu, / qu'il n'a égard ni au beau son
des paroles, ni à l'art de bien dire, ains seulement au bon éclaircissement des
obscurs passages qu'il vient à rencontrer.
Et
cela est la cause que je me suis tant efforcé de me conformer à ce que
l'expérience apporte d'inclination, d'humeur, de vestiges, d'espèces internes
et façons de parler, que celui qui ne saura que c'est de telle expérience,
estimera peut-être comme jargon inconnu et paroles impertinentes, la façon que
je tiens pour m'expliquer. Semblablement pour cela je me suis tant astreint aux
termes de simple narration, afin de tant plus naturellement dépeindre ces
matières et être entendu des simples, comme des plus aptes à cette sapience
céleste ; que j'ai évité non seulement toute façon doctrinale de théologie ou
philosophie, mais encore toute similitude et / comparaison des choses sensibles
et naturelles, afin de conserver l'âme ès purs concepts des choses vraiment
internes, selon les espèces, idées, énigmes et vestiges que ces mystiques
secrets impriment en l'intérieur, et qu'elle n'ait occasion de se distraire en
sa simple pensée, sous ombre de ces similitudes. Quoi tout, combien il importe
et comme cela répond à l'humeur de cette voie, le savent ceux qui suivent le
chemin de négation, et qui toujours s'abstraient des choses sensibles et
imaginaires, pour tant mieux passer aux opérations pures de l'esprit. /
[Suit
une TABLE DES CHAPITRES CONTENUS EN CE LIVRE que
nous omettons. Puis :]
O
quam parum agnoscis quid operetur Altissimus in veris solitariis, quos
abscondit in abscondito vultus sui a conturbatione hominum, et protegit eos a
contradictione linguarum, quos ducit in solitudinem ut loquatur ad cor eorum,
quorum mentes praestringit, et ducit eas ad gaudia silentii, ad diem qui est
sine tumultu, in regionem lucis immensae, ad mysticas visiones, et theoriae
contemplationis sinceritatem, it ut in sanctae Deitatis, in aeternae Veritatis
abyssum demersi, supernaturales fidei veritates, et ordinem credendorum
ecclesiasticaeque hierarchiae ineffabiliter clarius ac arctius intueantur quam
ex scholastica noticia conspici queat. Nonne fortius est lumen gratiae quam naturae ;
illuminatio quam exercitatio ; supernaturalis inspiratio quam scholastica
disputatio ? etc. Non ergo despiciat talium
scripta ac monita. Haec Dionysius.
Ames dévotes, on réimprime ce livre, c'est
nécessité. Pourquoi? (direz-vous). A cause que les copies de la première
impression manquent; et d'ailleurs on entend que le livret a fait grand profit
des âmes dévotes tant de religion que / du siècle. Pourtant toutes fois, qu'on
pourrait proposer des doutes pour vous en dégoûter, il vaut mieux de les
résoudre ici familièrement et tout à la bonne foi. Vous demanderez donc :
1. Toute sorte d'âmes sont-elles capables de
pratiquer et goûter le contenu de ce livre? Réponse. Oui, moyennant qu'avec grande
humilité tout simplement elles tâchent de faire par ordre comme il enseigne ;
et ce, avec liberté de cœur se confiant en la toute bonté de Dieu.
2. En quoi consiste la bonté et le fruit
spirituel de ce livre pardessus les autres? Réponse. En ce que faisant avec
persévérance et de bon cœur comme il dit, vous viendrez à expérimenter que
votre amour et désir vers Dieu s'augmentera peu à peu, et Dieu vous visitant et
tirant miséricordieusement / par les traits de sa grâce pourrez parvenir à
l'union amoureuse avec lui ; et à mesure que cette approche de Dieu se fera par
la simplicité d'affection et recueillement de votre cœur, ensemblement
expérimenterez une vraie mortification et éloignement de toutes créatures, avec
une grande paix intérieure, pleine des richesses de l'Esprit divin; et votre
vie naturelle deviendra divine. C'est donc un livre merveilleusement bon.
3. N'y pourrait-il point bien avoir des abus
à pratiquer ce livre? Réponse. Non : car il va même par ordre, découvrant les
abus, pour, en les évitant, tant plus purement et facilement se joindre à Dieu.
Laissons là les malveillants s'abuser et se moquer des choses de Dieu, ils en
seront un jour grièvement punis. /
4. Que ferons-nous si les confesseurs, soit
séculiers, soit religieux, voulant être nos directeurs viennent à nous
déconseiller et réprouver ce livre? Réponse. Vous apaiserez votre conscience en
ce qu'on y a suffisamment pourvu selon l'ordonnance de l'Eglise, par les
approbations mises au commencement du livre, données par gens et docteurs
séculiers et religieux d'autorité, science, conscience et expérience. Ne
craignez donc point. Pourtant toutefois que plusieurs confesseurs et directeurs
épouvantent les âmes sur ce livre, avec des apparentes raisons, voici que nous
y satisferons s'il plaît à Notre-Seigneur; et partant, vous me demanderez :
5. Qu'en penserons-nous si on nous oppose
que les choses de ce livre sont trop hautes et surpassent notre pouvoir,
capacité, / intelligence, et notre petit esprit? Réponse. Le livre contient
deux sortes de choses, à savoir pratique et grâce infuse : quant à la pratique
pour les commençants, elle n'est pas trop haute, ni elle ne surpasse point
notre capacité, car ce n'est autre chose que la méditation, de laquelle il est
traité en la seconde partie au deuxième et au troisième chapitres : lisez bien
ces deux chapitres. Et puis cette même pratique se tourne peu à peu en
aspirations, c'est-à-dire, on tâche d'élever son cœur après Dieu au dedans de
notre âme en le désirant, comme il est enseigné au quatrième chapitre qui
traite de la vraie élévation d'esprit, que vous lirez dévotement pour faire à
votre mode comme il dit. Remarquez donc bien que ce livre contient ces deux
choses : pratique et grâces; or quand / quelqu'un vous oppose que les choses de
ce livre sont trop hautes et par-dessus votre capacité ; cela n'est pas vrai de
la pratique, à savoir méditation et aspiration, puisque les commençants mêmes
les peuvent pratiquer et facilement. Si par ces choses trop hautes, vous
entendez parler des dons et grâces que ce livre raconte être de Dieu versées et
communiquées à l'âme en suite de la pratique des méditations et aspirations
susdites : elles ne sont pas trop hautes pour les acquérir, et obtenir, de la
bonté et miséricorde de Dieu, par voie de demande et amoureuse prière,
c'est-à-dire, se comportant en la méditation et aspiration, comme le livre
enseigne aux chapitres susdits.
6. Quand on entreprend humblement de méditer
et aspirer / après Dieu, comme le deuxième, troisième et quatrième chapitres de
la deuxième partie de ce livre enseignent, Dieu n'a-t-il pas coutume
d'ordinaire de communiquer des dons et grâces grandes, en l'âme du priant ou
aspirant? Réponse. Oui, à qui tôt, à qui
tard, à l'advenant de notre diligence.
7. Ces dons et grâces-là est-il besoin de
les savoir et d'entendre ce que c'est devant les avoir ? Réponse. Non. Même
quand on médite ou aspire après Dieu intérieurement, celui-là fait le mieux et
arrive plus tôt à trouver Dieu lequel y procède le plus simplement, sans
s'amuser à imaginer ni dons, ni grâces ; puisque c'est Dieu seul que l'on aime
et désire
8. Désormais que répondrons-nous aux
confesseurs qui nous / diront que ces choses sont trop hautes ? Réponse. Il
faut laisser dire et ne rien répondre : c'est assez que vous voici assuré que moyennant
que méditiez, aspiriez et éleviez votre cœur vers Dieu, comme ce livre enseigne
aux trois chapitres susdits, sans vous mettre en peine de passer aux grâces à
venir que Dieu veut mettre dans vous, vous allez bien.
9. Oui, mais ces grandes communications,
dons et grâces que Dieu donne en l'oraison à l'âme dévote surpassent la
capacité de notre entendement? Réponse. Il est vrai ; aussi n'est-il pas besoin
de les entendre pour y pouvoir prétendre et les recevoir quand Dieu les
donnera. Non plus que tous les chrétiens ne sauraient ça-bas comprendre la
gloire qui les attend en. paradis, et cependant par le
commandement / de Dieu, ils y prétendent en croyant, espérant, aimant et
faisant des bonnes œuvres. Dites-moi un peu qui c'est de nous qui saurait avec
la capacité de son esprit naturel comprendre comment Jésus-Christ est vraiment
présent en
10. Oui, mais ces grâces et lumières
intérieures surpassent nos mérites et nos propres forces naturelles pour les
pouvoir atteindre et acquérir? Réponse. Il va ainsi; pourtant est-ce que nous
prenons la voie et le métier de mendicité et d'oraison, et que confessants que
nous sommes pauvres et indignes, nous obéissons à Dieu qui nous appelle et nous
commande de le prier, disant que si nous demandons il donnera, si nous frappons
il nous ouvrira. Grâces à Dieu donc, que ce que ne pouvons nullement avoir par
nos forces naturelles ou mérites, en le lui demandant amoureusement il / nous
le donne par sa bonté et miséricorde. Ne vous laissez donc plus décourager par
ceux qui disent que ces choses sont trop hautes et surpassent vos forces et
capacités.
IL
n'y a si petite science, art ou façon de vivre en ce monde, qui n'ait sa fin,
son but et sa prétention finale à laquelle elle aspire, aboutit et termine, et
à proportion de laquelle elle procède par ordre en l'embrassement des moyens,
jugeant de leur bonté, dignité 2 [[21]] ou nécessité, selon la proximité et
rapport, médiat ou immédiat, qu'ils ont à telle fin. En faveur aussi, et pour
l'amour de laquelle, l'on ne fait difficulté de subir en tel art ou science,
tous les travaux, peines et fatigues nécessairement annexés à l'acquisition de
tel but ou fin finale. Et comme nous opérons tous pour quelque fin, [~m13] [[22]]. Aussi la vraie et sincère connaissance
que nous avons de quelque bien final, le désir conçu et la ferme résolution
prise pour le nous acquérir, est si efficace pour gagner nos cœurs, enlacer nos
esprits et captiver nos volontés, que, du désir d'obtenir ce que nous nous
sommes ainsi proposé pour fin, nous sommes encore courageusement poussés à
embrasser les moyens qui sont pour nous en pouvoir apporter la jouissance ; de
sorte que l'ordre des choses en cet endroit, requiert que la fin et but que
désirons, nous soit le premier en connaissance et appréhension, quoique dernier
en jouissance et acquisition ; à ce que telle fin bien prévue, préméditée et
bien connue, elle puisse inciter à nous mettre en oeuvre, argumentant des
moyens nécessaires, des choses à faire ou laisser, embrasser ou fuir, selon
l'exigence d'icelle, puisque c'est la fin laquelle donne 3 règle, mesure et
quantité à tous les moyens, chacun d'iceux ayant autant de bonté ou prééminence
selon le rapport qu'il a à telle fin. De façon qu'il importe extrêmement, dit
saint Augustin, de clairement et tout à découvert connaître la fin que l'on
prétend en toute chose, afin que de la connaissance de sa beauté, le désir
conçu de son acquisition puisse tant plus efficacement mouvoir à subir tout tel
travail qui sera annexé à la dite acquisition (Lib. de Ordine, l. I, n° 3). Ainsi voyons-nous que quiconque
entreprend quelque voyage, s'il est sage, il n'ignore pas le but auquel il
tend, ains sait tout premier le lieu et le terme final de son voyage. Et, pour
ce, ne s'en va pas errant et vagabond, suivant sans ordre ni discrétion tout
tel chemin que premier il rencontre, mais ayant quasi toujours devant les yeux
de l'esprit le même lieu et terme final, entre tant de chemins à dextre ou à
senestre, choisit ou s'enquête de celui lequel pourra plus vitement le conduire
à la fin désirée.
Vous
donc, ô âme dévote, qui déjà vous êtes mise au chemin de la perfection et
[que,] désireuse de cette Sapience céleste, déjà je vois courir à grands pas
[~m14] la voie des commandements de Dieu, voire courageusement 4 entreprendre
les desseins plus généreux qui puissent être ici en terre, à savoir la victoire
de vous-même, la mort de toute passion désordonnée, le rejet des aises et
contentements du monde. Quel est votre but? Quelle fin prétendez-vous?
Qu'espérez-vous? Et enfin à quel terme final aspirez-vous? C'est ce que je
désire surtout vous mettre en l'esprit, ici tout au commencement de ce traité ;
savoir que n'ignoriez point, ains vous vous proposiez souvent le but et la fin
qu'il faut prétendre, espérer et poursuivre en ce chemin. D'autant que cette
fin est si noble, si divine et tant désirable, que la seule considération de sa
noblesse est très efficace pour nous attirer au désir de son acquisition ; nous
faisant pour son seul respect négliger tout ce dont on fait tant de cas en ce
monde, la préposant [[23]] aux Sceptres, Règnes et Empires, comme
choses de néant en comparaison d'icelle ; pour autant encore que, comme est
dit, c'est selon l'exigence de la fin prétendue qu'il faut régler, modifier et
compasser [[24]] tous les moyens que l'on embrasse pour y
arriver, faisant d'iceux plus ou moins d'estime selon que, plus ou moins, ils
nous y aideront et se rapporteront 5 à telle fin. Et ne prendre pas bien garde
à ceci, est une des occasions entre les autres qui retardent tant d'âmes
dévotes de profiter, s'avancer et arriver au sommet tant désirable de la
perfection, s'occupant plus qu'il ne serait expédient à plusieurs choses qui
n'ont pas un immédiat rapport [m15] à cette fin.
La
fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs
de l'esprit, c'est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par
l'aide de la divine grâce, laquelle nous relève tellement peu à peu à la
connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vraie
acquisition, jouissance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien
(présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction
de notre esprit à sa Divinité et par un embrassement d'amour, possession,
tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit ; embrassant ce bien
souverain par un lien d'amour communiqué d'en haut, si étroitement que par
icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents,
tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un 6 amour et un vouloir.
Et
c'est ici la fin pour laquelle Dieu a créé ses créatures raisonnables, que de
pouvoir prendre ses délices, ses ébats, et faire son bon plaisir en elles, leur
découvrant ses amours [~m16][[25]] singulières, sa dignation [[26]] infinie et sa condescendance quasi
incroyable, par ses gracieuses visites et communications de ses grâces, leur
conférant mille dons et faveurs célestes. Et surtout afin de se donner soi-même
du tout à elles, chacune en particulier, les faisant jouir de son immédiate
présence, amour et union, au plus intime de leurs âmes.
Lors
donc que nous serons arrivés à cette fin, que notre esprit sera ainsi uni, lié,
conjoint et adhérant à cet amour infini, et que nous serons faits un même
désir, même amour et volonté avec Dieu, ce sera lors et non devant[27], que notre cœur trouvera son vrai centre et
repos tant désiré, et enfin son vrai et parfait contentement. Car c'est ici en
quoi consiste la noblesse et perfection de notre âme, que d'avoir été créée de
Dieu capable d'un si grand bien ; et laquelle partant ne sera jamais remplie,
contente, ni assouvie, jusques à ce qu'elle [m17] soit comblée de son Dieu, son
Seigneur et son souverain bien. Quand 7 sera-ce donc que nous jouirons d'une si
heureuse fin ? Et qui nous fera un si grand bien, ô Seigneur Dieu, que nous
soyons à jamais possédés de votre divin Esprit? Et qui me donnera ce bonheur (ô
mon Dieu, mon cher Amour!) que je jouisse de votre divine présence, amour et
union en mon âme ?
Or
ne disons pas que ce sont choses trop hautes, périlleuses et extraordinaires;
que ceux-là sont peu qui sont nés pour ces choses si rares : car ceci n'est
impossible sinon aux lâches de cœur, aux gens sans courage, qui ne se veulent
appliquer à la recherche, ni veulent employer le travail nécessaire, ains
[mais] se laissent emporter par les vanités de ce monde, par les plaisirs
sensuels, [m18] commodités du corps, libertés et alléchements[28] de la nature corrompue. Car Dieu le désire
donner à celui qui fidèlement s'exercera en son divin amour, qui le désirera et
cherchera en vérité de tout son cœur : Je suis, dit-il, à la porte et
je heurte, attendant si quelqu'un me veut ouvrir; à celui qui me donnera
entrée, je viendrai et ferai un banquet avec lui en son cœur (Apoc., III,
20). Ouvre-moi, m'amie, ma sœur, ma colombe, dit-il ailleurs ; car ma
tête est toute chargée de la rosée du matin, et mes 8 cheveux tous mouillés des gouttes de la nuit (Cant., V,
2), tant il y a longtemps que je suis ici attendant. Car mes délices sont
d'être avec les enfants des hommes (Prov., VIII, 30). Paroles si
heureuses ! dignation de Dieu si grande ! bénéfice si incomparable ! que
cela seul nous suffirait pour nous ravir le cœur en son divin amour, si nous
considérions bien en nos oraisons une si grande bonté.
Ne
voudriez-vous pas donc vous résoudre de [m19] poursuivre un bien si
grand ? une fin si heureuse ? Y voudriez-vous
épargner quelque chose? Auriez-vous peur d'entrer en un chemin si agréable?
Non, nullement. Dites donc à ce grand Dieu d'amour infini : Mon Dieu ! ma seule espérance ! cher amour de
mon âme ! vous, soyez ma part, ma portion et mon
héritage à jamais, je ne veux, mon Dieu, désormais autre richesse, autre trésor,
autre attente que vous. Car vous possédant, j'aurai tout bien, vous aimant, je
serai en vous et vous en moi, me remplissant de vos grâces. Et puis que votre
bonté est tant démesurée, votre dignation est si grande, que vous daignez bien
habiter en moi et me rechercher de mon amour, je veux au moins en réciproque vous
aimer de tout mon possible, et à cette fin, je ferai de mon 9 âme un Palais
royal [m20] ; je ferai de mon cœur un lit d'amour et de délices, un cabinet de
vos plaisirs et contentements, où vous puissiez venir célébrer les épousailles
sacrées avec mon âme. Je me remplirai d'un amour si ardent vers vous, et
m'unirai si fort à vous, que votre amour sera la vie de mon cœur, la joie de mon
esprit et le paradis de mon âme.
Certes,
si ayant quitté le monde et tout héritage terrestre, nous n'avons pas néanmoins
à cœur l'acquisition d'un si grand bien, et que ne faisons état de correspondre
à une bonté si appareillée pour se diffondre [[29]] et nous communiquer ses grâces, que
cherchons-nous ? que voulons-nous donc? de quoi remplirons-nous notre cœur? où
se porteront nos désirs et nos pensées? Non est vestrum, dit saint
Bernard, circa communia languere praecepta, neque solum attendere quid
precipiat Deus ; sed quid velit, etc. Alliorum est enim Deo servire, vestrum
adhoerere ; aliorum est Deum credere, scire, amare, revereri vestrum est
sapere, intelligere, cognoscere, frui [[30]] (Ep. ad frat. de Monte Dei, II). Y
a-t-il chose au monde plus heureuse que pouvoir dire : Qui creavit me
requievit in tabernaculo meo [[31]] (Eccli, XXIV, 8)? Or sus donc; le désir
vous est-il venu de rechercher la jouissance tant désirable de l'amour divin,
de la (10) présence de Dieu en votre âme ? Ne désirez-vous que de savoir
brièvement quelques moyens qui seront pour vous y conduire ? Voci en peu
de paroles, et très simples, aucuns [[32]] points plus principaux, qui vous seront en
cet endroit nécessaires.
Souvenez-vous
en premier lieu, et que ceci soit le fondement de tout, de bien et efficacement
ressentir quel et combien grand est le Seigneur de qui vous recherchez la grâce
; et d'autre côté, quelle est votre petitesse et indignité. Il ne faut pas que
vous mettiez jamais en oubli cette humble reconnaissance de ce qu'en vérité
vous êtes, à savoir petit vermisseau de terre, inutile au monde, propre à rien
plus qu'à offenser Dieu et faire le mal ; vous anéantissant tant que
pourrez en votre estimation propre, vous tenant en vérité la plus indigne
créature [m22] et la plus inutile de toutes celles qui sont au monde. Au
contraire, vous 11 devez avoir une si grande estime de Dieu que vous croy[i]ez
assurément qu'il est ce grand Dieu infini, devant lequel toutes les puissances
célestes, les anges, saints et bienheureux au ciel, tremblent en lui faisant
service, reconnaissant que tout ce qu'ils sauraient faire, n'est rien en
comparaison du service, gloire et honneur infini dont il est digne, et sera à
jamais au siècle des siècles. C'est cette grandeur infinie de Dieu d'un côté,
et le rien que toute créature est au regard d'icelle, profondément considéré
et efficacement ressenti, qui a fait tous les saints si humbles, même la
glorieuse Vierge, devant le trône de cette infinie grandeur. Et vous donc
aussi, en la connaissance de votre petitesse et indignité, tenez-vous en sa
présence, traitez avec lui, demandez-lui son amour, sa grâce et
l'accomplissement [m23] de son bon plaisir en vous, avec une intime, profonde
et infinie révérence, formée par un abaissement intérieur de votre âme
au-dessous d'une si sublime grandeur.
Que
si davantage à la considération de votre petitesse vous ajoutez encore l'injure
et l'offense faite contre Dieu par le péché, qui pourra
jamais comprendre comme vous êtes 12 vous-même anéanti, avili et rendu du tout
pire que rien ? Entre Dieu et vous, quelle proportion y a-t-il ? Et cependant
avoir osé enfreindre ses lois, contrevenir à ses commandements, mépriser sa
volonté pour faire la vôtre ? C'est d'ici que le péché est un mal tel et
si grand, que c'est le souverain mal du monde et le malheur par-dessus tout
malheur, n'y ayant rien de plus à craindre que le péché, pour être en extrême
abomination devant Dieu. Aussi vaudrait-il mieux perdre [m24] tous les biens du
monde, que de consentir au péché; et toute créature serait prête à toute heure
à se venger contre nous du tort que nous avons fait à Dieu en l'offensant, si
sa bonté ne l'empêchait.
C'est
pourquoi le fruit que nous devons retirer de ceci est que nulle peine, tourment
ou déshonneur, nous devrait être fâcheux à supporter, si nous considérions bien
l'importance de l'injure que nous avons faite à Dieu par le péché; ains
devrions-nous désirer que toute créature nous traitât mal, nous méprisant et
nous donnant mille fâcheries, afin qu'ainsi il nous fût rendu selon nos
démérites. Voire nous devrions penser que jamais on ne nous pourrait faire
aucun tort ou injure, 13 estimant tout supplice ou tourment moindre à ce que
méritons, disant avec le saint homme Job 33 : Peccavi et vere deliqui, et ut
eram dignus non recepi [[33]][Job, XXXIII, 27]. Le fondement donc et
l'origine de toute perfection, la racine et commencement de toute vertu, c'est
cette vraie et sincère connaissance de notre petitesse, néantise et vilité [[34]]. De laquelle d'autant que puis après
procède immédiatement la vraie humilité, vertu tant renommée et nécessaire, sans
laquelle on ne peut parvenir à Dieu, ni à la réception de ses grâces, nous
descendrons ici à traiter de cette vertu, de sa nécessité, de ce que c'est, et
des moyens pour l'acquérir.
La
première règle et leçon en l'école de Jésus-Christ notre Seigneur, est la vertu
d'humilité, le mépris et rien-estime de soi-même, prononcée par sa bouche
sacrée et contenue sous ces paroles si claires, si sérieuses et tant
importantes : Nisi efficiamini sicui parvuli, non intrabitis in regnum
cœlorum (Math., XVIII, 3). Si ce n'est que, par humilité et rien-estime de
vous-mêmes, 14 vous deveniez petits comme enfants, jamais vous n'entrerez au
royaume des cieux. Selon quoi, la chose nous est de si grande importance que,
sans humilité [m26], nous ne pouvons aucunement agréer à Dieu, et que sans
icelle il n'y a chemin qui nous puisse conduire au ciel : étant l'origine, le
fondement et la conservatrice de tout bien, laquelle tous les saints qui sont
maintenant bienheureux, ont embrassé comme première règle et leçon en l'école
des vertus.
C'est
pourquoi aussi, c'est un doute tout résolu, c'est une croyance tout avérée, que
si jamais nous voulons arriver à quelque degré de perfection ou de grâce en ce
monde, ou de gloire en l'autre, il faut nécessairement de toute nécessité, que
nous devenions petits par humilité, petits en nos yeux, petits nous présentant
devant Dieu, et petits encore devant tout le monde ; nous reconnaissant en
vérité, sans feintise [[35]], n'être rien que petits vermisseaux de
terre, serviteurs inutiles, indignes de la terre qui nous soutient, du pain que
nous mangeons et de l'air que nous respirons ; estimant tout autre meilleur que
nous ; nous comportant avec un chacun, quoique vil et abject [m27], avec toute
douceur, modestie et bénignité ; secourant 15 au reste de notre service le
prochain en toutes ses nécessités, selon notre pouvoir, comme n'étant nés que
pour servir à tous. Autrement comment oserons-nous jamais comparaître en la
présence de ce grand miroir et exemplaire de toute humilité, notre Rédempteur Jésus-Christ,
en sa Crèche, en sa Croix et ès autres mystères de sa vie ? Comment
oserons-nous retourner la seconde fois en la présence de cet excès d'humilité
par la méditation dévote sur ces sacrés mystères, si nous ne voulons nous
conformer à ce qu'il nous y montre.
C'est
à la vérité chose digne de merveille que les hommes étant si différents en
leurs complexions et appétits, les uns désirant le chaud, les autres appétant [[36]] le froid, les uns l'amer, autres le doux,
ils se sont néanmoins si bien rencontrés au désir d'être toujours quelque
chose, n'y ayant si petit ni si grand, si pauvre ni si riche, si vieux ni si
jeune, qui ne sente en son cœur un certain appétit et désir d'être toujours en
quelque estime auprès du monde [m28], chacun voulant apparaître plus qu'il n'est,
chacun voulant défendre ses opinions sans céder à personne, chacun voulant
commander et personne obéir ; et ainsi n'y ayant celui qui ne veuille toujours
être quelque chose ; 16 ou certes pour le moins en demeure-t-il toujours
quelques vestiges, quelque restat [[37]] ou quelque espèce de ceci, quel grand
désir que l'on ait du contraire; n'y ayant lieu, temps, état ou personne, où
cette maudite superbe et semence d'orgueil ne veuille toujours pulluler,
produire et faire sentir ses pernicieux effets.
N'est-ce
pas merveille que, même au service de Dieu, au mépris du monde, en l'abnégation
de soi-même, même en l'humilité, nous ne sommes pas garantis de cette maudite
engeance? La famille même des Apôtres de Notre Seigneur ne s'en est pu
affranchir ; les uns ayant appété les premiers sièges entre eux, et les autres
disputant quel d'entr'eux [m29] était le plus grand ; et quelle famille devait
être plus affranchie des ravages et dégâts de cette furie infernale, que la
famille du Sauveur? Et quelles personnes devaient être plus dessaisies de cette
passion, que celles que le Sauveur avait choisies pour servir au monde
d'exemple et de miroir de pauvreté, d'humilité et de mortification? Et
cependant elle a bien osé lever les cornes. Grand cas [[38]] ! Ils avaient dit adieu au monde, avaient
abandonnés toute chose, et cependant encore ils pourchassent les primautés et
dignités entre eux.
C'est
pour nous apprendre combien grande occasion nous avons de veiller 17 bien sur
notre garde, puisque nul n'est assuré des embûches de cette mauvaise racine
d'estimation de soi-même et désir de grandeur. Et quelle merveille si nous,
fragiles et pauvrets, en sommes agités, puisque les colonnes mêmes du Ciel en
ont été ébranlées ? Saint Chrysostome a grande raison de dire [[39]] que l'on en trouve plusieurs qui mépriseront
bien les richesses, rejetteront les voluptés, mais que le nombre de ceux est
bien petit, qui refusent les honneurs et dignités, et qui n'aient en leur cœur
je ne sais quoi de reste d'appétit d'être quelque chose devant le monde. C'est
donc ici la première leçon que Notre Seigneur nous donne en son école que
l'humilité et le rien-estime de nous-mêmes ; mais aussi c'est le dernier
conflit auquel nous devons faire preuve de la valeur, constance et magnanimité
de notre courage au service de Dieu, que de subjuguer, terrasser et anéantir en
[m30] nous ce désir de gloire, d'honneur et d'estimation de nous-mêmes. Et rien
ne nous servirait de nous être convertis à Dieu de notre vie mondaine, des
plaisirs de la chair, de la vanité des richesses et de tous les contentements
du monde, si néanmoins en notre solitude, en notre vie retirée, nous nous laissons
gagner à cette maudite engeance d'enfer par l'estimation de nous-mêmes. 18
Si
même Dieu n'a pas pardonné aux anges qui ont voulu s'élever par dessus
eux-mêmes : toi, petit vermisseau, dit saint Bonaventure, que penses-tu
devenir ? Ils ne firent, ils n'opérèrent rien, seulement ils conçurent
l'orgueil en leur esprit ; et néanmoins en un moment, en un clin d'cœur, ils
sont tombés irréparablement et précipités du ciel aux enfers. Que si la superbe
a pu priver de la grâce de Dieu un ange de si grande vertu, illustré de tant de
prérogatives et décoré de tant d'honneur, qu'il était la première et la plus
noble de toutes les créatures que Dieu avait faites [m31], l'ayant rendue la
plus malheureuse, la plus laide et difforme que jamais se pourrait imaginer; et
que sera-ce de toi, poudre et cendre, si tu t'enorgueillis ? Credo, dit saint Bonaventure, quod tam spectandum Monstrum divinae severitatis
in Angelo nobilissimo infirmis nobis proposuit et ostendit Deus, ut addiscamus
quantum odit peccatum, et maxime superbiam, quod pro uno motu cordis,
nobilissima creatura omnium creaturarum, aeternaliter et sine spe venia est
damnata, etc. Quod si Deus non pepercit nobilissimo Angeto superbienti; quid
erit de vilissimo cinere et abjectissimo in altum se extollente? etc.[[40]].19
C'est
pourquoi Discite a me, dit Notre-Seigneur, quia mitis sum et humilis
corde [[41]]. Apprenez de moi que je suis doux et humble
de cœur. Et si vous demandez quel profit vous reviendra d'apprendre de lui
cette sainte humilité : parce, dit-il, que vous trouverez la paix et repos de
vos âmes, ce bien tant désiré de chacun que la tranquillité d'esprit. O sainte
humilité! Tu es la clef de la perfection, la porte de paradis et le siège de la
divine grâce. Et n'y a autre raison pourquoi nous ne savons parvenir à rien,
pourquoi le chemin nous est rendu si loin, sinon parce que nous ne savons tout
à fait nous laisser nous-mêmes. Si en une chose nous nous laissons, soudain
nous nous retrouvons en une autre, tant nous sommes enclins à nous-mêmes. Et
néanmoins, autant que serons fidèles en ce point, autant profond
pénétrerons-nous au chemin qui nous conduit à Dieu. Disons donc en peu de mots ce
que c'est d'humilité, et comme on l'acquiert.
C'est
un ressentiment de soi-même, qui anéantit, abaisse [m32], et approfondit la
personne en la présence de Dieu quant à l'intérieur, et aussi 20 devant les
hommes quant à l'extérieur.
C'est
une vertu qui fait joyeusement et volontairement embrasser toute injure,
mépris, correction, rude traitement et confusion de soi-même, avec autant de
contentement que ceux du monde font les honneurs et les richesses.
C'est
une destruction totale de l'amour propre, du propre honneur, de tout appétit de
louange, faveur et caresse des hommes.
C'est
un abaissement et déjection de soi-même sous les pieds de toute créature, quoi que
vile et déprisée, provenant du peu d'estime de soi-même, faisant converser volontiers
avec pauvres, gens de petite sorte, condition roturière et semblables, que les
grands de ce monde dédaignent et dénient voir seulement le regard.
C'est
cheminer en vérité devant Dieu, se tenant toujours au rang de créature pauvre,
nue et destituée de tout bien de grâce, sinon en tant que sa Majesté divine est
servie de lui impartir, non pas pour ses <dé>mérites [[42]], mais selon la grandeur de sa bonté ; pour
ce ne s'attribuant rien que tout défaut, manquement et imperfection, mais de
Dieu reconnaissant tout bien.
C'est
un petit sentiment, ou plutôt rien-estime de soi-même, nonobstant 21 tout tel
don de grâce, ou faveur singulière que Dieu lui vienne à communiquer, ne les
extollant [[43]] pas au dehors devant les hommes, ni ne les
admirant par trop au dedans, pour s'en complaire en soi-même.
Se
persuader entièrement que jamais personne ne pourra assez nous contemner [[44]], confondre, ni affliger tant que méritons.
Ne
se point soucier [m33] si on est honoré ou méprisé, s'imaginant comme mort
duquel on n'a plus de mémoire, ou bien comme ce qui vraiment n'est rien.
Ne
se faut jamais excuser ni justifier soi-même, lorsque l'on est repris ou accusé
de quelque chose que toutefois l'on n'a pas fait; mais supporter le tout
courageusement, se réjouissant au pâtir et souffrir pour l'amour de notre Seigneur,
sans se plaindre ni lamenter à personne.
On
doit prendre plaisir à faire les oeuvres viles et abjectes, selon même la
volonté d'autrui comme choses qui lui conviennent le plus.
Il
faut abhorrer toute vaine gloire, ostentation et complaisance de soi-même, tout
honneur et caresse du monde, désirant (22) plutôt de n'être su, connu, ni
caressé de personne.
Sur
tout il faut être bien aise d'être repris, corrigé et puni de ses fautes, sans
les excuser, cacher, ni amoindrir ; ains plutôt les manifester. [m34]
Et
pour comble de tout, il faut être content que l'on pense que tout ce que l'on
endure, c'est mal volontiers, avec beaucoup de secrète impatience et avec
désirs de se venger, quoique l'on en ait le cœur bien éloigné.
Il
est aussi fort bon d'avoir souvent en son cœur ces pensées : Je ne suis rien,
je ne vaux rien, je ne fais rien de bien, je suis serviteur inutile. Il n'y a créature
qui ne corresponde mieux à Dieu selon la grâce qu'elle a reçue et qui ne le
serve mieux en son état que moi. Si celui qui est maintenant le plus malheureux
au monde, avait reçu autant de grâces et commodités que Dieu m'a données, il le
servirait mille fois plus fidèlement que je ne fais. Et par ce moyen, l'on
obviera aux pensées d'estimation de soi-même. [m35]
Celui
qui se met ainsi soi-même au dernier lieu et s'abaisse sous toutes choses,
comme je viens de dire, est facilement garanti de tout trouble, inquiétude et
mécontentement en tout 23 ce qui pourrait arriver. Car se déjetant et
méprisant ainsi, on ne le peut mettre plus bas qu'il ne se met soi-même. Et
pour ce, si on lui fait toutes les traverses du monde, il lui semblera n'être
le tout, rien au regard de ce qu'il mérite ; et ainsi rien ne lui apportera
mécontentement. Lui dit-on injures, ou bien sait-il que l'on dit mal de lui :
cette sainte humilité lui apprendra à penser que si ceux-là savaient (comme il
fait) les misères que lui font ressentir ses passions, ses inclinations
vicieuses, propre volonté et semblable engeance de péché, qu'ils en diraient
encore davantage ; et ainsi ne s'émouvra de rien. Êtes-vous donc peu estimé,
méprisé ou rejeté de celui-ci ou celui-là, de plusieurs, ou même de chacun ? vous mortifie-t-on ? chacun en
a-t-il à vous? Courage : Sic itur ad astra. C'est là le plus court et
assuré chemin pour aller à Dieu que pourrez désirer. Y aura-t-il bien au monde
chose batante[45] pour nous détourner ou retarder la
poursuite du bien que désirons ? pour nous séparer, dit l'Apôtre, de l'amour
de Jésus-Christ Notre-Seigneur? Tribulation, angoisse ou persécution ? Non,
dit-il, ni la vie, ni la mort [[46]]. Aussi ne saurions-nous rendre plus assuré 24
témoignage de notre peu d'amour et peu de désir vers notre Seigneur, que d'être
persévéramment impatient pour une parole de mépris, pour un travers, pour une
mortification que l'on nous fait. Le désir de faire gain et lucre de notre Seigneur,
c'est-à-dire de parvenir à la jouissance de son amour divin, nous devrait être
si ardent au cœur que nous devrions passer légèrement par-dessus toutes
semblables difficultés, sans en faire beaucoup d'état.
Sicut
lilium inter spinas (dit
notre Seigneur au Cantique [[47]] ), sic amica mea inter filias. C'est
une façon de parler, dit l'Angélique saint Thomas, comme si cet Époux céleste
faisait retentir à son de trompette, que l'âme qui veut être son épouse, sa
chérie, sa bien-aimée, doit être comme la rose entre les épines, c'est-à-dire
une âme paisible, patiente et tranquille au milieu de la persécution,
mortification, âpreté de vie et du mépris de soi-même.
Aussi
l'Épouse au même Cantique donnant à entendre combien parfaitement elle s'était
rendue telle que son Époux désirait : Nigra sum, dit-elle, sed formosa,
filiae Jerusalem. Ideo dilexit me Rex, etc. [[48]]. O filles de Jérusalem, je suis noire,
mais néanmoins je suis belle : je suis 25 noire au dehors par extérieure
humiliation, humble sentiment et mépris de moi-même ; mais néanmoins je suis
belle ès yeux de mon Époux ; à, raison de quoi : Nolite me considerare quod
fusca sint, quia decoloravit me sol. Ne me considérez pas en ma couleur
noire, ni en ce que j'endure, car le Soleil de Justice Jésus-Christ mon
Seigneur, pour l'amour duquel j'ai laissé le monde et méprisé toute beauté, a
fait encore que maintenant je me sois exposée à toute sorte de mépris, de
confusion et d'annihilation de moi-même. Aussi lui dis-je avec toute assurance
: Veniat dileclus meus in hortum suam et colligat fructum poniorum suorum[49]. Qu'il vienne au jardin de mon âme, car il y
trouvera ces fleurs, ces fruits et ces lys qu'il cherche au milieu des épines.
La
seconde chose nécessaire et à supposer, est une diligente étude de
mortification et de renoncement à soi-même, à tout l’allèchement de nature, aux
inclinations mauvaises de péché 26 et à toutes passions désordonnées, à toute
fomentation de sensualité, amour propre et cherchement de soi-même. Tellement
que partout où l'on trouve que sa pensée, désir ou inclination le porte qui ne
soit à Dieu ou à son service, soudain l'on convertisse son cœur à Dieu, faisant
des actes intérieurs contraires avec grand courage, protestant de ne vouloir
plus laisser emporter son consentement à ces choses mauvaises. Car autrement,
[m36] [[50]] embrasser le chemin de perfection sans
avoir à cœur la vraie étude de mortification, on ne fera autre chose en
l'exercice d'amour divin que nourrir son amour propre, fomenter ses
imperfections, et jamais ne parvenir à rien.
Comme
une source ou fontaine répartie en plusieurs canaux ne peut pas si
plantureusement communiquer ses ondes à chacun d'iceux, comme elle ferait bien
à un seul, si, tous, hormis iceluy, étant retranchés et bouchés, elle pouvait
dégorger dans son sein ses eaux cristallines, en sorte que, qui serait désireux
de faire enfler le cours de quelque canal et lui faire grossir son fil, il
serait nécessaire qu'ayant mis une bonde aux autres canaux qui empruntent leurs
eaux d'une même source, il empêchât 27 que son eau ne fût désormais plus
détournée en tant de divers endroits. De même notre esprit réparti en tant
d'affections diverses, en tant inclinations mauvaises, ne peut ni librement
[m37], ni pleinement vaquer au désir de l'amour divin : ains est du tout
nécessaire que nous mettions à notre cœur une bonde ou écluse, afin que, toutes
ses inclinations corrompues et tout amour désordonné de nous-mêmes retranchés,
il puisse avec plus de véhémence pousser les ondes de ses affections, ramassées
et réunies au seul objet de tout son bien qui est Dieu et son divin amour. Humanum
cor, dit saint Thomas, tanto intensius in aliquod unum fertur, quanto
magis a multis revocatur. [[51]] (De perf. vita, spir., VI).
C'est
pourquoi un des principaux moyens pour acquérir cet amour divin, c'est que
l'homme ramasse en soi toutes les puissances de son âme, les retirant entièrement
des objets divers, esquels elles pourraient être dispersées, afin de les hausser,
élever et colloquer toutes en Dieu, les exerçant jour
et nuit à tout ce qui peut émouvoir à l'aimer. Car aussi longtemps que, pleins
de l'amour des choses terrestres, notre [m38] entendement, notre volonté,
mémoire, imaginations, affections, tous nos 28 sens ou pensées seront vagabonds
et dispersés hors de nous, jamais nous n'arriverons à la vraie introversion, ni
à l'unité et simplification d'esprit qui est la disposition immédiate de la
présence de Dieu en notre âme. Et voici ce qui est tout le sujet de nos
exercices au chemin de la perfection, que de reformer en nous ces corruptions
et ces infirmités spirituelles, par notre diligence et fidèle vigilance sur
nous-mêmes, avec l'aide de la grâce, un des premiers effets de laquelle est de
reguérir en nous ces infirmités.
Pour
intelligence donc de la nécessité de ce second point, vous devez entendre qu'il
y a plusieurs parties en notre âme, savoir l'esprit, la raison, et la nature
inférieure avec le corps, parties toutes diverses entre elles, les unes nous
tirant à bas, autres à haut, les unes à Dieu, les autres à nous-mêmes. C'est
pourquoi, si nous voulons acquérir la vraie paix, le repos et tranquillité
intérieure tant recommandée à la vraie spiritualité, il est nécessaire que
l'esprit qui est le plus noble, suppédite sous soi et range à sa loi tout le
reste, réglant toute cette petite république selon la direction, tant de la loi
divine, de la raison, exemple et doctrine des 29 saints, comme aussi de la
lumière divine intérieure.
Premièrement
donc, quant au régime [m39] du corps et de l'extérieur, notre conversation soit
modeste, grave, humble, douce, bénigne et amiable, conservant toujours au
dehors, tant qu'il est possible, la modestie et maturité que cause la vraie
dévotion intérieure. Par où j'entends comprendre en peu de paroles, beaucoup.
Car
si la personne peut parvenir à cela que de conserver l'esprit de dévotion et de
récollection, non seulement au temps d'actuelle oraison, mais encore en tout le
reste du jour, cheminant toujours d'un esprit rassis et présent à soi-même,
recueilli avec Dieu en son âme, celui-là pourra en un coup facilement exercer
toute vertu morale, tant devant Dieu en son intérieur, que devant le monde en
sa conversation extérieure.
Au
reste il est fort nécessaire de soustraire au corps toute délicatesse et
mignardise, et l'accoutumer aux choses dures, âpres et pénibles, in labore et aerumna , in vigiliis multis in
frigore et muditate [[52]], si jamais nous désirons de jouir au
dedans des délices du divin Esprit; car il est écrit que la Sapience ne se
trouve pas au quartier des sensuels et délicats ; et que ceux qui sont du
parti de Notre-Seigneur [m40],
sous la milice spirituelle de la 30 Croix, sont ceux qui ont crucifié leur
chair avec tous ses vices et concupiscences[53]. Ici encore appartient la mortification des
sens extérieurs, chose quoique petite en apparence, fort nécessaire néanmoins
pour conserver le repos de cœur, la dévotion de l'esprit conçue en l'oraison ;
car ce sont les fenêtres par où la mort fait son entrée en nos âmes [[54]] [m41]. La vraie dévotion et récollection
intérieure est au commencement si délicate et si tôt évanouie, que non
seulement les péchés, mais encore les images des choses extérieures font
bientôt refroidir les bons désirs conçus en l'oraison et périr les espèces
intérieures que la dévotion y avait causées. Mais surtout la garde de la langue
est digne de singulière recommandation, car il est écrit que d'icelle
dépend la vie et la mort [[55]]. Comme au contraire le silence est la clef
et garde de la dévotion, innocence, pudeur, chasteté et pureté de conscience.
Combien de dommage reçoit souvent cet esprit tant désirable de recollection et
de dévotion, par les devis[56] superflus, paroles oiseuses, médisances,
détractions, murmurations et mensonges? Sicut urbs patens, dit
l'Écriture, et absque murorum ambitu, ita vir qui non potest in loquendo
continere spiritum 31 suum [[57]]. Et pour ce, si quis putat se religiosum
esse (id est : spiritualem), non
refranans linguam suam, hujus vana est religio [[58]].
Le
corps avec tous ses sens extérieurs bien ordonnés, reste encore la plus grande
et principale partie de cette besogne, savoir le bon ordre et la droite
disposition de l'âme au-dedans de soi. En premier lieu, la nature inférieure
qui comprend toutes les affections et mouvements naturels, [~m42] comme
d'amour, de haine, de joie, tristesse, désir, crainte, espoir, ire, etc. C'est
cette nature-ici inférieure laquelle il nous faut entièrement terrasser et
suppéditer [[59]], la redressant du tout selon les lois, non
seulement de la raison naturelle, mais de l'esprit de Dieu. C'est cette nature
inférieure qui est la source de tous nos maux et qui est cause de notre
perdition. C'est d'ici que le diable et le péché prennent toutes leurs forces et
leurs armes pour nous débeller [[60]]. C'est cette nature encore, comparée à
notre première mère Ève, par la persuasion de laquelle notre Adam, c'est-à-dire
notre volonté supérieure, est induite à manger de la pomme défendue, consentant
aux plaisirs et délectations illicites. C'est ici enfin le sujet de nos
exercices en la 32 vertu morale et mortification ; la plus grande partie des
vertus morales consistant à dompter et refréner ces bêtes farouches et cruelles
de nos passions naturelles. C'est encore ici le vignoble en lequel nous devons
toujours labourer, et le jardin spirituel auquel nous devons sarcler. Ce sont
les plantes et mauvaises herbes que nous devons arracher, afin que la semence
de la grâce divine y puisse croître et profiter. C'est ici le principal
exercice des enfants de Dieu, que de ne se laisser plus emporter aux affections
de la chair et du sang, ains se conduire en tout selon l'esprit de Dieu; et en
cela sont différents les hommes charnels des spirituels, les hommes du monde
des enfants de Dieu, que les uns suivent leurs désirs et appétits, et les
autres suivent la raison et l'esprit de Dieu. C'est cette mortification et
cette myrrhe tant louées par les saintes Écritures; c'est cette mort et
sépulture à laquelle nous convie si souvent l'Apôtre. C'est la croix en somme
et la renonciation de nous-mêmes que nous prêche l'Évangile ; à raison de quoi
il nous y faut aussi employer tout notre travail, toutes nos forces, toutes nos
oraisons et tous nos exercices ; et à ceci est surtout fort nécessaire que 33
chacun connaisse sa condition naturelle, et prenne grand égard à ses
inclinations.
Après
ceci suit encore la mortification de la partie raisonnable, à savoir de
l'entendement, mémoire et volonté. L'entendement avec toutes ses curieuses
spéculations, ses propres sagesses, sa prudence naturelle, son jugement et bon-sembler
; la mémoire avec toutes ses souvenances des vanités, folies et semblables du
monde ; la volonté avec tous ses menus désirs, qui se réfléchissent vers le
corps et soi- même, et ne se rapportent pas à Dieu.
Mais
d'autant que de tout ceci traitent amplement, clairement et parfaitement les « douze mortifications » de Harphius, contenues au livre de L'École
de Sapience, avec aussi le Mantelet de l'Époux [[61]], livres qui doivent être tous les jours à la main de tous vrais
amateurs de piété, et de solide fondement en leur bâtiment de la perfection
spirituelle; je vous renvoie à la lecture d'iceux, vous avisant de vous y
exercer, à vrai et à certes [[62]], et les vous rendre familiers. Seulement je
dirai en peu de paroles tout le secret de cette affaire, et le sommaire de tout
ce qui se pourrait dire pour vous induire à faire ce qui est 34 nécessaire en
cet endroit.
Imaginez-vous
totalement que, mettant le pied en ce chemin de la recherche du vrai amour
divin, c'est chose résolue qu'il faut aussi, sans aucune rémission, couper tête
à toute sorte de passion désordonnée qui s'élève en notre âme, et lui trouble
son repos et sa liberté, et qu'il n'y a rime ni raison, prétexte ou excuse,
droit ou tort, qui nous doive faire arrêter en icelles. [~m43] Que si on ne le
fait, on ne procède pas fidèlement en ce chemin, et, persévérant ainsi, jamais
on n'ira avant. De sorte que, comme les passions qui ont leur siège au cœur
sont l'amour et la haine, l'espérance et la crainte, ire, joie, tristesse,
etc., celui qui embrasse ce chemin de perfection et désire faire aucun
avancement en icelui, qu'il tienne pour assuré que c'est un faire-le-faut, qu'il
doit ne reposer plus en chose aucune son espérance, sinon en Dieu et en
l'attente de son divin amour ; colloquant en cela tout son bien, son trésor et
son repos. Que si avec cela il prétend encore autre chose que ce puisse être,
ou gloire, ou faveur humaine, soulas ou contentement de sa nature, il se trompe
et ne chemine pas en vérité. Que toute passion d'amour et de désir soit tellement
appliquée à 35 Dieu, qu'il soit seul celui qui le remplisse, le tienne occupé
et soit le sujet de toutes ses pensées; fuyant et méprisant tout ce qui est
répugnant à ceci, comme est le péché, la vanité, les inclinations et désirs
désordonnés, les menus appétits de la nature.
Que
la joie et la tristesse soient tellement régies que, se tenant gai, joyeux et
allègre au service de Dieu, on ne coopère nullement aux intérieurs et occultes
ennuis qui arriveront quelquefois ; mais, sachant que l'amour divin n'est que
paix et joie au Saint-Esprit, on s'efforce de noyer toutes semblables
tristesses et mélancolies en la douceur de ce divin amour. [~m44] Mais aussi
que l'on ne se réjouisse jamais ès choses vaines, ains en Dieu et selon Dieu,
ès choses qui concernent son honneur, son divin service, sa gloire et sa divine
volonté ; évitant aussi soigneusement toutes pensées qui tirent à courroux,
chagrin, ennui ou désolation, parce qu'elles corrompent la douceur et la sérénité
de l'esprit, et par ce chemin l'on n'irait jamais avant. Et quiconque manque en
ces choses, sache qu'il manque à la fidélité qui
est requise de notre part en ce chemin. C'est à Dieu d'infondre ses grâces,
lumières et connaissances 36 divines ; mais c'est à nous, par sa grâce, de
gouverner ces passions en acquérant les vertus morales. Que si bien ces choses
sont en grand nombre et difficiles, la grâce aussi divine est celle qui nous
renforce. Le bien et la fin que nous poursuivons est si singulier et tant
désirable, qu'encore que devrions employer jusques à la dernière goutte de
notre sang au travail, si devrions-nous néanmoins estimer le tout peu de chose,
au regard de la possession d'un bien tant ineffable qu'attendons à la fin du
chemin. Qui ne travaille, n'a rien, et ce qui ne coûte guère, n'est pas
beaucoup estimé.
[m50]
La connaissance de soi-même et l'étude de mortification ainsi supposées pour
premier et second avis, le troisième que je désire pour pouvoir bien profiter
au chemin de la perfection, est un grand amour, désir, confiance et espérance
en Dieu, le tout
appuyé sur sa bonté et miséricorde infinie et sur les mérites de Jésus-Christ
notre Seigneur. Car comme 37 l'amour est en nous le premier de tous les affectueux
mouvements, duquel puis après fluent et dérivent tous les autres de désirs,
espérances, joies, délectations etc., il importe grandement de bien colloquer son
amour ; d'autant que si Dieu seul le remplit et si lui seul a place en notre
âme, lui seul aussi sera le sujet de nos désirs, espérances, etc. Puis aussi,
comme nous sommes [m51] tous portés en nos actions pour l'amour de quelque
chose que nous désirons, c'est de l'efficace d'un tel amour ou désir, que nous
ne faisons difficulté d'embrasser ce qui nous pourra conduire
à son acquisition. L'homme mondain est poussé par l'amour des richesses à
traverser et la mer et la terre ; et cela même lui semble doux, pourvu qu'il
arrive à ce
qu'il prétend. L'ambitieux poussé du désir de gloire et d'honneur du monde, n'y
a chose qu'il n'entreprenne, quoique fâcheuse et pénible. Ainsi la personne
spirituelle poussée de l'amour et du désir de son Dieu, doit embrasser toute
chose nécessaire pour y parvenir, quoique ardue et difficile ; et poussée du
désir de cet amour, doit faire toutes ses autres actions d'oraisons,
mortifications et semblables : l'amour lui devant être son premier et
principal exercice, par 38 lequel tous les autres lui seront rendus faciles.
[~m52]
Les
lois de ce chemin de l'esprit contiennent être nécessaire de passer par l'eau
et le feu de diverses souffrances et mortifications; devant trouver
contentement en abjection, contentement en vitupères, mépris, humiliations,
répréhensions : se résoudre à plusieurs travaux du corps et d'esprit, en veilles,
jeûnes, oraisons et méditations ; et enfin, en semblables labeurs et
occupations persévérer sans fin, sans cesse, sans répit. Or si la fin nous est
vraiment à cœur, si efficacement nous la désirons, nous serons aussi courageusement
poussés à embrasser tous les moyens lorsqu'il en sera besoin, nous complaisant
en leur présence, et les aimant comme voie à la fin
désirée. Aussi leurs contraires nous seront désagréables rien n'endurer, être
honoré, loué, exalté, délicieusement traité, en sommeil et paresse passer son
temps, beaucoup commencer et ne rien poursuivre : tout cela, dis-je,
haïrons-nous et déclinerons tant que pourrons; et le tout à raison du désir et
de l'amour qu'avons vers le bien final que prétendons obtenir, cet amour
encourageant, facilitant et adoucissant toutes difficultés.
Certes,
comme nos ennemis sont 39 forts, le travail extrêmement laborieux pour
parfaitement se surmonter soi-même et renoncer à soi en toutes choses, et en
telle façon persévérer toute sa vie, ce sont choses si exorbitantes et tant
contraires à la nature corrompue, que le seul amour divin est celui qui nous
peut donner force et courage pour embrasser de bon cœur un joug si fâcheux. Et
n'est que ce dur breuvage soit tempéré de la douceur de ce divin amour, il
serait impossible de se résoudre ou d'y persévérer longtemps : ne chercher
aucune consolation en ce monde, ni biens, ni richesses, ni grandeurs, ni
honneurs ; se réjouir en abjection, mépris et répréhensions ; chercher de fait
la pauvreté, se soumettre à la volonté d'autrui, donner l'adieu perpétuel à
tout plaisir voluptueux ; prendre plaisir en diverses macérations, insister de
bon cœur en veilles, prières et longues oraisons et autres exercices
spirituels, ainsi que contiennent les règles de ce chemin de la perfection.
C'est
le seul amour divin qui doucement nous trompe, allèche et captive sous la force
de sa douceur, nous rendant doux et suave le joug du Seigneur, et nous dilatant
le cœur pour facilement courir ces saintes voies ; voyez Jean 14. : Si quis
diligit me, 40 sermonem meum
servabit. Et ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus [[63]]. Si donc vous désirez parvenir à une vie
heureuse, tranquille et spirituelle, que votre principal exercice soit l'amour
divin; et qu'en toutes vos actions, mouvements et désirs, l'amour de Dieu soit
votre premier motif, ne désirant ou voulant que ce qui se rapporte à
l'avancement et plénière possession d'icelui.
L'amour
de charité étant une amitié mutuelle et réciproque entre Dieu et l'homme,
fondée sur la communication supernaturelle de grâce en ce monde et de gloire
en l'autre, par laquelle l'âme montant à Dieu, lui veut, se complaît et se
réjouit en tout le bien qu'il a, pour l'amour de soi-même et pour la dignité et
bonté qui est en lui [[64]]; et Dieu en contr'échange descendant vers
l'âme, lui veut et, voulant, lui impartit très libéralement non seulement ses
richesses, la faisant participante de ses grâces et faveurs, mais encore se
donnant tout soi-même en propre personne à elle, je dirai que l'aimer 41 qui se
retrouve en la créature ne s'entendra jamais mieux que par la confrontation et
opposition de celui de Dieu vers la créature.
Et
pour ce, tout ainsi que ce grand Dieu, la gloire des anges, devant lequel
tremblent les colonnes du ciel, enivré de sa bonté vers sa créature, s'incline
à l'âme comme un époux vers son épouse, constituant ses délices et ébats en sa
présence, colloque et conversation continuelle ; aussi l'amour qui est en la
créature, est une participation de la même bonté, un enivrement de la même
force d'amour à elle communiqué ; lequel faisant oublier à ce vermisseau sa
petitesse, ose non seulement regarder cette bonté infinie, cette Majesté
redoutable comme son Dieu. son Roi et son Père, pour l'adorer, craindre, et
respecter; mais encore ose s'approcher et s'unir à lui, comme son égal et son
ami, voire son cher époux, son propre cœur, et comme celui qui est plus intime
à soi qu'elle n'est à soi-même et auquel elle vit plus qu'à soi-même, désirant
incessamment sa présence et ses embrassements, voire une si intime conjonction
qu'elle ne soit qu'une même chose avec lui, tant que faire se peut.
Amour
donc vers Dieu, en la créature, 42 est une amitié et bienveillance vers sa
divine Majesté, avec une affection d'union à sa bonté infinie, lui désirant,
voulant, et se complaisant en tous les biens qu'elle retrouve en lui, comme
s'ils fussent siens propres et comme si lui fût un autre soi-même.
Amour
divin, en la créature, c'est la redondance et effet, ou exhalation d'un feu
divin descendu du ciel et infus en l'âme, lequel diffond [[65]] au cœur un tel spiracle [[66]] de vie et un si heureux principe de grâce,
que, connaturellement et sans aucune peine, tel divin mouvement, affection,
poids, et inclination sort d'un tant agréable concours.
C'est
une très intime tendance et élancement vers Dieu, comme vers le but de tout son
bien, le seul trésor de son âme, causant une adhérence, embrassement, étreinte
et liaison si serrée que de deux ne se fait qu'un esprit et un amour.
C'est
une inflammation de cœur, un désir de volonté, inclinant à chérir Dieu
par-dessus soi-même, et plus que tout ce qui est et sera jamais en être.
Aimer
Dieu, c'est un acte de volonté vers Dieu, tiré de son efficace, en vertu du
divin aide, tendant à le pouvoir un 43 jour posséder et serrer au plus intime
de soi-même.
Aimer
Dieu, c'est se conjoindre à Dieu par un lien d'amitié et bienveillance causé
par le saint Esprit, lequel se diffondant en notre cœur, nous incline, élève,
transporte et unit à Dieu notre souverain bien, par une nécessitude et adhésion
si étroite, si familière, intime et tant incroyable que les saints et docteurs
renvoient à l'expérience pour suffisamment le pouvoir entendre.
La
première chose nécessaire pour acquérir cet amour divin, est une affection
courageuse, puissante et résolue entièrement de passer outre toute difficulté,
sans aucunement désister si on n'a trouvé ce que l'on désire; ou bien c'est
avoir un cœur si désireux de ce divin amour, que toujours il soit enclin,
porté, tendant et aspirant [m54] [[67]] pour l'obtenir, de sorte qu'il quitte toute
autre affection pour donner place à celle-ci, comme celle laquelle seule il a à
cœur.
Et
afin que cet amour soit ferme et 44 inébranlable, quelle secousse ou accident
qu'il puisse arriver, quelle dure mine ou rude face l'ami puisse montrer, il
faut que ce soit un amour de bienveillance et d'amitié, non pas de
concupiscence et de propriété, l'esprit se devant complaire autant en Dieu en
la tribulation [m55] et pauvreté, comme en toute joie et félicité, autant parmi
les épines et traverses d'adversité, que tout au milieu des roses de douceur,
de délices et prospérité. Aimant Dieu non pas pour le bien, commodité et
plaisir que l'on en reçoit ou attend ; mais pour sa bonté, dignité et mérite,
pour ce qu'il le veut ainsi et le nous a commandé : Deus enim debet a nobis
diligi, disent les théologiens, propter se tamquam propter ultimum finem
rerum omnium. Ita ut, quamvis non esset exspectanda beatitudo, vellet eum
nihilominus amare, quia vult et dignus est [[68]].
Apprenant
en telle sorte à purifier son acte d'amour, parce qu'il en est digne et le veut
ainsi, sans laquelle sienne volonté et divin commandement nous n'oserions
jamais aspirer à chose si sublime que de traiter d'amour et d'amitié vers sa
divine Majesté. Et tant plus purement que l'âme aimera de la sorte, plus
croîtra-t-elle en la participation de 45 sa grâce et bonté ; et néanmoins cette
participation n'est pas ce qui principalement la meut à telle sincérité d'amour
[[69]].
Il
nous faut donc vouloir aimer et servir à Notre- Seigneur, encore que par impossible
il ne nous voulût pour siens, ains plutôt qu'il nous voulût laisser perdre à
jamais ; si le devons-nous, dis-je, vouloir aimer et servir, le reconnaissant
vraiment en soi-même digne de tout l'honneur que lui pourrions faire. Et pour
ce, devons nous désirer que tout honneur, amour et révérence lui soient rendus
de notre part et de tout le monde, et que chacun le chérisse et caresse, autant
en tribulation et adversité comme en joie et prospérité.
Ce
premier moyen donc consiste à avoir un fervent et ardent désir de parvenir à ce
divin amour et s'avancer sans cesse, aux dépens de qui que ce soit, quoi qu'il
coûte de peine ou de fatigue à la chair et aux sens, en dépit du monde et de
tout ce que l'on en pourrait dire. Document et précepte des plus nécessaires
[m56] qui soient en ce chemin, d'autant que sans telle généreuse résolution,
l'âme demeurera toujours froide et n'avancera guère. Rien de plus agréable à
Dieu qu'une telle âme de qui la volonté n'est que désir, qu'amour 46 et
qu'affection de chérir son Dieu, y aspirant de tout son pouvoir.
Conformément
à quoi disait le Prophète royal au psaume 131 : « qu’il avait juré au Seigneur et fait voeu au Dieu de Jacob, qu'il
n'entrerait en sa maison, ni se mettrait au lit, qu'il ne donnerait sommeil à
ses yeux ni repos à ses paupières, jusques à ce qu'il aurait trouvé en son âme
le lieu où demeure le Seigneur, pour là lui dresser un tabernacle » [[70]].
Le
second moyen pour arriver à cet amour, est un entretien continuel de la
présence de Dieu en son âme en cette sorte : croire indubitablement que ce
grand Dieu et souverain Seigneur est très intimement dedans nous en notre
esprit, n'étant pas besoin de l'aller [m57] chercher au ciel, car il nous
assiste toujours de si près qu'il est continuellement au plus intime de nous,
au sommet de notre esprit, au plus profond de notre âme, au centre de notre
cœur. Lequel comme si, oublieux de tout autre, il n'eût que nous seuls, ainsi
considère et observe-t-il sans cesse chacun de nous en particulier, en nos
mouvements, pensées et désirs ; considérant d'où vient, où est et où va notre
esprit, à quoi il tend, quelle est la 47 racine de tout ce que produisons au
dehors, voire quelle est la moelle plus intime de nos pensées, intentions et
désirs, nombrant, pesant et mesurant toutes choses afin de nous rendre un jour
le bien ou le mal selon nos démérites. Ego
Dominus scrutans cor et probans renes, qui do unicuique juxta viam suam et
juxta frucium adinventionunt suarum [[71]].
De
sorte que nous assistant toujours ainsi de si près, étant ainsi au milieu de
nous, dedans nous, plus intime à nous que ne sommes nous-mêmes à nous ; étant
de lui si intimement pénétrés, si attachés à lui que nous ne pouvons mouvoir ni
pieds, ni mains sans lui; étant le tout de notre être et le premier principe de
notre vie, dans lequel nous sommes, vivons et nous mouvons comme petits
poissons engloutis en la grande mer de sa divine essence; si vous désirez
acquérir un si grand bien que la jouissance et possession de ce bien infini,
par l'opération de son amour et de sa grâce divine en vous, pour lequel nous
sommes tous créés, considérez bien profondément et tâchez de bien entendre
cette vérité-ici et ruminez-la sérieusement, voire mille et mille fois le jour
en votre cœur; et ayant connu que Dieu vous 48 est si proche, ramenez
continuellement votre cœur en sa présence, et, avec crainte, révérence,
humilité et amour, élevez à lui votre esprit, vous excitant à le désirer, à
l'aimer et à reposer votre espérance en lui.
Celui
lequel, par l'opération de la grâce intérieure, a pénétré tous les milieux et
ainsi trouvé Dieu en son esprit, est si naturellement et si facilement attentif
à lui au dedans de son âme, qu'il le sent et connaît toujours présent, témoin
de toutes ses actions, pensées et désirs. Et souvent, avec telle abstraction et
éloignement de tout ce bas terrestre, qu'il lui semble être comme s'il n'y eût
rien au monde que Dieu et son cœur pour l'aimer : conversant ainsi au dedans
de soi en grande tranquillité, sérénité et repos de tout tumulte et tremblement.
Or
notez que cette attention et ce regard intérieur procède[nt] du cœur ou partie
amative, la forte et désireuse volonté intérieure mouvant actuellement l'entendement
à chercher la face et présence de celui qu'elle désire. Et serait un abus si,
étant content de la seule vue ou regard intérieur vers le haut de l'esprit, on
ne s'efforçait pas aussi doucement d'exciter la volonté. Partant, 49 afin que
puissiez ainsi trouver Dieu en votre esprit, élever votre cœur à lui et vous
tenir toujours en sa présence, et que votre élévation ne soit pas une
imagination seulement ou une pensée froide et sans efficace, mais réelle,
intellectuelle et procédant du cœur, apprenez à réveiller toujours votre partie
amative par plusieurs intérieurs et sincères désirs de l'aimer très uniquement,
jouir de son amour très intimement, lui agréer et être tout à lui entièrement,
avec l'assistance de ces ou semblables paroles internes :
Abîme
de bonté, fontaine de miséricorde, mer inépuisable d'amour, amour infini, mon
Dieu, mon souverain Seigneur, mon très cher Créateur, réunissez-moi à vous par
votre infinie miséricorde.
Je
retourne à vous, mon bienheureux principe, ma douce source, mon origine, ma fin
et mon repos; soyez à l'avenir tout le sujet de ma pensée.
Je
m'offre, je me consacre, je me dédie du tout à vous aimer, à vous servir et
honorer.
Je
me donne du tout à vous, ô Dieu de mon cœur, ô vie de mon esprit, vous
choisissant pour ma part et mon héritage 50 à tout jamais au siècle des
siècles.
Mon
Dieu, mon très cher Seigneur, mon bien, mon désir, je cherche de tout mon cœur
votre présence et votre face au sommet de mon esprit. Où habitez-vous, ô Dieu
d'Israël ? où est le lieu de votre demeure, ô vie de
mon âme, mon Roi, mon très cher Seigneur ?
Mon
cœur ne cherche que de vous voir, ne désire que de vous avoir, et jamais ne
sera content s'il n'est uni du tout à vous.
Maintenant
je désire votre face, tantôt je recherche votre grâce. Et puis je soupire à
votre amour, mais à la fin, tout ce n'est rien si vous n'étes du tout à moi.
Jésus
donc mon seul espoir, mon unique refuge, je vous adore, je vous bénis et vous
aime de tout mon cœur.
Et
ainsi telles ou semblables paroles internes qui doivent procéder du plus intime
de la volonté, en la considération de la présence de Dieu à nous, cela témoigne
que l'on ne respire que Dieu, que l'on ne cherche que lui, que l'on s'efforce
vraiment de parvenir un jour à le pouvoir aimer. Et doit-on faire cela, non pas
en courant et à la hâte, 51 mais avec sérénité d'esprit et avec correspondance
intérieure que vraiment l'on se sent désirer, chercher et vouloir trouver Dieu
en son esprit, pour l'adorer et aimer de tout son possible. Acquérez-vous donc,
par semblables aspirations, amoureux désirs et devis internes avec Dieu de
toutes vos nécessités spirituelles ou temporelles, une humble conversation et
amoureuse confiance avec sa divine Majesté, faisant entièrement avec lui au
dedans tout ce à quoi la dévotion vous portera, sans souci de beaucoup de
règles, pourvu que puissiez beaucoup aimer : soit donc de vous offrir à lui,
soit de le louer, le remercier, soit de vous réjouir en ses grandeurs, soit de
vous prosterner intérieurement dessous sa grandeur infinie pour implorer sa
miséricorde, soit de lui demander son amour, soit de lui représenter votre
affliction ; c'est tout un, pourvu que l'on apprenne à demeurer toujours dans
soi-même en la présence de Dieu, sans laisser son cœur ni ses sens aller
vagabonds à leur liberté.
Bien
entendu néanmoins, que pour embrasser ce chemin d'amour et d'aspiration, il s'y
faut appliquer à bon escient, avec grande résolution de passer 52 outre toute
difficulté. Et quoi que l'on se trouve quelquefois affaibli ou la dévotion
perdue, il ne faut pas pourtant perdre courage, ains en attendant mieux,
observer cependant diligemment que [jamais] plus on ne laisse reposer son cœur
sinon en Dieu et en l'attente de son amour et présence en son âme ; ne lui
laissant avoir goût ou contentement en autre souvenance ou attente de quelque
autre chose que ce soit, ains laissant toute autre chose aller leur cours, le
retenir continuellement en une unité et simplification de désir vers la présence
et amour divin.
Que
si cette étroite captivité, cette prison d'amour, ce resserrement de
récollection intérieure, si assidu et continuel, semble un peu rude et
difficile au commencement, l'aide néanmoins de la divine grâce secondant notre
effort, nous facilitera bientôt le tout, et l'espérance du bien futur nous
donnera courage; car comme son acquisition est inestimable, tout travail aussi,
y annexé, doit être tenu pour bienheureux. Modicum
laborabimus, et inveniemus nobis magnam requiem [[72]].
La
quatrième chose que je désire, est la connaissance des points et avis suivants.
Car délibérant traiter en la seconde partie de ce traité de tout le chemin de
la vraie oraison mentale, les parties de laquelle seront : méditation, aspiration,
élévation, présence de Dieu et autres qui y seront déduites, ces avis serviront
pour plus ample connaissance de ce qui sera là déclaré.
Premièrement
est à noter, que la méditation est le fondement, la base et le soutien de
l'aspiration. Car l'exercice d'aspiration présuppose une assez déjà grande
connaissance des mystères de notre foi et des obligations que nous avons
d'aimer notre Seigneur. Et surtout est fondé sur la volonté de l'aimer :
volonté, dis-je, non pas telle quelle, mais du tout forte, généreuse, résolue,
efficace et actuellement désireuse d'en poursuivre la recherche quoi qu'il
coûte, ce qui ordinairement nous dérive [[73]] d'avoir souvent médité et 54 profondément
considéré les mystères de la vie de Notre-Seigneur ou autres mystères de la
foi, et y avoir appris [m66] notre obligation très grande. Partant ceux qui,
n'ayant encore acquis ceci, trouveront de la difficulté trop grande à se
maintenir en l'exercice d'aspiration, pour être trop spirituel pour eux ; ayant
besoin de plus grossière occupation pour en vertu d'icelle se garantir et
prévaloir contre le mal, se tenir salutairement occupés au dedans et acquérir
les vertus nécessaires, ils le peuvent, voire et ils le doivent nécessairement
faire, jusques à ce qu'ils se soient suffisamment fondés et solidés au bien et
à la vertu.
Mais
pour ceux qui, déjà aucunement exercés, désirent se disposer aux choses qui
suivent et aller en avant, après qu'ils seront quelque bon espace ainsi arrêtés
avec les sacrés mystères, les imaginant grossièrement, doivent s'efforcer de
passer à la seconde façon de méditer, puis à l'élévation spirituelle [m67] à
Dieu comme présent au sommet de leur esprit, et lors jamais ne s'éloigner
beaucoup de telle spirituelle élévation, si ce n'est que, pour résister à
beaucoup de mauvaises choses, il leur serait besoin quelquefois de retourner et
se servir de ces saintes imaginations, 55 pour par ces bonnes déchasser les
mauvaises. Cela néanmoins étant passé et la paix ou tranquillité étant
retrouvée, [il] faut retourner à cette intérieure intellectuelle et affectueuse
élévation.
Que
si aucuns veulent prendre [pour] occasion et sujet de leur aspiration quelque
sacré mystère, afin de pouvoir mieux s'entretenir, il sera aussi bon et
louable; car ainsi ce sera méditer et aspirer tout ensemble : moyen pour peu à
peu apprendre et s'introduire en l'exercice total d'aspiration, et ainsi bien
profiter. Car la méditation sans aspiration demeure froide, lente et sans
efficace, là où que l'aspiration, y ajoutée, la fait toute passer en affection
et désir. Aussi l'aspiration sans quelque petit sujet de méditation, pour ces
commencements-ici, est difficile et de trop grand travail [m68], terminant
quelquefois en oisiveté en ceux qui, ayant laissé la méditation et néanmoins pas
fidèles en leur exercice d'aspiration, se trouvent ainsi avec rien. Et partant,
on se servira de cette façon-ici de conjoindre ainsi sa méditation avec
l'aspiration, jusqu'à ce que l'on sente sa volonté, son désir et tout son
intérieur assez ordinairement ému à aimer notre Seigneur, se sentant assez
facilement recueilli en 56 sa divine présence, aspirant après son divin amour;
car lors on pourra hardiment quitter ces images des sacrés mystères, ces
grossières méditations, pour apprendre à se tenir tout en soi-même recueilli en
la partie amative, et, plus outre vers l'esprit, avec la vue intérieure
chercher la face et présence de Dieu.
Quand
il est fait mention tant ici qu'ailleurs de quitter ainsi ces imaginations
grossières sur les sacrés mystères, [m69] ce n'est pas que l'on les quitte
tellement que l'on néglige ou fasse peu d'état du grand bénéfice de notre
Rédemption, car tout est fondé là-dessus et sur les mérites nous provenant
d'iceluy ; mais c'est que comme l'imagination est une des plus basses et
grossières puissances de notre âme, appartenant à la nature inférieure, et que
néanmoins notre fin et notre perfection gît aux opérations des puissances
supérieures ; tandis que l'on se tient toujours attaché à cette si grossière
façon de procéder, l'on ne passe jamais aux opérations totales de l'esprit pour
l'écouler en Dieu spirituellement, comme 57 il est présent réellement en notre
âme; ce que toutefois est du tout nécessaire, si l'on veut un jour ici arriver
à l'intérieure jouissance de Dieu.
Et
partant, après que par les aides des bonnes méditations sur ces saints
mystères, l'on a, par la grâce [m70] divine, aucunement [[74]] réformé la nature corrompue, accoisé ses
passions, réprimé ses inclinations vicieuses, et que déjà l'on s'est acquis
au-dedans quelque récollection avec Dieu, sentant en soi-même un grand désir de
se mortifier et renoncer à soi-même, avec une bonne résolution de ne chercher
que Dieu en son âme, prêt à faire tout ce qu'il serait nécessaire pour suivre
ce chemin. C'est lors que telle personne doit être nécessairement conduite pour
le moins à la seconde manière de méditer décrite ci-après ; et puis, après que,
par cette façon, elle s'est acquise encore plus grande lumière et connaissance
des choses intérieures. plus de solide désir et
résolution de suivre Notre-Seigneur partout et en toute manière qu'il lui
plaira, il ne lui reste que d'apprendre cette élévation spirituelle aussi
ci-après décrite, sans plus descendre aux opérations de l'imagination, n'est
en temps de nécessité, pour résister 58 aux tentations survenantes. Car c'est
jusques ici que notre coopération ou plutôt disposition à la grâce s'étend ; et
Dieu n'opérera non plus (selon le cours ordinaire), sinon autant que nous, par
son assistance, nous y disposerons et que nous en prendrons les exercices.
Quant
aux états suivants, comme est la vraie et réelle présence ressentie de Dieu,
l'état de privation, etc., ils ne sont pas en notre pouvoir et ne dépendent pas
de ce que nous en prenions les exercices, ains c'est Dieu seul qui nous y
conduit ; et à nous, le suivant, seulement d'y coopérer. [m72] Parce que, quand
ces opérations se font, l'homme est totalement introverti ; Dieu remplissant
l'esprit, gouvernant et possédant tellement l'intérieur, que son opération divine
est plus en vigueur et plus forte aussi selon l'expérience et ressentiment que
la nôtre propre.
Mais
en ces premiers états qui ne sont encore que le commencement de la vraie
introversion, nous y pouvons et devons apporter du nôtre, et tellement y apporter
que Notre-Seigneur ne pourra non plus opérer en nous, que nous ne nous y
disposerons et en prendrons les exercices convenables, à raison que nous sommes
encore tout en 59 nous-mêmes, et que Dieu avec son opération divine ne nous
possède pas encore pour nous pouvoir conduire par soi-même entièrement. Jamais
je ne pourrai dire assez à mon contentement, combien il est nécessaire de bien
entendre ceci ; parce que je vois la plupart avec cette opinion que, par-dessus
la méditation des sacrés mystères, il faut que [m73] ce soit Dieu qui nous tire
à tout ce qui reste, et non pas nous ingérer de nous- mêmes; et de là vient que
si peu passent à la connaissance et expérience des choses ultérieures et que
n'étant point ému à les rechercher, on se laisse écouler aux choses
extérieures.
Jaçoit
que [[75]] pour se pouvoir appliquer du tout à
l'exercice d'aspiration, il soit nécessaire qu'au préalable on ait, par les
exercices de méditations, accoisé ses passions et réprimé ses inclinations en
acquérant la vraie mortification de l'amour de soi-même, origine de tout vice,
et les vertus morales. Il n'est pas néanmoins nécessaire de les avoir en si
grande perfection que l'on pourrait penser, pour pouvoir commencer. 60 Car
ainsi à peine pourrait-on jamais être capable de se disposer aux [m74] choses
ultérieures, puis qu'il n'y a état de perfection en cette vie (quant à nous
autres), auquel l'on ne ressente souvent quelque restat de la nature corrompue,
et que l'on ne manque souvent à son devoir; et puis parce qu'encore que l'on ne
soit si très bien fondé, l'exercice d'aspiration et d'amour avec Dieu n'empêche
nullement que celui qui ne les a, ne les puisse acquérir et pratiquer. Plutôt,
il aide extrêmement ; et même s'y exerce toute vertu d'une façon plus excellente,
d'autant que celui qui s'exerce à pur et à plein à la recherche du vrai amour
de Dieu, faisant d'iceluy amour son unique et principal exercice, le désir
qu'il a de complaire à notre Seigneur le poussera courageusement à ne rien
laisser de ce qui lui pourrait être agréable, se servant à cet effet de toutes
occasions qui se présenteront, sans en négliger pas une, sans grand [m75]
stimule et remords d'avoir manqué au service et à la gloire de celui duquel
tant il recherche la grâce, amour et la présence en son âme, faisant ainsi
toutes ses oeuvres comme commandées, et comme effets de la forte volonté, et sincère
amour, et indicible 61 désir qu'il a vers Dieu : savoir que, puis que pour
parvenir à ce que tant il désire, il faut qu'il fasse ou renonce à soi-même en
ceci ou cela, n'estimant rien le tout, pourvu qu'il parvienne à ce qu'il
prétend, il passe outre toute difficulté par un oubli de soi et un
outrepassement de toutes choses, s'appliquant toujours à Dieu en son âme.
Et
cette façon-ici d'exercer la vertu et la mortification par un semblable oubli,
détachement et insensibilité à soi- même, est bien plus conforme au vrai
avancement que non pas par actes [m76] directs et tout formés, quoique souvent
néanmoins il les faille faire ainsi aussi; car tels, quoique bons et
méritoires, vous laissent néanmoins toujours dedans vous ès parties
inférieures, sans vous élever si immédiatement à Dieu comme les précédents : quia
charitas habet pro objecto ultimum finem humanae vitae, scilicet beatitudinem
eternam, ideo extendit sc ad actus totius humanae vitae ; non quasi immediate
eliciens omnes actus virtutum, sed per modem imperii. [[76]] Unde
Apostolus : Charitas patiens est, benigna est,[77] etc. et : Omnia opera vestra ira
charitate fiant [[78]]. 62
Que
partant donc, il faut distinguer deux manières d'exercer la vertu et la
mortification, l'une par actes tout formés en soi-même, avec l'intérieur tout
dépeint de l'acte d'icelle, rapporté toutefois à Dieu, à son amour, ou à tout
ce que vous voudrez en droite intention. La seconde, par une manière comme
indirecte ou concomitante seulement : savoir que comme on s'est imprimé
vraiment le désir d'amour divin en son cœur, l'on cherche immédiatement en son
esprit la face et présence de Dieu pour l'aimer de tout son possible; et ce
même désir soit si efficace [m77] et tellement occupant l'homme en
l'intérieur, qu'arrivant pour exemple que l'on le méprise, vitupère ou mortifie
au dehors, par un oubli de soi-même, comme si rien n'était, il poursuive son
exercice comme auparavant, sans s'arrêter pour chose qui soit au monde, bien ou
mal, qui lui puisse arriver; se rendant insensible à la nature, et à tout tel
mouvement qui en voudrait sortir. Et ainsi passer outre toute chose, demeurant
avec Dieu en la poursuite de son désir.
C'est
ici la manière que Dieu 63 enseigne à ceux qui s'oubliant eux-mêmes par
humilité et n'estimant pas leur pouvoir être fait aucun tort ou injure, ne
s'appliquent entièrement qu'à la recherche de son divin amour. Et plusieurs
sont à présent les plus attachés à l'amour-propre et commodités de la nature,
impatients et immortifiés aux (94) [[79]] occasions, trouvant extrêmement rude et
difficile toute mortification et mépris, ne sachant former en semblables
occurrences les actes de vertus, lesquels, si seulement ils avaient imbue [[80]] cette humeur, les passeraient sans [m78]
aucune difficulté. Car comme ils sont tous en eux-mêmes en la nature, n'ayant
pas cet exercice et désir actuel vers Dieu, quelle merveille si semblables effets
sortent de leur nature corrompue ! Les plus parfaits mêmes, quand, privés des
opérations divines, il leur arrive de retomber tout en eux-mêmes en la partie
inférieure, sans pouvoir actuellement exercer cet écoulement et élévation en
Dieu, ont du mal assez de réprimer cette nature qu'elle ne produise des effets
conformes à sa corruption. Aussi n'ont-ils garde de constituer leur perfection
en eux-mêmes, mais en Dieu seulement auquel ils possèdent toutes vertus.
Cette
seconde façon donc est une 64 manière pour exercer toute vertu en un coup et ne
s'en attribuer cependant pas un rien, les faisant sans y penser ou guère
s'arrêter, seulement se rendant insensible et ne faisant état de tout ce qui
n'est point le but qu'il [m79] prétend ; et c'est l'humeur de tous vrais
spirituels que d'exercer ainsi la vertu et mortification, que, s'appliquant à
savoir seulement de tout leur possible aux actes internes avec Dieu
immédiatement, par écoulement d'amour et recherche de sa divine présence, tout
le reste du bien le font quasi comme par effet et redondance, ne s'arrêtant pas
par trop grande estimation qu'ils en fassent, et cependant néanmoins ne la
négligeant nullement, non plus que ceux qui, en faisant leur principal exercice
des actions vertueuses, sont continuellement attentifs à les faire.
Car
aussi ils se réfléchissent et s'examinent souvent sur la fidélité qu'ils y ont
apportée; ou plutôt, comme s'approchant de Dieu, ils restent éclairés de sa
divine lumière, et voient incontinent en quoi ils manquent. Et voilà aussi
l'humeur laquelle [m80] ils désirent persuader à ceux qui par trop longtemps,
ils voient attachés au seul exercice des vertus morales et acquises, les
reprenant souvent de leur adhésion à icelles 65 qui fait qu'ils ne viennent
jamais à connaissance du vrai esprit de Dieu et des voies internes de son divin
amour, car ils savent qu'avec ces exercices des vertus toujours ainsi formées
en eux-mêmes, ils demeureraient les cinquante ans sans s'élever en l'esprit, si
par un autre exercice plus immédiat avec Dieu, ils ne tâchent d'y parvenir.
Que
néanmoins pour toute cette susdite façon de parler, l'on ne doit nullement
penser que je veuille en rien déroger à l'acquisition et pratique des vertus
morales et acquises, car en la chose même nous sommes d'accord : savoir que
nécessairement on les doit acquérir et pratiquer fidèlement, sans aucunement
révoquer cela en doute; mais ce que je presse ici et inculque, est la façon et
manière de procéder, pour parvenir à telle acquisition et à la pratique facile,
et que nonobstant l'attention à cela, l'on ne soit aucunement retardé en son
avancement intérieur, tenant pour assuré (96) que la remarque de telle manière
est de grande importance pour bientôt profiter. D'autant que l'on trouvera y avoir
des 66 imperfections et défauts en la nature, desquels on ne viendra jamais
parfaitement à bout, sinon lorsque outrepassant en l'intérieur la nature
inférieure, on se trouve élevé et opérant selon les puissances supérieures, que
lors se détachant de la dite nature, on oublie aussi et néglige ses
inclinations.
Et
si longtemps que, demeurant vivant et immergé en la nature, on ne suit pas un
exercice d'élévation et d'amour vers Dieu, jamais on ne se pourra détacher ou
déglutiner des misères qui la suivent quasi inséparablement, là où que sans
telle si grande difficulté, avec un exercice plus relevé, l'on pourra
facilement la ranger en termes dus. Car c'est l'exercice supérieur qui nous
fait facilement acquérir les choses inférieures. Pour exemple : chacun sait que
la mortification des sens extérieurs est la première chose requise à ces
exercices intérieurs, pour plusieurs raisons que l'on en assigne; si quelqu'un
maintenant entendant cela, en voulait faire son exercice direct, mettant en
cela seul son attention et sa diligence, en sorte qu'il ne voudrait penser à
chose plus outre s'il n'avait acquis cela : telle façon serait et difficile et
quasi ridicule ; combien qu'il y faille 67 toutefois aussi y apporter de
l'attention et de l'observance directe, néanmoins il est certain que le
meilleur moyen serait de chercher une bonne et efficace occupation intérieure,
laquelle tellement retiendrait l'âme empêchée au dedans, qu'oubliant le dehors,
l'outrepassant et quasi sans y penser, elle perdrait la curiosité et l'inclination
à se diffondre ou extrovertir par les dits sens extérieurs.
Ainsi
en est-il des vertus morales, lesquelles bien qu'il faille aussi pratiquer
directement et selon leurs actes propres formellement, néanmoins jamais on ne
les pourra si bien et en si grande perfection acquérir que par exercices plus
relevés que ceux qui se font dans cette nature même, l'adhérence de la nature
au manger, boire, dormir et semblables, ( [[81]] qu'aucuns pensent n'être pas possible de
s'en faire quitte, sinon entreprenant plusieurs exercices de mortifications,
macérations et abstinences, ne se pouvant imaginer que ceux qui ne se servent
de tels moyens soient exemptés de tels ressentiments si connaturels et tant
intrinsèques à notre corruption) ne se peut néanmoins jamais plus parfaitement
surmonter, que par l'aliénation à telles inclinations vers soi-même, que cause
l'exercice 68 d'élévation et d'amour avec Dieu. Car par telles supérieures
occupations, cela est tellement accoisé et de rien empêchant la dévotion ou
avancement spirituel, que jamais ces autres, attachés à leurs exercices
extérieurs, pourraient croire cela être possible et tant facile à être négligé.
Ainsi en est-il des pensées pures et chastes qui suivent avec si peu de
travail, de ce que la personne soit relevée aux opérations de l'esprit.
Que,
par les choses dites, l'on peut remarquer que ce n'est point assez pour arriver
à la perfection que de faire (98) toutes choses bonnes, exercer la vertu,
mortification et semblables, si encore on ne sait la manière, le comment, le
rapport, et à quelle fin ; parce que ignorer ceci est cause que souvent on
estime [m81] par trop ce que l'on ne devrait pas tant estimer, et au contraire
que l'on néglige ce dont principalement on devrait faire cas. Et est chose certaine
que les plus grands secrets de la vie spirituelle ne consistent pas tant en
l'art d'acquérir les vertus morales, comme à être bien dressé en son exercice
immédiat avec Dieu ; auquel si on 69 manque, encore que l'on serait rempli de
toute vertu acquise et que l'on serait même le plus fidèle à mourir et renoncer
à soi-même, si demeurera-t-on néanmoins toujours en bas en la nature, sans se
pouvoir servir des dites vertus à leur vrai but et fin (qui est l'intérieure et
expérimentale jouissance de Dieu), à cause que l'on ne pénétrera pas les
secrets de cette sapience cachée. Or l'exercice intérieur (lequel immédiatement
nous conduit à Dieu, dirige et rapporte toute autre vertu à sa vraie fin et
nous rend aptes à la vraie jouissance de Dieu), est un continuel, actuel
écoulement en lui par actes d'amour, de désir et d'affection, fondés sur la
croyance et recherche de son immédiate présence à notre esprit. [m82] Car c'est
l'amour seul de charité lequel s'en va directement à Dieu et l'atteint
immédiatement selon qu'il est en soi-même, nous conjoint parfaitement avec ce
bien tant désirable et tire après soi toutes les autres vertus, les relevant et
ennoblissant; sans lequel amour, elles demeureraient gisantes en terre. 70
Celui
néanmoins lequel entreprend cet exercice d'amour et d'aspiration (étant capable
d'iceluy), et cependant n'est pas sincère en sa fidélité, - n'ayant pas à cœur
la vraie mortification de soi-même et ne poursuivant pas de grand courage ce
qu'il a une fois encommencé, mais cherchant toute propre commodité, - est
indigne de cet exercice, et faussement [m84] [[82]] s'attribue le nom de spirituel ; car il ne
l'est pas, ne faisant que fomenter son orgueil et nourrir l'amour-propre, sous
le manteau d'esprit plus relevé, en péril de tomber en mille malheurs. Ceux
aussi qui, sous prétexte de fidèlement exercer cette manière de procéder, se
rendent rebelles, involontaires et chagrins aux actes extérieurs de charité,
d'obédience ou d'autre service du prochain ou du commun, s'y comportant lâchement
et infidèlement, sont indiscrets et pleins de désordre, gens qui n'entendent
pas de quel esprit ils sont. 71
Bien
que l'état de perfection auquel est donnée de Dieu la vraie jouissance de
l'esprit et amour divin, soit un état fort haut et sublime extrêmement, ne
s'acquérant qu'après une mortification totale ; ce néanmoins, il y a encore un
autre état médiocre que j'appellerai ci-après de la présence de Dieu, parce
qu'en iceluy on jouit déjà de la divine présence avec un amour fort et bien
agréable, quoiqu'im‑(100)parfait en comparaison du dernier; lequel état
médiocre est assez facile à acquérir, moyennant que l'on se veuille du tout
appliquer à la récollection intérieure, à la mortification de sa nature
corrompue, à un détachement de soi-même et de tous ses propres intérêts, pour
s'élever en l'intérieur de son âme vers l'esprit [m83] par l'exercice d'amour
divin. Et plusieurs y ayant apporté quelque bonne fidélité, s'y sont vus
parvenir en bien peu de temps. Toutefois c'est déjà une grande grâce et une
grand'aide pour acquérir toute vertu ; voire je dis que qui le peut obtenir,
est quasi sauvé en ce chemin, puisque déjà il commence à découvrir de loin en
son 72 esprit le lieu auquel il doit tendre, l'ayant continuellement pour fin,
but et objet dernier de ses pensées.
Quant
aux états différents, distingués ci-après au progrès du traité de l'Oraison
mentale [[83]], afin de procéder par ordre et de suite en
l'intelligence de ce petit monde intérieur, faut savoir qu'ils ne se passent
pas au dedans avec distinction si manifeste que l'on les puisse si facilement
ni si tôt percevoir, comme je vais là les distinguant; car bien que vraiment
[m85] ils soient différents et grande mutation soit en l'âme, Dieu néanmoins
nous tire d'un degré à l'autre tellement peu à peu et avec telle coopération
nôtre, que Von les passe sans beaucoup les remarquer, sinon après que l'oeuvre
est faite, et qu'outrepassé un état, on s'avance en l'autre. C'est pourquoi
celui lequel voulant cheminer par ces voies, ne cherche que la plus simple et
sincère façon de procéder pour mieux avancer, qu'il ne se mette en peine et ne
se multiplie l'intérieur, pour avoir en soi-même la connaissance de ces états.
Car l'âme ayant une fois commencé 73 le chemin d'élévation et trouvé l'entrée à
la vraie introversion, poursuit tellement le cours de son chemin que,
négligeant tout ce qui est en arrière, toujours applique la force de son désir
aux choses antérieures, après la jouissance du divin amour, lequel seul elle a
à cœur.
Que
si vous désirez en deux mots savoir ce qu'il vous faut faire pour trouver le
bien tant désiré, je vous dirai brièvement : exercez-vous fidèlement au désir
du divin amour par ferventes aspirations et autres actes de volonté, en faisant
dudit amour votre premier et principal exercice intérieur, - duquel votre cœur,
imagination, amour et entendement en soient tellement remplis que, pour lui et
par son efficace, vous fassiez toutes autres choses; par lui et en sa faveur
vous laissiez tout amour propre et allèchement de la nature, cherchant
seulement d'agréer à Dieu en vérité de tout votre cœur [m86]; - tenant votre
esprit toujours élevé à lui-même, dépêtré de toute autre affection et de toute
autre occupation non nécessaire, vous accommodant cependant à tant 74 d'occurrences
et événements divers, ordinaires en la vie humaine, tant au dedans avec Dieu,
comme au dehors : et voilà le tout contenu en peu de paroles. (102)
Quant
à plusieurs autres petites particularités qui surviennent et desquelles l'on
désirerait bien souvent avoir apaisement, il est impossible de les pouvoir
toutes produire, ou bien d'en donner, sur toutes, lois ou préceptes; d'autant
que souvent ce ne sont qu'accidents survenants, dépendant de l'humeur naturelle
ou de l'état et condition de la personne, ou d'autres particulières
circonstances, que l'expérience de chacun doit avec le temps donner à [m87]
connaître, et la lumière intérieure nous enseigner avec l'avis des prudents
directeurs.
Contenante
une entière description et poursuite de tout le chemin d'oraison mentale par
lequel on va à Dieu et parvient-on à la jouissance de son divin amour; avec les
degrés, états et opérations que l'on y
rencontre.
[m95]
DIEU est extrêmement divers en ses opérations, différent ès voies par
lesquelles il conduit les âmes à la perfection 76 de son amour. Nous le voyons
par expérience tous les jours devant nos yeux que quelques-uns se travailleront
tout le temps de leur vie avec une fidélité extrême, tant à mortifier leur
nature, se macérer en diverses austérités et oeuvres de pénitence, comme à
tâcher de se remplir de toute bonne vertu acquise, y employant toute leur
industrie possible; (104) qui néanmoins ne seront jamais dignes d'avoir la
connaissance expérimentale du vrai esprit de Dieu, ni de ses secrets sentiers
ou intérieures opérations qu'il fait ès âmes qu'il a choisies ; ou certes s'ils
y arrivent, c'est [m96] fort tard et après un long travail. D'autres au
contraire n'auront pas plutôt mis le pied au chemin de la perfection, que
bientôt après la vraie et sincère contrition de leurs péchés passés, voilà que
Dieu leur 77 communiquera si grande affluence de dons, grâces et lumières
spirituelles, que déjà il leur découvre les opérations des puissances plus
nobles de leurs àmes, pour leur montrer où il les veut tirer un jour. Et ce qui
est encore plus, souvent arrive que là où le péché a plus abondé, là aussi se montrera Dieu plus abondant en la communication de ses
faveurs : chose à la vérité du tout admirable que ces secrets inscrutables de
C'est
pourquoi c'est bien l'art des arts que le régime et gouvernement des âmes, et
spécialement que de les conduire au chemin de la perfection ; [m97], car comme
les naturels sont divers et les voies de Dieu différentes, il faut de la
science et prudence beaucoup, et surtout de la propre expérience, pour pouvoir
conduire ces âmes en ces chemins si abstrus et inconnus, et 78 pour pouvoir
donner à chacun les lois, règles et préceptes propres à son humeur et naturel.
Que si plusieurs ont besoin de retenue en leur curiosité afin de ne s'ingérer
facilement à ce qui surpasse leur capacité, aussi y a-t-il au contraire
plusieurs âmes de naturel bonace, secondées de grâces singulières même dès le
commencement; et pour celles-ci, c'est bien dommage si elles ne sont pas
conduites conformément à telle abondante aide que Dieu leur donne, et pis
encore si elles y reçoivent empêchement. Car Dieu n'est pas lié au cours des
années ni aux lois ou préceptes décrits par les livres ; ains quand il lui
plaît [m98], a bientôt opéré grande chose.
Combien
y a-t-il d'âmes dévotes, lesquelles pour être tombées ès mains de directeurs
inexperts en ces chemins, ne viennent jamais à connaissance ni à 79 l'expérience
de ces voies tant désirables du divin amour, leur prolongeant toute leur vie la
connaissance de ces divins sentiers, pour ne les bien savoir, ni frayer pas
peut-être aussi eux-mêmes. Et combien d'autres encore, qui, passées déjà
plusieurs années converties à Notre-Seigneur, toutes dédiées à son saint
service, n'ont pas néanmoins encore ouï les premières nouvelles de la vraie
oraison mentale, ni d'autres exercices intérieurs de l'âme avec Dieu; et
conséquemment pas encore mis le premier pied dans iceux, s'étant toujours
contentées de fréquenter seulement la confession et communion, et ainsi passé
leurs ans sans [m99] connaître davantage, ni jamais entendre comme on peut bien
encore plus excellemment glorifier Dieu en son âme par le moyen de ces saints
intérieurs exercices, 80 chose la plus absurde du monde que de ne commencer dès
le premier jour de sa conversion à Dieu, à s'imprimer le désir et l'esprit de
ce divin exercice, puisque c'est la nourriture, la viande et l'aliment spirituel
conservant en être la vie nouvelle que reçoit l'âme en Dieu, au jour de sa
conversion en Lui. (106)
Et
ayant ainsi passé leur temps, de combien de grâces, faveurs et bénédictions
divines sont-elles privées qu'elles auraient pu recevoir au progrès de ces
chemins? Car le bonheur est tant incomparable, les richesses sont tant
inestimables et les faveurs si désirables, que ce saint exercice d'oraison
spirituelle et mentale contient en soi, (comme moyen très idoine et bien
proportionné à l'acquisition de toute vertu, de grâce divine et du vrai but de
la vie dévote ou religieuse, confortant extrêmement 81 l'esprit pour courir la
voie des commandements de Dieu, (le son état et de sa règle promise,
l'instruisant tout au clair de ses obligations, et le stimulant incessamment à
s'acquitter d'icelles, enfin tenant en soi compris et caché comme en sa cause
dispositive, tout vrai bonheur et félicité qui se peut de Dieu participer en ce
monde) - que le plus grand heur que je voudrais souhaiter à celui que
j'aimerais beaucoup, ce serait le vrai don et esprit d'oraison; sachant que
c'est la clef qui nous donne entrée au cabinet des merveilles de Dieu et au
sacré conclave de son divin amour ; en ce seul don étant compris le sommaire de
toute autre grâce, puisque sa fin est de ne reposer jusqu'à ce qu'il ait la
vraie et entière possession du plus souverain à désirer au ciel et en terre,
Dieu, notre 82 premier principe et fin dernière.
Ceci
a été la raison pourquoi, oublieux de ma petitesse, j'ai entrepris de traiter
ici de ce saint exercice, insinuant plutôt quelque chose des richesses et
bonheur que l'on trouve en chaque état ou degré, que non pas les déduisant
comme tel sujet le mériterait, y procédant du tout sincèrement et simplement,
laissant à plus experts, doctes et mieux entendus, de tnéliorer la déduction de
telles matières par autres oeuvres mieux agencées, plus polies et de meilleure
grâce, n'ayant eu autre égard (quant à moi) qu'à rondement et en paroles
simples tâcher de me faire entendre en l'explication de ce que je traite.
Et
bien que plusieurs livres se retrouvent pour le jourd'hui traitant de l'oraison
mentale et du chemin de la perfection 83 : si ne peut-on néanmoins, comme est
encore dit ci-devant, manifester trop de divers chemins ; car par ce moyen
chacun pourra trouver [m100] de l'aide en un sujet de si grande importance, et
en des rencontres si fâcheux qu'il faut quelquefois passer : ainsi que ceux
qui en font l'expérience savent être assez ordinaires en ces chemins. Es
quelles occurrences, ce n'est pas petit soulas de trouver de la conformité
avec ceux qui en ont écrit, ou passé semblables détroits, et laissé quelque
bonne advertance, pour dûment s'y pouvoir comporter. Et puis, les divers
chemins découverts, les différentes voies manifestées, ne peuvent que faciliter
le voyage spirituel qu'avons à faire à Dieu par le moyen de l'oraison. [m101]
Mon
dessein donc est de déduire ici, le plus succinctement et rondement 84 néanmoins
clairement qu'il sera possible, tout le chemin de la vraie oraison mentale,
avec les degrés, états et opérations internes que l'on y rencontre. Et
premièrement en général et sommairement que c'est, et ce que prétendons par
icelle.
DIEU
est un bien infini, la source, origine et fontaine de tout bien, présent
intimement à notre âme au sommet de notre esprit où il a empreint et gravé son
image sacrée, y faisant là sa demeure comme en son temple, son trône et petit
palais terrestre; 85 et quoiqu'il gouverne, modère et régisse par sa providence
universellement tout ce monde, il est néanmoins de telle sorte attentif à ce
qui est du bien et du salut de chacun [m102] de nous en particulier, comme si
vraiment oublieux de tout autre il n'eût qu'à nous seul à pourvoir. Car, comme
une curieuse sentinelle posée en notre esprit, il nous observe et regarde en
tous nos mouvements, pensées et désirs ; voyant où est, d'où vient et où va
notre cœur, à quoi il tend, après quoi il aspire, quelle est la racine de
toutes nos oeuvres et intentions, comme encore ci-devant est dit. De sorte
qu'il n'est pas besoin de chercher Dieu trop loin de nous ; il nous est
toujours présent au sommet de notre esprit, désireux à merveille de se
communiquer à nous par l'infusion de ses grâces.
Ce
qu'étant ainsi, le plus grand malheur maintenant qui nous soit arrivé par le
péché, c'est d'avoir perdu la jouissance de ce bien souverain et [m103] nous en
être diverti l'esprit pour le convertir aux créatures ; en sorte que ce bien
tant désirable, quoique si présent et si intime à nous, nous est néanmoins
resté du tout inconnu et caché, ne ressentant non plus rien de sa si immédiate
présence à notre âme, 86 comme si vraiment il en fût le plus éloigné du monde.
Réciproquement aussi, le plus grand bien que puissions maintenant nous
acquérir, c'est de nous rejoindre, réunir et relier derechef notre esprit avec
Dieu par connaissance, amour et affection, regagnant par ce moyen le
ressentiment de sa divine présence. Tellement qu'en tout lieu et en tout temps,
tant que faire se peut, nous ayons ce vrai témoignage en notre intérieur que
notre cœur, nos pensées, nos désirs et nous-mêmes tout entiers sommes vraiment
devant Dieu, et qu'en toute chose il nous voit, nous [m104] considère et
observe sans cesse, pénétrant les plus intimes secrets de notre âme.
Pour
à laquelle réunion et reliaison retourner, la dignation de Dieu est si grande,
qu'encore que bienheureux qu'il est infiniment en soi-même, et quoique étant
assez exalté, glorifié et honoré par les anges au ciel, il n'a nul besoin de
nous, ni de tout notre service en terre; comme si toutefois oublieux de toute
sa gloire et que rien ne lui fût plus à cœur que notre propre bien, ainsi se
montre-t-il désireux de communiquer ses dons et ses grâces, voire soi-même, aux
âmes qui le cherchent en vérité de tout leur cœur ; disant par une 87 bonté
trop excessive en notre endroit, que même ses délices sont d'être avec nous, et
qu'il est à la porte de notre cœur [m105], attendant si quelqu'un lui ouvrira,
pour le pouvoir combler de ses faveurs. De (110) sorte que par ceci il nous demeure très
assuré qu'il y a moyen d'acquérir la jouissance de ce bien souverain et de cet
amour infini, et de le pouvoir posséder un jour au plus intime de notre âme ;
puisque lui-même à qui la chose compète, se déclare si désireux d'avoir accès
et entrée chez nous, ne tenant qu'à nous d'y vouloir employer le travail et la
diligence requise.
Et
voici l'origine et la substance d'oraison mentale, savoir : un exercice
intérieur par lequel on recherche en son âme la jouissance et fruition de Dieu
notre souverain bien, en regrettant extrêmement l'absence et la perte, et plus
encore en désirant la présence et l'acquisition d'iceluy. Et pour le dire en
autre façon : oraison mentale est une élévation de son cœur vers le sommet de
l'esprit [m106] à Dieu, se constituant sans cesse en sa présence, pour lui
adresser toutes ses pensées, tous ses désirs et toutes ses intentions ;
rapportant à sa seule gloire tout ce qu'il lui convient de faire ou d'endurer ;
ne prétendant 88 rien autre par tout ceci sinon que, s'étant acquis le
ressentiment et expérience de sa divine présence, le pouvoir adorer en esprit
et vérité, le connaître et l'aimer de tout son cœur; tellement qu'oraison
mentale est un chemin spirituel vers Dieu, au sommet de la montagne de notre
esprit, un retour et une conversion de son affection (qui s'était écoulée ès
choses du monde) à Dieu pour se reposer, s'abîmer et se plonger du tout en son
amour.
Or
jaçoit que ceci soit vrai qu'oraison mentale à proprement parler consiste en
semblables actions spirituelles, tendantes à Dieu du tout spirituellement
[m107] conçu en son âme ; pour autant néanmoins que tous ceux qui commencent
cette vie intérieure sont encore grossiers, fort corporels, pleins d'images des
choses du monde, agités souvent de diverses passions de joie, de tristesse,
d'impatiences et semblables, appesantis encore par le poids de leurs
inclinations mauvaises aux contentements de la nature, aux désirs des choses
terrestres, et pour ce nullement encore capables de choses si spirituelles qui
requièrent une âme bien rassise, tranquille et toute recueillie en soi, qui
sache modérer ses passions, refréner ses inclinations 89 et suppéditer sa
nature; cela est la raison pourquoi il est forcé que l'on donne commencement à
ce chemin d'oraison par la dévote méditation et considération des mystères de
notre foi, soit de la mort, du jugement, de l'enfer, du paradis, soit encore
[m108] de la vie et passion de Notre-Seigneur.
Car
celui qui commence ce chemin d'oraison, soit-il si sage qu'il voudra selon le
monde, se trouvera néanmoins encore fort idiot et ignorant au fait des secrets
de ce chemin, qui ne se révèlent qu'aux humbles, petits et simples. Mais la
méditation premièrement lui apportera une connaissance toute nouvelle et toute
autre savoureuse intelligence de ces dits mystères que non pas auparavant,
ayant ordre et rapport à la volonté, pour bien efficacement la mouvoir.
Secondement lui causera une affection aux choses spirituelles, et un oubli de
toutes celles du monde. Tiercement par icelle l'esprit commencera à trouver
contentement et (112) plaisir à l'oraison, se délectant à y admirer les oeuvres
merveilleuses de Dieu qu'il trouve dans ces dits mystères, et ainsi autres
choses que Dieu lui peut communiquer pendant sa [m109] méditation. Au lieu de
tant de mauvaises pensées, imaginations, 90 souvenances et affections que l'on
avait du monde, on se remplit de saintes et salutaires : l'entendement en est
illuminé, la volonté enflammée, stabilisée et confirmée de plus en plus au
service de Dieu; plusieurs bonnes affections d'amour, de louange, de
remerciement et semblables s'engendrent vers Notre- Seigneur ; et souvent
arrive qu'en vertu de la bonne méditation que l'on a faite, l'on est ému à
s'offrir à Dieu, à proposer de mieux faire et à s'amender de plusieurs
imperfections.
Plus
outre encore, pour autant que non seulement par le péché nous nous sommes
éloignés de Dieu, mais encore avons épars et divisé notre cœur en autant de
parts que de choses diverses se présentaient [m110] à nous au dehors : il nous
est maintenant nécessaire pour bien nous pouvoir appliquer aux méditations
saintes, de nous exercer sérieusement à la mortification des sens extérieurs,
de la vue, de l'ouïe, de la langue, du goût et saveur des choses terrestres,
afin de mériter les célestes et divines; de sorte que nous nous rendions
aveugles, sourds et muets, autant qu'il sera possible et que notre état le
pourra porter; car en cette affaire-ici, celui est le plus heureux qui ne
s'empêche d'autre 91 chose que de demeurer en paix en soi-même; et en vain
celui-là pensera faire progrès en l'oraison mentale, lequel n'apprend
premièrement à se dépêtrer de tout ce qui ne lui compète de rien.
Tellement
donc, somme toute, qu'au chemin de la perfection et d'oraison mentale, voici
l'ordre des choses : que la première étude soit [m111] de bien serrer ces cinq
sens extérieurs, ces portes par où jadis la mort spirituelle de péché a fait son
entrée. Et puis s'efforcer par le moyen de la dévote méditation, de venir à la
connaissance de notre obligation vers Notre-Seigneur; et si bien se remplir de
ces bonnes et salutaires images, que toute mauvaise du monde en soit déchassée.
Ensemble encore étudier à régler ses passions, vaincre son mauvais courage,
renoncer à sa volonté, suppéditer [[84]] ses inclinations vicieuses qui tirent aux
choses de la terre; afin qu'ayant accoisé tout le trouble et tumulte intérieur
que cause cette mauvaise engeance en notre âme, on puisse être propre pour la
vraie oraison mentale ou vraie élévation de son esprit à Dieu, — laquelle comme
j'ai dit, désire une âme bien rassise, tranquille et dépêtrée de toutes ces
choses, pour tant plus librement pratiquer et poursuivre cette tendance. Et en
fin 92 finale, se rejoindre et réunir à lui par amour, comme but final de tout
ce que prétendons par [m112] l'oraison. Voilà donc que vous avez en somme et en
gros, la déduction de tout ce chemin d'oraison mentale; reste maintenant de
déduire le tout plus particulièrement. Et premièrement.
LE
comble de tout notre bonheur, notre fin finale et dernière prétention en tous
nos exercices, consiste, comme je disais tantôt, à aimer Dieu, nous reliant et
réunissant à lui comme à notre premier principe, notre origine et fin dernière
par la jouissance de son divin amour. Tout le cours du chemin n'étant qu'amour
céleste et une reliaison de notre cœur, désir, volonté et de tout notre être à
Dieu; aussi le commencement de tout, c'est la vraie connaissance de sa divine
majesté, n'étant pas possible de l'aimer sans le connaître, ains toute telle
connaissance 93 qu'en aurons, tel aussi sera l'amour que nous lui porterons. Si
notre connaissance n'est que naturelle, l'amour en sera de même; si
supernaturelle, aussi le sera notre amour.
Mais
d'autant qu'en cette vie mortelle, Dieu ne se peut connaître en sa propre
essence et nature, [m116] il nous faut tâcher de le connaître par ses oeuvres
et effets. Et d'ici a pris son origine la méditation, laquelle est un exercice
spirituel par lequel la personne va pensant profondément, fixement et de propos
délibéré, sur quelque oeuvre ou effet de la bonté de Dieu, pour par ce moyen
exciter son cœur à quelque bonne affection ou d'amour, ou de louange, ou
d'admiration, ou de reconnaissance, ou bien encore pour s'acquérir les vertus,
selon le sujet que l'on prend pour sa méditation.
Car
[~m113] quiconque désire retourner à Dieu et à lui heureusement se réunir et
rejoindre, ou acquérir les grâces à ce nécessaires, il faut que, de sa part, il
fasse ce qu'il peut, s'exerçant au bien en toute vertu, bons exercices et
salutaires considérations, embrassant tout ce qui est conforme, a rapport et
donne aide pour obtenir la fin désirée; [~m114] chose si nécessaire que qui ne
le fera; ne doit pas aussi s'attendre de jamais pouvoir mettre le pied à la
sainte 94 montagne de vraie oraison mentale. Oui sera celui, dit le psalmiste, « qui sera digne de monter à la montagne du
Seigneur, ou qui méritera d'avoir accès au lieu sacré de son saint Tabernacle?
Celui, répondit-il, qui, menant
une vie pure, sainte et immaculée, n'a pas recu en vain son être, sa vie, ni
les puissances de son âme (Ps. XXIII, 3, 4). Et ailleurs annonce
celui-là, bienheureux qui, la nuit et
le jour, médite en la loi du Seigneur : parce qu'il sera comme l'arbre planté
[m115] du long le rivage des eaux, lequel apporte son fruit au temps désiré. »
(Ps. I, 2, 3).
Méditer
donc, c'est profondément s'appliquer à [m117] examiner de près quelque chose,
la considérant d'un esprit rassis, mûr et arrêté, pour en pouvoir tirer du
fruit. Et tant plus que les oeuvres de Dieu que méditerons seront excellentes,
tant plus excellente connaissance aussi et témoignage nous rendront-elles de
leur auteur.
Et
pour ce, les mystères de l'incarnation, naissance, vie et passion de
Notre-Seigneur étant entre les oeuvres (116) de Dieu les plus merveilleuses ;
entre les agréables, les plus douces et savoureuses; entre les bénéfices divins
les plus souverains; entre les oeuvres de grâce les plus grandes et 95 entre
les sacrés mystères les plus profonds ; aussi n'y a-t-il méditation qui
mieux nous donne entrée au sacré sanctuaire de la divine poitrine, pour connaître
les merveilles de son amour vers nous, que la méditation sur ces sacrés [m118]
mystères. Aussi dit Notre-Seigneur : « je suis la voie, la vérité et la vie. » (Joan., XIV,
6). « Celui qui par moi entrera,
trouvera nourriture et salut » (Joan. X, 9); et l'Eglise
chante qu'il est digne vraiment et salutaire de rendre à Dieu grâces infinies
de ce que, par le mystère du Verbe incarné, notre esprit est éclairé d'une
nouvelle lumière de connaissance divine, tellement que par la connaissance
visible que nous avons de son humanité sacrée, nous sommes transportés à
l'amour des choses invisibles de sa divinité [[85]].
Conformément
à quoi, disent tous les dévots personnages que la très sainte vie et Passion de
Notre-Seigneur est comme un grand livre de sapience divine, si ample, si clair
et facile, que le plus pauvre, simple et idiot, aussi bien que le plus docte, y
peut lire toute [m119] sorte de matière concernante son salut. Voulez-vous
venir à la connaissance de l'importance et grandeur de l'injure que l'on fait à
Dieu par le péché mortel, qu'est-ce qui vous y conduira mieux qu'en 96 considérant
combien il a fallu que Notre-Seigneur endurât de choses indignes de sa Majesté,
pour abolir et expier telle injure.Voulez-vous connaître si la damnation
éternelle est chose tant horrible et effroyable comme on nous la prêche? D'où
le pourrez-vous mieux colliger, que de voir que, pour nous en délivrer, Notre-Seigneur
a bien voulu endurer en ce monde choses tant exorbitantes? Car comme il disait
aux filles de Jérusalem, si moi qui suis le bois vert, le Fils de Dieu sans
macule, pour [m120] seulement avoir pris sur moi les péchés des hommes, il faut
que j'endure si grands tourments pour apaiser l'ire de mon Père, que vous me
jugez bien digne de compassion et de larmes : au bois sec que sera-t-il fait?
[Luc., XXIII, 30]. C'est-à-dire, quels tourments endureront en enfer ceux qui,
chargés de leurs péchés propres, ne seront pas néanmoins participants du fruit
de ma douloureuse passion? Si encore vous voulez connaître la dignité de votre
âme, et combien chère ou précieuse elle est devant Dieu, voyez à quel prix il
se l'a achetée ; et de là jugez s'il y a raison de la donner au diable à si bon
marché que pour un peu de vanité, de liberté, de plaisir et de contentement qui
se retrouve au péché. 97 Ainsi des autres choses qui concernent [m121] notre
salut, que ceux-là apprennent à lire dans ces sacrés mystères qui s'exercent à
la continuelle méditation d'iceux.
Quant
à descendre en particulier de traiter de la manière qu'il faut tenir pour
pouvoir retirer tous ces bons fruits de la méditation, les livres sont pleins
de ce sujet, de préceptes, lois et manières qu'il y faut observer. La Pratique
de Bellintani, le Traité d'oraison mentale du (118) Père Arias, et
Balbano : De la Flagellation [[86]] (livres très connus et nécessaires à tout
vrai amateur de l'oraison mentale), sont clairs et si exacts en ce fait,
enseignant le tout si particulièrement, qu'il n'est besoin de rien ajouter.
Seulement donc je toucherai ici quelques points brièvement. [m122]
En
premier lieu, supposant que l'on a chez soi quelque deux ou trois livres où les
mystères de l'incarnation, vie, et passion de Notre-Seigneur y soient déduits,
ou bien d'autres semblables matières propres pour la méditation ; faut tenir
cet ordre que, tous les jours, on choisisse quelque mystère, allant par ordre,
commençant depuis la nativité pour exemple, jusques à la croix et résurrection;
et quelque temps avant 98 se mettre en oraison, qu'on lise sur ce mystère-là
duquel l'ordre sera venu, ce que les livres diront que Notre-Seigneur y a fait
ou enduré ; sans s'occuper pour lors à lire les autres mystères ; plutôt lire
deux ou trois livres sur le même mystère, pour subministrer matière suffisante
à sa méditation. Ce précepte de préparer ainsi la matière pour méditer est
nécessaire au commencement, jusques à ce [m123] que l'on sache par cœur tous
les mystères; car autrement l'esprit serait vagabond, sautant d'une chose à
l'autre sans savoir sur quoi s'arrêter.
Le
temps de faire oraison venu, se faut représenter l'histoire de son mystère le
mieux et au plus doucement qu'il sera possible, sans se faire tort à la tête ou
imagination. Et surtout faut prendre garde au commencement de son oraison, de
n'y pas entrer avec pesanteur, tristesse ou chagrin, appréhendant le travail
qu'il y faudra endurer; mais plutôt l'on se doit efforcer d'y entrer avec toute
allégresse, grand désir et contentement intérieur d'avoir moyen de vaquer à
chose si désirable et converser ainsi familièrement avec Notre-Seigneur, comme
on fait en l'oraison ; lui découvrant les secrets [m124] désirs de son cœur ;
se gardant bien de rejeter ou 99 moins affectionner un si saint exercice : car
autrement apportant une telle disposition, le fruit en sera aussi bien petit.
Puis
après, étant ainsi introduit, il faut être sur sa garde, au progrès, de ne
laisser égarer son affection ni sa pensée, à autre qu'au mystère que l'on
médite, se souvenant toujours que l'on parle avec le plus grand Seigneur qui
soit en tout le monde, digne d'infini respect et révérence; et que l'on traite
avec lui d'une affaire [m125] la plus importante qui puisse être, à savoir des
choses de notre salut et de son amour divin. Et pour toujours tant mieux
arrêter sa pensée, l'on se peut imaginer que Notre-Seigneur est environné d'une
multitude infinie d'anges qui se complaisent grandement en la gloire et
révérence que nous portons à leur Seigneur et se deuillent fort quand nous y
procédons lentement, froidement et témérairement, sans respect ni attention, vaguant
çà et là en diverses (120) pensées des créatures, quittant leur souverain
Seigneur pour prendre plaisir en choses si frivoles.
D'autre
part néanmoins encore est-il besoin que l'attention soit modérée, de peur de
se nuire à la tête et se rendre inutile dès ce commencement; comme il arrive
souvent 100 aux indiscrets et peu experts qui pensent que c'est à force
d'imaginer le mystère que l'attention s'acquiert, appliquant en cela tout leur
effort et travail. Non, ce n'est pas [m126] seulement en l'imagination que
consiste le secret de cette affaire; mais beaucoup plus en la bonne affection
de s'appliquer à ce saint exercice, et à retirer son cœur de l'affection des
autres pensées, l'incliner à prendre plaisir aux choses divines et célestes.
Car l'office de l'imagination est seulement de nous représenter avec quiétude,
silence et repos, le mystère que nous nous sommes proposé, sans autre; que si
elle est vagabonde, la faute n'est pas tant d'elle, comme de l'instabilité du cœur,
qui n'y est pas pour lors actuellement affectionné. Car là où est le cœur, là
sont incontinent toutes les autres puissances; mais aussi, si le cœur n'y est
pas, on a beau se rompre la tête, tout sera en vain. Au lieu donc de si grande
force vers l'imagination, mettez plutôt votre industrie à [m127] rappeler votre
cœur et votre affection à prendre plaisir à ce saint exercice d'oraison, ou en
l'amadouant, ou en l'arguant, vous reprenant vous- même du peu d'affection
qu'avez encore aux choses divines, ou par quelque autre industrie que pourrez
apporter. 101
Touchant
au reste les mystères de la Passion, pour tirer fruit de la méditation d'iceux,
est sur toute chose fort nécessaire d'avoir grande connaissance de la noblesse,
excellence, grandeur et dignité de Notre-Seigneur qui endure tant de honte,
d'ignominie et cruauté par les mains de gens si vils et de si basse condition.
Et semblablement serait requise une pareille grande connaissance de sa vilité,
petitesse et indignité, en comparaison de Notre-Seigneur. En outre rechercher
bien la cause pourquoi Notre-Seigneur a enduré le tout, savoir, pour nous en
particulier et pour tout le monde, pour nous remettre [m128] en la grâce de
Dieu son Père, pour nous retirer de la damnation éternelle. Enfin avec quel
amour il a fait le tout pour nous, combien désirant notre salut, sans y être
induit ni poussé d'aucun sien profit ou intérêt, puisqu'il n'a que faire de
nous ni de chose aucune, lui qui est l'origine fontale de tout bien ; ains de
sa pure et très libérale bonté, piété et miséricorde, sans contrainte ni
obligation.
Et
tandis que l'on occupe ainsi son esprit à ruminer et bien peser toutes ces
circonstances, la grâce divine venant à seconder cestuy notre effort humain et
à bénir ce 102 petit labeur, nous fait trouver goût et saveur au mystère que
nous méditons, fait arrêter notre pensée, distillant en nos cœurs plusieurs
douces affections ou d'amour ou d'espoir en la divine miséricorde ou de crainte
des jugements divins, de haine du péché, de mépris [m129] du monde ou autres
semblables, selon qu'il plaît à Dieu nous communiquer. Et faut toujours
s'efforcer de produire, en vertu de sa bonne méditation, quelqu'une de ces
saintes affections, car ceci est tout le fruit de la (122) méditation. Et pour
nulle autre fin l'exerce-t-on sinon pour s'y exciter.
Si
vous me demandez à quelles affections ou matières il serait meilleur de
s'arrêter en ses méditations, je réponds que ceux qui commencent, doivent sur
toutes choses se très bien fonder sur la méditation de la mort, jugement, enfer
et paradis; et par iceux s'acquérir la vraie crainte des jugements de Dieu et
la haine du péché, la connaissance de l'importance de notre salut et du bien ou
du mal futur ; pour en temps de tentations véhémentes se pouvoir prévaloir par
ces armes grossières contre les grossiers assauts des ennemis. Car comme en ces
commencements la personne 103 est encore grossière, l'esprit sans vigueur, et
les assauts parfois violents; si, semblables, sensibles et palpables motifs ne
lui sont à la main, facilement elle pourrait succomber. Et ces bons fondements
de méditations sur ces grossières matières de la crainte de Dieu, ne serviront
pas seulement pour ces commencements, mais encore pour tout le cours de cette
vie, puisque pendant icelle nous ne sommes jamais du tout exempts de semblables
incursions, personne se pouvant promettre assurance, si longtemps que ce corps
terrestre appesantit les désirs de notre esprit.
Derechef
ceux qui commencent doivent remarquer leurs imperfections, et voir de quoi ils
ont le plus de besoin, ou qui leur fait plus de peine en leur vocation. Si les
contentements, liberté et vanités du monde leur viennent encore en mémoire pour
les regretter, qu'ils s'excitent par leur méditation à la haine et mépris de
ces choses, comme très pernicieuses et dommageables au salut, et au lieu de
cela, qu'ils tâchent de s'affectionner à endurer volontiers quelque chose
[m130] pour l'amour de Notre-Seigneur en réciproque de tant de 104 travaux
qu'il a soufferts pour nous. Que si ce leur semble chose dure à passer, et ne
savent avoir patience de se voir humiliés, mortifiés, rudement traités ou peu
estimés; qu'ils s'excitent en leurs méditations à se rendre eux-mêmes confus en
la présence de Notre-Seigneur, voyant que lui qui était le Roi des anges, le
Seigneur dg tout le monde, s'est néanmoins tant humilié pour eux; et cependant
eux, petits vermisseaux de terre, veulent toujours être honorés ou estimés
quelque chose : et ainsi de toutes leurs imperfections. Et c'est là le moyen
pour en venir au-dessus.
Que
si vous dites que vous vous efforcez bien en votre méditation de faire tout
votre mieux, y employant toute sorte d'effort et d'industrie, et que néanmoins
par tout cela [m131] vous ne pouvez pas tirer de votre cœur ces bonnes
affections que désireriez bien : je réponds premièrement, que l'on ne peut pas
être si tôt maître en cet art de bien prier, qu'il se faut contenter de faire
son mieux avec profonde humilité, implorant le secours divin, sans lequel nous
aurions beau nous travailler, et toute notre humaine industrie demeurerait vaine,
inutile et sans goût; surtout 105 en cette affaire- ici, celui qui se comporte
le plus simplement, humblement et révérentement avec Notre-Seigneur, sera celui
aussi auquel il aura plus de moyen de se communiquer. (124)
Secondement
je réponds : que c'est d'ici que l'on doit très mûrement remarquer, combien il
importe de poursuivre la première ferveur ou aide de la divine grâce que Dieu
est ordinaire de communiquer au commencement de sa conversion en son saint
service. Car comme telles grâces sont efficaces et applicables à toute matière,
si la personne est soigneuse et bien instruite à s'en servir pour efficacement
s'introduire en ce saint exercice ; avant que telles divines aides
s'évanouissent, elle aura déjà appris la pratique d'iceluy et des saintes
affections que telle abondante aide lui excitera, - là où que ceux qui
nonchalants à telle occasion, sous espoir que telle affluence, bonne
disposition et promptitude à tout bien leur durera toujours, sont étonnés de se
voir bientôt destitués de force, privés de telles grâces 106 et néanmoins sans
aucune provision de bonnes habitudes en ce saint exercice d'oraison, ne sachant
plus comment y pouvoir trouver accès ou entrée.
Tiercement
je réponds, qu'il faut avoir grand soin de conserver son cœur net de tout péché
et d'affection terrienne, tenir aussi ses sens et sa pensée resserrés en
soi-même, toujours doucement occupés avec quelques-unes de ces saintes
méditations [m132], et ne leur permettre aucune vaine liberté; ne consumer
aussi le temps en choses inutiles ou de peu d'importance, aies si tôt que l'on
se trouve dépêtré d'empêchements, recourir à l'oraison, comme à ce que l'on a
le plus à cœur.
Quatrièmement
je réponds, que l'intention droite est aussi surtout nécessaire en
l'application à ce saint exercice ; s'y adonnant non pas pour sa consolation ou
pour y trouver du contentement seulement, mais beaucoup plus pour faire la
volonté divine; pour servir et honorer Dieu, pour apprendre à se résigner sous
sa divine disposition en tous événements : en sorte que, si bien on ne reçoit
aucun propre intérêt, saveur, lumière ou dévotion pendant son oraison quel
effort 107 qu'on ait pu y apporter, qu'en cela néanmoins l'on trouve sa
consolation, que l'on a fait et cherché la volonté de Dieu de laquelle on se
doit contenter.
Quant
à ceux qui sont plus avancés en cet exercice de méditation, ils tâcheront sur
toute chose de s'exciter à l'amour divin, apprenant à rendre vigoureux en soi
les mouvements affectifs, pour ainsi se rendre propres pour passer à l'état
suivant. [~m133][[87]]
Ceux
aussi qui, simples et guère capables de profondes méditations, ne pouvant
arrêter si longtemps leur pensée en une chose, portés néanmoins de grands
désirs de complaire à Dieu, prompts à toutes bonnes oeuvres, désireux de toute
vertu, prêts à renoncer à eux-mêmes et généreux à dompter leurs passions, ne
cherchent que la manière plus convenable pour s'exercer en leur intérieur et
s'avancer à la perfection, pourront faire épreuve si la seconde façon de
méditation ou même l'exercice d'aspiration, serait en eux plus efficace, pour
salutairement s'occuper avec Dieu. (126)
UN
des plus grands secrets à remarquer en ce commencement du chemin d'oraison, est
de savoir si bien conduire son exercice 109 de méditation que, finalement, il
puisse heureusement terminer à faire rentrer la personne toute en soi-même, par
la répression de tous mauvais désirs, vicieuses inclinations, passions,
imaginations et autres émotions désordonnées. Et non seulement cela, mais ce
qui est le tout et où gît le noeud, c'est de la conduire jusques aux actes de
volonté immédiatement [m135] appliqués à Dieu du tout spirituellement conçu,
pour par iceux aspirer continuellement à son divin amour.
Et
toute la difficulté quant à l'entendement, consiste à se transporter des
grossières imaginations des sacrés mystères aux intelligences plus
spirituelles, et, d'icelles, encore passer plus outre à une certaine simple et
nue pensée de Dieu, tels qu'ont tous ceux qui sont vraiment introvertis et qui
jouissent de sa divine présence en leur âme. Je dis que toute la difficulté
consiste en cet heureux transport, parce que c'est en ce passage que demeurent
mille et mille arrêtés, qui arrivent bien à s'exercer en ces bonnes méditations
et à acquérir aussi plusieurs 110 bonnes vertus morales qui les rendent
vraiment exemplaires et de grande réputation quelquefois devant le monde, mais
au reste demeurent toute leur vie ignorants de ces autres intérieures
opérations [m136] de Dieu, bien plus sublimes, qui restent encore,
et
tout le service qu'ils font à Dieu en leur âme ne s'étend pas plus outre que
ces bonnes méditations, lesquelles puis après ils rapportent aux oeuvres
extérieures de bon exemple et de vertu morale ou acquise, fondés sur ce que
l'amour ne doit pas être oisif, et que qui n'opère pas grande chose en telle
sorte n'a pas aussi beaucoup d'amour ; entendant ainsi grossièrement à leur
façon ce qui a bien une autre plus spirituelle intelligence ; fondés encore sur
les exemples des saints, mal entendus toutefois, comme ils connaîtraient bien
s'ils pouvaient un jour parvenir aux opérations supérieures de l'esprit. De
sorte que c'est ici la pierre d'offension [[88]], à laquelle choppent grand nombre, même de
gens plus fidèles aux [m137] actes de mortification et de bon exemple, et 111 pour
ce tant plus difficilement persuadés à croire leur manquement; demeurant ainsi
à jamais privés de la connaissance et expérience de tant de merveilles qui se
passent entre Dieu et les âmes qui entrent au secret cabinet des trésors
divins.
Afin
donc de vous mettre hors de semblables erreurs, je vous dirai ici comment vous
pourrez peu à peu changer votre méditation grossière en une autre plus facile
et plus (128) efficace, et puis en élévations spirituelles jusques à parvenir à
un dépêtrement total de toutes images, discours et concepts sublimes, allant
ainsi de degré en degré jusques à la vraie et réelle présence de Dieu.
Et
premièrement de cette seconde façon de méditation.
La
connaissance de Dieu, disais-je tantôt, c'est le commencement [m138] de tout
notre bien spirituel; mais que Dieu ne pouvant être connu de nous en ce monde
par sa propre essence, force nous est de la mendier de ses oeuvres et effets.
Or maintenant entre les oeuvres de Dieu, aucunes se sont faites hors de nous 112
en ce grand monde, et autres se font dedans nous en notre intérieur. Entre
celles de dehors de nous, il n'y en a pas de plus admirables, profondes ou
efficaces pour nous conduire à une grande connaissance de Dieu, que les
mystères de l'Incarnation, Vie et Passion de Notre-Seigneur, comme je disais
encore tantôt. Aussi ont les auteurs fondé sur iceux plusieurs belles doctrines
de méditations; donnant là-dessus force règles, lois et préceptes, pour bien
s'y comporter, - chose à la vérité fort utile, fort nécessaire et de
grand'aide, [m139] pour ceux qui se veulent introduire en cette vie spirituelle
et d'oraison. Car bien que la grâce divine ne se puisse pas réduire en art et
que les artifices humains ne nous la puissent donner, si est-ce que tous ces
bons avis que l'on donne, sont les instruments d'icelle grâce.
Néanmoins
pour ce que telle façon de méditation, selon que communément la décrivent les
livres, est un chemin long et peu efficace pour une âme fervente, qui déjà est
pleine de bonne volonté, emportant beaucoup de temps avec peu d'avance, — il
vous faut savoir que, outre les oeuvres que Dieu a faites hors de 113 nous en
ce grand monde, il y a encore ces autres qu'il fait dedans nous, et que nous
expérimentons nous-mêmes, savoir, est l'opération de sa divine grâce en notre
âme, nous faisant connaître par propre expérience sa bonté, sa miséricorde, sa
libéralité et sa grande dignation [[89]] en notre endroit.
Et
telle connaissance de Dieu ainsi établie en nous parce que nous avons
expérimenté en nous-mêmes et non pas seulement par ouï-dire; [m141][[90]] comme elle est en haut degré d'assurance et
de certitude, aussi (après la foi) c'est le moyen de connaître le plus parfait
et accompli, le plus solide et certain que l'on pourrait avoir, en cela
consistant la finale et extrême connaissance de Dieu par ses oeuvres. Et qui ne
le connaît en cette sorte (excepté par la foi) il n'en a nulle vraie et assurée
connaissance, aies seulement par ouï-dire, par le rapport de ceux qui l'ont
expérimentée. Si donc nous voulons jamais avoir vraie connaissance
expérimentale de Dieu, il faut qu'il opère beaucoup en nous, et que nous soyons
bien versés et exercités à le remarquer. Plus opèrera-t-il en notas, et plus le
connaîtrons-nous, et conséquemment plus l'aimerons- nous.
Ce
qu'étant ainsi, 114 faut que nous confessions que cette façon-là d'oraison sera
la plus parfaite, laquelle disposera mieux la personne à ce que Dieu puisse
[m142] opérer beaucoup en elle; et que ce n'est pas assez que nous opérions
(130) beaucoup de nous-mêmes, ou que nous y employ[i]ons toutes nos forces, si
nous ne les dressons en sorte qu'elles nous disposent pour l'opération divine.
D'ici
encore procèdent plus outre choses à la vérité dignes d'être bien considérées :
c'est que plusieurs au chemin d'oraison se voient après dix, quinze et vingt
ans, autant quasi avancés au fait de la connaissance et expérience du vrai esprit
de Dieu et de ses intérieures divines opérations comme le premier jour qu'ils
s'y sont appliqués; - et ce, à raison qu'ils ne font cas sinon d'opérer
eux-mêmes beaucoup, et de bien observer toutes les lois, règles et préceptes de
la bonne méditation; sans jamais connaître comme, à la vraie oraison, il faut
passer outre cette sorte d'opération, (laquelle procède de son propre effort ou
industrie), pour être [m143] tout rempli de celle qui a pour origine première
et principale l'infusion divine ; et par ainsi demeurent toujours dans les
limites de vertu acquise 115 et morale, ne parvenant jamais aux infuses et
supernaturelles.
Et
bien que semblables ne s'aperçoivent de leur retardement, estimant être rares
ceux qui plus tôt sont avancés : ceux néanmoins qui ont les yeux ouverts à leur
avancement et l'esprit éclairé de la lumière intérieure, remarquent bien qu'il
y a en cela de la grande faute, et que semblables demeurent privés de la
connaissance du vrai chemin intérieur. Car bien qu'avec ces bons exercices de
méditations [m144] qu'ils retiennent si longtemps et que froidement ils
pratiquent, ils s'exercent toujours au bien et à toute vertu, - employant le
temps louablement, évitant aussi tous péchés petits et grands à leur possible,
- cela néanmoins n'est rien au regard de ce qui reste encore en ce chemin de la
perfection. Car autre chose est faire cela et autre chose profiter et s'avancer
à l'acquisition du vrai esprit de Dieu, de laquelle ils demeurent ignorants.
Autres
y en a qui en leur méditation, s'exerçant plus à une componction, douleur et
contrition, que non pas en amour et confiance en Dieu, viennent enfin à telle
pesanteur d'esprit, à tel accablement intérieur de tristesse, 116 de scrupules
et semblables désordres, qu'au lieu de s'élever en l'esprit à Dieu d'un vol
léger [m145] plein de filiale et amoureuse confiance en sa bonté (comme on
doit faire par tout tel exercice que l'on puisse prendre), ils s'éloignent
toujours de plus en plus, se rendant fort pesants, terrestres, abattus,
mélancoliques, enfin d'humeur toute contraire au vrai esprit de Dieu, qui n'est
que justice, paix et joie au Saint-Esprit.
Pour
donc éviter tous ces inconvénients, je traiterai ici d'une seconde façon de
méditation médiocre, entre la grossière ci-devant et la spirituelle élévation à
Dieu suivante; laquelle retient quelque chose de toutes les deux, et ainsi peu
à peu dispose l'âme aux choses ultérieures. Car enfin, par la grâce de Dieu
[m146], il se trouve des âmes lesquelles s'étant appliquées [si] fidèlement à
la récollection et mortification par l'aide de leurs bonnes méditations,
qu'elles se sentent prêtes à donner à Notre-Seigneur tout (132) ce qu'elles
sauraient être de sa divine volonté, très appareillées de renoncer à
elles-mêmes partout où elles sauraient chercher leur propre intérêt; — la
mortification, la confusion, l'humiliation, le mépris et semblables ne leur est
rien : telles âmes 117 donc que feront-elles? De les retenir toujours à ces
longues méditations, leur faisant observer toutes les parties d'icelles, les
règles et les lois, leur cœur ne s'y échauffera plus guère davantage que ce que
déjà elles sentaient. C'est donc dommage de leur faire perdre ainsi le temps,
avec ces longues, froides et lentes méditations, et partant il y faut ici
ajouter cette seconde. [~m147]
Que
la personne se représente bien quelque mystère sacré comme en l'autre, mais
avec cette différence que l'on ne fait pas des longs discours, ains on fait,
ensemble avec l'imagination du mystère, continuellement marcher l'affection;
s'entretenant sans cesse à parler de tout son cœur à Notre-Seigneur, au mystère
que l'on médite, mettant tout son soin non pas à bien agencer ses paroles, mais
à beaucoup aimer, à sérieusement désirer son amour et lui donner son cœur. Pour
exemple, vous vous proposerez un jour le mystère de la Nativité, et, de la
grande habitude que déjà vous avez acquis de vous le représenter, vous
l'imaginerez facilement en votre présence, comme si vous voy[i]ez
Notre-Seigneur ores [[91]] en la crèche, ores entre les bras de la
glorieuse Vierge [m148] ; et au lieu qu'en la première 118 façon de méditer on
y procède froidement, allant examiner toutes les circonstances et
particularités de ce mystère, consumant en ce[la] beaucoup de temps ; ici, en
cette seconde façon, on ne fait que s'exciter grandement à se fondre tout en
amour et dévotion de voir ainsi petit enfançon celui qui est le Roi des anges,
la gloire du ciel, le souverain Seigneur de tout le monde; étant venu à nous de
la sorte pour le grand amour qu'il nous a porté; ne demandant rien autre en
reconnaissance, sinon que nous l'aimions de toute notre affection et que
dressions vers lui tous nos désirs. Et, prenant de là une assurée confiance de
recourir à lui et lui demander son divin amour, on ne fait que tâcher avec
toute affection de parler et aspirer à lui : Mon Dieu, mon Jésus, mon Seigneur, qui avez fait tant de [m149] merveilles à mon occasion; qui ne demandez
sinon que je vous aime vraiment de tout mon cœur pour toute reconnaissance :
faites donc que je vous aime parfaitement, que je vous embrasse au plus intime
de mon âme et de toute mon affection. Mon Jésus, ma douceur, ma consolation,
ma vie, mon amour, mon désir, mon trésor et tout mon bien [[92]]. 119
Quelquefois
aussi on fera intérieurement en esprit mille actes d'humilité, de petitesse et
d'anéantissement de soi-même devant Notre-Seigneur, pour ainsi le fléchir à
nous regarder de sa miséricorde et l'incliner à nous exaucer.
Un
autre jour, vous vous représenterez l'adoration des trois rois, et l'adorerez
aussi en esprit avec eux, lui offrant votre cœur, votre affection et tout
vous-même, ne désirant rien plus que la grâce pour l'aimer en vérité, vous
retenant en sa présence [m150] avec mille titres d'honneur, d'amour et de (134)
révérence.
Et
ainsi, pour le dire en un mot, contournant tout tel mystère que vous
considérerez, à rien autre plus sinon qu'ayant ainsi Notre- Seigneur présent en
ce mystère-là, vous puissiez continuellement émouvoir votre affection envers
lui; tellement que votre partie amative soit toujours en action, sans aller
discourir de point en point et par le menu sur chaque mystère, mais en bref et
en gros, votre principal soin étant d'exercer l'affection ; inventant mille
petites industries pour pouvoir continuer en telle façon sans lésion ou intérêt
du corps, - la chose ne consistant pas tant en la force et violence, 120 comme
en l'ingénieuse industrie.
Et
voilà la différence qu'il y a de cette façon-ici à l'autre précédente,
communément décrite ès livres : que celle-là doit aller épluchant toutes les
[m151] particularités, les circonstances et semblables; mais celle-ci ayant
déjà tant de fois médité sur ces mystères et sachant assez ce que Notre-
Seigneur y a fait, laissant là toute cette particulière recherche, s'adresse
immédiatement à Notre-Seigneur d'un grand désir d'exciter continuellement son
affection à le désirer, comme si elle lui disait : Mon Dieu, mon Sauveur, je sais assez que vous avez fait merveilles
pour mon salut, que j'ai mille et mille obligations de vous aimer, de me donner
du tout à vous, de vous louer et servir à jamais. Je reconnais, dis-je, assez
cette mienne obligation, et quand j'irais occupant mon esprit à examiner les
particularités de ces mystères merveilleux que vous avez faits pour moi, je ne
connaîtrais pas plus que je ne fais à présent ; et suis-je autant maintenant
désireux de vous aimer que je serais lors. Car ce n'est pas que je ne sache mon
obligation ou que je ne veuille, mais toute la faute [m152] est que je ne suis
pas si ardent et si rempli de votre vrai 121 amour comme je désirerais bien.
Laissant donc à part toute longue recherche d'entendement, je ne veux faire
d'ici en avant autre chose que m'exercer à vous aimer, vous en demander la
grâce, vous offrir ma volonté, vous consacrer mon cœur, vous dédier mon
affection, et enfin je ne veux plus respirer qu'en vous aimant.
Et
voilà en quoi s'exerce une telle âme durant toute son oraison, sans se laisser
aucunement attiédir, ains plutôt s'échauffant toujours de plus en plus; tantôt
parlant à Notre-Seigneur, tantôt à soi-même, pour rappeler son cœur quand il
est distrait, se reprenant de son instabilité et peu d'affection. Et non
seulement durant le temps particulièrement destiné à l'oraison, mais encore
parmi le jour entre les occupations de la vie humaine. Car rien ne nous peut
empêcher de donner ainsi notre cœur à Dieu, et penser [m153] à lui de toute
notre affection. Si vous avez donc singulièrement aimé quelque créature au
monde, souvenez- vous combien agréable il vous était de penser à icelle, comme
rien ne vous en pouvait empêcher, comme votre cœur y était porté ; et vous
confondez [[93]] grandement que Notre-Seigneur 122 n'a
encore gagné sur vous ce que donniez jadis à une créature. (136)
Ce
sera en cette sorte, que vous commencerez à faire que tout le jour, voire toute
votre vie, vous sera une continuelle oraison, persévérant (à savoir) ainsi en
continuel mouvement de souvenance d'amour et de désir vers Notre-Seigneur à
toute heure, à tout moment, en tout temps et en tout lieu. Et bien que
peut-être cela semblera un peu difficile au commencement ; pourvu néanmoins que
l'on sache industrieusement s'aider pour incliner son cœur sans se violenter
par trop, on s'y [m154] accoutumera facilement avec l'aide de la grâce. Et
notez que, soit tempre [[94]] ou tard, si jamais vous désirez parvenir
au vrai esprit d'oraison, à la jouissance de la présence divine, au vrai amour
de Dieu, il faut nécessairement que vous acquériez cette continuelle douce
attention intérieure à Dieu, avec la partie amative toujours négotiant après
son divin amour en tout temps et en tout lieu, parce qu'oraison mentale est un
chemin et un retour que nous faisons à Dieu, et les deux pieds avec lesquels
nous nous y acheminons est la connaissance et l'affection. Lors donc que la
pensée et le désir ne se meuvent pas, nous n'allons 123 pas en ce chemin. Voilà
pourquoi cette seconde façon de méditation fera le chemin plus court, plus
facile, et la course plus légère, puisqu'en icelle la pensée et l'affection
vers Dieu est toujours en mouvement, [~m155] faisant plus de chemin en un jour
qu'en un mois selon la précédente.
Et
notez aussi que selon cette façon de converser avec Notre-Seigneur, on le
pourra considérer non seulement en ces sacrés mystères de son humanité, mais
aussi quelquefois en quelques sublimes connaissances de ses divines
perfections, comme de sa grandeur, immensité, infinité, éternité et semblables;
sobrement toutefois, et autant seulement qu'il sera nécessaire pour tirer ces
actes d'affection, et pour causer une vraie appréhension de la grandeur de
Dieu, afin de toujours conserver en soi le respect et l'honneur qui lui est dû.
Mais
surtout il faut commencer à concevoir Dieu, non pas comme bien haut au ciel,
éloigné de soi, mais présent à son âme, au sommet de son esprit. Et ceci
principalement lorsque la volonté, bien émue et excitée, est toute recueillie
en soi et se sent dépêtrée des sens et imaginations : car alors 124 elle doit
se ressouvenir de telle et immédiate présence de Dieu à elle, afin que sachant
cette vérité elle ne s'égare avec ces imaginations, en formant mille images et
représentations de Dieu hors de soi. Et ainsi elle se disposera peu à peu pour
l'état suivant.
Notre
entendement en l'oraison mentale a deux sortes d'opérations : l'une est quand
il doit travailler pour administrer à la volonté le sujet et la raison de
vouloir ou d'aimer, lui proposant les motifs et les causes ; et de cette façon-ici
avons-nous parlé jusques ores. Et a été nécessaire l'exercer en telle sorte
jusques à ces états-ici, l'entendement ayant précédé pour suggérer à la volonté
les motifs et pour l'induire à se mouvoir en affections bonnes. Même étant émue
[elle] retournait encore à peser et 125 examiner derechef les mêmes motifs pour
continuer en ses mouvements affectifs, pour les accroître et renforcer; et,
avec cette façon d'expliquer, s'accorde toute autre qui parle des fonctions de
l'entendement.
La
seconde sorte d'opération est, lorsque la volonté, - en soi récolligée et
tenant déjà le vouloir en sa main, résolue de vouloir aimer Dieu, comme de fait
elle en a acquis quelque force et actuelle volonté (toute autre puissance lui
consentant), - désire partant plus outre la face et la présence de celui
qu'elle aime : Tibi dixit cor meum; exquisivit te facies mea : faciem tuam
Domine requirem [[95]] (Ps. XXXI, 8). Ici l'entendement est mis en
action, à savoir, à cette recherche et élévation vers le haut de l'esprit, non
pas par conceptions sublimes des divines perfections, pour avoir sujet
d'émouvoir la volonté à aimer; mais, fondé en très humble et certaine croyance
de l'immédiate présence divine, procède seulement en admirable simplicité et nu
regard vers le haut de l'esprit, pour satisfaire à ce que la volonté
(actuellement empêchée à désirer) veut, désire et prétend que de trouver, à
savoir la face et présence de celui qu'elle désire aimer de 126 tout son
possible, adorer et révérer.
Et
comme voici que commence vraiment la vie mystique, aussi commencent les secrets
de ces chemins intérieurs. Car au lieu qu'aucuns, étant émus en leurs âmes par
bonnes méditations ou autre touchement de Dieu, à vouloir efficacement toute
chose bonne et sainte, viennent à rapporter toute telle grâce à eux communiquée
aux choses extérieures pour faire ceci ou cela extérieurement, fondés sur ce
que leur amour doit se montrer par grandes oeuvres au dehors ; au lieu, dis-je,
de telle humeur et façon de procéder, ici nous voulons dire que, pour se rendre
apte à la vraie vie mystique, il faut apprendre à demeurer tout (140) en
soi-même avec ses actes et efforts immanents, qui n'ont pas de rapport aux
choses externes, mais seulement à Dieu, que de tout son cœur on recherche au
sommet de son esprit.
C'est
pourquoi, après que l'homme a aucunement réformé la nature inférieure et acquis
les vertus morales, s'efforçant à son mieux de les mettre en pratique aux
occasions; après qu'il n'a autre désir que de suivre la voie de vertu et de
mortification et n'y manquer, ains de tout son possible satisfaire 127 à Dieu
et à sa vocation ; après ceci, dis-je, s'il veut aller en avant, il est
nécessaire qu'il vienne mettre ordre à ses affaires spirituelles, modérant
premièrement et réglant son homme extérieur à quelque ordre et mesure juste et
proportionnée à ses forces et à son état. Et puis, cela fait et supposé et dont
il ne veut plus se mettre en peine, faut venir entendre ce qu'il doit faire en
son intérieur avec Dieu, comme ce qui est le principal, et sans quoi on ne
parviendra jamais à la connaissance de ces secrets sentiers.
Or
le commencement de ceci est cette recherche de Dieu en son âme, par la foi très
certaine et vue simple que l'on élève vers le sommet de l'esprit, en niant,
rejetant et s'abstrayant de toute chose quelle qu'elle soit, méditation,
imagination, spéculation, discours, haute conception de Dieu et semblables
(sinon en tant que de Dieu immédiatement serait instillée, ou qu'autre raison
survenante en serait la cause), pour ainsi, par voie négative de la naturelle
et humaine façon d'opérer par les imaginations et conceptions grossières, venir
au dépêtrement de toutes les puissances et à la simple unité de vue, de
recherche et d'attention 128 à Dieu que de tout son cœur on désire par telle
négation, abstraction et humble rejet de toute autre chose. Etant requis par
cette façon, que la volonté soit actuellement recueillie et maîtresse en
l'intérieur pour se pouvoir tenir en quiétude et ressentiment de soi-même;
actuellement désireuse du vrai et pur amour divin, parce qu'autrement la vue ou
regard vers l'esprit ne serait pas efficace pour parvenir à son [but] prétendu,
mais froid, lent et comme oisif.
Pour
auquel actuel désir de la volonté parvenir, nous avons en la première façon de
méditation parlé comme l'entendement devait précéder, en montrant à la volonté
les motifs, causes et raisons. Cela étant fait, la seconde façon de méditation
a servi pour commencer à modérer cet entendement, et donner plus grand lieu à
la volonté (l'ayant fait continuellement produire ses actes) pour se confirmer
davantage, se faire revivre et gagner le dessus de toute autre puissance au
dedans. Maintenant reste cette façon que la volonté ainsi vivante, habilitée et
très bien renforcée, portée extrêmement à Dieu, actuellement voulante et
aimante, - comme l'amour 129 ne se contente pas s'il n'a la présence et
compagnie de celui qu'il aime, non seulement dépeinte ou imaginée, mais réelle
et véritable tant que faire se peut, - [elle] se retire de toute autre
imagination au dehors, conceptions ou spéculations au dedans, pour intimement
en rechercher et recevoir une (142) autre, par réelle infusion et communication
que Dieu fait de soi-même, quoique obscurément en cette vie, per speculum ira enigmate (I Cor., XIII,
12).
Et
voici où gît le noeud et la difficulté : car c'est ici le point tant débattu,
s'il est licite de faire ceci de soi-même et quitter ainsi toute méditation ou
images, pour s'appliquer du tout à la recherche de Dieu spirituellement en son
esprit, n'est que l'on y soit intérieurement invité par l'abondance de grâces
et d'opération divine, — la plupart tenant que non et que c'est pure tromperie
de suivre telle doctrine. De là puis après vient que plusieurs demeurent ici
arrêtés, sans jamais passer plus outre, ou certes seulement après un long temps
extrêmement, pour n'oser aucunement s'ingérer eux-mêmes aux choses ultérieures.
Touchant
donc ce que trouverez ainsi aucuns, — disant qu'il faut attendre que
Notre-Seigneur nous tire 130 quasi par force aux choses qui tiennent ainsi du
plus relevé que la considération des mystères de l'humanité de Notre- Seigneur,
et nullement s'ingérer de soi-même, — il les faut entendre avec telle
discrétion, que toute présomption en soit tellement exclue et bannie, que
pourtant la coopération que nous devons apporter aux grâces divines, n'en soit
pas forclose. Il est tout certain que l'infusion de ce divin esprit, cet amour
ou cette présence divine que tant vous désirez, et pour lequel vous aspirez et
les jours et les nuits, ne sera pas en votre possibilité naturelle de
l'acquérir par aucun effort ou industrie que pourriez oncques y apporter, ains
dépend vraiment de la libéralité divine de l'infondre quand et en ceux qu'il
lui plaît. Et en ce point est vrai qu'il faut attendre la divine traction. Mais
de dire que ne pourrions nous y disposer par la grâce prévenante avec notre
diligence, industrie, fidélité et coopération, cela ne se peut aucunement
soutenir. Car et la méditation, la mortification et toute vertu morale avec
tout ce que nous enseignent les livres, que sont-ce autre chose que
dispositions plus éloignées qu'ils nous veulent 131 montrer pour nous rendre
capables du divin amour? Pourquoi donc, de même approchant toujours de plus
près en plus près, ne sera-t-il permis, voire nécessaire, d'en prendre tels qui
immédiatement nous y puissent disposer ?
C'est
une maxime très connue que toute forme requiert disposition en la matière pour
y être introduite. Ainsi est-ce chose assurée que Dieu fait part à chacun de sa
grâce justifiante, de son esprit ou amour divin selon que l'on s'y prépare et
exerce ; et est l'ordinaire que Dieu opère avec nous conformément aux exercices
que nous prenons, soit pour les exercices de la vie active, -soit pour
l'exercice intérieur d'amour ; et n'a pas accoutumé de faire miracle, en nous
tirant par force et contre tout notre effort, ains veut avoir avec soi notre
franc arbitre, afin de nous en laisser le mérite; et, pour ce, nous attire si
doucement et réduit tellement ses touches dans l'ordre de notre coopération, que
facilement avec nos opinions ou procédures contraires, nous les pouvons
obscurcir et (144) rejeter. Et partant si on désire un jour arriver au vrai
amour et esprit de Dieu, il faut nécessairement de degré en degré en prendre si
bien les 132 façons de faire convenables que, s'accommodant à la diversité des
états internes, on donne place à l'opérer de Dieu surnaturel.
C'est
pourquoi donc il faut que, outre l'état précédent, cheminant toujours en avant,
nous traitions plus outre d'une disposition encore plus immédiate que les précédentes
pour arriver à la jouissance de la présence divine et de l'opération de son
divin amour, savoir, de l'élévation du tout spirituelle, par laquelle l'âme,
déjà retirée en soi-même, s'efforce de s'élever plus outre à Dieu par-dessus
soi, non pas par aucune imagination, discours ou haute conception intérieure,
mais en abnégation de tout, voire et de soi-même, pour enfin le pouvoir trouver
selon que réellement, essentiellement et par soi-même il est présent à chacun
de nous, désireux de se communiquer au sommet de notre esprit par l'infusion de
ces grâces ; - le croyant, dis-je, ainsi, et s'y inclinant le cœur comme à un
bien souverainement aimable et de tous points désirable ; se tenant ferme et
arrêté à telle façon le plus qu'il est possible, et s'excitant cependant
soi-même au désir du divin amour, par l'aide de quelques paroles internes 133
qui la retiennent au ressentiment de soi-même en telle récollection en la
présence de Dieu, traitant et conversant avec sa divine Majesté.
Car
comme c'est ici à quoi aspirent toutes les âmes désireuses de leur avancement
que de parvenir à une perpétuelle occupation de leur esprit avec Dieu, à une
continuelle tendance de leur désir, intentions et pensées vers iceluy en leur
esprit, auquel elles ont constitué tout leur bien, leur trésor et richesses, —
aussi si cette âme veut aller en avant, doit s'efforcer d'avoir en sa mémoire
certaine quantité de petits dévots élancements et aspirations, au moyen de quoi
elle puisse pratiquer un retour amiable, une conversion actuelle, amoureuse et
filiale en Dieu, son bienheureux principe, son origine et sa fin tant
désirable; ne pensant à rien tant qu'à lui complaire et agréer, se laissant en
tout à sa divine disposition, o ,blieuse de soi et de tout ce qui est du monde,
ne descendant plus aux méditations, ou autres occupations imaginaires, sinon
autant qu'elle y sera contrainte à faute de ne pouvoir mieux.
Car
bien que ces bonnes méditations lui ont servi extrêmement pour l'aider à
rentrer en 134 soi-même, pour perdre toutes les mauvaises images et souvenances
des choses du monde, pour vaincre et surmonter les passions et autres fruits
innombrables qu'elle en a retirés; pour maintenant néanmoins qu'il est question
de passer plus outre et de s'aider à se disposer pour les choses ultérieures,
autres règles et lois lui sont nécessaires.
Il
arrive souvent en la vie intérieure que ce qui a donné au commencement la vie,
causerait puis après la mort, c'est-à-dire grand retardement, si on voulait
toujours y demeurer attaché. Au commencement on se sert de toutes choses pour
sujet de sa méditation et pour émouvoir (146) son cœur à Dieu. Même la
considération des créatures et des divins mystères extérieurs y aidait
extrêmement, d'autant que le plus que l'on avait lors était de sentir son cœur
ému à désirer les choses divines, sans que l'on eût encore aucune introversion,
vue intérieure ou connaissance de l'unité de l'esprit (bien autre et fort
contraire à toutes ces multiplicités (les puissances inférieures). Mais ici,
après qu'au moyen des exercices précédents, non seulement on a incliné vraiment
son cœur à Dieu, mais encore l'on a commencé à expérimenter cette unité de 135 l'esprit
supérieur, cette introversion et vue intérieure selon laquelle on chemine au
dedans, — c'est lors que poursuivant telle façon spirituelle et mystique, on
néglige et oublie la façon imaginaire et grossière tant que l'on peut, pour se
solider vraiment en telle façon purement interne et immanente ; s'élevant
toujours vers le sommet de l'esprit, par les actes de désir et de recherchement
de la présence réelle et expérimentale de Dieu, selon ses puissances
supérieures; laissant en bas la nature inférieure, avec toute l'engeance des
passions, turbulences et mutations; s'efforçant de se tenir comme au milieu,
pour doucement se rendre insensible à tout ce d'en bas et heureusement
s'envoler vers Dieu (au sommet de l'esprit), que l'on cherche ainsi de l'cœur
de la foi en la caliginosité de cette façon mystique.
Car
lorsque, outre l'effort de son industrie propre que par la grâce de Dieu on y a
apporté, la divine touche efficace et expérimentale y survient, c'est lors que,
par une forte compression de tout l'inférieur, l'élévation vers l'esprit prend
telle confirmation en l'âme que, toujours portée à telle unité, (que par ce
trait divin elle est enseignée de 136 rechercher), toute multiplicité des
puissances inférieures lui sera fort ennuyeuse : ce qui est bon et à désirer.
Car notre avancement gît à devenir tout intérieurs et opérants selon l'esprit,
plus intimement recueillis que tous les sens extérieurs ni intérieurs, par
négation (à savoir) de tout au dehors et non-arrêt sur rien au dedans, sinon
après l'opération interne et efficace de Dieu que l'on attend, désire et
recherche, par attention continuelle et vigilance savoureuse sur son intérieur;
ne ressentant plus rien de toute l'engeance inférieure, que la partie amative
(laquelle contient en soi le ramas de tout ce bas) doucement touchée de divine
affection. Et même Gluant à la connaissance, l'on n'en retient ni pratique
qu'une simple croyance et appréhension de cette divine présence, pour se
soumettre à sa divine influence et attendre l'expérimentale manifestation de sa
sainte opération.
Non
pas que l'on doive intérieurement être comme oisif, attendant que Dieu fasse
tout ; mais c'est que, s'approchant toujours de plus en plus à Dieu, par l'aide
que souvent il donne à l'effort de l'âme, il infond d’un autre amour 137 et
opération bien plus intime et efficace que la nôtre. Et le connaissant ainsi
par propre expérience, c'est lors qu'au lieu de la vivacité de l'entendement
que l'on appliquait à diverses bonnes considérations, on le restreint (148)
maintenant à certaines intérieures espèces obscures, non pas imaginées ou
formées, mais restées de l'expérience que l'on a eue du ressentiment de
l'opération divine.
Alors
ne cheminant plus que de la partie amative, en grande paix et quiétude, on
s'efforce de captiver l'entendement quant à ses discours, pensées ou
intelligences de quoi que ce soit ; n'ayant partout que certaines intérieures
espèces, vestiges, impressions, énigmes ou idées de l'expérience de ce divin
amour, - avec l'aide desquelles la volonté ou partie amative s'aide à produire
ses actes, à se dépêtrer de la terre et de tout ce qui est d'inférieur, pour
gaiement, joyeusement, amoureusement et d'un vol léger s'élever sa vue
intérieure à Dieu qu'elle recherche de l'cœur de la foi ainsi : par énigmes,
idées, ou espèces internes, dans l'obscurité de l'esprit, sous les conceptions
de son bien, son désiré, son amour, sa vie et semblables 138 titres et
épithètes d'amour, qui le lui représentent comme un bien souverainement
désirable, - tellement qu'elle se plonge tant en ce chemin d'amour et de déSir
vers Dieu en paix et silence, comme s'il n'y avait en tout le monde autre chose
à faire que cela.
Non
que je veuille dire que du tout entièrement et sitôt on puisse exclure toute
méditation et bonne représentation des sacrés mystères. Car on passe souvent
d'une vicissitude à l'autre; et, du commencement, l'âme n'est encore si
habituée à cette façon mystique qu'elle puisse toujours ainsi poursuivre ces
purs actes d'élévation spirituelle : car son état n'étant encore guère
abstrait ni aliéné des sens, facilement elle aura, entre cieux, besoin de se
servir de quelques discours et imaginations, sobrement néanmoins et non plus
que la nécessité la contraint, jusques à ce qu'elle ait acquis la meilleure
habitude, et perdu la mémoire (le ses premières façons grossières.
Car
si bien aucuns sont mieux touchés de la divine prévention, n'ayant pas besoin
de se mettre beaucoup en peine, sinon seulement se tenir élevés en leur
amoureux devis avec Dieu, qui 139 leur suggère assez pour s'entretenir en cette
sainte négotiation interne; les autres néanmoins sont conduits par beaucoup de
travaux, d'aridités et tentations : leur effort et élévation n'étant pas si
facilement prévenus, ni secondés de divine grâce singulière et actuelle, ains
davantage délaissés et ressentant leur vacuité naturelle, dans laquelle comme
il ne se faut aucunement appesantir, ainsi faut-il industrieusement s'efforcer
de s'aider, usant dbucement et modérément de son efficacité propre, sans
toutefois s'éloigner jamais beaucoup de cette façon d'élévation mystique.
Déclarant
donc la substance, l'ordre, le commencement et progrès de cet état, je dis que,
si bien on l'entend, on voit déjà que telle négotiation interne n'est rien
autre en substance que la pratique et fidèle exercitation des trois puissances
supérieures par les trois vertus théologales, foi, espérance et charité. La
foi, par la croyance certaine de la présence divine à notre esprit, dont les
effets sont la vue, recherche et tendance qu'elle en a vers icelle; la charité,
par l'actuel désir 140 et sincère affection que je requiers pour (150)
fondement de cette élévation ; et l'espérance, par la confiance en Dieu qu'il
faut du tout concevoir de sa bonté, en sorte que cela donne vie, soulas et
courage parmi les travaux de ces fâcheux sentiers.
Car
la connaissance des mystères de notre foi supposée par les exercices de
méditations, comme aussi l'amour indicible de Notre-Seigneur vers nous bien
pénétré et comme il veut être payé nécessairement d'amour, nulle autre chose le
pouvant contenter, l'âme bien dressée
aura sans doute appris de vouloir donner à Dieu ce que tant il demande; ne
pouvant être en paix ni contente, si elle n'a accompli ce à quoi, par tant de
titres, elle se sent obligéè, qui est d'aimer Dieu de tout son cœur, de toutes
ses forces etc.; et ainsi voilà le désir, lequel n'étant pas mort, faible, lent
ou froid, mais vif, fort, courageux et ardent, (comme déjà souvent nous avons
dit devoir être supposé) et d'ailleurs néanmoins voyant la chose ardue et
difficile de sa part, facile néanmoins du côté de Dieu (duquel la bonté et
libéralité est infinie) de lui dérivant toute sapience, et tout don 141 singulier
de grâce, donne lieu à l'espérance, se confiant d'y parvenir un jour. Et comme
cet espoir n'est pas d'un bien qu'elle attende d'acquérir de soi-même par ses
forces seulement, mais beaucoup plus de la divine grâce, elle n'espère pas en
ses forces, mais en Dieu; elle n'attend pas ceci par son propre effort ou
industrie, mais de l'infusion de la divine grâce; et pour cc, ne procède pas
par élévation hautaine et orgueilleuse comme cet esprit rebelle : In coelum
conscendam, super astra coeli exaltabo solium meum : similis ero altissimo [96](Is. XIV, 13, 14), mais par humble et dévote
prière; ne faisant que très humblement, très fervemment néanmoins, prier,
requérir, soupirer, aspirer et désirer l'octroi de la grâce et du bien qu'elle
prétend; venant continuellement par cet humble exercice de prière et
d'aspiration à se soumettre à l'influence de cette divine bonté pour tant plus
se rendre capable de sa diffusive communication; n'éloignant aucunement, tant
que faire se peut, l'attention de son cœur de ce qu'il prétend et désire,
puisque rien au monde il n'a tant à cœur que ce qu'ainsi il demande.
Et
commençant à concevoir Dieu non pas par imaginations, 142 ni conceptions
sublimes des perfections divines d'éternité, d'infinité ou semblables, ains
même fuyant tout tel formel concept, sachant que Dieu n'est rien de tout ce
qu'elle pourrait concevoir ou former - son principal soin étant d'aimer, - ne
réserve rien en fait de connaissance qu'un simple intérieur regard après la
présence réelle, c'est-à-dire connaissance actuelle, non pas appréhendée ou
forgée de soi-même, mais infuse, que Dieu veuille mettre lui-même en elle, ne
voulant de sa part rien former de déterminé, sinon que, (comme est dit), sous
les épithètes d'amour, pour objet à la volonté; ou bien au plus, par cette vue
intérieure, s'élevant vers un abîme infini d'immensité pardessus toute sa
portée et capacité; sans autre plus particulière expresse connaissance, (je
dis quant est de soi-même); (152) se contentant de ce que ce mot simplement,
Dieu, contient en soi, ne cherche rien plus que de pénétrer intimement jusques
au lieu sacré de sa demeure en soi, outrepassant tous les milieux, toutes
ténèbres et obscurités de l'esprit.
Or
le commencement de cette façon 143 aspirante [[97]] étant tel, le progrès est que comme en un
tel intérieur deux choses s'y retrouvent, savoir la partie amative ou désir,
fort et actuel, et la vue par l'intellect, tout le fondement de cet état est
ladite partie amative ou volonté forte et courageuse, actuellement désireuse
et aimant Dieu ; et, pour conserver en soi ou même pour engendrer cet actuel
mouvement de volonté, l'on a besoin au commencement, (comme est dit), de
plusieurs petites aides d'aspirations et paroles formées en soi-même avec
lesquelles on se puisse sentir en tel actuel désir ou vouloir, durant lesquels
aussi on puisse être attentif vers la vue de l'esprit; n'ayant souvent non plus
de récollection que telle aide ou effort dure.
Secondement,
Dieu, venant à seconder et correspondre selon telle façon, fait trouver contentement,
occupation suffisante et facilité en icelle ; et ainsi, avec l'aide de ces
paroles aspiratives, la vue intérieure pénétrant toujours de plus en plus,
croît en telle âme l'entité de cette intérieure introversion ; en sorte que,
bientôt après, peu de semblables paroles ou aspirations 144 formées lui seront
nécessaires : une ou deux lui pouvant suffire pour se tenir occupée et négotiant
dans son esprit, ce qui est assez, sans se mettre en peine de réitérer tant de
fois ses aspirations.
Tiercement,
l'intérieur croit en sorte en l'âme, que seulement par mots très intimes et
très secrets tirés de soi-même selon sa disposition présente, elle poursuit son
introversion et se tient suffisamment occupée, sans avoir besoin de mendier
d'autres aides pour se rendre attentive à Dieu ; prête à ses divines influences
et infusions, comme nous dirons en l'état suivant, — si préalablement toutefois
nous avons encore plus amplement déclaré les degrés et échelons de cette montée
céleste; et, avant tout, préaverti d'aucuns abus et fourvoiements qui
entreviennent pendant ce chemin. 145
AYant
ainsi conduit l'âme jusqu'au ressentiment de sa partie amative et de sa forte
volonté, comme fond, centre et le soutien de toute cette négotiation interne,
ensemble avec la vue et la tendance actuelle vers la face et présence de
l'esprit divin qu'elle va recherchant de l'cœur de la foi, en l'obscurité de
cette façon mystique, — se dépêtrant tant qu'elle peut, de toute imagination,
phantôme, spéculation et discours naturel, pour tant plus à plein et au vrai,
vaquer en toute soumission, résignation et abandon de soi-même, à l'attente et
aspiration de la réelle manifestation de l'amour et Esprit de Dieu, — ce sera
d'ici en avant qu'elle viendra à entendre et pratiquer au point de la lettre ce
que saint Denys l'Aréopagite conseillait de 146 faire en semblable occasion à
son Timothée : Tu autem, ô Timothee, ad hoc quod capax fias mysticarum
eontemplationum quas in hoc libre docere intendo, sic cooperare radio divino :
Relinque sensus et sensibilia exercitia et etiam intellectuales opemtiones, et
omnia sensibilia et intelligibilia et omnia existentia et non existentia, forti
conatu mentis haec comprimente : et, sicut est tibi possibile, consurge ignote
et supersubstantialiter ad unitionem Dei quae est super omnem substantiam et
cognitionem. Cum enim te ij5sum et omnia per mentis enim te ipsum et omnia par
mentis excessum nullo inferiori retinaculo prœpeditus transcenderis, ab muni
concupiscentia et cura absolutus et purgatus, tunc tandem sic cuncta auferens
et ab omnibus expeditus, sursum ageris ad super-substantialem radium divinae
incomprehensibilitatis.
C'est-à-dire
: Et toi, ô Timothée, afin que tu sois rendu capable des mystiques
contemplations qu'en ce livre je prétends d'enseigner, coopère en cette sorte
au rayon divin : laisse les sens et tout sensible exercice, et même toute
intellectuelle opération et toute chose sensible et intelligible, et tout ce
qui est et qui n'est point, par un 147 généreux effort d'esprit venant à
suppéditer tout cela; et, selon qu'il est en ton pouvoir, élève-toi d'une façon
inconnue et superessentielle à l'union de Dieu, laquelle est au delà de toute
substance et connaissance. Car quand, par excès d'esprit, de nul inférieur
empêchement retardé, tu te surpasseras toi-même et toute chose, libre et
purifié de toute convoitise et sollicitude, ce sera lors que par ablation et
dénudation de toute chose, tu seras élevé en haut au superessentiel rayon de
divine incompréhensibilité.
Cet
outrepassement des sens et choses sensibles, de l'intellect et de toute chose
intellectuelle n'est autre que la dénudation des grossières imaginations,
propres concepts et naturels discours, pour restreindre son esprit à cette vue
simple de la recherche interne de l'Esprit de Dieu, dont faisons ici mention
par tout ce présent chapitre d'élévation. (156) Car lorsqu'en telle négation de
toute imagination, spéculation et naturel discours, qui serait pour ôter l'âme
de sa pacifique récollection, outre l'effort de son industrie propre la divine
touche efficace et expérimentale se fait ressentir; c'est alors que par une
forte compression 148 de tout l'inférieur, elle s'élève vraiment à l'union de
Dieu par dessus toutes ses puissances.
Or
bien néanmoins que pour arriver à Dieu, il faille ainsi ne s'arrêter en sa vue
interne ni en son affection, sur rien de sensible ou intelligible qui dépeigne [98] l'âme de chose aucune moindre que Dieu même
et sa sainte opération infuse : si est-ce que, toute chose ayant son sens et
intelligence due et convenable, arrive aussi, à défaut de les bien comprendre,
que plusieurs abus et inconvénients se glissent en aucuns, tandis qu'ils
pensent réduire en pratique cette spirituelle élévation.
Et
premièrement : y a ceux qui abusent de la quiétude, silence ou état tranquille,
dont font mention les auteurs mystiques. Car, comme nous avons dit que c'était
un abus et grand empêchement, suffisant pour arrêter l'âme et ne pas parvenir
aux secrets de ces voies mystiques, que de trop indiscrètement et en propriété
demeurer attaché à ses exercices premiers, sans se vouloir aider soi-même pour
se relever vers Dieu au sommet de l'esprit, par ce chemin de négation et
dépouillement de toute 149 chose.
Aussi
y a-t-il un autre non moindre inconvénient, auquel tombent quelques-uns de ceux
qui quittent ainsi leurs exercices imaginaires et grossiers, pour en toute
liberté négotier mentalement avec Dieu, que de mal entendre la tranquillité, le
silence, repos ou oisiveté dont font mention les auteurs mystiques. Car comme
pour les âmes avancées il n'y a rien de plus recommandable que cela, quand il
est bien entendu ; aussi pour les commençantes, qui en abusent et s'attribuent
trop tempre semblables états internes, n'y a rien de plus dommageable et
pernicieux.
C'est
pourquoi, si on ne sait pas bien l'état de celui à qui on traite, et que par
conférence mutuelle on n'ait pénétré son avancement, on ne doit facilement
consentir en la poursuite d'un tel [repos] intérieur. La raison est que
plusieurs se retrouvent qui, bien que désireux de la perfection, studieux en la
lecture et ès exercices d'icelle, n'ont pas néanmoins encore tant reçu de Dieu
que d'avoir expérimenté la vraie, réelle et expérimentale introversion que
causent les internes infuses opérations de l'esprit supérieur, ains sont encore
en leur propre effort, en leur être naturel 150 et dans les limites
d'intelligence humaine, (toute leur spiritualité consistant plutôt en pensée et
spéculation propre qu'en vérité de divine infusion); - qui néanmoins se voyant
avoir déjà employé peut-être plusieurs années à la recherche de ces choses
internes, et toujours ruminé, lu, conféré et traité d'icelles, embrassent et
s'estiment capables des plus hauts états qu'ils trouvent décrits, attirant à
eux l'observance des règles et préceptes qui sont là donnés pour tels états, là
où que n'ayant rien de telles choses relevées, sinon par (158) pensée et
spéculation, rien aussi leur appartient de tout ce qu'en ces matières-là on
traite.
Aussi
ne peuvent-ils souvent comprendre comme les choses se rapportent par ensemble,
ains remplissent le monde de leurs doutes, ne sachant comme ceci ou cela se
doit entendre. Et particulièrement ce d'embrasser un silence et repos interne,
attendant d'en haut la divine fruition, ne travaillant pas congrûment du côté
de la partie amative. Semblable intérieur est seulement bon en tant qu'il tient
l'homme désireux et aspirant à ces choses, mais vraiment périlleux en tant que
(sujet à estimation propre et à oisiveté 151 fausse) il erre vagabond en la
recherche des choses qui appartiennent aux états plus sublimes que sa portée ne
requiert.
Il
faut donc bien entendre ces passages d'oisiveté, de silence ou tranquillité, et
bien discerner ou quand il résulte d'un intérieur qui est accoutumé ès
opérations de l'esprit, ou bien quand il est seulement forgé de l'âme qui se
met, d'elle-même et trop tempre, en tel état. Car ce n'est pas encore ici que
ces choses ont lieu, ains n'y aurait rien de plus dommageable que si, avant
qu'être venu aux opérations de l'esprit, on voulait former son intérieur comme
passif ou oiseux avec seulement une attention froide à Dieu, quand il voudra
venir avec sa sainte opération.
Car
il est tout certain qu'en cet état-ici, si on veut .s'élever à Dieu, il y faut
grandement coopérer et s'aider de tout son possible, tant en la partie amative,
y formant les aspirations (comme est encore dit ci-devant), comme en
l'attention vers l'esprit, pour peu à peu se rendre apte aux opérations de
l'esprit. Ce que je remarque et préavertis d'autant plus diligemment que j'ai
vu arriver que, confondant cet état-ici avec celui de la privation ci-après 152
décrit au chapitre X (lequel étant un nouveau recommencement, comme il est là
déclaré, de tout le chemin à Dieu, et une préparation pour l'état unitif, comme
celui-ci l'est pour l'état contemplatif, ont par ensemble quelque ressemblance),
l'on a fait perdre à quelques-uns très bien leur temps ; leur inculquant
d'éviter tout ce grossier effort, afin de n'empêcher pas Dieu avec telle si
anxieuse propre opération; mais seulement se rendre doucement attentif à tout
ce que Dieu voudra faire, et le suivre. Ce qui est bien la façon des autres
états après celui-ci, èsquels on procède seulement par attention et nullement
par effort ou opération grossière du côté de la partie amative; mais pour ce
commencement-ici, (qu'il faut que l'âme quasi par force arrache son cœur de
l'adhésion aux choses basses et lui apprenne à ne se plaire qu'en Dieu), telle
doctrine serait autant dommageable et de grand retardement qu'elle est pour
les autres états très nécessaire et d'avancement, - la différence provenant de
ce qu'ès états suivants, même en celui de privation, le cœur ou affection est
du tout entre les mains de Dieu dans l'ordre du divin 153 amour, et comme
attaché au divin rayon par tant d'actes sincères produits, tant d'excès et
mouvements anagogiques expérimentés (quoique (lu temps de la (160) dite
privation, sans ressentiment ni usage, à raison de la privation du divin
secours, pour en pouvoir former les actes); - là où qu'ici il n'y a rien encore
de semblable, le cœur étant encore en sa pleine liberté, bien éloigné du divin
ressentiment, et s'attiédissant bientôt si l'on n'est diligent à le retirer de
tous empêchements et à l'exercer toujours avec Dieu en toute diligente
récollection.
Pour
laquelle différence tant mieux pouvoir comprendre, et afin d'entendre tant
cette nécessité de fidèlement travailler soi-même en cette première entrée de
l'élévation, comme aussi au contraire de la quiétude et tranquillité que par
après au progrès et avancement sera nécessaire : faut savoir que, — bien qu'un
intérieur négotiant avec Dieu selon cette voie mystique trouve grand repos,
silence interne et pacifique récollection, à cause qu'abandonnant les
exercices grossiers et toute façon de faire en propriété, s'abandonne entre les
mains de Dieu et se laisse conduire partout, 154 et ainsi surpassant toute la
multiplicité des sens, imaginations et intelligences, se stabilise en l'unité
de l'esprit, en grande abstraction de tout le trouble inférieur, — telle paix
néanmoins et quiétude est par excès et surpassement de tout son propre grossier
et naturel effort, par approchement (à savoir) et voisinage que l'on fait de
l'esprit, et non pas par pur défaut ou manquement de toute opération qui tienne
l'âme en une vacuité naturelle arrêtée en la nature inférieure. Car, vraiment
parlant, l'état de l'âme spirituelle, (si bien elle s'entend soi-même), n'est
nullement d'être oiseuse ou en pur silence, sans aucunement rien faire, mais
plutôt d'être vraiment en sincère continuelle action, ou de Dieu actuellement
infuse, ou de soi-même produite à son mieux selon l'exigence de son état,
l'infirmité de cette vie étant la cause que si fréquent manquement se retrouve
en elle.
Autrement
comme les bienheureux sont en continuelle douce action d'amour et de jouissance
glorieuse, aussi le serions-nous en cette vie de grâce, si la pesanteur de
notre corps ne déprimait pas la vivacité de notre esprit. Aussi tant plus on
s'approche de l'esprit nu 155 et simple, abstrait de la concrétion terrestre;
tant plus facile, fréquente et subtile est la réitération, continuation,
extension et dilatation des actes, désirs et négotiation interne avec Dieu. Non
pas pour les multiplier les uns sur les autres sans discrétion, mais que
l'esprit illustré ou rempli de divine infusion, et l'affection de plus en plus
sincèrement touchée, on est aussi comme incessamment stimulé à sortir en actes
ou de désirs ou de serrement et fruition en son âme, jusques à ce que,
parvenant au sommet de l'esprit en la suprême portion de l'âme, on trouve un
parfait repos en Dieu, en une certaine plénitude d'être et vraie possession de
Dieu et de soi-même en telle région déiforme, duquel nous parlerons par après.
Seulement
y a qu'en ce commencement du chemin à Dieu, l'âme doit mourir à son être
propre, (en tant que perverti et hors de Dieu), dans lequel elle a vécu
jusqu'alors, pour apprendre d'ici en avant la vie de l'esprit où Dieu soit le
premier et principal régnant en tout l'intérieur avec (162) sa sainte
opération. En sorte que la façon naturelle d'opérer, grossière, discursive et
imaginaire doit cesser et être outrepassée, pour venir à cette autre façon de 156
coopérer, laquelle est entièrement subordonnée aux traits, touchements et
états internes que l'Esprit divin avec sa sainte opération met en l'âme, (dont
nous parlerons au chapitre VIII).
C'est
pourquoi expliquant ici en quoi diffère la vraie et réelle, contre la putative
et imaginaire introversion, je dis que, l'âme vraiment et non seulement par
spéculation, spirituelle, est celle qui a expérimenté que c'est de la vraie et
expérimentale divine opération de l'esprit, et à laquelle l'impression de telle
expérience, avec la vraie inclination interne vers l'unité de l'esprit lui est
aussi connaturelle, comme aux commençants pourrait être l'état imaginaire vers
les objets grossiers des bonnes méditations.
Car
l'âme qui a expérimenté les opérations de l'esprit supérieur, a de même façon
son refuge à s'efforcer de récupérer tel état et façon de converser avec Dieu,
quand elle l'a perdu ; comme l'âme dévote commençante a son refuge vers les
images de ses bonnes méditations, pour retourner à sa récollection. Tellement
que la raison pourquoi l'âme plus avancée commence 157 à quitter les images
grossières est pour autant qu'il y a des touchements et expérimentales opérations
de Dieu en nous, qui, nous abstrayant de tout l'inférieur, ont force d'attirer
notre attention bien plus efficacement que toute notre propre imagination ou
considération des divins mystères extérieurs.
Et
telles expérimentales opérations de Dieu, comme elles découvrent et font
revivre selon Dieu les puissances supérieures, aussi sont-ce elles qui nous
ouvrent la porte à la vraie et réelle introversion et sont tout le fondement de
la vie interne, chacun cheminant autant en avant comme il est prévenu et relevé
d'icelles. Autrement l'âme est toujours en soi-même, en sa nature, en son être
propre et en ses imaginations ou spéculations de soi forgées, sans vraiment
savoir que c'est de vraie spiritualité, encore que, pleine de doctrine
littérale, elle saurait tout ce que les livres en traitent.
Or
ces divines opérations sont réveillements et actualisations du suprême de
l'âme, qui la relèvent à la production de certains actes internes entre Dieu et
soi, demeurants, immanents et sans relation à choses externes, mais vers Dieu
selon cette 158 façon mystique, c'est-à-dire en l'obscurité de l'esprit,
inconnu, et que l'on ne veut pas pénétrer que c'est; mais bien s'efforcer de se
rendre insensible à tout l'inférieur, et, d'un effort relevé, se transformer
tout en lui, en réservant la plus ample connaissance jusqu'aux états derniers,
que lors on le peut mieux pénétrer et en rendre raison.
En
ce commencement donc de son élévation à Dieu, où il faut passer de l'opérer
naturel et propriétaire, c'est-à-dire venant principalement de sa façon
grossière, à celui qui doit ainsi être subordonné au gouvernement intérieur que
Dieu prend peu à peu de cette âme, avant que, par propre expérience, on ait
découvert cette érité et que cette (164) différence soit bien connue, est assez
difficile de bien rencontrer en son comportement; — les uns trop grossièrement
demeurant attachés à leurs imaginaires façons ; les autres, trop
scrupuleusement pensant que toute opération propre leur doit apporter dommage;
les autres, comme encore est dit, s'attribuant eux-mêmes trop tôt les choses
des autres plus sublimes états, discourants, vagabonds par leur propre fiction
sur iceux, et voulant observer les règles et les façons qui sont propres 159 pour
tels supérieurs états : ne considérant pas que tout ce qu'ils ont eu ou
expérimenté en leur intérieur, n'a pas encore été la vraie superéminente
manifestation de l'Esprit divin, (laquelle nous relève par-dessus nous); ains
que tout ce qu'ils ont, voient ou sentent dans eux, n'est encore que l'Idée,
l'image et propre conception de cela, dedans la latitude de leur propre être et
au pourpris de propre opération, aidé tout au plus de divin touchement, et que,
partant, ils appartiennent encore à cet état-ici premier et commençant et non
pas aux autres qui suivent ; donc aussi se devraient seulement tenir aux
préceptes que l'on donne ici, et laisser aux âmes plus héroïques ce que l'.on
traite ès autres plus sublimes.
Celui
donc qui veut vraiment se comporter selon que requiert cet état, a seulement
besoin de premièrement s'imprimer la façon de procéder mystiquement, (laquelle
consiste à rechercher Dieu au sommet de l'esprit, en produisant des actes de
désir, d'amour et d'affection en toute sincérité); non pas en formant des
concepts directs affirmatifs de Dieu, mais négatifs de superéminence, que c'est
celui souverain être, incompréhensible, immense, 160 ineffable, infini,
inexplicable par-dessus toute notre portée; en niant tout ce que de lui se
pourrait offrir à notre esprit par affirmation, afin de se soustraire de propre
imagination, conception et intelligence par soi forgée de Dieu. Et puis après,
qu'il se serve de toute chose quelle qu'elle soit, qui le puisse aider à.
entretenir ainsi son affection à converser et mentalement s'occuper avec Dieu ;
n'excluant rien de tout ce qui le pourrait aider pour s'émouvoir et entretenir
en tel ressentiment de divine affection; rapportant à cela tous ses désirs,
prétentions et labeurs; unissant et simplifiant en ce seul unique but tout ce
que dehors et dedans est en sa puissance, de sorte que ces deux se retrouvent
en son intérieur : que la tendance vers l'esprit à Dieu ainsi négativement et
très simplement recherché et l'affection qui toujours se réduit en action. Et
tant plus simple, sincère et fidèle sera sa façon de se comporter en telle
sorte, tant plus y aura-t-il espoir de bientôt parvenir. Ici donc n'est pas
d'être froid et lent ; mais faut être ardent et ne se doit-on pas contenter
d'une simple vue, oiseuse et attendante, ains est nécessaire 161 d'industrieusement
inventer mille façons pour exciter l'affection.
Car
la négation de tout concept ci-dessus s'entend seulement de la façon de
concevoir Dieu, non pas [de ne pas] inventer mille industries pour s'aider à
l'aimer et le désirer; d'autant que l'affection n'étant pas encore en vraie
vigueur, sinon 'en tant que l'on la fait revivre par la diligente conti‑(166)nuation de son mouvement, ce n'est que par force ou bien
par sainte industrie, que l'on la détache de la terre pour la porter
actuellement vers Dieu. Et puis telle vue qu'en ce premier degré on peut avoir
vers le haut de l'esprit, n'est pas encore cette vue-là simple et éminente de
l'esprit supérieur et du cœur purifié qui puisse voir Dieu ; ains n'est encore
que quelque commencement, similitude et image de cela, que peut avoir en ces
bas états l'appétit encore sensitif de l'âme désirante ; laquelle partant est
encore assez infirme et sans vie, au lieu que la suprême est toute vive et
pénétrante.
Laquelle
suprême élévation par la vue éminente du cœur purifié, comme c'est une fort
immatérielle et bien épurée action, abstraite de l'imagination; aussi ne
peut-elle être vraie et réelle, sinon par 162 préalable prévention de grâce qui
nous relève et constitue en telle capacité, nous ouvrant la porte à si éminente
et intime opération : car, de notre propre et naturel pouvoir, tout n'est que
grossier et mixtionné de phantômes ou images intellectuelles.
Item
ladite grâce prévenante ne nous relèvera à tels actes de la simple
intelligence, si préalablement elle ne nous a relevés de tout le bas de nature
et de propre être, ayant le tout recueilli et comme laissé en bas, pour, en
grand accoisement de telle engeance inférieure voire par une forte compression
et terrassement de tout, sentir la dite éminente et surnaturelle élévation
d'esprit. Car alors seulement que l'on a ainsi outrepassé tout le bas, peut-on
vraiment opérer selon l'esprit supérieur. Autrement toute vue et élévation
n'est que dans les limites de l'être propre et de l'opérer naturel ; et
conséquemment ne peut être qu'imagination ou espèce formée de soi-même.
Et
plusieurs pensent être bien près de Dieu en leur élévation et s'estiment opérer
selon l'esprit supérieur, ne manquant que l'infusion divine, — qui néanmoins en
sont encore éloignés, en ce que la puissance interne avec laquelle ils opèrent
et s'élèvent à Dieu, n'est encore que l'imagination ou, au plus l'intellect
naturel, 163 et non pas encore la simple intelligence touchée de divine
prévention. Or nous avons beau à élever haut notre imagination ou intellect
naturel ; car ce ne sera ni elle, ni lui, qui atteindra le but, ains demeurera
image et propre concept; aidera toutefois à nous relever de la terre et nous
aliéner des choses basses; et de fait il le faut ainsi faire en ce présent
commencement par notre propre industrie.
Et
c'est la façon que l'on peut avoir du commencement; seulement que l'on veuille
aussi comprendre, que tout cela appartient encore à propre opération, et
qu'avant parvenir à son désir, il faudra tant profiter que telle vue soit
rabaissée et comme laissée derrière avec le bas de l'âme, pour, outre icelle,
entendre alors que c'est d'opérer selon l'esprit supérieur. Or ceci ne peut-on
facilement du commencement se persuader que telle élévation (à savoir) et vue
interne, n'est qu'image, phantôme ou espèce intellectuelle, et non pas encore
la simple intelligence informée de vraie réalité. Car quand on se peut un peu
former ces choses spirituelles, on pense incontinent les (168) avoir, ou être
proche et ne manquer plus que la divine infusion ; l'attendant partant 164 en
silence et directe attention, sans distinguer que la vraie réalité des choses
n'est pas ainsi propre opération. Non que je veuille réduire l'âme à ne point
opérer, car c'est d'ici que viennent les abus ; mais ou'opérant et faisant son
mieux, si ce rien — opérer ne profite tant qu'il la relève jusques à opérer
selon l'esprit par-dessus soi, elle n'est pas encore parvenue à l'immédiate
disposition. De sorte néanmoins qu'il faut passer par dessus toute sa propre
opération et l'excéder, et non pas être vide par défaut et manquement.
En
cet état néanmoins premier et commençant, se peut bien trouver un silence ou un
repos interne. Car l'homme un peu libre de l'opération des sens, avec sa seule
lumière naturelle peut arriver (comme à un dernier degré de son naturel
effort), ne sachant plus que faire davantage, sinon en telle quiétude avoir
attention à quelque chose en haut, et attendre ainsi la divine présence. Ceci
même est ordinaire ; et pensent plusieurs que cela soit l'immédiate disposition
pour recevoir les grâces infuses de Dieu, que semblable directe attention ou
attente en silence, sans rien faire.
Mais
je leur 165 dis que : non venit regnum Dei cum tali observatione [99](Luc, XVII, 29); et que ce n'est pas encore
là le fond qui méritera de recevoir le bien désiré; non pas que je condamne
telle façon, car vraiment l'âme s'y retrouve, et faut qu'elle se comporte
quelquefois en ce commencement selon telle intérieure diposition. Seulement je
l'avertis qu'il y a encore plus outre une autre meilleure et plus approchante
façon de se comporter, selon laquelle l'homme est bien en attente de vraie et
réelle divine présence avec sa sainte opération (mais néanmoins ce n'est pas
avec telle directe, formelle et passive attention, ains icelle surpassée, et
comme négligée en bas); [qu'il] exerce plus outre, en son abstraction et
dénudation ordinaire de toute autre chose, une légère, joyeuse et sereine
opération de contentement en son présent état, comme louant Dieu en iceluy; non
pas ayant son désir, mais se disposant par cette façon légère et allègre, pour
recevoir la divine et bien meilleure application qui doit suivre. Et comme
cette autre expectation est le dernier du naturel effort, ainsi celle-ci est
quelque premier vestige et préambule de la façon divine, et pour ce plus
immédiate disposition 166 à icelle : car cela est vraiment assimiler la vraie
façon du divin amour au centre qui a coutume de précéder la supérieure
manifestation de l'esprit. Laquelle façon quand Dieu l'infond, constitue ainsi
tout l'intérieur en joyeuse action, mais bien plus noblement, plus sincèrement
et plus efficacement que par propre effort; car alors les actes fluent en toute
paix de la divine prévention.
Et
vraiment parlant, ni l'amour de Dieu au centre, ni la présence de Dieu en
l'esprit est autre chose qu'une opération divine en nous, réduisant en action
nos propres puissances internes, tellement que la simple attente (170)
intérieure en pur silence et expectation, ne peut être qu'un manquement ou
privation de divine réelle infusion. Et quand l'homme ne se sent pas touché de
divine prévention pour opérer selon icelle, c'est signe qu'il est laissé en sa
vacuité naturelle, et que partant c'est à lui de se servir de son industrie, ou
mince ou grossière, selon l'exigence de son état présent; et ne doit pas penser
que Dieu fasse en lui telles opérations secrètement par une autre façon
inconnue.
Car
Dieu sera bien servi de lui et aura l'accomplissement de sa volonté en 167 ce
sien manquement ou privation ; mais au reste les actes [infus] ne se font pas
en nous, que par nous et avec nous ; — ce que je dis, parce que quelques-uns
s'imaginent que dans leur pur silence interne, encore qu'ils ne ressentent
rien, se font des opérations de Dieu inconnues et cachées, dont seulement on en
sait par la croyance, et se reposent en cela, ne comprenant pas que leur pur
silence n'est que privation des opérations supérieures; et, pour ce, ne se
soucient d'autrement coopérer avec Dieu, ni s'efforcent de se mettre en action,
ains y demeurent cois et oisifs : ce qui est absurde et impertinent. Car il n'y
a si beau chemin auquel il se faille arrêter, non, pas même en la croix de souffrance
et privation ne se faut pas reposer, sinon en tant que la nécessité nous y
retient ; ains faut toujours tâcher de se relever vers Dieu au sommet de
l'esprit. Ce que faisant on n'a pas quasi loisir de remarquer en soi un silence
ou quiétude, pour y demeurer oiseux; ains toujours on aspire plus outre, et
fait-on tout son effort par quelques industries mentales.
Il
est bien vrai que, tandis que l'on n'a autre attention que chercher Dieu en son
esprit, aspirant à lui de tout son désir, comme pendant cela 168 plusieurs
choses arrivent quant à son fond, son état et disposition : tantôt étant en
dévotion, tantôt non, ores en paix et puis en trouble, ne sachant rendre raison
de soi, sinon apprendre à se résigner en toute occurrence, — cela se pourrait
bien appeler opérations de Dieu secrètes, et dont on ne connaît rien que par
croyance que tout est pour notre bien et pour purification de notre fond. Mais
au reste les opérations supérieures de l'esprit ne se font pas sans notre
coopération, consentement et attention.
D'où
je conclus finalement qu'à ce premier et inférieur état sont à remettre
plusieurs qui néanmoins pensent bien leur appartenir les choses des états plus
sublimes, à cause de quelques espèces et concepts que de telles choses s'en
sont par aventure forgés eux-mêmes, et à cause du long temps qu'en ces
exercices ils se sont occupés ; — mais qui feraient beaucoup mieux et plus à
leur avancement si, se réduisant à ce premier état (comme vraiment ils sont),
ils s'efforçaient de se rendre petits et humbles et se tenir encore bien
éloignés en leur estimation, comme étant encore en bas en la nature, et Dieu en
haut au 169 sommet de l'esprit; et, pour ce, réveillant en toute simplicité
leu' affection et désir vers lui ; n'estimant pas que ces plus simples moyens,
efforts, dévotions ou internes industries, leur puissent apporter aucun
dommage, -- pourvu seulement qu'ils retiennent la façon mystique et négative
de (172) procéder et concevoir Dieu en eux-mêmes. Car c'est en vain que l'on va
discourant par propres spéculations sur les états plus relevés, pensant de les
exercer de soi-même par sa propre industrie, — puisque c'est de la redondance
(lu progrès que l'on fait en ce premier état, et selon ce que l'on donne place
à la divine grâce en soi, que l'on entend quelque chose des états suivants.
De
façon que celui-là doit entièrement tenir pour certain que si, plus clair que
le jour et tout manifestement, il n'est témoin à soi-même d'être parvenu à
l'expérience des opérations de l'esprit supérieur, ayant vraiment sans aucun
doute atteint l'état non seulement de touchements d'amour en la partie amative,
mais encore- de divine présence en l'esprit par le surpassement de tout
soi-même en la région toute déiforme ; ains, s'il veut confesser ce qui est
vraiment, n'a encore eu que quelque ombre, idée ou concept de cela, par 170 son
naturel effort, ne sachant encore que c'est de s'être outrepassé soi-même en
l'esprit divin ; que celui-là, dis-je, sache vraiment qu'il appartient encore à
ce premier degré, et qu'il ne veuille attirer à soi l'observance des préceptes
donnés pour les états sublimes, car ce n'est que désordre et ce qui confond
tout son intérieur.
Autres
y a encore, et plusieurs, qui ayant bien commencé, n'ont pas néanmoins
fidèlement persévéré, ains discontinué la poursuite de leur chemin à Dieu, et
ainsi, ayant perdu leur première ferveur, leur dévotion aussi est fort
refroidie, leurs pensées dispersées, leur cœur multiplié, la vraie introversion
évanouie et (comme il semble) la porte leur reste fermée à la recherche de ces
divins sentiers. C'est vraiment ce qui arrive à ceux qui, négligeant la
première ardeur, ont interrompu le cours de ces chemins, que de ne pouvoir par
après si facilement y retourner, ni avoir accès à leur propre intérieur.
Occasion pourquoi l'on doit toujours faire grand état de se bien garder
d'interrompre son premier effort, ou négliger les premières affluences que Dieu
donne du commencement, parce qu'autrement on s'étonnera par après de se
retrouver si éloigné de ce 171 qu'auparavant était si facile. Car perdant le
vrai chemin et retombant en soi-même, on perd la dévotion, simplicité et flexibilité
interne et externe qui est nécessaire pour avancer, là où que si on en eût bien
usé, on fût été déjà bien avancé avant que telle soustraction serait arrivée.
Ce
qui doit résulter de la vraie et réelle introversion, est que la nature
corrompue avec tout l'être mondain, ornée de vanités et propres intérêts, doit
mourir et se perdre et ne se relever qu'ornée de grâces et lumière intérieure,
pour se comporter de là en avant en la maison de Dieu, non plus selon son
propre esprit de nature, mais plutôt selon la mutation acquise en l'exercice
intérieur, — lequel ne corrompt pas le naturel, mais le perfectionne, l'ornant
de grâce et meilleure connaissance, avec sédation des véhémences et
perturbations. De là vient quelquefois grande ineptitude et stupidité en ceux
qui entrent dans ces chemins, quoique d'ailleurs assez riches de sagesse
humaine. D'autant que l'attention à la vraie introversion leur fait perdre la
(174) prudence terrienne, pour, peu à peu, par autre voie (s'ils poursuivent)
les relever beaucoup plus noblement, 172 les revêtant d'ornement de grâce et
prudence divine au lieu de l'être naturel et finesse mondaine.
Mais
celui qui trop tôt s'extrovertit, et, avant que son avancement intérieur le
porte, retourne à une liberté (le nature; il tombera hors du vrai chemin, et ne
pourra qu'avec grand travail y retourner. Semblables donc qui auront ainsi
manqué, devront premièrement s'efforcer de regagner quelque ardeur et désir de
rechercher Dieu en leur esprit, et puis s'exercer en l'une ou l'autre sorte de
méditations ci-devant décrites, selon que leur portée le permettra. Car il n'y
a autre moyen de bâtir une élévation à Dieu, sans quelque fondement
d'accoisement des pensées impertinentes. Aspirer toutefois aussi quelquefois et
traiter immédiatement avec Dieu en son intérieur est fort bon pour s'acquérir
l'humeur mentale, immanente, et les espèces internes de la pl ésence divine
mystique au lieu des grossières imaginations externes. Seulement, faut
extrêmement prendre garde de ne tomber en autre inconvénient, que de se ruiner
la tête et le corps, sous couleur de se faire violence. Car quel grand désir
que puissions avoir, si faut-il qu'il soit subordonné au divin vouloir, se
contentant de peu à peu suivre 173 selon que Dieu en donnera la grâce.
Lors
donc qu'en tels états inférieurs, en extroversion, manquement d'aide et de
prévention de grâce, l'esprit est assoupi, l'imagination en vigueur, l'état
corporel dominant, les supérieures puissances énervées et sans force; — comme
l'état de l'âme conséquemment est fort pesant, la quiétude d'oraison trop
ennuyeuse, et les phantômes trop importuns, — aussi faut-il tâcher de s'aider,
non pas en délaissant son intérieur désir, mais prenant ce qui peut aider à y
continuer; et néanmoins soulager le corps et l'esprit, sans trop imprulemment
se contraindre en un angoisseux mélancolique resserrement, qui ruine la tête et
rende inutile la personne.
Mais
comme la nature se cherche partout, faut aussi prendre grand égard que l'on ne
se diffonde par trop en l'extérieur, sous prétexte de ce soulagement, ou que
l'on ne s'ingère ès choses qui ne lui concernent, et surtout que l'on ne
s'occupe avec les manquements du prochain. Et, parce que telles advertances ne
se gardent pas bien, et que néanmoins la nécessité de diminuer de la rigueur de
l'introversion en saisit plusieurs ; de là vient que les religions qui ont
bien 174 commencé, peu à peu se diminuent de leur pureté et ferveur. Partant
est nécessaire d'avoir pour le moins alors les actes de vertu en singulière
recommandation, afin que, si bien l'intérieur est aucunement fermé ne pouvant
en telle sorte servir à Dieu par internes occupations, au moins fidèle aux
occasions extérieures de la vertu, on ne manque pas à son devoir, y ayant tant
plus de directe attention. Et peut-être que pour telle raison Dieu permet que
l'intérieur soit quelque temps fermé, afin que l'on vaque davantage à
l'acquisition de la vertu, et partant qu'en cela soit lors la fidélité.
Car
pour les choses intérieures, — excepté quelque disposition que pouvons y
apporter par notre fidèle atten‑(176)tion à nous-mêmes, et le réveil ou
excitation de l'affection par quelques exercices immédiatement avec Dieu, —
tout le reste qu'avons en l'oraison vient de Dieu, et, si après avoir fait ce
que pouvons ne vient rien davantage, il n'y a moyen d'y remédier, puisque cela
dépend de la volonté de Dieu; et tant plus nous en troublons, tant pis, car ce
n'est que désordre. Et le meilleur est de s'humilier sous la main de Dieu, et
cependant s'exercer 175 aux actes de vertu et modération des passions, ne se
diffondant pas par totale extroversion.
Autres
y a qui, sous ombre de ne faire état de dévotion sensible, négligent
pareillement la récollection et la diligente abstraction des occasions
extrovertissantes, pensant qu'aussi bien faut-il négliger ces douceurs et
puérilités, et qu'aussi c'est pour néant que de travailler à les acquérir ;
entendant ainsi mal à propos les advertances que l'on fait sur ce sujet; ne
comprenant pas que si bien la sensibilité est à négliger, que néanmoins il y a
encore sous icelle les actes intérieurs adjoints que l'âme fait avec Dieu, en
vertu de telle aide sensible, lesquels actes demeurent près de l'âme et
prennent accroissance, engendrant des bonnes habitudes. On veut donc dire qu'il
ne faut pas tellement s'attacher à telle sensibilité, que l'on se repose en
icelle, mais que surtout on fasse estime d'une forte et courageuse volonté au
service de Dieu. Que si au reste Dieu est servi de donner telle aide, et que
l'on le puisse acquérir, on y doit employer tout ce que l'on peut, et même la
rechercher par abstraction et la récollection des sens, - non pas pour y 176 adhérer
en propriété, mais comme un don de Dieu bien nécessaire pour s'affectionner aux
choses divines et oublier les terrestres. Autrement négliger la dévotion à
cause de la sensibilité adjointe, ce serait comme jeter au vent le bon grain
pour la paille qui lui est adhérente.
Il
est vrai que telle dévotion sensible a grande sympathie avec l'amour propre;
et arrive facilement qu'il s'en nourrit et repaît, s'entretenant en être, à la
cachette, de cette friandise spirituelle. D'ailleurs aussi néanmoins, l'âme est
par telle aide extrêmement facilitée et induite à poursuivre ces voies de
l'esprit, se dépêtrant tant plus courageusement de tout le terrestre, ce qui
est de grande importance et chose dont on doit surtout rechercher. Et partant
l'imperfection et puérilité de telle dévotion se pourra facilement compenser,
si l'âme, en se servant d'icelle, prend de là occasion de tant plus s'humilier,
disant vouloir quant à soi se servir de tout pour s'aider à se relever vers
Dieu; que si bien ces autres âmes héroïques renoncent à cela, elle néanmoins ne
se met encore du nombre de tels grands géants en la vie de l'esprit. Je dis
ceci parce 177 que je sais combien ces divines aides sensibles sont de grand
fruit à l'âme qui chemine par ces sentiers, afin d'apprendre la façon de la
divine opération par-dessus et plus intime que notre humain effort, et comme
elle doit un jour emporter le dessus, rangeant sous son bon ordre toute notre
naturelle procédure. Et que nonobstant telle sensibilité, l'on ne laissera pas
de savoir qu'il ne se faut arrêter en icelle, mais seulement s'en servir à
meilleure fin; faisant (178) toujours infiniment plus grande estime de Dieu
même, et de la vraie dévotion en son essence.
Il
y en a davantage encore d'autres, lesquels — entendant que, pour parvenir à
Dieu, il faut passer par la négation, détachement, abstraction, mort et
dépouillement de toute chose, non seulement de tous appétits terrestres et
affections mondaines, mais encore de toute imagination, spéculation, discours
et propre opération, encore que de chose autrement bonne et salutaire, — font
de telle dénudation et abstraction leur exercice direct et objectif; ne faisant
autre chose que nier et s'abstraire de tout ce qui se pourrait présenter de
pensée ou imagination en leur âme ; ne comprenant 178 pas que toute telle mort
et dénudation n'est que l'adjoint et le concomitant, la voie et le moyen de
l'autre substantiel et principal, qui seul doit être l'exercice direct et de
première intention, savoir l'exercice immédiat avec Dieu par élévation des
trois puissances supérieures, selon les trois vertus théologales, de la simple
foi, espérance et amour, à la façon ci-dessus expliquée au chapitre précédent;
— d'oit l'on voit que non sans raison je disais ci-devant en l'avis 6 que ce
n'était pas assez de faire le bien, si encore on ne discernait la manière et
comment.
Car
voici que ceux-ci entendant mal cette si salutaire doctrine de la dénudation et
négation de toute chose, en faisant ainsi de cela leur exercice direct et
principal, se mettent eux-mêmes en un incroyable labeur et fâcheux état,
superflu néanmoins et en vain, puisque ce n'est que de mal-entente que tel
labeur a sa source, faisant activement et de façon directe, ce qui ne se doit
qu’insensiblement, indirectement, et en passant à autre chose meilleure,
pratiquer. C’est pourquoi nous irons premièrement en ce chapitre suivant
poursuivre à décrire l’élévation, 179 la déchiffrant au mieux qu’il sera
possible, et puis en celui qui le suivra traiter de cette négation et
abstraction, laquelle ensemble avec ladite élévation doit nécessairement
entrevenir.
La
longue demeure, pause et arrêt que l'on fait en ce degré d'élévation avant que
l'on puisse arriver au sommet de la montagne, est chose plus fâcheuse,
difficile et douteuse que pour [[100]] pouvoir si légèrement passer outre, sans
encore préavertir de plusieurs choses ceux qui désirent salutairement s'exercer
en la recherche de l'amour et esprit de Dieu. Car divers sont les détroits,
traverses et difficultés qui se présentent, leur faisant souvent désirer la
résolution de plusieurs doutes, afin de connaître s'ils sont en bon chemin,
d'autant qu'en 180 temps
de ténèbres, aridités et indévotions, leur vient quelquefois en pensée que, par
tel chemin, ce n'est que perdre le temps, courir à l'incertain et se mettre en
péril de s'en aller perdu par un chemin moins ordinaire que les autres.
Désirant donc y apporter tout le secours possible et leur faciliter
l'intelligence de ce qu'ils trouveront, j'ajouterai encore ces avis suivants.
Premièrement
est à noter qu'il faut prendre égard que la vue et simple regard intérieur,
dont faisons mention en cette élévation, se doit subtilement entendre et
convenablement pratiquer, et non pas grossièrement, en faisant peut-être
d'icelle une imagination et chose forgée. Car ce n'est que la redondance du bon
désir vers Dieu, et une tendance actuelle de la partie amative vers le sommet
de l'esprit, présupposant à savoir, la volonté en soi recueillie, désireuse et
cherchante, et, pour ce, actuellement tenant son cœur et attention simple,
ouverte pour trouver sa face et présence au sommet de l'esprit; pénétrant tous
les obstacles et milieux qui l'en séparent.
Et
pour ce, la première chose à quoi il faut prendre égard en ces commencements,
c'est que 181 l'affection soit émue par l'entremise des aspirations ou autre
industrie mentale au plus secret de son cœur ; et alors ce que, de telle
récollection actuelle ou mouvement de sincère affection vers Dieu, suit de vue
ou d'attention simple vers le haut de l'esprit, c'est le commencement de la
négotiation immanente et de la vraie vie mystique; en laquelle on profite autant que grande est
la diligence qu'on apporte à faire toujours revivre la volonté par tels
mouvements d'affection. In caritate radicati et fundati, dit l'Apôtre, ut
possitis comprehendere cum omnibus sanctis quae sit latitudo, et longitudo, et
sublimilas et profundum, etc : (Eph. III, 17 et 18). Enracinés et fondés en
charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints, quelle est la largeur
et la longueur, la profondeur et la hauteur, etc.
Et
S. Thomas : Vita contemplativa, licet essentialiter consistat in intellectu,
principium tamen habet in affectu, (182) inquantum videlicet aliquis ex
cantate ad Dei contemplationem incitatur. Et articul. I eiusdem quaest.
: Vita contemplativa quantum ad ipsam essentiam actionis, pertinet ad
intellectum quantum autem ad id quod movet ad exercendam talem 182 operationem, pertinet ad voluntatem.
[[101]].
Secondement
est à noter que cette élévation affectueuse doit être le premier et principal
exercice de l'âme quant à son intérieur ; n'ayant aucun autre qui dépeigne son
esprit que celui-ci de désir et d'amour vers Dieu; laissant tout autre soin,
pensée ou sollicitude en bas en la nature, et tâchant de remplir, le plus
pacifiquement qu'elle peut, les puissances supérieures des actes des trois
vertus théologales, comme est dit ci-dessus; tellement que l'espérance et
confiance en Dieu d'obtenir de sa bonté la possession de son divin Esprit, la
tienne continuellement suspendue et aliénée de tout le terrestre et autre
affection humaine.
Lequel
avis, quoi que simple en apparence, contient néanmoins en soi une infinité de
secrets. Car comme c'est ici la matière et le sujet de toute la négotiation
mystique, c'est aussi le fondement de l'intelligence de tous les autres
préceptes et avis : car cestuy-ci étant le fondamental et substantiel exercice
de l'âme, tout le reste qui entrevient n'est qu'accidentel, adjoint et
rapportable à iceluy, ou comme voie et bon moyen, comme redondance ou effet et
semblable; 183 tellement que l'on ne doit aucunement se multiplier en ses
objets, ni attirer à pensée ou exercice direct, les autres choses dont on
traite par tout ce chemin. Car Dieu doit être le seul et unique but de l'âme,
terminant tous ses désirs et intentions; et doit-on faire servir toute autre
chose, en tant qu'elle aide et se rapporte à ceci qui est premier et principal.
D'ici
ne s'ensuit pas que toute autre chose, et toujours, soit d'empêchement, et que
tout à fait il soit nécessaire de laisser en arrière toute souvenance des
mystères de notre foi : car en temps de privation du concours divin, en temps
de ténèbres intérieures, en temps de harassements importuns, de mauvaises
imaginations et semblables occurrences, il ne faut pas négliger de se servir de
tout ce qui pourra aider à retenir la nature corrompue en bride. La mémoire de
la mort, du jugement et de l'enfer seront même bien souvent très nécessaires
d'être rafraîchis pour s'opposer au mal. Mais ce que l'on veut ici inculquer et
qu'il importe de connaître, est que pour arriver à Dieu, il faut venir une fois
enfin à prendre pour son premier et principal exercice une élévation 184 tranquille,
sereine, joyeuse et affectueuse en Dieu, rapportant à icelle toute son étude de
mortification, pratique de vertus et quoi que ce fût : toute multiplicité des
autres choses se rapportant à cette unité de la recherche de l'esprit divin.
Tiercement,
il importe aussi beaucoup à observer la façon comme on s'y doit comporter;
savoir que n'ayant (184) ainsi que cette simple pensée et sollicitude vers
Dieu, pour l'aimer de toute sa force et lui agréer de tout son possible, on
s'élève aussi avec gaîté et joie ou contentement de cœur quant à la volonté, et
grande sérénité et simplicité d'esprit quant à l'entendement, ne donnant aucune
place à la pesanteur, tristesse ou mélancolie. Car tel contentement et
sérénité intérieure nous élève aux puissances supérieures, là où au contraire
la tristesse et pesanteur nous dépriment en la nature inférieure.
Quatrièmement.
En la pratique et usage des aspirations, ou autres paroles du tout intérieures
et mentales, est bon de discerner trois façons de se [[102]] comporter : 1. Lorsqu'avec facilité et correspondance intérieure,
l'on se peut adresser immédiatement à Dieu, 185 parler et aspirer à lui en
seconde personne. 2. Lorsque l'intérieur n'est pas ainsi disposé pour se
pouvoir directement adresser à Dieu, ne le sentant aucunement présent, et alors
on peut traiter de Dieu en tierce personne, comme ceci : Benedictus Dominus
Deus Israël. Magnificat anima mea Dominum. Ils ne disaient pas : Bencdico
te Domine. Magnifico te. etc. Mais en parlaient comme d'un tiers absent, le louant en
telle sorte. 3. Lors qu'encore moins apte à s'élever à Dieu, l'on se sent fort
éloigné de vraie stabilité en sa récollection, étant beaucoup de se pouvoir
seulement tenir présent à soi-même, alors on peut avec le Psalmiste s'exciter
et parler à son âme, l'arguant ou l'encourageant : quare tristis es anima
mea? spera in Deo. Benedic anima mea Dominum. Lauda
anima mea Dominum, etc.
Et
avec telle distinction de procéder conformément à l'état et disposition en
laquelle on se trouve, on est indiciblement soulagé du travail qu'il y aurait
autrement, si toujours indifféremment on voulait se faire violence pour
s'adresser à Dieu immédiatement et comme présent directement. 186
Cinquièmement,
est aussi bon d'entendre comme Dieu est dit au sommet de l'esprit, et tantôt au
centre et fond de l'âme ; semblant quasi deux imaginations contraires, causant
quelquefois confusion à l'âme qui ne sait comme cela va. Il est donc que ce
chemin à Dieu a forme d'élévation, de montée et de haut, à raison de
l'entendement, lequel conçoit Dieu un être infini par dessus soi; et ainsi
quand il lui est question d'opérer, s'élève vers le sommet de sa sphère et
capacité et par dessus encore, concevant ainsi Dieu être par dessus toute sa
portée. Mais au centre et fond de l'âme Dieu est dit y habiter, à raison de la
façon dont on le possède et embrasse au plus intime de la volonté.
Dont
trois formes ou façons intérieures sont à remarquer, èsquelles on se trouve
faisant ce chemin à Dieu. 1. La forme ou façon conforme à l'entendement, y
procédant par élévation. 2. Celle qui est selon la volonté, y procédant par
collection de tout soi-même en son centre ou fond de son intérieur. Et la 3.
forme ou façon, qui est la privation de toutes les deux précédentes, lorsque
pas une de ces deux puissances est en vigueur, ains 187 plutôt on est retombé
en la portion inférieure, où la nature veut dominer, faisant (186) ressentir
ses pernicieux effets; ou bien, encore que l'on ne ressente rien de semblable,
néanmoins on ne peut, par quel effort ou industrie que ce soit, avoir aucune opération
qui soit d'efficace, par le moyen des dites puissances supérieures; ains on
est contraint d'endurer cette extroversion ou privation, demeurant en paix et
patience sans se troubler, s'occupant cependant à tout ce qui peut aider pour
se tenir présent à soi-même.
Cette
vicissitude et privation est ordinaire en tous états, après que l'une ou
l'autre de ces deux puissances a été en vigueur ou reçue de Dieu quelque
influence, n'y restant par après que l'ombre, vestige ou espèce de ce qui se
faisait auparavant; et est aussi ordinaire en telle privation, que l'on est
comme n'entendant rien de ce que Dieu opère tandis que cela dure. Et alors
néanmoins se fait toujours la préparation pour les relévations nouvelles qui
suivent par après; Dieu disposant l'âme par telles privations pour être capable
de telles nouvelles infusions de grâce ; et ceux qui ne sont pas bien versés en
la remarque et connaissance 188 de ceci, donnent souvent grand empêchement à
Dieu qu'il ne puisse avoir ce qu'il prétend par telles privations. Car ne
sachant pas donner lieu à la grâce comme il faut, se troublent eux-mêmes sous
mille prétextes de scrupules ou d'occasion qu'ils ont donnée à telle privation,
ce qui n'est le plus souvent que grand désordre et empêchement de n'aller en avant.
Autres
se troublent pour ne sentir en eux quelquefois que découragement, tristesse,
pesanteur, indévotion et mille semblables désordres qui s'élèvent, avec
tentation de penser que tout ce qu'ils ont ressenti de meilleur n'a été que
pensée, fantaisie, imagination et rien de réel, et que, par ce chemin, son
travail ne réussira point [[103]]. En tel rencontre est chose certaine qu'il
se faut aider soi-même par grand courage et confiance en Dieu, gardant toujours
fidèlement la paix et tranquillité d'esprit, afin que non seulement on soit
prompt et facile à retourner à son élévation précédente, ces tempêtes et orages
étant passés, mais aussi afin qu'on ne s'en aille perdu dans ces ténèbres
d'inquiétude et troublement.
Sixièmement.
Encore donc que, par 189 tout cet état, nous parlons toujours ainsi d'élévation
d'esprit à Dieu, il ne se faut néanmoins tellement attacher par propriété à
icelle, que souvent l'on ne vienne à suivre plusieurs autres internes
dispositions, quand on s'y trouvera conduit, ou que l'on ne la pourra
pratiquer. Car combien de fois arriverat-il que, pour se conformer à son
intérieure disposition présente, au lieu de telle élévation, l'on se devra
déprimer en un abîme profond d'anéantissement et terrassement de tout soi-même
sous le divin Esprit?
Et
puis comme chaque degré d'avancement que l'âme fait en son intérieur est
toujours composé du bas ou inférieur, et du haut ou de l'esprit, (tout ainsi
qu'étant au bas et inférieur, elle se relève vers le haut par vue et
attention); ainsi étant au haut et comme en l'esprit selon tel degré, ne peut
pas ainsi procéder par élévation, mais plutôt par collection centrale, selon le
touchement d'amour que Dieu (188) opère là, quelquefois par doux et humble
rabaissement d'esprit sous le sentiment de la divine infusion. Et ainsi sont
toujours diverses façons de se trouver.
Que
si toutes ces distinctions peuvent être remarquées en 190 l'intérieur, et que
l'on se gouverne en sa coopération selon telle connaissance, on expérimentera
combien telle remarque sera de grand fruit. Car il n'est point à dire combien
de désordres, confusions et troublements viennent souvent à faute de n'entendre
l'état auquel on est, ce qui se fait en soi, ou quelle sorte d'état et
opération c'est cela; voyant tant de diverses façons, vicissitudes, et
dispositions différentes.
Septièmement.
Consécutivement à tout ce que dessus, doit l'âme savoir une vérité de laquelle
son avancement dépend beaucoup, et c'est de croire et se persuader entièrement
que non seulement elle s'avance par les actes d'entendement et volonté qu'elle
pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, mais
encore en la privation du divin concours, lorsqu'elle ne peut rien faire qui
soit de vigueur ou efficace selon son estimation.
Car
c'est par telle occasion que Dieu fait étrangement exercer à cette âme toute
sorte de vertu en son intérieur, (d'où aussi sans doute en sortiront les effets
à l'extérieur en semblables occasions) l'exerçant très bien à patience,
humilité et soumission 191 totale sous la divine ordonnance, laissant
quelquefois une telle âme bien longtemps crier, soupirer et désirer sans lui
répondre, pour faire paraître sa constance et persévérance en son saint amour,
ayant extrêmement pour agréable que tant elle soit remplie de peine et sollicitude
en la recherche d'iceluy. En sorte qu'avant qu'une telle âme parvienne à ce
qu'elle désire, il lui faudra produire maints actes de résignation au divin
vouloir, pour attendre le temps par lui préordonné, maints actes d'humble
soumission et terrassement de soi-même sous le divin bon plaisir, contre tout
le mouvement de dépit et d'indignation, le coeur se grossissant quelquefois,
pour se voir si longtemps travailler en vain ; maints actes de patience et
magnanimité contre l'impatience et désespoir qui s'élève quelquefois, voyant
ne rien venir de ce que tant on cherche et demande. Et ainsi des autres vertus,
qui nécessairement devront être très bien pratiquées avant que l'on puisse
arriver où l'on prétend.
Or
c'est par tous ces fâcheux événements, que Dieu prépare l'âme pour ses divines
grâces, lumières et fruitions, la faisant par ce 192 moyen ressentir son peu de
pouvoir, et comme tout doit venir de Dieu, et non de son industrie propre. Et
pour ce, lorsque quelque jouissance d'opération divine étant passée, elle se
trouve en cette privation et pauvreté, elle doit soudain penser que c'est une
préparation pour autres plus sublimes encore, et partant en faire autant d'état
que de la précédente fruition ; et conséquemment n'adhérant point à
l'abondance de grâce plus qu'à la privation, elle commencera à apprendre le
rigoureux état de privation décrit ci-après, donnant place à Dieu de bientôt
l'opérer. Laquelle doctrine ne se donne pas (190) seulement pour doucement
tromper l'âme et par manière d'acquit, mais c'est assurément que telles
fâcheuses opérations sont de grand fruit, et produisant très bons effets. Oue
si l'âme en telles occasions se trouble et s'inquiète, pensant tout être perdu,
ce n'est que désordre et confusion.
Huitièmement.
Ne faut pas ignorer qu'il faut extrêmement désirer en son cœur l'inhabitation
du Saint-Esprit, afin que nous possédant, ce soit lui qui doucement nous meuve,
excite et nous incline à ainsi vouloir, chercher 193 et désirer Dieu au sommet
de notre esprit. Car ce ne sont pas nos propres et naturels désirs qui méritent
d'être exaucés de Dieu, mais ceux-là seulement sont dignes de comparaître en sa
présence qui procèdent de ce divin Esprit. C'est
pourquoi nous ne devons pas nous étonner, si nous ne sommes si soudainement,
selon nos premiers désirs, exaucés de Dieu. Car bien que selon tels désirs nous
pensons fort sincèrement et ardemment aspirer après le bien prétendu, en vérité
néanmoins et selon le fond de notre état, ce n'est la plupart qu'impétuosité et
boutàde naturelle, laquelle ainsi du commencement nous pousse à rechercher ces
choses divines, plutôt que vrai et sincère désir que le Saint-Esprit opère en
nous et par nous.
Et
la différence qu'il y a entre ces désirs quand ils viennent de l'impétuosité
naturelle, ou vraiment du Saint- Esprit, est que, les naturels sont violents,
inquiets, impatients et souvent pleins de turbation; mais les vrais et
légitimes que le Saint-Esprit enseigne, sont doux, tranquilles et merveilleusement
soumis et résignés à la divine volonté. Occasion pourquoi la première chose que
Dieu opère secrètement en nous, tandis que travaillons 194 à désirer sa face et
sa présence, son amour et sa divine opération, est que durant cette dilation
qu'il fait à nous exaucer, il réforme premièrement et purifie nos désirs, en
sorte que, améliorant la source et la racine de nos intentions, nous voulions
et désirions non plus selon notre propre et naturel instinct; mais
subordonnément à la divine volonté en toute résignation, quand, où et comment
il lui plaira. De là vient que nous expérimentons tant de renversements de nos
concepts et bon-sembler, tant de variations et vicissitudes en notre état
intérieur, tant de petits secrets travaux et fâcheux passages en la poursuite
de ce chemin, parce (à savoir) que Dieu nous veut apprendre qu'en tous nos
désirs, pour grands et bien zélés qu'ils puissent être, devons être subordonnés
à son divin vouloir, et non pas penser de les vouloir emporter par force.
Derechef
si Dieu ne se laisse sitôt mouvoir de nos désirs et soupirs, ce n'est
merveille, vu que de même avons tant de fois fait la sourde oreille à ses
saintes et divines inspirations, lorsque nous alléchant à l'écouter, il nous
invitait si heureusement à le croire 195 et le suivre, par la voie de justice
et de sa sainte volonté; maintenant aussi réciproquement; et, afin que par
expérience, apprenions combien amer et déplorable il est d'avoir ainsi délaissé
la fontaine de grâce, il nous laisse et fait si longtemps heurter, prier,
crier, soupirer et attendre à la porte de sa (192) miséricorde divine, avant
nous donner entrée au trésor de ses divines faveurs.
De
plus encore, si pas sitôt nous n'arrivons à ce que désirons, ce n'est
semblablement merveille : car bien que nous opérions quelques actes de désir et
d'offrande à Dieu de tout nous-mêmes pour l'aimer, encore que lui faisions
présent de notre cœur, selon que tant de fois il le nous demande, si est-ce
néanmoins que nous ne lui pouvons pas encore livrer, puisque nous ne sommes pas
encore vraiment nôtres, ni nous possédons pas encore
nous-mêmes. Il faut donc premièrement avant nous donner jouissance de son divin
Esprit, qu'il opère en nous la préalable collection de toutes nos forces
intérieures, et ramasse tout ce qui est ainsi dispersé, afin que, nous
possédant premièrement nous- mêmes, puissions alors nous outrepasser et
parvenir à lui. 196
Non
pas que je veuille par ceci distraire la simple vue de l'âme vers Dieu, ni la
multiplier en ses objets. Car de notre part nous ne devons avoir autre soin que
de penser à Dieu, à lui complaire et le trouver en notre esprit, quant à notre
attention directe. Mais je le dis afin que soyons capables que, si [aussitôt]
nous n'obtenons l'accomplissement de nos désirs (car véritablement telles
choses se passent en notre fond, tandis que ne pensons que parvenir à Dieu, et
partant poursuivons toujours virilement notre chemin,) que notre cœur se
conforte et soutienne le Seigneur. Car enfin il viendra et aura pitié de nous.
Au
reste, c'est le divin amour auquel nous aspirons, lequel est la cause de tous
ces travaux qu'en cet endroit nous rencontrons. N'est-il pas bien donc cruel
que de nous ainsi mal traiter et conduire par des sentiers si fâcheux et
pénibles? Oui l'accusera néanmoins d'injustice, et qui pourra dire : mon cœur
est net, et je ne l'ai pas mérité? C'est à l'époux céleste qu'il nous veut
conduire et, avant nous présenter devant sa face, il sait l'ornement qui est
nécessaire pour comparaître en sa présence. Il opère donc ainsi en nous divers 197
états et dispositions, apporte plusieurs vicissitudes et privations : mais, à
la fin de tout, c'est qu'il veut notre bien. Croyons-le seulement, et suivons
ses voies, louons Dieu de tout, et ainsi demeurant près de nous, par la paix
que garderons, trouverons aussi finalement en nous la pacifique récollection
en notre centre plus intime. Auquel accoisement, bien que l'on ne soit encore
jouissant à plein de son désir, on se trouvera néanmoins dans l'ordre de ce
divin amour et content, ainsi que le témoignage intérieur de paix et
résignation en donnera assurance. Quand on ressent cela, encore que quelquefois
l'on ne sache actuellement aspirer, réclamons- le pour le moins en notre cœur,
et il nous entendra assez ; car lors tout l'état intérieur est devenu voix, et
crie devant lui après son divin amour.
Neuvièmement.
Si donc l'âme qui déjà quelque temps s'est exercée en tout ceci, veut vraiment
savoir ce qu'elle devra faire pour sortir de cet état, et arriver bientôt à
trouver ce qu'elle cherche; qu'elle se persuade premièrement et tienne pour
assuré, que la chose arrivera tout autrement qu'elle ne pourrait jamais 198 penser,
concevoir, ni (194) imaginer; - car ne l'ayant jamais expérimenté, ne pourrait
aussi en forger de vrai concept ou imagination. Et partant donc renonçant à
tout son propre sembler, que, pleinement, entièrement et irrévocablement
s'abandonne toute entière sans aucune réserve entre les mains de Dieu, sans
plus se lier ni attacher à rien, sans plus concevoir, attendre ou penser rien
de déterminé, de particulier, ou en propre opinion, en son esprit; mais qu'en
ce général abandon, elle s'immerge toute en la divine ordonnance, se contentant
de tout ce qu'elle trouve en son état présent, sans arrière-pensée, sans
recherche de pourquoi ni comment, contente de tout et louant Dieu en tout;
cheminant ainsi en toute paix et liberté, sans aucun bruit de soin ou
multiplicité de pensées, afin de pouvoir, en tel solitaire contentement
d'esprit, être aux écoutes et en expectation de ce qui se passera en soi-même.
Car se contentant ainsi de tout, s'étonnera de se trouver en un abîme de joie
et de mouvement d'affection en son centre, cependant que, peut-être, elle ne
s'imaginait et n'attendait autrement que de trouver son désir en une autre manière.
199
Finalement,
comme entre les choses qui pourraient empêcher, retarder et même troubler cette
élévation, est la dévotion que peut-être on porterait vers quelque saint ou
sainte, ou bien encore le désir et nécessité que l'on aurait de prier pour les
âmes du purgatoire, ou certes pour le prochain, et autre nécessité temporelle
que l'on aurait à représenter à Dieu; il faut prendre garde de réformer ces
grossières façons ordinaires que l'on a tenues, de penser de telles matières
selon l'imagination, et apprendre cette façon qui est conforme à cette
élévation spirituelle et mystique. L'accoutumance qu'avons acquise d'opérer
selon nos sens et propres concepts humains tirés des phantômes, espèces et
compositions des choses vues ou ouïes en ce monde, nous a tellement dépeint
l'âme et préoccupé notre sens commun, que nous ne nous en pouvons pas si
facilement dépêtrer, ains voulons toute chose, quoique sublime et divine,
attirer à nos façons grossières; en quoi nous nous trompons, dit saint Denys
l'Aréopagite. Cum ea quae supra nos sunt more nostro accipintus, sensuumque
familiaritate et consuetudine implicantur, atque 200 divina cum nostris conferimus : tum decipimur, quod divinum
abstrusumque verbum ex eo quod apparet persequamur, [104]etc. Et paulo post :
Haec igitur divina non ingenio nostro intelligere debentus, sed ita ut nos
toti extra nos simus etc. [[105]] Lors donc que voulons penser, honorer ou
invoquer quelque saint, laissant notre façon grossière par imagination, nous
devons penser que ces mêmes saints et bienheureux esprits sont en Dieu abîmés
et cachés au secret de sa face, et que (196) partant il n'est besoin de nous
détourner de notre tendance en lui, pour nous les imaginer d'une autre façon
grossière et comme hors de Dieu; mais persévérant en notre élévation,
croyons-les fermement être en Dieu, d'où ils peuvent entendre nos désirs; nous
contentant de telle croyance et simple appréhension.
Semblablement
ces âmes du purgatoire qui, sorties de ce monde en charité, sont au chemin pour
aller à Dieu, mais néanmoins encore retardées, à cause de leur impureté, de
pouvoir s'envoler en lui, nous ne devons pas les imaginer grossièrement, comme
si seulement nous les voyions imaginairement dans ce feu impitoyable, soupirantes
après nos suffrages 201 et aides ; mais plutôt croire assurément que leur
esprit, plus ardemment beaucoup que nous désirant la divine jouissance, c'est
par une extrême violence et tourment, que l'inclination qu'il a selon son degré
d'amour, est retardée de ne pouvoir s'envoler en Dieu. Car ces âmes n'ayant
plus de corps ni de sens externes ou internes pour à la faveur d'iceux prendre
aucun soulas, ou se pouvoir divertir de l'angoisse où elles sont, et néanmoins
d'ailleurs ne pouvant aussi encore aborder à Dieu, - telle détention et
retardement hors de leur vrai centre leur fait désirer indiciblement la rupture
des liens dont ils sont empêchés, pour au plus tôt parvenir à la jouissance de
leur fin et repos éternel.
Nous
élevant donc en Dieu et aspirant à la jouissance de sa bonté, pensons que
celles pour lesquelles désirons prier, sont de même en tel état,
qu'ineffablement davantage et plus que nous, désirent ce que désirons; mais
sans pouvoir plus s'aider elles-mêmes. Et de tant plus que nous aurons en nous
expérimenté l'état et les opérations simples des puissances supérieures,
abstraites et dénuées du mélange de l'inférieure partie; de tant mieux
pourrons-nous 202 un peu comprendre ce que c'est de l'état de ces âmes,
séparées du corps et de l'inférieur, que nous, encore en cette vie terrestre,
traînons avec nous. Elevons-les donc avec nous et les présentons devant Dieu,
et nous encore par ensemble, comme aussi le prochain ou parent, ami ou
nécessité quelle qu'elle soit; présentons-les seulement devant Dieu et il nous
entendra assez, sans beaucoup nous mettre en peine de devoir faire autrement.
Semblable
sens et intelligence a aussi l'avis tant de fois mentionné ci-devant, de
quitter les imaginations grossières sur les mystères de notre foi; car comme
est dit au chapitre vi de la ière partie (2e avis) page 88 : ce n'est pas que
l'on veuille mettre en oubli ce grand tén.z.'.fice de notre rédemption, ou en
faire moins d'état, etc. ; mais c'est que, pour s'accoutumer à cette
spirituelle et mystique tendance ou élévation et oublier la précédente façon
grossière, il est nécessaire, du commencement, de surseoir et suspendre telle
façon jusqu'à ce que l'âme bien fondée en la vie de l'esprit, et accoutumée à
la façon de vivre en Dieu que tel supérieur état lui apporte, elle puisse alors
faire toute semblable chose en Dieu, et user de ses puissances 203 inférieures
en toute liberté, selon le vrai ordre et subordination qu'elles ont aux
supérieures.
COmme
parlant de cette élévation mystique, nous avons toujours adjoint qu'elle se
devait faire en dénudation, abstraction et négation de toute autre chose :
après que nous avons ainsi constitué le premier, principal et le subtantiel de
cette oeuvre, qui est la dite élévation et tendance vers Dieu des puissances
supérieures, par l'exercice des trois vertus théologales de foi, espérance et
charité, en la façon et selon tous les avis précédents; resterait maintenant de
déduire aussi telle négation, et montrer ce qu'elle comprend en sa substance,
discourant par les sens externes et internes, comme aussi par l'intellect et
puissance 204 discursive.
Mais
comme je crains que multipliant ainsi les discours et préceptes, et amenant à
l'âme tant d'objets à y penser, elle pourrait aussi se multiplier par trop en
l'intérieur, pensant qu'elle devrait attirer toutes ces choses à pensée et
exercice, - il vaut mieux que lui disions ici en gros et en général que, pour
donner place à la façon de procéder mystique déclarée en tout ce degré
d'élévation spirituelle, elle doit mourir et comme n'être plus, nier et se
rendre comme insensible à tous les objets de dehors, appétits et affections de
la terre, aux images, impressions et souvenances qu'ils nous ont laissées
après eux : en retirant la vue et tous les autres sens de la diffusion qu'ils
pourraient avoir d'eux-mêmes, par cette voie des créatures extérieures; pratiquant
ici à toute occasion le rebut et rejet, l'abnégation et dépouillement de tout
ce qui se présente, afin de ne s'arrêter en chose aucune, mais passer par
dessus tout, les niant et laissant derrière, pour penser que Dieu que l'on
recherche en son âme, n'est rien de tout cela; cheminant ainsi par un saint
oubli, aveuglement et insensibilité par dessus toute chose, — cependant que par
l'exercice premier et 205 principal d'élévation, on recherche la face et
présence de Dieu en l'esprit, conformément à ce qui est encore dit ci-dessus,
en l'avis second du chapitre VI.
Car
bien que l'on doive nier tous les sens et l'intellect, toute chose sensible et
intellectuelle, c'est néanmoins tellement en outrepassant tout que l'on ne s'y
réfléchit et ne s'attire-t-on quasi pas cette même négation à pensée[106]. Car ce n'est pas par exercice direct et
objectif que l'on s'occupe à telle négation, ni aussi par actes de contrainte
et de force que l'on s'abstrait de toute chose créée; mais par une sainte
liberté, et volontaire détachement de tout ce qui n'est pas Dieu ainsi
mystiquement recherché en son âme. Non pas aussi en méprisant les créatures et
oeuvres de Dieu ; mais afin qu'elles ne servent pas d'empêchement (200) au seul
amour du Créateur. Et non que les oeuvres de Dieu ne soient bonnes et bien pour
nous conduire à son amour; mais que s'estimant soi-même indigne d'icelles, on
les laisse ce qu'en elles-mêmes elles sont, pour ne se perdre en leur
multiplicité. Car nous étant mauvais et notre nature corrompue, nous nous servons
plutôt d'icelles comme armes pour en 206 offenser le Créateur, que non pas
comme d'échelons pour parvenir à son amour.
Voilà
donc ce que contient cette voie négative, que là où aucuns se servent de la
considération des créatures pour s'élever à Dieu, celle-ci ne se voulant fier à
sa propre corruption, et afin qu'elles ne lui servent de pièges et d'arrêts,
pour s'en éloigner, les nie, ne les regarde et n'en veut recevoir aucune
impression; ains libre et dépêtrée d'icelles, forme son élévation et son retour
interne vers Dieu, qui est par dessus tout ineffable et incompréhensible.
Tellement que celui qui se veut fidèlement comporter en cette voie, doit autant
que le portera son état et vocation, se rendre aveugle, sourd et muet,
cheminant par sus tout et ne s'arrêtant en rien comme pèlerin et passager,
auquel tout ce que par chemin se présente, ne compète [[107]] de rien.
Car
comme est encore dit ci-devant (au chapitre I de la IIième partie),
celui en cet endroit est le plus heureux, qui ne s'empêche d'autre chose que de
demeurer en paix en soi-même. Et bien que vivant en ce monde et conversant
entre les hommes, on ne peut que l'on ne ressente les affections humaines, et
que 207 l'on ne se macule souvent, en tirant quelque contagion d'icelles, -
l'âme dévote néanmoins peut tellement de grand courage s'en dépêtrer, qu'elle
n'en tienne compte et ne s'y arrête aucunement. Ce qui se fait merveilleusement
en grande efficace, lorsque le cœur ou bien l'esprit touché du divin trait, se
sent tiré pardessus, et plus intimement que tous ses sens, en la paix et
quiétude de la vraie récollection mystique. Car lors cette mort et abstraction
des sens suit de la nature et propriété de tel divin trait si connaturellement,
que c'est son propre effet que de doucement aliéner, abstraire et faire perdre
l'inclination que l'âme a naturellement de se diffondre par les sens, à cause
de l'attraction qu'elle sent en son esprit, pour suivre ce divin trait qui lui
est infus.
La
raison et la nécessité de cette négation et dépouillement de tout, est
d'autant que, si longtemps que vivons en la nature inférieure et corrompue, et
que ne sommes pas régénérés en la vie de l'esprit, nous usons et jouissons des
créatures hors de Dieu, c'est-à-dire, hors du bon ordre qui devrait être en
nous vers Dieu. Car bien que par relation actuelle nous redressons quelques-uns
de nos 208 actes, il ne se faut pas néanmoins contenter de ces bons actes
seulement, mais venir à la racine et la réformer entièrement ; réduisant, à
savoir, en bon ordre les puissances intérieures qui en doivent user, afin que
subordonnées au divin Esprit, elles se servent de toute chose à leur vraie fin
et selon leur légitime rapport. Or pour parvenir à cette réforme, et avant que
soyons bien fondés en la vie de l'esprit pour pouvoir ainsi user des choses en
leur bon ordre et sans notre détriment, il est du tout nécessaire de (202) s'en
premièrement dénuer et détacher, par vraie abstraction, mort ou
outrepassement, non pas en faisant de cela son exercice et occupation directe,
comme premier et principal; mais (comme nous enseignons par tout ce degré), en
secondaire intention, par forme de voie, de passage par-dessus et de moyen,
pendant que l'on cherche autre chose meilleure, qui est le vrai amour et esprit
de Dieu.
Tellement
que bien que l'on ne laisse de quelquefois se réfléchir sur la dite
abstraction, et la pratiquer par actes directs et tout exprès (car la tendance
en Dieu n'est pas toujours en même degré de zèle et d'ardeur); si est-ce
toutefois qu'il ne 209 faut pas ainsi argumenter : « Puisque, pour arriver
à Dieu, il se faut premièrement abstraire de toute chose et se retirer en
soi-même, et alors s'élever en Dieu je veux donc premièrement pratiquer
l'abstraction et m'exercer à me tenir tout en moi-même recueilli et puis je
pourrai alors m'efforcer de pratiquer l'élévation à Dieu ». Mais il faut dire :
« Je veux tellement en toute humilité élever mon esprit à Dieu, et si bien
m'affectionner à lui, tellement me remplir du désir de son amour que, de la
redondance et efficace de telle bonne affection, je négligerai tout ce qui est
du monde et de l'extérieur, je nie divertirai de toute vanité, de toute
affection étrangère et de tout humain respect. » On ne doit pas aussi regarder
en son esprit telle mort et négation, comme chose pénible et amère, mais faut
doucement tromper la nature, n'estimant tout cela rien en faveur du divin
amour, auquel volontairement et de cœur content, on convertit tous ses désirs.
Or,
en la poursuite de tel chemin, aucuns sont fort secondés de la grâce, voire
même prévenus souvent de divins touchements en l'esprit et en la partie
amative; lesquels touchements, 210 comme j'ai dit, sont fort efficaces pour
enseigner cette façon négative, conduisant facilement l'âme à l'abstraction de
toute chose, pour adhérer à Dieu seulement, en cet oubli mystique. Et à ceux-ci
l'élévation et l'exercice d'amour est léger et agréable; et s'ils savent suivre
la divine opération, pourront bientôt parvenir.
Autres
ne sont pas ainsi privilégiés, mais laissés à leur propre effort et industrie
humaine; lesquels néanmoins y pourront encore aussi parvenir, bien qu'avec plus
de labeur, et non pas si tôt. Car, parlant comme il est en vérité, ni la
sensible aide divine, ni les touchements d'amour et d'affection perceptibles,
sont tellement nécessaires, que du tout sans iceux on ne pourrait arriver au
vrai esprit de Dieu. Car il y en a qui, bien que privés de toute sensibilité et
sans aucune prévention de grâce notable perceptible; après [s'être] tant et si
longuement exercés ès méditations et en l'acquisition de toute sorte de vertu
et vraie mortification, sachant que ce n'est pas en notre naturelle humaine
opération que git la perfection, ni en aucun propre effort nôtre. Mais en la 211
vie et sainte opération de l'Esprit de Dieu en nous, se tiennent eux-mêmes en
privation de l'humaine, grossière façon imaginaire et discursive, et, par la
force, courage et magnanimité qu'ils ont à poursuivre cette façon, (en l'attention
immédiate après le divin Esprit et sa sainte opération (204) infuse qu'il
daigne découvrir en eux), sans se troubler, ni ébranler de rien, suppléent par
telle généreuse résolution, à tout ce qu'autrement serait requis et nécessaire
de sensibilité. À ceux-ci néanmoins sont mille circonspections, vigilances et
avertissements nécessaires, pour ne point errer.
Car
premièrement si, embrassant telle sorte de procéder, ne sont pas fidèles en la
mortification, abstraction et détachement de tout amour propre, désir
d'excellence, de sensualité et semblable recherchement de soi-même, de soulas
et contentement ès créatures, ils seront pour tomber en grands inconvénients,
comme est encore dit en l'Avis 7. Pag. 80 [[108]].
Secondement,
pourront errer si, pour n'avoir aucune sensibilité, ils n'ont pas aussi la
vraie, réelle et actuelle tendance vers Dieu pour leur exercice principal et
direct, ains se contentent de pratiquer activement et en 212 façon d'objet la
négation et abstraction déclarée en ce chapitre, sans bien remarquer que (comme
il est ici tant inculqué) cela se pratique comme en passant sans l'attirer à
pensée, ains par redondance de la fidèle application de son esprit au désir de
divine jouissance.
Tiercement,
si, avec leur entendement naturel, ils réduisent à spéculation et propre
conception toutes ces choses que l'on traite de la perfection, s'estimant
grandement avancés parce qu'ils peuvent subtilement spéculer et discourir sur
tous ces sublimes états et degrés (le la vie interne, comme est encore dit
ci-devant au chapitre V.
Et
puis pour quatrièmement [[109]] l'on ne peut nier que ce ne soit un chemin
fort laborieux et pénible, parce que, la prévention divine défaillant, l'âme
demeure en grande solitude avec soi-même seulement, sans vrai soutien ou
exercice, ains plutôt en combat continuel des pensées impertinentes. C'est pourquoi
comme tous ne sont pas appelés de Dieu à la grâce de contemplation, ni tous
tirés par un même chemin, c'est la discrétion du prudent directeur, qui doit
discerner, quels sont capables ou non, de ces divins sentiers. 213
Cette
négation donc et abstraction fait que l'âme peu à peu maîtrise les sens et
retire totalement son attention à l'intérieur; d'où vient par après qu'en
voyant elle ne voit, et qu'en écoutant elle devient sourde, parce que
s'accoutumant ainsi de s'abstraire de l'attention par les sens, et au lieu
d'icelle trouvant en son intérieur autre chose à quoi prendre égard, c'est ce
qui a force de la faire négliger l'effusion de soi-même au dehors.
Et
bien que cette négation se doit pratiquer, réellement et de fait, tant qu'il
est possible, et non seulement par désir ou affection, chacun devant chercher
le repos et tranquillité de corps et d'esprit, en tant que son état et vocation
porte : si toutefois il arrive que sans sa faute et hors de tout autre remède,
il soit besoin d'être au milieu des occupations ou empêchements externes, soit
un, soit plusieurs ; il ne faut pas pourtant perdre courage, ou s'estimer du
tout incapable de cette sapience céleste. Ainsi supposé que ces occupations
sont ainsi invincibles et que (206) l'on ne peut autrement, il faut que l'on
les regarde non pas comme empêchements, d'un esprit chagrin et involontaire;
mais 214 que l'on les comprenne, embrasse et identifie avec soi-même et avec la
nature inférieure, afin qu'en son élévation on les laisse en bas avec la dite
nature; et l'esprit s'accommode à toute sorte d'événements, apprenant à passer
par-dessus tout et trouver repos en inquiétude, paix en troublement et enfin
Dieu en toute chose.
Que
si selon tous ces avis, tant de ce chapitre que des précédents, on poursuit toujours
diligemment son chemin, s'aliénant de la terre et du bas ou inférieur de la
nature, par une insensibilité et néglection [[110]] des mouvements et inclinations d'icelle ;
- ce sera lors que sans doute se découvriront peu à peu les opérations
supérieures et de l'esprit, et que Dieu commencera à faire expérimenter des
aides de grâces supernaturelles, si palpables et évidentes, que l'on ne doutera
pas être dons particuliers d'en haut, qui feront revivre les puissances
supérieures.
Et
celles qu'en cet état l'âme reçoit comme préambules des autres qui suivront,
sont lumières et connaissances procédant d'illuminations divinement infuses en
l'entendement; lesquelles, venant à illustrer les espèces ou phantômes
internes, 215 suggèrent à l'âme beaucoup d'intelligences et ratiocinations, la
réveillant fort en telles opérations, même l'élevant quelquefois admirablement
à des connaissances très sublimes. Car bien que cette âme ne recherche
nullement telles choses, (vu que même elle a fui toute action d'entendement,
quand était de sa part, pour tant plus à plein donner place à la volonté), Dieu
néanmoins la fait ici passer par semblables illustrations, la remplissant toute
d'intelligences et de discours.
C'est
pourquoi aussi elle a grand besoin en ce rencontre, d'humilité et d'abnégation
de soi-même, afin que, par ces connaissances, elle ne s'évanouisse en vanité
d'estimation propre et de complaisance en telles grâces et dons de Dieu. Car en
ce présent état intellectuel, elle n'est pas encore hors des pièges du diable;
ains ce sera ici où il s'efforcera extrêmement de se glisser s'il peut (voyant
qu'il n'a rien pu gagner par les objets des sens) en donnant entre ces lumières
divines, des siennes fausses et trompeuses. Car l'âme n'ayant pas encore
expérimenté le vrai esprit de Dieu, elle ne peut pas encore aussi si bien
discerner le vrai d'avec le faux ; ains même ces illuminations 216 et
intelligences sublimes lui semblent si belles et si divines, qu'elle pense que
ce soit en telle sorte que l'on jouit de Dieu, et qu'en icelles gît grande
perfection et avancement ; - de sorte que si son fond n'est orné d'humilité et
bien fondé en droite et sincère intention, facilement elle sera emportée à
quelque estime de soi, à vouloir être connue et louée, à s'attribuer ces
grâces, en présumant de son industrie et fidélité, à mépriser les autres, à
désirer encore visions, révélations, ravissements, extases ou semblables.
Le
remède donc pour éviter tous ces inconvénients, est premièrement de se solider
fermement en profonde humilité et mortification, se réputant indigne de ces
(208) faveurs, s'anéantissant extrêmement en l'intérieur, en un abîme profond
d'humiliation et terrassement de soi-même. Secondement, renouveler et venir aux
effets de ce que mille fois auparavant elle avait protesté devant Dieu, qu'elIe
ne voulait par tous ces chemins chercher que la pure et simple gloire d'iceluy,
et non pas afin d'être ou paraître quelque chose devant les hommes. Tiercement
est de doucement captiver, humilier, tenir à bride et rabaisser la 217 pointe
de cet entendement, le ramassant ou plutôt rabaissant avec toutes ces lumières
et connaissances en un abîme profond, non pas toujours en les niant ou
rejetant, mais en les réduisant sous l'empire de l'amour ou volonté. Et l'âme
pourra voir avec le temps que l'amour ne désistera s'il ne tient cette capacité
de l'entendement à ainsi opérer, tout dessous soi recueilli et ramassé, comme
il en a fait des puissances inférieures.
Ces
grâces néanmoins de divines lumières et illustrations, remplissant l'âme de
très agréables connaissances internes, sont très utiles et de très grand fruit,
rendant la personne apte à toute science ou étude, encore qu'autrement de soi
elle fût inhabile et inepte. Diffèrent toutefois de beaucoup à la vraie lumière
et connaissance simple de Dieu même qui suivra par après; car, comme est dit,
ce ne sont qu'illustrations et réveillements des espèces internes, pour
facilement ratiociner et entendre tout ce à quoi on s'applique, et pour
clairement connaître et pénétrer ce qu'auparavant l'on n'eût pu comprendre,
comme passages de l'Ecriture, intelligences et réflexions sur ces voies
internes, 218 connaissance de plusieurs voies conduisant ou à Dieu ou à erreur,
et ainsi semblables, - que l'on peut bien recevoir, sentir et en user selon
Dieu, mais non pas s'y arrêter ou s'en agrandir par estimation de soi-même;
ains laissant le tout doucement passer, n'en faire pas trop grand état, ni ne
les admirer par trop, comme ne voulant en rien s'arrêter sinon en la possession
totale et jouissance du vrai amour et Esprit divin, - ce qui n'est pas un
mépris de cette opération divine, ni une présomption désordonnée à s'ingérer
aux choses encore plus sublimes, mais c'est une purification de toute adhésion
aux grâces divines et milieux entre Dieu et son âme. Et n'est pas aussi la
rejeter, mais, la laissant avoir son cours et ses effets, n'y adhérer néanmoins
désordonnément.
Ainsi
donc ne s'arrêtant et n'adhérant qu'à Dieu même purement, expérimentera comme
cette humble démission et rabaissement de l'entendement, lui servira non
seulement pour rendre l'état intérieur très clair et dépêtré de toutes espèces,
formes, discours ou ratiocinations que ces divines illustrations causent au
dedans ; mais encore la disposera pour la suivante 219 plus simple et uniforme
opération de la divine présence en la simple intelligence, que nous décrirons
en l'état suivant : laquelle en grande paix, quiétude et silence met l'âme au
ressentiment actuel de cette souveraine Majesté. Car imprimant en l'esprit sa
présence, sa connaissance et amour, y fait sa demeure comme dans son petit
palais, trône et cabinet de délices. Et l'homme y parvient, coopère et s'y
dispose, comme tant de fois est dit, non (210) pas en forgeant des hautes
conceptions de ses divines perfections, de son éternité, de son infinité ou
semblables; beaucoup moins encore s'imaginant Dieu comme au ciel empyrée
par-dessus tous les cieux que nous voyons des yeux corporels, là entre les
bienheureux esprits en un trône de majesté infinie; non, rien de tout cela, -
mais en simplement l'appréhendant par la seule foi comme son souverain bien,
comme idée d'un être infini au-dessus de son esprit, surpassant toute sa
capacité; élevant à lui son cœur comme au seul objet de son désir et tout le
sujet de son amour; se tenant ainsi en dessous de lui, prosterné en grande
humilité aux pieds de sa divine grandeur, avec plus de souci de lui requérir
miséricorde 220 et demander l'infusion de sa grâce que, par son propre effort,
éplucher les secrets mystères de cette sienne grandeur pour les comprendre. Se
tenant avec
Et
se comportant ainsi, Notre-Seigneur trouvant cette âme non seulement ainsi
vide, libre et dépêtrée de toute autre chose pour son seul respect, mais encore
se remplissant toute soi-même, en tant qu'elle peut, des actes de son divin
amour, - en sorte qu'elle ne désire et n'attende autre que lui seul, auquel
elle a mis tout son cœur, tout son trésor et toute son attente : - ne peut
manquer, selon sa dignation infinie, à lui infondre toute sorte de grâces et de
divin concours, pour aller en avant en son divin amour changeant toute peine en
contentement, tout travail en repos et toute attente en jouissance; rendant le
tout si facile, qu'il lui est plus agréable de persévérer plusieurs heures en
cet exercice d'oraison, qu'à nul plaisir ou 221 délectation qui se puisse
trouver au monde. Aussi est-ce chose quasi incroyable, de tant de secrètes et
si intime opérations que l'âme expérimentera, de tant de chemins, ou
intelligences des choses que Dieu lui donnera, des inusitées affections qu'il
lui communiquera et des désirs ardents dont sa volonté s'enflammera. Non pas
qu'elle doive aucunement rechercher ces faveurs si sublimes, - car entièrement
elle ne doit s'appliquer qu'à aimer de tout son possible, avec tant de
sincérité que toute autre chose qui n'est pas cet amour, lui échappe quant est
de sa part, mais ce sera Dieu lequel par ses infusions comblera cette âme de sa
divine communication. 222
COmme
il y a une distance merveilleuse du bas de la nature jusqu'à l'esprit
supérieur, où l'âme doit arriver avant qu'elle puisse recevoir aucune vraie
opération infuse de Dieu et goûter de la vraie paix, repos et tranquillité
intérieure; l'on ne se doit étonner si je m'arrête tant en cet état
d'élévation, et si avant parvenir au sommet, je demeure si longtemps par les
degrés de cette céleste montée. Car comme j'ai dit dès le commencement, c'est
ici la maîtresse-pièce de cette affaire que de se pouvoir transporter des
imaginations grossières à la vraie spirituelle présence de Dieu au sommet de
l'esprit; et est ici l'endroit où l'âme dépend 223 merveilleusement de la
bonne instruction, régime et gouvernement, pour être convenablement acheminée
en ces secrets sentiers.
Car
comme c'est jusques-ici que principalement s'étend notre coopération et fidélité,
aussi pouvons-nous facilement par abus, malentente et mauvais régime, empêcher
le tout. Là où que ceci étant achevé et que, parvenu à l'expérience, Dieu a
donné à l'âme la manifestation (le sa présence et la jouissance de sa sainte
opération; c'est lors, que la grâce et le rayon divin étant le premier et
principal prédominant en l'intérieur, on ne fait que le suivre et se
subordonner à la façon comme il conduit : accommodant toujours son effort et
opération selon l'exigence de l'état et disposition que l'on retrouve
présentement en soi.
Après
donc que nous nous sommes tant efforcés de rendre l'âme active selon la partie
amative et la simple appréhension de la divine présence spirituelle, en
négation de toute imaginaire façon, pour industrieusement se détacher de tout
le terrestre et humain, et former peu à peu le mystique et divin ; - comme nous
n'avons alors rien tant craint que de voir l'âme 224 vouloir embrasser un
silence et repos en ce bas-là de la nature, qui l'eût là retenu en son amour
propre et pure oisiveté vicieuse. Voici tout au contraire, qu'approchant
maintenant de l'esprit supérieur, nous ne ferons que lui persuader de se
laisser conduire en repos, quiétude, silence et tranquillité; de quoi néanmoins
on ne s'étonnera, si l'on se ressouvient que l'un se ferait par défaut et
manquement, et ici se fera par excès et surpassement.
Car
après que l'âme se sera en toute diligence comportée selon tous les avis
ci-devant expliqués, comme elle viendra à profiter; expérimentera aussi pendant
son propre effort, non seulement l'aide de la grâce (la confortant fort en sa
(214) façon de procéder), mais encore aussi quelquefois, la divine prévention
perceptible, qui la relèvera à opérer bien plus noblement que par sa propre
industrie, lui découvrant quelques rayons et préambules de l'opération de
l'esprit, par-dessus toute la multiplicité de la nature inférieure. Car c'est
ici un des effets de la divine bonté vers l'âme, que de lui premièrement ainsi
communiquer quelques petites arrhes ou rayons d'expérience de ce qui suit et
qu'elle aura à rechercher. 225
Or
ce qu'en cet endroit le rayon de la divine prévention lui découvrira, sera de
lui faire ressentir la récollection, ramas et pacification de tout l'intellect
naturel ; - lui découvrant comme l'amplitude et l'étendue de la sphère de cette
puissance intellective, doit être recueillie et ramassée en un point de
possession, sous la puissance et domaine de la volonté; - pour par après, en la
jouissance de ce degré, entendre quelque chose de la division de l'esprit et de
la partie propre ou inférieure.
Pour
l'intelligence de quoi, faut savoir : que les principales difficultés qui se
rencontrent en cet endroit sont à cause de l'entendement que, par cette
élévation, il faut surmonter, récolliger et rappeler, selon tout son pourpris
et l'amplitude (le son étendue, en un ramas de possession, afin qu'il soit
compris, selon toute sa capacité, du nombre de ce qui fait le fond et le centre
de l'âme (façon de parler selon cet art et science mystique, qui ne s'entendra
que de ceux qui en font expérience). Car bien que cet entendement soit si noble
et sublime puissance de l'âme, lumière et guide de la volonté, néanmoins en ce 226
chemin mystique, c'est celui qui doit être terrassé, anéanti, mis bas et dénué
de toute sa naturelle façon d'opérer, pour être subjugué, subordonné et remis
en l'ordre que requiert la bonne disposition de l'âme régénérée par l'esprit de
Dieu.
Au
commencement de cet exercice d'élévation, comme on s'efforce d'oublier tout
l'inférieur, et outrepasser soi- même pour s'en aller à Dieu vers le sommet de
l'esprit, et que néanmoins on n'a encore aucun vrai et solide arrêt où l'esprit
puisse trouver appui ou repos, - d'autant que l'on ne peut encore arriver à
Dieu, pour lui adresser ses désirs et terminer la vue de la recherche interne,
- on est assez vagabond, errant et suspendu en l'air d'incertitude de son état
et de sa procédure, ne sachant à quoi telle façon terminera ; vu que quittant
l'un et ne trouvant encore accès à l'autre, on pense entièrement courir à
l'incertain, avec grande peur de s'en aller perdu.
Car
si longtemps que l'on est dans les sens internes seulement, et que l'on n'a
pas outrepassé la nature inférieure pour, en l'iibstraction d'icelle,
expérimenter que c'est de la vie de l'esprit, en la solitude de telle divine
récollection, on ne peut encore avoir de vraie 227 ou légitime assurance de son
état. Occasion pourquoi je me suis du commencement tant travaillé à persuader
de se bien fonder en la forte volonté bien recueillie et rassise, opérant actes
de désirs et d'affections à son mieux, plutôt que de se contenter de la seule
vue froide, vide et fainéante ; sachant bien que la vue (216) que du commencement
l'on peut avoir, n'est pas encore la vue de simple intelligence et du cœur
vraiment purifié, qui puisse mériter la vision divine selon la lumière de
grâce; mais seulement quelque commencement et préambule d'icelle, que selon
tels états inférieurs on tâche de s'efformer; et n'est en effet que la
tendance à Dieu, que dedans et en dessous le pourpris de l'intellect naturel,
l'âme peut avoir, et résulte du fond et de l'état que pour lors vit en elle.
Mais l'avancement est, quand l'âme peu à peu commence à découvrir ceci, et à
voir comme l'amplitude et toute l'xtension de cet entendement se récollige et
ramasse, en sorte qu'elle semble sentir comme les dernières limites d'iceluy,
pour être bientôt réduites en forme de possession en sa récollection, afin de
plus outre encore commencer à entendre 228 que c'est de la région divine et
d'éternité, que soudain se manifestera à l'âme, après que cet entendement sera
réduit en subjection du divin Esprit.
Tandis
donc que, par tout l'exercice d'élévation, l'âme a ainsi fermé la porte à
l'entendement naturel, ne l'entretenant plus de ses discours ni d'autre
matière qui l'ait nourri en son précédent grossier comportement ; mais
seulement, par simple appréhension de la présence de Dieu en l'esprit, l'a
retenu en une simple vue cherchante et désirante, (fondée toutefois sur les
mouvements de désirs et d'affections, comme est dit) : il arrive que l'âme
allant en avant, et devenant plus intime et subtile en ces voies, commence
aussi à perdre ce grossier effort de la partie amative, pour simplement opérer
selon l'esprit et l'attention; si que souvent ce lui sera chose fâcheuse que de
vouloir retenir la façon d'affection au centre, ne pouvant plus penser de
l'amour, mais de l'esprit purement, dépêtré de tout; de sorte que tout ainsi
que l'on a quitté les images grossières et les discours de l'intellect, ainsi
maintenant faudra passer outre cet effort que l'on retenait du 229 côté de la
partie amative, se contentant de la simple, mais maintenant pénétrante vue et
tendance vers l'esprit.
Par
ainsi, quand en ce chemin il arrivera que l'âme se retrouvera assez bien
recueillie, extrêmement portée à Dieu et non harassée d'autres impertinences,
et néanmoins ne se sentira inclinée à produire actes d'affection, mais plutôt
de légère, joyeuse et sereine façon de se trouver; elle ne doit combattre
contre telle disposition, voulant par force former le dit sentiment
d'affection, mais se laisser conduire à opérer selon la dite façon joyeuse,
sereine, pacifique et tranquille, encore que sans réflexion, ressentiment ou
connaissance de ce que particulièrement on fait; seulement s'efforçant de se
tenir ainsi légère et agile, prête à lancer des très efficaces pénétrations
d'esprit vers Dieu, si la porte de divine prévention en était ouverte.
Car
c'est ce que l'âme trouve en ce chemin, que d'être ainsi de degré en degré
relevée aux opérations pures des puissances supérieures, l'esprit se dépêtrant
de la pesanteur de tout l'inférieur. Comme donc le précédent effort de la
partie amative appartenait encore aux états aucunement grossiers et quasi 230 sensibles,
quoique mieux approchant de la subtilité de l'esprit; maintenant que Dieu la
veut (218) relever à opérer encore plus subtilement selon les puissances plus
sublimes, se doit laisser tirer hors du précédent si palpable effort, pour
suivre cette plus légère et sereine façon de procéder, exerçant un abandon de
soi à Dieu, en la tranquillité de son état content.
Et
alors voici que vraiment commencera l'état de vraie, réelle et non feinte
tranquillité, quiétude et silence, pour lequel tant mieux reconnaître de
l'autre état de vaine, périlleuse et naturelle quiétude, nous avons jusques-ici
poursuivi la déduction des degrés et des états qui le précèdent. Car alors
seulement a lieu en l'âme la vraie quiétude lorsque, l'entendement étant ainsi
accoisé, on ne fait de là en avant que le terrasser, suppéditer et humblement
déprimer, le tenant comme sous les pieds de l'esprit en grande subjection, afin
de ne plus s'ingérer selon sa façon naturelle par conceptions et efforts
formels et directs, comme venant premièrement de soi-même; mais par une humble
démission de sa pointe et vivacité, en une douce négation de telle sienne 231 première
activité, pour pendant telle humble démission d'une part, pénétrer d'ailleurs
une autre façon divine et toute nouvelle activité secondaire, que l'on peut
subtilement avoir avec la divine prévention.
Car
il faut bien entendre que notre coopération avec la grâce de Dieu est en deux
manières : l'une est pour le commencement, lorsque nous sommes comme les premiers
opérants et que prenons nous-mêmes les exercices pieux de telle ou telle
matière, y employant toute notre industrie (le tout néanmoins selon notre bon
sembler et propre jugement humain, d'autant que pour tel commencement on ne
connaît pas encore mieux sinon de travailler soi-même à son mieux). La seconde
est celle qui est propre pour cet état présent et ceux qui d'ici en avant
suivront et dont nous parlons maintenant, à savoir, comme secondaire, moins
principale, subordonnée et suivante la divine infuse opération, — laquelle
alors a tellement gagné le dessus en l'homme, qu'elle est devenue la première
et prédominante, et la nôtre seulement servante et subjecte. Car, jaçoit que
toujours la grâce divine soit première et principale, tant en dignité comme en 232
prévention, non pas toujours néanmoins quant à la façon de la ressentir.
Car,
au commencement et du temps de la première manière, l'on n'a autre soin que de
s'émouvoir soi-même à l'amour de Dieu et à toute bonne affection sainte, la
divine grâce à peine se pouvant percevoir, sinon par la foi que tout don
parfait vient d'en haut, et que sans icelle nous ne pouvons rien. Mais au
progrès et en ce temps ici de la seconde manière, le principal soin doit être à
prendre égard de n'apporter pas d'obstacle à la conduite secrète que le
Saint-Esprit commence à opérer ici par les effets de son rayon divin qu'il
imprime en l'âme. Car ici c'est lui qui infond coyement [[111]] dans l'âme les mouvements affectifs qu'elle
vient à ressentir, et que, par sa divine prévention et heureux touchements la
devançant, elle ne fait que (220) doucement suivre, se rendre attentive et
s'accommoder entièrement à ce que requiert la bonne correspondance à icelle et
harmonie par ensemble.
Et
la difficulté est du commencement, avant que le rayon divin et la conduite du
Saint-Esprit ait pris si notable confirmation, que pour être 233 toute évidente
et vraiment prédominante. Car l'âme accoutumée à un diligent effort par avant
tant pratiqué, et toujours extrêmement désireuse de s'aider, ne sait si tôt
comprendre ces états si tranquilles et sans bruit d'opération grossière. Car la
divine étant encore mince et délicate, et néanmoins le naturel effort ne
servant ici de rien, sinon en tant que subordonné et correspondant à
l'impression divine (puisque précourir la grâce serait abus), il n'y a autre
moyen pour s'aider et apprendre à distinguer l'une de l'autre, que conserver
la paix et sérénité d'esprit, n'usant plus de ses puissances sinon dedans
l'ordre et selon le bon rapport de la divine opération, en tant qu'elle peut
pour ces commencements-ici.
Néanmoins
comme les divins touchements sont quelquefois tardifs à retourner, et que pas
en tous ils ne sont si fréquents et abondants que pour être toujours occupés
avec iceux ou même avec les vestiges qu'ils en ont laissés en l'intérieur, cela
est la cause que l'on ne peut pas, si tôt et tout à coup, se faire quitte de
son propre et naturel effort; ains le secret consiste à donner place et céder à
la divine prévention quand il en est 234 temps et se servir aussi de quelque
ressort de son industrie quand la nécessité le requiert. La règle de ceci ne se
pouvant mieux donner, que de dire qu'elle doit se régler selon son intérieure
disposition et que l'état auquel présentement elle se trouve requiert, pour en
toute paix et tranquillité continuer son chemin à Dieu, sans aucunement se
troubler.
Mais qu'est-ce d'opérer selon son intérieure
disposition ou que l'état présent requiert? Et quoi de se comporter
correspondamment à l'opération divine en nous? Car de ces deux est souvent fait mention
ci-dessus.
Au premier, je réponds : que comme divers sont les
degrés de l'âme, divers aussi sont les états intérieurs et la disposition en
laquelle on se trouve.
En
quelque temps vit seulement et a vigueur l'imagination grossière toute
extérieure, et alors n'a l'homme quasi aucun sentiment de soi-même, ains tout
extroverti erre vagabond en choses impertinentes. Secondement, ressent quelque
appétit sensitif pour désirer ces choses internes : à quoi répond imagination
meilleure et recueillie. Tiercement, l'appétit plus raisonnable, pouvant
discourir sur ces 235 choses divines par propres discours et conceptions, aidé
de la grâce divine. Quatrièmement, l'appétit simple et intellectuel, lorsque
l'âme simplifie sa vue interne vers un seul but de divine présence, néanmoins
sans encore actuelle superéminente relévation. Cinquièmement, l'appétit
déiforme et l'intelligence toute informée de divine lumière. Sixièmement, la
consommation, l'abîme et l'immersion en divin être. Et selon tous ces degrés,
trouve-t-on aussi diverses dispositions, états et façons, au chemin intérieur.
(222)
Pensez
maintenant si après avoir commencé à cheminer par ces sentiers, on peut si tôt
recevoir l'accomplissement de son désir, et si on ne doit pas être capable que
préalablement on passe et expérimente plusieurs diversités d'états et de
dispositions, de travaux et de privations. Car si, pour exemple, j'opère
aujourd'hui selon le second degré, et me semble bon y trouvant facilité,
demain, peut-être, je retomberai au premier et ne pourrai rien faire, autres
impertinences occupant mon esprit. Ou bien, Dieu me voudra tirer au troisième
degré, et ainsi changera ma disposition et ma façon d'opérer; et moi ne
l'entendant point, je 236 voudrai par force retenir ma première façon qui me
semblait bonne. Derechef venant au troisième, me voyant avec facilité peut-être
discourir sur ces choses, y sentant quelque désir et grande inclination : je me
penserai tant avancé, qu'il me semblera être déjà à la porte et plus rien ne
manquer sinon l'actuelle infusion, et partant observerai sa venue en grande
expectation; et cependant je ne pénètre pas que tout ceci que j'ai, procède
encore de mon propre effort, dans mon être naturel seulement, (quoique aidé de
grâce divine ordinaire), et partant encore trop grossier pour recevoir l'effet
de mon désir. Mais venant au quatrième, accoutumé peut-être à l'activité
précédente, je ne saurai si tôt comprendre comme icelle doit être simplifiée et
humblement rabaissée, pour en telle disposition me rendre apte à l'infusion
divine; et ainsi je me troublerai, n'osant suivre la façon à laquelle je me
sens invité.
Or
néanmoins chaque degré est bon en son genre; et bien que le quatrième ou
cinquième seulement sont la disposition plus immédiate, et meilleure que les
précédents, si néanmoins mon état présent n'y est pas conforme, ains plutôt aux
autres 237 premiers, je dois me contenter de ma portée propre et de la
disposition en laquelle je me trouve, et aussi de l'effort et coopération que
je peux faire selon icelle. Car comme est encore dit ci-dessus, quel grand
désir que l'on puisse avoir, si doit-il être subordonné à la divine volonté, et
aussi bien puis-je agréer à Dieu en opérant selon les premiers degrés en paix
et conformément à ma disposition, que si, en désordre et de ma propre volonté,
je voulais par force opérer selon les autres plus éminents. Car c'est la divine
volonté que devons surtout extoller et à elle seule chercher de satisfaire,
plus que non pas à tout notre bon sembler.
Lors
donc que les auteurs mystiques, entre leurs préceptes, font mention que
l'activité propre empêche à la disposition immédiate de divine infusion, et
qu'il faut éviter tout discours, propres concepts, actes formés de soi même
etc., ils disent vrai, et n'y a rien de plus certain. Mais néanmoins, si moi
étant encore au deuxième degré, je me veux attirer l'observance de tel document
qui appartient au quatrième, qu'en arrivera-t-il? sinon
que ce sera propre opération, voire pure imagination que je 238 m'en forgerai,
et non pas chose réelle et véritable. Il faut donc bien entendre toute chose,
et bien discerner pour quels temps et états les documents sont donnés. Car
(224) à faute de ceci, beaucoup de désordre se trouve en l'intelligence des
bons préceptes que les auteurs mystiques ont laissés.
Au second, je réponds : que comme c'est l'opération
divine en nous qui est la mesure et la règle selon laquelle se doit diriger la
nôtre, aussi tout notre effort se doit rapporter, subordonner et s'accommoder à
icelle, afin que ces deux se puissent en toute harmonie et bonne correspondance
accorder par ensemble, avoir leur lieu et tenir leur rang dû, — l'une préparant
la voie à l'autre, et cette autre relevant la première par-dessus sa portée, et
l'illustrant conséquemment de la façon comme elle doit être ainsi relevée,
afin de s'accommoder selon cela en sa coopération, et assimiler la divine à son
mieux.
Comme
donc la dite infusion divine est si noble que c'est elle qui nous relève
par-dessus tout notre être naturel, (au lieu que notre propre effort nous
laisse toujours en nous et dans les limites de propre opération), aussi toute 239
notre industrie, doit être tellement réduite en pratique, qu'elle n'offusque
pas la divine traction, ains tellement ait son lieu que, sous et pendant
icelle, néanmoins rien de divine communication se puisse passer que l'on ne le
sente et en sache à parler, prêt à quitter sa façon propre pour suivre
l'efficace du trait divin. Car tout notre opérer, selon notre naturel et humain
effort, n'est pas de telle qualité qu'il soit digne d'attirer à soi la
jouissance de Dieu; mais nous arrivons à sa divine communication par l'infusion
qu'il fait en nous de son Esprit et amour. Telle infusion néanmoins est si
suavement disposée en nombre, poids et mesure, que le tout se fait
accommodément à notre fidèle coopération et au consentement de notre franc
arbitre. Car Dieu ne voulant pas nous forcer ni faire miracle, il opère toute
chose doucement, afin de nous laisser le mérite de notre coopération. Sur
laquelle maintenant, voulant donner instruction à l'âme, il est besoin de lui
inculquer la cessation de son grossier effort, le silence et repos quant à
telle façon d'opérer, au lieu du bruit et remuement que toujours elle voudrait
y 240 apporter. Car désireuse de son avancement et accoutumée à la généreuse
poursuite que lui avons du commencement ci-devant persuadée, ne sait croire que
cette mutation sera en mieux. Néanmoins aussi comme telle cessation de son
propre effort, ne doit pas être sans ordre ni façon pratiquée, mais
opportunément et selon la belle harmonie et con‑ venance avec la divine
opération; cédant lorsqu'il est temps et, au contraire, retenant encore quelque
chose de son effort quand la disposition interne le requiert, il est nécessaire
de prendre garde à soi-même et s'efforcer d'apprendre ceci par propre
expérience.
Nous
voici arrivés jusques à la montagne du Seigneur, jusques à la demeure et
région du Dieu 241 de Jacob, ayant déjà dès l'état précédent commencé à conter
des nouvelles de ce beau pays et à découvrir les richesses dont il est
foisonnant et rempli; néanmoins l'élévation intellectuelle qui a précédé,
n'était encore que le faubourg de cette région-ici de l'esprit. Car comme la
plupart de ce que l'âme y a obtenu a été par l'effort de son industrie,
prévenue toutefois et relevée du secours divin, aussi n'a-t-elle pu arriver que
jusqu'à la porte des principales communications et opérations infuses. Mais ici
que l'entrée lui est donnée et relevée d'une lumière infuse, en un état
intérieur encore plus sublime que tout le précédent, auquel tant la
connaissance comme l'amour sont infus par la présence de l'amour divin, (qui se
manifeste et donne témoignage de sa proximité par les effets de son opération),
- qui pourra jamais faire entendre avec paroles grossières les délices, les
contentements, les richesses et le bonheur que ce divin Esprit apporte en cet
état? C'est bien ici la vraie terre de promission spirituelle, toute
regorgeant en miel et en lait, que cette région de l'esprit. C'est bien ici
encore le vrai pays de l'âme, dans 242 lequel lui est rendue sa liberté à tout
bien. en toute plénitude ; - pays dis-je, si grand, si
large, si ample et si spacieux que ce n'est rien des limites de la nature
inférieure, rien de la sphère et capacité de l'intellect naturel, en
comparaison de la vastité, amplitude et étendue qui apparaît ici en cet état,
que j'appelle la région de l'esprit. Que si ce pays est si beau, si cette
région est tant divine, quelles seront les délices et les ébats, les nourritures
et viandes célestes dont les habitants y seront récréés et repus? Un d'entre
ceux qui les ont expérimentés, disait que, Melior est dies una in atriis
Doniini super millia. (Ps. LXXXIII, 15). Et que : Vox exsultationis et
sentis, in tabernaculis justorum. (Ps. CXVII, 15).[[112]]
Poursuivant
donc notre chemin, expliquons [m188] aussi plus au long le sommet de cette montagne,
la présence de l'Esprit divin et la jouissance de sa sainte opération en la
lumière obscure de la grâce; déclarant les passages de cet état, comme Dieu s'y
manifeste, communique et se donne à connaître par vraie expérience; comme la
connaissance est ici toute divine, supernaturelle et infuse, l'amour merveilleux,
en sa pleine vigueur et en la plus savoureuse manière 243 que l'on pourrait
désirer. Et pour tant plus pertinemment faire entendre le tout, conjoignons cet
état avec le précé‑(228)dent, afin de voir
l'ordre et la suite de ces opérations. Car ce ne sera pas peu de chose si l'on
se peut clairement donner à entendre.
L'âme
donc assistée de la grâce divine, a tant travaillé en ses exercices précédents
d'aspiration et d'élévation, tant rendu de peine pour surmonter toute
difficulté ; a si bien appris à s'accommoder aux rencontres divers et s'aliéner
de toute multiplicité; a tant [su] se réduire à ne vouloir désirer, chercher ni
respirer que Dieu, son seul bien, tout son trésor et son tout, que finalement
elle ressent que son élévation se purifie toujours davantage, qu'elle se fait
toujours plus sublime, plus subtile et extrêmement dépêtrée de tout le bas de
nature. Comme aussi du côté de la partie amative ou centre du cœur, [la
récollection] plus forte, plus ample et moins rangoissée est plus stable, permanente,
immobile et pacifique, suppéditant sous son empire peu à peu toute autre
puissance, et la comprenant en soi, en sa récollection si avant que, l'état
intellectuel auquel l'âme a été jusques ores, avec toutes ces 244 fréquentes
illustrations (dont ci-dessus est faite mention) étant maintenant compris en
la récollection du fond de cet intérieur, — pour le regard maintenant du faîte
et sommet de l'esprit, Dieu lui montre un élèvement encore plus haut et plus
subtil que les précédents, y expérimentant une opération bien plus simple,
pacifique et sublime, que non pas toutes les précédentes illustrations.
Car
elle ne prend pas origine ni ne reçoit aucune aide des choses ouïes, vues ou
entendues ; mais provient d'une lumière divinement infuse et instillée, la
relevant à connaître comme, par-dessus tout le précédent, il y a encore un
étage, mansion ou région intérieure plus sublime, là où Dieu se manifeste plus
subtilement et inexplicablement, et où, sans raison, discours ou travail, l'âme
est retirée de l'attention aux sens extérieurs ou intérieurs, dépêtrée de toute
forme ou espèce autre qu'une très simple opération infuse. Laquelle en état de
paix et repos de tout trouble, la tient doucement occupée et attentive, tout le
reste des autres puissances demeurant cependant accoisées et arrangées en leur
ordre inférieur sous le domaine de la volonté, sans donner 245 peine ou
fâcherie. Or l'expérience et la découverte de telle chose nouvelle, cause en cette
âme partie étonnement, admiration et suspension; partie encore grand désir de
poursuivre et pleinement acquérir ce qu'ainsi lui est révélé de nouveau.
Toutefois
comme c'est l'ordinaire des opérations internes, que de ne stabiliser ou
solider la personne en un état nouveau, sinon après plusieurs vicissitudes;
ainsi en cet endroit, encore que l'âme ait découvert ce que dessus, si est-ce
qu'elle est contrainte de demeurer encore dehors avec seulement l'impression,
quelquefois aussi actuelle rénovation de telle divine opération ; simplifiant,
unissant et suspendant à son attention tous ses discours et ratiocinations,
comme impertinentes à telle connaissance simplement infuse; montrant comme
pour arriver à parfaitement acquérir telle chose. l'âme
doit être infiniment plus agile et relevée, plus abstraite et immatérialisée
des régions d'en (230) bas. Cependant néanmoins cela lui est assez pour lui
relever la vue, l'attention et le désir. Car elle ne désistera jusqu'à ce
qu'elle l'ait acquis, comme elle fait bientôt après quelques vicissitudes ou
privations ordinaires. 246
Il
faut donc premièrement entendre, qu'il y a deux sortes de notables opérations
divines ou fruitions fort excellentes, selon les deux principales puissances
supérieures de l'âme, l'entendement et la volonté. Car premièrement, avant
venir à la découverte du vrai esprit supérieur, y a préalablement la fruition
d'amour perceptible par quelques touchements de l'affection (que quelquefois
parmi l'obscurité des travaux et efforts parafant déclarés, l'âme vient à
ressentir) la confortant fort et dilatant sa récollection centrale, afin de
n'être si rangoissée en la poursuite de la continuelle abnégation ci-devant
mentionnée, ains plus libre selon Dieu et mieux confirmée en sa course vers
iceluy. Mais comme les ténèbres de l'esprit ne sont pas encore du tout
éclaircies, ni la vue interne pouvant encore pénétrer jusques au vrai
ressentiment divin, aussi ne peut encore l'âme du commencement diriger ces
touchements d'amour vers le sommet de l'esprit, par une relation directe et
immédiate à Dieu; ains demeurent ainsi comme touchements de bonne affection,
sans encore bien entendre à quoi cela se rapporte, ni même savoir ce que cela
est, de 247 quel rang on le doit tenir, à quelle fin, ou bien d'où il prend
origine. Jusques à ce que persévérant toujours en sa course vers l'esprit,
iceluy peu à peu s'éclaircissant, on vient finalement à trouver la cime et le
sommet de cette montagne divine, où Dieu se manifeste et donne témoignage de sa
présence par ses opérations et touchements qu'il fait, et surtout par
l'infusion de son vrai Esprit divin, qui est la seconde notable façon de
fruition, appartenant à l'entendement.
Et
ainsi l'octroi et la réception de la grâce qui appartient vraiment à cet état
intitulé de la divine présence, est un touchement de Dieu en la suprême portion
de l'âme; la revêtant d'un nouvel être divin, causé par la présence actuelle de
l'Esprit de Dieu avec sa sainte opération; remplissant tellement l'âme de cette
sienne divine communication, qu'il la relève à une actuelle expérience de la
façon que l'on vit en Dieu par-dessus la raison humaine, bien autrement que non
pas que par toute notre force naturelle pourrions comprendre ; enseignant l'âme
à penser de là en avant, de Dieu et de la vie future, tout d'une autre façon
que jamais science ou parole humaine lui eût 248 pu déclarer. Commençant aussi
à entendre que c'est du nouvel homme créé selon Dieu en justice et sainteté,
puisque vraiment elle commence à être régénérée par le saint-Esprit, duquel
c'est ici la mission invisible, où il est donné lui-même en propre personne,
dit saint Thomas. (la, q.
Et
bien que l'on ne pénètre pas encore toutes ces choses si clairement, comme au
dernier état ci-après où le tout aussi sera mieux examiné; cette manifestation
néanmoins du divin Esprit est tant efficace pour captiver l'âme, que rien
[n'existe] de plus fort, réel ou mieux accommodé pour (232) l'incliner vers
Dieu. Car de fait ainsi touchée, lui semble ne pouvoir pas faire autrement qu'elle
n'aime de tout son possible, si cc n'est que, par grande violence et occupation
volontaire par les sens, elle s'en détournerait ; offusquant entièrement son
intérieur, pour ne vouloir y apporter aucune attention. Et ceci se passe en si
grande simplicité pardessus toute raison, discours, motifs ou ratiocinations,
qu'elle ne saurait donner autre cause ni pourquoi elle se sent tant émue, sinon
parce que Dieu lui a ainsi actuellement donné et infus en sa portion supérieure
telle manifestation de son divin 249 Esprit. Et s'il lui était loisible de
parler comme elle se sent en telle expérience, elle dirait de prime abord que
toute telle divine communication serait purement infuse, sans rien avoir du
sien que la réception et la continuation volontaire avec réitérations des actes
internes, le cœur se trouvant plutôt doucement pris ès filets d'amour et
l'entendement plutôt rempli, compris et accablé de cette divine infusion, que
non pas agissant, comprenant et appréhendant par soi-même, (vu que jamais il ne
pourrait de soi-même forger un si heureux état de la divine présence);
tempérant toutefois tel sembler intérieur, avec la doctrine des docteurs de
l'Église; puisque telles opérations sont sans doute méritoires et vitales,
elles ne peuvent être faites en nous, sans nous. Et pour ce, quoique
principalement elles viennent de la grâce infuse, en ce cas l'homme s'ayant
passivement ; ensemble néanmoins avec tel principe d'infusion, l'homme y a
aussi son activité et efficacité secondaire et moins principale, voire même
morale, consistante en la libre coopération ; comme aussi on expérimente que
si, par malice ou trop grande négligence, 250 on s'en voulait détourner
l'esprit et n'y point coopérer, ains s'appliquer à autre chose, on le pourrait
faire, si cc n'est en ravissement et extase.
On
dirait aussi que c'est comme une nouvelle région intérieure, étage, ou mansion
large, ample et étendue, sans bornes ou limites, de nouveau découverte à l'âme
que cette portion supérieure, en laquelle Dieu se communique et rend à l'âme
toute liberté et inclination au bien; pouvant en toute facilité et joyeusement
faire ce qui autrement semblait difficile et bien amer. Aussi m'expliqué-je de
la sorte, afin que ceux qui y procèdent simplement par expérience, sans
réflexion de science, puissent reconnaître ces opérations. Car autrement selon
les simples termes scholastiques, jamais ils ne reconnaîtraient être ce qu'ils
expérimentent. Mais mixtionnant l'expérience avec les termes de science, je dis
que c'est ici la vraie grâce (le contemplation et présence de Dieu; la simple
intelligence étant ici en son opération actuellement informée d'un verbe
interne de connaissance, image, semblance et représentation divine, provenant
d'un principe de grâce, lequel relève cette âme à produire avec soi 251 une si
heureuse action de la divine présence et de son amour tout ensemble. Filius
est Verbum non qualecumque sed spirant amorem. Undc Augustinus dicit : Verbum
autem quod insinuare intendimus, cum amore notitia est. (de
Trinit. l. IX, c. X.) Non igitur secundum quamlibet intellectus (234) mitlitur
Filius, sed secundum talem institutionem vel instructionem intellectus, quo
prorumpat in affectum amoris. (S. Thomas P, q.
Et
bien qu'ainsi actuellement relevée à telle opération, elle y coopère,
l'entretient et continue tant qu'elle peut, le tout néanmoins dépend tellement
de la divine infusion qu'elle ne peut non plus continuer en tels actes que la
la divine aide actuelle ne dure. Car, sans icelle et après qu'elle est passée,
n'en demeure qu'un vestige, ombre et impression de telle divine opération, sans
qu'il lui soit possible de la former, ou se remettre derechef par ses forces en
tel état; restant seulement comme devant avec la vue intérieure cherchant
derechef et se tenant prête et disposée pour la réitération de semblables
grâces. Et c'est par cela que manifestement se reconnaît l'actuel spécial
concours de telle infusion être première et principale origine de telle action.
D'expliquer
maintenant ce que cette connaissance infuse comprend en soi, quelle vérité en
particulier elle représente à l'âme, je dirai plutôt qu'elle est par-dessus
toute raison particulière; et que c'est une conjonction de ce divin Esprit à
notre simple 253 intelligence, lequel accable tellement et remplit l'âme de son
efficace, de sa proximité et de la sainte opération, qu'elle ne peut aucunement
entendre ce qu'elle entend. Mais bien, de telle expérience, par après lui,
résulte une infinité de très sublimes et très hautes intelligences des choses
de Dieu, comme est encore dit; et est au point de la lettre ce que saint Denys
l'Aréopagite dit : Est etiam divina Dei
scientia et notifia, quae ignoratione hauritur, per conjunctionem que mentem
omnem superat, quando mens ipsa à rebus omnibus abducta, primum deinde etiam
seipsam deferens, cum splendidissimis radiis coniungitur, atque illino et ibi,
investigabili sapientiae profundo illustratur. [236][[115]]
De
telle expérience encore résulte surtout une liquéfaction, annihilation et
approfondissement de l'âme en un abîme de son rien. Car ayant vu comme ce divin
Esprit doit être celui qui vive en elle, et elle du tout subjuguée et sous ses
pieds; ne fait rien plus volontiers que se prosterner et former mille actes de
révérence et d'adoration, lorsque le divin trait ne la remplissant pas si fort,
elle est mieux à sa liberté, avec les vestiges et impressions seulement de la
précédente 254 actuelle divine opération. Et voudrait volontiers se rendre
insensible et se réduire à rien, afin de donner place à ce seul divin Esprit
qui vivrait et régnerait en elle. Dont voici proprement la forme et façon
intérieure en laquelle est l'âme en cet état, que toute autre puissance
inférieure négligée, unie, récolligée et assoupie sous ces opérations de
l'esprit, ne reste rien de tout le bas que la partie amative quasi toujours en
action, mouvement et affection, sous telle si immédiate présence de Dieu ;
lequel si souvent se fait ressentir par ses infusions tant désirables, entendant
ici ce que disait Notre-Seigneur : Beati mundo corde. quoniam
ipsi Deum videbunt (Matth., V, 8) et que : Veri adoratores adorant
patrem in spiritu et veritate. (Joan., IV, 3). [[116]]
Aucune
fois néanmoins il se retire et laisse descendre l'âme jusques aux puissances
inférieures, très éloignée de telle divine présence ; et puis derechef il la
fait remonter et ainsi expérimenter plusieurs vicissitudes, et toujours croître
en connaissance et amour, sans la laisser aucunement manquer en fidélité et
correspondance sans beaucoup de remords et répréhensions intérieures. Et bien
que les simples recevant telle 255 grâce ne sauraient pas l'expliquer ni donner
raison de telle divine connaissance et mouvements affectifs, ce même trait
[m194] néanmoins porte avec soi si suffisant témoignage de sa noblesse, qu'ils
ne peuvent douter que ce ne soit un don de grâce supernaturelle et infuse, leur
donnant plus de vraie et certaine connaissance de Dieu en un moment, que tous
les hommes ni les livres du monde en beaucoup d'années; et pour ce, avec
plénitude de ressentiment et correspondance, conversent très intimement avec
Dieu, non pas encore le possédant ou embrassant, comme en l'état dernier, mais
néanmoins proche, présent et très intime : remplissant entièrement la portion
supérieure de ses agréables opérations ; aucune fois infondant aides de
connaissance très haute de Dieu, terminantes plutôt en ladite connaissance ou
bien en admiration, révérence et adoration que non pas en amour et union. Autre
fois se ressent la partie amative tellement [238] touchée de divine affection
et de désir très intime plutôt que de connaissance, qu'elle ne peut ne
s'étonner quelle cause ou motif elle a de tel heureux mouvement, ne sachant
comme cela lui est venu, ni proprement sachant 256 ce qu'elle veut, sinon
qu'elle sait bien qu'elle ne veut et ne désire que Dieu, souhaitant extrêmement
que tout le monde aimerait une si ineffable bonté et se rendrait capable de ses
heureuses influences.
Enfin,
c'est ici que le cœur ou centre de la créature commence à devenir le
tabernacle, temple et domicile de Dieu, dans lequel il versera d'ici en avant
tant de grâces et tant de sincères ressentiments de son divin amour, qu'il lui
semblera porter avec soi le paradis; se ressentant la plupart du temps, en
telle abstraction de toute chose, avec Dieu seulement; conversant et négociant
avec sa divine Majesté, comme s'il n'y avait que Dieu et elle en tout le monde.
Entre les autres merveilles aussi, rien de plus ordinaire que des excès
d'admirations et étonnements dont cette âme est si souvent saisie. [m191]. Car
comme elle ne fait ici que commencer à expérimenter tant de merveilles qu'elle
trouve avec Dieu, toutes telles sublimes divines connaissances et la' nouveauté
de tant d'opérations si intimes lui apportent si grande admiration, qu'elle en
reste le plus du temps toute suspendue en telle divine attention, et toujours
occupée au dedans 257 avec tant de désir néanmoins de saveur et de
contentement, qu'elle voudrait ne départir jamais de si agréables occupations.
Et
c'est d'ici en passant que l'on entendra que c'est d'extase ou ravissement :
car c'est une touche actuelle de la divine opération en la partie supérieure de
l'esprit, tellement saisissant en un moment la créature, que la retirant de
l'attention vers les parties inférieures, elle est toute transportée à
l'attention d'une si efficace opération qui se fait dans l'esprit, avec tel
effet que les sens extérieurs (pour la force de telle non encore accoutumée
touche), en demeurent tous suspendus, empêchés et vacants de leur opération,
mouvement et sensation. Ce que n'étant qu'un effet extérieur par trop
paraissant aux yeux des hommes, qui n'admirent que semblables choses
extraordinaires, est plutôt à fuir qu'à désirer, puisque sans tel effet on peut
fort bien jouir de la substance de ce divin trait. Oue si bien telle opération
est admirée beaucoup, la comparant avec les états précédents, en comparaison
néanmoins de ce qui suit, même en cet état est fort imparfaite, et signe que
l'âme quant à 258 son fond est encore bien bas, quoique quant à son attention
vers l'esprit, fort haut élevée.
Et
pour vous dépeindre l'intérieur de l'âme en tout cet état ici, et signamment
quand ces effets extérieurs d'extase ou ravissement se passent, et le comparer
avec celui de l'état dernier ci-après, notez qu'ici le fond de l'intérieur
n'est autre que la partie inférieure et sensible, toute l'engeance des sens,
passions, inclinations et désirs, étant récolligée en l'unité de cet amour
divin au cœur ou partie amative sensible; à ce fond néanmoins ainsi colligé et
uni, étant adjointe la vue, attention, ou bien l'impression de [240]
l'opération vers l'esprit; s'efforçant toujours de négliger ce qu'elle est en
son fond, pour passer toute en l'attention de l'opération que Dieu fait en
l'esprit. En sorte toutefois que toujours ce sont deux choses distinctes et
diverses, que ce fond et le haut; et conséquemment en cet état, ces deux Dieu
et la créature, se ressentent extrêmement bien distincts et différents en
l'intérieur, Dieu étant ressenti au sommet (le l'esprit, et la créature se
tenant dessous avec mille actes de révérence, anéantissement de soi-même et
adoration 259 de Dieu. Là où qu'en l'état dernier toute telle distinction est
évanouie, étant changée en possession, embrassement et tension bien serrée de
jouissance et fruition, en ce que la portion plus supérieure de l'âme étant le
fond de tel intérieur, il n'y a plus distinction de haut et de bas, (comme il
sera encore ci-après plus amplement déclaré). L'âme donc vivant encore en cet
état ici selon la vie inférieure quant à son fond, - quoique la vue ou
attention extrêmement claire et ouverte selon l'esprit, — si l'impression de
l'opération divine est bien véhémente, prévénante et subite, facilement elle
causera le susdit effet ès sens extérieurs : toute l'âme s'envolant avec son
attention vers le sommet de l'esprit; jouissant en passant, de ce
qu'essentiellement, en fond, en total être et comme naturellement l'on jouit au
dernier état, en silence, paix et sérénité.
En
cet état encore cause souvent et en plusieurs, la divine opération prévenante
d'amour, des effets notables ou plutôt excès. en la
partie amative, de jubilations, ressentiments d'amour et mouvements de cœur
trop excessifs. C'est pourquoi tout l'effort de l'âme en cet endroit sera de 260
les prudemment accoiser, modérer et même négliger; se rendant doucement
insensible et disant en soi-même que ce n'est rien, qu'ils passent et demeurent
ensevelis en bas avec le fond de l'inférieur. Ce qui n'est pas rejeter telle
opération ; mais, en l'admettant, outrepasser l'effet qu'elle cause en la
partie amative sensible pour passer en l'attention de l'amour intellectuel et
plus coi, où toute inquiétude et tumulte de ces mouvements termine en repos,
quiétude et grand silence.
Or
quoique ces traits de divine infusion ne persévèrent pas longtemps en même
vigueur, l'industrie propre néanmoins, avec l'impression que cette infusion
laisse après soi, fait continuer quelquefois assez longtemps en telle divine
opération. Car ayant ici trouvé la région supérieure de l'esprit, Dieu
concurrant fort pour vivre selon les opérations de telle portion supérieure,
il n'est pas à croire quel bonheur et contentement c'est à l'âme de vivre de la
sorte. Et est cet état ici un état de grande paix et repos; car toute la
corruption de la nature inférieure est tellement assoupie sous la réception de
tant de grâces, 261 que peu ou point on ressent ses mauvais effets, l'esprit
étant quasi toujours réveillé et en ses opérations par la fréquence des divins
traits que l'on y ressent; et l'imagination reste tellement suppéditée [[117]] qu'elle ne peut causer en telle
récollection aucune image, forme ou représentation étrangère. (242)
Or
c'est l'expérience de ces choses et l'efficace des divins traits, qui font et
laissent en l'âme des effets très notables et de valeur : c'est ce qui lui fait
perdre tous les goûts, saveurs et inclinations aux choses de ce monde. C'est ce
qui renforce, réforme et reguérit la volonté, la réveillant et l'excitant
tellement aux choses divines, qu'en cet état ici il lui est autant facile de
s'appliquer à Dieu, l'aimer et chérir de toute son âme comme jamais il lui
pourrait avoir été facile et agréable de servir au monde ou au péché. Voilà
pourquoi l'on ne se doit étonner des exagérations que l'on rencontre
quelquefois écrites de ceux qui traitent de ces matières par expérience, pensant
que ce soit plus ès vocables et termes inusités, qu'en la chose même que cela
sonne et retentit, - car ces opérations-ici provenantes 262 de l'infusion
divine sont si sublimes que l'on ne peut aucunement atteindre à les expliquer
suffisamment. Oui pourrait jamais assez dire la grande différence et changement
qui se retrouve en une même créature, ou quand elle est vivante en sa nature
ressentant les mauvais effets de sa corruption, ou quand elle est vivante selon
l'esprit avec tous les divins traits d'amour et de connaissance que Dieu y
infond ? Rien de plus admirable que la différence des volontés, d'affections,
désirs et inclinations d'un état à l'autre : l'âme laquelle vivant hier en sa
nature inférieure était harassée de mille malheureux désirs et inclinations au
péché, le moindre fétu de difficulté au service de Dieu lui semblant un
obstacle impénétrable, ce jourd'hui animée et vivante de la vie de l'esprit ne
respire, ne veut, ne prétend et ne pense que le divin amour, avec tant
d'ardeur, de force et d'efficace que rien ne lui semble impossible : les feux,
les flammes, les tourments ou travaux ne la pourraient ébranler d'un point de
sa constante résolution.
Or
qui fait tout ceci sinon le trait du divin amour tant ordinaire en cet état,
lequel avec sa force 263 incomparable
rend toute chose facile et de sa gracieuse suavité adoucit toute amertume,
angoisse et travail ; et lequel pour être en soi-même tant agréable nous fait
pour soi volontiers mépriser toute chose? O saint amour, que ta compagnie est
douce et ta présence suave! mais aussi ta longue
privation bien amère à celui qui t'a parfaitement goûté; tout ce qui se fait
par amour se fait avec facilité, avec allégresse et volontiers, mais aussi sans
l'amour il n'y a nul vrai contentement. Lisez les oeuvres de ces âmes saintes
qui ont été remplies de divines affections, de sainte Catherine de Sienne, de
la bienheureuse Catherine de Gênes, de la sainte mère Thérèse et semblables; et
vous y rencontrerez les étincelles ou plutôt les flammes qui sortent de la
fournaise de ce divin amour quand il est brûlant en un cœur. Mais plutôt venez
y voir vous-même. Venez à l'expérience, et vous trouverez combien le Seigneur
est bon à ceux qui le cherchent en vérité de tout leur possible.
Mais
quand je parle ici de cet amour, je ne veux m'y dilater davantage ; plutôt il
nie prend envie de me dédire, et de ne point parler de 264 l'amour ni usurper
ce vocable, mais de l'Esprit divin; craignant que l'on ne se trompe, et que
l'on ne s'arrête d'aventure en l'effet, laissant la cause (244) et l'origine
qui est Dieu même. L'amour n'est qu'un effet et opération du divin Esprit, non
seulement celui qui est impétueux au cœur ou partie amative sensible, mais
aussi celui-là même lequel est en la plus haute volonté, l'informant et
remplissant bien doucement d'un tel divin mouvement : tout n'est qu'effet du
divin Esprit.
C'est
pourquoi au progrès de cet état l'âme est enseignée de ne pas beaucoup
s'arrêter à penser de l'amour puisque ce n'est que chose formelle en soi; mais
à reposer et chercher Dieu seulement, l'objet et la cause de tel amour.
Beaucoup moins s'arrêtera-t-elle aux livres qui en traitent avec tant de feu et
de flamme, pour s'amuser à tels ressentiments; car toute son étude 'n'est plus
que de se retirer et adhérer à Dieu seulement : se rendant de tout son pouvoir
insensible à ces grands et impétueux ressentiments d'amour qui lui viennent
quelquefois remplir la partie amative, comme n'étant pas ce qu'elle cherche ni
ce en quoi elle veut comme sur sa fin reposer, mais en Dieu 265 même purement,
nûment et abstractivement de tout goût, saveur ou ressentiment d'amour; ne
s'attachant pas même à l'amour intellectuel, quoique pur et parfait, pour
mettre tout son repos ou bonheur au ressentiment ou expérience d'iceluy. Car bien
qu'adhérant à Dieu objectivement et terminativement, il cause et opère en nous
ces effets d'amour, informant toute la volonté de telle divine qualité et, avec
tel don, se donnant aussi soi-même ; l'amour néanmoins formel qu'en nous-mêmes
expérimentons, demeure toujours son effet et non pas lui, chose créée et non
pas le Créateur, son don et non pas lui-même, et partant clistinguible de lui;
toutefois il est le témoignage et l'assurance de sa conjonction avec nous,
puisqu'il en est le lien et le gage.
Jaçoit
donc que vous oyez et lisiez les exagérations du divin amour, ne vous trompez
pas comme si l'on devait toujours s'arrêter à la partie amative, sensible et
impétueuse. Car bien que l'on écrive avec tant de paroles enflammées, ce n'est
pas toutefois que l'on veuille tant exprimer le ressentiment, comme que l'on
veut parler de sa noblesse essentielle et de 266 l'amour intellectuel ; et,
bien que quelquefois telle est l'abondance en la volonté supérieure qu'elle
redonde aussi au ressentiment sensible, autre chose est néanmoins le ressentir
de la sorte, et autre chose le chercher et s'y arrêter. Car tant plus que l'on
passera purement dans l'Esprit divin, s'oubliant soi-même : tant plus abondant
sera l'amour intellectuel, et tant plus efficace la redondance de l'amour
sensible : mais bien plus purement, plus nettement, et sans imperfection.
Sur
la fin donc de cet état, après tant de sublimes jouissances d'amour et de
connaissances, l'intérieur, croissant toujours en ces chemins de la perfection
se purifie aussi toujours davantage, étant l'âme enseignée d'éviter tout ce qui
est souillé d'imperfection, Dieu les lui faisant connaître même en choses
qu'elle estimait les plus parfaites et exemptes de tels manquements. Tout ainsi
donc que Dieu lui a fait quitter peu à peu l'adhérence ou adhésion aux
ressentiments du divin amour au cœur ou partie amative (246) sensible, la
faisant toute passer en l'esprit avec les simples actes des puissances
supérieures 267 en leur vrai être spirituel, (ce qui est fort sublime et quasi
incroyable à tout inexpert), apprenant ainsi à vivre d'un amour et connaissance
purement intellective, sans ressentiment d'amour impétueux ou sensible, —
aussi se commence encore ici à découvrir à l'âme d'apprendre à vivre d'une
façon indépendante de telles connaissances ou d'amours, mais indifféremment
contente en tout événement et en tout tel effet que Dieu voudra faire ressentir
à l'âme, quant est de son côté et de ce qui touche ou son être ou son sentiment
ou opération; trouvant aussi bien Dieu en la peine et affliction comme en la
jouissance et consolation, sous ce concept que puisque -Dieu est toujours Dieu
et très-intime à nous (comme on en a eu la vue et connaissance) et qu'il est
toujours immuable, (nul changement se trouvant en lui, nous aimant toujours
d'un amour infini), nous le devons donc toujours concevoir invariable et celui
qu'il est. Et soit que soyons en ténèbres ou en lumière, en jouissance ou en
pauvreté, il est toujours tel qu'il est ; nous pouvant toujours également
adresser à lui, ne pensant point qu'il se change 268 comme nous nous changeons
en notre sentiment et estimation.
Si
donc nous entendons bien ce que cela vaut, nous ne nous troublerons jamais pour
chose qui puisse nous survenir, ains jouirons de lui, aussi bien en état de
ténèbres intérieures comme au milieu de l'affluence de grâce. Car puisqu'en ce
monde Dieu ne se peut ressentir, voir, ni connaître, ni aimer que par quelque
effet qu'il cause en nous (tout ce entièrement que nous ressentons en nous-
mêmes et qu'expérimentons, n'étant que quelque qualité de grâce créée qui nous
joigne et serre avec sa divine bonté) ce n'est pas moins un effet de sa bonté
la chose adverse et amère que la douce et agréable, d'autant plus que cette vie
nous étant donnée pour vaquer à l'acquisition, il vaut mieux la posséder par un
effet et lien de croix ou d'affliction, que de jouissance et consolation.
Cette
vérité donc bien pénétrée et souvent représentée à l'âme au dedans par les
rayons de connaissance que Dieu lui en fait, elle commence à s'y conformer et à
ne faire état sinon de pouvoir ainsi jouir de Dieu purement, simplement, nûment
par-dessus tout, bon ou mauvais, blanc 269 ou noir, connaissance ou amour,
sentiment ou aridité, affluence ou pauvreté, s'efforçant de le retenir toujours
également, et adhérer inséparablement par-dessus toutes ces différences ou
diversités d'événements qui sont en nous-mêmes et non pas en Dieu. Et telle
connaissance ou lumière intérieure est de très grand fruit, car ce sera en
vertu d'icelle qu'elle sera grandement fortifiée en l'état de pauvreté et de
privation suivant.
Touchant
la fidélité que l'âme peut apporter par tout cet état, elle consiste à
persévérer toujours en soi-même, attentive à Dieu en toute paix et sérénité
intérieure, en même estimation de la néantise de toute chose créée, au même
rebut, rejet, dénudation et abnégation de tout, comme elle se sentait avoir au
milieu du ressentiment de l'opération (248) divine ; se tenant en l'absence
d'icelle suspendue par son industrie propre en la même aliénation de la terre,
sans se reposer plus, ni prendre coulas aucun ès créatures.
Consiste
encore à n'oublier jamais sa petitesse et indiunité au milieu de tant de
caresses et familiarités du divin Esprit; étant à Dieu de caresser nos âmes
comme ses épouses et bien-aimées, 270, mais à nous de le chérir et honorer
comme notre souverain Seigneur et Père.
Consiste
encore à ne consentir jamais de penser que ces choses ou aucune d'icelle lui
advient pour sa fidélité, bonne diligence ou industrie qu'elle y apporte, mais
à rapporter le tout au divin amour, à sa dignation infinie et à sa libéralité
inépuisable.
Consiste
aussi à purifier toujours ses intentions, retranchant toutes occupations non
nécessaires, multiplicité de pensées naturelles, affections humaines, passions
ou inclinations au-dehors, quand telle chose se ressent. Car c'est ici ce que
Dieu prétend par tant de faveurs, caresses et communications dont il la fait
digne, que de donner à cette âme grande connaissance de son nom, grande
expérience de sa bonté, assurance de son amour, force en son service et une
abstraction totale des affections de la terre, la réformant en toutes ses
corruptions naturelles.
Et
ainsi je finirai ce degré, si au préalable j'ai encore averti que cet état de
la présence de Dieu n'est pas si difficile à acquérir que l'on pourrait
peut-être estimer. Car il compatit 271 encore avec soi plusieurs imperfections,
qui procèdent de l'infirmité ou inclination naturelle, pourvu qu'elles ne
soient [m211] volontaires, quoique vraiment il aide fort à les surmonter.
Seulement il requiert une volonté forte, droite, très sincère et désireuse de
fidélité à son Dieu; qui ne cherche que l'aimer de toute sa force, lui
complaire de tout son pouvoir et renoncer toujours à soi du mieux qu'il lui
sera possible. Car encore que mesurant ces faveurs si rares, ces grâces tant
signalées à l'aune de nos mérites, nous nous trouvions tant improportionnés à
icelles qu'à bon droit il nous doive sembler impossible d'y pouvoir jamais
arriver : ce néanmoins, la grâce divine avec notre fidèle coopération peut
tant, que nous sommes enfin étonnés que Dieu nous fait par sa dignation infinie
parvenir à ce que n'avions pas seulement la hardiesse d'espérer. De façon que
nous n'avons sinon toute occasion d'espérer et nous confier en la divine bonté,
et, avec telle disposition, y apporter aussi [m212] tout ce qui est sortable à
son acquisition. Ei autem qui potens est, dit l'Apôtre, omnia facere
superabundanter quam petimus aut intelligimus secundum 272 virtutem quae operatur in nobis :
ipsi gloria in Ecclesia et in Christo Jesu in omnes generationes saeculi
saeculorum. Amen. (Eph., III, 20-21).[[118]]
L'État
précédent jouissant ainsi des opérations divines au sommet de l'esprit comme
nous venons de dire, semblait si parfait à l'âme qui en jouissait, qu'encore
qu'elle ressentît bien au secret de son cœur qu'elle n'avait encore atteint le
but prétendu, si est-ce qu'il ne lui était pas possible de voir quelle chose
donc lui manquait, puisqu'elle se voyait jouir de Dieu si immédiatement.
[m213] C'est pourquoi elle ne pensait pas qu'il restât autre chose sinon que,
persévérant toujours en cette forme intérieure, se transformer toute en cet
état-là; et ainsi toujours de plus en plus jusques à la mort, croître en la
réception de 273 ces faveurs, grâces, amour et connaissances sublimes.
Mais
si je lui dis ici qu'elle est encore bien éloignée du but et de la fin qu'elle
recherche, elle en sera peut-être bien étonnée; ce néanmoins il faut bien
qu'elle le sache et qu'elle se résolve d'ici en avant à autre chose, si jamais
elle veut étre du nombre des fidèles amis de Dieu, dont il a éprouvé la
fidélité par l'eau et le feu, par le doux et l'amer. Lors donc que cette âme ne
pensait qu'à se pouvoir toute transformer en la jouissance de l'état précédent,
Dieu la conduit peu à peu à une merveilleuse [m214] opération, difficile sans
doute à passer, laquelle néanmoins il faut qu'elle ait son cours, si jamais on
doit arriver à la perfection.
Pour
intelligence de quoi, faut savoir qu'il arrive souvent, même entre ces grandes
communications et familiarités avec Dieu de l'état précédent, que Dieu se
retire pour quelque temps, laissant ressentir à l'âme son infirmité naturelle ;
et bien que pour lors elle n'entende encore le secret, ne pensant à autre qu'à
se résigner à la volonté de Dieu selon les occurrences diverses qu'il permet;
ce que Dieu prétend néanmoins par cela, est de peu à peu lui apprendre la 274 soustraction
de ses grâces, lui faisant à cet effet faire mille actes d'abandon total de
soi-même à la divine disposition, soit en pauvreté, [m215] soit en richesses.
Finalement donc après plusieurs petites épreuves, Dieu la voyant forte et
courageuse, entièrement dépêtrée de l'affection de la terre, résolue de le
suivre quoi qu'il lui puisse coûter de peines et de fatigues, et de ne
l'abandonner pour dur ou austère qu'il se montre, et surtout la sachant forte
assez pour l'opération qu'il veut faire en elle; lui met une inclination
secrète de se remettre, abandonner et se jeter du tout en sa divine
disposition, pour faire d'elle selon son bon plaisir, en temps et en éternité, ne
désirant que de lui complaire, à quel prix que ce soit. Et après avoir
finement tiré son consentement total, commence à la mettre en un état auquel il
faudra qu'elle endure merveilleusement. Et d'autant que c'est ici un des plus
notables, des plus fâcheux (252) et pénibles passages [~m216] de toute la vie
spirituelle que ce présent état de privation (Dieu ayant de coutume de mettre
ici l'âme jusques au bout de ses forces et de lui en donner autant qu'elle en
puisse porter, à raison de la peine indicible qu'il y a 275 à suivre ici le
chemin intérieur selon que l'on avait accoutumé par avant, sans se laisser
emporter aux choses de dehors), pour ce aussi veux-je m'efforcer d'en discourir
un peu plus amplement que des précédents.
Premièrement
donc sachez que, quand vous oyez parler de cet état de privation ou de
déréliction, il ne faut pas que vous pensiez que ce soit que Dieu directement
afflige l'âme, ou bien qu'il la mette en état de pure souffrance, là où il lui
faille seulement pâtir et attendre mieux, sans [m217] autre, comme jadis. elle soulait faire : car si tout le noeud consistait en
cela, il n'y aurait pas si grand secret en ce fait. Mais c'est que Dieu la
prive premièrement de toutes les opérations supérieures de l'esprit et de toute
occupation de son divin amour qu'elle soulait avoir, la remettant au plus bas
des puissances inférieures, là où elle se trouve si remplie de soi-même, si
éloignée de la région divine que l'opération de Dieu peu ou point du tout ne se
peut ressentir. Et partant, au lieu qu'au précédent état son exercice était de
se tenir toute introvertie, en la paix, repos et tranquillité de son esprit, ne
s'empêchant de rien, sinon de suivre, attendre et 276 remarquer le trait
intérieur de la grâce actuelle pour y coopérer; ici, extrêmement étrangée de
toute paix et tranquillité, toute chose mauvaise retourne, toute passion se
ressent aussi vivement [m218] que jamais ; et n'aura pas moins de mal à
surmonter ces choses, que le premier jour qu'elle se mit au chemin de
perfection.
La
raison est d'autant que c'est ici une soustraction que Dieu fait du concours
sensible de sa grâce aux actes de vertus, ou bien à l'élévation d'esprit
qu'elle voudrait faire vers lui en tel rencontre ; laissant pratiquer cette âme
le tout purement et nûment pour son amour, sans aucun intérêt d'aide ou de
secours sensible. Or ceci, principalement au commencement, que l'on ne connaît
encore cette oeuvre ni à quoi elle doive terminer, mais seulement que l'on
ressent très vivement toutes ces choses désordonnées, - ceci, dis-je, est
extrêmement de dure digestion à l'âme désireuse de pureté, d'intégrité et de
fidélité â son Dieu, lui étant avis qu'elle en ait été la cause, ou bien à tout
le moins qu'elle n'y résiste pas avec telle efficace, aversion et déplaisir
[m219] qu'il serait nécessaire. Il semble que le prophète David ressentait 277
quelque chose de semblable à cet éloignement de la jouissance divine et des
mauvais effets qui en ensuivent, quand il disait : Ut quid Domine recessisti
longe? despicis in oportunitatibus, in tribulatione. (Ps.
IX, 22). Et quoi, mon Dieu, mon Seigneur, dit-il, vous êtes-vous donc ainsi
éloigné de moi ? Pourquoi, mon Dieu, m'avez-vous ainsi privé du bonheur de
votre jouissance? Comme une pauvre veuve privée de sa douce compagnie, qui n'a
personne pour prendre en main la défense de sa cause, est attaquée et affligée
de tous côtés; de même ici le diable, le monde et la chair semblent faire
partie, pour s'élever à l'encontre de cette âme ainsi éloignée de la présence
et compagnie (254) de son époux céleste, sous l'aile secourable duquel. elle pouvait auparavant toute chose, bravait [m220] tous
ceux qui pensaient s'élever contre elle. Non timebo males, quoniam tu mecum
es (Ps. XXII, 4), disait-elle alors, je néglige des ennemis les menaces; je
dédaigne leur insolence, et, qui plus est, renforcée de constance et grandeur
de courage, je me présente de moi-même au combat et ne crains rien, Car Dieu
ayant pris ma vie en protection et me couvrant de tous côtés 278 des ailes de
sa puissance, qui le pourra forcer pour m'aborder? qui
craindrai-je, si celui me défend que tout le monde craint et redoute ? Non,
rien ne la pouvait lors ébranler : en ce seulement que son Seigneur et son Dieu
était près d'elle, la victoire lui était à la main.
Mais
ici de la sorte abandonnée, peut bien dire avec le même prophète David : hélas,
Seigneur. ceux qui ne cherchent que ma mort, qui conspirent contre nia vie, ont
fait un complot misérable, où ils ont résolu ma ruine disant d'une voix [m221]
audacieuse : Deus dereliquit cum, persequimini et comprehendite eum (Ps.
LXX, 11) ; il court, vagabond, privé de l'assistance et de la douce protection
de son Dieu; poursuivez-le, attaquez-le hardiment, parce qu'il ne se trouvera
personne qui prenne sa cause en main, ou qui le vous puisse arracher : Et
non est qui eripiat. Et de fait dit-il : Nisi quia Dominus adjuvit me,
paulo minus habitasset in inferno anima mea (Ps. CXLII, 17). Ces desseins
eussent eu leur effet si Dieu pitoyable ne fût promptement retourné à me
secourir. C'est pourquoi il priait si souvent : Ne avertas faciem tuam a me (Ps.
CXLII, 7). Ne projicias me a facie tua. (Ps. L, 13). Ne me privez plus,
ô Seigneur, de votre agréable présence, de 279 peur que mes ennemis ne
conjurent derechef ma ruine.
Quel
martyre spirituel pensez-vous que ce soit à une telle âme, après avoir si
clairement vu les choses de l'Esprit de Dieu, la vérité d'icelles et la vanité
des [m222] choses du monde, la misère des désirs et inclinations de la nature
corrompue; connu encore le grand malheur du péché; après avoir tant de fois
désiré de s'étranger de toutes ces choses, et, qui plus est, après qu'elle s'en
pensait aussi éloignée que le ciel de la terre : se voir maintenant néanmoins
autant plongée, harassée et tourmentée de pensées, désirs, inclinations,
imaginations, mouvements et passions, et enfin toutes sortes de dérèglements
que jamais elle ait encore été? Que si encore cela ne durait que pour quelque
espace, deux, trois ou quatre mois, et puis retourner à la jouissance comme
devant, la chose serait passable; mais d'y demeurer les demi-ans et les années
entières, ou peut-être davantage, sans se voir plus retourner aux grâces
précédentes, cela fait quasi perdre toute l'espérance, emporte, peu s'en faut. toute la patience [m223] de cette âme.
Car
si elle se veut élever à Dieu pour refuge en ses misères, il n'y a que 280 ténèbre
et obscurité dans son esprit et voit que la porte lui est fermée de cette part.
Si elle se refuge à ses actes propres pour exercer les vertus contraires,
c'est avec si peu d'efficace contre le mal, que nul ou certes petit soulagement
lui peut revenir de ce côté aussi. Où donc aura son recours cette créature en
ses angoisses? (256)
Car
si faut-il qu'elle fasse quelque chose : de demeurer en soi-même, en sa nature
inférieure avec tous ces malheureux désirs, inclinations et désordres, ce lui
est un petit enfer, ayant paravant si bien appris à s'en éloigner par l'aide de
l'opération qu'elle ressentait en l'esprit, où elle avait si clairement vu que
c'était de la misère de ces désordres. C'est pourquoi [m224] de s'y plus
arrêter, ou pouvoir y trouver aucun repos, soulas ou assurance, la conscience
ne le peut aucunement permettre ; car elle la ronge toujours au-dedans, par une
crainte qui la tient de perdre son Dieu, se laissant emporter dehors. Et de
fait c'est bien ici entre les autres une de ses plus grandes peines, qu'il lui
semblera à tout moment qu'elle soit pour s'échapper et abandonner son Dieu.
Mais,
me direz-vous, qu'est-ce donc enfin que prétend et 281 demande Notre-Seigneur
par tout ceci? pourquoi un tel état? Je réponds que
c'est une opération autant nécessaire que pas une que Dieu ait pu auparavant
opérer, pour faire avancer l'âme en son divin amour. Nécessaire, dis-je, non
seulement pour la purger de tout restat de péché, de toute adhésion à ses
grâces sensibles, de toute estimation de soi-même ; mais encore pour la mettre
et la disposer peu à peu pour l'état de fruition [~m225], jouissance et
parfaite union, qui doit suivre après cestuy-ci, :
comme à la fin de tout ce discours nous le pourrons décrire plus amplement,
afin de n'empêcher ici la déduction de ce qui se passe.
L'âme
donc ayant été quelque temps en cet état de pauvreté spirituelle, en ces
combats, en ces ressentiments de toutes sortes de misères, jusques à maintenant
encore il a passé [[119]] : l'espoir de trouver mieux l'ayant
accompagnée jusques ici. Mais de voir enfin la continuation ou plutôt
augmentation de jour en jour, il lui prend fantaisie de croire assurément que
c'est tout perdu, que cela est venu de quelque sienne grande faute, qui a fait
que Dieu s'est retiré et l'a laissée en si 282 pauvre état. Et plus va avant,
plus est-ce compassion de voir le travail qu'elle a en l'oraison pour la
difficulté de trouver entrée en son intérieur, de s'y pouvoir maintenir, ou
pouvoir tant soit peu s'adresser à Dieu qui soit d'efficace; de voir encore
comme [m230] le temps se passe d'un bout à l'autre en diverses pensées,
représentations et allèchements de la sensualité.
Et
qui plus est, l'impatience souvent veut se faire ressentir. Car cette nature
inférieure, se voyant ainsi agitée de toutes parts, privée de toute influence,
de toute aide, et toute chose conspirer à sa ruine, voudrait jeter là tout par
impatience. Et au lieu de toutes les douces inclinations que jadis elle
ressentait vers Dieu pour l'aimer, chérir et caresser; ici il est quasi
inexplicable combien (et irrémédiablement) elle se sent tout au contraire
pleine de dégoût, d'aversion et d'irrésignation, ce qui est toujours de mal en
pis. Car tandis qu'il y avait moyen d'espérer, patienter ou se résigner, bien
qu'il fût difficile, si avait-il [m231] moyen toutefois de passer; mais que
d'ici en avant cette nature inférieure soit pleine d'impatience, de rage,
d'irrésignation, (258) dépit et indignation, cela 283 est un désordre et une
confusion inexplicable. C'est chose horrible à ressentir que la rage,
l'impatience et l'insupportabilité de la nature à soi-même, comme elle se
bande, s'élève et se rebelle contre l'esprit, voire et contre Dieu même, pour
se voir toute laissée en soi-même, privée de tout soulas, appui ou réconfort.
Avez-vous jamais vu un chien enragé, qui ne pouvant arriver à celui qui le
frappe, s'en prend au bâton dont il est touché? Ainsi cette nature humiliée
jusques au bout, délaissée toute à soi-même, remplie de sa malice, agitée de
colère, de rage et d'impatience, se voudrait bander et contre Dieu et contre
tout indifféremment, sa malice [m232] ne respectant personne; mais n'y pouvant
aborder, se ronge, se passionne et se dépite toute en soi-même contre la
pressure et l'angoisse qui l'afflige.
Et
notez que cette âme est tellement toute nature pour lors, c'est-à-dire toute
vivante en icelle, que son intérieur est tout dépeint de cette forme et façon
d'être, n'apparaissant rien autre en elle que cela ; tout le reste des autres
facultés supérieures étant pour lors évanouies, cachées et sans aucune leur
opération; ne lui restant que si petit 284 coin de soi qui ne soit toute cette
nature ainsi désordonnée qu'elle ne peut quasi distinguer, ni empêcher qu'il ne
lui semble que ce soit elle-même et la volonté qui fasse, qui veuille et qui
opère tout ce qu'elle ressent. D'où lui viennent par après, tant de doutes,
scrupules et anxiétés, pensant d'être tous purs [m233] consentements et volontés
que toutes ces choses qui lui viennent. Mais il y a bien à dire.
Car
la vraie volonté supérieure en est autant éloignée que lorsqu'elle était au
milieu des infusions divines; seulement y ayant qu'elle n'a pas son opération
si à son commandement, ni sa liberté si en usage comme elle soulait.
Au
reste sentant ainsi sa nature insupportable à soi- même, pleine de rage et de
colère contre Dieu même, il faut que la personne se distingue d'arrière cette
nature, et ne pas s'immerger du tout dans ce que l'on ressent en icelle ; mais
la voir comme un tiers, endurer le tout, s'unissant à l'opération divine et
disant par ensemble : « Meure, meure, cette maligne, avec toute sa rage » ;
et quelquefois de grand courage parlant à elle, dire : « En dépit de toi, de ta
volonté et de tout ce que tu pourrais contredire, il se fera ainsi : [~m234]
285 tu mourras et seras anéantie ». Et quelquefois, se sentant ainsi
distinguée, qu'on la laisse faire selon toute son inclination, perversité ou
malice, non pas pour y consentir, mais pour la considérer seulement et voir à
quoi terminera la tragédie de sa malice.
Enfin
la chose passe si avant et cette âme se trouve de telle sorte accablée que, se
voyant en tant d'angoisses et en tant de périls d'offenser Notre-Seigneur, en
si grand danger, ce lui semble, de laisser là tout et retourner en arrière,
elle se sent poussée à vouloir implorer la miséricorde divine, à ce qu'elle
puisse être délivrée de cet état. Mais d'autant que cet instinct, quoique si
beau en apparence et fondé sur si prégnante raison, n'est néanmoins qu'un trait
de nature (laquelle volontiers déclinerait cette sienne mort spirituelle et
cette opération si amère du divin (260) amour), je dirai volontiers pour son
encouragement contre telle [m235] infirmité ce qui peut-être lui servira de
consolation.
Dites-moi
donc, âme dévote, quiconque vous soyez, qui êtes réduite à ce pauvre état et en
ce grand détroit intérieur : Avez-vous pas souvenance combien méritoire,
combien agréable à Dieu et combien divine 286 est la méditation de la mort et
passion de Notre-Seigneur? Oui, me direz-vous. - Eh bien, si la seule
méditation qui se passe en la seule pensée est telle, combien plus le sera la
ressemblance et conformité à icelle? Lorsque vous alliez méditant sur ces
sacrés mystères, vous ne faisiez état que de l'extériorité, des choses
corporelles et visibles qui s'y étaient passées, vous occupant sur iceux (et
fort louablement) à exagérer les tourments et les douleurs de votre bénin
Sauveur. Mais maintenant voici qu'il vous apprend bien autre chose ; voici que
vous commencerez [m236] à connaître, par l'expérience de ce que ressentirez,
que beaucoup plus pénible, douloureuse et pénétrante lui fut sa souffrance
intérieure en son âme, par la déréliction totale à soi-même qu'endura son
humanité sacrée, que non pas tout le reste qui parut au dehors. Et ainsi
apprendrez ici une bien plus sublime façon de méditer sur les sacrés mystères,
que vous ne fîtes jamais, considérant plus d'ici en avant les angoisses
intérieures de son âme, que les plaies extérieures de son corps. Mais ce qui
est bien davantage, vous lui ferez compagnie à ces siens travaux intérieurs en
endurant 287 ceux-ci à son imitation ; et ainsi lui serez bien plus agréable
que si vous fussiez toujours demeurée en la simple méditation et considération
d'iceux par images extérieures. Et partant quant à ce que vous vous sentez
merveilleusement incitée à demander [m237] à Notre-Seigneur qu'il vous délivre
de cette peine et de cet état si angoisseux, c'est ici l'endroit où vous pouvez
être semblable en quelque chose à Notre-Seigneur au Jardin d'Olivet; lequel
commençant à entrer en sa passion douloureuse, son humanité sacrée se trouva en
si grand détroit que selon son inclination elle se mit à prier : Pater, si
possibile est, transeat a me calix iste [[120]](Matth., XXVI, 39). Autant en dit votre
nature ici au commencement de cet état, désirant décliner un travail si
difficile, comme elle prévoit bien lui courir sus.
Mais
gardez-vous bien, je vous prie, de vouloir tout à fait, ou de prier tout
résolument que Dieu vous délivre de cet état, vous en mettant dehors ; car je
vous puis assurer que si jamais vous voulez être du nombre des vrais amis de
Notre-Seigneur, il faut que cette opération ici ait son cours, qu'elle s'achève
en vous et qu'elle accomplisse [m238] son effet prétendu, et quoiqu'il coûte
cher à la nature. 288 Courage, c'est ici le purgatoire d'amour où vous paierez
tout le résidu de vos dettes; c'est ici la vraie épreuve de votre constance,
courage et magnanimité au service de notre- Seigneur. C'est ici venir aux
effets des offres, des oblations, abandons de vous-même, et des désirs
d'endurer quelque chose pour lui, que vous lui avez dressés lorsque vous lui
demandiez son divin amour. Où sont maintenant ces offres (262) si libérales
d'amour que souliez faire de tout vous-même, au temps de la jouissance de son
Esprit? Où sont ces propos, ces promesses et ces résolutions si généreuses que
faisiez lors de ne l'abandonner pour fâcheux et austère qu'il se montrât? C'est
ici que devez faire paraître que vous n'êtes pas amie de paroles seulement,
mais beaucoup plus d'oeuvre et d'effet. Et par ainsi comme Notre-Seigneur, pour
votre [m239] utilité, n'a pas décliné sa mort et sa passion tant amère, ainsi,
vous maintenant, en ce rencontre où il y va tant de sa gloire et de sa divine
volonté, quoique selon votre naturel appétit vous désiriez décliner le travail
de cet état, ne vous laissez néanmoins emporter au désir de cette nature. Ains
sachant qu'il 289 est expédient que
votre être, votre opérer et tout ce qu'il y a en vous de corrompu ou imparfait
meure, pour donner place à l'être divin, à son opérer superessentiel et à tout
ce qui est de son pur amour; meure,
meure le tout, et spécialement cette nature inférieure avec toute sa malice, en
dépit de sa rage, de son impatience et de tout ce qu'elle saurait vouloir au
contraire ; et dites à Dieu : Fiat
voluntas tua, que son opération divine s'accomplisse, tout le reste
s'accommodant à icelle, et non pas au contraire l'opération divine au naturel
désir.
Je
sais bien que même souvent vous ne [m240] pourrez faire cette résignation par
action toute formée; car cela même vous sera encore ôté, ainsi que tout autre
acte de vertu que penserez quelquefois exercer au besoin, n'étant pas possible
d'en former telle action ni pratique si entière qui puisse apporter aucun
contentement, satisfaction ou assurance à soi-même de s'être vu faire tel acte
contre le mal. Mais paix, quiétude et silence, et cela vous sera au lieu [[121]] de former ladite résignation grossièrement.
Car ici Dieu ne se contente pas de paroles seulement ou d'actes légèrement
proférés, mais tout 290 ensemble il le faut être aussi [en fait], demeurant en
son fond, en état pacifique et content; et cela lui est assez, encore que ne
recevions pas ce contentement que de nous voir former ces actes comme le
désirerions bien. Soyez donc réellement résignée, pacifique et contente, le
louant en votre cœur en toutes ses oeuvres. Et ainsi, encore que ce serait sans
mot dire, il vous entendra assez ; et pour maintenant apprenez à vivre
ainsi avec Dieu : car ce sera d'ici en avant la façon dont vous le servirez.
[m241]
Si
vous demandez quel moyen de se conserver en état pacifique et content, en si
grande guerre, inquiétude et irrésignation que l'on ressente; je réponds qu'il
faut tellement laisser passer le tout, quoi qu'il arrive, que l'on apprenne
même la patience au milieu de son impatience, résignation en l'irrésignation,
voire et patience en l'impatience de son impatience, résignation en
l'irrésignation de son irrésignation. Et lorsque vous viendrez à vous ressentir
en si pauvre état, que vous compassionnant vous-même en si calamiteux détroit
intérieur qu'aurez à passer, vous vous plaindrez à Notre-Seigneur de vous
laisser ainsi sans sa divine aide et concours de sa grâce au 291 milieu de si
grande (264) nécessité; ce sera lors, que vous serez en quelque chose conforme
à Notre-Seigneur, quand il se deuillait à Dieu son Père de ce qu'il l'avait
délaissé. Car soyez assurée que vous passerez toutes ces choses [m242] au point
de la lettre, que vous vous verrez vous-même sans feintise la plus pauvre,
malheureuse et désolée créature qui se puisse retrouver au monde, comme il vous
semblera; d'autant qu'il n'y a si chétif ou infortuné qui ne trouve vers Dieu ou
vers les créatures quelque petit soulas, support ou consolation, là où ici vous
vous verrez et sentirez d'assurance en être si éloignée que, quand bien
créature, quelle qu'elle soit, voire Dieu même (ce vous semblera), voudrait
vous consoler, ne verrez point comme cela se pourrait faire, ni avec quoi il
serait possible de vous pouvoir relever d'un si désastreux état.
Mais
ce qui est merveilleux en cet endroit est que, bien que l'âme connaîtrait à pur
et à plein l'état auquel elle est, et que d'assurance elle saurait cet état de
pauvreté et déréliction être l'état si sublime de préparation à la vie
superéminente, cela néanmoins ne pourra pas facilement diminuer le 292 ressentiment
de son [m243] angoisse, ni soulager sa difficulté au fait de la coopération à
cette oeuvre divine. Car ce détroit est un trait de la main de Dieu, et
tellement de sa main que nul autre que lui y peut rien
apporter. Mais comme cette âme peut, elle seule qui le ressent, savoir quelle
et combien grande soit cette peine qu'elle endure en cet état ; elle seule
aussi ci-après expérimentera la grandeur de la jouissance que Dieu lui
communiquera : Quia secundum multitudinem dolorum, consolationes
laetificabunt animam suam [[122]] (PS. XCIII., 19).
Une
peine de cette âme qui l'afflige entre mille autres, est celle-ci encore : si
je mourais donc en ce pauvre état- ici où je sens si peu d'amour de Dieu, que
serait-il de moi ? Car c'est grand cas de voir comme tout le monde (et à
bon droit) s'emploie à louer Dieu, à le servir et glorifier, et, pour ceux qui
le cherchent plus particulièrement [m244], c'est merveille de les voir si
portés à son divin amour, si ardents et si zélés à le chérir et caresser en
leur âme ; et que moi, plus éloignée de tout cela que du ciel à la terre, je
ressens plutôt tout le contraire? Car si je parlais selon mon instinct naturel,
je me sens plutôt pour le blasphémer, murmurer 293 et gronder contre sa divine
opération, que non pas ni d'humblement me soumettre à son divin vouloir, ni
d'amoureusement m'incliner à le bénir, glorifier et aimer. Car bien que je
fasse quelque chose de semblable, que je me résigne, m'humilie, m'anéantisse et
me terrasse en dessous sa divine opération, ce n'est pas néanmoins de volonté
entière ou parfaite ni de ma partie inférieure, mais par force, en dépit de
moi, contrainte quasi par le divin vouloir. Quel lieu donc me serait propre? que deviendrais-je, mourant en cet état? Comment oserais-je
me trouver en la présence de Notre-Seigneur, avec une telle disposition en mon
âme? Là où que si je serais morte en l'état précédent, état plein de désir et
d'amour, quel (266) plus grand contentement ou quelle [m245] plus grande
assurance, que mourir en aimant, ou aimer en mourant?
Oui,
très chère âme, il est bien vrai, rien de plus heureux que de mourir en aimant.
Mais celui-là néanmoins n'était pas encore l'aimer plus parfait. Je crois bien,
et, d'assurance vous eussiez pu mourir avec plus de confiance en Dieu alors que
maintenant. Mais au reste vous auriez aussi été bien 294 étonnée après la mort
de voir que cet amour qui vous semblait si sincère, si net et si gracieux,
était encore tant souillé et mélangé de l'imperfection humaine, la divine opération
n'étant pas reçue en telle pureté qu'il était nécessaire; là où que mourant en
cet état ici, vous mourriez appuyée, non pas sur aucun mérite vôtre, puisque
vous ne vous en attribuez guère ; non pas en votre propre industrie ou
diligence, puisque n'en savez ici apporter aucune; non pas en votre fidèle
coopération, puisqu'il vous semble qu'on vous ôte ici tout votre opérer ; mais
appuyée seulement sur l'assurance de l'héritage des enfants de Dieu (Rom., v,
2), et sur les mérites du sang du Sauveur [m246] et mourant ainsi avec si peu
de confiance en vous-même, seriez bien étonnée après la mort, de vous trouver
si copieuse en mérites, si abondante en grâces et si remplie de dons et
richesses spirituelles.
Et
puis sachez que si bien en l'état précédent vous viviez en si grande assurance
de l'amour divin que vous ressentiez, néanmoins vous étiez la même que vous êtes
maintenant, et aussi imparfaite que pour l'heure vous vous ressentez. Que si la
malignité, rage et misère de votre 295 nature n'apparaissait point pour être
ensevelie et cachée sous la réception de tant de faveurs divines, Dieu néanmoins
la voyait bien et vous sondait jusques au fond plus intime, n'ignorant point
jusques à quel degré de force, courage et mort de vous-même vous étiez
parvenue. Et maintenant, pour le vous faire aussi
connaître et vous ôter cette vaine assurance et estimation propre, il sépare en
vous sensiblement [m247] l'aide de sa divine opération, afin que voyiez tout à
découvert ce qu'en vérité vous êtes. Mourez donc hardiment en cet état, puisque
vous connaissant si bien, vous mourez toute méfiante et désappuyée de
vous-même.
Mais
poursuivant la déduction de cet état, disons consécutivement et simplement ce
qui s'y passe. Il est donc que l'âme est ici remise au plus bas de soi-même, en
la région inférieure et plus éloignée qui soit de l'esprit et au plus bas
encore de telle portion qu'il serait possible, à un pied près de l'extroversion
totale, c'est-à-dire quasi remise en son pur naturel, privée de toute lumière,
grâces, aides et semblables faveurs qu'elle soulait recevoir. Au 296 commencement
telle chose ne lui est encore rien, car elle n'a pas tant [m248] conversé avec
Notre-Seigneur, qu'elle n'ait appris à s'accommoder à divers fâcheux
rencontres; mais le mal est de voir la longue continuation de cet état, et puis
les mauvaises choses qui s'instillent, incitant à pécher si on ne veillait
extrêmement pour y résister. De là, ce qui fait de la peine, est que
l'opération de Dieu ne se peut plus retrouver au dedans, et que l'on ne sait
que devenir, ni où s'adresser; en haut ou en bas, partout où elle essaie de
s'aider, il n'y a nul (268) moyen d'aborder à rien, de sorte qu'elle est
contrainte de reposer, de vivre et de respirer tout en soi-même, ce qui lui est
un grand tourment, pour être tout contraire à ce qu'elle soulait sentir.
Car
vous devez savoir qu'en l'état précédent, depuis que l'entrée lui avait été
donnée pour, par l'esprit, se pouvoir écouler en Dieu, son principal effort
avait toujours été de se tenir insensible [m249] à soi-même, pour s'élever, se
cacher et immerger tant plus en Dieu; son désir, sa respiration, son repos et
tout son sentiment n'étant que Dieu; sans voir, goûter ni ressentir les
créatures sinon en lui, 297 - comme si, attachée au divin rayon, cela s'écoulât
toujours en ligne directe jusques à Dieu; si bien que, par faute de ne pouvoir
ainsi rapporter à Dieu terminativement toute chose, par quelque troublement ou
désordre intérieur, force lui était de.respirer et se ressentir hors de lui ;
cela seul lui était un tourment indicible. Maintenant donc que voici qu'elle ne
sait plus trouver moyen d'ainsi respirer et reposer en Dieu, pour avoir
l'intérieur tout en désordre et pour n'avoir plus d'accès à Dieu au sommet de
son esprit ; d'où force lui est de n'avoir rien que soi-même et même hors de
l'ordre du divin amour, ressentant et soi et les créatures hors de Dieu c'est-à-dire
hors de la relation actuelle d'icelles en lui : quelle fâcherie ne lui doit-ce
être?
C'est
pourquoi aussi la conscience ne le sait endurer- pour être par trop contraire à
ce qu'elle a vu, [m250] savoir qu'elle devait être un jour tellement perdue en
soi-même, engloutie; immergée et abîmée en Dieu, qu'elle ne vît ni respirât et
ne pût plus rien goûter que lui en toute chose. Il est donc plus clair que le
jour, que voyant cela lui procéder de ce qu'elle est comme toute jetée dehors 298
l'état intérieur, elle s'efforce partant de tout son pouvoir à s'introvertir,
et se relever après Dieu, et se retirer de ce bas de la nature inférieure. Mais
voyant le tout en vain, même plutôt aller de mal en pis jusques à venir (peu
s'en faut) à perdre toute souvenance de l'esprit, cela est de fort dure
digestion. Car là où que depuis fort longtemps, en l'état précédent, elle avait
vécu une vie toute divine avec Dieu, l'ayant si facilement pour but [m251]
terminant ses désirs, pensées, oeuvres et intentions; ici Dieu lui est si
éloigné que cette unité d'écoulement amoureux en lui, est aussi toute évanouie.
Et la voici en telle forme intérieure qu'elle ne diffère quasi en rien à ceux
qui sont commençants en cette vie de l'esprit; ayant l'intérieur aussi
multiplié en diversité de ses objets, de ses inclinations, désirs et passions
que pourrait avoir un nouvel apprenti en ce chemin.
Et
pour ceci encore passe. Car pourvu que l'on sache par le témoignage et rapport
de ceux qui ont passé par ici que cela soit coutumier d'arriver, facilement on
patientera. Mais la difficulté est de savoir donc employer le temps, faire
oraison, aller en avant, coopérer avec Dieu, 299 s'introvertir en soi-même,
opérer [m252] conformément à ce qui serait propre pour cet état. Car tout ceci
qui néanmoins est son principal soin, lui est merveilleusement difficile, pour
n'y savoir par où aborder, trouvant la porte fermée à tout. Car si son mal
n'était qu'un pur sujet de tolérance et (270) patience, là oit il ne lui
faudrait que demeurer comme elle serait et avoir patience, sans rien d'autre,
cela serait facile à passer. Mais ici ce n'est pas assez si avec la patience
on ne s'efforce encore plus outre d'opérer, acquérir et regagner, tant qu'il
est possible, la jouissance de Dieu; en quoi il [y] a ici une extrême
difficulté et telle que peu s'en faut qu'elle ne lui fasse jeter là tout. Car
il vous faut ici tenir pour assuré que Dieu ne donne plus cette aide supernaturelle
abondante qui relevait jadis tout palpablement les actes et les efforts de cette
âme, mais les laisse produire à l'âme par l'efficace de sa grâce ordinaire aux
justes. [~m253] Et, qui plus est, si grande est la difficulté de produire de
soi aucun effort que l'on ne saurait que penser autrement sinon qu'il ôte aussi
peut-être quelque chose de son aide ordinaire, en vertu du total abandon que
l'âme a 300 fait à Dieu de tout soi-même entre ses mains : à tout le moins ceci
soit dit pour insinuer combien imperceptible et insensible est le divin
concours, tendant à fin de lui donner vraie et expérimentale connaissance de
sa continuelle dépendance de sa grâce et combien peu elle peut sans son aide.
C'est
donc chose vraiment merveilleuse que le travail de cette âme en ses opérations,
et de voir que tant de temps se passe, les jours, les semaines, les mois et
déjà peut-être les années, sans voir la fin de cela; non pas que ce soit
toujours tout un, mais que néanmoins cette opération ne s'achève [m254], et que
l'on ne sait (comme jadis) retourner à Dieu, ni aux actes de son divin amour :
cela, dis-je, n'est pas petite affliction à l'âme qui par avant soulait voler
plutôt que courir seulement au chemin de la perfection, tant elle soulait faire
de chemin en peu de temps, et qu'ici elle rampe si longtemps par terre ;
néanmoins cherchant de tous côtés quelque moyen de faire autrement, elle n'en
trouve nul, et voit bien qu'il faut que ce soit de Dieu que la chose vienne, et
que partant il n'y a autre expédient que de laisser 301 achever cette oeuvre,
et cependant le peu qu'elle peut de sa part, l'apporter aussi fidèlement ; et
ainsi elle apprend à patienter et à cheminer peu à peu, selon le cours de cet
état. [m255]
Après
donc avoir été ainsi détenue quelque temps si très bas et quasi toute
extrovertie, ayant besoin d'aussi grossières opérations pour s'introvertir et
s'aider contre le mal que jamais, - à la fin toutefois, outre certains témoignages
fort occultes et intimes que Dieu lui donne de l'excellence de cet état, elle
commence encore à ressentir que les puissances un peu plus supérieures s'y regagnent
peu à peu, et qu'elle va toujours se relevant de tel rabaissement, se sentant,
en son fond et son état, plus solide et plus récolligé; et de fait commençant à
regagner quelque plus notable introversion, commence aussi à réhabiter en
soi-même plus palpablement, - quoique non sans diverses pensées extravagantes,
imaginations et inclinations à choses mauvaises qui la harassent tellement que
c'est pitié de voir souvent les heures d'oraison passer sans quasi rien d'autre
[m256] avoir pu retenir au dedans pour salutairement s'occuper.
Or
nonobstant tout ceci, il faut qu'elle poursuive, 302 qu'elle s'appuie sur la
confiance en Dieu et qu'elle passe outre (272) avec intention de se purger par
la confession des manquements qui sont de son côté. Seulement qu'elle ait
grand soin de ne se laisser abattre ni par la longueur du temps, ni pour
l'importunité de ces choses, ni pour autres événements divers qu'elle
rencontrera ; mais qu'elle se maintienne en paix, repos et tranquillité,
nonobstant toute la guerre, inquiétude et troublement que quasi toujours se
voudrait élever. Et, par le moyen de telle paix conservée en son intérieur,
sentira toujours son fond et sa récollection croître et solider.
Et
de fait voici qu'elle vient à sentir ou expérimenter que le fond de son
introversion [~m257] n'est plus cette nature ou partie inférieure, mais quelque
portion plus supérieure, immédiatement toutefois après icelle; avec un
éclaircissement intérieur, qui lui montre comme, se devant fonder et
stabiliser en ce nouveau fond ou état, elle laisse l'autre inférieur comme
outrepassé, comme chose tierce et qui de rien ne lui appartient, non pas
qu'elle voie ceci par manière de spéculation en haut en l'esprit, mais en bas
comme chose outrepassée. Et est en 303 effet que Dieu pour quelque temps la
fait vivre, c'est-à-dire met son intérieur en tel état, selon lequel la partie
supérieure est comme le pied ou le fond de l'introversion ; d'où résulte
incontinent de voir la nature inférieure comme chose tierce et outrepassée, de
laquelle partout l'on ne veut plus se soucier, -ni de ses souffrances. Et
l'esprit se ressent fâché qu'aux peines et fatigues qu'elle a jusques à cette
heure subies, il se soit, à faute de meilleure lumière, uni avec elle, ayant
pris à soi aussi la chose tout ensemble, et ainsi condescendu, compati et
s'identifié avec elle. D'ici en avant, qu'elle pâtisse tant qu'elle voudra,
l'esprit se sent autre qu'elle, et partant ne veut plus ainsi se tenir de son
côté pour, avec elle, se plaindre à Dieu; plutôt, de tout son effort se
séparant d'elle, la laisse pâtir, mourir et ensevelir en cette annihilation ou
subjugation que Dieu fait d'elle, l'outrepassant et négligeant tant qu'il lui
est possible.
Voilà
ce que quelquefois il lui est [m258] montré au dedans, quand il plaît à Dieu de
faire luire un petit rayon de sa lumière, au milieu de cet état ténébreux.
Nonobstant néanmoins telle chose 304 découverte, avant qu'elle y soit
stabilisée et du tout bien fondée, elle ne laissera pas de retomber encore à
vivre toute en telle nature inférieure et pâtir selon icelle, comme seule
apparaissante au dedans, trouvant encore, comme devant, extrême difficulté à se
tenir salutairement occupée; mais aussi, patientant toujours, cette dite
lumière et connaissance, ou plutôt tel ressentiment et état retourne, accroît
et prend plus grande force, si avant qu'enfin l'esprit du tout se sépare et se
distingue de la nature, la regardant et ressentant toujours de là en avant
comme partie en soi outrepassée, assujettie et subordonnée dessous soi.
Ceci
néanmoins ne s'achève pas sans un merveilleux secret intérieur combat et des
façons d'endurer fort subtiles, difficiles tant à expliquer qu'à entendre,
sinon à celui qui en a fait les épreuves. Lequel combat et difficulté ne prend
(comme je crois) d'ailleurs principalement sa (274) cause que de la nouveauté
de l'état ou forme intérieure; laquelle pour ne savoir [m259] ou n'oser suivre
ou embrasser, apporte ces travaux à l'âme, - ce qui est vrai non seulement
pour ce sujet, mais encore pour tout le reste des nouveautés 305 que, durant
ces opérations, l'on vient à trouver en son intérieur.
La
séparation de l'esprit d'avec la nature achevée, il est quasi avis à l'âme que
la voilà sauvée ; puisque voilà cette malheureuse (qui tant l'a harassée,
tourmentée et causée de fâcheries avec ses perverses inclinations) outrepassée,
ensevelie et terrassée sous l'anéantissement que Dieu a fait d'elle, ressentant
une force nonpareille pour se bander contre cette méchante et malheureuse,
entendant ici le secret de la force que les saints et amis de Dieu ont montrée
avoir en l'exercice de la haine d'eux-mêmes. Et, commençant ainsi un peu à
respirer, pense venir à opérer selon cet esprit, passant (à savoir) par-dessus
soi à Dieu, pour voir s'il n'y aura pas pour le moins maintenant moyen de
retrouver cette tant désirable opération du divin Esprit; et à cet effet se
tient insensible aux choses inférieures, se tient légère, prête à s'envoler à
Dieu, si le moyen lui en était donné.
Mais
quoi! il n'y a moyen d'y aborder. Car, vers le haut,
par forme d'élévation, tout n'est que ténèbres épaisses et impénétrables, et
comme si un poids de pesanteur infinie lui était mis sus, pour 306 la faire par
force réfléchir sur son fond et sur son état, sans procéder ainsi par élévation
ou écoulement comme en un tiers ou distinct; et voit bien que ce n'est pas
encore ici la fin de cette oeuvre. Voilà la nature inférieure outrepassée, il
est vrai : l'esprit par l'aide de la divine opération (très occulte toutefois
et inconnue) se l'a suppéditée en dépit de toute sa malice, sa rage et autres
malheureux effets qu'elle a pu produire ; tout cela est vrai. Mais comme il y a
trois choses en nous, la nature, l'esprit et Dieu, pour autant que cet état ici
s'en veut aller jouir de Dieu non seulement par présence, par attention ou par
vue, comme vers un tiers ou distinct (faisant nombre et pluralité de chose en
l'intérieur de l'âme), mais en fond, par embrassement, tension et serrement au
plus intime de son état intérieur, par les deux bras des puissances supérieures
ensemble concourants à cette action de jouissance et fruition; en telle sorte
toutefois comme si dans l'enclos de telle possession, tout ce entièrement qu'il
puisse avoir ou au ciel ou en terre, fût compris et embrassé dans l'unité de telle
jouissance, nulle capacité restant plus pour 307 voir, désirer ou chercher
autre chose que ce qui est compris dedans telle fruition, en manière de fond et
d'état et non pas de haut ou de vision; c'est pourquoi il n'est pas ici permis
à l'âme de tenir telle façon d'élévation ou attention pour recevoir d'en haut
l'influence de la divine opération; mais il faudra qu'elle en fasse tout autant
de son esprit dessous Dieu, comme elle a fait de la nature dessous l'esprit.
Voici
donc encore une nouvelle fâcherie. L'esprit, qui a anéanti et suppédité la
nature, faut qu'il soit lui-même terrassé et suppédité par l'Esprit divin, lui
seul se voulant (276) faire maître, roi et seul apparaissant en cette créature,
avec sa suite de fruition et jouissance, — toute autre chose arrangée,
subordonnée et comme anéantie en dessous de lui. Et n'y aura pas moins de
difficulté de venir à bout de ce second comme du premier. Omnia subjecti sub
pedibus ejus etc. Ut sit Deus omnia in omnibus [123] (I Cor. XV, 26, 28). L'ordinaire opération
donc de la partie supérieure est de s'élever amoureusement en Dieu, cherchant
sa face et présence, et ainsi recevoir l'influence de ses grâces, faveurs et
caresses, y correspondant par la vue et attention à ses divines 308 opérations.
Mais ici on continue à ne pouvoir rien de sensible recevoir ni attendre d'en
haut. Et ne pouvant si tôt voir le secret de ces choses, ne sait aussi où donc
se tourner, quoi faire pour le mieux, ni comment s'aider, étant merveille de
lui être nécessaire de vivre de la sorte. Car de mortifier les opérations de
l'esprit qui seraient si divines, si sublimes et si excellentes et ne respireront
que désirs, affections et amours vers Dieu si elle le pouvait faire, n'est-ce
pas étrange? qui n’ouït jamais choses semblables? Ceci
est contre toute raison, contre tout ce qu'on a entendu, contre même le reste
de tout le monde qui s'emploie de toute possibilité à donner louange, gloire et
honneur à Dieu.
Ce
nonobstant, que cet esprit aille ratiocinant tant qu'il voudra, si faut-il
qu'il s'abaisse, s'anéantisse et doucement s'humilie; qu'il captive son
grossier effort et apprenne la quiétude et cessation convenable, non pas telle
quelle, sans règle ni raison, mais le tout accommodément, proportionnément et
à mesure que le requerra l'avancement qu'elle fera en cet état, et que la
lumière intérieure conjointe à son expérience lui enseignera. 309 On se peut
aussi servir du petit livret de l'Abnégation intérieure [[124]], étant fort singulier pour aider en ces
passages ici. Et si l'on fait ainsi, à savoir que l'on prenne garde d'opérer
quand on peut, mais aussi de quitter son opération en temps opportun, on
trouvera combien de difficultés il y a d'apprendre cet esprit à se taire et à
se tenir coi, voulant toujours s'efforcer à quelque chose, s'élever et chercher
Dieu comme autre et distinct, en la manière que ci-devant elle soulait. Non pas
que l'on ne soit content de cesser après que l'on a entendu qu'il le faut
faire; mais c'est que ce cesser devant être opportunément pratiqué, et ne
pouvant si clairement voir ni discerner quand ou comment, craignant de tomber
en oisiveté vicieuse ou manquer à son devoir, toujours on est enclin à se
mouvoir, chercher et tenter de faire autre chose.
Un
avis peut ici grandement aider cette âme : c'est de coopérer à cette oeuvre
joyeusement, gaiement et d'esprit allègre, et non pas bassement, lâchement et
avec chagrin. Car si jamais la paix, amour et joie au Saint-Esprit fut
nécessaire, c'est maintenant en ces opérations ici; ès quelles (278) ne pouvant
pas coopérer 310 d'action grossière, ains très mince et très secrète, toute
l'industrie et tout le coopérer que mieux opportunément elle pourra apporter,
sera de se tenir gaie, joyeuse et contente au dedans, et avec telle disposition
intérieure passer tous les rencontres fâcheux [m260][[125]]. Car cette disposition sera la préparation
la plus immédiate qu'elle pourrait apporter à l'opération du divin amour au
plus intime de son centre, que Dieu bientôt commencera ici à lui envoyer;
lesquelles touches passagères seront les précurseurs de la vraie et plus
parfaite jouissance qui suivra par après. Qu'elle acquière donc cette paix et
sérénité, la conserve et s'y maintienne comme la seule cause de son avancement,
et que nullement elle se laisse emporter à plainte,
doléance ou tristesse, ennui ou pesanteur sous quel prétexte que ce soit. Car
comme le terrassement et subjugation que Dieu fait de cet esprit est un genre
de souffrance intérieure la plus admirable du monde, (tout étant en angoisse
indicible); et néanmoins nul si osé qui ait la hardiesse de se douloir ou
lamenter ni à Dieu, ni à soi-même, ni à personne, si on veut correspondre à son
intérieur, parce que la coopération 311 doit être paix et contentement, attendant
ce qu'il en adviendra; - si jamais tel état de contentement échappait, et que
l'âme impatiente condescendait à se lamenter de telle opération, ce serait
là-dedans un désordre inexplicable, qui ne se remettrait en état sinon par la
paix et contentement.
Partant
donc que la nature en bas souffre tant que l'on voudra, que l'esprit soit
réduit au petit pied, tant qu'il plaira à Dieu, il faut, si Pâme veut coopérer
à son avan‑
cement, qu'elle garde paix, joie et tranquillité, embrassant de toutes ses
entrailles cette oeuvre du divin Esprit et faisant que tout cède à lui, qu'on
obéisse à ses lois et que
l'on fasse joug à ses volontés. Et ainsi, apprenant à céder et se pacifier en
dessous de tous ces merveilleux effets du divin Esprit, l'on ne saurait dire
combien humble, combien dompté et combien abandonné à Dieu, que voilà cet
esprit : tout son opérer n'étant qu'un doux rabais ou ramas, au fond de sa
récollection, de la vue avec laquelle il serait pour avoir attention à la
recherche de quelque autre chose, causant néanmoins si grande force et vigueur
en l'intérieur que, par ce seul acte, toute 312 imagination et quoi que ce soit
de mal est rendu insensible et de nulle efficace. Et ainsi cette âme étant en
telle disposition : Super quem requiescei spiritus Domini? (Is., Lxvi,
2) et : Cui erunt optima quacque Israël? (I. Reg., IX, 20.) [[126]]
Tout
ainsi que l'état précédent expliqué comme il est ci .dessus, sera sans doute de
grande aide, réconfort et contentement à celui qui vraiment se trouvera en tel état (puisqu'étant préaverti
des choses qui y arrivent, elles ne lui seront pas si étranges et douteuses) :
aussi pour ceux qui ont bien quelque privation de la divine opération et sont
en manquement de vraie introversion ou de jouissance divine, et néanmoins ne
sont pas encore jusques à cet état ici pour n'avoir pas encore fait tant 313 de
progrès, encore que passé longtemps s'exerçant en ces chemins, ains sont plutôt
à colloquer en l'état de la première élévation à Dieu, décrite au chapitre Iv
et suivants, où tout effort et travail propre est nécessaire, - pour ceux-là,
dis je, telle doctrine pourra être fort nuisible et pernicieuse. Car bien qu'en
la chose même il y ait grande différence, à savoir entre cette vraie privation
décrite en cet état et celle de celui qui n'a encore passé par l'état de la
présence de Dieu; ès paroles néanmoins il n'y en a quasi point. Et, sans
grande expérience, on ne la pourra facilement discerner, puisque tout ce qui se
dit de la vraie se pourra facilement aussi attribuer à la fausse et trompeuse.
Aucuns se sont vus exercer encore la première élévation à Dieu, et cependant
éviter tout effort ou industrie propre au fait de l'excitation de la volonté ou
production des actes d'amour; cheminant seulement en leur intérieur, avec
quelque vue ou attention vers le haut de l'esprit, sans rien avoir du côté de
la partie amative; telle façon de se
comporter leur provenant de ce que s'accostant de quelques-uns fort spirituels,
les trouvent 314 enclins à persuader que l'on doit sérieusement garder de
n'empêcher pas la grâce ou opération divine avec sa propre opération ou trop
soigneux effort ; mais seulement suivre la grâce et être attentif à Dieu et à
son intérieur; parlant bien ainsi selon leur sentiment et selon la façon
qu'eux- mêmes tiennent et que ces états ici derniers requièrent; mais ne se
ressouvenant pas bien de la grande différence qu'il y a entre les commençants
et les plus avancés. Si on avait expérimenté le dommage de telles paroles et
combien elles sont dommageables à celui qui doit orprimes exercer la première
élévation à Dieu, duquel le cœur n'est encore solidé au vrai amour divin par
l'expérience de plusieurs touches et infusions divines; on ne s'étonnerait pas
si tant de fois en est faits ici note et advertance. Mais d'autant que
plusieurs en pourraient recevoir pareil dommage, puisque nous avons encore à
expliquer ce que Dieu a prétendu de l'âme par tous ces états fâcheux, nous tâcherons
de rendre encore cet état de privation plus intelligible et plus facile à
discerner. (282)
Voulant
donc expliquer, comme 315 nous avons promis, ce que Dieu a prétendu de cette
âme par tant de fâcheux événements exprimés ci-dessus, j'en pourrais rendre
autant de raisons que de bons effets en ensuivent, qui sont presque
innombrables. Car entre les autres, quelle plus vraie et plus claire
connaissance de son rien de pouvoir? Quelle plus grande expérience de sa totale
dépendance de la grâce de Dieu eût-elle pu s'acquérir par autre voie, qu'elle
n'a fait par celle-ci? Quel meilleur moyen eût-on pu
excogiter pour lui apprendre la désappropriation aux dons, grâces et aides
sensibles, que celui qu'elle a ici expérimenté? Lequel n'a été content s'il n'a
tout réformé jusques à la racine ; terrassant dessous soi tant la cause que
l'effet, tant le pouvoir que le faire, tant les puissances mêmes intérieures
comme leurs actes et opérations; — afin que le tout examiné au calcul du pur et
vrai amour, tout aussi soit sortable à la candeur et pureté qu'il requiert pour
comparaître en sa présence.
Je
dirai néanmoins que ce que Dieu principalement requiert par ces opérations,
c'est de disposer l'âme pour la vie et état unitif suivant; auquel comme 316 autres
est la façon de procéder tant avec Dieu comme en son état intérieur, que non
pas ès précédents; aussi est-il besoin de commencer à la façonner de loin et
peu à peu, en conformité dudit état (selon la règle ordinaire que disposition
est toujours requise au sujet qui doit recevoir forme ou opération nouvelles).
Et est en effet un tout nouveau commencement de tout le chemin à Dieu,
commençant derechef depuis le plus bas jusques au plus haut, et ce à la façon
que requiert la vie unitive, comme auparavant l'élévation servait pour la vie
contemplative, - Dieu opérant ici une annihilation totale de cette âme en
dessous soi, c'est-à-dire une subjugation, arrangement et subordination
dessous son divin Esprit, afin de la rendre un vase, instrument et sujet
capable de l'infusion de ses saintes opérations, sans résistance et propriété.
Et
en tout ceci la nouveauté de la façon selon laquelle elle se voit vivre de là
en avant, est suffisante pour causer ès commencements tant de travaux que l'on
ressent. Car ne la connaissant pas bien, l'on ne l'ose aussi admettre ni y
coopérer, rejetant souvent ce qui serait le meilleur, et au contraire voulant 317
poursuivre et tâchant de se former quelque façon au dedans, laquelle ne
convient aucunement. Laquelle nouveauté consiste entre autres en ceci, qu'es
états précédents l'âme opérait un continuel écoulement à Dieu : l'ayant
toujours pour but et fin en toutes choses par la vue et attention qu'elle
conservait fidèlement; et, quoique selon son fond ou état, elle fût en la
partie inférieure, néanmoins elle pouvait encore avoir cette attention,
écoulement ou vue vers l'esprit, où bientôt elle tâchait de se relever et avoir
son refuge contre tous assauts des ennemis; conversant au reste et négociant
toujours avec Dieu, comme second, autre et distinct de soi, quoique présent et
actuellement ressenti; faisant souvent sous sa grandeur mille actes
d'anéantissements de soi-même, de révérence profonde, d'admiration, adoration,
oblation et semblables; recevant indicible contentement à faire tels (284)
actes, en la vue et présence de cette divine Majesté, (pour la grande
correspondance intérieure et la totale distinction de celui qui les faisait et
celui auquel ils s'adressaient, comme de deux distincts et séparés, quoique
présents et bien proches); 318 ne pensant pas que telle façon intérieure se
devrait jamais changer, ains seulement se perfectionner davantage, puisque,
comme enseignent les docteurs et aussi est vrai en tout état de perfection, que
toujours la créature demeure créature et Dieu ce qu'il est.
En
l'état dernier néanmoins, quant à la façon de se trouver ce n'est point ainsi :
car toute telle distinction est évanouie, et ne peut-on point être de la sorte
qu'en son fond ou état on soit une chose, et selon sa vue ou attention l'on en
recherche une autre. Car le fond et la vue sont tellement resserrés ensemble,
repliés et dépliés en un point, que ce que l'on est et tel qu'est l'état
intérieur en son fond, cela sent et voit et expérimente-t-on, et rien autre, -
l'amour d'union tenant tellement toute puissance, quelle qu'elle soit, sous son
empire et sous sa récollection, qu'il serre embrasse et contient en sa
jouissance tout ce qu'il y a au ciel et en terre, (nulle capacité restante plus
pour voir, chercher ou désirer autre chose que ce qui est compris là-dedans, ce
qu'elle tient, embrasse et possède ainsi au plus intime de soi-même); l'amour
comprenant et embrassant le tout, et comme il 319 semble, dedans les seules
limites et capacité de la volonté où toute l'âme est pour lors retirée.
Secondement,
la diversité gît en ce qu'ici l'affection de la créature est comme prise et
enchaînée dans les liens du divin amour, par tant de pratique en tous les états
précédents, si que l'on est quasi toujours dans l'introversion et présent à
soi-même, quoique bassement et seulement selon la portion inférieure et sans
concours ou aide sensible de la grâce. Là où qu'en l'état d'élévation
(ci-devant au chapitre iv et suivants), sitôt que l'opération divine ne tenait
la personne occupée, on se trouvait bientôt dehors son introversion, icelle
dépendant de l'actuelle infusion, hors de laquelle facilement on se délectait
ou prenait soulas ès créatures au dehors, n'est que l'on fût fidèle à se
convertir toujours à Dieu. Ici, encore que l'on soit privé de grâce sensible,
on peut néanmoins demeurer en son introversion, étant cela même qui fait si
vivement sentir son pauvre état. Car si on était extroverti, pouvant se récréer
et prendre soulas ou contentement au dehors, on ne sentirait pas si fort son
état de privation. Celui qui n'aime pas 320 beaucoup Dieu et n'est pas porté de
trop grand désir en son introversion, ne sachant que c'est de vraiment adhérer
à Dieu, ne se soucie guère s'il est privé de la divine présence ou non, s'il en
est éloigné ou point, ayant d'autres choses en quoi se reposer et trouver
cependant réconfort. Mais en une âme arrivée à ces degrés ici, il n'en est pas
ainsi.
Tiercement,
y a cette différence de l'état présent à celui de l'élévation ci-devant, qu'ici
l'effort n'est pas si véhément du côté de la partie amative, mais toute sa
peine est vers la vue et attention, pensant avec icelle, comme devant, jouir
(ensemble avec l'amour au cœur) de la vision de Dieu selon la lumière de la
grâce; ce qui ne sera plus, pour le (286) moins à la façon que ci-devant, comme
distinct et autre second. L'effort, dis-je, n'est pas si fort et si grossier,
d'autant que ce cœur est entre les mains de Dieu et compris ou arrangé en
l'ordre de divin amour. Seulement y a que, pour ce temps ici, l'usage et
l'exercice lui en est ôté, à faute de principe de grâce pour pouvoir sortir en
actes, — comme il apparaît quelquefois en ce que, quelque petit rayon se
laissant ressentir, il est incroyable 321 quel extrême et pénétrant amour elle
exhale de son cœur, mais caché, jusques à son temps lorsque, l'âme toute
remontée ès puissances supérieures, il sera plus coi et serein, hors de péril
des excès de véhémence [et] que lors en toute plénitude il fera bien paraître
quel il sera.
N'étant
donc ici l'amour que suspendu et caché, et non pas éteint ni étouffé, l'âme n'a
pas de travail de s'exciter, ni trop grand soin de sentir l'amour sensible.
Mais la racine de tout son travail vient du côté de la vue ou attention vers le
sommet de l'esprit, pour pouvoir chercher la présence de Dieu. Car se sentant
déchassée bien loin en la région inférieure de dissimilitude et multiplicité,
très éloignée de la portion supérieure où se passe la fruition d'amour ;
craignant de se perdre ès multiplicités et harassements de ces bas états,
voudrait volontiers s'efforcer pour pouvoir se relever vers Dieu, par vue et
attention comme devant. Mais la porte lui étant fermée, ne trouve vers l'esprit
selon telle façon d'opération, que ténèbres épaisses et impénétrables, ou comme
si un poids de pesanteur infinie lui était chargé dessus, au lieu de
l'élévation, vue ou attention 322 qu'avec tant de bonheur et contentement elle
soulait [[127]] exercer, - comme si tout ce que l'on eût
eu jadis, ne fût été que songe, fiction et rien de réel; tout le travail venant
de ce que n'entendant pas encore le secret de cet état, ni ce que Dieu prétend
par iceluy, ni aussi quelle est la manière de la vie unitive, aussi ne sait-on
comprendre ou admettre telles opérations, ni se tenir en repos ou assurance en
ce que l'on fait, pensant toujours devoir faire autre chose et chercher autres
remèdes pour s'aider, troublant ainsi et soi-même et tout l'ordre de la divine
opération. Car avant que ces choses soient éclaircies en l'intérieur, avant que
l'on connaisse pourquoi on ne peut ainsi s'adresser à Dieu pardessus soi,
pourquoi on ne sait pratiquer les actes de vertu et autres semblables qui
arrivent, - comme on ne sait la fin de telle nouvelle façon de se trouver,
ainsi semblent toutes ces choses bien étranges et hors de propos; ne pouvant se
résoudre à y coopérer, ne les admettre ni poursuivre.
Or
la raison de tout ceci est que, comme en l'actuelle fruition qu'elle sentira ès
puissances supérieures, toute l'âme sera tellement passée 323 en l'esprit, que
non seulement par attention, mais tout entière, et le fond et le haut de son
intérieur, tout n'est qu'un en divine fruition, tout immergé en tel état qu'il
ne reste plus ni vue ni attention à autre chose quelconque : ainsi en est-il
aussi ès états inférieurs, qu'elle est tellement immergée en ce qu'elle est que
nulle vue ou attention à chose quelconque, hors de ce qu'elle est en son fond,
la peut aider; devant être contente d'être ce qu'elle est, et louer ainsi Dieu
en son cœur, Dieu (288), dis-je, quel qu'il soit (car elle n'en peut former
aucun direct concept auquel elle tende ou s'adresse ; mais ainsi indéterminément
quel qu'il soit, caché et inconnu). Ce qui n'est autre en effet, si bien on le
pénètre, que jouir de Dieu, en tout état que l'on puisse être au-dedans et en
tout tel effet qu'il opère avec nous.
De
sorte donc que le meilleur moyen de s'aider et coopérer avec Dieu, c'est de
demeurer content et tranquille, en tout tel état que l'on se trouve. Et au
temps de ressentiment de choses mauvaises, apprendre à combattre et se revenger
par grand courage, sans plus attendre aide sensible d'en haut. Car cela est
résolu, comme s'il 324 fût dit à l'âme en secret, que d'ici en avant elle doit
apprendre à se passer même de Dieu et faire de soi-même du mieux qu'elle
pourra; ne s'étonnant point pour tous ces fâcheux ni divers événements. Non pas
qu'elle veuille être sans dépendance continuelle de la divine grâce; mais parce
que toute aide demeure si cachée que rien de perceptible lui est communiqué.
La raison est que, par tel accoisement et contentement en tout, le fond de
l'état intérieur se pourra éclaicir, et ainsi connaître où on est;
l'imagination perdra sa force et sera comprise en la récollection de sondit
état, et peu à peu l'on sera relevé en la portion supérieure, sans plus de
mention de ces mauvais effets.
Et,
pour retenir maintenant cette paix et tranquillité, pourra grandement aider de
ne se vouloir pas toujours former un tel intérieur lequel a Dieu actuellement
pour objet et présent. Car quelquefois l'âme expérimentera, qu'étant en ces
états si bas et voulant néanmoins avoir Dieu pour but et fin actuelle de sa
pensée et comme enclos en son introversion, son intérieur serait forcé, chagrin
et malplaisant; là où que se tenant et se 325 contentant d'être plus bas, elle
trouvera son intérieur plus serein et pacifique : se sentant manifestement
contente, encore que non pas jouissante de Dieu. Car il faut entendre que sa
paix ou contentement ne consiste pas en l'actuelle jouissance de Dieu, et à le
pouvoir toujours avoir pour objet et terme actuellement inclus en sa
récollection ; mais en ce que l'on se tienne en telle tranquillité, quoi qu'il
advienne, que la vicissitude le requérant ainsi, ou comment que ce soit qu'il
arrive que l'on soit plus bas), on se ressente néanmoins en l'ordre du divin
amour et au chemin pour aller à lui, encore que non pas actuellement terminant
son état intérieur. Ceci répond à ce qu'au chapitre VI nous disions entre les
avis qu'en aspirant il n'était pas toujours nécessaire de parler à Dieu en
seconde personne; mais ou en tiers ou avec soi-même, selon sa disposition.
Or
à tout ceci et à ces façons nouvelles que l'âme doit trouver en son intérieur,
se rapporte toute cette si fréquente inculcation de paix et tranquillité en son
état intérieur, comme encore la cessation de son grossier effort à chercher
avec anxiété autre chose 326 que ce qui est pour lors présent. Car comme l'aide
que l'âme reçoit n'est pas abondante ni venant perceptiblement d'en haut (comme
toujours elle s'imagine et voudrait l'attendre), mais vient très secrètement;
aussi son attention ne doit pas être tant en attente (290) d'aide perceptible,
comme en une paix et collection pacifique de tout soi-même où tout grossier
effort ni anxieux état n'a pas de lieu, - mais une coye attention à son
intérieur, pour faire là dedans avec Dieu tout ce que l'on verra conforme à
l'état présent.
Toutes
ces règles et préceptes et si grand soin que l'on a de dire à l'âme qu'elle ait
à se tenir en paix et silencieuse opération [proviennent] de ce que désireuse
de s'aider, toujours elle se voudrait former quelque chose à sa façon et selon
qu'elle estimerait la chose devoir venir. Et d'autant qu'assurément la vraie
divine opération efficace et infuse viendra autrement qu'elle ne pense et
qu'elle ne saurait même penser (puisque ne l'ayant expérimentée, cela lui
serait impossible de la bien préconcevoir); ceci, dis-je, est la cause pourquoi
elle ne pourrait jamais mieux faire que de se maintenir en paix contre le
trouble; 327 en silence contre beaucoup de parler mental ; en repos contre
l'anxieuse sollicitude ; en joie d'esprit contre la pesante tristesse; en
contentement intérieur contre la recherche désordonnée d'autre chose que ce qui
est présent. On chemine ainsi de cœur gai, d'esprit content, d'intérieur serein
et disposition ou état résigné ces chemins si inexplicables, jusques à ce que,
toujours ainsi faisant ce que l'on voit conforme à son intérieur progrès, on
commence peu à peu à se retrouver en la portion supérieure.
Quant
à l'origine des doutes et perplexités que l'âme a pour ne pas suivre ou croire
simplement toute cette doctrine de paix et contentement, vient de ce que,
suivant ainsi la grâce et se comportant selon qu'elle mène et conduit, elle se
trouve souvent fort bas et nullement opérante selon les puissances supérieures;
mais cheminant ainsi fort lentement et à longs pas, là où que, si elle s'ôtait
de tel ordre et de telle suite ou dépendance, elle pourrait faire tel ou tel
acte, tel ou tel effort. Elle doute donc s'il ne serait pas meilleur de prendre
sa propre efficace et se servir de son propre effort, laissant là telle suite
de la grâce, laquelle est, 328 pour ici, si mince, si débile, et de si peu
d'aide, pour le moins quelquefois.
Sur
ceci, je réponds qu'il est du tout nécessaire de suivre la grâce, et non pas
mettre tout en trouble et en désordre, avec son propre vouloir ou sembler de
faire ceci ou cela meilleur. Car pour vous dépeindre l'état de celui qui sait
fidèlement coopérer à ces degrés, il est tellement cheminant dépendamment de la
grâce [cf. chapitre VIII] que l'effort qu'il fait pour s'aider, se fait dans
l'ordre de la divine opération ou rayon du divin amour; en sorte qu'il ne fait
pas ce qu'il veut, mais seulement selon l'ordre et correspondance qu'il trouve
en son âme. Car tantôt il se sent en sublimes opérations selon la partie
intellectuelle, tantôt selon la partie amative, tantôt entre les deux, et
tantôt ni l'une ni l'autre, tout en obscurité et sans entendre que c'est. Or il
ne se peut pas mettre lui-même en cet état ici ou en celui-là, ni faire ceci ou
cela sans ordre ni mesure ou raison ; mais tout son effort doit être selon
l'accord et belle harmonie intérieure de son opérer avec celui de la grâce. Et,
jaçoit que hors de tel ordre, il pourrait faire tel ou tel (292) acte, parler à
Dieu ou désirer ceci ou cela, (car pour 329 en cet état ici il n'est pas encore
tout rempli et possédé du divin Esprit), - à faute néanmoins de correspondance
intérieure, tout tel effort procédant de son propre cru, ne sera que comme
écriture d'encre noire, sans esprit ni signification; et sentira soudain en son
âme cela n'être pas conforme à l'état qu'il a pour lors, ains mettrait bientôt
le tout en désordre.
Et
pour ce, quoique bas et descendu des sublimes opérations de jouissance ou pas
encore y arrivé, si ne peut-il néanmoins marcher à plus vite pas après la
relévation, sinon autant que le divin vouloir sera, et qu'en toute paix et
contentement, il donnera place à sa sainte et très secrète opération ; laquelle
suivant et d'icelle se contentant, il ne pourra faillir. C'est ici la vraie
prison, les liens et la captivité du divin amour, dans laquelle il faut maintes
fois rompre son propre vouloir, captiver son bon sembler et mourir à son
jugement propre, pour suivre et être content de ce que Dieu permet au dedans (à
ceci se rapportant extrêmement bien toute la belle doctrine déduite au petit
livret du Mantelet de l'Époux — prison néanmoins et servitude glorieuse
et volontaire, 330 de laquelle on sortirait bien si, par son propre sembler, on
voulait opérer autre chose que ce que requiert l'état présent ; car la liberté
demeure toujours entière. Mais aussi ce serait soudain avec tant de trouble et
perturbation de tout l'ordre intérieur, que l'on le sentirait bien.
Tout
le secret donc ici ne consiste pas à beaucoup opérer, mais à opérer sicut
oportet, comme il faut, et à bien accorder son industrie à ce que
requièrent l'état et l'intérieur présents; rapportant le tout à la future
opération divine que l'on attend ; s'assimilant à elle du plus que l'on peut,
jusques à ce que venant de fait et réalité, elle applique bien d'une plus
efficace façon toutes les puissances à la production de leurs actes. Qui
pourrait suffisamment donner ceci à entendre à ceux qui, remplis de bonne
volonté, font merveille au-dehors et défaillent néanmoins en ce sicut
oportet, pour arriver à la jouissance du vrai Esprit de Dieu? Pourquoi si
peu arrivent à la connaissance de ces divins sentiers ou à la consommation
finale de leur désir, sinon parce que faisant beaucoup, ce n'est pas comme il
est nécessaire? Quant à ceux qui, manquant même de bon désir et bien 331 éloignés
de ces sentiers, n'ont garde de se blesser en faisant trop au dehors, ains
seulement attachés à la nature et aux sens, ne s'étudient à rien plus qu'à ne
rien perdre de leurs commodités; n'entrant jamais en cette école d'amour par la
porte de vrai renoncement à eux-mêmes, comme nul vestige paraît en eux de ces
secrets sentiers d'amour céleste, aussi n'est-il besoin de faire ici aucune
mention d'eux, comme ceux quibus non est pars neque sors in sermone isto;
cor enim eorum non est rectum coram Deo [[128]](Act., VIII, 21).
Mention
si fréquente a été déjà faite ès chapitres précédents de ce dernier état, que
l'on en sera piéça de beaucoup informé. Dieu aussi y est si abondant en ses
opérations divines, possédant entièrement l'âme et la remplissant tellement de
son Esprit que c'est lui-même qui la 332 meut, régit et gouverne selon son bon
plaisir, donnant vie, âme et vigueur à ses opérations. Et ainsi n'aura pas
beaucoup besoin de nos lois ni préceptes, après qu'elle aura passé les premiers
commencements de cet état et qu'elle y sera un peu habituée. Car, fidèle à
Dieu et bien nourrie d'ici en avant en sa cour céleste, ne fait que suivre le
divin Esprit par tout tel chemin qu'il la veut conduire, prenant pour règle et
vie de perfection, les lois du vrai, pur et sincère amour divin.
Puis
néanmoins que nous avons commencé et sommes déjà si avant parvenus en
l'explication de ces secrets sentiers du divin amour, nous achèverons encore,
Dieu aidant, d'exprimer au plus particulier qu'il sera possible, ce qui se
passe entre Dieu et l'âme durant cet état. Car bien que ce soit la même région
de l'esprit ou portion supérieure de l'âme, et en substance les mêmes principes
de grâce et opérations comme en l'état de la présence de Dieu; si grand néanmoins
est le changement de l'état intérieur de l'âme que la différence est presque
infinie de la façon, forme ou disposition en laquelle elle se trouve à
présent.
Nous
avons laissé l'âme, au chapitre X 333 ci-dessus, sur la fin du terrassement et
humiliation, en laquelle Dieu la tenait; ne pouvant pas être si active comme
elle eût fort désiré, pour s'élever, concevoir, s'efforcer ou produire
affections et semblables actes vers Dieu par les puissances supérieures, - à
faute de correspondance intérieure à tel effort et par absence de grâce
abondante que Dieu tient en soi resserrée, sans lui communiquer que selon son
bon plaisir : lui déniant (à savoir) d'user de ses puissances comme siennes,
d'autant que lui-même en veut être le possesseur, veut régner et tenir son
siège dans ce sien petit palais terrestre. Mais l'âme ne sondant encore jusques
au fond ces secrets du divin amour, s'étonne grandement de telles voies si
difficiles, qui la font passer par une porte si étroite, avant parvenir au bien
prétendu; entendant par toutes ces choses, l'origine et la raison de ce que
l'on dit de la candeur et pureté nécessaires avant que l'on puisse se trouver
devant Dieu, jouir de son pur amour ou entrer en paradis ; expérimentant combien
Dieu examine, subtilise, crible et repurge d'une façon inaudite tout ce qui est
de son côté, trouvant à redire et de l'imperfection où l'on 334 ne s'en fût
jamais douté; prenant néanmoins de là occasion d'avoir de cette âme entière
satisfaction, pour tout le résidu dont elle pourrait être redevable à sa
justice divine. (296)
Car comme elle n'a pas encore vu l'issue de ces fâcheuses opérations et ne sait quel rapport ou proportion telles façons étranges qu'elle ressent, ont avec la vraie fin finale qu'elle prétend, ce lui est un labeur et un genre de travail bien grand de digérer tous ces fâcheux rencontres, tenant souvent pour le plus suspect et impertinent ce qui lui est le meilleur et plus assuré, pensant toujours devoir retenir ses façons premières et se tenir perceptiblement avec Dieu, comme celui lequel, en grand respect et révérence ou appréhension de sa grandeur et majesté, elle doit contempler ou concevoir par-dessus soi au sommet de son esprit, là où que, toutefois en suivant la grâce (en la manière ci-dessus exprimée, où est dit devoir être nécessairement suivie, quoique marchant lentement et à petits pas), elle trouve tout autrement. Car voici comme elle est conduite.
Premièrement, elle se sent souvent intérieurement en grande dénudation de toutes choses, n'ayant nul 335 principe de grâce sensible ou correspondance pour rien faire, se trouvant en une étrange solitude interne, avec un cri muet ou mental au plus intime de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur et sa seule attente (lequel se tient si longuement caché, invisible et inaccessible), implorant par ceci son divin secours, comme se deuillant [lamentant] de sa si longue absence et privation, néanmoins agréant tacitement à tout ce qu'il opère et permet, en espoir d'en voir un jour la fin.
Secondement, avant arriver à la vraie jouissance ou possession de l'esprit et amour tant désirés, il y a encore deux sortes de notables divines opérations que l'on trouve plus bas. L'une est comme un réveillement de l'entendement, l'aiguisant fort à connaître, ratiociner, se réfléchir, conférer et comprendre plusieurs de ces choses internes ou bien aussi d'autres au-dehors, d'étude ou de science, sentant une manifeste particulière disposition confortée de lumière interne, pour pénétrer tout ce à quoi on s'appliquerait. Et répond à ce que ci-dessus a été dit vers la fin du chapitre 7 des illustrations divines. La seconde est un trait passager, fort pénétrant et très secret d'amour, 336 ayant la plupart son origine en forme de prévention et d'efficace motion divine, touchant la partie amative si efficacement que comme rien de plus intime, rien aussi de plus accort [apte] pour la mettre en très suave opération d'amour, aimant aussi de fait, en vertu de cela, de tout son cœur, s'étonnant souvent soi-même de se voir ainsi ne respirer qu'amour, joie et paix en son cœur, et ne savoir rendre raison d'où cela est ainsi venu, ni pourquoi elle se sent produire si ardents actes (comme nous exprimerons encore tantôt), puisque, comme ruisseau qu'il est, procédant de la fontaine et source d'amour qui est cachée au centre de la volonté, ne cesse de retourner ainsi par vicissitudes, jusques à ce qu'il ait conduit jusques à la source dont il prend origine ; se sentant ainsi dilater et tempérer la pressure ou resserrement auquel elle se tenait, de crainte de s'émanciper des liens ou captivité du divin amour et, commençant ainsi à expérimenter ces bons effets, reçoit aussi quelque rayon de connaissance de son état, restant toute confirmée pour le poursuivre jusques à en voir une fin totale.
Après plusieurs vicissitudes de 337 ces trois façons de se trouver qui lui coûtent beaucoup de travaux à bien y correspondre et à se laisser conduire d'une opération à l'autre (la façon de procéder de l'une étant fort différente de l'autre et pour ce, difficile à s'accommoder à tant de diversités), l'âme se trouve finalement du tout relevée à opérer par l'Esprit divin selon la portion supérieure, les trois puissances étant mises en action selon leurs opérations supernaturelles, selon que porte le divin bon plaisir ; continuant toujours quant à elle sa façon de procéder, que de se subordonner entièrement et céder à sa divine interne ordonnance, en suivant l'impression et application qu'elle lui donne, ne la précédant point par grossier effort propre ou autre intrusion de son opération, mais la suivant, selon que, très intimement et au plus secret de sa pacifique récollection, elle se sent en recevoir le principe et le pouvoir, voyant bien que sans telle prévention de grâce, tout son effort n'est rien et n'a ni vie ni esprit. L'assimilation néanmoins qu'elle fait de la future opération divine, quand elle peut savoir ce qui suit, lui sert de disposition. 338
Dans cette portion maintenant supérieure, voici ce que l'on trouve. Premièrement, que la façon que l'on est dans icelle n'est pas seulement selon l'attention, vue ou regard, mais c'est tout entier, le fond et l'état de l'âme, tout son être, sa vie et son respirer étant ici relevés, aussi bien que la vue et opération, ayant ici les pieds et la possession, où seulement ci-devant elle avait la tête et l'attention. Car il faut entendre que ces degrés si sublimes, tant celui-ci d'union, comme le précédent de présence divine au chapitre 9, ne sont pas seulement dons de Dieu ou opérations passagères de brève duration, ni seulement simples actuelles infusions dont l'âme serait seulement quelquefois remplie, informée et actualisée, sans rien autre ; mais tout le fond, l'état et disposition de l'âme se change[nt], se renverse[nt] et réforme|nt] par la divine grâce, laquelle, étant une participation du divin être, nous faisant consorts de la divine nature, nous apporte aussi un état permanent et stable en l'intérieur, pour vivre selon la vie divine et supernaturelle et selon tout ce qui est de sa suite : de lumière, de connaissance, d'expérience et d'inclination aux choses divines, tout 339 ainsi comme étant en bas, on vivait selon la nature inférieure, ressentant ses inclinations, mouvements et corruptions. Tellement qu'il faut premièrement concevoir un état interne par manière de vie et d'être auquel l'âme est relevée, et puis les actes et opérations connaturelles et conformes à telle vie divine, qui sont les touchements d'amour et les illustrations de connaissance et autres faveurs singulières que Dieu selon son bon plaisir, comme dons passagers, communique à l'âme, - ainsi que nous voyons l'Écriture nous insinuer que premièrement Dieu habite en nous (par sa grâce, apportant un état et vie divine) que non pas qu'il opère en nous et infonde la charité : la charité de Dieu est diffuse en nos cœurs par le Saint-Esprit, lequel nous est donné (Rom., 5, 5). Donc le Saint-Esprit est premièrement remplissant l'âme de sa personnelle présence, duquel par après dérive la diffusion de la charité comme son fruit, son effet et son opération.
Secondement, que l'on ne sait en cet état plus rien concevoir ou penser de Dieu en manière de haut et par élévation, mais en façon égale et 340 uniforme. Comme lorsque quelqu'un parvenu au sommet d'une montagne, trouve le coupeau [sommet] d'icelle être une plaine bien large et bien étendue, région uniforme et de toute égale extension, perdant entièrement la façon de montée que l'on avait tandis que quelque degré restait encore à monter ; ainsi cette âme, parvenue au sommet de l'élévation à Dieu où toute entière elle habite, il n'y a plus aucune forme ou façon de montée ni élévation, mais tout est uniforme à son fond, en la même région que l'on est, comme si ce fût ici le ciel intellectuel où tout ce que l'on cherche, est. Et ce, non pas comme chose sublime ou relevée, mais comme égale et adextre [[129]], Dieu faisant ici sa demeure selon la communication de sa connaissance et amour intellectuel, quoique l'on ne le découvre pas encore si tôt. Je ne sais comme on pourrait mieux exprimer par paroles simples et de bonne grâce ces choses qui sont si subtiles et délicates, nécessaires néanmoins à être préaverties, afin que l'on les puisse reconnaître et que l'on ne fasse difficulté de les admettre quand elles viendront. Car comme ici l'âme perd cette manière de concevoir ou penser de 341 Dieu en manière plus haute et relevée que son fond ou son état : aussi s'étonne-t-elle de ne pouvoir former le respect, crainte et révérence vers lui, comme de coutume, tenant cela pour suspect. C'est toutefois ici quelque chose de semblable à ce que désirait Aristote, traitant des conditions de l'amitié (Éthique 1, VIII, ch. 7), lequel demandait une égalité entre les deux amants. Car voici que le divin amour a si haut relevé ce petit vermisseau de terre, que, le comblant peu à peu de dons et bénéfices précieux, l'exaltant, il le fait consort de la divine nature ; et Dieu au contraire, condescendant bénignement à la portée de cette petite créature, tempère son immensité incompréhensible, à la mesure de sa capacité.
Tiercement, comme en cet état on ne ressent
pas toujours la divine opération actuelle, l'âme se retrouve souvent avec
soi-même seulement, en cet état de l'esprit, occupée avec plusieurs choses
qu'elle voit et trouve ici, principalement avec les actes des trois puissances,
mémoire, entendement et volonté, lesquelles (se comportant chacune à sa façon
et propriété) opèrent très pacifiquement à leur mieux, en l'absence de la
divine relévation, 342 en assimilant la jouissance réelle, laquelle elle
s'efforce de se former selon l'expérience qu'elle en a eue, par une mémoire et
simple appréhension selon l'entendement, et puis compréhension ou
embrassement, selon la volonté, de tout ce que l'entendement sait ainsi
concevoir ou appréhender de Dieu, selon l'assimilation de l'expérience qu'elle
a eue, ces puissances se girant aussi et révolvant [repassant] en leurs
opérations immanentes, par un concours mutuel et très bien ordonné, en
mouvement circulaire dont parle saint Denis l'Aréopagite (De div. nomin.,
cap. IV) : de la mémoire passant à la conception de l'entendement, et puis
en la volonté comme adextre, pour (aimant) se retourner derechef par embrassement
et forte tension ou possession au premier point d'où ce mouvement a commencé,
et ainsi achever le circuit d'uniforme convolution; pouvant ainsi ruminer ces
choses, en l'absence de la perceptible divine impression ; parlant toutefois
peu de soi-même, mais écoutant beaucoup. Et ainsi se conservant en un très
silencieux, très simple et fort pacifique souvenir de Dieu, en grande sérénité,
simplicité et contentement, sans autre plus impétueux effort ou anxieux 343 soin
de devoir faire autre chose, ou de se devoir par une manière plus profonde
s'introvertir. Puis bientôt, ou quand Dieu trouvera bon, telle simple mémoire
devenant féconde, et rendue telle par l'infusion ou impression d'une lumière
très intime prévenante et informante tout l'entendement, rend tout cet
intérieur rempli tant de verbe mental de connaissance et admiration divine,
comme aussi de quelque jouissance et fruition d'amour, correspondant à cette
connaissance. Le tout procédant de soi si doucement, en vertu des principes de
grâce qui sont là communiqués, qu'il ne semble pas à l'âme qu'elle fasse ou
opère grande
chose, sinon les admettre, y consentir et coopérer, réitérant quelques actes,
brefs en paroles, mais longs en extension, si longtemps que telles aides ou
principes durent.
Car, quant à la connaissance, elle se sent si intimement, sans bruit quelconque, prévenue d'une impression de lumière qui lui manifeste la divine grandeur et immensité, que tout informée de tel principe intelligible, référant une immensité, infinité, incirconscription, sans fin, sans terme, sans distinction de lieu, temps ou nation, [elle] sent son entendement être plutôt 344 comme une goutte d'eau immergée et environnée de cette région d'éternité, de cette mer de semblance, image et représentation de la divine grandeur, que non pas l'embrasser dans les limites de sa capacité ; expérimentant comme Dieu est un être immense, infini et illimité, duquel plutôt elle est comprise que le comprenant, plutôt en lui immergée et absorbée que non pas l'appréhendant ; ressentant autant vivement l'impression qu'elle reçoit de telle divine lumière, que l'expression des actes qu'elle produit, et, pour ce, lui semblant plutôt infusion qu'opération, plutôt passion que non pas action. Et quant à l'amour, d'autant qu'en cette même région supérieure où tout le fond et état de l'âme est élevé, la volonté va de pair et également, étant en même uniformité d'opération et immédiatement suivante. Immédiatement aussi après telle fécondation d'intelligence divine, suit l'embrassement, possession et serrement très intime par la volonté ; en sorte que voici en tel intérieur la vraie image et semblance de la divine génération et procession en la Trinité de personnes : de la simple mémoire étant engendré le Verbe de 345 connaissance, et de là étant procédé l'amour qui est un embrassement, tension et serrement bien étroit de Dieu par la créature, le Saint-Esprit causant cet effet d'amour et de conjonction par sa grâce, ainsi que par soi-même, en la divinité, il unit et lie les deux personnes ensemble, en étant le lien et la connexion, voire et leur amour même.
Et d'autant que tout ceci se passe si
intimement en manière d'état et de vie ou être (tout l'intérieur étant passé en
cette divine infusion), et non seulement en manière passagère et d'action, il
ne semble pas que seulement on entende ou produise un tel acte de connaissance
divine, mais que l'on soit tout divin et déiforme; comme si, outrepassé l'être
naturel, on en reçût ici un autre tout divin, devenant ici Dieu par grâce : Ego
dixi : dii estis [(Ps. LXXXI, 6) J’ai dit : « Vous êtes des
dieux. »]. Et tout ceci à raison de
cette divine lumière déiforme qui remplit pour lors l'entendement, revêtant
tellement cette créature et si intimement la pénétrant, que tout son fond, son
état et son respirer semble[nt] confit[s] et immergé[s] dans cette déiforme
lumière.
Par l'explication néanmoins que dessus, l'on voit que nous ne la mettons que par 346 connaissance et opération, et non par essence ou réelle identification, par être (dis-je) accidentel et non pas essentiel, - la créature demeurant toujours en son être de pure créature, mais seulement revêtue de déiforme lumière et toute circonfuse de divine connaissance. Car bien que Dieu se communique ici à l'âme réellement et substantiellement, faisant sa demeure en son esprit : Ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus (Joan., xiv, 23), nous viendrons en lui et nous ferons en lui notre demeure, ce néanmoins qui ainsi informe et actualise formellement l'âme, tout ce qui se voit, sent ou expérimente par ces puissances, n'est pas Dieu même, mais la semblance, l'image, ou représentation intellectuelle - tant à cause de l'impression reçue de Dieu pour principe fécondant et relevant l'entendement à la production de l'actuelle connaissance, comme à raison aussi de l'expression d'icelle actuelle formelle connaissance. C'est toutefois le témoignage de sa réelle présence et le dernier milieu qu'il cause en la simple intelligence, par lequel il communique sa divine connaissance, ne la pouvant autrement causer, distiller ou infondre, que par quelque effet ou opération qu'il fasse en nous. Ainsi 347 de l'impulsion vitale ou inclination d'amour qui est en la volonté, tant celle qui sort de cette connaissance comme celle dont nous parlerons tantôt : c'est le dernier milieu nécessaire à entrevenir et qui est approprié au Saint-Esprit, - lequel soit le gage, l'assurance et témoignage de sa divine personnelle présence, venant et demeurant en nous et y spirant ce divin effet.
Et quant à cette divine opération ou fruition dont nous parlons ici, qui commence ainsi par la simple intelligence, elle passe quelquefois, en sorte que l'on ne ressent rien du tout de l'amour, comme si, ne passant pas si avant, l'âme fût seulement absorbée ou immergée en cette formelle connaissance. Aucune fois aussi que le contentement indicible de telle divine infusion de connaissance cause, avec une admiration, aussi un doux, pacifique et fort serein mouvement de joie et délectation en la volonté. Quelquefois elle est en sorte qu'il semble que le front doive devenir comme on lit de Moïse, tout cornu et à pointe, tant cela se passe en connaissance seulement et en une façon comme en l'antérieur de la tête : non pas que cela se fasse par corporel ou grossier 348 effort que l'on y apporte (vu que toujours elle ne fait que suivre la grâce), mais c'est que l'infusion divine et la correspondance intérieure la conduit ainsi, et que j'explique ainsi grossièrement ce qui se passe si spirituellement, afin que les simples m'entendent.