SECRETS SENTIERS DE L’ESPRIT DIVIN
I
LES SECRETS SENTIERS DE
L’ESPRIT DIVIN
PLAN DE LA SÉRIE
« CONSTANTIN DE BARBANSON »
I
SECRETS SENTIERS DE L’ESPRIT DIVIN
Le manuscrit de Paris.
II
SECRETS SENTIERS DE L’AMOUR DIVIN
L’édition de Douai.
III à V
L’ANATOMIE DE L'ÂME ET DES OPÉRATIONS DIVINES
Depuis le commencement de la vie spirituelle, jusqu'à l'état expérimental de la grâce supernaturelle.
Deuxième partie,
Une seconde Anatomie à passer selon l'être de la déiformité, après la mort de la propriété.
Troisième partie,
comportant quatre Traités.
Comment l'âme qui est parvenue à l'état de la perfection se doit comporter, pour faire progrès en icelle, et y acquérir plusieurs degrés
jusqu'à la fin de sa vie
Copyright
2014 Dominique Tronc
TABLE DES MATIERES
UN MYSTIQUE SPÉCULATIF FLAMAND D’EXPRESSION FRANÇAISE
Influences reçues et transmises
Expérience et
compréhension mystique
SECRETS SENTIERS DE L’ESPRIT DIVIN
Le thème amoureux de la « supposition
impossible »
De la méditation à l’élévation d’esprit vers l’Unité
L'âme jusques au bout de ses forces
La nouvelle opération du divin Amour
Page manuscrite de l’Esprit divin
LES SECRETS SENTIERS DE L’ESPRIT DIVIN
A Dieu tout-puissant souverain roi du ciel & de
la terre
À l'âme fidèle désireuse de ces secrets sentiers de
l'Esprit divin.
LES VOIES SECRÈTES DE L'ESPRIT DIVIN. PREMIÈRE PARTIE
Du but, et de la fin finale du chemin de la
perfection. Chapitre 1.
Premier point nécessaire à la perfection de la
connaissance de Dieu et de soi-même. Chapitre 2.
De l'humilité, montrant la nécessité que nous avons
d'icelle. Chapitre 3.
Moyens pour acquérir la vraie humilité.
Second point nécessaire à la perfection, de la
mortification. Chapitre 4.
Troisième point nécessaire à la perfection de l'amour
divin. Chapitre 5.
Moyens pour acquérir cet amour divin.
Chapitre 6.
Aucuns advis touchant le
chemin de la perfection et oraison mentale.
LES SECRETS SENTIERS DE
L’ESPRIT DIVIN, SECONDE PARTIE
Sommaire et abbrégé de
tout le chemin de l’oraison mentale.
Chapitre 1.
De l’origine de la
méditation, que c’est, et comment on la doit faire.
De la montagne de la vraie oraison mentale ou bien de
la vraie élévation d'esprit. Chapitre 4.
De la présence de Dieu ou
bien de la région déiforme. Chapitre V.
Parler de Dieu à l'âme par lequel il enseigne
l'exercice d'aspiration et ses conditions.
4. Librement, en joie et en repos.
Avis sur ces six conditions pour obvier à la crainte
de multiplicité qu'on en pourrait avoir.
Ici quelque chose touchant l'amour.
L'anéantissement de nous-mêmes nécessaire à cet
exercice d'amour.
Hauts enseignements pour l'oraison mentale signamment
aspiratoire.
Dictionnaire de Spiritualité, 2.1634-1641 :
Article « Constantin de Barbanson ».
Constantin de Barbanson (1582-1631) reste méconnu malgré la très grande estime exprimée par quelques lecteurs. Ce franciscain capucin poursuit l’œuvre que son prédécesseur Benoît de Canfield (1562-1610) rédigea en pleine jeunesse avant de se taire devant des oppositions fortement manifestées.
Les deux chefs de file d’une vie mystique en plein essor partagent un même optimisme profond. Ils sont animés de l’esprit qui anima les grands rhéno-flamands au Moyen Age.
Constantin chante l’Unité. Telle est la raison profonde de notre attachement à son œuvre et tout particulièrement à son Anatomie.
Ce dernier ensemble n’a par ailleurs subi aucune condamnation de la part des autorités catholiques. Il peut ainsi dialoguer avec des textes mystiques d’autres origines, par exemple avec des témoignages provenant de mystiques extrême-orientaux [[1]].
Mais sa lecture n’est pas facile. Constantin tourne et retourne son fil pour mieux expliciter des intuitions neuves à son époque. Il effectue une progression ascendante circulaire en retrouvant à chaque étage de subtiles analogies.
L’auteur vit hors ou aux confins du Royaume, aussi sa langue est-elle proche de celle qui était en formation au seizième siècle ; il recourt au latin, parfois il associe deux mots, suivant la pratique d’outre-Rhin ; enfin ses phrases sont longues et leurs constructions sont parfois inversées.
Que ces avertissements ne découragent pas la lecture de notre auteur préféré ! Une approche méditative lente, qui ne vise pas à être exhaustive, mais s’attache à chaque phrase - parfois longue - en livre le suc.
§
Nous proposons pour la première fois un accès au corpus de l’œuvre de Constantin, en plusieurs tomes de dimensions raisonnables [[2]], poursuivant ainsi la mise en valeur de traces laissées par les mystiques accomplis d’une culture qui s’efface [[3]].
L’édition comprendra cinq volumes [[4]]. Elle veut surmonter des obstacles qui n’ont pas permis une plus large reconnaissance de l’oeuvre. Tandis que la seule réédition moderne des Secrets sentiers date de 1932 et n’est pas absolument fidèle, celle d’une Anatomie de l’âme n’a jamais eu lieu depuis l’assemblage post-mortem de 1635. Ce dernier ensemble décourage les meilleures intentions sous sa forme primitive : un bloc de mille pages en français ancien marqué de germanismes aux paragraphes très étendus, textes introductifs diffus rédigés par le confrère éditeur. La dimension raisonnable attribuée à chacun des cinq volumes facilite une organisation logique et une présentation aérée :
I. Les Secrets sentiers de l’Esprit divin reproduit le manuscrit d’une retraite faite à des franciscaines capucines. Constantin livre dans cet Esprit divin un exposé de la vie mystique délivré oralement et sans détour. Ce premier texte est assez bref en comparaison de l’Amour divin qui suivra. Nous le faisons précéder d’une étude sur Constantin et le faisons suivre de documents devenus difficilement accessibles.
II. Les Secrets sentiers de l’Amour divin furent imprimés plusieurs années après l’exposé oral précédent. Cette mise en forme réfléchie et prudente de l’ Amour divin fut la seule œuvre rééditée de Constantin.
III à V. L’Anatomie de l’Âme et des Opérations divines est un vaste ensemble de traités et de compléments livrant des précisions sur la vie mystique et la justifiant auprès de ses critiques. Nous reprendrons séparément ses trois parties.
§
Aux
pages suivantes nous introduisons le « mystique spéculatif
Constantin ». Puis la première rédaction restée manuscrite intitulée Secrets sentiers de l’Esprit divin rend
tout l’élan et le caractère très personnel d’une présentation orale devant le
cercle de religieuses capucines de Douai.
Ce premier jet fut suivi d’une mise en forme sous le titre de Secrets sentiers de l’Amour divin où le terme Amour est substitué à celui d’Esprit. La rédaction soigneuse de 1623 fonda la réputation de Constantin.
Malgré
sa prudence, ce dernier rencontra des objections et médita une défense du vécu
mystique rédigée « jusqu’à la veille » de sa mort. Cette défense fut
publiée en 1635 sous le titre d’Anatomie
de l’âme et des Opérations divines en édition posthume établie par fidélité
au souvenir du capucin de vie exemplaire. Elle couronne l’œuvre par une métaphysique
mise au service du vécu mystique.
Cette étude ouvre sur l’ensemble des cinq volumes qui rassembleront l’opus de Constantin de Barbanson (1582-1631).
Constantin est né à la fin d’une période difficile marquée par les luttes entre catholiques et protestants. On connaît les figures du duc d’Albe s’opposant à celle de Guillaume le Taciturne fondateur de la dynastie d’Orange. Ce sont les acteurs d’une histoire terrible qui conduisit à la séparation définitive entre un sud catholique - la moderne Belgique - et un nord protestant - les Provinces unies ou moderne Hollande.
Le père de Constantin s’appelait Théodoric Paunet. Il était receveur des domaines de Barbanson ou Barbençon, situé dans la province du Hainaut [[5]]. Il fut établi sur ces terres par les seigneurs du lieu. Vers 1578 il eut pour fils aîné Jean, qui fit profession chez les franciscains capucins de Louvain le 28 mai 1600 sous le nom de frère Félix de Beaumont [[6]]. Un autre fils né vers 1580 devint frère mineur à Nivelles sous le nom de Pierre et vécut à Ypres, Gand et Bruges sous diverses charges. Il devint confesseur de l’archiduchesse Isabelle, puis fut enfin nommé évêque de Saint-Omer en 1627 pour mourir dès 1630. [[7]].
Enfin naquit en 1582 un troisième fils, baptisé sous le prénom de Théodoric, reprenant le prénom de son père qui venait d’être tué par des protestants. Il s’agit de notre futur capucin Constantin. Pour le moment il doit supporter avec sa mère et ses frères la misère - une misère d’ailleurs très générale en cette période troublée.
Puis il se présente le 20 septembre 1600 chez les capucins de Bruxelles qui avaient pour maître Jean de Landen. La province flamande comptait dix-sept couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts [[8]] », raconte en 1612 le Père Philippe de Cambrai qui est le premier chroniqueur à nous renseigner sur l’établissement de l’Ordre en Flandre. Le rédacteur de la préface à la réédition des Secrets Sentiers de 1932 résume et rapporte :
« Nous y pouvons lire les « performances » de Jean de Landen prêchant tout le jour en carême et rentrant à jeun le soir dans son couvent […] l’obéissance était pratiquée jusque dans des choses impossibles, où la discrétion des supérieurs nous paraîtrait facilement en défaut. Un religieux s’accuse un jour d’avoir cassé un plat de terre cuite ; mange-le, lui fut-il répondu ; et l’ordre fut exécuté. […] Sur les routes qu’il était si dangereux de fréquenter seul, les capucins sont envoyés sans armes ni vivres ; jamais aucun d’eux ne fut tué, dit Philippe de Cambrai ; ceux qui restaient au couvent priaient tant pour les voyageurs ! »[[9]]
Ce sont quelques aspects de la vie concrète rigoureuse que dut connaître Constantin. Il est formé par le P. Francis Nugent [[10]], gardien du couvent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville. Ici la chronique signale que
« dès 1595 le danger [d’un mouvement pseudo-mystique] semble assez grave pour que le Chapitre provincial de Lille interdise de parler d’union […] en 1598 le P. Francis Nugent est appelé à Rome pour se justifier […] est privé de voix active et passive, le Provincial Hippolyte de Bergame également ; et défense est portée, sous peine d’excommunication, de lire ou seulement de conserver Harphius, Tauler, Ruysbroeck et autres auteurs mystiques. » [[11]].
La rigueur concrète des conditions de vie s’accompagnait ainsi d’un contrôle des idées. Constantin s’y pliera tout en veillant à présenter une sereine défense de convictions basées sur son expérience.
Jean de Landen a été formé par le P. Bellintani de Salo, illustre capucin de la première époque qui mourut en 1611 à l’âge de 77 ans. Voici le bel aperçu rédigé par Noettinger, un bénédictin ami de la spiritualité qui anime la vie capucine :
« A le considérer [le P. Bellintani], on croit toucher le fond de la spiritualité franciscaine et voir une réussite de la première béatitude. Plus la pauvreté marque d’emprise sur son âme, plus la charité s’y développe et son premier fruit, la joie. Non pas le seul détachement des biens extérieurs, qui n’est que le premier pas dans cette voie, mais l’esprit de pauvreté, mais la pureté de l’esprit, mais la pauvreté de l’esprit, que d’autres définissent l’humilité parfaite, l’anéantissement de tout son être, la conscience de son néant, la dépendance absolue, l’abandon entre les mains de Dieu ». [[12]].
Jean de Landen est préposé à la formation des novices. Constantin fait profession entre ses mains le 20 septembre 1601 puis entreprend le cycle des études préparatoires au sacerdoce et au titre de prédicateur, probablement à Douai qui possède une université. Nous y trouvons trace en 1610 où il signe comme témoin d’une profession.
Constantin est envoyé en Rhénanie en 1612. Il séjourne à Cologne, parmi sept religieux désignés pour une première fondation et mène une vie itinérante. Il a juste trente ans.
Le bénédictin ami Noettinger précise :
« Peut-être, cependant, dès les premières années, fut-il chargé d’instruire les novices ; car ses supérieurs ne pouvaient ignorer la part qu’il avait eue dans la formation spirituelle des bénédictines de Douai. »
Car en 1613, à l'âge de trente et un an, il prêche retraite à la demande de l’abbesse des bénédictines de Douai. Le manuscrit intitulé Secrets sentiers de l’Esprit divin [[13]] est probablement issu de cette retraite (ou d’une autre rencontre la suivant de peu). Dix ans sépareront la première retraite de la publication des Secrets sentiers de l’Amour divin parus dans cette même ville.
Faut-il y voir l’effet d’une résistance à surmonter ? Dans une lettre du 3 mai 1613 à Madame Florence de Werquignoel, la réformatrice et première abbesse de la Paix-Notre-Dame à Douai, à propos d’un Traité de l’oraison qui lui a été adressée (s’agirait-il de notre Secret sentiers de l’Esprit divin ?), Constantin écrit :
« C’est merveille aussi si plusieurs choses qui y sont n’ont pas été contredites par ceux qui par aventure les auront vues, car ces matières sont fort sujettes à être mécrues ou rejetées par plusieurs qui s’y opposent. » [[14]].
En 1618-1619 il est responsable de la communauté capucine de Mayence et élu définiteur provincial. L’année suivante, il est gardien du couvent de Paderborn (où, déjà en 1615, il avait paru dans un acte dirigeant des travaux), ensuite des couvents de Munster, de Cologne en 1622, de Mayence en 1627, enfin de Bonn à partir de 1628.
« Plus d’une fois, d’après l’usage courant, il aura été en même temps maître des novices, comme plusieurs auteurs l’affirment expressément. […Il] fut l’ami et l’admirateur de la jeune congrégation des Capucines flamandes, fondées à Bourbourg (Nord) en 1614. Il fit connaître le nouvel institut en Allemagne ; dans trois villes où il a été Gardien (Cologne, Paderborn et Bonn) des monastères de femmes finirent par s’affilier à la congrégation naissante. » [[15]].
Il garde des liens avec sa terre natale, lié d’amitié avec l’archidiacre de Tournai Jean Boucher, avec Madame Florence de Werquignoel, dont nous avons lu un extrait de lettre ; avec François Sylvius vice-chancelier de l’université ; avec les capucines de Flandre en délicatesse avec l’évêque de Saint-Omer …qui n’est autre que son frère Pierre.
« Il vint donc à Saint-Omer, peut-être à temps pour revoir sa mère dont les funérailles furent célébrées en l’église de récollets le 28 octobre [1628], réussit naturellement à convaincre l’évêque, puis descendit chez les capucines où il se prêta de très bonnes grâces aux ‘désirs de toutes celles qui avaient à lui parler.’ L’Histoire des Capucines de Flandre [[16]] nous a conservé la teneur d’une direction donnée par lui à sœur Ange de Douai […] tourmentée d’angoisses et de peines intérieures ; ‘Elle reçut pour avis que, étant à l’oraison, elle devait se tenir simplement humiliée devant Dieu, et, comme en s'offrant à la divine justice, attendre en silence ce qu'il plairait à Sa Majesté suprême de lui envoyer ; qu’au sortir de l'oraison et dans toutes ses actions, elle devait s'étudier à conserver le visage toujours serein et ne point faire paraître le moindre signe de mélancolie, de tristesse et d'affliction intérieure, parce qu'en cela la nature se nourrit et l’âme perd le fruit de sa souffrance en cherchant avec empressement la compassion des créatures’ » [[17]].
Il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme [[18]] lorsque la mort brutale par hémorragie cérébrale le surprit le 26 novembre 1631 [[19]]. L’ouvrage sera publié quatre ans plus tard. L’édition, un « cube » de plus d’un millier de pages denses, fut établie grâce à la fidélité d’un compagnon pour rendre hommage à une vie exemplaire :
« Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusqu’à l’extrême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par détachement, aimé et vénéré de tous…». Il présente une « voie affective ou mystique par négation … Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets sentiers, la principale faculté mystique. Entendez … surtout l’amour. » [[20]].
L’on trouve rapportée [[21]] que :
« …la vertu qui
brillait le plus chez lui était la mansuétude et la bénignité pour ses frères ;
elle allait jusqu'à la faiblesse. On rapporte que le démon, après avoir résisté
aux exorcismes pratiqués sur un énergumène par le père Constantin, annonça la
mort de ce vénérable religieux, au moment où elle avait lieu à une grande
distance, ajoutant que la cause de l'impuissance de ce père sur lui avait été
l'excès de son indulgence pour ses frères, et que ce même défaut lui avait
mérité quelque peine en purgatoire. La parole du démon se trouva vraie en ce
qui concernait la mort du père Constantin, seul point que l'on pût vérifier.
Elle eut lieu à Bonn, le 26 novembre
Influencé par la Mystica theologia d’Hugues de Balma [[23]], ouvrage attribué à l’époque à Bonaventure et relayé par les écrits de Harphius et de Canfield, Constantin exerça à son tour une influence notable sur le Cardinal Bona (1609-1674) et sur le capucin allemand Victor Gelen (†1669) ainsi que sur l’anglais mystique Augustin Baker (1575-1641) [[24]].
On relève ainsi des chaînes traduisant les influences exercées soit par les textes (>) soit directement (>>) :
Hugues de Balma > Harphius > Canfield > C. de Barbanson,
J. de Landen et F. Nugent >> C. de Barbanson,
C. de Barbanson > Bona, Gelen, Baker,
C. de Barbanson >> Dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai,
F. Sylvius de l’Université de Douai, et C. de B. >> capucines de Flandre dont sœur Ange de Douai.
Plus tard il sera apprécié de l’éditeur protestant Pierre Poiret [[25]].
La bibliographie qui concerne Constantin n’est pas abondante et nous venons d’en présenter les informations utiles à notre propos. Aucune monographie consacrée à Constantin n’a été établie à ce jour, mais la réédition en 1932 des Secrets sentiers de l’Amour divin est soigneusement introduite. Quelques indications complémentaires figurent dans l’Histoire des capucines de Flandre.
Le capucin Théotime de Bois-le-Duc a tenté une synthèse du contenu mystique en deux articles dont le second est de grand intérêt [[26]]. Ces articles étant peu accessibles hors de quelques bibliothèques franciscaines, nous reproduisons le second en fin du présent volume : voir l’Annexe « ETUDES, I, La doctrine mystique du P. Constantin de Barbanson par le P. Théotime de Bois-le-Duc ». Nous la complétons par II, notice établie par le capucin Candide de Nant pour le Dictionnaire de spiritualité [[27]]. Enfin nous livrons III, “Lectures des sœurs capucines et auteurs capucins belges », un aperçu de lectures recommandées aux sœurs capucines par leur mère supérieure ainsi que des noms évoquant une turba magna d’auteurs spirituels capucins belges.
Constantin de Barbanson est original par son association du vécu mystique à la tentative de le traduire par un « système ». L’expérience exprimée avec vivacité dans les Secrets sentiers de l’Esprit divin éditée en 1623 dans les Secrets sentiers de l’Amour divin apporte des témoignages qui seront relayés par la théologie mystique de l’Anatomie de l’âme en 1635.
Le terme d’Anatomie peut sembler étrange appliqué au domaine mystique. Il est alors courant et inclut par exemple l’exposé de 1628 de la découverte par Harvey de la circulation sanguine Exercitatio anatomica. La compréhension « théorique » de l’expérience mystique était rendue nécessaire par des suspicions qui se manifestaient déjà à l’époque.
Elle demande un effort qui est largement récompensé. Il suffit de lire lentement quelques pages et d’y retourner sans vouloir couvrir d’un trait l’abondante Anatomie. On se situe encore tôt dans le siècle, et hors de France : la langue n’est pas fixée ; ses provinces et a fortiori les pays étrangers flamands ou des bords du Rhin sont en retard sur Paris d’un bon demi-siècle [[28]].
Constantin est remarquable par un optimisme qui le conduit à insister sur l’efficace manifestée par le mystique accompli. Ce dernier n’a plus à craindre une fausse « divinisation », car, loin d’être une illusoire possession, elle marque l’abandon et l’oubli total de soi-même, signes de la prise en main de l’être par la grâce.
Constantin expose une vie mystique avancée, en renvoyant pour le reste aux nombreux traités traitant de la méditation. Il présente sans détour un « état permanent » final. Il parle peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective à dépasser. Il tente d’harmoniser la théologie d’école avec sa propre expérience (la démarche intellectuelle de cette théologie scolastique s’écarte depuis le XVe siècle des recours à l’expérience mystique et ne peut donc plus être nommée Théologie mystique comme cela était le cas pour Hugues de Balma).
Constantin déclare :
« Nous avons été créés, non pour nous anéantir, mais pour vivre et agir […] la grâce doit peu à peu s’emparer de toutes nos facultés et de tous nos actes. » [[29]].
Il répond aux critiques provenant du père Graciàn (Gratien, †1614), le confesseur de Thérèse d’Avila. On sait que ce dernier devint le confesseur d’Ana de Jesus et d’Ana de San Bartolome. Il achevait en Flandre une vie devenue (enfin) paisible. Toujours très actif, Graciàn fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du sud » et la traditionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins flamands [[30]]. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée de jésuites à Douai.
Ce conflit oblige Constantin à mettre de l’ordre dans son exposé mystique, non sans une certaine prolixité qui explique en partie l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par un volume d’un bon millier de pages. Car la marque du capucin prêcheur est de s’en tenir souvent à un unique, mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par son origine (deux fois : origine excentrée, décalage temporel de l’état de la langue française), mais cela ne doit pas décourager la méditation de traités séparés dont chacun s’avère aussi lisible que la Reigle si appréciée de William Fitch of Little Canfield (le Père Benoît de Canfeld). Remède proposé : découvrir la vaste Anatomie os après os, en goûter quelques pages, voire une seule, et s’en tenir là.
Constantin prend la suite de Benoît, et par la chronologie et dans l’exposé de la vie mystique. Il prend le relais en allant plus profondément dans l’exposé de la voie, ce que nous attribuons en partie à leur différence d’âge lorsqu’ils écrivaient [[31]]. Son objectif est surtout défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Il n’est pas dualiste [[32]].
Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), le disciple le plus brûlant du grand Jean de Saint-Samson, pouvait-il écrire :
« En ma solitude j’ai conféré ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques. » [[33]].
Après avoir présenté l’auteur et son œuvre, nous abordons le contenu du premier des cinq volumes livrant le corpus. En 1613, à l'âge de trente et un ans, Constantin a prêché retraite à la demande de l’abbesse des bénédictines de Douai.
La source que nous éditons est probablement issue de cette retraite (ou d’une retraite la suivant de peu). Il s’agit du manuscrit 2367 réserve de la Bibl. Franciscaine de Paris qui s’avère précéder la première édition imprimée de 1623. Nous avons été introduits à ce manuscrit par la note du P. Willibrord de Paris dont nous allons donner des extraits [[34]]. En ouverture, la note décrit le manuscrit :
“La Bibliothèque Franciscaine Provinciale de Paris possède un manuscrit apparemment inconnu des historiens de !a spiritualité franciscaine, et qui semble pourtant ne pas manquer d'intérêt. Il est intitulé simplement : Les / Secrets Sentiers / de / l'Esprit divin : / Composez / par le R. P. Constantin / Capucin.
“Le titre et le nom de l'auteur piquent tout de suite la curiosité.
“Ce manuscrit mesure 142 mm de hauteur sur 91 de largeur. Il est tout entier de la même main, sur un papier vergé, non filigrané, d'assez mauvaise qualité, sauf de la p. 237 à la p. 297, où le support de l'écriture est plus solide. Ce détail n'est pas sans importance, car la mauvaise qualité de ce papier a permis à l'encre de le ronger totalement en bien des endroits, de le transpercer partout, et d'en rendre ainsi la lecture assez pénible, d'autant plus que la main fut rapide, serra les lignes, et ne s'appliqua point à calligraphier. Les 412 pages qui le composent se répartissent ainsi : 1-8 deux pièces d'introduction ; 9 rappel du titre, et titre de la 1re partie, puis une table jusqu'à la p. 11 ; 13 à 87, texte de la première partie ; 88 à 93 en blanc ; 93 rappel du titre et titre de la seconde partie ; p. 95 prologue de cette partie, jusqu'à 101 ; 101 à 337, texte de cette partie, suivie du cri « Vive L'amour », 338 à 344 sont en blanc ; 345 commence par : « Quant est des quiétudes. Scachez que... » et ce texte va jusqu'à la page 360 ; 361 à 368 sont encore en blanc ; 369 débute ainsi : « De la vie intime. / D'autant... » et cette suite termine le manuscrit, à la p. 412.”
Tenter une datation approximative comme une relative localisation de ce livret par analyse des pièces des six parties reliées ensemble du volume [[35]] ne permet pas au P. Willibrord « d’obtenir une donnée précise ». Passant de la critique externe décevante à celle du contenu, l’intérêt du manuscrit lui apparaît alors pleinement – et nous a poussés à le lire :
Le P. Willibrord compare assez précisément l’imprimé au manuscrit dont il a repéré l’intérêt (ce qui n’exclut pas une découverte toujours possible de manuscrits parallèles [[36]] :
“Comme il a été impossible de déceler l'âge et la provenance de l'écrit, on pourrait croire qu'il s'agit là d'une simple copie sur l'imprimé, donc sans intérêt réel. Mais nous avons été frappé dès l'abord par une première divergence entre ce manuscrit et le grand ouvrage du mystique capucin. Ce chef-d'œuvre, dans toutes ses éditions imprimées (1623-1629-1643-1649, etc., 1932 pour le français ; 1623 et 1698 pour le latin) s'appelle : Les Secrets Sentiers de l'AMOUR divin. Or notre manuscrit dit : Les Secrets Sentiers de l'ESPRIT divin. C'est déjà une première différence. Si nous avançons dans la suite du texte, nous ne manquons pas d'en relever bien d'autres.
“D'abord les deux passages qui ouvrent le traité, “A Dieu Tout Puissant” (1932, p. 14) et “Aux âmes dévotes” (1932, p. 16) sont plus longs dans le manuscrit, et plus ou moins interpolés de l'un en l'autre. De plus, le prologue des éditions imprimées n'existe pas dans notre manuscrit (1932, p. 19 à 39). Mais considérons le corps de l'ouvrage. Le Ms., à la p. 9, porte : « Les voyes secrettes de l'Esprit divin. Première Partie contenante certains points nécessaires à ceux qui veulent commencer à s'appliquer du tout au vray amour de Dieu, et de la nécessité de son Esprit divin. » Comparez avec le titre des éditions imprimées (1932, p. 43),
« Première partie contenante aucuns préambules ou points plus, principaux, nécessaires d'être sus et exercés par celui qui veut s'avancer au chemin de la perfection. » A la suite de ce titre, le manuscrit donne sa table (p. 10). Regardons-là en même temps que celle des éditions (1932, p. 40-41) :
“MANUSCRIT :
Du but et de la fin finale du chemin de la perfection.
“Chapitre 1. Premier point nécessaire à la Perfection de la cognoissance de Dieu et de soy-mesure. Chapitre 2. De l'humilité, montrant la nécessité que nous avons d'icelle. Chapitre 3. Humilité que c'est. Moyens pour acquérir la vraie humilité. Second point nécessaire à la perfection [nos italiques faisant ressortir les différences]. Chapitre 4. De la mortification. Troisièsme point nécessaire à la perfection de l'amour divin. Chapitre 5. Moyens pour acquérir l'amour divin. Chapitre 6. Aucuns advis touchant le chemin de la perfection, et de l'oraison mentale.
“IMPRIMES :
“Chapitre 1. Du but et de la fin prétendue en tout ce chemin du divin amour. Chapitre 2. De la connaissance de Dieu et de soi-même. Chapitre 3. De l'humilité. Humilité, que c'est. Moyens pour acquérir l'humilité. Chapitre 4. De la mortification. Chapitre 5. De l'amour divin. Chapitre 6. Aucun avis.
[…]
“Pour ce qui est de la deuxième partie voici leur titre mis en parallèle :
“MANUSCRIT:
“Seconde partie, contenante une briève mais entière deduction de tout le chemin de la vraye Oraison mentale, avec tous les estats et passages qui s’y rencontrent. (p.93).
“IMPRIMES :
“Seconde partie contenante une entière description et poursuite de tout le chemin d'oraison mentale par lequel on va à Dieu et parvient - on à la jouissance de son divin amour ; avec les degrés, états et opérations que l'on y rencontre. (1932, p.103).
D'apparence on croit trouver tout à fait la même matière. Mais si l'on compare un tant soit peu les deux textes, on constate une divergence plus grande encore que pour la première partie, en même temps qu'un réel parallélisme au fond, et de grandes pages textuellement identiques. Contentons-nous de comparer les deux tables de chapitres. Les quatre premiers ont des titres à peu près communs ; à partir du cinquième, on rencontre la différence le Ve du MS (p. 187) correspond au IXe des éditions ; le VIe (p. 212) au Xe; le VIIe (p. 272) au XIIe, et à la p. 301 le manuscrit porte un « Amen » terminal. Mais il ajoute (pp. 302 ; 305 ; 345 ; 369 et 401) des passages qui n'ont pas l'air de se faire suite entre eux, ni de correspondre aux chapitres XIII à XVI que nous trouvons dans les éditions imprimées. […]
L'on sait par ailleurs (dom A. Julien nous l'affirme apud R.A.M. 1932, p. 412-415) que des copies d'un brouillon préparatoire à l'édition circulaient bien des années avant l'impression première des Secrets Sentiers en 1623... Pas de doute, semble-t-il, que notre manuscrit ne soit un des premiers états de cette œuvre. […]
Après avoir souligné combien les deux textes divergent, l’érudit père Willibrord conclut : « Pas de doute, semble-t-il, que notre manuscrit ne soit un des premiers états » des Secrets sentiers publiés [[37]]. Sa brève, mais précieuse note nous a incité à déchiffrer le manuscrit car nous avions déjà largement apprécié l’édition de 1623. Puis, appréciant sa fraîcheur et l’élan qu’il peut nous communiquer, à le transcrire.
Constantin se propose de révéler « les voies les plus reculées de la connaissance des mortels » données par Dieu :
« C'est un secret, et à l'oreille que je désire les vous dire, craignant que les inexperts ou incrédules d'une si grande bonté divine ne sachent croire que ces choses sont si faciles à qui s'emploie à les chercher [[38]].
« Car Dieu de son côté nous le veut donner, nous invite à le rechercher, et jamais ne manquera à ceux qui le cherchent en vérité : « Je suis, dit-il, à la porte de vos âmes, et je heurte, attendant si quelqu'un me la veut ouvrir, et celui qui me donnera entrée chez soi, je viendrai et ferai un banquet avec lui en son âme [[39]] ».
§
Nous donnons dans les vingt pages qui suivent de nombreux et assez amples extraits. Outre le choix de telles « bonnes feuilles », cela souligne l’intérêt concentré sur des chapitres de la seconde partie du manuscrit ; on est ainsi encouragé à surmonter de premiers envois « à Dieu » et « à l’âme fidèle » puis à s’habituer au ‘style ‘rocailleux’. Nos extraits couvrent surtout la dernière moitié manuscrite, entre les pages (m158) et (m294).
Entre tous les moyens, « l'amour est l'exercice principal et le premier de tous qui rend tous les autres faciles, adoucissant toutes difficultés » et « l'amour est le pied, au moyen duquel il va en avant, et celui qui n'aime, ne chemine point aussi » : le terme d’amour sera constamment repris [[40]].
Le thème amoureux de l’extrême « supposition impossible » est présent par deux fois :
« Il faut encore avec telle pureté et sincérité chercher cet amour qu'encore qu'on saurait que Notre Seigneur ne nous voulût pour sien, ains [mais] plutôt qu'il nous voulût perdre à jamais, encore que n'aurions jamais reçu aucun bénéfice de lui, encore que n'espérions rien ni après ni Paradis, ni grâce ni gloire, [même ain]si voudrions-nous lui servir, chérir et caresser de toutes les forces de notre âme, le connaissant vraiment digne de tout honneur que lui voudrions faire [[41]].
Comment cela est-il possible sinon par une expérience mystique donnée par grâce ?
« …la connaissance expérimentale qu'elle reçoit de l'amour, bonté, dignation [bienveillance] de Dieu en son endroit, lui donne un objet si aimable, si désirable, si solide et si efficace en son esprit qu'elle est enseignée à exercer les actes d'un amour le plus purifié qui lui est possible, inclinant son cœur à le désirer, chérir et à le servir de tout son désir, comme bien souverainement aimable, si digne de toute gloire, honneur et louanges ;
Ce qui « semble bon sans autre pourquoi » : sans qu’un don, secondaire en comparaison de ce qu’elle a reçu par « dignation », soit nécessaire :
[…] que combien même elle n'aurait jamais rien reçu de lui, ni grâce [particulière], ni gloire, ni paradis ni enfer, [ain]si voudrait-elle le servir, l'aimer et le désirer de tout son cœur, pour ce seulement qu'il est digne, ou bien pour toute raison parce qu'elle le veut ainsi, et que cela lui semble bon sans autre pourquoi ! [[42]].
Il existe une condition « pour arriver à cet amour divin » en attente :
Croire indubitablement que ce grand Dieu est intimement dedans nous en notre esprit et n’est pas besoin de l'aller (m57) chercher au Ciel par sublimes conceptions ni par discours des choses saintes ; car il habite en votre esprit comme en sa propre image, et ne s'en retire jamais, ne désirant que de se pouvoir donner à connaître à votre âme, et lui communiquer ses grâces, son amour [[43]].
Sachant qu’Il est présent en notre esprit il ne reste…
… plus rien que de voir le moyen de se dépêtrer peu à peu de ces imaginations grossières et extérieures de l’humanité de Notre Seigneur, (m71) apprenant à le concevoir présent en son âme au sommet de son esprit, et toujours cheminer ainsi en sa divine présence, sans descendre aux opérations de l’imagination.
Alors :
Dieu nous tire d'un degré à l'autre, tellement peu à peu et avec telle coopération nôtre, que l’on les passe sans distinguer ou remarquer, sinon après que l'œuvre est faite. [[44]].
En résumé :
Dieu est un bien infini, la source, l’origine et fontaine de tout bien, lequel est présent intimement à notre âme […] de sorte qu’il n’est pas besoin de chercher Dieu trop loin de nous […] Il est à la porte de notre cœur, (m105) attendant là si quelqu'un lui doit ouvrir, pour le pouvoir combler de ses grâces [[45]].
Là-dessus vous devez savoir qu’entre les œuvres que Dieu a faites hors de nous en ce grand monde, il y a encore d’autres qu'il fait dedans nous, et que nous expérimentons nous-mêmes, savoir est l'opération de sa divine grâce en notre âme, nous faisant connaître par propre expérience sa bonté, sa miséricorde, sa libéralité et sa grande dignation en notre endroit.
Et telle connaissance ici de Dieu établie ainsi en nous parce qu’avons ressenti et expérimenté en nous-mêmes, et non pas seulement par ouï-dire, (m141) comme elle est au dernier point d'assurance et de certitude, aussi est-ce le moyen de connaître le plus parfait et accompli, le plus solide, le plus ferme et le plus certain que l'on pourrait avoir [[46]].
La « méthode » consiste en une continuelle oraison : pourrait-elle être discontinue et inférieure à ce que nous éprouvons dans un amour humain ?
N’avez-vous jamais aimé une créature au monde ? Souvenez-vous combien il vous était agréable de penser à icelle, comme rien ne nous en pouvait empêcher, comme notre cœur y était porté […] vous commencerez à faire que tout le jour entier, voire toute votre vie, vous sera une continuelle oraison, persévérant à savoir ainsi en continuel mouvement d'amour et de désirs intérieurs vers Notre Seigneur à toute heure et à tout moment, en tout temps et en tout lieu [[47]].
Ici au moment du passage de la méditation à l’élévation d’esprit ou contemplation, se pose le passage à l’acte : doit-il être volontaire ou non ? ce point se résoud par un juste milieu :
Car c'est ici le point tant débattu, de savoir s'il est licite de faire ceci [se dépêtrer un peu des images] de soi-même et quitter ainsi la méditation des Mystères sacrés pour s'appliquer du tout à la recherche de Dieu spirituellement en son Esprit, [sans] que l'on y soit intérieurement invité par l'abondance de la grâce et d'opération divine : la plupart tenant que non et que c'est même pure tromperie que de dire le contraire. Et de là puis après vient que mille et mille personnes (m158) demeurent ici arrêtées, sans jamais passer plus outre, ou certes seulement après un long temps extrêmement, pour n'oser aucunement s'ingérer eux-mêmes aux choses ultérieures.
Constantin s’écarte nettement d’une quiétude mal comprise car on peut coopérer au travail de la grâce sans risque de s’y substituer.
Sachez donc que, touchant donc ce que trouverez ainsi quelques livres, qui vous diront qu'il faut attendre que Notre Seigneur nous tire par sa grâce à ces choses qui tiennent ainsi du plus relevé que la considération des Mystères de l'humanité de Notre Seigneur, et nullement s'ingérer de soi-même : il les faut entendre avec discrétion, que toute présomption en soit tellement exclue et bannie, que pourtant la coopération que nous devons apporter aux grâces divines, n'en soit point forclose [interdite].
Il est tout certain que cet esprit, cet amour, ou cette présence divine que vous désirez, et pour laquelle vous aspirez et le jour et la nuit, [il] ne sera pas en votre possibilité naturelle de l'acquérir par aucun effort ou industrie que (m159) pourriez oncques [jamais] y apporter, mais dépend du tout de la bonté divine de la nous donner, par une infusion de sa grâce. Et c’est ce que veulent dire ceux qui en parlent le plus pertinemment, le tout en l’attente de la divine attraction.
Mais au reste, de dire que ne pourrions-nous y disposer par notre propre diligence, fidélité et coopération, cela ne se peut aucunement soutenir. […]
Pour l’ordinaire, cette coopération peut même faire appel à l’exercice d’aspiration, pratiqué assez largement à l’époque par exemple chez des carmes de la réforme française dite de Touraine [[48]] :
Dieu opère avec nous conformément aux exercices que prenons, soit pour les exercices de la vie active, soit pour l'exercice intérieur d'amour ; et partant si on doit arriver à cet Amour divin, il faut qu’on apprenne à s’écouler en Dieu avec les actes de nos trois puissances supérieures de foi, d’espérance et d’amour.[…] C'est pourquoi il faut que cheminant toujours en avant, nous traitions maintenant plus outre d'une disposition encore plus immédiate [sans intermédiaire] que les précédentes pour arriver à la jouissance de la présence de Dieu et de l'opération de son divin Amour, à savoir de l’exercice de l’aspiration, qui est (m161) un exercice spirituel, par lequel l'âme, se retirant tout en son cœur, s'efforce de s'élever plus outre à Dieu, par dessus soi-même, non plus par aucunes imaginations, mais selon que réellement, essentiellement et par soi-même il est présent à chacun de nous, désireux de se communiquer à nous au sommet de notre esprit par l'infusion de ses grâces […]
Constantin s’oppose à ‘l’oisiveté’, reproche justifié chez certains quiétistes déviants ; il suggère de se remémorer une expérience mystique passée puis de « captiver » son entendement, tenir en laisse la folle du logis, afin de s’élever à Dieu d’un vol léger :
Non pas que l'on doive être intérieurement oisif, attendant que Dieu fasse tout, mais c'est s'approchant de Dieu par amour, et le venant à connaître par expérience propre en son âme, au lieu de la vivacité d'entendement que l'on appliquait à diverses bonnes considérations, on les restreint maintenant à certaines intérieures espèces obscures, non pas imaginées, mais restées de l'expérience que l'on a eue du ressentiment [expérience] de l'opération divine. […] Alors, (m166) ne cheminant plus que de la partie amative, on s'efforce de captiver son entendement quant aux discours, pensées ou intelligences de quoi que ce soit, et certaines intérieures espèces, énigmes ou idées, avec l'aide desquelles la volonté ou partie amative s'aide à se dépêtrer de la terre et de tout ce qui est d'inférieur, pour joyeusement, amoureusement et d'un vol léger s'élever à Dieu […]
Décision prise, la dynamique d’une vie intérieure se met en route. Le pèlerinage est décrit en de belles pages comme une ascension jusqu’au repos, « lieu où habitent les désirs de son cœur » :
Elle [l’âme] poursuit, elle patiente, elle attend, elle espère ; et en fin pendant toutes ces choses elle ressent quelquefois comme, outre son effort en son industrie propre, Notre Seigneur lui communiquer l'aide de sa divine opération, lui facilitant ses actes, lui renforçant le courage. Et en cette sorte poursuivant son chemin, ayant toujours l'œil de son désir vers le haut de l'esprit, elle s'aliène de la terre, elle monte à la montagne du Seigneur, et finalement arrive aux opérations de l'Esprit, là où, sans images d'aucuns Mystères, (m172) l'âme est introduite tout dans soi-même plus intimement que ni tous les sens extérieurs ou intérieurs, ni que son effort ou pouvoir naturel pourrait porter. […] Et là, avec grande paix, quiétude et silence, la vue de son désir fort éclairée, elle se met en la présence de cette souveraine Majesté, […] l'appréhendant en son (m173) esprit comme idée d'un Être infini au-dessus de soi, surpassant toute sa capacité, élevant à lui son cœur comme au seul objet de son désir et tout le sujet de son amour, ne forgeant autre conception de lui que de son bien, son désir, son amour, sa vie, son tout, […] elle demeure ainsi en soi-même attentive à désirer et ressentir l'opération du divin Amour en elle, rapportant sans cesse toutes ses pensées à rechercher en son esprit la présence et la face de celui qui est tout son bien, Notre Seigneur, par ses dignations infinies, trouvant cette âme ainsi vide, libre et disposée de tout autre chose si qu'elle ne désire et n'attend autre que lui seul, auquel elle a mis tout son cœur, tout son trésor et toute son attente, ne peut manquer à lui infondre toutes sortes de grâces avec l'opération de son Amour divin. […] c'est chose incroyable des occultes opérations de Dieu, qu'elle y trouvera des chemins inconnus, qu'il lui montrera des connaissances infuses qu'il lui donnera, des inusitées affections qui lui seront communiquées, et des désirs ardents dont sa volonté sera enflambée ! […]
Mais ce sera Dieu qui, par l'infusion de ses grâces, illuminera son âme de toute sorte de divines connaissances qui lui sont nécessaires. Et de ces lumières infuses, il la fera passer au repos de l'amour et de la fruition de la présence de l'Esprit divin, selon que porte cet état ici, là où, demeurant ferme par une adhésion (m177) tranquille, et reposée pour avoir trouvé la région de l'Esprit divin, lieu où habitent les désirs de son cœur, [elle] attend là sa divine opération, comme elle y est assez fréquente. [[49]]
Le chapitre 4 que nous avons privilégié se poursuit au chapitre suivant par une comparaison avec la montagne « où demeure le Dieu de Jacob » :
C’est ici que le cœur ou la volonté de la créature commence à devenir le tabernacle, le temple et le domicile de Dieu, dans lequel il versera d'ici en avant tant de grâces et tant de sincères ressentiments de son divin Amour qu'il semblera à notre créature qu’elle portera avec soi le Paradis, […] état de si merveilleuse pa[ix][[50]], tranquillité et de repos intérieur, que ri[en] de plus admirable qu’un tel accoisement [[51]] de toute chose en cette âme, tout le reste des autres puissances demeurant assoupi[es], outrepassées et comme insensibles, et s’appliquant en cette région toujours ainsi immédiatement à Dieu, et s’efforçant singulièrement de se solider en l’unité de l’Esprit. […] l’état de la présence de Dieu, région de l’Esprit divin, ou bien région déiforme.
L’Unité est soulignée, sans attention du regard intelligent, mais par un actif sentiment éprouvé au centre de l’âme :
…l’âme ne doit pas se forger rien de déterminé en son esprit, à quoi elle s’adresse comme à son Dieu, son Seigneur, etc. Mais elle doit entendre que l’union est faite tout au cœur, ou au centre de son âme, et que tout ce qu’elle voit sans soi, est la région divine […] ce n’est pas par une vue, ou par un regard intérieur de la simple intelligence directement attentive à considérer Dieu présent, que cette jouissance ou union se passe, mais par un actuel ressentiment au centre de son âme, par un témoignage assuré de sa proximité et présencialité [[52]] causée par lesdits traits divins.
…Devant lequel actif sentiment tout le reste, manifestations, effets advenants, ne sont que des accidents, des faiblesses de la nature à contrôler :
…tout ce qui paraît ainsi au-dehors n’est rien qu’un effet ou accident extérieur nullement à estimer ni à désirer (m198) puisque sans tels accidents on peut fort bien jouir de la substance et des fruits de ce divin trait d’infusion divine ; voire plutôt est à suivre et prier Notre Seigneur de réformer tels effets extérieurs advenants, qu’il permet arriver, pour être trop paraissants aux yeux des hommes, qui n’admirent que semblables choses extraordinaires.
Et les exagérations des témoignages d’amour ne sont qu’éblouissement devant la noblesse d’essence :
Jaçoit [bien] donc que vous oyez ou lisez les exagérations du divin Amour en cet état, ne vous trompez pas, comme si l'âme devait s'y arrêter, car bien que l'on écrive avec tant de paroles enflambées, ce n'est pas néanmoins que l'on veuille exprimer le ressentiment ni la faire attacher à la saveur qu’il porte avec soi, puisque ce n’est qu’un effet que l’on doit négliger, mais c’est que l’on s’efforce de le décrire en sa noblesse essentielle, et que l’on ne sait sinon avec semblables paroles. Sachez donc que c’est à l’Esprit tout pur, nu, abstrait et séparé de tout ce ressentiment d’amour, que l’on a au terme, (m203) que l’on doit s’arrêter en cet état, et non pas à l’amour dont la partie amative est remplie.
Il s’agit d’être « transformé en l’Esprit » et non d’éprouver, comme l’indique la suite du même texte :
Le progrès dont de cet état doit forme est de se perdre, de se plonger et de se transformer tellement en Dieu que l’on ne sache plus que c’est d’amour, devenant si Esprit que l’amour soit lais[ssé] fort loin derrière en bas au cœur ; et qu’ainsi transformé en l’Esprit divin, voyant on ne voit point, sentant on ne sent point, écoutant on n’oye point, pour la grande aliénation de soi-même en l’Esprit divin.
Et vous « n’aurez pas Dieu comme distinct de vous », mais élevé « en une vastité […] en Dieu par-dessus toute forme, être et distinction » :
Si donc vous désirez savoir ce (m206) qu’entre tant de faveurs, de grâces et de caresses vous pouvez remarquer pour votre avancement, c’est qu’étant retourné à vous-même, en votre industrie propre, vous preniez garde de ne pas coopérer avec Dieu, vous constituant en sa présence en telle forme que le teniez présent à vous comme distinct et un autre que vous, auquel vous vous adressiez et teniez mille propos, mais vous ressentant en votre centre à la façon qu’opérait en vous le trait divin, auquel, comme j’ai dit ci-dessus, vous ramassiez là un recentre de votre âme et l’Esprit divin, et tout ce qu’il y a identifiant, c’est-à-dire unissant ce tout avec votre être, et coopérant en cette sorte à votre avancement ; et ainsi n’aurez pas Dieu comme distinct de vous, mais comme identifié avec votre être […]
[Il faut] remarquer ce que j’ai dit [[53]], que de ne se pas former un tel intérieur, auquel Dieu et vous soyez deux distincts, mais vous unissant par ensemble au centre, votre élévation après soit toute gaie, joyeuse et sereine (m208), mais bien sublime [[54]] en une vastité, amplitude de chose, ne cherchant que de reposer en Dieu par-dessus toute forme, être et distinction, par-dessus toute parole, encore même mentale, par-dessus toute action forme autre qu’une oblation représentation entière de tout votre être déifié, en la présence de cet Esprit invisible, identifiant, ramassant et rabaissant en bas, en votre centre tout ce qui se peut ramasser venant de l’esprit, pour rester au-dessus tout élevé en l’unité de l’Esprit divin, non pas oiseux, mais tout en action, au cœur ou volonté, afin de là le sentir en actions et mouvements, et non pas endormi ou insensible [[55]].
Après la découverte rendue possible grâce à l’Amour divin qui se manifeste en premier à l’homme vient l’apparente absence de l’Amour. Il s’agit d’une « nuit ». Suit donc le grand renversement « difficile sans doute à passer » - non sans avoir préalablement averti l’âme et obtenu son consentement :
Finalement donc, après plusieurs petites épreuves, Dieu, la voyant forte et courageuse, entièrement dépêtrée de l'affection de la terre, résolue de Le suivre quoi qu'il lui puisse coûter de peines et de fatigues, et de ne [pas] L'abandonner pour dur et austère qu'Il se montre en son endroit, et surtout la reconnaissant forte assez pour l'opération qu'Il veut faire en elle, lui met une inclination secrète de se remettre, abandonner et se jeter du tout en Sa disposition divine, pour faire d'elle selon Son bon plaisir en temps et en éternité, et ne désirant que de Lui complaire à quel prix que ce soit.
Et après avoir finement tiré son consentement total, commence à la mettre en un état auquel il faudra qu'elle endure merveilleusement, et d'autant que c'est ici un des plus fâcheux passages et (m216) rencontre [[56]] pénible de toute la vie spirituelle que ce présent état de privation […], Dieu ayant coutume de mettre ici l'âme jusques au bout de ses forces et de lui en donner autant qu'elle en puisse porter […] la prive premièrement de toutes les opérations supérieures de l'esprit et de toute occupation de son divin Amour, qu'elle soulait [se satisfaisait d’]avoir, la remettant au plus bas de ses puissances inférieures, là où elle se trouve si remplie de soi-même, si éloignée de la région divine que l'opération de Dieu quasi ou point du tout ne se peut ressentir ; [[57]].
Suit la description d’un état de « martyre ». La raison
…est qu’il la veut conduire à un état auquel elle ne pourra plus s’adresser à Dieu comme distinct d’elle [[58]] ou comme un autre second, mais auquel, par grâce, tout son être, son fond et son opérer sera tout identifié avec celui-là auquel auparavant elle soulait [se satisfaisait d’]adresser tous ses désirs, ses affections et ses actes d’amour ; et partant il est nécessaire que cette façon de s’adresser à Dieu comme second entièrement distinct d’elle, lui soit ôté : autrement (m226) elle s’y voudrait toujours maintenir.
Dieu donc la voulant par cette opération changer, lui ôte le moyen de se pouvoir plus écouler en lui par amour ; par ainsi il faut qu’elle sache que jamais plus il ne se communiquera à elle comme il faisait et voulait au haut de son esprit en la manière comme auparavant. […] il faut que le tout se passe par l’accoisement [le repos], tranquillité, et la paix qu’elle conserve (m228) en soi-même, et non autrement, comme par moyen propre et unique pour cet état présent de s’en dépêtrer. […] La raison est que par cet accoisement, l’esprit, qui est tout le supérieur de l’âme, se regagnera peu à peu non pas en s’élevant par actions y tendant directement, mais plutôt pour dire ainsi, icelui descendant en ce fond ;
L’évocation de représentations sensuelles qui nous parlent moins aujourd’hui s’achève sur une comparaison forte où Constantin évoque concrètement notre révolte :
Avez vous jamais vu un chien enragé qui, ne pouvant arriver à celui qui le frappe, se prend au bâton dont il est frappé. Ainsi cette nature humiliée jusqu'au bout, délaissée toute à soi-même, remplie de sa malice, agitée quelquefois de colère, de rage, d'impatience, se voudrait bander contre Dieu, et contre tout indifféremment, sa malice ne (m232) respectant personne, mais n’y pouvant aborder [car] empêtrée de l'esprit, se ronge, se passionne et se dépite toute en soi-même contre la pressure et l'angoisse qu'elle ressent.
Avec un brève consolation lorsque « petit à petit tout va de mal en pis » :
Et puis sachez que si bien en l'état précédent vous viviez en si grande assurance de l'Amour divin, vous étiez néanmoins la même que vous êtes maintenant, et aussi imparfaite que pour l'heure vous vous ressentez.
Enfin on va sortir de cette nuit (le mot n’est jamais utilisé par le très positif Constantin), mais très progressivement et nous lui laissons parole :
…c'est maintenant en ces états qui suivront auxquels ne pouvant plus opérer d'action formée, tout l'effort, toute l'industrie et tout le coopérer qu'elle pourra y apporter, sera de se tenir gaie, joyeuse, contente et allègre au-dedans, et avec telle disposition passer toutes les rencontres fâcheuses qui se présenteront en son âme. (m260). Avec cette paix et joie selon l'Esprit au milieu des angoisses de la nature, elle se dispose le plus immédiatement qu'il lui serait possible au ressentiment de la nouvelle opération du divin Amour au plus intime de son centre ; […] et à cet effet se tient insensible aux choses inférieures, se tient légère et prête à s'envoler en Dieu, si le moyen lui en était donné. Mais quoi, il n'y a moyen d'y aborder : aussi n'est-ce pas ici encore la fin.
[…elle ne peut] rien faire autre chose pour tout, que bien doucement, humblement et pacifiquement s'humilier, s'abaisser et se plonger en une profondeur sans fin, sans fond et sans mesure qu'elle appelle son néant, et ainsi s'humiliant elle s'exerce comme un ramas[[59]] de toute sa mesure intelligible en un point ; tout immédiatement après quoi sans aucun milieu ne ressentira au-dedans de soi, et dedans le pourpris [[60]] de son être créé ou naturel, une autre capacité qui n'a ni borne ni limite, comme une région d'amplitude, d'étendue infinie, laquelle chose ainsi immense n'est pas comprise de l'entendement.
Et depuis cette introduction en une telle amplitude intérieure, tout ce qui se passe et s'y agit avec Dieu, se fait d'une façon passive, recevant seulement et non coopérant.
Et voici pourquoi tous les mystiques et spirituels veuillent toujours appeler cet état ici passif, d'autant qu'ils expriment si clairement que tout ce qu'ils en reçoivent est purement infus de l'Esprit divin, ayant tellement outrepassé les limites de leurs puissances naturelles et perdu l'activité d'icelles qu'il ne reste plus rien d'elles que la capacité de recevoir, d'être mus et d'être remplis, et non d'agir, se mouvoir ou coopérer de soi-même.[[61]].
Enfin le dernier chapitre [[62]] poursuit en explicitant une suite infinie des états.
Ayant à traiter de ce dernier état [La nouvelle opération du divin Amour], je veux être autant bref que Dieu y est abondant en ses opérations divines. Car comme il possède intérieurement en cet état la créature, en usant comme de son instrument du tout façonné à son divin vouloir, il la remplit tellement de soi-même que c'est lui qui la meut et l'anime en ses opérations. Et laquelle partant n'a pas beaucoup besoin de nos lois ou instructions (m273) après qu'elle aura passé les premiers commencements de cet état, et qu'elle y sera un peu habituée. […]
Dieu resserrant merveilleusement cet esprit dans ses bornes, qui volontiers s'élèverait à Dieu par-dessus soi, tout ce qui lui peut venir d'élévation, méditation, imaginations, élévations internes, ou pensée de quoi que ce soit, doit être doucement négligé, et là laissé pour demeurer tout en soi-même en sa partie supérieure, en une paix et sérénité d'esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même, sans élévation, sans imagination (m275) et sans occupation autre qu'une solitude intérieure, […] elle entre dans l'être divin comme dans une région de merveilleuse amplitude […] n'y trouve que Dieu, et plus rien de soi-même, encore qu'elle voudrait […]
L'âme aimante ne perd jamais son être essentiel de nature humaine pour se revêtir de l'être (m285) divin. Mais elle perd son être naturel quant à sa corruption accidentaire et quant à ses opérations naturelles, étant revêtue du nouvel homme, qui est créé selon Dieu en justice et sainteté de vérité comme dit saint Paul aux Ephésiens […]comme dit Tauler après d'autres Pères spirituels, et expliquant commodément ces choses par la similitude du fer, charbons ardents, de l'air illuminé des (m286) rayons du soleil, de l'eau jetée en petite quantité dans un vaisseau de vin, et semblables ; […]
quant aux actes extérieurs, la personne opère toujours à la façon ordinaire des autres hommes, selon que porte l’exigence des vertus morales, réservé seulement que son comportement extérieur est plus doux, modeste, gracieux, bénigne, paisible et posé que celui des autres, et comme elle est si toute passée en l'Esprit divin, si identifiée avec Dieu qu'elle se semble à la manière susdite, Dieu, déifiée et toute divinisée, Dieu lui étant soi-moi, sans avoir d'autre distinct de soi, à qui elle se puisse adresser comme à son Dieu, son Seigneur, etc. Car elle se voit soi-même être Tout, ou bien un grand Tout être soi-même, pour la grande ressemblance qu'elle a avec Dieu, à la façon que le feu brûlant semble (m290) plutôt être feu que non pas fer ; et si elle chante les louanges divines, c'est soi-même qu'elle loue, c'est-à-dire celui qui est fait soi et son moi par grâce […]
Après donc ces merveilleux élèvements, cette si grande connaissance, Dieu la laisse peu à peu retourner à elle, revivre la vie ordinaire des exilés de ce monde, la faisant descendre jusqu'aux premiers degrés de cette région déiforme ; de là encore plus bas hors d'icelle, tout en soi-même, jusques que même au plus bas de la nature inférieure, et en si grande pauvreté et privation de toute grâce (m294) qu'elle fut dernièrement avant cette jouissance divine ; avec cette différence toutefois de son côté, qu'ayant ainsi eu l'expérience de la fin de cette œuvre, elle est hors de tant de doutes qui l'accablaient la première fois qu'elle y passa, n'y trouvant pas tant de difficulté, comme ayant trouvé ce secret, et sondé le fond de cette pauvreté. […]
Et toujours ainsi par vicissitude jusqu'à la mort. [[63]].
Constantin offre un aperçu couvrant la vie mystique dans son ensemble et sur sa durée. Il précise, avec une autorité qu’il affirme dès son envoi « à Dieu tout-puissant », le schéma traditionnel des trois voies, en lui donnant chair.
D’abord la découverte, rendue possible grâce à l’Amour divin qui se manifeste en premier à l’homme. Découverte qui n’exclut pas une mise à disposition de ce dernier par sa vigilance, l’attention amoureuse en miroir du don reçu.
Ensuite l’apparente absence de l’Amour est absolue et nécessaire pour couper à tout attachement. Elle est mal vécue. Il s’agit bien d’une « nuit », mais le terme s’est prêté à trop de développements emphatiques pour qu’il apparaisse chez unrhéno-flamand optimiste. Par contre ce dernier évoque une révolte bien concrète.
Puis une lente renaissance, état renouvelé, divinisation. Là l’âme est bien la même, mais elle perd toute vision d’elle-même, - est-elle encore et Dieu même ? L’âme demeure « en une paix et sérénité d'esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même, sans élévation, sans imagination ». Cet état n’exclut pas des aller-retours, les descentes et remontées comme dans un ascenseur, mais cette fois les descentes seront « hors de doute. » Il s’agit finalement d’être assoupli comme un cuir que l’on tanne et d’apprendre à reconnaître l’infinie diversité des états.
On ne trouve guère un exposé comparable par sa complétude - déjà présente dans ce premier jet, elle sera approfondie dans l’Anatomie -, sauf peut-être chez madame Guyon : ses Torrens présenteront sous une comparaison empruntée à la belle nature un parallèle lyrique à l’exposé de Constantin.
Deux points nous sont chers : (i) ce n’est pas seulement l’homme qui perd pied, mais l’obstacle d’une dualité disparaît, car au retour de l’épreuve « Dieu » ne peut plus être perçu comme distinct. (ii) des aller-retours sont vécus « toujours ainsi par vicissitude jusqu'à la mort ».
Au verso de cette feuille :
Page (m188) du manuscrit 2367 réserve
Bibl. Franciscaine de Paris
intitulé
“Les secrets sentiers de l’Esprit divin”
[Il reste donc que poursuivant toujours, nous expliquions] (m188)
plus au loing le sommest de cette mon/taigne, la présence de l'esprit divin / et la jouyssance de la sainte opération, / déclarant les passages de cet estat, / comme Dieu se manifeste, se communique / et se donne à congnoistre par vraie ex/périence ; comme l'amour est ici merveil/leux en sa plaine vigueur et au [en] fort /savoureuse manière. //…
[ L’édition s’écarte souvent à partir d’ici du manuscrit arrivé à mi-chemin et qui va prendre son envol surtout après (m225). On retrouvera encore de nombreux parallèles entre ms. ‘Esprit’ et imprimé 1623 ‘Amour’ .].
La graphie est parfois assez difficile à déchiffrer et l’on note des rognure par massicotage (ici la seule réduction de la marge supérieure). Certaines des pages du papier fin et fragile ont des angles arrachés.
Nous avons modernisé l’orthographe, revu le découpage en paragraphes, accru leur nombre pour donner une plus grande respiration à l’exposé d’origine probablement orale conduisant à des phrases longues (nous n’avons pas hésité à attribuer un paragraphe par phrase, parfois même à la sectionner tout en respectant la ponctuation lorsqu’elle ne comporte qu’un point-virgule).
Par contre nous nous sommes abstenu de toute inversion au sein d’une phrase (elle eut pourtant permis de ‘franciser’ le texte de notre Rhéno-flamand).
Nous indiquons en notes les sens de nombreux mots désuets, utilisant principalement le très utile résumé du Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy [[64]].
Nous avons numéroté les pages du manuscrit « (m n°) » de l’Esprit divin dans ce volume Œuvres mystiques I. On les retrouvera dans l’édition de l’Amour divin (« [m n°] ») constituent le volume suivant Œuvres mystiques II.
Le lecteur peut ainsi comparer les deux Secrets sentiers et ceci d’autant plus facilement qu’ils sont publiés en volumes séparés. La note infra [[65]] concerne essentiellement le volume consacré à l’Amour divin. Elle s’adresse aux lecteurs désirant déjà comparer les deux sentiers.
Manuscrit 2367 réserve de la Bibliothèque Franciscaine de Paris
Puis, ô grand Dieu, que vous savez nos souhaits, vous lisez en nos cœurs et que vous sondez nos désirs, vous n'ignorez donc [pas] le sommaire de mes vœux, le but de mes prières, et ce que je pense en mon âme [[66]]. Plût à vous, ô mon Dieu, que selon les grandeurs de vos bontés, selon les merveilles de votre amour, et selon la condescendance incroyable de votre dignation [[67]] divine envers nous, telle aussi serait la louange de votre nom, la connaissance de vos œuvres, et l'expérience de vos grâces.
Mais quoi, ô Seigneur, qui pourrait jamais endurer la grosse ignorance dont le monde est maintenant saisi ? Car quoi plus ignoré que vos merveilles ? Quoi plus négligé que votre Amour ? Et quoi plus rare que l'expérience de votre bonté (m2) [[68]] démesurée ? Puis donc, ô Amour infini, que renserrant quelques-uns de nos cohabitants dans vos saints et sacrés tabernacles, et leur octroyant l'entrée au Saint des Saints tant désirable, vous leur avez montré même pendant cette vie les plus secrets sentiers de votre Sapience divine, ouvrez-moi encore la bouche, conduisez ma plume, descendez en mon esprit, à ce que, gouvernant ma parole, vous animez mon discours, et ainsi je puisse annoncer aux âmes vertueuses ces voies secrètes de votre Esprit divin. Je sais que cacher les secrets de son Roi, c'est chose bonne et louable, mais aussi de publier vos œuvres si divines, c'est encore chose plus honorable.
Vous êtes, ô souverain Roi, merveilleusement grand et plein de gloire sans mesure ; vos conseils sont véritablement hauts, et vos sagesses sans fin, profondes ; mais par-dessus tout, vous êtes merveilleux en amour démesuré et bonté incroyable en vos (m3) dignations, et pour ce, de génération en génération nous annoncerons vos merveilles, et de siècle en siècle nous irons publiant l'abondance de vos suavités, car vous êtes doux et agréable merveilleusement.
Ames donc divinement aimantes [[69]], venez et accourez, je vous prie, pour ouïr ces secrets dont je vous veux faire part. Je m'en vais vous déplier les trésors de la Sapience divine, et les chemins les plus abstraits de l'Esprit divin ; les voies les plus reculées de la connaissance des mortels, je m'en vais maintenant les vous mettre en évidence ; mais pourtant c'est un secret, et à l'oreille que je désire les vous dire, craignant que les inexperts ou incrédules d'une si grande bonté divine ne sachent croire que ces choses sont si faciles à qui s'emploie à les chercher. Car il n'y a point faute de ceux qui, peu amoureux de telle recherche, non seulement ne prennent la peine de mettre le pied en ce chemin tant (m4) désirable de l’Esprit divin, mais encore empêchent que ceux qui volontiers se pourmèneraient par icelles, n’en puissent [avoir] l’accès ni l’entrée. Venez donc pour ouïr et entendre quelque chose de ces divins secrets. (m5)
Âme fidèle, puisque ce grand Dieu d'Amour infini, qui a ses délices ès [[70]] âmes saintes, a tant pour agréables celles qui le cherchent en vérité et de tout leur cœur, qui les aime, les chérit et en fait état, les gardant comme la prunelle de ses yeux, qui pourrait douter que ceux qui coopèrent à leur avancement, ne participent semblablement au bonheur dont elles sont comblées. Douterai-je donc de coopérer aux bons et pieux désirs qui brûlent des âmes fidèles de parvenir à la fin pour laquelle Dieu vous a appelées à son saint service, à la jouissance de sa divine bonté, de son Amour, et à la présence de son Esprit divin en vos âmes. (m6)
Ce de quoi je suis requis que d'y apporter aussi du mien ensemble avec ces vos bonnes volontés si sincères, vous réduisant ici en abrégé tout ce que, par les conférences que j'ai eues tout le long de cette année [[71]], je vous ai plus amplement déduit, lequel ensemble vous puisse servir de guide de conduite et de plan, parmi ce chemin si abstrus, si inconnu, et si peu frayé des mortels, vous en découvrant les sentiers, les passages et rencontres, pour selon ce vous pouvoir gouverner.
La demande est si pieuse, et le désir si juste, et la fin prétendue est si importante et si bien annexée à la vraie vocation religieuse, que, toute autre chose laissée en arrière, je m'y condescends, je l'accepte et me mets en devoir, dont finalement voici les effets de ma petite portée, laquelle, pour petite qu'elle soit, je ne laisserai de l'offrir de bon cœur, espérant de participer aux mérites de celles qui s'en pourront servir, puisqu'y (m7) aurai coopté tout ce qui était en moi ; et quant à ce que je traite, ci dedans je sais que je ne parle en l'air ni à crédit, puisque ce ne sont que les mêmes choses dont j'ai communiqué avec vous, vous ayant trouvés conformes et capables unanimement, ne désirant, ni respirant, et n'ayant rien plus au cœur que d'entendre des nouvelles de la vraie oraison mentale, des voies de Dieu qui s'y retrouvent, et des moyens qu'il y a plus particuliers pour glorifier Dieu par icelle, les uns pour s'y confirmer, et les autres pour s'y acheminer.
Recevez donc, âmes fidèles, ce mien petit offre, que je fais, non pas aux sages du monde, puisqu'il n'est conforme ni sortable à leur sapience humaine, ayant tout à dessein évité à mon possible toute façon doctrinale, mais aux âmes simples, humbles et sincères, sages selon Dieu, désireuses d'entendre les moyens pour agréer à leur (m8) Époux céleste ; et s'il y a chose dite à propos qui puisse servir à aucuns, ce ne sera pas de mon cru, de mon esprit, qu'il sera sorti, mais de l'abondance de vos mérites devant Dieu, vos saints divins [[72]] ayant fait qu'Il se sera servi de moi comme instrument de sa gloire pour vous découvrir les secrets de sa divine Sapience. (m9).
La connaissance qu'avons [que nous avons] de quelque fin, le désir conçu de quelque bien final, et la résolution prise de l'emporter et [de] le nous acquérir, est si efficace à gagner nos cœurs, à captiver nos esprits, et pousser nos volontés, que c'est du seul désir d'obtenir ce que nous nous sommes ainsi proposés pour but et pour fin, que sommes courageusement poussés à embrasser encore les moyens qui sont pour nous en apporter la jouissance [[73]].
Celui qui entreprend quelque voyage a toujours devant les yeux le lieu où il prétend arriver. Vous donc, ô âme fidèle, qui déjà toute engagée au chemin du divin Amour, quittant les aises et contentements du monde mis en oubli, négligés et laissés en (m14) arrière, ne désire que de poursuivre une si généreuse résolution, embrassant plus outre les efforts des plus courageux qui soient sur la terre, savoir la victoire de vous-même, la ruine de vos inclinations vicieuses, la mort de vos passions naturelles. Plus [cette généreuse résolution] opère chez vous qu'espérez-vous [que vous n’espérez], et où tend votre cœur, c'est que je prétends vous persuader ici tout au commencement de ce petit traité, savoir est que vous vous proposiez souvent en votre esprit le but et la fin qu'il faut prétendre en ce chemin, d'autant qu'elle est si noble étant aimable, que la seule considération de sa noblesse [[74]] et efficace a attiré nos cœurs à l'acquisition d'icelle ; d'autant encore que c'est selon la fin prétendue qu'il faut régler, et compasser [[75]] tous les moyens que l'on embrasse pour y arriver, faisant d'iceux plus ou moins d'estime, selon que plus ou moins ils se rapporteront de près (m15) à cette fin-là, [lorsqu']ils … [[76]] seront pour nous y conduire.
Et ne prendre pas bien garde à ceci, c'est une occasion entre les autres qui retardent plusieurs âmes à ne mettre le pied dans ce chemin si désirable, ou pour le moins profiter, avancer, et aborder le sommet de la perfection. Cette fin donc et ce but auquel devons tendre en tout ce chemin spirituel est l'acquisition, la jouissance, la possession, et le repos en notre Dieu notre souverain bien, au plus intime de notre âme par une si étroite conjonction d'esprit à la divinité immédiatement présente par une si pacifique adhésion d'amour, de désirs, de bonté, que ce ne soit plus qu'un esprit, qu'un amour, qu'une volonté, un plaisir et une jouissance de Dieu (m16) singulière … merveilleuses … … [[77]] au moyen de ses gracieuses visites et communications ineffables. Mais surtout [c’]est afin de se donner du tout à icelles [[78]], les faisant jouir de son immédiate présence de son Esprit divin, au plus intime d'elles, et leur communiquant aussi la connaissance et l'amour de son Nom.
Lors donc qu'arrivés à cette jouissance, parvenus à cette fin dernière, nous seront faits un même esprit, une même action, un même amour, une même connaissance par identité gratuite [[79]], ce sera lors et non devant [[80]] que notre cœur trouvera son repos tant désiré. Ce sera lors encore que le Nom de Dieu sera sanctifié en nous, et que son Royaume nous sera advenu. Car c'est ici là où consiste la perfection de notre âme, que d'avoir été créée capable d'un si grand bien, et laquelle partant jamais ne sera remplie, contente ni assouvie, sinon quand elle (m17) sera comblée de la jouissance de Dieu même, et que tellement la possédera qu'elle sera faite une autre Lui-même, et lui sera fait son Tout par une inexplicable identification gratuite de ces deux êtres par ensemble.
Quand sera-ce donc qu'un si grand heur vous arrivera ? Et quand viendra le jour que nous nous verrons jouir d'un si grand bien ? Se pourra-t-il bien faire, ô Amour éternel, que si grande chose nous arrive un jour ! Mon esprit maintenant si éloigné de Vous pourra-t-il bien avoir de tant généreux rencontre que la présence de Votre divine face au plus intime de soi-même ? Disposez-moi donc à ce bien, ô mon Dieu, mon cher Amour, car de moi il serait du tout impossible d'y arriver.
Or ceci n'est impossible à personne, sinon aux lâches de cœur, aux gens sans courage, qui se laissent gagner du diable, du monde et de la chair, qui demeurent arrêtés aux plaisirs sensuels, (m18) aux commodités du corps et à l'amour de soi-même. Car Dieu de son côté nous le veut donner, nous invite à le rechercher, et jamais ne manquera à ceux qui le cherchent en vérité : « Je suis, dit-il, à la porte de vos âmes, et je heurte, attendant si quelqu'un me la veut ouvrir, et celui qui me donnera entrée chez soi, je viendrai et ferai un banquet avec lui en son âme [[81]] ». « Ouvrez-moi, m'amie, ma soeur, ma colombe, dit-il ailleurs, car ma table est toute chargée de la rosée du matin, et mes cheveux sont tout mouillés des gouttes de la nuit, tant il y a longtemps que je suis attendant ici [[82]] ». Paroles si divines, dignations [[83]] si grandes, bénéfices si inestimables, que cela seul suffirait pour nous ravir le cœur en son amour, si nous considérions bien en oraison une bonté si grande.
Ne vous résoudrez-vous donc pas de (m19) poursuivre un si grand bien, une fin si généreuse ? Et voudriez-vous bien épargner aucune chose, redoutez-vous de mettre le pied en un chemin si agréable ? Dites donc à ce Dieu d'amour :
« Bon Jésus, ma seule espérance, cher amour de mon âme, vous êtes ma part, ma portion, mon héritage à jamais : je ne veux, mon Dieu, désormais autre richesse, autre trésor, autre attente que vous et votre amour. Car vous possédant, j'aurai tout bien. Vous aimant, je serai en vous et vous en moi, me remplissant de vos biens. Et depuis que maintenant je sais que vous habitez en moi, que votre bonté est si grande et votre dignation est si démesurée, je veux au moins vous rendre mon amour en réciproque ; et à cette fin je ferai de mon âme un temple à votre honneur, un petit palais royal (m20) digne de votre demeure. Je ferai de mon cœur un petit lit nuptial, une couche d'amour, où vous puissiez venir célébrer les épousailles sacrées avec mon âme, un cabinet de délices, où vous puissiez venir prendre vos ébats et contentements. Je me remplirai d'un amour si ardent envers vous, et m'unirai si fort à vous, que votre amour fera la vie de mon cœur, et le paradis de mon âme.
Or sus donc le désir vous est-il de rechercher cette jouissance tant désirable de l'Amour de Dieu, et de la présence de l'Esprit divin en votre âme ? le désirer et sous que de savoir en peu de paroles les moyens plus propres pour vous y conduire, voici ceux qui vous sont les plus nécessaires. (m21)
Souvenez-vous en premier lieu, que ceci soit le fondement de tout bien, efficacement ressentir quel et combien grand est le Seigneur de qui vous recherchez la grâce, et de l'autre côté quelle est votre petitesse : il ne faut pas que mettiez jamais en oubli cette humble reconnaissance de ce qu'en vérité vous êtes, à savoir petit vermisseau de terre, inutile au monde, propre à rien plus qu'à offenser Dieu, en vous anéantissant ainsi tant que pourrez en cette estimation propre, vous tenant en vérité la plus indigne créature (m22) et la plus inutile de toutes celles qui sont au monde. Au contraire, devez avoir si grande estime de Dieu que croyez assurément et ressentiez qu'il est un grand Dieu infini, devant qui toutes les puissances célestes, les anges et tous les saints du Ciel tremblent en lui faisant service, reconnaissant que tout ce qu'ils pourraient faire, n'est rien en comparaison du service et de l'amour infini dont il est digne et le sera à jamais.
C'est cette grandeur infinie de Dieu d'un côté, et le rien que toute créature est au regard d'icelle, profondément considérée et ressentie, qui fait tous les saints si humbles, même la glorieuse Vierge Marie devant le trône de cette infinie grandeur ; et vous aussi en la reconnaissance de votre petitesse et indignité, tenez-vous en sa présence, traitez avec lui, demandez-lui son amour, sa grâce et l'accomplissement (m23) de son bon plaisir en vous [[84]], et ce, avec une intime, profonde et infinie révérence formée par un abaissement intérieur de votre âme au-dessous de cette si sublime grandeur.
Que si davantage à la considération de [ce] vous ajoutez encore l'injure et l'offense faite contre Dieu par le passé, qui pourra jamais comprendre, comme vous vous êtes, ô âme, anéantie, avilie vous-même, et rendue du tout [[85]] pire que le rien. Entre Dieu et vous, quelle proportion y a-t-il, et répondant avoir osé enfreindre ses lois, contrevenir à ses commandements, mépriser sa volonté pour accomplir la vôtre !
C'est ici que le péché est un mal tel et si grand que c'est le souverain mal du monde, c'est le malheur des malheurs, la misère des misères ; et il n'y a rien de plus à craindre que le péché pour être en extrême abomination devant Dieu ; aussi vaudrait-il mieux perdre (m24) tous les biens du monde que de consentir au péché, et toute créature à toute heure serait prête à se venger contre nous du tort qu'avons fait à Dieu en l'offensant, si sa bonté ne l'empêchait.
Ce c'est pourquoi le fruit que devons rapporter de cette connaissance, est que nulle peine, tourment ou déshonneur ne nous devrait être fâcheux à supporter, si nous considérions bien l'importance de l'injure qu'avons faite à Dieu par le péché, ains [[86]] devrions deviner que toute créature nous traitasse mal, nous méprisasse, et nous donnasse mille fâcheries, afin qu'ainsi il nous fût rendu selon nos démérites.
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Pour autant donc que le fondement et l'origine de toute perfection, la racine de toutes vertus et la vraie et sincère connaissance de notre petitesse, de notre anéantissement et vileté, et que d'icelle (m25) procède la vraie humilité, sans laquelle on ne peut parvenir à Dieu ni à la réception de ses grâces, je me dilaterai quelque peu à vous décrire cette belle vertu et vous montrer sa nécessité.
La première règle et leçon en l'école du Fils est la vertu d'humilité, prononcée par sa bouche sacrée en ces paroles si claires, si sérieuses et si importantes : Nisi efficiamini sicut parvuli, non intrabitis in regnum caelorum, Si vous ne devenez comme enfant, vous n'entrerez jamais au Royaume des cieux. Selon quoi la chose nous est de si grande importance que, sans (m26) humilité, nous ne pouvons aucunement agréer à Dieu, que sans icelle il n'y a aucun chemin qui nous puisse conduire au Ciel, étant l'origine, le fondement, la conservation de tous biens que tous les saints, qui sont maintenant bienheureux, ont embrassés comme premières règles et leçons en l'école des vertus.
C'est pourquoi donc une croyance tout autre, un doute tout résolu est que, si jamais nous voulons arriver à quelque degré de perfection ou de grâce en ce monde et de gloire en l'autre, il faut nécessairement que devenions petits par humilité en nos yeux en la présence de Dieu, petits devant tout le monde, ne reconnaissant en vérité sans feintise n'être rien que petit vermisseau de terre, serviteur inutile indigne de la terre qui nous soutient, du pain que nous mangeons et de l'air que nous respirons, estimant tout autre meilleur que nous, nous comportant avec un chacun quoique vil et abject (m27) avec toute douceur, modestie, et …, secourant notre prochain de notre [serv]ice [[87]] en toutes ses nécessités selon notre pouvoir comme n'étant né que pour servir à tout. Autrement, comment oserions-nous jamais comparaître en la présence de ce grand miroir et exemplaire d'humilité Notre Seigneur Jésus-Christ, en sa crèche, en sa croix, et en toute sa vie, qui n'est qu'un vrai excès d'humilité. N’est-ce pas lui qui, sans mot dire, nous condamne par son exemple ?
Ô bon état parfait, modèle d'humilité et de petitesse, vrai parangon [[88]] ! Et comment voulons-nous être des petits dieux qui ne sommes que vilenie et ordure et chose de néant, puisque vous, qui êtes le vrai Dieu, vous êtes tant abaissé et anéanti ? C'est à la vérité chose digne de merveille qu'il n'y a si petit d'entre nous, ni si grand, ni si pauvre, ni si riche, qui ne sent en son cœur un désir d'être toujours quelque chose, et en quelque estime auprès du monde, (m28) chacun voulant paraître plus qu'il n'est, qui en état, qui en office ou dignité, qui en noblesse, en sa maison, en ses autres états, qui à commander, qui à défendre ses opinions, qui à ne céder à personne, chacun voulant être le plus estimé, le plus sage, le mieux venu, et semblable en nombre infini, qui sorte de cette malheureuse engeance, l'estimation de soi-même nous en demeurant toujours quelques vestiges, quelque état, ou quelque espèce ceci, quelque grand désir que l'on ait du contraire, n'y ayant lieu, temps, ni personne, où cette semence ne veuille faire toujours pulluler ces pernicieux effets [[89]].
N’est-ce pas merveille que même au service de Dieu, au mépris du monde, en l'abnégation de soi-même, nous n'en sommes pas garantis ? La famille [des apôtres] de Notre Seigneur n'en a pas été affranchie, les uns ayant désiré les premiers honneurs, les autres disputent qui d'entre eux (m29) était le plus grand. Et quelles personnes devaient plus être dessaisies de cette passion que celles que le Sauveur avait choisies pour servir au monde d'exemple de miroir de pauvreté, d'humilité et de mortification ? Et cependant ce désir d'être quelque chose a bien osé se venir là fourrer.
Grand cas, ils avaient dit adieu au monde, avaient abandonné toutes choses, néanmoins les voici arrêtés tout court en leur voyage par ce petit état de réputation propre. Quelle merveille donc si nous fragiles et pauvres en sommes agités, puisque les colonnes mêmes du Ciel en ont été ébranlées !
C'est donc ici la première leçon en cette école que la vertu d'humilité ; mais aussi c'est le dernier conflit, auquel nous devons faire preuve de notre valeur, constance et magnanimité de courage au service de Notre Seigneur, de subjuguer, terrasser et anéantir en (m30) nous ce désir d'estimation de nous-mêmes ; et rien ne nous servirait de nous être convertis en Dieu de notre bien mondain, des plaisirs de la chair, de la vanité des richesses, ni de tout le contentement du monde, si néanmoins en notre solitude, en notre vie retirée nous nous laissions gagner à cette maudite engeance d'enfer. Car si Dieu même n'a pas pardonné aux anges entachés de ce vice, nous autres petits vermisseaux, pourriture et chose de néant, demeurerons-nous impunis en notre orgueil ? Ces esprits ne fixèrent rien, ils n'opérèrent rien, seulement ils conçurent l'orgueil en leurs esprits, et néanmoins en un moment, en un clin d'œil, ils sont tombés irréparablement et précipités du Ciel aux enfers.
Que si la superbeté [[90]] a pu priver de la grâce de Dieu un ange de si grande vertu, illustré de tant de prérogatives et décoré de tant d'honneurs, qu'il était le premier et le plus noble de toutes les créatures que Dieu fit oncq[ues] (m31), l'ayant rendu le plus malheureux, le plus laid et difforme que jamais se pourrait imaginer ; et que sera-ce de nous autres, poudre et cendre, si nous nous enorgueillons ! Apprenez donc de moi, dit Notre Seigneur, comme je suis doux et humble de cœur. Mais quel profit, ô bon Jésus, nous en reviendra-t-il, si nous apprenons ceci de vous ? Bienheureux, ce, dit-il, sera celui qui trouvera cette pierre philosophale, ce secret des secrets, et la clé de toute perfection, car il trouvera repos en son âme, ce bien tant désiré de chacun, la paix et tranquillité d'esprit.
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Disons donc ici en peu de paroles que c'est qu'humilité, et comme nous la pourrons acquérir [[91]].
C'est un ressentiment [[92]] intérieur de sa petitesse, indignité, et néantise, qui abaisse (m32), approfondit et anéantit la personne en la présence de Dieu quant à l'intérieur, et devant les hommes aussi quant à l'extérieur.
C'est une vertu laquelle nous fait joyeusement et volontairement embrasser toute injure, mépris et confusion de nous-mêmes, avec autant de contentement que ceux du monde font les honneurs et richesses. C'est une destruction totale de son propre honneur, de tout appétit de louange, des ferveurs et des caresses des hommes. C'est une vertu qui nous fait négliger nous-mêmes, et tous les biens que pourrions faire, pour faire cas seulement de Dieu et de son divin Amour.
Se persuader entièrement que jamais personne ne pourrait assez nous condamner, confondre, ni affliger tant que méritons. Ne se pas soucier (m33) si on est honoré ou méprisé, ains s'imaginer comme mort, duquel il est plus nouvelle, ou bien ce que vraiment n'est rien.
Ne se faut jamais excuser ni justifier soi-même lorsqu'on est repris ou accusé de quelque chose que néanmoins l'on a pas fait, mais supporter le tout courageusement, se réjouissant au pâtir et souffrir pour l'amour de Notre Seigneur, sans se plaindre ni lamenter à personne. On doit prendre plaisir à faire les œuvres viles et abjectes, selon même la volonté d'autrui comme chose qui lui convient le plus.
Il faut abhorrer toute vaine gloire et complaisance de soi-même, toute ostentation, toute honneurs du monde, désirant plutôt de n'être su, connu ni caressé de personne.
Surtout faut être bien aise d'être repris, corrigé et puni de ses fautes sans les excuser, mais plutôt les manifester. (m34)
Et pour comble de tout, il faut être content que l'on pense que tout ce qu'on endure est mal volontiers, avec beaucoup de secrète impatience et avec plaisir de se venger, quoiqu'il en ait le cœur bien éloigné.
Il est du tout nécessaire aussi de se tenir toujours serviteur inutile, et croire assurément que l'on ne correspond pas bien à Dieu selon les grâces qu'on a reçues ; et que si celui, qui est maintenant le plus malheureux au monde, avait reçu autant de grâces et de bonnes commodités pour faire bien, qu’il s'en servirait peut-être mieux et plus fidèlement que l'on ne fait. Ceci toutefois sans troublement, inquiétude, ou désordre intérieur.
Celui qui se met joyeusement au dernier lieu et s'abaisse sous toute chose, estimant chacun meilleur que lui, est facilement garanti de tout mécontentement en chose qui lui puisse arriver. Car se déjetant soi-même et se méprisant, on ne le peut mettre plus bas qu'il ne se met soi-même. (m35)
La seconde chose que je vous mande est une étude de mortification, de haine et de renoncement à vous-mêmes, aux allèchements [[93]] de la nature, aux inclinations mauvaises et toutes vos passions désordonnées, tellement que partout où vous trouverez que votre pensée, désir ou inclination vous porte qui ne soit à Dieu ou à chose de son service, soudain vous convertissez à lui votre cœur, faisant des actes extérieurs et intérieurs contraires avec grand courage, protestant de ne vouloir plus laisser emporter votre consentement à ces choses contraires à son Amour divin. Car autrement (m36) n'étudier pas bien en la mortification de soi-même, on ne fera rien autre chose avec l'exercice d'amour, sinon que nourrir son amour-propre, fomenter son orgueil, et jamais ne parvenir à ce que l'on désire.
Tout ainsi donc que la source ou la fontaine répartie en plusieurs canaux ne peut pas si plantureusement communiquer ses ondes à l'un d'iceux, comme elle ferait bien si, tous (c'est un seul excepté) étant estranchez [[94]] et bouchés, elle pouvait dégorger ses eaux cristallines dans les seins d'iceluy ; et qui serait désireux de faire ôter le cours de quelque canal, il serait nécessaire qu'ayant mis une bonde aux autres qui empruntent et tirent leurs eaux d'une même source, il empêchât que son eau ne fût désormais plus détournée en tant d'endroit divers. De même notre esprit réparti en tant d'affections diverses ne peut ni pleinement ni librement (m37) vacquer au seul désir de l'Amour divin, ains du tout est nécessaire que mettions à notre cœur une bonde afin que toute sollicitude superflue, tout amour désordonné estranché, il puisse avec plus de véhémence pousser les ondes de ses affections ramassées et réunies ensemble au seul objet de tout son bien, qui est Dieu son amour.
C'est pourquoi un des plus nécessaires moyens pour arriver à la jouissance du bien prétendu est que l'homme ramasse en soi toutes les puissances de son âme, les retirant entièrement des objets divers, auxquels elles pourraient être dispersées, afin de les pouvoir élever, hausser et colloquer toutes en Dieu, les occupant jour et nuit à tout ce qui nous peut conduire à l'acquisition de son Amour divin. Car aussi longtemps que plein de l'amour des choses terrestres, notre (m38) entendement, volonté, mémoire, imagination, nos affections, nos sens et nos pensées seront vagabondes et dispersées hors de nous, jamais n'arriverons à l'unité d'esprit, disposition immédiate pour la jouissance de la fin désirée.
Pour l'intelligence donc plus ample de la nécessité de ce second point que vous devez savoir que, comme il y a plusieurs parties en notre âme, l'esprit, la raison et la nature inférieure avec le corps, toutes diverses entre elles, les unes nous tirant en bas, les autres en haut, si nous voulons acquérir la vraie paix et tranquillité tant recommandée, il est nécessaire que l'esprit, qui est la plus noble, suppédite [[95]] dessous soi tout le reste, les rangeant tout à sa loi.
Premièrement donc quant au régime (m39) du corps, que notre conversation extérieure soit modeste, grave, humble, douce et bénigne avec un chacun, conservant toujours au-dehors, tant qu'il est possible, la modestie que cause la dévotion intérieure, cheminant toujours recueillis et attentifs à nous-mêmes.
Au reste, il est fort nécessaire de soustraire au corps toute délicatesse et mignardise, et l'accoutumer aux choses dures, âpres et pénibles, si nous sommes désireux de jouir au-dedans des délices spirituelle et divine.
Car il est écrit de la Sapience que Non inuenitur in terra suaviter viventium [[96]], qu'elle ne se trouve pas auprès de ceux qui se traitent délicieusement, et derechef Qui Christ sunt, carnem suam crucifixerunt cum vitiis est corrupiscentiis suis [[97]], que ceux qui sont du parti de Jésus (m40) ont attaché à la croix leur chair avec toutes leurs concupiscences. Et ce genre de mortification consiste en ce qu'aucuns conservent la paix et la patience à la soustraction qui nous est faite de nos commodités, voire même de nos nécessités corporelles, ou de Dieu par maladie, ou des créatures par exercice et mortification, ou de la rigueur de notre état et vocation, embrassant en telle occurrence de bon cœur toute la commodité, sans se plaindre ni se lamenter.
Ici appartient encore la mortification des sens extérieurs, chose quoique petite en apparence, fort nécessaire néanmoins pour conserver la dévotion, le repos du cœur et l'esprit conçu en l'oraison ; car ce sont les fenêtres de perdition par où la mort fait son entrée en (m41) notre âme. La vraie dévotion et récollection intérieure est [sont] au commencement si délicate et si tôt évanouie, que non seulement les péchés, mais encore les images extérieures nous la font bientôt perdre. Mais surtout la garde de la langue nous est entièrement nécessaire, car il est écrit que d'icelle dépend la vie ou la mort ; et que tout ainsi que les grands navires se régissent par le moyen d'un petit gouvernail, et efforts et puissants chevaux avec un petit frein, ainsi quiconque tiendra sa langue bien ordonnée, pourra aussi donner bon ordre à tout le reste de sa vie.
Après le corps et les sens extérieurs bien ordonnés, suit encore le bon ordre et bonne dispositions de l'âme au-dedans de soi, et premièrement la nature inférieure avec toutes les affections et mouvements naturels, qui ont leur siège (m42) au cœur, à savoir amour, haine ; joie, tristesse ; désir, crainte, espoir, ire [colère], et semblables. Mais d'autant que la brièveté de ce petit traité ne permet pas de m'étendre plus au long, je dirai seulement un peu de parole pour le secret de cette affaire.
Imaginez-vous donc que, mettant le pied dans ce chemin de perfection, c'est chose toute résolue qu'il faut aussi sans aucune rémission retrancher en soi toute passion désordonnée qui pourrait s'élever de quelque endroit que ce puisse être ; et qu'il n'y ait ni vice ni raison, prétexte ni excuse, droit ou tort prétendu qui nous arrête en icelle, parce qu'autrement ce n'est pas fidèlement procéder en ce chemin. De sorte donc que celui qui veut faire aucun avancement, doit tenir pour tout assuré que c'est un faire le faut [[98]], qu'en ses espérances il ne doit plus reposer en chose aucune (m43) sinon en Dieu son divin amour, colloquant en cela tout son bien, son trésor et son attente ; que si avec cela il prétend encore autre chose, faveur ou gloire humaine, soulas [[99]] ou contentement propre, ou semblables, il se trompe et ne chemine pas en vérité.
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Derechef ne doit pas ignorer que toute affection de désir ou d'amour doit tellement être appliquée à Dieu et à chose de son honneur, qu'il soit seul celui qui le remplisse, le tienne, occupe, et soit tout le sujet de ses pensées, ayant en haine tout ce qui lui est répugnant, telle qu'est sa nature corrompue, le péché et toute inclination à mal.
Enfin que la joie et la tristesse soit tellement régies que, se tenant gai, joyeux et content au service de Dieu, ne se laisse aucunement accabler des ennuis et tristesses qui arrivent quelquefois du dedans, ou dehors. (m44)
N’y aussi se réjouisse prenant aucun plaisir, sinon en Dieu et selon Dieu, en choses saintes et salutaires, et non pas vainement, évitant soigneusement surtout pensée qui tire à courroux ou chagrin, ennui ou tristesse, parce que ces choses corrompent la douceur de l'esprit ; et par un tel chemin jamais on irait avant.
Finalement suit la mortification de notre partie raisonnable, l'entendement avec toutes ses curieuses spéculations, ses propres sagesses, sa prudence naturelle, le propre jugement et bon sembler. La volonté avec ses propriétés inflexibles, menus désirs, mauvais courage, etc.
Et voilà tout le sujet de notre exercice au chemin de la perfection que de réformer en nous la corruption et ces maladies spirituelles par notre (m45) diligence et fidèle coopération avec la grâce divine, en des premiers effets de laquelle est de requérir en nous tous ces infirmités : Qui sanat omnes infirmitates tuas [[100]]. C'est ici la guerre spirituelle que Notre Seigneur dit être venu publier au monde : Non veni pacem mittere sed bellum [[101]]. Notre âme est la vignoble spirituelle en laquelle devons toujours labourer, et est le jardin de délices de Notre Seigneur, duquel [nous] devons toujours arracher ces mauvaises plantes, afin que la semence de la grâce divine y puisse croître et profiter, et qu'avec toute assurance puissions imiter Notre Seigneur avec l'Épouse, de venir en son jardin cueillir les fruits de ses pommiers. Encore donc que toutes ces choses soient en grand nombre et difficiles, la grâce divine néanmoins sera celle qui nous renforcera et donnera le courage (m46). Je puis toutes choses, disait l'Apôtre, en celui qui me conforte.
Et puis le bien que nous prétendons est si singulier, si divin que, quand il nous faudrait épancher jusqu'à la dernière goutte de notre sang pour le nous acquérir, encore ne serait-ce rien au regard d'un bien tant désirable. C'est folie, qui ne travaille n'a rien ; et ce qui coûte guère, n'est pas beaucoup estimé. Si même pour les biens de ce monde on n'a rien sans labeur, ce n’est pas [[102]] merveille, si pour le moins ces difficultés se doivent rencontrer à la recherche d'un bien du tout inestimable. C'est ici où nous faisons preuve de l'amour que portons à Dieu, où nous rendons témoignages de la fidélité que lui gardons, et du courage que avons en son saint service, puisque pour lui complaire nous ne faisons difficulté de traverser ces chemins si épineux. (m47)
Qui sera-ce donc qui nous pourra séparer de l'amour de Jésus-Christ : y aurait-il bien chose au monde qui nous puisse détourner de la poursuite du bien que désirons ? Non, dit saint Paul, je suis assuré que ni la mort ni la vie, hauteur ni profondeur, ni créature aucune aura la puissance de nous séparer de celui que si ardemment nous désirons. Vous fait-on tout les traverses du monde ? Vous dit-on mille injures ? Dit-on du mal de vous ? Vous méprise-t-on ? Vous mortifie-t-on ? Chacun en a-t-il à vous ? Courage, et bon courage, sic itur ad astra [[103]] : c'est là le plus court et assuré chemin pour aller au Ciel, à Dieu, que pourriez deviser. Et ne saurions donner plus ample témoignage de notre jeu d'amour envers Notre Seigneur, que d'être persévérant en impatience, troublé, inquiété pour une parole de mépris, pour un travers, pour une (m48) mortification, que l'on vous fait. Le désir de faire gain et profiter en Dieu, et parvenir à la jouissance de son amour divin nous doit être si ardemment enté [[104]] au cœur que, quand il y faudrait subir la mort même, nous ne l'estimions non plus que paille et que chose de néant : Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filiae, dit l'Epoux ; comme le lys entre les épines, ainsi, dit-il, ma bien-aimée entre les filles [[105]].
C'est une façon de parler de l'angélique saint Thomas, comme si cet Époux céleste faisait retentir et publier à son de trompette : Qui veut être son épouse, sa chérie, sa bien-aimée, doit être comme le lys entre les épines, ou au milieu des épines, c'est-à-dire, une âme paisible, patiente, tranquille au milieu des épines et mépris de (m49) soi-même.
Et l'épouse au même Cantique nous montrant combien parfaitement elle était telle que requérait l'Époux céleste, Nigra sum sed formosa, dit-elle, Nolite me considera ne quod fusca sim, quia decoloravit me sol. Je suis noire, dit-elle, mais je suis belle [[106]]; je suis noire au-dehors par l'humiliation, mépris et mortification de moi-même : ne me considérez donc en mon teint si peu agréable, mais plutôt la cause et la raison d'iceluy. Car le soleil de justice, le chéri de mon âme, pour le seul amour duquel j'ai laissé le monde, négligé ma beauté naturelle, a eu le pouvoir encore de me faire disposer à toutes sortes d'injures, de mépris, de mortification de moi-même. C'est pourquoi je lui dis avec toute assurance : Qu'il vienne au jardin de mon âme cueillir le lys au milieu des épines, la paix et le contentement que j'ai gardés au milieu du mépris de moi-même. (m50)
La connaissance de nous-mêmes avec l'étude de la mortification ainsi supposée pour règle et second document [[107]], la troisième chose que je désire de vous pour profiter au chemin de la perfection est un grand amour, grande confiance, grande espérance en la bonté de Dieu, appuyée du tout sur sa miséricorde infinie, et surtout les mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ. Car entre tous les moyens qui sont pour nous conduire à la vraie perfection, l'amour est l'exercice principal et le premier de tous qui rend tous les autres faciles, adoucissant toutes difficultés, d'autant que nous sommes (m51) tous portés en ce … pour l'égard et l'amour de quelque fin que nous désirons.
L'homme mondain est poussé pour l'amour des richesses à traverser la mer et la terre, et cela même lui semble doux pourvu qu'il arrive à ce qu'il prétend. L'ambitieux poussé du désir d'honneur, n'y a chose qu'il n'entreprenne, quoique fâcheuse et pénible. Ainsi la personne spirituelle poussée de l'amour et du désir de son Dieu doit embrasser toute chose nécessaire pour y parvenir, quoiqu’ardue et difficile ; et poussée du désir de cet amour, doit faire toutes ses autres actions, soit d'oraison, de mortification et quoi que que fût d'autre. Car le chemin de la perfection est un retour de notre cœur à Dieu, et l'amour est le pied, au moyen duquel il va en avant, et celui qui n'aime, ne chemine point aussi. Dieu demande de nous (m52) sur tout qui … de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces. Aimez, dit saint Augustin, et puis vous ferez tout ce que vous voudrez [[108]]. Si quelqu'un m'aime, dit Notre Seigneur, il sera aimé de mon Père et [ain]si donc le principal que Dieu demande de nous, c'est l'amour ; et si c'est le plus propre, le plus immédiat et plus singulier moyen pour arriver à Dieu, que veut Dieu ? Que l'on ne s'excuse en icelui, et que plusieurs le négligent, se prolongent à eux-mêmes le chemin, s'occupant à tant d'autres choses et laissant celui si sûr [en] arrière.
Si donc vous désirez vivre d'une vie généreuse, tranquille, et spirituelle, [que] votre principal exercice soit l'amour divin et, en tous vos mouvements, actions et désirs, que cet amour ne soit tout votre motif : une âme sans amour divin est inutile au monde, dommageable à soi-même (m53) et infructueuse à tous biens. Par la raison, nous connaissons la vertu, mais par l'amour elle nous est rendue savoureuse, et sans amour nulle vertu [ne] nous peut être savoureuse supernaturellement.
(Douai 1629, 43 [[109]]). La première chose nécessaire pour acquérir cet amour, est avoir une affection courageuse, puissante et résolue entièrement de passer outre toutes difficultés, sans aucunement désister jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce que l'on désire. Ou bien c'est avoir un cœur si désireux de ce divin Amour que toujours il se sent enclin, porté, tendant et aspirant (m54) pour l'obtenir, de sorte qu'il quitte toute autre affection, n’ayant plus rien à cœur que ceci.
Il faut encore avec telle pureté et sincérité chercher cet amour qu'encore qu'on saurait que Notre Seigneur ne nous voulût pour sien, ains plutôt qu'il nous voulût perdre à jamais, encore que n'aurions jamais reçu aucun bénéfice de lui, encore que n'espérions rien ni après ni Paradis, ni grâce ni gloire, [même ain]si voudrions-nous lui servir, chérir et caresser de toutes les forces de notre âme, le connaissant vraiment digne de tout honneur que lui voudrions faire [[110]] ; et pour ce lui désirant, que tout service, amour et révérence lui soit rendu au Ciel et en la terre, que chacun le chérisse, le caresse et l'adore, autant en tribulation (m55) et adversité, qu'en joie et propriété.
Conformément à cette généreuse résolution, disait David au psaume Memento Domine David qu’il avait juré au Seigneur et fait vœu au Dieu de Jacob, qu'il n'entrerait en sa maison ni se mettrait au lit, qu'il ne donnerait sommeil à ses yeux ni repos à ses paupières, jusques à ce qu'il aurait trouvé en son âme le lieu où demeure le Seigneur, pour là lui dresser un tabernacle [[111]].
Le premier moyen donc consiste à avoir un fervent et grand désir de parvenir à ce divin amour et s’y adonner sans cesse, aux dépens de la nature et de qui que ce soit, quoi qu'il coûte de peine et de fatigue à la chair et aux sens, en dépit du monde et de tout ce qu’il en pourrait dire.
Document et précepte des plus nécessaires (m56) qui soit en ce chemin, d'autant que sans cette généreuse résolution, l'âme demeurera froide et sans guère s’avancer. On ne saurait offrir à Dieu plus agréable présent qu’un cœur net, et une volonté désireuse d’avoir Dieu pour son seul amour. Rien de plus plaisant à Dieu qu’une âme de qui la volonté est toute poussée en désir, en amour et en affection de chérir son Dieu, y aspirant de tout son pouvoir.
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Le second moyen pour arriver à cet Amour divin est un entretien continuel de la présence de Dieu en son âme en cette sorte : croire indubitablement que ce grand Dieu est intimement dedans nous en notre esprit, et n’est pas besoin de l'aller (m57) chercher au Ciel par sublimes conceptions ni par discours des choses saintes ; car il habite en votre esprit comme en sa propre image, et ne s'en retire jamais, ne désirant que de se pouvoir donner à connaître à votre âme, et lui communiquer ses grâces, son amour.
Croyez donc ceci assurément que Dieu est en votre esprit, et avec profonde révérence, crainte et humilité, accompagné de grand désir de son amour, élevez à lui votre cœur, et le tenant en sa présence, ce vous proposant si fermement en votre présence, que nulle autre idée, image ou impression soit en votre âme, que le désir de l'aimer, le chérir et lui agréer, n'admettant volontairement aucune pensée, mémoire ou imagination de chose du monde sinon de Dieu, traitant avec lui de son amour infini vers nous, de ses (m58) dignations et bontés, et ainsi persévérant en la continuation fidèle de la recherche de ce divin Amour et en un véritable rebut et rejet de tout ce qui n'est pas ce bien ici prétendu.
Celui qui a ainsi trouvé Dieu en son esprit, est vraiment généreux, car il se trouve tellement aliéné [[112]] de toute autre affection de la terre, qui se voit par-dessus tout par une vraie transcendance d'esprit tellement attentif à lui, comme si le voyait présent et qu’il n'y eût au monde que Dieu et lui ; et ceci avec la plus grande tranquillité du monde, s'en approchant tellement et si souvent que toute autre mémoire, affection ou inclination se perd. Afin donc qu'ainsi puissiez trouver Dieu en votre âme, élevez votre cœur à lui, et vous tenez toujours en sa (m59) présence, et que votre élévation ne soit pas imaginaire seulement, ou pensée de Dieu froide ou sans efficace ; apprenez à réveiller toujours votre partie amative par plusieurs intérieurs désirs, et sincères ; vous seront à cet effet des suivants ou autres semblables dévots élancements à Dieu, disant du plus profond de votre désir [[113]] : « Ô abîme de bonté, fontaine de miséricorde, mer inépuisable d'amour, Amour infini ! Mon Dieu, mon souverain Seigneur, réunissez-moi à vous par votre infinie miséricorde. Je retourne à vous, mon bienheureux principe, ma douce source, mon origine, la fin et mon repos. Soyez à l'avenir le seul sujet de ma pensée.
« Je m'offre, je me consacre, je me dédie du tout à vous aimer, à vous servir, et à vous glorifier à tout (m60) jamais. Je me donne du tout à vous, ô Dieu de mon cœur, ô vie de mon âme, vous choisissant pour ma part et mon héritage jusqu'au siècle des siècles à toujours ! Jésus mon espoir, mon unique refuge, mon bien-aimé Seigneur, mon seul amour et le désir de mon âme, je ne veux plus aimer que vous, je ne désire plus que vous, je ne respire qu'en vous !
« Ô joie des anges, mon débonnaire Sauveur ! Quand vous aimerai-je donc de tout mon cœur ? Quand vous embrasserai-je du plus intime de mon affection ? Quand pourrai-je chercher mon cœur en vous, le plonger et abîmer en la mer de votre amour ?
« J'ai un regret infini de vous avoir jamais offensé ! Et maintenant je retourne à vous, mon bien-aimé Seigneur. Recevez-moi à miséricorde, et ne permettez plus que je me sépare de vous, (m61) et pour toutes les injures que je vous ai jamais fait[es] en vous offensant, je vous donne mon cœur avec mille honneurs, prêt à endurer pour satisfaction tout ce qu'il vous plaira envoyer de mépris, de confusion d'injures et de travers.
« Si j'avais en mon pouvoir tous les cœurs des hommes et des anges, je les emploierais tous à vous aimer, à vous servir et à vous désirer très ardemment.
« Mon bien, mon amour, mon Seigneur et mon Tout, j'invite toute créature à vous adorer, à vous révérer et à vous aimer, confessant que vous êtes digne que tout le monde vous aime, vous exalte et vous glorifie ! »
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Et quand vous ferez semblables aspirations, ou aucunes d'icelles, vous ne le devez pas faire en courant et comme à la hâte, ains avec vraie (m62) attention et correspondance intérieure que vraiment vous vous sentez désirer, chercher et vouloir trouver Dieu en votre esprit, et lui vouloir agréer de tout son possible.
Or bienheureux celui qui, outrepassant toutes choses, surmontant toutes difficultés, oubliant tout ce qui est de la terre, réprimant en soi toute chose mauvaise, s'affectionnera ainsi à Dieu, demeurant toujours attentif et recolligé [recueilli] en soi-même sans s'empêtrer du rien qui ne lui touche, disant en son cœur : « C'est Dieu seul, c'est Dieu seul que je cherche. C'est Dieu, que je veuille tout le reste comme il voudra, Dieu est tout mon bien et tout ce que je désire en ce monde. »
C'est ainsi donc que, par aspiration douce, par amoureux délice, par devis [[114]] familiers intérieurs de toutes vos nécessités spirituelles et temporelles (m63) avec Dieu, vous pourrez acquérir une humble conversation, une amoureuse confiance avec Sa divine Majesté, et en fin sa très désirable présence. Et n'étant pas besoin de vous astreindre toujours à une même action intérieure, mais vous pourrez faire entièrement tout ce que bon vous semble avec Dieu, soit de vous offrir à lui, de le remercier, de vous réjouir de ses grandeurs, soit de vous prosterner dessous Sa Majesté infinie pour implorer sa miséricorde, soit de lui demander son amour, soit de lui représenter vos nécessités et afflictions, de vous douloir [[115]] de vos imperfections, et semblables.
C'est tout en ce que l'on fasse, pourvu que l'on apprenne à demeurer toujours dedans soi-même en la présence de Dieu, sans laisser aller son cœur (m64) ni ses sens vagabonds à leur liberté. Mais surtout faut remarquer encore une fois que pour embrasser ce chemin d'amour et d'aspirations, il s'y faut appliquer à bon escient, avec grande résolution d'y apporter toute sa fidélité possible, et de passer outre toutes difficultés que l'on pourrait rencontrer.
Et bien que l'on se trouve souvent affaibli, la dévotion perdue, il ne faut pas pourtant perdre courage, mais en attendant mieux, se tenir répondant, toujours aliéné de la terre et de toute affection humaine.
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Délibérant de traiter en sa seconde partie suivante de tout le chemin de la vraie oraison mentale, les parties de laquelle seront méditation, aspiration, présence de Dieu et autres qui y seront déduits, j'ai trouvé expédient de pré-mettre ici ces avis suivants pour plus ample connaissance de ce qui y sera déclaré. (m65)
(Douai 1629, 53) Premièrement est à
noter que la méditation est le fondement, la base et le soutien de
l'aspiration. Or l'exercice de l’aspiration présuppose une assez déjà grande
connaissance des mystères de notre foi et de l’obligation qu’avons d'aimer
Notre Seigneur, et surtout est fondé sur la volonté de l'aimer : volonté,
dis-je, non pas telle quelle, mais du tout fort généreuse, résolue, efficace et
actuellement [réellement] désireuse d'en poursuivre la recherche quoi qu'il
coûte.
Ce qui ordinairement nous dérive d'avoir souvent
médité et considéré profondément les Mystères de la vie de Notre Seigneur ou
autres Mystères de la foi, et y avoir appris (m66) notre obligation très
grande. Et partant ceux qui trouveront de la difficulté très grande à se
maintenir en l'exercice d'aspiration, comme étant [aspiration] trop spirituelle
pour eux, ayant encore besoin de s’arrêter souvent aux images existantes des Mystères
de la vie de Notre Seigneur, pour en vertu [[116]]
d'icelle se garantir et prévaloir contre les choses mauvaises, se tenir
salutairement occupé en soi au-dedans et acquérir les vertus nécessaires, ils
le peuvent librement faire, voire est-il [[117]] le
doivent nécessairement, jusques à ce qu'ils se soient suffisamment fondés et
solidés [[118]] au
bien et à la vertu.
Mais pour ceux qui, déjà aucunement [[119]] exercés,
désirent se disposer aux choses qui suivent et aller en avant, après qu'ils se
seront quelque temps ainsi arrêtés avec ces sacrés Mystères, [ils] doivent
s'efforcer de les rapporter à cette autre élévation spirituelle en leur esprit
(m67) à Dieu comme présent au sommet d’icelui, et jamais ne s'éloigner beaucoup
de telles spirituelles élévations d’esprit, si ce n'est que, pour résister à
beaucoup de mauvaises choses, il leur serait besoin quelquefois de se plonger
du tout en ces saintes imaginations et ainsi par ces bonnes chasser les mauvaises.
Cela néanmoins étant passé et la paix ou
tranquillité étant retrouvés, retourner à cette intérieure douce élévation et
amoureuse [imagination], prenant occasion et sujet de quelque bon Mystère pour
s’y entretenir, et ainsi ce sera aspirer et méditer tout ensemble : moyen très
propre pour bien profiter. Car la méditation sans aspiration demeure froide,
lente et sans efficace, là où que l'aspiration la fait tout passer en affection,
en désir, en amour.
Ainsi l'aspiration sans quelque petit sujet
de méditation, pour ces commencements, est difficile, de grand travail (m68) et
termine quelquefois en oisiveté ; et partant, on se servira de cette façon ici
de conjoindre ainsi la méditation avec l'aspiration, jusqu'à ce que l'on sente
sa volonté, son désir et son intérieur assez ordinairement émus à aimer Notre
Seigneur, se sentant aucunement facilement recueilli en sa divine présence,
aspirant après son divin amour. Car lors on pourra hardiment quitter ces
images des sacrés Mystères, ces grossières méditations, pour apprendre à se
tenir tout en soi-même occupé avec les actes de ses puissances supérieures en
la présence spirituelle de Dieu en son Esprit.
Quand il est fait mention tant ici
qu'ailleurs de quitter toutes les imaginations des sacrés Mystères, (m69) ce
n'est pas que l'on les quitte tellement toutes, que l'on néglige la souvenance
du grand bénéfice de notre Rédemption, ou que l’on rejette une si généreuse
compagnie que celle de l’humanité sacrée de Notre Seigneur.
Mais c'est que, comme l'imagination est l’une des plus grossières puissances de notre âme, appartenant à la nature inférieure, et que néanmoins notre fin et notre perfection gît aux opérations des puissances supérieures, tandis que l'on se tient toujours attaché à cette si grossière façon de méditer, si l'on ne passe jamais aux opérations totales desdites puissances supérieures pour d’icelles s'écouler en Dieu spirituellement, comme il est présent réellement en notre âme - ce qui toutefois est nécessaire.
Et partant, après que par le moyen des bonnes méditations sur ces Mystères de notre foi, il en a, par la grâce (m70) divine, aucunement réformé sa nature corrompue, accoisé ses passions, réprimé ses inclinations vicieuses, et que déjà l'on s'est acquis au-dedans quelque récollection avec Dieu, sentant en soi-même un grand désir de se mortifier et renoncer à soi-même, avec une bonne résolution de ne chercher que Dieu en son âme, prêt à faire tout ce qu'il serait nécessaire pour poursuivre ce chemin : alors telle personne doit être nécessairement conduite pour le moins à la seconde manière de méditer décrite ci-après.
Et puisqu’après
cette façon, elle s'est acquise encore plus grande lumière et connaissance des
choses de Dieu, plus de solides désirs et résolution de suivre Notre Seigneur
partout et en toute manière qu'il lui plaira, il ne lui reste plus rien que de
voir le moyen de se dépêtrer peu à peu de ces imaginations grossières [[120]] et extérieures de l’humanité de Notre
Seigneur, (m71) apprenant à le concevoir présent en son âme au sommet de son
esprit, et toujours cheminer ainsi en sa divine présence, sans descendre aux
opérations de l’imagination, [si ce] n’est au temps de nécessité pour résister
aux tentations survenantes. Car c’est jusqu’ici que notre coopération, ou
plutôt préparation à la grâce s’étend, et que Dieu n’opère plus pour le moins
selon l’ordinaire, sinon autant que nous nous disposons et que nous em[tre]prenons les exercices.
Quant aux états suivants, comme de la vraie
et réelle présence de Dieu en notre esprit, de l'état de privation, et de tout
tel autre qui soit par après, ils ne sont pas en notre pouvoir et ne dépend[ent] pas de ce que nous em[tre]pren[i]ons les
exercices ou non ; ains c'est Dieu seul qui nous y conduit, et nous, le suivant
seulement [pour] y coopérer ainsi que je pourrai ci-après déduire. (m72)
Parce que, quand ces opérations se passent,
Dieu possède la créature, son opération divine étant plus en vigueur et plus
forte que la nôtre. Mais en ceux-ci, du commencement de ce chemin jusqu’aux
dits états de la présence de Dieu, nous y pouvons et devons apporter du nôtre,
et tellement apporter que Notre Seigneur ne pourra non plus opérer que nous …
nous y disposerons et en prendrons les exercices convenables à raison que nous
sommes encore tout en nous-mêmes, et que Dieu avec son opération divine ne nous
possède pas encore pour nous pouvoir conduire par soi-même entièrement.
Jamais je ne pourrai dire assez à mon
contentement combien il est nécessaire de bien entendre ceci, parce que je vois
la plupart du monde avec ces opinions que, par-dessus la méditation des sacrés Mystères,
il faut que (m73) ce soit Dieu qui nous tire à tout ce qu’il reste, estimant
présomption de s’ingérer soi-même [[121]] ;
et de là vient puis après, que si peu passent à la connaissance ou expérience
des choses ultérieures [[122]]
et que, n'étant point émus à les rechercher, ils se laissent écouler aux choses
extérieures.
Jaçoit que [[123]] pour
se pouvoir appliquer du tout à l'exercice de l’aspiration, il soit nécessaire
qu'au préalable on ait par méditation accoisé [[124]] ses
passions désordonnées et réprimé ses inclinations vicieuses [[125]] en
acquérant les vertus morales, il n'est pas néanmoins nécessaire de les avoir en
si grande perfection que l'on pourrait penser, pour pouvoir commencer.
Car ainsi à peine pourrait-on jamais être
capable de se disposer aux (m74) choses ultérieures, puisqu'il n'y a état de
perfection, auquel on soit, que l'on ne ressente souvent quelque restat [[126]] de
la nature corrompue, et que l'on ne manque souvent à son devoir ; et puis parce
qu'encore que l'on n'y soit si très bien fondé, l'exercice d'aspiration et
d'amour avec Dieu n'empêche nullement que celui qui ne les a [pas], ne les
puisse acquérir et pratiquer.
Plutôt, il aide extrêmement et même s'y
exerce-t-on les vertus d'une façon plus excellente ; d'autant que celui qui
s'exerce à pur et à plein à la recherche du vrai amour de Dieu en [en] faisant
son unique et principal exercice, le désir qu'il a de complaire à Notre
Seigneur le poussera courageusement à ne rien laisser de ce qui lui pourrait
être agréable, se servant à cet effet de toutes occasions qui se présenteront,
sans en négliger pas une sans grand (m75) remords d'avoir manqué au service et
à la gloire de celui duquel tant il recherche la grâce, l’amour et la présence
en son âme, [[127]]
faisant ainsi toutes ses œuvres comme commandées, et comme
effets de la forte volonté, sincère amour, et indicible désir qu'il a vers
Dieu, à savoir que, puisque pour parvenir à ce que tant il désire, il faut
qu'il fasse ou renonce à soi en ceci ou en cela, n'estimant rien le tout,
pourvu qu'il parvienne à ce qu'il prétend, passé outre toute difficulté par un
oubli de soi et un outrepassement de toutes choses, s'appliquant à Dieu.
Et cette façon ici d'exercer la vertu morale
et la mortification de soi par un semblable oubli, détachement et insensibilité
à soi-même, est bien plus conforme au vrai avancement que non pas par actes
(m76) tout formés en soi, quoique souvent aussi il les faille faire ainsi ; car
semblablement, encore que méritoires, [ils] vous laissent néanmoins toujours
dedans vous, et ne vous élèvent pas si immédiatement à Dieu comme les
précédents. [[128]].
Partant donc, il faut distinguer deux
manières d'exercer la vertu [[129]],
l'une par actes tout formés en soi-même avec l'intérieur, tout dépeint de
l'acte d'icelle, rapporté toutefois à Dieu, à son Amour, et à tout ce que vous
voudrez. La seconde est par une manière comme indirecte et concomitante
seulement : savoir que, comme l'on cherche immédiatement en son esprit la
présence [[130]]
de Dieu pour l'aimer de toute son âme, ce même désir soit si efficace, si (m77)
possédant, tant qu’arrivé pour exemple que l'on le méprise, médise et mortifie
par un oubli de soi-même, comme si rien n'était, il poursuit son exercice comme
auparavant, sans s'arrêter pour chose qui soit au monde, bien ou mal, qui lui
puisse arriver, se rendant insensible à la nature et à tous tels mouvements qui
voudraient sortir. Et ainsi passer outre toutes choses, demeurant avec Dieu en
la poursuite de son désir.
C'est ici la manière que Dieu enseigne à
ceux qui s'oublient eux-mêmes, ne s'appliquent entièrement qu'à la recherche de
son divin Amour. Et plusieurs sont à présent les plus impatients du monde, ne
sachant former [[131]]
ces actes de vertu en eux-mêmes, en
semblable occurrence, lesquels, si seulement ils avaient imbu [[132]] cette
humeur, les passeraient sans (m78) aucune difficulté. Car comme ils sont en
eux-mêmes, n'ayant pas cet exercice de désirs actuels vers Dieu, quelles
merveilles si semblables effets sortent de leur nature corrompue ! Les
plus parfaits mêmes, quand, privés des opérations divines, il leur arrive de
retomber tout en eux-mêmes, ont du mal assez de réprimer cette nature qu'elle
ne produise des effets conformes à la corruption. Aussi n'ont-ils garde de
constituer leur perfection en eux-mêmes, mais en Dieu seulement, auquel [[133]] ils
possèdent toutes vertus.
Cette seconde façon donc est une manière
pour exercer toutes vertus et en beaucoup [[134]]
et ne s'en attribuer cependant pas un rien, les faisant sans y penser ou guère
s'arrêter, seulement se rendant insensible à tout ce qui n'est pas ce but
qu'ils (m79) prétendent ; et c'est là l'humeur du vrai spirituel, que d'exercer
ainsi la vertu morale, pour le moins la plupart du temps, que s'appliquant
seulement de tout leur possible aux actes internes avec Dieu immédiatement, par
écoulement d'amour, d’espérance, confiance en la bonté divine [[135]].
Tout le reste du bien qu’ils font, [ils] le
font quasi comme par effet et redondance, ne s'arrêtant pas par trop grande
estimation qu'ils en fassent, et cependant néanmoins ne la négligeant
nullement, non plus que ceux qui en faisant leur principal exercice, sont
continuellement attentifs à les faire. Car aussi ils s'examinent souvent sur
la fidélité qu'ils y ont apportée de ne manquer, ou plutôt, comme, s’approchant
de Dieu, ils restent éclairés de sa divine lumière, ils voient incontinent en
quoi ils manquent.
Et voilà aussi l'humeur, laquelle (m80) ils
désirent persuader à ceux que par trop longtemps ils voient attachés à
l’exercice de toutes vertus morales et acquises, les reprenant souvent de leur
adhésion à icelles, laquelle fait qu'ils ne viennent jamais à reconnaissance du
vrai Esprit de Dieu, car ils savourent ces actes de vertu toujours ainsi formés
en eux-mêmes. Ils demeureront les cinquante ans sans s'élever à Dieu, si par un
autre exercice plus immédiat avec Dieu, ils ne tâchent d'y parvenir.
Par les choses dites [[136]],
l'on peut remarquer que ce n'est pas assez pour arriver à la perfection de
faire toute chose bonne, exercer la vertu, et semblables, si encore on ne sait
la manière, le comment, le rapport et à quelle fin, parce qu’ignorer ceci est
cause que souvent on estime (m81) par trop ce que l'on ne devrait tant estimer,
et au contraire on néglige ce dont principalement on devrait faire cas.
Et est chose certaine que les plus grands
secrets de la vie spirituelle ne consistent pas tant en l'art d'acquérir les
vertus morales, mais à être bien dressé en son exercice immédiat avec Dieu,
auquel, si on manque, encore que l'on serait rempli de toutes sortes de vertus
acquises, que l'on serait même les plus fidèles à mourir et renoncer à
soi-même, si demeurera-t-on néanmoins toujours en soi-même, sans pouvoir
rapporter tout cela au vrai but et fin, pour laquelle ils servent. Or
l'exercice intérieur, lequel immédiatement nous conduit à Dieu [[137]], c’est
un continuel, actuel écoulement en lui par actes de désir, d'amour, d’espérance
et de confiance, fondés sur la croyance de son immédiate présence à notre
esprit. (m82)
Bien que [[138]] l'état
de perfection auquel on jouit du vrai Esprit et Amour divin soit un état fort
haut, sublime extrêmement, et qui ne s'acquiert qu'après la mortification
totale de soi-même, ce néanmoins, il y a encore un autre certain et médiocre [[139]] que
j’intitulerai ci-après « de la présence de Dieu », parce qu'en iceluy
on jouit déjà de la divine présence avec un amour même fort grand et véhément,
quoiqu'imparfait en comparaison du dernier :
lequel état médiocre est assez facile à
acquérir, moyennant qu'on se veuille du tout appliquer à la récollection de
soi-même, à la mortification de sa nature corrompue, à un détachement de
soi-même et de tous ses propres intérêts, pour s'élever en l'intérieur de son
âme à Dieu (m83) par amour, par espérance et confiance en sa bonté, et
plusieurs y ayant apporté la fidélité qui leur était possible, se sont vus
l’avoir acquis en peu de temps. Toutefois c'est déjà une grande grâce et une
grande aide pour acquérir toute vertu, voire, je dis, que qui le peut obtenir,
il est déjà quasi sauvé en ce chemin, puisque déjà il commence à découvrir de
loin en son esprit le lieu auquel il doit tendre, l'ayant continuellement pour
fin, but et objet de sa pensée.
Celui qui
entreprend l’exercice de l’aspiration comme capable d'iceluy et répondant [[140]], n'est pas sincère en sa fidélité à Dieu,
n'ayant pas à cœur la vraie mortification de soi-même, est indigne dudit
exercice, et faussement (m84) il s'attribue le nom de spirituel, car il ne
l'est pas, ne faisant que fomenter son orgueil et nourrir l'amour-propre, en
péril de tomber en mille malheur. Et ce sont gens semblables qui ont fait que
la vie spirituelle<ment> est présentement si peu désirée, plusieurs
n’osant se ranger de ce parti, craignant de tomber en semblable mauvaises
humeurs, que l’on voit semblables personnes avoir. [[141]].
Quant aux états [[142]]
différents, distingués ci-après au progrès de l'oraison mentale, faut savoir
qu'ils ne se passent pas au-dedans avec distinction si manifeste de l’un à
l’autre, ni que l'on puisse si
facilement apercevoir comme il les va là distinguant. Car bien que vraiment
(m85) ils soient différents merveilleusement,
néanmoins Dieu nous tire d'un degré à l'autre, tellement peu à peu et avec
telle coopération nôtre, que l’on les passe sans distinguer ou remarquer, sinon
après que l'œuvre est faite [[143]].
Je les vais toutefois ainsi distinguant pour pouvoir procéder par ordre, et de
suite en l’intelligence de ce petit mot, « intérieur ».
Que [[144]] si
vous désirez en deux mots [savoir] ce
qu'il vous faut faire pour trouver ce bien tant désiré, je vous dirai
brièvement : exercez-vous fidèlement au désir du divin Amour par les
aspirations et autres actes de volonté, en faisant votre premier et principal
exercice intérieur, cherchant ainsi Dieu et son bon plaisir en vous, en vérité
de tout votre cœur le plus (m86) sincèrement qu’il vous sera possible, tenant
votre esprit toujours élevé en lui, dépêtré de toute autre affection et de
toute autre occupation non nécessaire, vous accommodant cependant à tant
d'occurrences et événements divers, ordinaires en la vie humaine, tant au-dedans
qu’au- dehors. Et voilà le tout contenu en peu de paroles.
Quant à plusieurs autres petites
particularités qui surviennent et que l'on désirerait bien souvent d’avoir
apaisement, il est impossible de les savoir toutes conduire, ou bien d'en donner,
sur toutes, lois et préceptes ; d'autant que souvent ce ne sont qu'accidents
survenants, dépendant de l'humeur naturelle, ou de la condition de la personne,
ou d'autres particulières circonstances, que l'expérience de chacun doit avec
le temps donner à (m87) connaître, et la lumière intérieure nous enseigner avec
l'avis des prudents directeurs. [[145]]
Dieu est extrêmement divers en ses
opérations, différant en ses voies, par lesquelles il conduit les âmes à la
perfection de son amour. Nous le voyons par expérience tous les jours.
Vous
en verrez quelques-uns, qui se travailleront tout le temps de leur vie, avec
une fidélité extrême, tant à mortifier leur nature, se macérer en diverses
austérités et œuvres de pénitence, qu’à tâcher de se remplir de toutes vertus,
y employant toute leur industrie possible, qui néanmoins au partir de là ne
seront jamais dignes d'avoir la vraie connaissance du vrai Esprit de Dieu ni
de ses intérieures occultes opérations qu'il fait ès âmes qu'il a choisies ; ou
certes s'ils y arrivent, ce ne sera (m96) que fort tard après un long travail.
D'autres, au contraire, n'auront pas plutôt
mis le pied au chemin de la perfection, après avoir eu une vraie contrition de
leur vie passée [[146]],
que voilà que Dieu leur communiquera si grande affluence de dons, grâces et
lumières spirituelles, que déjà il leur découvre les actions des puissances
plus nobles de leur âme, pour leur montrer où il les veut tirer un jour [[147]].
Et ce qui est bien davantage, souvent arrive
que là où le péché a plus abondé, là aussi se montrera Dieu plus abondant en la
communication de ses faveurs : chose à la vérité du tout admirable que ces
secrets inscrutables de la divine Sapience.
C'est pourquoi c'est bien l'art des arts que
le régime et gouvernement des âmes, et spécialement que de les conduire au chemin
de la perfection ; (m97), car comme les naturels sont divers et les voies de
Dieu différentes, il faut de la science et prudence beaucoup, et surtout de la
propre expérience, pour les conduire en ce chemin si abstrus et si inconnu, et
pour pouvoir donner à chacun les règles et préceptes et lois convenables à son
humeur et naturel.
Comme
plusieurs ont besoin de retenue en leur curiosité afin de ne s'ingérer
facilement à ce qui surpasse leur capacité, autres aussi pour être de nature
bonace, plus coye [[148]] et
rassise, ou bien secondée de grâces singulières même dès le commencement, sont
dignes de compassion, si elles ne sont pas conduites conformément à l’aide que
Dieu leur donne, ains plutôt empêchées. Car Dieu n'est pas lié au cours des
années ni aux lois ou préceptes humains, ains, quand il lui plaît (m98) et est
secondé de notre coopération, a bientôt opéré grandes choses.
Combien en y a-t-il qui, pour être tombés
entre les mains des directeurs ou ignorants ou inexperts en ce chemin, quoique
d’ailleurs prudents selon le monde, ne sont jamais venus à la connaissance de
ces voies tant désirables du divin Amour, leur ayant toute leur vie prolongé la
connaissance de ces divins sentiers, pour ne les avoir pas fait eux-mêmes !
Et combien d'autres âmes se trouveront,
lesquelles, passées déjà plusieurs années, converties à Notre Seigneur, toutes
dédiées à son saint service, n'ont pas néanmoins encore ouï les premières
nouvelles quasi de la vraie oraison mentale, ni mis le premier pied dans ce
divin exercice, s'étant toujours contentées de fréquenter le plus souvent la
confession et la sainte communion, passant ainsi leurs ans sans (m99) connaître
ni jamais entendre comme on peut bien plus excellemment glorifier Dieu en son
âme par l’exercice et pratique de la vraie oraison !
C’est
[chose] la plus absurde du monde que de ne [pas] commencer, dès les
premiers jours mêmes, [à] s'imprimer le désir et l'esprit de ce divin exercice,
puisque c'est la nourriture, la viande et l'aliment spirituel conservant en
être la vie nouvelle que reçoit l'âme en Dieu, au jour de sa conversion à Lui.
Et ayant ainsi passé longtemps, de combien de grâces, de faveurs et de
bénédictions célestes restent-elles à jamais privées qu'elles eussent pu recevoir
au progrès de ce chemin ! [[149]].
Jaçoit [bien] donc qu’il n’y ait pas faute
de beaux livres de l’oraison et de la perfection, l’on ne peut néanmoins
manifester trop de divers chemins, car par ce moyen chacun pourra trouver
(m100) de l'aide en un sujet de si grande importance, en des rencontres si
fâcheux qu'il y fait quelquefois passer, et des passages tant perplexes, comme
savent ceux qui en font l’expérience ordinaire en ce chemin si inconnu,
auxquelles occurrences ce n'est pas petit soulas [[150]] que
de trouver de la conformité et [des] livres, et des préceptes pour s’y bien
comporter.
Enfin les divers chemins découverts et les
différentes voies manifestées ne peuvent que faciliter le voyage qu'avons à
faire à Dieu par le moyen de la vraie oraison. Mon dessein est donc de
brièvement vous déduire ici tout le cours du chemin de la perfection, vous
déclarant brièvement que c’est qu’oraison mentale, ce que l’on prétend par
icelle, et à quoi enfin nous pouvons parvenir par son moyen. Mais avant que
descendre (m101) en particulier, je vous le dirai premièrement en un sommaire
et abrégé comme s’ensuit.
Dieu est un bien infini, la source,
l’origine et fontaine de tout bien, lequel est présent intimement à notre âme,
habitant au sommet de notre esprit, là où il a empreint et engravé son image
sacrée, y faisant sa demeure comme dans son temple et petit palais terrestre :
car, quoiqu'il gouverne, modère et régit par sa prudence universellement tout
ce grand monde, il est néanmoins de telle sorte attentif à ce qui est du bien
et du salut d’un chacun (m102) de nous en particulier, de si vraiment oublieux
de tout autre il n'eût qu'à nous nous pourvoir ; comme curieuse sentinelle
posée en notre esprit, ainsi nous observe-t-il au-dedans de nos cœurs, nous
regarde en tous nos mouvements, pensées et désirs, voyant où est, d'où vient et
où va notre cœur, à quoi il tend, après quoi il aspire, moëlle plus intime de
nos intentions, nombrant, posant et mesurant toutes espèces, afin de nous rendre
un jour le bien ou le mal selon nos œuvres, de sorte qu’il n’est pas besoin de
chercher Dieu trop loin de nous : il nous est toujours présent au sommet
de notre esprit, désireux à merveille de se communiquer à nous par l'infusion
de ses grâces.
Ce qu'étant ainsi, le plus grand malheur
maintenant qui nous soit arrivé par le péché, c'est d'avoir perdu la jouissance
de ce souverain Bien, et (m103) nous en être divertis pour nous convertir par affection aux créatures ; en
sorte que ce bien tant désirable, quoique si présent et si intime à nous-mêmes,
nous est du reste tout inconnu et caché, ne ressentant non plus rien de sa si
immédiate présence à notre esprit, comme si vraiment il en fût le plus éloigné
du monde.
Réciproquement aussi, le plus grand bien que
pourrons maintenant nous acquérir est de nous rejoindre, réunir et relier notre
esprit avec Dieu par grand amour et affection, regagnant par ce moyen le
ressentiment [[151]]
de sa divine présence, tellement qu'en tout lieu et en tout temps, nous ayons
toujours ce vrai témoignage en notre intérieur, que notre cœur, nos pensées,
nos désirs et nous-mêmes tout entiers sommes vraiment devant Dieu, et qu'en
toute chose il nous voit, nous (m104)
considère, nous observe sans cesse, pénétrant les plus intimes secrets
de nos désirs.
Pour à laquelle union et liaison retourner,
la dignation [[152]] de
Dieu est si grande qu'encore que bienheureux comme il est infiniment en soi-même,
et qu’assez exalté, glorifié et honoré par les anges au Ciel, il n'a nul besoin
de nous ni de tout notre service ici en terre, comme si toujours oublieux de
toute sa gloire et que rien ne lui fût plus à cœur que notre propre bien, ainsi
se montre-t-il désireux de nous donner la connaissance de son Nom, et
communiquer ses dons et ses grâces aux âmes qui le cherchent en vérité de tout
leur cœur, disant même, par une bonté trop excessive en notre endroit, ses
délices être de demeurer avec nous, et qu'à cet effet il est à la porte de
notre cœur, (m105) attendant là si quelqu'un lui doit ouvrir, pour le pouvoir
combler de ses grâces ; de sorte que par ceci il nous demeure très assuré qu'il
y a moyen de regagner la jouissance de cet Amour infini, et de le posséder au
plus intime de notre âme, puisque lui-même à qui la chose compète [[153]],
se déclare si désireux d'avoir accès et entrée chez nous, ne tenant qu'à nous
d'y vouloir employer le travail et la diligence requise.
Et voici ce qu’est oraison mentale, savoir
un exercice intérieur par lequel on recherche en son âme la jouissance et
fruition de notre souverain Bien, en regrettant extrêmement l'absence et la
perte, et plus encore désirant la présence et l'acquisition. Et pour le dire
encore en une autre façon, l’oraison mentale est une élévation de son cœur vers
le sommet de l'esprit (m106) à Dieu, se constituant sans cesse en sa divine
présence, pour lui adresser toutes ses pensées, tous ses désirs et toutes ses
intentions, rapportant à sa seule gloire tout ce qu'il lui convient faire ou
délaisser, ne prétendant rien autre par tout ceci sinon que, s'étant acquis le
ressentiment de sa divine présence, le pouvoir adorer en esprit et en vérité,
le connaître et l'aimer de tout son cœur ; tellement que continuer l’exercice
de l’oraison mentale est faire un chemin spirituel suivant Dieu, faire un
retour et une conversion de son affection, qui s'était écoulée ès choses du
monde, à Dieu pour se reposer, s'abîmer et se perdre du tout en son amour.
Car jaçoit que [bien que] ceci soit vrai,
qu'oraison mentale à proprement parler, consiste en semblables actions spirituelles,
tendantes à Dieu spirituellement (m107) élément premier en son âme, pour autant
néanmoins que tous ceux qui commencent la vie intérieure sont encore grossiers,
fort corporels, pleins d'images des choses du monde, agités souvent de diverses
passions de joie, de tristesse, d'impatiences et semblables imperfections,
appesantis encore par le poids de leurs inclinations mauvaises aux
contentements de la nature, aux désirs des choses terrestres, et pour ce
nullement encore capables de choses si spirituelles qui demandent une âme bien
rassise, tranquille et toute recueillie en soi, qui sache modérer ses passions,
refréner ses inclinations et suppéditer [[154]]
sa nature.
C’est pourquoi il est forcé de donner commencement à ce chemin d'oraison par
la dévote méditation et considération des Mystères de notre foi, comme de la
mort, du Jugement, de l'enfer, du Paradis, et surtout (m108) de la vie et Passion
de Notre Seigneur Jésus-Christ. Car comme celui qui commence ce chemin
d'oraison soit si sage qu'il voudra selon le monde, se trouvera néanmoins
encore fort idiot et ignorant au fait des secrets de ce chemin, qui ne se
révèlent qu'aux humbles, petits et simples :
- la
méditation premièrement lui apportera grande connaissance et savoureuse
intelligence de ces sacrés Mystères [[155]] ;
- secondement, lui causera une affection aux
choses spirituelles, et un oubli de toutes celles du monde ;
- 3. par icelle
l'esprit commencera à trouver contentement et plaisir à l'oraison, se délectant
à y admirer les œuvres admirables de Dieu qu'il trouve de ces Mystères, et ainsi
autres choses sans nombres que Dieu lui peut communiquer pendant sa (m109)
méditation.
Et finalement, au lieu de tant de mauvaises
pensées, imaginations et souvenances des choses du monde, on s’y remplit de
bonnes et salutaires : l'entendement en est illuminé ; la volonté
enflammée, stabilisée et confirmée de plus en plus au service de Dieu ;
plusieurs bonnes vertus s’acquièrent ; mille saintes affections d'amour,
de louange, de remerciement et semblables actions s'engendrent vers Notre
Seigneur ; et souvent en vertu de la bonne méditation, on est ému à s'offrir à
Dieu, à proposer de mieux faire et à s'amender de plusieurs imperfections.
Plus outre encore, pour autant que non
seulement par le péché nous nous sommes éloignés de Dieu, mais encore avons
épars et divisé notre cœur en autant de parts que de choses diverses qui se
présentaient (m110) à nous au-dehors, il nous est maintenant nécessaire pour
nous pouvoir bien appliquer à ce divin exercice de l’oraison, de nous exercer
sérieusement à la mortification des sens extérieurs, de la vue, de l'ouïe, de
la langue, du goût et saveur des choses terrestres, afin de mériter les
célestes et divines, de sorte que nous nous rendions insensibles, aveugles, sourds
et muets, autant qu'il sera possible et que notre état pourra porter ;
car en
cette affaire ici, celui est plus qu’heureux qui ne s'empêche d'autre chose que
de demeurer en paix en soi-même ; et en vain celui-là pensera faire progrès en
l'oraison mentale, lequel n'apprend premièrement à se dépêtrer de tout ce qui
ne lui compète [[156]] de
rien.
Tellement donc, somme toute, qu'au chemin de
la perfection et oraison mentale, voici l'ordre des choses : que la
première étude soit (m111) de bien renserrer ses cinq sens extérieurs, ces
portes par où jadis la mort spirituelle du péché a fait son entrée en notre âme
; et puis s'efforcer par le moyen de la dévote méditation sur les sacrés Mystères,
d’étudier à régler ses passions, vaincre son mauvais courage, renoncer à sa
volonté, suppéditer ses inclinations vicieuses qui la tirent toujours aux
choses de la terre ; s’efforcer de venir en nous à la connaissance de notre
obligation vers Notre Seigneur et si bien se remplir de bonnes pensées,
salutaires imaginations, que par la vraie introversion en soi-même et ocupation
avec Dieu, toutes mauvaises pensées du monde en soient défaites ; et, en
fin finale, par les actes des puissances supérieures de croyance, d’espérance
et d’amour, se rejoindre et se réunir à Dieu présent en son esprit, comme but
final de tout ce que prétendons par (m112) ce chemin d’oraison. Voilà donc
qu’avez en général le sommaire de tout ce chemin d'oraison mentale, reste
maintenant que je vous le déduise le tout
plus particulièrement et premièrement.
Le comble de tout notre bonheur, notre fin
finale et dernière prétention en tous nos exercices, consiste, ainsi que je
viens de dire, à aimer Dieu et jouir de son divin Esprit, nous reliant et
réunissant à lui comme à notre premier principe, notre origine et notre fin
dernière, par la jouissance de son divin Amour, tout le reste du chemin n'étant
qu'amour céleste (m113) et une reliaison de notre cœur, de nos désirs, de notre
volonté et tout être à Dieu… [[157]].
Or quiconque désire retourner à telle sienne
amoureuse origine, qui prétend d’être ainsi généreusement réuni et rejoint à
son divin Esprit, ou pour le moins acquérir les grâces nécessaires pour y
parvenir, il faut que de sa part il fasse tout ce qu’il peut, et faisant ainsi
son début, Sa Majesté divine ne défaudra [[158]] de
seconder son effort par l’infusion de ses grâces. Car disent les Théologiens :
facienti quod in se est, Deus non denegat
gratiam, Dieu ne manque jamais de sa grâce à celui qui fait ce qui est en
lui. Or faire ce qui est en soi, c’est exercer au bien les puissances de son
âme, étudiant à la pureté de son cœur, à l’accoisement de ses passions
naturelles, (m114) de ses inclinations vicieuses, ce qui est si nécessaire que
qui ne le fera, ne faudra point aussi qu’il s’attende jamais de pouvoir avec
icelles mettre le pied à la sainte montagne de la vraie oraison mentale : Qui sera celui, dit le Psalmiste, qui
sera digne de monter à la montagne du Seigneur ou qui méritera d’avoir accès au
lieu sacré de son saint tabernacle ? Celui-là, répond-il, qui mène
une vie pure, sainte et immaculée, et lequel n’a pas reçu en vain son être,
sa vie, ni les fonctions naturelles de son âme [[159]], et
ne les tient point oiseuses, mais les œuvre au bien et à la vertu, et surtout à
la considération des saints Mystères de la foi. Aussi annonce-t-il celui-là bienheureux
qui la nuit et le jour médite en la loi du Seigneur, parce qu’il sera comme
l’arbre planté (m115) le long du rivage des eaux ; qui apporte son fruit
au temps désiré [Ps. I, 2-3], disant donc [ce] que c’est de méditation et
comment on la doit faire.
Comme l’accomplissement de tout notre bien
consiste en l’Amour divin, ainsi les commencements d’iceluy consistent en la
connaissance de Dieu, et n’est pas possible de l'aimer sans le connaître :
aussi toute telle connaissance qu'en aurons, tel aussi sera l'amour que lui
porterons ; si notre connaissance est naturelle seulement, l'amour en sera de
même ; si supernaturelle, aussi le sera notre amour.
Mais d'autant qu'en cette vie mortelle, Dieu
ne se peut reconnaître en sa propre essence et nature, (m116) il n’y a autre
moyen de le connaître que par ses œuvres ; et voici d’où a pris son origine la
méditation, laquelle est un exercice spirituel, au moyen duquel la personne va
pensant profondément, fixement et de propos délibéré, sur quelque œuvre sortie
de la bonté de Dieu, afin d’illuminer son entendement de la reconnaissance
d’icelle et de son Auteur, pour, par ce moyen, exciter son cœur à quelque bonne
affection, ou d’amour, ou de louange, ou d’admiration, ou de reconnaissance, ou
bien d'acquérir les vertus qui lui sont nécessaires, selon le sujet que l'on
prend de sa méditation.
Et la différence qu’il y a entre penser et méditer,
est que penser n’est sinon que passer légèrement quelque chose par son esprit
sans s’y arrêter ni en retirer aucun fruit ; mais méditer, c’est
profondément s’appliquer à (m117) examiner de près quelque chose, la considérant
d’un esprit rassis, mûr et arrêté, pour en pouvoir tirer du fruit ; et
tant plus que les œuvres de Dieu que méditerons seront excellentes, tant plus
sublime connaissance aussi et témoignage nous donneront-elles de leur Auteur.
Et pource [parce que] que toute la
reconnaissance des Mystères de l'Incarnation, naissance, vie et Passion de Notre
Seigneur est, entre les œuvres admirables de Dieu, les plus merveilleuses,
entre les plus agréables, la plus douce et savoureuse, entre les bénéfices
divins les plus souverains, entre les œuvres de grâce les plus grands, et entre
les saints et sacrés mystères les plus profonds, aussi n'y a-t-il méditation
qui mieux nous donne entrée au sacré Sanctuaire de la divine poitrine pour connaître
les merveilles de son Amour infini vers nous, que la méditation de ces sacrés
(m118) Mystères. Aussi disait Notre Seigneur : Je suis la voie, la
vérité et la vie [[160]] ; Celui qui entrera par moi,
jamais ne périra [[161]] ; et l'Église à la préface de la sainte
messe chante qu'il est digne vraiment et salutaire que nous rendions grâces à
Dieu infini de ce que, par le Mystère du Verbe incarné, notre esprit est
éclairé d'une nouvelle lumière de connaissance divine, tellement que par la
connaissance visible qu’avons de son humanité sacrée, nous sommes transportés à
l'amour des choses invisibles de sa divinité.
Conformément à quoi, disent tous les dévots
personnages que la très sainte vie et Passion de Notre Seigneur est comme un
grand livre de
Voulez-vous venir à la connaissance de
l'importance et grandeur de l'injure qu’on a faite à Dieu par le péché mortel,
qu'est-ce qui vous y conduira mieux que considérant combien il a fallu que
notre Seigneur endurât de choses indignes de Sa Majesté, pour abolir et expier
telle injure faite à Dieu par nos péchés ? Voulez-vous connaître si la
damnation éternelle est chose tant horrible et effroyable comme on nous la
prêche, quel Père qui vous le pourra mieux montrer, que de voir que, pour nous
en délivrer, notre Seigneur a bien voulu endurer en ce monde choses tant merveilleuses,
car comme il disait aux filles de Jérusalem : « Si à moi qui suis le
bois vert, c’est-à-dire le Fils de Dieu sans macule [tache], pour (m120)
seulement avoir pris sur moi les péchés des hommes, il me faut endurer si
grands tourments pour apaiser l'ire de mon Père, que vous me jugez bien digne
de compassion et de larmes, au bois sec
que sera-t-il fait ? [[162]] ».
C'est-à-dire : quels tourments endureront en enfer ceux qui, chargés de
leurs propres péchés, ne seront pas participants du fruit de ma douloureuse
passion ?
Si encore voulez connaître la dignité de vos
âmes, et combien elle est chère ou précieuse devant Dieu, voyez à quel prix il
se l'est achetée ; et de là jugez s'il y a raison de la donner au diable à si
bon marché que pour un peu de vanité, de liberté, de contentement et de plaisir
qui se retrouve au péché. Ainsi des autres choses qui concernent (m121) notre
salut. Que ceux-là apprennent à lire dans ces sacrés Mystères qui s'exercent à
la continuelle méditation d'iceux.
Venons donc aux points, descendons en
particulier à la manière qu'il faut tenir pour pouvoir retirer de toute la
méditation, tous ses bons fruits.
Les
livres sont pleins de préceptes et de lois qu'il faut observer pour bien
méditer.
En premier lieu, supposant que l'on a chez
soi particulièrement quelques deux ou trois livres où les mystères de l'Incarnation,
Vie et Passion de Notre Seigneur y soient déduits, ou bien d'autres semblables
matières propres pour la méditation, faut tenir cet ordre que tous les jours,
on choisisse quelque Mystère, allant par ordre, commençant depuis la nativité
jusques à la croix et résurrection ; et quelque temps avant se mettre à
méditer et faire oraison, qu'on lise sur ce Mystère-là duquel sera venu ce que
les livres diront que Notre Seigneur y a fait ou enduré ; sans s'occuper pour
lors à lire les autres Mystères, plutôt lire deux ou trois livres sur le même.
Ce précepte de préparer ainsi la matière pour méditer est fort nécessaire au
commencement, jusques à ce (m123) que l'on sache bien tout par cœur tous les Mystères
; car autrement l'esprit serait vagabond, allant d'une chose à l'autre, sans
savoir sur quoi s'arrêter.
Le temps d’oraison venu, il se faut
représenter l'histoire de son Mystère au mieux, et au plus doucement qu'il sera
possible. Mais surtout au commencement de son oraison, faut prendre garde à ce
que je vais dire. C’est que souvent il arrive que l’on trouve grande difficulté
à l’introduction de la méditation, et n’y entre-t-on qu’avec grande
appréhension du travail qu’il y faudra endurer. C’est pourquoi il est fort
nécessaire de s’efforcer d’y entrer toujours plutôt avec grand désir et
contentement intérieur d'avoir moyen de converser si familièrement avec Notre
Seigneur, comme on fait par oraison, lui découvrant les secrets (m124) désirs
de son cœur ; et pource [il] faut industrieusement s’introduire en son
oraison par des beaux titres d’honneur et d’amour à Notre Seigneur, noms très
débonnaires, très simples : très miséricordieux, très amoureux Seigneur,
l’appelant son Dieu, son Soi, son amour, sa vie, et tout son bien ; et se
gardant bien d’y entrer avec chagrin, tristesse, ou pesanteur d’esprit, car
autrement grande partie de l’oraison se passerait sans fruit.
Puis après, étant ainsi introduit, il faut
être sur sa garde, au progrès, de ne laisser égarer son affection ni sa pensée,
à autre qu'au Mystère que l'on médite, se souvenant toujours que l'on parle
avec le plus grand Seigneur qui soit en tout le monde, digne d'infini respect
et révérence, et que l'on traite avec lui d'une affaire (m125) de plus grande
importance qui puisse être, à savoir des choses de notre salut et de son Amour
divin. Et davantage pour tant mieux arrêter sa pensée, s’imaginer que Notre
Seigneur est environné d'une multitude infinie d'anges qui se complaisent
grandement en la gloire et révérence que nous portons à leur Seigneur, et se
deuillant fort quand nous y procédons lentement, froidement et témérairement,
sans respect et révérence, vaguant çà et là en diverses (éd. p. 120) pensées
des créatures, quittant leur souverain Seigneur pour prendre plaisir en choses
si frivoles.
D'autre part néanmoins, encore est-il besoin
que l'attention soit modérée, de peur de se nuire à la tête, comme il arrive
souvent à ceux qui veulent à force de bras conquérir la dévotion, et qui
pensent que c’est à force d’imaginer les Mystères que l’attention se gagne. Non,
ce n'est (m126) pas en l'imagination que l’on doit appliquer la force de son
travail, mais c’est à retirer son cœur de l'affection des autres pensées, et
l'incliner à prendre plaisir aux choses divines et célestes.
Et à bien entendre ceci, consiste un grand
secret de la méditation ; car enfin l'office de l'imagination est de seulement
nous représenter avec quiétude, silence et repos, le Mystère que nous nous
sommes proposé, sans autre [imagination] ; que si elle est vagabonde, la faute
ne vient pas d'elle tant que de l'instabilité du cœur, qui n'y est pas pour
lors actuellement affectionné. Car là où est le cœur, là sont incontinent
toutes les autres puissances ; mais aussi, si le cœur n'y est pas, on aura
beau se rompre la tête à imaginer, tout sera en vain.
Au lieu donc qu’alors vous vous efforcez du
plus fort en plus fort, vous imaginez les Mystères, mettez plutôt à (m127)
rappeler votre cœur et votre affection à prendre plaisir à ce divin exercice de
l’oraison, ou l’amadouant, ou reprenant et arguant du peu d’affection qu’il y a
encore en lui aux choses saintes et divines.
Au demeurant, pour pouvoir tirer le fruit
prétendu par l’oraison, à s[avoi]r les affections saintes, [il] est surtout
fort nécessaire d'avoir grande connaissance de la noblesse, excellence,
grandeur et dignité de Notre Seigneur qui endure tant de honte, d'ignominie et
cruauté par les mains de gens si vils et de si basse condition. Et
semblablement serait aussi requise une pareille grande connaissance de sa
propre vileté, petitesse et indignité, en comparaison de Notre Seigneur. En
outre, rechercher bien la cause pourquoi Notre Seigneur a fait et enduré le
tout, savoir, pour nous en particulier, pour tout le monde, pour nous remettre
(m128) en la grâce de Dieu son Père, et pour nous retirer de la damnation
éternelle. Enfin avec quel amour il a fait le tout pour nous, combien désirant
notre salut, sans y être induit ou poussé d'aucun sien profit ou intérêt,
puisqu'il n'avait que faire de nous ni de rien quelconque, lui qui est l'origine
fontale [de la source] de tout bien, ains [mais] par sa pure et très libérale
bonté, piété et miséricorde, sans contrainte ni obligation.
Et répondant que l'on s’occupe ainsi à bien
penser toutes ces circonstances, la grâce divine, venant, quand il plaît à Dieu
la nous octroyer, à seconder cestuy [[164]],
notre effort humain, et à bénir ce petit labeur, nous fait trouver goût et
saveur aux Mystères que méditons, fait arrêter notre pensée, distillant en
notre cœur plusieurs douces affections ou d'amour, ou d'espoir en la divine
miséricorde ou de crainte des jugements divins, de haine du péché, de mépris
(m129) du monde ou d’autres semblables, selon qu'il plaît à Dieu de
communiquer. Et faut toujours s'efforcer de produire, en vertu de la bonne
méditation, quelques-unes de ces saintes affections, car c’est tout le fruit de
la (éd. p. 122) méditation ; et pour nulle autre fin l'exerce-t-on sinon que
pour s'y exciter.
Si vous me demandez à quelles d…[[165]] il
serait meilleur de s'arrêter, et [je] réponds que ceux qui commencent doivent
remarquer leurs imperfections et voir de quoi ils ont le plus de besoin et ce
qui leur fait le plus de peine en leur vocation : si les contentements,
les libertés et vanités du monde leur viennent encore en la mémoire pour les
regretter, qu'ils s'excitent par leur méditation à la haine et mépris de ces
choses, comme très pernicieuses et dommageables au salut ; et au lieu de cela,
qu'ils tâchent de s'affectionner à endurer volontiers quelque chose (m130)
contraint, fâcheux aux sens et à la nature, pour l'amour de Notre Seigneur en
réciproque et reconnaissance de tant de travaux qu'il a soufferts pour nous.
Que si ce leur semble chose dure à passer, et ne savent avoir patience de se
voir humiliés, mortifiés et peu estimés, qu'ils s'excitent en leurs méditations
à se rendre eux-mêmes confus [[166]]
en la présence de Notre Seigneur, voyant que Lui qui était le Roi des Anges, le
Seigneur de tout le monde, s'est néanmoins tant humilié pour eux ; et cependant
qu’eux, petits vermisseaux qu’ils sont, veuillent toujours être en quelque
estime ; et ainsi de toutes leurs imperfections. Et or [[167]]
ce sera le moyen d’en venir au-dessus.
Que si vous dites que vous faites bien tout
ce que je viens de dire, et que vous vous efforcez bien de tout votre effort,
mais que pour tout cela (m131) vous ne pouvez pas tirer de votre cœur ces
bonnes affections, que désireriez bien, je réponds : premièrement, que
l'on ne peut pas être si tôt maître, c’est art de bien prier, qu'il se faut
contenter de faire tout son mieux avec profonde humilité, implorant le secours
divin, sans lequel nous avons beau nous travailler, toute notre humaine
industrie demeure vaine et sans goût ; surtout en cette affaire ici, celui qui
se comporte le plus simplement, humblement et révérentement avec Notre
Seigneur, sera aussi celui auquel il y aura plus de moyen de se communiquer.
Secondement je réponds qu’il faut avoir grand désir de conserver son cœur net
de tout péché, tenir ses sens et sa pensée resserrés en soi-même, toujours
doucement occupé avec quelques-unes de ces saintes méditations (m132) et ne
leur permettre aucune vaine liberté, ni consumer aussi le temps en choses
inutiles ou de peu d'importance ; ains [mais] si tôt que l'on se trouve dépêtré
d'empêchement, recourir à l'oraison, comme à ce que le plus on a à cœur.
Quant à ceux qui sont plus avancés en cet
exercice de méditation, ils s’exciteront sur toutes choses à l'Amour divin,
s’efforçant de s’y enflamber ; et ainsi se disposant pour la seconde manière de
méditation suivante. Car il faut savoir que cette manière avec toutes ses lois
et préceptes prescrits par les livres, quoique bonne et salutaire extrêmement,
pour être la porte et l’entrée de tous les biens et richesses spirituelles que
nous trouverons au progrès de nos chemins, ce n’est rien encore néanmoins au
regard de ce qu’il suit.
Et pource d’autant que cette manière (m133)
est aussi fort longue et un chemin fort tardif, emportant souvent beaucoup de
temps avec peu de fruit, je veux encore vous traiter d’une profonde manière de
méditation plus courte, de plus grande efficace, et même plus facile, plus
propre encore pour ceux qui ne pouvant avoir la pensée arrêtée longtemps en une
chose ; pour ceux encore qui, simples et guère capables de si profonde
méditation, portent de grand désir de complaire à Dieu, prompts à toutes bonnes
œuvres, désireux de toutes les vertus, prêts à se mourir à eux-mêmes, généreux
à dompter leurs passions, ne cherchent que la manière la plus convenable pour
complaire à Dieu, pour s’avancer à la perfection, et pour acquérir l’Amour
divin. (m134)[[168]]
Un des plus grands secrets que j’ai pu
remarquer au chemin d'oraison, principalement ici tout au commencement, c’est
de savoir si bien conduire son exercice de méditation que, finalement, il
puisse heureusement terminer à faire rentrer la personne toute en soi-même, par
la répression de tous mauvais désirs, vicieuses inclinations, vicieuses
imaginations et mouvements désordonnés ; et non seulement ceci, mais ce qui est
le tout et où gît le noeud, c'est de la conduire jusques aux actes de volonté
immédiatement (m135) appliqués à Dieu, pour aspirer à son divin Amour. Et toute
la difficulté ici consiste à se transporter de ces grossières imaginations aux
intelligences plus spirituelles, et, d'icelles intelligemment pouvoir encore
passer plus outre à une certaine simple et nue pensée de Dieu, spirituellement
prise en son Esprit, telle qu'ont tous ceux qui, vraiment spirituels, sont
jouissant de sa divine présence en leur âme.
Je dis que toute la difficulté consiste à
pouvoir se disposer, faire cet heureux transport, parce que c'est ici où
demeurent mille et mille arrêtés, lesquels arrivent à bien faire de bonnes méditations, et à acquérir
encore toutes bonnes vertus morales, qui les rendent vraiment exemplaires au
monde, et de grande réputation quelquefois devant les hommes, mais au reste
demeurent toute leur vie ignorants de ces autres intérieures occupations (m136)
de Dieu, bien sublimes, qui restent encore ;
et tout le service qu'ils font à Dieu en
leurs âmes ne s'étend pas plus outre que ces bonnes méditations, lesquelles ils
rapportent puis après aux œuvres extérieures de bons exemples et de vertus
morales, fondés sur ce que l'amour ne doit [pas] être oisif, et qui n'opère pas
grande chose, en telle sorte n'a pas aussi à leur avis beaucoup d'amour,
entendant ainsi grossièrement à leur façon ce qui a bien une autre plus
spirituelle intelligence, fondés encore sur les exemples des saints, mal
entendu toutefois, comme ils connaîtront bien s'ils pouvaient jamais un jour
arriver aux opérations spirituelles de l'Esprit de Dieu.
En sorte que c'est ici la pierre de scandale
et d'offension [[169]],
à laquelle choppent grand nombre, même des gens vertueux qui au reste sont les
plus fidèles aux (m137) actes de mortification et de bon exemple, et pour ce
tant plus difficilement persuadés à croire leur manquement ; dont aussi le
plus grand mal que pour peine je vois leur arriver [[170]]
est de demeurer à jamais privé de la connaissance et expérience de tant de
merveilles, qui se passent entre Dieu et les âmes qui entrent au secret cabinet
des trésors divins.
Afin donc de vous mettre hors de semblables
erreurs, et vous enseigner comment vous pourrez peu à peu changer votre
méditation grossière par image en autre élévation à Dieu plus spirituelle,
jusques à parvenir à un total dépêtrement de toutes images, discours et
intelligences, je vais vous déduire une seconde façon de méditation comme il
s’ensuit.
[espace]
La connaissance de Dieu, comme je disais
tantôt [[171]],
est le commencement (m138) de tout notre bien spirituel, mais Dieu ne pouvant
être connu de nous en ce monde par sa propre essence et nature, force nous est
de le mendier de ses œuvres.
Or, entre les œuvres de Dieu maintenant,
aucunes se sont faites hors de nous, et autres dans nous-mêmes. Entre celles
qui se sont jamais faites hors de nous en ce grand monde, il n'y en a point de plus admirable, de plus profonde, ni de plus
efficace pour nous conduire à une grande connaissance de Dieu, que l’œuvre de
l'Incarnation, Vie et Passion de Notre Seigneur, comme je disais encore tantôt
; [[172]]
aussi
ont quasi tous les auteurs fondé sur iceux leur doctrine de méditation, donnant
là-dessus force règles, lois et préceptes, pour s'y pouvoir bien comporter :
chose à la vérité fort utile, fort nécessaire et de grande aide (m139) à tous
ceux qui s’introduisent en la vie spirituelle et d'oraison. Car bien que la
grâce de Dieu ne se puisse pas réduire en art et que les artifices humains ne
nous la puissent donner, si est-ce que [[173]] tous
ces bons avis que l'on donne, sont les instruments d'icelle grâce.
Mais comme [vous] avez entendu que j’ai
appelé ce chemin de méditation, telle que communément les décrivent les livres,
un chemin long, qui emporte souvent, avec bien peu d’avance [de progrès],
beaucoup de temps ; et qu’à cette oraison je vous ai promis cette seconde façon
plus courte, plus briefve [[174]]
et de plus grande efficace pour s’avancer, vous serez peut-être étonné quelle
elle sera, et où je la pourrai trouver.
Davantage, parce que je disais que cet
exercice de méditation, quoique noble, excellent et fort à estimer, n’était
quasi rien au regard de ce qui n’est encore [à venir], (m140) cela vous pourrait
sembler étrange d’autant que si toute la connaissance que pouvons avoir de
Dieu, vient de ses œuvres, et qu’entre icelles le mystère de l’Incarnation est
le plus excellent, que reste-t-il donc de plus parfait pour en pouvoir puiser
plus parfaite connaissance de Dieu ? [[175]]
Là-dessus vous devez savoir qu’entre les œuvres
que Dieu a faites hors de nous en ce grand monde, il y a encore d’autres qu'il
fait dedans nous, et que nous expérimentons nous-mêmes, savoir est l'opération
de sa divine grâce en notre âme, nous faisant connaître par propre expérience
sa bonté, sa miséricorde, sa libéralité et sa grande dignation en notre
endroit.
Et telle connaissance ici de Dieu établie
ainsi en nous parce qu’avons ressenti et expérimenté en nous-mêmes, et non pas
seulement par ouï-dire, (m141) comme elle est au dernier point d'assurance et
de certitude, aussi est-ce le moyen de connaître le plus parfait et accompli,
le plus solide, le plus ferme et le plus certain que l'on pourrait avoir, et en
cela consiste la finale et extrême connaissance de Dieu par ses œuvres ; et qui
ne connaît Dieu en cette sorte n'en a nulle vraie et assurée connaissance, ains
seulement par ouï-dire, par le rapport de ceux qui l'ont expérimentée. Si donc
voulons avoir vraie connaissance de Dieu, il faut qu'il opère beaucoup en nous,
et que soyons bien versés et exercités à le remarquer ; plus opérera-t-il
en nous, et plus le connaîtrons-nous, et conséquemment plus l'aimerons- nous.
Ce qu'étant ainsi, faut que [nous] confessions
que cette façon-là d'oraison sera la plus parfaite, laquelle disposera mieux la
personne à ce que Dieu puisse (m142) opérer beaucoup en elle, et que ce n'est
pas assez que nous opérions beaucoup nous-mêmes, y employant toutes nos forces,
si nous ne les dressons en sorte qu'elles nous disposent pour l'opération
divine.
D'ici procède à la vérité choses dignes
d'être bien considérées, c'est que plusieurs, au chemin d'oraison, se voient
après dix, quinze et vingt ans, autant avancés et quasi au fait de la
connaissance et expérience du vrai Esprit de Dieu et de ses intérieures
occultes opérations comme le premier jour qu'ils s'y sont appliqués ; et
ce, à raison qu'ils ne font cas sinon d'opérer eux-mêmes beaucoup, et de bien
observer toutes les lois, règles et préceptes de la bonne méditation, sans
jamais connaître comme, à la vraie oraison, il faut passer outre son opération
propre, et être (m143) tout rempli de cette infusion de Dieu ; et ainsi
demeurent toujours dans les limites des vertus acquises et morales, ne
parvenant jamais aux infuses et supernaturelles, et bien que semblables, souvent
ne s’apercevant pas eux-mêmes de leur retardement, parce qu’ils pensent que
tous les autres soient ainsi, ou bien que ce ne sont que rares qui sont plus
avancés.
Ceux néanmoins qui ont les yeux ouverts à
leur avancement et l'esprit éclairé de la lumière intérieure, remarquent bien
qu'il y a en cela de la grande faute et que semblables demeurent privés de la
connaissance du vrai chemin intérieur, et conséquemment de mille dons et
faveurs que Dieu aurait moyen de leur communiquer s’ils apprenaient à se disposer
pour les opérations ultimes du chemin d’oraison.
Car bien qu'avec ces bonnes méditations
(m144) qu'ils retiennent si long temps, ils s'exercent toujours au bien et à
toutes vertus, employant le temps fort louablement, évitant aussi tous péchés petits
et grands à leur possible, n’est-ce néanmoins de cela au regard de ce qu’il
reste encore en ce chemin de perfection ; car autre chose est faire tout cela,
et autre chose profiter et s'avancer à la jouissance du vrai Esprit de Dieu,
duquel ils demeurent ignorants.
D’autres y a qui, en leurs méditations,
s'exerçent plus à une componction, douleur et contrition, que non pas en un
doux exercice d’amour et de confiance en Dieu, viennent enfin à telle pesanteur
d'esprit et à tel rabaissement intérieur de tristesse, de scrupule et
semblables désordres, qu'au lieu de s'élever en l'esprit à Dieu d'un vol léger
(m145) plein d’amoureuse confiance en sa bonté, comme on doit faire par tout
tel exercice que l'on puisse prendre, ils s'éloignent toujours de plus en plus
de leur avancement, se rendant fort pesants, terrestres et abattus,
mélancoliques, enfin d'humeur toute contraire au vrai Esprit de Dieu, qui n'est
que justice, paix et joie au Saint-Esprit.
Or sus donc afin d’éviter tous ces
inconvénients, voyons quels moyens il y a de sortir peu à peu de ces grossières
méditations, et s’y disposer aux choses ultérieures de ce chemin.
Et ce sera [ain]si
avant tout traiter de l’élévation à Dieu du tout [[176]] spirituellement
prise en son âme. Je vous parle premièrement d’autre [approche] opérative,
milieu entre ladite élévation et la grossière méditation, laquelle retient
quelque chose de toutes deux. Car enfin, par la grâce de Dieu, (m146) il se
trouve des âmes lesquelles [qui] s'étant appliquées fidèlement à la dévote
méditation, récollection et mortification, se sentent prêtes pour donner à Notre
Seigneur tout ce qu'elles sauraient être de sa divine volonté, et de fait sont
très appareillées à renoncer à elles-mêmes par tout où elles reconnaîtraient
chercher leur intérêt propre : la mortification, la confusion,
l'humiliation, le mépris, et semblables que l’on leur pourrait faire, ne leur
est rien.
Telles âmes donc, que feront-elles de se
retenir toujours à cette longue méditation, leur faisant observer toutes ses
parties, ses règles et ses lois ? Leur cœur ne s’échauffera pas davantage
que ce que déjà ils sentaient. C'est donc dommage de faire perdre ainsi le temps,
avec cette froide, lente et longue méditation, et partant il faut que nous
leur trouvions ici un moyen pour s’avancer (m147) qui sera cette seconde façon
de procéder en la méditation ; et cette façon ici est que la personne se
représente bien quelque Mystère sacré comme en l'autre, mais avec cette
différence toutefois que l'on ne fait pas de longs discours, ains [[177]]
on fait, ensemble avec l'imagination de ce Mystère, continuellement marcher
l'affection, s'entretenant sans cesse à parler de tout son cœur à Notre
Seigneur même, au Mystère que l'on médite, mettant tout son soin à non pas
agencer ses paroles, mais à beaucoup aimer, à sérieusement désirer son amour.
Pour exemple, vous vous proposez un jour le Mystère
de
Un autre jour, vous vous représenterez l'Adoration
des rois, et l'adorerez aussi en esprit avec eux, lui offrant votre cœur, votre
affection et tout votre amour, ne désirant rien tant que la grâce de l'aimer en
vérité, vous retenant en sa présence (m150) avec mille titres d'honneur et de
révérence, l’appelant tout votre bien, votre amour, votre Seigneur, votre Soi,
etc., et ainsi, pour le dire en un mot, contournant tout tel mystère que vous
considérerez, à rien autre plus sinon qu'ayant notre Seigneur présent en ce Mystère-là,
vous puissiez continuellement émouvoir votre affection envers lui tellement que
votre cœur et votre partie amative soit toujours en action, non pas allant
discourir de point en point par le menu sur chaque particularité du Mystère,
mais seulement en bref tout respir sentant le tout, et l’affectionnant à Notre
Seigneur par ce moyen.
Et voilà la différence qu'il y a de cette
façon ici à l'autre précédente communément décrite ès livres, que celle-là va
épluchant toutes les (m151) particularités, les circonstances et semblables,
mais à celle-ci, ayant tant de fois médité sur ces Mystères, et sachant assez
que Notre Seigneur y a fait, laissant derrière toutes ces particulières
recherches, s'adresse immédiatement à Notre Seigneur d'un grand désir d'exciter
continuellement son cœur à l’aimer, comme si la personne disait : « Mon
Seigneur, je sais assez que vous avez fait grandes merveilles pour mon salut,
que j'ai mille et mille obligations de vous aimer, de me donner du tout à vous,
de vous louer et servir à jamais. Je reconnais, dis-je, assez cette mienne
obligation, et quand j'irais occupant mon esprit à examiner les particularités
des Mystères merveilleux que vous avez faits pour moi, je ne connaîtrais pas
plus que je ne fais à présent ; et suis-je autant désireux maintenant de vous
aimer que je serais lors. Non, mon Seigneur, ce n'est pas que je ne sache mon
obligation, ou que je ne veuille vous aimer, mais toute la faute (m152) est que
mon cœur n’est pas continuellement ardent et tout rempli de votre amour, comme
je désirerais bien. Laissant donc à part toute recherche de mon entendement, je
ne veux d'ici en avant autre chose que vous offrir ma volonté, vous consacrer
mon cœur, vous dédier mon affection, enfin ne respirer qu'en votre amour. »
Et voilà en quoi s'exerce une telle âme
durant toute son oraison, sans se laisser aucunement refroidir, ains plutôt
s'échauffant toujours de plus en plus, tantôt parlant à Notre Seigneur, tantôt
parlant à soi-même pour rappeler son cœur quand il est distrait, se reprenant
de son instabilité, de son peu d'affection, etc.
Et ceci non seulement durant le temps
particulièrement destiné à l'oraison, mais encore parmi le jour entre les
occupations de la vie humaine, car rien ne nous peut empêcher de donner ainsi
notre cœur à Dieu, et penser (m153) à lui de toute notre affection. N’avez-vous
jamais aimé une créature au monde ? Souvenez-vous combien il vous était
agréable de penser à icelle, comme rien ne nous en pouvait empêcher, comme
notre cœur y était porté ; et vous confondez [[180]]
grandement en vous-même de ce que Notre Seigneur n'a encore gagné sur vous ce
que jadis donniez à une créature.
Ce sera en cette sorte que vous commencerez
à faire que tout le jour entier, voire toute votre vie, vous sera une continuelle
oraison, persévérant à sç. [savoir] ainsi en continuel
mouvement d'amour et de désirs intérieurs vers Notre Seigneur à toute heure et
à tout moment, en tout temps et en tout lieu.
Et bien que peut-être cela vous semble un
peu difficile au commencement, ce néanmoins pourvu que l'on sache s'aider d’un
peu d’artifice pour y incliner son cœur,
sans se violenter par trop, on s'y (m154) accoutumera facilement avec l'aide et
concours de la grâce.
Et notez que, soit tempres [[181]] ou
tard, si jamais vous désirez parvenir au vrai esprit d'oraison, à la jouissance
de la présence divine, au vrai amour de Dieu, il faut nécessairement que vous
acquériez cette continuelle douce attention de cœur à Dieu en l’intérieur de
votre âme, en tout temps et en tout lieu, autant que permettra l’état ou
l’office de votre vocation.
Pour ce qu’oraison mentale est un chemin et
un retour de notre cœur à Dieu, et le pied qui nous y achemine est notre
affection, lors donc que l’affection et le désir n’opèrent point, nous n'allons
pas en avant en ce chemin.
Voilà pourquoi je vous ai ici déduit cette
seconde façon de méditation comme chemin plus court, plus facile et plus
efficace, d’autant qu’en icelle l'affection est toujours émue [mû, en
mouvement], et (m155) par ainsi
cheminant toujours.
Notez encore qu’en cette façon ici de
méditation, l’on peut bien aussi converser avec Notre Seigneur non seulement en
ces Mystères sacrés de son humanité, mais aussi en quelque sublime connaissance
de ses perfections divines, comme de sa grandeur, immensité, infinité, éternité
et semblables ; sobrement toutefois, et autant qu'il est nécessaire pour
s’aider à faire produire ces actes de volonté, et autant qu’ils profiteront
pour causer en son âme une appréhension de la grandeur et du respect dû à Sa
divine Majesté. [[182]].
Si vous avez pris garde par le précédent discours, que j'ai appelé seconde façon de méditer, je n'ai eu autre dessein que donner peu à peu le jour, disposer [[183]] à passer de la méditation grossière à la présence de Dieu en votre esprit, là où vous en jouirez non plus par image, mais par réel ressentiment de son opération divine.
Et à cet effet j'ai pris un moyen de vous conduire premièrement aux actes de volonté [[184]] : continuez le plus qu'il vous sera possible, adressez encore toutefois à Notre Seigneur pris corporellement dans quelqu'un des (m157) sacrés Mystères.
Faites donc maintenant de venir au point que
d'arriver à ce dernier, à sç.[savoir] de la présence
de Dieu tout-puissant du tout [[185]] spirituellement
en son Esprit, adressant de là en avant tous ses actes de volonté, de désirs et
d'amour à Dieu, ainsi spirituellement en son âme se dépêtrant aucunement [[186]]
des images de son humanité sacrée : et voici où gît le noeud et la difficulté.
Car
c'est ici le point tant débattu, de savoir s'il est licite de faire ceci de
soi-même et quitter ainsi la méditation des Mystères sacrés pour s'appliquer du
tout à la recherche de Dieu spirituellement en son Esprit, n'est [sans] que
l'on y soit intérieurement invité par l'abondance de la grâce et d'opération
divine : la plupart tenant que non et que c'est même pure tromperie que de dire
le contraire. Et de là puis après vient que mille et mille personnes (m158)
demeurent ici arrêtées, sans jamais passer plus outre, ou certes seulement
après un long temps extrêmement, pour n'oser aucunement s'ingérer eux-mêmes aux
choses ultérieures.
Sachez
donc que, touchant donc ce que trouverez ainsi quelques livres, qui vous diront
qu'il faut attendre que Notre Seigneur nous tire par sa grâce à ces choses qui
tiennent ainsi du plus relevé que la considération des Mystères de l'humanité
de Notre Seigneur, et nullement s'ingérer de soi-même [[187]] : il les faut entendre avec
discrétion, que toute présomption en soit tellement exclue et bannie, que
pourtant la coopération que nous devons apporter aux grâces divines, n'en soit
point forclose [[188]]. Il est tout certain que cet esprit, cet
amour, ou cette présence divine que vous désirez, et pour laquelle vous aspirez
et le jour et la nuit, ne sera pas en votre possibilité naturelle de l'acquérir
par aucun effort ou industrie que (m159) pourriez oncques [[189]] y apporter, ains dépend du tout de la
bonté divine de la nous donner, par une infusion de sa grâce [[190]]. Et c’est ce que veulent dire ceux qui en
parlent le plus pertinemment, le tout en l’attente de la divine attraction.
Mais
au reste, de dire que ne pourrions-nous y disposer par notre propre diligence, fidélité
et coopération, cela ne se peut aucunement soutenir. Car et la méditation et la
mortification avec toutes les vertus morales et tout ce que nous enseignent les
livres, que sont-ce autre chose que dispositions plus éloignées qui nous
rendent capables des grâces divines ? Pourquoi donc de même, approchant
toujours de plus près en plus près, ne sera-t-il permis, licite, voire
nécessaire, d'en prendre tels qui immédiatement nous y puissent disposer ?
C'est
une maxime des plus générales (m160) de la philosophie que toute forme requiert
la disposition et la matière pour y être introduite. Ainsi est-ce chose assurée
que Dieu fait part à chacun de nous de sa grâce, de son Esprit et de son Amour
divin, selon que l'on s'y prépare et exerce ; et est l'ordinaire que Dieu opère
avec nous conformément aux exercices que prenons, soit pour les exercices de la
vie active, soit pour l'exercice intérieur d'amour ; et partant si on doit
arriver à cet Amour divin, il faut qu’on apprenne à s’écouler en Dieu avec les
actes de nos trois puissances supérieures de foi, d’espérance et d’amour.
C'est
pourquoi [[191]] il faut que cheminant toujours en avant,
nous traitions maintenant plus outre d'une disposition encore plus immédiate [[192]] que les précédentes pour arriver à la jouissance
de la présence de Dieu et de l'opération de son divin Amour, à savoir de
l’exercice de l’aspiration,
qui
est (m161) un exercice spirituel, par lequel l'âme, se retirant tout en son cœur,
s'efforce de s'élever plus outre à Dieu, par dessus soi-même, non plus par
aucunes imaginations, mais selon que réellement, essentiellement et par
soi-même il est présent à chacun de nous, désireux de se communiquer à nous au
sommet de notre esprit par l'infusion de ses grâces ; le considérant, dis-je,
ainsi, et s'y inclinant le cœur comme à un bien souverainement aimable et de
tous points désirable, s’arrêtant à cette façon le plus qu'il est possible,
s'excitant sans cesse au désir de l’Amour divin, prenant toujours quelque
occasion en son cœur pour parler à Dieu, le retenir ainsi présent, traiter et
converser avec Sa divine Majesté.
Car
comme c'est ici à quoi aspirent toutes les âmes désireuses de leurs avancements
au chemin de la perfection, que de parvenir à une perpétuelle occupation (m162)
de leur esprit avec Dieu, à une continuelle tendance de leurs désirs,
intentions et pensées vers celui auquel elles ont constitué tout leur bien,
leurs trésors et richesses, ainsi l’âme devra s'efforcer d'avoir en sa mémoire
certaine quantité de petits dévots élancements et aspirations, au moyen de quoi
elle exercera un retour amiable, une conversion actuelle, amoureuse et filiale
en Dieu, son bienheureux Principe, son origine tant désirable, s’abandonnant du
tout à sa divine disposition, oublieuse de soi-même et de tout ce qui est au
monde, ne descendant plus aux méditations imaginaires [[193]], sinon autant qu'elle y sera contrainte à
faute de ne pouvoir mieux.
Car
bien que ces bonnes méditations lui ont servi extrêmement au commencement pour
l'aider à rentrer en soi-même, pour perdre toutes les mauvaises images et
souvenances (m163) des choses du monde, pour vaincre et surmonter toutes ses
passions, et semblables fruits innombrables qu'elle en a retirés de nos sacrées
méditations par images, pour maintenant néanmoins qu'il est question de passer
plus outre et se disposer pour les choses ultérieures, autres règles et lois
lui sont nécessaires.
Il
arrive souvent en la vie intérieure que ce qui a donné au commencement la vie,
causerait la mort puis après, c'est-à-dire grand retardement, si on voulait
toujours y demeurer attaché.
Au
commencement, on se sert de toutes choses pour sujet de sa méditation afin de
pouvoir émouvoir son cœur à Dieu, même la considération des créatures et des
divins Mystères extérieurs y aidait grandement, d'autant que le plus que l'on
avait lors était de ressentir son cœur ému à Dieu, à désirer les choses divines, sans que l'on eût
encore aucune vue intérieure (m164) selon laquelle on cheminât au-dedans.
Mais
après qu’au moyen des exercices d’amour et d’aspiration pris pour s’avancer
particulièrement en ce chemin d’oraison, non seulement on a incliné son cœur
vraiment à Dieu, mais encore on a commencé à le ressentir présent en son âme
par une connaissance expérimentale en l’unité de son esprit où on se sent
continuellement attiré, c’est lors que toutes considérations, méditations ou
images, même des sacrés Mystères, n’y aident quasi rien, d’autant que tout cela
ne peut causer qu’une connaissance ou intelligence acquise naturelle de Dieu,
laquelle on ne cherche plus depuis le chemin d’aspiration, ains seulement de
l’aimer de tout son cœur.
De sorte que si ce n’est un temps de sécheresse intérieure, quand on ne peut mieux, ou bien si ce n’est que de soi-même il nous vienne en l’esprit de nous élever à Dieu par quelque créature (m165) ou par quelque imagination, il n’est guère conseillable en cet état-ci de s’y arrêter de soi-même. La raison est que notre avancement consiste à devenir tout intérieur, dépendant seulement de l’intérieure opération du divin Amour. Et quant à la connaissance de Dieu, ou autre action d'entendement, qu'elle vienne tout de Dieu, s'il est possible par infusion de lumière surnaturelle, comme elle fera si l'on continue à incliner diligemment son amour à Dieu.
Non pas que l'on doive être intérieurement oisif, attendant que Dieu fasse tout, mais c'est s'approchant de Dieu par amour, et le venant à connaître par expérience propre en son âme, au lieu de la vivacité d'entendement que l'on appliquait à diverses bonnes considérations, on les restreint maintenant à certaines intérieures espèces obscures, non pas imaginées, mais restées de l'expérience que l'on a eue du ressentiment [expérience] de l'opération divine.
Alors, (m166) ne cheminant plus que de la partie amative, on s'efforce de captiver son entendement quant aux discours, pensées ou intelligences de quoi que ce soit, et certaines intérieures espèces, énigmes ou idées, avec l'aide desquelles la volonté ou partie amative s'aide à se dépêtrer de la terre et de tout ce qui est d'inférieur, pour joyeusement, amoureusement et d'un vol léger s'élever à Dieu :
qu'elle [volonté ou partie amative] recherche
de l'oeil de la foi ainsi par énigmes, idées ou espèces internes, dans l'obscurité
de l'esprit, sous les conceptions de son bien, son désir, son amour, sa vie,
son Seigneur, et semblables titres ou épithètes d'amour qui le lui représentent
comme un bien souverainement désirable, tellement qu'elle se plonge toute en
l'art d'amour et de désir, comme s'il n'y avait en tout le monde autre chose
que cela.
Et puis il y a encore une raison, pourquoi ces images (quoique saintes et divines) (m167) n'aident guère à l'âme d'ici en avant, c'est que la connaissance expérimentale qu'elle reçoit de l'amour, bonté, dignation [[194]] de Dieu en son endroit, lui donne un objet si aimable, si désirable, si solide et si efficace en son esprit qu'elle est enseignée à exercer les actes d'un amour le plus purifié qui lui est possible, inclinant son cœur à le désirer, chérir et à le servir de tout son désir, comme bien souverainement aimable, si digne de toute gloire, honneur et louanges ;
que combien même elle n'aurait jamais rien reçu de lui, ni grâce, ni gloire, ni paradis ni enfer, [ain]si voudrait-elle le servir, l'aimer et le désirer de tout son cœur, pour ce seulement qu'il est digne, ou bien pour toute raison parce qu'elle le veut ainsi, et que cela lui semble bon sans autre pourquoi ! [[195]]
Et partant, remarquez bien cette raison, car c'est ici que vient aider à entendre pourquoi plusieurs (m168) arrivés qu'ils sont à ces degrés ici d'oraison, s'aliènent [[196]] et se dépêtrent entièrement de toutes considérations, imaginations et discours, quoique d'ailleurs saintes, divines et salutaires : c'est d'autant que cet Objet divin spirituel en l'âme est si puissant et si efficace qu'il donne à leur esprit suffisant sujet pour s'occuper et s'incliner à le désirer, sans qu'ils aient besoin d'aller mendier des raisons autre part pour se le rendre aimable.
[espace]
Venant donc au point, déclarons simplement comme il en est et comme il se passe par le précédent exercice de méditation affectueuse, auquel la personne s'est affectionnée extrêmement à Notre Seigneur, au désir de son service et à l'accomplissement de ses désirs en son âme : non seulement elle le désirait comme homme, mais beaucoup plus comme Dieu souverain Seigneur, Majesté infinie, et autres semblables (m169) intelligences de ses perfections divines, qu'elle a quelquefois considérées pour causer en son âme l'honneur, le respect et la révérence dus à sa grandeur infinie.
Mais ici l'âme, pour ne point trop s'égarer avec ses spirituelles conceptions, faut qu'elle se représente Dieu comme présent à soi-même au sommet de son esprit, ainsi que l'avons écrit au sommaire du chemin de l'oraison, premier chapitre de cette seconde partie, et le considérant ainsi présent à soi-même, se ressouvenir comme notre fin est de jouir de la divine et bienheureuse présence, communication et familiarité en cette façon ;
et pource lisez [[197]] en cet endroit ce que j'ai dit au commencement de la première partie du but et de la fin que nous prétendons, car c'est ici proprement son lieu, et le temps auquel ce qui est là dit, vous servira, afin qu'ayant bien (m170) connu et ruminé cette vérité, vous n'ayez rien plus à cœur qui a pénétré au-dedans de vous-même jusqu'à trouver le lieu sacré de la demeure de Notre Seigneur en votre esprit.
Ce que vous obtiendrez par rien de plus facilement et efficacement que par cet exercice d'aspiration auquel l'âme, par ardents désirs réitérés mille fois et continués le plus qu'il lui est possible, elle s'efforce d'outrepasser en son esprit tous les milieux qui l'empêchent de retrouver Dieu et parvenir à lui au sommet de l'esprit d'iceluy ; car tandis que, par cet exercice d'aspiration, l'on s'occupe ainsi à la recherche intérieure de la présence de Dieu par la vue spirituelle de son Esprit conjoint aux actes d'affection et de désir, on se dispose immédiatement à ce que Dieu puisse commencer l'œuvre de son divin Amour que tant nous désirons.
Or ceci se passe en cette sorte : (m171) la personne s'efforce d'éveiller toujours son désir, produisant mille actes d'amour vers Notre Seigneur, lui donnant mille épithètes d'amour et d'honneur, de révérence, pour le fléchir à lui donner ce que tant elle désire ; elle prie, elle s'humilie, et cependant tantôt elle est bien, tantôt elle est mal ; et néanmoins parmi tout elle poursuit, elle patiente, elle attend, elle espère ; et en fin pendant toutes ces choses elle ressent quelquefois comme, outre son effort en son industrie propre, Notre Seigneur lui communiquer l'aide de sa divine opération, lui facilitant ses actes, lui renforçant le courage. Et en cette sorte poursuivant son chemin, ayant toujours l'oeil de son désir vers le haut de l'esprit, elle s'aliène de la terre, elle monte à la montagne du Seigneur, et finalement arrive aux opérations de l'Esprit, là où, sans images d'aucuns Mystères, (m172) l'âme est introduite tout dans soi-même plus intimement que ni tous les sens extérieurs ou intérieurs, ni que son effort ou pouvoir naturel pourrait porter.
Et là, avec grande paix, quiétude et silence, la vue de son désir fort éclairée, elle se met en la présence de cette souveraine Majesté, qui habite au sommet de son esprit, où est empreinte l'image de sa divinité, et là où il demeure par grâce comme dans son petit palais, trône et cabinet terrestre, non pas forgeant des hautes conceptions de ses divines perfections, de son éternité, de son infinité, et semblables, beaucoup moins encore s'imaginant Dieu comme au ciel empyrée par-dessus tous les cieux, là entre les bienheureux esprits en un trône de majesté infinie.
Non, rien de tout cela, mais simplement le
plus qu'il est possible l'appréhendant en son (m173) esprit comme idée d'un
Être infini au-dessus de soi, surpassant toute sa capacité, élevant à lui son cœur
comme au seul objet de son désir et tout le sujet de son amour, ne forgeant
autre conception de lui que de son bien, son désir, son amour, sa vie, son
tout, et semblables épithètes d'amour, qui les lui représentent comme un bien
souverainement désirable, se tenant ainsi au-dessous de sa grandeur, prosterné
avec grande humilité, avec plus de soucis de lui requérir miséricorde et
d'impétrer [[198]]
son amour que non pas de curieusement rechercher les mystères de ses merveilles
pour les comprendre, se tenant avec
Et si elle demeure ainsi en soi-même attentive à désirer et ressentir l'opération du divin Amour en elle, rapportant sans cesse toutes ses pensées à rechercher en son esprit la présence et la face de celui qui est tout son bien, Notre Seigneur, par ses dignations infinies, trouvant cette âme ainsi vide, libre et disposée de tout autre chose si qu'elle ne désire et n'attend autre que lui seul, auquel elle a mis tout son cœur, tout son trésor et toute son attente, ne peut manquer à lui infondre toutes sortes de grâces avec l'opération de son Amour divin.
Et bien qu’au commencement en cet état l'âme ne sache demeurer sur ce mont sacré de son esprit ni y jouir de ses faveurs que pour peu de temps, la mémoire néanmoins de ce qu'elle aura une fois vraiment ressentie, (m175) la fera toujours à y retourner derechef, et ainsi sans cesse, jusqu'à ce qu'ayant souvent monté et rabaissé, Dieu finalement incline de la faire demeurer long temps ès dites opérations de l'Esprit ; comme elle sera en l'état suivant, là où oraison lui est repos, toute son attente échangée en réjouissance et tout travail en contentement, de sorte qu'il lui sera autant facile de demeurer les heures entières en l'oraison, que non pas s'appliquer à quoi que ce soit.
Et persévérant toujours à l'introvertir de la sorte et à suivre l'opération divine, c'est chose incroyable des occultes opérations de Dieu, qu'elle y trouvera des chemins inconnus, qu'il lui montrera des connaissances infuses qu'il lui donnera, des inusitées affections qui lui seront communiquées, et des désirs ardents dont sa volonté sera enflambée !
(m176) Non pas que ces âmes doivent aucunement rechercher ces grâces si sublimes ni toutes ces connaissances ; car entièrement elle ne doit s'appliquer qu'à aimer Dieu de toutes ses forces, avec tant d'humilité qu'elle met plus son souci à s'abîmer bien profondément en son rien, et non pas à rechercher ces faveurs si signalées, ou à vouloir profonder [[199]] les secrets de ces divines merveilles, avec tant de désir encore du divin Amour que toute autre chose qui n'est pas en cet amour lui échappe, quand il est de sa part.
Mais ce sera Dieu qui, par l'infusion de ses grâces, illuminera son âme de toute sorte de divines connaissances qui lui sont nécessaires. Et de ces lumières infuses, il la fera passer au repos de l'amour et de la fruition de la présence de l'Esprit divin, selon que porte cet état ici, là où, demeurant ferme par une adhésion (m177) tranquille, et reposée pour avoir trouvé la région de l'Esprit divin, lieu où habitent les désirs de son cœur, [elle] attend là sa divine opération, comme elle y est assez fréquente. Et si grandes seront les divines faveurs qui là lui seront communiquées, que de leur abondance les puissances mêmes inférieures, la nature, les passions, tout ennuyées de ce vin délicieux, restent toutes assoupies, perdant tellement leur vigueur qu'elles en demeurent entièrement sujettes à l'Esprit.
Isaïe, ce grand prophète extrêmement bien éclairé de l'esprit de prophétie, et pource merveilleusement clairvoyant au fait des mystères divins, jetant la vue de son esprit aussi long qu'il lui était possible vers le futur, et découvrant ces immenses délices, richesses et abondances de tous biens spirituels, dont on jouirait au temps de la loi de grâce, quoique (m178) seulement futures en effet et réalité aux siècles très reculés après lui, tout de même néanmoins comme présent déjà à son esprit, ainsi nous l'a-t-il prédit avec toute assurance au deuxième chapitre écrit [[200]] : in novissimis diebus praeparatus mons domus Domini in vertice montium, et elevabitur super colles, et fluent ad eum omnes gentes. Et ibunt populi multi et dicent. Ces derniers jours, dit-il, c'est-à-dire en la loi évangélique, il y aura une montagne, et ce sera la maison du Seigneur, à laquelle abordera grand nombre de peuples pour y faire leur demeure, lesquels là dedans entrés se diront les uns aux autres : Venite et ascendamus ad montem Domini et ad domum Dei Jacob, et docebit nos vias suas, et ambulabimus in semitis ejus : venez, montons à la montagne du Seigneur et à la maison du Dieu de Jacob, car il nous enseignera ses voies, et nous nous égayerons (m179) par les entiers de son divin vouloir.
Qu'est-ce à dire, qu'il y aura une montagne,
à laquelle ces peuples étant arrivés s'animeront encore les uns les autres à
monter plus outre une autre encore ultérieure montagne pour là recevoir la
doctrine de salut, les voies et les sentiers du Seigneur, sinon comme si tout à
clair et à plein, il nous disait : il aura en la loi de grâce l'état
éminent et relevé de la vie religieuse, auquel état abordera de toute part
grand nombre de peuples de l'un et de l'autre sexe, lesquels introduits à cette
bienheureuse vie s'élèveront plus outre à la montagne de sainte oraison et
contemplation ; voire d'un mutuel merveilleux accord, d'une fraternelle union,
s'exciteront mutuellement disant : Venite, venez, montons à la
montagne du Seigneur et à la maison du Dieu de Jacob, etc…
Puis donc, ô âmes religieuses, (m180) que sommes unanimement faits les domestiques de cette maison du Seigneur, de la vie religieuse, c'est à cette heure que je veux accomplir cette prophétie sacrée, vous invitant de tout mon cœur et possible, à monter jusqu'au sommet de cette si agréable montagne de la vraie oraison mentale, vous disant avec le prophète : Venite, ascendamus ad montem ejus, etc. Élevons nos cœurs, nos désirs et nos pensées vers le sommet de notre esprit pour y rechercher la face et la présence du Dieu de Jacob, de celui lequel ayant empreint et engravé l'image sacro-sainte de la divinité au plus intime de notre esprit, il fait sa demeure, comme dans un petit palais terrestre.
Venez donc, montons sur cette bienheureuse montagne de notre esprit ; et là où que maintenant nous sommes remplis d'ignorances, et que les frontières (m181) de ses divins commandements nous semblent durs, amers et fâcheux, là au sommet de cette montagne, il nous enseignera ses voies ; il nous éclairera de sa divine lumière, et joyeux et contents nous fera cheminer par les sentiers de ses divins vouloirs.
Nous allons maintenant mendiant des créatures la reconnaissance de son Nom et des choses concernant notre salut, ne sachant souvent quelle partie prendre pour la meilleure. Mais si jamais nous pouvons arriver jusqu'au sommet de cette montagne, nous n'aurons là besoin de rien, la divine lumière nous dirigeant en toutes choses.
Le prophète Baruch au chapitre 4 en parle encore plus avantageusement [[201]] : Animaequiores estote filii, sicut fuit sensus vester, et erraretis a Deo vero, etc. Comme s'il disait : courage, vous autres qui commençant à prendre de plus près garde à vous-mêmes, commencez aussi à ressentir (m182) la corruption et le dégât qu'a fait en vous le péché, vous trouvant extrêmement portés aux inclinations mauvaises, aux alléchements [[202]] de péché et aux désirs de la nature corrompue.
Ne pensez pas que le remède en soit du tout exclu, ains assurez-vous que par la bonté de Dieu il arrivera que, portés de son Esprit divin, vous représenterez les choses célestes dix fois davantage, et avec plus de diligence, que vous ne fîtes jamais les vanités du monde. Venite, donc, ascendamus ad montem Dei. Afin de mieux rencontrer, ce me semble, que d'appeler la vie d'oraison une montagne ; car tout ainsi que comme en telle masse terrestre il y a des profondes vallées, des plates campagnes et aussi des monts hauts et élevés, aussi en notre âme il y a l'esprit, la raison et la nature inférieure.
Selon l'Esprit, nous sommes enfants de Dieu, compagnons des anges, héritiers du Ciel ; selon la raison nous sommes (m183) hommes, et selon la nature inférieure nous sommes compagnons des bêtes. Lors donc que venons à suivre les inclinations de notre nature corrompue, nous satisfaisons à tous nos désirs, nous suivons l'impulsion de nos passions, c'est alors que nous sommes en la profonde vallée de misères. Mais lorsque, faisant violence à nous-mêmes, nous surmontons toutes ces corruptions pour suivre la vertu et la raison, alors nous vivons en plates campagnes de la vie studieuse et morale ; mais quand, cheminant toujours en avant, nous élevons continuellement notre cœur à Dieu en l'Esprit, par ardents désirs de jouir de sa divine bonté, c'est lors que vraiment, au pied de la lettre, nous montons une haute et éminente montagne de notre esprit, à savoir au sommet de laquelle nous trouvons la présence et la façon de celui que tant nous désirons. (m184)
C'est le prophète royal David qui nous l'assure, et tout ensemble nous enseigne l'étoffe des degrés de cette montagne : Beatus cujus est auxilium ab te ; ascensiones in corde suo disposuit ; ibunt de virtute in virtutem ; videbitur Deus deorum in Sion [[203]]. Bienheureux, dit-il, est celui qui a reçu la grâce divine, il disposera de la montée à Dieu en son cœur ; il ira de vertu en vertu, jusqu'à ce qu'il parvienne à la vision désireuse du Dieu des dieux en Sion. Quel plus grand [bon]heur y a-t-il ? C'est ce qu'en Isaïe Notre Seigneur promet à ses fidèles serviteurs : Je les amènerai en ma montagne sainte, et les réjouirai en la maison de mon oraison.
Ne pensez pas que cette montagne soit
stérile et déserte, couverte d'épines et de buissons seulement ; car si bien
l'accès en est un peu malaisé, quand vous serez maintenant arrivés à la cime
(m185) et au sommet, Mons Dei, mons pinguis [[204]], vous la trouverez une montagne
très fertile et abondante en toutes délices et douceurs spirituelles. Et
qu'est-ce qu'il y pourrait manquer, puisque Dieu y est, le trésor infini de
tous biens ? Mons in quo placitum est Deo habitare in eo [[205]] : il ne faut que le soleil tout
seul pour nous faire ici-bas le jour, là où toutes les étoiles ensemble avec la
lune à peine peuvent-elles chasser une petite partie des ténèbres de la nuit ;
ainsi il ne faut que Dieu seul pour nous combler de toutes sortes de richesses
et contentements spirituels, là où que toutes les créatures ensemble ne nous
peuvent apporter un seul bien de parfait contentement. Et quid ergo
suspiramini montes coagulatos ! [[206]].
Pourquoi donc fait-on difficulté de monter cette montagne savoureuse ? Il n'y a moyen plus expédient ; ni de ruse plus assurée pour (m186) vaincre toutes les tentations du diable, du monde et de la chair, toutes ses imperfections et toutes passions naturelles, que de rendre peine d'avoir toujours plus (dit quelqu'un) l'expérience intérieure d'amour, que toute autre œuvre extérieure de vertus.
Non toutefois que l'on ne doive [pas] ainsi fidèlement exercer la vertu et la mortification de soi-même, aux rencontres et occurrences qui s'offriront, car il le faut faire ; mais que par-dessus tout on ait toujours son désir porté à Dieu comme exercice immédiat, qui nous conduit à la perfection, sans lequel toutes autres bonnes œuvres demeurent par terre.
Voilà que je vous ai conduit jusques sur la
montagne du Seigneur, jusques à la région et demeure du Dieu de Jacob, et je
vous ai commencé à découvrir ce beau pays avec les richesses dont il est
foisonnant et rempli.
Je vous ai néanmoins pour la plupart laissés
en votre opération propre, seulement renforcés et encouragés par le trait [[207]] divin,
qui a commencé à vous toucher le cœur et lui donner les essais de l’Amour
divin, qui est la première touche notable que l’on ressent venant de cette
région ; mais pour l’Esprit divin, il n’est encore seulement découvert, un
peu ressenti, et non pas encore possédé.
Il reste donc que poursuivant toujours, nous
expliquions (m188) [[208]]
plus au long le sommet de cette montagne [[209]],
la présence de l'Esprit divin et la jouissance de la sainte opération,
déclarant les passages de cet état, comme Dieu se manifeste, se communique et
se donne à connaître par vraie expérience ; comme l'amour est ici merveilleux,
en sa pleine vigueur et au [en] fort savoureuse manière [[210]].
Au précédent état, l’âme a bien été conduite
jusqu’aux faubourgs de cette région de l’Esprit divin ; mais comme ce n’a été
que par le moyen de son opération propre, aussi n’a-t-elle pu parvenir que
jusqu’à la porte des communications divines qui s’y ressentent.
Mais ici, que je suppose que tant [par] la
reconnaissance que [par le moyen de] l’amour infus par la présence de l’esprit
divin qui s’est manifesté, qui pourra
jamais faire entendre aux paroles grossières les délices, les contentements et
les richesses que ce divin Esprit apporte en cet état ? C’est bien ici la
vraie terre de promission [[211]],
que cette région si (m189) déiforme, toute regorgeante de lait et de miel ;
c’est bien encore ici le vrai pays de l’âme, auquel lui est sa liberté au bien
en toute plénitude : pays, dis-je, si grand, si large et si spacieux que ce
n’est ri[en] des limites de la nature, ni de la basse amplitude et étendue de
cette région.
Or si ce pays est si beau, cette région si
divine, quels en seront, pensez-vous, les délices, les états et les nourritures
célestes dont les habitants sont récréés et repus ?
Pour entendre donc pertinemment que c’est de
cet état de la présence de D[ieu][[212]],
cela se fait, se ressent et se passe au-dedans :
il est que l’âme, par l’exerc[ice]
d’aspiration et d’amour, secondé par le concours divin à tant travailler, à se
mortifier, tant rendue déprimée à rent[rer] toujours en soi-même, [a] si bien
su s’accommoder aux rencontres divines, tant s’aliéner [se rendre étrangère] de
toute multiplicité, tant se réduire à ne vouloir désirer ni rechercher que Dieu
son amour, son trésor et son Jo[ur][[213]].
La voilà (m190) parvenue à l’unité de l’Esprit,
au ressentiment actuel [à l’expérience réelle]
de l’opération du divin Amour, les premiers effets notables duquel, seront de
causer des incitations et des grands ressentiments d’Amour au … admirables et
si excessifs que tout l’effort de l’âme en cet endroit devra être à prudemment
les accoiser [calmer], modérer, et même les négliger, s’y rendant doucement
insensible, afin de passer outre purement dans l’Esprit à celui-là même de qui
… ces choses, sans s’arrêter à ces dons divins ni aux effets qu’ils causent aux
puissances inférieures.
C’est ici que le cœur ou la volonté de la
créature commence à devenir le tabernacle, le temple et le domicile de Dieu,
dans lequel il versera d'ici en avant tant de grâces et tant de sincères
ressentiments de son divin Amour qu'il semblera à notre créature qu’elle
portera avec soi le Paradis, et entre ces autres merveilles rien de plus grand
ressentiment ici que les admirations divines dont cette âme est si fortement
remplie. (m191)
Car comme elle ne fait en cet état ici que
commencer à expérimenter ces merveilles, et lumières, et reconnaissances, et
opérations nouvelles, qu’elle reçoit, la nouveauté lui en apporte si grande
admiration qu'elle en reste le plus du temps toute suspendue et toute occupée
au-dedans de soi avec tant d’amour que jamais elle ne voudrait départir de si
agréables occupations.
Suit après l’état de si merveilleuse pa[ix][[214]],
tranquillité et de repos intérieur, que ri[en] de plus admirable qu’un tel
accoisement [[apaisement] de
toute chose en cette âme, tout le reste des autres puissances demeurant
assoupi[es], outrepassées et comme insensibles, et s’appliquant en cette région
toujours ainsi immédiatement à Dieu, et s’efforçant singulièrement de se
solider en l’unité de l’Esprit.
Au lieu qu’en l’état précédent, elle n’était
que quelquefois introduite dans cette région divine, et pour peu de temps en la
vraie présence de son Dieu, retournant encore puis après à opérer selon les
puissances inférieures, ici, elle est (m192) entièrement introduite, et
parvient jusqu’au sommet de cette région déiforme, s’y [é]levant que plus
rien d’en bas ne peut nuire. Et partant, ne jouissant que de joies, de [r]epos
et assurances, sans guère de crainte des égarements, ni importunités des désirs
désordonnés, ni d’aucuns autres semblables en avance de la nature au-dedans de
son esprit, [elle] est en une certaine forme intérieure toute autre que jamais
elle ait trouvée, en laquelle Dieu lui est continuellement présent comme but et
objet, terminant tous ses désirs et tous ses mouvements de volonté et
d’affection, entendant ici à pur et à plein ce que disait Notre Seigneur :
Beati mundo corde, quoniam ipsi deum videbunt [[215]].
Et
c’est cette forme ici d’être, que j’ai appelé proprement l’état de la présence
de Dieu, région de l’Esprit divin, ou bien région déiforme : c’est tout un
comme on l’appelle, pourvu que l’on exprime cet état intérieur auquel Dieu est
ressenti si prochain (m193) que l’on peut parler à lui en grande personne, avec
extrême ressentiment et correspondance d’amour.
Et notez qu’il y a en cette région déiforme,
un trait [[216]] qui
se passe, touchant en secret le cœur ou plutôt le ventre de la créature, le
constituant en un moment tout autre, en action, en mouvement, désirs, en amour,
en lumière, en connaissance, et en expérience de la bonté, dignation, grandeur,
et immensité de D[ieu] , si doucement toutefois, si intimement et si
pacifiquement qu’à merveille, si efficacement néanmoins, que rien de plus réel
et plus sincère, et de plus grand effet pour incliner l’âme à aimer, et de fait
ainsi tournée de ce divin trait ne peut qu’elle n’aime du plus intime de son cœur.
Et quoique pendant icelui, ce cœur même ne
sait ce qu’il veut ou qu’il aime, pour ressentir, toucher et incliner en quelque
obscurité tout l’esprit, ce même trait (m194) néanmoins porte avec soi si suffisant
témoignage de sa noblesse que le cœur ainsi saisi ne veut aucunement douter que
ce ne soit l’amour surnaturel qui l’est venu remplir ; et partant ainsi
doucement blessé d’amour avec plénitude de ressentiment, s’adressant à cet Objet
inconnu, à cet Esprit invisible, auquel ce trait le transporte, l’appelle son
Dieu, son amour, son Seigneur, sa joie, sa vie, son bien, son tout, etc.
Notez bien toutefois que l’âme ne doit pas
se forger rien de déterminé en son esprit, à quoi elle s’adresse comme à son
Dieu, son Seigneur, etc. Mais elle doit entendre que l’union est faite tout au cœur,
ou au centre de son âme, et que tout ce qu’elle voit sans soi, est la région
divine, et que partant doit immédiatement dans cette amplitude parler en servante
personne (m195) à Dieu comme personne, voire comme à celui dans lequel elle est
toute immergée sans autre forme ni figure, et sans égard déterminé à rien.
Car ce n’est pas par une vue, ou par un
regard intérieur de la simple intelligence directement attentive à considérer Dieu présent, que
cette jouissance ou union se passe, mais par un actuel ressentiment au centre
de son âme, par un témoignage assuré de sa proximité et présencialité [[217]]
causée par lesdits traits divins.
Lequel trait, si vous me demandez que c’est,
je vous dirai que ce n’est pas ici où l’on le connaît, on estime assez d’en
ressentir les effets tant désirables, sans s’empêtrer de la profond[eur] plus
avant ; mais c’est en l’état de ce que l’on le connaît, et en sa substance [il]
n’est rien qu’un plongement, une immen[sité][[218]],
une engloutissement de l’âme en Dieu qui donne soudain au cœur des si intimes
(m196), si pénétrantes et si amoureux respirs que c’est chose du tout
inexplicable.
D’où vient que si efficace est ce trait, qui
tire après soi toute l’âme pour l’entendre à son opération. Et bien que ce cœur ne voudrait,
si faut-il qu’il l’aime, qu’il se réjouisse et qu’il y soit attentif, et qu’il
fût encore tout dépeint de cette forme. Au commencement que l’âme entrait en
cette région divine, avant qu’elle eût expérimenté ce divin trait, et
quelquefois encore après avoir été longtemps sans le ressentir, elle est fort
vagabonde avec l’œil de son désir, cherchant sur quoi se pouvoir reposer sans
trouver ce qu’elle désire.
Mais elle est bien étonnée qu’en un moment
ce trait venant, elle se sent tenir en
son centre ce qu’elle cherchait, bien d’une autre façon qu’elle ne se
persuadait, et voyant la différence de sa recherche propre à ce trait infus,
laissant en remise tout cet effort qu’elle faisait, (m197) doucement,
humblement, simplement et fort intimement [elle] s’immerge et se plonge en
l’abîme de cet Amour.
Au reste, c’est d’ici que vous entendrez
[comprendrez ce] que c’est que d’états et de ravissements qui paraissaient au-dehors
: car ce n’est rien qu’une jouissance actuelle de ce divin trait, lequel vient
saisir la créature tout-en-un moment, la retirant de toute telle occupation
qu’elle pouvait avoir ès puissances inférieures pour venir entendre à cette
divine opération qui se passe au centre de son âme avec tels effets que les
puissances inférieures de son âme et les
sens extérieurs de son corps, qui seulement des autres sont doucement suspendues,
assoupies et vacantes pour lors, et leurs opérations sont m[ême] tout empêchées
en leurs opérations v[i]tales de mouvement et de sensation.
Et de tout ce qui paraît ainsi au-dehors
n’est rien qu’un effet ou accident extérieur nullement à estimer ni à désirer
(m198) puisque sans tels accidents on peut fort bien jouir de la substance et
des fruits de ce divin trait d’infusion divine ; voire plutôt est à suivre et
prier Notre Seigneur de réformer tels effets extérieurs advenant, qu’il permet
arriver, pour être trop paraissants aux yeux des hommes, qui n’admirent que
semblables choses extraordinaires.
Mais retournant à notre premier propos, quoique
ce trait d’infusion divine ne persévère pas longtemps en même vigueur,
néanmoins l’industrie propre, avec l’impression que cette infusion laisse après
soi, fera continuer quelquefois assez longtemps cette âme en cet état avec tant
d’amour, de paix et de consolation que, toute amertume et toute sécheresse
bannies de ce lieu, [elle] se sentira quasi toujours unie à Dieu. Car ayant en
cette demeure ou région trouvé le désir de son cœur, ce divin Esprit tant
recherché si proche et si intime à soi-même, (m199) comme elle le ressent par
les effets de son opération divine, [elle] lui parle quasi toujours en seconde
personne comme près[219] à
soi, quoiqu’elle n’en ressent pas toujours également
les effets.
C’est ce divin trait qui fait toutes ch[oses][[220]]
en nous, qui soient de valeur et d’être. C’est lui qui nous fait perdre tous
ces goûts, saveurs et inclinations aux choses de ce monde. C’est lui qui nous renfo[rce] l’esprit, nous réforme la volonté et qui réveille
notre courage, rendant toute chose facile, principalement à cette région
d’amour, où il n’est nulle nouvelle de peine, de fâcherie, sécheresse ou
amertume.
Qui pourrait jamais croire que si gra[nde] différence se pourrait retrouver en une même
créature, ou quand elle est viv[ant] en sa nature, ou quand elle est faite
digne d’être introduite en cette région déiforme, son bienheureux pays ? …
de plus admirable de la différence de volonté, de sentiment, d’affections, de
désirs (m200) et d’inclimations d’un état à l’autre ?
L’âme, laquelle, vivant hier de la vie de sa
nature, était harassée de mille malheureux désirs et inclinations au péché, le
moindre fétu de difficulté lui semblant un obstacle impénétrable, ce jourd'hui
vivante de la vie de l'Esprit divin, ne respire, ne veut et ne prétend que le
divin Amour, avec tant d'ardeur et d'efficace que rien ne lui semble impossible :
les feux, les flammes, les tourments ou travaux ne pourraient pas ébranler d'un
seul point de sa constante résolution. Et qui fait tout ceci, sinon cet Amour
et cet Esprit divin, qui avec sa force incomparable nous rend toute chose
facile, qui avec sa gracieuse souefveté [[221]][suavité] adoucit toute amertume, angoisse et
travail, et qui, pour être de sa seule nature tant agréable, nous fait pour soi
volontiers mépriser toute chose ?
O saint Amour, que ta compagnie est douce ! Mais
aussi ta privation amère à celui qui t'a goûté ! Tout ce qui se fait par amour,
se fait avec (m201) facilité, avec allégresse, et volontiers ; mais aussi
sans l'amour il n'y a rien de sa douceur. Lisez les œuvres de
Mais quand je parle ici de cet amour, je ne
veux m'y dilater davantage ; plutôt il me prend envie de me dédire et ne point
parler de l'amour, mais de l'Esprit divin, craignant que l'on ne se trompe. L'amour
[[223]]
n'est qu'un effet de ce divin Esprit : effet, dis-je, ressenti au cœur, au
ventre, ou en la partie amative. C'est pourquoi l'âme ne s’arrête pas à y
penser beaucoup, et n’a garde en cet état de trop s’amuser aux livres qui en
traitent avec tant de feux et de flammes, comme néanmoins on le pourrait (m202)
penser ; mais toute son étude est de se retirer du tout en l’Esprit, se rendant
même insensible à son pouvoir aux grands ressentiments qu’ils viennent
quelquefois à saisir le cœur, comme [[224]] n'étant
pas ce qu'elle recherche ni ce en quoi elle veut se reposer, mais seulement en
Dieu purement, nûment et séparément de tout goût savoureux ou ressentiment.
Jaçoit [bien] donc que vous oyez ou lisez
les exagérations du divin Amour en cet état, ne vous trompez pas, comme si
l'âme devait s'y arrêter, car bien que l'on écrive avec tant de paroles
enflambées, ce n'est pas néanmoins que l'on veuille exprimer le ressentiment ni
la faire attacher à la saveur qu’il porte avec soi, puisque ce n’est qu’un
effet que l’on doit négliger, mais c’est que l’on s’efforce de le décrire en sa
noblesse essentielle, et que l’on ne sait sinon avec semblables paroles.
Sachez donc que c’est à l’Esprit tout pur,
nu, abstrait et séparé de tout ce ressentiment d’amour, que l’on a au terme,
(m203) que l’on doit s’arrêter en cet état, et non pas à l’amour dont la partie
amative est remplie. Car bien que vraiment on ne puisse qu’on ne le
ressent, autre cho[se] est néanmoins le ressentir, et
autre chose s’y arrêter. Car tant plus que l’on passe en l’Esprit comme arrière
de tel plongeme[nt] d’amour au cœur pour s’y rendre insensib[le], tant plus
serait-il ressenti, mais bien plus sincèrement, nettement et sans imperfection.
Le progrès dont de cet état doit forme est de se perdre, de se plonger et de se transformer tellement en Dieu que l’on ne sache plus que c’est d’amour, devenant si Esprit que l’amour soit lais[sé] fort loin derrière en bas au cœur ; et qu’ainsi transformé en l’Esprit divin, voyant on ne voit point, sentant on ne sent point, écoutant on n’oye point, pour la grande aliénation de soi-même en l’Esprit divin.
Mais touchant la fidélité de l’âme en cet état, elle consiste à persévérer toujours en soi-même attentif à Dieu, (m204) en même estimation de la néantité de telles choses créées, au même rebut, rejet et abnégation de tout, comme elle avait au milieu du ressentiment de l’opération divine, se tenant en l’absence d’icelle suspendue par son opération propre, en la même aliénation de la terre sans plus se reposer par affection ni prendre aucun soulas aux créatures.
Consiste encore à n’oublier jamais sa petitesse et indignité au milieu de tant de caresses et de familiarité du divin Esprit, ne consentant jamais à penser que ces choses ou aucunes d’icelles lui adviennent pour sa fidélité, diligence ou industrie qu’elle y apporte, mais rapportant le tout au divin Amour, à sa dignation infinie et à sa bonté ineffable.
Consiste aussi à purifier toujours ses intentions et retrancher toute occupation non nécessaire, toute multiplicité de pensée, afin de plus en plus se transformer en un divin Esprit ; car c’est ici que Dieu prétend par tant de faveurs, caresses, et communications dont il l’a fait digne, (m205) que de lui donner grande connaissance de sa bonté, de son amour, la fortifier en son service, la retirer des affections de la terre, et la réformer en toutes ses corruptions naturelles.
Encore un secret à découvrir pour cette
région est qu’en cet état, quoique si plaisant et si agréable, si ne faut-il
pas s’y oublier, devenant négligeant, libertin et peu soucieux des son
avancement aux choses qui restent des états suivants : on jouit ici du
Dieu immédiatement sans images, sans espèces intelligibles, mais plus noblement
et par-dessus tout cela. Il est vrai néanmoins que ce n’est pas encore ici où
on puisse vraiment dire : Haec requies mea in saeculum saeculi [[225]] ; in pace in idipsum dormiam et resquiescam [[226]]. Cet honneur est réservé
à un autre bien plus sublime état encore que non pas celui-ci.
Si donc vous désirez savoir ce (m206)
qu’entre tant de faveurs, de grâces et de caresses vous pouvez remarquer pour
votre avancement, c’est qu’étant retourné à vous-même, en votre industrie
propre, vous preniez garde de ne pas coopérer avec Dieu, vous constituant en sa
présence en telle forme que le teniez présent à vous comme distinct et un autre
que vous, auquel vous vous adressiez et teniez mille propos, mais vous
ressentant en votre centre à la façon qu’opérait en vous le trait divin,
auquel, comme j’ai dit ci-dessus, vous ramassiez là un recentre de votre âme et
l’Esprit divin, et tout ce qu’il y a identifiant, c’est-à-dire unissant ce tout
avec votre être, et coopérant en cette sorte à votre avancement ; et ainsi
n’aurez pas Dieu comme distinct de vous, mais comme identifié avec votre être.
Celui
qui est propre pour celui-ci est de remarquer ce que j’ai dit, que de ne se pas
former un tel intérieur, auquel Dieu et vous soyez deux distincts [[227]], mais vous unissant par ensemble au
centre, votre élévation après soit toute gaie, joyeuse et sereine (m208), mais
bien sublime en une vastité, amplitude de chose, ne cherchant que de reposer en
Dieu par-dessus toute forme, être et distinction, par-dessus toute parole,
encore même mentale, par-dessus toute action forme autre qu’une oblation
représentation entière de tout votre être déifié, en la présence de cet Esprit
invisible, identifiant, ramassant et rabaissant en bas, en votre centre tout ce
qui se peut ramasser venant de l’esprit, pour rester au-dessus tout élevé en
l’unité de l’Esprit divin, non pas oiseux, mais tout en action, au cœur ou
volonté, afin de là le sentir en actions et mouvements, et non pas endormi ou
insensible.
Je
dis « non pas oiseux », car pour moi je ne puis entendre le doute que
quelques-uns ont, si leur oisiveté est bonne ou mauvaise, vraie ou fausse ; car
en cela même qu’ils doutent, je tiens leur (m209) intérieur fort suspect ; et
ne fut que quelques livres on[t] usé de ce mot d’oisiveté, voulant expliquer
l’état fort tranquille et repos de l’âme en ces degrés, je ne voudrais jamais
user de telle façon de parler.
D’autant
que lors l’opération divine n’est point encore en vigueur actuelle ou encore
fort imprimée : de reste en l’âme elle [a] toujours je ne sais quelles petites
industries intérieures conformes à l’état auquel elle se trouve, par lesquelles
elle s’aide et se sent en action, ne demeurant pas oiseuse ni insensible à son
état intérieur, ni comme attendant que Dieu fasse tout, et retournant son
opération quand il lui plairait, elle demeurerait les bras croisés ; ce qui
n’est nullement conforme à la coopération que nous devons à Dieu.
Et
de fait cette insensibilité à soi-même, cette pure privation de toute opération
propre est si évitée de l’âme qui entend ce que je dis, que pour n’être ainsi,
outre (m210) l’élévation joyeuse, allègre et sublime qu’elle fait à Dieu en son
esprit, elle s’aide encore mentalement en son cœur avec quelques psalmes ou
versets d’iceux, avec quelque cantique ou chose semblable, afin de se sentir
soi-même en action, en son âme, à la façon que faisait en soi le trait divin
infus du divin Amour, quand il était présent, s’y conformant de tout son
possible. Il est vrai que l’âme se repose quelquefois, mais lors elle n’a aucun
doute.
Et
ainsi je finirai ce degré, si au préalable j’ai encore averti que cet état de
la présence de Dieu n’est pas si difficile à acquérir que plusieurs se
pourraient imaginer, car il compatit encore avec soi plusieurs imperfections,
qui procèdent par infirmités et naturelle inclination, quoique vraiment il aide
extrêmement à les surmonter ; seulement il requiert que ces imperfections ne
soient pas (m211) volontaires, ains que la personne chemine devant Dieu avec
forte volonté droite, simple et désireuse de fidélité à son Dieu, qui ne cherche
que de l’aimer de toutes ses forces, lui complaire de tout son pouvoir, et
renoncer toujours à soi au mieux qu’il lui sera possible ; et que, mesurant ces faveurs si rares, ces
grâces si sublimes et signalées à l’aulne de nos mérites, nous les trouvions
tant improportionnées à icelles qu’à bon droit il nous doive sembler impossible
d’y pouvoir jamais arriver.
La
divine grâce néanmoins avec notre fidèle coopération peut tant qu’enfin nous
serons étonnés que ce que maintenant nous n’avons pas la hardiesse d’espérer,
Dieu par sa dignation [bienveillance] infinie nous y fera parvenir, de façon
que nous n’avons que toute matière d’espérer et nous confier en sa divine
bonté, et avec telle disposition y apporter aussi de notre part (m212) tout ce
qui est sortable à son acquisition.
L'état [[228]]
précédent si ordinaire en jouissance divine, si fréquent en opération du divin Amour, semblait si parfait à l'âme que, quoiqu’elle
ressentait bien au secret de son âme qu'elle n'avait encore l’accomplissement
de son désir, ni atteint le but prétendu, si [pourtant] ne lui était-il pas
néanmoins possible de voir quelle chose dont lui manquait, puisqu'elle se
voyait jouir de Dieu si immédiatement, (m213)
sans aucun milieu : c’est pourquoi elle ne pensait pas qu'il
restait autre chose sinon qu’en persévérant toujours en cette forme intérieure,
se transformer toute en tel état ; et ainsi toujours de plus en plus jusques à
la mort, croître en la réception de ces faveurs, grâces, amour et
reconnaissance sublime.
Mais si je lui dis ici qu'elle est encore
bien éloignée du but et de la fin qu'elle recherche, elle en sera peut-être
bien étonnée. Oui, il faut bien que cette âme se résolve d'ici en avant à autre
chose, si jamais elle veut être du nombre des fidèles amis de Dieu, dont il
éprouve la fidélité par l'eau et le feu, par le chaud et le froid. Lors donc
que cette âme ne pensait qu'à se transformer en la jouissance de l'état
précédent, Dieu vient à la conduire peu à peu à une merveilleuse (m214)
opération, difficile sans doute à passer, laquelle néanmoins il faut qu'elle
ait son cours, si jamais on doit arriver à la perfection.
Pour intelligence de quoi, faut savoir qu'il
arrive souvent même entre ces grandes communications et familiarités avec Dieu
de l'état précédent, que Dieu se retire pour quelque temps, laissant ressentir
à l'âme son infirmité naturelle. Et bien que pour lors elle n'entend encore le
mystère, ne pensant à autre chose en telle occurrence, sinon de se résigner à
la volonté de Dieu, selon les rencontres diverses et les dispositions intérieures
fâcheuses qu'il permettait, ce que Dieu néanmoins prétend par cela, est de peu
à peu lui apprendre la soustraction et privation de ses grâces, lui faisant
cependant faire à cet effet mille actes
d'abandon total de soi-même à la divine disposition, soit en pauvreté, (m215)
soit en richesses spirituelles.
Finalement donc, après plusieurs petites
épreuves, Dieu, la voyant forte et courageuse, entièrement dépêtrée de l'affection
de la terre, résolue de Le suivre quoi qu'il lui puisse coûter de peines et de fatigues,
et de ne [pas] L'abandonner pour dur et austère qu'Il se montre en son endroit,
et surtout la reconnaissant forte assez pour l'opération qu'Il veut faire en
elle, lui met une inclination secrète de se remettre, abandonner et se jeter
du tout en sa disposition divine, pour faire d'elle selon son bon plaisir en
temps et en éternité, et ne désirant que de lui complaire à quel prix que ce
soit.
Et après avoir finement tiré son
consentement total, commence à la mettre en un état auquel il faudra qu'elle
endure merveilleusement, et d'autant que c'est ici un des plus fâcheux
passages et (m216) rencontre [[229]]
pénible de toute la vie spirituelle que ce présent état de privation, Dieu
ayant coutume de mettre ici l'âme jusques au bout de ses forces et de lui en
donner autant qu'elle en puisse porter, à raison de la peine indicible qu'il y
a ici de suivre le chemin intérieur selon que l'on avait accoutumé auparavant,
sans se laisser emporter aux choses de dehors. Par ce aussi me veux-je
m'efforcer d'en traiter encore un peu plus amplement que non pas de tous les
précédents.
Premièrement donc, sachez que quand vous
m’oyez ici parler de cet état de privation ou déréliction, qu’il ne faut pas
que vous pensiez que c’est que Dieu directement afflige l'âme, ou bien la met
en un état de pure souffrance, là où il lui faille seulement pâtir et attendre
mieux, sans (m217) autre, comme jadis elle soulait [[230]] faire.
Mais c'est que Dieu la prive premièrement de
toutes les opérations supérieures de l'esprit et de toute occupation de son
divin Amour, qu'elle soulait avoir, la remettant au plus bas de ses puissances
inférieures, là où elle se trouve si remplie de soi-même, si éloignée de la
région divine que l'opération de Dieu quasi ou point du tout ne se peut ressentir ;
et partant, au lieu qu'au précédent état son exercice était de se tenir toute
introvertie en la paix, repos et tranquillité de l’Esprit divin, ne s'empêchant
de rien sinon de suivre, attendre et remarquer le trait intérieur de la grâce
pour y coopérer immédiatement, ici extrêmement estrangée de toute paix et
tranquillité, toute chose mauvaise retourne, toute passion se ressent autant
vivement (m218) que jamais, et n'aura pas moins de mal à surmonter ces choses
que le premier jour qu'elle s’est mise au chemin de la perfection.
La raison est d'autant que c'est ici une
soustraction totale que Dieu fait du concours sensible de ses grâces aux actes
de vertu, en laissant pratiquer à l’âme purement nûment, et sans aucun intérêt
de beauté, bonté, désir ou d’amour de soi, ni de la vertu ou de quelconque aide
sensible que ce soit.
Or ceci, principalement au commencement que
l'on ne connaît encore cette œuvre ni à quoi elle doive terminer, mais
seulement que l'on ressent très vivement toutes ces choses désordonnées, ceci,
dis-je, est extrêmement de dure digestion à l'âme désireuse de pureté,
d'intégrité et de fidélité â son Dieu, lui étant avis qu'elle en ait été la
cause [[231]],
ou bien à tout le moins qu'elle n'y résiste avec telle efficace, aversion et
déplaisir (m219) qu'il serait nécessaire.
Il
semble que le prophète David ressentait quelque chose de semblable à cet
éloignement de la jouissance divine et des mauvais effets qui en ensuivent,
quand il disait : Ut quid Domine recessisti longe despicis in
oportunitatibus, in tribulatione [[232]] Et quoi, mon Dieu, mon
Seigneur, dit-il, vous êtes-vous ainsi éloigné de moi ? Pourquoi, mon Dieu,
m'avez-vous ainsi privé du bonheur de votre jouissance?
Comme une pauvre veuve privée de sa
compagnie, qui n'a personne pour prendre en soin la défense de sa cause, est attaquée
et affligée de tout côté, de même ici le diable, le monde et la chair semble
faire partie, s'élever à l'encontre de cette âme qui est ainsi éloignée de la
présence et compagnie de son Époux, sous l'aile secourable duquel pouvant
auparavant toute chose, bravait (m220) tous ceux qui pensaient s'élever contre
elle. Non timebo males, quoniam tu mecum es [[233]], disait-elle alors : « J’ai négligé
des ennemis les menaces, je dédaigne leur insolence, et qui plus est, renforcée
de constance, je me présente moi-même au combat et crie à haute voix :
arrive qu’il pourra, vienne qui voudra, je ne crains rien, car Dieu ayant pris
ma vie en sa protection, qui le pourra forcer pour m'aborder ? Qui
craindrai-je, si celui-là me défend, que tout le monde craint et redoute ? »
Non, rien ne la pourrait lors ébranler, car en ce seulement que le Seigneur son
Dieu lui était présent, la victoire lui était à la main.
Mais ici de la sorte abandonnée, peut bien
dire avec le même prophète David : Hélas, Seigneur, disait-il, ceux qui ne
cherchent que ma mort, qui conspirent contre ma vie, ont fait un complot
misérable, où ils ont résolu ma ruine disant d'une voix (m221) audacieuse :
Deus dereliquit cum, persequimini et comprehendite eum [[234]] ; il court, vagabond, privé de l'assistance
de la douce protection de son Dieu : poursuivez-le, attaquez-le hardiment,
parce qu'il ne se trouvera personne qui prenne sa cause en main ou qui le
puisse arracher de vos mains : Et non est qui eripiat [[235]]. Et de fait elle dit : Nisi quia Dominus
adjuvit me, paulominus habitasset in inferno anima mea [[236]]. Ces desseins eussent eu
leur effet si Dieu pitoyable ne fût promptement retourné à mon secours. C'est
pourquoi il priait si souvent : Ne avertas faciem tuam a me [[237]] ; Ne projicias me a
facie tua [[238]].
Ne me privez plus, ô Seigneur, de vous et de votre agréable présence, de peur
que mes ennemis ne conjurent derechef à ma ruine.
Quel martyre spirituel pensez-vous que ce
soit à une telle âme, après avoir si clairement vu les choses de l'Esprit de
Dieu, la vérité d'icelles et la vanité des (m222) choses du monde, la misère
des désirs et inclinations de la nature corrompue, connu encore le grand
malheur du péché, après avoir tant de fois désiré de s'étranger de toutes
choses, et, qui plus est, après qu'elle pensait s’en être tant éloignée que du
ciel à la terre, se voir néanmoins maintenant aussi plongée, harassée et
tourmentée des pensées, désirs, inclinations, imaginations, mouvements,
passions, et toute sorte de dérèglement, que jamais elle n’ait encore été ?
Que si encore cela ne durait que pour quelque espace, deux, ou trois ou quatre
mois, et puis retourner à la jouissance comme auparavant, la chose serait
passable ; mais d'y demeurer les demi-ans et les années entières, ou peut-être
davantage, sans se voir plus retourner aux grâces précédentes, cela fait quasi
perdre toute espérance, emporte, peu s'en faut, toute la patience (m223) de
cette âme.
Car si elle se veut élever à Dieu pour
refuge en ses misères, il n'y a que ténèbres et obscurité dans son esprit, et [elle]
voit que la porte lui est fermée de cette part. Si elle se réfugie à ses actes
propres pour exercer les vertus contraires, c'est avec si peu de
correspondance de Dieu à ses actes, et avec si peu d’efficace contre le mal que
nul ou certes petit soulagement lui peut revenir de cet endroit aussi. Où donc
aura son recours cette créature en ses angoisses ?
Car [ain]si faut-il qu'elle fasse quelque
chose : de demeurer en soi-même, en sa nature avec tous ces malheureux désirs,
inclinations et désordres, ce lui est un petit enfer, ayant si bien appris auparavant
à s'en éloigner par l'opération qu'elle ressentait en l'Esprit, où elle avait
si clairement vu que c'était de la misère de ces désordres. C'est pourquoi (m224)
de s'y plus arrêter, ou pouvoir y trouver aucun repos, soulas [joie] ou
assurance en toutes ces choses, la conscience ne le peut aucunement permettre,
car elle la ronge toujours au-dedans, par une crainte qui la tient de perdre
son Dieu, se laissant emporter dehors. Et de fait c'est bien ici entre les
autres une de ses plus grandes peines, qu'il lui semble à tout moment qu'elle
soit pour s'échapper et abandonner son Dieu.
Mais, me direz-vous, qu'est-ce donc enfin
que prétend Notre Seigneur par tout ceci, pourquoi un tel état ? Je
réponds que cette opération est aussi nécessaire que pas une que Dieu ait pu
auparavant opérer, pour nous faire avancer en son Amour divin ; nécessaire,
dis-je, non seulement pour la purger de tout restat [[239]]
de péché, mais encore pour nous mettre en l’état et disposition intérieure,
selon lequel nous devons jouir (m225)[[240]] de
son divin Esprit superessentiellement, de sorte qu’en nous-même <que> Dieu
n’entend aucunement de nous affliger, ni nous donner aucune occasion de patience
et d’espérance, néanmoins la seule nouveauté de l’état auquel on va commencer à
vivre d’ici en avant, est suffisante pour causer tous ces trava[ux] que l’on
ressent.
Au reste, ce que Dieu demande de cette âme,
est qu’il la veut conduire à un état auquel elle ne pourra plus s’adresser à
Dieu comme distinct d’elle [[241]]
ou comme un autre second, mais auquel, par grâce, tout son être, son fond et
son opérer sera tout identifié avec celui-là auquel auparavant elle soulait [se
satisfaisait d’]adresser tous ses désirs, ses affections et ses actes d’amour ;
et partant il est nécessaire que cette façon de s’adresser à Dieu comme second entièrement
distinct d’elle, lui soit ôté : autrement (m226) elle s’y voudrait
toujours maintenir. Dieu donc la voulant par cette opération changer, lui ôte
le moyen de se pouvoir plus écouler en lui par amour ; par ainsi il faut
qu’elle sache que jamais plus il ne se communiquera à elle comme il faisait et
voulait au haut de son esprit en la manière comme auparavant.
Et partant qu’elle recherche hardiment autre
moyen de s’aider pour trouver la porte à son introversion, pour commencer à
ressentir l’autre façon de l’opération divine qui doit suivre : c’est de
demeurer tout tranquille en soi-même, c’est-à-dire en son intérieur sans plus
s’écouler en autre [[242]]
comme après Dieu, ou bas ou haut, ou près ou loin, mais du tout en cet être
qu’elle est pour tous, quel qu’il soit, contente d’être ainsi, en toute telle
disposition nouvelle se trouver à cet instant présent.
Et si vous dites : « Comment il
serait possible (m227) de demeurer en soi-même avec le ressentiment de toutes
ces mauvaises choses, n’est-ce pas tacitement y consentir que de ne [pas] s’enfuir
de soi-même et avoir son refuge à Dieu bien éloigné de semblables désordonnés
désirs ? », je réponds que, quoique vraiment l’âme redoute fort de se
résoudre à se tenir ainsi toute en soi-même tranquille, au milieu de tant de
harnassements, de mouvements, d’inclinations, etc., craignant que ce ne soit y
consentir que de ne faire quelques actes de vertu contraire, ou quelque
aversion du mal, ou bien conversion à Dieu et semblables, néanmoins le plus
singulier moyen et le plus efficace pour cet état ici, afin de pouvoir
surmonter toutes ces choses mauvaises, est de le faire ainsi, apprenant à ne
point s’étonner pour tous nos mouvements et à entendre comment il faut que le
tout se passe par l’accoisement, tranquillité, et la paix qu’elle conserve
(m228) en soi-même, et non autrement, comme par moyen propre et unique pour cet
état présent de s’en dépêtrer.
La raison est que par cet accoisement,
l’esprit, qui est tout le supérieur de l’âme, se regagnera peu à peu non pas en
s’élevant par actions y tendant directement, mais plutôt pour dire ainsi,
icelui descendant en ce fond ; et
trouvera en fin cette âme que, tout ainsi qu’en ce bas de nature où Dieu
la rabaisse, elle est toute confite, environnée et comme toute immergée dans
ces choses mauvaises, ainsi se trouvera elle par après en la même façon toute
divine, déiformée et toute plongée en Dieu, environnée de toute part de la
région de l’Esprit, ne voyant près ni loin, haut ou bas, à dextre ou à senestre
sinon Dieu, duquel, quand elle voudrait, elle pourrait s’en éloigner, lui étant
aussi naturel de vivre de cette vie
déiforme comme jamais il lui (m229) fut destiné selon la vie naturelle, ainsi
que dirons en l’état suivant.
Ayant donc été quelque temps en cet état de
pauvreté spirituelle, en ces combats et en ces ressentiments de toute sorte de
misère, jusqu’à maintenant a-[t-]il encore passé
l’espoir de trouver mieux l’ayant accompagné jusqu’ici. Mais de voir en fin la continuation, ou
plutôt augmentation de jour en jour, il lui prend fantaisie de croire
assurément que c’est tout perdu, et que cela est venu de quelque sienne grande
faute, qui a fait que Dieu s’est retiré et l’ait laissé en si pauvre état ; car
plus va avant, et plus est de compassion de voir le travail qu’il y a à
l’oraison, la difficulté qu’il y a de trouver entrée en son intérieur, de se
pouvoir maintenir, et pouvoir tant soit peu aux correspondances s’arrêter à
Dieu, de voir en nous comme (m230) le temps se passe d’un bout à l’autre sans
cette chose, qu’en diverses pensées, représentations et allèchement de la
sensualité.
Et qui plus est encore l’impatience en fin commence à s’élever en la nature inférieure ; car se voyant ainsi agitée de toutes parts et privée d’ailleurs de toute influence ou aide divine, toutes choses conspirant à la ruine, voudraient jeter et laisser là tout. Ainsi au lieu de toutes les douces inclinations que jadis elle avait envers Dieu en son esprit pour l’aimer, le chérir et le caresser, il est inexplicable combien ici elle se sent tout au contraire pleine de dégoût, d’aversion et d’irrésignation ; et voici bien le pis de tout que cette irrésignation est impatience. Car tandis qu’il y aurait encore moyen d’espérer, patienter et se résigner, bien qu’il soit difficile, si est-ce qu’il [cependant il] y avait encore (m231) moyen de patienter.
Mais ici que voici
cette nature inférieure d'ici en avant pleine d'impatience, de rage,
d'irrésignation, dépit et indignation : cela est un désordre, une
confusion intérieure inexplicable. C'est chose sensible ici que de ressentir la
rage, l'impatience et insupportabilité de la nature à soi-même, comme elle se
bande, s'élève et se révolte contre l'esprit, voire et contre Dieu même, pour
se voir toute laissée en soi-même, privé de tout soulas [joie], appui et
réconfort.
Avez vous jamais vu un chien enragé qui, ne pouvant arriver à celui qui le frappe, se prend au bâton dont il est frappé. Ainsi cette nature humiliée jusqu'au bout, délaissée toute à soi-même, remplie de sa malice, agitée quelquefois de colère, de rage, d'impatience, se voudrait bander contre Dieu, et contre tout indifféremment, sa malice ne (m232) respectant personne, mais n’y pouvant aborder [car] empêtrée de l'esprit, se ronge, se passionne et se dépite toute en soi-même contre la pressure et l'angoisse qu'elle ressent.
Et notez que cette âme est tellement toute nature pour lors, c'est-à-dire toute vivante en icelles, que son intérieur est tout décris de cette forme, et n'apparaît rien autre en elle que cela, tout le reste de ses autres facultés supérieures étant pour lors évanoui, caché, et font aucun leur opération, ne lui restant que si petit soin de soi qu'il ne soit pas toute cette nature ainsi désordonnée qu'elle ne peut quasi distinguer qu'il ne lui semble que ce ne soit elle-même et sa volonté, qui fasse, qui veuille, et qui opère tout ce qu'elle ressent ; d'où lui viennent par après tous ses doutes, scrupules et anxiétés, pensant être tout pur (m233) consentement et volonté tout ce qui lui vient.
Mais il y a bien à dire, et la volonté en est autant plus éloignée que jamais elle fut ; seulement il y a qu'elle n'a pas son action si libre ni sa franchise si à son usage, comme elle soulait [s’en satisfaisait]. Au reste, telle chose arrivant que de sentir ainsi sa nature insupportable à soi-même plein de rage et de colère contre Dieu même, il faut que la personne se distingue d'arrêter cette nature, ne s'immergeant pas tout dans ces ressentiments de la partie inférieure, mais la voyant comme un tiers endurer le tout, s'unir à l'opération divine, disant par ensemble : « Meurs, meurs cette maligne nature avec toute sa rage », et de grand courage parlant quelquefois à elle mentalement dire : « En dépit de toi et de tout ce que tu pourrais vouloir, il se fera ainsi, Dieu (m234) sera glorifié et sa volonté accomplie, et toi mourras et seras anéantie » ; et quelquefois se sentant ainsi distinguée, qu'elle la laisse faire selon toute son inclination, perversité ou malice, non pas pour consentir, mais pour la considérer seulement, voir à quoi terminera la tragédie de sa malice.
Enfin la chose passée si avant en cette âme se trouve finalement en tel détroit que se voyant en tant d'angoisses, en tant de périls d'offenser Notre Seigneur, en si grand danger, ce lui semble, de retourner en arrière, elle se sent poussée à vouloir implorer la miséricorde divine, à ce qu'elle la veuille délivrer de cet état. Mais d'autant que cet instinct, quoique que si beau en apparence, n'est qu'un trait de nature, laquelle volontiers délivrerait cette même mort spirituelle, cette opération si amère du divin Amour, je vous dirai ici volontiers, pour fortification de votre esprit contre cette (m235) infirmité, ce qui peut être vous servira de consolation.
Dites-moi donc, ô âme dévote, quiconque vous soyez, qui est réduite à ce pauvre état en un grand détroit intérieur, avez-vous pas souvenance, combien méritoire, combien agréable à Dieu, et combien divine est la méditation de la mort et Passion de Notre Seigneur ? Oui, me direz-vous. Combien donc si la seule méditation, qui se passe en la seule pensée, est telle, combien plus le sera la ressemblance et conformité à icelle lorsque vous alliez méditant ces sacrés Mystères : vous ne faisiez état que de l'extériorité des choses corporelles et visibles, qui s'y était passées, vous occupant sur iceux, et fort louablement à exagérer les douleurs et les tourments de notre ... Sauveur !
Mais néanmoins voici qu'il vous apprend bien autre chose, car voici que par l'expérience de ce que vous ressentirez, vous-même commencerez (m236) à connaître que beaucoup plus pénible douloureuse et pénétrante lui fut la souffrance intérieure en son âme par la déréliction totale à soi-même et privation du concours de sa divinité à son humanité qu'il endura, que non pas tout le reste qui parut au-dehors.
Et ainsi apprendrez ici une bien plus sublime façon de méditer sur ces sacrés Mystères, que vous ne fites jamais, considérant plus d'ici en avant les angoisses intérieures de son âme que les plaies extérieures de son corps. Mais ce qui est bien davantage, vous lui tiendrez compagnie à ces siens travaux intérieurs, en souffrant iceux à son imitation, et ainsi lui serez bien plus agréable que non pas si vous eussiez toujours demeuré en la simple méditation et considération par imagination des choses extérieures.
Et partant quant à ce que vous vous sentez merveilleusement invité à demander (m237) à Notre Seigneur qu'il vous délivre de cette peine et de ce présent état, si angoisseux, c'est ici l'endroit où vous pouvez être semblable à Notre Seigneur au Jardin des olives, lequel commençant à entrer en sa Passion douloureuse, son humanité sacrée se trouva en si grand détroit que selon son inclination elle se mit à prier : Pater si possibile est, transeat a me calixis te [[243]] ; autant en dit une nature ici au commencement de cet état, désirant décliner un travail si difficile qu'elle prévoit bien lui courir sus. Mais gardez-vous, je vous prie, de vouloir tout à fait, ni de prier tout absolument que Dieu vous délivre de cet état, vous en mettant dehors, car je vous puis assurer que si jamais vous voulez être du nombre des vrais amis de Notre Seigneur, il faut que cette opération ici ait son cours, qu'elle s'achève en vous, et qu'elle accomplisse (m238) son effet prétendu, quoiqu'il coûte cher à la nature.
Courage, c'est ici le purgatoire d'Amour où vous paierez tout le résidu de vos débits ; c'est ici la vraie affectation [[244]] de votre constance, courage et magnanimité au service de Notre Seigneur. C'est ici s'unir aux effets des offres, des oblations, des abandons de vous-même, des désirs que lui avez jadis adressés, lorsque lui demandiez son Amour divin.
Où sont maintenant vos offres (262) si libérales d'amour ? Que souliez [[245]] faire de tout vous-même au temps de la jouissance de son divin Esprit ? Où sont vos fermes propos, ces promesses, ces résolutions si généreuses que faisiez lors de ne l'abandonner pour fatiguant et austère en votre endroit qu'il se montrât ?
C'est ici que vous devez montrer que vous n'êtes pas ami de paroles seulement, mais beaucoup plus d'œuvres et d'efforts. Et par ainsi comme Notre Seigneur pour notre (m239) utilité n'a pas décliné sa mort et passion tant amère, ainsi vous maintenant en ce rencontre, où il y va tant de sa gloire quoique, selon votre naturel petit, vous désireriez bien décliner le travail de cet état, ne vous laissez néanmoins emporter au désir de cette nature, ainsi sachant qu'il est expédient que votre être, que votre opérer et tout ce qu'il y a en vous de naturel soit mesuré ; pour donner place à l'Esprit divin, à son opérer essentiel, et à tout ce qui est de son pur Amour.
Mesurez, mesurez le tout et spécialement cette nature inférieure corrompue, avec toute sa malice, en dépit de sa rage, de son impatience, et de tout ce qu'elle pourrait vouloir au contraire. Et non mea voluntas fiat sed tua [[246]], que l'opération divine s'accomplisse, tout le reste s'accommodant à icelle, et non pas au contraire l'opération divine au désir naturel.
Je sais bien que vous-même vous ne (m240) voudrez pas faire vos actes de navigation par action toute formée, car cela même vous sera encore ôté, ainsi que tous autres actes de vertus ; que penserez quelquefois opérer au besoin, n'étant pas possible d'en former l'action parfaite qui puisse apporter aucun contentement satisfaction ou assurance à soi-même de s'être vu faire cet acte contre les mauvais.
Mais paix, quiétude et silence : ce vous sera au lieu de ladite résignation actuelle, car ici Dieu ne se contente plus de parole seulement : c'est par être qu'il veut qu'on y aille, et cela lui est assez sans que l'action de résignation soit formée. Soyez donc réellement résigné, pacifique et contente sans mot dire, et il vous entendra assez.
Et ainsi pour maintenant apprenez à s'unir à Dieu en cette sorte. Car ce sera d'ici en avant la façon dont vous le servirez (m241).
Si vous dites : « Quel moyen de se conserver et être pacifique, tranquille, contente, et rassise au milieu de si grande guerre, inquiétude, et irrésignation intérieure ? » Je réponds qu'il faut tellement laisser passer le tout, quoiqu'il vienne à l'esprit, que l'on trouve même la patience en l'impatience, résignation en l'irrésignation.
Et quand vous
viendrez à bout ressentir un si pauvre et si très angoisseux état que, vous
vous compassionnant vous-même en si calamiteux détroit qu'avez à passer, vous
vous plaindrez à Notre Seigneur de ce qu'il vous laisse ainsi sans son divin
aide et concours de sa grâce au milieu de si grande nécessité. Car sera alors
que vous serez en quelque chose conforme à Notre Seigneur : il se
deuillait [[247]] à Dieu son Père de ce qu'il l'avait
délaissé, Et quid dereliquisti me ? [[248]],
Car soyez assurée que vous passerez toutes ces choses (m242) au pied de la lettre, et que vous vous verrez vous-même sans feintise [[249]] la plus pauvre, malheureuse et désolée créature qui se puisse trouver au monde, d'autant qu'il n'y a si chétif ni si infortuné qui ne trouve vers Dieu ou vers ses créatures quelque petit soulas, support ou consolation ; là où ici vous vous verrez, sentirez et saurez d'assurance en être éloigné, que quand bien aucune créature, quelle qu'elle soit, voire Dieu même, voudrait vous consoler, ne verrez point comme il serait possible de vous pouvoir relever d'un si désastreux état.
Mais ce qui est merveilleux en tel endroit que, bien que l'âme connaîtrait à pur et à plein l'état auquel elle est, et que d'assurance elle sache que cet état de pauvreté est l'état si sublime de préparation à la vie superéminente, cela néanmoins ne peut pas un seul grain diminuer ressentiment de son (m243) angoisse, ni soulager la difficulté au fait de la coopération à cette œuvre divine ; car ce détroit est un trait de la main de Dieu, et tellement de sa main, que nul autre que lui peut rien apporter.
Mais comme cette âme peut être seule qui la ressent, savoir quelle et combien grande soit cette peine qu'elle endure en tel état ! Elle seule si après expérimentera la grandeur de la jouissance que Dieu lui communiquera, car Secundum multitudinem dolorum [in corde meo] consolationes laetificaverunt animam meam. [[250]]
Une peine de cette âme entre mille autres qui l'affligent, est de coutume celle-ci : « Si je mourais donc en cet état ici, où je sens si peu d'amour de Dieu, que ferait-il de moi ? car c'est grand cas de besoin comme le monde, et à bon droit, s'emplit à louer Dieu, à le servir et glorifier, et par ceux qui le cherchent plus particulièrement, (m244) c'est merveille de les voir si portés à son divin Amour, et si zélés à le chérir et caresser en leur âme ;
et que moi plus éloigné de tout cela que de la terre au ciel, je ressens plutôt tout le contraire, car si je parlais selon mon instinct naturel, je me sens plutôt pour le blasphémer, murmurer et gronder contre sa divine opération que non pas, ni humblement me soumettre à son divin vouloir, ni d'amoureusement m'incliner à le bénir, louer et l'aimer ; car bien que je le fasse, que je me résigne, m'humilie, m'anéantis et terrasse en dessous son divin Esprit, ce n'est pas de ma volonté inférieure, mais par force en dépit de moi, contraint par l'Esprit.
Quel lieu donc me sera propre et que deviendrais-je mourant en tel état ? Comme oserai-je me trouver en la présence de Notre Seigneur ? Là où que si je serais mort en l'état précédent plein de désir et d'amour ! Quel plus grand contentement, ou quelle (m245) plus grande assurance, que mourir en aimant, ou aimer en mourant ! »
Hélas, très chère âme, il est bien vrai, rien de plus glorieux que de mourir en aimant, mais encore n'était-ce pas là l'aimer, auquel cette gloire est réservée, je crois bien, et d'assurance vous auriez pu mourir avec plus de confiance alors, que non pas maintenant. Mais au reste vous auriez été bien étonnée de voir après la mort que cet amour qui vous semblait si sincère, si net, et si gracieux, était encore tout mélangé de l'imperfection humaine ; là où que, mourant en cet état présent, vous mouriez, appuyée non pas en aucuns mérites propres, puisque vous ne vous en attribuez guère ; non pas en une propre diligence, puisque n'en savez ici apporter aucune ; non pas en très fidèle coopération, puisque tout opérer vous est ici ôté ; mais appuyée sur la seule espérance de l'héritage des enfants de Dieu, et sur le seul mérite du Sang de Notre Seigneur ; (m246) et mourant ainsi avec si peu de confiance en vous-même, seriez bien étonnée après la mort, de vous trouver par après si copieuse en mérites, et si abondante en grands dons et richesses spirituelles.
Et puis sachez que si bien en l'état précédent vous viviez en si grande assurance de l'Amour divin, vous étiez néanmoins la même que vous êtes maintenant, et aussi imparfaite que pour l'heure vous vous ressentez. Et si la malignité, rage et misère de votre nature ne paraissait point pour être ensevelie et cachée sous la réception de tant de faveurs divines, Dieu néanmoins la voyait bien et vous sondait jusqu'au plus intime de votre âme, n'ignorant pas jusqu'à quel degré de fort courage et de mort de vous-même vous étiez parvenue, si on eût séparé l'efficace de sa divine opération.
Et maintenant pour vous le faire aussi connaître vous-même et vous ôter toute vaine assurance, il sépare en vous sensiblement (m247) et résolument l'aide de sa divine coopération d'avec votre effort, afin que puisse voir tout à découvert ce qu'à vérité vous êtes. Mourez donc hardiment en tel état, puisque vous connaissant si bien, vous mourez toute méfiante et dé-appuyée [sic] de vous-même.
Mais disons consécutivement par ordre, le plus simplement, nuement et intelligiblement qu'il sera possible, comme tout se passe en cet état.
Il est donc que l'âme est ici remise au plus bas de soi-même en la région la plus éloignée qui [ne] soit pas de Dieu, et au plus bas de cette région qu'il serait possible à un pied près de l'extroversion totale, c'est-à-dire quasi remise en son pur naturel privé de toute lumière, grâce et semblables faveurs qu'elle soulait recevoir.
Au commencement, cela ne lui était encore rien, car elle n'avait pas tant (m248) jadis conversé avec Notre Seigneur qu'elle n'était bien apprise à s'accommoder à diverses fâcheuses rencontres.
Mais le mal est de voir la longue continuation en cet état, et puis ces mauvaises choses tout invitantes au péché mortel, si on ne veillait extrêmement pour y résister. De là, ce qui fait de la peine, est que l'opération de Dieu ne se retrouvant plus au-dedans, l'on ne sait que devenir ni où l'adresse pour aller à Dieu. Car soit en haut ou en bas, partout où elle essaie de s'aider, il n'y a nul (268) moyen d'aborder à rien.
De sorte que l'âme est toute contrainte de reposer, de vivre, de respirer tout en soi-même ; ce qui lui est un grand tourment pour être tout contraire à ce qu'elle soulait. Car vous devez entendre qu'en l'état précédent son principal effort avait toujours été de se tenir insensible et s'étranger (m249) de soi-même, c'est-à-dire de la nature inférieure, et que son désir, sa respiration, son repos et tout son sentiment ne fût que de Dieu, et en Dieu, tant qu'elle vit, goûtât ou ressentit aucune chose hors de Dieu ;
si bien que le soudain que, par faute de ne pouvoir rapporter ses désirs objectivement et terminalement à Dieu, il fallait qu'elle respirât hors de lui, cela lui était un tourment indicible. Maintenant donc que voici qu'elle ne sait plus trouver moyen de respirer en Dieu pour avoir l'intérieur tout en désordre et pour n'avoir plus d'accès à Dieu au sommet de son esprit, force lui est de respirer et se tenir toute en soi-même, et ainsi hors de Dieu, et ressentir souvent les créatures, quelque fâcherie ne lui doivent être.
C'est pourquoi aussi la conscience ne le peut permettre pour être par trop contraire à ce qu'elle a vue [[251]] (m250) à savoir, qu'elle devait être un jour toute perdue en soi-même, engloutie, immergée et abîmée en Dieu, tellement qu'elle ne vit, elle ne respire et ne peut plus rien goûter que lui en toutes choses. Il est donc plus clair que le jour que voyant que cela lui soit pour être comme jetée dehors l'état intérieur, elle s'efforce de tout son pouvoir à s'introvertir et relever après Dieu, et s'étranger de ce bas de nature.
Mais bien qu'elle tâche de faire tout son mieux, et que de fait elle s'aide bien un peu, si est-ce que [cependant] c'est si peu que petit à petit tout va de mal en pis, et [elle] vient si bas en soi-même que peut s'en faut qu'elle n'ait perdu toute souvenance des choses de l'Esprit, tellement que là où depuis fort longtemps elle avait en l'état précédent une vie toute divine, c'est-à-dire avec une forme d'intérieur en laquelle Dieu lui était toujours pour objet immédiat (m251) seul terminant ses désirs, pensées, œuvres et intentions, ici Dieu lui est si éloigné que cette unité d'esprit, de pensées, de désirs, intentions et d'écoulement amoureux en lui est aussi fort évanoui. Et la voici en telle forme intérieure qu'elle ne diffère quasi en rien à ceux qui sont commençants en cette vie, ayant son esprit aussi multiplié en multiplicités et diversités de ses objets, de ses inclinations, désirs et passions que pourrait pas avoir un nouvel apprentif en ce chemin.
Et pour ceci encore passer, car pourvu que l'on sache par le témoignage et rapport de ceux qui ont passé par ici, que cela soit coutumier d'arriver, facilement on patientera ; mais la difficulté est de savoir donc employer le temps à faire oraison aller en avant, coopérer avec Dieu, s'introvertir en soi-même, opérer (m252) conformément à ce qui soit propre pour cet état.
Car tout ceci, qui néanmoins est son principal soin, lui est merveilleusement difficile, pour n'y savoir par où aborder, trouvant la porte fermée à tout. Car si son mal [n’]était qu'un peu de sujet de tolérance et patience, là où il ne lui faudrait que de demeurer comme elle serait, et avoir patience sans rien d'autre, cela serait facile à passer ; mais ici ce n'est pas assez que l'on ait patience de son état de privation si avec tout cela on ne s'efforce plus outre d'opérer, acquérir et regagner la jouissance de Dieu ; en quoi il y a ici une extrême difficulté que peut s'en faut qu'elle ne fasse jeter là tout.
Car il faut tenir ici pour assuré que Dieu ne donne plus son aide supernaturelle [en] relevant les actes et les efforts de l'âme, comme il soulait [[252]] en l'état précédent, mais c'est laissant tout tels qu'ils sont (m253) en eux-mêmes ; et qui plus est, si grande est la difficulté à faire les actes de vertu au temps de nécessité d'icelles, que l'on ne saurait que penser autrement, sinon qu'il vienne même à lui ôter son concours ordinaire et naturel à nos actes ; et ce en vertu du total abandon que cette âme a fait de soi-même entre ses mains, et de la grande possession qu'il a prise d'icelles ; à tout le moins, s'il y a concours, c'est si imperceptiblement et insensiblement que nul intérêt quelconque lui en peu redonder.
C'est chose donc vraiment merveilleux que le travail qu'a telle âme en cette opération ici, voyant principalement que tout le temps se passe, les jours, les semaines, les mois, et déjà peut-être les années sans voir fin à ceci ; non pas que ce soit toujours tout un, mais que néanmoins cette opération ne s'achève [pas] (m254) et que l'on ne sait comme jadis retourner à Dieu, ni aux actes de son divin Amour. Cela, dis-je, n'est pas petite affliction à l'âme, laquelle auparavant soulait voler plutôt que courir seulement au chemin de perfection, tant elle soulait faire du chemin en peu de temps ; et ici elle rampe et traîne si longtemps par terre. Néanmoins cherchant de tout côté quel moyen de faire autrement, et par quelle manière elle pourrait aider à son avancement, elle n'en trouve nulle et voit bien qu'il faut que ce soit de Dieu que la chose vienne; et que partant il n'y a autre expédient que de laisser achever cette œuvre, et répondant le peu qu'elle peut aussi de sa part apporter fidèlement ; et ainsi elle doit apprendre à patienter et à cheminer peu à peu selon le cours de cet état. (m255)
Après avoir donc été ainsi détenue quelque temps si très bas et quasi tout extravertie, ayant besoin d'aussi grossières opérations pour s'introvertir et s'aider contre le mal que jamais, à la fin toutefois, outre certains témoignages forts, occultes et intimes que Dieu lui donne souvent de l'excellence de cet état, elle commence encore à ressentir que les puissances un peu plus supérieures de son âme se regagnent peu à peu, et qu'elle va toujours se relevant de cet rabaissement pour retrouver derechef à opérer selon les puissances supérieures, quoique ce soit quasi imperceptiblement ; et de fait commençant à regagner quelque introversion, commence aussi à ré-habiter en soi-même, mais c'est avec tant de diverses pensées, imaginations et inclinations à choses mauvaises qui la harassent, que c'est pitié de voir les heures d'oraison passer sans quasi rien (m256) avoir pour retenir d'autre au-dedans pour salutairement s'occuper.
Or nonobstant tout ceci, il faut qu'elle poursuive, qu'elle s'appuie sur la confiance en Dieu, et qu'elle passe outre (272) aux intentions de se purger par la confession des manquements qui sont de son côté. Seulement qu'elle ait grand soin de ne se laisser abattre ni pour la longueur du temps, ni pour l'importunité de ces choses, ni pour autres duement diverses qu'elle rencontrera.
Mais qu'elle se maintienne en paix, repos et tranquillité, nonobstant toute la guerre, inquiétude et troublement de cet état, et ainsi elle se verra peu à peu aller en avant, et regagner les opérations des puissances supérieures, qui avait été si longtemps cachées et sans efficace.
Et de fait voici qu'en son intérieur ressentant déjà bien les effets de cet état, quoique plein d'opérations fâcheuses, elle voit l'esprit (m257) se vouloir séparer de la nature, c'est-à-dire, de [ne] la regarder de là en avant [[253]] que comme tierce, qui de rien ne lui appartient et de laquelle partant, il ne veut plus se soucier ni de ses souffrances et se ressent fatigué, qu'aux peines et fatigues qu'elle a jusqu'à cette heure subies, il se soit, à faute de meilleures lumières, uni avec elle, ayant pris aussi tout ensemble la chose à soi, et ainsi condescendu, compati et identifié avec elle.
D'ici en avant, que la nature pâtisse tant qu'elle voudra, il se sert autrement qu'elle, et ne veut plus ainsi lui compatir [ni] se tenir de son côté pour avec elle se plaindre à Dieu ; plutôt, de tout son effort se séparant d'elle, la laisser pâtir, mourir et ensevelir en l'annihilation que Dieu fait d'elle, l'outrepassant et la négligeant tant qu'il lui est possible.
Voilà ce que quelquefois il lui dit (m258) montré au-dedans, quand il plaît à Dieu de faire luire un petit rayon de de sa lumière au milieu de cet état ténébreux. Nonobstant néanmoins semblable vue, elle ne laissera pas de retomber encore souvent à être toute nature, et pâtir selon icelle, trouvant extrême difficulté de s'appliquer au bien et à son introversion ; mais aussi patientant toujours, cette autre connaissance et lumière retourne, accroît et prend plus grande force si avant qu'enfin l'esprit se sépare du tout [tout à fait] et se distingue de la nature, non toutefois sans un merveilleux secret combat et une façon d'endurer fort subtile, difficile à expliquer et à entendre, sinon par celui qui en fait l'expérience : lequel combat ou difficultés ne prend, comme je crois, d'ailleurs principalement sa cause sinon [que] de la nouveauté de sa forme d'être intérieure, laquelle, pour ne savoir pas (m259) bien suivre ou embrasser, apporte ces travaux à l'âme. Ce qui est vrai non seulement pour ce sujet, mais encore pour tout le reste des formes ou façons d'être nouveaux [nouvelles], que durant cet état on vient à trouver en son intérieur.
Un avis pour ici grandement aider à cette âme, c'est de coopérer à cette œuvre joyeusement, gaiement et d'un esprit allègre, et non pas bassement, lâchement et avec chagrin. Car si jamais la paix, l'amour, et joie au Saint-Esprit fût nécessaire, c'est maintenant en ces états qui suivront auxquels ne pouvant plus opérer d'action formée, tout l'effort, toute l'industrie et tout le coopérer qu'elle pourra y apporter, sera de se tenir gaie, joyeuse, contente et allègre au-dedans, et avec telle disposition passer toutes les rencontres fâcheuses qui se présenteront en son âme. (m260)
Avec cette paix et joie selon l'Esprit au milieu des angoisses de la nature, elle se dispose le plus immédiatement qu'il lui serait possible au ressentiment de la nouvelle opération du divin Amour au plus intime de son centre ; et elle s’est livrée [par ?] l’unique et singulier moyen pour l'introduire ; qu'elle le conserve donc, l'acquiert et s'y maintienne comme la seule cause de son avancement ; et que nullement elle [ne] se laisse emporter à la tristesse, ennui ou pesanteur sous quelque prétexte que ce puisse être.
La séparation de l'esprit d'avec la nature achevée, il est quasi d'avis à l'âme que la voilà sauvée, puisque voilà cette malheureuse (qui tant l'a harassé, l'a tourmenté et causé des fâcheries) outrepassée, ensevelie et terrassée sous l'anéantissement que Dieu a fait d'elle ; et de fait commence un peu à respirer, à opérer selon cet esprit, passant par-dessus (m261) soi là à Dieu pour voir s'il y aura pas pour le moins maintenant moyen de retrouver cette tant désirable présence de l'Esprit divin ; et à cet effet se tient insensible aux choses inférieures, se tient légère et prête à s'envoler en Dieu, si le moyen lui en était donné. Mais quoi, il n'y a moyen d'y aborder : aussi n'est-ce pas ici encore la fin.
Voilà la nature inférieure outrepassée, il est vrai, l'esprit se l'a suppéditée [foulée aux pieds] par sa diligence, et l'aide divine, quoiqu'occulte et inconnue en dépit de toute sa malice, sa rage, et autres malheureux effets qu'elle a pu produire. Tout cela est vrai, mais comme il y a trois choses en nous, la nature, l'esprit et Dieu, pour d'autant que cet état ici s'en veut aller jouir de Dieu même en fond, en essence et en totalité d'être, il est impossible de pouvoir s'arrêter ici ; et partant, qu'elle (m262) sache qu'il faut qu'elle en fasse autant de son esprit dessous Dieu, comme elle l'a fait de la nature en dessous l'esprit. Voilà donc encore une nouvelle fâcherie : l'esprit qui a anéanti et suppédité la nature, faut qu'il soit lui-même anéanti et suppédité par l'Esprit divin et n'y aura pas moins de difficulté d'en venir à bout que de la première.
L'ordinaire opération donc de l'esprit est de s'élever amoureusement en Dieu, et ainsi ressentir l'influence de ses grâces, faveurs et caresses ; mais ici, on continue toujours à ne pouvoir rien recevoir, aspirer, ni attendre d'en-haut ; hé ! partant donc, à quoi ni comment s'aider, c'est merveille de voir la peine qu'il y a de vivre de la sorte ; car de mortifier les opérations de l'esprit, qui seraient si divines, si sublimes et si excellentes, ne respirant que désirs et amour, si elle les pourrait faire : n'est-ce pas chose étrange ? (m263) Qui ouït jamais chose semblable ! Ceci est contre toute raison, contre ce qu'on enseigne ordinairement, et contre même tout le reste du monde, qui s'emploie de toute possibilité à donner gloire, louange et honneur à Dieu.
Ce nonobstant, que cet esprit aille ratiocinant tant qu'il voudra, il faut qu'il s'abaisse, s'anéantisse et doucement s'humilie, qu'il captive son activité, et apprenne l'oisiveté et cessation de son agir convenable. Oisiveté, dis-je, non pas telle quelle ou bien tout à fait sans rime ni raison, mais le tout accommodant proportionnellement, et à mesure que le requérera l'avancement qu'elle fera en cet état, ce qu'il faut que la lumière intérieure enseigne ; qu'elle se serve aussi du petit livret intitulé « L'abnégation intérieure » [[254]], car il est fort singulier pour ce passage ici. Et si l'âme fait ainsi, à savoir (m264) si elle prend garde d'opérer quand elle peut, et aussi de quitter son opération en temps opportun, elle trouvera combien de difficulté il y a d'apprendre cet esprit à se tenir coi et se taire, voulant toujours agir et opérer, non pas qu'il ne soit content de cesser après avoir entendu qu'il le faut faire ; mais c'est que ce reste [[255]] doit être opportunément pratiqué, et ne pouvant si clairement voir ni discerner quand ou comment, craignant de tomber en oisiveté vicieuse comme de ne pas coopérer quand il est nécessaire, pour ne manquer à son devoir, toujours étant enclin à se mouvoir, agir et chercher.
La raison de cette sorte d'opération ici dans l'esprit, et pour autant que voici l'âme parvenue jusqu'au sommet de la mesure [[256]] de son intelligence propre, et au bout de ses puissances intelligibles quand est de ses forces naturelles, (m265) et partant, au lieu d'agir et d'opérer, s'élevant avec sa vivacité ou sa pointe à quelque chose par-dessus soi, ne peut ici, pour bien coopérer à son avancement, rien faire autre chose pour tout, que bien doucement, humblement et pacifiquement s'humilier, s'abaisser et se plonger en une profondeur sans fin, sans fond et sans mesure qu'elle appelle son néant, et ainsi s'humiliant elle s'exerce comme un ramas[[257]] de toute sa mesure intelligible en un point ; tout immédiatement après quoi sans aucun milieu ressentira au-dedans de soi, et dedans le pourpris [[258]] de son être créé ou naturel, une autre capacité qui n'a ni borne ni limite, comme une région d'amplitude, d'étendue infinie, laquelle chose ainsi immense n'est pas comprise de l'entendement, car il demeure un cas avec toute la sphère de son pourpris, activeté et limite, enseveli et (m266) outrepassé, duquel il n’est plus nouvelle non plus que des autres puissances inférieures, qui sont outrepassées.
Mais c'est que l'âme s’y sent être introduite par manière d'être, comme si elle était cette capacité, et que cette capacité si ample fut quelque chose ou partie de soi-même. Et depuis cette introduction en une telle amplitude intérieure, tout ce qui se passe et s'y agit avec Dieu, se fait d'une façon passive, recevant seulement et non coopérant.
Car il n'y a nul moyen d'accroître ou diminuer chose aucune si beaucoup de choses lui sont données ou se font en elle autant à elle et non plus que si rien ne lui était infus : il faut qu'elle demeure ainsi avec rien, ne pouvant rien avancer de ses propres forces.
Imaginez-vous d'ici en avant tout le naturel pouvoir de la créature outrepassé, et que cette chose immense, (m267) qui est la région déiforme, est par-dessus sa mesure créée : voilà pourquoi, ou la fusion actuelle de l'opération divine la possède du tout [tout-à-fait], ou bien cette infusion passe comme l'impression d'icelle.
Il est encore quelquefois comme étant qu'elle n'a pour tout son opérer, que certaines petites industries intérieures, si minces, si petites et si spirituelles qu'elles sont du tout inexplicables par parole, avec lesquelles néanmoins elle se tient en soi-même occupée et jamais oiseuse, quoique bien en repos en Dieu.
Or jaçoit que [Or bien que] l'âme prend dès ici tout son opérer propre, c'est chose néanmoins quasi incroyable d'infinies opérations qui restent encore, et qu'elle recevra dans cette région divine, de plus haut en plus haut toujours ; que serait-ce donc sinon que toutes infusions divines, opérations de l’amour et de l'esprit divin, (m268) auxquelles l'âme ayant perdu son opérer ne fait que recevoir, s'y plonger, s'abîmer et se perdre.
Et voici pourquoi tous les mystiques et spirituels veuillent toujours appeler cet état ici passif, d'autant qu'ils expriment si clairement que tout ce qu'ils en reçoivent est purement infus de l'Esprit divin, ayant tellement outrepassé les limites de leurs puissances naturelles et perdu l'activité d'icelles qu'il ne reste plus rien d'elles que la capacité de recevoir, d'être mus et d'être remplis, et non d'agir, se mouvoir ou coopérer de soi-même.
Mais pour retourner à notre propos touchant le terrassement et l'anéantissement de l'esprit, c'est une guerre de souffrance intérieure, la plus admirable du monde : tout est en angoisse indicible dans l'intérieur, et il n'y a si osé qui ait la hardiesse de se (m269) douloir [se désoler] ou lamenter ni à Dieu ni à soi-même, ni à personne, parce qu'il faut que l'acte de coopération de l'âme soit paix, joie et tranquillité ;
lequel acte ou disposition pacifique, si elle s'échappe une fois et que l'esprit impatient condescend à se lamenter ou sortir de cette opération, c'est grand cas, si l'on pouvait expliquer le désordre qui se retrouvera là-dedans ; or il n'y a rien de plus à craindre que ce désordre et tumulte intérieur ;
et partant, que la nature en bas souffre tant qu'elle voudra, que l'esprit même soit réduit au petit pied tant qu'il plaira à Dieu, il faut, si l'âme veut coopérer à son avancement, qu'elle garde la paix, sérénité et tranquillité, embrassant de toutes ses entrailles cette œuvre de l'Esprit divin, faisant que tout cède à lui, qu'on obéisse à ses lois, et que l'on fasse joug à ses (m270) volontés, et surtout que l'âme en vos passages ici ne redoute de se laisser doucement choir comme tout en soi-même, car bien qu'il lui semblera quelquefois venir tout en son pur naturel, ou comme tout extérieure et hors de Dieu, ce sera néanmoins par ce moyen que cette pauvreté spirituelle ou privation des grâces sera changée en richesses spirituelles, en jouissance essentielle, comme elle expérimentera ; et déjà avons touché et expliquerons encore plus amplement en l'état suivant.
Seulement je dirai pour conclusion du présent état de privation, que l'esprit ayant appris cette opération d'anéantissement et de rabaissement, ayant entièrement cédé, et se [s’être ?] pacifié en dessous [de ?] ces merveilleux effets du (m271) divin Esprit, l'on ne saurait assez dire combien humble, combien dompté et combien abandonné qu'à Dieu, que le voilà,
tout son opérer n'est plus qu'un doux rabat de sa pointe ou de sa vue intérieure au-dessous de l'Esprit divin, mais lequel pourtant est de si grande efficace que pour ce seul acte il se dépêtre en un instant de toute telle tentation, mouvement ou imagination, que le diable ou la nature pourrait causer en l'inférieure. Et partant donc, cette âme étant en telle disposition, Super quem resquiescat ipsum ... ? Et cujus erunt optima quaeque Israël ? [[259]] (m272)
Ayant à traiter de ce dernier état, je veux être autant bref que Dieu y est abondant en ses opérations divines. Car comme Il possède intérieurement en cet état la créature, en usant comme de son instrument du tout façonné à son divin vouloir, Il la remplit tellement de Soi-même que c'est Lui qui la meut et l'anime en ses opérations. Et laquelle partant n'a pas beaucoup besoin de nos lois ou instructions (m273) après qu'elle aura passé les premiers commencements de cet état, et qu'elle y sera un peu habituée.
Néanmoins, pour en dire quelque chose, il faudra que, si je me veux expliquer que je concours souffrant pour être aux mêmes termes et façons de parler dont nous avons usé ci-dessus en l'état de la présence de Dieu. Et toutefois il y a autant de différence d'un état à l'autre qu'il y a du ciel à la terre. C'est néanmoins la même région, et ces mêmes opérations divines, mais si autrement participées qu'il y a presque une différence infinie de la forme intérieure en laquelle l'âme est en cet état, à celle en laquelle elle était au degré précédent de la présence de Dieu.
Ayant donc laissé l'âme en cet état précédent de pauvreté spirituelle, encore tout en soi-même, bien qu'en cette puissance supérieure, Dieu y opérant (m274) que la cessation de son activité selon icelles, pour commencement de cet état je la reprendrai là-même, pour tant mieux conséquemment pouvoir déduire le progrès du chemin : toute en soi-même donc qu'elle est encore, ne sachant où s'adresser, ni comment se pouvoir aider pour ne savoir quelle opération de Dieu elle doit suivre afin de s'y disposer.
Dieu resserrant merveilleusement cet esprit dans ses bornes, qui volontiers s'élèverait à Dieu par-dessus soi, tout ce qui lui peut venir d'élévation, méditation, imaginations, élévations internes, ou pensée de quoi que ce soit, doit être doucement négligé, et là laissé pour demeurer tout en soi-même en sa partie supérieure, en une paix et sérénité d'esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même, sans élévation, sans imagination (m275) et sans occupation autre qu'une solitude intérieure,
avec un cri muet au centre de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur, son Dieu, son amour, lequel lui demeure encore caché, inconnu et invisible, comme l'implorant à son secours avec toutefois une agréation [sic ; [260]] tacite à tout ce qu'il opère en soi, et ainsi doucement se tenant l'âme toute recolligée en soi-même, jusqu'à ce qu'en cette façon elle regagne toutes les puissances de son âme, et les ramasse toutes en tas au centre,
où la première chose qu'elle y doive ressentir appartenant aucunement à ce dernier état, est l'opération divine en ce centre, qui est crainte pénétrant fort doucement, mais intimement à merveille tout le cœur de sa créature la faisant fort ardemment, quoique pacifiquement, respirer en amour, en joie et en paix, dilatant ce centre (m276) et l'ôtant un peu de la pressure et resserrement, auxquelles cette âme s'était si longtemps tenue, de crainte qu'elle avait d'échapper et s'émanciper des liens et de la captivité du divin Amour.
Et moyennant ces divins traits, voici qu'elle commence à ressentir des petits rayons de connaissance de cet état suprême et sublime commençant bien à voir au-dedans de soi que, laissant son être créé à la porte, elle entre dans l'être divin comme dans une région de merveilleuse amplitude, commençant ainsi d'ici en avant à entrer dans les grandeurs de son Dieu, et a connaître par expérience les merveilles d'iceluy, avec telle modestie néanmoins, humilité et abnégation de soi-même qu'elle ne pourrait pas à peine quand elle voudrait s'attribuer choses aucunes des faveurs, grâces ou quoi que (m277) ce soit que Dieu puisse opérer en elle, à raison du grand ressentiment de son néant, de son rien, que lui a causé l'état de pauvreté précédent.
Au commencement toutefois, ces premières opérations de Dieu ne continueront pas trop long temps, et ne laissera pas d'entredeux de se retrouver derechef en sa pauvreté première, quoique sachant un peu mieux s'aider, pour avoir vu où se tournera l'opération divine, laquelle si longtemps avait été cachée. Ainsi néanmoins coopérant au mieux qu'il lui sera possible après ces divers essais, ayant goûté préparatifs et petits rayons d'expérience, ces divins traits deviendront plus continus, plus ordinaires et plus fréquents.
Tout ceci néanmoins se passe encore au centre, et comme au cœur, et non pas encore dans l'esprit, car ces traits ici sont traits (m278) passagers, que Dieu opère dans ce centre, quand il lui plaît, dilatant l'intérieur et renforçant le courage, et confirmant fort la volonté au bien per modum gratis et vitantis et presaenientis, à la façon des grâces prévenantes, parce que, sans que la personne sache quoi ni comment cela lui est venu, elle se sent tout en mouvement de cœur, en affections d'amour de Dieu ;
et depuis que Dieu a commencé cette opération en son centre elle est encore quelque bonne espace de temps sans rien ressentir de l'esprit, toute sa coopération intérieure étant en conformité de ces divins traits, sans qu'elle ait laissé à son opération propre, ne faisant que se plonger, s'abîmer et (m279) se perdre dans ce centre et y rabaissant et ramassant tout soi-même, et même comme y resserrant et ramassant Notre Seigneur avec actes internes tous mêlés et inexplicables, mais aussi quelquefois tout formés mentalement en ce centre à Notre Seigneur comme ainsi possédé, resserré et embrassé, l’appelant son cœur, son bien, son tout, etc. Et toute telle amplitude, hauteur et étendue qui s'y pourrait présenter en l'esprit et les ramasse, rabaisse, et rappelle tout dans ce centre.
Il y a nonobstant tous ces embrassements de Dieu au centre, je ne sais quoi de secret instinct, qui la fait comme vouloir encore avoir quelque regard en haut vers l'esprit à Dieu, sans savoir quoi ni comment ni ce qu'elle cherche. Or bien (m280) que nullement je rejette cet instinct, pour bien faire néanmoins, qu'elle se plonge, se perde, et que s'immerge ainsi hardiment toute en ce centre, comme s'anéantissant toute en icelui de dessous de Dieu, qui est au sommet de l'esprit, quoiqu'inconnu, non encore expérimenté ni ressenti, sinon comme j'ai dit par ces traits passagers au centre qui sont fort divers à l'autre façon que l'on ressent en l'esprit. Et qu'elle n'élève pas le cœur de son désir en haut, mais plutôt l'humilie, le rabaisse doucement comme craintive, et n'osant plus rien faire autre chose que dedans s'humilier et s'anéantir devant Dieu.
Et ceci contient une fort profonde disposition pour la jouissance de l'Esprit divin, qui doit suivre après, (m281) laquelle se fait non plus par aucun effort, coopération ou industrie propre, mais par pure infusion divine, et simple souffrance de l'opération de son Amour infini.
Après donc toutes ces choses dites, suit en la fin la vraie et essentielle jouissance de l'Esprit divin, laquelle se fait per medium actus intellectus, comme acte de volonté, ou partie amative. Il se fait ainsi quasi per modum informationis, comme une autre forme divine informant tout l'âme et lui donnant un autre être que non pas le sien naturel, à savoir divin, déiforme et superessentiel.
Je dis, « comme informant », car il n'est (m282) pas du tout ainsi. Et Dieu ne transforme pas l'âme, mais c'est la façon qui en approche de plus près pour la pouvoir donner à entendre, et vraiment est fort semblable, et de fait lui donne un autre être de grâce, duquel d'ici en avant elle s'en ira unir avec les opérations conformes à icelui, desquelles le principe comme formel sera le Saint-Esprit, qui ainsi l'anime, la vivifie et lui donne cet être superessentiel.
Elle entre donc, ou plutôt elle est faite digne de la jouissance de ce divin Esprit, mais à l'ordinaire de l'opération de Dieu, à savoir peu à peu : premièrement, cet Esprit la saisira, engloutira et la fera perdre toute en soi ; d'ici un jour, ici plus et moins ; de là retournant (m283) encore aux opérations plus basses ; et puis cet Esprit divin retournera derechef avec sa présence. Et ainsi plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il prenne tout à soi cette créature et qu'il la fasse vivre toute de cette vie divine, n'y ayant plus rien d'autre en elle que ce divin Esprit, qui la remplit, anime et la possède du tout.
Et voici proprement ce qu'on appelle la loi superessentielle ou déiforme, et l'état de perfection selon lequel Dieu est si entièrement possédant cette âme et son Esprit divin tellement comme informant toute l'âme ; et quand elle entre en soi-même, elle n'y trouve que Dieu, et plus rien de soi-même, encore qu'elle voudrait, c'est-à-dire (m284) plus rien de son être de pure créature, pour être tout outrepassée soi-même en son état créé, tout épurée en cet être divin, déiforme ou déifié, toute perdu enfin dans cette vie de l'Esprit divin.
Et lui est avis qu'il n'y a plus rien en elle que Dieu, ayant tellement oublié toutes les choses créées et soi-même encore, qu'il lui semble qu'il n'y a plus rien que Dieu, comme s'il fût devenu son âme, et qu'il fût la forme de son corps.
Notez qu'en cet exercice il y a plusieurs mots qu'il ne faut pas entendre selon la lettre simple, mais selon le sens spirituel et mystique, car l'âme aimante ne perd jamais son être essentiel de nature humaine pour se revêtir de l'être (m285) divin. Mais elle perd son être naturel quant à sa corruption accidentaire et quant à ses opérations naturelles, étant revêtue du nouvel homme, qui est créé selon Dieu en justice et sainteté de vérité comme dit saint Paul aux Ephésiens, de sorte que, quand l'âme se dit être transformée en Dieu, déiformée ou déifiée, identifiée avec Dieu et Dieu même, et semblables façons de dire, tout cela se doit entendre par participation, par grâce, par ressemblance, et par union d'amour, qu'on appelle quelquefois affective, métaphorique, et avec ... ,
comme dit Tauler après d'autres Pères spirituels, et expliquant commodément ces choses par la similitude du fer, charbons ardents, de l'air illuminé des (m286) rayons du soleil, de l'eau jetée en petite quantité dans un vaisseau de vin, et semblables ; car ainsi que le fer rouge est tout changé en feu, duquel il a revêtu ces nobles propriétés, de même l'âme est faite Dieu, et opérée divinement par la grâce informante, tant Dieu lui est merveilleusement identifié par cet être divin qu'il lui confère, vivant de là en avant ainsi toute non seulement en Dieu, mais tout Dieu, et déifiée qu'elle est par identification de grâce ; étant l'âme par grâce ce que Dieu est par nature, et ayant oublié toute distinction de soi avec Dieu, pour être faite un même esprit par amoureuse adhésion.
Et ceci non seulement pour peu de temps, comme peut-être on le pourrait (m287) penser, mais pour fort longtemps, et peut-être les années entières se passeront avant qu'elle sorte de la jouissance de cet état superessentiel ; car ce n'est pas comme de l'autre opération, que j'ai dit pénétrer le centre, laquelle est passagère, se faisant per modum transiuntis, mais elle est durable, stable et permanente, durant tout lequel temps est aussi connaturel à l'âme de vivre de cette vie divine, comme jamais il lui fut de vivre de sa vie naturelle ; et étant si naturellement poussée et encline à tout ce qui est de Dieu et de son service divin, que jamais elle fut encline à soi-même vivante selon sa nature, comme elle dit ici avec toute assurance ! Mihi (m288) vivere Christus est, et mori lucrum ; vivo ego jam non ego vivit vero in me Christus, c'est-à-dire : Mon vivre est en Jésus-Christ, et le mourir m'est un gain ; je vis, non par moi, mais Jésus-Christ vit en moi [[261]].
Des choses au reste qui se passent avec Dieu en cette région après cet être déiforme, sont choses du tout ineffables, Sunt arcana verba quae non licet homini loqui [[262]]. Et jamais on ne serait capable, car même l'âme qui en a l'expérience et jouissance et quasi incapable de si grandes merveilles, a peur de soi-même de se voir en merveilleux état ;
comme elle est aliénée des opérations de créature humaine, j'entends quant aux actes internes, pource (m289) que, quant aux actes extérieurs, la personne opère toujours à la façon ordinaire des autres hommes, selon que porte l’exigence des vertus morales,
réservé seulement que son comportement extérieur est plus doux, modeste, gracieux, bénigne, paisible et posé que celui des autres, et comme elle est si toute passée en l'Esprit divin, si identifiée avec Dieu qu'elle se semble à la manière susdite, Dieu, déifiée et toute divinisée, Dieu lui étant soi-moi, sans avoir d'autre distinct de soi, à qui elle se puisse adresser comme à son Dieu, son Seigneur, etc.
Car elle se voit soi-même être Tout, ou bien un grand Tout être soi-même, pour la grande ressemblance qu'elle a avec Dieu, à la façon que le feu brûlant semble (m290) plutôt être feu que non pas fer ; et si elle chante les louanges divines, c'est soi-même qu'elle loue, c'est-à-dire celui qui est fait soi et son moi par grâce ; ainsi à cette âme, Dieu lui est fait soi-même, par grâce, et non par nature, par amour qui change l'amant en l'aimé.
Il y a cela en cet état que l'âme ne reçoit quasi aucun intérêt qui soit, pour être par trop perdue et anéantie en soi-même, toutes les puissances intérieures qui seraient pour en recevoir cet intérêt, goût, saveur ou contentement, étant tellement assoupies, rendues insensibles et outrepassées, et n'y ait plus que ces divins traits passagers, dont nous disions tantôt se passer comme actes (m291) de volonté, lesquels pour être ici en leur vigueur plus que jamais, quoique plus indistinguibles, ce fond si doucement et si ineffablement fondu en amour qu'il lui est facile à conjecturer que cette région divine n'est rien autre que les faubourgs d'éternité, et qu'il n'y a que la paroisse de cette vie mortelle qui la sépare d'avec les bienheureux.
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Alors de la jouissance de ce trait divin passager, qui se fait encore outre la présence de l'Esprit divin, la disposition de cet âme n'est que paix et que joie au Saint-Esprit, immobilité et impassibilité (m292) en telle sorte que, quand elle voudrait, elle ne pourrait se contrister, se douloir ou lamenter pour chose qui soit, tandis que cette jouissance dure.
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Car tout ainsi que lorsqu'elle était au milieu de pauvreté et de privation, elle se voyait si pauvre et si désolée qu’il lui était avis que Dieu même n'est pas quasi puissant assez pour la pouvoir ôter de si grande détresse, ainsi au contraire maintenant elle se sent si éloignée de toute douleur et angoisse ; et quand bien Dieu la voudrait envoyer en enfer, moyennant qu'elle retienne cet état intérieur, elle n'endurerait rien. (m293)
Et de fait quand Dieu la veut faire endurer et mettre en l'état de souffrance, il faut que avant toute chose il lui ôte ce divin être, comme il fait quand il lui plaît.
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Après donc ces merveilleux élèvements, cette si grande connaissance, Dieu la laisse peu à peu retourner à elle, revivre la vie ordinaire des exilés de ce monde, la faisant descendre jusqu'aux premiers degrés de cette région déiforme ; de là encore plus bas hors d'icelle, tout en soi-même, jusques que même au plus bas de la nature inférieure, et en si grande pauvreté et privation de toute grâce (m294) qu'elle fut dernièrement avant cette jouissance divine ; avec cette différence toutefois de son côté, qu'ayant ainsi eu l'expérience de la fin de cette œuvre, elle est hors de tant de doutes qui l'accablaient la première fois qu'elle y passa, n'y trouvant pas tant de difficulté, comme ayant trouvé ce secret, et sondé le fond de cette pauvreté.
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Et puis derechef après ces rabais et cette pauvreté, il la fait de nouveau peu à peu relever aux opérations supérieures, et enfin à la jouissance divine comme dessus. (m295)
Et toujours ainsi par vicissitude jusqu'à la mort.
Et ne faut pas que vous pensez que ces élévations et ces rabaissements se fassent en peu de temps et que ce soient subites élévations, comme au commencement de la perfection. Car les années entières se passent tandis que Dieu la tient en jouissance, et autres années encore tandis qu'il la met dehors.
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Mais toutes ces opérations d'élévation et de rabaissement, de pauvreté extrême et de richesses regorgeantes (m296) rendent si usitées à l'âme que toute difficulté qu'il y avait de son côté, se tourne en coutume et facilité, n'y ayant rien maintenant quant à ses opérations intérieures, qu'elle ignore, les pouvant suivre d'ici en avant depuis le plus bas jusqu'au plus haut de son âme. [[263]].
Et s'il y a de la science conjointe à cette expérience, il n'y aura guère de chose dont on ne sache le pourquoi ou le comment, le rapport et leur fin. Toutefois, c'est de mieux en mieux selon que, profitant toujours, l'âme est divinement éclairée par tant d'expériences qu'elle fait de ces opérations divines, lesquelles (m297) [[264]] sont autant plus fréquentes, plus sublimes et plus efficaces, que l'âme est plus fidèle à son Bien-Aimé, lorsqu'elle rabaisse en soi-même, et est frustrée de l'opération de la grâce et constituée en déréliction et pauvreté.
[espace]
Or la fidélité de l'âme en son aridité consiste à se maintenir en pureté de conscience, à fuir tout péché et toute vocation de péché, et s'exercer vertueusement et soigneusement en toute vertu, selon son état et condition, mortifier soi-même en tout ce que la nature recherche pour son soulagement et réconfort, qui n'est point de juste nécessité.
Car tant ainsi qu'il ne faut point être trop libéral ni trop facile à accorder à la nature ce qu'elle demande pour sa consolation ou nécessité apparente, n'étant que pour l'ordinaire que beau prétexte (m298) qu'elle invente pour couvrir l'amour-propre qui vit toujours, et est autant plus subtil que plus relevée est la personne, de même au contraire il ne faut pas être trop rigoureux et austère à soi-même, pour ne vouloir prendre ses nécessités corporelles, signamment et principalement au temps de la déréliction, non pas pour tirer soulas [joie] des créatures et choses sensuelles, mais pour tenir le corps dispos et sain, pour s'entretenir en la voie et allégresse intérieure, dont est parlé ci-dessus, étant cette joie une si propre disposition pour la réception de la grâce ; là où que l'âme triste, morne, chagrineuse et mélancolique serait griève à soi-même, fâcheuse au prochain, et malpropre pour recevoir l'opération du Saint-Esprit. Bien entendu toutefois que cette allégresse soit ornée de modestie, aussi bien que le régime et gouvernement du corps de discrétion.
Il y a un certain hérétique qui enseignait (m299) que l'âme pouvait venir à telle perfection en cette vie, qu'elle ne serait plus sujette à aucune loi divine ou humaine, mais libre pour vivre comme bon lui semblerait, et pour faire tout ce qu'elle voudrait : cette opinion est fausse et hérétique, car tant que nous vivrons, jamais nous ne serons exempts des commandements de Dieu et de l'Église, ni aussi des obligations générales et particulières qui touchent à chacun de nous selon notre propre état.
Et semblablement jamais ne s'est trouvée, et jamais ne se trouvera si haute et si sublime perfection en une âme que pour être disposée et libre de la pratique des vertus, quand les occurrences le requièrent et l'obligation chrétienne se présente, soit à l'endroit de Dieu et œuvres du culte divin ; soit à l'endroit du prochain, des œuvres de charité et justice ; soit à l'endroit de soi-même, des œuvres de tempérance et force et de prudence etc., ne fut que pour lors l'âme ne soit privée de l'usage (m300) de ses puissances, comme étant un état, ou ravissement.
Partant, encore que la personne soit parvenue à cet état de grâce superessentielle, ou à tout le moins qu'elle pense y être arrivée pour avoir reçu et participé au don de Dieu surabondant, elle ne se laissera [pas] néanmoins persuader qu'il ne faille plus rien faire ni vaquer à son intérieur, jouissant de la grâce quand elle se présente, ou bien l'attendant les bras croisés, quand elle est absente, mais elle devra être diligente à se régler en son intérieur selon qu'il est expliqué ci-dessus, et en son comportement extérieur se gouvernera extérieurement selon que j'ai dit et noté ci-dessus brièvement, pour lui donner occasion de toujours croître en perfection et se garder de tromperie.
Avisant répondant cette âme de ne point s'adonner aux choses extérieures qui pourraient mettre empêchement (m301) au retour de la grâce, et ne s'inquiéter en multiplicité et négoce, encore que vertueux non nécessaire ; car il faut toujours avoir un soin spécial de se considérer en paix, et faire toute chose si à propos, avec telle paix, ordre et mesure, que l'Esprit de Dieu aille et vienne en nous comme il lui plaît, sans obstacle, et que nous nous acquittions de nos obligations sans aucun pensée et intérêt de notre conscience et de notre avancement spirituel.
Et faisant ainsi, nous viendrons par-dessus toutes lois non pour ne les observer, mais pour nous soumettre à icelles, et les garder sans répugnance, contradiction ou rébellion, mais avec gaieté de cœur et tranquillité d'esprit, comme étant en la liberté et possession des enfants de Dieu par amour et par la grâce. Amen. (m302)
J'ai spécialement à la fin de cet exercice [[265]] couché quelque chose du devoir et de la fidélité de l'âme, non que je ne sais ce qu'en cet état superessentiel elle n'ait la connaissance de ce qu'elle doit suivre et faire, tant pour les illuminations diverses qu'elle a reçues que pour tant d'expériences par lesquelles elle a passé, mais pour expliquer seulement par forme de mémorial en quoi consiste cette fidélité, et spécialement pour ces âmes qui ne sont encore du tout illuminées, et surtout pour celles qui pourront [[266]] peut-être peu [faire ?], sûres d'être parvenues à cet état, et ne le seront point en effet, lesquelles pourtant seraient plus sujettes à déception.
Une autre raison est que, comme la personne, tant qu'elle vit en ce monde, est toujours sujette à l'infirmité humaine, et par ainsi peut déchoir de (m303) l'état de grâce (comme il est advenu à plusieurs) et tomber en péché, et enfin à la damnation éternelle facilement, lorsqu'elle est délaissée en sa pure nature et l'opération naturelle, elle pourrait tomber en quelque faute, et de fait souvent elle pèche et offense Dieu …, la plupart [du temps ?] toutefois sans malice, par négligence et par passion subite ; et [il se] pourrait être que, par une spéciale providence, Dieu ne laisserait tomber en quelque gros péché pour l'humilier, en cas qu'elle viendrait à se déchoir et rentrer en présomption, en orgueil et propre estime de soi-même, ce qui toutefois n'arrive que fort rarement, pour le soin particulier que Dieu a de cette âme.
Il peut toutefois bien arriver, selon la dispensation des jugements divins selon lesquels Il le permet quelquefois justement et miséricordieusement, et (m304) partant se faut-il toujours maintenir en humilité sans se laisser emporter à cette persuasion que l'on soit parfait, parce que nous avons toujours à mortifier jusqu'à la mort, ne se trouvant en cette vie jamais fin à notre amour propre : aussi pouvons-nous toujours croître en la perfection de l'amour de Dieu, de la foi, espérance, et toute autre vertu infiniment.
Même en Paradis durant toute éternité, jamais les bienheureux n'aimeront tant Dieu qu’ils le puissent toujours aimer davantage, car Dieu au-dessus de tout amour créé est toujours infiniment aimable ; c'est pourquoi à tout moment se renouvellent les esprits, et les âmes généreuses en l'amour et jouissance de la divinité, sans jamais se pouvoir assouvir, étant néanmoins toujours parfaitement rassasiées et contentes. [[267]]. Amen. (m305)
Dieu :
Je ne demande qu'une tendance de cœur en haut après moi, au-dedans de son âme, avec intention de me posséder et jouir de ma très délicieuse présence, en esprit et en vérité.
Et voilà tout ton exercice, voilà la substance, l'entité et le sommaire d'iceluy : ne doute point, ne te met en souci de rien, n'aie point peur, car il n'y a point d'autre chose à prétendre. (m306)
Or cette levée et tendue [[268]] de cœur doit avoir six conditions pour être efficace, agréable à moi, et bientôt parvenir en Esprit, dont la première est doucement, ou bien intimement :
Ton introvertie tendue de cœur vers le sommet de ton âme après ma jouissance doit être surtout fort intime. Car la vraie introversion spirituelle consiste en désirs intimes et profonds, aux uns douceur et délicatesse de cœur non pareille.
Prend donc bien garde à ceci, si tu veux avancer, et … du plus profond de ton intimité ces aspirations, souhaits et désirs, avec un silence plaisant sans émouvoir le cœur matériel, car cela est sujet à imperfections, à l'amour (m307) propre et présomption. Et je t'assure qu'il n'y a en toi non plus d'introversion que d'inflammation de cœur ; ou bien non plus que tu entres profond et dans ton cœur, vu que ce désir intime de ton cœur, plaisamment excité et enflambé, conduit en haut par le vol et concept de l'intellect confus [[269]], est proprement le pied de ton âme : si donc tu ne l'as, comment arriveras-tu à moi, qui ne prend plaisir qu'à avoir et jouir de ton cœur ? Ne sais-tu pas encore que c'est de ton cœur, que combien oublieux de ma majestueuse Altesse, de ma gloire et de moi-même.
Je suis, ô âme, ma soeur épouse, tu as blessé mon cœur en un de tes yeux, et en un cheveu de ton col. Partant, ma fille, donne-moi ton cœur, et mes délices seront d'être avec toi : je t'aime extrêmement et je te pourchasse, comme si mon être et tout mon bonheur dépendait de toi ; et je ne veux faire autrement ; ma vérité, (m308) et mes promesses sont telles, ma bonté infinie me la fait faire, tu es ma chose, ma créature, mon image, et semblance; ne te scandalise point de moi, si je ne me communique point sitôt, et comme la nature le voudrait bien. J'ai plus grand soin de toi que tu n'as de toi-même. Ne me crois-tu pas, ne te veux-tu pas fier en moi, ton Dieu, ton Maître, ton Père, et même ton Époux. Je veille nuit et jour pour toi, moyennant que ton cœur veille à moi. N'ayez point peur, n'ayez point de scrupule, ne doutez d'arrière-pensées, quand ce sera ce qui t'arrivera en chemin d'esprit pour ce que je t'aime, et veut embrasser d'un si vaste et privé amour, que je ne me veux trouver en toi nul milieu, d'autre appui, pensée ou affection qu'à moi seul. Qu'as-tu à faire du reste des hommes, des créatures ? Ne suis-je pas ton Dieu en tout, ta joie et liesse, ton bien et ta gloire, ta fin finale et béatifique ? (m309)
Ma fille, il n'y a vérité qu'en moi seul (tout homme est menteur), fidélité d'amour qu'en moi seul, stabilité, immutabilité, assurance qu'en moi seul. Commet donc ton cœur à moi hardiment, avec une foi virile, une attente certaine, une assurance filiale. Je ne saurai, ni ne voudrai, ni ne pourrai jamais mal faire, qui suis la bonté même fontale. Oui je l'ai promis de me donner et t'infondre ma personne, donner mon Esprit à ton cœur amoureux.
Si vous autres étant misérables et mauvais, savez bien élargir à vos enfants les biens qui vous ont été donnés, combien à plus forte raison moi qui suis ... Père ! Elargirai-je, et donnerai-je le bon Esprit, à ceux qui me le demandent ? Je l'ai donné à tant de mes amis ci-devant, et encore à présent tous les jours, à ceux qui cheminent par ce livre, joyeux et franc chemin d'intime désir (m310) et amour de cœur.
Partant, que ton opération soit forte, intime, profonde et cordiale, assaussée [[270]] d'une douceur fondue, car ainsi l'introversion est plus spirituelle, moyennant que l'intellect se guide entre-deux, et parfois aussi haut qu'il peut, pour enflamber davantage le cœur, et on approche plus près de moi ; et enfin l'aspiration, ou désir du cœur à moi, deviendra si vigoureux, puissant et dilaté que cette entité aspiratoire et amoureuse te remplira toute, et de telle sorte que le cœur sauldra [[271]] à tout moment après moi de soi-même, sans pouvoir être distrait de rien du monde.
Bien entendu toutefois que tu ne sauras encore que c'est du désir intime jusqu'à ce que tu auras acquis la susdite entité, c'est-à-dire que tu seras bien profond descendu et parvenu en la partie amative de ton cœur, car lors approuveras-tu orprimes [[272]] (m311) que ces désirs intimes sont doux, pénétrants, subtils et merveilleusement plaisants, et spirituels, éloignés de toute agitation, bruit et turbulences du cœur matériel. C'est par eux qu'on me blesse et navre ; or le cœur se dilatant joyeusement, je ne puis que mes grâces n'y entrent, et moi quant et quant [en même temps].
Jusqu'à tant que je t'ai découvert ma grâce et moi-même, tu dois comme dessus respirer intimement, joyeusement et doucement, mais avec une douce et grande simplicité intérieure, comme un enfant vers son Père, m'aimant simplement de bon cœur, puérilement, enfantillement, tendrement, prenant cependant toutes rencontres, toutes aridités et changements de cœur, comme aussi tous affronts des créatures et de (m312) ma main, sans t'inquiéter, soucier ou troubler pour chose du monde, car c'est vraiment moi qui l'ordonne et pourvoie ainsi pour ton bien. C'est moi, ton Père et ton Dieu, qui te l'envoie, par mille et mille diverses occultes et telles sages inventions d'amour. Joie va toujours regorgeant le Royaume de Dieu premièrement, et je pourvoirai puis après du reste. Viens toujours à moi comme un vrai simple enfant, et moi je te pourvoirai en tout comme Père : ne te met en souci avant le temps, pour ton corps, pour le vêtir, manger, boire ou expédition d'aucunes affaires du monde ; fais-moi tant d'honneur que de me fier et réputer si bon, si sage, si fidèle, si vrai, si ami, si charitable et principalement en tes plus grandes nécessités, où toute raison humaine manque. Il y a moins d'apparence de succès et d'adresse, que tu t'assures en toi-même, en ton cœur, que jamais (m313) je ne te laisserai, que j'y pourvoirai et que j'en viendrai bien à chef contre tout conseil et opinion des hommes. Fais-moi, si plus tu m'aimes (comme un cordial et simple enfant son bon père) encore un bien plus grand honneur, que nonobstant que telles attentes ne succédassent, que le tout te vint à rebours de ta prétention, tu n'amoindrisses en rien la bonne opinion que tu as de moi ton Père, et de ma bonté : ne te scandalise, j'y pourvoirai.
C'est bien lors chose qui me plaît fort que ton introversion intime et simple soit conditionnée d'une confiance admirable, comme attendant à chaque heure et moment ma venue, ma communication et infusion de ma sainte présence. C'est cette assurée et filiale confiance en moi, ton Dieu, et ton bien, et fidèle Père (m314) qu'il te convient avoir, et rend sans faute l'introversion plus sublime et intime, et accompagnée d'un vol d'intellect donné comme des ailes au cœur, le rendant plus léger à l'aspiration. Cette confiance en ma seule et infaillible bonté te rend plus immédiate et sans milieu, car elle ôte ce grand et vilain entre-deux qui tant me déplaît : la confiance et appui sur toi-même sur tes désirs et aspirations, même de ton cœur, car bien que tu dois fort efforcer, si ne dois-tu pas efforcer en ton art d'aspiration ; et si tu penses être quelque chose, n'étant rien, tu te trompes. Penses-tu mériter un brin de cette grâce et mon Esprit ? C'est moi qui le veux et dois donner, mais purement gratis, étendue de ma seule libéralité, bonté, magnificence, courtoisie et amour infini que je te porte ; seulement requérais-je que par ta négligence (m315) tu ne demeures incapable, mais que tu saches ce qui est en toi, m'aimant, désirant et cherchant de bon cœur en ton intérieur.
Ma fille, aie confiance bien que tu sois aride et que tu tombes en péché et interfection : ne diminue en rien le grand honneur que tu me fais en cette confiance candide et cordiale. C'est moi qui t’ai écrit, et c'est que tu es infirme et fragile, même c'est cela que je veux que tu reconnaisses.
Non, je ne suis pas comme les hommes sujet à passion et mutabilité, à amertume ; je t'aime toujours et regarde de bon œil ; si tu te contristes, il y a de la présomption sur telles ces œuvres, car tu pensais être et faire quelque chose sur quoi tu te confiais et appuyais. Je vois volontiers une âme résolue ou résignée en cette confiance en moi seul. Laquelle pour rien au monde ne se trouble ou débauche, mais porte continuellement (m316) cette devise au cœur : le Seigneur vit, en la présence duquel je suis et aspire ; encore qu'il me tue, j'espérerai en lui ; je sais, j'ai confiance qu'il est bon d'attendre en silence le salutaire de Dieu. Mon âme a dit : Le Seigneur est ma partie, c'est pourquoi je l'attendrai, car le Seigneur répond à ceux qui espèrent en lui et à l'âme qui le cherche ; il sera assis solitaire et se taira, d'autant qu'il s'est levé par-dessus soi, car quelle est mon expectation ? N'est-ce pas le Seigneur ? Oui, oui ; cette foi ferme et assurée, espérance en ma paternelle bonté, me plaît fort : tu te peux bien assurer en moi, ma fille, en tout temps, pourvu que je ne haïsse rien du tout ce que j'ai fait ; voire mes délices sont d'être avec les fils des hommes.
Je te donnerai mon Esprit, je l'ai promis, et je ne puis reculer. Ne me serait-ce point une vergogne [honte] de ne pas tenir mon mot, qui suis Dieu (m317) et la même vérité. Je dis moi, et ma parole demeurera stable à toujours et plutôt le ciel et la terre faudra [[273]] qu'un seul iota se passe en ma loi qui ne soit accompli. Ne vois-tu pas bien, mon amour, que je serai un Dieu du tout léger et folâtre, de te commander à me prier, si je ne le voulais écouter ; à me demander et chercher mon Royaume et mon Esprit, si je ne te voulais le donner ; à heurter avec importunité, si je ne te voulais ouvrir. Ne le vois-tu pas bien, mon amour, que le sang que j'ai épandu pour toi, et la si honteuse et étrange mort que j'ai soufferte, ne sont point marques de haine. Ton Père temporel a [t’]il fait cela pour toi, mère t'a [t’]elle été si fidèle et amie que d'épuiser tout son sang, toute sa force, sa vie pour toi comme j'ai fait ? Va voir depuis un bout de la terre jusqu'à l'autre, va-t'en éprouver entre tous les hommes si tu en trouveras un seul qui t'aime si doucement, si loyalement (m318) et si excessivement, perdant sa vie pour te la donner comme j'ai fait. Ne te suis-je pas vraiment un bon Dieu, un amiable Père, qui ai fait le monde pour toi, les créatures pour ton service, te donner mon humanité à manger, que ferais-je davantage ? Je désire même te donner mon Esprit et ma divinité : demande-moi cela, et aspire y avec confiance, car je suis vraiment source d'amour et de toute grâce.
Je suis un Père tout abandonné au bon plaisir d'une âme amoureuse, qui porte en soi mon image empreinte, marque de la race et noblesse qu'elle tire de moi. Ne cesse un chemin d'amour, opère jusqu'à tant que je te réponde par infusion intérieure : Femme, ta foi est grande : qu'il te soit fait et comme tu le désires ; car si quelqu'un m'aime, il sera aimé de Dieu mon Père, et je l'aimerai aussi, et puis je lui manifesterai moi-même. Et je suis à l'huis de ton cœur, et je heurte : (m319) met à part toute pensée de tes péchés, laisse le tout sur mon sang, et sur ma Passion et justice, car à quoi servirait l'infinité de mes miséricordes, joint que tu me fais en cela grand honneur, me satisfaisant par le simple chemin d'amour, sans autre soin quelconque, comme par une manière la plus filiale, courtoise, efficace et suivie de ses seuls loyaux amis. La charité couvre la multitude des péchés. Ses péchés sont pardonnés, à cause qu'elle a beaucoup aimé. Entre les deux débiteurs évangéliques, il a été donné plus à celui qui aimait le surplus.
Partant, bon courage ; porte toujours ton cœur, ton temple élevé à moi, avec cette confiance de ma venue, regarde de t'y oublier. Il te touche et compte pour posséder un tel bien que moi ; en peu de temps, tu goûteras combien doux est mon Esprit ; je te (m320) donnerai le centuple pour le peu de travail que tu auras fait en fidélité ; si [bien] que tu seras comme contrainte de te vouloir enfuir, pour l'exorbitante affluence de grâces que je verserai en ton cœur, à main large et libérale, comme est céans à ma hautesse et magnificence.
Or afin que ton intime désir produit avec la susdite simplicité enfantille, et confiance très grande en moi, soit plus parfait et efficace, il faut qu'il procède d'un cœur libre de tout endroit de tous côtés, n'étant liée à personne du monde, ni à désirs et affections des choses du monde, ne cherchant la faveur ou bonne grâce d'aucun des hommes, ne désirant d'être bienvenue au cœur de personne, fors que de moi. Et voici où a lieu ce continuel contentement (m321), paix, tranquillité et profond repos de cœur, sur quoi est bâti tout le traité de la paix de l'âme qu'a composé …, car c'est le vrai fondement qu'il faut mettre au-dessous de cette divine et haute tour d'aspirations pour monter en Sion. Tu dois faire grand cas de ce repos intérieur du cœur, autrement il ne t'est possible d'aspirer en vraie introversion. C'est ce qui fait crier mon Augustin aux Complies de mon Église : « Ô en paix, ô en repos ! Je me veux reposer et dormir. »
Partant cherche toujours la paix et poursuis-la ; car plus grand sera le repos de ton cœur, plus intime et goûtable sera l'introversion, et plus joyeuse et plus grande la confiance en moi ; et le vol de la foi par l'intellect sera bien plus sublime, et l'attention à moi plus profonde et présente (m322) et, ce qui est beaucoup, rien ne pourra passer si ton intérieur, soit d'aide divine d'opération de ma grâce, d'inspiration de mon Esprit, que tu ne l'aperçoives et en faire profit, qui sera que tu ne seras pas accusable devant mon jugement, d'avoir négligé mes inspirations.
De plus, comme devant pouvoir acquérir l'essence de quelque vertu, il se faut rendre devant semblable à icelle par acte de nature, c'est-à-dire de même aspect à la façon à elle possible, aussi devant obtenir et jouir de la présence de ma bonté et beauté ineffable au fond de ton âme, où il y a un perpétuel grandissime et vrai repos et quiétude, et tranquillité des …, selon ton petit pouvoir, ne te soucie de rien, remets-toi continuellement en un joyeux contentement et repos intérieur, pour tant mieux et plus intimement aspirer sans jamais penser à autre chose. (m323). Car voilà comment … s'amortissent les passions et distractions sans en faire exercice, et … à penser. Ne pense y avoir autre chose à faire pour toi que de tenir s'il y est, ou remettre ton cœur en tout repos, en l'amour de Dieu et du prochain selon ta vocation, sans troublement et passion quelconque désordonnée ; et ainsi tu seras disposée à tout bien et à tout le bon plaisir divin, au-dedans et dehors.
Partant, bien que tu tombasses mille fois le jour en imperfection et péché bien que par malice, tu ne saurais mieux faire que d’en retirer ton cœur incontinent, tout bellement, tout doucement, sans ruminer ce qui est passé en façon quelconque avec tristesse et chagrin, scrupule et confusion d'amertume ; mais autant de fois que tu te surpasses, autant de fois avec la susdite confiance en moi jointe avec une amoureuse componction (m324) et humblesse, remet ton cœur en repos comme devant ; et ayant fait un retour amoureux, fais ainsi que si tu n'eusses pas tombé. Tiens toujours ton cœur joyeusement avec cette liberté de tout endroit, suspendue comme en air, proposant [[274]] comme en moi chose que tu fasses soit par charité soit par obédience, car cette suspension et propension amoureuse de cœur libre en repos te contre-gardera de mille et mille autres imperfections occurrentes, et de la perte du temps si précieux que je déteste tant.
Or pour nourrir ce repos de cœur et cette si nécessaire liberté, contre tous événements, affronts, afflictions, aridités, divisions, distractions et images :
Premièrement, tu pourras user de ramassement de cœur, afin que t'accordant s'entendent ces choses que tu n'es obligée de rejeter comme sont (m325) pensées mauvaises et charmeuses, et les appelant au bas de ton cœur à mes louanges, comme choses neuves et venantes de ma permission, tu leur fasses une existence adextre [[275]], sans faire semblant de résister ; car répondant que leur accordant place en bas, tu montes en haut par amour et élévation d'esprit, tout s'évanouit, et te demeure ton repos désiré.
Secondement, ou bien tu tourneras tout en mouvement anagogique, et au sens spirituel et mystique ; c'est-à-dire tout en amour selon que la dévotion te poussera.
Tiercement ou finalement, tu … (comme avise Lanspergius [[276]]) seulement faisant ton introversive aspiration et conversion vers moi, car c'est l'aspiration qui vient à bout de tout, qui mortifie virtuellement les passions, les distractions, fait évanouir les troubles, les images, les amertumes, les (m326) craintes, les vains soucis et désirs de nature, par une désuétude d'iceux et continuelle occupation du principal qui est en toi, à savoir de ton cœur en moi, avec repos et liberté en ton intimité.
Et pour mieux entendre comment je te veux avoir un repos, tu te dois réputer pour mort ; et notez ce qu'en dit mon serviteur Suarez [[277]] : si tu veux être toujours pacifique et en repos perpétuel, que tu te persuades et que tu crois fermement que tu sois seul au monde ; et qu'après Dieu et toi, il n'y a personne, et que tu ne saches autre chose sinon que de Dieu et de toi.
Tâche donc avec tout soin et diligence qu'entre Dieu et toi ne se retrouve aucun milieu ; pense que tu sois seul et Dieu ; et quand il survient autre chose, dis en toi-même : il n'est rien de tout cela ni de toute (m327) autre chose, et que le Seigneur est tout, en la présence duquel je suis, qui me voit, qui m'aime et contre-garde. Tu ne dois entrer en contention et disputer d'aucune chose du monde, mais simplement tout rejeter, afin que nul soin, nulles fantaisies et suspicions ne proviennent.
Il n'y a rien plus malséant, et qui vient à inquiéter davantage le cœur, que vouloir enseigner, instruire et corriger les autres, et vouloir examiner les actions du prochain, et curieusement rechercher ceux qui pourviennent cy, qui vont là, ce qu'ils disent, ce qu'ils ont fait, ce qu'ils portent, où ils sont, et autres choses semblables, desquelles s'engendrent beaucoup de suspicions, et qui offensent entièrement la charité. Partant, tu n'apporteras moindre diligence à ignorer toutes ces choses, (m328) voire encore que tu les vois, ne les attendre, mais les réputer pour néant, comme celui ferait qui les rechercherait curieusement et vainement ; si tu veux avoir la paix, soit entre les frères, comme entre les agneaux et brebis, ou comme au milieu d'un bois, ou comme mort entre tout ce que font les autres, aie toujours mémoire de toi-même.
Observe [[278]], ma fille, que tu dois toujours tendre en moi, après moi, sans te réfléchir ou rabaisser sur toi-même, sur tes actes, sur la considération de l'état de ton cœur, [ni] examinant comment ceci, comment cela, comment tout va, et à quoi tu es parvenue : partant, monte toujours, jusqu'à tant qu'arrivée aux quiétudes du deuxième (m329) étage, il soit temps de ramasser l'intellect au cœur. Car c'est une règle générale en chemin d'Esprit, que toute réflexion d'entendement et pensées sur ses propres opérations, toute occupation d'intellect, le cœur n'étant point excité et enflambé vers moi, est sans fruit, et on n'en fait que perdre le temps. Partant, il est nécessaire de toujours aller devant toi, toujours avancer, me désirant simplement, comme dit est en la deuxième condition.
Voire même quand je verse mes dons d'illuminations, il ne faut pas te réfléchir l'intellect dessus, le tenant en haut à sa pointe, car l'on goûte en cette façon et n'est point pour cela que je les envoie, mais tu les dois ramasser au cœur, et lors là les boiras-tu mille fois mieux. Car en chemin d'Esprit, l'on aperçoit mieux, et orprimes voit-on les choses quand on les a ramassées au cœur. Il faut aussi (m330) toutes grâces sensibles, et autres sentiments, et dons intérieurs d'Esprit, les pareillement ramasser en bas au cœur avec le reste, afin que là ils me louent, car je les envoie non pas pour y occuper ton intellect par considération et réflexion, ni l'amative par délectation, mais pour être cela même en ton intimité, et afin de t'en servir comme de savoir pour marcher dessus, et répondant toujours tendre et voler en-haut, nuement après moi, comme un bien souverain et inconcevable, mais surtout très désirable ; voire aussi étant arrivée aux quiétudes à l'entrée de l'Esprit, où je communique le subit trait passager de ma grâce. Ce que ramasse l'intellect au cœur, ce n'est point réflexion, car tu ne le fais pas pour asseoir ta connaissance sur mes dons, ou tels actes ; mais c'est que tu tends à moi par une manière négative, et mortifiant (m331) l'intellect, le laissant en bas, loin toujours en-haut après moi, comme un enfant, et aveugle sans réflexion.
Ma fille, voici bien le secret de tout ton chemin d'amour, que tu as empreint pour me découvrir, pour m'avoir, et arriver en l'Esprit : c'est qu'en cette poursuite aspiratoire, tu me sois si fidèle et courageuse que jamais un seul moment ou instant, tant qu'il te soit possible, pour rien du monde, tu désistes, tu laisses alentir et refroidir ton cœur. Garde-t-en bien, sois y soigneuse, mon amour, pour l'amour de moi : ne te lasse point, ne laisse jamais reposer ton cœur sans aspirations, sans occupations après moi ; ne le laisse jamais descendre du haut de ton âme, où je t'attends ; ne le laisse jamais redescendre un seul clin (m332) d'œil en sa nature ; c'est-à-dire aux opérations, aux désirs et affections de la nature, aux libertés, aux vaines conquêtes, aux moindres soucis et pensées inutiles quelconques, jusqu'à ce qu'il soit arrivé en l'esprit à être divin, à la grâce, à ma présence.
Cette fidélité, cette strenuité [[279]], cette loyauté t'avancera plus en un mois qu'autrement en dix ans, car la continuité d'un bien médiocre est de plus grande importance qu'un grand bien et profit d'un jour tant seulement. Tu sais et connais à l'œil que ceux qui ont usé de la sorte, où ils sont à cette heure parvenus : je n'accepte personne, je suis égal à tous, mais aussi faut-il faire son possible afin de provoquer ma miséricorde, et je n'y faudrai [[280]] pas. Sus donc, m'amour, pour l'amour que je te porte, tant en ferme et stable propos de ne commencer et continuer ce peu de temps sans (m333) relâche, afin de bientôt acquérir une entité d'amour en ton cœur, et puis la grâce, et puis moi-même. Car étant arrivée à la grâce, tout ton travail sera confit en douceur, tu seras heureuse, tu ne pourras plus reculer, c'est mon Esprit qui fera le tout, qui te conduira et agira, et te fera fondre en douceur. Mon amour ma choisie, si tu savais l'amour que je te porte, et qui je suis, tu serais ravie, et éperdue à tout moment, pensant à moi, ou en ayant parlé, soit à l'office, ou autre part.
Quant aux aridités, n’en laisse pas pourtant d'aspirer et de garder ta fidélité, car je t'assure que c'est moi, c'est mon Esprit qui dispose ainsi ton cœur en divers états, c’est ma grâce qui fait ainsi son cours, qui fait ces diverses aspirations, bien que tu ne les aperçoives encore, tantôt les mettant dans une puissance, tantôt en l'autre, tantôt hors de l'amative et de l'intellect ensemble (m334). Or sois courageuse à aspirer doucement comme dessus, avec contentement et repos, sans aucune amertume, ou chagrin débauché, ou scandalization (sic) de moi. Tout au moins, durant la privation, maintiens quelque vestige de haut vers moi en ton âme, rappelant tes puissances en ton cœur doucement et par attraits amoureux à la poursuite de mes caresses, ne leur parlant que de mon amour, bonté, fidélité, miséricorde, et s'il est besoin user quelque cantique spirituel, car je ne demande que le simple devoir d'amour.
Partant sois avertie que ceci procède de ma grâce, ne te l'impute pas ; ne t'en décourage pas, mais sois-en plutôt bien aise, pour ce qu'après chaque privation, je communique toujours une opération de ma grâce plus sublime. Qu’as-tu affaire de te troubler en vain et sottement, sur ce qui n'est en ton pouvoir ni puissance ? (m335) Quand tu tâches de m'aimer fidèlement, voilà tout fait. O que peu savent le vrai secret du chemin d'amour et spirituel, et la manière simple de m'aimer tout simplement sans aucun souci !
Or ces six conditions de l'introversion aspiratoire ne rendent pas l'exercice multiplié, comme s'il fût besoin d'en former autant de diverses actes pour en faire exercice, car le seul acte de tendance de cœur vers moi, les contient tout virtuellement, voire la plupart d'icelles sont négatives, où il n'est besoin d'opération ; mais je les ai exprimées pour mieux savoir, quand on a loisir, la nature, qualité et (m336) façon d'aspiration intérieure. Toutefois, en aspirant, si tu le fais de bon cœur, avec attention d'esprit à moi seul, tu ne dois rien du monde te réfléchir sur ces discours et conditions, ni les ruminer, ni les tirer aucunement à pensées ; car elles y sont toutes moyennant la continuation, car la sixième n'y est pas sans continuation, puisque la fidélité est la même continuation.
Sois encore avertie que l'élévation de l'intellect seul vers moi, ne profite en rien, ni sans icelle l'inflammation et tendance du cœur, mais tous deux ensemble font la vraie introversion.
Tâche, aussitôt que ton cœur reçoit des dons, des sentiments, des inflammations, ne les point consommer et employer aux grandes choses extérieures, comme austérités plus grandes, mais aussitôt les renvoyer en moi leur origine, (m337) ce que tu fais de fait, quand tu tende après moi aidée d'icelles, quand tu rejaillis en moi aux iceux dons, sans penser à autre chose qu’à m’embrasser et te fondre en moi par amour.
Vive l'Amour.
(m338 à m344 sont vides ; m345).
Savez que lorsque l'on a acquis cette quiétude et amoureuse allégresse d'esprit, il faut cesser de toute activité d'aspiration, car en cette quiétude, l'âme désire plus intimement que pendant la précédente activité.
Car, tant au commencement qu'à la fin de cette quiétude, il est fort bon de prendre garde à la disposition de ses puissances intellective et amative : au commencement, afin que l'on sache que par expérience quelle est la meilleure et proche disposition à la grâce, pour la pouvoir récupérer quand elle est perdue ; à la fin, afin qu'ayant expérimenté que la grâce se retirant, l'âme devient aride, indévote et quelquefois extrovertie, elle ne vienne à imputer cela à quelque sien défaut, et par ainsi se troubler, ... plutôt au trait de la grâce, qui nous met (m346) tantôt en une disposition, tantôt en une autre.
Et pour retrouver ce trait de la grâce perdue, le moyen est de se tenir en telle disposition et façon (tant que faire se pourra) durant la privation comme l'on se trouvait lorsqu'on avait actuellement le trait.
Et durant le trait
[l’attraction divine], il se faut étudier à ramasser au cœur l'intellect et ses
objets pour pouvoir préparer le lieu à la grâce. Outre ce que comme on possède
Dieu en unité de cœur par le moyen de ce trait, ce serait en vain de le
chercher par élévation d'entendement ; et ce trait n'est pas
Notez qu'aucune fois le cœur est bien trois et quatre semaines continuellement en état de cordiale allégresse, sans toutefois sentir le trait passager et répondant il demeure aussi conte[nu] ; quand on est attentif à soi-même, ou plutôt à la grâce en soi-même, ce trait devient si doux qu'il est comme continuel ; et ainsi on … beaucoup.
Et notez bien ici que lorsqu'on parle des opérations de la grâce, on entend ce trait divin. Voire même nous sommes tirés par ce trait (m348) à produire certaines opérations nôtres en certains états, qui sont désirs intimes. En fin finale, ce qui est très digne à remarquer, est qu'au premier et deuxième étage il y a bien des quiétudes au cœur et des passions : quiétudes, dis-je, de passions et distractions, mais non de mouvements de désirs, ains seulement en la présence et signamment au troisième étage ; et durant les susdites quiétudes, il n'y a qu'une puissance, qui est fort inquiétée, savoir est l'entendement, durant ces illuminations, mais il le faut ramasser et n'y viser.
Notre âme a trois étages : le premier est des passions du cœur et imaginations. Le deuxième est des puissances raisonnables et intellectuelles. La troisième est la région de l'esprit simple.
En chacun de ses étages ou régions, il y a quelque chose qui fait l'office d'affection de cœur ou d'amour, et y a (m349) aussi une autre qui est par manière de reconnaissance ou d'oeil. Et au premier étage, l'œil est l'imagination, mais l'amour est notre cœur de chair, ou bien pour mieux dire, l'appétit concupiscible, c'est-à-dire la partie et puissance amative sensible, comme serait l'odeur dans une pomme.
Au deuxième étage, l'œil et l'amour ou bien le cœur, ce sont deux puissances raisonnables, à savoir l'entendement et la volonté, mais naturelles.
Au troisième étage, l'œil et l'amour sont encore les mêmes puissances, à savoir l'entendement et la volonté, mais relevées dessus de la nature, par un être de grâce fort sublime et noble.
Vous direz, comment mettez-vous dedans le troisième étage ces deux puissances, l'entendement et volonté, vu que les spirituels n'y mettent qu'une seule et simple puissance, qu'ils appellent l'esprit humain et créé. (m350).
Je réponds que c'est ainsi que parlent les spirituels, pour mieux former leurs concours conformément à ce qu'ils sentent, c'est-à-dire pour mieux expliquer les choses de l'esprit selon les sentiments. Pourtant que là-dedans ils s'y trouvent si simplement occupés en Dieu présent qu'ils ne savent apercevoir qu'il y a là qu'une seule puissance ou une seule action.
Mais il y a été pris garde plus près, et nonobstant qu'en cette troisième région ou étage l'on dise qu'il n'y ait qu'une simple puissance, laquelle on appelle Esprit, ou bien aussi laquelle on pourrait dire être la seule volonté, comme maintenant élevée par la grâce, et dénuée, détachée et délivrée des discours, bruits, empêchements et opérations de l'intellect, et qu'elle serait seule là comme soi … avec un admirable repos, joie et contentement en Dieu ; tenant l'intellect comme ramassé au cœur et tout captif (m351) et se faisant, et assujetti l'efficace … (car cela se peut dire ainsi, car tout cela y arrive), toutefois il est certain et a été remarqué qu'il y a encore en cet étage troisième en la présence de Dieu, qu'il y a, dis-je, quelque connaissance, vu qu'on y voit Dieu par une simple personne et œillade de l'intellect, cependant que la volonté embrasse et s'écoule en Dieu en lui adhérant.
Partant, il vaudrait mieux dire avec les théologiens qu’en ce troisième étage sont encore l'intellect et volonté, tous deux ensemble, mais remplis et doués de l'être de grâce, ayant dévêtu ou bien outrepassé leur état de nature. Car ces puissances ne peuvent atteindre à ceci par leur force naturelle, de laquelle elles … [[281]] au deuxième étage.
Nous voyons par cela comment les étages sont divers l'un de l'autre par divers œils et diverses parties amatives. Il y a encore différence entre ces trois étages touchant l'œil ou bien connaissance, car au premier on besogne de l'imagination, avec (m352) des images, se formant une multiplicité d'objets corporels et sensibles, soit sur la Passion, etc. ; au deuxième, on use seulement de l'intellect, mais entre ses limites et forces naturelles, formant encore divers discours et concepts comme, pour exemple, sur la bonté, miséricorde, puissance, vérité, fidélité de Dieu, se représentant encore diverses raisons, déduisant le quoi, comment et les causes ; au troisième étage, c'est-à-dire en l'Esprit au fond de l'âme, il n'y a plus qu'une seule et simple pensée de l'intellect, avec laquelle il voit, conçoit Dieu seul sans autre, car là l'imagination et les images sont mis bas, et surpassé est aussi l'entendement naturel avec tous ses discours et raisons.
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Ces trois étages sont encore différents du côté du cœur : au premier, on aime Dieu parce qu'il est bon et doux, et plein de consolation, goûts, douceurs et grâces (m353) sensibles, lesquelles on ressent au cœur ; et certes elles nous encouragent beaucoup et provoquent à l'aimer, et continuer sa poursuite ; et encore qu’on soit souvent renversé de fond en comble, toujours quand la gracieuse douceur revient, on regagne.
Au deuxième, on aime Dieu parce qu'il nous a tant aimés, et aime, et aimera, qu'il a enduré pour nous, qu'il nous a rachetés, pardonné nos offenses, et nous a créés ; parce qu'il le commande ; et autres raisons que l'intellect peut représenter.
Mais au troisième, on aime Dieu simplement et absolument, sans pourquoi, sans causes ni raisons ; car on l'aime pour tant qu'il semble ainsi bon de l'aimer ; c'est-à-dire on l'aime, et on ne saurait dire pourquoi, on ne saurait faire autrement, et si on vous demande quelle est la cause que vous pourriez dire : « Hé, voyez là, il y a si longtemps que j'aime Dieu, et toutefois je ne (m354) saurais dire pourquoi je n'ai point encore pensé à cela. »
Partant au premier stage ou région du cœur en bas, on doit aimer Dieu comme enfant, tout simplement et enfantillement, par douceur. Au deuxième, on aime comme homme, car on y use de raison, pour telles et telles causes et motifs. Au troisième, on aime comme ange. C'est-à-dire : au premier, on aime puérilement ; au deuxième, raisonnablement et humainement ; au troisième, divinement et sans raison.
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Quant aux accidents qui y arrivent : au premier, on reçoit souvent la grâce sensible au cœur avec des grands contentements et repos, mais ils sont encore matériels et grossiers, qu'il faut toujours ramasser en bas au cœur, tendant en haut à Dieu nuement.
Au deuxième, c'est là proprement que se possèdent les grands silences, quiétudes et illuminations, à la porte de l'esprit, à l'entrée (m355) du fond de l'âme ; et durant la quiétude, on reçoit un trait d'amour fort consolatoire et subtil qui est produit par la grâce, et il outrepasse toute la partie amative avec un indicible contentement pour donner comme quelque amorce après l'Époux ; et ce petit trait donne son opération si vite qu'il ne dure qu'un clin d'oeil comme la foudre.
Et ce petit trait d'amour passager causé de la grâce est envoyé de cette troisième région et étage, qui est le fond de l'âme, car c'est là que la grâce fait sa demeure. Et ce trait est la plus noble opération de tout le chemin d'Esprit, et c'est lui qui fait tout, qui nous tire, qui nous élève et avance ; mais il n'est [pas] en notre puissance, car il est surnaturel, et sommes étonnés quand il arrive et d'où il vient, mais il vient du fond de l'âme ou bien de l'Esprit.
Or il arrive quand nous sommes arriérés [[282]] (m356) d'inquiétudes, tout réveille profondément dedans notre cœur ou bien partie amative, et lors il faut écouter avec un mot ou deux l'aspiration après ce trait bien doucement ; et du coup qui [qu’il] donne en passant, toutes les puissances en demeurent deux ou trois jours encore toutes réveillées au-dedans, haletant après ce trait, après Dieu à grande langueur, étant navrées comme d'une flèche d'amour qui demeure au cœur.
Au troisième étage, on est en l'Esprit, et là on voit Dieu présent. Les grâces qu'on y reçoit ne se peuvent exprimer : on y est passif, ne suivant que l'Esprit de Dieu. Quand on y est, on est enseigné par la grâce ce qu'on doit faire ; il faut toujours ramasser, et aller à Dieu, attendant la tribulation pour passer au dernier étage.
Car il faut bien noter ici que, lorsqu'on a bien fait son devoir au premier (m357) étage, Notre Seigneur nous tire et fait monter au deuxième ; et lorsqu'on y fait aussi bien son devoir, on montre au troisième.
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Or sachez que lorsque l'âme vient à faire passage d'un état à l'autre, elle est pour quelque temps délaissée en aridité et privée de tout ce qu'elle avait auparavant ; et ce délaissement est plus grand d'autant plus que l'étage auquel on monte est plus grand, et aussi d'autant plus que quelqu'un a plus offensé Dieu. La raison de ceci étant afin que l'âme soit davantage purifiée et nettoyée par ce plus long délaissement.
Quand l'âme donc passe de l'étage du cœur à celui de l'âme, elle vient à perdre toutes ses inflammations de cœur, et comme elle n'est point encore arrivée au deuxième, elle est comme suspendue entre-deux, et alors il lui semble qu'elle est comme perdue. (m358)
Alors qu'est-il de penser à cette pauvre âme ? Je réponds qu'elle doit penser que c'est le cours de la grâce, et que c'est possible le passage au deuxième étage ; partant, il ne faut rien du tout qu'elle s'attriste, mais qu'elle aspire tout doucement, attendant la venue du Seigneur.
Quand on fait passage de celui de l'âme à celui de l'Esprit, d'autant que le délaissement est plus long et plus terrible, il semble quelquefois à l'âme qu'elle est délaissée et abandonnée de Dieu, et qu'elle est comme en état de damnation. Mais il ne faut point perdre courage ni penser cela, mais bien poursuivre et aspirer à Dieu avec toute douceur et humilité, attendant que Dieu nous délivre et nous met[te] au troisième étage.
Vous remarquerez ici aussi qu'en l'étage de l'Esprit se retrouve l'état des contemplatifs et l'état des superessentiels, (m359), car c'est autre chose d'étage et d'état, car en un étage s'y peuvent rencontrer plusieurs états.
Ces deuxièmes susdits états donc sont bien divers, car en l'état superessentiel l'âme est comme un autre Dieu, et ne reçoit que Dieu pour se transformer en lui. En l'état contemplatif, l'âme reçoit force bénéfices et vertus qui font encore l'âme diverse à Dieu. Et notez que, quand l'âme fait passage de l'état contemplatif à l'état superessentiel, elle vient comme à perdre tous ses bénéfices et vertus, si [bien] que même lui est comme ôté le désir de vertus, et la force de les mettre en exécution. Mais bon courage, car c'est le cours de la grâce.
Davantage sachez que la région de l'Esp[rit] est la plus ample, et qu'elle s'étend partout environnant même le cœur. Les parfaits en cet art n'ont qu'une simple (m360) pensée, et avec un seul art ils exercent toutes les vertus.
Pour pouvoir profiter en chaque étage et ne [pas] contrister le Saint-Esprit, est à noter qu'au premier état il faut passer toutes les médiocres quiétudes et grâces sensibles ; au deuxième, les grandes quiétudes, traits et illuminations ; au troisième, tous les autres objets, rencontres, concepts et grâces, car il faut estimer que rien de tout cela n'est Dieu, et partant il faut toujours aller le désirant nuement pour arriver au dernier état.
Et si au premier étage vous voulez savoir la volonté de Dieu touchant quelques affaires, élevez votre esprit directement à Dieu, demandant qu'il vous veuille manifester ce qui est de sa volonté ; et soudain sans autre poursuite, réflexion et discours rabaissé, votre esprit poursuiva votre négoce d'auparavant sans y plus penser ; et lorsqu'il sera temps de faire ce sur quoi vous avez demandé sa volonté, faites-le comme la raison et la conscience vous dictera : Dieu vous assistera sans que vous y pensiez, admirablement.
(m361 à 368 vides ; m369)
D'autant qu'on parle quelquefois de l'a[cte [283]] intime, il faut savoir que cet acte se peut trouver en toutes étages de l'âme et états. C'est pourquoi q[ui] l'a, n'est pas incontinent parvenu toujours à la division de l'âme d'avec l'Esprit. De cet acte étant tout le pécheur, il vient à gémir. C'est in… acte est plutôt opération divine qu'humaine, duquel étant touchée l'âme, e[lle] est grandement contente et satisfaite, [se] résignant facilement en toutes occurren[ces] quoique difficiles, d'autant qu'elle a mise en soi que tout cela, c'est à savoir Dieu intimement. Tellement que l'âme vient même à résigner à endurer ces pe[ines] d'enfer éternellement, si Dieu le voulait ainsi. Lorsque cet acte départ [s’en va], l'âme en est tellement amorçée qu'elle ne fait qu'aspirer après icelui, d'où vient qu'elle se contrefait au mieux qu'elle peut, (m370) pensant toujours à le regagner, pensant à ce qu'elle a bu et goûté lorsque cet acte durait encore. Car cet acte contient en soi une vue ou lumière intérieure, et aussi un goût. Et à telle fin que l'âme ne vienne attribuer à soi cet acte quand elle l'a, Notre Seigneur souventes fois le donne, quand l'âme se [r]etrouve du tout aride, et qu'elle y pense le moins de l'avoir. Et quelquefois lorsque qu'elle pense être le mieux disposée pour le recevoir, elle ne le reçoit point.
La meilleure disposition pour le recevoir et avoir est de se recueillir en soi-même fort profondément ; et sachez que qui s'est là parvenu, je veux dire à jouir de cet acte, il voit et connaît merveille, qu’il ne voyait auparavant. Regnum Dei non venit cum observation[e].
Quand on parle d'exciter le cœur, on n'entend point le cœur de chair, mais la volonté, laquelle, faisant ses opérations encore grossières autour du cœur, est appelée (m371) cœur. C'est pour cette occasion soi-même faudrait [[284]] mieux user de ces mots « partie amative » que de ce nom de « cœur », cra[ig]nant qu'on ne vienne à entendre ce que dessus. Celui[-là] est vraiment annihilé et est parfaitement humble, qui est parvenu à l'Esprit, car il voit tout son rien abattu à ses pieds, qui autrefois lui a fa[it] tant de mal - et c'est ce que veut dire si souvent la Théologie germanique [[285]], et la Marguerite Evangélique [[286]], Ergo meum tu[um] - celui donc qui est parvenu à l'Esprit, voit en soi deux choses : l'être surnaturel, duquel il se voit revêtu, ce qui n'est pas de soi, mais de Dieu ; l'autre est son rien, ou son être naturel, comme j'ai dit, abattu à ses pieds. Les autres humilités que nous faisons et pratiquons souventes fois, ne sont bien souvent que des humilités contrefaites, ou n'ont non plus de vigueur qu'elles sortent de l'abîme du rien susmentionné.
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Il y a deux voies pour aller à Dieu : (m372) affirmative et négative. Affirmative, c'est quand on vient s'élever à Dieu pour l'aimer par le moyen des créatures : comme voyant la beauté de quelques créatures, on s'élève à considérer la beauté de Dieu. La deuxième est négative : c’est ce quand on va à Dieu non par le moyen des créatures, mais plutôt les oubliant. Et cette voie dernière est meilleure que l'autre, comme celle qui nous mène plus tôt à Dieu sans multiplicité, l'autre nous remplissant de multiplicités.
Au premier étage des puissances sensibles, qui n'est autre chose qu'un amour encore sensible et naturel envers Dieu pour le posséder. Par quoi le premier est de retirer tous les sens extérieurs au-dedans, et n'avoir autre soin que de continuellement ramener (m373) toutes ses puissances et tout soi-même en son cœur bien profond. Ce n'est point encore assez : il faut aussi élever son esprit vers Dieu fort haut, afin d'élever le cœur ; car le cœur est plus léger et acquiert comme des ailes à mesure que l'esprit s'élève en haut vers Dieu.
Quand j'ai écrit qu'il faut laisser choir son esprit en son cœur, et tous deux en Dieu, ce n'est point un exercice, mais c'est que je montre ce qu'il arrivera par votre application, savoir que l'ent[en]dement tombera tout rabattu dans le cœur, et tous deux en Dieu : vous le verrez durant votre passivité ; vous avez acquis cela que vous êtes en votre cœur, mais vous n'avez point d'élévation d'esprit à Dieu.
Il faut que les mouvements de l'amative soient doux et intimes ; et lors est là bien plus généreux, mais vous ne savez encore que c'est d'acte intime jusqu'à (m374) ce que vous soyez du tout [tout à fait] entrée bien profond dans l'amative, qui sera quand votre amour sensible, ou bien aspiration, aura son entité, sera formée et rigoureuse, telle que plus rien ne la pourra empêcher ni distraire.
C'est cela que j'appelle la division de l'esprit d'avec l'âme. Car ceux-là, à l'extérieur, si on dit un petit mot de dévotion, ils se comportent comme les autres, parlent comme les autres, on ne voit rien en eux. Mais cependant si vous saviez combien ils sont éloignés des choses extérieures, et comme sur une petite parole ils font des actes intimes d'amour pénétrant et généreux, étant tout occupés en Dieu, vous seriez étonnée ; bien qu'il ne font point montre de ceci, car ces actes ne gisent sinon en la partie amative, sans mouvoir le cœur.
Au premier étage, en fin l'aspiration étant vigoureuse, vous aurez souvent des quiétudes et grandes (m375) récollections de toutes les puissances et passions, tellement que vous les posséderez en toute unité de cœur ; et le c[oeur] sera là au milieu comme foi si libre que rien ne le troublera ; et lors il vous infuse de Dieu la grâce sensible opérante, et quand vous l'aurez, vous le reconnaîtrez manifestement, car c'est une dévotion et amour vers Dieu fort sen[tie] qui fait trouver toutes choses légères et faciles. Il faut cacher la subst[an]ce [[287]] de la grâce et trait, et nullement en faire état, ni s’arrêter à la délectation, qui est son effet ordinaire, car ce serait mal fait.
Vous serez aussi souvent privé de ces quiétudes et souvent y [serez] remis, mais en fin il vous en viendra une pri[vation ?] de sept à huit jours, et lors c'est [le] passage au deuxième étage. Notez que le secret de l'aspiration est, comme dit saint Bonaventure, in pfaretra divin… amoris, de ne jamais un seul moment lai[sser ?] (m376) abaisser, ou bien reculer arrière de Dieu son cœur ; je veux dire qu'on ne doit point le laisser voir une seule petite espace, retourner en son être de nature, ou bien divertir, ou convertir son affection, occupation ou mouvement à chose du monde, jusqu'à ce qu'il soit parvenu ad terminum suum, qui est l'être surnaturel.
Jaçoit soyez-y soigneux, courageux et fervent, car c'est ici en quoi gît la fidélité, et on profitera plus ainsi en trois semaines sans interruption qu'on ne ferait autrement en vingt ans. Car c'est comme monter sur une montagne, en laquelle on ne doit point, pour se reposer, redescendre en bas, car ainsi on n'avancerait pas, ou bien on le franchirait bien tard.
Quand vous êtes passé ce premier étage, vous le voyez au-dessous de vous comme maintenant surpassé, non point (m377) toujours, car Dieu ne donnera point toujours cette vue ; ains [mais] aucune fois [parfois] quand cette grande dévotion susdite ne vient point à nous seconder, lors il faut quasi par violence arracher son cœur de l'affection des choses basses pour l'exercer au désir de Dieu ; mais quand la grâce abondante du Saint-Esprit retourne, lors ce travail est tout confit en douceur et suavité, et avec cette aide notre esprit est fiché en haut avec l'Esprit de Dieu pour expérimenter les incompréhensibles richesses et délices de Dieu.
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Quoi, au bas étage on aurait déjà présence de Dieu ? Car délices s'obtiennent de la présence de Dieu.
Réponse : on les a ici autres en son degré ; et c'est la présence Dieu aussi en son degré, et petite.
Le premier est des aspirations jusqu'à (m378) l'Esprit, ou bien à la région des contemplatifs.
Deuxièmement, on aspire à Dieu tout simplement, et peu à peu on acquiert une entité intérieure ; et puis cette entité ou bien aspiration formée est si grande qu'on arrive souvent à avoir des quiétudes de toutes les puissances recolligées, et là on en reçoit le trait d'Amour passager, qui encourage tellement l'âme à écouter après la venue de Dieu ou de la grâce qu'en fin Dieu l'attire dedans le fond de l'Esprit. Et premièrement l'intellect est fort illuminé, et après la volonté reçoit des admirables sentiments, et ici se possède la vraie présence de Dieu.
Il y a deux sortes d'amour, l'une sensible et naturelle, qui est au cœur (m379) et n'est autre chose qu'une passagère [[288]] de la partie concupiscible, et l'autre intellectuelle, qui est en la volonté. Et cestuy [celui-là] y est naturel, quand nous aimons Dieu ou autre chose pour une fin naturelle ; mais il est surnaturel étant pris pour la charité, laquelle est une qualité et vertu infuse en notre volonté par le Saint-Esprit. C'est à savoir une habitude divine et surnaturelle, qui émeut et dispose notre volonté pour aimer Dieu méritoirement ; tout ainsi que la foi en sa substance est aussi une vertu infuse, qui étend et dispose l'entendement pour croire les vérités surnaturelles, c'est-à-dire qui surpasse la capacité et intelligence naturelle.
Or ces vertus-là, en tant qu'elles sont qualités permanentes en notre entendement et volonté, nous rendent bien vus et agréables à Dieu, mais d'elles-mêmes (m380) ne sont point méritoires, si ce n'est que nous venions opérer par la vigueur d'icelles des œuvres surnaturelles.
Les actes de foi faits par notre entendement sont appliqués ci-dessus. Il ne reste qu'à parler de la charité.
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Les actes de la charité sont amour de Dieu et amour du prochain pour Dieu ; non simplement amour de Dieu et du prochain, mais amour de Dieu connu par la foi pour une fin surnaturelle, qui est lui-même, savoir pour ce que de soi-même, comme étant le souverain Bien, il est aimable et digne d'être aimé sans autre raison, fin ou respect quel qu'il soit.
Amour de Dieu donc est un vouloir au moyen duquel vous voulez toujours que Dieu soit en soi autant saint, autant accompli et plein de gloire comme il est en soi-même, avec une joie et singulière délectation en tous les biens (m381) de Dieu, vous réjouissant et [ré]créant votre âme de voir par la foi que votre Seigneur et vrai amour a tout ce qui est infiniment bon, riche et puissant ; de qui tout ce qui a été créé, a reçu l'être et beauté ; lequel en soi-même est plein de gloire et de bonté, digne d'honneur et d'amour ; de qui tous ont besoin, et lui n'a que faire de personne.
Voilà en quoi consiste la parfaite charité, de laquelle sorte immédiatement ou à laquelle est jointe inséparablement cette joie, qui est le fruit du Saint-Esprit, par lequel Amour sont transformées les âmes en leur Bien-aimé. Voilà le blanc [[289]] où doit fixer votre amour ; et le vouloir et amour qui vous doit être perpétuel ou continuel autant que pouvez. Par où appert que l'amour, - que nouveaux en la dévotion pensent (m382) d’être de vraie singularité, qui est quand ils sont enflambés au cœur en la dévotion, aimant affectueusement,- n'est point ce vrai amour intellectuel et surnaturel. Je confesse bien que l'amour sensible et les dévots sentiments sont saints et bons, grandement utiles, et quelquefois nécessaires à une âme débile et fragile, pour l'aider à aimer Dieu purement ; mais ce ne sont que moyens propres pour parvenir au vrai Amour, et non le pur, et quelquefois ne viennent que de la nature ou du diable.
C'est pourquoi à vos inflammations de cœur et amour sensible, outre l'élévation de l'entendement par une oeillade de foi vers Dieu, il faut ajouter encore l'acte et la concurrence de la volonté, laquelle par le moyen de la vertu de charité, qui est en elle lorsqu'elle est en grâce, doit (m383) spiritualiser l'amour sensible, ou s'en servir comme de [e]scabeau et marchepied pour s'élever plus facilement en Dieu par actes de pure charité (comme dit est), sans demeurer attaché en bas au sentiment de son cœur : et voilà en quoi consiste le noeud.
Vous entendrez mieux ceci si vous considérez que lorsqu'il est fait mention en l'Écriture sainte de l'amour, qu'elle parle toujours de co[eur] et non de volonté. Mais les docteurs prennent et expliquent ce mot de co[eur] pour la volonté même, ce qui est indubitable et sans débat. Par ainsi votre amour naturel et servile, et quant et quant [en même temps] la joie et consolation qui le suit et qui est de même nature, se convertira en amour surnaturel et spirituel, et quant et quant en une joie au Saint-Esprit, laquelle est le propre et immédiat effet de (m384) cet amour ; et ainsi vous avancerez indiciblement en la perfection, en la paix et repos, et en la jouissance d'icelles. Et ce qu'autant plus que plus vous continuerez à vous y exercer, et tant que vous deveniez le même amour par transformation, si [bien] qu'il vous soit tourné en une autre nature de vivre en cet amour. En sorte que vous aimiez toujours, et soyez non par nature ou essence, mais par participation gratuite de l'Amour ancré, qui est Dieu, le même amour et la même jouissance avec Dieu ; et c'est en cette manière que l'homme est déifié, est fait déiforme et appelé Dieu aux Saintes Lettres [dans l’Écriture sainte].
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Or ce vrai amour peut être exercé sans qu'on y ait aucun sentiment, voire encore qu'on soit sec, stérile et aride au cœur, pourvu que notre volonté s'affectionne vers Dieu en la manière que dit est, pour l'amour de lui-même, (m385) connu digne par la foi ; et ce par actes fort vifs et vigoureux, [on] se résolve courageusement et efficacement de se pouvoir contenter, et réjouir des grandeurs et gloires de son Dieu, et lui agréer, et complaire en toutes choses pour l'amour de lui-même, sans autre recherche ni respect. Car ce vouloir que Dieu soit ce qu'il est, … toutes âmes, nonobstant les aridités.
De cet amour, se doit ensuivre qu'il nous faut faire toutes nos oeuvr[es], exercices et prières à l'honneur et gloire de ce Seigneur, lequel mérite d'être servi et adoré pour sa seule bonté de toutes créatures. Ce que devons faire avec actuel [réel] amour et complaisance de ladite souveraine bonté, sans rechercher autre chose ni avoir égard qui nous récompensât ou nous assurât des grandes grâces et semblables prétentions. Car servir (m386) Dieu pour la récompense, autre par lui-même, encore que puisse être chose bonne, n'est pourtant d'une parfaite charité, laquelle ne cherche point le profit particulier, mais seulement Dieu, son Amour et sa gloire ; et à cette fin faut-il rapporter toutes les autres. Comme [par exemple] si quelquefois on avait besoin de se proposer la gloire qui reviendra à l'âme qui servira et aimera Dieu, pour l'encourager à bien faire : que ce ne soit là sa dernière fin, mais seulement la volonté et l'affection de glorifier Dieu et lui complaire.
Et ne faut pas penser, comme font aucuns, que si cette volonté et amour de charité n'est accompagnée de joie et consolation, qu'il ne vaut rien, pour ce [parce] que cette joie en Dieu, qui s'ensuit de là, est le fruit du Saint-Esprit, qui procède de cette charité, (m387) laquelle essentiellement consiste en vouloir que Dieu soit en soi ce qu'il est, et en l'affection de lui agréer pour sa gloire. Mais cette joie et ce fruit si doux, Dieu le communique quand et à qui il lui plaît, et avec plus de familiarité et abondance à l'un qu'à l'autre. Et quand il plaît à sa bonté le donner, il le faut bénir pour ce bénéfice ; et s'il ne le donne, il faut persévérer en cet autre opérer, le bénissant et adorant toujours digne de gloire infinie, car l'amour n'est point oisif, mais il opère toujours.
La pratique vous apprendra que l'âme n'est jamais contente, si elle n'aime, embrasse et loue son Dieu, et le bénisse, puisqu'en icelui elle voit tous ses désirs accomplis, puisqu'ils ne tendent qu'à la gloire de celui qu'elle chérit, et lequel est infiniment (m388) généreux et glorieux en soi-même. C'est ce qui fait que les saints louent Dieu et l'exaltent incessamment en Paradis.
Il faut donc se garder de l'ennemi, lequel sachant que la charité consiste en cette volonté, et que Dieu nous donnera autant de degrés de gloire que nous aurons eu de degrés de cette charité, il ne fait autre chose que refroidir et contrister les âmes à ce que pensant qu'elles ne sont rien, quand elles n'ont point de sentiment et qu'elles sont froides et stériles, et qu'encore qu'elles aient cette volonté divine, ne voyant néanmoins qu'elles gagnent choses aucunes et ne font point de profit, et comme faussement il leur persuade plus vivement à laisser et quitter cet exercice. Mais il se faut rendre sourd aux tentations du diable, et promptement, si on a été (m389) par ce moyen diverti et amusé, reprendre son exercice et y persévérer. Et si vous êtes fidèle et vous dépêtrez d'affaires et inquiétudes non nécessaires, demeurant bien recolligé en vous-même, votre amoureux exercice ne sera jamais sans joie, à tout le moins spirituelle et intime.
Car encore que n'ayez aucun sentiment, ni aussi aucun fruit divin particulier, toutefois c'est [cet] amour de soi-même apporte et cause en l'âme un très grand contentement, paix et repos, qui n'est autre chose qu'un état de l'âme joyeux et tranquille.
Et lorsque Dieu y ajoute quelque touche spirituelle, par l'influence de sa divinité et spéciale grâce, lors l'âme a souhait et perceptiblement s'éjouit en son Di[eu] si que de l'abondance de la joie spirituelle qu'elle ressent, son cœur (m390) et toutes ses puissances animales vivement à s'en ressentir et s'ennuyer, qui fait aucune fois [parfois] évanouir l'âme et tomber en extases, et faire choses inaccoutumées en paroles ou gestes, pour ne savoir se contenir qu'elle ne fasse paraître le feu d'Amour qui la brûle, et l'abondance de ses douceurs.
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Par où appert qu'il y a des sentiments de dévotion que Dieu donne pour moyen et secours, afin de parvenir par iceux à son Amour, renonçant à celui des créatures et de nous-mêmes ; et ces sentiments-là sont grossiers, qu'il faut spiritualiser.
Secondement, il y a des sentiments qui sont amenés [[290]] et joints à la pratique d'amour, comme sont les joies et traits du Saint-Esprit, et ceux-là sont purs et spirituels.
Troisièmement, il y a d'autres sentiments qui ressortent et procèdent de (m391) l'exercice d'amour, et ceux-là ne sont pour ainsi dire ni purement sensibles ni purement spirituels, mais tous les deux, à savoir sentiment sensible spiritualisé. Voilà ce qui est de la pratique d'amour, qui s'accomplit par ces vouloirs, désirs et joies d'amour.
Il faut néanmoins noter que cet exercice, pour être fait en vérité et asseure [assurance], il est nécessaire de lui donner pour compagne une autre pratique, qui est l'anéantissement de nous-mêmes, sans lequel toute grâce nous servira de matière d'orgueil, de vaine gloire et complaisance de nous-mêmes.
Cet anéantissement suit nécessairement du vrai amour, pource que si (m392) nous aimons Dieu uniquement, nous ne pouvons aimer nous-mêmes ni autre chose. Et si nous cherchons seulement la gloire de Dieu, nous ne pouvons chercher la nôtre. De sorte que le désir que nous avons d'acquérir le bon plaisir de Dieu, fait que nous renonçons à tout propos et à toutes choses, à notre propre volonté, qui est toute contraire à celle de Dieu.
Et voilà comment se doit détruire l'amour-propre, contraire à celui de Dieu, savoir par l'abnégation continuelle de sa propre volonté. Et parce que nous désirons la seule gloire, bien et honneur de Notre Seigneur, nécessairement il faut que nous quittions notre propre volonté, gloire et honneur ; et ainsi se détruit en nous l'orgueil contraire à la gloire de Dieu, et s'acquiert la vraie humilité, qui nous anéantit en toutes (m393) choses par la connaissance que nous faisons de notre petitesse, vilaineté, néantise, indignité, impureté, consomption [[291]], etc., à toutes les fois que se présente, au-dedans ou dehors de nous, quelque vocation de s'élever ou présumer. Est-ce non seulement lorsque nous recevons quelques grâces de Dieu, mais encore en toute occurrence ou matière, soit naturelle, soit humaine et morale. Et en ceci seul consiste notre bien, et qui est le plus important aux exercices spirituels, et répondant, si peu connu et moins pratiqué.
Voilà en vérité le secret de la spiritualité.
En ce peu de paroles que j'ai déduites, vous aurez toute sa substance de la vie spirituelle, et tous les chemins de perfection :
- premièrement celui d'aspiration (m394) qui ne consiste qu'en une tendance du cœur et pratique de désirs d'amour, comme celui expliqué ;
- secondement, l'exercice de la volonté de Dieu, puisque le désir de lui agréer en tout fait accomplir, laisser et souffrir tout ce que savez être du bon plaisir de Dieu ; et que voulant l'être et la gloire de Dieu en soi-même, vous voulez tout ce que Dieu veut, puisque ne veut autre chose ;
- troisièmement, par où encore appert qu'ici est encore l'abnégation de notre propre volonté, laquelle, par ce moyen même, est faite divine ;
- quatrièmement, l'annihilation toute passive, qui consiste à souffrir les amoureuses et efficaces opérations du Saint-Esprit au nôtre ; comme encore l'active, qui consiste à la pratique de l'humble anéantissement (m395) de nous-mêmes, chaque fois que nous nous trouvons et apercevons en nous le diable d'orgueil lever la tâche ;
- cinquièmement, la charité et amour pur, puisque c'est cela même que j'ai expliqué ;
- sixièmement, la contemplation, laquelle gît en la vue spirituelle et expérimentale, connaissance et jouissance de Dieu en nous ; ce qui se fait par la vue de la foi et la joie de l'amour ;
- septièmement, la paix et tranquillité, qui sont effets de ce pur amour ;
- huitièmement, la transformation qui se fait par le même amour ;
- neuvièmement, la présence de Dieu, qui s'entretient par l'office d'amour ;
- dixièmement, la privation se retrouve encore ici, puisque l'âme se prive volontairement de tous les dons de Dieu et accepte toutes dérélictions joyeusement (m396) pour accomplir la divine volonté, et pour son pur amour et gloire, qu'elle désire seulement et uniquement.
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Pour conclusion, l'amour du prochain procède de cet Amour divin. Car l'amour du prochain consiste à vouloir pareillement le bien d'iceluy et vous en esjouir, pource que par icelui Dieu est adoré et glorifié, [ce] qui est votre désir et joie principale ; et de là votre joie et allégresse sera plus grande et croîtra à chaque fois que vous verrez quelque vertu ou bon exemple en votre prochain, pource que Dieu en sera d'autant plus glorifié, et conséquemment votre désir accompli.
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Au contraire, tout péché et offense que vous verrez au prochain, vous sera déplaisant, pource seulement que celui (m397) en est offensé, duquel vous désirez l'honneur et la gloire, pour l'accroissement et avancement de laquelle vous serez poussé à désirer et procurer, par tous moyens possibles (toujours réservé la discrétion), non seulement la conversion de notre prochain, mais encore son profit spirituel, sa perfection et béatitude. Toujours avec cette fin que Dieu soit glorifié, qui est le but (si vous y avisez de près) ou vise l'amour de Dieu et du prochain.
Et de là vous verrez que comme cela est dénué du vrai amour, qui reçoit tristesse et fâcherie de voir son prochain avancer aux saints exercices se voyant n'être tant avancé que lui.
Car combien que le vrai amateur de Dieu se doit déplaire qu'il n'ait et ne sert pas tant Dieu comme il devrait et pourrait bien faire, il ne (m398) s'ensuit pourtant de là que, s'il voit croître un autre serviteur de Dieu et s'avancer plus que lui, il en soit triste et déplaisant ; mais ce lui doit être consolation et allègement, en la tristesse qu'il a de ce qu'il n'aime et ne sert [pas] beaucoup Dieu, de voir que, puisqu'il ne fait [pas] ce qu'il devrait et dont il avait une humble connaissance et ce sentiment intime, autres se trouvent, qui accomplissent ce qu'il désire, aimant et glorifiant fort Dieu ; lequel se glorifie aussi bien par la sainteté de ceux-là comme [que] par le moyen de la sienne.
Il faut toutefois se garder de négligence, ains tâcher toujours de se perfectionner à cette même intention que dessus ; faisant ainsi, vous serez délivrés d'indignation contre votre prochain, de jugement téméraire et semblables inquiétudes. Car tout vous tournera (m399) en amour et joie, si [bien] que, vous éjouissant aux occurrences du profit de votre prochain, et le préférant au vôtre, vous vous accroîtrez, sans y penser, le vôtre même, et que vous maintiendrez une humilité et néantise vôtre, respirant la gloire de Dieu seul.
Au contraire, voyant par occasion les péchés manifestes de votre prochain, vous en aurez compassion et matière de votre part d'amoureuse componction et de plus fermement vous adonner au pur amour et service de Dieu, po[ur][292] comme dit est, le glorifier ; et ainsi votre vie sera active et contemplative, intérieure et extérieure tout ensemble, qui est la plus parfaite.
Ayant toutefois fait ce qui est de l'extérieur cinq à cinq selon votre voca[tion], vous retournerez à la solitude et aux exercices intérieurs d'amour, auquel (m400) vous continuerez tant que votre fragilité le permettra, jusqu'à ce que la nécessité vous fasse encore venir aux vertus et choses extérieures, avec le même esprit que dessus, et puis vous rentrerez en vous-mêmes, et en Dieu ; et avec telle sainte vicissitude vous persévérerez votre vie en joie, repos, et contentement, et recevrez tant de grâces que vous confesserez mille et mille fois que si Dieu ne vous donnait autre paradis, que vous sentirez néanmoins retour pansé (sic) de tous vos labeurs au centuple. Mais notre libéral Seigneur vous montrera en fin sa force, sa beauté et sa gloire, à la vision de laquelle la joie qu'en ressentirez sera si ineffable, voyant à découvert celui que tant vous aimez en sa gloire, que oeil n'a vu, ni cœur d'homme compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, si que (m401) vous le louerez et exalterez ès siècles des siècles.
Pour tout enseignement de ce qu'il faut faire en un chemin amoureux d'aspiration, il suffit, et on ne doit savoir ou faire rien du monde autre chose sinon qu'il faut continuellement en tout temps et lieu, avoir une simple tendance en haut en son esprit, avec son cœur désirant d'aller là trouver Dieu, à force de doux désirs, et l'aller embrasser, le caresser, jouir de lui et sacrifier tout son cœur et affection.
Partant il faut éviter un grand (m402) empêchement qui arrive ordinairement, à savoir qu'il faut si simplement élever son désirer, son affection vers Dieu, en notre esprit, comme un petit enfant désirant d'aller entre les bras de son doux Père. Plus toutefois il ne faut pas se retourner sur soi-même, pour savoir si on a senti telle ou telle grâce ou douceur, c'est-à-dire nous ne devons point nous réfléchir, ni tourner, ou abaisser notre pensée sur notre cœur, pour examiner, savoir et sentir à quoi il est parvenu, s'il a acquis tel ou tel sentiment, qu'on nous avait dit qu'il devrait arriver : non, car toutes ces réflexions là sur soi-même gâteront tout notre profit spirituel, et empêchent la venue de la grâce, car cela est plein d'amour propre.
C'est qu'on voudrait (m403) bien déjà toujours avoir tels autres sentiments et dons, et ainsi ce simple et doux désir qui allait auparavant devant, nous le rabaisse et tournons arrière de notre Dieu qui est une grande infidélité envers les pauvres créatures, à savoir … ces dons et sentiments de notre cœur qui ne sont que peu de chose et fatras d'enfant. Quant à nous, allons toujours joyeusement avec notre cœur et désir envers Dieu à notre désir.
C'est-à-dire : ne pensons seulement [qu’]aller à Dieu, et lui il aura soin assez de nous ; pensons seulement pour lui, et il pensera pour nous. Je veux dire que plus est-ce que nous élèverons comme en air notre esprit vers Dieu avec oubli de nous-mêmes, plus est-ce que Dieu (m404) nous donnera ses dons, grâces et sentiments en notre cœur ; car il est bien aise de nous voir tout oublieux de nous-mêmes pour mettre toute notre affection en lui.[[293]]
Partant on ne trouve guère bon à une personne désireuse de parvenir à la présence de Dieu, de lui dire au commencement tout ce qui est coutumier d'arriver en ce chemin, les grâces et sentiments qu'elle doit rencontrer ci-après, et les douceurs qu'elle doit trouver avec le temps. Car cela lui étant déclaré, il est à craindre qu'elle y pense souvent, qu'elle attend après, qu'elle l'aille examiner en son esprit et y mettre son affection. Là où toutefois on ne doit point se ressouvenir ni penser à tout ce qu'on a dit, rien du monde, craignant d'empêcher cette (m405) simple aspiration à Dieu.
Allons donc simplement avec un cœur enflambé et amoureux vers Dieu en notre esprit, désirant lui donner tout notre cœur et de l'embrasser, et avec confiance qu'à tout moment il nous doive donner sa très désirable présence. Tant plus grande foi et assurée confiance a-[t-] on en Dieu, tenant pour certain qu'il nous a promis son Saint-Esprit, et qu’il le veut donner, et qu’il nous le donnera, tant plus est-ce qu'on sent son cœur allègre à s'élever vers Dieu.
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Notez bien ceci, car c'est une chose véritable et expérimentée : il faut, dis-je, élever son cœur amoureusement à Dieu, hardiment, sans crainte, sans pusillanimité, sans doute, sans découragement, encore qu'on ne sente nulle douceur du monde en son cœur, et se tenir toujours content, joyeux et (m406) résigné.
Quand je dis qu'il faut se tenir résigné ès aridités, ce n'est point à dire qu'il faut être là content tout court sans rien faire, car cela serait une grande misère et tromperie, et on irait en arrière, et on perdrait ce qu'on aurait auparavant profité, et peu à peu le cœur se discontinuerait d'aimer, un hasard qu'il demeurerait si froid et pesant qu'on ne le saurait quasi plus r'enflamber.
Mais c'est-à-dire qu'on ne doit pas être en chagrin et malcontent, triste et débauché, pour autant qu'on n'a point la dévotion et sentiment ordinaire ; et cependant avec contentement et confiance, aspirer, désirer et élever tout doucement du mieux qu'on peut son cœur à Dieu au haut de son esprit : voilà la fidélité.
Si vous savez gagner cela sur tout, (m407) vous ne vous attristerez et découragerez de rien. Mais que toujours vous désirez et aspirez à Dieu, soit en douceur, soit en sécheresse, sans autre désir seulement que d'aller trouver Dieu même en votre âme pour le caresser et embrasser : lors votre amour et aspiration sera pure et sans amour propre ; et moyennant que vous continuez ainsi toujours sans penser qu'il sera encore long temps ou non devant vous, en la présence de Dieu, vous y arriverez plus tôt. Il faut être hasard[eux] et courageux à s'élever en haut, vers Dieu, par désir.
Qui ne se hasarde, n'a rien ; qui n'a point une grande confiance en Dieu, espérant et attendant à toute heure sa présence, il ne peut profiter ni rendre son cœur allègre. Qui n'a point une grande impression en sa tête, c'est-à-dire une grande volonté et résolution (m408) de chercher et trouver une fois Dieu, quoi qu'il coûte, il ne fera pas grand-chose ; qui ne sait pas bien choir sa nature, par une voie de douleur, par amour, et parvenu soit en aridité et en adversité, soit quand quelque croix ou paroles piquantes nous arrivent, sans aller examiner et penser le tort qu'on nous a fait, et s'accepter à tel malcontentement, ne saura pas bien arriver à la présence de Dieu, car c'est l'amour du cœur allègre qui nous y mène ; et maintenant les troubles, craintes, et … esbaudements [[294]] empêchent la joie du cœur tendant à Dieu pour l'embrasser.
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Donc que vos désirs et aspirations de cœur soit douces et profondes sans se forcer le cœur rien du monde, disant : « Mon Dieu, mon amour, s'il vous plaisait de fixer mon esprit dans (m409) le secret cabinet de votre union et jouissance, qu'à la même volonté, que je vous aimasse si ardemment mon cœur, faites mes saints amours, que ce corps … du tout à ses concupiscences, aux affections et embrouillements de créaturalité. Brûlez, ô mon Dieu, mon cœur, brûlez mes entrailles de votre flamme d'Amour, qui me consomme toutes vaines affections ! »
Accoutumez-vous ainsi entretenir le cœur vers Dieu, parlant à lui de cœur et par désir, quoi que fassiez. À tout le moins fait, que vous sentiez au fond de votre cœur toujours quelque trait de ressouvenance de Dieu. … : « Mon Dieu, mon Seigneur, mon amour ! » (m410) semblables. Cela est court, cela montre que le cœur ne respire autre que Dieu seul, et que lui seul tient le siège et la place au fond de votre cœur. Quand vous recevez des grâces, ne vous y arrêtez point pour vous y délecter ; mais allez avec le cœur et esprit toujours en haut vers Dieu, comme si rien n'était.
Mille fois heureux celui que ni la conversation des hommes, ni les occupations des choses aucunes, ni empêchements de ce monde peuvent lui ôter cette tant désirable présence de l'Époux. Ce qui se fera lorsque l'âme s'en amourassant (sic) peu à peu de lui par désirs, par soupirs et par douces aspirations pensées de longue main, comme fait un fils vers son Père, oubliera tout ce qui est de la terre.
Quiconque n'est point attaché par affection aux choses de dehors, qu'il (m411) s’efforce de demeurer recueilli en son cœur, laissant glisser et écouler toutes les choses du monde ; et celles qui ne lui touchent de rien, les laisser passer sans s'en empêcher ou occuper son esprit, disant en son cœur : « C'est Dieu seul que je recherche, le reste aille comme Dieu veut. Dieu est tout mon bien, tout mon amour, et tout ce que je désire en ce monde ; c'est vous seul, ô mon bien que je veux aimer, à qui je veux donner mon cœur ; mon appui est sur vous. Tenez, je vous rends derechef mon cœur et toute mon affection. Ah ! Quand serai-je réchauffé de votre amour ! Je languis après vous, je ne puis durer ni vivre au monde seul sans vous. »
[Fin du manuscrit. [295]].
Nous reproduisons ici intégralement puis partiellement trois textes
devenus difficilement accessibles. Ce « dossier » informe sur la pensée et la vie de Constantin
de Barbanson. Nous reviendrons sur le premier long texte,
assez marqué par son époque, lorsque nous éditerons l’Anatomie de l’âme.
Traduit du néerlandais par le P. Willibrord de Paris, o.f.m. cap. [[296]]
La doctrine mystique du P. Constantin de Barbanson est bâtie suivant un schéma passablement embrouillé, auquel il reste radicalement fidèle. Jusqu'à quel point est-il original dans ce système ? Nous le verrons dans l'examen qui suit.
Puisque les idées du P. Constantin (déjà exposées dans les Secrets sentiers de l’amour divin) se sont perfectionnées méthodiquement et que dans l'Anatomie de l'âme [[297]]elles sont arrivées à une expression plus claire et plus scolaire, (263) nous utilisons aussi cet ouvrage comme base de la présente étude.
La
vie mystique d'après le P. Constantin
Quand nous laissons hors de considération les manifestations extraordinaires, comme : révélations, visions et extases, nous pouvons, selon le P. Constantin, décrire ainsi brièvement toute la vie mystique : une prise de conscience expérimentale de tous les mystères de notre justification. Sous ces termes tombent aussi bien le processus de préparation à la justification première que sa justification elle-même, et aussi ce que les théologiens appellent la seconde justification, l'augmentation de l'état de grâce sanctifiante.
Tous ces mystères, qui avant, pendant et après le Baptême ne sont pas expérimentés comme s'accomplissant, et ne sont connus que par et dans la foi, deviennent dans le cours de la vie et de l'union mystique expérimentés par l'âme « Qu'il se faut souvenir que ces mystérieux secrets de la vie mystique ne sont autres que venir à l'expérience des premières vérités de notre foi et signamment des mystères de la grâce, du péché, de notre justification et de la fin, laquelle nous espérons obtenir pleinement en la vie future » [[298]]. Divers textes sur la justification dans S. Paul, que le P. Constantin appelle « prince de la mystique », sont livrés sous ce rapport, comme autant de témoignages de sa justification mystique.
L'homme, quoique justifié, vit selon l'expérience toujours encore en l'état de corruption et de déchéance, et non encore selon les exigences de son état relevé de participant à la nature de Dieu. Cet homme doit encore mourir au péché, c'est-à-dire à sa nature, en tant qu'elle est corrompue. Toutes les expériences que fait l'âme mystique jusqu'à la période de purification passive, ne sont, dans le développement spéculatif du P. Constantin, rien d'autre que l'expérience de la grâce actuelle que Dieu donne pour arracher peu à peu l'âme à la nature déchue, de même qu'Il arrache les pécheurs, par sa grâce prévenante et adjuvante, aux penchants peccamineux, et les porte aux pratiques qui précèdent la justification : foi, espérance, contrition et charité inchoative [[299]].
L'état de purification passive (le P. Constantin, en toute certitude, ne connaît qu'une période de purification qui comprend les deux nuits de S. Jean de la Croix) est ensuite la véritable expérience de la mort à la nature corrompue, pour autant qu'elle est possible, de même que la justification du pécheur inclut la mort au péché.
Toutefois, non seulement le vieil homme trouve la mort dans la justification, mais encore l'homme nouveau y reçoit la vie. Pareillement l'état de purification passive est-il un passage à l'expérience d'une vie nouvelle : la vie et l'être dans le Christ, vie d'union à Dieu par le lien de la grâce sanctifiante. Alors commence la vie « déiforme » ou l'état de perfection, terme emprunté évidemment par le P. Constantin à S. Jean de la Croix ; cette vie déiforme est l'expérience de la vie de participation à la nature divine, soit, en expression plus moderne : l'expérience de qualité d'enfant de Dieu.
Dans cet état de perfection, on doit cependant sous-distinguer encore deux expériences ; c'est là un point formellement présenté plus de cent fois par le P. Constantin à tous ceux qui pratiquaient dans un esprit quiétiste la doctrine du P. Benoît de Canfield et d'autres mystiques [[300]]. Là se trouvait pour lui l'unique solution du péril quiétiste [[301]].
Dieu est nommément présent en nous par la grâce d'une double manière : comme le principe de notre vie surnaturelle, et comme son terme final. Pareillement Dieu est pré (264) -sent dans l'âme d'une double manière, comme principe et comme terme ou objet, et ainsi l'âme expérimente Dieu d'une façon double.
Quand l'âme est purifiée par la purification passive, elle expérimente en soi par la grâce, Dieu comme la vie de sa vie, l'âme de son âme, plus elle-même que soi-même, une expérience de Dieu donc comme « cause efficiente » dans le fond de l'âme : union fondamentale et présence fondamentale de Dieu, union du fond de l'âme avec Dieu. Coup sur coup le P. Constantin revient sur ce sujet, que l'on ne peut contenir cette présence de Dieu comme étant l'objet de la contemplation ; on ne doit pas non plus penser que l'on expérimente et contemple Dieu lui-même, ou la volonté de Dieu, ou la volonté essentielle de Dieu, car on n'expérimente que la grâce permanente, ou comme il dit expressément : « la participation créée à la volonté essentielle de Dieu » [[302]].
Dieu pourtant nous donne la grâce (encore que nous l'expérimentions) non pour qu'elle soit contemplée, comme si elle était un objet séparé de l'âme, mais comme un principe, qui collabore en union avec nous, pour poser de nouvelles activités vitales surnaturelles de connaissance et d'amour de Dieu. Dieu est donc « vu et contemplé » en premier lieu comme l'objet et le « terme » de la nouvelle vie surnaturelle ; dans cette contemplation, consiste le prototype de la vision béatifique : « union finale » et « présence finale, objective » (de Dieu) dans l'esprit [[303]].
Ces deux expériences : de Dieu comme principe, et de Dieu comme terme, il faut, chez le P. Constantin, les concevoir comme deux expériences mystiques différentes, au risque autrement d'expliquer à faux toute sa doctrine mystique ; la première est une expérience (prise de conscience, sentiment, perception), la seconde est une vue, une vision en contemplation [[304]]. En union avec ce qui suit, nous avons déjà donné à entendre que la première expérience a lieu dans le « fond de l'âme », l'autre dans l’« esprit ».
Plus Dieu est uni profondément à l'âme comme principe, par la grâce, plus parfaite sera la contemplation de la présence objective de Dieu. D'où, après avoir goûté la présence objective de Dieu, l'âme redescendra de sa jouissance, et, dans un délaissement spirituel, s'unira plus étroitement à son Epoux comme à son principe, (perfectionnement de l'union fondamentale), pour ensuite devenir apte à une jouissance plus élevée de Dieu dans l'esprit. Ainsi toute la vie unitive consiste-t-elle en une continuelle réitération de la présence de Dieu, objective et fondamentale. La période où l'on contemple la présence objective de Dieu est un temps de jouissance, d'amour savoureux ; la période préparatoire à cette dernière, dans l'union fondamentale, est un temps, souvent, de délaissement mystique, et d'amour pratique. Ici, le P. Constantin s'inspire fortement de la doctrine de Bérulle [de la “dame milanaise” Isabelle Bellinzaga et de son confesseur jésuite] dans le « Traité de l'Abnégation Intérieure », et de la « Nuit obscure » de S. Jean de la Croix (L. Il, ch. 18).
Par cette conception de la mystique : expérience de tous les mystères de la justification, le P. Constantin a réduit d'un seul coup cette dernière aux principes premiers de la foi et de la théologie sur la déchéance de la nature, la grâce prévenante et adjuvante, la grâce habituelle, l'inhabitation de la Très Sainte Trinité, non seulement comme cause efficiente d'une vie nouvelle, mais aussi comme l'objet et le terme final de cette même vie, et comme un objet de connaissance et d'amour surnaturels.
Le P. Constantin rattache fermement à cela une conclusion qu'on devait bien attaquer de son temps : « On peut expliquer les expériences de la vie mystique avec les termes ordinaires de la doctrine commune des théologiens » [[305]]. C'était là en quelque sorte une épée dirigée vers ceux qui employaient un vague jargon mystique. Une autre conséquence de grande signification, c'est que selon lui la mysti- 266 -que n'est pas un privilège destiné à de rares favoris, mais qu'elle est à la portée de chacun de ceux qui vivent en état de grâce, puisque sont là présents tous les principes exigés pour les expériences mystiques. Celui qui lit sans préjugé la « Remarque pour les âmes dévotes » jointe à l'édition de 1629 des « Secrets Sentiers », arrive à se convaincre que le P. Constantin était un fervent précurseur de la vocation commune ; que ses « Secrets Sentiers » étaient destinés à tout le monde, même aux gens vivant dans le monde. Qu'il ait été attaqué sur ce point, cela paraît dans la façon avec laquelle il réagit en 1629 dans la nouvelle édition de son ouvrage.
L'intelligence de la doctrine mystique du P. Constantin dépend beaucoup, si ce n'est entièrement ou presque, de l'intelligence de ce que le P. Gardeil, O.P., appelait [[306]] : « la structure mystique » de l'âme. Les auteurs de la mystique d'introversion principalement, se sont posé avec plus d'insistance la question de savoir où sont reçues dans l'âme les grâces mystiques (dans l'essence ou dans les puissances, et dans laquelle de celles-ci ?) ou, pour parler d'une manière plus technique, quel est le « sujet prochain » des dons mystiques ? Les mystiques parlent du centre de l'âme, de « cœur », de fond de l'âme, d'esprit, de point culminant de l'esprit, d'étincelle de l'âme, de la « principalis apex affectionis », etc... Celui qui cherche dans ces termes la pensée précise d'un mystique déterminé, peut faire le compte que la plupart du temps de semblables expressions recouvrent des réalités différentes.
Le P. Constantin parle principalement de : fond de l'âme, centre de l'âme, esprit, ou sommet de l'esprit (unité de l'esprit), de portion inférieure, supérieure et suprême de l'âme. Que veut-il dire avec ces expressions ?
Le fond de l'âme, ou, ce qui lui est identique, le centre de l'âme, est chez notre mystique la volonté. Il vise pourtant avec cela la plupart du temps non pas la pure puissance, mais tout l'état de la volonté, sa disposition et son inclination, c'est-à-dire la rectitude de la volonté, sa situation et cela autant vers le bien que vers le mal. Avec cet unique mot, vous est donc livrée en bref la disposition foncière et stable de la vie d'effort. Le fondement de l'âme considéré comme principe de vie vraiment spirituelle, est ce qu'on nomme la « volonté bonne »., la volonté qui est rectifiée par un jugement juste et bon. Le fond de l'âme avant les débuts de la vie spirituelle, c'est la volonté qui consent aux inclinations de la nature corrompue et se laisse mener par elle. Dans la vie conforme à Dieu, le fond de l'âme désigne toute la disposition intérieure de l'âme qui est unie expérimentalement avec Dieu et la grâce divine, comme principe durable d'une vie nouvelle.
Sans doute le mot « fond de l'âme » est-il emprunté par le P. Constantin à Tauler. Nulle part d'ailleurs nous ne trouvons dans notre auteur la signification technique première que Tauler et aussi Ruijsbroec et Harphius y rattachent : l'essence même de l'âme, en tant que les facultés les plus élevées lui sont unies et en émanent [[307]]. En ce sens, le fond est toujours intact et pur et personne ne peut ainsi comprendre ce qui est la corruption « du fond » de l'âme, parce que ce fond est la place sanctifiée, où l'image de la Très Sainte Trinité est imprimée. (Memoria, intelligentia, voluntas, dans unité de l'abstrusior memoria profunditas, dont parle S. Augustin). A côté de cette signification nous rencontrons pourtant chez Tauler, surtout chez le Pseudo-Tauler des Institutions, une signification qui est (268) dominante chez le P. Constantin [[308]]. Le P. Constantin aura donc bien subi l'influence de Tauler.
Dans les Secrets Sentiers, nous trouvons aussi l'expression de Hugues de Baume « apex principalis affectionis » ou : « la partie affective la plus élevée » ; ici on vise la volonté ou le fond de l'âme en tant qu'elles sont le sujet ou le support des touches amoureuses immédiates de Dieu.
Esprit et sommet de l'esprit désigne l'intelligence en tant qu'elle est dépourvue d'idées obtenues selon le mode ordinaire d'abstraire, en tant qu'elle reçoit la connaissance par infusion d' « en haut ». La marque où on reconnaît l'esprit est qu'il ne reçoit pas sa connaissance suivant le mode ordinaire d'opérations intellectuelles, par voie d'abstraction, ou suivant l'expression du P. Constantin : « de bas en haut », mais par infusion « de haut en bas » [[309]].
Plus pur et net est notre état intérieur, notre cœur, notre fond d'âme, plus notre esprit sera susceptible du rayonnement des divins éclaircissements [[310] ].
Portion inférieure, supérieure et suprême de l'âme : cette division n'est pas une division exclusive des facultés de l'âme ou de ses fonctions dans la réception des grâces mystiques elle est basée sur l'ordre naturel : sensible, raisonnable, intellectuel, et renvoie à Harphius [[311]].
La portion suprême est, suivant la doctrine de l'Anatomie, une faculté de simple appréhension, donc l'intelligence non en tant qu'elle raisonne ou connaît par la voie des sens, mais en tant qu'elle perçoit par la lumière qu'elle reçoit immédiatement de Dieu. Selon que cette lumière est naturelle ou surnaturelle et infuse, la connaissance sera naturelle (premiers principes) ou surnaturelle et mystique (contemplation infuse).
A l'intelligence considérée dans ce rôle le plus élevé, correspond l'affectus ou « appétit spirituel » qui n'est autre que la volonté en tant qu'elle a une certaine pente et Inclination la portant à s'attacher au bien qui lui est proposé par la faculté de simple appréhension ; ou encore la puissance d'effort en tant qu'elle éprouve la touche immédiate de Dieu [[312]].
La portion supérieure est aussi désignée par le nom de « partie raisonnable », car elle est encore l'intelligence, mais considérée maintenant comme « faculté raisonnable », comme déduisant une connaissance d'une autre. La connaissance est déduite des principes premiers par le raisonnement d'où le P. Constantin parle de « raison supérieure » ; la connaissance néanmoins est déduite par le raisonnement des données du monde connaissable par le sensible, d'où vient le terme de « raison inférieure ». A la faculté qui raisonne, répond « amour raisonnable », c'est-à-dire la volonté en tant qu'elle est mue par l'intelligence raisonnante.
La portion inférieure comprend les cinq sens extérieurs et aussi les sens intérieurs : imagination, estimative, mémoire et sens commun .
A la connaissance que l'âme obtient par les sens, correspondent l’« amour sensible », et l'appétit sensitif (concupiscible et irascible). Cette division fait penser très fortement au triple amour de S. Bernard, repris par Harphius : l'amour charnel ou sensible, l'amour raisonnable, et l'amour spirituel, qui a la Divinité elle-même pour objet [[313]].
En lisant les Secrets Sentiers et l'Anatomie, on doit prendre bien garde que de temps en temps la division tripartite (270) en portion suprême, supérieure et inférieure se ramène à une autre en partie double : inférieure et supérieure. La suprême contient alors la plus élevée et la raison supérieure ; la partie inférieure, en plus des sens, contient également la faculté raisonnante, qui connaît par déduction des données de l'expérience sensible.
La terminologie du P. Constantin est encore, en un certain sens, un peu plus embrouillée qu'il ne paraît par ce qui précède ; par des rapprochements, ce que l'écrivain veut dire dans chaque passage isolé doit se clarifier.
[la contribution est poursuivie dans un numéro postérieur de la même revue [[314]]:]
Le progrès spirituel distingue chez le P. Constantin comme une voie d'introversion et une voie d'amour.
Le P. Reijpens a rangé notre mystique parmi ceux qu'on nomme « introversifs », c'est-à-dire ceux qui cherchent Dieu non pas comme un époux placé auprès de soi, ni comme un objet de contemplation élevé au-dessus de soi, mais qui Le cherchent dans le plus profond de leur âme, dans le fond de l’âme, par le moyen d'un constant retour en soi-même, jusqu'à ce que l'on trouve Dieu, la Trinité Sainte, dans l'image de sa propre âme, là où les trois puissances sont une dans l'essence même de l'âme (le fond de l’âme selon la signification première de Tauler, ou l'unité de l'esprit ou le fonds, chez Ruusbroec) [[315]]. 'Cette « introversion », ou « théorie de l'introversion », eut son point culminant dans notre école néerlandaise chez Ruusbroec.
Bien que le P. Constantin ne reconnaisse pas au fond de l'âme la signification qu'il a chez Tauler, ou une unité de l'esprit dans le sens de Ruusbroec, - sa conception est purement thomiste et non platonicienne augustinienne - nous pouvons cependant, jusqu'à un certain point, appeler sa voie : voie de retour en soi. Par la grâce, comme enseigne le P. Constantin, Dieu habite dans l'intimité la plus (412) profonde de notre âme. D'abord, avant la chute du péché, l'homme jouissait d'une communion d'être avec D'eu, sainte et consciente. Mais le péché brisa cette union intérieure et cette relation, et l'âme se détourna de Dieu et d'elle-même, par un amour désordonné pour la créature (extroversion); la nature déiforme, dont l'âme avait conscience, devint nature corrompue. Bien qu'elle recouvrât au Baptême sa divinisation, elle demeura entraînée hors d'elle-même vers les créatures. La douce existence commune avec Dieu, l'âme ne peut la retrouver que par le « retour sur elle-même », au plus intime du palais de son âme, où elle expérimentera de nouveau Dieu dans la grâce infuse et l'amour (expérience réalisée dans le fond de l’âme).
Cette doctrine, à peu près pure, de l'introversion, nous la trouvons dans les Secrets Sentiers [