ÉCRITS RELEVÉS DANS L’ ÉDITION DE 1875
SÉRIE
« JEANNE DE CHANTAL »
I
ÉCRITS RELEVÉS DANS L’ ÉDITION DE 1875
II
RECUEIL DES BONNES CHOSES & EXTRAITS DE LETTRES
Entretiens du manuscrit de Turin-Verceil suivis d’extraits de la correspondance
Copyright 2014 Dominique Tronc
Jeanne de Chantal n’a pas bénéficié d’un intérêt littéraire comparable à celui très justement accordé à son ami François de Sales. Elle n’a pas écrit d’« œuvre » tandis qu’elle remplissait au jour le jour la tâche harassante de fonder puis de visiter les nombreuses Visitations.
Nous bénéficions heureusement d’une récente et admirable édition critique de la vaste correspondance [1] mais les autres écrits et les transcriptions de « dits » à ses sœurs n’ont jamais été réédité depuis la fin du XIXe siècle. Ce qui nous apparaît comme surprenant sans pour autant rester inexplicable.
Les Écrits de Jeanne couvrent les tomes II et III de l’édition en huit tomes publiée par les soins des religieuses du premier monastère de la Visitation Sainte-Marie d’Annecy [2].
Mais l’ensemble s’ouvre sur la Vie de la sainte par la Mère de Chaugy puis se ferme sur cinq volumes de Correspondances (aujourd’hui rendus caducs par l’édition critique), ce qui rend moins évident l’accès aux beaux textes à découvrir en son sein. Cette série de forts volumes reliés a finalement été assez rarement visitée à cœur (sauf par les visitandines). Enfin on ne peut oublier un style elliptique et abrupt comparé à celui fleuri et attachant de François.
Les Écrits des tomes II et III recèlent les joyaux qui témoignent d’un accomplissement mystique mené à terme. Leurs diamants brillent brièvement au détour de telle conversation orale avec les sœurs. Comme celles-ci étaient souvent d’origine simple, leur Mère sait illustrer toute présentation mystique par de belles analogies. Les conditions d’exposition et l’usage thérapeutique poursuivi ne prêtent pas à des épanchements, mais tout lecteur sensible en recherche spirituelle devinera et appréciera les témoignages indirects caractérisant la vie mystique véritable donc sobre.
Il n’est cependant pas inutile de préparer le terrain en omettant ce qui est trop religieux pour notre goût de modernes. Jeanne-Françoise se révèle à ses proches par ses conseils parfois abrupts, toujours concrets. C’est le cas tout particulièrement dans ses Entretiens [3] mais aussi dans ses divers « papiers » retrouvés.
Nous proposons en un seul volume imprimé et maniable un choix [4] couvrant la moitié environ des écrits rassemblés dans les tomes II & III de l’édition de 1875 [5].
Ce contact avec la Mère de Chantal nous a incités à consulter le fonds des sources préservées au couvent d’Annecy : elles nous furent très obligeamment ouvertes et nous avons partiellement photographié des manuscrits jugés essentiels.
En attendant un travail ample à conduire sur les sources, le choix présent d’orientation « mystique » est opéré sur une édition non critique mais qui s’avère fidèle.
Elle ouvre la série « Jeanne de Chantal » imprimée en ligne [6].
Dominique Tronc, janvier 2015.
TABLE
JEANNE DE
CHANTAL 5
ÉCRITS RELEVÉS
DANS 5
L’ÉDITION DE 1875 5
Par Dominique Tronc 5
PRÉSENTATION 7
[Reproduction du titre de l’édition de 1875] 17
PRÉFACE des Éditeurs 19
PETIT LIVRET 25
RECUEIL FAIT PAR ELLE DES PRINCIPAUX AVIS DE DIRECTION
QU’ELLE AVAIT REÇUS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES 25
DERNIERS AVIS DU BIENHEUREUX. 38
EXERCICES FAITS EN RETRAITE. 40
SENTIMENTS ET RÉSOLUTIONS 44
QUESTIONS 47
A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES ET
RÉPONSES FAITES PAR LUI 47
PAPIERS INTIMES 55
QU’ELLE ORDONNA ÊTRE MIS SUR ELLE DANS LE CERCUEIL 55
PAPIERS TROUVÉS DANS LE LIVRE DES CONSTITUTIONS DE
NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE ÉCRITS DE SA MAIN. 66
EXHORTATIONS 75
EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS
DE LA RÈGLE DE SAINT AUGUSTIN 75
EXHORTATION I SUR LE SECOND CHAPITRE DE LA RÈGLE.
(Faite vers 1630.) 75
EXHORTATION IV SUR LE DIXIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. 76
EXHORTATION VII SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE.
(Faite le 19 janvier 1630) 78
EXHORTATION IX SUR LE SEIZIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE
(SUITE). 80
EXHORTATION X SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. (Faite le mars 1630) 81
EXHORTATION XIII SUR LE VINGTIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. (Faite le 23 mars 1630) 85
EXHORTATION XVI SUR LE VINGT-QUATRIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. (Faite en 1630) 87
EXHORTATION XVIII SUR LE VINGT-SIXIÈME CHAPITRE DE LA
RÈGLE. 89
EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) SUR PLUSIEURS POINTS
DES CONSTITUTIONS DE LA VISITATION. 92
EXHORTATION I SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS.
(Faite en juillet 1630) 92
EXHORTATION SUR LA PRÉFACE DE NOS CONSTITUTIONS
(SUITE). (Faite en août 1630) 94
EXHORTATION VI SUR LA CINQUIÈME CONSTITUTION. DE LA
PAUVRETÉ. (Faite en 1630) 97
EXHORTATIONS(FAITES EN CHAPITRE )SUR DIVERS SUJETS 100
EXHORTATION I SUR LA CONSTANCE QU’IL FAUT AVOIR AU
SERVICE DE DIEUAU MILIEU DES VICISSITUDES DE LA VIE. 100
EXHORTATION III SUR LES MAUX QUE CAUSENT À L’ÂME LES
FINESSES DE L’AMOUR-PROPRE ET DE LA PRUDENCE HUMAINE 101
EXHORTATION V SUR L’EXCELLENCE ET LA BEAUTÉ DE LA VIE
RELIGIEUSE. 103
EXHORTATION VII SUR LA MANIÈRE DE SUIVRE LE SAUVEUR.
(Faite eu juillet 1631) 104
EXHORTATION IX SUR LE CHANGEMENT DES OFFICIÈRES.
DERNIERS ADIEUX DE LA SAINTE A UNE COMMUNAUTÉ. 106
EXHORTATIONS (FAITES EN CHAPITRE) POUR QUELQUES FÊTES ET
PRINCIPAUX TEMPS DE L’ANNÉE 109
EXHORTATION II POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR
LA PURETÉ DU CŒUR ET LA FÊTE DE L’IMMACULÉE CONCEPTION. 109
EXHORTATION III POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT
SUR LES ANÉANTISSEMENTS DU VERBE ÉTERNEL EN SA VENUE ICI-BAS. 112
EXHORTATION IV POUR LE TROISIÈME SAMEDI DE L’AVENT SUR
L’HUMILITÉ DE SAINT JEAN-BAPTISTE. (Faite en 1631) 114
EXHORTATION VI POUR LE DERNIER SAMEDI DE 1629 SUR LA
BRIÈVETÉ DE LA VIE. 117
EXHORTATION VIII SUR LE BON USAGE DU TEMPS. (Faite en
janvier 1633) 119
EXHORTATION X POUR LE DEUXIÈME SAMEDI DE CARÊME SUR
L’EXCELLENCE DE LA PERFECTION DE L’INSTITUT, QUI EST DES PLUS PURES QUE L’ON
PUISSE TROUVER EN L’ÉGLISE DE DIEU. 120
EXHORTATIONS POUR QUELQUES FÊTES. EXHORTATION XII POUR
LA FÊTE DE LA PENTECÔTE SUR LES DISPOSITIONS QU’IL FAUT AVOIR POUR ATTIRER EN
SOI L’ESPRIT-SAINT. 122
EXHORTATION XIII. GRAND DÉSIR DE LA SAINTE DE RECEVOIR
L’ESPRIT-SAINT, SA RÉSOLUTION À CONDUIRE LES ÂMES SANS ÉCOUTER LES PLAINTES DE
LA NATURE. (Faite en 1632, après sa réélection) 124
EXHORTATION XV POUR LA FÊTE DE SAINT JEAN-BAPTISTE.
SUR LES VERTUS QU’IL PRATIQUA AU DÉSERT. 127
EXHORTATION XVIII POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LE
BÉNÉFICE DE LA VOCATION. 129
EXHORTATION XIX POUR LE TEMPS DES RETRAITES. SUR LES
QUALITÉS QUE DOIT AVOIR NOTRE DILECTION POUR ÊTRE SELON DIEU. 131
ENTRETIENS 135
ENTRETIENS FAITS A LA RÉCRÉATION ET AUX ASSEMBLÉES DE
LA COMMUNAUTÉ. 135
ENTRETIEN I SUR LA RÉFORME DE L’ÂME. 135
ENTRETIEN II SUR LES CAUSES QUI METTENT OBSTACLE A LA
PERFECTION 140
ENTRETIEN III (Fait le 14 septembre 1624) SUR LES
QUALITÉS QUE DOIT AVOIR LE VRAI ZÈLE, ET SUR LES FONDEMENTS DE LA SOLIDE VERTU. 143
ENTRETIEN IV SUR LA DÉFIANCE DE SOI-MÊME ET LA
CONFIANCE EN DIEU. 149
ENTRETIEN V SUR LA NÉCESSITÉ DE SE FAIRE VIOLENCE ET DE VIVRE CONFORMÉMENT AUX LUMIÈRES DE LA FOI 151
ENTRETIEN VI SUR LES PASSIONS, ET LA FAÇON DE LES COMBATTRE. 152
ENTRETIEN VII SUR LA MORTIFICATION DES INCLINATIONS NATURELLES. 155
ENTRETIEN VIII SUR L’AMOUR-PROPRE ET LES DOMMAGES QU’IL FAIT EN L’ÂME. 158
ENTRETIEN IX SUR LA GÉNÉROSITÉ A SE RELEVER DE SES FAUTES. 161
ENTRETIEN X SUR LA VRAIE VIE SURNATURELLE ET LE DOUX SUPPORT DU PROCHAIN. 163
ENTRETIEN XI SUR LA CHARITÉ ET LA PURETÉ D’INTENTION. 167
ENTRETIEN XII SUR LA MÉDISANCE, LES JUGEMENTS TÉMÉRAIRES ET LA CONFIANCE EN DIEU. 170
ENTRETIEN XIII SUR LE DANGER DE LA FLATTERIE ET LES AVANTAGES DE LA SINCÉRITÉ. 174
ENTRETIEN XIV SUR L’OBÉISSANCE AVEUGLE. 178
ENTRETIEN XV (Fait en 1630) SUR L’OBÉISSANCE PROMPTE. 182
ENTRETIEN XVI SUR L’HUMILITÉ ET LA GÉNÉROSITÉ. 184
ENTRETIEN XVII (Fait le 28 août 1630) SUR L’HUMILITÉ ET LA SOLIDE VERITE. 187
ENTRETIEN XVIII SUR LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU ET LE RESPECT MUTUEL. 192
ENTRETIEN XIX SUR L’AMOUR DE L’ABJECTION. 194
ENTRETIEN XX SUR LA PRÉSENCE DE DIEU ET LA PENSÉE DES VÉRITÉS ÉTERNELLES. 196
ENTRETIEN XXI SUR LA VAILLANCE SPIRITUELLE, LES EFFETS DU PUR AMOUR DANS L’ÂME RELIGIEUSE, ET LE DANGER DE RECEVOIR DES SUJETS A CARACTÈRE LICHE ET NÉGLIGENT. 198
ENTRETIEN XXII SUR LES AVANTAGES ET LES DANGERS D’UN NATUREL COMPLAISANT, ET SUR LE BONHEUR D’ÊTRE EMPLOYÉ AUX OFFICES BAS. 200
ENTRETIEN XXIII SUR LA MANIÈRE DE S’ABAISSER PAR HUMILITÉ ET DE S’ÉLEVER PAR AMOUR ET DE LA PURETÉ D’INTENTION. 203
ENTRETIEN XXIV SUR LA MORT A SOI-MÊME ET L’HUMBLE GLOIRE DES FILLES DE LA VISITATION. 209
ENTRETIEN XXV (Fait en 1621) SUR LA TRANQUILLITÉ
INTÉRIEURE ET LA MORTIFICATION. 212
ENTRETIEN XXVI SUR LA DÉTERMINATION QUE DOIT AVOIR L’ANIE DÉSIREUSE DE PROGRESSE EN LA VIE SPIRITUELLE. 218
ENTRETIEN XXVII SUR LA SIMPLICITÉ ET L’OBÉISSANCE. 221
ENTRETIEN XXVIII SUR LA SIMPLICITÉ, LA PAUVRETÉ D’ESPRIT, LA DOUCEUR DE CŒUR, ET SUR L’ACQUISITION D’UNE VERTU SOLIDE. 222
ENTRETIEN XXIX SUR LA PARFAITE SIMPLICITÉ. 226
ENTRETIEN XXX SUR L’EXCELLENCE DE LA PRIÈRE. 228
ENTRETIEN XXXI SUR LE RECUEILLEMENT ET LE PARFAIT ABANDONNEMENT DE SOI-MÊME A DIEU. 232
ENTRETIEN XXXII SUR TROIS MANIÈRES DE FAIRE L’ORAISON ET SUR LA SIMPLICITÉ. 235
ENTRETIEN XXXIII SUR L’ORAISON ET LA MORTIFICATION. 238
ENTRETIEN XXXIV SUR LA PASSION DE NOTRE-SEIGNEUR ET L’ORAISON. 242
ENTRETIEN XXXV SUR LA PATIENCE A SUPPORTER LES DÉLAISSEMENTS A L’ORAISON. 249
ENTRETIEN XXXVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE L’ATTRAIT DE LA GRÂCE PENDANT L’ORAISON. 251
ENTRETIEN XXXVII SUR LA PERTE DE SOI-MÊME EN DIEU. 256
ENTRETIEN XXXVIII (Fait en 1631) SUR LA GLOIRE ET LE BONHEUR DE L’ÂME RELIGIEUSE. 258
ENTRETIEN XXXIX (Fait le 21 novembre 1629) SUR LA PERFECTION, DE NOTRE INSTITUT ET SUR LA FIDÉLITÉ À LA GRÂCE. 260
ENTRETIEN XL SUR L’ESPRIT D’HUMILITÉ CARACTÈRE DISTINCTIF DE NOTRE INSTITUT. 264
ENTRETIEN XLI SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE AUTRE CARACTÈRE DISTINCTIF DE L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT. 266
ENTRETIEN XLII SUR TROIS MOYENS PROPRES A MAINTENIR L’ESPRIT DE NOTRE INSTITUT : L’UNION AVEC DIEU, LE SUPPORT, ET LA CORRECTION FRATERNELLE. 269
ENTRETIEN XLIII SUR LE DÉTACHEMENT DES CRÉATURES, ET SUR LE ZÈLE POUR LA PERFECTION DE NOTRE INSTITUT. 271
ENTRETIEN XLIV SUR L’ESPRIT DE NOS RÈGLES, SUR TROIS POINTS QUI DOIVENT SERVIR DE FONDEMENTS A LA VERTU DES NOVICES, ET SUR LE PROFIT A TIRER DE SES MANQUEMENTS. 274
ENTRETIEN XLV (Fait le 428 décembre 1625) SUR LE DOCUMENT DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE : NE DEMANDEZ RIEN, NE REFUSEZ RIEN, ET SUR LA REDDITION DE COMPTE. 277
ENTRETIEN XLVI (Fait en 1638) SUR LA REDDITION DE COMPTE ET LES AVERTISSEMENTS. 282
ENTRETIEN XLVII SUR LA REDDITION DE COMPTE, ET SUR L’OBLIGATION DES SUPÉRIEURES DE GARDER LE SECRET. 285
ENTRETIEN XLVIII (Fait le 25 avril 1633) SUR LA CONFIANCE ENVERS LA SUPÉRIEURE ET LA NÉCESSITÉ DE FAIRE LES AVERTISSEMENTS. 288
ENTRETIEN XLIX SUR LA CONFESSION ET SUR LES AVERTISSEMENTS. 291
ENTRETIEN L SUR LES DISPOSITIONS À LA RETRAITE, LA
MORTIFICATION DES PASSIONS ET LA CONFIANCE EN DIEU. 294
ENTRETIEN LI SUR LA RETRAITE ET LA CONFESSION ANNUELLE. 297
ENTRETIEN LII (Fait en 1634) SUR LA FIDÉLITÉ À ACCOMPLIR LES RÉSOLUTIONS DE RETRAITE, ET SURTOUT À ÉVITER LES PLUS PETITES FAUTES VOLONTAIRES. 299
ENTRETIEN LIII SUR LE PRINCIPAL FRUIT QUE DOIT PRODUIRE LA RETRAITE : FAIRE SES EXERCICES SPIRITUELS AVEC UNE PLUS GRANDE ATTENTION A DIEU. 302
ENTRETIEN LIV SUR LA FAÇON D’ENTRETENIR SON AIDE. 304
ENTRETIEN LV SUR LES MOTIFS QUI PEUVENT DISPENSER DU JEUNE. 305
ENTRETIEN LVI SUR LA FIDÉLITÉ A SUIVRE LE DIRECTOIRE DE L’OFFICE. 306
ENTRETIEN LVII SUR LES ÉLECTIONS DES SUPÉRIEURES. 307
ENTRETIEN LVIII (Fait en novembre 1626) SUR LA RÉCEPTION DES SUJETS. 311
ENTRETIEN LIX (Fait en 1633) LUMIÈRE DE LA SAINTE SUR CES PAROLES : LA CONGRÉGATION EST PRINCIPALEMENT POUR LES INFIRMES. 317
ENTRETIEN LX (Fait en 165) SUR L’INDIFFÉRENCE QU’IL FAUT AVOIR POUR ÊTRE ENVOYÉE EN FONDATION. 319
ENTRETIEN LXI (Fait pendant une maladie de la Sainte) POUR DÉFENDRE AUX SŒURS DE PARLER EN PARTICULIER ET HORS DE LA CHAMBRE DE RÉCRÉATION. 322
ENTRETIEN LXII (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’ORAISON, LA TRANQUILLITÉ DE L’ÂME, ET LA SOUMISSION A LA VOLONTÉ DE DIEU. 324
ENTRETIEN LXIII ( Fait à nos Sœurs de N.) SUR LA NÉCESSITÉ ET LES AVANTAGES DU DÉPOUILLEMENT EXTÉRIEUR ET INTÉRIEUR. 327
ENTRETIEN LXIV (Fait à nos Sœurs (le N.) SUR LA PURETÉ D’INTENTION, LA SIMPLICITÉ, LE CHANGEMENT DES CHARGES, ETC. 330
ENTRETIEN LXV (Fait à nos Sœurs de N.) SUR L’UNION ENTRE LES MONASTÈRES, L’ESTIME DU PROCHAIN, LA SIMPLICITÉ A SUIVRE LA DIRECTION DE LA SUPÉRIEURE, ETC. 333
ENTRETIEN LXVI (Fait à nos Sœurs de Lyon) SUR LA REDDITION DE COMPTE; EXPLICATION DE CES PAROLES : VIVRE DANS UNE PURETÉ IMMACULÉE ET ANGÉLIQUE, ET SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ETC. 340
ENTRETIEN LXVII (Fait à nos Sœurs du deuxième monastère d’Annecy) SUR L’EXACTITUDE À ASSISTER EN CHŒUR, À DEMANDER LES PERMISSIONS AUX OBÉISSANCES, ETC. 344
ENTRETIEN LXVIII (fait à nos Sœurs de Moulins et de Nevers) SUR LA LECTURE DES RÈGLES, LE PROFIT À RETIRER DE LA MALADIE, LA LIBERTÉ QU’A LA SUPÉRIEURE DE LIMITER LE NOMBRE DES JOURS DE RETRAITE, ET SUR PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE. 347
ENTRETIEN LXIX (Fait à nos Sœurs de Dijon) SUR L’ABANDON A LA PROVIDENCE, LA MORTIFICATION, LA GÉNÉROSITÉ ET L’AMOUR DE L’ABJECTION. 351
ENTRETIEN LXX (Fait à nos Sœurs d’Autun, en 1626) SUR
LE PUR AMOUR ET LES FRUITS QU’IL FAUT RETIRER DE LA SAINTE COMMUNION, ETC. 356
ENTRETIEN LXXI (Fait à nos Sœurs de N., le 16 juillet 1635 ) SUR LA PRUDENCE DANS LES COMMUNICATIONS DE CONSCIENCE, L’ASSIDUITÉ AUX EXERCICES DE LA COMMUNAUTÉ, ET PLUSIEURS POINTS D’OBSERVANCE. 358
ENTRETIENS LXXII (Faits à nos Sœurs du premier monastère de Paris) 360
[EN UNE AUTRE VISITE, CETTE SAINTE MÈRE DIT LES PAROLES SUIVANTES :] 361
EN UN AUTRE ENTRETIEN, LA SAINTE A DIT : 362
[UNE AUTRE FOIS, la Sainte recommanda surtout l’union des cœurs et la conformité de vie, dans une parfaite observance.] 362
[LE 11 NOVEMBRE 1641, avant de quitter le monastère pour la dernière fois, la Sainte, après avoir fait lire dans le Livre des Vœux ce qu’elle-même y avait écrit en 1622, ajouta :] 363
ENTRETIEN LXXIII (Fait à nos Sœurs de Nevers, en novembre 1641) SUR TROIS VERTUS FONDAMENTALES : L’OBÉISSANCE, L’HUMILITÉ, ET LA DÉPENDANCE DE DIEU. 366
ENTRETIEN LXXIV SUR LA DÉVOTION A NOTRE BIENHEUREUX PÈRE. 373
FRAGMENTS D’ENTRETIENS FAITS AU PREMIER MONASTÈRE
D’ANNECY (Recueillis par les contemporaines de la Sainte et reproduits
textuellement). 376
INSTRUCTIONS 391
INSTRUCTIONS FAITES AU NOVICIAT 391
INSTRUCTION I SUR LA NÉCESSITE DE PROFITER DU NOVICIAT POUR ÉTABLIR DANS L’ÂME LES FONDEMENTS D’UNE VERTU SOLIDE. 391
INSTRUCTION II SUR LA FIN QU’IL FAUT AVOIR EN ENTRANT EN RELIGION, QUI EST DE SE DÉSUNIR DE SOI-MÊME POUR S’UNIR PLUS PARFAITEMENT A DIEU. 391
INSTRUCTION VI SUR LA CONFIANCE QUE NOUS DEVONS AVOIR EN L’INFINIE SAGESSE, BONTÉ ET TOUTE-PUISSANCE DE DIEU. 396
INSTRUCTION VII SUR LA MÉFIANCE DE SOI-MÊME, LA CONFIANCE EN DIEU, LA MORTIFICATION ET LA FIDÉLITÉ A L’ORAISON. 400
INSTRUCTION X SUR L’AMOUR DE DIEU ET DU PROCHAIN, ET L’ATTENTION A ÉVITER TOUTE CURIOSITÉ SUR LA CONDUITE D’AUTRUI. 401
INSTRUCTION XVIII SUR CES PAROLES DE NOTRE-SEIGNEUR : « LE ROYAUME DES CIEUX SOUFFRE VIOLENCE ETC. » 403
INSTRUCTION XIX (Faite en 1631) SUR LE MAL QU’APPORTE A L’AME UNE CRAINTE SERVILE, ET LE BIEN QU’ON TROUVE A SERVIR DIEU AVEC UN CŒUR PUR, SIMPLE, LARGE ET CONFIANT. 405
INSTRUCTION XX SUR L’INDIFFÉRENCE A RECEVOIR DES CONSOLATIONS OU DES SÉCHERESSES EN L’ORAISON. 410
INSTRUCTION XXII (Faite en 1633) SUR CES PAROLES : RIEN NE PEUT PROFITER A L’ÂME SANS L’AMOUR ET SANS L’OBÉISSANCE. 411
PRATIQUES DE LA PRÉSENCE DE DIEU, DONNÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE POUR DÉFI, EN 1623. 415
TOME TROISIÈME 417
Préface 417
MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES 423
MÉDITATIONS TIRÉES DES ÉCRITS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE PROPRES POUR LES SOLITUDES 425
PREMIÈRE MÉDITATION DE LA CREATION. 425
DOUZIÈME MÉDITATION POUR NOUS AIDER A CONNAIITRE NOTRE MISÈRE ET FAIBLESSE. 425
LETTRE DE NOTRE TRES-DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL 427
DÉPOSITION POUR LA CANONISATION DE S. FRANÇOIS 431
INTERROGATS 431
ARTICLES 432
ARTICLE PREMIER / DÉTAILS SUR LES PÈRE ET MÈRE DU SERVITEUR DE DIEU. 432
ARTICLE TROISIÈME / LA CHARITE QU’IL TÉMOIGNAIT DÈS SON ENFANCE POUR LES PAUVRES. 432
ARTICLE QUATRIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A ANNECY ET A PARIS. 433
ARTICLE SIXIÈME / SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES A PADOUE, ET SON VOYAGE A ROME ET A LORETTE. 433
ARTICLE NEUVIÈME / SA CONDUITE DANS LE DIACONAT. 434
ARTICLE ONZIÈME / MISSION DE CHABLAIS. 435
ARTICLE DOUZIÈME / PROCESSION DE THONON A ANNEMASSE. 436
ARTICLE QUATORZIÈME / SUITE DE LA MISSION DE CHABLAIS. 437
ARTICLE QUINZIÈME / SA MANIÈRE DE PORTER LE SAINT-SACREMENT AUX MALADES. 438
ARTICLE VINGT-TROISIÈME / SON SACRE, ET LA PRéPARATION QU’IL Y APPORTA. 438
ARTICLE VINGT-QUATRIÈME / SA FOI. 439
ARTICLE VINGT-SEPTIÈME / SON AMOUR POUR LE PROCHAIN. 440
ARTICLE TRENTIEME / SON HUMILITÉ. 449
ARTICLE TRENTE-TROISIÈME / SA DÉVOTION, SON ORAISON, ET SON ATTENTION A LA PRÉSENCE DE DIEU. 458
ARTICLE TRENTE-QUATRIÈME. / SON AMOUR DES ENNEMIS. 462
ARTICLE TRENTE-SEPTIÈME / SA PAIX DE LAME, ET SON SOIN D’ACCOMMODER LES PROCES ET DE FAIRE REGNER LA PAIX. 465
ARTICLE TRENTE-NEUVIÈME. / SON ACQUIESCEMENT A LA VOLONTE DE DIEU. 466
ARTICLE QUARANTIÈME. / SON DISCERNEMENT DES ESPRITS ET SON DON DE PROPHÉTIE. 470
ARTICLE QUARANTE-SIXIÈME. / SA MANIÈRE DE TRAITER AVEC LE PROCHAIN. 478
ARTICLE CINQUANTE ET UNIÈME. / SA RÉPUTATION DE SAINTETÉ. 480
ARTICLE CINQUANTE-DEUXIÈME. / SA DERNIÈRE MALADIE ET SA MORT. 482
LETTRE DE SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL AU RÉVÈREND PÈRE DOM JEAN DE SAINT FRANÇOIS 487
OPUSCULES 497
PETIT TRAITE SUR L’ORAISON 497
QUESTIONS / ADRESSÉES PAR ÉCRIT A LA SAINTE ET SES RÉPONSES TOUCHANT L’ORAISON DE QUIÉTUDE 505
RÈGLES DONNÉES PAR LA SAINTE POUR DISCERNER SI C’EST L’ESPRIT DE DIEU QUI OPÈRE EN L’ÂME LORSQU’ELLE NE PEUT AGIR EN L’ORAISON. 512
PAROLES DE LA SAINTE A UNE ÂME CONDUITE PAR LA VOIE DE SIMPLICITÉ ET DE COMPLET DÉNUMENT 518
À UNE AUTRE SUR LE MÊME SUJET. 522
PAROLES DE LA SAINTE A LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE BLONAY, APRÈS UNE RETRAITE ANNUELLE. 525
CONSEILS DE LA SAINTE À UNE ÂME QUE LA GRÂCE SOLLICITAIT D’ENTRER DANS UNE VOIE DE SIMPLICITÉ ET D’ABANDON. 527
CONSEILS DE DIRECTION DE LA SAINTE A UNE RELIGIEUSE 530
CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE FRANÇOISE-MADELEINE DE CHAUGY PENDANT SON NOVICIAT DE 1629 A 1632. 532
CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE MARIE-AIMÉE DE RABUTIN 541
CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE LOUISE-DOROTHÉE DE MARIGNY. 543
CONSEILS DE LA SAINTE À LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS JOLY DE LA ROCHE. 545
AUTRES CONSEILS DE LA SAINTE A LA MÈRE CLAUDE-AGNÈS 551
CONSEILS DE LA SAINTE À UNE SUPÉRIEURE. 552
CONSEILS AUX SUPÉRIEURES EN GÉNÉRAL 572
FRAGMENTS DE CONSEILS A UNE SUPÉRIEURE NOUVELLEMENT ÉLUE. 573
À UNE AUTRE 574
À UNE AUTRE 575
PAROLES CONSOLANTES 579
AMOUR DE DIEU. AMOUR DU PROCHAIN. 579
PRÉSENCE DE DIEU. PRIÈRE VOCALE. 585
PAUVRETÉ ET DÉLAISSEMENT 592
AVANTAGES DES CROIX ET DES AFFLICTIONS 598
RÉSIGNATION, FORCE, PATIENCE 606
MORTIFICATION, ABNÉGATION DE SOI-MÊME 613
OBÉISSANCE 620
HUMILITÉ 626
ORAISON MENTALE 632
AMOUR DE LA VOLONTÉ DE DIEU / ABANDON A SA PROVIDENCE 639
SIMPLICITÉ. PUR AMOUR 646
ESPRIT DE L’INSTITUT 652
SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT
DE
CHANTAL
SA VIE ET SES ŒUVRES
ŒUVRES DIVERSES
PETIT LIVRET QUESTIONS DE
SAINTE DE CHANTAI RÉPONSES DE SAINT FRANÇOIS DE SALES PAPIERS INTIMES
EXHORTATIONS ENTRETIENS INSTRUCTIONS
PARIS
PLON ET Ci°,
IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1875
ÉDITION AUTHENTIQUE PUBLIÉE PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DU PREMIER MONASTÈRE DE LA VISITATION SAINTE-MARIE D’ANNECY
[Ttome II, 1875 :]
Le nom de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal n’éveille pas l’idée d’une femme auteur, d’une religieuse qui, à l’exemple de sainte Thérèse, aurait composé des ouvrages destinés à la publicité. La Fondatrice de la Visitation, en effet, n’a pas écrit une seule page en vue de l’impression. Comment donc les opuscules qui composent le présent volume appartiennent-ils très légitimement à la Sainte, et par quelle voie nous sont-ils parvenus? Voilà ce qu’il nous faut expliquer brièvement; après quoi, nous aurons à signaler la valeur ascétique de ces opuscules, et à marquer le caractère de chacun.
Sainte Chantal n’a point, à proprement parler, fait œuvre d’écrivain ; mais elle a fait œuvre de fondatrice, œuvre encore de directrice des âmes; elle a excellé dans le gouvernement de son Ordre et dans la conduite spirituelle des religieuses soumises à son autorité. Or, pour l’administration générale, comme pour la direction particulière, son action s’exerçait surtout par des exhortations, des conseils et des entretiens, en un mot, par une parole vivante et animée. Mère de la Visitation, elle était chargée d’élever sa famille encore au berceau, de présider au développement de sa vie religieuse. Dans sa tendresse maternelle, elle n’ignorait pas qu’elle devait le pain de l’âme aux filles que le Seigneur lui avait données, et elle leur distribuait, sous bien des formes, une nourriture aussi douce que fortifiante. C’était pendant les récréations, ou bien dans les réunions prescrites par la règle que la sainte Fondatrice servait à ses enfants ces repas spirituels.
Les récréations étaient mises à grand profit pour l’édification et pâture du petit troupeau. Au jardin, pendant l’été, dans une salle, en hiver, les religieuses entouraient leur Mère d’une vivante couronne ; et, bientôt, la conversation était lancée par l’une ou par l’autre des Sœurs sur un sujet de spiritualité, à la grande satisfaction de tout le cercle et de sainte Jeanne-Françoise toute la première. La digne supérieure applaudissait à une pareille initiative ; elle aimait à être provoquée par ses religieuses, à être mise par elles sur le chapitre des observances régulières ou des vertus propres à leur Institut. « Je ne suis pas grande prédicatrice, leur disait-elle un jour, je ne sais presque parler qu’en répondant ». La Sainte, qui était le pivot de la conversation, ne la laissait pas languir. Assaillie d’observations et de demandes, elle faisait face à tout, elle avait réponse à toutes les questions, éclaircissement pour tous les doutes. Sur tout elle répondait avec son grand bon sens, avec cette science des choses spirituelles qu’elle avait puisée auprès de saint François de Sales et au pied du crucifix. Pendant ces causeries d’un intérêt si vif et si élevé, les heures s’écoulaient trop rapidement au gré des Sœurs, qui toutes se retiraient récréées pour l’esprit, pour le cœur et pour l’âme. C’était sur une moindre échelle, mais avec non moins de charme et de profit, une imitation des Conférences si connues des anciens solitaires.
Aux jours où la communauté se réunissait au Chapitre, la Sainte, qui présidait l’assemblée, prenait la parole, et, au milieu de ses filles silencieuses et attentives, elle traitait un sujet spécial. C’était un point de perfection religieuse qu’elle développait, une des vertus propres à son Institut qu’elle présentait sous différents aspects; c’était encore des considérations sur un mystère, sur une fête de l’Église, ou bien encore des avis relatifs à la correction de quelque défaut... De leur côté, les novices avaient quelquefois le bonheur d’entendre la zélée Fondatrice. En s’adressant à elles, sainte Chantal s’attachait surtout à les débarrasser de l’esprit du siècle, pour leur inculquer l’esprit religieux; elle arrosait de sa parole ces jeunes plantes qui devaient embellir les jardins de l’Époux céleste.
Pendant ces réunions, véritables festins de l’âme, pas une miette qui tombât par terre, pas une parole de l’incomparable Mère qui ne fût recueillie, an moment même et sur place, dans le cœur de chacune des religieuses. Ce n’est pas tout. Après les assemblées, comme après les récréations, plusieurs des Sœurs prenaient la plume, et, sous l’impression toute fraîche de ce qu’elles venaient d’entendre, elles fixaient sur le papier ce qui les avait le plus frappées, ce qui répondait le mieux à l’état présent de leur âme. Or, comme les impressions et les goûts ne pouvaient se ressembler en tout chez les différentes religieuses qui prenaient des notes, tel passage, omis par les unes, était recueilli par les autres. Il en résultait que ces différentes rédactions se complétaient les unes les autres, ce qui a permis de reconstituer, à peu près dans leur intégrité, les Entretiens et les Allocutions de sainte Chantal. Rappelons encore ceci : parmi les Sœurs qui rédigèrent les notes en question figurent les supérieures les plus illustres de l’Ordre, et surtout la Mère de Chaugy. C’est dire assez avec quelle exactitude furent recueillies les paroles de leur Bienheureuse Fondatrice. Au reste, nous avons de cette fidélité une preuve matérielle : en conférant les anciennes copies, nous trouvons les passages parallèles reproduits d’une manière à peu près identique.
L’authenticité des Exhortations et des Entretiens, au sens que nous venons de marquer, ne saurait être contestée. Ces ouvrages émanent donc de sainte Chantal; son nom, qu’elle n’y a pas mis elle-même, y a été apposé, à bon droit, par les religieuses qui ont été les premières à jouir de leur contenu. Pour le dire en passant, la provenance singulière de ces opuscules, la voie par laquelle ils nous sont parvenus, leur donne un piquant intérêt.
Tombés de la bouche de la vénérée Fondatrice, ils ont été pieusement recueillis par ses filles spirituelles. Après être demeurés de longues années dans le demi-jour du cloître, où ils ont fait les délices de plusieurs générations de religieuses, les voilà qui sont livrés au grand jour pour l’édification de tous. Mais ce qui nous recommande par-dessus tout ces Œuvres diverses, c’est la valeur qu’elles empruntent au mérite de celle qui les a, non pas écrites, mais parlées pour la plupart.
[…]
Mais, où la personnalité de sainte Jeanne-Françoise de Chantal se trouve à peu près entière, c’est dans la forme de ses ouvrages; elle s’accentue d’autant plus vivement de ce côté, que, dans le laisser-aller des récréations, ou même dans la gravité des allocutions réglementaires, elle n’avait pas à se préoccuper de style. Sous ce rapport, elle ne procède nullement de saint François de Sales; sa manière de concevoir et de s’exprimer ne sent point l’école salésienne. Les fleurs naissent sous la plume de l’évêque de Genève; ses écrits en sont émaillés. Ce prélat, d’une doctrine si riche et si sûre, revêt la plus haute théologie de formes heureuses, qui la rendent accessible à tous; il exprime les pensées les plus profondes avec des comparaisons frappantes de vérité, avec de gracieuses images qui éclairent l’esprit en le charmant. Chez lui, tout sourit et tout brille; tout est large et abondant. Lorsqu’on passe de ses ouvrages à ceux de sainte Chantal, le contraste est frappant. La religieuse s’exprime d’une manière sobre, coupée, dépouillée d’ornements. À ce langage, nous reconnaissons un esprit grave, pratique, avec une légère teinte d’austérité. Chez elle, l’imagination est tenue à l’écart; la parole est au ferme bon sens, à la grave expérience, au zèle de la mère pour le progrès de ses filles spirituelles dans la vertu. Les fruits abondent, mais les fleurs sont rares; et encore celles qui apparaissent de loin en loin, sont-elles cueillies dans les parterres de saint François de Sales, ou dans le jardin de l’épouse du Cantique des Cantiques. Le dépouillement intérieur de la grande religieuse se reproduit en quelque manière dans son langage. Les beautés littéraires, les grâces de l’imagination ne brillent pas ici d’un grand éclat ; à la place, vous trouverez d’excellents avis, de fortes peintures du cœur humain, les maximes mortifiantes et crucifiante de l’Évangile proposées avec une vigueur sans égale. Les opuscules de sainte Chantal reflètent d’autant plus fidèlement son âme, que ces écrits sont le produit spontané de ses idées et de ses sentiments. L’énergie de la pensée, le relief et la pointe de l’expression, ces qualités que nous admirons en plus d’un endroit, sont bien de la femme forte que nous connaissons. Et puis, combien de pages où le zèle ardent et les chaleureuses exhortations décèlent la grande sainte, l’éminente supérieure? Certes, et cela soit dit à l’honneur de la mère et de ses filles : sainte Jeanne-Françoise n’épargne pas ses religieuses; elle y va, à leur endroit, d’une maîtresse main. Ce n’est pas elle qui voilera la croix, qui émoussera la pointe des épines; ce n’est pas elle qui adoucira les reproches au moyen de circonlocutions timides ou de périphrases embarrassées. Qu’elle rencontre sur son chemin, dans une maison de la Visitation, l’esprit du monde, et elle le flagellera d’importance ; elle lui dira son fait en termes forts nets. Écoutons plutôt : « Il n’y a rien, dit-elle, qui me soit plus insupportable que de voir qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point d’honneur; car n’est-ce pas une chose monstrueuse? Quoi! mettrions-nous notre honneur dans des fadaises? »
Un beau jour, dans l’octave de Pâques, s’adressant aux novices, elle leur disait : « Mes Sœurs, je vous recommande soigneusement deux choses : premièrement, il faut que vous travailliez courageusement et fidèlement à votre perfection; secondement, il faut laisser faire les autres, vous laissant écorcher, dépouiller et plier comme on voudra … il faut vous laisser plier comme on plie un mouchoir. » Voilà des expressions qui se peignent, ou mieux, qui s’enfoncent dans la mémoire de manière à n’en plus sortir. Citons encore un passage : « O Dieu! dit la zélée supérieure, s’il faut demeurer encore çà-bas [sic], que ce soit pour y pratiquer de solides vertus. Nous marchons beaucoup trop en enfant ; cela me fâche. Il faut que les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies héroïques et grandes vertus. Il faut rompre ou faire... »
Cependant il s’en faut bien que la fermeté de la supérieure étouffe, dans sainte Jeanne-Françoise, la tendresse de la mère. Dans l’occasion, elle épanche des trésors de sollicitude sur les membres de sa famille religieuse. Elle montre à ses filles spirituelles de quel amour suave et puissant elle les aime dans le Seigneur, et par la compassion qu’elle ressent pour leurs peines, et par les douces consolations qu’elle leur adresse, et par les mille moyens dont elle s’avise pour les soulager dans l’âme et dans le corps.
[…]
Les Œuvres diverses comprennent d’abord : 1° le PETIT LIVRET de la Sainte; 2° QUESTIONS de sainte Chantal à saint François de Sales et RÉPONSES de ce dernier; 3° les PAPIERS INTIMES; ensuite, 4° les EXHORTATIONS; 5° les ENTRETIENS ; 6° les INSTRUCTIONS aux Novices; 7° les MÉDITATIONS ; 8° enfin la DÉPOSITION de la Sainte pour la béatification et canonisation de saint François de Sales.
1° Le PETIT LIVRET est un recueil d’avis que sainte Chantal avait reçus de saint François de Sales, verbalement ou par écrit. D’après les Mémoires de la Mère de Chaugy, ce résumé fut commencé par la Sainte en 1605, aux fêtes de la Pentecôte, lors de son premier voyage en Savoie. L’original de cet écrit n’existe plus, du moins il a été impossible de le trouver. La reproduction insérée dans ce volume a été faite sur une très ancienne copie, conservée dans les archives du premier monastère d’Annecy. L’abbé Migne a publié le Petit Livret sous le titre de Maximes diverses. Probablement, par suite de feuillets détachés et déplacés, les choses ont été mêlées de telle sorte, que des pages du commencement ont été rejetées à la fin. L’ordre primitif a été rétabli.
À la suite du Petit Livret, sont placées les résolutions et pensées, fruits de deux retraites faites par la Sainte. Ce fut dans l’une de ces solitudes, celle de 1616, que Notre-Seigneur rappela à la plus haute perfection, par le détachement le plus complet.
2° QUESTIONS DE SAINTE CHANTAL A SAINT FRANÇOIS DE SALES ET RÉPONSES DE CE DERNIER. La Sainte adressa ces Questions par écrit à son céleste directeur, qui lui répondit par la même voie. Ce dialogue sublime peut se rapporter à l’année 1616, année où, comme nous venons de le dire, le Seigneur appela son épouse au dépouillement parfait et au martyre d’amour. En reproduisant ces Questions et ces Réponses, on a voulu faire assister le lecteur aux leçons données par le saint directeur à cette âme d’élite.
3° LES PAPIERS INTIMES renferment une série de résolutions, d’élans vers Dieu, d’actes d’amour et d’abandon entre les mains de l’Époux céleste. Ces pages, que l’on dirait tracées par un séraphin, furent écrites par la Sainte à l’issue d’une de ses retraites, probablement en 1616. Ces papiers, exclusivement à son usage, elle les portait toujours sur elle; elle voulut être enterrée avec ce témoignage de son ardent amour pour Dieu. Inutile de dire quel intérêt s’attache à ces feuillets que nous a rendus le tombeau de sainte Jeanne Françoise.
Ces trois opuscules jettent un grand jour dans cette âme héroïque; d’autre part, ils nous la montrent dans ses rapports avec saint François de Sales, son habile maître. C’est donc à dessein qu’ils ont été placés en tête de ce volume; ils introduisent naturellement aux Œuvres de cette Sainte glorieuse et bien-aimée.
Les EXHORTATIONS, les ENTRETIENS et les INSTRUCTIONS AUX NOVICES constituent la partie la plus étendue des Œuvres de sainte Chantal ; ajoutons celle qui lui appartient le plus en propre. Nous avons dit plus haut comment ces Exhortations et ces Entretiens ont été recueillis; comment il a été permis de combler les lacunes que présentent les rédactions qui en furent faites; comment, au moyen de ces rédactions, diverses pour l’étendue, mais à peu près identiques dans la reproduction des passages parallèles, on a pu reconstituer les instructions données par la zélée Fondatrice aux premières religieuses de la Visitation. Signalons, en passant, une pièce qui a été pour cela d’un grand secours : nous voulons parler d’un manuscrit provenant de l’ancien monastère de la Visitation de Verceil (Piémont). Ce manuscrit, beaucoup plus correct et complet que tous ceux qui circulent aujourd’hui dans les monastères, fut donné, paraît-il, aux Sœurs de cette ville par les fondatrices de la Visitation de Turin, qui l’avaient apporté d’Annecy, en 1638.
4° Les EXHORTATIONS ont été faites par la Sainte au Chapitre de la Communauté, ce qui leur donne un caractère plus grave qu’aux Entretiens. Ces Exhortations ont été recueillies surtout par la Mère de Chaugy, laquelle avait le talent de conserver le texte de sa vénérée Fondatrice, sans y mêler son propre style.
5° Les ENTRETIENS reproduisent les conversations que la Mère de Chantal avait avec ses Sœurs, soit pendant les récréations journalières, soit aux conférences mensuelles qui se tiennent dans les maisons de la Visitation, à l’exemple des anciens solitaires. Ces Entretiens sont, comme de raison, d’un langage simple et familier : simplicité, familiarité charmante qui respirent la candeur et l’innocence de la colombe. De plus, ils ont l’avantage d’être éminemment pratiques, d’offrir des détails aussi précieux qu’abondants sur les observances religieuses et les secrets de la vie spirituelle.
6° Les INSTRUCTIONS AUX NOVICES, le titre le dit assez, étaient adressées à celles qui faisaient l’apprentissage de la vie religieuse. La sainte Fondatrice fut chargée du noviciat pendant les dix-huit premiers mois de la Visitation. Mais, dans ces premiers commencements, on ne songea pas à recueillir ses paroles. Il y a donc bien peu de ses Instructions aux novices. Celles qui restent proviennent des conférences qu’elle faisait plus tard, en présence de la maîtresse des Novices, en vue surtout de former cette dernière à son emploi.
Le présent volume contient les six premiers opuscules; les MÉDITATIONS et la DÉPOSITION de la Sainte paraîtront dans le volume suivant.
G. B.
PRÉCIEUX FRAGMENTS DU PETIT LIVRET DE NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMIOT DE CHANTAL OU
À l’honneur et gloire de Dieu soient toutes nos œuvres ! Amen. [7]
1. Ce peu de temps que nous déterminons de donner à Dieu en l’oraison, donnons-le-lui avec notre pensée libre et désoccupée de toutes autres choses, avec résolution de ne le jamais reprendre, quels travaux qu’il nous en arrive, et tenons un tel temps comme une chose qui n’est plus nôtre.
2. Ma chère âme, mais je te dis, ma chère âme, que tu aies une continuelle mémoire de ces jours heureux de mardi, mercredi et samedi devant la fête de Pentecôte, de mai [1605], jours auxquels ce bon Dieu t’a rendue toute sienne grave en ta souvenance ses miséricordes et les promesses que tu lui as faites et l’en bénis éternellement. Louanges vous soient, ô mon Dieu, à jamais ! Non, non, mon Sauveur, jamais éternellement je n’oublierai vos volontés, car en icelles vous m’avez justifiée.
3. Quand on fait des religieuses professes, on leur met un crucifix matériel entre leurs bras ; mais moi, ma fille, je vous donne le vrai crucifix; c’est votre Époux, portez-le entre les bras de votre âme ; tenez-le bien serré et n’abandonnez point le pied de sa croix, lui donnant votre cœur cent fois le jour. Je vous recommande de vous accuser en confession clairement, franchement et simplement.
4. Quand il vous adviendra des pensées mauvaises et que vous vous en apercevrez, faites un acte positif par une action contraire à la pensée, et ne perdez plus de temps à vouloir rechercher; mais passez outre.
5. Bon de représenter sa nécessité à Dieu et de l’invoquer au commencement de toute action. Pensez que le doux Sauveur est assis dans votre cœur comme sur son trône, et le regardez souvent, vous humiliant fort devant lui. Je désire que vous soyez extrêmement humble, que votre cœur soit fort droit, ouvert et sans réserve en mon endroit ; c’est ici le grand commandement, car de là dépend tout le reste.
6. Gardez bien la clôture de votre monastère, ne laissez point sortir vos desseins, cela n’est qu’une distraction de cœur. Observez bien votre règle : l’humilité, le mépris du monde et de vous-même, la chasteté, l’obéissance et la charité. Au demeurant, demeurez en paix avec votre Époux bien serré entre vos bras.
7. Encore que je me sente misérable, je ne m’en trouble pas, et quelquefois je suis joyeux, pensant que je suis une vraie besogne de la miséricorde de Dieu.
8. Dieu veut que votre misère soit le trône de sa miséricorde, et vos impuissances le siège de sa toute-puissance. Il vous laisse là, sans doute pour sa gloire et votre grand profit. Qu’il me tue, dit Job, j’espérerai en lui. Demeurez humble, tranquille, douce et confiante parmi cette obscurité et impuissance; si vous ne vous impatientez point, si vous ne vous empressez point, mais que, de bon cœur (je ne dis pas gaiement, mais je dis franchement), vous embrassiez cette croix et demeuriez en ténèbres, vous aimerez votre abjection, car être obscure et impuissante n’est autre qu’être abjecte. Aimez-vous comme cela, pour l’amour de celui qui vous veut comme cela. Allez tout simplement à l’abri de vos résolutions, retranchez les réflexions d’esprit que vous faites sur votre mal comme des cruelles tentations. N’essayez point de guérir votre mal.
9. C’est aussi un entortillement d’esprit, ce tintamarre qui vous fait peur. Mon Dieu ! ma fille, ne vous sauriez-vous prosterner devant Dieu quand cela vous arrive et lui dire tout simplement : « Oui, Seigneur, vous le voulez et je le veux aussi ; si vous ne le voulez pas, je ne le veux pas ! » Et puis, passez à faire un peu d’exercices et d’actions qui vous servent de divertissement, et ne vous embarrassez point pour les chasser, moquez-vous de tout cela.
10. Parlons d’une règle générale que je vous veux donner; c’est qu’en tout ce que je vous dirai, ne pensez pas, ne regardez pas ceci, cela ; tout cela s’entend grosso modo; car je ne veux point que vous contraigniez votre esprit à rien, sinon à bien servir Dieu et à le bien aimer, à ne point abandonner nos résolutions, ains [mais] à les aimer. Pour moi, j’aime tant les miennes que, quoi que je voie, ne me semble suffisant; cela ne me saurait ôter une once de la bonne estime que j’en ai, encore que j’en considère tant d’autres plus excellentes et relevées.
11. Quand le
patriarche Joseph renvoya ses frères d’Égypte pour lui amener son père Jacob,
il leur bailla cet avis : Ne vous
courroucez point en chemin. Je vous en dis de même : cette misérable
vie n’est qu’un acheminement à la bienheureuse ; ne nous courrouçons point en
chemin; allons avec nos compagnons doucement et paisiblement. Ne recevez pas
les prétextes que l’amour-propre suggère pour excuser le courroux ; car saint
Jacques dit tout clair que l’ire de l’homme
n’opère point la justice de Dieu; combien moins celle de la femme! aussi,
Notre-Seigneur enferme toute la doctrine des mœurs exprimée en ces mots :
Apprenez de moi que je suis débonnaire et humble de cœur; bref, le sucre ne
gâte nulle sauce. Il faut résister au mal, et réprimer les vices de ceux qui
nous sont en charge, puissamment, fermement, vaillamment, mais paisiblement et
doucement. Rien n’arrête tant l’éléphant que l’agneau, et rien ne rompt si
aisément la furie du canon que la laine. Jamais je ne me mis en colère, pour
justement que cela ait été, que je n’aie vu, par après, que j’eusse fait encore
plus justement de ne me point courroucer. On ne prise pas tant la répréhension,
quoiqu’elle soit accompagnée de raison, que celle qui n’a d’autre origine que
la raison, puisque l’âme raisonnable est naturellement sujette à la raison,
et, à la passion, elle n’y est sujette que par tyrannie. La raison donc
accompagnée de passion se rend odieuse, et sa juste domination se rend avilie
par sa tyrannie. Bref, souvent l’Épouse de Notre-Seigneur est appelée Sulamite,
c’est-à-dire paisible, et que, dessous sa langue, elle a le miel et le lait,
et, en ses lèvres, un rayon distillant; aussi saint Paul nous apprend de surmonter le mal et non de le combattre.
Ceux qui se courroucent combattent le mal; mais ceux qui sont doux le
vainquent. Surmontez, dit l’Apôtre, le mal par le bien.
12. Ressouvenez-vous de faire état que tout le passé n’est rien, et que tous les jours il nous faut dire avec David : Tout maintenant, je commence à bien aimer mon Dieu. Faites beaucoup pour Dieu, et ne faites rien sans amour ; mangez et buvez pour cela.
13. Le désir de perfection doit être en vous comme l’oranger de la côte maritime, qui est presque toute l’année chargé de fruits, de fleurs et de feuilles, car votre désir doit toujours fructifier par les occasions qui se présentent d’en effectuer chaque jour quelque partie, et, néanmoins, il ne doit jamais cesser de souhaiter des nouveaux objets et sujets de passer plus avant, et ces souhaits sont les fruits de l’arbre de notre désir ; les feuilles sont les fréquentes reconnaissances de notre imbécillité, qui conservent les bonnes œuvres et les bons désirs. C’est l’une des colonnes de votre tabernacle, l’autre est l’amour de votre viduité; amour saint et désirable pour autant de raisons qu’il y a d’étoiles au ciel.
14. Jetez souvent votre cœur ès [dans] plaies de Notre-Seigneur, et non à force de bras. Ayez une extrême confiance en sa miséricorde et bonté qui ne vous abandonnera point, mais ne laissez pour cela de vous bien prendre à sa sainte croix. Après l’amour de Notre-Seigneur, je vous recommande celui de son Église. Louez Dieu cent fois le jour d’être fille de son Église. Jetez vos yeux sur l’Époux et sur l’Épouse ; dites à l’Époux : « Hé ! que vous êtes Époux d’une belle Épouse! » Et à l’Épouse : « Hé ! que vous êtes Épouse d’un divin Époux ! »
15. Notre-Seigneur désire que vous ne pensiez ni à votre avancement ni à votre amendement, point du tout; mais à recevoir et employer les occasions de le servir, par la pratique des vertus, dans chaque moment, sans aucune réflexion sur le passé ni l’avenir. Chaque moment présent doit porter son soin à l’unique occupation, dans les retours à Dieu, et un général abandonnement qui détruise tout ce qui s’oppose à ses desseins.
16. Les vertus des veuves sont : l’humilité, le mépris du monde et de soi-même, la simplicité et amour de son abjection, le service des pauvres et des malades; son lieu, le pied de la croix ; sa gloire, d’être méprisée ; sa couronne doit être sa misère. Je ne forclos pas l’élévation de l’âme, l’oraison mentale, la conversation intérieure avec Dieu, l’élancement perpétuel du cœur en Notre-Seigneur. Mais, savez-vous ce que je veux dire, ma fille? qu’il vous faut être comme cette femme forte, laquelle a mis sa main aux choses fortes, et ses doigts ont manié le fuseau. Méditez, et élevez votre esprit, et le portez en Dieu. Tirez Dieu en votre esprit : voilà les choses fortes; mais, avec tout cela, n’oubliez pas votre quenouille et votre fuseau. Filez le fil des petites vertus propres aux veuves; abaissez-vous aux exercices de charité. Qui dit autrement se trompe et est trompé.
17. Laissez-moi le soin de vos désirs; je vous les garderai fort soigneusement. N’en ayez nul souci : peut-être aussi ne vous les rendrai-je jamais, et ne sera pas expédient que je vous les rende ; mais assurez-vous que je ne les emploierai pas mal; j’en dois rendre compte et je m’en charge. Cheminez toujours devant Dieu et devant vous; car Dieu prend plaisir à vous voir faire vos petits pas, et, comme un bon père qui tient son enfant par la main, il accommodera ses pas aux vôtres et se contentera de n’aller pas plus vite que vous. De quoi vous souciez-vous d’aller d’un côté ou d’autre, ou d’aller bellement ou vitement, pourvu que Dieu soit avec vous, et vous avec lui?
18. Ne disputez jamais, ni peu ni prou, contre les suggestions que l’ennemi vous fera contre la foi, contre la chasteté viduale [qui appartient à une veuve], contre l’obéissance vouée, contre le dessein de tendre à la perfection. Non, pas un seul mot de réplique, sinon celui de Notre-Seigneur : Arrière de moi, Satan! tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. [7]
19. Ne vous efforcez point de renvoyer vos tentations; méprisez-les, ne vous y amusez point; représentez à votre imagination Jésus crucifié entre vos bras et sur votre poitrine, et dites cent fois en baisant son côté : « C’est ici mon espérance, c’est la vive source de mon bonheur, c’est le cœur de mon âme, c’est l’âme de mon cœur; jamais rien ne me séparera de cet amour ; je le tiens et ne le laisserai point aller qu’il ne m’ait mise en lieu d’assurance. » Dites-lui souvent : « Que puis-je avoir sur la terre ou que prétends-je au ciel, sinon vous, ô mon Jésus? Vous êtes le Dieu de mon cœur et mon héritage que je désire éternellement. » Voyez Notre-Seigneur qui crie à Abraham et à vous aussi : « Ne crains point, je suis ton protecteur. » Saint Pierre voyant l’orage très impétueux eut peur, et tout aussitôt il commença à enfoncer; il cria à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! Et Notre-Seigneur le prit par la main et le reprit : Pourquoi as-tu douté? Voyez ce saint Apôtre, il marche à pieds secs sur les eaux; les vents ni les vagues ne le sauraient faire enfoncer, mais la peur des vagues et des vents le fait perdre si son maître ne l’échappe.
20. La peur est un plus grand mal que le mal même; si elle vous saisit, criez fort à Notre-Seigneur : Sauvez-moi! et il vous tendra la main; serrez-la bien et allez joyeusement : il dormira quelquefois; mais, en temps et lieu, il se réveillera pour vous rendre le calme. Bref, ne philosophez point sur votre mal ; ne répliquez point; allez franchement : que tout le monde renverse, que tout soit en ténèbres, Dieu est avec nous si nos résolutions vivent.
21. Je suis consolé de vous voir pleine de désirs de l’obéissance; c’est un désir d’un prix incomparable qui vous appuiera sur tous vos ennemis. Hélas! ma très-aimée fille, ne regardez pas à qui, mais pour qui vous obéissez; votre vœu est adressé à Dieu, quoiqu’il regarde un homme. Mon Dieu! ne craignez [8] point que la Providence de Dieu vous manque; s’il était besoin, elle enverrait plutôt un ange pour vous conduire que de vous laisser sans guide, puisque, avec tant de résolutions et de courage, vous voulez obéir. Hé! donc, ma fille, reposez-vous en cette Providence paternelle, résignez-vous du tout à icelle. Amen.
22. Non, ne vous étonnez point, moquez-vous des assauts de votre ennemi, tenez la croix de Notre-Seigneur sur votre poitrine, répliquez doucement et par actes positifs baisant vos résolutions. Ne vous efforcez point de détruire la superbe, mais tâchez bien d’assurer l’humilité en l’exerçant positivement, et ne vous étonnez point, tenez vos yeux au ciel. Oui, ma fille, attachez-vous fort à la Providence divine ; qu’elle fasse ce qu’elle voudra de tout ce qui est nôtre ; qu’elle nous conduise par où il lui semblera mieux ; mais, j’espère, ains je m’assure que nous aboutirons à ce signe et arriverons à ce port. Vive Dieu! ma très chère fille, et cette espérance! Hardiment, cheminons en cet amour essentiel, fort et invariable de notre Dieu, et laissons courir çà et là les fantômes des tentations; qu’elles entrecoupent tant qu’elles voudront notre chemin. « Dà, disait saint Antoine, je vous vois, mais je ne vous regarde pas. Non, ma fille, regardons à Notre-Seigneur, qui nous attend au-dessus de toutes ces fanfares de l’ennemi; réclamons son secours, car c’est pour cela qu’il permet que ces illusions nous fassent peur. Courage, ma fille; n’avons-nous pas occasion de croire que Notre-Seigneur nous aime? Si avons, certes, et pourquoi donc se mettre en peine des tentations? Je vous recommande notre simplicité, qui est si agréable à l’Époux, et notre pauvre humilité, qui a tant de pouvoir vers lui. Ne sommes-nous pas trop heureux, de savoir qu’il faut aimer Dieu, et que tout notre bien gît à le servir, toute noire gloire à l’honorer? Que sa bonté est grande sur nous! [9]
23. Contre ces nouveaux assauts, tenez-vous close et couverte dans les instructions que vous avez reçues jusqu’à présent, vous n’avez rien à craindre; prenez garde à ne point disputer ni marchander, ni ne vous attristez point, ni ne vous inquiétez, et vous serez délivrée. Il vous doit suffire que Dieu n’est point offensé en ces attaques.
24. Approfondissez de plus en plus votre considération sur les plaies de Notre-Seigneur, où vous trouverez un abîme de raisons qui vous confirmeront à notre généreuse entreprise, et vous feront sentir combien vil et vain est le cœur qui fait ailleurs sa demeure, qui niche sur un autre arbre que celui de la croix. Bienheureux si nous vivons et mourons en ce saint tabernacle ! Non, non, rien du monde n’est digne de notre amour; il le faut tout à ce Sauveur qui nous a tout donné le sien. Pressez fort le cher crucifix sur votre poitrine.
25. L’oraison de simple remise en Dieu est sainte et salutaire, il n’en faut jamais douter ; elle a tant été examinée, et toujours on a trouvé que Notre-Seigneur nous voulait enseigner cette manière de prier. Il n’y faut donc plus autre chose que d’y continuer doucement.
26. Mon âme est au hasard en mes mains, je la porte, disait David. Examinez souvent si vous avez votre âme en vos mains, si quelques passions, troublements ou inquiétudes ne vous l’a point emportée, voire, si vous l’avez à votre commandement, ou bien, si elle est engagée à quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous soit échappée, avant toutes choses, cherchez et la reprenez ; mais souvenez-vous qu’il la faut reprendre doucement et bellement, car, si vous la vouliez saisir à force de bras, vous l’effaroucheriez. Dieu soit notre tout!
27. Considérez souvent si vous pouvez dire avec vérité : Mon Bien-aimé est à moi et moi à lui! Voyez s’il y a quelques [10] pièces de votre âme, ou des facultés de votre corps, ou de ses sens qui ne soient pas à Dieu, et, l’ayant trouvé, reprenez-le, où qu’il soit, et le rendez à Dieu; car vous êtes à lui, toute, toute, toute.
28. Ressouvenez-vous que votre esprit connaissant et agissant par discours et raisons naturelles, il s’appelle entendement et intelligence, ou esprit humain; mais, connaissant et agissant par la clarté et la lumière de la foi, il s’appelle esprit de la foi ou esprit chrétien. Or, ma fille, il arrive quelquefois que notre esprit n’agit que par la clarté surnaturelle, et que l’esprit humain ne peut acquiescer à cette action, et beaucoup moins l’âme sensuelle, laquelle y contredit et s’oppose; et lors il nous semble que tout est perdu ; et, l’esprit pieux, abandonné de toutes les facultés raisonnables et sensitives, demeure tout éperdu, ce semble, et tout étonné; mais, en vérité, il n’y a nul danger; car l’esprit de la foi demeurant vif, sauve, quant et quant, tout le reste; et, quand tout le reste conspirerait contre nous, nous ne saurions déchoir de la grâce de Dieu. Il est vrai qu’Absalon inquiète et trouble tout le royaume d’Israël contre son père, en sorte que le pauvre David, tout roi qu’il est, s’en va pleurant pieds nus, la tête voilée, chacun l’ayant abandonné; et cependant il est roi, pourtant, et enfin il régnera et rangera tout le reste à son obéissance. Quand donc il vous arrivera de voir votre âme sensuelle et votre esprit humain se bander contre votre esprit chrétien, le troubler et inquiéter, et faire soulever les facultés de votre cœur, courage, ma fille, un peu de patience, notre David demeurera vainqueur. Que toute la barque de notre navire tire où elle voudra l’aiguille marine, mais cela n’empêchera pourtant qu’elle ne fasse son mouvement et qu’elle n’ait sa visée à la belle étoile. Cette déréliction ressemble à celle que Notre-Seigneur ressentit à sa Passion, et en icelle il semble que notre âme soit comme le prophète, quand l’ange le portait en l’air par l’un [Il de ses cheveux. Nul remède à cela, ma fille, sinon de s’humilier et attendre en espérance la grâce de Dieu, recommandant doucement notre esprit entre ses mains paternelles.
29. Aux tentations de la foi, humiliez-vous profondément devant Dieu, puis devant son Église, par une inclination cordiale, et faites un acte positif de foi, protestant de vouloir à jamais croire tout ce que Dieu a révélé à son Église; et, sans plus disputer ni examiner aucune chose, divertissez votre cœur à d’autres occupations, principalement extérieures; et, bien que la tentation vienne autour de vous, ne faites aucun semblant de la voir ; mais, dissimulant cette attaque, appliquez-vous fidèlement et ardemment aux autres exercices.
30. Aux tentations de vanité et gloire, il faut faire de même, c’est à savoir faire un acte positif et contraire, et, au lieu de se glorifier, s’humilier de sa propre vanité, comme disant Seigneur, je suis vain et mon esprit n’est que vanité. Ne vous rendez plus si pointilleuse et tendre aux tentations, que pour cela vous soyez troublée ou inquiétée. Hélas! ma fille, il se faut presque résoudre à toujours sentir les tentations et n’y point consentir. Quand vous les sentirez, penchez doucement votre cœur de l’autre côté, et ne vous étonnez point, bien que vos sens et votre esprit humain semblent tenir le parti de la tentation. Ne vous étonnez nullement, pourvu que l’esprit de la foi et le mouvement intime de votre cœur se tournent toujours à votre belle étoile.
31. Étonnez-vous encore moins des assoupissements et distractions qui proviennent en icelui, car ce sont accidents naturels; et, comme au grand monde, le ciel n’est pas toujours serein et découvert, mais souvent l’air se couvre par des nuages et des brouillards; ainsi au petit monde, qui est l’homme, l’esprit n’est pas toujours gai et clair, mais se couvre quelquefois [12] d’assoupissement qui trouble sa clarté et empêche sa gaieté.
32. O mon âme! c’est le grand mot de notre repos, de prévoir souvent l’empirement de nos affaires et travaux et nous y disposer ; et, quand les accidents nous arrivent, user de la domination que notre volonté supérieure a sur l’inférieure, car on ne peut empêcher que cette partie inférieure ne gronde; mais il la faut laisser faire, et mettre la supérieure en son être, acceptant de bon cœur ce que Dieu veut ou permet nous arriver.
33. Mon âme est triste; mais, ô Seigneur! n’ayez point égard aux inclinations ou rébellions de cette partie inférieure, ne laissez pas, de grâce, d’exercer votre volonté sur moi, qui suis trop heureuse de quoi vous me visitez et me voulez dépouiller de moi-même, pour me revêtir de vous-même.
34. Je ne veux ni cette vertu ni l’autre, je ne veux que l’amour de mon Dieu et le désir de son amour, l’accomplissement de sa volonté en moi. Hélas! je ne veux faire ni répliques ni réfléchissements. Dieu m’a donné un grand amour aux maximes de l’Évangile, et crois que c’est ensuite de la connaissance qu’il me donne de leurs beautés et excellences.
35. J’ai fort prié Dieu qu’il vous fit sentir comme il faut bien résigner tout votre soin, toute votre agilité et souplesse d’esprit, toutes ces petites pointes de votre entendement qui veulent tout ménager, voir et prévoir, le tout entre les mains de sa bonté souveraine et paternelle. Ne permettez point que votre cœur s’inquiète; faites-le reposer doucement sur les bras du Sauveur.
36. Seigneur, mâchez-moi, digérez-moi, anéantissez-moi en vous. Je ne veux rien que Dieu, me reposant en lui, toute, [13] m’affermissant de plus en plus à le servir par une totale dépendance de sa divine Providence, et toujours plus fermement ancrée et assurée en la foi de sa véritable parole, et toute délaissée à sa merci et à son soin. O Bonté éternelle! ô bonté paternelle ! mon cœur se range à vous. Oui, mon Dieu, vous le savez, que je ne vois rien en moi sur quoi je me veuille et puisse appuyer, et que les espérances que vous me donnez de mon salut éternel sont fermement ancrées aux mérites de votre sainte Passion, et sur votre incompréhensible bonté et douceur. Amen.
37. Non, je vous prie, ma fille, ne violentez point votre tête, demeurez tranquille en votre oraison, et, quand les distractions vous arriveront, détournez-vous-en tout bellement, si vous pouvez; sinon, tenez la meilleure contenance que vous pourrez et laissant les mouches vous importuner tant qu’elles voudront, pendant que vous parlerez à votre Roi; il ne prend pas garde à cela. Vous pouvez les effaroucher avec un mouvement simple et tranquille, mais non pas avec un effroi et impatience qui vous fassent perdre contenance.
38. O Dieu! si ma pauvreté et misère vous sont agréable, accroissez-en le nombre et la durée. Il ne faut point craindre; et ne me dites pas qu’il vous semble que vous le dites avec lâcheté, sans force ni courage, mais comme par violence. O Dieu ! mais donc la voilà la sainte violence qui ravit les cieux! Voyez-vous, ma fille, mon âme, c’est signe que tout est pris, puisque l’ennemi a tout gagné en notre forteresse, hormis le donjon imprenable, et qui ne se peut perdre que par soi-même. C’est enfin cette volonté libre et toute nue devant Dieu qui réside en la supérieure et plus spirituelle partie de l’âme, de ne penser qu’à son Dieu et à soi-même, et, quand toutes les autres facultés sont perdues et assujetties à l’ennemi, elle seule demeure maîtresse de soi-même pour ne consentir point. Or, [14] voyez-vous une âme affligée : parce que l’ennemi, occupant toutes les autres facultés, fait là-dedans un tintamarre et fracas extrême, à peine peut-elle ouïr ce qui se dit et fait en la partie supérieure, laquelle a bien la voix plus claire et plus vive que la partie inférieure ; mais celle-ci l’a si âpre, si grosse et si forte qu’elle ôte l’éclat de l’autre. Enfin notez ceci : tandis que la tentation nous déplaît, il n’y a rien à craindre; car pourquoi nous déplaît-elle, sinon parce que nous ne la voulons pas? Au demeurant, ces tentations importunes viennent de la malice du diable; mais la peine et souffrance viennent de la miséricorde de Dieu, qui, contre la volonté de son ennemi, tire de la malice d’icelui la sainte tribulation par laquelle il affine l’or qu’il veut mettre en ses trésors. Je vous dis donc ainsi : Vos tentations sont du diable et de l’enfer, mais vos peines et afflictions sont de Dieu et du paradis; les mères sont de Babylone, mais les enfants sont de Jérusalem. Méprisez les tentations et embrassez les afflictions.
Je vous adore, mon Seigneur Jésus-Christ, et vous remercie de m’avoir enseigné ceci; faites-moi la grâce d’en tirer le profit que vous voulez. O Mère des enfants de Dieu! jamais je ne me séparerai de vous; je veux mourir en votre giron.
39. Pour toutes les choses qui vous arriveront, n’allez point chercher les causes, il suffit que Dieu les sait ; mais simplement humiliez-vous devant Dieu, supportant avec douceur la contradiction sans réflexion. Au temps des sécheresses, humiliez-vous, et au temps des sentiments et vues de vos misères, jetez-vous au plus intime des entrailles de la miséricorde de Dieu; mortifiez-vous en ces petites saillies contre les imperfections du prochain, avec l’esprit de douceur.
40. Cet amour simple de confiance et cet endormissement amoureux de votre esprit entre les bras de ce Sauveur [15] comprennent excellemment tout ce que vous allez cherchant çà et là pour votre goût.
41. Demeurez en la tranquille résignation et remise de vous-même entre les mains de Notre-Seigneur, sans jamais cesser de coopérer soigneusement à sa sainte grâce par l’exercice des vertus et occasions qui se présentent. Demeurez en cette simple et pure confiance filiale, sans vous remuer nullement aux pieds de Notre-Seigneur pour faire des actions sensibles, ni de l’entendement, ni de la volonté. Non, n’ayez donc point de soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui s’embarque de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à se .tenir et vivre dans icelui, laissant le soin de prendre les vents et tendre les voiles et faire voguer, au pilote, sous la conduite duquel il s’est remis.
42. C’est une vraie insensibilité qui vous prive de la jouissance de toutes les vertus que vous avez pourtant en fort bon état; mais vous n’en jouissez pas, ains êtes comme un enfant qui a un tuteur qui le prive du maniement de tous ses biens, en sorte que, tout étant à lui vraiment, il ne manie rien; il semble qu’il ne possède ni n’a rien que sa vie; et, comme dit saint Paul, maître de tout, il n’est en rien différent du serviteur; et en cela, ma fille, Dieu ne veut pas que le maniement de votre foi, de votre espérance et votre charité soit à vous, ni que vous en jouissiez, sinon justement pour vivre et pour vous servir aux occasions de la pure nécessité. Hélas! ma fille, que vous êtes heureuse d’être ainsi sevrée et tenue de court par ce céleste tuteur, et, ce que nous devons faire, n’est que ce que nous faisons, qui est d’adorer l’aimable Providence de Dieu, et puis nous jeter entre ses bras et dans son giron.
43. C’est le haut point de la perfection de se contenter des actes secs, nus et insensibles, exercés par la seule volonté supérieure, comme ce serait le haut point de l’abstinence de se [17] contenter de manger sans aucun goût, mais avec dégoût et contre-cœur. Il faut protester à Notre-Seigneur que nous voulons vivre de sa mort, et manger comme si nous étions morts, sans goût, sentiment ni connaissance. Enfin le Sauveur veut que nous le servions si parfaitement, que rien ne nous reste pour nous abandonner entièrement à la merci de sa Providence. Que nous sommes heureux d’être esclaves de ce grand Dieu! et il lui faut laisser plein pouvoir de nous mener là où il voudra, et il faut dire avec Isaïe : Envoyez-moi où il vous plaira, Seigneur, et je suis bien assurée que, quelque part que je sois, vous m’aiderez à exécuter vos commandements.
44. La vraie et sainte science, c’est de laisser faire et défaire à Dieu, en soi et en toutes choses, ce qu’il lui plaira, sans avoir d’autres vouloirs ni élections, révérant d’un profond silence ce que l’entendement de la faiblesse humaine ne peut comprendre, car ses desseins peuvent être cachés, mais ils sont toujours justes. Le trésor des âmes nettes ne consiste pas à avoir des biens et faveurs de Dieu, ains [mais] à le rendre content; ne voulant ni plus ni moins que ce qu’il donne.
45. Pensez que vous êtes un petit saint Jean qui doit dormir sur la poitrine de Notre-Seigneur et reposer entre les bras de sa divine Providence. Nous n’avons point d’autres intentions ou intérêts que la gloire de Dieu ; car si nous en avions, nous les retrancherions tout aussitôt Enfin comme un autre saint Jean, demeurez toute remise et abandonnée entre les bras de Notre-(Seigneur, par la remise de tout votre être à son bon plaisir et sainte Providence. O Dieu! quel bonheur d’être ainsi entre les bras et mamelles de celui duquel l’Épouse sacrée disait : « Vos tétins sont incomparablement meilleurs que le vin. » Demeurez donc ainsi, très chère sœur, comme un petit saint Jean, et tandis que les autres mangent diverses sortes de viandes en la table du Sauveur, reposez et penchez par une toute simple confiance votre tète, votre amour et votre esprit sur la poitrine amoureuse du cher Sauveur; car il est mieux de dormir sur ce sacré oreiller, que de veiller en toute autre posture.
CANTIQUE.
[…]
[ PENDANT LA RETRAITE DE 1616.]
46. Notre-Seigneur vous aime, ma chère Mère, il vous veut toute sienne; n’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence; n’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui. Tenez votre volonté si simplement unie que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste, ne vous y amusant plus, et ne pensez à chose quelconque, puisque vous lui avez tout [19] remis. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances et faites des aspirations là-dessus. Ce qu’il faut que vous fassiez ne le faites pas par votre inclination, mais parce que c’est la volonté de Dieu.
47. Vivez toute à Dieu en la très sainte nudité de toute chose, surtout de vous-même. Jésus vous tienne saintement esclave de sa sainte croix, nue de tout ce qui n’est pas lui-même; que s’il vous donne des sentiments et consolations de sa présence, c’est afin que sa présence ne tienne plus votre cœur, mais lui et son bon plaisir.
48. Prosterné, ce me semble, en quelque petit recoin du mont de Calvaire où Notre-Seigneur me voit, je vous écris ces lignes, ma très chère Mère, pour votre soulagement, comme un abrégé des résolutions plus convenables à votre avancement devant Dieu.
49. Je répète ce que si souvent je vous ai dit, que, non seulement en l’oraison, mais en la conduite de votre vie, vous devez marcher en l’esprit d’une très-parfaite et très simple confiance en Dieu, entièrement remise et abandonnée à son bon plaisir comme un enfant innocent qui se laisse aller à la conduite et direction de sa mère. Secondement, et pour bien marcher ainsi à la merci de l’amour et du soin de ce cher souverainement aimable Père, tenez suavement et paisiblement votre âme ferme, sans permettre qu’elle se divertisse à se retourner sur elle-même, ni à vouloir voir ce qu’elle fait, ou si elle est satisfaite; car, ma chère Mère, nos satisfactions ne sont point aimables devant les yeux de Dieu, aies seulement elles agréent à notre propre amour. Le Sauveur de notre âme inculque si souvent la simplicité des petits enfants, que nous la devons aimer très particulièrement. Or, ces petits enfants innocents aiment leurs mères qui les portent avec une extrême [21] simplicité; ils ne regardent nullement ce qu’elles font, ni ne font point de retour sur eux-mêmes ni sur leurs satisfactions ils les prennent sans les regarder. Ils tètent avec avidité, et ne regardent point si ce lait est meilleur une fois que l’autre, car, tandis qu’il y en a, ils le prennent tout de bon sans autre curiosité : en cela donc nous devons ressembler aux petits enfants.
50. Comme encore en cette douce oisiveté, par laquelle ils ne se soucient point d’aller, ains aiment mieux être portés, et quand ils commencent à vouloir aller, ils commencent aussi à souvent tomber et trébucher ès choses qu’ils rencontrent bienheureux sont ceux qui ne veulent pas toujours faire, voir, considérer, discourir. Ma très chère fille, il faut accoiser [calmer] notre activité d’esprit, puisque nous voyons manifestement que Dieu nous appelle à cette unique très simple attention de confiance. De cette activité d’esprit, et du soin que notre amour nous suggère d’avoir de notre cœur et de ce qu’il fait, provient l’inquiétude de notre cœur, lorsque nous apercevons soit de loin, soit de près, quelques tentations ou de la foi ou de quelques autres vertus que nous chérissons fort, ou même quand nous craignons de perdre la douceur et consolation; c’est pourquoi il faut simplifier notre esprit, et ayant abandonné et quitté tout ce qui déplaît à Dieu, demeurer en paix dans notre barque, c’est-à-dire faire en paix les exercices de notre vocation. Et ne nous empressons point de notre avancement, car, comme ceux qui sont à une barque, où il y a bon vent, sans remuer tirent au port, aussi ceux qui sont à une vocation bonne, sans s’embesogner de leur profit, profitent et s’avancent perpétuellement. Que s’ils n’ont pas la satisfaction de voir leurs progrès, ils ne doivent pas pour cela s’alangourir[8], car ils sont certains qu’ils ne laissent pas de s’avancer. [21]
51. Je veux bien que vous continuiez l’exercice
du dépouillement de vous-même, vous laissant à Notre-Seigneur et à moi. Mais,
ma très chère Mère, entrejetez quelques actes de votre part, par manière d’oraison
jaculatoire, en approbation des dépouillements, comme, par exemple : « Je
le veux, Seigneur, tirez hardiment tout ce qui revêt mon cœur. O Seigneur! non,
je n’excepte rien, arrachez-moi à moi-même! O Moi-même! je te quitte pour
jamais, jusqu’à ce que mon Seigneur me commande de te reprendre! », Cela
doit être fait doucement, mais fortement entrejeté. Encore ne faut-il pas, ma
très chère Mère, s’il vous plaît, prendre aucune nourrice, mais, comme vous le
voyez, il faut quitter celle que néanmoins vous avez, et demeurer comme une
pauvre chétive créature devant le trône de la miséricorde de Dieu, et demeurer
toute nue sans demander jamais ni affection ni action quelconque pour la
créature, et néanmoins demeurez indifférente pour toutes celles qu’il lui
plaira vous envoyer, sans vous amuser à considérer que ce sera moi qui vous
servirai de nourrice à votre gré, car autrement vous ne sortiriez donc pas de
vous-même, et auriez toujours votre compte, qui est néanmoins ce qu’il faut
fuir sur toutes choses. Ces renoncements sont admirables : sa propre estime, ce
que l’on était selon le monde, qui n’était en vérité rien, sinon en comparaison
des misérables; sa propre volonté, sa complaisance en toutes créatures et en l’amour
naturel, et, en somme, en tout soi-même, qu’il faut ensevelir dans un éternel
abandonnement, pour ne le voir ni savoir comme nous l’avons eu ou su, ains
seulement comme Dieu l’ordonnera.
Écrivez-moi comme vous trouverez cette
leçon bonne; il faut répéter cet exercice tous les ans, mais doucement et sans
effort, le confirmant simplement. O Dieu! que de consolations à mon âme de
savoir ma Mère toute nue devant Dieu, au
nom de Jésus-Christ, et pour son pur amour!
52. J’ai voué, par l’avis de mon Bienheureux
Père, l’an 1611, que quand je connaîtrais clairement et distinctement,
sans doute, ce qui sera plus agréable à mon Dieu et plus parfait, pourvu que j’aie
le loisir de faire l’élection, que, moyennant sa grâce, je le ferai sans
restriction de chose quelconque. Je viens de confirmer mon vœu ce jour de la
conversion de saint Paul, 1627. Veuille mon Sauveur que ce soit à sa gloire ! j’en
supplie sa bonté, par l’intercession de sa sainte Mère, de saint Jean l’Évangéliste
et de mon Bienheureux Père. Amen.
53. Dès le trépas de notre Bienheureux
Père, je l’ai entendu en songe trois fois ; en l’une, il me dit : 1° Dieu m’a envoyé à vous, pour vous dire
que son dessein sur vous est que vous soyez extrêmement humble. 2° Dieu m’a
commandé de vous rendre une parfaite colombe. 3° Ne vous plaignez jamais
d’aucun manquement que l’on vous puisse faire, ne vous courroucez point pour
ceux qui se feront au monastère; mais dites seulement : Quoi! les servantes de
Dieu doivent-elles faire telles fautes? Ne vous empressez point; faites toutes
choses avec l’esprit de repos et de tranquillité.
54. Saint Jérôme dit que chacun offrait
au temple selon ses moyens : les uns de l’or, de l’argent, des pierres
précieuses; les autres de la soie, du drap d’or, de la pourpre. Pour moi, il me
suffira, si j’offre au temple des poils de chèvre et des peaux de bête. Or, que
les autres présentent à Dieu leurs vertus et œuvres héroïques et excellentes,
et leur contemplation relevée; moi, il me suffira d’offrir à Dieu ma bassesse,
mes misères, me tenant pour chétive, misérable, imparfaite et pécheresse, et me
présenter devant sa Majesté comme une pauvre nécessiteuse et [23] chétive
créature. Oh! que nous serions heureuses si nous ne prenions pas garde à ce
que nous souffrons ou faisons, ains seulement que nous sommes en l’accomplissement
de la volonté de Dieu, et que ce fût là tout notre contentement!
55. J’ai reconnu, par la grâce de
Notre-Seigneur, que mes manquements procèdent de n’être pas assez attentivement
attentive à Dieu et sur moi-même, ce qui m’empêche la pratique de la douce
acceptation et acquiescement en tout ce qui m’arrive, et encore plus celui de l’attention
de faire tout pour Dieu, et d’être fidèle à faire le bien que je connais, et
que je suis obligée. J’ai vu encore que je n’arrête pas mon esprit assez
simplement à l’oraison, que j’y veux toujours faire quelque chose, en quoi je
fais très mal, puisque Dieu ne veut de moi que cet unique regard en toutes
choses, par une très simple remise et confiance, sans faire des actes. J’ai vu
aussi que je m’empresse trop à faire ce qui me survient, j’en ressens un peu d’ardeur,
portée du désir d’être déchargée de cela. Je laisse trop entrer les affaires et
les choses qui ne servent de rien, en mon esprit, ce qui me cause de grandes
distractions et éloignements du souvenir de Dieu. Or, je désire, moyennant sa
divine bonté, sans laquelle je ne peux rien, de mettre ordre à mon amendement.
Je me veux opiniâtrer fermement à retrancher et séparer de mon esprit tout
cela, et le tenir, le plus que je pourrai, dans cet unique regard et très simple
unité, qui me suffit pour tout faire, par ordre, y peut penser et ne m’empresser
nullement pour en être quitte : faire le bien et fuir le mal, et voir, trois
fois le jour, si je le fais. Ce que je ferai moyennant Dieu.
56. O Bonté souveraine de la souveraine
Providence de mon Dieu! je me délaisse à jamais entre vos bras, soit que vous
me soyez douce ou rigoureuse. Menez-moi meshuy [sic], par là où il vous plaira,
je ne regarderai point le chemin par où vous me ferez [24] passer, mais, à
vous, ô mon Dieu, qui me conduisez. Mon âme ne trouve point de repos hors des
bras et du sein de cette céleste Providence, ma vraie mère, ma force et mon
rempart ; c’est pourquoi je me résous, moyennant votre aide divine, ô mon
Sauveur, de suivre vos désirs et vos ordonnances, sans jamais regarder ni
éplucher les causes, pourquoi vous faites plutôt ceci que cela; ains, à yeux
clos, je vous suivrai selon vos volontés divines sans rechercher mon propre
goût. C’est à quoi je me détermine, de laisser tout faire à Dieu, ne me mêlant
que de me tenir en repos entre ses bras, sans désirer chose quelconque que
selon qu’il m’insistera à vouloir, à désirer, à souhaiter. Je vous offre cette
résolution, ô mon Dieu, vous suppliant de la bénir, entreprenant le tout,
appuyée sur votre bonté, libéralité et miséricorde, et en la totale confiance
de vous, et méfiance de moi, et de mon infinie misère et infirmité.
57. J’ai eu cette vue que Dieu veut que
j’aille à lui de toutes choses, très simplement et droitement sans entremise de
chose quelconque, et que je me contente de ce très simple regard en lui, sans
aucun acte, mais par un absolu et entier abandonnement de tout ce que je suis
et de toutes choses à sa sainte volonté, demeurant dans un repos d’amoureuse
confiance en son soin paternel pour tout ce qui me concerne, sans réserve, lui
laissant vouloir pour moi, et faire tout ce qu’il lui plaira et de toutes
choses, sans que jamais je me veuille arrêter volontairement à regarder ce qui
se passe en moi, ni à chose quelconque. Mais je me tiendrai en lui, le
regardant et le laissant faire, acquiesçant simplement à tout ce qu’il lui
plaira, avec l’aide de sa grâce, en laquelle je me résous d’éviter même l’ombre
du mal de faire tous mes exercices et toutes mes actions le mieux que je
pourrai, et d’employer fidèlement les occasions que sa Providence me donnera
pour la pratique des vertus, soit dans l’action ou dans la souffrance. Je
tâcherai d’être modérée en [25] tout et de parler tardivement. Mon Sauveur,
guidez-moi et m’aidez.
58. Résolutions renouvelées au
commencement de mon année soixante-deuxième. 1° D’observer inviolablement la
dernière pratique que notre Bienheureux Père m’a donnée, de ne plus vivre selon
la nature, mais entièrement selon la lumière de la grâce, laquelle je me suis
totalement déterminée de suivre fidèlement sans réserve, moyennant sa sainte
assistance. 2° De débarrasser mon esprit du souvenir de tout ce qui n’est point
Dieu, sinon autant que la nécessité de mes justes devoirs m’y obligera, mais
surtout quand j’irai faire mes exercices spirituels, faisant état, durant ce
temps-là, qu’il n’y a que Dieu et moi au monde. 3° Je parlerai peu, et tâcherai
de dire beaucoup en me taisant, par la modestie, patience et recueillement en
Dieu, et cette entreprise n’est faite que sur le seul fondement de l’humble et
filiale confiance que mon Dieu m’assistera pour accomplir cette sienne volonté
en moi, laquelle j’adore et chéris comme mon unique prétention et désir en
toutes mes actions. Amen, amen.
A LA FIN D’UNE RETRAITE
ANNUELLE.
59. Notre sanctification est en la
volonté de Dieu, à laquelle dès longtemps je me suis abandonnée sans aucune
réserve selon l’attrait que sa divine Providence m’en a toujours donné en suite
de quoi je lui laisse et délaisse, derechef, le soin de vouloir pour moi, et en
faire tout ce qu’il lui plaira, et de toutes choses, me résolvant et
déterminant, moyennant sa divine grâce, d’embrasser et faire cette divine
volonté en tout ce que je la [26] pourrai connaître : 1° en toutes les choses
où elle m’est signifiée; 2° en tous événements, quels qu’ils soient; poursuivre
fidèlement les volontés et désirs du prochain, ce que j’embrasse et suivrai au
péril de toutes mes inclinations, en tout ce qui ne sera point péché. Comme je
suis résolue de tenir ma volonté si simplement unie, en toutes choses, à celle
de mon Dieu, que rien ne soit entre-deux, et de ne désirer jamais d’autres bras
pour me porter, ni d’autre sein pour me reposer que le sien et sa Providence,
je l’entreprendrai en la seule confiance en la grâce divine, me voyant
dépouillée entre ses mains sans aucune réserve : désir de mort, ni de salut, ni
de prétentions de choses quelconques, laissant tout mon être, pour le temps et
l’éternité, aux soins et dispositions de son amour éternel, auquel je me confie
et repose, sans étendre ma vue ailleurs, espérant qu’il accomplira en moi ses
éternels desseins, et l’en supplie de tout mon cœur très humblement, et d’ôter
de moi tout ce qui lui déplaît.
O éternelle Providence, aux soins de
laquelle je laisse tout mon être, pour en disposer pour le temps et l’éternité,
selon son très bon plaisir, n’en voulant plus avoir souci, ains celui seul de
me remettre et reposer, en esprit de très simple confiance, lui rapportant
tout, et m’adressant à Dieu en tout, sans nulle réflexion sur le passé, sur le
présent ni sur l’avenir; mais seulement me rendre fidèle ès occasions que sa
divine Providence me présentera dans chaque moment. Bref, avec sa grâce, je me
suis résolue de m’anéantir et me perdre toute en lui, et d’y tenir ma vue
simplement arrêtée sans l’en divertir volontairement, l’y remettant simplement,
quand je m’apercevrai distraite : suivre la lumière du bien ; faire tout en
esprit de repos. Amen, Jésus, Amen.
60. Notre sanctification est en la
volonté de Dieu, et notre perfection gît à nous y conformer par une très-fidèle
obéissance à ses commandements, conseils, règles de notre vocation, au [27]
juste désir du prochain et à la lumière du bien que nous connaîtrons. Quant à
la volonté du bon plaisir, il la faut laisser vouloir pour nous, et en faire,
et de toutes choses, ce que bon lui semblera, ne regarder pas les choses qui
arrivent, en elles; mais, cette volonté seule, aux événements grands et petits,
fâcheux ou agréables, l’aimant également en tout, et y acquiesçant très simplement
sans divertir ma vue ailleurs.
61. O très-divine volonté, qui m’avez
environnée de vos miséricordes, je vous en rends infinies Actions de grâces, et
vous adore du profond de mon âme, et de toutes mes forces et affections ; j’abandonne
et remets tout mon être, pour le temps et l’éternité, à votre merci, vous
suppliant de toute l’humilité de mon cœur d’accomplir en moi vos éternels
desseins, sans me permettre que j’y donne aucun empêchement. Vos yeux divins
qui pénètrent les intimes replis de mon cœur, voient que mon unique désir est
en l’accomplissement de vos très saints contentements et bons plaisirs;
mais ils voient aussi mon imbécillité et
impuissance; c’est pourquoi, prosternée aux pieds de votre infinie
miséricorde, je vous conjure, mon Sauveur, par l’équité et douceur de cette
même très sainte volonté, et par l’assistance de votre très sainte Mère, m’octroyer
la grâce de faire et souffrir tout ce qu’il lui plaira, comme il lui plaira,
afin que, consommée au feu de cette très-amoureuse volonté, ce lui soit une
victime et holocauste agréable, qui, sans fin, le loue et bénisse avec tous les
saints, par tous les siècles. Amen.
[NDE :] D’après
les citations faites par la Mère de Chaugy, dans sa Vie de notre sainte Mère
Jeanne-Françoise de Chantal, (lesquelles citations sont, dit-elle, extraites du
PETIT LIVRET) il est évident que la copie manuscrite de nos archives n’est qu’une
partie de ce précieux PETIT LIVRET, attendu que plusieurs de ces citations ne
se trouvent pas dans ladite copie.
[…]
AUTRE RECUEIL DE QUELQUES PAROLES, INSTRUCTIONS ET AVIS DE NOTRE
PÈRE SAINT FRANÇOIS DE SALES DONNÉS A
NOTRE DIGNE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL[9]
QUESTIONS ADRESSÉES PAR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL
AU NOM DE + JÉSUS ET MARIE.
NOTRE SAINTE MÈRE JEANNE-FRANÇOISE DE
CHANTAL (parlant ici à son âme). Premièrement, tu dois demander à ton très cher
Seigneur s’il trouve à propos que tu renouvelles, tous les ans, en
reconfirmation, tes vœux, ton abandonnement général et remise de toi-même entre
les mains de Dieu ; qu’il spécifie particulièrement ce qu’il jugera qui te
touche le plus, pour enfin faire cet abandonnement parfait et sans exception,
en sorte que je puisse vraiment dire : Je
vis, non pas moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Que, pour parvenir là, ton
bon Seigneur ne t’épargne point, et qu’il ne permette que tu fasses aucune
réserve, ni de peu ni de prou.
Qu’il te marque les exercices et
pratiques journalières requises pour cela, afin qu’en vérité et réellement l’abandonnement
soit parfait.
RÉPONSE DE SAINT FRANÇOIS DE SALES. Je
réponds, au nom de [40] Notre-Seigneur et de Notre-Dame, qu’il sera bon, ma
très chère fille, que toutes les années vous fassiez le renouvellement proposé,
et que vous rafraîchissiez le parfait abandonnement de vous-même entre les
mains de Dieu.
Pour cela, je ne vous épargnerai point,
et vous vous retrancherez les paroles superflues, qui regardent l’amour,
quoique juste, de toutes les créatures, notamment des parents, maison, pays, et
surtout du père; et, tant qu’il se pourra, les longues pensées de toutes ces
choses-là, sinon ès occasions [d]esquelles le devoir oblige d’ordonner ou
procurer les affaires requises, afin de parfaitement pratiquer cette parole : «
Ois, ma fille, et entends, et penche ton
oreille; oublie ton peuple et la maison de ton père. » Devant dîner,
devant souper, examinez si, selon vos actions du temps précédé, vous pouvez
dire sincèrement : « Je vis, moi, mais
non pas moi, ains Jésus-Christ vit en moi. »
QUESTION. Si l’âme étant ainsi remise ne
se doit pas, tant qu’il sera possible, oublier de toutes choses pour le
continuel souvenir de Dieu, et, en lui seul se reposer, par une vraie et
entière confiance ?
RÉPONSE. Oui, vous devez tout oublier ce
qui n’est pas de Dieu et pour Dieu, et demeurer totalement en paix sous la
conduite de Dieu.
QUESTION. Si l’âme ne doit pas,
spécialement en l’oraison, s’essayer d’arrêter toutes sortes de discours,
industrie, réplique, curiosité et semblables, et, au lieu de regarder ce qu’elle
a fait, regarder Dieu, et ainsi simplifier son esprit et le vider de tout, et
de tout soin de soi-même ?
RÉPONSE. Il faut faire cet exercice hors
de l’oraison comme en l’oraison. [41]
QUESTION. [Si] demeurant en cette simple
vue de Dieu et de son néant, tout abandonnée à sa sainte volonté, dans les
effets de laquelle il faut demeurer contente et tranquille, sans se remuer
nullement pour faire des actes de l’entendement ni de la volonté. Je dis même
qu’en la pratique des vertus et aux fautes et chutes, il ne faut bouger de là,
ce me semble ; car Notre-Seigneur met en l’âme les sentiments qu’il faut, et l’éclaire
là parfaitement ; je dis pour tout, et mieux mille fois qu’elle ne pourrait
être par tous ses discours et imaginations. Vous me direz : Pourquoi
sortez-vous donc de là? O Dieu! c’est mon malheur et malgré moi; car l’expérience
m’a appris que cela est fort nuisible; mais je ne suis pas maîtresse de mon
esprit, lequel, sans mon congé, veut tout voir et ménager.
C’est pourquoi je demande encore, à mon
très cher Seigneur, l’aide de la sainte obédience pour arrêter ce misérable
coureur, car, il m’est avis, qu’il craindra le commandement absolu.
RÉPONSE. Puisque Notre-Seigneur, dès il
y a si longtemps, vous a tirée à cette sorte d’oraison, vous ayant fait goûter
les fruits tant désirables qui en proviennent, et fait connaître les nuisances
de la méthode contraire, demeurez ferme, et, avec la plus grande douceur que
vous pourrez, ramenez votre esprit à cette unité et à cette simplicité de
présence, et d’abandonnement en Dieu; et d’autant que votre esprit désire que j’emploie
l’obéissance, je lui dis ainsi : Mon cher esprit, pourquoi voulez-vous
pratiquer la partie de Marthe en l’oraison, puisque Dieu vous fait entendre qu’il
veut que vous exerciez celle de Marie ? Je vous commande donc que simplement
vous demeuriez ou en Dieu, ou près de Dieu, sans vous essayer d’y rien faire,
et sans vous enquérir de lui de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous
excitera. Ne retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui.
QUESTION. Je retourne donc demander, à
mon très cher Père, [42] si l’âme, étant ainsi remise, ne doit pas demeurer
toute reposée en son Dieu, lui laissant le soin de tout ce qui la regarde, tant
intérieurement qu’extérieurement, et, demeurant comme vous dites, dans sa
Providence et sa volonté, sans soin, sans attention, sans élection, sans désir
quelconque, sinon que Notre-Seigneur fasse en elle, d’elle, et par elle, sa
très sainte volonté, sans aucun empêchement ni résistance de sa part? O Dieu!
qui me donnera cette grâce que seule je vous demande, sinon vous, bon Jésus,
par les prières de votre bon serviteur ?
RÉPONSE. Dieu vous soit propice, ma très
chère fille ! L’enfant qui est entre les bras de sa mère n’a besoin que de la
laisser faire et de s’attacher à son col.
QUESTION. Si Notre-Seigneur n’a pas un
soin tout particulier d’ordonner tout ce qui est requis et nécessaire à cette
âme ainsi remise?
RÉPONSE. Les personnes de cette
condition lui sont chères comme la prunelle de son œil.
QUESTION. Si elle ne doit pas recevoir
toutes choses de sa main, je dis tout, jusqu’aux moindres petites, et lui
demander aussi conseil de tout?
RÉPONSE. Pour cela, Dieu veut que nous
soyons comme un petit enfant. Il faut seulement prendre garde de ne pas faire
des attentions superflues, s’enquérant de la volonté de Dieu en toutes
particularités des actions menues, ordinaires et inconsidérées.
QUESTION. Si ce ne sera pas un bon
exercice de se rendre attentive, sans attention pénible, de demeurer
tranquillement dans la volonté de Dieu, en tant de petites occasions qui nous
contrarient et voudraient nous fâcher, (car pour les grosses on [43] les voit
de loin), comme d’être détournée de cette consolation, qui semble être utile ou
nécessaire, être empêchée de faire une bonne action, une mortification, ceci ou
cela, quel qu’il soit, qui semble être bon, et, au lieu, être divertie par des
choses inutiles, et quelquefois dangereuses et mauvaises.
RÉPONSE. Ne consentant point aux choses
mauvaises, l’indifférence, pour le reste, doit être pratiquée en toutes
rencontres, sous la conduite de la Providence de Dieu.
QUESTION. Se rendre fidèle et prompte à
l’observance et obéissance des règles, quand le signe se fait. Il y a tant d’occasions
de petites mortifications; cela surprend : au milieu d’un compte, de quelque
action on a peine de se déprendre; il ne nie faut plus faire que trois points
pour achever l’ouvrage, une lettre à former, se chauffer un peu, que sais-je,
moi?
RÉPONSE. Oui, il est bon de ne s’attacher
à rien tant qu’aux règles, de sorte que, s’il n’y a quelque signalée occasion,
allez où la règle vous tire, et la rendez plus forte que tous ces menus
attraits.
QUESTION. Se laisser gouverner
absolument pour tout ce qui est du corps, recevant simplement tout ce qui nous
est donné ou fait, bien, mal, incommodité; accepter ce qui sera de trop, selon
notre jugement, sans en rien dire, ni témoigner nulle sorte de désagrément ;
prendre les soulagements du dormir, reposer, chauffer, de l’exemption de
quelque exercice pénible, ou de mortification, dire à la bonne foi ce que l’on
peut faire : que si l’on insiste, céder sans rien dire. Ce point est grand et
difficile pour moi.
RÉPONSE. II faut dire à la bonne foi ce
que l’on sent, mais en telle sorte que cela n’ôte pas le courage de répliquer à
ceux qui [44] ont soin de nous; au reste, de se rendre si parfaitement
maniable, c’est ce que je désire bien fort de votre cœur.
QUESTION. Se porter avec grande douceur
à la volonté des Sœurs et de toute autre, sitôt qu’on la connaîtra, encore que
l’on pût facilement s’en détourner, et examiner : ceci est un peu difficile, et
pour ne rien laisser à soi-même; car, combien de fois voudrait-on un peu de
solitude, de repos, de temps pour soi? Cependant, on voit une Sœur qui s’approche,
qui désirerait ce quart d’heure pour elle, une parole, une caresse, une visite,
que sais-je ?
RÉPONSE. Il faut prendre le temps
convenable pour soi, et, cela fait, regagner l’occasion de servir les désirs
des Sœurs
QUESTION. Voilà ce qui m’est venu en
vue, où il me semble que je pourrais m’exercer et me mortifier. Mon très cher
Seigneur l’approuvera, s’il le trouve à propos, et ordonnera ce qu’il lui
plaira, et, mon Dieu m’aidant, je lui obéirai.
RÉPONSE. Faites-le et vous vivrez. Amen.
QUESTION. Je demande, pour l’honneur de
Dieu, de l’aide pour m’humilier. Je pense à me rendre exacte à ne jamais rien
dire, dont il me pût revenir quelque sorte de gloire ou d’estime.
RÉPONSE. Sans doute, qui parle peu de
soi-même fait extrêmement bien; car, soit que nous en parlions en nous
excusant, soit en nous accusant, soit en nous louant, soit en nous méprisant,
nous verrons que toujours notre parole sert d’amorce à la vanité. Si donc
quelque grande charité ne nous attire à parler de nous et de nos appartenances,
nous nous en devons taire.
Le livre de l’Amour de Dieu, ma très chère
fille, est fait [45] particulièrement pour vous ; c’est pourquoi vous pouvez,
ains devez avec amour pratiquer les enseignements que vous y avez trouvés.
La grâce de Dieu soit avec notre esprit
à jamais. Amen.
QUESTION. Je ne veux oublier ceci, parce
que souvent j’en ai été en peine. Tous les prédicateurs et les bons livres
enseignent qu’il faut considérer et méditer les bénéfices de Notre-Seigneur, sa
grandeur, notre rédemption, et, spécialement, quand la sainte Église nous les
représente.
Cependant, l’âme qui est en l’état
ci-dessus, voulant s’essayer de le faire, ne le peut en façon quelconque, dont
souvent elle se peine beaucoup; mais il me semble néanmoins qu’elle le fait en
une manière fort excellente, qui est un simple ressouvenir ou représentation
fort délicate du mystère, avec des affections fort douces et savoureuses.
Monseigneur l’entendra, mieux que je ne pourrais le dire : mais aussi
quelquefois on se trouve durant la mémoire de ces bénéfices, ou en quelque
occasion où il serait requis de discourir, comme quand on veut faire des
confessions ou renouvellements, qu’il faut avoir de la contrition; et,
cependant, l’âme demeure sans lumières, sèche et sans sentiments ; ce qui donne
grande peine.
RÉPONSE. Que l’âme s’arrête aux
mystères, en la façon d’oraison que Notre-Seigneur lui a donnée; car les
prédicateurs et livres spirituels ne l’entendent pas autrement. Et, quant à la
contrition, elle est fort bonne, sèche et aride, car c’est une action de la
partie supérieure, ains suprême de l’âme. [46]
Non, mon Dieu, non que je n’aie plus de
confiance en chose aucune qui se puisse vouloir pour moi; mais vous, mon
Seigneur, veuillez de moi tout ce qu’il vous plaira de vouloir, car c’est ce
que je veux, puisque tout mon bien est et consiste à vous contenter, et ne
veuillez point me contenter, accomplissant ce que mon désir vous demande :
mais, par votre Providence, pourvoyez aux moyens qui me sont nécessaires, afin
que mon âme vous serve plus à votre goût que non pas au mien; ne me châtiez
point, en me donnant ce que je désire, si votre amour, lequel vive en moi, ne
le désire ainsi. Qu’ores ce moi meure, et qu’en moi vive un autre qui est plus
que moi, afin que je le puisse servir; qu’il vive, lui; qu’il règne en moi, et
que je .sois son esclave et captive, et que mon âme ne serve point d’autre.
Savez-vous ce que c’est d’être vrais
spirituels? c’est se rendre esclaves de Dieu, et, étant marqués de son fer et à
sa mode, qui est la croix, il nous pourra vendre pour esclaves de[10] … le monde ainsi qu’il a..., puisque
nous lui avons donné notre liberté, et, en cela, ne nous fera point de tort,
beaucoup de grâce. Ainsi soit-il. Amen. Jésus.
Sainte Catherine ne voulait jamais d’elle
ni mal ni bien, ni ne se voulait nommer ni en mal ni en bien, afin de ne rien
estimer sa partie propre qui prend plaisir de s’ouïr nommer, et faisait
soigneusement ce que Notre-Seigneur lui enseigna.... « ne dit jamais : Je veux, ou, je ne veux pas, mien, moi, mais toujours :
nôtre; ne t’estime jamais, mais t’accuse toujours. »
Elle disait qu’il était nécessaire que
nous nous délaissions nous-mêmes et remissions le soin de nous et de nos
affaires à celui qui nous peut défendre de tous, et il fera ce que de
nous-mêmes nous ne saurions faire. Pour ce, elle s’était entièrement abandonnée
[47] entre ses mains, où elle se voyait plus assurée, ayant posé et mis toute
confiance en lui, et lui avait donné le gouvernement de soi, se couvrant et
cachant sous le manteau de son soin et de sa Providence divine, que si elle se
fût vue en toutes les félicités qu’on pourrait désirer.
O bienheureuse l’âme, laquelle, par
volonté, meurt à soi-même en tout! alors elle vit toute en son Dieu, ou même
Dieu vit en elle. Nous ne devons jamais vouloir autre chose, sinon ce qui nous
advient de moment en moment, recevant tout de la pure ordonnance et disposition
divine, et, en tout, par volonté, nous unir à Dieu, nous exerçant néanmoins
toujours au bien ; car, autrement ce serait tenter Dieu, ne faisant ce que nous
pouvons de notre part; et, ce qui n’est pas en notre pouvoir, le recevoir de
Dieu.
Un entendement humilié voit, sent et
goûte, et arrive bientôt à la..... et dit à Notre-Seigneur : Vous êtes mon
intelligence, je saurai ce qu’il vous plaira que je sache; je ne me donnerai
plus de peine à chercher, mais je demeurerai en paix avec votre intelligence.
Cette sainte âme[11] disait qu’elle ne voulait avoir aucune
étincelle de désir pour aucune chose créée, mais qu’elle voulait tout laisser
à la disposition divine. Elle reconnaissait que tout désir de perfection
manquait à celui qui avait [quelques] désirs, parce que celui qui désire
quelque chose, il n’a pas Dieu qui est tout. Quand Dieu trouve une âme qui ne
se puisse mouvoir en soi-même, alors il y opère à sa mode. Cette sainte, pour
ne point donner de peine aux autres, était duite à souffrir toute chose, ce qu’elle
faisait sans murmure avec silence et extrême patience. Notre-Seigneur lui dit: Qui se fie en moi, n’a besoin de se soucier
de soi, et ne doit douter de rien. Quand elle allait voir les malades, elle
les consolait en peu de paroles humbles et dévotes.
PAPIERS INTIMES QUI SE SONT TROUVÉS SUR NOTRE BIENHEUREUSE MÈRE
JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL ET
Sur le sachet qui
enveloppait les papiers était cousue une image de la Sainte Vierge, au bas de laquelle
était cette inscription [12]
« À la très sainte et très adorable
Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, un seul et vrai Dieu très unique, soit
louange, gloire et bénédiction aux siècles des siècles, Amen, mon âme dit ces
paroles de cœur. »
Dans l’enveloppe se trouvaient
deux papiers : l’un, écrit par notre Bienheureux Père; l’autre, par notre
très-digne Mère. Voici le papier du Bienheureux écrit de sa bénite main.
« Je, François, Évêque de Genève,
accepte, de la part de Dieu, les vœux de chasteté, obéissance et pauvreté,
présentement renouvelés par Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille
spirituelle, et après avoir moi-même réitéré le vœu solennel de perpétuelle
chasteté, par moi fait en la réception des Ordres, lequel je confirme de tout
mon cœur. Je proteste et [50] promets de conduire, aider, servir et avancer
ladite Jeanne-Françoise Frémyot, ma fille, le plus soigneusement, fidèlement,
et saintement que je saurais, en l’amour de Dieu et perfection de son âme,
laquelle désormais je reçois et tiens comme mienne, pour en répondre devant
Notre Sauveur, et ainsi je le voue au Père, Fils et Saint-Esprit, un seul vrai
Dieu, auquel soit honneur, gloire et bénédictions ès siècles des siècles. Amen.
Fait en élevant le très-saint et
adorable Sacrement de l’Autel, en la sainte messe, à la vue de sa divine
Majesté, de la Très-Sainte Vierge Notre-Dame, de mon Ange et de celui de ladite
Jeanne-Françoise Frémyot, ma très chère fille, et de toute la cour céleste, le
22e jour d’août, octave de l’Assomption de la même très-glorieuse Vierge, à la
protection de laquelle je recommande de tout mon cœur ce mien vœu, afin qu’il
soit à jamais ferme, stable et inviolable.
Vive Jésus. Amen.
FRANÇOIS, Évêque de Genève[13]
Au même papier est écrit
en marge, de la main de notre très-digne Mère :
« O très adorable et souveraine
Trinité! qui de toute [51] éternité, par votre incompréhensible miséricorde sur
moi, m’avez destinée au bonheur d’être conduite par votre très-humble et
très-saint serviteur, le bienheureux François de Sales, mon vrai Père
très-cher; faites, ô très-douce bonté! que ce vœu ne soit point terminé et fini
par son départ de cette vie mortelle, mais qu’il me continue son soin et sa
direction paternelle, jusqu’à ce qu’il m’ait conduite et introduite dans vos
célestes Tabernacles, après lesquels je soupire incessamment, par le mérite de
la Passion de mon Sauveur. Que, si cette prière n’est convenable et agréable à
votre divine Majesté, je veux ne l’avoir point faite, reconfirmant aujourd’hui,
en la présence du divin Sacrement de votre vrai Corps, les vœux que j’ai faits
à la très-sainte Trinité, entre les mains de ce mien Père, et l’entier
dépouillement de moi-même, ainsi que je le fis sans aucune réserve le mercredi
devant la fête du Saint-Esprit 1616. N’exceptant ni réservant aucune
chose, rien, rien, rien du tout, ains de toutes mes forces, de toutes mes
affections, de toute mon âme et de tout mon cœur, je m’abandonne, je me
consacre et sacrifie, absolument, entièrement, et irrévocablement à votre très
sainte, très adorable et très-aimable volonté, afin que tout ainsi qu’il lui
plaira elle fasse de moi, pour moi, et en moi, son bon plaisir.
« Voilà, mon doux Sauveur, ma
dernière et finale résolution, voulant demeurer à jamais entre vos bénites
mains, nue de tout ce qui ne sera point vous-même, me confiant, reposant et
délaissant de tout mon cœur aux soins de l’amour éternel que votre divine
Providence a pour moi, me rendant pour cela fidèle aux derniers documents qu’il
vous plût me donner au temps susdit par votre Bienheureux Serviteur. O mon
grand Dieu! Vous voyez mon cœur, que je n’ai d’autre désir que d’accomplir ces
mêmes résolutions, mais vous savez mon infirmité et impuissance; mais de cela
même je me repose en vous, confessant que je ne peux rien, et ne veux avoir
aucune [52] confiance en moi-même, à laquelle je renonce pour jamais, me
confiant pour toutes choses en votre amour et aux mérites de votre très sainte
Passion et vous promets encore, mon Dieu, moyennant votre divine grâce, de nie
rendre affectionnée et fidèle, quoique sans souci, à l’observance de toutes les
choses que mon saint Père m’a enseignées, surtout à ma règle, vous laissant le
soin entier de moi-même et de toutes les affaires qu’il vous plaira me
commettre. O mon doux Sauveur! n’ai-je point fait contre la révérence que je
dois au caractère de votre Saint d’avoir osé insérer ceci, dessus ?
« Hélas ! s’il vous déplaît, je
vous supplie de l’effacer, et me pardonner, comme aussi toutes mes offenses et
les manquements d’obéissance et de respect que j’ai trop commis, quoique non
volontairement, envers votre Serviteur. O mon Dieu ! vous savez mes misères et
mes défauts, je les prends tous et les cache dans vos plaies très-honorées,
vous suppliant de les effacer et de me rendre éternellement toute vôtre, par
une étroite et indivisible union à votre sainte volonté. Ma très-douce Mère,
mettez dans le Cœur de votre Fils cette indigne fille et ses résolutions, afin
qu’elles soient éternelles, je vous en supplie par l’entremise de tous les
Saints, mais en particulier de votre fils adoptif saint Jean l’Évangéliste, et
de votre fils de cœur, mon glorieux Père, le Bienheureux François de Sales, que
je prends aujourd’hui pour mes deux spécials protecteurs.
« Fait, le jour de la sainte
Présentation de la sainte Mère de Dieu, en présence de toute la cour céleste,
et de mon très-saint Ange Gardien. Ainsi soit-il.
« Vive Jésus! vive Marie! le seul
espoir de ma vie. Mon Dieu, vôtre, vôtre, vôtre, pour jamais irrévocablement.
» Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATION
SAINTE-MARIE. »
Dieu soit béni. [53]
L’autre papier est tout
écrit de la main de notre Bienheureuse Mère. Les signatures sont écrites avec
son sang.
« Vive Jésus! oui, mon Seigneur Jésus,
vivez et régnez éternellement dans nos cœurs. »
Après la protestation de
foi du Concile de Trente :
« O mon Dieu! voilà ma sainte foi
pour laquelle je m’estimerais heureuse de mourir; je crois cette
toute-puissance, sagesse et bonté, je l’adore. Augmentez et suppléez ce qui me
défaut, s’il vous plaît; et, prosternée en esprit, sur ma face, aux pieds de
votre grandeur et de votre infinie miséricorde, ô mon Dieu ! mon Créateur, mon
Père très-débonnaire, mon souverain Seigneur et Sauveur, et mon unique
espérance, je vous supplie, ô mon Père éternel, au nom de votre saint Fils
Jésus, de prendre, en vos bénites mains, ma volonté, et le franc arbitre que
vous m’avez donné, duquel je me dépouille, et le remets avec ma volonté,
entièrement et sans réserve à votre sainte disposition, à ce qu’il vous plaise,
et vous en supplie par le sang précieux de votre Fils Notre-Seigneur. O ma
douce miséricorde, qu’il ne soit jamais en mon pouvoir de penser, dire ou
faire volontairement, ni autrement, s’il vous plaît, mon Dieu, aucune chose
contraire à cette foi catholique, ni contre l’espérance et confiance entière
que j’ai et veux avoir en vous pour mon salut éternel, par les mérites de la
Mort et Passion de mon Seigneur Jésus-Christ, et cela invariablement, et
pareillement contre l’amour et l’obéissance que je vous dois, et désire rendre
de tout mon cœur; exaucez ce mien désir et prière.
Mon doux Jésus, si, par faiblesse,
ignorance, surprise ou tentation, ou en quelque autre manière que ce soit, je
venais, ce que Dieu ne veuille permettre, à dire, faire ou penser à quelque
chose contraire à cette mienne protestation de foi et résolution, et à [54] la
remise de ma volonté et franc arbitre, j’y renonce dès maintenant, je le
désavoue, révoque et déteste de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes
mes forces, vous suppliant, ô mon Dieu! ma vraie vie, d’accepter ce mien
renoncement ; et, au nom de votre très-saint Fils, mon Rédempteur, donnez-moi
votre grâce abondante pour faire et souffrir tout ce qu’il vous plaît que je
fasse, que je souffre, et que je le fasse et souffre selon votre très-saint bon
plaisir, croyant et m’y confiant assurément en la fidélité de votre bonté, que
vous ne permettrez pas que je sois ni tentée ni chargée par-dessus les forces
que vous me donnerez.
J’adore du profond de mon âme vos divins
jugements, et votre volonté toute sainte en tous les événements de votre bon
plaisir, en tout ce qu’il vous plaira permettre de m’arriver et à toutes
créatures; car, ô mon Dieu ! vos jugements sont justes, très-saints et
équitables, et votre très sainte volonté toujours adorable; je le confesse de
tout mon cœur et m’y soumets avec tout l’amour et révérence qu’il m’est
possible. Je crois aussi de cœur, et je confesse que vous êtes mon Dieu, unique
source de tout bien, de nature et de grâce, et qu’à vous seul appartient la
gloire et la louange de toutes les actions que font vos créatures. Je renonce
donc pour jamais à toute vaine complaisance, satisfaction et vanité qui me
pourrait arriver, ou que je pourrais avoir de quelques bonnes actions que votre
grâce peut opérer par moi, chétive créature, impuissante à tout bien, référant
tout honneur de toute chose à votre seule bonté. Je proteste aussi, mon Dieu,
que j’aime et veux aimer toute créature pour l’amour de vous seul, et qu’en
toutes mes actions, pensées et paroles, lesquelles je vous offre en union de
celles de votre très-saint Fils, je ne veux autre objet ni prétention que le
seul accomplissement de votre très sainte volonté, à laquelle je m’unis dès
maintenant, et, à cet effet, renonçant à toute propre recherche et à tout ce qui
pourrait tant soit peu ternir la pureté de mes [55] intentions en toute chose.
Par votre sainte grâce, sans laquelle je ne puis rien, accomplissez en moi
cette mienne résolution, et qu’il vous plaise, ô mon Dieu! ma miséricorde,
recevoir la très-humble prière que je vous fais, de vouloir départir à toutes
vos créatures les grâces et bénédictions que votre Providence leur a destinées,
mais surtout à votre chaste et sainte épouse, l’Église Catholique, et à ses
chers enfants. Augmentez en eux la foi, l’espérance et la charité, et
convertissez toutes choses à votre plus grande gloire et à leur salut éternel.
Mon Dieu, je désire et vous supplie que toutes mes actions, pensées, paroles et
mouvements, soient des continuels actes d’adoration, d’amour, de confiance et
reconnaissance de vos bénéfices. Mais spécialement, je vous supplie, ô mon
Sauveur! pour tous les Ordres religieux, à ce que tous vous servent en pureté d’Anges
et fidèle observance de leur règle.
Et, tout particulièrement, de toutes les
affections de mon âme, je vous conjure, mon Seigneur, par les intercessions de
la Sainte Vierge, de saint Joseph et de notre Bienheureux Père, que cette grâce
règne dans notre petite Congrégation de la Visitation; que l’esprit d’humilité,
de simplicité et de charité soit incessamment vivant et régnant, en toutes les
filles en général, et en chacune en particulier. Je vous prie aussi pour les
enfants que vous m’avez donnés, qui sont en nombre de quatre ; je les offre de
tout mon cœur à votre divine Majesté. Pour mon frère et pour tous nos parents,
et ceux qui prient pour moi et se confient que je prie pour eux, et pour
lesquels je me suis engagée de prier. Je vous fais aussi très-humble requête
pour la conversion des hérétiques et schismatiques, pour la paix et union entre
les princes chrétiens, et pour leur avancement en votre amour, et tout
particulièrement pour notre Roi et pour Son Altesse Royale, et pour Madame et
leurs enfants, qu’il vous plaise d’accomplir en tous votre sainte volonté. Je
vous offre encore, ô mon divin Sauveur! ma très-humble requête pour le
soulagement [56] de tous les fidèles trépassés, et spécialement pour l’âme de
mon père, de ma mère, de mon mari, de mes enfants, de nos Sœurs de religion, et
de tous nos parents et amis, que vous les soulagiez, s’il vous plaît, selon la
grandeur de vos miséricordes; je vous supplie de les faire reposer et jouir de
votre béatitude, et, s’il vous plaît, leur appliquer les saintes indulgences
que je me propose de gagner journellement pour elles. Et, enfin, mon Dieu, je
vous fais très-humble requête pour toutes les choses pour lesquelles il vous
plaît que vos chrétiens, et spécialement moi, vous fassent oraison,
particulièrement pour la paix universelle en votre sainte Église, à ce qu’en
tout et par tout, et en toute créature, et de toute créature, votre saint nom
soit sanctifié, votre royaume nous advienne, et votre sainte volonté soit
faite en la terre comme au ciel. Amen. Ainsi soit-il.
« Reste, maintenant, qu’avec une
profonde humilité et révérence, je rende infinies grâces et remerciement à
votre souveraine Majesté, comme je fais de tout mon cœur pour les bénéfices de
notre création, rédemption, conservation et vocation, et pour le prix et mérite
infini de votre sang précieux, et de toutes vos souffrances, ô mon unique
Rédempteur ! et de l’amour tendre qu’il vous a plu nous témoigner, vous donnant
vous-même au divin Sacrement que j’adore pour être la vraie vie et nourriture
de nos âmes, ayant dit : Qui vous mange,
vivra éternellement. Comme aussi je vous remercie de tous les autres
mystères, grâces et prérogatives que vous avez donnés et laissés à la très
sainte Église notre bonne Mère, et tout particulièrement je rends infinies
grâces et remerciements à votre éternelle douceur et Providence sur moi, pour l’établissement
de cette Congrégation, et pour les miséricordes et bénéfices incomparables que
votre bonté m’a conférés, et particulièrement de m’avoir fait fille de votre
sainte Église, de m’y avoir conservée par votre soin et assistance paternelle;
pour m’avoir aussi octroyé, avec tant de [57] miséricorde, ce que vous m’avez
inspiré de vous demander avec beaucoup de larmes, qui est la guide très-sainte
de notre Bienheureux Père, par laquelle votre Providence m’a conduite à cette
sainte vocation, m’a introduite à la grâce de la journalière réception de votre
très-divin Corps au saint Sacrement, et à la connaissance de la vraie vie
spirituelle et chrétienne. Vous m’avez aussi, ô mon Dieu! fortement et
suavement attirée au Parfait dépouillement et abandonnement de moi-même, dans
le saint et bon plaisir de votre éternelle Providence, pour m’y faire reposer,
et vous laisser tout le soin de moi, dont je vous rends grâce avec mes plus
tendres affections, vous suppliant de me continuer cette faveur si précieuse;
et, en me pardonnant, ô mon Dieu! ma seule force, les infidélités que j’ai
commises en cette pratique, octroyez-moi, s’il vous plaît, la grâce d’y être,
dorénavant, invariablement fidèle. Et, par les mérites sacrés de votre Fils, je
vous demande pardon, de toute l’humilité de mon cœur, de toutes les offenses
que j’ai commises contre votre divine Majesté, de mes ingratitudes et
infidélités à correspondre à votre sainte grâce, et généralement de toutes les
fautes dont votre œil divin, qui pénètre toutes choses, me connaît coupable.
O mon Dieu! ma miséricorde, couvrez des
mérites de mon Sauveur, et effacez par son sang précieux toutes nies iniquités,
et recevez, s’il vous plaît, la confirmation que je vous fais aujourd’hui, et l’intention
que j’ai de la réitérer journellement, de tout ce que je dis, dans cet écrit, à
votre bonté, à laquelle je reconfirme mes vœux de pauvreté, chasteté et
obéissance, et de faire toujours ce que je connaîtrai clairement vous être le
plus agréable, selon les conditions du vœu que j’en ai fait par l’avis de mon
Bienheureux Père. Je reconfirme et renouvelle de tout mon cœur l’entier
dépouillement et abandonnement que je fis entre vos bénites mains, mon Dieu, de
tout ce que je suis et de toutes choses, sans aucune réserve, pour ce que votre
Majesté sait, l’ayant infinies fois renouvelé, et particulièrement [58] ce
Vendredi-Saint dernier, délaissant et remettant, derechef, dans le sein de
votre divine protection, et au plus secret de la fidélité de votre saint amour,
le précieux trésor de foi, espérance et de charité, que votre grâce m’a
conféré, comme aussi le soin de mon salut éternel, de ma vie, de ma mort, du
repos et paix intérieure de mon âme, mes consolations et satisfactions, vues et
réflexions sur ce qui se passe en moi, le désir d’être délivrée de ma peine
intérieure, et, bref, tout sans exception, désirant de me perdre et abîmer tout
à fait dans le sein de votre Providence paternelle, et de me délaisser tout à
fait au soin de votre amour divin, désirant, moyennant votre sainte grâce, de
ne me plus voir ni regarder ni chose aucune qui se passe en moi, ains seulement
vous pour m’y reposer et confier simplement, non pour le bonheur qu’il y a de
se confier en vous, mais parce que c’est votre sainte volonté que vous m’avez
fait connaître par vos divins attraits, et par les conseils de mon Bienheureux
Père, auquel, moyennant votre sainte grâce, je rendrai fidèle obéissance.
Je remets dès maintenant tout ce qui m’arrivera
ci-après à votre soin, et dès maintenant comme alors, je vous mets les choses
plus scabreuses et épouvantables, je les recommande au plus secret de votre
Providence, ne les voulant nullement profonder, mais y faire doucement ce que
je pourrai, vous laissant le soin du surplus et de toute chose en général qui
me puisse toucher, soit au corps, à l’âme et à l’esprit, me réservant le seul
soin de retourner mon esprit de toutes choses à vous, de suivre le bien que je
connaîtrai et fuir le mal, tâchant de me tenir en Dieu, douce, patiente et
paisible parmi les troubles, faiblesses, ténèbres, impuissance, et toutes
sortes de peines, sécheresses, insensibilités, qu’il plaira à mon Dieu
permettre m’arriver, tâchant de tout mon pouvoir de ne les point regarder, ni
de m’en vouloir délivrer ni affliger, ni même faire semblant de les voir, nonobstant
que je les sente vivement ; mais par-dessus toute vue et sentiment, quel qu’il
puisse être, je tiendrai simplement mon esprit en Dieu, ou auprès de Dieu, en
ce repos, abandonnement, et très-ferme confiance, sans le vouloir sentir, ni en
faire des actes. Que s’il plaît à Dieu me donner des sentiments de sa présence,
et de toute vertu, je demeurerai en lui seul, et en son bon plaisir, moyennant
sa très sainte grâce ; et, fondée sur cette résolution et reconfirmation, je ne
ferai plus aucun effort pour faire des actes de quoi que ce soit; mais,
simplement, en touchant cet écrit, mon intention est, et je la mets devant
vous, ô mon Dieu! ma souveraine miséricorde, en qui je mets mon espérance, mon
intention, dis-je, est de reconfirmer, approuver et ratifier tout ce que j’ai
dit en cet écrit : voilà mes désirs, mes résolutions et affections invariables.
Mais, ô mon Dieu! souveraine Vérité qui pénétrez les plus intimes replis de mon
cœur, je confesse devant vous mon impuissance, ma misère, ma pauvreté, abjection,
mon vrai néant, et qu’il m’est impossible d’accomplir toutes ces miennes
résolutions et très-cordiales affections, sans l’assistance toute-puissante de
votre divine grâce; car vous savez le fond de ma misère et de ma faiblesse. C’est
pourquoi établissant en vous, ô mon Dieu! tout mon soin, toute mon espérance,
et ma force par-dessus tous mes sentiments, prosternée aux pieds de votre
miséricorde, ô mon Père très-saint! je vous supplie très humblement, au nom de
votre très-saint Fils, notre Rédempteur, d’avoir pour agréable ces miennes
affections, prières, résignations et résolutions, et m’octroyer la grâce
abondante qui m’est nécessaire pour les accomplir parfaitement, entièrement et
fidèlement, jusqu’au dernier soupir de ma vie.
O doux Jésus, et Sauveur de mon âme! qui
êtes la vérité infaillible, vous nous avez promis que ce que nous demanderions
à votre Père éternel, en votre nom, il nous le donnerait, faites-moi jouir de l’effet
de vos divines et infaillibles promesses vous savez que tout mon désir est d’être
tout à [60] vous, et que, par votre grâce, je n’ai rien excepté en mes renoncements,
que vous seul et le bien d’incomparable bonheur de ne vous point offenser, d’être
éternellement vôtre, et conjointe à votre douce et très-équitable volonté pour
disposer de moi au temps et à l’éternité, selon votre saint bon plaisir. Que, s’il
vous plaît, ô ma chère espérance ! que je vous demande la délivrance de mon
affliction intérieure, je le fais de tout mon cœur; oui, mon cher Rédempteur, s’il
est possible, je vous prie, rendez-moi les sentiments, lumières, connaissances
et goûts de votre amour, de la sainte foi et confiance dont votre grâce m’avait
favorisée; mais, toutefois, non ma volonté, mais la vôtre toute sainte soit
faite, espérant que votre miséricorde n’abandonnera jamais ce qu’il lui a plu
mettre en moi par sa seule bonté, puisqu’elle m’a fait la grâce que j’ai tout
abandonné pour son saint amour, auquel je me suis toute consacrée et me
sacrifie, derechef, de tout mon cœur. Or, puisqu’il vous plaît, mon Dieu, que
je n’aie plus de bras pour me porter, ni plus de sein pour me reposer que le
vôtre et votre Providence, conduisez-moi, mon cher Maître, vous-même en cette
sainte voie; veuillez pour moi tout ce qu’il vous plaira, et que je meure à
moi-même et à toutes choses, pour ne plus vivre qu’en vous seul, mon unique vie
et assuré refuge; accomplissez en moi vos éternels desseins, sans que j’y donne
aucun empêchement. Je confesse, derechef, que je suis tout à fait incapable de
tout bien, et d’accomplir ce mien désir et résolution, sans l’aide de votre
grâce extraordinaire et puissante ; je vous la demande donc en l’honneur de
votre saint Jésus, et par la pureté de votre sainte Mère que je choisis pour
ma protectrice, invoquant l’assistance de ses prières, celle de saint Joseph,
de mes chers Patrons, saint Jean-Baptiste et Évangéliste, saint Pierre et saint
Paul, de saint Augustin, mon saint Ange, mon Bienheureux Père, saint Claude,
sainte Madeleine, et mes autres protecteurs, et tous les bienheureux Saints et
Saintes, désirant [61] que tous louent et remercient Dieu pour moi. Mon Dieu,
qu’ils nous soient tous favorables; je vous en supplie par vous-même, mon
Seigneur Jésus-Christ, que j’adore vrai Dieu, unique Trinité du Père, et du
Saint-Esprit, un seul vrai Dieu unique.
Amen. Amen.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT, DE LA VISITATIONT
SAINTE-MARIE.
DIEU SOIT BÉNI. VIVE + Jésus.
« Mon Dieu, je vous rends grâces
infinies pour les dons de grâces que vous avez faits à notre Bienheureux Père
et à notre Congrégation : louange éternelle soit à mon Dieu. »
Un billet, écrit de la
main de notre Bienheureux Père, contenait ces mots :
« Dieu, à qui je suis, fasse de moi
selon son bon plaisir; peu m’importe où j’achèverai ce chétif reste de mes
jours mortels, pourvu que ce soit dans sa grâce ; selon le sens, j’aimerais
mieux le repos de deçà, qui me serait infiniment paisible après l’issue de l’affaire
qui se traite de delà; mais je renonce aux sens, au sang et à la chair, et veux
servir, en esprit et en vérité, à Dieu et à son Église, en toutes les
occurrences. » [62]
PREMIER PAPIER DE NOTRE BIENHEUREUSE
MÈRE.
Ce qui m’a été dit, par notre
Bienheureux Père, pour mon exercice intérieur. Il me dit ainsi, en ses derniers
avis, après une retraite annuelle :
« Notre-Seigneur vous aime, ma chère
Mère, il vous veut toute sienne : n’ayez plus d’autres bras pour vous porter
que les siens, ni d’autre sein pour vous reposer que le sien et sa Providence.
N’étendez votre vue ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez
votre volonté si simplement unie à la sienne en tout ce qui lui plaira faire,
de vous, en vous, par vous, et pour vous, et en toutes choses qui seront hors
de vous, que rien ne soit entre-deux. Ne pensez plus à chose quelconque de tout
ce qui vous regarde, tant pour la vie que pour la mort, car vous vous êtes
toute abandonnée et remise au soin de l’amour éternel que la divine Providence
a pour vous; demeurez là en repos, en esprit de très-simple et amoureuse
confiance, et ceci se doit pratiquer non seulement à l’oraison, où il faut
aller avec une grande douceur d’esprit, sans dessein d’y faire chose
quelconque, ains seulement pour être à la vue de Dieu, dans cette simple remise
et repos en lui, et comme il lui plaira, se contenter d’être à sa présence,
encore que vous ne le voyiez, ni sentiez, ni sauriez représenter, et ne vous
enquérez de lui, de chose quelconque, sinon à mesure qu’il vous excitera. Ne
retournez nullement sur vous-même, ains soyez là près de lui; non seulement,
dis-je, il faut pratiquer cette simplicité et abandonnement en l’oraison, mais
en la conduite de toute la vie, rejetant et délaissant toute votre âme, vos
actions, vos su»ès, vos affaires au bon plaisir de Dieu et à la merci de son
soin : il faut tenir l’âme ferme dans ce train. » [63]
DEUXIÈME PAPIER.
Abrégé des avis de notre Bienheureux
Père et le fin dernier. Il me dit ainsi :
« En ce jour de saint Claude,
mémorable à notre Congrégation, je ramasse ainsi tout ce que je vous ai dit
pour l’abréger : soyez fidèlement invariable, en cette résolution, de demeurer
en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu, par un
entier abandonnement de vous-même en sa très sainte volonté ; et toutes les
fois que vous trouverez votre esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, sans
faire pour cela des actes sensibles de l’entendement ni de la volonté ; car cet
amour simple de confiance et cette remise et repos de votre esprit dans le sein
paternel de Notre-Seigneur et de sa Providence, comprend excellemment tout ce
que l’on peut désirer pour s’unir à Dieu ; demeurez donc ainsi sans vous en
divertir pour regarder ce que vous faites, ou ferez, ou ce qui vous adviendra
en toute occurrence et en tout événement.
Ne philosophez point sur vos
contradictions et afflictions ; mais recevez tout de la main de Dieu, sans
exception, demeurant douce, patiente, et acquiesçant en tout très simplement à
sa sainte volonté; que toutes vos paroles et actions soient accompagnées de
douceur et simplicité. Quand vous apercevrez que quelque soin ou désir naîtra
en vous, remettez-le en Dieu, ne voulant seulement que lui et l’accomplissement
de sa sainte volonté, lui laissant le soin de tout le reste.
Demeurez en la très sainte solitude et
nudité avec Notre Seigneur Jésus-Christ crucifié.
Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma
fille ; mon âme, mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus soit
celui qui fasse, de vous, par vous, et pour lui, sa très adorable volonté.
Amen. Amen. [64]
TROISIÈME PAPIER.
O Père éternel ! votre Providence
gouverne toutes choses et rien ne se fait que par votre volonté, hormis le
péché. C’est entre les bras et dans le sein de cette douce Mère, et par ses
divins attraits, que, dès longues années, j’ai consigné, abandonné et remis
sans aucune réserve tout ce que je suis et serai à jamais, pour le temps et
pour l’éternité, lui ayant donné le soin et lui laissant, derechef, pour tout
ce qui regarde ma vie, ma mort, mon honneur, et, bref, tout, pour en faire
disposer et ordonner selon son bon plaisir, et de toutes autres choses qui sont
hors de moi, ne me réservant que le seul soin de tenir mon esprit dans cette
très simple remise et unique regard de Dieu, unité en Dieu, et de parfaite confiance
et repos en sa bonté et fidélité de son amour, sans mélange d’aucun acte ni
recherche d’autre vue, connaissance ni satisfaction, sinon quand il plaira à sa
bonté de me le donner, protestant à mon Dieu, que, moyennant sa grâce, sans
laquelle je ne puis rien, que jamais, volontairement, je n’arrêterai mon esprit
hors de là, et le ramènerai promptement et simplement, quand je m’apercevrai qu’il
en sera dehors, ainsi que mon Bienheureux Père m’a commandé d’y être fidèle. M’étant
ainsi remise en Dieu, à son entière disposition, je ne dois plus rien vouloir,
ni désirer, ni refuser, mais suivre simplement le vouloir de Dieu, recevant
indifféremment tout ce qui m’arrivera de sa douce Providence, y acquiesçant
très simplement, remettant à son soin toutes les choses petites et grandes qui
m’arriveront et dont il me commettra la conduite, y faisant tranquillement ce
que je pourrai, mais surtout les lui recommandant souvent, et m’appuyant
surtout en son aide puis, j’acquiescerai à ce qu’il lui plaira qui en su»ède et
les affaires et autres événements plus difficiles et [65] scabreux, je les
remettrai au plus secret de sa divine Providence. Amen.
Je supporterai, avec compassion, le
prochain, sans m’aigrir de ses fautes ni péchés, considérant que si Dieu ne m’aidait
je ferais pire; je lui ferai tout le bien que je pourrai et jamais aucun mal,
moyennant la grâce divine. Amen.
(Suivent
deux autres billets que l’on supprime parce qu’ils se retrouvent dans le PETIT
LIVRET sous les numéros 53 et
58.)
SIXIÈME PAPIER.
Dieu m’a fait voir, ce matin, en l’oraison,
que je ne me dois plus du tout voir ni regarder, mais lui seul, cheminant à
yeux clos, appuyée sur mon Bien-Aimé Jésus, sans vouloir voir ni savoir le
chemin par où il me conduira, ni non plus avoir aucun soin de chose quelconque,
non pas même de lui rien demander, mais demeurer simplement toute perdue et
reposée en lui, en ce très-pur regard, sans mélange d’autre chose. Dieu soit
béni dans mon cœur.
VIVE + Jésus. AVIS DE NOTRE SAINT
FONDATEUR A NOTRE DIGNE MÈRE, COPIÉS PAR ELLE-MÊME, DANS LE PROPRE LIVRE DE SES
CONSTITUTIONS, PRÉCIEUSEMENT GARDÉ A NOTRE MONASTÈRE DE RENNES[14].
Je désire que vous soyez extrêmement
humble et petite à vos yeux, douce, condescendante et simple comme une colombe,
que vous aimiez votre abjection, et la pratiquiez fidèlement, [66] employant de
bon cœur toutes les occasions qui vous arriveront pour cela, Ne soyez pas
prompte à parler, ains répondez tardivement, humblement, doucement, et dites
beaucoup en vous taisant par la modestie et égalité.
Supportez et excusez fort le prochain et
avec une grande douceur de cœur.
Ne philosophez point sur les
contradictions qui vous arriveront; ne les regardez point, mais, Dieu,
recevant toutes choses sans exception de la main de Dieu, acquiesçant à tout
très simplement.
Faites toutes choses pour Dieu, unissant
ou continuant votre union par de simples regards ou écoulements de votre cœur
en lui.
Ne vous empressez de rien, faites toutes
choses tranquillement, en esprit de repos. Pour chose que ce soit, ne perdez
votre paix intérieure, quand bien tout bouleverserait; car qu’est-ce que toutes
les choses de cette vie, en comparaison de la paix du cœur?
Recommandez toutes choses, tout à Dieu,
et vous tenez coye et en repos dans le sein de sa paternelle Providence.
En toutes sortes d’événements, n’arrêtez
votre vue ailleurs; soyez fidèlement invariable en cette résolution, de
demeurer en une très simple unité et unique simplicité de la présence de Dieu,
par un amour de parfaite confiance, vous délaissant à la merci de l’amour et du
soin éternel que la divine Providence a pour vous. Quand vous trouverez votre
esprit hors de là, ramenez-l’y doucement, et très simplement. Demeurez
invariable en la très sainte nudité d’esprit, sans vous revêtir jamais d’aucun
soins, désirs, affections ni prétentions quelconques, sous quelque prétexte
que ce soit.
Notre-Seigneur vous aime, il vous veut
toute sienne. N’ayez plus d’autres bras pour vous porter que les siens, ni d’autre
sein pour vous reposer que le sien et sa Providence; n’étendez [67] votre vue
ailleurs et n’arrêtez votre esprit qu’en lui seul. Tenez votre volonté si
simplement unie à la sienne que rien ne soit entre-deux; oubliez tout le reste,
ne vous y amusant plus; car Dieu a convoité votre nudité et simplicité;
demeurez là en repos, en esprit de très simple confiance. Prenez bon courage
et vous tenez humble devant la divine Providence. Ne désirez rien que le pur
amour de Notre-Seigneur.
Ne refusez rien, pour pénible qu’il
soit. Revêtez-vous de Notre-Seigneur crucifié; aimez-le en ses souffrances, et
faites des oraisons jaculatoires là-dessus. Amen. Amen.
Faites bien ceci, ma très chère Mère, ma
vraie fille ; mon âme et mon esprit vous bénit de toute son affection, et Jésus
soit celui qui fasse, en nous, de nous, par nous, et pour lui, sa très adorable
volonté. Amen.
J’ai, grâce à Dieu, les yeux fixés sur
cette éternelle Providence, de laquelle les décrets seront à jamais les lois
de mon cœur.
FRANÇOIS, évêque de Genève.
ORAISON A NOTRE SAINT FONDATEUR,
COMPOSÉE PAR NOTRE DIGNE MÈRE,
ET ÉCRITE DE SA PROPRE MAIN DANS LE MÊME LIVRE.
[…]
RÈGLEMENT DE RETRAITE DE NOTRE SAINTE
MÈRE.
LE MATIN. [Lever, cinq heures et demie.] Dès que je suis habillée, et que j’ai
lu mon point d’oraison, je la fais ; à la fin de laquelle je dis Prime [sept heures], puis me retire pour faire
nos petites affaires; ensuite, quelques petites pratiques de mortification, qui
ne sont ni longues ni pénibles, car il ne se faut pas accabler.
Après, je fais un peu de lecture ; j’en
fais peu, car il me semble que de beaucoup lire m’accable l’esprit; après, je
me repose un peu en Dieu, et fait quelque peu d’ouvrage.
Quand on sonne l’Office [huit heures et demie], et que je n’y
vais pas, je le dis tout bas, puis je lis mon second point [69] d’oraison ;
après, si j’ai du temps avant la sainte messe, je me tiens doucement auprès de
Notre-Seigneur. S’il fait beau temps, je vais un peu me promener; ensuite la
messe [neuf heures], après laquelle
je fais l’oraison, puis l’examen, après lequel on va dîner [dix heures et demie].
L’APRÈS-DÎNER. La récréation : si je
puis ne point parler aux Sœurs[15], je la vais prendre au jardin, en un
lieu où je puisse être seule, pour me divertir spirituellement, chantant
quelques cantiques, et aspirant en Dieu comme le poisson dans la mer, l’éponge
dans l’eau, ou l’oiseau dans l’air ; ainsi l’esprit s’occupe en se
récréant. Et j’aime mieux la récréation depuis midi jusqu’à l’obéissance [c’est-à-dire de midi à midi et demi], ou
bien, après, je fais demi-heure de lecture.
Après, je m’occupe à notre ouvrage en
faisant des retours d’esprit vers Dieu, si je n’ai point d’occupation
particulière ; si j’ai quelque attrait, je tâche d’y demeurer simplement. Je
prépare mon point d’oraison que je fais à deux heures.
Quand on sonne Vêpres [trois heures], si je ne vais pas à l’Office,
je les dis; puis je vais me promener comme à la récréation du matin; ensuite,
je dis le chapelet, si je ne l’ai pas dit. Après, je lis un peu et prépare mon
point d’oraison[16] et un chapitre de l’Amour de Dieu. [Six heures, souper et temps libre.]
À huit heures et un quart, je vais au
chœur pour faire une petite revue de ce qui s’est passé durant le jour, tant
des biens revus, par les lumières et bons mouvements, que des fautes,
négligences et pertes de temps, dont je demande pardon à Dieu et fais
résolution d’être plus fidèle. [Huit
heures et trois quarts, Matines.][70]
Après chaque oraison, il est bon de se
remémorer les bons mouvements que Dieu a donnés.
Les premiers jours de retraite, je
prends des saints protecteurs, sous l’assistance desquels je fais ma solitude.
On en prend selon les voies : en l’illuminative, ceux qui sont allés suivant le
Fils de Dieu; en l’unitive, ceux qui sont parvenus, dès cette vie, à des unions
spéciales avec Dieu.
Le dernier jour de la retraite, il faut
revoir ce que Dieu a donné et versé dans le cœur, par des lumières pour l’amendement;
et, ayant connu, relié et serré plus fortement ce qu’on a donné à Dieu, il faut
faire la conclusion et prendre congé de Notre-Seigneur, ou plutôt l’emporter
avec soi, ne se contenter pas de sa bénédiction, mais de Lui, qui est le Dieu
de toutes bénédictions. Il viendra avec nous, si nous l’en pressons, comme les
disciples d’Emmaüs, dans le logis et négoce d’ici-bas, tandis qu’il nous
laissera dans cette vallée de larmes et de misères; et, après, il faut espérer
qu’il nous mènera avec lui en sa gloire.
Le lendemain de la retraite, il faut
lire le chapitre III du Xe livre de l’Amour de Dieu pour faire la
conclusion.
DISPOSITIONS POUR FAIRE UNE BONNE
RETRAITE.
[…]
Que vous observiez ce
pourquoi vous êtes assemblées et congrégées, qui est que vous habitiez
unanimement en la maison et que vous n’ayez qu’une âme et un cœur en Dieu.
Voici une règle grandement importante,
que vous observiez ce pourquoi vous êtes assemblées et congrégées. Pourquoi
sommes-nous ici toutes assemblées dans ces cloîtres, mes chères Sœurs, sinon
pour nous unir à Dieu par l’entière, ponctuelle et exacte observance de nos
règles, constitutions et tout ce qui concerne notre petit Institut?
Nous sommes encore assemblées afin de
prier Dieu pour les peuples ; et j’ai pensé que je devais dire à mes Sœurs la
grande misère où se trouve cette pauvre ville, ayant grandement peur que nous
ne soyons pas assez soigneuses de prier et invoquer Dieu pour cela, en quoi,
certes, nous serons fort responsables devant Dieu ; car, mes chères Sœurs, nous
ne souffrons rien; nous avons tout ce qu’il nous faut ; rien ne nous manque du
nécessaire; nous ne voyons pas la misère où le pauvre peuple est réduit ; je
vous le dis, afin que je ne sois pas responsable, devant Dieu, de ne pas vous l’avoir
fait savoir. Le pauvre peuple donc est réduit en cette extrémité, que l’on
craint que la populace ne se jette en désespoir si Dieu ne l’assiste : les
trois fléaux de la divine justice sont sur lui ; la peste, la guerre et la
famine le frappent. La maison de Monseigneur de Genève[17] est en un péril évident, et c’est une
chose étrange de ce que ce bon Seigneur fait pour son peuple : il le sert et
distribue son bien avec une joie et allégresse si grande, que j’en demeure tout
étonnée. [76]
Or, mes chères Sœurs, c’est l’une des
choses pour laquelle nous sommes assemblées, que de prier pour le public, et je
vous conjure de le faire soigneusement, car la charité vous y oblige.
Suppliez Notre-Seigneur d’apaiser son
ire de dessus son peuple, de retirer sa fureur de dessus ses enfants ;
criez-lui merci pour tous; invoquez sa miséricorde; conjurez son Cœur amoureux
de nous exaucer. Vous savez que David ayant choisi le fléau de la peste, il
vit, en moins de rien, soixante-dix mille hommes mourir; il eut recours à Dieu
d’un esprit humilié; il fut exaucé et Dieu retira son ire. Nous faisons des
pénitences, jeûnes, disciplines, prières et oraisons, il est vrai, et je suis
bien aise de vous y voir affectionnées ; mais cela ne servira de guère, si nous
n’y appliquons nos cœurs et nos affections ; possible que si nous étions
soigneuses et ferventes à supplier la divine Majesté, qu’elle nous exaucerait.
Je désire que nous le fassions sérieusement, et, en particulier, pour
Monseigneur et toute sa maison ; car, si elle était infectée, les pauvres en
pâtiraient extrêmement[18]
Que votre habit ne soit
pas remarquable, et n’affectez pas de plaire par les habits du corps, mais par
les habitudes du cœur, etc.
Voyez-vous, mes Sœurs, cette règle
défend les affectations, les petites complaisances qui se pourraient prendre
vainement aux habits extérieurs; mais elle ne défend point la propreté et
bienséance religieuse que nous sommes obligées de garder ; et l’on ne verra
jamais une fille qui aime bien sa vocation, mal propre; car, elle honore son
saint habit, elle le respecte sans affectation. Pourtant, l’on voit quelquefois
des âmes si pleines du désir de contenter les créatures, que leur contenance
extérieure en est désagréable, qu’elles sont toujours en peine, et ont si peur
de dire quelque chose qui soit trouvé mal, qu’elles sont en perpétuelle alarme
et examen; ne faisons pas ainsi, mes chères Sœurs, mais tâchons de plaire à
Dieu par les saintes habitudes du cœur, et, pour cela, ayons grand soin de nos
âmes et peu de nos corps.
Il me vient en pensée de vous dire ce
que notre Bienheureux Père m’a souvent dit : Mon âme est aux hasards si je ne
la porte en mes mains; examinez souvent, me disait ce Bienheureux, si vous avez
votre âme en vos mains, si quelques passion, trouble ou inquiétude ne vous l’a
point emportée ; voyez si vous l’avez à votre commandement, ou bien si elle est
engagée en quelque affection; et, si vous voyez qu’elle vous a échappé, avant
toutes choses, cherchez-la et la reprenez. Mais, souvenez-vous qu’il la faut
prendre doucement et bellement; car, si vous la vouliez prendre à force de
bras, vous l’effaroucheriez. Voilà ce que ce Bienheureux m’enseignait, et voilà
ce que je vous conseille. Portez, tenez, et gardez soigneusement votre âme
entre vos mains, pour la pouvoir toujours veiller, et avoir l’œil dessus ses
mouvements. Regardez souvent si quelque inclination ne la blesse point, si
quelque aversion ne la ternit point, si quelque passion déréglée ne l’ôte point
de son assiette, si quelque affection impure ou nuisible ne vous l’a point déjà
ravie; puis, tout doucement, réparez ce désordre, la remettant en son lieu, qui
est Dieu, son vrai centre; voir encore si elle est bien disposée à tout ce qu’il
plaira à Dieu, bien soumise à tout ce qu’il permet d’arriver; si elle est bien
contente et indifférente du doux et de l’amer, et à ces divines volontés.
Regardez encore si cette chère âme est en état pour être rendue au Seigneur,
qui vous l’a donnée, quand il vous la demandera. Enfin, mes chères Sœurs, je
vous supplie de faire comme ceux qui tiennent en leurs mains des choses qu’ils
ont peur de perdre; ils les tiennent soigneusement et les regardent souvent, ne
les exposent point au danger de les égarer; ainsi regardez souvent votre âme,
ne l’exposant point à nul dangers. Ainsi faisant, vous la porterez en vos
mains, et la posséderez ; c’est le grand bonheur de l’homme que de posséder une
chose si digne que son âme. [80]
Ayez toutes vos robes en
un lieu, sous la garde et charge d’une Sœur ou deux, ou d’autant de Sœurs, etc.
Ce n’est pas tout d’entendre lire nos
règles, ni de les lire nous-mêmes, bien que je vous assure que c’est la
meilleure lecture que nous saurions faire, si nous la faisions comme nous
sommes obligées, avec attention, pesant et ruminant toutes ces paroles qui sont
d’une grande perfection. Voici un article qui nous montre comme nous devons
recevoir, sans choix, ce qui nous est donné pour notre usage; je dis pour notre
usage, parce que la charitable religion nous donne bien nos nécessités pour en
user, mais non jamais pour en jouir, en telle sorte que, simplement et
justement, nous n’ayons de toutes les choses terrestres et extérieures que le
simple usage. C’est un des grands vœux que nous ayons faits que celui de la
pauvreté; je crains que nous ne pesions pas assez le dénuement à quoi il nous
oblige d’aspirer, pour aller à la perfection; je sais bien que qui se voudrait
grossièrement contenter d’observer ce vœu pour être sauvé, il n’est requis que
de n’avoir rien de ce monde, pour petite qu’elle soit, en particulier.
Mais, en quoi pensez-vous, mes chères
Sœurs, que consiste la très pure pauvreté et l’excellente observation de cette
vertu? [84] Elle consiste, non seulement à n’avoir rien de propre, et ne se
point attacher à ce que l’on nous donne pour notre usage; mais elle nous fait
réjouir de ce que les choses nécessaires nous manquent, et que le moindre de
la maison nous est donné; et, s’il était permis de faire choix, l’âme vraiment
pauvre ne prendrait, pour sa part, que ce que les autres auraient rebuté et les
choses plus viles. Et, non seulement, cette parfaite pauvreté est dénuée des
habits, lits, chambres, vivres, et autres choses, mais, passant plus avant,
elle va jusqu’en l’intime du cœur et de l’esprit, dénuant l’âme des choses les
plus savoureuses et spirituelles, faisant pratiquer une excellente pauvreté d’esprit,
la dépouillant des désirs ardents et superflus de perfection, lui cachant son
avancement, et faisant souffrir avec soumission la nudité et soustraction des
biens intérieurs, lui faisant voir toutes les autres s’avancer, et, elle,
demeurer pauvre, nue et imparfaite ; alors il faut faire valoir la sainte
pauvreté de cœur, et, se réjouissant de voir le bien des autres, se plaire qu’ils
voient notre pauvreté, imperfection, misère et défaut.
La vertu de pauvreté requiert encore une
entière démission de jugement, de volonté, de corps, d’esprit entre les mains
de nos supérieurs, en sorte que nous soyons pauvres de tout cela, n’en voulant
ni l’usage, ni la disposition. Bref, l’âme pauvre doit aspirer à un tel
dénuement de tout ce monde que sa vie soit toute angélique.
La pauvreté parfaite nous appelle encore
à ne pas disperser nos affections parmi les créatures, ains à vouloir être
pauvre de leur amour. Vous savez combien c’est une chose dangereuse en une
famille religieuse que ces affections particulières, lesquelles détruisent
entièrement la charité commune, et sont fort contraires à la parfaite pauvreté
d’esprit et nudité de cœur, qui se dépouille de tout, n’excepte rien. Est-ce
être conforme à nos vœux quand nous nous attachons à un monastère, plus qu’à un
autre [85] où l’obéissance nous voudrait envoyer, ou bien s’attacher à une
sœur, à une supérieure, chose grandement préjudiciable à l’âme; cela dissipe
les pensées, embrouille l’esprit, salit le cœur et, comme je dis, préjudicie à
l’union commune, et enfin, ces affections déréglées sont de petits entre-deux
entre Dieu et l’âme. L’épouse était bien assurée de la nudité de son cœur,
quand elle disait ardemment : Mon Ami est
tout mien, et je suis toute sienne.
Or, nous le pouvons dire avec elle, mes
chères Sœurs, lorsque notre propre conscience nous dictera que, comme elle,
nous n’avons aucune affection que pour ce céleste Époux que nos âmes ont
choisi; car il est tout assuré que tant que nous serons attachées à quelque
chose, hors de lui, nous ne serons pas pleinement et entièrement jointes à lui.
L’âme qui veut jouir ou posséder quelque chose hors son Dieu, n’en jouira, ni
ne possédera jamais entièrement et parfaitement son Dieu ; car, qui cherche
autre chose que Dieu, ne mérite pas d’avoir Dieu. Je ne trouve point de plus
grande folie que d’attacher son cœur aux choses périssables et misérables de ce
bas monde. Ce malheur provient parce que nous n’élevons pas assez nos pensées
vers l’éternité; nous ne regardons pas assez les vrais biens qui nous
attendent. Ah ! mes Sœurs, secouez de vos pieds la fange et la poussière de
cette vie transitoire et périssable, je veux dire que vous ôtiez de vos
affections tout ce qui n’est pas purement Dieu et pour Dieu, et selon son bon
plaisir, et vous conjure, au nom de Notre-Seigneur, de considérer attentivement
l’étroite obligation que nous avons de bien garder cette pauvreté, et jusques
où elle s’étend. Bienheureuses seront celles d’entre nous qui pourront dire
avec vérité à l’heure de leur mort : Voici, Seigneur, que, pour vous, tout le
temps que j’ai vécu en religion, j’ai été pauvre et nue des choses terrestres,
et maintenant je m’en vais légèrement, toute dénuée, entre vos bras, car rien
d’ici-bas ne m’attache. Comme au contraire, malheur [86] à celles qui, à ce
dernier passage, seront trouvées propriétaires. Dieu nous défende, par sa
miséricorde, de vouloir rien posséder, sinon Lui et sa grâce, son amour et sa
gloire éternelle.
… Que tous vos ouvrages se fassent en
commun, avec plus de soin et d’allégresse ordinaire, que si vous les faisiez
pour vous-mêmes, en particulier, car la charité de laquelle il est écrit, qu’elle
ne cherche point les choses qui sont à elle, etc.
Cet article seul, bien observé,
suffirait pour nous rendre parfaites, mes chères Sœurs, et à nous établir dans
l’entière pratique de toute la règle. Tout ne consiste pas, comme je [88] vous
le dis souvent, à avoir des belles règles, et à les porter dans sa poche, mais
il faut les pratiquer, les lire et considérer mûrement.
Si nous faisons nos ouvrages en la
manière qu’il est dit, et avec l’esprit que cette sainte règle nous ordonne,
mes chères Sœurs, nous les ferons bien et avec une douce joie, d’une humeur
toujours égale, sans nous mettre en peine à quel autre ouvrage nous serons
employées, puisque, comme je vous disais samedi passé, il n’y a pas de marque
plus évidente qu’une fille travaille à la vraie vertu, que de la voir en une
pleine indifférence pour toutes les choses extérieures : nous ne devons pas
même penser ce que l’on fera des ouvrages, ni ce qu’ils deviendront.
Ne préférez point, dit la règle, les commodités propres aux communes, ains les communes aux propres;
ô Dieu, que la pratique de ce point est excellente! et que cette règle est
propre à faire reluire en nous la sainte charité qui est la reine de toutes les
vertus. Cette seule règle bien observée est suffisante pour nous faire parvenir
à la plus haute perfection, c’est celle qui nous unit parfaitement avec le cher
prochain, et qui nous porte en même temps à l’union avec Dieu, la plus intime
que l’on puisse avoir en cette vie. Ainsi, je vous supplie, mes Sœurs, de lire
souvent un article si précieux de notre règle, d’en parler dans les
récréations, de m’en faire des demandes, et je vous en dirai toujours des
nouvelles merveilles, ce me semble : j’en ai bien parlé dans les Réponses, mais
je ne vous en ai point enseigné cinquante pratiques, mais, que dis-je
cinquante! plus de mille et millions se peuvent faire sur ce point, de préférer les commodités communes aux
propres.
Quelles bénédictions, mes chères Sœurs,
de voir reluire cette sainte vertu dans une communauté! que c’est une chose
agréable à voir que les frères qui habitent unanimement [89] ensemble : Dieu
est toujours au milieu d’eux. Mes filles, je ne peux pas m’étendre davantage
sur ce sujet : je finis par les paroles que me dit un jour mon Bienheureux Père
: que pour être vraies servantes de Dieu, il faut être toujours douces et
charitables envers notre prochain. »
..... Le soin de celles qui
sont malades, ou de celles qui après la maladie ont besoin d’être ravigotées,
ou de celles qui sont, etc.
Mes chères Sœurs, nous sommes toutes
sujettes aux maladies à cause de l’infirmité de cette chair corruptible : or,
pour cela, cette règle nous donne des grands enseignements. Le soin de celles
qui sont malades, dit-elle, doit être enjoint à quelqu’une, pour nous montrer,
mes chères Sœurs, que quand nous aurons du mal, ce n’est pas à nous d’avoir
soin de notre santé, de nos soulagements, ni de chose quelconque, sinon de nous
soumettre à Dieu amoureusement, et recevoir humblement tout ce qui nous sera
donné comme notre Bienheureux Père l’enseigne au Directoire; ce n’est donc pas
à nous de savoir si ceci ou cela nous serait bon, c’est à celle, à qui la sainte
obéissance nous a commise, qui doit avoir l’œil
sur nos nécessités. Vous, mes chères filles, qui êtes sujettes à être
malades, vous êtes bienheureuses d’avoir cette occasion de souffrance, et ne
devez avoir aucun souci que d’acquiescer au bon plaisir de Dieu, vous tenir
proche de sa Majesté, et lui offrir vos douleurs, demeurant paisibles, humbles,
suaves et indifférentes. Les infirmières, et celles à qui l’obéissance donne
soin de servir [90] quelques Sœurs, sont obligées, par cette règle, de considérer
ce qu’elles jugent être nécessaires à chacune; puis, l’ayant demandé, le
distribuer sans choix, ni sans inclinations, sans regarder ni avoir égard que
de la nécessité, charité cordiale, et, comme dit cette règle : Celles qui ont l’honneur
de servir les Sœurs le doivent faire gaiement, amoureusement, soigneusement,
sans ennuis, sans plaintes, sans murmures. Que s’il arrivait que quelqu’une de
celles que vous servez exige de vous plus que la raison, et que vous ne lui
pouvez donner, souffrez, ne dites mot, avertissez-en seulement la supérieure,
charitablement, ou devant elle, ou en particulier ; surtout ne vous lassez
point de les servir ou secourir; car vous savez que la charité est bénigne,
patiente, supportant tout.
O Dieu! quand nous sommes malades, non plus qu’aux autres temps, il ne faut rien demander, ni rien refuser, s’il se peut, mais exposer sa nécessité simplement, disant, Ma Sœur, j’ai froid à la tête ou à l’estomac, j’ai soif, et ainsi des autres, puis, demeurer indifférente ; que celle qui a soin de nous ordonne ce qu’elle voudra, nous n’y devons plus penser; ainsi fit notre bon Sauveur sur le lit de ses douleurs en la sainte croix ; il ne demanda pas à boire, ains dit seulement j’ai soif et demeura indifférent de ce que l’on lui donnerait, et suça de ses divines lèvres le fiel qu’on lui présenta. De plus, il faut recevoir ce qu’on nous donne comme des pauvres reçoivent l’aumône : nous avons fait vœu de pauvreté le pauvre, quand il demande l’aumône, ne dit pas : Donnez-moi ceci ou cela, ains il dit que, pour l’amour de Notre-Seigneur, on lui fasse l’aumône. Hélas ! mes chères Sœurs, par notre vœu nous sommes plus pauvres que les pauvres eux-mêmes, et tout ce que la religion nous donne, c’est par charité et pour l’amour de Dieu ; tâchons de le recevoir de la sorte ; si nous le faisons, Dieu nous bénira, et il n’y aura jamais parmi nous de plainte, de murmure et de chagrin, ains des actions de grâce et de reconnaissance. [91]
EXHORTATION XI SUR LE DIX-SEPTIÈME CHAPITRE DE LA RÈGLE (SUITE).
S’il y a quelque douleur
cachée au corps de la servante de Dieu, qu’on la croie simplement sans doute.
Grâce à Dieu, mes chères Sœurs, le
charitable support des infirmes règne parmi nous. Mais, savez-vous sur quoi je
veux vous parler à ce propos? C’est sur une certaine bizarrerie d’amour-propre
qui se glisse en quelques-unes, qui est que lorsqu’elles ont quelque mal, elles
ne le veulent pas dire à leur supérieure, mais que les autres le disent ; cela
ne peut procéder d’autre source que d’orgueil; l’on veut faire semblant d’être
bien généreuse et de ne point dire son mal, mais il le faut faire connaître. Se
tenir tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, se frotter le front, faire l’essoufflée,
cela n’est-il pas bien joli à des servantes de Dieu? Enfin, on veut que la
supérieure devine notre mal, et qu’elle nous dise gracieusement : Ma fille,
vous [92] trouvez-vous mal? allez-vous-en vous coucher ou prendre quelque
chose. Je vous déclare, mes Sœurs, que quand je m’apercevrai de cette
tricherie, que je vous tromperai bien; car je vous laisserai souffrir avec
votre amour-propre, et ne ferai pas semblant de vous voir. Quand vous viendrez
dans la simplicité de votre règle me dire : Ma Mère, j’ai tel mal, alors, de
tout mon cœur, je vous permettrai ce que je croirai devant Dieu vous être
propre; autrement, je vous dirai : Vous n’êtes pas simple, vous en pâtirez;
car, mes Sœurs, il faut aller dans le grand chemin de la règle; toutes ces
façons sont trop molles pour une fille de la Visitation, qui doit être
généreuse, courageuse et forte. Nous faisons cela sous le prétexte d’observer
le document de notre Bienheureux Père, de ne rien demander. Pardonnez-moi, mes
chères Sœurs, nous n’en sommes pas encore là; car, quand nous y serons, nous
souffrirons entre Dieu et nous, sans en rendre du témoignage, ni sans vouloir
que les autres nous plaignent et disent notre mal.
Je ne m’étonne pas de quoi nous ne
sommes pas encore à cette haute perfection, mais je m’étonne comme quoi nous
faisons ces enfances; de vrai, cela me déplaît bien fort, et je vous prie de
vous en corriger. Il semble que nous voulions faire comme un prédicateur à un
de ses auditeurs qu’il reprenait d’un vice : Je ne te nommerai pas, mais je te
jetterai mon bréviaire. Je ne dirai pas que j’ai mal à la tête, mais je la tiendrai
tant et ferai tant de grimaces, que celles qui seront auprès de moi s’en
apercevront et le diront pour moi; cela est si fade que j’ai honte que des
filles de la Visitation le fassent. Mes chères Sœurs, si vous avez mal, venez
le dire simplement, l’on vous soulagera charitablement, sans faire tous ces
détours qui sont tant éloignés de l’esprit de simplicité.
De plus, celles qui sont à l’infirmerie
ne s’assujettissent pas, ains sortent de l’infirmerie, et se vont promener sans
congé de l’infirmière, qui ne sait par après où elles sont. Voyez-vous, mes
[93] chères Sœurs, nous ne savons pas bien notre leçon : nous ne sommes à l’infirmerie que
pour obéir; celles qui ne le font pas, certes, elles montrent bien qu’elles n’ont
point de vraie vertu. Quand nous sommes à l’infirmerie, nous y sommes comme les
novices au noviciat, et les infirmes ne doivent point sortir sans la licence de
leur infirmière, non plus que les novices du noviciat, sans la licence de leur
directrice. Or sus, que l’on fasse profit de ceci, je le dis pour toutes, parce
que toutes sont sujettes à être malades; et plût à Dieu que toutes sussent bien
le mérite qu’il y a dans la souffrance et l’humble soumission, car nous ne
serions pas si tièdes à employer les occasions, lesquelles nous agrandissent
devant Dieu. Bienheureuse est l’âme qui ne cherche que Dieu, sans aucune propre
satisfaction, soit en la santé, soit en la maladie; car elle a toujours la paix
du cœur.
…Celle qui ne veut
pardonner à sa Sœur ne doit point espérer de recevoir le fruit de l’oraison;
mais celle, laquelle ne veut jamais demander pardon, ou qui ne le demande, etc.
C’est une pratique qui doit être en
grand usage parmi nous, que, dès que nous connaîtrerons avoir tant soit peu
fâché une de nos Sœurs, nous lui en devons demander pardon, soit que nous ayons
dit quelques paroles mortifiantes, ou sèches, ou contrariantes, ou pour
ravaler, ou pour désapprouver, ou même fait quelque action qui ait pu fâcher,
et, cela, le faire rondement, franchement et de bon cœur. Celle qui ne veut pas
pardonner à sa Sœur, dit notre sainte règle, ne doit point espérer de recevoir
le fruit de l’oraison. Certes, c’est un grand malheur, et bien à craindre pour
une âme religieuse qui est close dans un cloître, de se rendre incapable de
recevoir le fruit de l’oraison, pour une tricherie et des chimères qui ne
valent pas le parler; mais, savez-vous ce que c’est que le fruit de l’oraison?
Ce sont les solides vertus, l’intime et savoureuse union de l’âme avec Dieu, la
supplantation des ennemis de l’âme, l’assujettissement de la nature, et le
renoncement de tout ce monde et mille autres que je ne pourrais dire en peu de
temps : eh bien! une Sœur nous a fâchée; il faut lui pardonner de bon cœur, et
non seulement cela, mais, par un acte d’humilité intérieure, reconnaître devant
Dieu, et faire confesser à notre propre cœur, que c’est sans sujet que nous
nous sommes ombragées, et que c’est l’orgueil et propre estime qui est en nous
qui nous fait prendre en mauvaise part ce que l’on nous dit, et ainsi toujours
pardonner, [98] parce que Notre-Seigneur n’a point dit : Pardonnez sept fois, mais septante fois sept fois ; cela veut dire
autant de fois qu’il nous offensera; et, ce bon Dieu même, soudain que le
pécheur retourne à lui, il le reçoit en son amitié. Or, parce que nous sommes
faibles et chétives créatures, il faut, après que l’on nous a fâchées, et même
après avoir pardonné, regarder au fin fond du cœur s’il ne reste point de
petite froideur ou amertume contre la Sœur, et si nous en trouvons un seul
brin, l’arracher de nous et le jeter arrière, pour nous rendre capable de
recevoir le fruit de l’oraison, qui est, comme j’ai déjà dit : les vertus et
encore les visites de Dieu envers les âmes qui sont si heureuses de ne vouloir
que Lui; c’est l’un des grands et des principaux points et fruits de la
religion, et le principal de la vie monastique, que l’union, tant avec Dieu qu’avec
le prochain; la belle et agréable chose ! Oh! que c’est une chose excellemment
bonne, que de voir les Sœurs d’un même Institut habiter en union et conformité!
cela attire toutes sortes de bénédictions sur elles. Des cœurs unis en charité
sont des vases propres à recevoir les grâces célestes, et les cœurs désunis
périssent.
Je vous supplie, mes chères Sœurs,
demeurez liées et unies ensemble par le lien de paix et de charité, vous
prévenant, comme dit la constitution, en honneur et respect; que si, par
fragilité humaine, vous fâchiez quelqu’une de vos Sœurs, soyez soudain à ses
pieds pour lui en requérir pardon. Si vous faites cela avec humilité, je vous
puis assurer que vous attirerez beaucoup de bénédictions sur vous et toucherez
le cœur de celles à qui vous demanderez pardon, lesquelles vous en aimeront
mieux que si vous n’aviez point failli ; et, certes, il ne nous doit point
fâcher, dit le grand saint Augustin, de produire les remèdes par la même bouche
qui a fait les blessures. Nous devons nous estimer heureuses de pouvoir, par un
acte d’humilité, réparer ces fautes envers nos Sœurs, et c’est la juste raison
que si nous [99] avons jeté, à la volée, quelques propos qui aient blessé le
cœur de notre Sœur, la même langue qui a fait cette plaie y applique l’onguent
pour la guérir. Vraiment, celles qui sont soigneuses de cette pratique font un
acte d’humilité fort agréable à la divine Majesté, qui, étant le Dieu d’amour,
d’union et de paix, veut que la dilection suave, la paix tranquille, et la
sainte union cordiale et charitable règnent entre ses enfants.
Mais nous ne devons pas attendre que l’on
nous vienne rechercher pour nous demander pardon, ains nous devons aller à
celle qui nous a fâchée; je sais bien que ceci est quelque chose au-dessus du
commun; aussi devons-nous tendre à l’excellente vertu. Il faut donc, soudain qu’une
Sœur nous a dit une parole sèche, prendre le temps convenable pour nous jeter à
ses pieds, la priant de nous pardonner notre peu de cordialité, ou de
condescendance, ou l’imprudence que nous pouvons avoir commise à son endroit,
qui lui ont donné sujet de mécontentement; cette humble accusation de
nous-mêmes est agréable et suave aux yeux de la divine Bonté. Cela nous y doit
rendre fort attentives, tant pour demander pardon bien humblement, que pour
pardonner franchement; ce que faisant avec fidélité, nous mériterons de
recevoir les fruits de l’oraison, de la sainte union et charité fraternelle et
cordiale, et nous pourrons dire, dans une humble et fidèle confiance : Pardonnez-nous, Seigneur, comme nous
pardonnons à nos prochains. [100]
Or, afin que toutes ces choses soient
gardées, et que si quelque chose n’est pas observée elle ne soit pas pourtant
négligée, etc.
En ce chapitre, le grand saint Augustin
n’exclut rien : il veut que tout ce qui est de notre Institut soit observé par
toutes les Sœurs, sans exemption, si que chacune de nous devrait avoir sa règle
devant ses yeux, et en savoir toutes les paroles sur le bout du doigt, par
manière de dire, puisque chacune doit observer tout ce qui est contenu en
icelle, ce qui n’est pas petite chose, car elle nous achemine au plus haut de
la perfection chrétienne et religieuse.
Notre règle et notre manière de vie ne
consistent pas en beaucoup de choses extérieures; mais elles consistent en un
ardent [104] amour de Dieu et zèle de sa gloire, en une parfaite résignation et
abnégation de nous-mêmes, en une véritable humilité et simplicité de cœur :
voilà ce que le monde ne connaît pas et de quoi l’œil humain ne tient pas grand
compte, et c’est ce que nous devons observer, puisque nous sommes ici
assemblées pour vivre selon ces saintes règles qui nous marquent ce chemin,
chemin véritablement dur à la chair, amère à l’esprit; mais suave au cœur, doux
à l’âme, qui s’unit, par cette voie de la mort de soi-même, à son Dieu.
Or, parce que le grand Père saint
Augustin savait bien que, tandis que nous sommes çà-bas, nous sommes sujettes à
chopper, voire, à tomber quelquefois, il a ajouté en ce chapitre : Si
quelque chose n’ est pas observée, qu’ elle ne soit pas pourtant négligée. Ains
que l’on ait soin de réparer au plus tôt le défaut. Ce n’est rien, mes très
chères Sœurs, de manquer un peu de condescendance, de promptitude à l’obéissance,
pourvu que cela ne soit pas volontaire, ains par surprise et rarement, et que
ce défaut soit soudain réparé ; c’est donc contre la règle de croupir en ses
fautes; car, comme vous voyez, elle requiert une prompte correction. Il faut
réparer au plus tôt ce défaut, c’est-à-dire, soudain que vous vous connaîtrez
fautives en quelque point de votre règle, regardez soudain devant Dieu d’où
procède ce mal, et, l’ayant découvert, appliquez-y d’abord le remède; par
exemple : une Sœur connaît qu’en peu de temps elle a fait trois ou quatre
manquements de promptitude à l’obéissance, ou de cette humble et douce
condescendance qui nous est tant recommandée, elle doit regarder si c’est par
inclination d’achever un bout de filet, ou par quelque négligence ou paresse d’esprit;
si elle manque à la condescendance, regarde si c’est par contrariété, par
sécheresse de cœur ou telle autre; et, ayant découvert la source de son mal, qu’elle
y applique soudain le remède qui y est contraire, mortifiant généreusement ses
petites inclinations ou humeurs pour s’assujettir à la sainte règle ; ainsi
faisant, [105] bien que nous ne puissions pas absolument éviter de chopper,
nous éviterons pourtant la négligence, réparant ainsi nos défauts, lesquels n’étant
pas faits par une volonté malicieuse, ne sont pas beaucoup désagréables aux
yeux de la divine Majesté.
C’est principalement à la supérieure de
prendre garde que les manquements contre la règle ne règnent pas; il est vrai,
mais c’est aussi à la fidélité que chacune aura à se relever promptement ; c’est
encore aux surveillantes à avoir l’œil attentif, afin que rien de l’observance
extérieure ne se néglige. En somme, mes chères Sœurs, c’est à chacune de
veiller continuellement sur son cœur, pour voir si elle observe toutes les
paroles de cette sainte règle qu’elle doit porter écrite, car c’est pour nous
le chemin de la vraie vie, et la porte par laquelle nous entrerons aux cieux.
Lisons-les attentivement : méditons-les sérieusement et dévotement,
pratiquons-les fidèlement, afin que nous puissions dire au Père éternel à l’heure
de notre mort, à l’imitation de notre cher Époux : Mon Dieu! recevez mon esprit
entre vos mains où je le remets; car j’ai passé mon pèlerinage selon votre
volonté, et j’ai entièrement accompli ce que vous m’aviez mis en main, qui n’est
autre que mes règles, qui sont selon votre Cœur et volonté. J’ai toujours
marché par ce chemin que votre bonté m’a montré et où votre paternelle douceur
m’a mise. Voici donc, Seigneur, que j’ai observé mes règles et ai accompli l’œuvre
de ma perfection en la manière de vie que vous m’avez découverte; j’ai observé
en icelle vos commandements, vos préceptes et vos conseils; c’est pourquoi
maintenant je remets mon âme entre vos mains, espérant que vous la colloquerez
en votre royaume, selon votre promesse et la grandeur de votre miséricorde.
[106]
(Faite en juin 1630)
Plaise à Dieu que vous observiez toutes
ces choses ici avec dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle, etc.
Voici le dernier chapitre de nos règles,
où notre grand Père saint Augustin, cette admirable et belle lumière de l’Église,
va découvrant d’une suave façon, comme nous devons observer toutes ces choses
de notre règle. En premier lieu, il fait un souhait ou un élan d’esprit pour
nous, plaise à Dieu que vous observiez toutes ces choses ici avec dilection.
Toutes les choses de notre règle doivent véritablement être observées avec un
soin et une allégresse dignes, si cela se pouvait, de celui pour l’amour duquel
nous les observons. Tout doit être observé, mais observé avec dilection, par un
épanouissement de cœur de l’amour divin : que par amour, nous gardions le
silence; que par amour, nous recevions les humiliations et obéissances
difficiles; que par amour, nous nous levions, couchions, priions et disions l’Office
à la même heure; que ce même amour nous fasse souffrir toutes sortes d’incommodités
et faire gaiement toutes les choses plus abjectes et pénibles à la nature. Que
l’amour nous rende si soigneuses à l’observance, que nous n’en omettions pas un
seul point à notre escient : bref, il faut que cet amour céleste soit notre
motif, notre but et notre prétention. Il faut observer tout, mais avec
dilection, comme amoureuses de la beauté spirituelle. Or, vous savez que la
nature de notre volonté est telle, que, dès qu’elle a découvert quelque objet
beau et aimable, elle vient d’abord à en désirer la possession et la
jouissance. Toute beauté, toute bonté et perfection dérivent de [109] Dieu, qui
est souverainement beau, bon et parfait, et cette bonté, qui est en lui, fait
qu’il communique aux âmes qui le servent, quelques petites parcelles de ces
vertus; par exemple une âme est charitable et bénigne ; elle tient cela de
Dieu, et ainsi des autres vertus, lesquelles étant dans une âme, la rendent
merveilleusement belle, et font cette beauté spirituelle de laquelle nous
devons être amoureuses pour observer nos règles, qui sont le chemin par lequel
nous arriverons à la jouissance de cette douce beauté spirituelle, qui est plus
à désirer que toutes les délices d’un Louvre. Nous devons quelquefois
considérer la beauté d’une âme vertueuse et spirituelle, afin que notre volonté
l’ayant découverte, l’aime et soit encouragée par icelle.
Cheminons droitement et fervemment, mes
chères Sœurs, en cette sainte loi de notre vocation, comme amoureuses de la
beauté spirituelle et comme odoriférantes des bonnes odeurs de Jésus-Christ,
non comme des esclaves et forcées sous une dure loi, mais comme des bien-aimées
filles et épouses de Dieu, libres et affranchies des lois de la chair et du
monde, constituées sous la grâce de Dieu, notre unique Époux, après
lequel nous devons courir et le suivre pas à pas, attirées par ses odeurs, qui
sont toutes les actions qu’il a pratiquées durant sa vie. Ces principales
odeurs sont : pauvreté, mépris et douleurs. Pauvreté, parce que, supposant que
les oiseaux aient des nids ; les renards, des tanières; les cerfs, des forêts ;
et toutes sortes d’animaux, quelques retraites, néanmoins, le Fils de l’homme n’a
pas où reposer son chef : sa sainte Mère est pauvre ; le glorieux saint Joseph
n’est qu’un pauvre charpentier. Enfin, le Seigneur et Créateur de toutes choses
n’a rien eu çà-bas pour reposer son sacré et adorable chef.
Mépris, parce qu’il dit lui-même qu’il
est l’opprobre, l’abjection et la risée du peuple, tenu pour un ver et non
pour un homme, appelé endiablé, samaritain, séducteur et perturbateur [Il0] du repos public, lui, qui n’est qu’un avec le
Père et le Saint-Esprit.
Douleurs, parce que depuis la nativité
de ce béni enfant, il n’a eu que douleurs : il est né en pleurant, tout
tremblotant de froid; il endure en Égypte ; il souffre la persécution des
Juifs, et, bref, il souffre l’effroyable supplice de la croix, et jamais
douleurs ne furent comparables à ses douleurs. Voilà, à mon avis, les odeurs
dont parle notre sainte règle, après lesquelles nous devons courir, toutes
amoureuses de ces célestes parfums. Or, je sais bien que Dieu répand
quelquefois dans les âmes qui lui sont fidèles des consolations, suavités et
douceurs incomparablement meilleures que le vin le plus délicieux des fols
plaisirs de ce siècle mondain, mais ces parfums sont donnés pour récompense de
l’assiduité fidèle et constante à suivre les premiers, qui sont les vrais
parfums de Jésus-Christ, lequel, si nous le suivons parfaitement, il nous
donnera les autres en abondance, même dès cette vie, pour nous faire savourer
et goûter les délices qu’il nous a préparées à la vie béatifique et
bienheureuse.
De plus : mes chères Sœurs, pour bien
observer la règle qui nous ordonne d’être simples, naïves, douces et dévotes,
faisons que nos conversations soient immaculées et angéliques, pleines de
saints colloques, et de fervents et charitables propos. Ne marchons point par
crainte, comme des esclaves sous la loi qu’ils n’aiment pas, mais joyeusement
comme des âmes libres d’elles-mêmes et affranchies de l’esclavage où sont les
mondains, et constituées sous la loi de la grâce et d’amour. Jouissons des
privilèges des filles de Dieu, qui sont la sainte joie et liberté d’esprit; non
de la liberté fausse, que notre chair corrompue appète, mais de la sainte
liberté d’esprit qui nous met hors des prisons de ce monde, et nous tire de l’esclavage
de ses iniques lois, nous délivre de ses basses affections, et met nos soins,
nos soucis, nos pensées, nos désirs, notre amour dans [Il1] le ciel, où doit
être notre conversation, jusqu’à ce que notre âme, éprise de la captivité de
cette mortalité, s’en aille en pleine et parfaite liberté, entre les bras de
son Époux, pour jouir à jamais de la grandeur de son immensité, et louer
éternellement l’infinité de ses grandes miséricordes.
En ouvrant la Règle, voici la pensée qui
m’est venue sur la préface de nos Constitutions : tout ainsi que les faibles jouiront du fruit de la santé des robustes,
les robustes jouiront réciproquement du mérite de la patience des imbéciles
[infirmes].
Je vous dis souvent, mes chères Sœurs,
que dans nos règles et constitutions sont encloses toutes les sciences que nous
devrions désirer; et plût à Dieu que nous fussions soigneuses de les lire
fréquemment et attentivement, car nous recevrions les lumières requises pour
les parfaitement observer. Voilà ce que l’on lit tous les mois; mais qui est-ce
qui le rumine comme il faut? En ce petit document ici est enclos une très grande
perfection, et montre grandement l’excellence de l’union religieuse; les faibles jouiront du fruit de la santé
des robustes; le fruit de la santé, doit être le travail; ainsi les fortes
balayent, font le pain, blanchissent le linge, apprêtent à manger, bref,
rendent tous les autres services nécessaires, faisant par ce moyen jouir leurs
Sœurs du fruit de leur santé; mais, afin que les fortes jouissent [Il6] aussi
du mérite de la patience des infirmes, les infirmes doivent se rendre
humbles, douces, patientes et reconnaissantes de la charité qu’on exerce en
leur endroit; et, je vous prie, mes Sœurs, qui êtes maladives, que vous
examiniez quelquefois si vous rendez vos Sœurs participantes de quelque bien ou
mérite, par le moyen de votre patience et résignation à la divine volonté, car
vous jouissez toujours du travail de vos Sœurs; mais si vous n’êtes pas
vertueuses en vos maladies, si vous êtes impatientes et peu soumises, de quoi
jouiront vos Sœurs qui vous servent? Ceci mérite considération.
Et vous, mes Sœurs, que Dieu a
gratifiées de la force et santé pour avoir l’honneur de servir nos Sœurs,
considérez si vous le faites de bon cœur pour Dieu, et pour Dieu seulement, et
non pour aucun respect humain ; voyez si vous êtes promptes, douces et
charitables à les secourir; si vous trouvez qu’oui, bénissez Dieu, et le faites
toujours de plus en plus; si vous trouvez que non, redressez-vous et vous
humiliez beaucoup devant Dieu ; et, tant les unes que les autres, considérez
attentivement cette petite parole de notre saint Fondateur et vous y trouverez
instruction.
O Dieu ! mes chères Sœurs, quel bien de
servir les malades ! Le bon Job, tant chéri de Dieu, s’en vantait : Je suis, disait-il, le pied du boiteux, œil de aveugle, le support du pauvre. Nous
autres, ne pouvons aller chercher les pauvres aux carrefours et aux hôpitaux
pour exercer la charité en leur endroit ; mais Dieu aura plus agréable le
service que, par obéissance et charité, nous rendrons à nos Sœurs, que si c’était
aux mendiants; aussi sommes-nous toutes pauvres, et devons-nous recevoir, comme
par charitable aumône, le bien que l’on nous fait, et ne servons jamais nos
Sœurs comme simples créatures, mais comme Notre-Seigneur en leurs personnes,
car il a dit, ce divin Maître : Tout ce que vous ferez aux moindres des miens,
je le réputerai comme si vous l’aviez fait à ma propre personne; cette parole
nous [Il7] devrait faire fondre, pour bien et amoureusement servir notre
prochain.
Faites donc, mes chères Sœurs, qui
travaillez, que votre travail soit fait en paix et charité, pour Dieu, humble,
fervent et fidèle, et ce bon Dieu sera lui-même votre récompense. Que celles qui
ne sont point distraites par le travail extérieur s’occupent plus soigneusement
à l’intérieur, se tenant bien proches de Dieu, et disposées à souffrir ce qu’il
lui plaira, et à faire ce que la sainte obéissance voudra ; ainsi faisant,
Notre-Seigneur versera ses bénédictions et sur celles qui travaillent, et sur
celles qui ne travaillent pas, pourvu que toutes travaillent à se mortifier, à
l’aimer, à le louer et remercier de ses bienfaits
La Supérieure prendra
soigneusement garde à ce qu’on n’introduise, ni directement ni indirectement,
aucunes austérités corporelles, outre celles qui y sont maintenant, qui
puissent are d’obligation ou de coutume générale, etc.
Mes très chères filles, voici un grand
point qui mérite d’être bien pesé et considéré; vous voyez que notre Institut
ne demande pas de nous les austérités du corps ; au contraire, nous irions
contre la fin pour laquelle il a été institué si nous y en introduisions; qu’il
ne se parle donc plus de cela, je vous en conjure, mes chères Sœurs, et que l’on
quitte absolument cette entreprise de faire des disciplines plusieurs ensemble,
cela ne fait que nourrir l’orgueil et la bonne opinion de soi-même, car [118]
nous penserons aussitôt que nous sommes quelque chose de plus que les autres,
que nous faisons plus de choses qu’elles; et, si celles qui viennent après nous
ne font pas ce que nous faisons, on dira aussitôt qu’elles ne sont pas aussi
ferventes que nous. Vous faites cette discipline, ou autres austérités, la
veille d’une grande fête, avec une partie des Sœurs avec lesquelles vous vous
assemblez cette année ; l’année qui vient, vous la ferez encore en la même
grande fête, et de même tous les ans à même jour; n’est-ce pas là, par après,
une coutume générale Pour Dieu, mes Sœurs, adonnons-nous bien à l’austérité de
l’esprit et du cœur, qui nous est ordonnée, et laissons celle du corps, au
moins pour les faire ensemble.
Si quelqu’une est inspirée de Dieu et
attirée à faire plus que les autres et qu’il est marqué, qu’elle découvre son
désir à la supérieure et lui demande congé de porter la ceinture, jeûner, faire
la discipline ou autres choses qu’elle désirera, qu’on lui permettra selon qu’on
jugera, non seulement un jour, mais quarante, et même quarante ans s’il est
besoin, et qu’alors elle la fasse à la bonne heure, mais seule et en son
particulier.
Je trouve, mes Sœurs, que si vous
employez bien les occasions qui se présentent en votre chemin, de vous
mortifier et pratiquer la vertu, vous ferez bien autant et davantage pour votre
perfection, et vous accomplirez bien mieux les intentions de notre saint
Fondateur. Croyez, mes Sœurs, que si vous recevez bien humblement et
simplement tout ce qui vous est présenté, soit pour le vivre, vêtir et autres
choses, et les mortifications, humiliations et contradictions que l’on vous
fera, cela vaudra bien les austérités que vous faites ou que vous désirez
faire, et bien davantage; car, que vous coûte cela, quand vous les avez
choisies ? Vous n’y avez pas grande difficulté, vous y prenez plutôt du plaisir
et en tirez de la complaisance. Notre Bienheureux Père ne dit-il pas tout clair
« que notre choix gâte toutes nos œuvres ”? [1l9]
Croyez-moi, mes Sœurs, faites bien
fortement et bien serrée, sans vous épargner, la discipline du vendredi, de l’Ave maris Stella, et ne craignez rien,
vous ne vous tuerez pas; et contentez-vous de cela, sinon aux nécessités
particulières, comme j’ai dit, et lorsque, en de grandes occasions de calamités
et tribulations publiques, l’on nous marquera de la faire ou autres
austérités. Et, au lieu de tenir les genoux nus contre terre, comme il y en a
qui font cette mortification, tenez-vous bien dévotement à genoux, sans remuer,
tant que vous pourrez, avec une grande modestie, tout le temps de vos exercices
spirituels, et cette pratique sera bien aussi bonne, voire, meilleure.
Soyez bien fidèle aussi, comme j’ai dit,
aux rencontres des pratiques des vertus : avez-vous, par exemple, quelque chose
en votre robe, ou en quelque autre chose de vos habits, ou en votre lit qui
vous déplaise ou vous incommode, qui n’est pas si bien ajusté, ou qui n’est pas
comme vous le voudriez, acceptez cela de bon cœur, baisez-le, si vous le
pouvez, et soyez très contente de l’avoir. Le potage que l’on vous donne à
table n’est pas assez gras ou il l’est trop, il n’est pas salé ou il n’y a que
de l’eau; il n’y a pas assez d’huile à votre salade, le vinaigre n’est pas
assez fort, soyez bien aise d’avoir ces occasions de pratiquer la mortification
de votre goût, embrassez-les amoureusement et gaiement. Ce morceau que vous
aimez, de votre portion, ne se trouve-t-il pas tourné de votre côté, ne le
mangez pas le premier. Vous donne-t-on quelque chose que vous n’aimez pas, vous
manque-t-il quelque chose de quoi vous pouvez vous passer et que l’on a oublié
de vous donner, aimez toutes ces rencontres, et vous accommodez à la céleste
Providence, qui le permet pour vous en faire tirer profit, et vous faire
avancer à la perfection du divin amour, si vous le savez prendre comme il
faut. Vous trouvez-vous à la récréation ou ailleurs assise en une place qui
vous incommode, n’y êtes-vous pas bien à votre aise, demeurez-y doucement,
sans dire un mot de plainte ni faire [120] connaître que vous êtes mal : croyez-moi,
tout cela vous coûtera plus qu’un bon Miserere
de discipline.
Assurez-vous, mes chères Sœurs, que,
quand on mortifie bien l’esprit, le corps s’en ressent, et qu’il est ainsi prou
maté et mortifié. Et puis, voyez-vous, mes chères Sœurs, ces âmes si ardentes à
la mortification du corps et à faire plus que les autres, touchez-les un peu
avec le bout du doigt, pour les contrarier ou humilier ; touchez-les un peu en
leurs répugnances ou en leur réputation, elles feront bien voir alors combien
leur amour-propre leur est en singulière recommandation et estime, combien
elles sont vives, sensibles et immortifiées.
Faisons donc, mes chères Sœurs, grand
état, et ne prisons rien tant, je vous en conjure, que cette mortification
intérieure de l’esprit, comme étant la plus importante pour nous faire parvenir
à la perfection de notre vocation, pour nous faire agréer à Dieu, et nous faire
enfin accomplir ses divines volontés, ce qu’il requiert de nous, qui est tout
ce que nous devons désirer, et à quoi nous devons nous appliquer.
Afin que toutes affections
à la jouissance et usage des choses temporelles soient retranchées, et que les
Sœurs vivent en une parfaite abnégation des choses dont elles useront, etc.
Mes chères filles, voici le troisième
vœu que nous avons fait, qui est de la sainte pauvreté. Vous savez assez
toutes, ce me semble, en quoi elle consiste, car je vous en ai déjà parlé
autrefois; c’est pourquoi je ne vous dirai maintenant que deux mots, qui sont
que je vous prie de considérer vos cœurs, s’ils n’ont point quelque affection
aux choses permises, pour l’usage, ou s’ils n’en désirent point de celles qu’on
n’a point ; si quelques-unes d’entre vous se trouvent atteintes de ce mal, qu’elles
s’humilient devant Dieu, et se relèvent soudain.
Voici le temps qui s’approche pour
retrancher, je veux dire nos solitudes; que chacune pèse bien l’obligation de
ce vœu et de cette vertu, et fasse de bonnes et fortes résolutions, de
retrancher, moyennant la divine grâce, tout ce qu’elle verra contraire à la
perfection, et tâcher de vous réduire dans cette absolue abnégation de toutes
les choses de la terre; car il est certain que, tandis que quelques affections
terrestres tiendront nos cœurs engagés, ils ne pourront pas jouir à souhait des
contentements célestes. Tâchez donc de les purifier et les rendre conformes à
nos règles qui sont admirables, et nous donnent si à propos nos nécessités, que
c’est une merveille, et sans que nous nous mettions en souci. Enfin, nous
jouissons de [130] tout bien spirituel et temporel, jusque-là que nous avons
plusieurs récréations et soulagements selon l’humanité. Presque tout le monde
meurt de faim, et nous avons abondamment, quoique non superfluement, tout ce
qui nous est nécessaire. Nous allons au réfectoire paisiblement, recevoir en
silence, et de la main de Dieu, ce que nous avons à prendre ; nous mangeons ce
que l’obéissance nous donne, sans avoir un mari en colère, jeter un plat d’un
côté et d’autres, sans avoir les bizarreries et mauvaises humeurs d’une
belle-mère ou des sœurs, et mille autres choses que vous pouvez mieux penser
que moi vous le dire. Nous avons la lecture sainte pendant le repas, pour
réfectionner notre âme du pain de vie, qui est la parole de Dieu; après cela
nous avons nos récréations et avec plus de tranquillité que princesse ni prince
de la chrétienneté. Nous avons le silence pour être auprès de Dieu, sans qu’aucune
créature nous en détourne. Puis la religion nous donne tant de temps pour l’oraison
et Office, pour l’examen, la lecture sainte en notre particulier. En après,
nous n’avons pas la peine de nous aller crotter pour recevoir le
Saint-Sacrement, ni d’attendre deux heures au pied d’un confessionnal, comme l’on
voit quelquefois ces dames qui s’en retournent de pitié, après avoir prou
attendu, sans s’être confessées. Mais nous en avons un très-bon et vertueux
[confesseur] qui s’accommode à nos heures, et ne manque jamais de venir deux
fois la semaine, prenant une peine pour bien servir le monastère qu’il ne se
peut dire plus, et, cela, avec grande charité.
Voyez-vous, mes chères Sœurs, tous ces
bénéfices doivent être pesés au poids du sanctuaire et devrions continuellement
nous tenir anéanties devant Dieu, et lui dire d’un cœur amoureux : Que vous
avons-nous fait, Seigneur, notre bon Dieu, de plus que tant d’autres qui valent
cent fois plus que nous, lesquelles toutefois vous avez laissées à la merci des
misères, malheurs et calamités du siècle ; et nous, par votre grande
misé-[131]ricorde, vous nous avez mises en votre sainte maison, hors des
occasions de commettre de grandes offenses contre votre divine Majesté, avec
tant de moyens pour nous unir et joindre à vous.
Pourquoi pensez-vous, mes chères Sœurs,
que Dieu nous ait tirées du monde pour nous mettre en religion? C’est afin que
nous le servions en sainteté et justice tous les jours de notre vie; afin que
nous le priions pour son peuple, pour nos bons frères .chrétiens, pour ce cher
prochain qui souffre tant, que c’est une chose intolérable d’ouïr raconter ses
calamités. L’un nous vient dire que tous ses proches sont morts de peste, et
que les coureurs l’ont ruiné. L’autre dit : Nous ne savons l’heure que nos
biens seront tous engagés, et à la merci de nos ennemis. L’autre dit : Je ne
sais quand on lui ôtera la vie, d’autant que les soldats ont tué son voisin.
Des filles sont violées et pleurent leur désastre, les femmes sont déshonorées
et leurs maris tués. Les veuves et orphelins sont opprimés. L’on voit des plus
riches avoir faim, et l’artisan qui était bien à son aise meurt de famine. De
tous ces désastres, nous sommes exemptes par la douce et miséricordieuse bonté
de Notre-Seigneur sur nous. Certes, si nous ne sommes reconnaissantes de ces
bienfaits, nous serons très rigoureusement et très justement punies au jour du
jugement.
Il nous exempte, ce grand Dieu, de
grands travaux que les mondains souffrent, pour nous montrer combien c’est un
Maître loyal envers ceux qui ont tout quitté pour le suivre ; mais il veut
aussi que nous souffrions, et prenions d’un cœur amoureusement soumis, en
contre-échange, les petites contrariétés, mortifications, humiliations et
corrections, comme si nous disions : Seigneur, vous m’exemptez de ces grands
maux que souffrent les mondains; mais, mon Dieu, pour suppléer à cela, je recevrai
avec tant d’amour toutes les occasions de me mortifier, de m’anéantir, et de
mourir à moi-même, que je n’en laisserai pas passer une. [132]
O mes chères Sœurs, disons toutes d’un
véritable sentiment de cœur : Qu’est-ce que
nous rendrons au Seigneur notre Dieu, pour les grands biens qu’il nous a faits?
Qu’est-ce que l’on peut donner à cette souveraine Grandeur, qui tient
toutes choses, et à qui toutes choses appartiennent? Mes chères Sœurs, pour
tous les biens que sa libéralité nous fait, rendons-lui nos vœux ; il ne veut
que cela de nous. Rendons-lui une fidèle, amoureuse et constante observance de
ce que nous lui avons promis, et sa bonté se contentera. Portons grande
compassion à notre prochain, prions pour lui incessamment. Pesons mille fois le
jour, s’il se peut, les bienfaits que nous recevons de la main de Dieu, mais,
cela, au pied du sanctuaire, comme je l’ai déjà dit. Employons quelquefois le
temps de notre recueillement à comparer les maux que nous souffririons maintenant
au monde, chacune selon son état et le rang qu’elle y a tenu, et les biens que
nous recevons en la religion, pour n’en être pas ingrates ni méconnaissantes.
Mais je vous exhorte à faire cette comparaison sérieusement devant Dieu, et
vous assure que ce sera une bonne et très utile pensée et occupation pour vos
esprits.
Je vous assure, mes chères Sœurs, que
celle qui serait ingrate recevrait un grand châtiment de Dieu ; au moins se
mettrait-elle en état d’en recevoir un, en ce monde ou en l’autre. Ce nous est
une faveur incomparable d’être en la maison de Notre-Seigneur et en sa vigne.
Mais aussi, savez-vous, il faut veiller en la maison et faire valoir le talent,
afin de n’être pas surprise quand le Maître viendra et être réputée pour
méchante servante de Sa Majesté. Il faut travailler en sa vigne pour lui agréer
et recevoir salaire, autrement on est réputé pour inutile. Je vous dis tout
ceci avec un sentiment qui me console tout le cœur, faites-en profit, mes
chères Sœurs, car c’est ce que Notre-Seigneur m’a donné pour vous dire. [133]
Si Dieu a caché le prix inestimable de
la gloire éternelle dans la victoire de soi-même, pourquoi ne l’entreprendrions-nous
pas? L’apôtre saint Paul dit : « Que
le monde n’a pas connu Dieu dans la sapience de Dieu; à nous autres il nous est
donné de connaître Dieu dans la folie de sa croix. » Le vrai bonheur du
chrétien est de connaître Dieu en la personne de son Fils, et l’imiter aux
vertus qu’il a pratiquées en sa vie, en sa sainte Passion, en son humilité,
pauvreté, abjection, mépris, vileté, douleur et souffrance : la nature n’agrée
pas ceci, mais nous ne sommes pas nées pour vivre selon son instinct. L’esprit
de la chair nous fera inquiéter, lorsque quelque chose nous manquera, et celui
de Dieu nous portera à nous soumettre à sa volonté dans nos incommodités et les
souffrir avec patience; les humbles sont toujours doux et gracieux; ils sont si
petits et bas en eux-mêmes qu’ils ne disent jamais une parole de travers.
C’est un grand trésor que la sainte
crainte de Dieu. Qui a établi en son cœur de ne jamais offenser Dieu, ni de
commettre volontairement aucune imperfection, ne pense guère à l’enfer; il ne
craint pas de déplaire à Dieu, mais il pense à lui plaire.
Il y a des cœurs d’eau, en qui il ne
demeure aucune impres‑[142]sion; entendant parler des jugements de Dieu,
ils sont saisis de crainte pour les peines de l’autre vie; mais ils ne sont pas
sitôt hors de là, qu’ils n’y pensent plus. Les autres, oyant louer quelques
vertus, ont des désirs de les pratiquer; et, néanmoins, ces bons sentiments ne
leur demeurent point dans le cœur ; car, quand l’occasion se présente de les
mettre en effet, ils ne se souviennent plus de leurs bons désirs, non qu’il
faille toujours penser à ce que l’on entend dire, tant aux prédications qu’autrement;
mais il y faut penser, en sorte qu’on le pratique lorsqu’il en est temps, et
non pas comme ces cœurs d’eau qui ne gardent rien de ce qu’on leur dit.
Que cette vie est bigarrée! quand on
pense faire une chose, il en faut faire une autre. Le grand bonheur est en cela
de faire tout pour Dieu, et d’accomplir sa sainte volonté, humiliant notre entendement,
afin qu’il nous illumine ; lui soumettant nos volontés, afin qu’il les
gouverne. Il importe peu que nous soyons en la cave ou sur le toit, pourvu que
partout nous fassions la volonté de Dieu.
Marcher en la présence de Dieu, c’est
marcher dans le sentier de son bon plaisir, et non par les voies de la chair,
de l’esprit humain, de l’amour-propre, de l’estime de soi-même, de son jugement
et volonté.
Pensant ce matin, mes chères Sœurs, à ce
que je devais vous dire au chapitre, il m’est venu cette vue de vous avertir
cordialement de prendre garde à l’amour-propre et à ses finesses, afin de
remédier au mal que pourraient faire à nos âmes ces deux racines qui sont des
vraies sources de tous maux et imperfections; et, je vous dis souvent, ce me
semble, que l’amour propre fait tout perdre en la vie spirituelle, à cause de
la production de ses propres recherches qui nous empêchent de chercher purement
Dieu et son bon plaisir. La prudence de [144] l’esprit humain fait aussi
beaucoup de mal; et, tandis que nous nourrirons cette fausse prudence, cet
esprit humain agira en nous, il nous rendra incapable de cette union intime et
amoureuse que nous devons avoir avec Notre-Seigneur. Il faudra de la peine
pour renverser ces deux ennemis, car ils sont adroits et font leurs coups si
subtilement, que, bien souvent, on ne les aperçoit que quand ils ont joué leurs
personnages.
Mes chères Sœurs, nous ne sommes pas venues
céans pour vivre selon le naturel ; l’on nous apprend, dès le commencement, qu’il
le faut ruiner ; il le faut donc faire généreusement, et, au lieu de suivre l’amour-propre,
et l’esprit humain, vivre, par une sainte force d’esprit, selon les lumières de
la grâce et de la raison. Ces deux lumières, bien suivies, suffisent pour
conduire l’âme à la très haute perfection de l’amour divin.
Je vous conjure donc, mes chères filles,
que toutes considèrent devant Dieu si l’amour-propre et la prudence humaine demeurent
chez elles; celles qui voudront chercher et qui trouveront en avoir beaucoup,
qu’elles prennent beaucoup de courage pour s’en affranchir, sachant bien que
rien n’est si contraire à cette pureté d’intention et simplicité, que Dieu
requiert des âmes qui font état de la perfection; que celles qui ne s’en
trouveront pas tant s’humilient fort et rendent grâces à Notre-Seigneur,
suppliant sa bonté d’arracher d’elles le mal, que, par leur peu de lumières
intérieures, elles ne voient peut-être pas, et qu’il les préserve d’en avoir
davantage. Et, tant les unes que les autres, je vous supplie, chèrement et
cordialement, de faire profit de ce que j’ai dit; car je crois que Dieu ne m’a
pas donné cette lumière pour néant et sans vouloir que nous en fissions profit;
faisons-en toutes, je vous prie, mes chères Sœurs. ....
À ce chapitre, cette
Bienheureuse Mère dit que la conscience la pressait de donner des pénitences à
celles qui feraient des
[145] fautes à Office, et, qu’à la
troisième fois, elle ferait perdre la communion, qu’elle ne savait point de
plus grosse pénitence pour des âmes qui aiment Dieu.
Nous sommes appelées à une sublime
perfection : elle est tout angélique, quant à la pureté de vie, tant à l’esprit
qu’au corps, et qui regarde de près sa règle trouve bien de la besogne à faire.
Notre règle, pour nous mener à cette perfection, ne nous conduit pas par une
multitude d’austérités tant estimées du vulgaire, ains elle nous conduit à une
parfaite perfection d’esprit tout intime, et en cela consiste son excellence,
car cette perfection cachée aux yeux du monde nous tire à l’union avec Dieu, au
détachement parfait de toutes choses créées, et à une grande pureté de vie et
sainteté de mœurs.
Or, puisqu’il plaît à la divine bonté
que nous soyons ici assemblées toutes en son nom, mes très chères filles,
cachées aux yeux du monde et en ce sacré désert, hors de cette Égypte, faisons
un paradis en terre, nous le pouvons avec la grâce de Dieu. Quelle consolation
de pouvoir convertir nos cloîtres, nos cellules, bref, tout ce couvent en un
petit paradis de délices au Fils de Dieu, et de suavité aux Anges qui ne
dédaignent point d’y venir.
Vous me direz peut-être : Voilà un bien
fort précieux, comment viendrons-nous à bout d’une si sainte entreprise ? Je
vous répondrai : En observant exactement vos règles, en faisant toutes vos
actions dans une profonde, sincère et franche humilité, en [148] vivant en
parfaite abnégation de votre propre volonté, observant une pauvreté dépouillée
de toutes choses, ne vivant, respirant et aspirant que pour votre Époux
céleste ; par une conversation immaculée et angélique, conversant aux cieux en
esprit, mourant à toutes choses et à vous-mêmes pour vivre en Dieu, aimant cordialement
et également toutes nos Sœurs, vivant unanimement avec elles, servant au
Seigneur d’un esprit joyeux, humble et amoureux, faisant de bon cœur toutes les
fonctions de notre vocation : voilà le chemin, mes chères Sœurs; la grâce ne
nous manquera pas, si nous sommes fidèles à seconder ses attraits; ainsi Dieu
bénira et nous et notre travail.
Nous sommes ici assemblées, mes chères
Sœurs, pour courir après le Sauveur. Quand nous venons du monde, nous ne
savons pas encore marcher ni former nos pas à la vie spirituelle, c’est
pourquoi on nous donne des exercices propres à nous montrer à mettre un pied
devant l’autre, par manière de dire, et il est fort nécessaire qu’au commencement
les filles s’attachent à l’écorce et à la lettre morte, pour se dérompre, se
dégourdir, se mouvoir et s’échauffer. Mais, après cela, il faut marcher après
le Sauveur, pas à pas, par la fidèle pratique des vertus auxquelles notre
vocation nous oblige. Et, croyez-moi, si nous sommes fidèles à marcher
vigoureusement, en tout temps, après le Sauveur, et par tous les chemins qu’il
voudra, sans nous soucier d’autre chose que de cheminer, bientôt il nous fera
la grâce de nous fortifier et de nous faire courir. Si nous nous trouvons
engourdies en marchant, ne nous décourageons point, mais disons avec un
courage résolu : Seigneur, tirez-moi et je courrai; car, s’il vous plaît que je
coure, il faut aussi que vous me tiriez. Ne doutons point que le Sauveur, [153]
voyant notre courage à marcher par tous les chemins qu’il voudra, ne nous
fasse jouir de l’amoureuse jouissance de sa bonté, et ne nous fasse courir
après ses parfums qui rendront notre course facile, délectable, désirable et
suave.
Si une fois nous pouvions offrir à Dieu
la myrrhe d’une entière mortification et anéantissement de nous-mêmes, sa
bonté nous donnerait des douceurs et des parfums si délectables, que notre âme,
attirée par ces divines suavités, courrait après lui sans peine, ou du moins,
si elle en avait, ce serait une peine douce et désirable ; car, après la peine,
ces âmes fidèles se reposeront suavement sur la poitrine du Sauveur. Mais,
hélas! mes chères Sœurs, il ne faut pas présumer d’arriver là, que nous n’ayons
passé par les deux autres chemins; car nous serions trompées, et, croyant tenir
le Sauveur, nous tiendrions notre amour-propre.
C’est une pensée qui me vient fort
souvent, que, faute de considération, nous perdons beaucoup. Dieu veut que nous
employions notre entendement et notre volonté à l’amour. Pour nous qui sommes
appelées hors du monde et de ses tintamarres, nous ne pensons pas assez, si je
ne me trompe, à l’obligation que nous avons de tendre à la perfection de notre
vocation, qui, en substance, n’est autre que l’anéantissement total de la
nature et l’union de notre âme avec son Dieu. Travaillons-y, et regardons
souvent ce que nous sommes venues faire en la religion. C’est sans doute afin
que le Sauveur n’ait pas, à l’heure de la mort, sujet de nous faire ce
reproche, et à moi plus particulièrement qu’à aucune autre : « Paresseuse
que tu es, je t’avais mise en ma maison pour travailler à ma besogne; je t’avais
logée en ma vigne, afin que tu t’exerçasses au travail, et tu as croisé les
bras ; servante inique, quel salaire te donnerai-je? Tu as enfoui le talent
que je t’avais donné et mis en main; quel service m’as-tu fait par lequel tu
puisses exiger de moi le salaire? » [154]
Hélas! mes chères Sœurs, Dieu a en
lui-même tout bien, et nous ne lui pouvons rien donner qui ne soit sien ; il
veut pourtant que nous lui donnions notre service, notre fidélité et amour. Or,
le service qu’il requiert de nous n’est pas que nous fassions des choses
extraordinaires, mais les œuvres de notre observance, avec plus de pureté et de
perfection que de coutume, et c’est ainsi que nous croîtrons de jour en jour au
service de l’Époux céleste.
C’est à quoi je vous exhorte, mes chères
filles, car je sais que nous ne serons agréables à Dieu que par la voie d’une
amoureuse et fidèle observance.
Notre digne Mère proposa l’élection
de l’assistante, des conseillères, et, sur ce sujet, elle dit :
Il ne faut pas toujours laisser les
mêmes officières aux charges, pour deux raisons : l’une, de peur qu’elles ne s’y
attachent trop. Nous regardons comme un devoir d’ôter les Sœurs de quelque
emploi que ce soit, quand on les y voit attachées, parce que cela est contre l’esprit
de notre vocation qui enseigne de ne s’attacher qu’à Dieu. L’autre raison est
parce que, l’Institut se devant beaucoup étendre pour la gloire de Dieu, il
faut former plusieurs filles et les rendre capables de toutes les charges.
Je vous prie, mes très chères Sœurs,
soyez humbles, basses et petites à vos yeux, et soyez bien aises que l’on vous
tienne pour telles et que l’on vous traite pour cela. Les autres Ordres de
religion ont tous une grande estime de leur Institut, chacun pense être le plus
grand, et tout cela à très-bonne intention, parce que tous aussi sont très grands.
Mais, nous autres, nous nous devons estimer les moindres et les plus petites,
comme étant les dernières venues en l’Église de Dieu. Oui, mes Sœurs, nous
sommes les plus petites, et nous nous devons tenir pour [158] telles, non que
pour cela nous devions mésestimer notre manière de vivre, car nous la devons
aimer et chérir comme une grâce très-particulière que Dieu, par sa bonté, nous
a faite de nous y appeler, nous donnant cet Institut conforme à notre portée
et petitesse, mais il ne faut pas pour cela nous surestimer, car notre
excellence est de n’en avoir point.
L’obéissance est la fille aînée de l’humilité,
et, partant, je vous y exhorte. Obéissez en toutes choses, mes chères filles :
à Dieu, en vos supérieurs; à Dieu, par l’obéissance et observance de vos
règles; à Dieu, par le tranquille acquiescement aux événements que la
Providence ordonne; et, je vous prie, mes très chères filles, de retenir ces
dernières paroles comme les enfants du monde retiennent celles qu’ils entendent
dire à leur père et mère quand ils meurent. Je ne meurs pas, mais plût à Dieu
qu’il me fît la grâce de bien mourir à mes imperfections!
Quand vous perdrez l’amour du mépris et
de la mortification, vous perdrez votre esprit et rendrez inutiles les desseins
que Dieu a eus de toute éternité sur vous, qui sont de faire des filles et des
religieuses très-basses, très-petites et très-abjectes à leurs yeux et aux yeux
de tout le monde. N’anéantissons donc point, je vous prie, l’inspiration que
Dieu a donnée à notre très cher Instituteur, mais répondons aux grâces que sa
Bonté veut nous faire par lui. Ne soyons jamais si aises que quand on nous
méprisera, que l’on dira mal de nous, qu’on n’en fera nul état. Ce n’est pas qu’il
faille rechercher les occasions de mépris, mais les accepter de bon cœur quand
nous les rencontrons et en être bien aises.
Je vous l’ai dit plusieurs fois, et vous
le répète encore : l’esprit de notre vocation est un esprit de profonde
humilité, douceur, soumission, condescendance et souplesse d’esprit envers le
prochain; humilité qui produit la générosité, nous confiant en Dieu et nous
défiant de nous-mêmes. Nous sommes obligées, [159] mes très chères Sœurs, mais
d’une obligation toute particulière, de nous former là-dessus, parce que ces
vertus reluisent en notre cher Instituteur, de qui Dieu se servit pour nous le
faire savoir. Et puis, elles sont les chères vertus, et très-aimées de notre
Sauveur. Soyons donc très-souples, très-humbles, très-maniables,
très-dépouillées, et très-abandonnées au bon plaisir de Dieu et de sa
Providence, autrement nous résisterions aux desseins éternels que sa bonté a
sur nous. Ne le faisons pas, mes très chères Sœurs, je vous en conjure.
Sa Bonté se veut servir de nous en
plusieurs endroits, inspirant quantité de personnes à nous demander. Ne
désistons point de notre côté; au contraire, disons plusieurs fois le jour : Je suis prête, Seigneur; que vous plaît-il
que je fasse?
Mon départ ne doit point presser vos
cœurs de douleur, mais dites à Dieu : Vous nous l’aviez donnée, nous vous la
rendons maintenant. Elle est vôtre, Seigneur; servez-vous-en ici et là,
partout où il vous plaira ; et si votre volonté était de vous en servir au bout
du monde, et qu’il y eût plus de votre bon plaisir que nous nous y portassions
nous-mêmes, nous le ferions de tout notre cœur. Oui, mes Sœurs, il faut être prêtes
à cela, et dire : O mon Dieu! nous vous la rendons donc; mais quand il vous plaira de nous la redonner,
votre Nom en soit béni.
Bref, supportez-vous les unes les autres,
soyez plus jalouses de votre esprit et de votre perfection qu’un mari ne serait
d’une belle femme qu’il aimerait chèrement. Soyez courageuses, et, quand le
monde vous méprisera, ne vous contentez pas de recevoir ce mépris comme un
gage très-aimable de la bonté de Dieu sur vous, mais recevez-le comme une chose
très-propre et convenable à votre petitesse. Aimez-le chèrement, et pour votre
particulier et pour le général de l’Institut.
Lorsque vous sentez des répugnances et
contradictions en votre chemin, ne vous en étonnez point; car la vertu se
pratique parmi la contradiction et répugnance d’un naturel arrogant et [160]
orgueilleux; oui, les vertus d’humilité, soumission et souplesse d’esprit qui
se pratiquent nonobstant ce naturel sont très-solides et très-fortes. Une seule
action, pratiquée comme cela, vaut dix fois le ciel; que dis-je, le ciel, elle
vaut plus, car elle vaut le Dieu du ciel. Courage donc, mes chères Sœurs, au
service de Dieu.
À Dieu, mes chères Sœurs ; je vous
conjure de demeurer petites, basses, humbles, aimant le mépris, la
mortification, l’abaissement de vous-même, et tout ce qui vous pourrait rendre
petites aux yeux du monde. Eh quoi! Dieu, qui est si grand, s’est fait si petit
pour notre amour, qu’il a toujours caché l’éclat de sa grandeur pour paraître
abject; et nous, qui sommes ses servantes, nous ne voudrions pas nous rendre
petites à son imitation? Nous avons tant dit autrefois que le dessein de Dieu
sur nous est que nous soyons très-petites en son Église, en sorte qu’il soit glorifié
en notre humilité et bassesse, car c’est ce qu’il veut de nous!
Mon cher Sauveur, je vous recommande ces
âmes que vous m’avez commises, et demande très humblement pardon à votre
Majesté des fautes que j’ai faites à leur service, par mon mauvais exemple ;
et, je vous supplie aussi, mes chères Sœurs, de me pardonner et prier sa bonté
de m’amender. Seigneur, elles sont vôtres! bénissez-les, mon Dieu, de votre
bénédiction éternelle. Je les remets entre vos mains, conduisez-les selon l’ordre
de votre divine Providence. Rendez-les obéissantes à votre bon plaisir, à leurs
règles, constitutions et ordonnances des supérieurs, très amoureux du mépris.
Faites, mon cher Sauveur, qu’en tout ce qu’elles feront elles cherchent de s’anéantir
elles-mêmes, pour vous glorifier.
Oui, mes très chères filles, croyez-moi,
Dieu veut tirer sa gloire de votre petitesse. Votre éclat doit être de n’avoir
point d’éclat; votre grandeur d’être très-petites à vos yeux et de procurer de
l’être aussi en l’estime du monde. [161]
Sainte et sacrée Vierge, Mère de mon
Dieu, ces filles sont vôtres, prenez-les donc en votre protection,
présentez-les à votre cher Fils, protégez leurs cœurs, afin de les lui rendre
agréables. À Dieu, mes chères filles; je vous laisse sans vous laisser. Je vous
donne de très bon cœur ma bénédiction, au nom du Père et du Fils et du
Saint-Esprit. Soulagez vos cœurs, je vous en prie, et demeurez fermes entre les
bras de Dieu et conformes à son bon plaisir. [162]
Mes chères Filles, j’ai pensé qu’il
serait à propos que je vous dise un mot aujourd’hui pour vous convier et exhorter
à la pureté de cœur. Pour cela, je vous prie, mes chères Sœurs, de [165] mettre
tout de bon la main à l’œuvre, pour rendre pures vos affections et intentions,
et non seulement vous purifier des grands péchés, car, grâce à Dieu, je crois
que nous n’en faisons pas, mais cela n’est pas assez pour des âmes qui sont
obligées, par leurs vœux et vocation, de tendre à la pureté de la perfection ;
il faut purifier jusqu’à la moindre chose. Tâchons donc, mes Sœurs, de faire
nos actions avec la pureté d’intention qu’avait Notre-Seigneur quand il est
venu s’incarner et rendre passible et mortel : or, il n’a point eu d’autre
motif que la gloire de son Père Éternel et le salut des hommes; voilà les seuls
que nous devrions avoir en retranchant fidèlement tout propre intérêt, toutes
recherches vaines, tout désir de plaire aux créatures, tous les tours et
retours que nous fait faire notre amour-propre sur nous-mêmes; enfin, être sans
désirs ni prétentions que de la gloire de Dieu et le salut de nos prochains.
Ceci, de prime abord, semblera facile et
très-raisonnable, nous étant avis que nous le pratiquerons incontinent, d’autant
qu’il n’y a rien de plus juste que cela, tendre tous les jours à la gloire de
Dieu et au salut des âmes. Certes, mes chères Sœurs, il est vrai qu’il n’y a
rien de plus juste; mais regardons de près; tenons-nous proches de Dieu, et sa
bonté ne manquera pas de nous faire connaître combien nous sommes défaillantes
en ce point, et combien notre amour-propre nous déçoit. Regardons ce que notre
bon Sauveur fait pour nous, et si nous aurions bien le courage d’entreprendre,
pour sa seule gloire et le salut de nos prochains, quelque chose mille fois
moindre. Hélas! nos cœurs nous répondront incontinent que nous sommes trop
chétives et misérables, et trop soigneuses de chercher nos propres intérêts.
Voilà ce bon Dieu qui descend çà bas, en ce lieu de misères, charge sur lui
toutes nos iniquités et nos pauvretés, prend la forme, et, est en effet, un
petit Enfant, quoique Tout-Puissant, rebuté dans une étable, souffrant le froid
et les autres incommodités, se cachant, s’enfuyant, se tenant resserré [166]
pour fuir la tyrannie d’Hérode; puis, après tout ceci, se tenir l’espace d’environ
trente ans parmi les hommes, comme le fils d’un charpentier, et enfin souffrir mille
injures, affronts, blasphèmes et tourments; puis, finalement, après avoir
travaillé sans cesse au salut des humains, mourir honteusement de la rude et
douloureuse mort de la croix.
Or, dites-moi, qui voudrait entreprendre
cela, dans cette pureté de cœur et d’intention incomparable qu’avait ce divin
Seigneur en tout ce qu’il fit pour notre salut; souffrir toutes sortes de
maux, étant innocent, pour la seule gloire de son Dieu et le salut du prochain?
Bienheureuse est l’âme qui est en cette disposition; mais ce n’est pas en ces
grandes souffrances que le Sauveur veut que nous l’imitions, puisqu’il ne nous
donne pas ces grandes occasions-là. Il veut donc que nous recevions toutes
choses comme de sa très sainte main, en vivres, en vêtir, contradictions,
afflictions et autres choses que sa bonté permettra nous arriver, et que nous
les supportions amoureusement entre lui et nous, purement pour lui, ôtant de
nos cœurs tout ce que nous verrons qui contrarierait cette pureté de la seule
gloire de Dieu et du salut des hommes.
Si nous nous tenons proches de Dieu, il
nous éclairera, et nous fera voir jusqu’à la moindre impureté qui pourrait être
en nos esprits ; car sa bonté se plaît merveilleusement dans les âmes pures et
nettes. C’est pourquoi, je vous prie, mes chères Sœurs, autant qu’il m’est
possible, que nous nous purifiions en considération de la pureté adorable de
la venue de Notre-Seigneur et Maître, et encore en cette considération de la
fête que nous célébrerons demain, de l’Immaculée Conception de Notre-Dame et
glorieuse Maîtresse et Protectrice, la priant, puisque la moindre impureté,
tache de péché ou d’imperfection, ni de corps, ni d’esprit, ni de cœur, ne s’est
jamais trouvée en elle, qui a toujours été la sainte colombe toute pure et
toute blanche, qu’elle nous obtienne la fidélité à purifier nos cœurs, où sans
[167] doute nous trouverons mille petites choses à purifier, et que nous les
puissions rendre une demeure agréable à son Fils bien-aimé, par leur candeur et
véritable pureté. Tâchons, mes chères Sœurs, chacune en notre particulier, de
nous rendre attentives à cette pratique, et ne laissons pas passer l’Avent sans
en tirer du fruit pour nos âmes, puisque c’est un temps saint, où même les gens
du monde s’étudient à la dévotion plus qu’à l’ordinaire.
Vous ayant, samedi dernier, parlé de la
pureté de cœur, à l’imitation de NotreSeigneur, et de notre glorieuse Dame et
Maîtresse, la Vierge sacrée, je vous dirai aujourd’hui un mot de l’anéantissement,
parce qu’il me semble nous être fort nécessaire. Premièrement, le Fils de
Dieu, pour nous montrer exemple, est venu s’anéantir d’un anéantissement le
plus admirable qui se puisse, non seulement faire, mais encore penser; car
vous voyez ce Dieu de toute majesté, comme oubliant et anéantissant cette
grandeur tant suprême et toute adorable, s’est venu rendre un pauvre petit
Enfant dans les flancs d’une de ses créatures.
Or, mes chères Sœurs, j’aurais grand
désir que nous imprimassions en nos cœurs cette affection de nous anéantir, en
tout ce en quoi Notre-Seigneur s’est anéanti : je dis imprimer en nos cœurs,
parce qu’une chose imprimée ne s’efface jamais. Il faut donc imprimer et graver
en nos cœurs ce désir de nous anéan‑[168]tir en tout; mais principalement
en l’honneur, en l’estime, au désir d’être aimées, préférées, être tenues pour
capables de quelque chose, ou désir d’être employées, d’être tenues pour
vertueuses, que sais-je, moi? en mille propres recherches, lesquelles il faut
toutes anéantir à l’imitation de l’anéantissement du Fils de Dieu ; car comme
est-ce que ce débonnaire Seigneur ne s’est pas anéanti en l’honneur? Hélas! mes
chères Sœurs, il s’est réduit en telle extrémité en ce point, que le voilà
souffrant comme une autre créature mortelle; le voilà tenu pour un enfant comme
les autres; le voilà tant rebuté, qu’il n’est reçu de personne, et il n’y a
point de maison pour celui qui est le Seigneur de tout le monde, tellement il a
anéanti cette sienne grandeur sous le voile de la nature, lui qui est tout
redoutable, tout riche, tout comblé de délices. Le voilà anéanti dans les
entrailles d’une Vierge; et, après sa Nativité, dans une abjection la plus
grande qui se puisse dire, et cette Sagesse éternelle se cache sous le masque d’une
frêle enfance. De tout-puissant, il paraît comme tout impuissant ; de tout
grand, tout petit; de tout redoutable, tout doux et bénin, qui se laisse
gouverner comme un petit agnelet; de tout riche, des richesses éternelles du
Père des lumières, dont il est le Fils naturel et éternel, le voilà tout pauvre
entre des mortels, dans une obscure étable, et n’a que très-petitement ses
nécessités, selon que sa très sainte Mère et saint Joseph les lui donnent et fournissent.
Il se voulut encore anéantir en la liberté, se mettant comme en prison au sein
virginal; car, ayant l’usage très-parfait de la raison, il pouvait parler et
marcher, mais non; il veut encore faire cet anéantissement, avoir deux yeux et
ne regarder point, une langue et ne parler point qu’en son temps comme les
autres, et veut anéantir jusqu’à cette petite consolation, qu’il eût pu
recevoir, d’être élevé en sa patrie et parmi les parents de sa sainte Mère;
mais il s’en va pauvre, mendiant, et fuyant dans un pays étranger, souffrant
mille travaux. [169]
Ah! mes chères Sœurs, je vous conjure,
qu’à cet exemple d’anéantissement, nous prenions force et courage, pour ne
laisser en nous nulle chose que nous n’anéantissions. Plût à ce Seigneur, qui s’est
tant anéanti pour nous, que nous nous fussions tant anéanties pour lui, que
nous ne vêquissions [sic] plus en nous-mêmes, mais en lui et en son bon
plaisir; car, mes chères Sœurs, il faut que nous nous anéantissions toutes; je
ne dis pas seulement au désir de l’honneur, de l’estime, d’être aimées et
caressées; mais, qui plus est, anéantir les désirs superflus de notre
perfection, qui nous feraient plus penser aux moyens de l’acquérir, que nous
tenir proche de Dieu. Il nous faut anéantir en l’honneur, à l’exemple de ce
Seigneur; que rien ne paraisse en nous, que l’abjection, la pauvreté, les
fautes, les lourdises, nous tenir basses et très-basses à nos yeux, fort
petites en notre propre estime.
Il fallait que notre bon Dieu retint,
par un miracle continuel, ce qui était de beau et de bon en lui, qui est la
beauté même et l’essence de toute beauté et bonté, afin de faire voir qu’il a
pris les intérêts de notre misère humaine; mais, quant à nous, nous n’avons qu’à
manifester simplement et véritablement notre chétiveté et misère, sans la
couvrir en aucune façon; et il ne faut que cela pour nous tenir basses et
abjectes à nos propres yeux et à ceux des autres. Je ne veux pas toutefois dire
qu’il faille délaisser de faire des bonnes œuvres, à quoi notre règle et vocation
nous obligent, crainte d’être estimées et honorées. Oh non ! mes chères Sœurs,
ce n’est pas cet anéantissement-là que Dieu requiert de nous ; mais c’est l’anéantissement
de toutes nos inclinations, pour les ajuster à l’exacte observance de nos
règles; car notre nature est ordinairement si dépravée, qu’il est besoin de la
beaucoup anéantir, pour l’ajuster à la règle et à la raison. Et si bien je dis
qu’il nous faut anéantir, il ne nous faut pas pourtant anéantir pour nous
réduire à rien, mais il nous faut suivre l’exemple de notre bon Seigneur et
Maître; nous [170] anéantir en toutes les choses de la nature, pour la gloire
de Dieu et le salut des âmes.
O, mes très chères Sœurs ! nous adorons
le Fils de Dieu dans le sein de son Père Eternel, triomphant et glorieux ; et
ce même Fils, en ce mystère, nous l’adorons anéanti, couvert et caché sous
notre nature qu’il a unie à la sienne, ayant, par manière de dire, quitté, en
quelque façon, la troupe bienheureuse des Anges, pour vivre dans une étable,
parmi les bêtes, naître dans la pauvreté, dans le mépris et dans la douleur; il
sort, en quelque manière, de ses joies éternelles pour se venir rendre un
enfant pleurant et tremblotant. Je vous prie, que ces jours qui nous restent
devant le saint jour de Noël, que nous nous employions à considérer fidèlement
l’anéantissement de ce grand Dieu, pour l’imiter selon notre faible portée;
mais, spécialement, anéantissons ces désirs d’être aimées, estimées et
préférées ; enfin anéantissons tout ce que la divine bonté nous fera voir n’être
pas conforme à lui et à son bon plaisir. Tenez-vous proches de lui, et
préparez des cœurs purs et nets pour l’y loger en son arrivée au monde; car, si
vous lui ouvrez, il entrera et demeurera avec vous; j’en supplie sa bonté.
Je pense, mes Sœurs, que l’Église nous
représente l’Évangile auquel on voit l’humilité de saint Jean [pour nous
exciter à l’imitation de ses vertus]; au moins, il y a plus de quinze jours
[171] que j’ai désiré que Monseigneur nous en parlât. Cet Évangile nous fait
voir le glorieux saint Jean, qui répond à tout par négative : Es-tu Prophète? NON. —Es-tu Élie? NON. — Es-tu Christ? NON. Enfin, il ne répond que par négative ; si qu’il
contraint ceux qui l’interrogeaient de lui dire : Qu’es-tu donc? Et il leur répondit cette sainte parole de vérité :
JE NE SUIS RIEN.
O mes Sœurs, que bienheureuse est l’âme
qui nie tout ce qui peut l’élever, et qui, à toute rencontre, dit de bouche et
de cœur, avec croyance et sentiment : Je
ne suis rien, car c’est la parole de vérité.
Toutes les créatures, dit le prophète, sont devant Dieu comme si elles n’étaient point; cela veut dire :
tous les cieux, tous les royaumes, toutes les nations, bref, toute la terre, et
tous ceux qui l’habitent ne sont rien devant la souveraine grandeur de Dieu.
Or, dites-moi, mes chères Sœurs, si tout le monde et toutes les nations ne sont
rien devant Dieu, que sommes-nous, sinon seulement que le rien même ? C’est une
parole qui m’a donné souvent à penser : toutes
les créatures ne sont rien devant Dieu; il faut donc tirer cette
conséquence : si tous les peuples qui habitent la terre ne sont rien, moi qui
ne vaux pas le moindre, que puis-je être? Cette pensée est salutaire, parce qu’elle
porte puissamment l’âme à la connaissance de sa bassesse. Connaître cette bassesse, disait notre Bienheureux Père, c’est n’être pas bête; et, partant, je
vous exhorte, mes Sœurs, s’il y en a quelqu’une qui présume quelque chose de
soi, qu’elle recourt à la connaissance de sa bassesse ; mais qu’elle ne s’arrête
pas là, ains qu’elle aime cette petitesse, vileté et abjection, et désire que
toutes la traitent comme abjecte et chétive; ainsi elle acquerra la sainte
humilité. Sachez, mes Sœurs, que l’humilité est le siège de la grâce : Sur qui reposera mon esprit, dit la
Vérité éternelle, sinon sur l’humble qui
craint mes paroles? Autant que nous nous abaisserons par vraie humilité de
cœur, autant le Tout-Puissant s’abaissera en nous [172] pour combler nos cœurs
de l’abondance de son Saint-Esprit, lequel nous préparera pour recevoir le
Seigneur en sa sainte naissance, et cette préparation ne sera autre qu’un
accroissement d’humilité; car ce divin Sauveur et Maître ne se complaît que dans
les âmes profondément anéanties, humbles et petites à leurs propres yeux.
Jetons les yeux sur Notre-Seigneur, requérons son secours, afin que nous soyons
enseignées, dans ce que nous avons à faire, pour le recevoir à son arrivée au
monde. Il ne nous enseignera rien autre chose que ceci : qu’il faut tenir nos
cœurs hauts, élevés en la grandeur et miséricorde de Dieu, et profondément
anéantis en notre vileté, bassesse et abjection et, voyez-vous, mes Sœurs, les
trésors des richesses de Dieu se déploient dans les âmes pauvres, cela veut
dire humbles, basses et petites. Soyons donc bien pauvres, bien petites et bien
simples; car Notre-Seigneur prendra soin de nous évangéliser : cela veut dire
de nous enseigner ses divines volontés.
Et s’adressant à une Prétendante
qui demandait d’entrer à son essai
: Hé bien! ma très chère fille, vous avez bien regardé; avez-vous bien
considéré si votre cœur pourra bien s’accommoder à toutes les observances? Car,
voyez-vous, ma fille, ce que vous entreprenez n’est pas petite besogne; il est
requis d’avoir un grand courage : vous prétendez, en entreprenant cette
vocation, une guerre continuelle, et un renversement entier de tout vous-même :
voire, ma fille, vous entreprenez de mourir à la nature, pour vivre à la grâce
de Dieu. Dites-nous ici qu’est-ce qui vous invite à entreprendre une chose si
grande?
Bénissons Dieu, ma fille, voilà un bon
motif; et puisque vous prenez Notre-Seigneur avec vous, j’espère que si vous ne
le quittez point, aussi ne vous abandonnera-t-il pas. Mettez profondément cette
maxime en votre cœur : Sans Dieu je ne
puis rien, avec Dieu je puis tout. Or, tenez -vous profondément humble
devant Dieu, en reconnaissance de l’honneur qu’il vous [173] fait de vous
choisir pour son épouse, et pour vous loger en sa sainte maison. Il vous a
tirée de parmi les maux, les misères, les niaiseries et vanités du inonde,
parmi lesquelles, hélas! Ma fille,
peut-être vous fussiez-vous perdue; et regardez que si vous correspondez à la
grâce divine, Dieu vous prépare une robe de gloire et d’immortalité, de
laquelle sa bonté vous vêtira, si pour son amour vous dévêtez bien votre cœur
de toutes les choses du monde et de vous-même ; enfin, il vous fera régner avec
ses fidèles épouses dans sa glorieuse éternité, où il changera nos chétifs
corps passibles et mortels en des corps glorieux,
Or sus, ma chère fille, allez vous
offrir à Dieu, tandis que nous poursuivrons le chapitre. Remettez-vous bien
toute entre ses mains, et celles de l’obéissance, pour n’être désormais plus à
vous, mais à son bon plaisir, par le renversement et changement total de toutes
vos inclinations, habitudes, passions, paroles, pensées et gestes, pour vous
réduire en l’état bienheureux des âmes qui s’étant délaissées elles-mêmes, ne
cherchent plus que Dieu, par la voie d’une exacte et sainte observance.
Le jour d’aujourd’hui parle pour moi;
voilà que nous sommes à la fin de cette année qui s’en va engloutir dans le
néant, où tant d’autres se sont abîmées.
Le temps passe; les années finissent, et
nous passons et finissons avec elles ; mais il faut faire de fortes et
absolues résolutions, que, si Notre-Seigneur nous donne l’année qui vient,
nous l’emploierons mieux que ces autres passées. Cheminons d’un pas nouveau à
son service divin et à notre perfection ; prenons donc de grands courages pour
travailler tout de bon à la ruine de nous-mêmes, afin que cette année prochaine
ne saille derechef abîmer dans son gouffre, et que, cependant, nous ne demeurions
toujours dans nos imperfections, misères et iniquités; je dis, iniquités, parce que tout ce qui est
contre Dieu, pour petit qu’il soit, est inique.
S’il est vrai, mes chères Sœurs, qu’il faille que le juste se justifie, et le
saint se sanctifie, combien plus faut-il que l’homme inique retourne à l’équité
et droiture, l’injuste à la justice; que le pécheur délaisse son mauvais che‑[176]min
et entre en la voie de sanctification; que l’âme tiède et nonchalante prenne de
la ferveur, pour changer en l’amour de Dieu la froideur de ses tépidités.
De vrai, mes chères Sœurs, j’ai grand
désir que vous pensiez tout de bon à ceci ; car ce n’est rien de commencer des
années, si nous ne commençons de mettre la main à la besogne ; autrement nous
serons tout étonnées, que nous verrons le temps couler, et nous avec lui, sans
aucun profit pour notre âme. Je désire bien que cela ne soit pas, mais que vous
considériez comme le temps s’en va. La
figure de ce monde passe; rien n’y est permanent et durable que la parole de
Dieu; le ciel et la terre, et tout ce qui se trouve en iceux, passe et s’évanouit
de nos yeux. Que faire donc, parmi ces vicissitudes? Ce que dit le bon David : Fais bien et espère en Dieu. Faisons le
mieux notre devoir qu’il nous sera possible ; employons le temps que Dieu nous
donne, avec grand soin, puis, espérons en sa souveraine miséricorde ; mais
souvenons-nous de faire bien, car notre fin s’approche : nous vieillissons et
approchons journellement de notre mort, à mesure que nos jours, les mois, les
ans s’écoulent, et que tout prend fin. Mais savez-vous, mes chères Sœurs, nos
fautes, nos infidélités ne s’anéantissent pas comme les jours et les ans, ains
elles nous seront toutes représentées à l’heure de notre mort, et nous y
devrions penser souvent ; car, je vous assure, que c’est une sainte et
salutaire cogitation que celle de notre fin, qui nous fait opérer plusieurs
bonnes œuvres et fuir beaucoup de mal. Le sage la conseille en plusieurs
endroits : Pense à ta fin dernière,
et tu n’offenseras point. Souviens-toi de ton heure dernière et de ton dernier
passage. Il semble que les âmes, esquelles Dieu s’est fait connaître, qu’il
a retirées à soi du tracas du monde, ne devraient point laisser finir les
années, les mois et les jours mêmes, sans une profonde considération, voyant
comme tout est muable, passager et périssable, excepté Notre-Seigneur, leur
souverain Époux, auquel elles devraient [177] s’attacher uniquement. Rien de
tout ce que nous aurons, ferons, dirons, en ce monde, ne nous demeurera, que deux
choses : savoir, le bien et le mal. Je voudrais, mes Sœurs, que vous
profondassiez ces pensées, et que vous en parfumassiez vos cœurs; ce ne serait
pas, à mon avis, sans utilité.
Or sus, commençons donc l’année au nom
de Notre-Seigneur, mais avec des efficaces résolutions de commencer à le servir
fidèlement, selon notre petit pouvoir ; car il ne veut que ce que nous pouvons,
mais cela il le veut : soyons soigneuses de le lui donner, faisant bien, puis
espérant et nous confiant en son infinie miséricorde.
Mes très chères Sœurs, il serait bien à
désirer que nous ne fussions pas telles à la fin de cette année que nous sommes
maintenant; mais que nous l’employassions mieux que celle qui est passée, en
laquelle nous avons eu pourtant des bonnes pensées et des bons désirs ;
néanmoins, si nous mettons la main à la conscience, et que nous regardions
devant Dieu, sans nous flatter, nous verrons clairement que nous n’en avons pas
tiré grand fruit, et que nous avons fort peu avancé au prix de ce [184] que
nous eussions fait, si nous eussions fait valoir les grâces et les moyens que
Dieu nous a présentés, et que nous eussions fait tout le bon usage que sa douce
bonté requérait de nous, selon ses desseins éternels.
Il y a bien de la différence entre se
regarder devant Dieu, et se regarder devant soi-même : si nous nous regardons
devant Dieu, nous nous verrons telles que nous sommes ; mais si nous nous
regardons devant nous-mêmes, nous nous verrons telles que notre amour-propre
nous suggérera. Il nous fait bien du mal, cet amour de nous-mêmes ;
assurez-vous, mes Sœurs, que si nous ne le mortifions et ne ruinons ses propres
recherches, ses propres intérêts, cette vanité et bonne opinion de nous-mêmes,
nous n’avancerons point en notre voie ; nous demeurerons toujours des naines
en la vertu ; nous ne rendrons point à Dieu ce que nous lui devons et à notre
vocation. Il n’y en a pas une ici qui soit enfant; plût à Dieu que nous le
fussions bien en innocence et humilité. Nous avons donc assez de jugement et d’esprit
pour savoir et considérer ce que notre Institut demande de nous, les grandes
obligations que nous avons, par notre vocation, de tendre à une grande et
épurée perfection : c’est à quoi je vous exhorte, mes chères Sœurs, autant qu’il.
m’est possible, et m’y exhorte aussi moi-même la première, comme en ayant le
plus de besoin.
Si nous nous déterminons, à bon escient,
de faire ce que nous devons, nous glorifierons Dieu, nous consolerons nos supérieures,
et notre âme sera en paix ; nous vivrons contentes et en repos en cette vie,
laquelle se passe et s’en va. Nous courons à notre fin comme les eaux courent
et se vont rendre à la mer, qui est leur fin et le lieu de leur centre, où
elles s’arrêtent. Que pouvez-vous vivre? vingt ans, trente ans, cinquante ans.
Hélas ! peut-être n’avons-nous qu’un jour, voire, qu’une heure et un
moment : cela est dans les décrets éternels de Dieu, qui a compté tous nos
jours, qui sait ce qu’il nous veut [183] donner, et combien il nous en faut
pour faire notre salut et tendre à la perfection à laquelle il nous appelle.
Faisons en sorte que nous lui rendions bon compte du temps qu’il nous donnera,
s’il nous donne cette année entière, ou qu’il ne nous en donne qu’un mois, une
semaine, un jour ou un instant ; enfin, employons bien ce qu’il nous donnera,
pour lui en rendre bon compte, et ne nous faisons pas ce tort de le laisser
écouler sans profiter.
Nous n’avons pas besoin de faire rien de
nouveau, ni d’être en peine pour connaître la volonté de Dieu ; car elle nous
est signifiée et marquée dans nos règles. Marchons donc, mes Sœurs, par ce
chemin-là, en général; et, pour notre particulier, suivons la direction de
notre supérieure, et je vous assure que nous arriverons à bon port, et que Dieu
nous consolera et bénira.
Je ne puis rien présenter à vos yeux, en
ce saint temps de Carême, mes chères Sœurs, rien, dis-je, qui soit plus
pressant que l’obligation que nous avons de tendre à la perfection, car ce n’est
pas jeu d’enfant. Nous nous sommes toutes, de franche volonté; obligées d’y
tendre, par des vœux grandement solennels; et ce n’est pas à une petite
perfection, ains à la perfection de notre vocation, et chacun tient que la
perfection de la Visitation est des plus grandes, pures, solides et vraies qui
soient au monde. Ce qui est très-certain, car si notre Bienheureux Père, qui
avait connaissance de tous les états de perfection, en eût trouvé une plus pure
et plus relevée, il nous l’aurait donnée. Or, nous nous devons fort humilier,
et remercier Notre-Seigneur de nous avoir mis dans une voie si sainte, où nous
pou-[188]vons marcher assurément. Mais, mes chères Sœurs, pensez et repensez à
ce que notre Bienheureux Père a dit, que pour avoir l’esprit de la règle, il
faut la pratiquer. Je vous en dis de même, que pour avoir la perfection de
notre vocation, il faut pratiquer les enseignements qui nous y sont donnés.
Sur cela, je vous prie donc, mes chères
Sœurs, que ce saint temps du Carême ne se passe pas sans que vous voyiez vos Règles,
Constitutions et Coutumier; nous ne les lisons point assez. Ce n’est pas que je
veuille que vous lisiez le Cérémonial et le Directoire ; mais je vous
conseille, de tout mon cœur, de voir les saints documents qu’ils nous donnent,
comme aussi les Écrits de notre Bienheureux Père. Vous y verrez des miroirs de
la perfection à laquelle cette vocation nous oblige, où elle nous appelle. Ah !
mes chères Sœurs, nous sommes si bien instruites ! Allons donc fervemment en
notre voie, et suivons l’esprit qui nous conduit, car il est assuré.
Aimons Notre-Seigneur et le servons avec
crainte, mais d’une crainte amoureuse, chaste et filiale, qui craint de ne pas
assez plaire à son Époux, d’offenser son Père, de déplaire à ce divin Amant;
et, croyez-moi, mes Sœurs, quoiqu’on vous dise qu’il faut aller par des voies
relevées, tandis que nous sommes en cette vie, il faut craindre Dieu.
Bienheureux qui craint Dieu et assure sa vocation par de bonnes œuvres, et qui
opère son salut en crainte et tremblement. Voilà ce que la sainte Écriture nous
dit ; et l’on ne peut conserver un vrai et efficace désir de servir Dieu, si l’on
n’a pas une sainte crainte de lui déplaire, de l’offenser, et de lui donner
sujet de retirer de nous sa grâce et ses inspirations. [189]
Mes très chères filles, j’ai pensé vous
dire dans quelles dispositions il faut être pour recevoir le Saint-Esprit. Je
vous assure qu’il n’en faut point d’autres que se tenir bien proche de ce divin
Esprit, et se vider de soi-même. Je réfléchissais, ces jours passés, d’où
venait que nous n’avancions pas [191] assez, et il me vint en pensée que ce qui
nous empêche le plus, ce sont les réflexions inutiles de notre esprit,
auxquelles nous nous arrêtons trop. Comme, pour l’ordinaire, ce sont des
pensées indifférentes, nous ne prenons pas assez soin de nous en détourner
fidèlement. Oh! si c’étaient des pensées mauvaises, ou des tentations, nous les
combattrions ; car cela est si manifestement mauvais, que nous ne saurions y
adhérer. Mais nous ne nous vidons pas assez de nous-mêmes; nous sommes trop
attachées à notre amour-propre, à nos propres intérêts, à notre propre volonté,
à nos inclinations et à nos commodités. O Dieu! laissons un peu ce nous-mêmes,
et jetons-nous à corps perdu à la merci de la divine Providence.
Serait-il possible que nous ne
voulussions pas pratiquer les saintes maximes de notre Bienheureux Père? Elles
tendent toutes à la simplicité d’esprit et à la totale dépendance de Dieu. Ne
savons-nous pas combien il avait d’aversion aux réflexions inutiles, et combien
grand était le soin avec lequel il voulait que l’on travaillât à s’en
affranchir? Qu’est-ce qui a plus éclaté en, lui que la simplicité et la
dépendance de Dieu, qu’il possédait si éminemment, et d’où procédaient toutes
les autres vertus, comme de leur source? Quelle simplicité et candeur d’esprit
n’avait-il pas! il se tenait par là presque continuellement occupé en Dieu. Oh! qu’il était entièrement vide de
lui-même! c’est pourquoi il a été pleinement rempli de l’Esprit divin. Quel
abandon et quelle entière dépendance de la volonté divine et du bon plaisir
éternel! Avec quelle souplesse, humilité et douceur s’est-il toujours laissé
conduire et manier, au gré de ce grand Dieu, sans aucune résistance ! Il a
fidèlement pratiqué ce qu’il nous a tant recommandé, de ne rien refuser et de
ne rien demander, mais de se reposer sur le soin paternel de l’aimable Sauveur
de nos âmes.
Je vous conjure donc, mes chères filles,
autant qu’il m’est possible, pour l’honneur et la grâce que nous avons d’être
filles [192] de ce saint Père, et par le respect que nous lui devons, d’entreprendre,
à bon escient, l’œuvre de votre perfection, par les moyens qu’il nous a
laissés, en sorte que nous n’ayons désormais qu’un seul soin, qui est de
produire deux actes : l’un de fidélité à notre vocation, et à bien employer les
occasions que Dieu nous présente, quelques petites et légères qu’elles nous
semblent être; et l’autre, d’être fidèle à l’oraison et à la mortification.
Examinons-nous bien, mes Sœurs, et nous trouverons que notre défaut et notre
retard ne viennent que de ce que nous ne nous mortifions pas assez, et que nous
ne faisons pas bien l’oraison.
Un autre acte est de nous tenir en
tranquillité auprès de NotreSeigneur, ne nous arrêtant en aucune façon aux
pensées et réflexions inutiles; mais nous occupant amoureusement et familièrement,
avec simplicité et humilité, en la sainte présence de Notre-Seigneur, notre
doux et aimable Époux, nous abandonnant sans réserve à lui, afin qu’il fasse
de nous tout ce qu’il lui plaira.
Nous sommes de bonnes filles, à la
vérité; mais, certes, il faut bien passer plus avant, car je ne vois pas assez
reluire, parmi nous, la fidélité dans les occasions de pratiquer la vertu, ni
dans le recueillement. Nous nous laissons trop dissiper; nous craignons trop la
mortification; nous n’avons pas assez de courage à nous vaincre, et à faire
une continuelle guerre à nos humeurs et à nos penchants; nous n’aimons pas
assez la souffrance. C’est pourquoi, commençons dès maintenant; faisons bien
tout ce que je viens de dire, et je puis vous assurer que le reste suivra, que
nous nous disposerons à bien recevoir le Saint-Esprit, que nous lui préparerons
une agréable demeure dans nos âmes, et que nous recevrons, toutes en général,
et chacune en particulier, quelques grâces extraordinaires du Saint-Esprit. Et
j’en serais très-aise, s’il plaisait ainsi à Dieu, afin que par ce moyen nous
puissions être fortifiées pour faire [193] progrès en notre voie, et pour faire
violence à nos mauvaises inclinations.
Faisons-le donc, mes très chères filles
; tenons-nous bien serrées et attentives auprès de Dieu, non pour demeurer toujours
à genoux dans le chœur, mais employant bien le temps que nous y serons, soit
pour faire l’oraison ou pour dire l’Office, et nous détournant promptement des
distractions et inutilités qui nous y pourront arriver.
De même, toute la journée et à toute
heure, même à tout moment, si nous pouvions, élançons notre cœur en Dieu ; tenons-nous
en la disposition de nous laisser conduire à sa divine bonté, et d’acquiescer
promptement aux effets de son bon plaisir en tout ce qu’il permettra nous
arriver. Voilà donc le seul et vrai moyen de nous disposer à recevoir les
grâces que Dieu nous a préparées. Pratiquons le bien durant cette octave, rappelons-nous
encore, pour nous y exciter fortement, que c’est l’intention de nos
constitutions, puisqu’elles nous ordonnent trois jours de retraite avant la
Pentecôte. Donc, durant l’octave de cette grande fête, tenons-nous fort
recueillies, en actions de grâces de ce singulier bénéfice que Dieu a accordé
au monde, en envoyant son Saint-Esprit. Enfin, mes chères filles, durant tout
le cours de notre vie, ne nous éloignons jamais en rien, autant qu’il nous sera
possible, de ce saint exercice. [194]
Mes très chères Sœurs, nous voici à la
veille de cette grande fête, en laquelle Dieu fit ses dons à son Église, et
surtout le don de son Saint-Esprit vivifiant; car, bien que le Sauveur ayant
employé trois ans pour enseigner et instruire ses Apôtres en sa sacrée
humanité, néanmoins, ils étaient si faibles et si grossiers, que Notre-Seigneur
leur voulut envoyer son Saint-Esprit, qui est l’amour de lui et de son Père
éternel. Ce Saint-Esprit est amour, procède d’amour, et communique amour,
force, sagesse et tous les autres dons que vous savez. Or, mes chères Sœurs, j’ai
grand désir qu’en cette fête amoureuse ce feu vienne dans nos cœurs, pour
réveiller notre tépidité [tiédeur] et embraser notre froideur.
Mais, savez-vous ce qu’il faut faire
pour recevoir le Saint-Esprit? Il faut être assise : cela veut dire avoir l’esprit
et l’affection en solitude, s’élevant, comme dit un Prophète, au-dessus de
soi-même. Il faut demander ce Saint-Esprit, le désirer par affection, et l’attirer
par bonnes actions ; et, si nous sommes si heureuses de le recevoir en l’esprit
d’humilité, il apportera en nos cœurs et en nos âmes la lumière pour notre
amendement, et la grâce et l’amour pour notre avancement, en cette voie d’amour,
ce que je désire bien fort, mes chères Sœurs.
Et, puisque Dieu m’a encore commis le
soin particulier de vos âmes, je me résous, moyennant sa divine assistance, de
ne rien laisser en arrière pour votre avancement en la voie de [195] Dieu. Oui,
je crois que c’est Dieu qui m’a donné cette charge, car je l’ai grandement prié
afin de ne pas l’avoir. Sa bonté sait, que de me voir chargée, ce n’est pas mon
inclination, et que je n’y vois que sa seule et pure volonté, que j’adore de
toute la soumission de mon cœur. Et puisque donc sa bonté me commande de
travailler encore ces trois ans, dans cette vigne, j’y mettrai ma dernière
main. Oui, mes très chères Sœurs, je ne vous le cèle point, je vous le dis
ouvertement, ce sera mon dernier triennal, pendant lequel, Dieu aidant, je me
consumerai à votre service. Je vous consacre mon âme à cet effet, et emploierai
les forces de mon corps, et le peu d’esprit que Dieu m’a donné à votre service,
et ceci à toutes également; car, grâce à sa Bonté, je n’ai inclination ni
aversion particulière pour aucune de mes Sœurs. J’aime celles qui sont bonnes,
parce que Dieu habite en elles.; j’aime celles qui ne sont pas si bonnes, parce
qu’en elles Dieu veut que je pratique la sainte vertu de charité, celles qui
font le mieux me donnent le plus de consolation; celles qui ne font pas si bien
m’afflige le cœur; mais, toutes pourtant, mon âme et mon esprit les aiment, et
me consumerai à les aider, servir et secourir; car, enfin, mes chères Sœurs,
ces trois ans du dernier triennal de ma vie, mon âme vous est entièrement
dédiée et consacrée. Je vous servirai toutes en tout, et cela de toute l’étendue
de mes forces, que je suis résolue d’employer pour vous jusqu’au dernier
soupir.
Je ne prétendais pas de tant vivre, ni
que mon pèlerinage me fait tant prolongé ça-bas; personne ne le croyait aussi;
mais puisqu’il plaît à Notre-Seigneur qu’en la fin de ma vie je fasse encore ce
triennal, je mettrai ma dernière main en cette vigne, et consumerai toute ma
force et ma substance pour la faire fructifier. Je ne sais pas, mes chères
Sœurs, si Dieu me laissera vous servir ces trois ans durant, car la vie, en cet
âge vieux, est fort incertaine; mais, soit que Dieu me [196] tire au
commencement, au milieu ou à la fin de ma carrière, cela m’est tout
indifférent; soit fait ce que Notre-Seigneur trouvera bon.
Toutefois, sa bonté me donne quelque
espérance qu’après ces trois ans il me donnera quelques mois ou quelques ans de
repos, selon qu’il lui plaira, pour penser un peu à moi; car, hélas ! mes
chères Sœurs, il y a vingt-deux ans que je pense aux autres, et n’ai presque
pas le loisir de penser à moi. Dieu disposera de mes ans, de mes mois, de ma
vie, de ma mort, selon sa sainte volonté : je ne m’en mets point en peine; mais
je vous le dis, mes chères Sœurs, ne soyez pas étonnées si vous me voyez plus
veillante sur vous que jamais ; car j’ai ce sentiment au cœur, qu’il faut que
le dernier triennal que je ferai porte coup, et que, sur la fin de ma chétive
vie, vous me donniez le contentement de vous voir coopérer aux desseins de Dieu
sur vous, et à mon petit service, qui vous sera tout dédié.
Mes Sœurs, croyez-moi, cette vie est
trompeuse et incertaine, ne nous y attachons pas ; mais, comme dit saint Paul :
Que notre conversation soit au ciel :
cherchons les choses d’en haut, méprisons celles d’en bas : dépouillons-nous de
nous-mêmes, en sorte que nous puissions dire cette heureuse parole de ce grand
Apôtre : Je vis, non pas moi, mais
Jésus-Christ vit en moi. Voilà, mes très chères Sœurs, ce que je désire,
que nous mourions en nous, afin qu’en nous vive Celui par lequel nous ne
pouvons vivre. Je n’ai que cela à vous dire, Dieu me l’a donné, car je ne l’avais
pas prémédité.
[Un peu avant le chapitre, cette unique
Mère dit à une Sœur : Voyez-vous, tous
mes sens, tout moi-même, tout mon intérieur répugne à cette charge, et je l’accepte
seulement pour le bon plaisir de Dieu, car, hélas! je suis sur la fin de ma
vie, et j’ai besoin de penser à moi.]
Ayant une fois demandé à notre
Bienheureux Père quelques sujets de considérations sur la fête de saint
Jean-Baptiste, il me dit que rien n’était plus doux à son esprit que de penser
que ce grand Saint avait connu Notre-Seigneur dès le sein de sa Mère, et que,
tressaillant de joie à son arrivée, il avait procuré à sainte Élisabeth, sa
mère, le bonheur de participer à cette connaissance et à cette joie, sentant
les doux mouvements que la présence du Sauveur causait en ce cher fils de ses
entrailles; et, ce qui est plus admirable, continue notre Bienheureux Père, c’est
qu’après une telle faveur, saint Jean se soit volontairement privé de celle de
voir et d’entendre son cher Maître, puisque, selon le témoignage de l’Écriture,
il ne lui parla jamais, et que, sachant même qu’il prêchait, et se communiquait
à tout le monde dans la Judée, il passa vingt-cinq ans dans le désert, assez
près de lui, sans lui rendre réellement aucune visite, quoique pourtant son
insigne mortification lui méritât la grâce d’en jouir spirituellement. Peut-on
trouver une plus parfaite abnégation, que d’être si proche de son souverain et
unique amour, et, pour l’amour de ce même amour, s’abstenir de le voir et de l’entendre.
Il faut faire de même, me dit notre
Bienheureux, auprès du Très-Saint Sacrement, où nous savons que Jésus-Christ
réside, ne pouvant le voir et goûter, même en esprit, il faut l’adorer par la
foi et le glorifier dans notre délaissement. Il ajouta qu’il n’aurait su dire
si cet admirable Précurseur était un homme céleste, ou un ange terrestre, que
sa casaque d’armes marquait son humilité qui le couvrait tout. Sa ceinture de
poils de cha-[200]meau autour des reins signifiait son austère pénitence, qu’il
ne mangeait que des sauterelles, pour faire voir que, quoiqu’il fût sur la
terre, il ne laissait pas de s’élever incessamment vers le ciel; le miel sauvage
dont il assaisonnait sa nourriture marquait la suavité de son amour, qui
adoucissait toutes les rigueurs, ruais que cet amour était sauvage, ne l’ayant
appris d’autres maîtres que des plantes et des chênes. Mais nous, poursuivit ce
saint Père, pouvons apprendre ce même amour de la considération des vérités
célestes, de l’exemple de nos Sœurs et de toutes les créatures? Écoutez comme
elles crient à l’oreille de notre cœur : Amour, amour « O saint amour!
ajoutait-il, venez donc posséder nos cœurs. »
Mes filles, si j’osais mêler
quelques-unes de mes pensées avec celles de notre grand Saint, je dirais que
saint Jean ne parla jamais d’une manière plus admirable que lorsqu’il fut
interrogé qui il était, car il répondit toujours par une humble négative ; et,
quand il fut obligé de répondre positivement, il dit qu’il n’était qu’une voix, comme voulant dire qu’il n’était
rien, paroles, en vérité, bien dignes
d’un prophète, et du plus grand d’entre les hommes, puisque David nous assure
que toute la terre n’est rien devant le
Seigneur. Mes chères filles, ses paroles me pénètrent, je vous en assure,
je ne suis rien devant mon Dieu, et avec combien de justice dois-je rendre ce
témoignage de moi-même, entendant que tous les peuples de l’univers ne sont
rien devant ses yeux. Cette pensée est fort salutaire, mes chères Sœurs, car
elle porte l’âme à la connaissance de sa bassesse et de son abjection, où
pourtant elle ne doit pas s’arrêter ; mais passer au plus tôt à l’amour de
cette même abjection, qui lui fera désirer d’être tenue et traitée à proportion
de ce rien qu’elle a reconnu en elle. L’humilité est le siège de la grâce: Vous
savez qu’il est dit : sur qui reposera l’esprit
du Seigneur, sinon sur celui qui est humble et doux de cœur. Ce fut pour
cela que le grand Précurseur, étant venu pré-[201]parer les voies de notre bon
Maître, nous a donné ce rare exemple d’humilité, disant qu’il n’était qu’une
voix et un rien, niant même d’être ce qu’il était. Mes filles, si nous nous
abaissions avec une profonde humilité de cœur, le Tout-Puissant s’abaissera
jusqu’à nous et nous remplira de son esprit et de sa grâce, c’est ce qu’il fait
en nous donnant son fils Jésus-Christ pour vrai Maître de l’humilité, et qui ne
se plaît que dans les âmes humbles, petites, et anéanties ; si nous l’écoutons
bien nous entendrons les leçons divines qu’il nous fera; mais, si nous ne l’écoutons
point, il ne daignera plus se communiquer à nous, et malheur s’il cesse de nous
apprendre! Élevons nos cœurs vers la miséricorde infinie de ce divin Agneau que
saint Jean est venu manifester ; que notre élévation, pourtant, soit toujours
accompagnée d’un abaissement profond, à la vue de notre indignité et faiblesse;
oui, je vous le dis, mes Sœurs, les trésors immenses des richesses de Dieu ne
se donnent, et ne se dispensent qu’aux âmes pauvres, c’est-à-dire humbles et
basses, qui sont dénuées de leur propre estime ; soyons donc telles, mes chères
Sœurs, et Dieu nous enseignera lui-même sa volonté et le chemin du ciel.
Mes Sœurs, j’ai cru qu’il serait bon,
tandis que vous êtes en ce temps de récollection, que je vous suppliasse de
considérer le bonheur de la vie religieuse, et la grandeur du bienfait de cette
vocation sainte, en laquelle Dieu, par sa grâce, nous a mises, et nous a tirées
des vanités du monde, pour nous loger en sa maison. Oui vraiment, mes Sœurs,
nous pouvons bien dire de la religion, que c’est la maison de Dieu et la porte
du Ciel, et que Dieu y est; car, en vérité, celles qui l’y cherchent, en
simplicité de cœur, ne manqueront de l’y trouver, et je les en puis assurer de
sa part. Pensez et repensez, je vous prie, combien c’est de bonheur d’avoir été
tirées, sans l’avoir mérité, du [206] service du monde, pour entrer en celui de
Dieu, tirées hors des occasions de commettre des grands péchés et d’en voir commettre
de grands, pour être mises en une maison sainte, où nous pouvons ne faire que
des actions de vertus, si nous voulons, et où nous ne voyons faire autre chose.
Nous avons été tirées de mille et mille soins et sollicitudes du monde, pour n’avoir
que le seul soin de plaire à Dieu, par la voie de nos règles et de nos
observances. Le monde ne nous inquiète point; car nous sommes ici séquestrées
de lui, et enfermées dans nos cloîtres bien-aimés, comme des âmes d’élite de
Dieu, pour chanter continuellement le cantique de son amour et de son bon
plaisir. Et pour le corps et pour l’esprit, nous jouissons de mille
privilégies, dont les plus grandes dames du monde sont privées; car quand nous
n’aurions que cette paix, suavité et tranquillité, sans autre soin que de
plaire à Dieu, nous sommes trop heureuses.
Voyez-vous, mes chères Sœurs, le
bénéfice de la vocation religieuse doit être pesé, comme disait notre
Bienheureux Père, au poids du sanctuaire, et gardons-nous, je vous prie, de n’être
ingrates; offrons continuellement action de grâces à Dieu, pour ce bienfait. Le
bon David ne demandait à Dieu qu’une seule chose, qui était, qu’il habitât en la maison du Seigneur tout le
temps de sa vie. Hélas ! Dieu nous a, plusieurs d’entre nous, menées dans
sa maison, sans que nous le lui ayons demandé, ains nous lui avons quelquefois
apporté de la résistance à ses douces inspirations, et pourtant sa bonté n’a
pas laissé de nous tenir par la main, voire, nous porter entre ses bras, pour
nous mettre en une vocation toute sainte, et où nous trouvons tant d’occasions
de nous sauver et perfectionner, et point de nous perdre, que par notre seule
malice. Je vous supplie, mes Sœurs, que toutes fassent une revue particulière
sur ce bénéfice, et tâchent de tout leur cœur d’en rendre grâce à Dieu, se
résolvant, moyennant son aide divine, d’embrasser tout ce qu’elles verront lui
être plus agréable, qui n’est autre [207] chose que l’exacte observance; et
cela, certes, mes Sœurs, il le faut, sous peine d’ingratitude; ça, c’est ce que
Notre-Seigneur veut que nous lui rendions, pour les biens qu’il nous a faits ;
tâchons, je vous prie, de le faire fidèlement, courageusement et constamment;
si nous le faisons, j’espère que cette suprême bonté nous bénira.
Mes chères Sœurs, avant que ces jours de
retraite finissent, j’ai pensé que je vous devais exhorter, à ce que ma
constitution me marque, que je dois procurer que la mutuelle charité et sainte
amitié fleurissent en la maison, c’est pourquoi, je vous supplie, mes chères
Sœurs, que toutes, en vos retraites que vous faites pour votre amendement, vous
jetiez un regard, pour voir si vous faites bien fleurir la permanente charité
et sainte dilection, et que, outre les résolutions particulières de chacune
selon sa nécessité, que celle-ci de faire fleurir entre vous la sainte
dilection, se fasse générale. Je ne vous dis pas cela, mes chères Sœurs, parce
que j’ai remarqué grands défauts de ce côté-là, ni que je sente que ma conscience m’oblige à vous en parler ;
mais c’est une chose que la constitution recommande en plusieurs endroits et
oblige la supérieure tout spécialement à avoir l’œil sur ses filles, afin que
la mutuelle dilection et sainte amitié fleurissent en la Congrégation.
[208]
Mes chères Sœurs, ne nous y trompons pas
; certes, il faut que notre dilection, pour être bénie de Dieu, soit commune et
égale, car le Sauveur n’a pas commandé qu’on aimât plus les uns que les autres,
mais il a dit : Aimez le prochain comme
vous-même.
Nous pensons quelquefois que nos
affections soient bien pures, mais devant Dieu c’en est tout autrement la
dilection plus pure ne regarde que Dieu, ne tend qu’à Dieu, et ne prétend que
Dieu. J’aime mes Sœurs, parce que je vois Dieu en elles, et que Dieu le veut :
je les chéris et les respecte parce qu’elles me représentent la personne de
Dieu je les aime sans prétention quelconque, sinon d’obéir à Dieu, et suivre
ses divines volontés, cela est avoir une dilection pure, parce qu’elle n’a que
Dieu pour motif et pour fin : mais, si j’aime mes Sœurs avec l’espérance qu’elles
m’aimeront réciproquement et me feront des services, tout cela est imparfait et
indigne de notre vocation, si nous avions tel motif en notre amour.
Mais ce serait chose odieuse d’aimer nos
Sœurs pour leurs qualités naturelles, pour leur bel esprit, ou pour être d’humeur
correspondante l’une à l’autre, et semblables chimères, qui seules causent les
particularités et tirent aux partialités. Le plus grand mal qui puisse être
dans une communauté, c’est quand les esprits se liguent et se mettent à tirer
quartier à part, rompant la liaison commune pour en faire une singulière qui
les ôte de l’observance, renverse l’obéissance, engendre mille petites envies,
et enfin fait perdre le vrai esprit de la religion.
Mes Sœurs, votre dilection est fausse si
elle n’est égale, générale et entière avec toutes vos Sœurs, en sorte que vous
soyez autant suave avec l’une qu’avec l’autre, autant prompte à secourir
celle-ci que celle-là, autant aise de vous trouver à la récréation vers l’une
que vers l’autre. Votre motif en l’amour que vous portez à vos Sœurs doit être
fondé sur le sein de Dieu ; s’il est hors de là, il ne vaut rien. Prenez-y
garde, mes Sœurs, [209] je vous en prie, de ne chopper de ce côté-là. Pour moi,
je vous assure que j’aimerai plutôt voir quelque autre notable défaut dans une
maison religieuse, que ce seul de la partialité aux affections, à cause des
conséquences qu’il tire après soi, et des vains amusements qu’il donne aux
esprits qui en sont atteints, leur empêchant, par mille pensées sur ce sujet,
la conversation que l’âme doit toujours avoir avec Dieu; au contraire, quand l’affection
est commune, elle n’apporte que tout bien, toute paix et toute tranquillité, et
chasse en telle sorte les embarrassements d’esprit, qu’autant plus cette union
avec nos Sœurs sera pure, générale et entière, d’autant plus sera grande notre
union avec Dieu!
EXHORTATION XXII APRÈS
LE RENOUVELLEMENT DE NOS SAINTS VŒUX.
Je ne puis pas lire, mais je vous dirai
quatre mots seulement, mes chères Sœurs, sur nos vœux, qui sont que, puisque la
divine Bonté nous a encore donné cette année pour les reconfirmer,, nous en
reconfirmions aussi la pratique. Cheminons toujours avant dans la voie de salut
et de perfection, demeurant en paix, charité et unité d’esprit en l’observance
exacte de toutes les choses de notre Institut, afin que si Dieu nous donne
encore l’année qui vient, que nous trouvions en nos solitudes moins de fautes
et plus d’avancement en la vertu.
Et puisqu’il faut toujours ou avancer ou
reculer, tâchons de reculer le moins que nous pourrons ; et, s’il nous arrive
de le faire, ne nous décourageons point ; mais humilions-nous devant Dieu,
requérant son aide, et nous remettant à marcher. Surtout, je vous prie, mes
Sœurs, que l’exactitude soit entière et toujours plus ponctuellement observée
parmi nous, car c’est ce que Dieu requiert de nous. C’est pourquoi il nous a
ici assemblées ; tâchons donc de le faire fidèlement et sa bonté nous bénira.
Je ne peux vous dire davantage pour cette heure. Amen.
Comment [comme[19]] il faut faire pour réformer l’âme,
dites-vous, ma très chère fille? Il faut se bien connaître soi-même, son néant,
sa bassesse, sa vileté et son rien ; si notre entendement est rempli de cette
vérité, nous verrons clairement qu’il y a beaucoup de défauts, d’imperfections,
et beaucoup de choses à réformer en nous, que véritablement nous sommes
remplies de misères et pauvretés; car, si nous avons quelque chose qui soit à
nous, c’est la misère et les manquements que nous commettons. Or donc, si cela
est, comme il est très-certain, avons-nous de quoi nous glorifier et estimer?
[nous estimer et faire état de nous ?] Non, véritablement !... Ma fille,
qu’étiez-vous, [Non véritablement ma fille, qu’étions-nous] il y a trente ans?
vous n’étiez rien ! Dieu vous a donné l’être; mais, néanmoins, vous n’êtes et
ne vous devez pourtant estimer rien, parce que, si Dieu se retirait de vous,
vous retourneriez dans le rien.
Dans l’exercice des vertus chrétiennes,
[Nous sommes… omission de ce qui précède ]
nous sommes comme un oiseau qui n’a point d’ailes pour voler, et qui n’a point
de pieds pour marcher. Nous ne pouvons pas seulement prononcer le nom de Jésus
sans une assistance particulière de Notre-Seigneur; c’est l’Apôtre qui le dit [, et non seulement pour les choses
spirituelles, nous ne pouvons rien de nous-mêmes, mais encore pour les
temporelles, car nous ne pouvons pas, ni travailler, ni nous remuer, ni faire
chose quelconque, sans le concours de Dieu. Si David…] David s’estimait un
chien [216] mort et une puce, lui qui était l’oint du Seigneur et selon [qui
était oint de Notre Seigneur, qui était selon le cœur de Dieu] le Cœur de Dieu ; hélas! que devons-nous
dire? nous estimer, nous autres! À plus forte raison, devons-nous penser que
nous ne sommes qu’un chien mort, qu’une puce, voire, moins que cela. Or,
tenons-nous donc ferme en cette connaissance de ce que nous sommes; et, passons
encore plus avant, en aimant et nous réjouissant de ce que l’on nous tient et
traite comme cela. C’est ici l’importance de le faire, où il y va du bon. C’est
la souveraine pratique que celle [celle-ci ,] d’aimer notre abjection, de
bien aimer qu’on ne tienne point compte de nous, que l’on nous laisse là, comme
une personne inutile qui n’est propre à rien, et qui n’est digne d’aucune
considération.
Mais, voici encore d’autres pratiques
dont nous devons tâcher de profiter [qu’il nous faut tâcher de faire]; c’est
que, lorsqu’il se présentera [présente] quelque occasion de faire quelque bien
surnaturel [surnaturel omis] et
pratiquer quelque vertu, il faut reconnaître notre impuissance et que nous ne
pouvons rien de nous-mêmes, de sorte qu’il ne faut rien attendre de nous, mais,
oui bien, de Dieu et de sa grâce, laquelle il nous donnera infailliblement,
tellement, qu’il faut dire hardiment avec saint Paul : Je puis tout en celui
qui me conforte. Et si nous faisons quelque chose de bien, il faut
soigneusement tout rapporter à Dieu, car la gloire lui en appartient; et, quand
nous serons tombées en faute, et que nous aurons bronché en notre chemin, il ne
faut en aucune façon nous en étonner, mais nous en humilier tout doucement
devant Dieu,, lui disant : Hé ! Seigneur ! voilà ce que je sais faire! voilà ma
pauvreté et misère! voilà ce que je suis : un néant ! une faible et infirme
créature! je ne dois pas attendre aucune chose de moi, qu’infirmités, imperfections
et défauts..... Enfin, l’humilité est la réparatrice de tous nos maux : il faut
donc bien prendre garde qu’elle ne nous manque jamais, car, si nous ne l’avons
pas, nos affaires iront bien mal, et notre perfection demeurera en arrière.
Pendant que notre Bienheureux Père
vivait, il y avait une [217] Sœur, laquelle s’affligeait grandement quand elle
avait commis quelque manquement; il lui semblait qu’elle ne pourrait jamais s’amender
ni s’empêcher de faillir, de sorte que, quand elle lui parlait, elle pleurait
fort sur ce sujet. Un jour, en me parlant d’elle, il me dit : J’ai considéré
les larmes de cette bonne Sœur ; j’ai vu clairement qu’elles procédaient d’amour-propre,
et que toutes nos enfances et niaiseries et tous les étonnements que nous
avons de nous voir tomber en des imperfections, ne viennent que de ce que nous
oublions la maxime [des maximes] des saints : Qu’il nous faut tous les jours
commencer
À la vérité, mes chères filles, c’est
[par] faute de nous bien connaître que nous nous étonnons de nous voir
défaillantes, car nous présumons tant de nous, que nous en attendons quelque
chose de bon ; nous nous trompons, et Notre-Seigneur même permet que nous
tombions quelquefois bien lourdement, afin que nous nous connaissions
nous-mêmes. Non, ma chère fille, cette connaissance de nous-mêmes ne consiste
point au sentiment, ni à en faire de grandes considérations, mais à le croire
comme étant une vérité de foi; je veux dire que nous devons croire, en la
pointe de notre esprit, avec une grande certitude de foi, que nous ne sommes
rien, que nous ne pouvons rien, que nous sommes faibles, infirmes, fragiles et
imparfaites, remplissant notre entendement de cette croyance, et affectionnant
notre volonté à aimer notre pauvreté et misère. Or sus, voilà comme il faut, à
mon avis, commencer la réformation de l’âme, par la connaissance de soi-même et
par la confiance en Dieu : la connaissance de nous-même nous fera voir beaucoup
de choses, en nous, à [pour nous en] corriger et réformer, et que, néanmoins,
nous n’en pourrons venir à bout de nous-même ; la confiance en Dieu nous fera
espérer que nous pouvons tout en Dieu, et que, avec sa grâce, toutes choses
nous seront possibles et faciles.
Le second moyen de réformation est de
[Après cela il se faut exercer] s’exercer en l’oraison et en la mortification,
car ce sont les deux ailes pour voler à [218] Dieu : l’une soutient l’autre ; j’en
reviens toujours là, l’oraison et la mortification. Il faut donc que la
directrice rende les novices fort affectionnées à ces deux exercices, qu’elle
les rende amoureuses du recueillement, et que même elle leur lise quelquefois
les chapitres du Chemin de la perfection de sainte Thérèse [,qui en parle]. J’approuve
fort qu’on fasse lire ce livre aux novices, car il est bien utile, et les peut
bien aider et exciter à l’amour de ces deux vertus, de mortification et
oraison. Il n’y a que cela à faire : se bien mortifier et se bien tenir proche
de Dieu.
Il y a des âmes que Dieu élève en l’oraison
avant qu’elles aient pris un bon fondement en la mortification; c’est peut-être
parce qu’il les reconnaît si faibles, que, s’il ne leur donnait ces suavités,
elles ne feraient rien qui vaille, et n’auraient pas le courage de persévérer
et s’exercer en la vertu. Quand l’oraison est fondée sur la mortification, c’est
une base [un beau] bien assurée ; et, certes, il lui faut toujours donner ce
fondement, soit devant, soit [ou] après d’y être élevé; néanmoins, la voie
ordinaire, c’est après que l’on s’est bien, à bon escient, exercé et adonné à
la mortification, que Notre-Seigneur nous donne ces grâces d’oraison [d’oraison
omis].
Il ne faudrait pas nous [vous] mettre en
peine et penser qu’il y a de notre [votre]
faute, et que notre oraison est
[et si votre oraison ne serait pas] inutile et désagréable à Dieu, parce que
nous y avons de la difficulté [parce que nous y avons de la difficulté omis]. Non, ma chère fille, pourvu que
vous ayez été fidèle. Je vous vais donner un exemple qui vous le fera bien
entendre; c’est du bon Abraham : je l’aime grandement, ce grand patriarche, et
par inclination. Donc, Abraham présentait souvent au Seigneur des sacrifices et
holocaustes : un jour, comme il en offrait un, des oiseaux de proie s’abattirent
sur les chairs des victimes[ il vint une grande quantité de mouches sur son
sacrifice]; voyant cela, il prit une baguette et les chassa le mieux qu’il put,
sans se lasser; cela dura tout au long du [de son] sacrifice. Si, à la fin,
Abraham se fût plaint à Dieu en [lequel étant achevé, il se plaignit à Notre
Seigneur lui disant : « O [Hélas] Seigneur! quel pauvre [pauvre omis] sacrifice vous ai-je offert,
lequel a été au milieu des distractions [ lequel a été tout plein de mouches]
[219] [et la suite fortement modifiée !]
causées par les oiseaux de proie,» assurément, le Seigneur lui aurait répondu
que son oblation n’avait pas cessé de lui être agréable, parce que tout cela
était arrivé contre son gré, et qu’il avait fait tout ce qui était en son
pouvoir pour les chasser; ce qui était vrai. Ainsi, mes chères filles, [reprise ici] quand nous sommes en l’oraison,
encore que nous y ayons quantité de distractions, qui sont comme des mouches
importunes; si, néanmoins, elles nous déplaisent, et que nous fassions ce qui
est en notre pouvoir pour nous en distraire fidèlement, notre oraison ne laisse
pas d’être bonne et agréable à Dieu, nous n’en devons point douter.
C’est une chose certaine, lorsque nous
sommes dans le sentiment de notre misère à l’oraison, qu’il n’est pas besoin de
faire des discours à Notre-Seigneur pour la lui représenter ; il est mieux de
nous arrêter dans notre sentiment qui parle assez à Dieu pour nous; il est
toujours mieux, assurément, de nous arrêter paisiblement dans les sentiments et
affections que Notre-Seigneur nous donne, que d’agir de nous-mêmes. Enfin, mes
chères filles, approchez-vous de Dieu avec le plus de simplicité qui vous sera
possible, et soyez certaines que l’oraison la plus simple est la meilleure.
Oui, mes chères filles, lorsque Dieu nous donne de grandes affections et désir
de nous exercer dans l’humilité, il est bon de le faire et de jeter un regard
sur les occasions que nous aurons de la pratiquer ce jour présent, parce que
les vraies servantes de Dieu ne doivent point avoir de lendemain, ni s’étendre
plus avant que sur les occasions présentes ; elles doivent avoir un grand soin
et une fidélité toute particulière de s’exercer, ce jour-là, à la vertu sur
laquelle NotreSeigneur nous a donné des affections particulières en l’oraison,
d’autant qu’il requiert cela de nous, et nous le donne pour cette seule fin, de
nous y voir fidèlement exercer.
[ici
le ms de Verceil comporte un entretien 2]
Vous demandez maintenant, qu’est-ce
[Vous demandez mes chères sœurs ce que c’est que la tranquillité
intérieure ? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois mes chères
filles… [On s’écarte ensuite de nouveau] que le dénuement intérieur? Ma
chère fille, on n’en saurait bonnement parler, au [220] moins on ne l’entend
guère, si Dieu n’illumine l’âme; car il faut qu’il mette une certaine petite
chandelle au fond du cœur, pour lui faire voir ce de quoi il faut qu’elle se
dépouille. Or, il y a mille et mille choses dont on se doit dénuer : de son
propre intérêt, satisfaction, des consolations et sentiments de Dieu, de sa
propre estime et de son choix ; certes, celles qui sont conduites dans ces
voies, vont perpétuellement retranchant leur choix en toutes choses
généralement, et Notre-Seigneur les tient en ce continuel exercice; et lui-même
les va dénuant, et prend plaisir de les voir dans cette nudité et impuissance,
trop délicates pour en pouvoir discourir.
Mes chères Sœurs, je pensais vous
pouvoir servir encore aujourd’hui, mais la divine Providence en a bien disposé
autrement, car Sa Majesté veut que je parte. Je n’ai rien à ajouter, mes chères
filles, à ce que je vous ai dit l’autre jour, en l’entretien du dimanche, que
ces deux mots : Nous n’avons besoin que de bien faire. Je vous conjure donc,
autant qu’il m’est possible, de bien employer les bons mouvements, inspirations
et lumières que Dieu vous donne, et de les réduire en bons effets; car j’ai
appris, par l’expérience des choses de la religion, qu’il y a quatre causes ou
racines d’où procède tout notre mal, et qu’à ces quatre causes sont opposés
quatre chefs principaux qui sont comme la source de notre bonheur.
La première est que nous ne connaissons
pas assez la grandeur et l’excellence de l’état religieux, ni l’essence des
vraies [221] et solides vertus qui s’y pratiquent, la véritable humilité, la
patience et autres; cela est une ignorance d’où proviennent les autres maux;
car, voyez-vous, pour opposer maintenant le bien contraire, une âme qui s’étudie,
tant par la lecture, par la méditation, les conférences, qu’autrement, à
connaître la grandeur de l’état religieux, avance et profite par-dessus les
autres, et cela, parce qu’elle détruit l’ignorance, grande source du mal, et
acquiert la connaissance, qui est l’acheminement aux biens que lui offre l’état
religieux.
La seconde cause de notre mal est que
nous n’avons pas assez d’estime et ne prisons pas, comme il faut, les choses de
la religion, lesquelles sont toutes saintes, et ont été établies par l’esprit
de Dieu, avec tant de sagesse, qu’elles sont toutes grandement estimables, et,
s’il faut user de ce mot, quasi toutes adorable.
Estimez et prisez donc grandement tout
ce qui se pratique en la religion, comme s’accuser au chapitre, recevoir une
humiliation au réfectoire, pratiquer un acte de cordialité et douceur. Ces
moyens sont très-précieux pour nous enrichir; nous ne devrions jamais laisser
échapper telles occasions sans avoir un certain mûrissement de cœur, qui
procède de l’estime que nous faisons de ces pratiques. Car, voyez-vous, dans le
monde, une personne avare qui estime l’or et les richesses, ne perd point d’occasion
d’en amasser; et, pourquoi cela? parce qu’elle les estime et qu’elle veut être
riche. Elle ne trouverait pas un double[20]
qu’elle ne le ramassât ; elle a beau trouver de la paille, elle n’en recueille
point, parce que c’est une chose commune qu’on n’estime pas. Nous devons faire
ainsi, mes très chères Sœurs, priser et estimer toutes les choses de la
religion plus que les mondains ne prisent l’or, et avoir une sainte ambition,
ou plutôt une sainte superbe, de nous enrichir de ces [222] biens ; pour cela,
il ne faut point perdre d’occasions d’en amasser.
La troisième cause de notre mal, est que
nous n’avons pas de vrais désirs de la perfection que requiert l’état
religieux. Nous avons bien quelques petits désirs, mais ce sont des désirs
lâches, froids, sans vigueur et qui sont de peu de fruits. À cette cause sont
opposés les désirs vrais et ardents qui sont efficaces. Je suis assurée qu’il n’y
a aucune d’entre nous qui, si elle avait un vrai désir de surmonter
quelques-unes de ses passions ou mauvaises habitudes, pour invétérées qu’elles
fussent, n’en rapportât quelque victoire dans quelques semaines, ou, pour le
moins, dans quelques mois. Vous savez la réponse que fit saint Thomas à sa
sœur, quand elle lui demanda quelque moyen pour être bientôt parfaite. Il lui
dit : En le voulant. Il ne faut que
cela; ayez un vrai désir, et je vous assure que vous arriverez bientôt à la
perfection. Je vois tous les jours, dans le monde, des personnes qui désirent
faire fortune et être en crédit; que ne font-elles pas pour cela, et avec quel
soin travaillent-elles ! et pourquoi ? pour des biens périssables, pour avoir
un peu de terre qui leur est commune avec les autres hommes. Et nous autres,
mes très chères Sœurs, avec quelle ardeur devons-nous désirer faire fortune
pour le ciel, et comment‘devons-nous travailler pour acquérir les biens
perdurables qui nous sont communs avec Dieu et les Anges?
Je passe à la quatrième et dernière
cause d’où procède notre mal, qui est un défaut de courage pour l’entreprise du
bien et de la vertu, car plusieurs désirent la perfection et en parlent fort
bien; mais, à la moindre difficulté qu’ils rencontrent en l’exécution de leurs
désirs, ils perdent courage. Il y en a aussi d’autres qui reconnaissent le
bonheur de la vocation religieuse, qui l’estiment et ont de grands désirs de la
vertu ; mais un dernier point leur manque : ils n’ont pas le courage fort pour
résister aux tentations et supporter les contradictions qui se [223]
rencontrent en l’exercice des vertus; cette dernière cause est bien contraire à
la grandeur de courage et à la générosité. Il est, certes, besoin d’en avoir
pour surmonter les difficultés que l’on éprouve souvent dans la pratique du
bien, à cause de la misère de notre nature; car, par exemple, s’il vous semble
que vous n’avez pas bien ce qu’il vous faut, toutes les commodités du corps, et
qu’il se plaigne et murmure, il faut surmonter tout cela généreusement et dire
: Eh bien ! s’il me manque quelque chose, je serai bien aise d’avoir cette
occasion de souffrir quelque petite chosette ou incommodité. Vous vient-il
aussi quelque petite ambition ou envie d’être aimée, d’être préférée et telles
autres choses semblables? il faut surmonter cela. Une âme généreuse ne s’amuse
point .à ces fantaisies et désirs ; elle a des prétentions bien plus relevées,
car elle aspire à la véritable perfection religieuse, laquelle ne consiste pas
à bien faire une cérémonie, chanter au chœur; non, ce n’est point cela qui fait
le religieux et la religieuse, mais à bien pratiquer les vraies et solides
vertus que requiert l’état où l’on est.
O mes très chères Sœurs! connaissez et
reconnaissez l’excellence et dignité du bonheur de la religion ; estimez-le et
prisez-le au-dessus de tout ce dont le monde fait état. Ayez de vrais désirs
de la perfection; et, enfin, ayez un grand courage pour effectuer ces bons
désirs, et pour vaincre et surmonter les difficultés qui se rencontrent en l’exercice
de la vertu. Nous ne savons pas en quoi consiste l’essence de la vraie vertu et
oraison; ce n’est autre chose que d’être toujours prêtes à recevoir toutes
sortes d’obéissances, et tenir notre âme unie à la volonté de Dieu autant qu’il
nous est possible. L’âme qui peut dire, en vérité, qu’elle est toujours
disposée à tout ce qu’on lui voudra commander, est toujours en oraison. [224]
Je suis bien aise que vous me fassiez
cette demande, mes chères Sœurs : Comment les Sœurs professes doivent être
zélées à prendre l’esprit de leur vocation, et à servir de bon exemple ? J’y
réponds, en vous assurant que c’est une question bien importante, et que les
Sœurs doivent très assurément nourrir dans leurs cœurs, une grande jalousie et
un zèle ardent de se bien édifier les unes les autres, et tous ceux avec qui
elles conversent, et qu’elles aient un grand soin de prendre l’esprit de leur
Institut, pour procurer que celles qui nous suivent le prennent aussi ; mais ce
zèle ne doit pas être pointilleux, picoteux, impatient, il ne faut même pas que
celles qui sont en charge pressent trop les esprits. Le zèle de notre
Bienheureux Père n’était point tel : c’était un zèle qui le faisait prier,
donner bon exemple, exciter, encourager, et supporter les âmes ; il ne les
pressait point, mais les attendait longuement avec une patience et débonnaireté
admirables, les aidait de tout son pouvoir, sans plaindre sa peine, ni sans
épargner sa charité, puis laissait le reste à la Providence de Dieu. Il ne faut
point aller chercher d’autre doctrine que celle de ce Bienheureux Père de nos
âmes pour bien exercer notre zèle. Voici donc ce qu’il faut faire : recourir à
l’oraison, aider, supporter, et donner bon exemple à nos Sœurs; celles qui sont
en charge, par leurs avis et enseignements, et les autres en se parlant et
encourageant ensemble.
Mon Dieu! mes Sœurs, à quoi devons-nous
prendre plaisir, sinon à parler de Dieu, de l’éternité, du bonheur de notre
vo-[225]cation, de l’amour et fidélité que nous devons avoir à bien prendre l’esprit
de notre saint Institut, et pour le conserver soigneusement ; nos discours ne
doivent être d’autre chose, lorsque nous avons congé de nous entretenir en
particulier, surtout soyons d’une grande observance. Tâchons de servir de bon
exemple, parce qu’on ne saurait dire le bien qu’apporte dans une maison
religieuse une fille de bonne édification ; mais que tout ce que nous faisons
pour la donner se fasse avec le seul désir de nous rendre toujours plus
agréables à Dieu, et par ce seul motif de son pur amour, et que ce soit cet
amour seul qui anime notre zèle.
Or sus, mes chères filles, il faut que
je vous donne trois fondements pour établir notre zèle et notre vertu, afin qu’elle
soit solide : le premier est d’être entièrement dépendantes du soin paternel de
notre bon Dieu et de nos supérieurs, sans avoir aucun soin de nous-mêmes ; non,
ne pensez point à ce que vous ferez et à ce qui vous arrivera; abandonnez toute
votre âme, votre esprit, et même votre corps, dans le sein de la divine
Providence, et à celui de l’obéissance, et même le soin de votre perfection ;
car Notre-Seigneur en aura assez, ayant plus d’amour et de soin pour nous que
la mère la plus passionnée n’a de nourrir et élever son enfant. Oui,
certainement, mes chères Sœurs, Dieu pense plus, par le menu, à nos nécessités,
pour petites et minces qu’elles soient, en a plus de soin qu’une tendre mère et
nourrice ne fait de son petit qu’elle amie tendrement. Sachez pourtant que la
mesure de la Providence de Dieu sur nous est celle de la confiance que nous
avons en lui, et que son soin est d’autant plus achevé, que notre abandonnement
entre ses mains sacrées est plus parfait et plus entier. Je ne veux pas que
vous vous lassiez de travailler fidèlement à votre perfection; mais je vous dis
seulement que les voies et les moyens d’y parvenir vous doivent être
indifférents; laissez-vous donc tourner, manier et façonner tout au gré du bon
plai-[226]sir éternel, par la voie de l’obéissance, sans permettre à votre
esprit de discerner ce qui lui est propre ou non, comme de penser : pourrai-je
bien faire cette charge? Ou bien : je ferais mieux l’autre; je serais bien
mieux avec cette Sœur, qui a plus de rapport à mon humeur, qu’avec celle-là.
Laissez tous ces discernements pour vous laisser incessamment à la conduite de
Notre-Seigneur.
Le deuxième point, c’est qu’il ne faut
chercher que Dieu, ne vouloir que Dieu, ne prétendre que Dieu. Ah! si vous ne
cherchez que Dieu, vous le trouverez partout; par exemple : une fille va faire
l’oraison, l’obéissance l’en retire tout incontinent pour l’employer ailleurs;
infailliblement, elle trouvera autant Dieu dans cette occupation qu’en l’oraison.
Je vous avoue que ce sera possible, avec moins de satisfaction et de doux
repos; mais sachez que Dieu se trouve mieux aussi où il y a plus de l’abnégation,
que de plaisir pour nous. Si vous ne cherchez encore que Dieu, mes Sœurs, vous
serez indifférentes pour vos emplois, pour vos charges, pour votre séjour et
pour tout ce qui vous concerne, d’autant que vous trouverez partout ce bon et
grand Dieu de votre cœur, parce qu’il ne se trouve jamais mieux qu’en l’obéissance.
C’est en cette divine indifférence qu’on trouve enclose le document de notre
Bienheureux Père : Ne demandez rien et ne refusez rien; c’est le dernier qu’il
nous a donné, parce qu’il contient tous les autres ensemble, puisque nous
trouvons dans sa pratique, celle de l’humilité, douceur, simplicité et
mortification, parfaitement comprises; mais, plus que toutes vertus, ce
document contient encore la parfaite dépendance du bon plaisir de Dieu, et l’entière
perfection comprise dans nos saintes règles et constitutions. Le Bienheureux
nous désirait fidèles à cette pratique; c’est aussi mon unique désir sur vous,
mes chères filles; et, comme je sais qu’il n’y a rien de plus parfait que cette
pratique même, je l’honore et la prise infiniment, me souvenant du zèle avec
lequel ce Bien-[227]heureux Père nous la recommandait spécialement, trois ans
avant sa mort, qu’il avait si fréquemment ces paroles à la bouche : Ne demandez rien et ne refusez rien, mes
filles. O Dieu! que celles qui pratiquent bien cet admirable document
possèdent une grande tranquillité, parce qu’il conduit promptement et
fidèlement à la plus haute et sublime perfection.
Vous me dites qu’il ne faut donc pas
demander ses nécessités? Pardonnez-moi, mes Sœurs, il faut demander simplement
et confidemment ce que vous avez besoin : la constitution l’ordonne ; mais il
faut prendre garde de ne demander que le nécessaire, et non ce qui plaît, que
nous n’eussions pas même pu avoir dans le monde, et ne vouloir pas, si à point
nommé, tout ce qui est de nos inclinations, ne voulant rien souffrir. Non, mes
filles, il faut être plus mortifiées, une âme religieuse devant aimer
souverainement les souffrances et la pratique de son vœu de pauvreté; par
exemple : nous commencerons à avoir un peu froid; nous voulons aussitôt des
habits et couvertures. Le chaud vient : nous voulons soudain tout poser plus
tôt que les autres : cela marque une grande tendreté et trop d’attention sur
nous-mêmes, qui me fait quelquefois un peu mal au cœur, ne voyant pas mes
filles aussi parfaites que je les voudrais. Je vous dirai encore, que ce
document de notre Bienheureux Père tendait surtout à ce dédiaient du trop grand
soin de nos corps, sachant que les femmes et les filles sont pour l’ordinaire
fort tendres, trouvant que tout leur fait mal, que tout les incommode, que
tout nuit à leur santé, que ceci leur est propre et que cela ne le leur est
pas; je suis mieux ici que là; cet air m’est bon, l’autre me nuit, et mille
autres petites faiblesses qu’une âme saintement généreuse et bien attentive à
Dieu n’a pas. Mais, savez-vous à quoi tendait souverainement ce dernier avis de
notre saint Père : ne demandez rien et ne refusez rien? C’était pour délivrer
et affranchir nos esprits de tant de pensées, de tant de réflexions et
desseins que les âmes qui ne sont [228] pas dénuées d’elles-mêmes ont encore,
ce qui leur cause des grands troubles et inquiétudes. Si l’on emploie telles
personnes à des charges ou à des fondations, elles se tourmenteront dans le
tracas et dans les petites contrariétés et difficultés, dans les privations de
leurs petites commodités qui les étonneront : « O mon Dieu! diront-elles,
je suis si distraite, si inquiète, je ne saurais me tenir à la présence de
Dieu! Quand j’étais à Annecy, dans notre petite cellule, j’étais si contente,
si recueillie, notre Mère m’était si douce, si gracieuse ! mes Sœurs m’étaient
toutes si cordiales, bonnes et condescendantes! je m’accommodais si bien à
leurs humeurs, elles m’aimaient si tendrement!... Tout cela n’est pas vertu, et
ce n’est pas être vertueuses de n’être cordiales et douces que lorsque rien ne
vous contrarie, et que vous êtes dans votre cellule sans être exercées et hors
des occasions de rien souffrir, que vous êtes avec une supérieure et des Sœurs
qui approuvent tout ce que vous faites; l’égalité et sainte joie n’est pas
merveilleuse en ces rencontres. Je crains bien, au contraire, que nos passions
ne s’engraissent parmi ce repos et cette quiétude, et que vous ne soyez pleines
de vous-mêmes, immortifiées, attachées à vos propres intérêts et satisfactions;
et, si vous vous regardez bien, vous trouverez que votre vertu prétendue n’est
pas en vous, mais en votre supérieure, en votre Sœur, en votre cellule et aux
lieux où vous êtes. Si nous ne cherchons que Dieu, nous le trouverons ici, nous
le trouverons là; et, parce qu’il est partout, en tous lieux et en toutes
personnes, et si nous ne voulons que lui, nous serons contentes de tout et
partout.
Le troisième moyen de bien établir notre
vertu, c’est de recevoir toutes choses comme venant de la main de Dieu, qui
nous envoie le tout pour notre bien et pour nous faire mériter. Une Sœur vous
dira une parole piquante; une autre vous répondra mal gracieusement regardez en
cela la bonté de NotreSeigneur, parce que, bien qu’il ne soit pas auteur du mal
ni [229] de l’imperfection de la Sœur, il a néanmoins permis que cette parole
vous fût dite, afin que vous en fissiez votre profit, en pratiquant la
patience, la mortification, le doux support, et que votre Sœur, de son côté, s’humiliât,
et aimât son abjection. Nous voyons qu’on fait passer l’eau des plus belles
sources par des canaux de fer, de plomb et de bois; cette même eau, passant par
ces canaux, vient toujours de sa source pour s’introduire aux lieux où on la
désire; de même toutes nos adversités et contradictions viennent de l’agréable
et première source de la Divinité, bien qu’elles passent par les créatures, qu’elles
nous viennent d’elles comme par des canaux; il ne faut jamais regarder les
moyens par lesquels ces eaux amères nous viennent ; mais adorer la source d’où
elles dérivent, jetant toujours les yeux en Dieu dans nos peines et nos
adversités, pour les recevoir de sa main adorable. Nous devons être extrêmement
aises d’avoir des occasions de souffrir et de pratiquer la vertu, qui ne s’acquiert
jamais mieux que lorsqu’elle est combattue de son contraire, bien que Dieu nous
la puisse donner dans un instant ; mais il ne fait pas souvent de ces miracles,
et veut, pour l’ordinaire, que nous passions par la voie obscure, nous tenant
dans les lieux bas, jusqu’à ce que sa main nous élève dans son cabinet pour
nous communiquer ses secrets.
Nous nous trouvons, possible, bien
éloignées des sentiments de cette demoiselle dont par le Philothée, et qui alla trouver saint Athanase pour le prier de lui
donner une maîtresse rude et difficile à servir, afin qu’elle pût avoir sujet,
en la servant, d’endurer et de s’exercer à la vertu, et, voyant qu’elle en
avait rencontré une bonne, douce et vertueuse, qui ne la faisait point
souffrir, parce que le Saint n’avait pas bien compris son intention, elle le
retrouva de nouveau et le pria de si bonne grâce, que son dessein fut accompli,
parce que ce grand Saint lui donna une maîtresse chagrine, coléreuse et
opiniâtre, laquelle l’exerça merveilleusement et la satisfit fort pleinement,
lui [230] donna matière de profiter comme elle désirait pour parvenir à la
perfection. O mes chères Sœurs! nous ne ferions pas de même, car nous voulons
que les Sœurs avec lesquelles nous demeurons soient si douces, si cordiales à
notre endroit, qu’elles ne nous disent pas la moindre parole qui nous puisse
toucher ou mortifier ; toutes les officières voudraient des aides maniables et
condescendantes. À la vérité, il faut bien que celles-ci obéissent simplement,
parce que la supérieure les leur a assujetties, comme ayant l’autorité sur
toutes, comme chef de la Congrégation; mais il ne faut pas que les officières
aient de pouvoir sur les mêmes aides de leurs charges, ains elles les doivent
prier cordialement et gracieusement, parce qu’elles n’ont sur elles qu’une
autorité empruntée.
La Sœur assistante de la communauté ne
doit pas aussi traiter avec un pouvoir absolu comme ferait la supérieure, car
elle n’a que celui que la Mère lui commet, étant celle qui a été élue
par-dessus toutes les autres; ains les Sœurs lui doivent pourtant rendre [en l’absence
de la supérieure] les mêmes honneurs et obéissances qu’à la supérieure même,
puisqu’elle lui a remis son pouvoir et son autorité.
Il ne faut donc pas que les officières
usent de maîtrise sur leurs aides, mais qu’elles leur disent humblement et
doucement ce qu’il faut qu’elles fassent, leur parlant avec un cordial respect
: « Ma Sœur, vous plaît-il de faire un peu telle chose », ou bien : « Faites un
peu cela, s’il vous plaît? » Les aides peuvent donner leur avis simplement,
disant : « Il me semble que ceci serait bien ainsi », ou bien : « Nous faisions
telles choses comme cela »,et semblables petites paroles selon les occasions,
puis, faire comme l’officière voudra, sans contrôler ni témoigner des
sentiments et aversions, si on ne fait pas état de ce qu’elles ont dit. Celles
qui ont les charges ne doivent pas aussi tant faire les entendues, qu’elles ne
demandent cordialement l’avis et sentiment de leurs aides. [231]
Enfin, mes chères filles, soyez douces,
gracieuses, cordiales et unies ensemble, n’ayant qu’un cœur et qu’une âme; supportez-vous,
entr’aimez-vous les unes les autres, et, en cela, l’on connaîtra que vous êtes
vraies servantes de Dieu et vraies filles de notre Bienheureux Père, duquel,
par tous les actes que nous ferons des vertus et des saints documents qu’il
nous a donnés à pratiquer, nous accroîtrons et augmenterons la gloire
accidentelle. Rendons-nous-y fidèles, afin de ne lui dérober ce que nous lui
devons, je vous en prie, mes chères filles.
Vous me demandez comme il faut faire
pour bien commencer la vie spirituelle?... Ma chère fille, il n’y a autre chose
à faire qu’à se méfier de soi-même, se mépriser soi-même ; il se faut bien
connaître, car enfin c’est l’unique moyen pour bien commencer et prendre un
bon fondement en la vie spirituelle ; de sorte qu’il faut bien inculquer ce
point aux novices, et à toutes celles qui veulent faire profession de la vertu.
C’est le premier degré que cette connaissance de soi-même ; aussi la première
chose qui m’est tombée, ce matin en l’esprit, en me réveillant, c’est ce que
dit le Combat spirituel, « que
ceux qui veulent tendre à la perfection doivent jeter le fondement d’une grande
défiance d’eux-mêmes et entière confiance en Dieu. » Il me semble que les
personnes spirituelles ne se fondent pas assez là-dessus; c’est pourquoi l’on
voit fort peu de solide vertu. L’on spécule tant, l’on fait tant d’états, et l’on
se porte tant à ces hautes oraisons, aux ravissements et choses délicates et
extraordinaires; néanmoins, [232] la vraie sainteté et solide vertu consiste en
cette défiance et mépris de soi-même et confiance en Dieu.
Mon Dieu ! que je désirerais qu’on
inculquât ceci aux novices et qu’on les fondât bien en cette perfection, leur
faisant connaître leur bassesse, leur néant, leur vileté, et qu’elles ne
peuvent rien d’elles-mêmes, et que tout ce qui est de bon en elles vient de
Dieu! Elles doivent donc tout rapporter à Lui et n’attendre rien d’elles-mêmes,
mais de Lui, de sa grâce et assistance.
Il est presque impossible, pour nous
autres, que nous ne soyons pas humbles, tandis que nous conserverons cet
esprit, d’ouvrir la porte de nos maisons, pour y recevoir toutes sortes de
personnes que le monde méprise et rebute, comme les boiteuses, aveugles,
contrefaites et autres, car cela nous tiendra en humilité devant les créatures
; et devant Dieu nous pratiquerons une charité extrême et la plus grande que l’on
saurait pratiquer, car non seulement ces filles et ces femmes sont rebutées du
monde, mais encore des personnes les plus saintes, car il n’y a point de
religion, pour sainte qu’elle soit, où on les veuille recevoir. Voilà donc
comme la divine Providence trouve cet expédient pour nous maintenir en l’esprit
de notre Institut, qui est un esprit de bassesse, humilité, mépris, abjection
et douce charité, recevant à bras ouverts tout ce que le monde rejette, pourvu
que ces âmes aient le cœur bien sain et disposé à vivre en humilité, soumission
et obéissance.
Or, mes chères filles, l’humilité n’est
autre chose que le mépris et démission de soi-même et de sa volonté, et d’aimer
son néant, misère et abjection, de souffrir et de vouloir doucement, gaiement et
amoureusement qu’on nous tienne et traite pour ce que nous sommes. Certes, c’est
aller bien avant que d’en venir là, car cette connaissance de nous-mêmes n’est
que le premier degré de l’humilité : l’humilité produit aussi la générosité et
confiance en Dieu. [233]
Mais, vous dites, comment une âme bien
imparfaite et pleine de misères peut avoir cette générosité et confiance? Ma
chère fille, notre Bienheureux Père avait accoutumé de dire que « plus il
se sentait faible, plus il avait de force et de confiance, d’autant qu’il n’attendait
rien de lui-même et qu’il jetait toute sa confiance en Dieu. » Il était si
aise quand on tombait en des fautes de fragilité, parce qu’il disait que cela
était bon pour humilier l’âme, et pour lui faire voir qu’elle ne doit nullement
se confier en elle-même, mais en la grâce et assistance de NotreSeigneur.
Enfin, ces âmes doivent avoir un grand
courage pour mettre fidèlement la main à l’œuvre de leur perfection, sans s’étonner
ni se mettre aucunement en peine de se voir sujettes à tant de fautes et
imperfections.
S’il était en mon pouvoir d’avoir des
sentiments, je sais bien que je brûlerais toute de l’amour de Dieu et de l’amour
du prochain; or, Notre-Seigneur ne les a pas mis en notre pouvoir. Les sentiments
ne sont pas nécessaires à la perfection et à notre salut; sa divine Majesté les
donne à qui il lui plaît. C’est le Maître qui fait ce qu’il veut.
Il n’y a que deux choses [à faire] :
éviter le mal et faire le bien, et cela selon la raison qui nous doit conduire;
Dieu nous en donne [pour vivre] selon icelle, et non selon nos inclinations,
car ce serait vivre en bête, les bêtes suivent leur instinct : [234] quand
elles ont faim, elles mangent ; quand elles n’ont pas faim, elles ne mangent
pas ; quand elles ont envie de crier, elles crient ; quand elles n’en ont pas
envie, elles ne crient pas. On ne les saurait faire manger ou crier lorsqu’elles
ne le veulent pas faire.
Avant que j’eusse lu la Sainte-Écriture,
je pensais qu’on pouvait aller au Ciel plus aisément, qu’il ne fallait pas tant
de choses ni se tant mortifier; mais
depuis que j’ai vu ce que Notre-Seigneur dit et ses Apôtres, je vois
bien qu’il ne faut pas vivre selon ses passions et inclinations; qu’il faut
pâtir et endurer beaucoup, et qu’il n’y a point d’autres voies pour faire son
salut que celles des croix et des souffrances; qu’il faut enfin vouloir le bien
et le faire, car le Ciel n’est rempli que de [bonnes] œuvres. Tout gît donc en
cela.
Voyez-vous ce Père de famille qui avait
deux enfants; il les appelle l’un après l’autre, et dit au premier : « Mon
fils,.va travailler en ma vigne; il répondit gaiement qu’il en était content et
qu’il s’y en allait; néanmoins il n’en fit rien. Le Père appelle l’autre et lui
fit le même commandement, d’aller travailler en sa vigne; mais il répondit :
Comment irai-je? je suis déjà las, et témoigna de la résistance et répugnance;
néanmoins il s’y en alla et travailla fidèlement. Or, qui a accompli la volonté
du Père? C’est ce dernier qui se met en effet [à l’œuvre], nonobstant la
difficulté qu’il y avait.
Ainsi, vous voyez qu’il importe peu que
nous ayons des résistances à faire le bien et à suivre la volonté de Dieu,
pourvu qu’on se surmonte et qu’on ne laisse pas de l’accomplir. [235]
Non, mes filles, il est impossible de
faire entièrement mourir toutes nos passions; nous les pouvons bien amortir,
mais nous les sentirons toujours. Il est vrai qu’elles peuvent être si
endormies, que pour un peu de temps elles ne nous travailleront pas, et qu’à
force de les mortifier elles cesseront de nous faire la guerre; mais parce qu’elles
ne sont pas mortes, lorsque nous y penserons le moins, elles se réveilleront si
bien, qu’elles nous feront tomber en des grosses fautes. Vous direz
alors : D’où vient ceci? Je ne croyais plus avoir des passions, ou, pour
le moins, je pensais de m’en être rendue la maîtresse Je vous répondrai : Parce que vos passions n’étaient
pas mortes, elles se font sentir, et -vous font connaître qu’elles n’étaient qu’un
peu endormies, puisqu’un petit bruit les a réveillées. Il y a bien des
personnes qui, par une longue habitude à la mortification, les ont endormies d’un
sommeil si profond, qu’elles ne se réveillent pas ni si aisément ni si fréquemment.
Ces sortes d’âmes ont acquis une certaine domination sur ces petites rebelles,
que, dès qu’elles commencent à se révolter, elles ont le pouvoir de les
retenir; et, bien que ces passions fassent quelques échappées, elles sont
soudainement en leur devoir et à l’obéissance de la raison.
Mais celles qui ne sont que légèrement
ensommeillées et qui ne sont pas encore bien sujettes, elles se réveillent
souvent et donnent bien de la besogne et de la peine; elles requièrent de l’âme
une grande attention sur elle-même, et beaucoup de fidélité à la mortification
pour les mieux ranger et dompter.
Mes chères Sœurs, il y a des âmes qui
ont leurs passions [236] accoisées parce que rien ne les contrarie ; [ce n’est
pas à dire qu’elles soient vertueuses pour cela,] car enfin la vertu solide ne
s’acquiert qu’au milieu des contradictions. Une personne ne se peut pas dire
patiente lorsqu’elle ne souffre rien. Il ne faut que mettre ces âmes-là dans
les occasions pour les connaître; elles verront elles-mêmes, par leurs faux pas,
que leur vertu n’était qu’une vertu apparente et qui ne subsistait que dans
leur imagination. Elles ressemblent à ces rivières qui coulent si doucement
lorsque le temps est calme et que rien ne s’oppose à leur course; mais, à la
moindre bouffée de vent qui survient, les ondes s’élèvent et font grand bruit;
leur calme ne procédait pas d’elles-mêmes, mais du vent qui ne battait pas sur
elles. Je conseille à ces sortes de personnes de ce bien humilier, parce que je
les assure que leur vertu n’est qu’un fantôme ou un simulacre qui n’est rien
moins que vertu. Notre-Seigneur permet que leurs passions s’élèvent et qu’elles
donnent du nez en terre, pour les tenir plus humbles et petites à leurs yeux,
leur faisant connaître leur impuissance et ce qu’elles sont sans son secours.
Pour nous tenir donc dans cette connaissance si utile à nos âmes, il permet que
nous fassions des plus grands manquements lorsque nous avons formé les
meilleures résolutions et que nous nous persuadons de vouloir faire des
merveilles. O Dieu ! mes Sœurs, que la créature est peu de chose d’elle-même!
Elle ne doit rien attendre que de la grâce de son Dieu, car, je l’assure, elle
n’est rien du tout ! Que serait-ce si nous ne faisions point de ces fautes qui
nous font aimer notre abjection? nous croirions être saintes. O mes filles!
bienheureuses seront celles qui font de ces grosses imperfections qui leur
donnent bien de la confusion aux yeux des créatures, car je les assure que si
elles savent bien en faire profit, et tel que Dieu désire, elles se rendront
fort agréables à ses yeux divins.
Vous demandez si le démon nous peut
donner des passions? Non, ma Sœur, nos passions sont en nous-mêmes; qui les a
[237] plus, qui les a moins fortes : le diable les peut émouvoir, selon le
pouvoir que Dieu lui donne, parce qu’il ne peut rien sans cette divine
permission ; mais il ne peut pas en donner, car les passions nous sont
naturelles et nous les avons dans nous.
Ce qu’il faut faire, dites-vous encore,
lorsque tout à coup on sent toutes ses passions émues? Il ne faut pas se
violenter à faire quantité d’actes pour les vaincre et les ramener au devoir,
parce qu’elles nous pourraient surmonter ; mais, dans la partie suprême de
notre âme, il nous faut joindre seulement au bon plaisir de Dieu, nous
humilier; et, au partir de là, nous tenir en paix et le plus tranquillement que
nous pourrons auprès de Dieu. Enfin, il nous faut faire comme nos grangers ont
fait aujourd’hui sur leur bateau qui conduisait notre blé sur le lac. Ils se
sont trouvés subitement en un très grand péril; dans un instant ils ont vu s’élever
une violente tempête qui allait sans doute les submerger avec le bateau et tout
ce qui était dessus. Hélas! qu’ont-ils fait? Ils ne se sont pas opiniâtrés de
vouloir prendre le droit fil de l’eau en traversant ces grosses ondes; non, ils
se seraient perdus faisant de la sorte; mais ils ont très sagement conduit leur
barque, tout doucement, au rivage, et ont suivi les petites ondes; par ce moyen
ils sont arrivés, en évitant l’orage et non en le combattant.
Mes Sœurs, voilà un petit modèle de ce
que nous devons faire, lorsque, voguant en grande paix dans notre petite navigation,
nous sentons, sans y penser, toutes nos passions s’élever et causer en nous un
grand orage, comme si elles nous devaient abîmer ou nous entraîner après
elles; il ne faut pas vouloir calmer nous-mêmes cette tempête, mais nous approcher doucement du rivage, tenant
notre volonté ferme en Dieu, côtoyer les petites ondes, pour arriver, par l’humble
connaissance de nous-mêmes, à Dieu, qui est notre port assuré. Cheminons
bellement, sans effort, et sans rien accorder à nos passions de ce qu’elles
désirent, et faisant ainsi, nous arriverons un peu [238] plus tard à ce divin
port; mais avec plus de gloire que si nous avions joui d’un calme parfait et
que nous eussions vogué sans peine.
Mes chères filles, êtes-vous satisfaites
sur vos demandes? Je le souhaite bien fort, et que nous fassions toujours notre
profit de tout. Dieu nous en fasse la grâce.
[Un
jour, notre digne Mère revenant de la seconde table, s’agenouilla devant le
Saint-Sacrement, où elle prit une splendeur de visage, une sérénité et une
fermeté tout extraordinaire, et nous dit, dès qu’elle fut assise, à la récréation :]
O Dieu! que faisons-nous en cette vie,
mes chères Sœurs? Je vous puis assurer, que je n’eus jamais une si claire vue
de la bonté et de la beauté de la mort, comme je l’ai maintenant. Hélas! que
faisons-nous ça-bas en cette misérable vallée de pleurs, éloignées de Dieu, où
il ne se trouve point de solide vertu! où il n’y a guère de véritable humilité
ni de vraie simplicité! où l’on trouve si peu d’âmes totalement abandonnées
entre les bras de Dieu !
Quelle est celle d’entre nous qui
voudrait toujours être ravalée, humiliée et avilie? O Dieu! s’il faut demeurer
ça-bas, au moins faut-il que ce soit pour y pratiquer les solides vertus. Pour
cela, mes chères Sœurs, je me résous de ne point flatter vos inclinations, mais
de les rompre, et de n’en pas contenter une de toutes celles que je connaîtrai.
Eh Dieu ! nous marchons trop en enfants, cela me fâche. Il faut céans, je veux
dire que [239] les filles de cet Institut pratiquent les actes des vraies,
grandes et héroïques vertus. Je vous puis bien assurer que si le premier pas de
cet Institut était à faire, l’on y marcherait d’un autre biais que l’on n’a pas
fait jusqu’à présent, au moins si j’avais le sentiment que j’ai maintenant. Je
suis absolument déterminée de vous bien mortifier, et de contrarier vivement
toutes vos inclinations. Oui, je le proteste, mes Sœurs, à la vue et la face de
notre Dieu, que je vous mortifierai, humilierai, et agirai avec plus de force d’esprit
que je n’ai jamais fait, et je me repens bien de ne l’avoir pas fait plus tôt.
Mais, désormais, je ne veux plus de niaiseries; il faudra rompre ou faire, et
jamais fille n’aura ma voix, que je n’y voie bien tout ce qu’il faut et tout ce
que je désire, et toutes tant que vous êtes, préparez-vous à être conduites par
un nouvel esprit, car je suis chargée de nourrir les filles de notre
Bienheureux Père, et je ne puis pas le faire sans les mortifier et humilier. J’ai
changé les officières et les livres ; mais si j’entends sur cela le moindre
signe de répugnance et d’inclination, je vous humilierai puissamment. Au reste,
mes Sœurs, je ne vous mortifierai point selon mes inclinations ou aversions,
car il n’y a pas une de nos Sœurs pour qui j’aie inclination, attache ou
aversion particulière de la grosseur d’un ciron. Ce n’est pas que je ne sois
bien imparfaite; mais je garde mes inclinations pour moi, et quant à mes Sœurs,
je les conduis comme je crois le devoir faire, selon Dieu et ma conscience, et
je mortifierai chacune d’elles autant que je verrai le devoir faire et qu’il
sera nécessaire, avec plus de force d’esprit que je n’ai jamais fait.
Ma Sœur la directrice, mortifiez bien ce
peu de novices que vous avez; s’il s’en trouve qui soient si vives qu’elles ne
puissent souffrir qu’on les mortifie, en sorte qu’à cause de cela elles font
toujours plus de fautes, je ne suis point d’avis qu’on les en tienne quittes;
mais savez-vous le remède? il faut
doubler, et puis tripler, et retripler. [210]
Vous n’avez que ma Sœur N. de [novice]
blanche, elle est prou immortifiée, mais mortifiez-la bien. Et si vous ne
voulez pas tomber, notre novice, tenez-vous ferme... Vous répondrez que cela
vous donnera bien du travail; tant mieux, pourvu que vous ayez un grand courage
pour avaler les médecines spirituelles qu’on vous donnera, et pour laisser
mettre les cataplasmes sur vos plaies sans dire, holà!
Certes, qui voudra vivre selon ses
inclinations ne vienne plus céans, et comme dit notre bienheureux Père :
« Qui voudra se servir de sa propre volonté, il la lui faudra aller
donner, hors de la porte, car dedans il ne s’en parlera plus, Dieu aidant. » C’était
le sentiment qu’avait ce Bienheureux sur la fin de sa vie. Il me dit à Paris :
« Je suis très-résolu de ne point trahir les âmes ni de les flatter. N…. N…. s’adresse
à moi, je lui dirai franchement ses vérités. Qui voudra suivre ses inclinations
ne vienne point à moi; qui voudra vivre selon Dieu, qu’il y vienne, je le
servirai de tout mon cœur..... »
Il dit ces mêmes paroles à une personne
qui ne s’amendait pas; elle n’eut pas le courage ni la force pour le supporter,
si qu’elle rompit, et il la laissa rompre.
Si je ne conduis pas bien mes Sœurs, ce
sera par faute d’intelligence et non par malice de volonté, car, grâce à Dieu,
sa bonté m’a donné une volonté droite ; mais pour les péchés d’ignorance, sans
malice, j’ai appris de mon Bienheureux Père que ces péchés-là sont fort peu de
chose devant Dieu. Par sa grâce, je n’ai rien qui me tienne attachée, j’aime
bien toutes mes Sœurs, et il n’y en a aucune à qui je me sente attachée le
moins du monde; et, bien que j’aie toujours cette inclination de retourner en
ce monastère [d’Annecy] dès que j’ai achevé ce que j’ai à faire dans les autres
; je ne suis que la volonté de notre Bienheureux Père, car je lui demandai, s’il
venait à mourir, ce qu’il lui plaisait que je fisse, il me dit : Vous demeurerez
en la barque en laquelle je vous ai mise. » [241]
Pour conclusion, mes chères Sœurs, je
vous annonce que je vous mortifierai sans inclination ni aversion. Je vous ai
promis que je contrarierai fortement et fermement vos inclinations, et vous
proteste que je tiendrai ferme en ce dessein; et celle qui ne voudra pas que
ses inclinations soient rompues, qu’elle soit soigneuse que je ne les voie pas;
car, tout autant que j’en verrai, autant j’en ruinerai, Dieu aidant.
Il y a des âmes qui sont si pleines d’elles-mêmes,
qu’on le voit en tout ce qu’elles font, soit en leur ouvrage, en leurs paroles
et façons de faire ; mais il y en a encore de plus fines : elles dissimulent;
et, cependant, quand je leur parle, je vois danser leur amour-propre par
là-dedans. Ah! il faut avoir un grand soin de se vider de soi-même par une
entière abnégation et mortification.
On demande si une âme ne peut pas être
bien remplie de soi-même sans le connaître? Oui, cela se peut bien; mais,
certes, ces âmes-là ne lisent pas les Entretiens
de notre Bienheureux Père et ne pénètrent pas assez avant en cette vraie
science, laquelle ne nous enseigne rien tant que l’anéantissement de soi-même
; car, si on les lisait bien et qu’on les mit en pratique, nous serions de plus
braves filles que nous ne sommes pas. Certes, je voudrais que nous fussions
toutes parfaites de la perfection que ce Bienheureux nous a enseignée. Nous
sommes de bonnes filles, il est vrai; nous allons bien à l’Office, nous gardons
le silence, cela est bon ; nous ne faisons pas de répliques à l’obéissance,
cela est bon aussi; mais ces âmes qui font si [242] bien les choses
extérieures, ont-elles quelque exercice intérieur? Non... Ah! donnez-leur-en un
peu, et, par là, vous connaîtrez ce qu’elles sont. Piquez-les, et vous verrez
si elles sont vives et sensibles, et comme elles ménageront leurs sentiments !
Je sais bien que pour avoir des sentiments et des passions vives et promptement
émues, quand on nous reprend, cela ne veut rien dire, et n’empêche point la
perfection, pourvu qu’on ne les suive pas. Mon Dieu! cette doctrine nous a tant
été enseignée !
Que celles donc qui n’ont point les
passions fortes ni de ressentiments de répugnance ne s’estiment pas les plus
parfaites, ains, au contraire, celles qui les ont plus fortes, ont bien plus de
moyens de s’établir et acquérir les vraies et solides vertus, si elles sont
fidèles à Dieu. Mais quand on se surmonte, dites-vous, ou qu’on fait quelque
bonne pratique, il vient une certaine complaisance et satisfaction qui gâte
tout, et nous fait tout perdre, si nous n’y prenons garde. Vous dites vrai, ma
très chère fille ; et quel malheur, quand, après avoir fait quelques bons
sacrifices, nous venons à nous en complaire en nous-mêmes, tout n’est-il pas
perdu? Or, si on ne peut, ou rarement, faire le bien qu’il ne nous en demeure
quelque satisfaction, cela n’est pas mal; mais de s’y entretenir et de s’y
complaire, c’est ce qui gâte tout. Et que faut-il faire à cela? Il faut
anéantir ces pensées de complaisances et vaine satisfaction, s’humilier et
chercher son abjection, donner la gloire à Dieu de tout, et reconnaître que de
nous-mêmes nous ne pouvons rien. En un mot, il faut être FIDÈLEMENT FIDÈLE et
HUMBLEMENT HUMBLE; cela veut dire qu’il faut en toutes choses ne chercher que
la gloire de Dieu, et ne rien faire que pour lui plaire; rien pour nous ni pour
les créatures, mais tout pour Dieu; s’humilier et du bien et des fautes, mais d’une
humilité véritable, fidèle et sincère. Je ne vois point que nous fassions
profit de nos fautes ; nous ne nous en humilions pas assez, nous n’en aimons
pas assez notre abjection. [243]
Il y a des âmes, en religion depuis
longtemps, lesquelles n’ont jamais point de paix, parce qu’elles ne travaillent
pas à une abnégation absolue de leurs propres sentiments : on leur aura dit et
redit plusieurs fois ce qu’elles doivent faire sur ces troubles; et, au lieu de
se tenir fermes et de se reposer en cela, et porter doucement et patiemment
leur croix (car cet état en est une), elles veulent qu’on leur dise toujours
des choses nouvelles, et ont en cela leur volonté et inclination; de là vient
qu’elles ne sont point tranquilles, ce qu’elles seraient si elles se
résolvaient à supporter patiemment cette petite croix.
Il faut aussi animer nos actions
extérieures d’une attention attentive qui nous donne le courage de souffrir nos
peines, et de travailler pour acquérir la perfection, non point parce que c’est
une chose bonne ou pour le bien qui nous en revient, mais parce que cela plaît
à Dieu ainsi. Il faut venir céans, non pour être ferventes, mais pour
travailler à une profonde humilité, soumission, mortification et abnégation;
non point seulement pour fuir les occasions de faire le mal et avoir plus de
moyens de faire le bien, mais pour plaire à Dieu et faire toutes choses pour
son amour. On pense que quand on a passé son année de noviciat et qu’on est
coiffée de noir, que tout est fait. Oh! certes, vous vous trompez, car il faut toujours
commencer; faire aujourd’hui toutes nos actions avec autant de ferveur, comme
si c’était le premier jour. Il faut souvent considérer nos règles, et faire
comparaison de ce que nous sommes avec ce que nous devons être. Je voudrais
bien que nous pensassions souvent à l’excellence de notre vocation, et que nous
tâchassions de nous rendre telles qu’elle requiert de nous. Elle demande que
nous soyons humbles, douces, obéissantes et simples ; il ne faut point vivre
selon nos inclinations et aversions : voilà ce qu’il faudrait faire et ne point
s’arrêter à l’écorce.
Je voudrais avoir des charbons de fru
pour les jeter dans vos [244] cœurs afin de les enflammer ; mais je ne suis pas
digne de rendre ce service à Notre-Seigneur ni à la maison.
Il faut agrandir notre courage pour
parvenir à la perfection. Nous n’y saurions jamais parvenir sans la
mortification de nos passions. Qu’une chacune regarde ce qui est en elle, et qu’elle
entreprenne, à bon escient, son amendement.
Nous devons nous porter un très grand
respect les unes aux autres; nos Règles nous y obligent; et, certes, où il n’y
a point de respect il n’y a point d’amour.
Il faut bien prendre garde à ce vice de
négligence, c’est un grand mal pour les religieuses. Si vous êtes lâches, et
que vous ne preniez soin de purger votre cœur de cette imperfection, et que
vous ne combattiez généreusement cette mauvaise inclination, vous ne serez
religieuse que d’habit.
II y a peu de personnes qui servent Dieu
purement. On est tellement plein de soi-même que c’est pitié. On fait ses
œuvres par respect humain, ou par quelque impure intention. Je ne dis pas de
ces impuretés grossières, je n’entends pas de cela ; mais des intentions
éloignées de celles que nous devons avoir, de sertir Dieu purement pour lui
plaire, faisant tout pour lui avec une affection vive et simple.
Ma fille, servir Dieu nûment et
simplement, ce n’est point couvrir ni doubler nos actions, car ce qui est
simple n’est pas double ; ce qui est nu n’est pas couvert. Regardez ma main;
elle ne saurait être plus nue ni plus simple qu’elle n’est, et il faut que nous
soyons ainsi, servant Dieu sans avoir autre intention que celle de lui plaire.
Servir Dieu purement, ce n’est point chercher, par amour-propre, les
consolations, mais le servir aussi fidèlement parmi les sécheresses et
aridités, comme parmi les sentiments et douceurs.
On connaît que l’on désire les
consolations par amour-propre, lorsqu’on s’inquiète de n’en point avoir et qu’on
est plus lâche au service de Dieu. Non, il ne faut pas les désirer... Mais
sont-[245]elles quelquefois utiles? Oui, principalement pour celles qui
commencent. Aussi voit-on que Notre-Seigneur a coutume d’en donner en ce
temps-là. Mais, nous autres anciennes, il nous faut manger des croûtes.
Il n’y a point de doute, ma fille, qu’une
âme qui serait tout le jour attaquée de pensées inutiles et qui aurait la
fidélité de ramener son esprit à Dieu, soudain qu’elle s’en apercevrait, fera
autant pour lui, voire plus, que celle qui aurait beaucoup de facilité de
retourner à Dieu et se détourner et retirer des inutilités; en cela consiste
la vraie vertu. Que celles qui sont en cet état-là pratiquent courageusement et
fidèlement ce retour en Dieu et qu’elles y persévèrent, car je les assure que c’est
le vrai moyen d’acquérir la perfection en peu de temps.
L’humilité et la fidélité à se relever
de nos chutes, fait voir si les goûts que l’on prend aux choses spirituelles
viennent de Dieu. Une âme qui a un naturel rude, revêche et rébarbatif, fera un
grand avancement, si elle est fidèle, et acquerra de grandes vertus; si elle
fait plusieurs fautes, cela n’empêchera point sa perfection, pourvu qu’elle
soit fidèle à se relever et humilier. Si, ayant le désir de s’humilier de ses
fautes, il lui semble qu’elle ne le peut faire, ains que ses fautes l’aigrissent,
il faut qu’elle mette du sucre dans son cœur pour l’adoucir, disant : Or sus,
mon cœur, qu’est-ce donc? nous sommes tombés, et ne nous inquiétons point. Eh bien, j’ai fait une faute, on l’a vue, on
t’en méprisera; mais regarde en ce
mépris la volonté de Dieu, tu seras plus avisée une autre fois... Si Dieu
donne à [246] telles âmes du plaisir de penser aux choses intérieures, elles ne
laisseront pas de s’amender, sans qu’elles fassent beaucoup de réflexions sur
cela; notre Bienheureux Père ne voulait pas qu’on réfléchît tant sur soi. Mais
si on voit telles âmes pleines d’elles-mêmes, vives et immortifiées, et qu’elles
ne s’amendent point des choses dont on les reprend, ne se mettant en souci de
ce qu’on leur dit; le plaisir qu’elles disent avoir en la pensée des choses
bonnes et saintes n’est qu’orgueil, que vaine satisfaction et propre recherche.
Il est bien aisé de connaître quand c’est Dieu qui donne de telles pensées, car
l’on voit la vie conforme à cela. Il y en a qui parlent fort bien des choses
spirituelles; mais il faut bien prendre garde si leurs œuvres sont conformes à
leurs paroles, et si elles font aussi bien qu’elles disent, car autrement c’est
de l’orgueil.
Il peut bien être que Dieu nous laisse
souvent en nos faiblesses, et que, pour cela, il nous semble toujours que l’on
ne se peut humilier ; mais il faut que je découvre cette subtilité de l’amour-propre,
qui est fort aise de dire et de croire que Dieu lui donne des exercices. « Je
suis, dit-on bien sujette à telle faute, mais c’est un exercice que Dieu me
donne. » D’autres, qui en rendent compte, disent : « Je suis fort travaillée de
telles peines, mais je les souffre, comme un exercice que Dieu m’envoie. À
telles personnes, je réponds doucement : « Dieu n’y a point pensé. » Elles
demeurent honteuses et ne savent que répliquer. Nous nous donnons, pour l’ordinaire,
les exercices que nous avons. Je vois peu de tentations du diable parmi nous,
et, néanmoins, on lui met tout dessus; mais il y a beaucoup d’amour-propre et
de propre recherche. Les tentations du diable sont bien fâcheuses; mais celles
de notre amour-propre sont plus dommageables et dangereuses, à cause de leur
subtilité.
Oui-dà, on peut bien faire une génuflexion
en entrant dans sa cellule, pourvu qu’on ne s’y attache pas; mais j’aimerais
[217] que l’on en fit une bonne d’anéantissement de nos affections, sentiments
et inclinations.
Il faut avoir une grande dévotion aux
saints Anges; il les faut saluer quand on s’entretient; et, quand l’on est en
communauté, il est bon de saluer les Anges de nos Sœurs, et les imiter en leur
pureté, simplicité et promptitude à l’obéissance, en leur fidélité à servir
Dieu et le prochain.
Vous demandez ce que c’est, vivre selon
l’esprit et non selon la chair? Mes chères filles, c’est vivre selon les
vérités et clartés de la foi, selon les volontés de Dieu, selon sa loi, selon
que Dieu nous enseigne. C’est vivre enfin selon nos règles et constitutions,
selon la raison et non selon nos inclinations, humeurs, aversions et passions.
Le grand Apôtre dit : Dépouillez-vous du
vieil homme, pour vous revêtir du nouveau qui est Jésus-Christ.
Cela veut dire qu’il faut se revêtir de
l’imitation de Notre-Seigneur, de sa
patience, de sa douceur, de son humilité et charité et autres vertus desquelles
il nous a donné l’exemple. Oh! que nous serions heureuses si nous pouvions dire
avec ce grand Apôtre : Je ne vis plus,
moi, ains Jésus vit en moi. — Ma vie est cachée en Dieu, et lorsque
Jésus-Christ qui est ma vie apparaîtra, alors j’apparaîtrai avec lui en gloire.
Oh! les admirables paroles! C’est aussi le Saint qui nous a donné le premier
des nouvelles de l’éternité, ayant été ravi jusqu’au troisième ciel; après quoi
il nous dit que l’œil de l’homme n’a rien [218] vu, l’oreille entendue ni le
cœur de l’homme compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment.
Faisons donc en sorte, mes chères Sœurs,
que nous tendions à cette perfection de mourir à nous-mêmes. Notre Bienheureux
Père disait : Je ne sais point d’autre
moyen pour bien faire sinon de BIEN FAIRE; je veux dire pratiquer la vertu.
Il n’y a, certes, point d’autre secret pour être parfait que celui-là.
Voulez-vous avoir l’humilité? pratiquez-là; voulez-vous être patiente?
pratiquez la douceur et la patience; voulez-vous mourir à vous-même? mortifiez
puissamment vos passions et propre volonté, et ainsi des autres. On travaille
bien, dites-vous, mais on ne parvient pas à la perfection. Jusqu’à quand
pensez-vous qu’il faille travailler? certes, jusqu’à la dernière période de
notre vie. Oh! que cette peine est bien employée! C’est pourquoi nous aurions
tort de la plaindre et épargner.
Il fut dit à Moïse : Fais selon le patron que je t’ai donné;
or, ce patron, c’est Notre-Seigneur, qui nous a été donné du Père Éternel pour
modèle. Voyons ce divin Sauveur, comme il a demeuré trente ans caché, inconnu,
et couvert sous la cendre de l’abjection, étant réputé vil et abject, fils du
charpentier, lui qui était fils du Père Éternel, qui avait autant de science et
de sapience au moment de sa conception qu’il en avait au ciel et qu’il en a
maintenant. Néanmoins, il n’a pas voulu, pendant ce temps-là, faire aucun
miracle pour se manifester, sinon trois ans devant sa mort, pendant lesquels
aussi il a voulu souffrir tant de persécutions et d’injures, qu’il endurait
doucement et humblement comme un doux agneau, enfin comme il se laissa
maltraiter en sa Passion ; combien d’ignominies, de travaux, de douleurs il
voulut endurer; être crucifié, puis mourir sur une croix, s’étant fait
obéissant jusqu’à la mort et à la mort de la croix. O mes Sœurs! si nous
considérions bien ceci, nous recevrions, bien autrement que nous ne faisons,
les contradictions, mortifications et humiliations qui nous arrivent; nous nous
tien-[249]drions bien plus cachées, couvertes et rabaissées; nous serions bien
plus amoureuses de ce Sauveur, plus zélées à chercher sa pure gloire, et plus
ardentes à la pratique de toutes les vertus.
O Dieu! que cette parole que
Notre-Seigneur dit, qu’il vomira les tièdes, est épouvantable, car il ajoute : J’aimerais mieux que tu fusses ou tout froid
ou tout chaud; mais, parce que tu es tiède, je te vomirai. Les tièdes, ce
sont ceux qui sont lâches et paresseux, qui ne veulent pas s’avancer à la
vertu, se contentant d’être ce qu’ils sont. Les froids sont ceux qui sont en
péché mortel, lesquels sont plus facilement touchés, car il ne faut quelquefois
qu’entendre une prédication, lire quelque bon livre, voir quelque bon exemple,
pour les faire relever de leur bourbier; de sorte que cette tiédeur est plus à
craindre, en nous autres, que non pas aux personnes du monde. Nous avons de
bons désirs, dites-vous. Oui, mais à quoi vous sert cela, si vous n’en venez
aux effets? Ne savez-vous pas que saint Bernard dit : L’enfer est rempli de bonne volonté. Plusieurs disent : « Je
veux », et ne font rien; d’autres paraissent mettre la main à l’œuvre pour
exécuter leur bonne volonté, et puis en demeurent là.
Certes, il faut que les Sœurs de cette
maison soient grandement généreuses, qu’elles ne soient attachées à rien qu’à
Dieu; car elles doivent être disposées à aller en divers lieux, partout où l’obéissance
les enverra. Enfin, il faut que cette maison d’Annecy reluise et excelle en
humilité, douceur, simplicité, pauvreté, obéissance et dépendance de Dieu ; il
faut que celles qui l’habitent aient un cœur large envers Dieu, afin de
recevoir tout ce qu’il lui plaira de leur envoyer, soit affliction ou
consolation, santé ou maladie, vie ou mort; enfin se laisser mettre en telle
sauce qu’il voudra, sans nulle résistance, sans faire aucun choix de vouloir
plutôt ceci que cela, cette croix que celle-là. Non, non, il ne faut pas de ces
cœurs rétrécis [250], mais un cœur large envers le prochain, cela veut dire en
dilection, en amour et support, étant toujours disposé à le servir, assister,
consoler, supporter et soulager en tout ce qu’on pourra, mais gaiement et
cordialement. Un cœur large est un cœur disposé à toutes sortes d’obéissances,
un cœur étendu, qui aime souverainement la volonté de Dieu. Enfin, ceux qui ont
plus d’union avec cette divine volonté sont les plus parfaits. Nous autres,
nous ne sommes pas en peine de la connaître, car elle nous est clairement
signifiée en nos règles et par nos supérieurs ; mais le mal est que nous ne la
voulons pas reconnaître, quand elle n’est pas revêtue de la livrée que nous
voudrions.
En quoi consiste le doux support que
nous devons avoir, dites-vous? Ma chère fille, il consiste à supporter
suavement le prochain, en tout ce qu’il pourrait dire ou faire qui ne serait
pas bien et qui vous désagréerait et serait à contre-cœur, sans nous étonner de
ses manquements et imperfections, ne les regardant ni épluchant aucunement, et
ne concevant pour cela aucune mésestime, sécheresse de cœur et dégoût contre lui
; mais ayant une compassion tendre et amoureuse qui nous fasse fondre pour lui.
Notre Bienheureux Père dit que la charité ne cherche point le mal, et, quand
elle le rencontre, elle s’en détourne. Nous ne pouvons pas nous empêcher de le
voir, et ne faut pas penser que ce qui est mal ne le soit pas, mais, lorsque
nous le voyons et rencontrons, allons à Dieu et rentrons en nous-mêmes, et nous
trouverons beaucoup de défauts et de choses à corriger et censurer, de quoi il
nous faut profondément humilier. Il vous vient, dites-vous, des pensées de mésestime
des Sœurs, quand vous leur voyez commettre quelque défaut? Oh! qu’il se faut
bien garder de s’y arrêter volontairement, pour peu que ce soit, car ce
serait, certes, bien mal et l’on ferait une lourde faute.
Non, ma fille, cet amour cordial que
nous devons porter à nos Sœurs ne consiste point au sentiment ; c’est un amour
du [251] cœur, non du cœur de la chair, mais du cœur de la volonté. Laissons
tourner et virer les sens et tout ce qui est de la nature ; que nous aimions ou
que nous n’aimions pas, que nous ayons de l’aversion ou de l’inclination, cela
n’importe ; pourvu que, selon la partie supérieure, nous demeurions fermes,
invariables en cette dilection, étant aussi disposées à leur en donner des
preuves au plus fort de nos dégoûts et aversions que parmi nos suavités et
amour sensible; car, si nous ne marchons de la sorte, nous ne ferons jamais
rien qui vaille. Il faut aussi donner des preuves de notre amour du prochain,
en priant soigneusement pour lui; et, certes, je voudrais que nous eussions un
très grand zèle, pour demander à Notre-Seigneur les mêmes grâces, pour toutes
les créatures, que nous demandons pour nous.
Ne voyez-vous pas que c’est l’intention
de ce bon Dieu que nous fassions ainsi, d’autant qu’en l’Oraison dominicale il
nous a enseigné de dire toujours : Notre
Père, qui êtes aux cieux, votre nom soit sanctifié, votre royaume nous
advienne… et ainsi du reste. Il y a des âmes qui ne prient point pour les
autres et qui ne pensent qu’à elles. Oh certes! si nous avions la charité au
fond de notre cœur, nous serions sans doute excitées à prier pour le prochain
et la conversion des âmes, pour lesquelles nous devons avoir une jalousie
nonpareille et aussi pour ceux qui se recommandent à notre Bienheureux Père, et
qui ont confiance en nos prières, afin que la gloire de Dieu soit augmentée,
et la gloire accidentelle de ce sien Serviteur, étant notre Instituteur, nous
avons bien de l’intérêt à procurer sa glorification. Prions donc franchement
et fervemment pour tout le monde, afin qu’il plaise à Notre-Seigneur de
répandre ses grâces et miséricordes sur toutes les créatures, afin qu’elles s’acheminent
toutes à la fin pour laquelle il les a créées. [252]
Je trouve votre raison bonne, ma chère
fille, que si l’on n’est pas bien charitable et sur ses gardes, il est fort
aisé d’offenser le prochain par la langue; aussi l’Écriture dit : Qui garde sa langue, garde son âme. Qui ne
pèche point par la langue est un homme parfait. On offense le prochain, ou
plutôt Dieu dans le prochain, en parlant mal à propos et aussi quelquefois en
se taisant. L’on me dit du bien d’une personne que je n’aime pas beaucoup, qui
m’a fait du déplaisir, je me tais, ou je réponds froidement : j’offense Dieu et
ne suis point exempte de coulpe, car je fais connaître que je n’estime pas
celle de qui l’on parle, et ma froideur ôtera peut-être la bonne estime qu’on
en avait. Quelquefois une Sœur nous aura mécontenté, fait quelques tricheries,
ou nous ne lui aurons pas de l’inclination ; une autre nous en dira du bien,
nous répondrons quelques petites paroles cachées qui rabattront ce bien, et
feront comme une goutte d’huile tombée sur du drap, une tache irrémédiable au
cœur de cette Sœur à qui nous parlons. Et notez que tout le mal que fera la
Sœur, en suite de cette mauvaise impression que nous lui aurons donnée,
chargera notre conscience, et nous en serons coupables et châtiées sévèrement.
Dieu dit qu’il hait six choses, mais que la septième lui est en abomination, ce
sont ceux qui divisent les cœurs et sèment des discordes entre les frères.
Tâchez donc, mes Sœurs, d’éviter toutes les paroles de rapports et de désunion,
je vous en conjure de tout mon cœur.
Vous me demandez, ma chère fille, ce qu’il
faut faire quand on n’a pas le sentiment du bien qu’une Sœur vient nous dire
être en une autre ? En la maison de Dieu, il ne faut ni vivre, ni opérer, ni
même penser selon ses sentiments naturels : qui les [253]voudrait suivre
devrait demeurer au monde. Certes, bien que nous ayons de l’aversion à une
Sœur, ou qu’elle nous ait désobligée, nous sommes cependant obligée d’en parler
en bonne part et de contribuer cordialement à ce que l’on en dit. Oh! que notre
amour-propre est subtil et que notre nature est amatrice de ses satisfactions!
Si nous avions de l’inclination, ou quelque obligation, ou sympathie, ou
espérance de recevoir quelque service d’une Sœur, quand on nous en viendrait
parler, nous dirions une milliasse de ses vertus, sans examiner s’il est vrai,
ni que nous craignons de mentir ; mais une autre qui ne nous touche en rien,
pour laquelle nous n’inclinons pas, nous demeurons sèches et séchons le cœur de
celles qui nous voient; bien que souvent il y ait plus de vertus à dire de
celle dont nous nous taisons, que de l’autre. Mais c’est que nous vivons selon
l’esprit du monde et de notre sens propre, et non selon l’esprit de la raison
et de la grâce de Dieu, qui veut que, sans consulter notre inclination, nous
disions le bien qu’il met en ses créatures. On ne fait pas un petit déplaisir
ni une petite offense à ce bon Dieu quand on cèle et amoindrit le bien du
prochain, duquel il a dit que celui qui le touche, touche à sa divine Majesté.
Quand on ne sait pas la vertu dont on
loue une Sœur, il ne faut pas se taire pour cela, mais dextrement dire du bien
d’elle, quelque pratique de vertu que l’on lui a vu faire, et cela suavement,
par exemple : vous avez vu une personne en diverses occasions être fine et
mensongère, et l’on vous viendra dire qu’elle est grandement droite et sincère;
vous ne devez pas répondre que cela n’est pas vrai, puisqu’il est possible que,
depuis que vous lui avez vu faire ces fautes, elle se soit corrigée. Car, si
bien maintenant je vois une de mes Sœurs manquer de sincérité, je ne pourrais
dire, d’ici à une demi-heure, qu’elle n’est pas sincère, sans me mettre au
hasard de mentir et de faire un jugement téméraire, d’autant qu’à l’instant
même de [254] sa faute elle a peut-être fait l’acte de contrition en son cœur
et s’est convertie. Si donc l’on dit du bien que l’on ne sache point, il faut
dire : C’est une bonne Sœur, une bonne fille, de bon jugement... Pour
misérable que soit une personne, en peut toujours dire quelque bien, ou
spirituel, ou naturel, ou civil, ou habituel.
C’est une chose extrêmement délicate que
le prochain ; on n’y peut guère toucher sans offenser Dieu. Certes, je dis très
souvent, et je trouve que j’ai raison de le dire, si nous avions la vue bien
éclairée de ce côté-là, nous ne serions pas en peine de trouver matière d’absolution
dans nos confessions. Mais, parce que nous ne regardons pas de bien près ce qui
concerne cette douce charité envers le prochain, nous croyons avoir raison en
tout ce que nous disons. Je vous assure que nous sommes bien souvent déçues et
trompées par l’inclination propre, qui est bien dangereuse dans un monastère et
dans une communauté religieuse, ou par la subtilité de notre amour-propre, et
même par la bonne estime que nous avons de nous-mêmes, qui nous fait croire qu’il
est impossible que nous puissions nous tromper. Demandez à ma Sœur N... si je
ne dis pas la vérité.
Vous désirez ne point mentir. O Dieu! ma
fille, c’est un grand secret pour attirer l’esprit de Dieu dans vos entrailles
: Seigneur, qui habitera dans vos
tabernacles? dit David. Celui, répond-il,
qui parle en vérité de tout son cœur.
J’approuve fort le parler peu, pourvu que lorsque vous parlerez vous le fassiez
gracieusement et charitablement, non point avec mélancolie et avec artifice ;
oui, parlez peu, mais parlez doucement; peu et simple, peu et rond, peu, mais
amiablement.
Les actions qui de soi sont bonnes, si
elles ne sont bien faites, elles ne nous rendront pas bonnes, car les œuvres
justes ne nous rendent pas justes, si nous ne les faisons saintement. Plusieurs
font beaucoup de bonnes actions, et des justes et des saintes, qui ne sont pas
pourtant ni bonnes, ni justes, ni saintes. [255] Or, mes filles, pour faire les
vraies œuvres, bonnes, justes et saintes, il faut les faire purement pour la
gloire de Dieu, et parce qu’il est bon et juste de le servir saintement,
faisant tout ce que nous faisons humblement, simplement et tranquillement, et
surtout amoureusement pour Dieu, sans se rechercher soi-même, ni aucune
satisfaction propre, mais arrêter ses yeux à l’éternité qui nous attend et que
nous espérons. Rien n’est stable que Dieu; tout passe, les travaux comme les
consolations; tout le bien consiste, comme dit saint Paul, à faire des bonnes
œuvres.
Il est arrivé céans une grande perte, de
notre belle croix de cristal, qu’on a rompue, dites-vous, ma chère fille? Oh!
que c’est peu de chose que cela, au prix de l’offense qui se commet contre
Dieu! Ce ne sont que des fautes par inadvertance et inconsidération ; mais de
dire des paroles de plaintes, de murmures, de désapprobation et de
contrôlement, ce sont ces manquements que je crains, et qui me perceraient le
cœur s’ils se commettaient parmi nous. Dieu ne le veuille jamais permettre ! s’il
lui plaît; car, certes, j’aimerais mieux voir la peste dans notre maison, et qu’elle
emmenât les filles drues et menues que telles imperfections se fissent, d’autant
qu’il importe peu de mourir, pourvu que nous mourions en la grâce de
NotreSeigneur; mais c’est une chose de grande importance d’offenser sa
souveraine Majesté, qui nous a fait tant de grâces et de mi‑[256]séricordes,
et d’être cause des péchés que les autres commettent, et que commettront celles
qui nous succéderont, ensuite du mauvais exemple que nous leur aurons donné en
blessant la charité.
Véritablement, j’ai reçu une
satisfaction nonpareille de la lecture de table, car vous pensez peut-être, mes
chères filles, que ces chapitres de la médisance et jugements téméraires ne
soient que pour les séculiers. Je sais bien que nous ne faisons pas des
médisances en choses d’importance, où il y a du péché mortel, comme eux ; aussi
n’avons-nous pas les sujets et occasions qu’ils ont. Nous en faisons pourtant
où il y a de bons gros péchés véniels. Il est dit en ce chapitre (de l’Introduction à la vie dévote) que celui
qui médit, et celui qui écoute le médisant, ont tous deux le diable dessus eux,
l’un à la langue et l’autre à l’oreille. Je vous assure bien que c’en est de
même de nous autres; celles qui disent des paroles de murmures et parlent au
désavantage du prochain, de leurs Sœurs, et celles qui écoutent, ont aussi
toutes les deux le diable dessus elles, les unes à leurs langues, les autres à
leurs oreilles. Sainte Thérèse dit à ses filles, que quand elles verraient
faire de grands bâtiments, qu’elles crient toutes miséricorde, voire même jusqu’aux
novices; et moi, je dis qu’il faut crier miséricorde
quand vous verrez commettre telles imperfections, dites hardiment que la ruine du monastère est bien proche.
Il n’y a rien qui soit tant à craindre, et qui dissipe tant l’esprit de l’Institut
que ce défaut de charité; on ne peut être poussé que du malin esprit et de son
amour-propre à commettre telle faute, car ils nous portent toujours à nous
plaindre, murmurer, désapprouver, contrôler, mépriser, censurer et médire, et
ne tendent tous deux qu’à la désunion. Mais l’esprit de Dieu est un esprit de
suavité, de paix, d’union, de soumission et de support; car la charité est patiente, douce, bénigne;
elle supporte tout, elle ne se plaint jamais. [257]
Vous dites que vous n’entendez pas bien
ce que c’est que jugement téméraire. Je suis bien aise que l’on me fasse cette
question, parce que Dieu m’a donné quantité de lumières pendant cette lecture,
et plus que je n’en avais encore reçu en lisant et en entendant lire ce livre
de Philothée. J’ai donc vu clairement
que nos jugements téméraires, de nous autres, ne sont pas comme ceux des séculiers,
grâce à Notre-Seigneur; nous n’avons pas les mêmes sujets, qui souvent de leurs
jugements font des péchés mortels, car ils jugent en choses mortelles, par
exemple : qu’on a bien prou dérobé, qu’un autre se conduit fort mal et
semblables. Nous autres, nos jugements ne sont, à l’ordinaire, que péchés
véniels, comme, par exemple : qu’une Sœur est mal gracieuse, qu’elle est sèche
; nous jugeons aussitôt qu’elle nous a de l’aversion, qu’elle ne veut pas faire
ce que nous requérons d’elle ; elle aura possible, quelque autre chose en l’esprit,
ou quelque chose à faire de pressé, de sorte qu’elle ne pense pas à nous
répondre.
Le grand mal, c’est que nous allons dire
à d’autres ce que nous avons jugé, tellement que nous commettons de grands
péchés véniels; nous offensons la charité; nous diminuons dans le cœur de nos
Sœurs l’estime qu’elles avaient les unes des autres, et nous sommes la cause de
tous les péchés véniels qu’elles commettent ensuite de cette mésestime.
Oh! qu’il se faut bien garder
soigneusement de laisser prendre pied à telles imperfections! Certes, celles
qui les commettent en commettraient de plus grandes si elles étaient dans l’occasion
; les esprits immortifiés, présomptueux, bizarres et dépiteux, sont sujets à
tomber en ce vice. Or, de voir une chose qui est mal, ce n’est pas en juger,
pourvu qu’on ne détermine pas la chose, et qu’on s’en détourne tout
promptement, excusant le prochain autant qu’on peut, à l’imitation de notre
doux Sauveur, lequel ne dit pas que ceux qui le crucifiaient ne faisaient pas
de mal, car Cela était clair ; néanmoins il les excusa. Le grand saint
Jo-[258]seph aussi ne pouvait pas s’empêcher de voir que Notre-Dame était
grosse; mais, parce qu’il ne pouvait le croire sans juger qu’elle avait manqué
à son devoir, il se résolut d’en laisser le jugement à Dieu. Or, il nous faut
faire comme cela : voyons-nous quelque chose qui n’est pas bien en notre Sœur,
laissons là et allons à Dieu; rentrons, à bon escient, en nous-mêmes, où nous
verrons plusieurs choses à corriger qui sont peut-être bien plus mal et plus
désagréables à ce doux Sauveur. Nous jugeons que cette Sœur n’est pas douce et
affable ; c’est nous qui ne le sommes pas. Nous jugeons qu’elle n’a pas de
charité ; mais c’est nous qui n’en avons pas; car si nous en avions un petit
brin nous l’excuserions, la supporterions et couvririons ses imperfections. Ne jugez point et vous ne serez pas jugés;
ne condamnez pas et vous ne serez point condamnés.
Or, je voudrais bien, mes Sœurs, que
vous sussiez discerner les fautes de fragilité, inadvertance, et qui ne tirent
point de conséquence, d’avec celles qui sont contre la charité, et qui tirent
grande conséquence. Je romps le silence, faute d’attention, par légèreté; je
dis trois ou quatre paroles inconsidérées à la récréation, qui ne portent
point préjudice, et semblables, où il n’y a point de péché : ce sont des
imperfections que notre nature produira tant que nous vivrons, tant parfaites
et avancées que nous soyons. Mais ces fautes, où il y a de gros péchés véniels,
comme de faire des jugements sur les actions des Sœurs et les aller dire à d’autres,
même quand on ne les dirait pas, il y a toujours péché, de se plaindre, de
murmurer, parler des imperfections de ses Sœurs et,à leur désavantage ;
désapprouver quelque chose du gouvernement de ses supérieures et semblables;
or, voilà des manquements dangereux. Vous amoindrissez l’estime de vos
supérieures et de vos Sœurs, vous affaiblissez la charité et'dissipez l’union
suave ; vous mettez des mauvaises habitudes en la religion, si que celles qui
viendront après vous auront bien de la peine de s’empêcher de tomber [259] dans
ces filets. Je ne sais pas si de telles fautes se commettent céans; Dieu
veuille que non. Oh! qu’il s’en faut soigneusement garder ! car ce sont de
petits renardeaux qui démolissent la vigne de _notre âme, nous ôtent la
tranquillité d’esprit, et aux autres aussi, qui nous voient et nous entendent,
lesquelles néanmoins se doivent bien garder de favoriser ni contribuer à tels
discours, mais se doivent taire tout court, ou les détourner dextrement, car
autrement elles blessent leur conscience et se peuvent bien aller confesser
aussi bien que les autres ; d’autant qu’elles ont toutes commis de très lourdes
fautes. Voilà donc les fautes qui tirent conséquence et qui sont à craindre en
une communauté, parce que celles qui les commettent ne sont pas excusables; ce
sont sans doute des esprits mal faits et malicieux. Comme aussi d’aller dire et
rapporter à une Sœur quelque chose qu’on a ouï d’elle, qui la puisse troubler,
cela est, certes, bien mal. Oh! qu’il faut bien avoir plus de jalousie de la
perfection et du repos de ses Sœurs ! Certes, cela ne vaut rien. S’il s’en
trouvait quelques-unes parmi nous qui fussent sujettes à tomber en ce
manquement et en tel vice, et qui ne travaillassent pas puissamment pour s’en
affranchir, à la vérité, j’aimerais mieux les voir toutes raides mortes, pourvu
qu’elles fussent en la grâce de Dieu, que de venir empester tout ce monastère.
Enfin, mes chères filles, il faut avoir
un grand courage, car Notre-Seigneur ne nous appelle jamais à aucune chose, qu’il
ne s’oblige en même temps de nous tendre la main ; que craindrions-nous donc?
Quand il faudrait aller jusqu’au bout du monde, allons-y joyeusement; voire
même quand il faudrait souffrir le martyre, d’autant que celui qui nous y
appellerait nous donnerait sans doute toutes les grâces nécessaires pour le
souffrir généreusement et gaiement. Ne voyons-nous pas que les maîtres et les
pères ne commandent rien, sans donner en même temps le moyeu de le faire
facilement; pensons-nous que Dieu soit plus rigoureux? C’est notre bon Père qui
[louis aime plus ten‑[260]drement qu’il ne se peut dire, et qui peut et
qui veut tout ce qui est de bien ; appuyons-nous donc en sa bonté. Tous les
derniers documents de notre Bienheureux Père tendaient à ce dénuement de
nous-mêmes et totale dépendance de Dieu et à cet esprit de générosité? Ce que c’est,
je vous prie, que cet esprit de générosité, sinon l’esprit d’une vraie et
parfaite humilité, qui n’attend rien de soi, mais tout de Dieu, demeurant comme
une boule de cire chaude entre ses saintes mains, pour être maniée à son gré?
Oh! que nous serions heureuses, mes
chères filles, si à l’heure de la mort nous pouvions dire en vérité avec
Notre-Seigneur : Tout est consommé, c’est-à-dire
j’ai accompli ce que vous demandiez de moi ; j’ai observé mes vœux, mes règles
et tout ce qui dépend de mon Institut! Je vous ai laissé, mon Dieu, former,
écrire et imprimer en moi tout ce qui vous a plu, n’ayant d’autre but, fin ni prétention
que de vous aimer, et que votre bon plaisir fût accompli absolument et
entièrement en moi et en toutes créatures, de quelque façon que ce fût.
Quant à ce que vous demandez, si le
malin esprit ne se sert point quelquefois d’une Sœur pour en tenter une autre?
Oui bien, ma fille, lorsqu’une Sœur donne des fioles, dit des paroles de
flatterie et de louange à une autre, certes, elle fait l’office du diable et
fait plus de mal qu’elle ne pense. Notre Bienheureux Père avait une grande
aversion à cela. Quand ma Sœur la supérieure de Lyon lui dit que ses filles lui
en disaient, car elles [261] l’applaudissaient grandement, croyant en avoir
quelque sujet, d’autant que c’est une Mère aimable, et de grande vertu, il lui
dit : « Quoi, ma fille, cela se fait-il
céans? Il ne le faut point souffrir. Enfin, là où il y a amas de filles, il y a
amas de flatteries. » De même, lorsque nos Sœurs de Moulins appelaient
MA MÈRE leur supérieure déposée, il témoigna qu’il ne l’approuvait nullement,
car c’était une parole de flatterie, de sorte qu’il dit : « Si elles ne veulent
se contenter de l’appeler MA MÈRE, qu’elles l’appellent MA GRAND’MÈRE ;
mais qui ne voit que ces filles n’observent pas leur règle et ne l’honorent
pas? »
Prenons garde à ce défaut, à ce qu’il ne
se commette point parmi nous, je vous en prie, et que celles qui l’ont fait en
prennent douze bons coups de discipline pour pénitence. Certes, je le leur
conseille, car elles le méritent bien. Il ne faut jamais louer une personne en
sa présence; Cela se fait pourtant facilement. On va dire à une Sœur : « Je ne
sais pourquoi on vous laisse sans charge; vous êtes, certes, capable; vous
entendez si bien les choses spirituelles. » Quand on est proche des
changements, on dit à une Sœur : « Ma Sœur, vous serez assistante, sans doute.
» À une autre : « Ma Sœur, vous serez directrice. » À une qui sera déposée
de sa charge, on lui dira: « Vous donniez le linge si à propos; il était si
bien accommodé; vous donniez de si bon cœur et si cordialement ce qu’on vous
demandait et ce dont on avait besoin », et chose semblable; que sais-je,
moi!... Pour dire du bien d’une Sœur, pourvu qu’elle ne l’entende pas, ce n’est
que bon, comme de dire : « Mon Dieu! que telle Sœur est vertueuse, qu’elle
est modeste, qu’elle est recueillie, qu’elle est cordiale et de bonne
observance ! » Cela encourage et édifie celles qui l’entendent.
Si vous devez dire à la supérieure les
pensées d’estime et de louange que vous avez d’elle, dites-vous? NON, ma chère
fille, vous n’êtes pas obligée de rendre compte de ces pensées-là. Je vous
conseille de ne les lui JAMAIS dire; mais, oui bien, celles [262] que vous
aurez contre elle et à son désavantage, et quand vous en auriez les plus
mauvaises et extravagantes du monde, dites-lui bien librement et nettement.
Enfin, mes chères Sœurs, allez toujours votre train, quelle supérieure que vous
ayez ; quand même elle serait la plus incapable et imparfaite du inonde, regardez
toujours Dieu en elle. Soyez toujours disposées à faire sa volonté, à obéir,
vous humilier et vous soumettre avec toute la perfection qu’il vous sera
possible. Soyez toujours douces, modestes, mortifiées et de bonne observance ;
aimez et respectez, honorez et estimez vos Sœurs; soyez sincères envers toutes
celles que Dieu vous donnera pour supérieures ; si vous faites de la sorte,
vous attirerez les bénédictions du ciel sur vous et profiterez plus, en un
mois, sous telle supérieure qui aura moins de perfection et de talents, que
vous ne feriez, en six mois, sous une autre qui serait plus accomplie et à
votre gré.
Si les séculiers et les Sœurs
méprisaient la supérieure parce qu’elle serait de basse condition? Oh! certes,
ces Sœurs-là seraient bien extravagantes et montreraient bien qu’elles n’ont
pas le vrai esprit de la religion, ains plutôt l’esprit du monde. Dieu nous
garde de faire aucune considération là-dessus, et quand il arrivera qu’on
prendra garde à la noblesse, véritablement l’esprit de l’Institut défaudra et
périra. Non, la supérieure ne doit point procurer d’être déposée pour cela,
mais aimer son abjection et animer son courage de la vraie noblesse de l’esprit
de Dieu, pour se tenir au-dessus de ses Sœurs, gardant l’autorité de son
office, quoiqu’elle doive pourtant l’exercer avec humilité. Il est séant à ces
personnes de bas lieu de faire de la sorte, et qu’elles disent franchement : «
Il est vrai, mes Sœurs, je suis une pauvre paysanne... Mais nous avons déjà
parlé de ceci dans un chapitre sur la règle. Aux jésuites, ils ne regardent
nullement à cela, car il y avait à Bourges un recteur qui était paysan.
Vous demandez à quoi il y a plus de
perfection, ou de deman-[263]der ses habits d’hiver ou d’été, quand on en a
besoin, ou bien d’attendre qu’on les donne à la communauté? Ma chère Sœur, n’allons
pas épluchant ces choses-là; allons à la bonne foi. Quand nous sentons que cela
préjudicie à la santé, ou nous empêche de faire notre charge, ou nos exercices,
demandons-les tout simplement, et n’allons point faire ces réflexions : suis-je
trop tendre ou non? Il ne faut pourtant pas être délicate, car il y en a qui le
sont si fort, que dès qu’elles ont un peu de chaud et de froid, elles veulent
incontinent poser ou prendre leurs habits. Je ne désire point que nous nous
amusions à ces petites vétilles de vertu. Quand je pense à la perfection si
haute, sublime et solide à laquelle nous sommes appelées, je m’en trouve si
éloignée que rien plus.
Quelle perfection c’est, dites-vous, ma
chère fille? Voyez un peu ce que disent nos règles : que vous n’ayez qu’un cœur et qu’une âme en Dieu. Nous voilà donc
appelées à une union excellente avec Dieu et le prochain. Il a accompli toute la loi, celui qui aime Dieu et le prochain, dit
saint Paul ; de là naîtra le support que nous devons avoir les unes avec les
autres. Notre Bienheureux Père dit qu’en ce doux support consiste toute la
perfection chrétienne. Oh! qu’il nous désirait éminentes en cette vertu!
combien ne nous l’a-t-il pas inculquée! Il disait « qu’il ne fallut pas prétendre
à une perfection qui fut exempte d’imperfections ; cela est bon pour le
ciel. » Il faut que nous souffrions d’être de la nature humaine, de sorte
que nous ferons toujours des manquements, et partant nous aurons toujours à
nous supporter les unes les autres.
Voyez aussi cette profonde humilité,
obéissance, pauvreté et sincérité que nos règles nous ordonnent et recommandent
si étroitement, surtout la simplicité dans laquelle je trouve que tout le reste
est enclos. L’humilité et les autres vertus ne peuvent être vraies si elles ne
partent du cœur. C’est, à la vérité, une grande chose qu’une âme sincère ; il
faut être sincère en‑[264]vers Dieu et envers nos supérieurs. La
sincérité envers Dieu consiste à faire tout ce que nous faisons pour lui plaire
et pour son amour, à ne chercher que lui en toutes nos actions, de lui exposer
nos cœurs, voulant qu’il en voie tous les plis et replis et que rien ne lui
soit caché. De même, la sincérité envers nos supérieurs consiste à leur
découvrir nettement tout ce qui se passe en nos esprits, sans leur rien celer à
notre escient, car quand on a intention de leur tout dire, c’est assez. Il faut
demeurer en repos, encore qu’il semble qu’on ne se déclare pas bien. La
supérieure connaît fort bien celles qui sont sincères ou non. Oh! que cette
sincérité est aimable! et qu’elle est importante pour notre perfection et pour
nous aider à conserver la paix et la tranquillité d’esprit.
Oh! que je vous souhaite et désire cette
sincérité, mes chères filles ; c’est la marque à laquelle nous serons reconnues
vraies filles de la Visitation; de même celles qui poursuivront seront
reconnues être propre pour l’Institut, d’autant que c’est la principale
disposition qu’il faut requérir d’elles et à quoi il faut GRANDEMENT regarder,
parce que, si elles sont sincères, infailliblement elles réussiront bien.
Mes filles, j’ai eu une distraction dans
le chœur, je ne sais si c’est à Complies ou à l’oraison, de chercher une
supérieure pour cette maison, et de vous demander à toutes, si vous ne seriez
pas bien prêtes d’obéir à une supérieure bien fantasque et pour laquelle vous n’auriez
guère d’estime, si Dieu vous la desti-[265]nait? Mes Sœurs, ne voudriez-vous
pas lui rendre [à cette supérieure imparfaite] une obéissance aussi aveugle et
aussi fidèle qu’à celle que vous aimez et que vous estimez? Je m’attends bien
que vous me répondrez qu’oui, et j’espère fort de trouver cette sainte
indifférence dans vos chères âmes, tant j’ai de la bonne opinion de votre
vertu. En effet, mes chères Sœurs, si nous obéissons pour Dieu, que devons-nous
regarder en la personne qui nous commande, pour voir si elle est à notre gré ou
non?
Hélas! si nous venions jamais à regarder
à notre propre intérêt, dans notre obéissance, nous serions bien malheureuses d’en
perdre de la sorte le mérite, qui est d’autant plus grand, que nous obéissons
avec plus de répugnance et à des personnes moins parfaites, parce que nous
avons lors plus d’égard d’obéir purement pour Dieu, où gît la perfection de la
pratique de cette vertu ; le vrai obéissant obéit avec autant de joie, de
soumission et d’indifférence, au moindre, comme au plus relevé. Dieu, par sa
sagesse souveraine, a disposé en cette manière l’ordre de l’univers; il a rendu
toutes les créatures soumises et dépendantes les unes des autres : l’Église
entière et universelle obéit au Souverain Pontife comme au vicaire de
Notre-Seigneur Jésus-Christ ; chaque partie de cette divine Épouse a un chef,
un évêque, auquel elle obéit; toutes les religions ont de plus un supérieur
duquel chaque particulier dépend; toutes les familles particulières ont un père
de famille pour la diriger et gouverner. Je ne parle pas des obéissances et
sujétions politiques, des rois, des princes, des gouverneurs, des soldats à
leur capitaine, de tout le corps de l’armée au général; obéissance pourtant si
exacte, qu’elle nous confondra possible devant Dieu ; mais je ne vous parle que
pour vous faire connaître qu’étant toutes destinées à obéir, nous le devons
justement faire pour suivre l’ordre de Dieu, qui doit être notre fin unique
dans notre soumission; aussi tient-il fait à lui-même ce que nous faisons à l’égard
de la personne de nos supérieurs. [266]
Venons à la conclusion, mes Sœurs : ne
seriez-vous pas prêtes d’obéir à ma Sœur N..., si Dieu vous la donnait pour
supérieure, et à ma Sœur Françoise-Madeleine (de Chaugy), qui est la dernière
de toutes, ou à quelque autre de nos jeunes professes, si elles vous
commandaient des choses rudes, et âpres, n’exécuteriez-vous pas exactement et à
l’aveugle leurs ordres ainsi difficiles, puisque je sais qu’il n’est céans ni
jeune, ni ancienne qui, pour rude qu’elle fût, ne voulut rien ordonner
contraire à nos observances? Mes filles, si vous vous trouvez en cette sainte
et désirable détermination d’obéir à toutes les supérieures généralement, et
que votre cœur l’assure, qu’en vérité il se trouve prêt d’agir dans cette
perfection tout le temps de sa vie, dans une vraie humilité, sincérité et
soumission, qu’elle dise hardiment : Le Seigneur me gouverne, je n’ai besoin de
rien, et qu’elle s’anéantisse devant Dieu dans une humble reconnaissance que c’est
un don qui lui est départi de la bonne main de son divin Maître, de laquelle
tout bien dérive, qu’elle lui rende des humbles Actions de grâces, parce que je
la peux assurer qu’elle a de la vertu. Mais que celles qui ne se trouvent pas
dans cette disposition s’humilient profondément devant sa divine Majesté,
confessant que leur vertu est bien faible et délicatement enracinée dans leurs
cœurs.µµ
Remarquez encore ce que je vais vous
dire; pensez que je ne vous le dis pas sans cause, et sans y avoir bien pensé
avant que de vous en parler : c’est la vraie marque d’un esprit qui ne va pas
droit à Dieu et qui n’a des égards que pour ses intérêts propres, sans savoir
ce que c’est obéissance, d’aimer plus à obéir à une supérieure pour laquelle
nous sommes prévenues d’estime et d’amitié, qu’à une autre qui nous
contredirait incessamment. Mes Sœurs, qui désire de plaire à Dieu et d’obéir à
ses volontés, si son désir est sincère, son cœur se trouve dans une totale
dépendance à la divine Providence, pour obéir à quelle personne que ce soit,
parce qu’il sait que [267] tous ceux qui lui commandent lui représentent
Jésus-Christ. La communauté de céans a souvent changé de supérieure ou de
celles qui tiennent sa place, par mes fréquentes sorties et longues absences, à
cause de la multitude de fondations que nous faisons, mais aussi, elle n’en
vaut pas moins. Non, mes Sœurs, il n’en est aucune qui marche d’un meilleur
pied que celle-ci, et elle ne saurait être mieux qu’elle n’est. C’est une
grande bénédiction de vous voir si bonnes, mes très chères filles, c’est ce qui
me fait souhaiter que Dieu vous donne une meilleure supérieure que je ne suis.
L’on me trouve trop indulgente, et je vois moi-même que je n’ai pas assez l’esprit
de mortification pour vous bien exercer, pour vous contrarier, afin de vous
mieux faire avancer dans la plus haute perfection, et. pour vous rendre, de
bonnes que vous êtes, excellentes et parfaites, parce qu’il faut monter
toujours plus haut dans la voie de Dieu, et il n’est point de meilleur moyen,
pour faire cet avancement, que d’avoir des supérieures bien opiniâtres, qui
nous bouleversent toutes, qui aient une façon de commander rude et forte. Ce serait
lors le temps de faire une copieuse et abondante moisson des bonnes vertus,
parce que notre obéissance serait solide. Le vénérable père, Frère Jérôme de la
Mère de Dieu, étant novice, se trouva sous un supérieur qui était d’une humeur
si étrange et si remplie de sévérité, qu’il fut prêt d’en perdre sa vocation;
mais Dieu, ayant béni sa fidélité, lui départit le don de persévérance, et il
confessa lui-même qu’ayant été fidèle à se surmonter, il fit plus de profit, en
cette année-là, qu’en plusieurs autres ensemble, sous des supérieurs discrets,
doux et raisonnables.
Pour moi, je ne puis comprendre que nous
puissions appréhender d’avoir de ces sortes de supérieures qui auraient la tête
un peu verte. Si j’étais toujours comme je me trouve présentement, il m’est
avis que je serais ravie d’en avoir une telle qui ne m’épargnerait point, moi
toute la première, et, assurément, je [268] suis prête, par la grâce de Dieu, d’obéir,
depuis la première ancienne de l’Institut jusqu’à la dernière novice, parce que
je sais que, lorsqu’il y a moins de la créature, il y a plus de Dieu, et que je
le glorifierai d’autant mieux, que je serai moins satisfaite, dans ma partie
inférieure, de celle qui me commande. Mes Sœurs, il faut nous tenir prêtes;
possible que ce temps viendra et que Notre-Seigneur vous enverra une supérieure
faite de la sorte, sous la conduite de laquelle vos âmes ferontbeaucoup de
profit, et vous connaîtrez pour lors que tout le bien d’une Religion vient d’avoir
des supérieures qui exercent bien leurs inférieures, puisque leur obéissance
est alors assurée, n’étant accomplie et pratiquée que simplement et purement
pour Dieu, pour sa gloire et son plaisir, puisqu’il ne s’en trouve ni de noire
part, ni de celle des supérieures. C’est dans ces sortes de pratiques que la
solide vertu se nourrit. O Dieu! mes très chères Sœurs, tâchons d’en acquérir
un peu, de ces grandes vertus solides, en nous appuyant tout à fait sur le
secours de Dieu.
Je voudrais pouvoir écrire tout ce que
je vous ai dit ce soir, afin qu’il fût mieux gravé dans vos bons cœurs. C’est
Dieu qui me l’a fait dire, puisque c’est lui seul d’où la moindre bonne pensée
nous vient. Je me suis sentie extrêmement affectionnée à vous entretenir sur ce
sujet, Dieu m’en a pressée ; soyez donc toutes pénétrées, mes filles, de ce
désir unique de dépendre entièrement de l’ordre de la Providence. Laissons-nous
entre les bras de la divine Bonté, et laissons-lui la liberté de nous porter à
droite et à gauche; qu’il nous suffise, je vous prie, d’être au soin de ce grand
Dieu, et laissons-nous conduire en quel lieu il nous voudra, puisque, partout
où sa main nous posera, nous accomplirons son adorable volonté par le moyen de
la sainte obéissance. [269]
Mes Sœurs, il faut que je vous fasse
part de quelques nouvelles que je viens de recevoir et qui m’ont fort
consolée. C’est que ma Sœur la supérieure de Lyon, en Bellecour, m’écrit que,
comme elle pensait le moins à la fondation de notre monastère du Puy, croyant
que le traité en était ou rompu ou fort retardé, elle vit arriver l’équipage,
que la ville avait député, pour conduire les Sœurs et les venir quérir, avec
ordre exprès de partir le lendemain, de manière qu’elle fut contrainte de
préparer toutes choses pour le départ de ses chères filles, le soir même. Elle
ne les put toutes choisir, et fut contrainte d’attendre le matin à les nommer,
ce qu’elle fit, trouvant tant de véritable soumission dans ces chères âmes,
que, de toutes celles qui furent nommées, il n’y en eut pas une qui dit une
parole ou qui fit une réplique, ni qui demandât à voir personne avant que de
partir; mais s’en allèrent toutes, soumises à la volonté de Dieu, joyeusement
travailler à sa gloire. Un acte d’obéissance si parfait, mes chères Sœurs, est
d’un grand exemple, et j’en ai été plus consolée que si l’on m’avait avertie
que l’Institut avait acquis un grand trésor d’un million d’or.
Or, dites-moi, mes chères Sœurs,
serions-nous bien prêtes à faire ainsi? Certes, si nous ne nous tenons toujours
en disposition de faire tout ce qu’il plaira à l’obéissance, nous ne serons
pas dignes d’être filles de la Visitation. Bien que l’on nous commanderait d’aller
au bout du monde, cela nous doit être indifférent, pourvu que nous y trouvions
une maison de la Visitation et le moyen d’observer nos vœux et nos règles.
Celle qui [270] est attachée plutôt à un monastère qu’à un autre, montre bien
qu’elle ne cherche pas Dieu purement et en simplicité de cœur, car, si cela
était, elle aimerait autant l’un que l’autre, puisque partout elle trouve Dieu.
Qui ne cherche que lui et son bon plaisir est indifférent de le trouver [ici ou
là], pourvu que ce soit toujours à la gloire de sa Majesté.
Oh! mon Dieu! si nos âmes ne cherchent
et ne prétendent que votre amour, pourquoi nous fâcherions-nous si l’on nous
change de maison, puisque nous vous emportons avec nous et vous trouvons
vous-même aux lieux où nous allons? Je ne ferais, certes, nul état d’une fille,
pour sainte qu’elle paraisse, si je ne la voyais disposée à tout ce que l’obéissance
voudra d’elle, et à être envoyée au bout du monde si besoin était ; car, si
elle est attachée au lieu où elle sert Dieu, c’est signe qu’elle aime plus le
lieu et la consolation qu’elle y reçoit, que le Dieu qu’elle y sert.
Il y a trois ou quatre de nos maisons
qui désirent avoir des Sœurs de céans, et qui m’en demandent avec une instance
très grande. À la vérité, mes chères Sœurs, vous me tromperiez fort et je
serais extrêmement fâchée de ne vous pas trouver prêtes à faire tout ce que je
voudrais, et soumises aux ordres de l’obéissance. Mais il faut vous préparer,
mes filles, vous disposer à ces grands actes. Je ne vous avertirai que huit
jours devant, et c’est bien trop pour des filles parfaites, qui veulent servir
Dieu au gré de sa Majesté, et non au gré de leur amour-propre. Lorsqu’il s’agit
de partir pour une mission où l’on va sept ou huit ensemble, cela passe, me
direz-vous, mais cela n’est pas si parfait que ce que je veux de vous
présentement c’est qu’il s’agit d’obéir pour aller, une en un lieu, l’autre en
un autre, deux ici et deux là, se séparant de la sorte pour s’unir mieux au bon
plaisir de Celui pour la gloire duquel nous faisons tous nos petits sacrifices.
Il faut une vertu solide, dans de pareilles occasions; mais nous témoignerions
de n’en point [271] avoir du tout, d’avoir des égards sur nous-mêmes, si nous
refusions d’acquérir de si grands mérites que de tels actes procurent à nos
âmes.
Mes chères filles, les bons Pères
jésuites nous doivent beaucoup encourager par leurs exemples dans de pareilles
rencontres, car, pour l’ordinaire, on ne les envoie pas plusieurs ensemble,
mais un billet seul de leurs supérieurs en fait partir un pour les Indes et
deux pour le Japon. Hélas ! où vont-ils? parmi des infidèles, où leur vie sera
en des dangers perpétuels. Ils ne vont pas en des lieux où ils espèrent de
trouver une maison de leur sainte Compagnie, mais ils partent pour vivre comme
des personnes apostoliques, dispersées ici et là pour ramener des brebis
errantes au bercail de l’Église. Ils n’attendent aucune satisfaction, aucune
commodité, mais ils n’espèrent que l’unique et souveraine consolation de gagner
des âmes à Dieu, en exposant tous les jours leurs corps à la mort et au
martyre.
O Dieu! mes Sœurs, qu’ils sont heureux!
mais pour quel Dieu font-ils de si grandes choses? C’est pour le même que nous
servons, mes filles ; le désir d’augmenter la gloire d’un si grand Roi les fait
aller d’aussi bon cœur au Japon, en Éthiopie, qu’ils iraient dans un des plus
grands, des plus fameux, et des meilleurs de leurs colléges d’Europe; nous ne
sommes, possible, pas si heureuses, pour être destinées à porter si loin la
croix de Notre-Seigneur et à faire de si grandes œuvres; mais, au moins, soyons
toujours prêtes pour aller, pour venir, pour demeurer et pour retourner où Dieu
et nos supérieurs le voudront; autrement, je vous déclare que vous n’êtes pas
des vraies épouses de Dieu, et que votre vertu n’est que dans votre idée et non
réelle et subsistante en Dieu.
Vous me dites, mes filles, que l’on est
bien prête d’aller volontiers où l’obéissance vous destine, mais qu’il vous
fâche de quitter le précieux dépôt du Corps de notre Bienheureux Père et de
vous éloigner de votre vieille Mère, son indigne fille? [272]
Hélas! ce Bienheureux veut qu’on s’attache
à son esprit et non pas à son Corps ;nous trouverons son esprit et son assistance
partout. Cette excuse n’est qu’une défaite d’amour-propre, aussi bien que celle
de se plus attacher à une supérieure qu’à l’autre ; nous ne serons pas des
vraies servantes de Dieu, qui est l’unique qualité que je vous souhaite le
plus.
Je voudrais bien voir parmi nous, mes
chères filles, cette vraie obéissance, qui ne consiste pas seulement à aller
promptement quand la cloche sonne; cela est bon; mais encore à faire les
choses qui nous sont désagréables et à quoi nous avons de la répugnance, comme
celles qui sont à notre gré ; car celui qui est obéissant est humble, et celui
qui est humble est obéissant. Notre Bienheureux Père dit : « L’obéissance est
une marque très-assurée de l’humilité. Oh! que les âmes humbles sont heureuses
!
Si nous ne visions qu’à acquérir cette
vertu, y travaillant fidèlement, et que nous fussions fermes, constantes et
invariables en cette résolution, nous ferions beaucoup, car ayant l’humilité,
nous aurions toutes les vertus : nous serions souples et obéissantes, bien
aises d’obéir à tous, et ne trouverions jamais que l’on eût tort de nous
commander ceci et cela ; nous ne nous plaindrions de personne, nous verrions
que l’on a toujours raison de nous contrarier et mortifier, et que nous en
méritons bien davantage. Nous ne nous troublerions point de nos fautes et
infirmités, ains nous les reconnaîtrions et en aime-[273]rions notre abjection
et bassesse, à l’imitation de notre Bienheureux Père, acquiesçant doucement à
l’amour de cette abjection, ainsi qu’il faisait ; car, comme un autre saint
Paul, il disait : Je me glorifie
volontiers en mon infirmité, afin que la
vertu de Dieu habite en moi. C’est de l’humilité de se glorifier en son
infirmité, se reconnaître faible, infirme et aimer qu’on le connaisse, et que
l’on nous traite telles que nous sommes, c’est la vertu de Dieu. C’est une âme
humble celle qui se tient toujours pour la moindre et dernière de toutes, et
souffre qu’on la tienne et traite pour telle.
Nous faisons prou de belles résolutions,
mes chères filles, mais nous ne les établissons que sur le sentiment et non pas
sur la raison, car sitôt que le sentiment est passé, ces belles résolutions s’en
vont en fumée; il n’en va pas de même quand nous les pratiquons par raison, d’autant
qu’à force de voir (ile NotreSeigneur s’est humilié, nous demeurons invariables
à le vouloir être.
Quand nous avons des répugnances, des
soulèvements de cœur, que nous manquons de résolution, alors la raison nous
fait dire : O Dieu, combien est grande l’infirmité humaine! Quelle raison
aurai-je de me ressentir de telle et telle chose, d’avoir des trémoussements
sur un tel sujet ou parole que l’on m’a dite? Et de là on vient à connaître son
infirmité, sa bassesse, à aimer, et à acquiescer doucement à l’amour de son abjection.
Il est vrai que ce n’est pas quand notre cœur est ému qu’il faut faire ces
discours, car nous trouverons que nous avons toujours raison et que les autres
auront tort ; mais, en ce temps-là, il faut pratiquer l’avis de notre
Bienheureux Père, qui est admirable en ceci : Parlez à Dieu d’autre chose, et
ne disputez point avec la tentation, ains allez-vous-en à Dieu, par un simple
divertissement. Puis, quand le sentiment est passé, alors on peut bien se
servir de ces considérations que j’ai dites, pour faire voir à son cœur qu’il
avait tort en son infirmité et peu de vertu. [274]
Quand nous avons de l’inclination à
quelques personnes, c’est en cela que nous devons témoigner notre fidélité à
Dieu, et ne nous jamais servir de leur inclination et affection pour nous
conduire à la perfection ; de même, quand nous avons de la répugnance ou
aversion à quelque obéissance, nous ne nous en devons point étonner, mais avoir
un fort grand soin de nous servir de cette répugnance pour faire notre action
plus purement pour Dieu, et dire : O mon Dieu, je fais choix et élection de
votre volonté pour faire celle de l’obéissance, d’autant plus volontiers que j’y
sens des répugnances et difficultés. Puis, se mettre à faire ce qui est
ordonné.
Nous devons tellement être abandonnées
aux événements de la Providence de Dieu, que nous soyons prêtes de vouloir et
acquiescer à tout ce qu’il lui plaît ordonner de nous ; car, en somme, mes
chères filles, puisque nous sommes servantes de Dieu, ne devons-nous pas être
tout à fait abandonnées à Lui? Je sais bien que la partie inférieure est
quelquefois pleine de crainte et de pusillanimité, sans que nous puissions l’empêcher;
mais je sais bien aussi qu’en ce
temps-là nous pouvons être tranquilles dans la volonté de Dieu, qui permet,
pour notre exercice, que nous soyons pleines de crainte et de trouble.
Quoi! y céans des Sœurs qui perdent l’assurance
quand on les avertit des fautes qu’elles font à l’Office?... et, au lieu de s’amender,
elles en faillent davantage, par la crainte et appréhension qu’elles ont de mal
faire; cependant le Directoire dit si clairement qu’il ne faut pas excéder en la crainte de jaillir, non plus qu’en la
présomption de bien faire. C’est l’amour-propre qui fait cela; car si c’était
la crainte de déplaire à Dieu nous l’aurions, cette même crainte, quand les
autres feraient l’Office. Pour moi, mes filles, je ressens autant les fautes
que l’on fait à l’Office que si c’était moi-même. Et certes, nous devons toutes
avoir cet intérêt; et lorsque nous y allons, ce doit être avec résolution d’aimer
notre abjection, quand nous n’y faisons rien qui [275] vaille, ne laissant pour
cela de faire tout ce que nous pourrons pour le bien dire, sans nous troubler,
et trembler quand nous y manquons, et moins quand on nous avertit des fautes
qui s’y font, car cela n’est bon, dit notre Bienheureux Père, qu’aux filles du
monde.
Quant à ce qui est de se communiquer ses
petits biens, il faut que cela vienne du cœur; car, si ce que vous dites est
composé, vous ne ferez rien qui vaille; non plus que celles qui voudraient
récréer les autres et qui n’y auraient point de l’inclination. Il ne faut pas s’amuser
à discerner celles qui font le mieux, surtout quand on n’en a pas la charge.
Mes Sœurs, je vous ai déjà bien dit
autrefois que je ne fais point profession ni de prêcher, ni de parler des
choses spirituelles, étant aussi peu entendue que je me trouve; choisissons
donc seulement de nous entretenir de la sainte humilité de notre grand'père
saint Augustin, qui était sa vertu plus excellente et éminemment particulière.
« Si l’on me demande, dit ce
grand Augustin, le chemin du ciel, je
vous répondrai que c’est l’humilité; et si on me dit de nouveau : Par quel
chemin peut-on aller au ciel? je répondrai toujours : Par l’humilité, par l’humilité. »
Quelle plus parfaite humilité que d’avoir
écrit tous ses péchés pour les publier à toute la terre; afin que chacun sût,
au [276] siècle à venir, qu’Augustin avait été un grand pécheur : c’était bien
être mort à l’estime de lui-même pour ne priser que ce qui est éternel. Mes
Sœurs, je vous dis souvent : tous nos maux ne viennent, sinon que nous ne
regardons pas assez l’éternité, c’est ce qui nous entraîne à n’aimer que les
choses basses et caduques.
Il y a trois choses desquelles nous ne
nous défaisons que difficilement : la première, de l’honneur, de l’amour et
estime de nous-mêmes; la deuxième, l’amour de nos corps et de ses commodités;
et la troisième, c’est la haine que nous avons pour la soumission intérieure et
extérieure.
Or, si nous considérons bien ce que c’est
que cette vie si courte et si pleine de misères, quel état ferions-nous de
nous-mêmes? La vraie humilité tend au mépris de cette estime propre et nous
fait aimer d’être tenues pauvres, ignorantes, petites et imparfaites, dans l’oubli
de toutes les créatures; et, en un mot, nous ne serons jamais humbles que lorsque
nous nous tiendrons nous-mêmes pour des petits néants, et lorsque vous serez
parvenues à ce degré d’aimer d’être tenues et de vous estimer vous-mêmes comme
la souillure de la maison, vous serez très-heureuses et très-grandes devant
les yeux de Dieu. Hélas! voyez, que sont devenues tant de créatures qui ont été
si grandes et si honorées en ce monde? L’enfer en a reçu beaucoup ; le purgatoire
en a moins eu, et le paradis en a peu.
Pour le second sujet de nos
attachements, qui est l’amour de nos corps et de nos petites commodités; hé,
mon Dieu! mes chères Sœurs, considérons que tout ce que nous avons n’est pas à
nous, que ce sont tous des biens empruntés. Nos vrais biens propres ne sont pas
de si petits biens et si chétifs : ils sont làhaut, mais ce sont des biens
incorruptibles ; nos habillements seront là, beaux à merveille, et celles qui
porteront de bon cœur des plus chétifs haillons ici-bas en recevront des plus
riches là ; ainsi, la plus pauvre ici-bas sera la plus heureuse là-[277]haut.
Pour notre nourriture, jamais, à Dieu ne plaise, qu’aucune de ces épouses
voulût avoir plaisir aux viandes corrompues; nous les devons prendre par
obéissance, comme un bien qui nous est commun avec les plus lourds animaux,
parce que la vraie vie de l’âme, épousée à Dieu, est Dieu même qui se fera
notre nourriture éternelle, nous rassasiant, dans la gloire et durant l’éternité,
de sa vision béatifique.
Pour notre volonté, ne devrions-nous pas
avoir honte de la suivre, après que Jésus-Christ a passé sa vie en obéissance,
et qu’il n’a fait gloire que de faire et suivre la volonté de son Père! C’est
le grand avantage de l’âme que cette soumission au bon plaisir de Dieu, puisque
c’est ce qui l’unit plus intimement à lui-même et à son amour. Soyons désormais
plus solides à la vertu, pensant que tous les pas que nous faisons dans icelle,
ce sont autant d’échelons pour monter à l’heureuse et désirable éternité, à
laquelle nous devons incessamment penser, pour mieux mépriser tout ce qui se
passe. Je vous dis et redis mille et mille fois l’année, et je vous le redis
encore : travaillons, mais solidement, à cette haute vertu que Dieu veut de
nous. Nous avons des grands et bons sentiments de l’amour de ce bon Dieu! nous
avons des excellents désirs et nous faisons des bonnes résolutions; mais quand
il s’agit de venir à l’action, nous faisons les enfants, n’étant pas constantes
et courageuses. Oh! que j’ai un fort désir de nous voir fidèles à sortir de nos
petites tendretés, et de nous voir des filles magnanimes, qui fassent tout pour
Dieu, soit le doux, soit l’amer, soit le facile ou le difficile!
Non, ma fille, ce n’est pas manquer de
magnanimité ou plutôt de solidité en la vertu que de sentir des répugnances,
des rébellions, des contradictions, pourvu qu’on ne leur accorde rien et qu’on
les désavoue, car toujours çà-bas la chair luttera contre l’esprit, la prudence
humaine contre la divine, l’orgueil contre l’humilité, la partie inférieure
contre la supérieure. Se‑[278]rait-ce donc à dire que celles qui sentent
ces mouvements soient vicieuses du vice qui les attaque ? Oh! non, car ces
combats, tentations ou exercices leur sont donnés pour mettre un clou à la
solidité de la vertu contraire. Ainsi, une Sœur a une charge pour laquelle elle
a une extrême répugnance, et cette répugnance l’accompagne en toutes les
actions qu’elle fait pour accomplir son devoir. Je vous dis que pourvu que
cette Sœur soit soigneuse de bien faire sa charge, ne négligeant rien, et
dressant bien toutes ses intentions [à Dieu], elle gagne plus que si elle
faisait cette même charge avec une grande suavité, inclination et contentement.
Vous me demandez ce que c’est qu’une
vertu solide, mes chères Sœurs? C’est une vertu exercée et acquise parmi les
difficultés et combattue par son contraire ; nous ne sommes religieuses que
pour l’acquérir, mais Dieu nous fasse la grâce qu’à l’heure de la mort nous
ayons la victoire de ce combat, et que nous trouvions d’avoir acquis une seule
vertu véritable ; par exemple : vous voulez être comme notre père saint
Augustin, une vraie humble; il faut aimer le mépris; il faut vous reconnaître
vile et abjecte et vouloir être tenue pour telle, qu’en tout ce que vous faites
vous cherchiez à vous anéantir et vous humilier. Notre doux Jésus dit : Apprenez de moi à être doux et humble de
cœur; si nous apprenons à être humbles comme lui, nous ne le serons pas
seulement en obéissant parfaitement, en nous soumettant à vivre sous l’obéissance,
comme lui sous la direction de saint Joseph; en nous humiliant nous-mêmes comme
il s’est humilié, mais nous le suivrons dans sa souveraine humiliation qui a
été de s’être laissé humilié par ses créatures, d’avoir paru un homme simple,
digne d’être méprisé, et d’avoir été fait le jouet et la risée de son peuple.
Agissez donc ainsi. Humiliez-vous fidèlement et fervemment, et lorsqu’on vous
humiliera, souffrez-le courageusement laissez-vous ès-mains de Dieu et de l’obéissance.
Qu’il vous mette ici ou là ; [279] qu’on vous tourne d’un côté et d’autre, il
faut laisser, en tout cela, faire de nous comme d’un peu de boue qu’on foule
aux pieds, qu’on pétrit, qu’on défait et qu’on repétrit tout comme l’on veut :
cela est une vertu solide. Ma chère Sœur, commençons de marcher en ce chemin,
sous la faveur du grand saint Augustin. Oui, mes Sœurs, les vraies vertus
religieuses sont profonde humilité, humble soumission, entière remise de nous-mêmes
entre les mains de Dieu, une abnégation forte de toutes les choses de ce monde,
et une généreuse et magnanime résolution qui ne s’étonne point des difficultés,
mais qui, connaissant' sa faiblesse propre, s’appuie sur l’appui et sur la
force de la grâce de son Bien-Aimé, persévérant toute sa vie au bien qu’elle a
commencé.
Il n’est point de meilleure marque que l’on
n’est pas digne d’une charge, que lorsqu’on la désire et qu’on s’en croit
capable, parce que si cela était, vous vous en réputeriez indignes. C’est une
pure folie que de désirer quelque chose hors de Dieu, parce que nous n’aurons
ni la chose désirée, ni la possession de Dieu, qui est la jouissance de tout
bien. C’est aussi un orgueil secret que de ne point désirer d’emploi, et de
nous voir déchargées de ceux que l’obéissance nous a donnés, puisque nous nous
devons laisser absolument à la disposition de Dieu, croyant qu’on nous l’ôtera
lorsque l’on verra que nous ne le faisons pas bien, mais c’est que nous ne
sommes pas assez humbles, et que l’amour de notre abjection ne nous suit pas
toujours, appréhendant qu’on ne dise : ma Sœur a été ôtée de cet emploi parce
qu’elle n’y faisait rien qui vaille.
Mes filles, ne demandez rien, ne désirez
rien et ne refusez rien; soyez
indifférentes en toutes choses, soyez prêtes à recevoir une charge comme à en
être ôtées, et vous aurez de la vraie vertu.
Mes Sœurs, si nous savions le prix de l’obéissance,
nous ne négligerions pas une occasion de la pratiquer. Oui, mes filles, [280]
un seul enclin de tête fait par le mouvement de l’obéissance, quoique avec
répugnance de la partie inférieure, nous acquiert un plus grand bien que nous n’en
posséderions si nous avions en nos mains l’empire du monde. Nous le connaissons
bien dans le choix que la Sagesse incarnée a fait venant ici-bas, qui n’a pas
été des richesses et grandeurs de ce monde, mais il a uniquement choisi l’obéissance,
vivant soumis à saint Joseph et à Marie, sa mère, et à son Père Éternel jusqu’à
la mort de la croix.
Non, ma Sœur, nous n’avons jamais raison
de nous excuser, mais nous l’avons bien de nous accuser. Il n’est rien qui répande
une plus sainte et douce odeur dans une communauté, qu’une âme humble qui s’accuse
franchement, et, au contraire, il n’est rien de si désagréable qu’une qui
couvre ses défauts lorsqu’elle est avertie, disant seulement : je dis très humblement
ma coulpe. Hélas! ma fille, je connais soudain l’orgueil caché sous cette
petite parole; dites tout simplement : ma Mère, j’en dis très humblement ma
coulpe, afin que l’on connaisse que vous vous rendez coupable; si vous ne l’avez,
possible, pas fait cette fois, vous l’aurez fait une autre. On ne doit pas
avertir, comme on ne le fait pas aussi, que de certaines fautes dont nous ne
devons pas avoir honte de nous avouer coupables, et l’humilité se fait bien
connaître en ces occasions, et nous trouverons toujours notre profit et notre
avancement à la perfection, où nous trouverons des sujets de nous humilier.
Enfin, l’âme humble s’accuse toujours, et l’orgueilleuse s’excuse incessamment.
Prions notre grand'père saint Augustin de nous obtenir ce véritable trésor de
la vraie humilité, qui l’a rendu plus grand dans le ciel que son éminente
doctrine, et que toutes ses autres vertus.
Loués soient Dieu et son grand serviteur
Augustin. [281]
Quand nos fautes, et tout ce que nous
avons vu et fait en la journée, nous revient en l’esprit au temps de l’oraison,
il s’en faut détourner fidèlement et unir sa volonté avec celle de Dieu, qui
permet que nous soyons exercées par telles pensées; au lieu de nous mettre en
peine pour nous en défaire, il faut appliquer son soin à regarder et s’unir à
la volonté de Dieu. Il en faut faire de même quand on se sent sèche, aride et
distraite parmi la journée, et ne s’en point mettre en peine, mais demeurer
toujours soumise à cette volonté première et signifiée de notre Dieu. S’il veut
que nous soyons sèches, arides et distraites, il y faut acquiescer doucement et
humblement; car, bien qu’il ne veuille pas que nous soyons infidèles, il le
permet néanmoins, afin que, le connaissant, nous nous humiliions et abaissions.
Enfin, le remède à tous nos maux, c’est d’unir notre volonté à celle de Dieu,
qui veut que nous soyons pleines de courage, comme nos règles nous marquent
Ce qu’il faut faire, dites-vous, ma
chère fille, pour ne point perdre la paix du cœur, quand on a quelque chose qui
fait de la peine et qui revient toujours dans l’esprit? Je vous dirai, avec
notre Bienheureux Père, que celle qui ne la veut point perdre, doit aller à
Dieu sans réfléchir sur ce qui fait de la peine; mais quand nous allons à Dieu,
nous lui voulons toujours parler de nous, et, par manière de dire, lui conter
ce qu’on nous fait, et rejeter sur les autres la cause de nos manquements.
Enfin mille et mille réflexions inutiles et tout à fait contraires à la
simplicité qui nous est tant recommandée par ce Bienheureux. ……
C’est aussi un grand orgueil de s’étonner
des fautes d’infir‑[282]mité et de toutes les autres, et encore un plus
grand d’en faire l’étonnée parmi les Sœurs et de leur en faire la mine froide.
Si une Sœur, par un mouvement de colère, me venait donner un soufflet, je n’en
serais ni n’en ferais l’étonnée, pourvu que la Sœur s’humiliât de sa faute, l’ayant
reconnue. Elle aurait sujet d’aimer son abjection ; et moi, d’unir ma volonté à
la volonté permise de Dieu …….
Si nous étions bien fidèles, nous ne
laisserions passer aucune occasion sans nous mortifier; nous anéantirions tant
de désirs, tant de volontés, tant d’inclinations; nous ne perdrions pas une
occasion de condescendance et de respect; en somme, nous nous rendrions
meilleures ménagères, tant de ce qui se pré, sente en nous que hors de nous, et
surtout nous nous garderions de la lâcheté et des manquements de support. Mon
Dieu! manquer de support et de respect et dire des paroles sèches, quel défaut
dans une religieuse qui doit toujours parler affablement, comme serait : Oui
bien, ma Sœur..... Oui bien, ma chère Sœur….. Très-volontiers..... et ainsi des
paroles douces, et témoigner, même par sa mine, qu’elle sert et qu’elle fait ce
de quoi on la prie, et de bon cœur.
Ce qui est cause que nous nous manquons
de respect, c’est que nous avons trop de familiarité les unes avec les autres.
Nous disons tant de paroles mal gracieuses et rudes qui ne se devraient point
entendre parmi nous. Il se faut porter un respect véritable, qui ne consiste
pas à faire des mines et façons affectées, car je n’aime point cela. Il y a
encore une autre raison qui empêche bien le respect, ce me semble, c’est que l’on
dit trop, les unes parmi les autres, les fautes que l’on fait; cela rabat
grandement l’estime et le respect que l’on se doit; car, on dit, à deux ou trois,
que sais-je moi (sous prétexte de confiance et de familiarité, ou pour
témoigner de l’affection), les pensées et sentiments, et même les fautes qui se
font par infirmité ; certes, tout cela amoindrit l’estime que l’on a des Sœurs.
Enfin, [283] il me semble que cette trop grande connaissance que nous nous
donnons de nos faiblesses; de ce que nous disons, pensons et faisons, c’est la
seule cause que l’on ne voit pas ce respect tel que nous nous le devons. Nous
ne savons point parler des choses sérieuses, bonnes, nobles et conformes à
notre vocation. Si l’on fait quelque discours de plaisanterie ou quelque conte
de choses indifférentes, chacune prête l’oreille et y contribue en quelque
chose, et par ce moyen témoigne le plaisir qu’elle y prend; mais si ce sont des
choses bonnes, personne n’y contribue et l’on demeure muette. Enfin, l’on ne
sait que dire, et cela sans doute amoindrit bien l’estime que nous aurions les
unes des autres, si nous nous voyions affectionnées à parler des choses
sérieuses.
Vous avez raison certainement de me dire
que, lorsque vous lisez ces deux constitutions de la Modestie et de l’Humilité,
vous y trouvez quelque chose de si parfait, qu’on appréhende de n’y pouvoir
arriver. Non, ma fille, on ne saurait y ajouter une plus grande perfection que
celle qu’elles nous enseignent. Que voudrions-nous de plus modeste et de mieux
réglé, qu’une âme qui serait parfaitement moulée sur la première, et où trouver
une plus intime et divine humilité, que celle qui est décrite clans la seconde
de ces constitutions? Je trouve ces deux points les meilleurs : Humilité
profonde, et humilité qui ne consiste pas seulement en gestes et paroles,
mais en vérité et en effet. Oui, mes Sœurs, ne parlons plus
tant de l’humilité; ne nous amu-[284]sons pas tant à la désirer ; mais venons à
la pratique. Cette vertu veut des œuvres, et non des paroles. Voulez-vous être
humble, ma fille, tâchez de vous bien connaître ; aimez que l’on vous connaisse
imparfaite, aimez le mépris en toutes les manières, dans toutes les actions et
de quelle part qu’il vienne. Ne cachez point vos défauts ; laissez-les
connaître, en chérissant l’abjection qui vous en revient. Ne laissez jamais
abbattre votre cœur pour quelque faute que vous puissiez commettre. Défiez-vous
de vous-même, et vous confiez uniquement et incessamment en Dieu, vous
persuadant fortement que, ne pouvant rien de vous-même, vous pouvez tout avec
sa grâce et son puissant secours.
Ma fille, lorsqu’on vous traite
rudement, que l’on vous rabat, qu’on vous néglige, qu’on vous humilie et qu’on
vous emploie aux offices bas et pénibles, ne pensez pas que ce soit pour
éprouver votre vertu; mais faites confesser à votre cœur que vous méritez bien
plus que cela. Ce sont là, à mon avis, les marques d’un esprit humble; et,
lorsque vous serez dans ces pratiques, dites, ma fille, que vous commencez d’aimer
l’humilité. Voulez-vous connaître si un .esprit est humble? Voyez s’il est
sincère à découvrir ses imperfections sans fard et détours, mais de bonne foi
; quand on voit une fille qui aime avec joie son abjection et d’être avertie et
corrigée, jugez que c’est une âme véritàblement humble.
Lorsque je dis qu’il faut aimer le
mépris, la correction, le rebut, l’abjection, j’entends qu’il faut l’aimer dans
notre partie supérieure et dans la suprême pointe de l’esprit, malgré nos
répugnances et nos difficultés ; parce que, pour aimer des choses si contraires
à notre partie inférieure, d’un sentiment sensible, il ne serait presque pas
possible. C’est une grâce que Dieu ne départ qu’à quelques âmes qu’il veut
souverainement gratifier, ou pour récompense de leur fidélité, mais cette
faveur n’est pas nécessaire. [285]
Vous me demandez si le cœur humble n’est
point tenté d’orgueil, et s’il n’a point quelquefois des pensées de vanité?
Oui, ma chère Sœur, il peut avoir des tentations d’orgueil, mais il ne fait pas
les œuvres d’orgueil, et elles ne servent qu’à le faire mieux anéantir devant
Dieu, et à le jeter plus profondément en sa bassesse et en Dieu. Mes Sœurs, que
cette humilité est une grande vertu! C’est la bien-aimée de Jésus-Christ et de
notre divine maîtresse, sa glorieuse Mère. Son sacré Cantique n’est qu’une
louange de cette admirable vertu. Il a
regardé, dit-elle, l’humilité de sa
Servante, et, pour ce, toutes les générations nie diront Bienheureuse. Il
détruira les superbes et exaltera les humbles. Toute l’Écriture-Sainte est
remplie des panégyriques des humbles : David, ce grand roi, fait selon le cœur
de Dieu, dit : Le Seigneur est le protecteur
du simple d’esprit. Enfin, l’humilité attire sur nous les yeux et le cœur
du même Seigneur. Mais il faut que ce soit une humilité plus intérieure qu’extérieure.Il
ne nous dit pas d’apprendre de lui celle-ci; mais, oui bien, la première : Apprenez de moi, nous dit-il à tous, que je suis humble et doux de cœur. O
Dieu! mes Sœurs, que c’est une rare pièce qu’un cœur vraiment humble, parce qu’on
le trouve toujours plus bas qu’on ne la saurait mettre. Croyez-moi, mes chères
filles, c’est posséder un trésor et une monnaie propre à acheter le ciel et le
Cœur de Dieu, que d’avoir la possession d’un grain de vraie humilité. [286]
Mes Sœurs, nous ne pensons pas assez à
cette vérité, que Dieu nous est présent, qu’il voit nos pensées, même longtemps
avant que nous les ayons, qu’il sait ce que nous pensons et penserons mieux que
nous-mêmes, qu’il voit les plis et replis de notre cœur, et, à cette autre
vérité, que rien ne nous arrive que par l’ordre de la Providence. Ce sont des
vérités infaillibles, que nous sommes obligés de croire, sous peine de
damnation éternelle. Nous serions toutes des saintes, si nous appréhendions
bien ces vérités. De vrai, c’est une très grande consolation de savoir que Dieu
voit le fond de notre cœur. Une pauvre âme idiote qui sera en oraison et qui ne
saura rien dire à Notre-Seigneur, sera bien consolée au moins de dire : Mon
Dieu, vous savez ce que je veux et ce que je voudrais vous dire!
Considérons, mes Sœurs, que, quand nous
serons dans cette gloire du paradis, en quel étonnement nous serons quand nous
verrons l’infinie bonté, l’immensité incompréhensible et la Majesté suprême de
Dieu, qui s’est tant abaissée que de désirer l’amour de la créature, qui est
chose si vile et si chétive ! Si l’âme était capable de périr, elle périrait,
voyant cet amour excessif, de cette grandeur immense de son Créateur, qui l’a
tant favorisée, et de voir combien mal elle a correspondu à cet amour et le
tort qu’elle se faisait de s’amuser aux choses de cette vie, à des bagatelles,
qui la pouvaient éloigner de son Dieu, et lui faire perdre le bien inestimable
de cette félicité immortelle et de la vision de la divine Essence. Elle verra
clairement que, seulement pour jouir une heure, voire un moment, de ce Bien
[287] infini, tous les travaux, les souffrances, les mortifications,
humiliations, et tout ce qu’on saurait souffrir en ce monde, serait bien
employé et ne devrait être pas épargné. Si donc, avec ces mêmes travaux et
souffrances, nous pouvons nous acquérir ce bien pour une éternité, n’avons-nous
pas grand tort, et ne sommes-nous pas hors de notre sens, et sans jugement, si
nous ne le faisons pas et si nous plaignons cette peine? Enfin, mes Sœurs, tout
ce qui ne nous peut servir et aider pour parvenir à cette fin, pour laquelle
nous avons été créées, doit être abhorré, détesté et évité. Ni les séculiers,
ni les religieux et religieuses, ni personne quelconque, ne saurait avoir un
vrai contentement qu’en faisant son devoir et en rendant à Dieu ce qu’on lui
doit, en sa vocation, car il faut que chacun regarde ce que NotreSeigneur veut
de lui pour le faire; autrement, point de contentement, ni même de salut.
Les âmes religieuses verront, lorsqu’elles
seront dans la béatitude, comme leur vocation à la religion aura été dans les
éternels desseins de Dieu, qui leur aura donné tant de moyens, en cette
vocation, de tendre à une grande perfection et parvenir bien avant dans cette
gloire. Quelle joie ineffable aurontelles? quelle reconnaissance de tous ces
singuliers bénéfices? Et si elles étaient capables d’avoir du déplaisir, quel
crèvecœur, quels regrets auraient-elles de voir que, par la moindre omission à
la plus légère observance, elles auront perdu le bien d’une plus grande gloire
et d’un plus grand amour, lequel se pouvait accroître en faisant des petites
choses aussi bien que les grandes. Les damnés aussi, au jour du jugement,
lorsqu’ils verront la face de Dieu, voudront aller se jeter en Lui pour jouir
de cette félicité et bonheur, mais ils seront repoussés incontinent. Hélas!
quel crève-cœur, voyant la perte qu’ils ont faite de ces biens infinis, de la
vision de l’Essence divine qu’ils pouvaient acquérir pour une éternité, s’ils
eussent vécu comme ils devaient! S’ils pouvaient périr et se réduire en rien,
ils le [288] feraient de déplaisir ; et encore n’auront-ils vu cette beauté de
la Divinité que comme un éclair, si est-ce que l’idée leur en demeurera et leur
sera un plus grand tourment.
J’ai grande envie que nos Sœurs pensent
souvent à la brièveté de la vie et à la durée de l’éternité. « Vous
ne savez à quelle heure je viendrai, dit le Seigneur, soyez donc veillants, je rendrai à chacun selon ses œuvres. » Hélas
! que savons-nous? nous n’avons peut-être pas une heure pour acquérir la gloire
éternelle, tant cette vie trompeuse est incertaine et briève. Nous sommes
bienheureuses d’être en l’Église de Dieu ; mais il faut remarquer qu’elle se
nomme militante, c’est-à-dire bataillante; il faut donc batailler. L’Église
militante et la triomphante sont deux sœurs qui s’aiment extrêmement, et,
tandis que la militante combat, la triomphante prie pour elle.
Qui vaincra, en l’Église militante,
jouira en la triomphante. Il faut batailler pour vaincre et vaincre pour jouir.
Mais quoi, batailler? je ne suis pas obligée de batailler contre les infidèles,
car ce n’est pas ma vocation ; je ne suis pas obligée de batailler contre
autrui, mais contre moi-même; j’entends les inférieures ne sont pas obligées de
combattre les imperfections de leurs Sœurs, mais les leurs propres. Les
supérieures doivent combattre les imperfections des Sœurs par les bonnes paroles,
par les corrections et pénitences, et aussi combattre les leurs par la [289]
mortification soigneuse d’elles-mêmes et l’anéantissement parfait de tout
propre intérêt. Tant que nous serons en cette vie nous aurons à travailler, qui
plus, qui moins. Les commencants ont plus à combattre que ceux qui s’avancent,
et ceux qui s’avancent ont plus à faire que ceux qui sont en un plus haut degré
de perfection ; mais tous, pourtant, ont à faire; cette vie nous est donnée
pour travailler et cheminer; cheminer à notre perfection, travailler à notre
mortification : voilà à quoi les vraies filles de la Visitation sont appelées.
O Dieu! que les filles de ce petit
Institut sont obligées à une haute perfection, laquelle est d’autant plus
excellente qu’elle est plus intime; car enfin ce n’est autre chose que la mort
totale de la nature et du vieil homme, pour établir solidement le règne de la
grâce. Il faut que les filles de cet Institut opèrent leur salut et leur
perfection en crainte, mais une crainte confiante et filiale, qu’elles aiment
Dieu purement pour lui et non pour elles-mêmes. Aimer Dieu comme notre
souverain Bien, il y a encore du nôtre; mais il faut l’aimer comme souverain
Bien, sans regarder qu’il soit nôtre. Et voilà une perfectiôn d’amour pur à
quoi nous devons tendre.
L’âme qui désire que Dieu vive en elle,
n’y laisse rien qui puisse déplaire à ses yeux divins, qu’elle ne mortifie et
passe outre ; car, pressée de ce désir, elle se violente de si bonne façon qu’elle
meurt heureusement à elle-même, afin que Dieu vive en elle. Les âmes qui aiment
bien Dieu n’aiment point leur chair, croyez-moi; .elles retranchent bien à la
nature tous les vains contentements, car ces âmes amoureuses de Dieu ne peuvent
souffrir aucune chose qui contrarie leur amour.
C’est la plus mauvaise condition qu’une
religieuse puisse avoir que la négligence, soit que ce vice soit intérieur et
spirituel, soit qu’il soit pour les choses extérieures. Retenez ceci, mes
Sœurs, vous ne sauriez admettre une fille à la profession d’une plus mauvaise
condition que celle de la négligence et [290] paresse d’esprit. Ces âmes ne
font point de progrès en la vertu et sainte dévotion ; elles vont au chœur avec
nous, mais c’est avec une certaine paresse d’esprit, sans vigueur intérieure;
elles ne font rien, ou peu qui plaise à Dieu. Elles font tous les exercices de
la religion il semble, à l’extérieur, qu’elles marchent; mais, en vérité,
elles ne bougent pas, d’autant qu’amoureuses de leur tépidité elles de sortent
jamais d’elles-mêmes. J’aimerais mieux une fille trop bouillante, qu’une qui
serait un peu lâche ; car, à la bouillante, ses fautes paraissant lui donnent
de l’abjection, et on l’en mortifie; mais, l’autre, l’on ne sait sur quoi se
fonder, car elle est toujours la même, aujourd’hui et encore demain ; et elle
ne fait, pas grand mal extérieur, mais aussi elle ne fait pas de bien
intérieur. Dieu nous garde de ces esprits-là, car ils sont dangereux, plus que
je ne le saurais dire.
Oui, ma fille, il n’y a point de mal d’avoir
un naturel complaisant; c’est un don de Dieu fort précieux; mais il faut le
diviniser. Une personne se plaît de complaire à chacun, parce qu’elle s’en fait
un plaisir, cela est bon; mais il faut rendre cette inclination complaisante
encore meilleure, et, de naturelle, la rendre divine. Il faut obliger chacun,
non parce que c’est votre penchant de complaire à tout le monde, mais parce que
Dieu veut que par cette douceur, qui vous est propre, vous serviez à sa gloire,
vous faisant toute à tous, pour les [291] gagner tous. Il veut que vous soyez
condescendante et douce à votre prochain, pour suivre ce conseil de
Notre-Seigneur : « Donne encore ton manteau à qui te voudra
enlever ta tunique » ; mais ce serait pervertir cet aimable et bon
naturel, de complaire par prudence humaine, pour avoir de l’honneur, pour
acquérir du bien, pour s’attirer l’estime des créatures et des vaines louanges.
O Dieu! mes filles, qu’on connaît bien, par les suites, les personnes qui se
servent mal de ce bon et excellent naturel! Une personne remplie de cette
fausse prudence humaine dira : Je veux condescendre à cette autre, afin qu’elle
m’estime une fille bien démise de mon opinion; je ferai cette action humiliante
pour paraître bien humble; je ferai ces détours d’amour-propre, afin que l’on
me croie capable d’une telle charge; je me rendrai bien soumise à ma
supérieure, bien douce, bien complaisante pour l’obtenir; et, cependant, je
veux qu’elle croie que ma pensée en est fort éloignée et que je me croie bien
incapable. Tout ce procédé ne vaut rien, et des actions faites de la sorte,
marquent que vous pervertissez toutes les inclinations si bonnes que votre
naturel complaisant vous fournit. Il faut opposer à ce défaut un peu de vraie
humilité, qui bannit les complaisances et ces prudences purement humaines, et
nous fait tout simplement complaire à la créature, pour l’amour de Dieu et par
des motifs d’une douce charité, qui est bénigne et bienfaisante à tous, en les
supportant tous.
Je vous dirai, à ce propos, ce que notre
Bienheureux Père me dit une fois : « Toutes
les amitiés et complaisances qui trempent dans les amitiés et complaisances des
sens, n’ont ni bonté ni beautés, mais, sitdt qu’elles sont tirées en Dieu, en l’esprit,
en la charité, elles acquièrent un grand éclat. » Il faut caresser et
complaire au prochain, parce que la douce charité a le bonheur de répandre une
sainte édification; et, se tenant le cœur au large, il faut, quand il tombera,
lui pardonner et prendre le courage et la patience de le redresser aimablement,
car, en [292] persévérant ainsi, l’on se formera un cœur bien humble, gracieux,
maniable, qui, par après, rendra de grands services à Notre-Seigneur. Dieu nous
en fasse la grâce, mes très chères Sœurs; je suis courte, parce que je veux
encore vous dire un mot sur l’autre demande.
S’il se trouve des offices bas en
religion, me dites-vous? Mes chères Sœurs, je ne saurais me soumettre à croire
que rien de ce qui est ordonné par la sainte obéissance, dans la religion,
puisse être abject ni humiliant, puisque tout est d’un si grand prix qu’il peut
mériter de plaire à Dieu et acquérir le ciel. Si notre Bienheureux Père ne m’eût
dit que le rang de Sœur domestique est un office d’humiliation, je n’eusse
jamais pu me le persuader. Mais, bien qu’il y ait des charges abjectes, nous
serions trop heureuses qu’elles nous fussent données pour notre partage. Que
les Sœurs domestiques sont heureuses, mais je dis qu’elles sont heureuses!
Elles sont destinées à servir les épouses de Notre-Seigneur Jésus-Christ, sans
avoir jamais d’autres prétentions : tout les porte à Dieu, si elles sont
fidèles, et Dieu répand de douces bénédictions en leurs cœurs lorsqu’elles font
gaiement et pour son amour tous leurs offices.
On tient, dans les religions les mieux
réformées, qu’il n’y a point d’emploi qui fasse plus de saints que celui-là,
parce que les religieux de ce rang-là n’ont aucune autre pensée que de plaire à
Dieu, en travaillant soigneusement pour lui, étant dans les occasions de servir
incessamment le prochain, de faire des pratiques de patience, de soumission et
de ces deux saintes vertus d’obéissance et d’humilité. Je ne puis m’empêcher de
penser que le Bienheureux m’a fait un peu de tort, de ne pas m’accorder la
demande que je lui ai si souvent faite, qu’il lui plût que je passasse, après
que les premières fondations furent faites, le reste de mes jours en cet
office, sans avoir d’autres soins que d’obéir, pour penser à réformer ma vie ;
mais j’ai bien sujet d’aimer mon
abjection, de n’avoir pas été trouvée digne de [293] servir les épouses de mon
Maître. J’aurais été plus qu’heureuse en cette désirable condition; mais il me
faut aimer celle où je suis, puisque c’est le divin bon plaisir de mon Sauveur,
et vivre en crainte, afin que, conduisant les autres, je ne me perde pas
moi-même. Mes Sœurs, ne mettez pas la tête en terre[21],
car je ne dis que la pure et vraie vérité, toutes celles qui ont charge d’âmes
devraient vivre en crainte et en grande humilité, sous le pesant faix qu’elles
soutiennent. Elles distribuent le pain spirituel aux autres ; mais elles le
doivent manger elles-mêmes et prendre en Dieu la force qui leur est nécessaire.
Elles ont besoin de constance, de charité et de diligence. Je vous ai donné un
beau et bon défi, et je ne l’observe pas moi-même. Je fis hier une faute, et j’ai
manqué aujourd’hui d’en faire une pratique; dire et ne pas faire, c’est nourrir
les autres et nous ôter à nous-mêmes le pain. Tous doivent vivre en crainte : l’Écriture
le dit : Faites votre salut avec
tremblement; mais ceux qui gouvernent les âmes doivent craindre plus que
les autres, car, si saint Paul dit : Si
je châtie mon corps, c’est de peur qu’en prêchant aux autres, je ne sois
moi-même réprouvé, que devons-nous faire, nous autres, faibles femmelettes?
Nous devons faire le mieux que nous pourrons, et puis espérer en la miséricorde
de Dieu. Oui, mes Sœurs, il fait bon
espérer en Dieu, David le dit, en
faisant le bien. [291]
Mes chères filles, je n’ai rien à vous
dire, à moins que vous ne me fournissiez des sujets de vous entretenir par vos
demandes.
[Ma
Mère, demanda une sœur, notre Bienheureux Père me dit une fois, qu’il faut
continuellement s’abaisser en humilité et s’élever en amour; comme s’entend
cela ? ]
Mes chères filles, l’humilité est le
fondement et la charité le sommet de la perfection, de sorte qu’autant on s’abaisse
en humilité, on croît et s’élève-t-on en amour. Oh ! qu’il pratiquait bien
ceci, le Bienheureux! car, perpétuellement, il s’anéantissait et ravalait ; on
le voyait, en toute occasion, sinon qu’elle regardât bien la gloire de Dieu,
pour laquelle il fût expédient de faire autrement, il se démettait de son
jugement et opinion, pour céder aux autres, et leur condescendre avec une débonnaireté
nonpareille. Enfin, il tenait son esprit si nu et vide de toutes sortes de
désirs, desseins, affections et prétentions, qu’il ne s’entremit jamais que de
ce qui regardait sa charge. Oh ! que je désire que nous l’imitions en ceci! que
celle qui est robière, portière, dépensière, lingère, etc., n’ait point d’autre
prétention que de faire humblement et soigneusement son office, sans s’entremêler
nullement de celui des autres. Celle qui est sacristine de même, et ainsi
toutes les autres officières, et celles qui n’ont point de charge aussi, et que
toutes fassent ce que l’obéissance leur ordonne, sans penser ni se mêler d’autre
chose. Il y a des esprits qui veulent tout gouverner et mettre ordre à tout, de
sorte qu’ils tracassent fort une maison et y [295] apportent bien du désordre;
ceci regarde non seulement l’extérieur, mais aussi l’intérieur, car l’indifférence
tient l’esprit vide, dénué, et détaché de tout, afin que nous soyons disposées
pour être remplies de Dieu, et nous attacher à vivre à lui, faisant mourir nos
désirs, desseins et prétentions, dans son bon plaisir et sa très adorable
Providence. C’est dans son soin qu’il faut nous élever par amour, après nous
être anéanties à tout; ne voulant pas plus une chose que l’autre. Mes Sœurs,
ces inclinations sont bien difficiles à être anéanties : l’une nous porte à
aimer plus d’aller avec cette supérieure qu’avec celle-là; quand l’obéissance
se conforme à nos volontés, nous en sommes toutes en joie. « Je m’en vais de
bon cœur à cette fondation », dit une Sœur. Pourquoi, lui demandera-t-on? Parce
que la supérieure qu’on nous destine est si bonne; je lui ai tant d’inclinations,
que mon estime pour elle est tout entière; je m’accommoderai si bien avec
elle. » -Vous ne faites rien qui vaille, ma pauvre Sœur, lui faut-il dire,
parce que vous n’allez pas à votre œuvre purement pour Dieu, et bien que vous
quittiez, fort généreusement, cette maison où vous êtes si bien, et que vous
laissiez sans répugnances vos commodités, votre obéissance ne vaut rien.
Pourquoi?. Parce que vous faites tout cela pour aller avec cette supérieure et
pour aller en cette ville. Après cela, vous me direz que vous allez faire votre
fondation pour Dieu. Pardonnez-moi, ma fille, c’est parce que la supérieure,
les Sœurs, vos compagnes, et la ville sont à votre gré; ainsi, vous êtes bien
éloignée de chercher Dieu nuement et simplement. Anéantissons tout cela, élevons
nos esprits par amour, pour ne chercher que Dieu en notre obéissance, en notre
pauvreté, en notre chasteté, en nos oraisons, en nos mortifications; et, en
tout généralement, ne cherchons que Dieu. Si l’on nous envoie avec des
supérieures que nous aimions et en .un lieu qui nous agrée, bénissons Dieu qui
nous donne cette consolation, et humilions-nous en voyant que la divine
Providence s’accommode [296] à notre faiblesse, et dépouillons-nous devant Dieu
de cette satisfaction, protestant qu’en ce qui nous plaît même, nous ne voulons
chercher que Lui et l’accomplissement de ses saintes volontés; si, au
contraire, on nous mande avec une supérieure à laquelle nous avons de l’aversion,
et en quelque lieu que nous n’aimions pas, bénissons Notre-Seigneur et nous
jetons entre ses bras, nous assurant qu’il aura soin de nous, et que, moins
nous aurons de contentement et appui extérieur, plus il nous fera abonder ses
grâces ; et nous estimons bien heureuses d’avoir de si précieuses occasions
pour lui montrer notre amour et notre fidélité, agrandissant notre courage pour
les bien employer, avec son assistance, en laquelle il faut jeter notre
confiance. Mais, surtout, rendons-nous soumises et maniables à son bon plaisir.
Si pourtant, par notre misère, nous
faisons le contraire, nous laissant aller à l’imperfection, il ne nous
abandonnera pas totalement; il ne nous perdra pas et ne laissera pas de nous
aimer et supporter, comme vous voyez que les pères et les mères qui ont
beaucoup d’enfants ne laissent pas d’aimer et souffrir ceux qui sont chagrins,
dépiteux et revêches. Ils en ont compassion, et ne laissent pas de leur donner
ce qui est nécessaire et de faire leur part dans leur héritage. Souvent,
'pourtant, ce sont des enfants qu’on laisse là comme n’étant propres à, rien,
et dont on ne reçoit aucune satisfaction. S’il y en a qui soient doux,
gracieux, obéissants, et dont l’esprit soit bien tourné, on jette incontinent
les yeux sur eux pour les bien élever, pour les faire étudier, ou les exercer
selon leur talent; les destinant les uns à une dignité, les autres à remplir un
beau poste à la cour, aux armées, et à tels autres emplois.
Notre-Seigneur, qui est un vrai père, en
fait de même ; il aime tous ses enfants. Néanmoins, ceux qui lui sont plus
fidèles gagnent mieux son Cœur ; il leur communique plus de grâces ; il en
reçoit plus de contentement, et ils méritent plus son amour. Travaillons, mes
chères filles, pour acquérir ce bonheur [297] incomparable de nous rendre plus
agréables à Dieu, ce Père adorable de nos âmes, ne cherchant que lui en tout,
nous rendant bien indifférentes et véritablement humbles. Je voudrais qu’on m’arrachât
les yeux et rencontrer une vertu parfaite parmi nous. Mon Dieu, mes Sœurs, ne
vaut-il pas mieux se mortifier pour un peu de temps, et passer après notre vie
sur un trône de paix, comme un vrai enfant de Dieu, que non pas d’être toujours
en trouble, en chagrin, en inquiétude !
Vous me demandez, maintenant, comme les
âmes religieuses peuvent manquer aux Commandements de Dieu? Ma chère fille, nous
pouvons manquer au plus grand de tous, qui est celui de la loi de grâce, l’amour
de Dieu et du prochain : Tu aimeras Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces, et le prochain comme
toi-même. O Dieu! que la pratique de ce sacré précepte est délicate, et qu’il
est facile d’y manquer! Nous le pouvons faire en préférant notre volonté à
celle de Dieu et de nos supérieurs, en engageant nos affections aux créatures,
en voulant servir ce grand Dieu avec toutes nos aises et commodités, sans nous
employer fortement à son service. Pour notre prochain, nous pouvons manquer en
l’amour qu’on lui doit, plus que nous ne croyons, c’est-à-dire, ne l’estimant
et ne l’aimant pas en notre cœur, quand nous sommes un peu marris de son bien
et de son avancement, qu’on le loue et estime, que nous parlons mal de lui et à
son désavantage; et, quand on en dit du bien, nous n’y contribuons-pas, nous ne
le pouvons souffrir. O cela est bien contre la charité! quand même nous aurions
vu tout le contraire, il n’en faudrait rien témoigner; par exemple : nous avons
vu une personne qui, en cachette, boit un verre de vin pur, et qui, dans la
compagnie, n’en boira qu’un d’eau toute purç aussi; et, là-dessus, on loue fort
sa sobriété. Il faudrait se taire, l’excuser en votre cœur, et penser qu’elle a
bu cette eau pour pénitence de ce qu’elle a bu le vin. On peut encore penser
que les jugements de Dieu sont bien différents de [298] ceux des hommes, et que
cette personne s’est amendée, et qu’elle a maintenant la vertu contraire au
vice que vous lui avez vu naguère. Il se faut grandement plaire à ouïr louer
notre prochain, tant nos chères Sœurs que les autres, et contribuer au bien qu’on
en dit, autant que nous pouvons, regardant le bien que nous savons être
véritablement en lui, nous gardant bien de louer les unes pour ravaler les
autres.
Or, pour ce que vous dites, s’il n’y a
pas de mal de n’être pas aise, et de dire quelque parole de murmure et de
contrôlement, de ce que l’on sort de céans pour donner et accommoder les
maisons que l’on établit? Certes, ce sont là des imperfections lourdes et
contre la charité. Je ne pense pas qu’elles se fassent parmi nous, grâces à
Dieu, et il s’en faudrait aussi bien garder.
Cette première maison doit avoir une
grande charité pour secourir, non seulement les fondations qu’elle a faites,
mais encore les monastères de l’Ordre, s’ils
étaient nécessiteux. Si notre prochain même était réduit dans une telle disette
qu’il ne pût être secouru que de nous, pour étranger qu’il fût, nous serions
obligées de lui donner ce qu’il aurait besoin ; et, quand nous n’aurions que ce
qui nous serait nécessaire, nous serions obligées de retrancher tout ce que
nous pourrions bonnement, nous contentant du seul vivre nécessaire, afin de
mieux aider notre prochain. Et, pour nos pauvres Sœurs qui ont accommodé la
maison, qui nous ont laissé, en sortant, leur dot, leurs petites commodités,
pour aller augmenter la gloire de l’Institut, nous leur refuserions de leur
donner quelque chose? À la vérité, céla serait bien cruel! On décharge votre
maison de cinq ou six filles qu’on envoie en un pauvre lieu, où elles ne trouveront
presque rien, et l’on ne voudrait pas leur donner ce qu’on peut, soit pour les
habits qui servent à leur personne, soit pour quelque meuble propre à accommoder
leur église ou leur maison ? Même on leur doit donner de l’argent ou leur en
[299] prêter, selon le moyen qu’on a ; mais cela de bon cœur et de bonne grâce,
sans dire qu’on donne plus ici que là, sinon qu’on le dise simplement par forme
(le discours, selon l’occasion qui se présente; mais ne le dites jamais par
plainte ou désapprouvement, parce qu’il faut laisser disposer de tout cela aux
supérieurs. Au commencement de l’Église, les anciens chrétiens n’avaient qu’un
cœur et qu’une âme, et mettaient tous leurs moyens en commun aux pieds des
Apôtres, qui les distribuaient comme ils voulaient et à qui il leur plaisait;
voire même aux plus barbares et étrangers du monde s’ils en avaient besoin. Or,
tous les religieux doivent représenter ces anciens chrétiens, et n’avoir, comme
eux, qu’un cœur et qu’une âme, en mettant tout en commun pour en laisser l’entière
disposition à leurs supérieurs, afin qu’ils en fassent ce qu’ils jugeront, sans
que personne y trouve à redire.
Or sus, mes chères filles, emportons
cette affection de notre entretien, de nous adonner, à bon escient, aux solides
vertus, de ne chercher que Dieu, de nous laisser absolument conduire à sa
divine Providence; qu’elle nous mette ici ou là, il importe peu ; qu’elle nous
envoie de ce côté ou de cet autre; non, ne regardons point par quelle porte
nous passerons, ni en quel lieu nous allons; pourvu que nous portions nos
règles avec nous, et que nous trouvions moyen de les observer, cela nous doit
suffire. Oh! que nous sommes obligées de faire purement nos actions pour Dieu!
Mettons hardiment la main à la conscience, et nous trouverons que nous mettons
notre contentement en notre supérieure, au lieu de le mettre en Dieu ; que
nous sommes venues en religion pour être hors des misères du m onde, pour avoir
nos commodités, et non pas pour Dieu; que nous allons en telle part, parce que
nous sommes bien aises d’y aller. Enfin, si nous feuilletons bien, nous
trouverons qu’en tout et partout nous nous cherchons nous-mêmes, notre propre
intérêt et satisfaction. [300]
Oui, oui, mes chères filles, parlons
seulement de l’oraison de quiétude et des autres; et remettons, je vous prie,
sur pied, notre bonne foi et innocence du temps passé; car, au commencement de
notre Institut, l’on parlait tant de ces oraisons, on y prenait tant de plaisir
et de contentement que rien plus. C’était une belle affaire que de voir la
ferveur qui était parmi nos Sœurs; il est vrai, cela encourage et anime
grandement. Nous ne nous communiquons pas assez nos petits biens. Ce n’est pas
qu’il se faille dire des grandes choses, comme des ravissements et grâces
spéciales que l’on a à l’oraison de quiétude, mais quelque petite chose de ses
bons désirs, sentiments et affections, selon les occasions et sujets. Mais cela
tout cordialement et bonnement.
Nous ne parlons pas assez ensemble des
solides vertus. Surtout parlons de la résignation et indifférence; car c’est la
vraie et excellente oraison. Et de l’éternité! notre Bienheureux Père me dit
une fois : « Nos filles ne parlent
pas assez de l’éternité. » Enfin, il nous disait que nous en parlassions
tout familièrement, comme nous parlons de notre maison de Paris et de Lyon. À
quoi devons-nous prendre plus de plaisir, qu’à cela? Ces discours-là sont bien
utiles, et capables de délecter et satisfaire l’esprit des vraies religieuses
comme nous devons être. Si, par la vie de mortification que nous menons, nous
nous anéantissons, élevons-nous à Dieu, dans ce doux souvenir de son éternité
glorieuse, qu’il destine à ceux qui quittent quelque chose pour son amour.
[301]
Paroles royales : Si nous mourons avec Jésus-Christ, en douleurs, en travaux et en
abjections, nous ressusciterons aussi avec lui, en gloire, en honneur et en
félicité, dit le grand saint Paul. Enfin, mes chères Sœurs, après avoir
tourné et viré tout le monde, nous verrons qu’il n’y a point de vertu si nous
ne mourons à nous-mêmes, si nous ne tuons nos inclinations et humeurs, pour
ranger tout notre être sous l’obéissance et étendard de Notre-Seigneur, qui est
la sainte croix; néanmoins, les hommes ne veulent rien souffrir. O mes chères
Sœurs! ayez toujours en votre mémoire, que si le grain de froment, qui est
notre cœur, tombé et semé en la terre de la religion, ne meurt, il ne portera
point de fruits. Si nous ne ruinons tout le vieil homme, le nouveau ne vivra
pas en nous.
Je trouve que le père Balthazar Alvarez
avait bien choisi de prendre, pour sa pratique particulière, ces trois
compagnes du Sauveur : Pauvreté, mépris,
douleurs.....
Vous dites, ma fille, qu’il n’y a rien
qui touche tant que l’honneur?... Eh, Seigneur Jésus ! ma chère fille, quel est
l’honneur que doit avoir une âme religieuse, une servante de Dieu, sinon l’humiliation?
Il n’y a rien qui me soit plus
insupportable qu’une fille de la Visitation veuille être soigneuse de son point
d’honneur; car n’est-ce pas chose monstrueuse? Quel autre honneur voulons-nous
avoir que celui que notre Maître a choisi? Il a constitué son honneur en l’abjection,
au mépris, et dans les calomnies.
Les vaines personnes du monde mettent
leur honneur à monter à cheval, tirer des armes, danser, sauter et jouer. Quoi!
[302] notre honneur sera-t-il en des fadaises, aux charges? Je vous assure que
c’est une grande grâce aux supérieures de servir les épouses de Notre-Seigneur
et tenir sa place parmi elles ; mais, au partir de là, je ne sais quel honneur
on y trouve. Il faut que la pauvre supérieure soit sujette à toutes, et la
première aux offices pénibles, si elle veut édifier ses Sœurs; qu’elle veille
et travaille souvent, tandis que les autres dorment et se reposent. Il n’y a
que deux surveillantes pour toute la communauté, et il y en a autant pour la
supérieure qu’il y a de Sœurs au monastère, parce que toutes ont l’œil sur
elle; le moindre mal qu’elle fait ne tombe pas à terre ; et, bien que les Sœurs
ne la surveillent pas à dessein, il est vrai que ses fautes sont beaucoup mieux
vues que celles des autres. À quoi donc encore? À être assistante. C’est bien
dit, vraiment; on ne met pas toujours assistantes les plus vertueuses; et,
quand cela serait, de quoi nous glorifions-nous, poudre et cendre? Qu’avons-nous que nous n’ayons reçu? et si
nous l’avons reçu, pourquoi nous en élevons-nous? Dieu s’est réservé trois
ch6ses : la gloire,le jugement et la vengeance.
Qu’est-ce que c’est que charge abjecte
ou honorable? Certes! ma fille, je ne le sais pas. Qu’est-ce qui peut être
abject en la maison de Dieu? Toutefois les pères de religion disent qu’être
lingère n’est pas autant qu’être assistante, ni réfectorière que supérieure ; l’office
de la cuisine, du jardin, de pétrir, de balayer, sont aussi appelés abjects.
Mais, ô mon Dieu! l’heureuse abjection et le grand honneur de servir les
épouses de NotreSeigneur! Eh! mon Dieu, que l’esprit humain est chétif! Depuis
que nous avons passé par les charges d’économe, d’assistante, de directrice, et
autres qui ont de l’autorité, il semble qu’on nous fait grand tort de nous
remettre aux plus basses; quelle folie, je vous prie! Certes, il m’a toujours
semblé que toutes les obéissances, et emplois que l’on nous donne en la
religion, sont si dignes, que nous nous devrions tenir trop heureuses et
honorées pour les moindres, à quoi l’on nous emploie, et [303] faire les plus
petites choses avec autant d’amour et de soin que si c’était les plus relevées
du monde. Nous nous trompons bien souvent, car parfois nous pensons perdre
notre honneur (puisqu’il faut user de ce mot d’honneur, qui m’est suspect et à
contre-cœur), une religieuse le gagne d’autant mieux quand on la voit s’adonner
à la véritable humilité, mépris d’elle-même et l’entière soumission, cela est
exalté jusqu’au troisième ciel.
Enfin notre bon roi David dit : J’ai choisi d’être abject dans la maison du
Seigneur, plutôt que d’habiter ès tabernacles des pécheurs. Mieux vaut
incomparablement être humble Sœur domestique et servir les épouses de Dieu,
lavant leurs linges, apprêtant leur manger et faisant leur pain, que d’être
grande dame d’atours de la reine ; voire, si j’avais à choisir, je choisirais
plutôt l’humble voile blanc d’une Sœur laie de sainte Marie, et pour être toute
ma vie à laver les pots et les écuelles du couvent, que la riche couronne des
plus grandes reines, impératrices qui sont sous le ciel.
Mieux vaut laver les marmites en la
maison de Dieu, que d’enfiler les perles ès palais des reines du monde. Mieux
valent les larmes, mortifications, pénitences et sujétions de la vie
religieuse, que les honneurs, les délices et la liberté dont les plus grands
jouissent. Oh! combien glorieuses seront ces mains qui auront travaillé si
longtemps pour le service des épouses de Jésus-Christ ! Combien resplendissants
ces pieds qui s’y seront lassés ! Au jour du jugement, Dieu dira à ceux qui
auront servi ses serviteurs et ses servantes : « Ce que vous leur avez fait, c’est à moi que vous l’avez fait; venez et
je vous guerdonnerai [récompenserai]. » Mais aux amateurs du monde, que
leur dirat-il ? sinon : « Retirez-vous
de moi, faiseurs d’ iniquités ; je ne vous connais point. » Alors on verra
les pauvres frères et sœurs lais assis plus haut sur des trônes que plusieurs
rois et reines, qui peut-être seront aux enfers ou au ciel, mais bien
au-dessous d’eux. [304]
Voyez-vous donc, est-ce un mépris d’être
employée aux choses petites ? Certes, si c’est un mépris, il est bien
désirable, et c’est une abjection bien honorable et glorieuse. Combien de
petites religieuses simples et méprisées, qui n’auront jamais été employées qu’à
raccommoder des habits et à balayer, se verront, au jour du jugement, exaltées
par-dessus celles qui auront été quasi toute leur vie aux plus hautes charges
de la religion! Certes, mes Sœurs, ce ne sera point le rang ni les offices qui
nous feront grandes ou petites en l’autre vie, mais ce seront les vertus que
nous aurons pratiquées en iceux.
L’amour de Dieu, le support du prochain,
la douceur, la modestie, le recueillement, le mépris de soi-même, l’affabilité,
la fidélité à la règle, l’humilité : voilà ce que Dieu regarde et rien autre.
Ses yeux ne sont pas charnels; il n’est pas comme les hommes qui se trompent
facilement en l’extérieur ; mais Dieu sonde les cœurs, et ne fait état que des
vraies vertus intérieures..
Mes chères Sœurs, je n’approuve point
cette pratique : une Sœur saura bien faire les cantiques, et lorsqu’on
ordonnera ou permettra d’en faire, comme à Noël, elle fera un coq-à-l’âne afin
que l’on dise qu’elle n’a point d’esprit; c’est qu’il y a un fin orgueil caché
là-dessous, mais du bien fin, car c’est pour que l’on dise : Mon Dieu! que ma
Sœur est humble ! elle sait fort bien rimer et ne le fait pas paraître. Notre
Bienheureux Père ne voulait pas que l’on fit l’ignorante de ce que l’on savait,
non plus que la suffisante de ce que l’on ignorait. Je vous prie, mes Sœurs, n’allons
pas chercher de nouveaux moyens de nous mortifier, nous en trouverons àssez en
l’observance ; soydns seulement bien exactes à les employer, car autrement ce
n’est pas l’esprit de notre Institut, qui doit être un esprit de rondeur, de
simplicité et d’une franche et naïve communication de. nos petits biens au
prochain : cela veut dire spécialement à nos Sœurs. [305]
Vous demandez, mes chères Sœurs, que c’est
que la tranquillité intérieure? Je ne le sais pas bien moi-même ; toutefois,
mes chères filles, je pense que c’est la mortification intérieure de toutes nos
passions et mouvements, pour ranger tout sous l’empire de la raison, car il n’y
a rien, à mon avis, de si tranquille qu’une âme qui a ses passions accoisées et
soumises à la partie supérieure, et lorsque les passions sont toutes vives et
immortifiées, elles font un grand tintamarre et un terrible bruit, et partout
où il y a du bruit et du tumulte, il n’y saurait avoir de la tranquillité. Il
faut donc avoir un grand soin d’acquérir cette tranquillité tant profitable et
désirable, par la mortification de nos passions. C’est une des vertus de notre
Institut, qui est tout fondé sur la vie intérieure.
L’on a bien des bons désirs, dites-vous,
d’acquérir cette vie intérieure, dans la partie supérieure, mais qu’ils sont quelquefois si minces en l’inférieure,
qu’elle se rend plus forte pour surmonter la première, par les efforts de notre
nature dépravée, et qui entraîne tout après soi. Ma chère Sœur, nous n’avons
aucune raison d’excuse, parce qu’avec la grâce de Dieu, qui ne nous manque
jamais, nous pouvons éviter le mal et faire le bien. Si nous eussions voulu
vivre selon la nature et mauvais penchants qu’elle nous donne, il n’y avait qu’à
demeurer au monde. Mais pourquoi sommes-nous venues en religion, sinon pour y
vivre selon l’esprit, pour nous vaincre et mortifier et pour suivre nos
observances et la manière de vie que nous avons embrassée? Nous ne suivons pas
assez, mes chères filles, [306] à mon avis, nos premières intentions. Je veux
être plus rigide que par le passé, pour la première réception des filles, et je
veux leur dire franchement que si elles pensent de vivre selon leurs humeurs,
qu’elles demeurent dans le monde où elles les pourront suivre. Si vous voulez
être traitées, vêtues, et encore employées à votre gré, demeurez chez vous et
restez maîtresses de vous-mêmes; mais si, au contraire, vous êtes résolues de
mourir à vous-mêmes, de vous faire violence et de vivre selon la raison, la
règle et l’obéissance, venez et entrez, à la bonne heure, en la sainte maison
de Dieu ! Que si celles qui ont encore le voile blanc ne sont pas bien résolues
de vivre comme j’ai dit, il faut leur dire qu’on les renverra, parce que ce
sera faire une grande charité de donner moyen à telles filles de mieux faire
leur salut ailleurs, et d’en débarrasser la maison.
Il y a si peu d’entre nous qui aient la
pureté de l’esprit de notre saint Institut, que c’est pitié! Cet esprit, mes
chères filles, est droit, pur et sincère, un esprit qui ne cherche que Dieu,
qui tend perpétuellement à l’union divine, qui doit être indépendant de tout
pour ne dépendre que de Dieu et de son bon plaisir, qui vit par-dessus soi-même
pour ne vivre qu’en Dieu, qui aime Dieu et le prochain, qui ne fait aucun état
de ces petites, mais eries de vouloir qu’on nous aime, qu’on nous préfère, qu’on
nous estime, qu’on nous contente et qu’on devine nos désirs : tout cela doit
être méprisé comme indigne d’un cœur que Dieu gratifie de ses grâces, et d’une
âme qui est appelée à son service et à une vocation si noble, qui nous oblige
de tendre et aspirer à une perfection si éminente. Mes Sœurs, il faut
travailler : vous êtes assurément de bonnes filles, mais il faut devenir
meilleures.
Voulez-vous bien, mes chères filles, que
je vous parle franchement? Eh bien, nous sommes encore un peu trop terrestres
et trop tendres, surtout sur nous-même ; nous voulons un peu trop ce que nous
voulons, et ne levons pas assez nos yeux et nos [307] cœurs vers les choses
célestes. O Dieu! mes Sœurs, qu’est-ce que cette vie, et de quoi faisons-nous
tant d’état? D’être aimées, estimées et considérées ! À quoi pensons-nous : si
l’on nous emploie, si l’on nous méprise, ou si l’on nous traite comme les
autres ou non, si l’on nous emploie à ceci ou à cela? Et de quoi nous
inquiétons-nous? de quoi nous troublons-nous? D’avoir fait une faute, surtout
si elle a été remarquée. Et si l’on nous contrarie, si l’on nous fâche, nous
ferons mille réflexions là-dessus et autour de nous-mêmes, au lieu de nous
relever généreusement, après nous être profondément et amoureusement humiliées
devant Dieu, comme il nous est enseigné; et, après, passer avant dans notre
chemin. Tant que nous vivrons nous ferons des fautes; tout ce que nous pouvons
faire, c’est d’en commettre le moins qu’il est possible. L’on voit plus clair
que le jour les manquements desquels l’on peut s’exempter et ceux desquels l’on
ne peut bonnement éviter : les premiers sont ceux qui se font avec vue,
volontairement et avec une totale négligence, que nous pouvons absolument
éviter avec la grâce de Notre-Seigneur, et tout l’enfer même ne peut nous les
faire faire si nous ne voulons y consentir. Les autres, desquels nous ne
pouvons nous exempter, ce sont les fautes de pure fragilité, parce que nous en
ferons toujours, et Dieu le permet pour nous tenir en humilité, pour nous faire
bien voir que nous ne sommes que de pauvres créatures, viles, fragiles et
abjectes, et encore pour nous donner un exercice continuel.
Oui, mes Sœurs, Dieu donne de plus
grandes grâces aux uns qu’aux autres, comme il donne aussi de plus grandes
occasions de son assistance aux uns qu’aux autres; mais il donne à tous une
grâce suffisante, très assurément, pour faire tout ce qu’il veut de nous ; mais
tous ne correspondent pas également, et ne se servent pas de cette grâce qui
leur est donnée, comme il est requis.
Dites-moi, mes chères filles, si vous
étiez mères de famille, [308] enverriez-vous bien vos valets et vos enfants
travailler à la campagne ou tailler les vignes, sans les pourvoir des outils
nécessaires pour faire ce que vous voulez qu’ils fassent? Mon fils
Celse-Bénigne m’aurait dit, si je ne lui avais pas fourni ce qu’il lui fallait,
lorsque je lui ordonnais de faire quelque chose : « Ma Mère, donnez-moi ceci ou
cela, et je ferai ce que vous me commandez. Mes Sœurs, penserions-nous que
Dieu nous demande de faire quelque chose, et qu’il ne nous donne pas en même
temps l’assistance nécessaire pour exécuter son commandement? Nous nous
tromperions grandement d’avoir cette méfiance. Non, mes Sœurs, Dieu ne nous
manque jamais.
Vous dites que la présence de Dieu nous
aide fort à pratiquer la vertu : il est vrai, tous les Saints-Pères sont d’accord
que cet exercice de la présence divine est le plus excellent qui soit en la vie
spirituelle, et ils l’ont eux-mêmes pratiqué. Il y a des âmes qui se tiennent
bien à cette continuelle présence de Dieu, bien unies à sa bonté, bien
recueillies, mais pourtant qui, étant touchées seulement du bout du doigt par
une petite contradiction ou humiliation, font soudain voir ce qu’elles sont :
vives et immortifiées. Cela fait voir que nous n’étions pas à cette sainte et
adorable présence de Dieu pour lui plaire, mais pour nous plaire à nous-même.
Il y a bien de la différence entre que Dieu nous plaise, ou que nous plaisions
à ses yeux divins ; à qui Dieu ne plaît-il pas, étant ce qu’il est, la beauté
et bonté souveraine? Mais pour plaire à sa Majesté, qu’est-ce qu’il faut le
plus regarder et désirer? il faut faire sa volonté, il faut le contenter en
tout et partout; il faut vivre mortifiées, renoncer à nous-même; c’est ce qu’il
veut de nous, et ce qu’il nous faut faire uniquement, qu’à cette fin de lui
plaire, et parce que tel est son bon plaisir. Vous voyez donc, mes chères
filles, qu’il faut accompagner la présence de Dieu qui nous vivifie, de la mort
de nous-même ; ces deux exercices ne doivent point aller l’un sans l’autre :
présence de Dieu et mortification ; ils se soutien-[309]nent tous deux, et une
âme mortifiée n’est pas sujette à se distraire et divertir ; elle goûte Dieu
et se tient bien mieux unie et proche de lui; elle est plus susceptible à être
pénétrée de cette divine présence qui, d’ailleurs, rend la mort facile, et qui
fait tout faire et tout supporter, nous donnant la force de nous vaincre et
adoucir si fort les difficultés, qu’elle ne les laisse presque pas ressentir à
l’âme qui jouit de cette divine approche de Dieu.
Mes Sœurs, enfin, la présence de Dieu
sans la mortification est presque inutile : Dieu nous plaît, mais nous ne lui
plaisons pas, et il vaut mieux plaire à Dieu qu’à nous-même. La mortification
aussi, sans la divine présence, n’est qu’une présomption, d’autant que nous
avons besoin d’une aide particulière de Dieu pour nous mortifier, et nous ne
pouvons mieux trouver cette aide toute-puissante qu’en nous tenant proche de ce
grand Dieu, par l’exercice de cette sainte présence. Mes Sœurs, travaillons
tout de bon pour son amour à nous rendre parfaites; ne nous amusons plus à tant
de petites impertinences et niaiseries indignes de notre vocation. Ayons
souvent ce proverbe en l’esprit : nul
bien sans peine, parce que l’appréhension de cette peine fait tout notre
mal : nous voudrions bien la perfection, mais il nous fâche de souffrir pour l’acquérir;
il faut faire une continuelle guerre à nous-même, et nous appréhendons qu’il
nous en coûte trop. Il en faut pourtant venir là. L’on ne saurait apprendre
aucun art, pour mécanique qu’il soit, sans peines et sans fatigues : l’on ne
saurait donc apprendre le nôtre, qui est celui de la vertu, sans souffrances et
sans nous donner du soin. Non, je ne m’étonne pas des ennuis, des jalousies et
des inclinations propres; mais je dis qu’il faut assujettir tout cela à la
raison et au bon plaisir de Dieu. Une fois, notre Bienheureux Père eut un petit
mouvement d’envie contre un certain prélat qui était extrêmement suivi et
applaudi en ses prédications. Incontinent, ce Bienheureux s’en alla écraser la
[310] tête à son esprit, au pied de la croix de Notre-Seigneur, et portant dans
son sein ce bon évêque, supplia sa Bonté qu’il le fît pour jamais le fils aîné
de son Cœur, qu’il lui augmentât journellement ses grâces, qu’il l’exaltât au
ciel et en la terre, et que, pour lui, il le tînt toujours bas comme un ciron
et un petit vermisseau. O Dieu! mes Sœurs, si nous nous comportions de la sorte
parmi les mouvements et pensées qui nous arrivent, que nous serions heureuses
et que nous les rendrions faibles et impuissants à nous tourmenter! Que nous
connaîtrons bien à la mort que l’estime des créatures est vaine, et que vaines
sont toutes les choses que nous désirons présentement! Nous savons bien que
nous devrions mépriser tout ce que nous prisons le plus possible; mais nous
voulons pourtant toujours ce que nous voulons, qui sont nos commodités, qu’on
fasse état de nous et qu’on nous aime ; et, si l’on ne le fait pas, tout est
perdu; nous nous attendrissons, nous nous inquiétons et restons mélancoliques.
C’est le grand défaut des femmes que la trop grande tendresse sur leur corps et
sur leur esprit. La supérieure y doit prendre garde, et si elle en trouve qui
soient ainsi trop tendres, elle les doit encourager à se relever de ce défaut,
et même elle y est obligée. C’est aussi une grande charge que celle de la
supérieure, parce qu’elle ne doit pas seulement rendre compte pour elle, à
Dieu, mais encore de ses Sœurs, si, par son défaut, elles n’avancent pas à la
perfection comme elles doivent.
Mais, mes chères Sœurs, prenons bon
courage : faisons bien tout ce que nous venons de dire ; aimons bien Dieu,
aimons bien notre prochain, aimons-nous les uns les autres; élevons nos cœurs
aux choses hautes, et aspirons aux choses célestes ; méprisons les terrestres,
et souvenez-vous que cette vie est un perpétuel combat que nous n’aurons nul
bien sans peine ; n’ayons rien si à cœur que de nous exercer à la pratique de l’oraison,
de fa présence de Dieu et de la mortification, et je vous assure que nous.
trouverons tout là, en nous disposant à [3Il] recevoir, par ces moyens, les
grandes grâces de Notre-Seigneur, en cette vie, et que nous acquerrons un grand
degré de gloire en l’autre. Amen.
. La solide vertu consiste à ne s’attacher
qu’à Dieu, ne vouloir que Dieu, ne chercher que Dieu et ne dépendre que de lui,
à le servir constamment et persévéramment en quel état qu’il nous mette, soit
que nous soyons en prospérité ou en adversité, en consolation ou en affliction,
en santé ou en maladie, en sécheresse ou en suavité; car le défaut de goût, de
plaisir aux bonnes actions que nous faisons, n’ôte ni le pouvoir d’en faire, ni
le mérite d’icelles. Au contraire, elles sont plus agréables à Dieu lorsqu’il y
a moins du nôtre, parce que nous agissons plus purement pour Lui car Dieu cache
ses trésors dans l’abîme des tribulations.
Ayez bon courage, mes filles, car c’est
le propre de la vertu solide, d’être acquise et pratiquée avec beaucoup de
difficultés; croyez-moi, les sécheresses et ennuis sont de grands moyens, en la
vie spirituelle, pour accroître en nous le pur amour de Dieu, et il prétend par
toutes nos peines élever notre âme au-dessus d’elle-même.
Il ne faut pas se mettre en souci de
faire sentir à notre nature et partie inférieure, cette résolution que notre
âme a d’être toute à Dieu, et de le servir aussi volontiers dans l’affliction
et les douleurs comme dans la santé et consolation. Non, car la na-[312]ture,
qui est grossière et matérielle, ne se nourrit pas de mets si délicats; il
suffit que la partie supérieure ait cette conformité que l’on sent à la volonté
et bon plaisir de Dieu. Les douleurs et infirmités de corps et d’esprit sont de
grands moyens pour pratiquer d’excellentes vertus et enrichir l’âme de trésors
bien précieux. Demeurez donc en cette sainte indifférence et résignation, à
tout ce qu’il plaira à sa douce Bonté faire de vous, ne vous réservant que le
seul soin de tenir votre âme en pureté.
Je désire, mes filles, que vous
affermissiez fortement en vos âmes le dégagement de toutes choses, quelles qu’elles
soient, et que vous disiez quand le désir de quelque chose vous vient : Non,
non, mon Dieu, je ne désire ni ne voudrais pas avoir un seul brin de l’amour d’aucune
créature, et surtout de notre Mère, qu’autant qu’il sera de votre bon plaisir.
Il faut de plus que vous fassiez une chose pour graver bien avant dans vos
cœurs l’affection de la solide vertu; c’est que vous présentiez bien souvent à
votre pensée des choses difficiles qui vous pourraient arriver, comme si l’obéissance
vous commandait d’aller à quinze cents lieues loin de votre Mère, que l’on
médît de vous, que l’on vous accusât de quelque grande chose, que l’on parlât
mal de notre Institut, que vous fussiez accablée de peines intérieures et
grandes pressures de cœur, de travaux extérieurs, de pauvreté sans remède et
semblables; que feriez-vous?... Et, là-dessus, faire une forte résolution d’être
fidèle à Dieu, et la ficher et approfondir bien avant dans le cœur. Notre
Bienheureux Père approuvait et recommandait fort cette pratique que luimême
faisait bien souvent, et il disait, ce Bienheureux : « Nous ne devrions rien recueillir de toutes
les occasions que nous rencontrons, que la rosée du bon plaisir céleste. »
Quand nous sentons en notre âme ces
grands dégoûts de toutes les choses extérieures, c’est alors qu’elle commence
se déprendre des créatures pour s’attacher à Dieu seul, son unique consolation,
et bien heureuse est la nécessité qui nous [313] contraint de nous reposer
ainsi parfaitement en lui. Quand tout se bouleverserait sens dessus dessous, eh
bien ! qu’en serait-ce? faudrait-il pour cela perdre la paix du cœur? Non,
car il ne la faut perdre pour rien, mais regarder tous les événements en la
volonté de Dieu.
La vraie manière de servir Dieu, c’est
de marcher par un chemin que l’on ne connaît point ; et, lorsqu’il semble que
tout est bouleversé sens dessus dessous dans l’âme, pourvu qu’elle demeure
fidèle parmi tout cela à la pratique des vertus, elle ne se doit point mettre
en peine pour connaître quelle est sa voie, ni même y penser; mais marcher
simplement en ce parfait abandonnement et renoncement d’elle-même à Dieu. Oh !
mes filles, que vous êtes heureuses de souffrir si vous le faites avec amour!
La leçon [qu’il faut apprendre] en cette
vie, c’est de faire, aimer et souffrir. C’est notre passe-port de
cette vie en l’autre.
Dieu a mis ès mains de notre fidélité la
perfection de nos âmes, laquelle ne se trouve qu’au bout de la parfaite
mortification de notre nature.
La meilleure et la plus grande pratique
de patience que l’on puisse faire en la vie spirituelle, c’est de se supporter
soi-même en ses faiblesses et impuissances de volonté, parmi lesquelles la
pauvre âme se trouve parfois de faire le bien.
Il y a des âmes qui, pour sentir en
elles de bons désirs, croient être des demi-saintes. Dieu nous garde de
nous-même ! Il n’y a point de plus dangereux ennemis que l’orgueil et la vanité.
L’amour veut des œuvres, et celui qui se termine en des seuls désirs est faux
et supposé.
La meilleure pénitence que puissent faire les âmes religieuses, c’est de rompre leur volonté et d’y renoncer. C’est celle que Dieu demande particulièrement des filles de la Visitation, parce que notre vocation nous assujettit en tout, à tant de petites obéissances, à tant de sujétions de ne pouvoir rien faire sans congé. Il faut grandement rompre sa volonté pour pratiquer [314] exactement cette entière dépendance. C’est aussi pour cela que notre Bienheureux Père, qui entendait si bien ce que c’est que la perfection, disait : « Si j’étais céans, je me rendrais si ponctuel et si exact à toutes ces menues et plus petites obéissances,gue je croirais ravir, par ce moyen, le Cœur de Dieu. » Certes, l’honneur et le respect que nous devons porter aux sentiments de ce Bienheureux, nous doivent grandement affectionner à ce moyen, qu’il jugeait être capa