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Jacques Bertot, Directeur Mystique

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Ce choix a été fait en 2006 sur des épreuves du volume Jacques Bertot, Directeur Mystique, paru en 2005 aux Editions du Carmel, 33 avenue Jean Rieux, 31 500 Toulouse (ouvrage distribué également par les Editions du Cerf).

Ce choix représente le quart du volume de 575 pages pleines.

[Introduction:] Aperçu de la voie.

Une longue description dans le troisième volume du même Directeur mystique précise le chemin :

Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie. Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs ... Le second ... est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté ... Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. ... Elle se débat et fait des efforts pour donner ordre à ce malheur ... c’est une divine lumière obscure et inconnue qui est donnée à l’âme dans le fond et non dans les puissances, qui fait évanouir votre première lumière qui était dans les puissances et fait voir ainsi leur vie et malignité. ... Comme la première lumière des puissances faisait voir les ordures du dehors ... celle-ci fait voir la vie et la saleté de la créature. ... comme les effets de la première lumière étaient de remplir et de nettoyer, les effets de celle-ci sont de vider et de faire mourir... Après un long temps de mort et que l’âme y a été bien fidèle et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale, Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait … Elle se résout donc de plus en plus à mourir et de se laisser ainsi tuer toute vive et malgré elle. ... C’est pour lors que l’on découvre cette beauté admirable de notre âme dans sa ressemblance avec Dieu: Vous avez gravé en nous et sur nous la beauté de votre visage. Et un pauvre paysan ... vous dira des merveilles de l’unité de Dieu ... Il voit dans son âme comme dans une glace cette unité divine et dans l’opération de ses puissances revivifiées...

[Introduction:] La direction de Madame Guyon.

Vous avez vécu jusqu’ici en enfant avec bien des ferveurs et lumières. / Lisez et relisez souvent ceci; car c’est le fondement de ce que Dieu demande de vous.  ...

1. ... Si le bon Dieu vous donne des lumières... vous pouvez vous y appliquer par simple vue et recevoir de sa bonté ce qu’il lui plaira de vous donner; et si votre âme n’a aucun désir de cette application, il ne faut que continuer votre simple occupation.

2. Continuez votre oraison quoique obscure et insipide. Dieu n’est pas selon nos lumières et ne peut tomber sous nos sens.

3. Conservez doucement ce je ne sais quoi qui est imperceptible et que l’on ne sait comment nommer, que vous expérimentez dans le fond de votre âme; c’est assez qu’elle soit abandonnée et paisible sans savoir ce que c’est.

4. Quand vous êtes tombée dans quelque infidélité, ne vous arrêtez pas à la discerner et à y réfléchir par scrupule; mais souffrez la peine qu’elle vous cause, que vous dites fort bien être un feu dévorant, qui ne doit cesser que le défaut ne soit purifié et remédié.

5. Pour la douceur et la patience, elles doivent être sans bornes ni mesures. …

6. Pour les pénitences, la meilleure que vous puissiez faire est de les quitter…

7. Soyez fort silencieuse, mais néanmoins selon votre état ... en observant ce que vous devez à un mari, à vos enfants...

8. Ce que vous me dites est très vrai que vous êtes bien éloignée du but … Pourvu que vous soyez fidèle, je ne vous manquerai pas au besoin, pour vous aider à vous approcher de Dieu promptement.

9. Vous expérimenterez très assurément que plus vous travaillerez de cette manière, plus vous vous simplifierez et demeurerez doucement et facilement auprès de Dieu durant le jour, quoique dans l’obscurité : au lieu de vous nuire, cela vous y servira.

10. Quand vous avez fait des fautes et que vous y avez remédié ... oubliez-les par retour simple à Dieu sans faire multiplicité d’actes. ...[2]

Son amour appelle à rejeter tout attachement et à dépasser toute limitation pour aller vers la vie en Dieu qu’il connaît  d’expérience :

Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien: et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon[3].

Il ne faut pas s’arrêter en chemin :

Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre : car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant ; c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses...[4].

Monsieur Bertot peinait à sortir de ses états mystiques et n’écrivait que si la grâce l’incitait à le faire :

...mon âme est comme un instrument dont on joue ou, si vous voulez, comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime.[5].

Aux paroles et aux lettres, ce profond spirituel préférait la communication directe avec les âmes dans le silence :

Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’étais pour lorsque je pensais le plus à votre perfection.  Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.[6].

Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu ; si vous y êtes attentive, vous l’entendrez.[7].

Dans plusieurs lettres à des intimes, Monsieur Bertot affirme sans ambages la véritable nature de sa direction spirituelle. Elle se situe non dans le langage, mais dans l’union directe avec les âmes parce qu’il les retrouve dans la profondeur divine.

Je vous assure, Madame, que mon âme vous trouve beaucoup en Dieu et qu’encore que vous soyez fort éloignée, nous sommes cependant fort proches, n’ayant fait nulle différence de votre présence et de votre absence, départ et éloignement. Les âmes unies de cette manière peuvent être et sont toujours ensemble autant qu’elles demeurent et qu’elles vivent dans l’unique nécessaire: là elles se servent et se consolent aussi efficacement pour le moins que si elles étaient présentes, et la présence corporelle ne fait que suppléer au défaut de notre demeure et perte en Dieu. ... C’est donc là que l’on trouve ses amis et qu’on leur est plus utile qu’en toute autre manière[8].  

Comme dans la tradition des Pères du désert ou des staretz de l’Orthodoxie, il porte ses enfants spirituels dans sa plongée en Dieu et affirme avec hardiesse qu’à travers ce « néant » qu’il est devenu, la grâce divine peut agir :

Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres; j’ai en moi un trésor caché, c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant: c’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché car on croit que je suis quelque chose : c’est qu’on ne me connaît pas. Ce fonds est un trésor, car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout.  … Il est inépuisable car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut ... Je donne tout d’un seul coup et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser son tout. [9]

cet homme qui s’épanchait si peu livre avec émotion son souhait le plus profond :

Si j’entre dans cette unité divine, je vous attirerai, vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre; et tous ensemble n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul...[10].

I CORRESPONDANCE

Correspondance sans destinataires identifiés

 

2.16 Vraie sainteté des choses bonnes.

Or l’âme [...] doit peu à peu s’ajuster autant qu’elle peut, au dépens de son amour-propre, de sa propre excellence, et de ses desseins propres, [...] doit avoir beaucoup d’égard à n’envisager la sainteté de tout ce qu’elle fait, de tout ce qu’elle omet, et de tout ce qu’elle souffre qu’en vue du pur agrément de Dieu et de Son unique bon plaisir. Car il faut remarquer que toute la sainteté de cette vie, et par conséquent toute la communication de Dieu, ne consiste que dans le pur ajustement de l’âme au divin bon plaisir ; que ce n’est pas dans la sainteté des choses en soi [...]

Ainsi il ne faut donc pas s’arrêter toujours à juger de chaque chose de notre vie par ce que nous jugeons le meilleur et de plus grand, mais bien par ce que la Providence de Dieu ordonne suavement et sagement en chaque moment ; et par conséquent l’on doit se servir pour cet effet, non seulement des affaires temporelles, des nécessités de son état et de ce que raisonnablement on doit faire ou de ce qui arrive en sa condition, mais encore de nos faiblesses corporelles et de la nécessité de nos corps.

[...] Et comme il est certain que tout l’accroissement intérieur consiste à faire en sorte que notre opération propre se perde dans l’opération de Dieu et en quelque façon n’en fasse qu’une avec elle, n’arrivant pas ou que de très loin à s’unir, comme je dis, à l’opération de Dieu, l’on fait toujours un million de mélanges. Je dis plus, qu’il y a quantité d’âmes qui, avec bon zèle et désir de leur perfection, n’arriveront jamais où Dieu les désire, non pas à cause des péchés de leur vie, mais bien faute de s’être assez ajustées à tout ce que Dieu faisait en elles et hors d’elles, et ainsi pour avoir toujours réservé un million d’opérations de desseins propres et d’autres choses qui les ont empêchées de faire ce que Dieu prétendait opérer.

[...] Car en vérité tout ce qui n’est point par le bon plaisir et dans le bon plaisir divin en cette vie, quoiqu’il soit rempli d’un million de pratiques et de choses qui paraissent saintes et excellentes aux yeux des hommes, n’est plus que cueillir de la paille, étant comparé à la grandeur d’une âme (bien que très petite à ses yeux et aux yeux des autres) quand elle est fidèle de mourir vraiment à toutes choses pour s’ajuster incessamment à l’agrément et au bon plaisir divin par tout ce qui est en elle et hors d’elle. Et ceci est si vrai que l’âme, étant assez heureuse de beaucoup s’ajuster à cet ordre divin, non seulement trouve qu’il n’y a point de moment en sa journée où Dieu n’opère incessamment [71] en elle par tout ce qui est en elle et hors d’elle, mais encore qu’Il le fait avec tant de bonté et avec une volonté si bienfaisante, qu’Il Se sert de tout, mêlant Son opération si agréablement et si admirablement avec toutes ces dispositions et tout ce qui la touche, qu’il est impossible qu’une telle âme fidèle puisse remarquer un moment, ni un clin d’oeil de sa vie qui ne soit plein de l’opération divine, non seulement pour la sanctifier, mais même pour la consoler comme un enfant très cher à son père.

[...] L’envisagement de ceci apparaît d’abord fort doux et fort facile. Mais cependant il est difficile aux âmes propriétaires, et qui ne se disposent pas à aimer Dieu selon Son agrément et selon Son dessein, gardant toujours un million de recherches propres en tout ce qu’elles font, ne se laissant jamais assez dévorer par le bon plaisir de Dieu dans leur état et par les peines et les croix qui leur arrivent dans leur condition, ne trouvant du plaisir qu’en ce qu’elles [73] veulent, en ce qu’elles font, et en ce qu’elles poursuivent selon leur inclination. Et quoiqu’elles le qualifient de sainteté, l’on peut facilement découvrir que cela n’est pas ; d’autant qu’elles sont toujours troublées intérieurement et renversées toutes fois et quantes[11] que les choses ne réussissent pas comme elles prétendent et le désirent.

Mais au contraire les autres qui subsistent par l’agrément et le bon plaisir divin, sont toujours en paix et en repos quoi qu’il arrive. Car jamais rien ne leur peut arriver qui ne soit pas volonté divine, sinon lorsqu’elles le veulent. De là il leur vient aussi une grande paix et une joie assez continuelle, car ayant toujours ce que l’on veut et en la manière la plus agréable, qui est le bon plaisir divin le plus nu, qu’aurait-on qui pourrait donner de la peine ?

Il n’y a donc qu’à faire usage des moyens divins comme Il nous les donne, et à nous ajuster ensuite à tout ce qui nous arrive, et à trouver par là peu à peu le bon plaisir divin en tout et partout, et s’y ajuster en mourant à soi. Et par ce moyen, entrant insensiblement par complaisance et agrément dans l’inclination de tout ce que Dieu veut de nous et sur nous, nous trouvons Dieu en toutes choses, non seulement pour notre consolation mais aussi pour notre perfection. [...] Le livre de la volonté de Dieu [ou la Règle de perfection] de Benoît de Canfeld [12] peut beaucoup servir pour le détail de tout ceci, spécialement la première et la seconde partie.

2.18 Oraison dans les grands embarras.

 [...] tâchez de vous posséder chaque moment en repos dans votre rien, vous tenant dans les mains de Dieu souple et humble comme un enfant, qui se contente du haut et du bas comme son père le met ; et cette disposition humble et paisible suppléera très abondamment à votre oraison actuelle et réglée. Et comme ces choses distrayantes par l’ordre de Dieu, puisqu’elles sont de votre état, peuvent bien occuper et embarrasser votre esprit, mais non pas votre volonté, elles peuvent bien mettre des images dans votre imagination mais non des objets dans votre coeur ; ainsi au milieu de toutes ces choses qui vous paraissent si contraires, vous pourrez amoureusement dérober votre volonté pour vous laisser de fois à autre (si elle ne le peut assez continuellement) désirer secrètement Dieu, ou L’aimer, ce qui est le mieux.

Où vous devez remarquer qu’aimer Dieu par la volonté de cette manière, n’est pas sentir ou expérimenter une chaleur d’amour ou quelque chose qui vous marque l’amour, mais bien une tranquillité de la volonté pour se soumettre avec complaisance à ce que Dieu veut, qui est proprement ce qui nous arrive et ce que Dieu ordonne de nous de moment en moment. Remarquez aussi que cette complaisance, que je dis amour, n’est pas toujours quelque chose d’agréable et de perceptible pour être véritable et solide, mais un consentement nu et volontaire de la pointe de la volonté.

[...] Tenez-vous seulement comme ces pèlerins [d’Emmaüs] en repos et en paix ; et vous verrez que chaque chose vous sera un effet de grâce qui vous marquera Sa présence ; et même vous verrez que cette présence de Jésus-Christ, qui Se montre par toutes les rencontres de votre état, tantôt [84] vous causant une peine, tantôt renversant vos desseins, vous sera si avantageuse à la suite dans votre oraison, qu’insensiblement elle vous mènera dans le plus secret de vous-même, où vous trouverez Dieu selon que vous y êtes appelé par la foi et le don d’oraison que Dieu vous destine. [...]

2.21 Fidélité dans les choses de notre état (réponse).

 [...] Le moyen de se garantir du froid est de se tenir paisible près du feu, et le retour que l’on fait vers le feu en s’en approchant remédie au froid qui nous pénètre. Il en est de même pour les âmes dans lesquelles Dieu veut faire Sa demeure : ayant un coeur vide, paisible et incliné vers Dieu, Il ne manque pas de Se communiquer et de rectifier ce qu’il y a d’impur. [...]

2.31 Aller à Dieu par ce qu’on a.

Ce qu’il y a donc à faire, dans ce que vous me mandez, est de faire usage de l’état présent, vous laissant peu à peu pourrir et mourir et par là tomber dans la vraie paix et l’abandon de vous-même. Dieu étant le tout de Sa créature n’agit pas comme les hommes, qui ne peuvent aller plus loin que le dehors et l’extérieur : Il va jusque dans le fond de l’être et opère en la substance comme sur l’extérieur ; Il Se sert de tout pour Ses ouvrages, et Il peut aussi bien opérer par une chose comme par l’autre, toutes choses étant en Sa main.

La pauvre créature qui ne sait presque jamais cette vérité à fond, ne peut vouloir être action de Dieu que ce qui va à la relever ou à l’annoblir ; mais ce qui est pour la renouveler par le fond et l’essence de son être, elle n’y connaît rien, à moins d’une révélation. Il faut donc savoir que Dieu opère Ses plus beaux ouvrages par la créature même, non en agissant mais en défaillant ; et c’est opérer vraiment en Dieu. Comme nous voyons que chaque créature a un principe en soi pour la corruption par lequel elle défaut et périt pour changer en une autre ; de même Dieu S’écoule et S’insinue dans la pauvreté intérieure de Sa créature, afin que mourant par là à soi, elle se change en une autre.

Et voilà la cause pourquoi l’âme, quoiqu’elle [172] soit toujours en haleine pour expérimenter quelque chose de Dieu, pour l’ordinaire n’expérimente que sa corruption, qui se va toujours augmentant contre son gré ; et l’âme, ne comprenant et ne pouvant jamais comprendre ce procédé, va toujours se tourmentant et se peinant. Cependant supposé la fidélité, c’est l’opération de Dieu la plus sublime, Lequel caché dans l’être de Sa créature désireuse de Lui, concourt à sa corruption, à sa perte et à sa mort pour la faire vraiment mourir à soi, à son opération, à sa vie et à ses desseins, n’y comprenant rien à ses yeux et à ceux de Dieu selon son sentiment.

Ce qui se fait dans la terre est une image admirable de l’opération divine qui ne fait ses grands et admirables ouvrages que par le rien créé et par la corruption de chaque chose [...]

Vous avez cru autrefois avoir des merveilles et vous n’aviez rien ; et à présent que vous croyez n’avoir rien et être toute corruption et pauvreté, vous pouvez être tout si vous en faites [173] usage, concourant avec Dieu, qui y agit en Dieu, vous laissant doucement pourrir et mourir et vous dénuer, et par là tomber dans le calme et l’abandon [...]

Allez doucement, pourrissant à la manière que Dieu le veut et le voudra ; jamais la [174] pourriture et le temps de la pourriture n’a d’état et de constitution. C’est celui qui suit par lequel Dieu donne lettres. Et quand une âme a et porte un état de stabilité, quelque petite qu’elle soit, c’est elle qui le fait ; ou il faut par nécessité que son état de pourriture et de mort soit passé. D’où vient que très souvent ce que l’on croit grand dans les âmes, est fort petit, étant de bonnes pensées et de bons actes qu’elles font.

2.39 Purification. Etat de simplicité.

 [...] Où il faut remarquer que quantité d’âmes reçoivent beaucoup de grâces de Sa miséricorde et cependant ne portent aucun fruit, faute du vide de la volonté. Ils sont comme des oiseaux qui ont des ailes et le pouvoir de voler et de se guider en l’air avec plaisir, et qui cependant sont liés et arrêtés : ils font des efforts et voltigent incessamment, mais sans autre effet que de se bien lasser ; ils sont liés, ces pauvres oiseaux. Il en va de même d’une volonté pleine de quelque chose, la plus grande et la plus belle qu’elle puisse être. Elle est attachée à ce morceau de terre souvent par quelque filet d’or, c’est-à-dire par quelque belle intention : l’âme se tuera à voltiger par un million de bons désirs, de [231] desseins merveilleux et de résolutions admirables ; et cependant après tout, elle demeurera là sans arriver à rien de ce qu’elle prétend, d’autant que la volonté est liée et n’est point en liberté de posséder ce que Dieu lui présente et d’en jouir. Et si cette pauvre âme venait à découvrir qu’il n’y a qu’à vider sa volonté et à aller à Dieu avec une volonté vraiment vide du créé, elle serait heureuse, d’autant qu’elle se peut également remplir que son vide est grand.

Ainsi, Madame, le secret pour aller vitement et hautement à Dieu n’est pas si grand qu’on se l’imagine : il n’y a qu’à vider sa volonté et Dieu la remplira. [...] Au nom de Dieu, Madame, laissez votre volonté autant qu’il vous sera possible, vide de tout, et permettez à Dieu de grand coeur qu’Il la vide incessamment ; et vous trouverez que, sans vous apercevoir, vous deviendrez heureuse. [...]

2.41 Patience à se corriger.

 [...] La vraie perfection n’est pas de se perfectionner en ceci et en cela, mais bien de se perfectionner en ce qui nous doit mettre selon les inclinations et le bon plaisir divin ; et ainsi la volonté divine et Son bon plaisir sont plutôt notre perfection que non pas toute autre chose que nous pouvons avoir en vue et en désir. Et quand on ne prend pas ce procédé, ou faute de lumière, ou parce que l’âme n’est pas encore assez morte à ses intérêts, on se donne de la peine infiniment sur ses propres frais ; et tout cela en vérité est peu de chose devant Dieu, ce qui à la suite même trouvera peu sa place dans l’éternité. [...]

J’ai fait tant de réflexion sur ces belles paroles : Intra in gaudium Domini tui [13] ; entrez dans la joie du Seigneur. On ne dit pas : entrez dans votre joie, mais dans celle de Dieu, pour nous montrer qu’il est certain que les bienheureux dans l’éternité seront heureux et pleins de gloire par le bonheur et par la félicité de Dieu. Ainsi en cette vie nous pouvons avoir la perfection uniquement autant que nous arrivons à nous conformer à l’ordre de Dieu et à entrer dans le bon plaisir divin et que, pour y être plus purement, nous quittons tout le nôtre.

Ce principe doit s’étendre non seulement sur ce qui est et ce qui fait notre intérieur, mais généralement sur tout où nous sommes obligés de nous employer ; et l’exécution de cela supposé, nous trouvons en tout ce que nous souffrons et en tout ce que nous faisons, soit pour nous ou pour les autres, une joie continuelle, nous contentant de l’ordre de Dieu et de Son bon plaisir selon que Sa Providence nous la fait rencontrer. [...]

2.43 Dépendance du bon plaisir divin.

[…]Tout devient voie de Dieu à l’âme fidèle à mourir à elle-même par tout ce qui lui arrive et par tout ce qu’elle a de moment en moment. […] Ces âmes n’ont point ou très peu de pratiques; cette fidélité leur sert de toutes pratiques. Elles sont fort calmes : l’abandon et la perte en chaque moment présent leur sert d’ancre assurée. Elles ont peu de différentes lumières en leur oraison, l’oraison et le moment ne devenant qu’un. […]

2.45 Voie à la liberté divine.

[…]...cette divine lumière de foi ayant apetissé, humilié et anéanti véritablement une âme par le rétrécissement, l’aveuglement et la petitesse de son opération [257] et de ce qu’elle faisait en l’âme, la conduit par là dans le large de l’abîme divin, où elle ne trouve de rétrécissement et de bornes qu’autant qu’elle se réserve quelque chose dans la voie précédente de petitesse, en voulant avoir soit lumière ou quelque autre chose, et enfin en voulant et désirant être quelque chose soit dans la perfection ou dans les desseins de Dieu. Si enfin elle se laisse conduire absolument, se crevant sans réserve les yeux et s’arrachant tous les désirs et desseins, elle rencontre l’immensité même sans bornes ni mesure. [...]

2.64 Divine Justice, partage du pur amour..

 [...]...outre qu’Il est infini, il faut par nécessité, selon l’ordre de Dieu, qu’Il nous comprenne en nous dévorant et nous consumant sans que jamais nous Le puissions concevoir. Car comme le Père Eternel, aimant infiniment Son Fils, l’a exposé à toutes les rigueurs infinies de Sa divine Justice sans aucune miséricorde, aussi l’âme aimée du Père Eternel est exposée à [347] la rigueur amoureuse sans miséricorde quand elle est capable de le supporter, même animant toutes choses par cet esprit de justice à notre égard.

Et pour pénétrer plus aisément ce divin mystère de Jésus-Christ, il faut savoir que la divine miséricorde qui est chargée de présents et de témoignages d’amour, de caresses et de tout bien pour enrichir les âmes, est préparée pour les pécheurs et les âmes faibles, qui sont encore peu fortes pour aimer. La Justice divine au contraire est sévère, renfrognée, avare, cruelle, sans société, marchant toute nue, pauvre et vide de tout bien ; et en cet équipage elle prend et se saisit cruellement des âmes destinées à l’amour, exerçant des rigueurs extrêmes plus ou moins, selon que les âmes sont fortes et destinées à un plus pur amour. [...]

Quand une fois l’âme a trouvé le sentier de la divine Justice, elle ne marche plus, mais elle vole. Et sur ce sujet il faut que je vous dise ce que Dieu fit connaître à une personne qui est morte à présent, qui était un miracle de grâce, et qui avait pour partage la divine Justice dans un très grand degré de pureté dont les effets ont été surprenants en elle. Elle me disait que la Miséricorde allait fort lentement à Dieu, parce qu’elle était chargée de dons et de présents, de faveurs et de grâces de Dieu, qu’ainsi son marcher était grave et lent, mais que l’amour divin qui était conduit par la divine Justice, allant sans être chargé de tout cela, marche d’un pas si vite que c’est plutôt voler[14].

2.65 Lumière du fond et de ses effets.

[...] Pour la première, cette lumière du fond, étant la même que la lumière de la foi, est comme un grand jour et à la suite comme un grand soleil qui se lève dans le centre et par le centre de l’âme, dans les parties plus éloignées, savoir les puissances et les sens. Cette divine lumière du fond remplit du premier abord le centre de l’âme [...] dans le fond ce sera un jour serein sans nuage et distinction, ôtant et perdant toute particularité, pour perdre ce fond et centre dans l’essence divine. Cette même lumière se communiquant et débordant sur les puissances, les éclairera en leur manière et les rendra fécondes, [353] selon leur capacité, en lumières divines ; mais cela rarement, c’est-à-dire qu’il est donné à peu, les rendant fécondes du Verbe divin et de l’amour divin, et c’est là qu’est redonnée la liberté pour prier, pour s’élever à Dieu, et enfin pour exhaler en louanges et en amour divin, dont Dieu Lui-même est le principe et la source.

[...] Plus vous vous voyez pauvre, laissez-vous [355] dans cette pauvreté pour tout perdre ; plus vous avez de faim et vous vous sentez éloigné de Dieu, laissez-vous là, car vous en approchez plus, et les efforts que vous feriez pour cet effet vous en éloigneraient.

Qu’y a-t-il donc à faire sinon de vivre en paix et en abandon dans la foi avec certitude, quoique incertain que la foi fera tout ce qu’il faut ; et ainsi remplissant chaque moment et donnant tout ce que la foi demande de vous, insensiblement elle vous conduira, ou plutôt par une manière que Dieu fait, elle tombera dans le repos et le fond deviendra éclairé.

 [...]...qu’un [357] des principaux effets de la foi est de nous tirer de nous-mêmes, en nous ôtant tout ce dont nous sommes le principe et sur quoi nous pouvons appuyer ; et de cette manière nous ôtant peu à peu tout, et nous laissant dans une simple capacité de notre véritable rien, à la suite la foi et la lumière étant suffisantes pour nous remplir de Dieu, tout nous est redonné [...]  cette divine lumière met l’âme dans une simple capacité pour jouir de Dieu, l’âme se contentant, sans contentement, de son rien.

On n’arrive ici qu’après bien des années, car la lumière de la foi, comme une divine maîtresse et une sûre guide, conduit et tient toujours l’âme par la main ; et pourvu qu’elle se laisse crever les yeux pour se laisser bien conduire, elle arrivera assurément au port.

[...]... comme cette lumière du fond est immense et toujours présente, - autrement elle n’y est pas, mais seulement c’est la foi -, cela fait qu’il n’y a rien de plus facile que de faire oraison, l’âme veillant à demeurer en ce repos dans une capacité de Dieu sans rien de distinct, ayant une intime et secrète capacité de s’écouler en Dieu, comme une goutte d’eau en a, étant mise en mer, de se perdre dans cet océan.

[...] Tout cela se donne sans que l’âme en fasse aucun compte. Car elle a cela sans en jouir ; et elle en jouit sans crainte de le perdre ni désir de plus ample jouissance ; tout cela se perd et se fond dans une sérénité ou jouissance qu’il faut avoir pour la savoir. C’est une jouissance sans jouissance, jouissance qui ne dit nulle altération ni multiplicité. L’âme a les yeux ouverts : il est jour sans lumière et l’âme possède sans rien avoir. Tout devient en un non-opérer et en une jouissance sans rien avoir, et en une perte qui incessamment se renouvelle par toutes choses sans perte qui se tienne du côté de l’âme. C’est cette divine lumière qui fait tout cela sans action ni mouvement. Ce fond n’a pas de fond, car il n’y a ni ne peut y avoir de fond ni de terme, parce qu’étant Dieu, Il est sans fond ni fin et est fondement de tout le reste qui suit, comme la divine Essence dans son repos et son unité est le fond des divines Personnes en unité d’un Dieu seul. [...]

2.66 La lumière divine se levant en l’âme.

Ma chère sœur. [...] ...mon âme se sépare, s’écoule et se perd, parce que Dieu la perd en Lui, comme le soleil, se levant et éclairant, perd et fait disparaître les étoiles en [363] perdant leur lumière propre en la sienne, qui est comme immense à leur égard et qui, étant plus lumineuse et plus forte, peu à peu en vient à bout. Elles ne perdent rien pour cela car leur lumière et leur opération particulière est et subsiste plus avantageusement, étant disparue dans cette vive clarté, que lorsqu’elles éclairaient par leurs lumières propres. Il me semble qu’il en arrive autant ici, et que l’âme qui est de cette manière ne perd rien pour oublier toutes choses, et pour n’être plus propre à rien ; et que même aussi les choses et les créatures n’y perdent rien, d’autant que le soin et le travail que l’âme avait à leur égard n’est pas moindre quoiqu’il soit une autre manière. Après tout c’est peut-être paresse et fainéantise ; mais je vous avoue que je ne m’amuse pas à ce discernement : je laisse les choses ce qu’elles sont sans soin, sans désir ni prétention.

Peut-être me direz-vous que je n’ai pas grande peine, cela étant fort agréable. Je vous dirais que plus cela est rien, sec, insensible, perdu et sans expérience que ce soit quelque chose, plus c’est Dieu, et plus Il perd et consomme de cette manière susdite ; et plus mon âme va, ou pour mieux dire, plus Dieu vient, plus Il est nu et insensible. Et je découvre en cette véritable lumière de Lui-même que tout ce que l’on croit très souvent être Dieu, est quelque chose de Dieu et non Dieu. Car en vérité tout ce que l’on peut goûter, voir et sentir, quelque relevé, quelque grand et quelque lumineux qu’il soit, est parfois quelque chose de Dieu, ou comme des miettes qui tombent de Sa table, mais non Dieu. [...]

Vous serez étonnée de cette lecture, et pourquoi je vous tiens ce langage. Je le fais pour deux raisons : la première, afin que vous ne vous étonniez pas que je suis un peu paresseux de vous écrire. La seconde, afin que vous appreniez une bonne fois que vous vous plaignez souvent de votre bonheur, et que vous prenez ordinairement en mauvaise part les caresses que Sa divine Majesté fait à votre âme. Car en vérité, supposé le don de la foi, Dieu ne fait et ne peut faire de plus intimes et de plus cordiales caresses qu’en Se cachant, [365] qu’en Se rendant insensible, et en Se perdant à la vue et à la connaissance de Sa créature. Cependant faute de savoir ce divin secret, l’âme ne correspond pas et désire toujours, cherche toujours, et se plaint toujours de ce qu’elle ne peut trouver ni posséder ce qu’elle a et ce qui se donne plus infiniment qu’elle ne peut et n’a jamais pu désirer ; et faute de le connaître, elle le méconnaît, et quelquefois la personne meurt sans l’avoir jamais connu. Heureuse l’âme et mille fois heureuse qui sait ce secret essentiel ! Et quoique l’âme ne vienne peut-être jamais à en faire l’usage que Dieu désire, Il ne change jamais Son procédé, par bonté infinie.

Quelquefois aussi Il Se déguise à cause de la grande faiblesse de la créature, et lui donne quelque lumière et quelque goût, Se retirant Lui-même ; et cette pauvre ignorante croit avoir trouvé merveille et être beaucoup remplie de Dieu, exhalant en louanges de la bonté et de la miséricorde divine pour son ample communication. Elle ne voit pas que ce qu’elle a, Dieu le lui donne contre Son cœur, et que d’autant qu’elle ne se contente pas du plus, il faut qu’Il lui donne le moindre, à cause de l’inquiétude où est l’âme. Dieu la traitant fort en enfant, Il agit souvent à son égard comme l’on fait avec les enfants : on leur ôte une pomme pour leur donner un diamant de prix ; ils trépignent et font du bruit jusqu’à ce qu’on leur ait redonné leur pomme [...]

Mais ô merveille d’une âme qui sait vivre de la perte et se sait perdre par tout moyen et en tout moyen sans s’appuyer ni se certifier de quoi que ce soit ! Il est vrai que c’est un pays perdu et pour se perdre quand on s’y engage et veut se conduire par ces maximes et qu’on n’a pas le don de la foi. Mais quand on l’a, c’est se perdre misérablement et s’enchaîner que de ne pas se perdre continuellement dans l’obscurité, le vide et l’incertitude. Supposé qu’une âme ait ce don, et qu’elle marche fidèlement, plus elle avance et plus Dieu Se montre en son endroit gracieux et libéral [...]

Quand Dieu donne ce don de la foi aux âmes, elles ne sont et ne vont pas toutes de la même manière. [...] Les unes reçoivent cet lumière de foi et en font usage par quelque don contemplatif, ayant quelque facilité à l’apercevoir et à découvrir ses effets et sa résidence en l’âme, par quoi elles subsistent et agissent et trouvent quelque consolation par l’usage de la foi avec lumière et repos. Ces âmes-là ne vont que lentement quoiqu’elles paraissent faire de grands pas, et qu’il leur semble à elles-mêmes avoir et apercevoir beaucoup de Dieu. Elles vont à pas de tortue, quoiqu’il semble qu’elles courent et qu’elles volent, à cause qu’elles sont appesanties par la contemplation, les lumières et le sensible de Dieu et de Ses dons [...] ces âmes se doivent contenter de leur état, quoique petit à l’égard de celui des autres âmes que je vais décrire. Elles sont admirables, comparé aux âmes que Dieu conduit par les sens et les dons des puissances ; mais quand on les regarde auprès des autres âmes, leurs compagnes en foi, ce sont des atomes et les autres des géants ; ce sont des étincelles de feu et les autres des incendies ; ce sont des bougies et les autres des soleils. [...]

Ces autres âmes, donc, ont dans leur centre un certain secret don que l’on peut appeler un je ne sais quoi, étant un anonyme divin, d’autant qu’il ne se peut proprement nommer ni qualifier, qui les porte et les agite secrètement à désirer Dieu et à L’aimer [...] ...ce sont des âmes que Dieu agite secrètement sans qu’elles le sachent, qui souffrent toujours sans assurance que Dieu y soit, et qui sont toujours de plus en plus vides et dépouillées, sans que Dieu agrée leur donner rien, sinon autant que leur faiblesse succombe. Car leur faiblesse est la mesure des dons, comme dans les autres grâces qui ne sont pas le don de foi, les dons sont la mesure des miséricordes multipliées de Dieu.

Vous me demanderiez peut-être volontiers si ces âmes ont la paix. Elles en ont assurément [...]

3.7 Petites croix. Oraison simple.

[…][19] Elles [les âmes] sont tellement persuadées qu’en cette vie Dieu est quelque chose de grand et d’éclatant, jugeant les choses de Dieu par les choses de la terre, qu’elles ont toujours tout entre les mains et sont toujours tâtonnant pour trouver une chose qu’elles croient n’avoir pas. Et tout cela faute de se bien convaincre [...] que le rien est Dieu [...] Ainsi qui connaît Dieu en cette vie, Le découvre si parfaitement en toutes les plus petites choses de notre état et de ce qui nous arrive, que le soleil n’est pas si aisé à rencontrer au milieu d’une rase campagne en plein midi d’un beau jour d’été, que Dieu Se découvre à une âme fidèle qui se rapetisse en son état. Quand je dis rapetisse, je n’entends pas cela activement mais passivement, c’est-à-dire qui sait se laisser dénuer par toutes les rencontres et les providences de son état et de ce qui lui arrive de moment en moment.

Je sais bien que cette divine lumière que [20] l’on exprime facilement sur le papier n’est pas si facile de rencontrer dans notre état, mais il est bon, dès le commencement,  d’en parler aux âmes, afin qu’étant déjà avancées, elles ne perdent pas tant de temps à courir après les papillons, en laissant la réalité et la vérité qu’ils ont sans la connaître et par conséquent sans s’en nourrir. Ce qui fait que quantité de personnes sont toujours en quête et empressées pour ce qu’elles n’ont et n’auront jamais, et laissent et abandonnent le réel, qui est ce qu’elles ont de crucifiant en leur état et condition ; de cette manière,  elles ne se nourrissent jamais de véritable et solide, qui est ce qui donne Dieu et ce qui dans la suite est Dieu.

[…] Quand Dieu vous donne la paix, recevez-la, car Dieu y est [...] la vraie paix n’est pas essentiellement un calme aperçu, mais bien une situation de notre esprit qui [21] demeure secrètement en l’ordre de Dieu, laquelle situation ou arrêt s’écoule même dans les sens, quoiqu’ils se tourmentent quelquefois par les imaginations, craintes et soins de notre condition [...]

3.15 Expérience de ses misères.

Ne vous étonnez nullement de vous voir enfoncer de plus en plus en vous-même, et de remarquer même votre plus grand éloignement de toute vertu ; ayez patience, car cela aura son effet. Il faut que Dieu vous fasse pénétrer la vérité de ce que vous êtes, avant que vous soyez éclairée véritablement comme il faut; car sans miracle, cela ne se peut faire avant que l’âme ait croupi un très long temps dans ses misères et pauvretés. Assurez-vous que vous n'êtes pas encore au carrefour, où vous trouverez qu'il y a encore bien d'autres misères à découvrir. Tâchez de ne vous pas étonner, mais plutôt de vous posséder par une paix humble dans toutes ces expériences ; et cela supposé, vous verrez que la lumière sortira des ténèbres et la beauté de l'ordure, et que vous trouverez le tout caché dans le fond du rien.

[ ...] Aimez, aimez encore une fois, non persuadée de cet amour par ce que vous avez et expérimentez, mais bien par la certitude que Dieu vous fait donner qu’Il veut que vous L’aimiez par-dessus tout. Si un pauvre petit berger était chéri d’un grand roi, aurait-il raison de ne pas se contenter en y correspondant par amour, disant qu’il est trop misérable et qu’il y a un trop grand éloignement de son état de la dignité d’un roi ; que ses pauvres habits et sa manière maussade ne sont pas propres pour aimer un roi ? Tout cela ne serait pas une raison, ni raisonnable ; car l’amour divin qui nous aime, est la raison qui nous rend dignes de nous élever en amour au-dessus de nous-mêmes et de nos pauvretés, afin de [40] réciproquer et d’aimer sans fin et sans bornes l’Amour infiniment aimable.

[...] Ce que vous expérimentez du secours de Dieu par ma présence, me convainc de la lumière que Sa bonté m’a donnée pour votre intérieur : savoir qu’il recevra grande grâce et grande lumière actuelle par le secours d’autrui, et qu’assurément il vous est nécessaire [15]. [...]

[…] Vous vous ressouvenez bien de ce que nous avons tant de fois dit étant ensemble, savoir que le bonheur de la vie présente consistait à y pouvoir trouver Jésus-Christ dans les providences crucifiantes de nos états. Je vous avoue que cette grande vérité paraît en mon esprit comme une aurore, qui en s'avançant peu à peu, ne change jamais, mais s'accroît toujours et devient un plein jour qui éclaire toute l'âme pour trouver en tout et partout son bonheur, aussi grand que les croix sont grandes. Je prie Notre Seigneur que cette grande vérité pénètre non seulement votre esprit mais votre cœur. [...]

3.28 Dieu Se donnant à l’âme.

[...] Prenez courage au nom de Dieu et travaillez à soutenir cette inclination à n’être rien et à n’avoir rien, car assurément elle mettra un merveilleux calme en vous, retranchant un million de petits soins naturels pour bien des accommodements peu nécessaires. Je ne vous en ai rien dit car j’ai espéré du bon Dieu que Se donnant à vous, bien des choses vous tomberaient des mains. Et c’est là le bien des âmes auxquelles Dieu donne le don de la foi : car mourant peu à peu à elles-mêmes, et ainsi cette lumière s’augmentant en donnant Dieu, tout ce qui n’est pas Lui et dans Son ordre tombe des mains, non par des pratiques forcées, mais par le dedans et le fond de l’âme.

   3.29 Faire régner Dieu.

[95] Il est de très grande conséquence d’être bien convaincu que les allées et les venues de Dieu en notre âme, ne sont pas et ne doivent pas être toujours uniformes et semblables. Il faut par la nécessité de notre imperfection qu’il s’y trouve des hauts et des bas, de la bonace et de la tempête, afin de nous apprendre à marcher également et de pas assuré par toutes ces diversités pour rencontrer notre centre et le terme où Dieu nous désire.

Quantité d’âmes qui désirent de faire régner Dieu sur elles et tendent à leur perfection, n’y arrivent jamais, faute de s’y bien prendre touchant la fidélité qu’elles doivent à Dieu dans les renversements et dans les croix qu’elles portent en Son éloignement, par leurs défauts et par leurs affaiblissements, même volontaires à ce qui leur paraît. Elles croient toujours que la perfection consiste en une certaine droiture et pureté intérieure qu’elles estiment blessées lorsqu’elles souffrent la peine de leurs impuretés et de leurs misères, et ainsi au lieu de marcher toujours par ce moyen, elles s’amusent à rajuster ce qu’elles croient ou tout à fait gâté ou du moins affaibli. Ce n’est point là le véritable procédé. Dieu Se sert bien de la fidélité et de la pureté de vertu car Il est [96] un Dieu de pureté, qui est jaloux de la  nôtre, mais comme Son principal est de régner vraiment en souverain et en Dieu sur nous, Il est très souvent plus honoré par la perte que nous faisons de nous-mêmes en souffrant humblement et patiemment nos misères et en nous souffrant aussi agités d’elles, que par la pureté de vertu qui nous tient en calme, où souvent nous croyons être quelque chose par la faiblesse que nous avons à nous croire et à nous estimer toujours.

[...] Si vous me demandez même sincèrement ma pensée sur ces deux moyens de faire régner Dieu en notre âme, ou par la bonace et la tranquillité en la pratique des vertus, ou par l’expérience de nos faiblesses et même de nos péchés en l’écrasement de nous-mêmes, savoir lequel des deux est le plus avantageux pour le faire régner, je vous réponds qu’il est certain que le dernier le peut plus faire en une heure que l’autre ne le fera en plusieurs mois ; non seulement parce qu’il fait beaucoup souffrir, mais aussi parce qu’il purifie l’âme d’une impureté qui lui est comme essentielle et dont elle ne se peut presque jamais défaire en la vie, savoir de la suffisance et des désirs [98] d’être toujours quelque chose non seulement devant Dieu, mais devant les hommes. […]

3.31 Lumière de foi.

[…] L’âme ayant fait beaucoup de progrès en cette divine présence par le moyen de cette divine lumière et ayant beaucoup trouvé Dieu en elle et l’ayant goûté souvent insensiblement, ce Dieu infiniment amoureux de Sa créature la mène plus avant. Pour cet effet, Il cache Sa présence que sa foi découvrait, et pour lors sa foi augmentant, Dieu substitue Sa Providence au lieu de Sa présence, où il y avait toujours quelque chose d’agréable... [...]

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner durant que les providences ne font que nous écraser et nous moudre sans que nous y voyions goutte : cela se fait afin de crever les yeux de notre propre suffisance et de notre orgueil...

[…] Ne vous étonnez jamais de vos pauvretés, sécheresses et de votre vide de toutes vertus, au contraire animez votre coeur  pour chercher cet Aimable qui Se cache si avant dans la sombre forêt de vos misères, afin que vous perdant en Le cherchant, vous Le trouviez, heureusement pour vous, dans le fond inconnu de votre cœur et de vous-même.      

3.47 Oraison de repos et d’abandon.

Vous ne devez nullement douter que Dieu ne vous appelle à l’oraison de repos et abandon, qui consiste à vous laisser en quiétude entre les mains de Dieu pour faire et opérer en vous et de vous ce qui Lui plaira, de telle manière que le repos et la paix soient votre nourriture continuelle dans l’oraison et hors l’oraison. Cette oraison de repos doit vous séparer et vous faire mourir à toutes choses, non seulement aux extérieures mais aussi aux intérieures, c’est-à-dire aux passions, inclinations et attaches tant aux choses de la terre qu’aux célestes...

[...] Et afin de mieux comprendre l’effet de cette oraison et le dessein de Dieu en la donnant, on peut se servir de cette comparaison pour exprimer admirablement bien ce degré d’oraison : savoir que la quiétude et le repos est semblable à des ouvriers qui jettent en moules et qui font diverses figures de métal ; ils le mettent sur le feu pour le fondre et peu à peu, par l’excès de la chaleur, il perd toute figure et est rendu indifférent à tout, pour ainsi dire, étant entièrement fondu ; et jusque-là il n’est pas propre à être mis en oeuvre dans les moules ; mais dès qu’il l’est, ils en font facilement telles figures qu’ils veulent. [...]

Il faut remarquer que ce repos et cette quiétude a plusieurs degrés qui vont toujours s’augmentant par la fidélité de l’âme, parcourant en quelque sorte toutes ses parties. Au commencement, il est sensible et on le goûte fort bien et avec joie ; peu à peu, ce repos sensible devient plus spirituel et insensiblement il se spiritualise encore, jusqu’à ce qu’enfin il arrive au plus pur sommet de l’esprit et dans le plus pur de la volonté, se dilatant à mesure qu’il se spiritualise, c’est-à-dire qu’il devient plus fort et plus étendu, [206] étant autant dans la sécheresse, dans les croix et dans toutes les actions qui sont dans l’ordre de Dieu que dans la solitude, parce que, perdant le sensible, l’âme devient plus forte et plus capable de ce repos et de cette quiétude vraiment mâle et raisonnable, dont peu d’âmes sont capables ; à moins qu’elles ne soient d’un esprit fort et généreux, pour peu à peu se laisser déprendre du sensible afin d’entrer dans le pur raisonnable où les opérations divines sont dans leur siège.

Une des choses les plus à observer dans ce degré et dans la suite, c’est touchant les défauts que l’on commet, d’autant que selon le sentiment des personnes qui n’ont pas d’expérience, il leur semble que l’on veuille que les âmes soient impeccables et sans défauts, aussitôt que l’on parle d’oraison surnaturelle. Cela n’est nullement vrai : car jusqu’à la consommation parfaite, on doit porter la véritable humiliation de sa propre corruption, qui s’échappe de fois à autre selon les diverses occurrences. Ce que l’âme doit faire en ce degré est de se supporter humblement soi-même et de ne pas se laisser aller au découragement.

[...] C’est comme un jeune ouvrier qui apprend à travailler : il fait beaucoup de choses mal à propos dans l’intention d’apprendre et à la fin il devient savant et maître. On ne saurait assez inculquer, et l’âme ne peut suffisamment apprendre à moins d’expérience, ce qui sera un peu plus tard, combien il lui est important dans ce degré de quiétude et de repos, de se recueillir doucement mais vivement pour combattre ses défauts [...]

Il ne faut pas s’imaginer, comme quelques personnes sans expérience croient, que cette oraison de repos soit une fainéantise stupide qui se nourrit de son secret amour propre : c’est tout le contraire en vérité, car plus l’âme tombe dans le repos et la quiétude, plus elle est affamée de Dieu et réveillée en l’intime d’elle-même pour travailler à sa perfection, conformément à ces paroles du Cantique [16] ou l’épouse dit d’elle-même qu’elle dort à la vérité, mais que son coeur veille, ce repos étant un véritable réveil, qui ne cesse que ce coeur ne contente le coeur de Dieu par sa pureté et par sa fidélité.

3.56 Se voir en Dieu...

Quoique  je ne vous écrive pas souvent, et que je paraisse vous oublier en quelque manière, je vous assure que vous m’êtes toujours présente. On peut en cette vie avoir une autre conversation avec ses amis que par les sens, et de cette manière leur être plus utile. Je vous avoue que l’écriture m’est présentement assez pénible, et que je m’en dispense autant que je puis, n’y ayant que la dernière nécessité qui m’y force. Je n’ai pas moins de peine à aller voir ou à soigner mes amis : ce qui me fait non les oublier, mais les perdre volontiers et les trouver en Dieu. Tout autre procédé dans la vie est dur et ennuyeux quand celui-ci est donné. Et Dieu le donnant à une âme, Il désire infiniment le réciproque, c’est-à-dire l’oubli de celui des sens, par lesquels on parle, on écrit, et on entretient par une conversation autrefois aimable ses amis, afin que conversant en esprit en Dieu, on trouve là non seulement Dieu, mais encore ses amis ; et qu’y laissant perdre son procédé actif, nécessaire à la première manière, on entre dans le silence, le repos et la perte entière de tout [314] pour trouver tout en Celui où non seulement tout est et se trouve, mais bien plus parfaitement. Car en vérité il s’y rencontre une conversation, un parler et un entretien délicieux ; là on n’a pas besoin d’aller corporellement bien loin, pour voir ses amis et leur parler : on les a toujours là ; il ne faut pas une succession de paroles pour s’exprimer, parlant d’une manière qui n’a besoin de ces expressions [17]. Enfin l’on a et l’on fait toutes choses, et l’on trouve tout, selon le bon plaisir de Dieu, mieux et plus avantageusement sans comparaison, que l’on ne le fait par les sens, en allant visiter ses amis, en leur écrivant, et en leur servant comme par le passé ; tout ce vieux procédé est ennuyeux et à charge à un coeur et à un esprit qui est en Dieu et qui L’a trouvé ; et l’on ne demande, selon l’instinct de son cœur, que le repos, l’oubli de tout le créé, et la perte de toutes choses, car par là l’âme se perd et s’enfonce en Dieu et jouit de plus en plus de Dieu dans lequel toutes choses se trouvent, ou pour mieux m’expliquer, qui devient toutes choses à ces âmes.

[...] Je vous dis tout ceci pour vous éclairer sur plusieurs choses : savoir que les âmes que Dieu destine pour Soi, Il les rend capables et propres pour les obscurités et les ténèbres, peu à peu les dénuant ; non par le moyen des lumières [316] , mais par des manières si naturelles qu’il semble à l’âme que ce que Dieu fait en elle, soit de vraies ténèbres de la nature et un défaut de vraies lumières, qui ne peut que la précipiter peu à peu en des péchés et l’éloigner de Dieu. Dieu ne Se contente pas même de donner, et de continuer à de telles âmes ces obscurités qui leur paraissent si naturelles comme j’ai dit ; Il leur donne, au cas qu’elles soient fidèles à se perdre et à mourir, des ténèbres encore plus sombres. Les premières ténèbres leur ôtent la vue de la voie et leur cache Dieu, et par là peu à peu les estropient pour les pratiques des vertus au fait d’une correspondance savoureuse que les actes ont pour l’ordinaire. Ainsi peu à peu cette correspondance, cette facilité pour la vertu et cette douce inclinaison se perdant, l’âme est entourée de ténèbres, ce qui assurément donne lieu à une telle âme, certifiée de la lumière de Dieu en elle, de mourir et de se perdre, poursuivant et se contentant de telle obscurité qui va toujours augmentant. Et ainsi cette obscurité première fait naître l’autre par un défaut de vertu apparent, ce qui est sans comparaison plus ténébreux et par conséquent plus fort pour la perdre. L’âme étant assez forte pour porter le procédé de cette lumière et se perdre par son moyen, en se contentant d’elle et vivant d’elle en son égarement, telles obscurités, égarant cette âme encore davantage, lui font perdre la propriété de ses lumières et de ses voies afin d’entrer dans la voie de Dieu, où l’on ne peut jamais subsister ni marcher sans perte.

Quand donc une telle âme a fait le [317] progrès que ces sortes d’obscurités exigent de l’âme , pour lors Dieu poursuit et l’obscurcit encore de plus en plus par des ténèbres qui non seulement l’égarent en sa voie, mais la pénètrent très profondément, afin que par ce moyen elle se perde soi-même [18]. Les premières lui causent la perte de ses lumières pour la disposer à celle de Dieu et lui faire trouver la vraie lumière. Les secondes lui font perdre son soi-même et pour lors étant accablée de ténèbres, obscurités et sécheresses, un engourdissement vers Dieu, pour la vertu et à l’égard des choses, s’empare de tout l’intérieur de telle façon que tout lui devient à dégoût. Un ennui étrange se saisit de son coeur et de son esprit, elle perd ses inclinations pour Dieu et enfin la nature devient si dépouillée de tout bien, de toute vertu et de tout usage des choses saintes et des actes vertueux, qu’elle tombe insensiblement dans le fond de la nature. Dieu ajoute pour l’ordinaire, au cas que la fidélité se rencontre en cette âme pour s’abandonner en telles épreuves, des surprises assez fréquentes en des fautes conformes aux inclinations naturelles de l’âme : si le naturel est colère, de la colère ; s’il est mélancolique, des tristesses ; si affectif, des tentations impures et ainsi de divers naturels. L’âme n’a pas seulement des tentations, mais très souvent, selon le degré de force qu’elle possède en sa faiblesse, des chutes et même d’aussi grandes que cette force est constante, par lesquelles l’âme est non seulement entourée, mais de plus pénétrée de ténèbres, si avant que ce procédé de ténèbres et d’obscurités va déracinant ce misérable soi-même. [318]

Ici l’âme devient non seulement égarée dans les ténèbres, comme un homme perdu en son chemin étant en voyage ; mais encore elle est réduite à chaque moment dans des précipices, dont la vue continuelle fait véritablement glacer le sang dans les veines, et par nécessité porte une telle personne à sacrifier et à perdre sa propre âme, autant de fois qu’elle a des moments pour faire, malgré elle, réflexion sur soi-même. Quand elle pense se sauver d’un défaut, elle tombe dans un autre ; et plus elle peine et travaille pour arranger son affaire, se contentant en quelque moment de quelque chose qui peut glorifier Dieu, plus elle est toute étonnée qu’elle renverse tout par des défauts imprévus ; plus elle pense s’ajuster et se parer, plus elle se salit. Et tout cela va toujours s’augmentant jusqu’à ce qu’elle soit en vérité réduite au désespoir de soi-même, par une perte qu’elle fait de tout soi, et de toute son opération, pour n’être et ne se mouvoir qu’autant et comme Dieu le voudra.

De vous exprimer les angoisses, les peines et les tristesses mortelles que l’âme souffre, cela ne se peut car ayant en soi un si fort désir de la pureté, et cependant ne faisant que se salir, comment vivre ? Tout le monde, tous les livres, toute la sainteté ne prêche que la vertu et la pureté ; et elle n’est qu’ordure, que défauts et véritables chutes. Que faire ? Il faut qu’elle se perde malgré elle-même ; et cela est si vrai qu’à moins d’un miracle, si Dieu ne prenait ce procédé, jamais Il [ne] déferait l’âme d’elle-même, et elle serait toujours subsistant en elle-même et pour elle-même.

[...] Tout ceci n’est qu’un faible crayon de la vérité que la grâce va opérant dans une âme que Dieu destine pour Lui-même, afin que, par ceci, vous voyiez que vous n’êtes pas au bout et à la fin de vos obscurités, morts, et pertes de vous-même, et que de plus vous compreniez le dessein de Dieu dans ces obscurités où vous êtes, et dans ces misères intérieures et extérieures que vous souffrez.

[...] Il faudrait des discours infinis pour vous dire tout ce qui se passe en ces obscurités et dans ces misères, pour opérer cet égarement, cette perte et cette mort. Mais c’est assez pour vous assurer que les obscurités que vous avez sont bonnes, et que tout le mal que vous y faites, est de vous posséder trop en y voulant remédier, et en vous y soutenant, au lieu de vous y perdre et de vous y laisser à corps perdu ; que tous les défauts et les manquements de vertu, qui vous humilient et vous font petite à vos  yeux, vous causent bien un bon effet, mais non celui que Dieu prétend, qui serait de vous faire sortir de vous-même et de vous perdre vraiment à tous et à toutes choses, quelques bonnes et saintes qu’elles puissent être. Ainsi au lieu d’aller par tous ces moyens que vous avez, ne les croyant pas moyens, vous vous arrêtez à y remédier et vous ne faites rien, ne faisant pas ce que Dieu veut. D’où vient que vous pourriez faire en un jour ce que vous n’avez pas fait en dix années ; et vous pourriez encore plus faire, toute pauvre, toute aveugle corporellement aussi bien que spirituellement, [322] même sans rien avoir, et ne faisant rien qui vaille selon vos vues, en un jour, en vous perdant autant que l’ordre divin vous faite telle que vous m’exprimez.

[...] Dieu veut faire en vous ce que cette bonne femme de l’Évangile (Luc, 15,8) fit pour retrouver sa drachme ; elle démeubla et enfin vida tout, jusqu’à ce qu’elle l’eut trouvée : ainsi Dieu renverse toute votre âme pour la trouver en Lui. Cette drachme est vraiment Dieu dans le centre de notre âme, que l’âme ne peut trouver par autre moyen qu’en vidant et en perdant tout ; et elle ne peut jamais vider ni perdre tout que par le procédé susdit.

Les autres âmes que Dieu veut embellir et purifier en elles-mêmes, ne prennent pas ce procédé car les lumières, l’amour sensible et aperçu, et les vertus purifient et ornent ces âmes pour être agréable à Dieu, qui cependant subsistent toujours en elles-mêmes quoique purifiées et ornées: mais celles que Dieu appelle par l’autre voie, faisant perte de tout leur propre sans l’orner et embellir, le perdent en Dieu, où elles trouvent non leur beauté propre ni leur sainteté, mais la beauté de Dieu et la sainteté de la divine majesté. Voilà la véritable drachme cachée dans le centre de notre âme en notre création, retrouvée et embellie tout de nouveau par la rédemption de Jésus-Christ et communiquée en source par le saint baptême.

[...] Ce qui suit le rien est encore tout autre chose et tout autrement incompréhensible à qui ne l’a expérimenté. Quoi ? Qui pourrait croire que Dieu Lui-même Se donne, et Se donne d’une manière qui n’a plus de bornes et de fin, ni de règle que selon que ce rien, qui a précédé, a eu d’étendue ? Car autant que l’âme a été rien et s’y est perdue, autant la plénitude de Dieu même s’y est écoulée, l’âme par là devenant admirablement appropriée et capable de la plénitude de toutes les divines perfections. Et ayant fait perte de ses puissances, elle trouve les divines Personnes comme sources fécondes qui donnent leurs eaux autant et aussi pures que les puissances ont été anéanties et perdues dans cet heureux rien, lesquelles Personnes divines toujours actives et agissantes, relèvent le néant et le fumier de cette pauvre âme, en un opérer dont on pourrait dire des merveilles. Ce pauvre rien devient agi et agissant par une connaissance et un amour comme infini. Et comme [328] Dieu incessamment Se connaît et S’aime, aussi cette âme, toute vivante par les Personnes divines a Dieu pour objet incessamment et aussi continuellement que ce rien pauvre et misérable a privé autrefois cette âme de toute connaissance et de tout amour pour l’enfoncer dans ses misères et dans son fumier. Tout ceci, qui n’est encore qu’un faible crayon de ce qui suit le rien, paraît autant et encore plus exagérant que ce que l’on dit du rien ; cependant dans la vérité et sincérité, ce n’est rien en comparaison de ce qui en est.

Quand je réfléchis sur la doctrine chrétienne que l’on apprend aux enfants en leur bas âge, je dis en moi-même que l’on apprend peu ces vérités ; on croit les âmes seulement capables de les croire mais non pas d’en jouir, et l’on se trompe. On leur apprend donc qu’il y a un Dieu en trois Personnes, que nous sommes créés uniquement pour Lui afin de Le connaître et aimer. Ne croyez pas, au nom de Dieu, que le dessein de Sa divine Majesté par la Création et par l’Incarnation, soit que nous soyons seulement capables d’une certaine connaissance par la foi qui n’apprend que comme extérieurement ces vérités. Je crois que cela est pour plusieurs qui sont sanctifiés par les connaissances puisées en cette foi ; mais je crois aussi que le grand dessein de Dieu est que plusieurs âmes arrivent dès cette vie à la jouissance de ce pourquoi elles sont créées et que Dieu a gravé dans le centre de notre âme ; et qu’ainsi elles viennent à le posséder et à jouir de Dieu, des Personnes divines et de leur véritable opération, en la manière que la terre en est capable, c’est-à-dire en foi. [329] Autrefois j’ai cru comme de loin ces vérités ; mais je vois présentement qu’elles sont aussi réelles et que notre âme en peut jouir aussi véritablement que tout le monde du commun peut avoir la foi et ainsi, par son moyen, ménager son salut et espérer en l’autre vie la jouissance de ce qu’ils auront cru en cette vie, et dont ils n’auront pas joui. On peut donc véritablement en jouir dès cette vie non en lumière de gloire, mais en lumière de foi et de vérité vivifiée, et ainsi avoir en jouissance ce que le commun n’a qu’en foi et par pensée. [...] Pourquoi pensez-vous à votre avis que je me laisse aller à l’expression de ces choses ? Est-ce parce que je crois que vous y arriverez dans cette vie ? Non ; je ne crois pas que vous passiez votre Rien ; mais afin de vous faire voir la grâce admirable à laquelle Dieu [330] vous appelle ; et que bien que vous ne voyiez et n’expérimentiez durant toute votre vie que pauvretés et misères, et enfin que vous ne soyez rien, ce rien véritable est présentement, quoique inconnuement, et sera après votre mort autant fécond en lumière de gloire, que vous vous perdrez dans cet heureux Rien. [...]

3.57 Multiplicité, Simplicité, Nudité. µµµ

 [...] Ne vous étonnez donc pas si votre âme devient de plus en plus aveugle et faible pour se délivrer des distractions, c’est une marque qu’elle avance. Au commencement la douceur, la lumière et la facilité sont nécessaires, car comme les sens pour lors doivent faire la démarche vers Dieu pour quitter les créatures et l’impur, cela ne se peut que par un moyen proportionné à leur capacité, savoir sensible et matériel ; mais quand cela est en quelque manière effectué, pour lors Dieu, qui ne demande que notre perfection et qui, nous aimant infiniment, nous attire à Lui, donne à notre âme d’autres moyens. L’âme, ne sachant ce procédé, se tourmente et est fort étonnée, car la main qui donne ce présent se cache sous l’ombre des ténèbres, des distractions et des croix, si bien que l’âme devient fort peinée, croyant tout perdre, car elle perd sa sensibilité, sa paix et la possession de ses sens, qui tombent en distractions et dans la peine. Par là Dieu faisant évanouir et disparaître le sensible, insensiblement et en trompant amoureusement [334] l’âme, Il la fait passer du sensible spirituel, de l’aperçu à l’inconnu et de l’assuré par le sensible au très assuré par la foi.

C’est là le procédé de la divine Majesté, qu’Il ne changera jamais jusqu’à la fin des siècles [...]

[...] Mais l’âme, commençant d’être entre les mains de Dieu, n’a qu’à avoir patience et à s’y laisser, et assurément Il la portera où Il la désire. J’avertis seulement cette âme qu’elle ne croie jamais être hors de Sa main pour être en ténèbres et en distractions, mais plutôt qu’elle s’assure bien, sans le comprendre, que de ne point voir, c’est voir ; ne rien avoir, c’est tout avoir ; ne savoir où l’on est, c’est être en assurance et perdre tout, c’est trouver le tout, d’autant que jamais aucune âme n’ira à Dieu et n’y arrivera, et par conséquent ne sera introduite dans cet état de nudité ni le parcourera, que par la foi, et ainsi en ne voyant, en ne goûtant et en n’ayant rien. Une âme arrivée voit cela si raisonnable qu’il n’y a rien de plus clair et facile en la vie, mais [345] pour les âmes qui marchent, c’est tout le contraire : car autrement elles seraient arrêtées, d’autant que, pour lors, être arrêtées, c’est être en lumière, en assurance et posséder sa voie. 1670.

3.58 Degrés pour arriver à la vie spirituelle.

[...] Il y a quatre degrés en la vie spirituelle, et par lesquels l’âme est conduite en cette vie.

Le premier est celui des bonnes lumières et des bons désirs de glorifier Dieu en foi, et de Le faire glorifier en autrui. Et l’oraison de cet état est de plusieurs sortes, car en ce degré il y en a plusieurs subalternes. La première est la méditation ; et quand l’âme y a été fidèle quelque temps, Dieu ordinairement lui départ la seconde, qui est l’oraison d’affection ; et ainsi Il la rend capable de plus de lumière et d’amour pour Lui, après plusieurs fidélités en ce degré qui purifie beaucoup l’âme, particulièrement des choses du dehors. ...

Le second degré qui suit, et qui est comme une récompense de ce premier, est l’oraison passive en lumière, qui n’est autre chose qu’une quantité de lumières divines données de Dieu dans les puissances ; et leur effet particulier est de les purifier, en leur faisant voir la beauté de Dieu et la beauté de la vertu, leur donnant quantité de éclaircissements sur la voie d’aller à Dieu. L’âme croit être à la fin de la journée quand elle est ici, parce qu’elle voit quantité de belles choses que l’esprit comprend ...

Ce troisième degré est commencer à entrer dans l’intérieur du temple, je veux dire de Dieu même ; et pour cet effet Dieu lui soustrait ses lumières, ses goûts et les désirs de Lui. Avant ceci elle ne voyait dans ses passions et puissances que des immortifications et petites saillies ; mais à présent il lui semble que toutes ses passions sont vivantes...

Que doit faire une personne en cet état ? Rien que de mourir passivement. Car cette divine lumière obscure lui fera voir et sentir les péchés de son âme, l’impureté de ses puissances, l’éloignement que le fond de son âme a de Dieu ; elle lui fera expérimenter jusqu’aux moindres défauts et sera pour elle une continuelle gêne et obscurité, jusqu’à ce qu’elle ait tout fait mourir en elle. Qu’elle ne combatte point tant, mais plutôt qu’elle se résolve à tout ; cette résolution n’est que le commencement ; il faut venir à l’effet.

Combien pensez-vous que cette mort est longue ? Cela est prodigieux. Mais peut-être me direz-vous: « Afin d’avancer cette mort, dites-moi à quoi je dois mourir ? » Ce n’est pas vous, chère soeur, qui vous devez faire mourir, c’est Dieu qui a pris possession du fond de votre âme. Soyez donc comme un agneau à qui l’on coupe la gorge ...

Après un long temps de mort, et que l’âme y a été bien fidèle, et y a bien souffert ce qui ne se peut dire, par la purification de son [351] intérieur selon toutes ses parties, mais comme en bloc et en confusion, car la lumière y est générale ; Dieu lui ôte encore toute la dévotion qu’elle avait...

...Je voudrais bien vous parler un peu de la vie qui suit cette mort ; car Dieu ne tue que [355] pour donner la vie ; Il ne prive et ne dénue que pour remplir et même en surabondance...

3.60 Avis pour l’état de la foi nue.

... Laissez-vous donc être de moment en moment comme la Providence vous veut, et comme vous êtes. Si vous êtes crucifiée, soyez-le ; si vous ne l’êtes pas, soyez de cette manière ; si vous agissez, agissez ; si vous êtes en solitude, de même ; si vous êtes éclairée, voyez ; si vous êtes en ténèbres, demeurez ici ; et ainsi contentez-vous de toutes choses.

... N’avez-vous jamais pris garde à l’opération du soleil durant l’hiver ? Elle est presque inconnue ; tous les beaux ouvrages sont enfouis en terre ; et il semble qu’il ne fait ni ne produit rien. Cependant ayez patience, labourez et semez ; et vous verrez dans la suite que le printemps commençant, chaque chose qui semblait comme morte, revit d’une manière [368] qui charme le monde, et fait voir que le soleil était et opérait incessamment, mais selon cette saison ; et qu’une autre saison venant, le soleil qui était caché dans les nuages, dans les pluies et les froids, et par conséquent dont l’opération était fort cachée et obscure, se découvre et fait voir non seulement sa charmante beauté par les beaux jours et sa continuelle présence agréable, mais encore son opération merveilleuse qui couvre et parsème la terre de tant de diverses fleurs.

... Les créatures qui n’ont pas expérimenté la force, l’étendue et l’efficacité de cette opération (d’autant qu’elles n’ont pas expérimenté Dieu en unité) ne peuvent jamais comprendre d’autre opérer que le distinct sensible [373] et spirituel, par la raison qu’elles n’ont jamais goûté Dieu, ni peut-être entendu parler de Lui que par Ses effets et non en Lui-même et par Lui-même.

...§ ...Cette obscurité si grande, ces ténèbres si épaisses, cette sécheresse si étendue, et ce rien en tout point, se terminent en ce beau jour de l’éternité, non hors d’elle, mais en elle, et font trouver cette plénitude en Dieu même. Et enfin cette pauvre personne qui semblait aux autres et à soi-même ne rien faire et être inutile, voit qu’en s’humiliant, en s’appauvrissant, en se détruisant, ou pour mieux m’exprimer, Dieu faisant tout cela en elle, elle est devenue infiniment opérante, dont je ne dis mot présentement, n’étant pas le temps. Il me suffit de dire que son âme devient comme une glace où elle voit l’unité de l’essence divine et la Trinité des personnes ...

Quelqu’un me pourrait dire que cela est trop relevé et qu’il ne faudrait ni parler ni écrire de ces choses-là. Pour moi je trouve tout le contraire et j’ai une très grande reconnaissance pour ceux qui en ont parlé, d’autant que cela rassure [19]. Et de plus il n’y a rien à craindre car quoique cette grâce soit grande et le commencement d’une très grande, elle est plus facile infiniment que les commencements, je veux dire pour l’avoir et en jouir. Et il ne faut pas appréhender que telles choses si hautes causent de la vanité. C’est une tromperie de ceux qui ne sont pas expérimentés, et qui ont pris pour la vérité quelque idée d’une imagination faible puisée dans quelque livre, car si la vérité paraît, l’humilité, la mort à soi et le désir d’être inconnu vont de pas égal avec cette grâce : si cela n’est pas, c’est une idée et non la vérité.

... Il est certain que jamais les âmes n’iront ni arriveront ici qu’autant qu’elles seront humbles et petites : c’est pourquoi je défie qui que ce soit de s’y mettre s’il ne prend cette route. Mais s’il la prend, assurez-vous qu’elle est plus facile que l’on ne pourrait jamais le croire, Dieu étant une bonté infinie qui ne demande qu’à se communiquer et un soleil qui souffre de ne pas donner ses divins rayons aux âmes créées pour Lui. ...

Je ne saurais assez vous dire deux choses que je crois d’une conséquence infinie. La première, que l’âme qui est conduite par le don de foi en perte de Dieu, ne doit jamais s’arrêter sur le jugement qu’elle porte de soi, d’autant que, ne voyant et n’expérimentant que sa mort, sa perte et son néant, elle ne peut qu’être abattue et rabaissée par un tel jugement, ce qui lui peut nuire au cas que cela la porte à s’assurer par quelque chose de perceptible, quoique très secret.

Car si l’âme est assez forte pour ne pas se mettre en peine du jugement que son esprit propre fait de son état par la pauvreté qu’elle porte et sur ce qu’elle expérimente de misères, tant intérieures qu’extérieures, ce jugement, au lieu de lui nuire, lui servira beaucoup, n’étant pas assez d’être perdue et dans le néant devant Dieu et les créatures qui remarquent peu de bien et de choses relevées en elle, mais encore en son propre jugement, ce qui est le meilleur, étant ce en quoi nous vivons le plus, par quoi nous subsistons davantage en nous-mêmes et ainsi qui empêche beaucoup et sans remède notre perte et anéantissement en Dieu.

Mais bien doit-elle absolument et inébranlablement s’arrêter au jugement que quelque personne beaucoup expérimentée en cette voie [385] aura fait de sa vocation, de son état et du degré où elle en est.

... Je crois pour tout assuré que Dieu ne manquera jamais, au cas qu’une âme ait vocation pour cette grâce, de lui adresser quelque personne éclairée pour la certifier. Car il est de Sa divine Providence, infiniment amoureuse, [386] de faire avantageusement réussir cette semence divine ; et comme Il sait que, sans cette divine Providence, ordinairement elle ne peut réussir, aussitôt qu’Il la donne, Il ordonne tel moyen, lequel est trouvé par telles âmes diversement, tantôt d’une manière tantôt d’une autre. Vous pouvez voir et remarquer cela en sainte Thérèse, en Taulère, en ce qu’en dit celui qui lui fut envoyé de Dieu [20] ; et en un nombre très grand d’autres rencontres qui vous marquent cette vérité. ...

3.62 Perte totale pour trouver Jésus-Christ.

 [395] Je vous réitère encore une fois que vous alliez sans assurance et qu’il suffit que vous viviez en abandon sans abandon, en simple vue sans vue très souvent, car toutes ces distinctions se perdent, soit par la conduite de Dieu en obscurité et impuissance, soit aussi par votre faiblesse naturelle. ...

La voie donc pour aller à Lui est perte, obscurité et ténèbres : en approcher est tomber ou approcher de l’abîme, où le cœur et toutes choses manquent et le sang gèle dans les veines de frayeur ou plutôt d’assurance de sa perte totale. […]

 [397] Vous me direz peut-être que peu parlent de cela et que, pour l’ordinaire, on établit l’oraison et la voie de Dieu, spécialement quand on approche de Lui, dans la jouissance. Et que s’il y a des obscurités et des ténèbres, elles sont passagères, mais que Dieu prend plaisir à donner de bons repas de fois à autre, aux âmes qui Le servent ! Je vous réponds que cela est vrai pour les âmes que Dieu ne veut point réellement à Lui et qu’Il tient comme quelque domestique : mais pour celles qu’Il destine à Son intime union, plus Il les destine à un grand degré, plus aussi assurément, Il les conduit de la manière susdite. […]

3.64 Anéantissements et leurs effets.

... Le premier néant est un don de Dieu par lequel nous sommes appropriés pour les lumières de Dieu et pour les dons : une certaine humiliation [408], un appauvrissement, un apetissement de soi-même, sans quoi l’esprit humain n’est jamais capable du découlement de la grâce, car par l’orgueil et par la suffisance, le coeur humain est si rempli qu’il est impossible qu’il y entre rien autre chose. C’est pour cet effet que Jésus-Christ a paru en tout si pauvre, si petit et si rien, qu’Il a été méconnaissable, à moins d’une lumière spéciale du Saint-Esprit. Il conversait avec le monde et l’on ne Le connaissait pas ; au contraire on était éloigné de Le connaître par Son maintien et par tout ce qui paraissait en Lui, qui n’avait rien que de très petit et humble. Et voilà le premier néant qui dispose l’âme aux divines lumières, sans lesquelles il est impossible que l’autre néant, où Dieu Lui-même habite, survienne en une âme ...

C’est pourquoi Dieu ayant dessein de disposer un coeur à être Sa demeure par le néant parfait, Il dispose ce coeur par un million de lumières divines et d’autres grâces pour s’anéantir et s’humilier sur l’exemple de Jésus-Christ, ne voyant rien de beau que Ses humiliations, Ses petitesses et Ses pauvretés, ce qui insensiblement lui cause une disposition intérieure de néant et d’onction pour le néant.

Par là l’âme étant très fidèle aux diverses lumières divines de Jésus-Christ, elle est peu à peu purifiée d’un million de souillures et d’ordures qui la rendaient incapable du repos et de la quiétude, que les dons divins mettent en l’âme. Car il faut savoir que si nous étions retournés [409] à notre rectitude première, nous nous trouverions dans un merveilleux repos, et cela par l’approche de notre centre ; et tout au contraire plus nous en sommes éloignés, plus nous sommes, par une nécessité malheureuse, dans le trouble, sans jamais nous pouvoir calmer ni nous pouvoir mettre en repos qu’en nous approchant de notre centre par notre rectitude.

C’est pourquoi l’âme commençant à sentir l’approche de Dieu par ce don surnaturel, commence à tomber dans ce premier néant, qui est un commencement de repos, dont l’âme jouit peu à peu et par intervalles, par l’approche de cette divine lumière ; et c’est là où commence la passiveté de lumière qui ne peut jamais arriver à une âme que par le néant en lumière ; et ainsi à mesure que l’âme est apetissée par la succession de lumières, et qu’elle tombe dans le néant, elle arrive au repos et à la passiveté, laquelle en tout ce degré premier consiste en un repos calme et serein, recevant les lumières divines de Jésus-Christ, conformément à tout ce qu’Il a été durant Sa vie, soit à l’égard de Son Père, soit vers les hommes.

µJe l’appelle lumière qui sort du visage de Dieu, pour exprimer que ce n’est pas une approche de Lui-même, comme dans l’autre néant qui succède ; mais bien un éclat qui est une vraie ressemblance de Dieu, où l’âme goûte quelque chose de Dieu, qui lui donne un goût qu’elle ne peut exprimer et qu’elle ne peut comparer à quoi que ce soit : elle n’a rien et il lui semble qu’elle a tout en ce moment passager. Prenez garde à ce qui arrive lorsqu’une personne envisage un miroir : son visage paraît lui-même en cette glace, et cependant il n’y a rien et il n’y demeure rien, aussitôt que la personne se détourne. Il en est de même de ces lumières de foi nue : cette sorte de néant qu’elles causent agite en repos merveilleusement l’âme, et elle se voudrait défaire d’elle-même ; cependant elle n’en saurait venir à bout et elle a une inquiétude amoureuse mais paisible, par laquelle elle se défait de soi-même, sans pourtant en venir à bout ; et elle retombe toujours par résignation en son premier néant. Si bien que la succession réitérée de ces sortes de lumières font un néant successif en elle, qui lui donne un très grand bonheur, mais plus en désir qu’en effet, ne faisant voir Dieu et jouir de Dieu qu’en passant.

Le grand contentement de telle âme, c’est de parler souvent du néant en lumière divine ; et elle ne peut se rassasier d’en parler et d’exprimer les traits de ce qu’elle a vu et qu’elle n’a pas.

[413] Ce néant donne des inclinations pour Dieu très grandes et met l’âme dans une passiveté bien plus pure, plus nue, et plus perdue que le néant précédent ; ce qui est cause que sa situation ordinaire est de se laisser en passiveté pour être dans ce néant et, au défaut de ce néant, elle reçoit en résignation l’autre.

Quantité d’âmes demeurent en celui-ci sans passer outre dans un néant plus parfait, étant une idée très parfaite de Dieu non dans les sens, mais en foi nue dans l’esprit et qui approche passagèrement du centre.

[…] Le troisième néant est celui où Dieu même Se donne, car comme l’homme est uniquement créé pour Dieu, il est impossible d’arriver à la fin de Sa création que par ce néant, par lequel l’on vient à jouir vraiment de Dieu.

Ce néant ôte à l’âme la capacité de se repaître et de se pouvoir contenter de rien moindre que Dieu : c’est pourquoi les lumières, les goûts et le reste, par lesquels Dieu avait coutume de Se donner, s’effacent tellement peu à peu de l’âme, qu’il lui est impossible de les goûter et de s’y pouvoir arrêter pour peu que ce soit. Il faut toujours par nécessité et par un instinct de ce divin néant, qu’elles fendent la presse de toutes choses, pour pouvoir trouver la situation de son esprit et de son cœur ; c’est pourquoi ce néant ne donne pas comme les précédents, l’inclination à s’élever à quelque chose que l’âme n’a pas ; mais il met plutôt en l’âme une inclination à n’être rien et à défaillir, au lieu de s’élever, qui suppose un être. Car le vrai néant auquel Dieu correspond par Lui-même, s’opère toujours par le non-être et peu à peu ce non-être se va augmentant ; c’est pourquoi les lumières, les goûts, etc., par lesquels l’âme se soutient en être, ne sont pas ôtés tout d’un coup mais peu à peu ; et par cette privation successive, insensiblement Dieu dérobe à l’âme à l’âme son [415] propre être, devenant le principe de ce qu’elle est ; et à mesure que Dieu lui ôte la nourriture, Il lui ôte la vie propre et insensiblement Il devient le principe d’une nouvelle vie en l’âme, laquelle vie ne paraît que très longtemps après que l’âme a passé le néant privatif, car, afin de m’expliquer, je me servirai de ce terme de privatif et de communicatif.

Je nomme privatif le commencement de ce néant car comme par ce divin moyen Dieu veut ôter à l’âme son soi-même pour Se mettre en sa place, un très long temps l’âme ne sent et ne voit que ce qu’on lui ôte, sans voir rien que l’on remplace, de manière qu’en l’oraison et hors de l’oraison (car ici tout doit être égal), l’âme ne s’aperçoit de rien sinon que son rien s’augmente, c’est-à-dire qu’elle tombe toujours d’un rien dans un plus grand rien plus pénible que le premier, et ainsi de rien en rien, de peines en peines qui se succèdent, ce qui fait que l’âme n’a d’autre inclination que de demeurer là, sans se pouvoir aider, comme une personne bien malade qui ne saurait être secourue, dont la mort vient insensiblement.

Ce rien et ce néant est peu à peu la perte de son soi-même, l’âme n’étant plus le principe de son être ni de son opérer pour quoi que ce soit ; et Dieu causant ce rien, par le centre et principe de la créature, S’y insinue sans qu’Il soit ni vu ni goûté. Tout ce que l’âme sent, c’est qu’on la prive de tout, non seulement du dehors, mais encore vraiment de soi-même, Dieu devenant le principe de son soi-même ; ainsi selon que le néant communicatif doit être grand à la suite, cette privation [416] est grande et ce néant privatif est grand.

Je nomme ce néant privatif, non que Dieu prive l’âme effectivement, car dans cet état même Il donne ; mais l’âme ne voit et n’aperçoit nullement ce qu’on lui donne, et elle ne voit et ne sent que la privation qui est fort pénible, car elle se voit ôter tous les jours de plus en plus jusqu’à ce qu’enfin elle n’ait plus de soutien en aucune créature ni en elle-même, et par ce moyen elle tombe en Dieu.

[…] Là l’âme par ce néant devient en Dieu ce qu’une goutte d’eau est dans la mer quand elle s’y perd, car ce néant tirant l’âme de son propre que le péché lui avait communiqué, tire l’âme d’elle-même et du particulier et ainsi la fait découler et perdre en Dieu.

Et comme l’âme perd son soi-même en perdant le particulier qui la faisait subsister en elle-même, aussi trouvant Dieu et subsistant en Lui par ce néant, elle ne Le trouve pas comme quelque chose dont elle jouisse, mais plutôt elle en est possédée en perte totale de soi.

[…] Il est très certain en ce troisième néant que Dieu S’y donne Lui-même. Quand Il a anéanti l’âme un très long temps par Sa communication générale, pour lors Il fait une communication particulière des Personnes divines, quoique toujours dans sa générale, car Dieu ne donne jamais ce néant que par un abîme général et tout particulier ; et cet état est toujours cet abîme général sans fond. C’est pourquoi la communication des Personnes divines est toujours un abîme général ; et en cet abîme, le néant que j’ai appelé communicatif [419] commence, qui est de trouver vraiment le sein du Père éternel comme le centre où l’âme tend comme à son centre. De dire ce que c’est et comment cela est, c’est un abîme ; il suffit que cela est et que l’âme s’y trouve par son néant en un repos qui est et devient sa vie plus délicieuse que tout ce qui se peut jamais exprimer ; et cela par un repos et un commencement de rencontre qui fait son bonheur, ce qui anéantit encore infiniment l’âme.

Là le néant augmentant sans fin, l’âme entend, sans entendre, à sa mode, un très profond parler, qui est la génération du Verbe, et qui est le don de la divine Sagesse en son pauvre néant. Et comme l’âme avant cela n’était rien et que c’était son bonheur, ici, sans sortir de son rien, au contraire son rien augmentant à l’infini, l’eau de la divine Sagesse s’écoule, qui rend l’âme beaucoup féconde.

De là insensiblement s’écoule l’amour, et l’âme entend en son néant que ce n’est pas un amour produit par ses puissances comme au commencement, mais que c’est un amour tout différent, et que vraiment c’est la communication d’un amour dans lequel et par lequel l’union commence. […]

3.69. Réponse à la lettre […] écrite de Canada.

Mon très cher frère.

[...] Ce qui est tout différent en la lumière du centre, d’autant qu’aussitôt qu’elle commence, elle fait naître le calme en l’âme, et son augmentation est l’accroissement du repos. De telle manière que l’on peut par là juger quand la lumière des puissances finit et que celle du centre et de vérité commence, d’autant qu’un certain repos et calme se saisit de l’âme, ce qui lui donne un certain assouvissement, qui ôte peu à peu, ou fait disparaître cette multiplicité anxieuse, cette faim et ces désirs de Dieu et des choses saintes. Quand l’âme s’entend en ce passage, elle ne se donne pas de peine, [477] mais plutôt elle laisse peu à peu évanouir ses désirs et ses lumières multipliées et distinctes, pour donner lieu au calme et au repos qui commence, lequel s’accroissant insensiblement dénuera, simplifiera et perdra les puissances en cette lumière uniforme et nue, l’âme n’ayant pour toute activité et pour tout distinct qui l’assure, que le calme et le repos dans lequel elle se laisse aller, sans savoir ce qui s’y fait ou ce qui ne s’y fait pas.

[...] L’effet donc particulier de la lumière du centre en vous, et aussi l’effet général, est la mort et la perte de vous-même : tous les préceptes et tous les conseils sont réduits à cette exécution. Car comme la lumière du centre ou de vérité est toujours en unité et a toutes choses en un, aussi son effet en la créature n’est point multiplié, mais un : ce qui s’exécute vraiment par la mort et la sortie de soi, de ses inclinations et de son propre esprit, non par une pratique multipliée comme en la lumière des puissances, mais par cet unique, mourant à soi.

µDès que la lumière du centre commence, les yeux de l’âme commencent d’être ouverts pour voir et pour poursuivre Dieu, quoiqu’ils ne voient et n’aient rien ; et par là insensiblement Dieu élève l’âme en repos et en paix et Il la tire de la multiplicité des dispositions et de la diversité des passages qu’elle avait accoutumé d’avoir en manière d’objets, pour le poursuivre infatigablement, bien qu’en se reposant. Ce [480] que vous remarquerez qui ne se peut jamais faire qu’autant que l’âme s’outrepasse soi-même et ses inclinations pour tomber peu à peu dans la mort de tout le connu, aperçu et goûté, l’âme courant après un certain inconnu qui l’attire infiniment plus, quoiqu’en secret et en silence, que ne faisaient tous les brillants particuliers. Ici les objets manquent, même Dieu comme objet.

 L’âme ne peut avoir de cesse, d’autant que c’est Dieu qu’elle poursuit et par un moyen si général et si nu qu’elle n’a qu’à mourir peu à peu, et elle fait toujours ce qu’il faut. Elle n’attend rien de particulier en elle pour faire oraison, ou pour se disposer à quoi que ce soit. Elle doit être certaine que cette lumière du fond et du centre de l’âme ne s’éclipse non plus, ni ne peut non plus s’éclipser, que Dieu peut quitter une âme. Les vicissitudes sont passées, les lumières des puissances finissant : ainsi l’âme ne doit rien attendre pour se mettre en oraison, ni ne doit rien avoir pour la continuer, mais elle doit supposer sa lumière toujours présente et mettre les yeux de son âme en elle. Et elle verra assurément, sans voir, et elle aura sans rien avoir de distinct, et Dieu travaillera et fera en elle ce qu’il lui faut sans apercevoir son opération, car Son opération est une non-opération à notre mode, c’est-à-dire une opération en repos et une multitude de choses en unité. Cette divine lumière donc qui ne peut être expliquée ni déclarée que par telles choses d’expérience, et non par la qualité des choses qu’elle produit, va travaillant toujours incessamment, autant que l’âme se laisse mourir, non par effort qu’elle fasse, mais [481] par la vertu efficace de cette simple lumière uniforme et divine.

Je dis non par effort qu’elle fasse, pour exclure tous les efforts particuliers par actes, aspirations, élévations et intentions: car elles ne sont plus de saison, et l’âme y doit mourir peu à peu pour se laisser écouler insensiblement dans l’opération divine, qui dans l’âme en cet état est toujours en acte pour élever l’âme, pour la purifier et pour la perfectionner selon le dessein éternel de Dieu. Cette cessation d’efforts consiste donc en la perte de ces choses, mais non en la cessation de la générosité avec laquelle l’âme doit poursuivre Dieu ; car elle est toute autre, non en agissant vers Dieu, mais en mourant et perdant son soin, ce qui consiste proprement à peu à peu ne faire plus les choses par soi-même et à ne les quitter par soi, mais à les faire et quitter par un principe divin qui est toujours présent à l’âme pour, par lui, faire et ne pas faire ce qu’il faut à chaque moment.

Si bien que cette lumière centrale quoiqu’elle ne demande du côté de l’âme que la mort seulement, elle demande cependant tout. Car comme elle donne tout, elle exige le tout, mais en sa manière : c’est-à-dire que, comme Dieu est notre premier principe et qu’Il a mis en nous Ses merveilles en nous faisant à Son image, et comme nous sommes déchus de cet état en réfléchissant sur nous et en voulant nous posséder et en nous possédant et ainsi en devenant le principe de nos volontés, de nos désirs, de nos pensées et de tout le reste, jusques où notre libre arbitre a pu aller, il faut par nécessité, afin que Dieu [482] rentre tout de nouveau en possession de tout notre être et de tout nous-mêmes selon qu’Il nous a créés [...]

L’âme donc ici n’a point de pratique particulière; mais elle a seulement une attention générale pour ne rien faire par soi-même et ainsi, soit à l’oraison ou dans l’action, pourvu qu’elle soit fidèle en ceci, tout est en bon ordre, d’autant que Dieu ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment, selon l’exigence et la nécessité de l’état où l’âme est.

Si elle est en oraison, elle n’a qu’à se laisser doucement entre les mains de Dieu, se contentant de ce qu’Il lui donne et se laissant peu à peu de cette manière écouler et perdre dans Son opération inconnue ; et ainsi elle fait tout ce qu’il faut. Je dis inconnue, d’autant que l’âme doit faire peu d’état de tout le connu en cette lumière du degré du centre, puisque tout le connu est expérimenté, quelque [483] excellent qu’il soit, et toujours infiniment moindre que l’inconnu en Dieu ; d’autant que le connu est en la créature et l’inconnu en Dieu. Qu’elle passe donc doucement et en repos son oraison et elle verra à la suite et peu à peu que l’opération de cette divine lumière est infiniment plus efficace pour faire sortir l’âme de soi et la remettre en Dieu que n’ont été toutes lumières précédentes des puissances.

L’âme trouve aussi que c’est proprement par cette lumière et en cette lumière qu’elle commence à voir et à découvrir son néant, et à avoir des instincts et des inclinations comme substantiels de sa bassesse et de sa petitesse, commençant à voir véritablement que toutes les lumières précédentes des puissances ont bien fait voir quelque chose de ses misères, mais en cachant toujours le fond de la propre corruption ; d’autant que ces lumières étaient données dans le propre de l’âme, et ainsi elle voyait toujours ce qu’il y avait de plus propre [21] dans la créature. Mais celle du centre étant reçue hors de l’âme, c’est-à-dire dans le centre, et introduisant en Dieu, elle découvre la vérité telle qu’elle est. Si bien que plus cette lumière s’augmente, plus le centre de la propre corruption se fait voir, et plus le néant de la créature se découvre, de telle manière que ces deux choses se correspondent et vont de pas égal. Ainsi à mesure que la lumière du centre augmente, la découverte du néant de la créature se fait, ce qui ne peut jamais être que par cette divine lumière. [484]

 µ[…][485] N’avez-vous jamais pris garde qu’il est impossible à une personne de voir son visage soi-même ? Il faut qu’elle le voit dans quelque glace. Or Dieu est le véritable miroir, dans lequel nous nous pouvons voir certainement et sans fausseté. […]

§

Je voudrais finir, mais il est vrai qu’au même temps je ne le puis. Il faut donc que je vous dise encore qu’il est à remarquer que la lumière du centre tirant l’âme, comme je vous ai dit, à la mort de soi, l’élève au-dessus de son procédé qui est toujours distinct et en images, pour lui en donner un tout nu sans image, sans distinction, et par une manière toute générale, lui faisant trouver peu à peu les choses en la manière de Dieu ...

Où il faut remarquer que la lumière divine centrale et lumière de vérité, quand elle a commencé à se donner, se donne du premier abord en général, pour rectifier l’âme propre, et pour peu à peu la tirer comme vous venez de voir, de ses sorties hors d’elle et par elle, afin de la réduire peu à peu en son unité propre. Ainsi ce commencement de communication de la lumière du centre se termine en une communication générale, nue, sereine et très simple, faisant cet unique effet susdit, de remettre l’âme en son unité, c’est-à-dire en l’unité de l’âme. Car ensuite que la lumière divine a effectué en l’âme cette unité et qu’elle a réduit tout en nudité et simplicité, il ne faut pas croire que la lumière divine s’arrête là, supposé la fidélité de l’âme et le dessein de Dieu. L’âme ne commence là qu’à être en état de poursuivre les grandes démarches de la lumière centrale dont la première démarche est de trouver l’unité de Dieu ; d’autant que l’âme étant réduite par la lumière divine en son unité, elle est en état d’être élevée par la lumière divine en l’unité de Dieu où elle commence à trouver toutes choses, comme vous verrez plus amplement.

Il faut remarquer en passant que durant cette démarche générale de la lumière du centre, l’âme ne doit pas prétendre de retrouver encore en elle tout ce qu’elle a perdu et ce qu’elle perd, comme il est dit ; il suffit qu’elle soit assurée qu’en sa nudité, en son calme et en sa perte, toutes choses sont, et elle sait tout : car il faut bien prendre garde à la suite à ne vouloir pas retrouver les choses autrement que chaque degré porte et les doit redonner. [497]

Il faudrait  ici poursuivre comment cette admirable lumière centrale, ayant mis l’âme en son unité, ne cesse pas sa course, mais plutôt la commence en quelque manière, pour donner et communiquer l’unité divine. Je dis « commence », d’autant que tout ce qui s’est donné et ce qui s’est fait jusqu’ici, n’a été que pour rendre peu à peu l’âme capable de Dieu, et c’est en la communication de Son unité divine que commence ce grand et admirable don de Dieu même.

[...] Or cette révélation ne se fait pas, comme l’on comprend que se font ordinairement les révélations, par le dehors, par son de voix ou par intelligence divine : nullement, mais bien par une révélation si intime que rien ne le peut être davantage ; d’autant que l’Unité divine, étant et possédant le plus intime de nous-mêmes comme notre premier principe, et qui est la base, le soutien de tout, le fait entendre par le plus intime, et ainsi se révèle d’une manière surprenante par un silence admirable. C’est pourquoi l’âme qui sait par son centre le mystère, n’y correspond qu’en paix et silence [502] qui la font défaillir suavement à elle-même, comme nous voyons qu’une eau qui s’écoule en la mer, se mélange et se perd en la mer, sans plus se pouvoir retrouver. […]

3.70. Réponse à la précédente. Dieu tout en l’âme.

 [...][506] Soyez donc au nom de Dieu fidèle, non à faire quelque chose, d’autant qu’il n’est plus temps, mais à ne rien faire par vous-même, et à mourir de cette manière incessamment, prenant tout de moment en moment et par le moment, qui sera toujours rempli de tout ce qu’il vous faudra, tant pour honorer Dieu et lui rendre vos devoirs, que pour bien faire ce que vous devez faire à chaque moment.

Où il faut remarquer un grand et important principe, savoir que comme Dieu est pour Lui-même et par Lui-même tout ce qu’il Lui faut pour Se béatifier Soi-même pleinement, sans avoir besoin que de Lui ; aussi est-Il tel pour la créature. Je dis pour la créature, d’autant qu’Il est son centre, sa perfection et son bonheur ; par sa créature, d’autant aussi que la créature sort de Dieu comme une émanation qui a toute Sa perfection, non seulement en Sa ressemblance et en Sa jouissance, mais encore en ce que la créature se laisse réfléchir vers son Créateur qui en lui donnant l’être et tout ce qu’elle a de moment en moment et le lui communiquant, retire [sic] à Soi ces mêmes dons, c’est-à-dire toute Sa créature, comme vous voyez que le soleil se communiquant par ses rayons, les fait retourner vers lui par des douces vapeurs, d’autant que tout ce que Dieu fait, Il le fait pour soi-même. Et ainsi la créature mourant à soi et ne s’appropriant rien par sa propre opération, reçoit purement de moment en moment ce qu’elle est et pour quoi elle est et ce qu’elle doit opérer; et par cette même opération divine par laquelle elle reçoit [507] cela, elle reçoit aussi force et faculté pour retourner vers son principe. Ainsi une âme qui a peu à peu appris à mourir à elle-même en quittant son opération propre, se rend capable de l’opération divine, qui est de moment en moment ne manque jamais de lui donner tout ce qui lui faut […]

[…][509] Ce que l’âme a donc à faire est de ne rien faire par elle-même, mais bien de faire et de souffrir tout ce qui se présente de moment en moment ; et ainsi elle aura tout ce qu’il lui faut pour être pleinement contente et pour pleinement contenter Dieu dans ce moment et toujours ; d’autant que la plénitude un moment remplit l’autre ; et ainsi de moment en moment elle est et fait tout ce qu’il faut pour remplir ce que Dieu désire d’elle, sans chercher les choses, comme font les âmes qui vivent dans leur propre opération et de leur propre opération. Elles sont toujours en mouvement et en désir, elles souhaitent incessamment de glorifier Dieu ; et jamais ne jouissent de rien : elles sont incessamment en haleine pour toutes choses et n’ont nullement ce qui leur faut. Cela est fort bon en son temps, d’autant que l’on va à Dieu par les bons désirs et par les saintes affections ; mais comme durant tout ce temps on vit et on marche en la terre, on ne peut jamais trouver le point d’éternité, qui consiste dans un plein repos et à se satisfaire pleinement du moment où l’on est. Ainsi quand on a fait un long usage de son soi-même par de saints désirs, Dieu en décharge, délivrant l’âme de son opération propre et lui faisant par ce moyen trouver son repos par chaque moment de sa vie, qui est très rempli de Dieu, étant un moment éternel qui remplit tout de Lui-même pour Lui-même selon la capacité du sujet. De cette manière il n’est pas besoin de se fatiguer de désirs et de soins de ce que l’on fera ou de ce que l’on ne fera pas, de ce qui arrivera et généralement de tout ce qui peut arriver : Dieu y soigne par Lui-même et pour Lui, [510] et pour remplir Son dessein éternel ; et cela suffit.

[…] Ainsi telles âmes ne s’amusent pas, ni même n’y pensent pas, à discerner si chaque chose qui arrive au moment, vient de Dieu immédiatement, ou de la créature, ou d’elles-mêmes : elles se laissent posséder au moment et c’est assez : ainsi chaque moment est leur paix et leur tout, n’ayant qu’à mourir en tout et de cette sorte chaque moment leur devient moment divin. […] et ainsi l’on ne désire pas plus l’une que l’autre [chose], ni d’être consolé que d’être attristé, ni d’être oublié de Dieu à ce qu’il paraît, que d’en être fort rempli d’une manière sensible etc. On est plein de tout, étant possédé et possédant le moment comme moment éternel […]

Correspondance avec Madame Guyon (choix)

 [1]. 3.68. Réponse : mourir à soi.

Il est très vrai qu’il y a un lieu en nous qui a un appétit insatiable de Dieu et qui désire incessamment, sans désirer cependant, mais par lui-même, de connaître et d’aimer Dieu, ou plutôt de pouvoir toujours jouir de Dieu. Ce [lieu] secret et inconnu en nous, bien [470] éloigné des actes de notre entendement et de notre volonté, est vraiment un instinct de Dieu dans le centre de nous-mêmes, qui se renouvelle à mesure que notre âme se purifie et que peu à peu, par la lumière divine plus pure, elle est élevée à une opération plus pure, c’est-à-dire plus éloignée de son opération propre. C’est ce qui fait que l’âme appète toujours cela, et ne le saurait avoir qu’en mourant à soi, et non par son opération ; il n’y a que la mort de soi-même qui ait lieu ici et qui puisse aider et contenter. Signasti super nos lumen vultus tui ... etc  [22].

[...] C’est donc ce que j’ai connu par la Bonté divine, à savoir que les âmes destinées à jouir de la foi en oraison et de l’union en foi et par la foi ont et jouissent d’une réalité d’opération de Dieu non seulement aussi grande et aussi efficace et remplie de Dieu et des merveilles divines que les âmes de l’union aperçue, mais qui plus est, bien plus grande et réelle [127] sans comparaison ; mais que cette plénitude et réalité n’est pas pour les âmes en lesquelles elle est par la foi mais pour Dieu et Son unique plaisir et éternelle gloire. Ce sont des âmes sacrifiées à Son seul plaisir éternel sans qu’elles en aient que de faibles certitudes dans les puissances et quelquefois dans leurs sens, toutes ces grandes opérations de la foi nue n’étant que dans le centre et pour le centre où Dieu Se voit et S’aime uniquement, ce qui [s’]écoule assez souvent, la foi étant déjà assez avancée, sur les puissances et sur les sens n’étant que pour aider l’âme à porter le sacrifice très grand et très sublime de la foi nue.

Il suffit donc à l’âme conduite par la foi de se laisser passivement en la lumière et tout se fera. Elle n’a qu’à laisser son âme passive et perdue, et cette divine foi fera tout ce qu’il lui faut et comme il le faut, sans qu’elle ait à s’en entremettre par son opération. C’est un don très sublime où nous ne pouvons rien que de le recevoir très passivement, (quoiqu’il soit toujours en notre pouvoir de faire usage de la foi commune par nos actes, cette foi nous étant toujours donnée aussitôt que nous sommes chrétiens). Mais ce don étant un don sublime pour être approprié à l’union divine et pour en jouir, il n’est donné que passivement, c’est-à-dire que nous n’y pouvons rien si Dieu ne nous le destine et nous le donne et qu’à la suite il ne se purifie par notre pureté et sortie de nous-mêmes, et devienne purement passif, non en passivité de lumière, mais en passivité divine c’est-à-dire qu’il transporte le centre de notre âme en Dieu. [...]

 [2]. 4.34. Du centre de l’âme.

[...] Le centre n’est pas vraiment centre en l’âme s’il n’est une source féconde qui ne puisse se tarir ; et ainsi les intérieurs qui ne sont encore arrivés à être vraiment source et à donner les eaux comme les sources les donnent ne doivent [pas] être appelés centre, mais une [133] touche ou lumière qui conduit peu à peu au centre.

Cette eau divine ou ces lumières fécondes qui sortent du centre comme d’une source nourrissent l’âme en émanant de son fond et centre sans y rentrer,  mais plutôt l’âme,  à mesure qu’elles sortent de la source, les va perdant en Dieu qui est vraiment la vie qui produit cette source divine dans le fond et le centre [...]

Elles sont vie aux autres âmes qui ne sont pas dans le centre mais qui y vont, à cause qu’elles sortent de la source et qu’il n’y a pas un centre si avancé comme celui d’où elles viennent. Et si l’âme d’où elles viennent voulait se nourrir de telles lumières comme venant de la source, elle ne le pourrait, d’autant qu’étant émanées du fond, elles ne sont (aussitôt qu’elles en sont sorties) plus vie proportionnée au centre, et il faut les perdre en Dieu pour les y purifier et les rendre capables qu’elles [134] coulent par le fond en principe de vie qu’elles auront en Dieu. Ainsi toutes les lumières ne peuvent avoir vie pour le centre qu’autant qu’elles sont en Dieu et émanent de Dieu....

 « Onze dernières lettres de M. Bertot dans le même ordre à une même personne : »

 [3]. 4.71. [2elettre]. Silence devant Dieu.

[240] Puisque vous voulez bien que je vous nomme ma Fille, que vous l’êtes en effet devant Dieu qui l’a ainsi disposé, vous souffrirez que je vous traite en cette qualité, vous donnant ce que j’estime le plus, qui est un profond silence. Ainsi lorsque vous avez peut-être pensé que je vous oublierais, c’étais pour lorsque je pensais le plus à votre perfection.  Mais je vous parlerai toujours très peu : je crois que le temps de vous parler est passé, et que celui de vous entretenir en paix et en silence est arrivé. Demeurez donc paisible, contente devant Dieu ou plutôt en Dieu dans un profond silence. Et pour lors vous entendrez ce Dieu parlant profondément et intimement au fond de votre âme.

Là Dieu ne parlera en vous que comme Il parle en Lui-même, et Il ne vous dira que ce qu’Il Se dit à Soi-même. Il Se dit : « Dieu » ; Dieu le père  en Se connaissant dit : « Dieu », et c’est la génération du Verbe ; le père  et le Fils, se disant une parole d’amour, en produisent l’Amour qui est Dieu, et c’est la production du Saint-Esprit. Dieu a proféré de toute éternité dans Soi-même : «  Dieu, Dieu », et c’est ce Dieu que Dieu veut exprimer et imprimer en vous. Et comme je ne suis que l’écho de Dieu,  je ne puis vous répéter autre chose, et dans le temps et dans l’éternité, que : Dieu.

[4]. 4.72. [3elettre ]. Béatitude en cette vie.

[241] Je serais infidèle, ma fille, si je laissais passer cette occasion sans vous assurer que je me souviens autant de vous que vous le désirez et que je[le] dois en la présence de Dieu. Je n’ai pu penser à ces paroles de notre Évangile sans vous en faire part : « Montrez-nous votre Père et il nous suffit [23] ». En effet si la vision de Dieu suffit aux Bienheureux, pourquoi la vue que nous avons du même Dieu par la foi ne vous suffira-t-elle pas? Celui-là n’est-il pas bien avare, à qui Dieu ne suffit pas ? Il suffit à Lui-même, puisqu’Il est Son trône, Son temple, Sa demeure, Sa gloire et Son tout ; Il suffit aux Anges, aux créatures…  Pourquoi donc ne suffira-t-Il pas à un petit cœur comme le vôtre ?

Si vous n’êtes pas contente de Le voir par la foi, si vous désirez quelque chose davantage, vous l’avez en plénitude, puisque non seulement vous voyez Dieu par les yeux de la foi, mais vous Le goûtez par l’oraison dans la paix et dans le repos de votre cœur : vous L’aimez puisque vous désirez de L’aimer, et enfin vous Le possédez et Il vous possède, puisqu’Il est en vous et que vous êtes en Lui. Vous croyez en Dieu : croyez-moi aussi, parce que les paroles que je vous dis ne sont point de moi. Comme le Fils est dans son Père et que le père  est dans son Fils,  ainsi Dieu est en vous, et vous en Lui. Qui vous empêche [242] donc d’être heureuse au milieu même de toutes les misères du monde, et de commencer votre éternité dans le temps, puisque vous croyez en Dieu, puisque vous Le possédez et qu’Il vous possède ? Les saints dans le ciel,  tous ravis de ce qu’ils voient et de ce qu’ils possèdent, s’écrient « Sanctus, sanctus, sanctus [24] ». Que pouvons-nous dire autre chose sur la terre, et ensuite demeurer en paix dans un profond silence ? C’est le paradis où je veux être avec vous sur la terre, en attendant que nous soyons entièrement consommés en Dieu dans le ciel.

Dieu et rien, aviez-vous jamais compris ces deux paroles ? Pour moi je n’y ai encore rien compris et encore moins pratiqué. Dieu : en faut-il davantage ? Rien : n’est-ce pas là notre tout, notre fonds, notre moyen, notre voie ? N’est-il pas vrai que c’est dans le silence, la solitude et le repos que l’on comprend ces deux grandes vérités?

Il est venu une bonne âme aujourd’hui qui m’a supplié de lui dire seulement trois paroles pour toute sa vie, et qu’elle ne m’en demandera pas davantage. Ce procédé m’a surpris, et après avoir demeuré un peu paisible et en oraison, je lui ai dit qu’elle écoutât ce que j’allais dire sans le savoir moi-même. Je me suis mis à genoux pour lui dire : « Demeurez en silence, demeurez en solitude, demeurez en paix » ; et aussitôt nous nous sommes séparés sans rien dire davantage. Dieu veuille que ce soit pour l’éternité ! Je vous dis la même chose, et soyez comme l’écho de ma voix pour la répéter à Madame  votre Sœur  [25] solitude, silence, paix.

Il me vient ici une pensée, qu’il y a bien [243] de la différence entre la voix du cœur et de la bouche : pour entendre celle-ci, il faut être proche et l’on peut entendre celle-là de loin. Plus la voix de la bouche est haute et élevée, plus on l’entend de loin. Il [en] est tout le contraire  de la voix intérieure :  plus elle est basse, plus on l’entend. Il faut s’approcher bien de l’autre ; pour l’intérieure, il faut se séparer, s’éloigner de soi-même, et  entrer dans la profondeur du néant à l’infini. Remarquez cette belle parole que Dieu dit à l’âme : « Inclinez votre oreille [26] ». Les hommes disent : « Levez les oreilles, ouvrez-les », pour dire : écouter. Mais Dieu dit : « Penchez-les, baissez-les, inclinez-les », c’est-à-dire : approfondissez. Vous jugez combien nous nous entendrons quand je serai en solitude et vous aussi.

Je veux bien satisfaire à toutes vos obligations et payer ce que vous devez à Dieu : j’ai de quoi fournir abondamment pour vous et pour beaucoup d’autres. J’ai en moi un trésor caché : c’est un fond inépuisable qui n’est autre que mon néant. C’est là que tout est, c’est là que je trouve de quoi satisfaire à vos obligations. Ce trésor est caché. Car on croit que je suis quelque chose ! C’est qu’on ne me connaît pas. Ce fond est un trésor car c’est toute ma richesse, c’est mon bien et mon héritage, c’est mon tout. Et s’il est dit que là où est le trésor, le cœur y est aussi, je vous assure que mon néant est mon trésor car mon cœur y est et je l’aime tendrement. Il est inépuisable car Dieu en peut tirer tout ce qu’Il veut. Voyez ce qu’Il a tiré du néant en la Création, et jugez ce qu’Il peut faire du nôtre en la sanctification.

[244] Il faut laisser ce néant entre Ses mains : Il en fera tout ce qu’Il voudra. Si bien qu’en laissant ce néant à la volonté de Dieu, je donnerai tout pour vous. Et après cela ne me demandez plus rien. Je donne tout d’un seul coup, et je suis ravi de n’être et de n’avoir plus rien. Je vous soutiendrai que Dieu ne peut épuiser notre néant, comme Il ne peut épuiser Son tout.

 [5]. 4.75. [6elettre ]. Perte de tout en Dieu.

Ne vous étonnez point de vos chutes passées, mais perdez-vous aux pieds de la divine Bonté avec toutes vos infidélités. Il faut que vous demeuriez toute perdue et abîmée en Dieu seul, pour ne plus rien voir, ni en vous ni en aucune chose, mais Dieu seul en toutes les créatures. De même que pendant un beau jour en plein midi on ne voit plus dans le ciel que le soleil, ainsi vous ne devez voir que le soleil de Justice et Sa présence en toutes choses. Vous ne pouvez assez entrer dans le repos et dans la paix intérieure, car c’est la voie pour arriver où Dieu vous appelle avec tant de miséricorde. Je vous dis que c’est la voie, et non pas votre centre [248]: car vous ne devez pas vous y reposer ni y jouir, mais passer doucement plus loin en Dieu et dans le néant : c’est-à-dire qu’il ne faut plus vous arrêter à rien, quoiqu’il faille que vous soyez en repos partout. Sachez que Dieu est le repos essentiel et l’acte très pur en même temps et en toutes choses : au-dedans et au-dehors de Sa divine essence, Il agit toujours, et Se repose toujours. De même vous devez vous reposer sans cesse et agir néanmoins doucement et paisiblement, quoique fortement, pour tendre toujours à Dieu et au néant dans la simplicité et unité. Ce repos ne doit point interrompre cette action, ni l’action votre repos : c’est là dormir et veiller, agir et se reposer ; et c’est ce que Dieu demande de vous.

Je vous en dis infiniment davantage intérieurement et en présence de Dieu : si vous y êtes attentive, vous l’entendrez. Soutenez-vous en Dieu nuement et simplement, seule et une, c’est-à-dire dépouillée de toutes choses, simplement toute telle que vous êtes, seule sans idée, et ramassée dans l’unité d’une seule chose, d’une seule pensée, d’une seule affaire :  une à un Dieu, une en Dieu, enfin un Dieu, et après cela plus rien, ni de vous, ni des créatures, mais Dieu seul, Dieu seul en qui tout doit être perdu et abîmé pour le temps et pour l’éternité. N’ayez donc plus d’idées, de pensées, de sentiments de vous-même, non plus que d’une chose qui n’a jamais été et ne sera jamais. Qu’il en soit de même de tout ce qui n’est point Dieu seul.

 Demeurons ainsi, j’y veux demeurer avec vous et je vais commencer aujourd’hui à la sainte messe. Je suis sûr que si je suis une fois élevé à l’autel, c’est-à-dire que si j’entre dans cette unité divine [249], je vous attirerai [27], vous et bien d’autres qui ne font qu’attendre. Et tous ensemble,  n’étant qu’un en sentiment, en pensée, en amour, en conduite et en disposition, nous tomberons heureusement en Dieu seul, unis à Son Unité, ou plutôt n’étant qu’une unité en Lui seul, par Lui et pour Lui. Adieu en Dieu.   

 [6]. 4.79. [10elettre]. Tendre à Dieu en Lui-même.

Dieu seul est, tout le reste n’est rien : quand sera-ce que vous direz ce mot avec esprit et vérité ? Mais que ne vous tenez-vous [254] là en oraison devant Dieu, cœur à cœur, essence à essence, simple, une à un Dieu, que dis-je ! Dieu à Dieu ? Oui, Dieu en vous doit Se rejoindre, Se revoir, Se concentrer à Lui-même : Dieu en vous comme voie doit tendre à Dieu en Soi-même, comme à Dieu-centre. Deus, Deus meus [28], dit le Prophète, Dieu en Lui-même, Dieu en moi-même : Dieu est pour lui, Dieu est pour moi. Concevez le reste ! Goûtez et voyez, aimez et connaissez. Et soyez là toute perdue, toute pénétrée, toute abîmée, toute ravie, toute transformée au-delà des ravissements et des transports, mais ravie en Dieu et de Dieu : qui potest capere capiat [29]. Si vous ne comprenez pas l’infini, laissez-vous en comprendre ; si vous ne pouvez tout digérer, laissez-vous dévorer. Si le zèle de la maison de Dieu a dévoré un Prophète [30], il faut que le zèle de Dieu même vous dévore. Soyez toute absorbée, toute engloutie, toute passée et toute changée en Dieu par l’oraison, la communion et l’amour : ne passez pas un seul jour sans oraison et sans amour.

Faut-il que nous soyons si lâches, si infidèles, si petits, si réservés et si renfermés en nous-mêmes et dans de petits riens ? C’est ainsi que j’appelle vos affaires et vos occupations et toutes les créatures. Hé, n’en sortirez-vous jamais une bonne fois ? Assurément que Dieu a de grandes choses à vous dire, puisqu’Il vous demande tant d’attention. Le voici [31] ! Oubliez votre peuple et la maison de votre père : soyez-en [255] aussi loin que le ciel l’est de la terre. Vous devez converser dans le ciel, et l’Apôtre a dit un beau mot [32] : que nous n’avons pas ici de cité permanente. L’avez-vous jamais bien compris ? Nous n’avons point de demeure sur la terre : est-ce à dire que nous en sortirons pour aller au tombeau ? Non, ce n’est pas là toute la profondeur de l’Apôtre, mais il entend que pour nous, il n’y a point de demeure sur la terre,  car nous n’y devons pas être un seul moment, mais tout en Dieu.

 Ecoutez ce que l’Église souhaite [33] en ce temps : Sit nobis in te requies [34]. Elle ne demande pas d’autre repos ni d’autre demeure qu’en Dieu et qu’entre les bras de son Epoux. Elle lui demande une nuit paisible et tranquille parce qu’il n’y a du repos que dans la foi et dans l’anéantissement : repos en la foi qui nous met en Dieu, repos dans notre néant, qui nous met hors de nous et de l’être créé.Voulez-vous savoir pourquoi vous avez tant de peine à demeurer paisible ? C’est que vous sortez de l’obscurité de la foi, voulant voir, discerner et goûter quelque chose ; et c’est par là aussi que vous sortez de la profondeur de votre néant. Sachez que les choses ne pèsent point dans leur centre, mais y trouvent la paix et le repos. C’est que le centre d’une chose est sa fin. Or quand une chose est arrivée à sa fin, elle n’a plus rien à désirer, ni à chercher. Elle ne saurait aller plus outre car elle sortirait de sa fin. Disons encore que la fin d’une chose est le but où elle tend et pour laquelle elle est. Quand [256] donc elle la possède, elle se repose. Enfin, la béatitude, la fin et le repos sont la même chose.

Dieu seul et le néant sont deux centres. C’est donc uniquement où nous devons tendre et où nous trouverons notre béatitude, repos et parfaite paix. Comment donc pouvoir demeurer un moment hors de Dieu ? Je sais bien que nos emplois nous en distraient souvent : c’est pourquoi je soupire tant après la solitude. Mais après tout, c’est notre infidélité qui nous distrait et, si nous avions du courage, rien ne nous pourrait séparer un moment de notre intimité et de notre unité. Savez-vous ce que j’entends par ce mot : intimité ? Je dis tout ce qu’il y a de plus un,  car je ne crois pas que nous devons jamais nous borner ni nous arrêter à quoi que ce soit. C’est pourquoi, afin d’être plus infini, il faut toujours passer au-delà de toute vue, de tout sentiment et de tous dons, car l’âme qui s’arrête à quelque chose, quelque sainte et divine qu’elle puisse être, s’arrête toujours à quelque chose de créé et par conséquent bornée et finie,  au lieu que l’infini doit être notre fin.

Ah que pour aller au-delà de tout, il faut bien dire : rien, rien! C’est à force de n’être rien que l’on trouve l’infini puisque l’on trouve Dieu : car je passe au-delà de tout ce que je pense, même de Dieu et de tout ce que les savants en ont dit. Au-delà de tout ce qui est concevable, alors je tombe dans une négation de tout le créé et de tout le créable. Et où suis-je pour lors ? En Dieu. Mais je ne sens, je ne vois rien ? Si vous sentiez et conceviez quelque chose de Dieu, vous seriez dans le créé et non pas dans l’incréé, dans le fini et non pas dans l’infini.

Allons donc au-delà de tout, à force d’être néant et vide de tout ce qui n’est pas Dieu seul.  Ne faisons pas même cas des pensées et des beaux sentiments que nous avons de Dieu, parce que tout cela n’est pas Dieu. Tout ce qui est en nous est moins que rien. Il y a bien de la différence entre ce qui est de Dieu et ce qui est Dieu en Dieu. Tout ce qui est en Dieu est Dieu,  mais en nous ce qui est de Dieu n’est pas Dieu. Allons donc au-delà de tout ce qui est de Dieu en nous-mêmes, pour entrer en Dieu Lui-même.

 [7]. 4.81. L’état d’anéantissement parfait en nudité entière.

De l’état d’anéantissement parfait en nudité entière, où l’âme est et vit en Dieu, au-dessus de tout le sensible et perceptible.

Le dernier état d’anéantissement de la vie intérieure[35] est pour l’ordinaire précédé d’une paix et d’un repos de l’âme dans son fond, qui peu à peu se perd et s’anéantit, allant toujours en diminuant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de sensible et de perceptible de Dieu en [259] elle. Au contraire elle reste et demeure dans une grande nudité et pauvreté intérieure, n’ayant que la seule foi toute nue, ne sentant plus rien de sensible et de perceptible de Dieu, c’est-à-dire des témoignages sensibles de Sa présence et de Ses divines opérations, et ne jouissant plus de la paix sensible dont elle jouissait auparavant dans son fond ; mais elle porte une disposition qui est très simple, et jouit d’une très grande tranquillité et sérénité d’esprit, qui est si grande que l’esprit est devenu comme un ciel serein.

Et dans cet état il ne paraît plus à l’âme ni haut ni bas, ne se trouvant aucune distinction ni différence entre le fond et les puissances, tout étant réduit dans l’unité, simplicité et uniformité, et comme une chose sans distinction ni différence aucune. D’où vient que quelques uns appellent aussi cet état, état d’unité et de simplicité. Mais dans la dernière consommation de cet état, il ne paraît plus dans l’âme ni unité ni simplicité, tout cela étant comme perdu et anéanti. Et bien plus, elle n’a plus de chez soi, c’est-à-dire elle n’a plus d’intérieur, n’étant plus retirée, ramassée, recueillie et concentrée au-dedans d’elle-même; mais elle est et se trouve au-dehors dans la grande nudité et pauvreté d’esprit dont je viens de parler, comme si elle était dans la nature et dans le vide. D’où vient qu’elle ne sait si elle est en Dieu ou en sa nature.

Elle n’est pourtant pas dans la nature ni dans le vide réel, mais elle est en Dieu qui la remplit tout de Lui-même, mais d’une manière très nue et très simple, et si simple que Sa présence ne lui est ni sensible ni perceptible, ne paraissant [260] rien dans tout son intérieur qu’une capacité très vaste et très étendue.

Dans cet état, l’âme se trouve tellement contente et satisfaite qu’elle ne souhaite et ne désire rien plus que ce qu’elle a, parce qu’ayant toujours Dieu et étant toute remplie et possédée de lui dans son fond, quoique d’une manière très simple et très nue, cela la rend si contente qu’elle ne peut souhaiter rien davantage. L’âme se trouve comme si elle était dissoute et fondue, ainsi qu’une goutte de neige qui serait fondue dans la mer, de manière qu’elle se trouve devenue comme une même chose avec Dieu. Dans cet état il n’y a plus ni sécheresses, ni aridités, ni goût, ni sentiment, ni suavité, ni lumière, ni ténèbres, et enfin ni consolation ni désolation, mais une disposition très simple et très égale.

Il est à remarquer que quand je dis qu’il n’y a plus de lumière en cet état, j’entends des lumières distinctes dans les puissances. Car l’âme, étant en Dieu, est dans la lumière essentielle, qui est Dieu même, laquelle lumière est très nue, très simple et très pénétrante, et très étendue, voyant et pénétrant toutes choses à fond comme elles sont en elles-mêmes : non d’une manière objective, mais d’une manière où il semble que toute l’âme voit, et par une lumière confuse, générale, universelle et indistincte, comme si elle était devenue un miroir où Dieu Se représente et toutes choses en Lui. L’âme se trouve comme dans un grand jour et dans une grande sérénité d’esprit, sans avoir rien de distinct et d’objectif dans les puissances, [261] voyant, dis-je, tout d’un coup et dans un clin d’œil  toutes choses en Dieu.

Cet état est appelé état d’anéantissement premièrement parce que toutes les lumières, vues, notions et sentiments distincts des puissances sont anéantis, cessés et comme évanouis, si bien que les puissances restent vides et nues, étant pour l’ordinaire sans aucune vue ni aucun objet distinct. Néanmoins l’imagination ne laisse pas de se trouver souvent dépeinte de quelques espèces qu’elle renvoie à ces autres puissances et qui les traversent de distractions ; mais ces distractions sont si déliées, qu’elles sont presque imperceptibles, et passent et repassent dans la moyenne région, comme des mouches qui passent devant nos yeux, sans qu’on les puisse empêcher de voler.

Secondement cet état est aussi appelé état d’anéantissement parce que toutes les opérations sensibles et perceptibles de Dieu sont cessées et comme évanouies. Et même cette paix et ce repos sensible[s] qui restai[en]t en l’âme après toutes les autres opérations sensibles, tout cela, dis-je, est anéanti. L’âme demeure nue et dépouillée de tout cela, sans avoir plus rien de sensible ni de perceptible de Dieu, se trouvant en cet état toujours dans une grande égalité et dans une disposition égale, soit en l’oraison, soit hors de l’oraison, dans une disposition intérieure très nue sans rien sentir de Dieu, si ce n’est dans certains intervalles, mais rarement. D’où vient que la plupart des personnes qui sont dans cet état ne font plus guère d’oraison parce qu’elles ont toujours Dieu et sont toujours en Dieu, étant comme je viens de dire, toujours en même état, dans l’oraison comme [262] hors de l’oraison. Et comme elles sont pour l’ordinaire dans une grande nudité intérieure, cela fait qu’elles pourraient bien s’ennuyer dans l’oraison si le temps était trop long. Mais il faut surmonter toutes les difficultés et y donner un temps suffisant, lorsqu’on  est en état de le faire.

Il est à remarquer encore que,  bien que ces âmes se trouvent pour l’ordinaire dans une égale disposition intérieure, c’est-à-dire toujours égales dans leur fond et toujours dans cette disposition très nue et très simple, il se passe néanmoins de temps en temps de certaines vicissitudes et changements de dispositions en leurs sens, et même leurs puissances se trouvent quelquefois émues et agitées par quelque sujet de peine. Pendant ces vicissitudes et agitations, elles ne laissent pas de demeurer en paix en leur fond, ce qui se doit entendre d’une paix nue, simple et solide.

Enfin, en cet état, Dieu est la force, l’appui et le soutien de ces âmes dans ces occasions de souffrances, de peines et de contradictions qui leur arrivent, leur donnant la force et la grâce de les porter en paix et tranquillité, non en les appuyant et soutenant sensiblement comme dans l’état précédent, mais en leur donnant une force secrète et cachée pour soutenir ainsi en paix et tranquillité ces souffrances, peines et contradictions. Ce qui est une marque infaillible que ces âmes sont à Dieu, car si elles n’étaient que dans la nature, elles n’auraient pas cette force de souffrir. Cependant la nature ne laisse pas de ressentir quelquefois des peines et contradictions, et leurs puissances, surtout l’imagination, ne laisse pas comme je viens de dire [263] de demeurer durant quelque temps dépeintes et agitées de ces peines. Mais Dieu les soutient par une vertu et une force secrète en nudité d’esprit et de foi, si bien qu’elles souffrent et supportent tout avec paix et tranquillité d’esprit. Car quoique leurs puissances et leurs sens soient dépeints de leurs sujets de peine et que cela les émeut et agite, néanmoins elles demeurent en paix dans leur fond sans fond et dans une paix sans paix, c’est-à-dire dans une paix qui n’est plus sensible, mais nue, simple et solide : c’est comme un certain calme repos et tranquillité de toute l’âme.

Enfin l’état et la constitution ordinaire[s] de ces âmes est de ne rien voir de distinct dans leurs puissances et de ne rien sentir dans leur intérieur de sensible de Dieu, ni de Ses divines perfections, opérations, écoulements, infusions, influences, goûts, suavités ni onctions, et de se trouver dans cette grande nudité d’esprit sans autre appui ni soutien que la foi nue. Mais quoiqu’elles ne voient rien de distinct, elles voient néanmoins toutes choses en Dieu et, quoiqu’elles ne sentent rien, qu’elles ne goûtent rien, qu’elles ne possèdent rien sensiblement de ces divins écoulements, néanmoins elles ont et possèdent réellement Dieu au-dedans d’elles-mêmes.

Dans cet état ces âmes vivent toujours à l’abandon et étant abandonnées d’état et de volonté à la conduite de Dieu sur elles, pour faire d’elles et en elles tout ce qu’il voudra pour le temps et pour l’éternité; et bien qu’elles ne soient plus en état d’en faire des actes sensibles, elles ne laissent pas d’être abandonnées, ne désirant jamais rien que ce que Dieu voudra, ni [264] vie ni mort. Elles ne pensent à rien, ni au passé ni à l’avenir, ni à salut ni à perfection ni à sainteté, ni à paradis ni à enfer ; et elles ne prévoient rien de ce qu’elles doivent faire et écrire dans les occasions qui ne sont pas arrivées, mais laissent tout cela à l’abandon. Et quand les occasions se présentent d’écrire, de dire ou de faire quelque chose, alors Dieu leur fournit ce qu’elles doivent dire et faire, et d’une manière plus abondante, féconde et parfaite qu’elles n’auraient jamais pu prévoir d’elles-mêmes par leur prudence naturelle.

Enfin dans cet état ces âmes jouissent d’une grande liberté d’esprit, non seulement pour lire et pour écrire, mais aussi pour parler dans l’ordre de la volonté de Dieu. Et ces âmes parlent souvent sans réflexion et comme par un premier mouvement et impulsion qui les y porte et entraîne.

Ces âmes ne laissent pas en cet état si simple et nu de s’acquitter fidèlement des devoirs de leur état, car Dieu qui est le principe de leurs mouvements  et actions, ne permet pas qu’elles manquent à rien de leurs obligations.


II OPUSCULES SPIRITUELS

Opuscule 6. Voie de la Perfection sous l’emblême d’un nautonnier.

[...] Sachez donc que dès le moment qu’une âme est à Dieu en foi, autant que toutes les choses qu’elle a et qui lui arrivent sans les chercher et qui lui viennent par son état, sont reçues en fidélité, autant l’ordre divin lui devient actuel et en état d’en faire des merveilles selon [136] l’usage que l’on en fera en foi, en abandon et perte dans l’opération divine. En marchant dans cette opération divine en foi, peu à peu, sans adresse et presque sans y penser, la conduite a une opération plus divine dans les mêmes choses, de moment en moment, jusqu’à ce qu’enfin l’âme perde les ruisseaux et se perde dans la mer même de cette divine opération ; et ainsi en suivant et se perdant, elle se trouve emportée dans la perte même. C’est comme un homme qui, sans savoir le chemin de la mer, suivrait une rivière, insensiblement après bien le détour et détour il arriverait à la mer, et en marchant en elle il irait jusqu’à ce que, perdant fond, il tomberait en l’abîme de la mer.

[...] Ceci est une vérité aussi certaine qu’il est certain que Dieu est Dieu : car nous ayant créés pour Lui, Il ne manque jamais de Se communiquer à chaque moment selon Son dessein éternel. Cependant sans comprendre bien cette vérité, les âmes s’amusent au créé et laissent l’Incréé, ne pouvant jamais trouver la voie pour y aller, car ignorant ceci, la voie leur est fermée, et ainsi elles s’amusent à l’image, laissant l’Original et s’arrêtant au rien, elles perdent le Tout, où elles arriveraient sans peine et sans s’égarer. Car cette véritable guide de l’opération divine les ayant prises par la main dès le commencement, se laissant à cette main en tout ce qui est de moment en moment, sans savoir ni voir la voie, le terme se trouverait, d’autant qu’il n’y aurait à la suite que de simples voiles et images qui le cacheraient.

§§§

Du second degré, ou de la Foi toute nue et simple […]

 […] Car comme le vent étant parfaitement en la poupe d’un navire, les nautonniers se mettent en repos et vont au gré du vent qui les porte, aussi telle âme agitée est conduite par la divine opération en foi nue, cesse son travail de simple abandon à mesure que la divine opération devient nue ; et ainsi devenant beaucoup nue, l’âme cesse même ses simples abandons, [152] ses vues simples et le reste qui était son ajustement à cette divine opération, toutes ces choses lui tombant des mains ou, pour mieux m’exprimer, tombant dans le néant par un repos qui s’augmente autant que cette divine opération continue. Et comme il est certain qu’elle ne manque jamais, spécialement ayant amené l’âme en cet état, aussi l’âme continue son repos et jouit à son aise du moment divin de cette opération, qui lui fait faire à chaque moment des démarches inconcevables.

[...] L’âme donc en cette divine opération ne donne jamais de cesse, car jamais Dieu n’est sans agir ; et plus cette opération agit, plus elle agit encore ; car plus elle agit, plus elle se dénue et devient l’opération même de Dieu. Enfin on ne finirait jamais en voulant exprimer cette divine opération en soi ; et comme l’âme n’est jamais un moment la même en cette opération, quoique toujours en repos et ayant en soi une nudité qui ne se peut exprimer non plus, elle ne la cherche plus jamais : car comme cette opération l’a tant dénuée et par conséquent éloignée de soi, elle l’a mise en Dieu ; et [155] comme Dieu est infiniment plus proche de nous que nous-mêmes, plus nous que nous-mêmes, l’âme ainsi éclairée de la Vérité n’a garde de la chercher : Ele l’a et ne l’a jamais pour s’arrêter.

Et ainsi dès le moment qu’elle est éveillée, ses yeux sont dans cette divine lumière, qui ici et en ce degré de nudité n’a rien d’objectif, mais est en acte perpétuel, qui a et renferme tout ce que Dieu a et est. C’est là qu’elle a toutes choses, étant dans un simple et égal repos. Ainsi son oraison n’est rien d’objectif, ne regardant et ne formant rien de cette divine lumière ou de cette opération ; mais elle est incessamment emportée par son cours rapide, par lequel elle se perd et est perdue, ne se trouvant jamais un moment de semblable. Car comme cette opération est toujours en mouvement, aussi communique-t-elle ce qu’elle renferme ; et ainsi quelques lumières et quelques dons qui s’écoulent en l’âme, l’âme les laisse écouler par la rapidité même de cette divine opération qui l’agite sans mouvement et l’emporte avec elle, faisant toujours en son moment choses nouvelles. Ecce nova facio omnia (Isaïe, 43, 19; II Cor. 5, 17; Apoc.,21, 5; Je m’en vais faire toutes choses nouvelles)

De cette manière l’âme, à chaque moment, demeure toujours comme elle est, sans s’amuser à regarder cette opération ; c’est assez que cette opération soit, et il suffit ; et l’âme se laisse perdre en cette inconnue, portant en son oraison et hors son oraison tout ce que ses sens et ses puissances ont ; qui ont ces choses non par vie qu’ils y prennent, l’âme n’étant mue ni animée que par cette opération divine tantôt [156] tout inconnue pour tantôt un peu connue, et cela n’y fait ni mieux ni pis.

§

De l’état du centre […]

Ici l’on pourrait décrire l’état du centre où l’on trouve toutes choses et la manière qu’on les trouve ; mais il faut remettre cela en un autre temps. Il suffit de dire que l’âme que l’opération divine dénue tant et un si long temps, après avoir tant marché qu’elle est toute recoulée en son centre, retrouve tout ce qu’elle avait quitté en sa nudité, mais d’une manière comme infiniment différente. Là elle trouve tout, non en idée, mais en vérité et en vie de Dieu même. Là elle trouve Dieu comme vie et comme sa propre vie autant qu’elle s’est perdue et est morte à soi. Là elle trouve les saints autant qu’elle en a été privée, non en vision des sens mais en vérité et en Dieu. Là elle trouve les mystères conformément aux dispositions de la sainte Eglise, et toujours par une manière réelle et véritable et en vie de Dieu, c’est-à-dire en moment éternel. Là les actes lui sont redonnés et ses puissances revivifiées tout de nouveau jouissent d’une vie toujours nouvelle et infiniment féconde par les Personnes divines. Là les pratiques actuelles des vertus lui sont données autant en fécondité qu’elle a souffert la privation de leur exercice, dont la pratique en ce centre est admirable, [166] substantielle, et en vie de Dieu. Là les prières, mêmes vocales, lui sont données non vides et sèches comme au commencement, mais substantielles ; d’où vient qu’un pater, une messe dite par un prêtre en cet état, est non seulement une grande plénitude, mais encore une satisfaction et un bonheur tels qu’un seul pater ou une autre prière seule est capable d’être la récompense de toute la privation et de toute la peine passée. Là est rendue une affluence de lumière qui redonne et fait revivre toute l’économie de l’âme selon tout ce qu’elle est, non seulement en ses puissances, mais en ses passions, appétit et le reste ; et cela, comme j’ai déjà dit, autant que cette pauvre âme a agonisé par les dénuements et les privations ; et tout cela en unité divine toujours vivante et toujours nouvelle.

C’est là où il faudrait commencer à écrire pour parler de chaque chose en son étendue, laquelle est différente selon que les âmes ayant passé par les états précédents, ont été assez heureuses de jouir de ce centre en activité divine ; d’autant que les âmes qui y arrivent, y sont toutes différemment. Là l’âme est revivifiée selon l’étendue de sa création ; et comme il est certain que Dieu est un acte pur et toujours agissant, aussi les âmes qui viennent à le posséder et à y être perdues en grande plénitude, y trouvent leur activité comme la perfection de leur être. Plusieurs y arrivent, mais seulement en perte, sans se retrouver sinon dans l’éternité en la gloire ; quelques-unes se retrouvent en partie ; les autres se retrouvent pleinement et en activité divine. Ainsi il ne faut pas s’imaginer ni croire que la passiveté en nudité et mort soit [167] la perfection : c’est un passage et une voie, mais non la fin, qui ne se trouve qu’en Dieu. Et pour lors l’activité étant redonnée, on commence à revivre et à voir fort clairement combien on est heureux d’être mort un million de fois à toutes choses et à tout lui-même, car on retrouve le centuple non en soi, mais en Dieu.

[...] Il semble par cette expression que c’est déjà le paradis en terre. On ne se trompe pas assurément [168] de le croire ; mais c’est conjointement avec les croix, les pertes et le reste, qui y sont encore plus par état qu’en la lumière nue, à cause de la force plus grande de l’âme ; par la raison que comme Jésus-Christ, vivant en terre, a uni l’état crucifié avec le bonheur de la gloire, aussi il n’y a rien qui répugne, au contraire la chose est très vraie que l’âme jouissante du centre soit en croix ; qu’au même temps qu’elle est très lumineuse, elle soit très obscure ; qu’au même temps qu’elle a une plénitude et fécondité merveilleuse, elle soit dans une pauvreté extrême ; et tout cela à cause que c’est en ce degré du fond et du centre de l’âme que commencent les états de Jésus-Christ, et que l’âme commence d’être capable de les porter d’une éminente manière, égale à son centre.

[...] Et c’est là, où commence la foi nue ou l’opération nue, qui ensuite dégage peu à peu l’âme des espèces, et des images des choses particulières, et la soulage de sa propre opération. Car elle prend sa place comme j’ai dit que fait le vent en un navire qui est mis en lieu propre pour cet effet. Pour lors commence le repos, et l’âme par cette divine opération fait bien tout un autre chemin et des démarches plus vite qu’elle ne faisait en son effort ; et plus cette opération se donne, plus l’opération de la créature diminue, et plus aussi ses démarches s’augmentent en vitesse, comme j’ai dit dans toutes les déductions de cette nudité en opération divine ou foi nue. Dont je n’ai dit que très peu en comparaison de ce qui en est et de ce que l’âme trouve en parcourant cet état, dans lequel elle a moins de travail que dans les autres pourvu qu’elle apprenne à se perdre facilement et avec docilité et à se laisser de précipice en précipice.

[...] Pourvu donc que l’âme se laisse peu à peu dépouiller de son opération, se contentant à chaque moment du degré de lumière qu’elle a, et qu’elle se laisse doucement emporter à la rapidité de l’opération divine, sans qu’elle veuille le connaître ni discerner, ni aussi voir où elle la mène ; qu’elle s’assure, sans assurance, qu’elle ne lui manquera jamais et qu’il n’y aura moment qu’elle ne fasse en elle et par elle des démarches incompréhensibles, lesquelles seront aussi dégagés et aussi vites [sic] que l’âme aura d’occasions de se perdre par la raison qu’elle ne verra goutte, qu’elle tombera souvent en des défauts, qu’elle ne remarquera pas qu’elle avance comme elle voudrait, et par un million d’autres choses qui lui donneront de la peine, et qui cependant lui peuvent infiniment servir au cas qu’elle s’en serve pour se laisser perdre et précipiter.

[...] Ce qu’elle fait donc depuis le matin jusqu’au soir est d’être en Dieu, dans Lequel elle sait fort exactement ce que Dieu demande d’elle. Car comme la fidélité exacte la porte en cet état de nudité, aussi cette nudité, étant Dieu, la rend encore beaucoup plus exacte qu’elle n’était auparavant. Et il ne faut pas penser que cette nudité et cette foi si simple et si nue soient une privation de lumière : c’est une plénitude de lumière qui tire l’âme de sa capacité propre et humaine, contractée par le péché, pour la mettre en Dieu, où elle trouve son propre lieu et où elle recouvre une nouvelle capacité selon Dieu. Ainsi l’âme acquiert de jour en jour une plus grande capacité pour toutes les choses que Dieu demande d’elle, cette divine lumière ôtant toute la capacité des puissances, mais [174] pour leur en faire retrouver une autre dans le Centre. Et je vous assure qu’une âme qui est un peu avancée en cette divine lumière, n’a que faire des preuves de ces choses. Elle ne se plaît que dans la simple déduction de ces vérités, car elle voit dans son expérience plus clair que le jour.

Que fait donc une âme ainsi dénuée en l’oraison et durant le jour ? N’ayant et ne voulant avoir de lumière que cette divine lumière et foi nue, et n’ayant autre mouvement que cette inconnu de l’opération divine, elle est et demeure en Dieu en cette nudité de foi comme une éponge jetée en la mer demeure dans la mer. Vous voyez que par une certaine qualité ou disposition à s’abreuver de l’eau, elle se remplit peu à peu, et l’eau y contribuant, lui facilite cette inclination. Ainsi l’âme dès le matin qu’elle est éveillée jusqu’au soir, se laisse en sa nudité c’est-à-dire en Dieu, comme cette éponge est dans la mer ; et l’âme par son inclination centrale s’imbibe et se remplit de Dieu, qui, agissant incessamment, l’emporte autant rapidement qu’elle s’en remplit promptement. Et comme la capacité de l’âme pour jouir et pour se remplir de Dieu est comme infinie, aussi ce remplissement est-il longtemps à se faire. Et comme cette éponge en la mer et en son repos va toujours de plus en plus s’imbibant par sa propre nature et inclination, aussi cette âme dont toute inclination pour la jouissance de Dieu est toute réveillée par les états précédents, étant toujours en repos, se remplit secrètement et inconnuement, mais très avidement, de Dieu ; et Dieu y correspond incessamment par l’inclination qu’il a pour sa créature, Dieu ayant des [175] désirs infinis de Se communiquer ; et ainsi Se communiquant selon l’exigence de sa créature, Il emporte par Son mouvement rapide et Son activité infinie, l’âme ne s’apercevant que de la jouissance qu’elle reçoit et dont elle se remplit et ne remarquant que par intervalles cette rapidité de l’opération divine ; d’autant que chaque état a son caractère particulier, celui-ci de nudité et d’opération divine en nudité n’étant que pour remplir l’âme de Dieu. Et quand une fois elle sera pleine, pour lors cet état changera parce que cette capacité de l’âme n’apètera plus, non plus que l’éponge, étant une fois pleine, ne s’imbibera plus. [...]

Opuscule 7. L’oiseau.

Sous la figure d’un petit oiseau, lettre sur l’oraison de foi et ses trois degrés.

[...] C’est ici où commence le moment éternel qui ne connaît ni de passé ni de futur et auquel le maintenant est toujours présent, si bien que plus Dieu Se donne et plus l’âme vit, plus ce maintenant est présent, par lequel l’âme remédie plus à ses péchés passés et à ses fautes journalières que par quantité d’actes distincts, ou même en l’unité précédente. Ainsi comme Dieu est toujours présent, et tout présent à telle âme, c’est une manière avantageuse de remédier à ses défauts. Car il faut remarquer que selon le degré intérieur de l’âme, les défauts, les péchés et tout ce qu’il y a de dissimilitude en l’âme se remédie. Dans le degré précédent d’unité en mort, elle y remédie en mourant et en se simplifiant en unité ; en celui-ci, elle trouve le remède de ses péchés, les pratiques de vertus et la jouissance du même Dieu, en continuant de vivre en Lui. Dans les degrés d’unité en mort, il lui restait toujours quelques images de mort, de simplicité ou d’unité ; en celui-ci, il y a [201] que Dieu qui lui devient tout. S’il y survient des images, l’âme les laisse telles qu’elles sont, vivant et étant en Dieu.

Enfin une personne vivante pense peu à sa vie, elle va et agit selon ce qu’elle a à faire, supposant ce principe, et cependant c’est cette vie qui la fait marcher, qui la fait parler, qui la fait voir, qui la fait raisonner, et tout le reste qui fait la vie ; ainsi en va-t-il en une personne qui commence de vivre en Dieu par la foi. Sitôt qu’elle est éveillée, elle n’a qu’à ouvrir les yeux de son âme et elle est en Dieu...

[...] Il ne reste donc plus à cet oiseau du ciel sinon qu’il chante et qu’il remplisse l’air de son ramage; et de cette manière il aura sa perfection en terre et ainsi il arrivera au point du dessein de Dieu sur lui. Cet oiseau, vivant en Dieu de Dieu, va peu à peu se fortifiant et se nourrissant de Dieu et de Ses divines Providences de telle manière que les ailes lui viennent et s’augmentent tellement chaque jour qu’il ne peut demeurer en place : la terre n’étant pas son élément, le ciel est sa demeure ; et c’est pour lors qu’il prend un grand plaisir à chanter selon son instinct.

La foi dans tous les états précédents a rempli l’âme de ce dont elle était capable ; et ici la même foi la fait dégorger et donner de sa plénitude. N’avez-vous jamais pris garde à ces bassins qui contiennent des jets d’eau ? Ils se remplissent et étant pleins, ils arrosent de leur plénitude tous leurs circuits, mais sans donner ce qu’il leur faut : c’est toujours du trop. Ainsi ces âmes pleines de Dieu et qui toujours s’en remplissent de nouveau, sortent hors d’elles par certains écoulements qui sont et deviennent encore leur plénitude même ; d’autant que les âmes étant créées de Dieu de telle manière qu’étant réveillées par ce don spécial, elles sont capables à l’infini, jamais en cette vie la grâce et les dons ne remplissent leur capacité absolument [210]. C’est pourquoi il y a plénitude à la vérité, mais ce qui sort par conduit de cette plénitude de Dieu, retournant en elle, fait une nouvelle plénitude et un cercle qui n’a jamais de fin qu’en l’éternité, où tout est un, le commencement et la fin.

[...] C’est ici ou le chant de l’oiseau commence. De vous dire comment cela se fait et ce qu’il est en vérité, il ne se peut. Il suffit de vous dire que dans la vérité ce que je viens de dire arrive au pauvre rien de la créature ; et ainsi c’est assez d’en être certifié, afin que durant tout le temps que la perte et le rien vident cette créature et la font un million de fois agoniser en l’expérience de son rien et de sa misère, elle sache qu’un jour ce pauvre rien pourra être déifié et qu’autant que le vide lui aura donné de fâcheux jours et de mauvaises heures, autant cette heureuse plénitude de Dieu la remplira avec fécondité, si bien que tout ce qu’elle est, et tout ce qu’elle peut être par la plénitude de Dieu doit être tout en action vers Dieu, ce qui fera son bonheur. Pour lors elle [208] saura que cette pauvre vie abjecte, inconnue et inutile selon le monde, se change en plénitude, dont un moment vaut mieux que quantité d’années d’une autre grâce, quoiqu’elle parût très grande et très sainte.

§§§

[...] Dans les degrés précédents, étant en oraison, elle subsiste ou en simplicité ou en repos comme vous avez vu ; mais ici comme l’âme se met en Dieu sans moyen pour toute chose, aussi y demeure-t-elle sans moyen ; et ainsi si elle est obscure dans les sens, s’ils sont distraits, si elle est peinée, si elle est consolée, et le reste qui peut s’exprimer, tout est indifférent en cet état. Dieu qu’elle a trouvé et dont elle jouit en la manière du centre, lui suffit ; et ainsi tout ce qui lui arrive par le dehors ne lui sert que pour la perdre de plus en plus.

Il arrive à cette âme qui est ainsi en Dieu en actuelle oraison, ce qui arriverait à une personne tombant dans un abîme d’eau, et qui se tient à quelques glaïeuls : ces glaïeuls se rompent ou elle les quitte. Que lui arrive-t-il donc sinon que, perdant ces moyens qui la retenaient, non d’être en l’eau mais de s’y perdre, elle s’y abîme. Ainsi l’âme en cet état, étant de cette manière en Dieu, est beaucoup secourue par les distractions, par les peines, les sécheresses et le reste, qui lui causent des peines et des frayeurs, d’autant que telles choses, ôtant [236] les moyens d’assurance, contribuent à sa perte et à son écoulement dans l’abîme divin.

Que fait-elle donc actuellement en ces choses qui lui arrivent et qui la peinent selon les sens ? Elle ne fait aucun retour, ni aucune réunion, sinon de se laisser couler et se perdre dans l’abîme où elle est et où elle se perd non par son action et son aide propre, mais par l’abîme même, où elle coule par une inclination centrale que Dieu a gravée en son âme pour ce centre dont elle commence de jouir et qui est à cette âme ainsi se perdant comme un aimant qui attire le fer dont le naturel est de suivre et d’être attiré par l’aimant ; et comme ce centre est dans le pur fond de la volonté, aussi est-ce par son véritable concours et moyen que cela se fait.

§

[Revivification de l’âme]

Je me ressouviens qu’un prophète (Ezechiel 37, 7-10.) parlant sur des os tout desséchés et arides, ces os, entendant par un miracle la voix de Dieu, commencèrent à se remplir de chair, de nerfs, de vie, et que peu à peu s’étant tous réunis, ils reprirent leur première vie, commencèrent à voir, à parler, à marcher, à raisonner et finalement à faire tout ce qu’ils avaient fait autrefois. La même chose arrive à l’âme perdue, comme j’ai dit, en Dieu. Elle est toute surprise qu’entendant la voix de Dieu par le centre d’elle-même, elle qui était toute morte et toute desséchée, ayant perdu son opération propre, ses mouvements, ses vues de Dieu, ses oeuvres pour le prochain, la liberté des pensées, ses affections, ses raisonnements, et enfin toutes [242] choses propres et qui constituent sa personne, toutes ces choses s’étant peu à peu perdues par tous les états précédents qu’entendant, dis-je, ici une voix secrète de Dieu, voix efficace et vraiment féconde, insensiblement et peu à peu elle change d’opération. Car comme, ainsi que j’ai dit, au commencement de ce degré dans lequel l’âme se perd en Dieu, elle achève de perdre ce peu qui lui restait d’elle-même en cet abîme divin, aussi à la suite de cet état quand, du profond de cet abîme divin, Dieu, Parole éternelle, revivifie ces cendres et ces poudres, et leur redonne la vie, en les réunissant non en leur propre vie mais en Lui et de Lui, la parole leur est redonnée : ils commencent à voir ; leur entendement, leur volonté et toutes leurs puissances sont revivifiés et enfin le raisonnement, de telle manière que ce qui était si resserré dans les états précédents devient vraiment fécond en liberté divine.

Tout ceci apprend à cette âme que si elle a souffert de la peine se voyant peu à peu dénuée de l’opération de ses pensées et de ses affections, et de tout le reste, par lequel on loue et aime Dieu, devenant comme une bête qui perd son raisonnement, ce n’a pas été pour la perdre et pour la faire devenir folle, mais pour la rendre heureuse et sage, la faisant vivre d’une vie divine et ainsi lui donnant une liberté si souveraine que par là non seulement elle devient maîtresse de tout le monde en le méprisant, mais encore admirablement jouissante de Dieu.

Pour lors, Dieu dans l’oraison lui donne un autre mouvement et ces inclinations prennent une autre route. Au commencement de ce degré, quand elle se mettait en l’oraison [243] comme j’ai dit, son cœur et tout son soi-même n’avait d’inclination et de mouvement que pour se laisser perdre et précipiter de plus en plus en Dieu dans lequel elle était ; son action en l’oraison était en quelque manière conforme à une pierre, laquelle étant mise dans un abîme d’eau, par son propre poids va se perdant et précipitant, autant qu’elle ne trouve point de fond à cet abîme. Quand l’âme est arrivée jusqu’à un certain point de l’ordre de Dieu, alors cette inclination change ; et aussitôt que cette personne se met en oraison, elle sent son âme se relever et avoir autant de mouvement vers Dieu qu’elle en a eu pour se perdre, et peu à peu ce mouvement s’accroît et tout son soi-même se revivifie et devient tout acte. Ainsi son oraison se fait par un mouvement tout différent : tout ce que Dieu est, est l’objet de cette âme qui peu à peu se revivifie en Dieu. Les divines perfections, les sacrées personnes de la SainteTrinité, et généralement tout ce qui est en Dieu, devient le terme de cette âme. De vous dire comment cela se fait, cela est assez difficile, d’autant que l’âme ne s’y porte pas comme à quelque chose de distinct, ni par un mouvement différent de Dieu et de la chose à laquelle elle se porte ; et il n’est pas tant nécessaire de déduire bien en détail tout ce qui s’y passe ni comment cela se fait, car pourvu que l’on en dise assez pour certifier l’âme de la vérité de cet état et de ce qu’elle doit faire, cela suffit.

Pour lors donc l’âme commençant son oraison n’à qu’à se mettre en Dieu et se laisser mouvoir en pleine liberté à ce Dieu qui est devenu le principe de sa vie et de ses mouvements [244] et pourvu qu’elle se laisse aller librement et entièrement au gré divin, il suffit, car Il la porte où Il veut, et ses mouvements sont selon Son bon plaisir. Pour lors l’âme connaît et aime divinement sans savoir le comment ni où se termine une telle action, car le principe est Dieu et le terme est aussi Dieu ; mais l’âme se laisse humblement, paisiblement et très librement au pouvoir divin et demeure telle qu’elle est. Elle est et a une plénitude qu’elle ne connaît ni ne veut connaître. Et ainsi tout le secret de cette oraison (toutes les fois et quantes que l’âme y est), est d’être aussi pleinement en liberté pour être mue et portée selon le bon plaisir divin, que nous avons dit qu’elle y devait être pour tomber et se laisser précipiter dans l’abîme divin où elle s’y perdait à l’aveugle.

Ici elle jouit, et on lui communique incessamment ; mais comme ce qu’on lui donne est Dieu même, aussi ne peut-elle le comprendre, cet objet divin étant un abîme divin qui peut être possédé et connu de Dieu seul selon ce qui est. Cette âme en sa jouissance, en sa connaissance et en son amour est satisfaite, mais sans savoir le comment, son bonheur pour lors étant cette sorte de jouissance qui lui laisse incessamment un désir de davantage, ne pouvant jamais dire : "c’est assez".

[...]

L’inclination pour les actions de charité commence et l’âme devient féconde pour le dehors, non en sortant mais en demeurant en Dieu ; d’autant que Dieu devient le principe de tout en cette âme, ce qui la fait être féconde en saintes intentions pour agir en la manière de Dieu.

Enfin autant qu’elle était resserrée, dénuée et anéantie dans les autres états, [246] s’approchant de Dieu et tombant en Dieu, autant devient-elle féconde et multipliée en unité sans comparaison plus parfaite que dans les autres états, par la raison qu’étant beaucoup perdue et vivante en Dieu, Il l’a ajustée pour Lui. Une goutte d’eau tombée dans la mer, par la capacité qu’elle a de se perdre dans la mer, s’y perd de telle manière qu’elle devient la mer, faisant les mêmes choses que la mer fait. Elle a en soi les poissons de la mer, elle porte des navires, et généralement elle est et fait ce que la mer est et fait. Ainsi l’âme, ayant perdu son soi-même en Dieu, et par conséquent Dieu étant son principe divin, s’y perd de telle manière qu’étant créée pour Dieu, cette capacité se remplit admirablement de sa fin ; et ainsi elle est et fait ce que Dieu est et fait, et ce que généralement Dieu veut faire d’elle et par elle.

Ici l’âme comprend ce qu’elle n’avait jamais pu comprendre, savoir comment son dénuement, sa perte et son rien n’est pas son mal, mais son grand bien et sa grande richesse. Il est vrai qu’elle ne voit et ne comprend cela parfaitement que quand elle a trouvé Dieu en cette plénitude de vie, car durant son humilité et son rien, elle sent et expérimente tellement son extrême misère et les ressentiments de sa nature, que durant ce temps elle ne peut jamais se persuader que ce qu’elle a et ce qu’elle est, puisse jamais être quelque chose de bien et de bon. Il y n’y a que la lumière d’autrui qui puisse assurer et servir à consoler une telle âme ; et la certitude par elle-même ne lui peut venir que par la plénitude présente.

Sur toute chose une âme en cette plénitude doit incessamment être et vivre en Dieu, [247] tâchant de ne pas laisser écouler un moment sans y être. Ni les misères de la nature, ni les distractions des affaires, ni les péchés actuels, ni enfin aucune obscurité ni sécheresse ne doivent empêcher ni faire hésiter l’âme un moment pour ne pas vivre incessamment en Dieu, ne s’arrêtant jamais un moment hors de Dieu pour remédier à de telles choses, mais plutôt se mettant directement en Dieu, outrepassant tout. Et là en Dieu, tout est remédié sans que l’âme même fasse rien en Dieu pour y remédier. Telle âme fait infiniment mieux toute chose de cette manière qu’en aucune autre, toute autre n’étant pas celle que Dieu désire alors de cette âme. Car l’âme expérimente qu’elle trouve en Dieu le remède tout conjointement avec sa propre vie, Dieu lui devenant vertu, vie et généralement toutes choses.[...]

 

Opuscule 8. Que les morts et les croix sont inséparables du don de foi et d’oraison.

 

[Le changement de bien en mieux vient toujours de la mort de soi-même :]

[251] On croit toujours que la mort à soi-même n’est que pour les commencements et pour la vie purgative et ainsi, dès que la lumière divine commence à poindre en l’âme, on croit aussitôt et on juge que c’en est fait, que l’on n’aura la mort et les occasions de mourir à soi que fort passagèrement. C’est une tromperie qui donne bien de la peine et du soin d’autant que, voyant arriver tout le contraire, on se verra souvent en doute. Et ainsi l’on ne fait pas le fruit que l’on devrait faire des croix et des occasions de mourir à soi-même [...]

[252] Au commencement, les morts ne sont pas si fréquentes et sont plus communes et ordinaires, Dieu Se servant de choses visibles et assez apparentes conformément au degré de l’âme, de sorte que comme la lumière de Dieu est encore beaucoup dans les sens et grossière, les moyens de mort et les morts y sont proportionnés. Quand la lumière se purifie en s’augmentant, aussi les moyens de mort s’augmentent et deviennent plus pénibles. La lumière divine enfin s’avançant beaucoup, la mort et les moyens de mourir en font autant, jusqu’à ce qu’enfin la divine Sagesse s’écoulant dans le total de l’âme, elle devient par son moyen [253] non seulement toute en croix, mais encore toute croix pour faire mourir l’âme selon le degré de sa communication. Où il faut remarquer qu’il n’y a aucun état de jouissance de Dieu en cette vie et qu’il n’y en aura jamais qui ne soit donné de Dieu par la croix et par la mort qui l’accompagne; et de plus, que la mort est toujours inséparable de chaque don de grâce.

On pourrait former ici un doute, savoir s’il ne se trouve point ou s’il ne se peut point trouver de degré de communication de Dieu, qui n’ait point son principe de communication par la mort de soi-même; et aussi s’il ne s’en trouve point qui soit dans l’accompagnement de la mort de soi-même.

Je réponds que non et qu’en quelque degré que l’âme soit ou puisse être en cette vie, le changement de bien en mieux vient toujours de la mort de soi-même par les croix et les morts du degré de grâce où l’âme est, et que jamais il ne se trouvera de communication de Dieu qui n’ait au même temps sa mort, de manière que l’essentiel de la communication de Dieu en cette vie, c’est la mort à soi-même, et que la jouissance n’est proprement que passagère et que comme par accident, ainsi que savent fort bien les âmes qui sont assez heureuses d’arriver à la jouissance de Dieu même dans le centre de leur âme, non seulement passagèrement, mais par état autant que la vie présente le peut permettre.

Telles âmes, dis-je, savent fort bien que la mort de soi-même et la croix qui la cause subsistent admirablement bien avec la jouissance de Dieu et qu’en vérité elles sont la [254]  nourriture d’un tel état. Si cela est vrai, comme il l’est, de la jouissance de Dieu même, il le sera encore plus facilement de la lumière divine en quelque état qu’elle puisse être. […]

 [255] Quantité de bonnes âmes sont convaincues de ces vérités pour porter leurs croix extérieures, mais peu le sont pratiquement pour porter généralement toute croix passivement selon le degré de passiveté où elles en sont. [...]

Je dis bien plus, que souvent même les âmes qui arrivent jusqu’à la jouissance de Dieu même dans leur centre, le quittent pour retourner à la pratique par la croix, ne comprenant pas bien que les croix et les morts sont de la même nature qu’est le degré de grâce où elles en sont, et que comme elles doivent être passives en la communication des lumières divines, et même passives en la jouissance de Dieu, elles doivent l’être également en la croix et en la mort qui accompagnent tel degré. [...] [256]

Et afin que l’âme puisse avoir entièrement ce bonheur, qu’elle ne s’amuse pas à discerner ce qui la crucifie ou la peine et d’où il vient, qu’elle le souffre en son degré et par son état, tel qu’il sera, et assurément non seulement elle remédiera par là à ses défauts, mais encore à tout ce qui est inconnu en elle. Les croix et les morts comme j’ai dit venant de toutes [257] parts et de toutes choses, aussi bien de nos péchées et faiblesses que d’autres choses ; plus l’âme avance, plus elle se doit abandonner au secret de la divine Sagesse [...]

Cette grande lumière dont je parle ne paraît pas si difficile ni même si incompréhensible dans les premiers degrés et même dans les degrés plus avancés de lumière divine, mais pour les degrés où Dieu Se donne en jouissance et où la lumière divine se communique abondamment, cela est à plusieurs comme incompréhensible de croire que la mort et la croix aillent [258] de pas égal à ces hauts états; et que même elles augmentent selon qu’ils deviennent plus divins et que Dieu Se communique plus Lui-même. Cependant la chose est très vraie, et je ne pourrais jamais croire que Dieu fût en communication dans le centre d’une âme si elle n’était actuellement mourante et crucifiée. […]

 


Opuscule 12. Plusieurs éclaicissements

et Instructions sur les divers états d’oraison et les dispositions les plus essentielles de la vie intérieure en forme de réponse à quelques demandes.

 

Première demande [sur l’oraison des débuts].

[...] Et pour mieux comprendre ceci, il faut savoir que comme Dieu est la simplicité même en tout ce qu’Il est, soit en Son être ou en Son opération, aussi faut-il par nécessité que les âmes que Dieu destine et qu’Il achemine vers Sa divine présence, pour en jouir et se perdre en lui, soient peu à peu simplifiées et défaites de leur opération.

Tout au contraire celles qu’Il ne destine que pour la sainteté vertueuse et qu’Il ne prépare pas pour Lui-même mais pour L’honorer et Le glorifier par leurs bonnes et saintes pratiques, doivent être multipliées ; et même autant qu’elles le sont saintement, autant arrivent-elles à la fin de leur vocation. C’est donc la multiplicité et la diversité des saintes vertus et des bonnes pratiques qui remplissent et sanctifient les âmes non destinées à l’union divine [...]

Je finis l’éclaircissement de ces deux premiers doutes que j’ai mis ensemble d’autant qu’ils sont sur une même matière, en vous disant que les âmes qui ont le don de simplicité et qui sont destinées par conséquent pour cette grâce en doivent avoir une grande reconnaissance comme d’un don très spécial, et pourtant elles se doivent ressouvenir que tel don leur impose une obligation très grande à la fidélité. On croit, pour l’ordinaire, que les seuls péchés sont matière d’obligation et on ne compte être redevable à Dieu que quand on est tombé dans quelque péché d’importance. Mais pour moi, je crois que ce don est d’une si grande conséquence qu’il est plus facile, sans comparaison, de satisfaire à plusieurs péchés mortels dans une grâce commune que de réparer la perte ou la diminution de ce don en une âme qui l’a reçu. La raison est qu’avec le regret véritable de sa faute, après l’avoir véritablement confessée, Dieu ne manque jamais de donner Sa grâce et de remettre telles âmes communes en leur degré. Mais, pour les âmes du don surnaturel, il n’en va pas de même : il faut bien d’autres dispositions [301] que les communes pour recevoir tel don, et ainsi, il en faut bien d’autres que les communes pour le ravoir et le mériter derechef, étant perdu ou diminué. Il n’y a que la seule disposition immédiate au surnaturel qui puisse exciter et toucher le coeur de Dieu pour cela.

Quelle est cette disposition immédiate ? C’est le véritable néant de soi et l’humiliation parfaite en toute manière, c’est-à-dire devant Dieu et devant les hommes. Mais comme peu d’âmes peuvent souffrir cette humiliation de la part de Dieu pour ouvrir derechef leur yeux et recevoir la divine lumière, la plupart crevant de se voir et de se sentir dans leur corruption sans être regardées et considérées de Dieu, aussi peu d’âmes après la diminution ou la perte de leur vocation, la recouvrent. Car afin que Dieu Se donne et Se fasse voir il faut que l’âme meure et qu’elle pourrisse un million de fois dans sa mort et dans son sépulcre : ainsi, afin que ce beau jour et cette divine lumière revienne dans son aurore, il faut être humilié, apetissé et ainsi il faut par nécessité que Dieu par Sa Providence traîne une telle âme dans la boue de soi-même. Il nous a donné un exemple de ceci en la personne du pauvre aveugle-né : il prend de sa salive et la mêle avec de la boue et par ce mélange il donne la vue à ce pauvre homme. Tout le monde sait que cette salive est la sagesse et que la boue est la misère de nous-mêmes : et ainsi cette divine Sagesse étant mêlée dans notre humiliation fait le miracle de nous faire revoir. Les hommes peu éclairés dans les mystères divins, envisageant ce remède dont Jésus-Christ se servit, jugeraient que c’était plutôt pour l’aveugler, s’il avait eu de bons yeux, que pour le faire voir. Cependant c’est le procédé de Jésus-Christ. Et heureuses les âmes qui souffrent et sont fidèles à leur véritable humiliation, car la divine lumière leur sera donnée et incessamment leurs fautes sont remédiées par ce procédé !

Quoique j’aie déjà parlé de l’oraison de simplicité et de ses degrés, et même de la lumière de foi dont Dieu Se sert pour [309] la communiquer aux âmes, cependant comme cette divine lumière est le seul moyen par lequel ces âmes marchent et s’avancent vers Dieu, et aussi qu’elle fait la distinction et la différence de ces âmes d’avec les autres qui ne marchent pas par la simplicité, il est à propos ici de dire quelque chose de cette foi, répondant à quelques doutes que l’on peut avoir là-dessus. Ce qui pourra aussi servir pour faire la distinction assurée de ces âmes d’avec celles qui marchent saintement par les lumières, ferveurs et saintes pratiques, celles-ci ayant souvent les mêmes expressions, et des idées quelquefois surnaturelles des mêmes démarches que font les âmes par la lumière de foi : (1) en se simplifiant ; (2) en se dénuant ; et, (3) en se perdant en Dieu ; si bien que quand on n’a pas suffisamment de la lumière pour voir en Dieu l’état de ces âmes, les jugeant seulement par leurs expressions, vous les prendriez pour telles et jugeriez assurément qu’elles marchent le sentier de la foi, et de cette manière vous leur donneriez les mêmes avis. Ce qui serait les perdre sans ressource et les étrangler sans remède, d’autant que n’ayant pas ce principe qui opère l’oraison de simplicité qui est la foi, vous leur conseilleriez les règles et les maximes de l’état de foi, qui sont de se simplifier, de se dénuer et de se perdre ; et, n’ayant pas le remplissement de ce qu’ils quitteraient, à la fin au lieu de les acheminer pour les perdre véritablement en Dieu, comme fait la foi par ces démarches, vous les dénueriez et les perdriez non en Dieu, mais en elles-mêmes par un malheur qui ne se peut comprendre que par l’expérience. Parce que les âmes qui ont le don de la foi marchent, s’avancent et subsistent [310] d’autant plus en Dieu qu’elles se simplifient et dénuent, à cause que la foi qui est le principe de telles démarches, insinue et communique insensiblement et imperceptiblement Dieu, qui devient le remplissement de telle simplicité, nudité et perte ; et au contraire, les âmes qui n’ont pas ce don de foi, n’avancent, ne se remplissent et n’approchent de Dieu qu’en se remplissant de ferveurs et de lumières saintes et en augmentant les pratiques multipliées. Si bien que les unes nient et les autres affirment ; les unes se dépouillent pour se revêtir ; et les autres, pour être pleines de Dieu, se remplissent et deviennent fécondes de saintes choses par lesquelles ce Dieu de miséricorde Se communique à elles et sans lesquelles elles seraient toujours vides en tout point et en toute manière. Jugez quelle perte et tromperie ! Cependant les unes et les autres sont souvent si semblables qu’à moins de beaucoup de discernement vous donneriez facilement le prix à celles qui sont le plus éloignées, d’autant que les hommes, pour l’ordinaire, ne jugent que par ce qu’ils voient par les sens, ou, au plus, par le discernement de leur entendement : et comme telles lumières, soit des sens ou des puissances, ne peuvent découvrir que ce qui est sensible ou palpable, aussi donnent-ils souvent l’assurance selon qu’ils voient plus de plénitude et qu’ils remarquent une âme plus fleurie de saintes choses. Ce n’est nullement cela qui peut faire assurément le discernement des âmes qui sont appelées à la simplicité, ou de celles qui ne le sont pas : la seule lumière de foi qui cause ce principe de vie susdit en fait la distinction, et l’on ne peut les discerner assurément que par là.

[311] Cette lumière de foi donc, est une certaine intuition de grâce, laquelle ayant touché l’âme, la fait marcher et courir à Dieu par une lumière secrète et obscure qui lui suffit et lui sert de tout. Si bien que cette divine foi ayant touché l’âme lui donne un certain instinct d’un je ne sais quoi dans son fond, qu’elle va toujours cherchant, non par les lumières palpables et manifestes, d’autant qu’elles ne lui découvrent pas assez à son goût et selon que l’instinct qu’elle sent gravé en elle le demande ; mais elle désire une lumière par laquelle elle regarde et pénètre plus avant, qui n’est proprement que cette lumière secrète de la foi, laquelle, quoique obscure et ténébreuse lui donne un je ne sais quoi pour voir et goûter Dieu, les mystères et le reste selon son degré. Cette lumière étant donnée touche le plus profond de l’âme pour lui faire goûter Dieu et ainsi pour le porter incessamment vers Lui : et à mesure qu’elle croît, cet instinct et cette touche augmentent.

Ce qui est cause que, dans les vérités que l’âme considère au commencement de la voie, sa foi dont elle les envisage et les pénètre ne peut se contenter de voir l’écorce comme les autres lumières surnaturelles, mais il faut qu’elle pénètre le fond. Et ainsi l’âme est comme impatiente pour le pénétrer par sa foi obscure : et, comme elle ne le peut de la manière qu’elle voudrait, elle sent une impatience qui est cause que jamais elle n’est satisfaite, mais qu’elle désire toujours de plus en plus goûter et jouir de ce que la lumière de foi lui fait secrètement et inconnument trouver dans les vérités. Et comme chaque vérité a une profondeur infinie, [312] cela fait que l’âme, touchée et éclairée de la foi ne peut être satisfaite, ne pouvant pénétrer jusques où son fond voudrait pénétrer ; mais elle est instruite qu’il suffit que, marchant en foi et regardant et pénétrant les vérités en cette obscurité, un jour elle sera satisfaite, mais que présentement, et durant que la foi est encore dans les vérités et en voie, elle la fait courir et désirer, et quand elle aura fait trouver, elle donnera le repos. Enfin cette foi est une lumière divine obscure et ténébreuse par laquelle nous voyons et possédons les choses en vérité et réalité, telles qu’elles sont.

Ceci suffit à des âmes déjà beaucoup pénétrées et éclairées de la foi. Mais pour celles qui commencent à y entrer, cela ne laisse en elles que certains instincts pour la foi, dont elles ne peuvent jouir à cause de son obscurité et de son infinie pureté, étant une véritable participation de la divine Majesté, ainsi quand elles en trouvent quelque chose de déduit et d’éclairci, cela leur fait un plaisir infini. Mais de vouloir parler de la foi pour la faire voir palpablement aux hommes, ce serait folie : elle est trop pure et au-dessus de la compréhension grossière de nos pauvres sens et entendement pour y pouvoir arriver. Tout ce que les âmes les plus éclairées en ont dit n’est proprement que pour l’admirer et en exprimer quelques effets. C’est une lumière admirable, dit un Apôtre[36] et saint Paul, la définissant, l’appelle la substance des choses que nous espérons : c’est-à-dire qu’elle est si admirable, si incompréhensible et par conséquent tellement sans expression qui puisse (313) véritablement nous découvrir sa beauté telle qu’elle est que, comme nous ne voyons jamais les substances que par les accidents qui les couvrent et qui voilent leurs mystères, de même tout ce que les créatures disent de cette divine lumière de foi n’en sont que les accidents et le sens mystérieux en est réservé à l’expérience. Goûtez et vous verrez[37] : travaillez fidèlement, supposé le don, et vous verrez que cette divine inconnue, voilée des ténèbres et des obscurités, est cependant en soi infiniment lumineuse et que ses nuages, ses obscurités et ses privations ne sont qu’à notre égard, et non en elle : puisqu’en elle-même, elle est la lumière de Dieu, et que voir les choses en lumière de foi, c’est les voir telles qu’elles sont et comme Dieu les voit, quoique, à l’égard des sens et des puissances, on n’y découvre qu’obscurités, ténèbres et pauvretés.

Mais, me direz-vous, supposé la vérité de tout cela, qu’il me semble que je goûte dans le centre de mon âme, pourquoi, étant une lumière si vraie, si efficace et si infinie, étant la lumière de Dieu, a-t-elle tant de ténèbres et est-elle si obscure à notre esprit que, même pour se communiquer encore et avec plus d’avantage et d’abondance, elle obscurcit et rend ténébreux les entendements les plus féconds et lumineux ? Il semble donc qu’elle n’ait et qu’elle ne nous communique ses beautés que pour nous les cacher.

Je réponds :

(1) Que la foi étant infiniment au-dessus de la capacité de notre entendement, il ne peut ni la voir ni la comprendre, et [314] qu’ainsi, si elle donnait quelque notion d’elle dans la capacité de l’âme, ce ne serait pas elle, mais quelque chose d’elle ; et ainsi au lieu que cela fût avantageux, cela serait désavantageux. C’est donc par sa grandeur et à cause de la faiblesse et de l’incapacité de notre âme que l’on ne peut voir la foi qu’en nuage et en obscur.

(2) La seconde raison est que, comme c’est la lumière de la vie présente, et que Dieu n’a pas de plus grand désir et de plus grand dessein que de la communiquer abondamment, il faut par nécessité qu’elle fasse toujours des nuages, des obscurités et des pauvretés, car par là seulement elle se communique et rend notre âme capable d’elle. Ce n’est donc point en voyant que l’on voit par la foi, c’est en nous obscurcissant et en nous privant de notre propre lumière, qui ne voit et qui ne juge des choses que par la capacité naturelle, et ainsi il faut par nécessité, que la foi étant purement et entièrement surnaturelle, elle aille toujours obscurcissant l’âme et la privant de sa lumière et capacité naturelle de voir pour rendre l’âme capable de voir par elle en manière divine et surnaturelle. De sorte que ce n’est pas par le défaut de la foi qu’elle est obscure, pauvre et ténébreuse, mais à cause de notre misère et incapacité qu’elle veut et peut relever de telle manière qu’on voie en manière divine et par une lumière toute divine.

- Tout ceci me fait naître un autre doute, savoir si cette foi dans son commencement et dès qu’elle touche l’âme pour la faire courir après Dieu, est aussi surnaturelle que dès lors qu’elle est fort avancée et en un degré très parfait.

Cette foi divine, et qui est l’origine et la lumière du don de simplicité et de ceux qui la suivent, est surnaturelle dès son commencement, et elle ne devient pas plus surnaturelle, quoique elle s’accroisse et s’augmente. C’est là sa différence de la lumière de gloire que celle-ci se donne toute et totalement et en un clin d’oeil ; mais la lumière de foi étant de cette vie où nous sommes dans le temps et non dans l’éternité, elle a son accroissement à notre égard, lequel se fait et s’augmente à mesure que l’âme est fidèle à mourir et à sortir de sa propre lumière et de soi-même : si bien que le Soleil éternel demeurant toujours dans le centre de notre âme et commençant de se manifester et d’éclairer l’âme par la foi est toujours prêt de l’éclairer entièrement et de se précipiter en l’âme si la disposition à cette lumière y était.

N’avez-vous jamais pris garde comment le soleil éclaire une chambre obscure et dont les fenêtres sont fermées ? Vous ne faites qu’ouvrir la fenêtre et vous remarquez qu’à mesure que l’ouverture se fait, la lumière se donne, et qu’elle s’augmente selon que vous faites une grande ouverture et que la fenêtre étant entièrement ouverte, la lumière se donne entièrement : ce n’est donc pas de la part de la lumière et faute de la lumière qu’elle y est moins, mais bien faute de ce que l’on n’ouvre pas suffisamment la fenêtre. Ainsi en est-il des âmes où ce don de foi se donne : c’est la même au commencement et en la fin, en l’un moindre, et à [316] la fin plus grande ; mais ce plus et ce moins vien[en]t du plus et du moins de notre part, parce que nous avons tant de peine de quitter nos propres lumières et notre nous-même que c’est nous faire marcher dans des précipices que de nous en tirer ; cela fait que, ne nous quittant et ne mourant à nous que très peu à peu, aussi cette divine foi ne prend la place de notre nous-même et de nos lumières que très peu à peu. Mais qui serait assez heureux que de se perdre et de se précipiter à corps perdu dans l’heureux abîme de la foi, s’y trouverait, après sa perte, non en la manière de la créature mais en la manière de Dieu, tout renouvelé et vivant en Dieu, comme le commun des créatures vit en soi-même. Le juste vit de la foi[38], dit une âme qui avait expérimenté ces divines vérités. [...]

 

Troisième demande [sur le recoulement en Dieu].

Quatrième demande [sur le Père et le Fils].

La connaissance de Jésus-Christ est spécialement réservée aux âmes intérieures et destinées particulièrement pour vivre de la foi. Car comme cette divine lumière a pour effet spécial de communiquer Jésus-Christ et de faire jouir de sa divine personne et de Ses saints états, aussi découvre-t-elle plus spécialement tous les mystères de sa divine vie. C’est ce qui est cause qu’une âme divinement éclairée découvre des merveilles en tout ce qui s’est passé en l’Incarnation. Et quand bien même elle n’aurait pas d’autre motif pour la convaincre de la Sagesse infinie du Père éternel en l’Incarnation de Son Fils et dans tout ce qui s’est ensuite passé dans tout le cours de Sa vie, jusqu’à la moindre particularité de la manière dont Dieu le Père S’en est servi, elle est ravie en admiration, envisageant cette admirable sagesse du Père à l’égard de Son Fils, sagesse si suave et si douce qu’il n’y a rien de plus naturel et de plus commun, et elle conclut que (361) véritablement c’est un Dieu qui a opéré ce divin mystère et cela pour deux raisons.

La première, que Dieu le Père, voulant donner Son Fils par une manière appropriée à tout le monde et qui fût la plus commune et la plus facile, Il ne l’a pu qu’en Le faisant pauvre, souffrant et abject, d’autant qu’il n’y a rien de plus commun ni de plus facile à rencontrer dans la terre. S’Il L’avait donné dans Sa grandeur et majesté, Il n’aurait été que pour quelques-uns, mais L’ayant donné tel, tout le monde Le peut avoir et être divinisé par Son moyen, se faisant pauvre, petit, humble et souffrant. O quand une âme envisage ce miracle avec la foi, elle en est ravie, voyant l’invention d’un Dieu, amoureux de la créature, pour Se communiquer à elle !

La seconde est que Dieu, voulant Se donner abondamment et par un moyen, non seulement très commun, mais encore qui exclut les créatures, ne voulant pas de partage dans le coeur de la créature, la divine Sagesse a trouvé ce moyen-là admirablement. Car, divinisant en Sa personne tous les états, ils font exclusion des créatures, l’âme n’ayant besoin de rien de créé pour se diviniser et devenir Dieu par participation. Quand une âme éclairée voit que les pauvretés, les abjections, les souffrances et tout le reste que Jésus-Christ a pris et a uni à Soi, sont les moyens de se diviniser, elle est ravie de ce qu’elle n’a besoin d’aucune créature pour acquérir et posséder ce bonheur, et que tout au contraire elles empêcheraient plutôt sa béatitude. Cela lui fait oublier facilement tout le créé pour se laisser doucement et comme naturellement pénétrer des pauvretés, des abjections et [362] des souffrances qui lui arrivent, puisque c’est là la véritable et réelle participation de Jésus-Christ dont elle est redevable à Lui seul.

Ces deux vues bientôt déduites ont une étendue infinie quand la lumière de foi pénètre profondément une âme, car elle découvre des abîmes de mystères dans le procédé de Jésus-Christ en Son incarnation pour ces deux raisons mystérieuses...

 

Cinquième demande [sur la soumission et la sagesse humaine].

[...] La seconde instruction est qu’il n’y a proprement que là que l’on trouve les pierres fondamentales de l’intérieur et non dans le dehors. Ces pierres fondamentale sont l’abjection, la souffrance, la petitesse et le reste, qu’une vie inconnue comme celle de Jésus-Christ a pour partage ; or, il est certain que c’est seulement là où l’on trouve telles pierres angulaires et non dans la conversation et le commerce des créatures où l’estime, la suffisance et l’éclat sont en règne : autrement on ne serait pas propre au commerce avec les créatures.

Nous apprenons encore que c’est un mystère admirable et infiniment fécond et profond, qui nous est découvert par ces admirables paroles, Et il leur était soumis, toutes choses étant renfermées en elles et par elles en Dieu. Le Verbe divin humanisé a comme anéanti et fait éclipser Sa Sagesse, exinanivit semetipsum[39] toute sa conduite, toutes Ses productions, pour n’être, ne pouvoir et ne faire rien dans Son état caché que par obéissance. O mystère de l’obéissance, que tu portes lumière pour tout pouvoir et pour tout agir quand tu es découverte à une âme et qu’elle est assez heureuse que, par lumière et sagesse divine, elle voit ce divin Verbe humanisé obéissant !

C’est ce divin mystère qui, par sa fécondité, fait tant de merveilles dans l’âme des personnes destinées à la foi et à la Sagesse, comme nous avons dit ; et cela est si vrai que pour discerner telles âmes, il faut seulement les éprouver par (384) l’efficace de ce mystère. Car il est certain qu’autant que leur fond sera véritable, autant seront-elles lumineuses en obéissance, n’ayant et ne pouvant jamais avoir rien que par une simple, totale et très aveugle obéissance, et qu’au cas que cela ne soit pas, tout est faux et contrefait, et il n’y a de vérité que selon que cette obéissance est vraie et à l’épreuve. Car il est impossible que telles âmes, comme nous le disons, aient jamais des lumières que par cette aveugle obéissance tant à l’égard de Dieu que des créatures auxquelles elles doivent obéir, sachant par leur expérience que la Sagesse la plus divine et la plus lumineuse reçoit entièrement et absolument toute sa clarté et sa conduite de l’obéissance, et que, même au cas que les personnes auxquelles on doit obéir leur fussent infiniment dissemblables, cela n’empêcherait nullement leur supériorité et leur lumière au-dessus de la sagesse la plus profonde. Ce qui est, comme j’ai dit, infaillible pour les âmes de cette grâce ; et c’est la cause pourquoi elles sont tant éclairées et si respectueuses pour ce mystère, l’adorant incessamment et recevant de lui une influence spéciale. Et cela fait qu’elles se contentent de cet unique mystère pour toutes choses dans leur état, recevant tout par lui, soit repos et certitude en leur état, soit accroissement de leur état même : ce qui se trouve ainsi généralement pour toutes les âmes de cette grâce et qui sont assez heureuses de jouir de la foi, comme nous l’avons dit.

[...] Si la découverte de ce don du centre est si avantageuse, comme en vérité elle l’est, le progrès est tout autre chose, découvrant que ce que l’on a cru jusque-là, n’est pas vrai. On croyait qu’ayant trouvé Dieu centralement, c’est-à-dire par le centre, c’était tout et assez ; et l’ayant trouvé, l’on remarque que ce n’est proprement que commencer à marcher : car les démarches que l’âme a faites jusque-là par les sens et les puissances pour chercher Dieu, et ensuite celle que les mêmes sens et puissances ont faites par la lumière de la foi pour se perdre et devenir centrales, ne sont que de pauvres petits pas d’enfants ; mais présentement que l’âme est vraiment perdue dans le centre et que ses puissances réduites en unités sont capables de grandes actions, elle commence vraiment à marcher, marchant par les pas de Dieu même.

§

Six questions sur l’oraison.

  III LES DEGRES D’ORAISON

CONCLUSION des RETRAITES / Où il est traité des degrés et des états différens de l’oraison, et des moyens de s’y perfectionner, / A Paris, chez Jean-François Dubois, rue Saint-Jacques, à la Reyne du Clergé & à l’Image S. Denis, vis-à-vis S. Yves./ 1684

 

 

 

choix à faire

 [INTRODUCTION]

 

Ce recueil des exercices a été ajusté sans aucun dessein de le mettre au jour[40]. Mais seulement quelques personnes ayant divers papiers de Retraites, les ont voulu faire imprimer pour leur commodité[41]. Et comme cela peut tomber entre les mains d’autres, [2][42] qui n’ont pas reçu les instructions pour en faire usage, il est assez à propos d’appliquer[43] ici les degrés d’oraison plus avancés; et comme au commencement, dans la préface[44], il a été parlé de la méditation et des autres exercices qui l’accompagnent et la suivent, de même dans cette Conclusion, on donne quelques enseignements sur les autres degrés. Ce qui sera assez utile, comme je crois, pour plusieurs raisons :

1. Pour retirer les âmes d’une erreur très commune et très préjudiciable. L’on croit qu’aussitôt que l’âme est tirée des limites de la méditation, pour avoir quelque entrée dans l’oraison d’affection, et [dans] les autres degrés qui [3] suivent, il faut au même temps la sevrer des saintes méditations et des objets divins. Et quantité de Directeurs seulement savants par les lectures et non par une solide expérience, y donnent lieu trop promptement, croyant beaucoup faire avancer les âmes qu’ils conduisent parce qu’ils les retirent de l’occupation vers ces objets. Mais souvent au lieu de contribuer à les remplir de vertus et de saintes lumières pour les conduire, ils leur donnent lieu de s’occuper de chimères et, en vérité, de mener une vie très vide de Dieu dans l’intérieur et aussi très éloignée de la fidèle et très fervente pratique à l’extérieur[45]. [4]

2. Pour animer les âmes à l’amour de l’oraison, voyant que Dieu est infiniment riche dans ses dons, [Lui] qui ne se contente pas de Se communiquer à elles par le degré de méditation, mais qui est encore tout prêt et infiniment désireux de S’y donner par tous les degrés dont nous allons parler.

Ce que beaucoup, avec la grâce de Dieu, pourraient expérimenter s’ils[46] se rendaient fort fidèles à faire leur oraisons chaque jour, pratiquant toutes les saintes résolutions que le Saint-Esprit leur communiquerait - si de plus elles [les âmes] étaient fort exactes à faire leurs retraites chaque année, qui sont un moyen dont le Saint-Esprit se sert pour renouveler tous les [5] bons sentiments et purifier les fautes et les faiblesses commises par le propre poids de notre corruption - si enfin (ce qui est indispensablement nécessaire)[47] elles se tenaient fidèlement dans un degré d’oraison. Comme l’on voit qu’un voyageur qui entreprend quelque grand voyage - quoiqu’il en ait la fin en prétention[48], qu’il y pense souvent et qu’il s’en entretienne même avec ses amis - cependant dans l’exécution il va de lieu en lieu, d’hôtellerie en hôtellerie.

Ainsi les âmes qui prétendent à l’union véritable avec Jésus-Christ, et qui par un amour fervent la désirent infiniment, y pensent souvent, s’en entretiennent avec les [6] personnes qui ont la même grâce (c’est-à-dire qui désirent la même union). Mais pour l’exécution de ce grand voyage, il faut indispensablement qu’elles aillent de lieu en lieu, courant tout le pays de la méditation, auparavant qu’elles passent [outre][49] et que l’esprit de Dieu les mette dans l’oraison d’affection.

Il faut aussi qu’elles en fassent autant touchant cette oraison d’affection, avant que l’Esprit de Dieu les introduise dans la simplicité pour de là passer dans celle de la nue foi, et ainsi se conduire dans les autres degrés[50]. Je ne comprends point ces autres personnes qui limitent les temps pour chaque degré, comme si c’était aux hommes de conduire les âmes dans ces routes : ils [7] peuvent bien y aider et faciliter les choses, mais de les faire passer quand et comme ils veulent, je ne crois pas que cela soit. Car il faut par nécessité, comme je viens de dire, qu’une âme, auparavant que de quitter un degré d’oraison pour être introduite en un autre, ait reçu toute la lumière, toute la purgation, et toutes les vertus que ce degré renferme en soi, non pas que chaque âme reçoive également la lumière et les pratiques par chaque degré, mais selon le dessein où Dieu l’appelle[51]. Car de dix personnes qui seront dans la méditation, et qui y marcheront avec fidélité et sans tromperie, toutes peut-être seront différentes de degré quoique par la [8] même pratique, et de cette sorte elles passeront à l’oraison d’affection fort différemment.

Quand j’ai dit indispensablement, j’entends sans un miracle, que Dieu fait fort rarement. Par exemple, si tout d’un coup après une conversion, une âme est introduite dans l’oraison d’affection, de simplicité ou d’autre degré et que le Directeur le juge véritable, et non imaginaire, il faut qu’il remarque en cette âme toute la lumière et toute la pratique communiquée extraordinairement des états qui précèdent celui où elle est mise. Car si cela n’est pas, ce peut être une simple affection et quelque bon mouvement, mais non pas un établissement de [9] degré véritable et solide d’oraison qui doive entretenir et occuper l’âme[52].

3. Enfin [troisième raison pour cet enseignement], pour faire voir qu’en quelque état où l’âme se trouve en cette vie, elle ne doit point dans la vérité quitter les objets divins de Dieu et de Jésus-Christ. Elle change bien son occupation, sa manière de les voir et d’y être unie, mais sans les quitter et abandonner. Car comme dans l’éternité, la lumière de gloire a toujours pour objet la divinité et l’humanité sacrée, aussi en la terre, la foi, en quelque élévation qu’elle soit, s’occupe toujours du même objet.

Et il faut remarquer que les différents degrés d’oraison ne sont autre chose en une âme que [10] les différents dons de foi. La méditation n’étant qu’une lumière de foi plus sensible par le raisonnement et l’occupation de l’esprit vers un objet. L’oraison d’affection est une foi plus épurée élevant la volonté : et ainsi de tous les autres degrés d’oraison. D’où vient que la dernière union où l’âme peut arriver en cette vie, n’est qu’une communication de Dieu en elle par une lumière de foi fort pure, et dégagée du sensible et de tout ce que notre esprit peut former et concevoir au-dessous de Dieu.

Cela supposé (ce que je crois très véritable, et que je soumets cependant aux personnes plus expérimentées et plus éclairées que [11] moi), ces sujets d’exercices que vous avez remarqués dans ces retraites pourront beaucoup servir aux âmes selon le degré d’oraison où elles seront. Les premières [retraites] aideront beaucoup celles qui commencent, et les autres seront fort propres pour celles qui sont assez heureuses pour être introduites dans les degrés plus avancés. Elles seront aussi fort profitables aux autres âmes, afin de les affectionner à l’oraison et à l’amour vers Sa divine Majesté. Mais spécialement vers Jésus-Christ, pour faciliter Son imitation et la sainte pratique des vertus conformes à Ses saints états.

Assurez-vous[53] que si vous donnez à vos oraisons le solide fondement [12] que ces Exercices vous marquent, vous serez certaines[54] que non seulement votre oraison sera excellente, mais de plus, que vos démarches pour l’union de votre âme à Jésus-Christ seront solides et hors de l’illusion et de la tromperie. Et comme j’ai vu en plusieurs âmes un défaut très notable sur ceci, je n’ai pu m’empêcher par charité de le dire. Car très souvent, outre qu’elles s’égarent et qu’elles perdent la route d’aller à Dieu, elles perdent même la capacité d’y pouvoir être remises[55].

Ayez aussi cette consolation que, dans la voie de l’oraison et dans les saintes démarches de ces degrés, une âme y est vraiment [13] heureuse, puisqu’elle y trouve sa paix, sa joie et sa béatitude. Ces âmes n’attendent pas l’éternité pour commencer d’être satisfaites et contentes, mais assurément elles expérimentent un avant-goût du bonheur éternel dans leurs oraisons et communications avec Dieu[56].

Ce qui les dégoûte beaucoup du monde et de ses embarras, et leur fait tant désirer la perfection de la sainte oraison que, quoique patiemment humbles et résignées en chaque degré, même dans les premiers et les moins avancés, elles ne laissent pas de s’abandonner humblement entre les mains de Dieu pour tous les degrés suivants - leurs pauvres cœurs désirant insatiablement [14] que Dieu les leur communique, quoiqu’avec toutes les croix et toutes les difficultés qu’elles savent très bien, par expérience et par goût divin, que ces degrés d’oraison mènent et attirent avec eux[57]. [15]

 

 


DEGRES D’ORAISON.

 

De l’oraison d’affection.

 

Quand une âme a été fort fidèle à la pratique de la méditation et qu’à son aide elle s’est purifiée de ses passions plus grossières et enrichie des vertus conformes à ce degré, comme de l’humilité, de la patience, de l’obéissance - et généralement [s’est purifiée] des défaut plus particuliers qui dérèglent les sens, les [16] ordonnant dans une sainte modestie - pour lors et non autrement, Dieu d’ordinaire commence à élever un peu l’âme dans son procédé d’agir avec Lui, la rendant plus amoureuse de Sa grandeur et plus capable de converser avec Lui par amour.

[Différence de la méditation et de l’oraison d’affection][58]

Car, comme dans la méditation l’âme est toute tournée vers elle pour se purifier et pour s’orner des vertus comme j’ai dit, par l’oraison d’affection Dieu commence de faire cesser cette action, inclinant l’âme davantage devers Lui-même en lui donnant peu à peu l’occupation d’amour[59] : ce qui est encore plus efficace que ce qu’elle faisait en la méditation. Quoiqu’elle ne soit pas si agissante vers elle-même [17], mais ainsi simplement occupée d’amour vers Dieu, Il fait ce que cette âme ferait[60] par son action propre.

Il est à remarquer que ce degré d’affection vient peu à peu comme celui de la méditation et que l’âme ne devient pas tout d’un coup parfaitement amoureuse.  Mais elle augmente insensiblement à mesure qu’elle exerce cette oraison d’affection et qu’elle s’en sert pour se purifier de quantité de choses que la méditation n’a pas pu effectuer. Elle lui sert aussi pour acquérir des vertus plus solides, plus intérieures et plus insinuantes, une plus pure conformité à Jésus-Christ.

Car c’est dès ce degré que Jésus-Christ [18] commence un peu à Se découvrir à l’âme, comme une très belle aurore qui la surprend et qui la met dans l’étonnement[61] : ce qui excite beaucoup sa volonté pour aimer, et, pour mieux dire, ce qui met la volonté en quelque manière seule en action. Car insensiblement elle trouve Jésus-Christ si aimable, qu’elle ne saurait voir rien de Lui, ni entendre une parole qui Le touche, qu’insensiblement son coeur ne soit excité par l’amour.  

[Ce que c’est que l’oraison d’affection]

Cette oraison d’affection consiste donc dans une simple occupation de la volonté vers la Divinité, ou bien vers Jésus-Christ homme-Dieu, et quelqu’un de Ses mystères, tantôt l’un, tantôt l’autre, [19] selon la touche d’amour qui sera communiquée.

 Ici l’entendement fait peu de choses à l’égard du temps de la méditation mais il envisage simplement et s’occupe de son objet. Et par là, la volonté qui est toute agissante en cette oraison, commence à travailler de toutes ses forces, tantôt en aimant, une autre fois en se soumettant, etc. Ainsi par une variété de mouvements affectifs, elle s’occupe saintement de son objet.

Cette occupation est souvent fort distincte en l’âme, découvrant fort clairement tout ce qu’elle y fait et le colloque amoureux qu’elle a avec Sa divine Majesté. Quelquefois aussi cette occupation de volonté [20] et d’amour est fort inconnue, sinon que l’âme sait toujours qu’elle aime et qu’elle entretient amoureusement une bonté infinie, ne voulant pas s’occuper, et même ne le pouvant pas, pour arranger dans sa volonté et dans son esprit ses discours. 

[Deux sortes d’oraisons d’affection]

Cette oraison d’affection n’est pas toujours [présente] dans chaque âme d’une même manière. Tantôt elle y est sensiblement et affectueusement perceptible. Une autre fois et surtout quand elle est déjà un peu avancée, elle y est avec sécheresse, obscurité et ténèbres. Ce qui n’empêche pas l’amour de la volonté au contraire [qui] l’excite et l’anime, comme nous voyons que dans les amours de la [21] terre, les absences et les éloignements, au lieu de diminuer les véritables amours, les augmentent. 

En ces deux façons d’oraison d’affection, qui à la vérité ne sont pourtant qu’une même, mais se succèdent l’une à l’autre par conduite divine, l’âme doit remarquer la manière dont il faut qu’elle se comporte :

En la première, elle n’a doucement qu’à occuper sa volonté à l’aide de la simple considération, comme j’ai dit, et comme elle y a du sensible, cela lui est bien facile et quelquefois trop, à quoi elle doit prendre garde. Car insensiblement et sans s’en apercevoir, elle deviendrait gloutonne du goût qu’elle y reçoit et peu [22] à peu se forcerait la tête et s’échaufferait la poitrine, spécialement quand l’âme est d’un naturel affectif.

En la seconde, elle n’a qu’à se fortifier contre le découragement. Se voyant dans la sécheresse, les obscurités et les distractions, qu’elle ait patience et qu’elle aime en se soumettant et en s’abandonnant, comme en la première elle le fait en jouissant.  Qu’elle se donne de garde de se trop bander la tête, mais qu’humblement elle demeure abandonnée, sa volonté agissant et faisant son affaire d’une manière qu’elle n’entends pas. Nonobstant ses ténèbres, qu’elle soit fort fidèle à prendre ses heures d’oraison sur [23] les sujets qu’elle se sera proposé, ses temps de retraite, ses examens et les autres pratiques.

[Effets de l’oraison d’affection]

Ici la présence de Dieu commence à être d’un grand goût et l’amour peu à peu s’en occupe hors l’oraison avec une intime affection, d’autant que c’est un des effets particuliers de ce degré de commencer à approcher l’âme de Dieu, la simplifiant comme j’ai dit. Et comme il faut être fort fidèle à son oraison et aux autres pratiques, aussi faut-il être fort exacte à ce commencement de don de présence de Dieu qui augmente à mesure que l’âme croît en en pureté par ce degré.

Ce même degré d’oraison d’affection dégage beaucoup l’âme [24] des choses du monde, la rendant désireuse et amoureuse des éternelles, ce qui lui cause un soin et une vigilance qui vont[62] toujours croissant et s’augmentant pour la plus pure et la plus exacte mortification de ses passions et de ses inclinations. Car comme l’amour est ici la lumière de l’âme, et qu’il a des yeux plus pénétrants que le raisonnement de la méditation, aussi découvre-t-il plus subtilement les fautes et les impuretés que l’âme ne voyait que très peu dans le degré méditatif. Il en faut dire autant pour la plus pure pratique des vertus qui assurément commence ici à être plus exacte, et l’âme se sent davantage sollicitée à une plus simple, plus amoureuse [25] et plus particulière conformité aux vertus que Jésus-Christ a pratiquées.

Enfin, selon que ce degré d’affection croît en l’âme, et qu’elle y est fidèle par la correspondance, son amour se simplifie, devient calme et paisible.

Au commencement il est fort actif, bouillant et fervent, et continue ce que Dieu veut, un très long temps de cette manière -mais ensuite, à mesure que ces effets s’effectuent en vérité dans l’âme, cet amour tendant toujours à son Centre [qui est l’amour et l’union à Jésus-Christ][63], il se simplifie, devient peu à peu calme et tranquille. Ce qui ne se fait pas tout d’un coup, mais par [26] une vicissitude, l’âme étant tantôt un peu plus agitée d’amour et d’affection. Et tout cela par une conduite admirable de Dieu, afin d’introduire l’âme, Sa fidèle, dans le degré suivant de simplicité dont nous allons parler - après avoir expliqué les marques véritables que l’on doit voir en une âme qui est dans la méditation et qui doit passer dans ce degré d’oraison d’affection.

[Marques pour connaître quand on doit quitter la méditation pour passer à l’oraison d’affection]

1. La première marque est, comme j’ai déjà touché au commencement, de voir en une âme un avancement notable de pureté intérieure causé par le degré de méditation. Cette pureté doit consister dans un degré déjà avancé de mortification des passions, des [27] inclinations et des attaches naturelles aux choses créées, et dans une certaine impatience amoureuse quand l’âme a commis quelque défaut.

Cette première marque est absolument nécessaire. Car comme Dieu ne fait jamais rien inutilement, élevant l’âme à l’oraison d’affection, Il la dispose davantage pour Son union et par conséquent Il doit la mettre dans une pureté plus avancée, qui doit nécessairement s’accroître par la fidélité de l’âme en correspondant à mesure que Dieu l’a fait avancer.

2. Il faut voir un renouvellement d’amour tout particulier en l’âme, qui ne doit pas être [28] passager comme certaines ferveurs et bons mouvements que plusieurs âmes ont aux bonnes fêtes, ou bien après avoir vu ou entendu quelque serviteur de Dieu qui en parle, ou fait quelque lecture dans les livres qui en traitent. Mais il doit être constant, stable et approuvé par le Directeur un long temps, tenant l’âme toujours dans son degré de méditation. Et si cet amour est une véritable vocation à l’oraison d’affection, il ne cessera nullement pour cela, mais au contraire, il s’augmentera.

Et afin d’être encore plus assuré que cet amour soit véritable et solide pour ce degré, il doit produire à vue d’œil l’humilité, pour ne pas contredire un Directeur qui contredit ce sentiment. Et même ce Directeur doit prendre garde et s’informer des personnes qui hantent[64] cette âme, si en vérité cette vertu commence à croître manifestement : car si cela n’est pas, l’amour n’est point vrai. De plus, ce même amour fait germer admirablement la soumission et la docilité d’esprit avec une paix ordinaire, pour se soumettre à l’aveugle et trouver tout bon sans contradiction. D’où vient que cette âme commence à être ordonnée admirablement pour garder la société charitable et paisible, excitée qu’elle est continuellement par ce commencement d’amour qui lui est communiqué. Enfin le dégagement des [30] choses créées et de ce qui n’est point Dieu commence à éclairer son âme, demeurant toute étonnée comment elle a aimé des choses si basses, Dieu commençant à lui paraître si uniquement aimable.

3. La troisième marque qui suppose absolument et indispensablement les deux premières, est de remarquer l’âme tendre à la simplicité, et ne pouvoir plus tant raisonner et se multiplier par diversité de pratiques, de considérations et d’affections arrangées comme elle avait accoutumé. Cette simplicité est toujours accompagnée d’un certaine étonnement de l’âme qui voudrait toujours continuer son premier [31] degré de méditation, mais qui ne le peut. Et plus elle se fait d’efforts, plus aussi Dieu la gagne amoureusement, et de cette manière [elle] est introduite [auprès de Lui] sans s’introduire elle-même.

Remarquez bien que ces trois marques doivent être nécessairement dans une âme et que si aucune des trois manquait, elle ne serait pas en état de passer en ce degré affectif et de cette manière elle se nuirait beaucoup si elle le faisait. Mais ces marques supposées en vérité dans une âme, qu’elle soit fidèle et reconnaissante de la grâce que Dieu lui fait ! D’autant qu’Il la dispose assurément [si elle est constante à y contribuer] pour être Sa [32] bien-aimée et un trésor où Il mettra à la suite Ses plus riches dons. 

De l’oraison de simplicité

 

Après que Dieu a beaucoup exercé l’âme dans le degré d’affection, et que peu à peu Il a réduit son amour dans un calme et une simplicité grande, presque insensiblement, et sans que l’âme s’en aperçoive, elle passe de l’oraison d’affection dans l’oraison de simplicité.

[Pourquoi cette oraison s’appelle de simplicité]

Que j’appelle [oraison] de simplicité à cause que l’âme s’y simplifie entièrement. Plusieurs auteurs lui donnent divers noms. Mais je trouve celui-ci plus à propos et plus convenable, à cause de l’effet que Dieu prétend mettre en [33] l’âme par Son moyen qui est de la simplifier, c’est-à-dire, de la rendre vraiment simple et sans mélange. Non seulement dans l’impur causé par la corruption de la nature, mais encore la dégager et la défaire de la multiplicité des actes, tant de l’entendement que de la volonté, afin qu’étant ainsi simple et tranquille, elle soit plus capable de l’union qui doit suivre. Et la raison est que comme Dieu est la simplicité même, pour approcher l’âme de Lui, il faut qu’Il la rende simple[65].

[Différence de l’oraison d’affection et de simplicité]

L’oraison d’affection a commençé à simplifier l’âme mais encore fort grossièrement car ce n’a été que dans les raisonnements et les actes produits par propre industrie, [34] la volonté gardant toujours par nécessité de ce degré une multiplicité d’actes.  Lesquels, quoiqu’ils ne paraissent pas si formés que dans la méditation à cause qu’ils sont en amour, cependant sont fort actuels, multipliés, et raisonnant par l’union de l’entendement, qui va comme une sainte abeille, doucement et paisiblement, cueillant les raisons d’aimer sur les belles fleurs de la divinité, de l’humanité sacrée, et des mystères de la vie de Jésus-Christ.

Mais dans l’oraison de simplicité, la volonté commence à se taire et à n’être pas la première agissante.  C’est l’entendement qui, par une simple vue plus surnaturelle qu’en l’autre degré, voit [35] de prime abord tant de beautés par ce simple regard, que la volonté est obligée et suavement contrainte de se rendre et de suivre sa vue. Si bien qu’en ce degré de simplicité, l’occupation de l’entendement est toute différente de l’autre[66]. Car au premier il discoure doucement et suavement, mais en celui-ci, sans aucun discours de sa part, dans le simple regard de Jésus-Christ ou d’une vérité éternelle, il y voit tant de choses que, sans se multiplier en considérations, il est rempli d’une multiplicité sans multiplicité, qui tient beaucoup de Dieu. Car comme il est dans sa multiplicité toute chose, aussi ce regard renferme en soi une multiplicité et une [36] multitude de tant de choses qu’il est très certain que pour exprimer ce regard, il faudrait quantité de paroles.

La volonté n’a pas de peine de suivre avec une pareille simplicité cet entendement ainsi simplement éclairé, et de cette manière ces deux puissances réunies en repos et en simplicité festinent[67] agréablement et fort à l’aise. Car ici peu à peu Dieu commence à ôter les grandes fatigues que l’âme a prises dans les premiers degrés pour se purifier, acquérir les saintes vertus, et se conformer aux ordres sacrés.

[Définition de l’oraison de simplicité]

Pour définir en peu de paroles l’oraison de simplicité, ce n’est, selon ma pensée, autre chose qu’un regard simple et amoureux [37] de l’âme vers Dieu ou quelques vérités éternelles. Ce regard se fait depuis que l’âme y est introduite, sans adresse, ni recherche comme dans les autres degrés d’oraison. Mais comme l’âme y est plus simplifiée et par conséquent plus proche de Dieu, aussi boit-elle plus facilement à la source de tout bien. Ce qui est cause que, quand l’âme est fidèle à ce degré d’oraison, il n’y a ni temps ni mesure à garder. C’est-à-dire qu’en tout temps l’âme est en facilité et en capacité de faire cette oraison, non qu’elle ne prenne ses heures particulières et réglées par son directeur, mais comme ce regard est si facile et attirant, elle le continue volontiers, spécialement [38] quand elle y est déjà un peu avancée et accoutumée.

Pour ce qui est de l’oraison réglée, l’âme commence à n’y avoir plus tant de peine, trouvant son pain cuit (comme l’on dit communément) dès aussitôt qu’elle s’y met, n’ayant besoin que d’un simple envisagement ou de se souvenir d’un mot de la Sainte Ecriture, et à même temps une sainte occupation attirera suavement ses puissances.

En cette oraison les recherches inquiètes des vertus (comme au commencement), les imperfections et les autres adresses[68] de l’âme sont bannies. Car après ce simple regard amoureux, Dieu commence de faire en l’âme ce que [39] l’industrie faisait au commencement par les activités multipliées.

L’âme y cesse aussi ses résolutions et les autres saintes pratiques, exercées par son industrie. Car Dieu dans ce simple regard amoureux, y fait toutes choses, éclairant l’entendement pour tout ce que l’âme a besoin et échauffant et animant la volonté à poursuivre le bien et les saintes pratiques selon que l’exige ce degré d’oraison. Vous voyez avec admiration et avec joie une âme croître de jour en jour dans les saintes vertus, et son entendement plein de lumières sans lumière.  Car ici la lumière de l’entendement est si simple, si pure et si dégagée du sensible, que l’âme [40] paraît toute lumineuse dans ses paroles, dans ses effets et dans ses pratiques.

Et cependant si vous lui demandez en vérité si elle est lumineuse, elle vous répondra qu’elle ne peut pas dire qu’elle soit en ténèbres, d’autant qu’elle voit assez ce qu’elle doit faire et que son coeur en sait assez pour aimer et pour continuer ce simple regard amoureux, qui la satisfait et qui la contente, mais qu’à vrai dire elle ne sait si c’est lumière à cause que c’est une lumière fort pure, simple, et dégagée du sensible, et que pour exprimer bonnement ce que c’en est selon sa pensée, c’est un je ne sais quoi qui remplit insensiblement et qui ravit agréablement sa volonté, de [41] manière qu’elle ne peut passer son simple regard, y trouvant tout ce qu’il lui faut.

D’où vient qu’en son oraison réglée du matin et du soir, son simple regard lui suffit. Durant le jour souvent elle continue ce même regard qui l’occupe et quand cela est, elle s’en doit contenter. Mais aussi quand il s’évanouit, qu’elle le laisse aller, et qu’elle s’occupe de la simple présence de Dieu, qui est donnée avantageusement en ce degré (d’où vient que même il est appelé très souvent, oraison de simple présence) !

Mais surtout qu’elle soit fidèle à la récollection, au silence et au dégagement des embarras extérieurs qui ne sont pas ordonnés ni [42] réglés par sa profession. Qu’elle s’observe ponctuellement durant tout le jour, afin d’être dans une grande fidélité à ce que Dieu demande d’elle, soit pour l’intérieur à ses inspirations, soit pour l’extérieur pour la paix avec le prochain, l’exactitude à tout ce qui est de sa condition et une grande fidélité aux moindres choses où il pourrait se trouver quelques défauts.

[Effets de l’oraison de simplicité]

Pour les effets particuliers de cette oraison, j’en trouve trois essentiels :

1. Le premier est de rendre l’âme fort silencieuse et amoureuse de la solitude, selon la vocation et l’état où elle est. Car si la personne qui a ce don est d’une condition libre [43] et qu’elle puisse être solitaire, tout son plaisir est de se retirer pour être en repos et en silence, goûtant là admirablement la suavité de sa simple oraison. Et ce regard est facile, l’âme continue souvent son oraison en cette solitude, ce qui lui aide beaucoup. Car elle voit de jour en jour son oraison croître et son âme s’avancer dans cette sainte simplicité.

Si au contraire la personne est attachée par vocation au travail du prochain ou dans les embarras d’une condition qui exige une multiplicité d’actions, elle ne doit point tirailler contre soi-même pour se dérober injustement de l’ordre de Dieu afin d’être solitaire selon son goût. Elle doit se [44] contenter de ce que Dieu lui donne et être solitaire intérieurement, tâchant de se servir de l’amour qu’elle a pour la solitude extérieure afin de s’en pratiquer une intérieure ; et d’être dans les affaires humblement recolligée[69] et saintement fidèle à ce que Dieu lui donnera intérieurement, ce qui sera toujours ordonné pour faire avec perfection ce que Dieu exige d’elle à l’extérieur.

J’avertis cette âme que, quoiqu’elle doive toujours être fidèle à ce que Dieu demande d’elle à l’extérieur, cependant par révérence et par respect au grand don que Dieu lui fait, elle doit prendre autant de temps qu’elle pourra pour s’appliquer à la sainte [45] oraison. Car comme en ce degré l’âme n’est pas hors des limites de sa correspondance (l’opération de Dieu ne faisant qu’un peu commencer), si elle cessait de correspondre pour chercher avec vigilance le temps d’oraison, de retraite et de solitude, elle pourrait facilement déchoir de son degré et le perdre. Ce qui n’arriverait pas sitôt dans le degré suivant de l’oraison plus passive qu’active, à cause de la plénitude de l’opération divine, quoiqu’il y ait toujours quelque action de la part de la créature, car alors l’âme n’a qu’à suivre doucement cette opération divine et ne doit pas tant agir par son industrie propre.

2. Le second est de mettre en l’âme [46] un don de présence de Dieu très particulier qui l’augmente[70] peu à peu tous les jours par la fidèle correspondance de l’âme à ce degré d’oraison. Car pour exprimer véritablement ce que c’est, je ne puis le mieux faire que le comparant au lever du soleil qui commence par son aurore, et qui se lève insensiblement jusques à un plein jour et jusqu’au midi[71]. aussi cette divine présence de Jésus-Christ, comme une aurore, commence à se lever dans l’âme dès le moment que ce degré de simplicité commence et peu à peu va s’augmentant selon son accroissement, jusques à ce que cette Présence vienne jusqu’à une clarté et une chaleur telle qu’elle fait [47] changer de degré, qui fera l’oraison comme passive et d’union dont nous parlerons après.

3. Le troisième effet qui consiste en la pureté et au dégagement de toutes choses, est produit en l’âme par les deux premiers, mais bien d’une autre manière qu’aux degrés précédents, qui ont purgé l’âme des passions et des inclinations de la nature corrompue et produit la séparation des choses extérieues plus grossières. Mais la pureté de ce degré purifie l’âme plus excellemment et la fait puissamment mourir à elle-même. Ce qui correspond fort bien au remplissement de grâce que Dieu fait dans ce degré [en] donnant Sa présence. Car en se donnant, Il [48] vide l’âme d’elle-même. Cette pureté s’augmente peu à peu et la personne qui a expérience de ces choses voit admirablement ces trois effets se suivre et s’aider l’un l’autre, et par là elle discerne facilement où en est l’âme.

Avant que je passe à donner les marques que l’on doit découvrir dans une âme pour l’introduire de l’oraison d’affection à ce degré de simplicité, il est à propos d’avertir pour la consolation des âmes qui marchent dans ces voies que cette oraison de simplicité n’est pas toujours sensiblement suave, mais souvent elle a des sécheresses, des aridités et des insensibilités. Mais l’âme en ces différentes manières doit être égale en fidélité, [49] continuant son simple regard sans ferveur sensible ni expérience de la correspondance de Dieu. Car quoiqu’elle n’aperçoive rien, son oraison est égale. Tout ce qu’elle a à prendre garde est de continuer fidèlement en conservant sa tête, c’est-à-dire n’étant point d’une trop grande application.

Elle pourra aussi quelquefois se voir toute découragée et comme reculant et retombant dans les degrés inférieurs. Mais nonobstant tout cela, qu’elle poursuive sans s’arrêter à réfléchir avec inquiétude sur ce qu’elle fait, se tenant fidèle à tout ce qui a été dit.

[Comment l’âme agit dans l’oraison de simplicité]

Il est aussi à propos d’instruire l’âme qu’en cette oraison de simplicité elle y agit véritablement, [50] pour la tirer d’une erreur assez ordinaire à plusieurs personnes qui disent qu’ils n’agissent point et qu’ils n’y font rien. C’est mal parlé et sans expérience car dans la vérité l’âme y agit. Mais comme cette action est déjà beaucoup mêlée de l’opération de Dieu, on croit que ce simple regard et cet amour si paisible n’est point une action, ce qui donne de la peine aux personnes savantes à cause de cette mauvaise expression. Je dis plus, sur la fin même de cette oraison de simplicité où l’âme commence beaucoup de défaillir à soi-même et à sa propre opération, Il ne laisse pas d’être toujours mêlé de quelque action de l’âme[72].

Et c’est par là que [51] les Directeurs expérimentés voient que ce degré de simplicité est sur son déclin et près de changer du degré de simplicité au degré d’oraison comme passive par l’opération divine. Car pour lors, l’opérer de l’âme devient comme une personne mourante qui peu à peu, après avoir combattu contre la mort même, se rend enfin paisiblement, expire insensiblement et rend doucement son esprit à son Créateur. Aussi l’âme dans tout le degré de simplicité va peu à peu mourant. Et quand elle approche de la fin, il s’élève quelques combats contre la mort même, c’est-à-dire que Dieu donne des désirs et des lumières plus particulières pour soupirer et désirer [52] de mourir à soi-même, non seulement de la mort qui fait mourir à ce qui est corrompu et déréglé, mais de cette mort heureuse qui fait défaillir l’âme à son propre opérer, afin que Dieu vive en elle et par elle.

Ces désirs sont fort savoureusement et délicieusement en l’âme, mais l’effet de mort y est sensible. Car si l’âme a vu par expérience qu’elle a eu de la peine au commencement de se simplifier, elle remarque aussi qu’à la fin elle a encore bien plus de peine à mourir à son opérer, ce qui est une chose assez rude quoique Dieu l’opère en elle. D’où vient que je comprends peu ces âmes qui croient se mettre elles-mêmes [53] dans la mort de leur propre opérer et qui se croient satisfaites et contentes d’y travailler. Pour moi (si je l’entends) je crois qu’étant un opérer purement de Dieu, il est si pénible et si rude à la nature et à l’esprit qu’il est certain que s’il était au choix de l’âme, pour lors elle l’éviterait, si ce n’est que cette mort (obscure et dans les ténèbres) est souvent éclairée d’une lumière qui lui fait voir les richesses futures et les beautés d’une vie qui la fuit.

L’âme marche en cet état mourant et enfin, après avoir agonisé un assez long temps elle rend heureusement l’esprit, mourant à son opérer pour donner lieu à l’opérer divin et cessant de vivre [54] à elle-même afin que Jésus-Christ commence de vivre en elle et par elle.

Et ici commence l’oraison passive dont nous allons traiter, après que nous aurons donné des marques pour connaître véritablement quand il faut qu’une âme passe de l’oraison d’affection à cette oraison de simplicité.

[Marques pour juger quand une âme doit passer de l’oraison de simplicité à l’oraison passive]

1. La première marque est lorsque l’âme, perdant l’effort et l’activité d’aimer, comme aussi la manière de s’occuper et de connaître les vérités, tombe insensiblement dans un certain vide de ces choses et peu à peu dans une impossibilité morale de s’en servir, ne pouvant opérer ni de la volonté, ni de l’entendement dans le [55] commerce avec Dieu, que par une manière simple, qui de prime abord est seconde en lumière et en amour. D’où vient que plusieurs personnes se trompent fort selon ma pensée, qui croient que c’est assez pour être dans la simplicité que de regarder un objet sans discourir, et même s’y mettent elles-mêmes. Ce simple regard, qui est oraison de simplicité n’est pas tel car celui que l’on produit soi-même, sans lumière surnaturelle, n’a point la fécondité de l’autre. Ce qui est très aisé à connaître quand un directeur a de l’expérience.

2. La seconde marque est lorsqu’une âme est surprise d’un amour tout particulier pour Jésus-Christ, [56] non pas par une inflammation amoureuse comme au degré précédent, mais par un désir qui peu à peu lui vient insatiable de se conformer à Ses états, de connaître et de se former selon Son esprit. Et cet amour n’est pas une certaine joie du coeur qui se contente d’aimer mais plutôt un appétit véritable, qui ne peut se satisfaire que de la nourriture de Sa sainte vie. La pauvreté, l’abjection, le mépris et généralement toutes les inclinations de Jésus-Christ la charment, tout ce qu’Il a aimé ou tout ce qu’Il a fait, lui paraît si beau et uniquement aimable qu’elle néglige tout le reste pour en pouvoir jouir. Ce qui est cause qu’en quelque manière, sans [57] qu’elle y pense, elle se simplifie et laisse les multiplicités de l’oraison affective pour regarder uniquement Jésus-Christ : comme ferait une personne qui, étant surprise de quelque beauté, comme par admiration cesserait de regarder ailleurs et de s’occuper de toute autre chose, pour avoir les yeux fixés sur elle. D’où vient que le commencement de cette oraison de simplicité est en quelque façon comme une admiration de quelque chose qui surprend et que l’on n’a pas recherchée.

3. La troisième marque est un amour tout particulier de la solitude, du silence et de la retraite. Et cette âme, quoique toujours gaie, paraît continuellement [58] dans une disposition de silence et de solitude, comme une personne qui se préparerait à quelque chose de grand et à quelque affaire d’importance, de manière que, sans que l’âme presque y pense, elle se retire des embarras des affaires et recherche incessamment la solitude. Non par un esprit mélancolique et mécontent, mais pour jouir d’une certaine plénitude d’onction qui lui est communiqué plus abondamment et avec plus de pureté. Et même si elle est appliquée aux affaires par nécessité, elle sent une certaine inclination pour la solitude intérieure et son esprit se recollige[73] sans travail, apercevant, comme de loin, que le centre de son [59] plaisir est une certaine simplicité qui la conduit à l’unité, ce qui est beaucoup selon son coeur et son désir.

 Ces marques supposées en une âme, il n’y a nul danger mais au contraire un très grand fruit pour elle qu’elle passe heureusement de l’oraison d’affection en celle de simplicité, qu’elle soit fidèle aux opérations de Dieu, se simplifiant peu à peu comme il a été marqué ci-dessus, nonobstant les peines qu’elle pourra avoir qu’elle ne fait rien ou très peu de chose.

Le Démon même s’y joindra, qui souvent lui mettra dans l’esprit qu’en vérité elle est inutile. Et pour le lui persuader encore plus facilement, il lui brouillera l’esprit [60] de tant d’inquiétudes et de pensées vagabondes qu’il lui fera croire que ce n’est que chimères et perte de temps. Souvent aussi des personnes peu expérimentées dans ces voies lui diront qu’elle perd son temps et que plusieurs s’y sont perdus, tombant dans des illusions fâcheuses, et ensuite dans des égarements d’esprit importants, en citant même des exemples (car il est fort ordinaire d’en trouver présentement).

Qu’elle ne se mette pas en peine, mais qu’elle soit fidèle à sa grâce, se servant même de tous ces combats pour mourir à elle-même. Car quoiqu’il soit très vrai qu’il se trouve quantité d’âmes qui, par un désir mal réglé et souvent faute de [61] conduite, se mettent sans vocation dans ces états (ce qui leur cause un dommage très notable), cependant il est constant, cependant je m’assure que toutes celles qui auront les marques que je viens de dire, approuvées par quelque serviteur de Dieu expérimenté en ces voies, y pourront marcher assurément sans crainte aucune, car ces routes ne sont dangereuses qu’aux âmes qui s’y introduisent elles-mêmes.

 D’où vient que je ne puis aucunement comprendre ce que disent quantité de personnes, que ces voies sont à fuir parce qu’elles sont dangereuses, que l’on s’y perd et que l’on est à la veille d’une illusion continuelle - ce qui peut [62] donner de la peine à beaucoup d’âmes. Et je crois que ces personnes étant fort savantes ou bien expérimentées, entendent toujours parler des âmes qui, par un désir mal réglé et souvent par orgueil, ou bien par quelque autre raison et non par une vocation réglée par un bon directeur, sont introduites dans ces voies.

 

De l’état de l’oraison passive

 

Quoique l’oraison passive soit un océan sans fond et sans rive, tant à cause de la multitude des merveilles que Dieu y communique à l’âme et des dons particuliers dont Il l’honore pour l’embellir et l’enrichir, la choisissant [63] pour Son épouse, que par la quantité des degrés qu’elle renferme, dont les auteurs les plus éclairés ont traité, je ne laisserai cependant de vous en dire quelque chose, raccourcissant le tout de mon mieux, afin d’y donner de la clarté. Et quoique ce dernier état passif, selon tout ce qu’il contient, soit fort sublime et rarement communiqué de Dieu[74] (à cause du peu de fidélité que les âmes ont aux degrés précédents, et que même ce n’est pas toujours le dessein de Dieu de le donner, toutes n’étant pas appelées à un degré si éminent), cependant il peut être utile d’en traiter pour animer les âmes à être fidèles à un Dieu si [64] aimable et qui Se communique si libéralement à Ses créatures ; et de plus, ce qu’on en dira sera fort profitable à celles qui y ont vocation.

Car pour ce que l’on dit ordinairement, qu’il est plus dangereux que profitable d’expliquer ces degrés si relevés, à cause que plusieurs s’ingèrent et se mettent dans ces oraisons sans vocation, leur imagination étant imprimée des choses qu’elles ont lues, je réponds qu’il est vrai que quantité d’âmes s’en font fort accroire[75] sur ce sujet, prenant souvent l’imagination des choses pour leur réalité. Mais selon ma pensée, cela arrive particulièrement quand ces âmes lisent des écrits où toutes choses [65] particulières ne sont pas bien éclaircies, et où les avertissements pour connaître quand ces oraisons ne sont pas véritables mais contrefaites, ne sont pas aussi bien expliquées qu’elles doivent l’être. Car quand cela est, il faut se vouloir tromper soi-même pour s’en faire accroire.

Ce n’est pas qu’il n’y ait des âmes si amoureuses d’elles-mêmes et si désireuses de leur propre excellence que même elles vont jusques-là : que de s’aveugler sur ce point et souvent cacher à leur directeur leurs imperfections ; lisant aussi des livres qui traitent de ces matières et leur disant ce qu’elles ont lu comme des choses qui viennent d’elles [66] et des dons qui leur ont été communiqués.

 Mais pour les âmes qui vont bonnement et simplement, quoiqu’elles ne soient pas dans ces degrés (et même qu’elles n’y arriveront jamais), la lecture de ceci ne leur saurait être qu’utile pour leur donner le désir de travailler tout de bon à plaire à Notre Seigneur dans le degré et l’état où Il les appelle, et Le bénir des miséricordes qu’Il fait aux autres par une complaisance charitable qui fait prendre part au bien d’autrui comme si c’était le sien propre.

Cette oraison passive est une communication de Dieu à l’âme, par laquelle Il opère en elle d’une manière si forte et si dominante [67] qu’il semble qu’elle ne fasse que recevoir l’opération, quoiqu’il soit vrai qu’elle agit toujours, même en recevant.  Cette opération de Dieu dans tout cet état passif se peut diviser en trois degrés particuliers, qui se succèdent l’un à l’autre.

[Divers degrés de cette oraison]

1. Le premier se doit appeler une mort véritable, et qui n’est pas seulement en désir et en lumière comme dans les autres degrés. Car remarquez que sur la fin du degré de simplicité, j’ai dit que Dieu faisait écouler et comme cesser les lumières amoureuses de ce degré, afin que l’âme, n’ayant point de facilité à faire usage de son simple regard amoureux, peu à peu mourût à son activité. [68] Dieu, pour y contribuer, au lieu de ces lumières amoureuses, lui communique des désirs de mourir, ce qui la fait agoniser et même mourir à elle-même. Mais cette mort n’est encore qu’en lumière et en désirs. Celle-ci [cette oraison] de l’état passif est une suite de ces désirs et même l’effet que Dieu accorde à ces âmes.

2. Le second degré est une contemplation surnaturelle par laquelle - les puissances de l’âme après être mortes à elles-mêmes (c’est-à-dire tirées des limites de leur propre opération et passées dans la lumière éternelle) - l’entendement voit et découvre les choses éternelles selon qu’il lui est donné. La volonté aime, [69] non par son propre effort, mais par un amour qui l’élève à une opération fort surnaturelle. La mémoire, sans travail comme au commencement, est abondante en ressouvenirs continuels des miséricordes de Dieu, et est comme une source féconde qui donne continuellement des eaux pour rassasier l’entendement et animer la volonté.

3. Le troisième degré est l’union intime de Dieu qui se fait dans le centre de l’âme où Il vit et règne absolument, l’âme n’ayant plus de mouvement qu’en Lui et par Lui. Si elle connaît la grandeur de Dieu ou les merveilles de Son pouvoir et de Ses miséricordes, ce n’est plus par ses propres [70] connaissances, ni seulement par des lumières surnaturelles comme au second degré, mais en Dieu et par Lui. Si elle aime Sa divine bonté, c’est par Son même amour. Pour la mémoire, elle n’est plus remplie de Dieu ni de Ses merveilles par des idées et des lumières surnaturelles comme au second degré, mais étant réduite dans son Centre et dans la source de tout bien, elle en jouit d’une manière qui se peut mieux goûter qu’expérimenter, je veux dire en Dieu[76].

Et afin d’éclaircir ces choses assez obscures d’elles-mêmes, quand les âmes n’en ont pas l’expérience, je crois qu’il est fort utile et même nécessaire de [71] déduire un peu au long chaque degré pour en donner une connaissance plus particulière, et aider les âmes à y être fidèles.

Il faut remarquer que je ne mets que trois degrés de cet état passif pour ôter la multitude et l’embarras des divisions, mais que l’on doit supposer que chaque degré en a plusieurs subalternes (selon que les auteurs les plus éclairés en ont traité) et tous ces degrés subalternes ne sont autre chose que le commencement, le milieu et la fin de chaque degré[77]. Par exemple le degré ou l’état de mort : à son commencement [états] qui sont certaines lumières éteintes et autres effets de mort que Dieu opère en l’âme, [à] son milieu [état qui] est une [72] mort plus avancée et plus forte, [et] sa fin n’est autre chose que ce que Dieu a de plus exquis[78] pour tourmenter une âme et la faire mourir. Car ici l’Amour n’aime pas en caressant, mais en crucifiant. Et autant que l’Amour divin est fort et a de grandes prétensions sur une âme, autant aussi la fait-Il mourir avec une espèce de cruauté. J’en dis autant de tous les autres degrés et états comme de ce premier.

Je crois qu’il est aussi bon d’avertir une fois pour toutes qu’en ces degrés d’oraison, sans en excepter même le dernier, l’âme a toujours sa véritable coopération[79]. Et de dire que l’âme ne fait rien en ces états purement [73] surnaturels et passifs, est une fausseté. Car très assurément sa correspondance y est si nécessaire qu’il n’y a point d’état dont on ne puisse déchoir quand l’âme manque de fidélité pour ce qu’elle y doit faire.

Il est vrai qu’elle est passive et non active, comme aux premiers degrés dans lesquels elle fait tout par soi-même (aidée et soutenue de la grâce), mais [tandis qu’] ici tout s’y fait passivement, l’âme étant élevée par une opération plus particulière de Dieu - qui ne lui ôte pas cependant sa correspondance mais qui l’élève à une manière d’agir plus surnaturelle - si bien qu’il est vrai de dire que l’âme correspond en recevant les dons de Dieu plus [74] passivement qu’activement, comme saint Denys l’exprime par ces deux mots : patitur divina, et en faisant un bon usage de la même manière.

D’où vient que quantité de personnes se trompent en ceci, qui par une fausse expression disent que l’âme demeure comme un tronc, sans vie ni mouvement. Et quand les auteurs se servent de ces comparaisons, ce n’est pas qu’ils entendent ce non-opérer que quelques-uns veulent dire, mais bien cette manière d’opérer plus passive qu’active qui se rencontre dans ces degrés et qui fait leur pureté. Car comme dans les premiers, l’âme est autant fidèle qu’agissante, ici elle [75] l’est autant qu’elle est purement passive, simple et docile, pour donner lieu à l’opération divine qui n’opère qu’autant que l’âme est morte à elle-même[80].    

 

Premier degré de la mort passive

[Degré de mort]

Tous les degrés de méditation, d’affection et de simplicité que nous venons d’expliquer, ont disposé heureusement l’âme afin de soutenir les opérations de Dieu dans ce degré de mort, lesquelles [opérations] assurément sont fort pénibles et plus qu’on ne le saurait croire, si l’on n’en a l’expérience.

[Pourquoi ce degré est premier]

La raison pourquoi Dieu commence ce degré ou état passif par la mort est que, voulant [76] donner de grands dons à l’âme par ce moyen, il faut par nécessité qu’Il la fasse sortir d’elle-même (son soi-même étant trop limité et rétréci pour la grandeur et la sublimité de ces dons), et ainsi Il la fait mourir à tout ce qu’elle est, tant selon les sens que selon les puissances et le fond même de l’âme, selon ces paroles : Nemo videbit me et vivet. Personne n’aura le bonheur de me voir sans mourir, aussi bien spirituellement que corporellement.

Car comme la lumière de la gloire pour l’ordinaire n’est donnée qu’après la mort corporelle, aussi la lumière surnaturelle de contemplation n’est communiquée à nos puissances, et la lumière [77] éternelle et essentielle n’est manifestée dans le centre de notre âme, qu’à la mesure et après que nous sommes morts à nous-mêmes.

[Différence de la soustraction de cet état, et de l’état de simplicité]

Dieu donc commence cette mort par son opération passive en cachant son opérer à l’âme et en se soustrayant en quelque manière d’elle, ce qui de prime abord la surprend fort. Car, par le dernier degré de simplicité, elle a bien été habituée à la soustraction de quelque opération sensible, mais non pas d’un je ne sais quoi qui animait toujours le plus intime de son âme. Et ce je ne sais quoi, qu’elle ne connaissait pas en ce temps, était une union et une présence de [78] Dieu qui la soutenait toujours et l’animait secrètement, si bien qu’elle agissait nonobstant ses sécheresses.

[Dépérissement de cet état de mort]

Mais ici c’est une soustraction même de ce secours de Dieu et de sa présence perceptible qui met les pauvres sens et toute l’âme dans un certain abattement et un tel vide de Dieu qu’il semble à l’âme peu à peu qu’au lieu d’avancer, elle se perd de plus en plus et qu’ainsi Dieu s’éloigne, de telle façon que cette pauvre âme de prime abord se tue de courir après Lui et de vouloir suivre Sa divine Majesté ; mais plus elle fait d’efforts, plus elle remarque qu’ils sont inutiles. De manière qu’après quantité de prises, de reprises et de soins à penser [79] s’ajuster à Dieu, enfin succombant, elle avoue à Sa divine Majesté qu’Il doit aller et venir comme il Lui plaira et que pour elle, [elle] demeurera passive et abandonnée à Ses allées et venues.

Ce que je dis là en peu de paroles est souvent de longues années à s’effectuer, Dieu ne Se soustrayant et ne Se cachant à l’âme que peu à peu, car elle ne le porterait[81] pas. De plus, cette soustraction est tantôt d’une manière et tantôt d’une autre, elle est une fois plus pénible et l’autre fois moins. Mais lorsque Dieu trouve une âme forte, Il change peu à peu Sa manière d’opérer et va avec constance, opérant [80] en l’âme par ce commencement d’oraison passive ce que la faim opère en nos corps, laquelle peu à peu exténue les forces et fait mourir[82]. Je ne me veux point arrêter dans tout le détail de cette première opération : les livres en sont pleins. Il suffit que vous en ayez cette première teinture, pour vous soutenir et vous conduire en cet état.

[Effets de ce degré de mort]

Dieu commence donc la mort de l’âme de cette manière, ce qui est assurément très rude à cause de l’inclination très amoureuse pour Jésus-Christ qui est déjà gravée très avant dans toutes les puissances de l’âme, de manière que Dieu Se cachant, chaque puissance tombe dans une langueur et une [81] mort qui se peut mieux expérimenter que dire.

[Dans l’entendement]

Par les oraisons précédentes, l’entendement avait été aussi éclairé d’une lumière surnaturelle qui lui faisait trouver un goût merveilleux et une consolation très grande, se ressouvenant de Jésus-Christ ou de quelques-uns de Ses mystères. Mais en ce degré de mort, il commence peu à peu à perdre cette belle lumière et devient, nonobstant ses efforts, insensiblement si aveugle et privé de lumière, que non seulement il souffre comme dans les autres obscurités, mais peu à peu il languit et se meurt, non pas sans beaucoup de travail de sa part. Car combattant contre sa propre mort, il se remplit de tant [82] de pensées vagabondes et inquiétantes, qu’au lieu de se soulager par une humble démission et mort de soi-même entre les mains de Dieu, il augmente encore ses douleurs, ce qui le fait tomber dans une mort plus profonde. Je ne veux pas expliquer davantage tout ce qui se passe en cette agonie, non plus que dans les autres de la volonté, et de la mémoire dont je vais parler. Car comme c’est une opération passive de Dieu en l’âme, il vous suffit d’en être instruite de cette manière.

[Dans la volonté]

La volonté ne tombe pas avec moins de peine dans les filets de cette mort : car assurément elle est encore plus surprise et plus [83] étonnée que l’entendement. Comme elle est plus vigoureuse, plus active et plus impatiente dans son opérer et dans la jouissance de ce qui la contente, aussi devient-elle plus surprise et plus abattue dans la suppression de sa vie. Et si l’entendement souffre beaucoup en mourant, il est sûr que la volonté souffre quelque chose de bien plus cruel dans ce passage. Dieu donc, pour la faire mourir, lui supprime cette joie qu’elle trouvait auprès de Lui, et peu à peu, non seulement elle en est entièrement privée, mais (ce qui lui est très rude) elle expérimente encore une absence constante sans espérance de retour de ce qui faisait [84] uniquement sa joie, son contentement et son bonheur.

Et comme elle est une puissance tout autrement active que l’entendement, aussi se met-elle bien plus en peine de Le chercher partout, soit dans les créatures soit dans les bons livres - [cherchant] de quoi vivre et se contenter et ne trouvant rien sur la terre, elle passe jusques dans le ciel, importunant par ses soupirs sa divine Majesté pour Son retour. Mais tout est de bronze à son égard, ce qui la fait entrer dans des impatiences, humbles cependant et toujours respectueuses. Cette peine va insensiblement s’augmentant plus elle se tourmente, et si Dieu ne la soutenait, le corps et l’âme en [85] pâtiraient beaucoup par une mélancolie profonde, et un dégoût même de la vie. Car ne trouvant plus sa chère consolation par la jouissance de l’Objet de son amour, elle ne vit qu’en tristesse, ou plutôt elle va toujours mourant. Mais après beaucoup de résistance et d’efforts pour penser se contenter, elle se détermine amèrement à vivre dans la mort et sans joie en cette vie.

Après qu’elle a fait cet abandon qui lui coûte si cher, au lieu de gagner le coeur de Dieu pour qu’Il lui accorde quelques caresses sensibles, elle le gagne pour qu’Il l’afflige encore davantage. Car au lieu que dans toute cette première opération, Dieu ne [86] lui a fait porter que la peine de son éloignement, Il la redouble dans un excès qui lui donne le coup de la mort. En effet ce cœur qui ne peut vivre que du plaisir d’aimer et de la joie qu’il a que son Dieu soit satisfait et content, et qu’Il soit toujours l’objet de son amour, est pénétré et accablé de certaines peines intimes et violentes que Dieu lui fait souffrir, comme par exemple celle-ci qui lui persuade que Dieu ne l’aime point, mais qu’au contraire Il l’a en aversion, qu’Il est tout à fait mal satisfait de sa manière d’agir. De plus, Il imprime si vivement en elle ce sentiment qu’Il n’aura plus jamais de douceur ni d’amour [87] pour une créature si infidèle que toutes les fois qu’elle y pense, elle frémit d’horreur. Je dis mal « toutes les fois », car c’est toujours qu’elle y pense, ce qui la fait cruellement souffrir et enfin peu à peu rendre les derniers soupirs, après s’en être prise un million de fois[83] à elle-même - à ses yeux par quantité de larmes, à son corps par des austérités et le non-souci même du boire et du manger - ne vivant que dans la langueur et la tristesse après la perte qu’elle a faite sans pouvoir jamais la réparer.

[Dans la mémoire]

La mémoire meurt aussi pour ainsi dire, et les idées des choses saintes s’y effacent de sorte que cette puissance qui avait [88] accoutumé d’être remplie de saintes pensées et de réflexions consolantes sur Jésus-Christ, devient si aride, si sèche et si turbulente, qu’au lieu de consoler l’âme dans ses tristesses, elle l’afflige continuellement par des souvenirs fâcheux et des pensées même effroyables[84]. Insensiblement cette puissance se perd et agonise, non pas sans combat de sa part car dans les réflexions particulières qu’elle fait sur la vie de Jésus-Christ ou sur  quelques-uns de Ses mystères, elle tâche de son mieux de se former quelque idée. Mais tous ses efforts sont nuls, ne pouvant avoir que la première appréhension des choses, dont tout aussitôt elle perd la mémoire, et elle [89] devient remplie de ces idées fâcheuses qui l’accompagnent partout, soit qu’elle agisse ou qu’elle soit en repos et en solitude.

La crainte d’offenser Dieu est grande en cet état et quand l’on ne trouve pas un  directeur ou un confesseur qui soit d’expérience pour juger de ces choses, l’on tombe dans une confusion épouvantable[85]. Après que cette puissance a beaucoup souffert et combattu, Dieu redouble encore Ses coups par un million d’autres peines qu’il n’est pas nécessaire de déduire[86], et enfin peu à peu la met dans une telle confusion qu’elle rend heureusement les armes et expire.

Toutes ces trois puissances étant [90] ainsi réduites dans le sépulcre et ne se remuant plus par leur vie propre, mais vivant, pour ainsi parler, dans leur mort, Dieu, au lieu d’en avoir pitié, commence de les surcharger encore de peines tout de nouveau. Et comme par les premières douleurs Il les faisait mourir, ici Il les fait comme pourrir[87] dans leurs sépulcres, c’est-à-dire qu’Il permet qu’elles trouvent au dehors de quoi souffrir, par les rebuts et les contradictions.

Non pas que ces âmes commettent des imperfections qui soient contre le prochain, mais Dieu, par un secret tout adorable, commence à les mettre en butte à tout le monde. Insensiblement chacun indique la conduite de ces [91] âmes-là et leur façon d’agir, et l’on ne trouve rien de bien fait en ce qu’elles entreprennent. On les accable d’opprobres et de calomnies, et généralement tout ce qu’il y a d’abject et de méprisable paraît leur partage. Si elles sont dans la Religion[88], insensiblement tout ce qu’il y a de crucifiant les vient trouver, spécialement pour le mépris et l’abjection ; si elles sont dans le monde, elles perdent leurs biens et il semble que tout malheur leur arrive. Pour l’ordinaire, leurs amis les plus intimes les crucifient. Et même les serviteurs de Dieu ne les épargnent pas par une bonne intention.

De plus, pour [atteindre à] un dernier excès [92] qui fait expirer et mourir les sens, Dieu supprime la vue et le goût secret qui leur restait de quelques vertus, spécialement de l’obéissance, de l’humilité, de la patience, etc., de sorte qu’elles paraissent à leurs yeux toutes superbes, désobéissantes et impatientes,  quoiqu’elles n’en fasse des actes que très rarement, qui sont suivis d’une humiliation prodigieuse pour elles et d’une satisfaction admirable pour Dieu. Ce qui leur cause donc cette vue, est un renouvellement de pure lumière qui commence à paraître et qui leur fait découvrir une pureté toute autre que celle dont elles jouissaient, ce qui les tourmente extrêmement pour [93] la délicatesse que ces âmes ont pour les choses qui regardent le péché ou la vertu.

Elles demeurent longtemps dans ce sépulcre, où elle ne font qu’être accablées et surchargées de toutes ces peines et de ces croix.   Mais étant ainsi réduites à néant et dans la totale mort à elles-mêmes, Jésus-Christ, comme un beau soleil, vient amoureusement et miséricordieusement visiter le sépulcre de ce pauvre Lazare, et par un rayon de Sa clarté et un ton de Sa voix, qui pénètre intimement ces âmes et ces corps gisant dans le sépulcre et dans la pourriture, commence à les revivifier[89]. Et ici commence le second degré de l’oraison passive, [94] qui est la contemplation surnaturelle, communiquée après que l’âme est morte à elle-même, dont nous allons parler, après que nous aurons fait encore quelques remarques sur ce premier degré.

[A.][90] La première remarque que je trouve de grande conséquence, après avoir déduit tous ces travaux qui ont causé cette mort et qui ont fait ce premier degré d’oraison passive, est de vous faire faire réflexion sur plusieurs choses d’importance touchant cette mort.

[Différences des peines de cet état et de celles des précédents et comme elles doivent être portées différemment]

La première est [donc] que Dieu n’opère cette mort comme passive qu’après un long temps d’exercice dans les saintes vertus et après avoir passé la [95] méditation, l’oraison d’affection et de simplicité. Durant ces temps, l’âme a des souffrances, mais elles ne sont nullement de la nature ni de la qualité de celles-ci : d’où vient qu’elle y doit correspondre, et en faire usage tout d’une autre manière qu’en ce degré de mort. Car si ces souffrances sont des peines corporelles, elle les doit porter avec une patience vertueuse et humble. Si ce sont des sécheresses, elle ne doit pas en faire usage en les souffrant comme passivement comme en ce degré, mais plutôt tâchant de se remplir l’entendement de bonnes lumières et la volonté de saintes affections, selon le degré où elle sera. Si enfin ce sont des peines [96] d’esprit, comme très souvent plusieurs âmes ont des mélancolies naturelles, des maux qui leur cause de l’affliction, leur donnent des frayeurs des jugements de Dieu, de la damnation, et d’autres pareilles croix. Pour lors elle les doit outrepasser et négliger, les jugeant telles qu’elles sont, c’est-à-dire des faiblesses et des maux naturels dont elle peut faire un bon usage de vertu et d’une sainte patience.

[Abus touchant les peines des premiers états]

…Mais non pas faire comme plusieurs personnes qui qualifient ces peines de travaux opérés passivement de Dieu et ainsi, au lieu d’y remédier par une bonne pratique active et vertueuse, en font usage selon ce degré de mort [97] qu’elles ont lu dans quelque livre, et de cette manière se font un tort infini. Car elles s’habituent à [de] telles chimères et insensiblement l’esprit n’est rempli que de ces peines, perdant par ce moyen toute route d’oraison et l’usage des saintes vertus. Car quand ces âmes sont convaincues que ces peines sont surnaturelles et divines et que quelque directeur non expérimenté a porté ce jugement, il est bien difficile de les détromper[91].

[Marques pour faire le discernement des peines de ce degré et des précédents]

[B.] La seconde remarque infiniment de conséquence, est pour connaître quand les peines et les travaux d’une âme sont de l’état de mort ou des souffrances du commencement, et de l’ordinaire des états de l’oraison. [98]

1. La première marque est déjà touchée dans ce que je viens de dire [à] savoir que Dieu fait tout avec ordre, et qu’Il n’opère point ces travaux passivement en une âme qui n’a point parcouru en lumière et en pratique les premiers degrés qui précèdent ces opérations passives. D’où vient que lorsque vous trouvez des âmes qui vous font des expressions outrées - qu’elles sont dans des cachots les pieds et les mains liées, qu’elles sont l’objet du courroux de Dieu, qu’il n’y a plus de pardon pour elles et autres excès - il ne faut point s’étonner, mais voir un peu ce que je viens de dire. Car s’il y a plusieurs années qu’elles sont dans les premiers [99] degrés avec grande fidélité comme j’ai dit, pour lors il ne faut pas encore tout à fait se rendre, mais voir et remarquer si la seconde marque que je vais dire, accompagne cette première.

2. Voyez si l’effet que doivent causer les peines passives et de mort s’y rencontrent. Telles souffrances opèrent bien plus surnaturellement  et effectivement les vertus éminentes d’humilité, de patience, d’obéissance, de charité et de douceur avec le prochain, d’amour, de l’abjection et du mépris, que ne faisaient les lumières et l’amour des états précédents. Car quoiqu’il ne paraisse point à l’âme d’avoir des lumières durant ces travaux, c’est [100] pourtant une véritable lumière de foi qui les opère, laquelle comme un beau soleil, non consolant l’âme, mais cependant la vivifiant, produit secrètement ces vertus.

D’où vient qu’au lieu que ces peines excessives (comme vous les avez vues exprimées en ce degré de mort) causent dans les commencements du découragement et de l’éloignement de Dieu, au contraire en celui-ci plus elles sont grandes, plus l’âme a de faim et de désir de s’en approcher, traitant avec la divine Majesté avec beaucoup de respect et un humble aveu que Ses jugements sont justes, ordonnés et réglés par une sagesse éternelle. Et quoique la nature et l’esprit [101] crèvent[92] en ces souffrances, un je ne sais quoi est en adoration, en respect et en amour.

Au lieu que les souffrances qui ne sont pas de ce degré et qui sont dans ces excès que j’ai exprimés, dissipent l’âme et sont infructueuses. Car examinez la vie de ces personnes, vous la trouverez très souvent remplie de propre estime, de suffisance, d’impatience, et sans aucune docilité pour les petites pratiques de l’état où elles sont, comme d’obéissance et de soumission. Ou bien, si elles sont dans le monde, de dépendance pour les personnes avec qui elles sont, rejetant toujours leurs imperfections sur l’accablement de leurs états [102] intérieurs. De plus elles n’agissent point avec Dieu en respect et souvent leurs esprits (même avec consentement) voudraient s’en prendre à Dieu, avec une certaine impatience et aigreur intérieure remplissant tout le monde de leurs plaintes et de leurs états élevés, qui le sont seulement en expression mais non en effet. Car vous les voyez toujours vivre de la même manière sans aucun avancement dans la vertu.

Quand les peines sont telles, il ne faut pas décourager ces âmes : car elles iraient dans des extrémités; mais il faut les détromper de l’idée éminente qu’elles en ont conçue, et leur montrer comment elles doivent faire un [103] usage de vertu, selon ce qui a été dit.

Il arrive tant de mal par cette tromperie et ces peines contrefaites, que j’ai cru être de conséquence de donner ces avertissements, et de faire voir le plus clairement qu’il m’a été possible combien ces peines passives diffèrent des tentations et des souffrances qui accompagnent les premiers degrés. Car chaque personne qui prétend à l’oraison, doit toujours supposer que tous les degrés d’oraison ont leurs croix et leurs tentations, mais très différentes les unes des autres et que de cette manière il faut procéder tout différemment, dans l’usage et les [104] combats que les âmes portent en ces états.

Second degré de la contemplation passive

 

Comme je viens de traiter du premier degré de l’état passif, savoir de la mort passive que Dieu opère en l’âme, il est assez à propos de dire aussi quelque chose de la contemplation passive qui suit cette mort et qui est la vie qui commence à animer cette pauvre âme morte et gisante dans ce tombeau.

[En quoi consiste ce second degré et la différence dans les autres degrés et états]

Cette contemplation passive est une lumière surnaturelle que l’on doit appeler proprement lumière éternelle, pour la distinguer des [105] lumières surnaturelles des autres états qui précèdent celui-ci et qui sont passagères. Car ces lumières sont bien surnaturelles, mais accommodées par la sagesse de Dieu à la très grande faiblesse de la créature. Pour celle-ci [la contemplation passive du second degré], elle est nommée éternelle, d’autant qu’elle participe beaucoup plus de Dieu et qu’elle approche intimement l’âme de Sa divine Majesté par sa très grande pureté et par une certaine qualité vivifiante qu’elle a.

Car les âmes qui par expérience savent sa nature, voient fort clairement que, par son aide et par son moyen, elles découvrent les vérités éternelles, les grandeurs de Dieu et la profondeur infinie de Jésus-Christ [106] tout d’une autre manière qu’elles ne faisaient par les lumières les plus éclatantes des degrés précédents. De plus elles expérimentent qu’outre cette différence, leurs puissances sont relevées et fortifiées par une certaine vie et une force qui les soutient plus elles contemplent et plus elles jouissent de cette lumière, ce qui les étonne d’abord. Car comme elles voient et découvrent tant de merveilles, elles s’aperçoivent cependant que leurs puissances, qui se fatiguaient autrefois, au lieu de se lasser, en sont soulagées.

De plus, cette lumière éternelle de contemplation passive a encore une qualité fort [107] différente des lumières surnaturelles des autres états, laquelle [lumière] assurément est fort avantageuse aux âmes assez heureuses de la posséder et de pouvoir contempler les choses éternelles à son aise.

[Effets de ce degré]

Cette qualité est que très souvent, en un moment et en un clin d’œil, Dieu en remplit les puissances suffisamment pour pouvoir contempler plusieurs jours sans pouvoir se satisfaire des merveilles que l’âme y découvre. Et selon ma pensée, la raison de ceci est que comme cette lumière approche beaucoup l’âme de Dieu par sa pureté, aussi rend-t-elle les puissances capables de s’occuper et de jouir des choses éternelles dans une certaine unité, laquelle, [108] quoique très simple contient cependant des merveilles infinies. De manière que l’entendement demeurant dans un repos et une sérénité admirable, sans être toujours comme à l’enquête comme aux autres états, jouit par sa très simple vue de tout ce qui lui est manifesté. La volonté comme maîtresse d’elle-même, étant très calme et très libre, possède son Dieu avec joie. Pour la mémoire, elle est ici comme abîmée et comme perdue dans cette divine lumière  car elle inquiéterait plus l’âme qu’elle ne lui servirait. Dans les autres degrés, elle est fort utile, à cause qu’elle sert et aide à l’industrie et à la coopération active que l’âme y doit avoir. Mais comme [109] en ce degré la lumière éternelle et divine s’y communique dans sa source et en son origine, l’âme n’y a plus besoin de ses industries sinon pour être souple au bon plaisir de Dieu, exécuter ponctuellement Ses ordres et être très docile pour recevoir Ses mouvements et Ses inspirations.

J’ai parlé de la nature de cette lumière qui est essentielle à cet état afin d’en donner la connaissance entière, et que l’on puisse voir la différence qu’il y a entre la contemplation et l’oraison de simplicité la plus lumineuse et la plus pleine d’effets de grâce.

Comme je vous ai fait voir (parlant de la mort, que le premier degré de l’état passif opère) [110] que cette mort ne vient pas tout d’un coup mais peu à peu, Dieu gardant en tout certaines mesures, aussi dans l’état de contemplation passive, la lumière et par conséquent la vie n’est communiquée à l’âme, qui est comme morte dans son tombeau, que peu à peu. Si bien que l’âme est toute étonnée qu’elle voit de jour en jour sa joie et sa vie sortir comme de l’obscurité d’un sépulcre ou d’un profond cachot, pour jouir d’une belle et agréable lumière, qui non seulement la récrée et la rassasie par sa beauté qui lui était auparavant inconnue, mais encore qui lui fait voir et qui lui découvre des merveilles qu’elle n’avait jamais vues. [111] Et remarquez ce mot : inconnue. Car assurément l’éclat de cette lumière, pour peu qu’elle rayonne dans un entendement après sa mort [mystique], est si différent de toutes les autres lumières de grâce dont elle a eu la jouissance jusqu’ici, qu’elle en est toute surprise et étonnée. Il me semble que c’est comme un aveugle-né qui n’a jamais vu la beauté du soleil. Il en a bien ouï parler et on a tâché de lui expliquer le plus clairement qu’il a été possible ce que c’est que la clarté de cet astre. Cependant quand les yeux lui sont ouverts, il est tout surpris, et véritablement il peut dire que tout ce qu’il a entendu de la beauté du soleil n’est pas ce que c’est. [112]

[L’entendement est revivifié]

Pour ce qui est des merveilles qu’elle découvre et qu’elle fait voir peu à peu à cet entendement, cela est comme incompréhensible. Pour lors il est élevé par son moyen à une très pure contemplation des grandeurs de Dieu, découvrant continuellement des merveilles dans cet océan et cet abîme. Jésus-Christ lui est manifesté d’une manière tout à fait particulière, et il trouve tant de sagesse et de richesses dans cet homme-Dieu qu’il ne peut se rassasier par la contemplation de ces divins mystères et des actions de Sa sainte vie. C’est ici que les divins trésors des mystères de Jésus-Christ lui sont ouverts, et de jour en jour et à la mesure [113] que cette lumière croît, il y découvre encore de plus infinies et de plus admirables merveilles. Insensiblement les jours se passent fort agréablement dans ces vues contemplatives d’où naissent quantité de mouvements dans son cœur, comme de reconnaissance vers un Dieu si aimable de S’être incarné si avantageusement pour enrichir et pour sauver tous les hommes. Et souvent au milieu de cette lumière, il se dit à soi-même : « ô que si les hommes savaient et voyaient ce que je vois, ils auraient moyen d’être heureux dès cette vie, et d’assurer leur salut éternel ![93] »

[La volonté est vivifiée]

La volonté suit également l’entendement et est vivifiée par [114] cette contemplation de lumière éternelle, selon l’ordre que je viens de dire pour l’entendement, mais avec une grande différence pour ce qui est de la manière. Car je vous ai dit, parlant de sa mort, qu’elle était fort active et impatiente dans ses agonies. Aussi la vie lui étant redonnée, pour peu qu’elle en ait, elle entre dans une joie comme excessive de n’avoir point perdu Celui qui est sa vie.

Un fort long temps, cette volonté toute étonnée ne peut se rassasier d’aimer à la mesure que cette divine lumière et cette vie vivifiante lui est communiquée : c’est comme une personne presque morte de faim qui trouve [115] de quoi se rassasier. De prime abord, elle s’y jette avec impétuosité, pensant ne le pouvoir faire assez tôt. Mais elle remarque que plus elle aime et plus elle veut se rassasier en aimant, plus l’objet de son amour lui est manifesté. Ce qui calme un peu son impatience et la fait jouir en repos de son bonheur tant désiré. Misit ignem in ossibus meis et erudivit me[94]. Il a envoyé un feu dans mes os, et par là Il m’a instruite. 

[La mémoire est vivifiée]

Pour la mémoire, elle est vivifiée tout d’une autre façon que les deux autres puissances, se perdant heureusement dans l’océan de lumière et d’amour qui est communiqué en ce degré. Car l’âme en cette jouissance se délecte bien [116] d’une autre manière dans l’actuelle possession de cette lumière et de cet amour que dans tous les ressouvenirs qu’elle pourrait avoir à l’aide de la mémoire. Tout ce qu’elle peut servir[95] en cet état est que, lorsque l’âme commence son oraison réglée du matin et du soir, elle s’en sert pour représenter le sujet qu’elle prend de prime abord. Car comme je vais dire un peu plus bas, ces âmes (quoique contemplatives) ne laissent pas de commencer leurs oraisons par l’envisagement de quelques vérités de Jésus-Christ ou de Ses mystères.

Cet état de contemplation dans les puissances dure plusieurs années et souvent même quantité [117] y meurent heureusement et saintement sans passer au dernier état d’union. Et comme je vous ai dit qu’en son commencement il vient peu à peu, aussi Dieu communique-t-Il son accroissement et sa perfection avec ordre et mesure. Car ici l’âme ne va pas selon son gré, mais selon que l’esprit de Dieu la conduit et que la lumière lui est communiquée.

[Des sécheresses et tentations de cet état]

Dans cet état de contemplation que vous venez de voir si plein de lumière et d’amour très véritable, il y a des sécheresses, mais passagères, qui durent de fois à autre quelque temps et qui ne laissent pas d’incommoder les âmes à cause de l’habitude qu’elles ont de jouir de cet heureux [118] état. Il y a aussi des tentations. Mais comme l’âme commence d’être forte, les unes et les autres, au lieu de causer du mal à l’âme, lui causent pour lors un renouvellement tout nouveau de lumière et d’amour. C’est comme ces forgerons qui jettent de l’eau dans leur feu, non à dessein de l’éteindre, mais de l’animer et de le revivifier.

C’est pourquoi, l’âme sachant ce secret, ne s’étonne nullement de ce qui lui arrive en ces rencontres. Car elle sait fort bien que les croix qui viendront de Dieu, des hommes et des démons, seront des instruments tous propres pour purifier son oraison et la disposer à de plus grandes [119] grâces.

[Marques de la fin de cet état]

Enfin quand l’âme expérimente qu’un débord de lumière se fait dans son entendement et que cette lumière devient si pure qu’elle la met comme dans un abîme où des vérités infinies lui sont découvertes, non [pas] si manifestement comme au commencement et au milieu de ce degré contemplatif, mais au contraire qu’elles [ces vérités] tiennent toujours de la nature de ce même abîme, ne les pouvant aucunement discerner (mais seulement ce qu’elle en peut exprimer est que son entendement se perd heureusement dans un abîme qui lui semble ne pouvoir être que Dieu même)[96], pour lors elle doit juger qu’elle approche [120] de la fin de ce degré.

La volonté devient aussi si amoureuse et si désireuse de la jouissance de Dieu même qu’elle est dans une impatience de s’y pouvoir unir. Elle ne peut plus s’arrêter à la jouissance des belles lumières qu’elle a eues durant tout cet état. Ce sont seulement des nouvelles, dit-elle, de son Bien-aimé, mais c’est Lui-même qu’elle veut et qu’elle désire. Il est vrai que ces lumières lui ont fait connaître ce Bien-aimé, et à leur aide elle en a goûté, ce qui la met dans cette impatience dont elle ne pourra être délivrée que par l’état d’union qui suit, dans lequel l’entendement et la volonté heureusement réunis dans leur [121] centre, jouiront avec plaisir de leur fin.   

 

Troisième et dernier degré d’union

 à laquelle parviennent les âmes qui sont assez heureuses pour être appelées à faire un grand progrès dans ces routes de l’oraison, et qui s’y rendent fidèles.

 

Ce dernier degré d’oraison est d’une nature qui se peut mieux comprendre par expérience que par paroles. Car en vérité tout ce que l’on en dit et tout ce que l’on en peut dire n’est nullement ce que c’est. Cependant [122] pour la consolation de quelques âmes, je crois qu’il est à propos d’en dire quelque chose. Ce qui pourra profiter pour les animer et les encourager dans les premiers degrés, et même fortifier les personnes qui y sont.

[Ce que c’est que ce dernier degré]

Ce degré d’union pris dans toute son étendue, je veux dire dans son commencement, son milieu et sa fin, est la jouissance de Dieu dans le centre et le plus intime de l’âme, où tout l’esprit, s’étant peu à peu perdu, se retrouve heureusement animé et mû par l’Esprit de Dieu. D’où vient qu’en ce degré il devient par grâce comme une même chose avec Lui. Là il perd toutes ses propriétés, n’agissant plus par [123] lui-même, mais vivant en Jésus-Christ et par Jésus-Christ : chaque partie de l’âme est élevée par Son moyen à un opérer tout divin. Et afin de vous donner une intelligence, la plus claire qu’il me sera possible de ce degré si relevé, concevez ce que fait notre esprit dans notre corps et vous verrez une image de cette sainte et sacrée union.

[Comparaison qui exprime bien cet état]

Notre esprit uni au corps lui communique la vie, ce qui le préserve de la corruption et de tous les autres accidents où il est sujet, comme une masse pesante de terre qu’il est. De plus, c’est par son moyen que les yeux voient les beautés et découvrent les raretés de toutes les [124] couleurs et des merveilles dont Dieu enrichit le monde. Ces mêmes yeux, par le moyen de l’esprit, servent à conduire et à éviter les mauvaises rencontres, et ils sont nécessaires à une infinité de choses. Le goût n’opère que par son moyen. Et généralement remarquez l’élévation des belles conceptions des personnes savantes, leurs excellents ouvrages, leurs bons desseins, et toute l’industrie dont l’homme est capable, et vous verrez que cela est en lui par l’union de notre esprit au corps.

Ainsi une personne, heureusement réduite par union dans le centre de son âme, devient par grâce une même chose avec Jésus-Christ, si bien qu’en vérité [125] Il devient le principe de tous ses mouvements, de toutes ses paroles, de toutes ses pensées et de ses lumières. Ici il n’y a plus d’autre lumière que Jésus-Christ même dans le centre. Il devient également son amour. Et pour dire les choses fort clairement, l’âme ayant défailli et étant perdue dans une heureuse unité, c’est Jésus-Christ qui connaît, qui aime et qui agit en elle[97].

Tout son soin, sans soin, est de demeurer heureusement jouissante de ce trésor, soit qu’elle agisse soit qu’elle contemple, sans se mettre en peine de rien. Car réduite qu’elle est en Dieu, son esprit, de quelque côté qu’il se tourne, ne peut voir que Dieu. [126] Et cela dans une facilité admirable qui ôte tout doute à l’âme et toute hésitation de ne pouvoir incessamment jouir de Jésus-Christ. Comme une personne tombée dans la mer, laquelle de quelque côté qu’elle se tourne, haut ou bas, ne voit que des eaux et ne rencontre toujours que la même mer. Diriez-vous, je vous prie, que cette personne eût de la peine à trouver l’eau ? non, car elle en est toute entourée[98].

D’où vient que je ne conçois aucunement plusieurs âmes qui se disent en cet état et qui l’expriment incessamment par des pertes et des obscurités de cachot. Non, cela n’est point tel en ce degré. Car ou il est éclairci (comme [127] je viens de dire et que je vais poursuivre encore), ou bien il est dans une certaine sérénité et perte de soi-même, dans un abîme que l’âme expérimente fort bien être Dieu, ce qui l’assure et la calme dans toutes les vicissitudes qui peuvent arriver en ce degré. Ce certain abîme dont je parle, contient en éminence (selon l’expérience de l’âme) tout ce que l’autre lumineux découvre manifestement en Dieu.

Pour ce qui est de l’état lumineux, je veux dire lorsque l’âme voit clairement en Dieu, elle y voit la grandeur de Dieu, et Sa divine Majesté Se plaît à lui faire découvrir la beauté de chaque attribut et la merveille de Jésus-Christ [128], mais[99] spécialement à la rassasier du secret admirable de cet homme-Dieu. Ce qui la satisfait tellement qu’elle ne voit rien de beau [ailleurs], elle ne remarque aucune sagesse qui puisse se comparer aux merveilles et à toute l’économie des divins mystères. Dans cette même lumière qui est Dieu même, elle y voit les saints et en jouit avec une facilité admirable. Ne croyez pas que cette vision soit de la nature de celles dont on parle si ordinairement dans les livres, qui sont imaginaires ou au plus intellectuelles. Celle-ci est d’un degré plus relevé et beaucoup plus facile. Car l’âme réduite dans l’unité de son Centre, y peut voir toutes choses [129] sans travail parce que là son esprit est fait un avec Celui qui est toutes choses. 

Sachez bien que ceci ne se fait pas en sa perfection, comme je le dis, tout d’un coup dans une âme, mais avec beaucoup d’ordre et de succession.

[Du commencement de cet état]

Le commencement est tout occupé à peu à peu réduire l’âme dans une certaine unité tout à fait simple et relevée, et cela en dénuant l’âme peu à peu de son degré de contemplation qui consiste, comme je vous ai dit, en une lumière éternelle et divine, mais qui n’est pas celle du dernier degré, - cette lumière contemplative faisant toujours voir les choses hors de Dieu et avec [130] quelque distinction, - mais pour celle du fond et du centre, c’est toujours en unité, comme j’ai dit.

Cette réduction de l’âme à l’unité dans son centre est parfois fort longue et de plusieurs années, l’âme ayant beaucoup de peine à se réduire dans cet abîme et à se perdre dans cet océan, comme aussi à s’accoutumer à ne voir et ne jouir des choses qu’en Dieu.

[Du milieu de cet état]

Le milieu de cet état, quand l’âme est ainsi réduite dans son fond, est occupé à découvrir et à jouir, comme j’ai déjà dit, des grandeurs de Dieu, des merveilles de Jésus-Christ, etc., ce qui fait perdre à l’âme insensiblement tout opérer [131] propre et la vie qu’elle peut avoir encore par soi-même, pour jouir heureusement du bonheur qui lui est manifesté.

Ce milieu donne la jouissance véritable de Jésus-Christ par une union qu’il vaut mieux goûter qu’exprimer, dans laquelle l’âme vit, opère, et jouit de toutes choses. Jusqu’à ce que l’âme soit arrivée en ce dernier degré par le moyen des deux premiers que je viens de marquer, elle jouit bien de toutes les merveilles de Dieu en Dieu, mais non par un parfait calme et repos selon ces belles paroles : Tenui eum nec dimittam[100], je l’ai possédé et je ne le laisserai plus aller, son union étant ma vie et mon bonheur. [132] Il arrive ici à l’âme ce que nous voyons en une pierre, qui, tombant, ne peut s’arrêter par un repos entier qu’elle ne soit dans son centre[101].

Vous me direz peut-être que puisque cette âme est arrivée dans son dernier repos et dans son calme : « Que doit-elle faire en cet état sinon passer dans la gloire ? » Je vous dis qu’elle ne doit plus rien faire pour acquérir la jouissance du bonheur qu’elle a désiré dans tous les états précédents et même dans les deux degrés du dernier, mais qu’elle doit tout faire et être tout autrement fidèle dans la jouissance du bonheur qu’elle possède, si bien qu’ici jouir et posséder est tout le [133] travail et le bonheur de sa vie, si longue qu’elle puisse être. 

Marques pour discerner

quand une âme passe de l’oraison de simplicité dans l’état passif.

 

[Première marque]

La première, que cette âme doit être comme un jardin fleuri en vertus qui donnent chacune leur odeur, sans une adresse si grande de l’âme comme dans les autres états. Vous voyez cette âme donner une odeur si agréable de l’humilité qu’au lieu d’être incommode par les actes extérieurs qu’elle en produit dans les rencontres, elle cause au contraire une certaine joie et satisfaction avancée. Car elle fait les [134] choses sans façon et sans tant les rechercher, ces vertus émanant agréablement de son âme. Ce que je dis de l’humilité, jugez-en autant de la docilité d’esprit, de l’obéissance, de l’union charitable avec son prochain et généralement de toutes les autres vertus qui touchent son état. Et c’est proprement  ce qu’entend le Saint-Esprit dans le Cantique des cantiques, où il dit que le Bien-aimé est descendu dans le jardin pour voir si les vignes ont fleuri et si les fleurs donnent leurs odeurs agréables, si enfin les grenadiers et les pommiers ont des fruits, etc.[102] Cette descente du Bien-aimé n’est autre chose assurément que son écoulement [135] dans le fond de l’âme, comme nous avons dit par l’oraison passive, et ainsi ces odeurs de fleurs et ces fruits sont nécessaires pour solliciter cette heureuse visite.

[Seconde marque]

La seconde est lorsque l’âme, sans effort et sans industrie de sa part, tombe dans un certain néant d’elle-même sous l’opérer de Dieu, toute sa joie étant d’envisager qu’avec l’aide de Sa divine Majesté, Il fera tout en elle, et elle ne fera rien. Ceci ne peut pas être contrefait sans qu’une âme d’expérience le connaisse. Car il y a une grande différence entre une certaine cessation des pensées formées et des actes de volonté produits pour n’être occupée que d’une idée de néant [136] - car ce rien forgé dans lequel quelques-uns se mettent est toujours avec quelque bandement sec et aride[103] et jamais sans pensée de néant ou de Dieu. Mais le néant dans lequel l’âme tombe par l’opérer de Dieu est toujours dans une certaine plénitude. Ce n’est point l’âme qui le produit, mais Dieu qui l’opère. Cette manière est sans contrainte, sans violence, et l’âme s’y trouve plutôt qu’elle y a pensé. Car elle n’a aucune pensée de néant et elle est remplie du néant. Et sans penser à Dieu, elle jouit d’une plénitude en ce même néant - et pourvu que la personne que l’on consulte ait marché dans ces états, elle ne s’y peut pas tromper. [137]

[Troisième marque]

La  troisième [marque] est lorsque l’âme est seconde en désirs naturels de la réelle conformité à Jésus-Christ, ayant un certain instinct en elle que jamais elle n’acquerrera parfaitement ce bonheur (qui est l’unique qui la peut consoler et réjouir) que dans un certain état, où l’âme mourant à soi et à tout son opérer vit uniquement en Jésus-Christ. Et pour voir si ses désirs sont efficaces et véritables, remarquez si elle est saintement soigneuse et avide des moindres abjections, souffrances et mépris. Ces désirs, quoique tranquilles, sont cependant violents, en ce que l’âme, sans qu’elle le veuille, le désire toujours, et tout autre chose ne la peut contenter. [138]

[Combien l’état passif est périlleux sans vocation]

Il ne faut point se tromper dans le discernement que l’on doit faire de cet état passif, étant un don de Dieu très relevé, et il est plus périlleux que je ne le puis exprimer de s’y introduire sans vocation. Car ne me dites pas que cette âme qui est introduite fait toujours beaucoup de bonnes choses dans cette pensée de haute oraison, qu’elle se retire de plusieurs occasions au-dehors, qu’elle se met en oraison plusieurs heures, qu’elle prend des disciplines et autres austérités très grandes. Tout cela est bon en soi, mais comme il s’opère par un principe faux de vanité et de propre excellence, au lieu de faire du bien à l’âme, il la perdra assurément [139] et la fera tomber dans des illusions de conséquence.

Ressouvenez-vous de ce banquet somptueux des noces où quelqu’un se présenta sans son habit décent, ce que je crois n’être pas seulement la grâce mais la vocation, laquelle (comme vous avez vu dans toute la déduction de cet état passif) est comme une robe très enrichie, dont Sa divine Majesté orne l’âme, sa bien-aimée épouse.

Mais ces marques supposées dans une âme, et par conséquent la vocation y étant assurée, que ne doit-on point espérer de cette âme et de son bonheur ! Puisqu’en vérité elle n’est pas moins que l’épouse du Très-Haut et un [140] objet qui doit être les délices de Dieu.


ECLAIRCISSEMENTS

sur plusieurs difficultés de ces degrés d’oraison

qui pour l’ordinaire donnent beaucoup de peine aux âmes qui ne sont pas instruites.

 

Avant que de finir ce petit ouvrage des degrés d’oraison[104], je crois qu’il est à propos de résoudre ici plusieurs difficultés générales, qui souvent arrêtent les âmes, et qui sont cause que beaucoup de personnes savantes crient avec raison contre l’oraison passive [141].

[Pourquoi on ne dit rien des révélations]

[1.] La première que l’on peut  demander : pourquoi, ayant traité selon mon peu de capacité de toutes les voies de l’oraison, je n’ai rien dit des visions, révélations et extases et que cependant quantité de personnes en font grand état dans ces états. Je réponds à cela que comme ces grâces extraordinaires ne sont que des choses passagères et non le solide de l’oraison et de l’opérer de Dieu, je crois qu’il est plus à propos et plus utile aux âmes de s’attacher à ce solide que de courir après ces grâces par quelque estime qu’elles en avaient - et que même, très souvent, elles empêchent l’âme et l’embrouillent dans cette voie. Car quoiqu’elles [142] soient vraies, elles ne laissent pas de causer du mal à l’âme, d’autant que le démon ordinairement se sert de ces choses pour donner de la propre estime ou pour faire éclater et paraître les âmes au-dehors et ainsi les retirer de l’opérer de Dieu en elles. De plus, quantité de directeurs ou amis spirituels sont si avides de ces grâces extérieures (n’en sachant pas la conséquence) qu’ils font dire et redire ces communications et ainsi vont adorant ces personnes.

Mais ce que je crois bien plus difficile est de discerner quand il y a de la vérité [dans ces visions etc.]. D’où vient que généralement il est d’une grande conséquence de les outrepasser [143] et les tenir pour ce qu’elles sont devant Dieu, sans s’amuser ni s’arrêter à leur discernement[105].

Et en vérité ce procédé glorifiera plus Dieu que toute la discussion que l’on en peut faire. Pour l’utilité de l’âme, il n’y a point de comparaison entre le profit qu’elle tire, y agissant de cette manière et celui qu’elle pourrait avoir par la certitude d’un million de visions, de révélations ou d’extases. Enfin il est certain, selon l’expérience des directeurs plus éclairés, que ces moyens sont bien au-dessous de ceux dont j’ai parlé et qui ne peuvent pas conduire à une union si éminente que la pure foi.   Ce que Sainte Thérèse a fort bien connu après sa [144] mort, comme elle l’a révélé à une de ses plus intimes filles, pour le dire à son Père Général[106]. Ce n’est pas qu’il faille intimider les âmes qui en ont, quand elles en donnent de bonnes marques par la pratique des vertus, mais selon ma pensée (que je soumets aux plus éclairés que moi), le plus assuré est de retirer doucement leurs esprits de ces idées pour leur donner l’ouverture de marcher par la lumière de la foi - et ainsi, en se perdant, elles se retrouveront heureusement en Dieu.

[Comme on se doit servir du sujet dans l’oraison d’affection et les autres degrés]

[2.] La seconde est de dire comment l’âme doit se servir des sujets d’oraison dans l’état passif. Car [145] pour les autres, nous avons déjà dit qu’en celui d’affection, l’âme doit doucement s’occuper de son sujet, la volonté y travaillant de son mieux pour ne le jamais quitter quand on se remet en oraison quoique l’on voit en soi quelque onction. Autrement peu à peu l’âme se viderait de l’opérer de Dieu et deviendrait inutile.

Pour l’oraison de simplicité, il faut aussi envisager simplement son objet et s’en occuper selon ce qu’il a été dit. Mais c’est une tromperie de se présenter à l’oraison sans quelque sujet duquel on doit se servir si Dieu [ne] donne lumière par Son moyen. Mais si l’onction du Saint-Esprit se communique et vous fait voir autre chose qui soit de ce degré (c’est-à-dire quelque solide vérité de Jésus-Christ ou de Ses mystères), pour lors appliquez-vous-y, et faites-en votre oraison tout le temps que cela durera. Mais si cette lumière manque, recourez à votre sujet car en vérité vous ne seriez point dans l’assurance sans en être soutenu. Et certifiez-vous généralement que l’appui du regard simple et amoureux de ce degré est le sujet d’oraison, pris de la manière que je l’ai expliqué.

Pour l’état passif, dans tous les trois degrés qu’il contient, c’est où est la difficulté et où plusieurs personnes manquent, faute d’entendre [147] les livres ou d’être aidées de directeurs d’expérience. Car elles croient qu’aussitôt qu’elles sont certifiées d’être dans l’état passif, il faut continuellement se perdre et s’abandonner à Dieu, soit qu’elles expérimentent l’opérer de Dieu qui remplit leurs âmes ou qu’elles ne l’expérimentent point. D’où vient que très souvent elles se présentent à l’oraison et ne jouissent pas de cet opérer et ainsi sont vides, ce qui cause un très grand mal.

Et selon ma pensée, je crois qu’il est de conséquence pour tout cet état de commencer toujours son oraison par quelque simple envisagement de quelques autorités, soit des grandeurs de Dieu, soit des états [148] de Jésus-Christ ou des autres vérités qui le concernent. Et l’âme ayant fait cette petite diligence de sa part (qui n’est pas une activité, car c’est ordre de Dieu), l’une de ces deux choses arrivera : ou Dieu l’éclairera passivement sur ce même sujet, ou bien Il lui découvrira quelque autre merveille, lui communiquant Son opérer selon Son bon plaisir. Ce qui arrivera de bien aux âmes qui en useront ainsi est qu’elles s’appuiront fortement contre l’illusion. Car il est certain que les vérités éternelles ont cette bénédiction qu’en les envisageant, elles approchent toujours de Dieu. De plus ces vérités ainsi prises pour sujet en cet état ne [149] peuvent jamais rendre l’âme active, mais au contraire l’affermissent encore dans l’oraison passive, d’autant que tout ce que l’opérer comme passif de sa part produit dans les âmes est très souvent détruit dans ces vérités.

Et je ne connais point[107] certaines personnes qui craignent même d’envisager les images et de se servir d’autres dévotions approuvées de l’Eglise (toujours selon la manière dont il a été marqué) par crainte d’être actives. Mais qu’elles me croient, ce n’est point en cela que consiste l’activité en ce degré, mais bien à faire les choses par soi-même.  L’âme qui prend ces petites aides par soumission et dépendance de l’esprit de Dieu, ne sort point [150] assurément de son état passif et, lorsqu’elle a pris son sujet, et que Dieu lui donne autre chose, qu’elle le laisse écouler, se rendant fidèle à ce que Dieu lui communique.

[Comment se font les examens, actes de contrition et autres pratiques dans les divers degrés d’oraison]

[3.] La troisième difficulté est touchant les examens, les actes de contrition dans les confessions, les lectures spirituelles et les autres pratiques de vertus, qui doivent faire l’emploi d’une âme en quelque état qu’elle soit.

Pour les examens, c’est une chose générale qu’en quelque degré qu’on soit en cette vie, il en faut faire. Et tout ce qu’il y a à remarquer est que la manière est différente selon le degré où l’âme est. En la méditation, il se [151] fait par une grande industrie et application sur ses défauts, se servant de plusieurs aides et lumières pour cela. En l’oraison d’affection, l’âme y est un peu plus simple, mais toujours examinant et recherchant ses fautes ; et Dieu, selon ce degré ne manque point de donner la lumière conformément à l’oraison de l’âme, pour voir ses fautes. En l’oraison de simplicité, l’âme y procède encore plus simplement sans tant de recherches actives ; et Dieu aussi, conformément à la grâce de ce même degré, ne manque point d’y contribuer. Et comme l’âme fait son oraison par un simple regard, aussi voit-elle ses fautes par un simple envisagement des [152] rencontres et des occasions où elle s’est trouvée et, de cette même manière, elle fait ses résolutions.

Pour l’oraison passive, c’est une erreur de n’en point faire. D’où vient que je suis très assuré que faute de l’examen dans ce degré, l’âme ne verra ni ne corrigera jamais, par la communication de Dieu en l’oraison, ou durant le jour, quantité de défauts et de manquements, dont la vue et la correction est réservée à l’examen. Comment donc se fait-il ?

Il faut y agir de la même manière que je vous viens de dire pour le sujet, savoir que l’âme par un simple envisagement, voit [153] la suite de sa journée et comme son esprit en ce degré est beaucoup pacifié, cela se fait aussi sans effort. Et assurément cette conduite supposée de la part de l’âme, la lumière nécessaire pour voir ses fautes ne lui manque pas.

Pour l’acte de contrition, je dis généralement que c’est une erreur et une tromperie très périlleuse de n’en point faire en quelque état que ce soit. Pour ce qui est du degré de méditation, d’affection et de simplicité, cela est sans aucune difficulté qu’il en faut produire, mais différemment comme j’ai dit de l’examen.

Dans la méditation, on le forme et on le produit de paroles, se servant [154] même de livres pour cela. Dans l’affection, on le fait plus simplement et plus affectivement. Dans la simplicité, l’âme y étant plus simplifiée, elle le fait plus en esprit, mais toujours effectivement par une certaine manière humble devant Dieu, reconnaissant ses fautes.

Pour l’état passif, où est la grande difficulté, il faut le faire aussi, mais par une plus grande dépendance et soumission à l’Esprit de Dieu en l’âme, qui demeurant plus particulièrement en elle par cet état, ne manquera jamais de correspondre et d’insinuer en l’âme le regret et la haine qu’Il veut qu’elle ait pour le péché. D’où vient qu’à parler proprement, c’est véritablement [155] en ce degré où l’on fait les véritables actes de contrition, et en la manière des autres états. Mais selon ce degré, qui n’empêche point que l’acte ne soit véritablement formé dans l’esprit. Si bien que c’est une tromperie de croire que c’est une activité que de faire une chose que l’Esprit de Dieu désire et dont Il est principe dans l’âme.

Pour les vertus et autres pratiques, il y faut agir de la même manière, selon la différence des états, et ne croire point que dans l’état passif, l’âme soit active pour faire des actes ou pour produire et rechercher les vertus, quand elle le fait selon ce degré (c’est-à-dire par mort de soi-même [156] et dépendance à l’esprit de Dieu). Et remarquez bien généralement pour tout ceci que l’activité dommageable et dont on doit se garantir en cet état passif, c’est de faire les choses par inclination, comme de soi-même ou par une vie propre. Mais tout ce qui se fait par soumission et par dépendance de l’esprit de Dieu, n’est jamais actif comme on l’entend ici[108].

Pour les lectures, elles sont nécessaires en tous les degrés, mais avec cette précaution, que les livres qui parlent des degrés d’oraison, ne doivent être lus que selon le degré où l’on est, à moins de courir risque de se brouiller et de causer des [157]  maux très souvents irrémédiables. Pour les autres qui parlent des vérités éternelles, mais spécialement de Jésus-Christ, c’est un baume tout divin pour chaque état, quel qu’il soit[109].

[Comment on est certifié de son état]

Vous me demanderez peut-être une difficulté que je trouve assez de conséquence : comment vous pouvez être assurée et certifiée, selon que ces degrés le marquent pour chaque état, afin d’y marcher en assurance. Je vous réponds qu’après que vous avez dit en simplicité à un directeur expérimenté votre intérieur, vous devez être en assurance. Je vous dis : expérimenté !

[Que doit être le directeur]

Car ce n’est pas assez d’avoir entendu un sermon[110] de quelque [158] personne et qu’elle ait la réputation d’être spirituelle. Comme il faut en choisir un entre mille, après avoir beaucoup prié Dieu, il faut faire de son mieux pour savoir sa pratique, et si c’est une personne intérieure qui fasse beaucoup d’oraison et qui soit d’exemple. Si c’est un séculier ou si c’est un religieux, qu’il soit d’une odeur grande en vertu dans sa communauté, qu’il soit de plus fort savant et de bon jugement ! Car si vous n’en trouvez point de tel pour vous assurer en votre oraison, vous devez faire ce que Notre Seigneur vous a conseillé, assemblant deux ou trois personnes, auxquelles vous vous déclarerez - et assurément Il y présidera. [159] Et pour lors étant assurée de votre oraison, vous pourrez choisir quelqu’un qui soit fort docte, de piété extraordinaire et de bon jugement.

Mais pour ce qui est des âmes religieuses, elles ont un privilège que les autres n’ont pas. Car ayant fait le sacrifice de tout elles-mêmes par les vœux entre les mains d’une supérieure, elles doivent se remettre entièrement à elle pour leur donner quelqu’un qui les éclaire, ou le faire par elle-même. Et pour lors je suis très assuré que si la disposition de simplicité, de vérité et de docilité ne manquent point au sujet qui est conduit, Notre Seigneur les éclairera par ce moyen. [160]

Et pour ce qui est des séculiers qui ne sont pas destinés de l’Eglise à la conduite des âmes, quoiqu’ils soient éclairés, je tiens qu’il y a bénédiction de les avoir pour amis spirituels (quand ils sont gens d’oraison), mais non pour directeurs, les uns et les autres n’ayant point de mission du Saint-Esprit pour cet effet, c’est-à-dire, n’étant point établis par les supérieurs pour cela. Ils peuvent bien donner des conseils comme amis, mais d’être les oracles pour marquer la volonté de Dieu, j’en doute fort, et cela particulièrement à cause de la pratique que j’ai vue en quelque personne de grande expérience, et aussi par le mal que j’ai vu arriver [161] de cela en certaines rencontres[111].

[Abus ordinaire des âmes qui sont dans les ténèbres]

L’on me peut former un doute sur tout ce que j’ai dit, savoir s’il est nécessaire aux âmes pour passer par tous ces degrés d’oraison selon que je les marque, d’être pleines de lumières, de vertus, et fécondes en dons de Dieu. La raison de ce doute est qu’il se trouve plusieurs âmes qui se disent de grande oraison, ayant des impressions fort avantageuses même sur les derniers états qu’elles croient porter, et cependant elles sont toujours dans des obscurités, dans des peines et des tentations tout à fait grandes. Si vous leur demandez leurs oraisons, elles ne sauront vous exprimer rien de ce qui se passe [162] en elles, croyant que tout y est inconnu et sans leur sû, et tout au plus elles n’en disent que très peu de chose, savoir que leur âme est perdue, qu’elle est en Dieu, etc.

Je réponds à votre doute en vous disant que si l’âme n’est dans l’onction féconde des dons de Dieu, dans la pratique des saintes vertus et dans l’expérience des lumières nécessaires à chaque état, elle n’y est point. Elle peut avoir (comme vous l’avez vu dans la déduction de tous ces états) des sécheresses, des tentations et des souffrances de l’état où elle est. Mais cela est passager comme je l’ai marqué, et non durant toute la vie ou [163] même durant plusieurs années[112].

Vous me répliquerez peut-être que les histoires marquent plusieurs saints et saintes qui ont passé leur vie dans ces ténèbres et ces souffrances. Je vous réponds que Dieu les a sanctifiés par ces moyens et non par celui de l’oraison. Car il faut bien remarquer ici que Dieu a plusieurs manières de sanctifier les âmes et que quantité sont sanctifiées qui ne passent pas plus avant que le degré de méditation, qui est accompagné ou de grand travail pour le prochain ou de souffrances, obscurités, ou autres choses selon le bon plaisir de Dieu. D’autres seront sanctifiés sans passer le degré d’affection, et ainsi des [164] autres degrés. D’où vient qu’il ne faut point juger que dès aussitôt qu’un saint est saint, il ait toujours été sanctifié par le moyen des degrés de la pure oraison.

Il est bien vrai que c’est le moyen le plus ordinaire dont Sa divine bonté se sert, n’y ayant presque jamais d’âme sanctifiée, sans participer un peu ou beaucoup à ce don.

Mais vous me direz peut-être encore : « Comment connaîtra t-on que les souffrances et les obscurités que portent les âmes toute leur vie, n’étant pas dans les degrés d’oraison, sont du nombre de celles qui sont un moyen dont Dieu sanctifie ces âmes ? » [165]

[Différence des véritables obscurités et des fausses]

Je vous réponds que ces obscurités et ces souffrances doivent être une source de vertus, d’humilité, de patience, de longanimité, d’abandons entre les mains de Dieu ; mais très spécialement de docilité et de soumission à Dieu pour attacher leurs âmes, par exemple au premier degré d’oraison comme sera la méditation, si Dieu le veut. D’où vient que lorsque vous trouvez des âmes ainsi souffrantes et cependant humblement attachées à leur degré, et qui, comme de saintes abeilles, cueillent le miel et la rosée du ciel sur l’amertume des herbes et des fleurs, pour lors (et non autrement) jugez que ces souffrances sont un bon moyen [166] pour ces âmes. Mais quand cela n’est pas, faites-les descendre de leurs idées hautes pour venir avec humilité, patience et douceur, cueillir les fruits de l’éternité, je veux dire les petites fleurs des saintes vertus au pied de la croix.

[On doit parler des degrés d’oraison avec méthode]

Vous me pourrez encore objecter que je traite toute cette voie d’oraison avec ordre et méthode, et que cependant plusieurs personnes que l’on estime comme gens d’oraison crient contre cette méthode, disant qu’il ne faut point du tout savoir ce que l’on fait et que ces gens méthodiques sont des philosophes et non des mystiques. Je réponds que cela n’est aucunement vrai [167] et ce sentiment même peut être très dommageable à cause que, sans l’ordre[113], on ne peut discerner au vrai ce que c’est qu’un intérieur formé. Car quand il est véritable et de Dieu, il y a toujours de l’ordre, non pas toujours connu de la personne dirigée (comme sera une pauvre paysanne, ou quelque autre personne simple et ignorante), mais de la part d’un directeur expérimenté qui y trouvera toujours un ordre admirable selon le degré de vérité qu’il rencontrera en cette âme. La raison est que tout ce qui est de Dieu, généralement est très ordonné et très réglé et dans une économie admirable. Quoi ? Dieu sera si parfaitement ordonné et réglé [168] en tout ce qu’Il fait dans les choses du monde, soit pour les saisons ou pour la production, l’accroissement et la perfection de tout ce qu’il y a sur la terre. Voyez le moindre brin d’herbe et vous remarquerez que chaque partie s’y produit dans un très bel ordre : au commencement elle germe, peu à peu elle croît et la fleur insensiblement s’épanouit et se colore. Croyez-vous donc que Dieu soit réglé dans les choses naturelles, qui sont presque infiniment au-dessous des surnaturelles, et qu’en celles-ci Il ne le soit pas ? C’est une adresse de l’esprit humain, pour cacher sa suffisance et pour empêcher de mettre ordre à ce qui le peut faire mourir.[169]

[Abus de quelques spirituels]

Ceci me donne aussi ouverture pour vous précautionner de certains spirituels qui disent et qui croient qu’ils ont trouvé un secret pour faire plus en une semaine que tous ces ordres, que toutes ces méditations et que toutes ces méthodes ne feront en plusieurs années. Jusques-là même qu’ils promettront quelquefois de mettre tout d’un coup une âme dans les derniers degrés de l’oraison, sans passer par le milieu[114]. Dès là que l’on vous parle de ce secret, craignez. Car je vous assure (pour l’avoir expérimenté et examiné, ayant entendu les discours de ces personnes) que tout leur secret consiste à faire un ramas[115] de maximes et de [170] préceptes des derniers états qu’ils donnent à des commençants. Qu’arrivera t-il de cela ? Souvent ils se cassent la tête et après s’être bien tourmentés en ces pratiques plusieurs années, tout ce qu’ils en retirent est une certaine science de ces préceptes, mais non une expérience véritable de cette oraison. Nous avons déjà parlé un peu de cela en un autre livre[116] où nous avons dit ce que le trait extraordinaire de Dieu pour ces dispositions-là, doit les mettre et les opérer dans une âme.

[Si l’on doit généralement conseiller l’oraison]

Je crois que vous serez bien aise de savoir si généralement il faut conseiller l’oraison à toutes les âmes, et les y porter comme [171] au moyen véritable de leur sanctification.

Je vous réponds que oui - avec l’ordre que vous avez remarqué dans les degrés précédents - et vous ne sauriez jamais manquer, animant et portant toutes les personnes que vous pourrez pour travailler et se perfectionner dans la méditation et les autres exercices qui les accompagnent. Et à mesure que vous voyez du progrès dans les lumières et les dons de Dieu par leur fidélité et la sainte pratique des vertus, pour lors il faut les encourager et leur faire espérer que Sa divine bonté, qui  est très libérale de ses dons, pourra leur donner part dans la suite à de plus précieuses faveurs. [172]

« Mais quoi ! me direz-vous, tout le monde (même les âmes plus imparfaites) peuvent-elles, (et même doivent-elles) espérer d’arriver à quelques parties de ces particulières miséricordes de Dieu ? » Je vous dis qu’oui, pourvu qu’elles les désirent et qu’elles les espèrent avec dessein de mourir à elles-mêmes, à leurs inclinations et à ce qui les occupe par amour propre, s’appuyant toujours sur la bonté de Dieu et non sur leurs forces, qui seraient trop faibles pour se défaire des empêchements qui les lient et qui les éloignent de Dieu.

Et n’y a t-il point de temps [173] où il ne faille plus espérer, ni travailler pour acquérir le don précieux de l’oraison ? Une personne par exemple, qui aura consommé une bonne partie de sa vie à pécher et qui aura presque tout usé son cœur dans l’amour des créatures ou bien qui sera fort âgée quand elle aura le dessein de se convertir ? Comme vous voyez tant de personnes qui consomment inutilement leur vie, les uns aux affaires, les autres à la vanité, ou bien si c’est en religion, à des bagatelles, entêtements et attaches et dans une suite de passions non mortifiées.

Tout cela ne doit aucunement empêcher qu’on ne leur conseille l’oraison (toujours, comme j’ai [174] dit, avec ordre et méthode, en leur aidant selon leur faiblesse par des lectures et examens). Et quand ces personnes tâchent d’être bien humbles et fidèles, Dieu prend plaisir de les enrichir quand Il les a amoureusement purgées de leurs souillures et de la corruption de leur vie passée. Ce que Jésus-Christ déclare admirablement dans une parabole de l’Evangile où il donne une égale récompense aux derniers qu’aux premiers[117].

Enfin n’y a t-il point de personnes de si petite capacité ou qui aient l’esprit si vif, si dissipé, et qui soient si inhabiles à expérimenter les choses intérieures que l’on ne leur doive point du [175] tout conseiller d’oraison ?

Je vous réponds que non, quand la personne qui conseille l’oraison sait ajuster les conseils et donner une manière d’oraison proportionnée à la capacité naturelle de ces personnes.

[Comment on doit conseiller l’oraison, selon la capacité de la personne]

1. Pour les gens d’un esprit petit et borné, pourvu qu’il n’y ait que de la grossièreté et simplicité naturelle, comme sont les paysans qui n’ont pas l’esprit formé, on peut leur conseiller l’oraison. Car si la petitesse d’esprit doit en faire craindre quelque extravagance, au lieu de conseiller l’application à ces sortes de personnes, portez-les à la dissipation et à la récréation honnête. Mais pour les personnes [176] grossières[118], il faut tâcher de leur apprendre à se servir des paraboles ou de quelques bonnes pensées, qui soient bien sensibles, et peu à peu leur esprit s’ajuste et s’accommode à l’oraison. Il faut surtout leur faire faire des lectures méditées et des examens qui sont comme des méditations. Ainsi vous les occupez de bonnes pensées et, insensiblement, vous les purifiez de leurs mauvaises habitudes, et de cette manière vous donnez lieu à Dieu de les éclairer. Ce qui leur donnera plus de capacité et de lumière pour l’oraison.

2. Pour ce qui est des personnes qui ont l’esprit fort vif et l’imagination fort prompte pour se former mille choses à la fois [177] et qui s’égarent incessamment et ainsi qui semblent être inhabiles à cet exercice, je dis qu’il ne faut pas laisser de leur conseiller l’oraison et de les y aider, mais par un moyen facile : savoir en commençant toujours à leur faire faire une bonne lecture méditée[119]. Ce qui continuera jusqu’à ce que l’on voit que les vertus croissent et que les imperfections diminuent. Après, vous leur conseillez de faire un peu de réflexion sur ce qu’on lit, comme après avoir lu un sens[120], c’est-à-dire une ligne ou deux, de s’appliquer à cela et de demeurer quelque temps à y penser. Et si l’imagination ou la vivacité les emporte, comme on a [178] le livre, reprendre où l’on en était et y repenser, et après en relire encore autant, et ainsi suivre et persévérer le temps marqué. Et je m’assure que ces personnes auront de la consolation de cette oraison. Il n’y a point d’hommes d’affaires ni de femmes si occupées qui ne puissent réussir par ce moyen.

« N’est-il[121] point nécessaire pour ces personnes, d’avoir leurs petits exercices réglés ?

- Oui et cela leur aidera fort pour bien faire l’oraison. 

- Ne serait-il point utile de leur conseiller quelquefois l’oraison d’abandon et de simplicité en la présence de Dieu, pour demeurer sans rien faire et souffrir leur [179] stupidité et leur obscurité, sans toutes ces adresses qui semblent tenir beaucoup de l’industrie humaine ? 

- Je vous réponds que ce serait les perdre sans ressource et les rendre incapable des dons de Dieu.

- Oui, mais elles honoreraient la divine Majesté par un humble aveu de leur incapacité.

- C’est un bon acte, mais qui ne peut et ne doit suffire pour l’emploi d’une oraison en ces personnes. D’où vient que ceci n’étant pas bien conseillé et en son temps, est l’ouverture pour mener une vie très inutile et fainéante et est souvent dans la suite l’origine de grandes tentations [180]. Ainsi il faut bien remarquer que ce simple abandon, n’étant pas tel que je l’ai dit dans les degrés de l’oraison, n’est que passager et qu’ainsi il ne doit pas suffire à ces âmes. L’on doit bien les instruire de s’y tenir dans quelques moments en l’oraison, mais elles doivent retourner à leurs petits exercices.

- Tout ceci ne s’entend-t-il pas encore pour toutes les sortes de personnes dont nous venons de parler?

- Oui. »

Vous n’avez plus qu’à remarquer le temps où vous devez conseiller de faire l’oraison. Car il est fort important de ne pas ennuyer ces pauvres âmes. Mais [181] comme il faut être sage et discret pour apprendre la manière d’oraison, il le faut être aussi beaucoup pour marquer le temps de la faire.

Au commencement, il ne faut donner qu’un demi quart d’heure, insensiblement un peu plus. Et d’un quart d’heure, venir à une demi-heure, selon que vous voyez que l’âme s’habilite en cet exercice de l’oraison. Car assurez-vous que quand l’on n’en ferait qu’un quart d’heure, il causerait un bien très grand. Et de cette manière, l’on s’habituera à l’oraison, et à la suite l’on en fera volontiers autant que les autres qui ont commencé avec une grande facilité ou de bonne heure. Et puisque [182] me voilà sur le temps, je ne puis que je ne blâme les âmes qui, pour avoir quelque facilité ou bien parce qu’il y a longtemps qu’elle font oraison, y font des temps trop longs et sans règle, et souvent à des heures indues. Comme serait proche du repas ou bien quand il faut faire autre chose dont Dieu leur demandera compte. Que ces âmes se ressouviennent de ces paroles de l’Ecriture : Quae a Deo sunt, ordinata sunt. Que tout ce qui est de Dieu, et par le mouvement de Son Esprit, est réglé et dans l’ordre. Et ainsi qu’il faut concerter toutes choses avec une supérieure, ou si c’est dans le monde, avec un sage et expérimenté directeur. [183]

Vous me pouvez demander encore si les âmes imparfaites et qui ne font nul usage ni profit de l’oraison, ne la doivent point quitter ? Qu’elles s’en donnent bien de garde : car, quoique le profit ne paraisse pas, elles en tirent une secrète force qui les empêche de tomber encore en bien de plus lourdes fautes. Et de plus, ce leur sera toujours un moyen de conversion et une aide qui leur facilitera les difficultés qu’elles rencontreront à la pratique des vertus, ou au moins à la fuite des grands péchés.

Mais si elles sont dans quelque commerce criminel et qu’ainsi enchaînées, elles roulent malheureusement [184] leur vie à l’ombre de la mort, au commencement emportées par le plaisir de leur passion et à la suite par le désespoir de s’être liées comme à une malheureuse nécessité de se contenter sans plaisir, attirées qu’elles sont par les habitudes et par les occasions présentes de leurs péchés ? Je dis, nonobstant tout cela, et quoique leur cœur soit tout plein de ces engagements criminels, qu’elles ne doivent point abandonner l’oraison pour cela. Et quoiqu’elles n’y donnent pas tout le temps qu’elles faisaient devant leur chute, au moins qu’elles ne la quittent jamais tout à fait. Assurément agissant [185] de cette manière, elles doivent espérer que Dieu les convertira et qu’elles y trouveront une aide merveilleuse pour se retirer du désordre et se remettre bien avec Dieu.

La difficulté pourrait être aussi fort grande, touchant les personnes qui ont des maux de tête ou autres incommodités, qui les tiennent dans des faiblesses ordinaires. Je réponds aussi qu’elles ne peuvent non plus être excluses de ce grand don, pourvu qu’elles se servent du moyen qui leur est propre qui consiste, selon ma lumière, à de petites pensées et saintes élévations de cœur vers quelque mystère de la vie de [186] Jésus-Christ, non continuées, mais de fois à autre doucement réitérées. Et afin d’exécuter ceci avec plus de facilité (spécialement quand ces incommodités pressent davantage), il faut se servir doucement de quelques simples et amoureuses oraisons jaculatoires[122], que l’on doit prendre dans quelques livres que l’on lit ou que l’on se fait lire. Et par ce moyen, se relever doucement vers Notre Seigneur, pour faire usage de l’état souffrant que l’on porte. Et par là l’incapacité naturelle deviendra une grande capacité. Toute véritable capacité se réduisant au bon usage de l’état et du moyen que Dieu met en nos mains pour Le servir [185] et nous unir à Sa bonté.

Il faut remarquer que ces oraisons jaculatoires se doivent faire et exercer selon le besoin de l’âme, et aussi selon qu’elle remarque qu’elle est plus touchée et enflammée par là au service de Dieu et à la haine du péché et de l’imperfection. Il est très certain que par ce moyen, quoique faible en apparence, l’âme aidée de la grâce sera peu à peu introduite à une capacité plus étendue des choses spirituelles et qu’ainsi la faiblesse ne leur sera pas un empêchement selon le mot de St Paul : Cum infirmor, tunc potens sum, quand je suis infirme, c’est lorsque je suis puissant[123]. [186] Mais généralement il faut être fort fidèle dans les manières d’oraison proportionnées à la capacité de chaque personne, et aussi aux autres petits exercices et pratiques qui doivent être réglées pour faire une sainte occupation durant tout le jour.

[Prétextes malheureux qui font quitter l’oraison]

Et je ne puis comprendre quantité de personnes qui, ne se mettant point en peine des dons de Dieu, abandonnent l’oraison. Les uns par de faux prétextes, soit de peu de capacité ou pour n’y avoir point d’entrée, les autres par une pure paresse et de peur de rentrer en elles-mêmes, où elles ne trouveraient que du désordre et de la confusion. Si bien que tout leur soin et leur travail [187] est de s’étourdir par une variété d’emplois et d’embarras qui leur ôte le temps et la commodité de s’y donner. Et elles ne remarquent pas que peu à peu, par ce procédé, elles tombent dans un aveuglement et un endurcissement de cœur extrême. Et le démon, qui le sait très bien, leur inspire beaucoup d’adresses pour se dérober des temps d’oraison ou, si elles sont dans le monde et en liberté, pour s’occuper de plusieurs emplois qu’elles pourraient laisser ou au moins régler.

Je vous dis donc pour un avis tout à fait de conséquence, que vous fassiez bien réflexion sur l’importance de ceci. Et que si [188] Dieu vous commet pour avoir soin des autres, vous soyez persuadée qu’outre que l’oraison est un bien infini pour une âme, c’est un bien général pour toutes, aucune ne pouvant justement, selon le dessein de Dieu, s’en exclure et s’en priver pourvu qu’humblement elle s’ajuste au degré auquel Dieu la destine.

Donnez-vous de garde d’un artifice du démon que je crois être pernicieux à plusieurs âmes. Ce tentateur souvent leur inspire et même très ordinairement leur fait dire, par des personnes, que ces petites méthodes sont trop grossières et non assez élevées pour sanctifier hautement leurs âmes, et qu’ainsi elles se [189] doivent porter à des oraisons plus éminentes ; de manière que, ne pouvant réussir en ces pratiques si spirituelles, parce que Dieu ne le désire pas d’elles, et abandonnant celles qui leur sont proportionnées, il se trouve qu’elles n’ont ni les unes ni les autres et qu’ainsi elles mènent une vie très ennuyeuse et inutile. Ce que très souvent elles reconnaissent après plusieurs années, mais fort ordinairement sans remède, par les raisons que nous avons déjà expliquées.

 

MANIERES D’AGIR DANS LES MALADIES

et à la mort pour chaque degré

 

Vous désirez peut-être que je vous dise la manière dont une âme doit traiter avec Dieu, étant en ces degrés d’oraison, soit dans les maladies ou même [190] à la mort. Et comme ceci est de grande conséquence, je vous expliquerai mon sentiment avec netteté sur ce point. Car faute d’expérience sur ce sujet, l’on est souvent fort en peine, comment on s’y doit comporter, et même y fait-on des défauts notables, spécialement à la mort, qui est le temps le plus important, et le moment plus précieux que nous ayons en notre vie.

Je vous dis donc qu’il faut différemment agir dans les maladies ou même à la mort, selon les différents degrés où l’âme est.

Si elle est dans le degré de la méditation, elle doit prendre de bonnes pensées fortes et convaincantes pour supporter son mal [191] et pour en faire saintement un usage de pénitence, de patience, et d’autres motifs d’amour, de résignation et de reconnaissance, etc. Et si elle se trouvait à la mort, elle doit agir de cette même manière. Si Dieu l’assiste tant que de lui donner quelqu’un qui se connaisse en ces voies, il doit se servir de ce même procédé, éclairant doucement l’esprit et enflammant la volonté en cette manière, lui répétant de fois à autre ces mêmes actes et vérités, et peu à peu la disposant ainsi à mourir heureusement dans l’ordre de Dieu, lui faisant faire tous les actes qu’une âme vraiment chrétienne doit produire en ce passage pour montrer sa [192] fidélité à son Dieu.

Si elle est dans le degré d’affection, elle doit doucement continuer sa disposition intérieure selon qu’elle le faisait étant en santé. Mais qu’elle remarque qu’à cause de l’abattement du corps et de l’esprit souvent elle ne pourra pas être si facilement excitée à l’amour de Dieu. Mais qu’elle ne craigne pas de faire quelques petites élévations amoureuses et quelques actes produits même avec ferveur (quoique sans goût), afin d’aider un peu sa disposition. Si enfin elle devient si malade qu’il faille penser à mourir, qu’elle conserve cette disposition d’oraison d’affection, prenant de bonnes pensées et de [193] saintes vérités qui peu à peu la disposent à la mort. Car quoiqu’elle doive être toujours dans cette disposition de simple affection, cependant cet état de mourante, exige d’elle ce renouvellement.

Et remarquez bien que, comme Dieu fait tout avec sagesse, Il ne manquera pas aussi de seconder les actes de fidélité que l’âme, pour lors, produira et exercera, ce qui ne sera nullement contraire à sa disposition. L’âme le remarquera bien, d’autant qu’après avoir fait ces actes et avoir exercé son âme dans les dispositions qui sont nécessaires pour une âme mourante, qu’elle retourne doucement et suavement dans sa même disposition d’oraison [194] d’affection, qu’elle continue, souffrant son mal.  Et ensuite, peu à peu, qu’elle se relève ou soit relevée par quelqu’un qui lui aide à mourir en l’entretenant doucement des dispositions avec lesquelles une âme qui veut vraiment mourir dans le sacré amour de Notre Seigneur, doit s’exercer. Et au cas même que, par providence, elle n’ait personne qui entende particulièrement les voies intérieures, mais seulement quelqu’un qui agisse avec elle selon l’ordinaire, qu’elle se serve humblement des bonnes choses qu’on lui dira, et assurément la divine sagesse lui fournira la grâce d’en faire usage, même dans son degré. Car elle doit se rendre [195] souple, obéissante et fidèle à entrer dans toutes les dispositions et faire tous les actes que l’on lui fait faire, son cœur demeurant dans sa situation intérieure de paix et de calme.

Ce que je viens de dire de l’oraison d’affection, se doit aussi dire de l’oraison de simplicité, où l’âme est plus simple, plus tranquille et plus unie à Dieu. Elle doit garder cettte disposition dans son mal, se servant de petits mots, de simples vérités ou de quelques regards amoureux vers Jésus-Christ, pour se réunir à Lui, et se remettre de fois à autre dans sa disposition intérieure. Mais qu’elle ne craigne pas non plus de se relever intérieurement par [196] des vérités plus fortes et de petits actes, même prononcés extérieurement, afin de se fortifier contre l’abattement de la nature en son mal.

Et au cas qu’elle tombe malade pour mourir, qu’elle garde sa disposition intérieure de simplicité dans le fond de son cœur et même que souvent elle s’y tienne par état, prenant quelque simple vue de Jésus-Christ, ou de quelques-uns de Ses états, mais qu’elle ne laisse pas aussi d’entrer avec fidélité dans les dispositions intérieures pour la mort qu’on lui marquera, comme nous avons dit au degré d’affection, et elle verra par expérience que sa disposition intérieure de simplicité la disposera pour agir avec grâce, [197] Dieu ne manquant point en ce moment de la fournir selon la nécessité d’un chacun.

Qu’elle ne craigne donc pas que ces dispositions la tirent de sa grâce et de sa simplicité ; au contraire elles l’y établissent et elle doit prendre plaisir de les exercer pour donner des marques de sa fidélité et de sa soumission. Et si elle faisait autrement, elle perdrait un bien infini en ce passage de la mort. Qu’elle reçoive aussi avec une grande fidélité, de la personne qui lui aidera à mourir, toutes les dispositions et tous les actes que l’on fait exercer en cet état aux mourants. Et quoiqu’il paraisse qu’elle se multiplie et que l’on la multiplie même plus qu’elle ne [198] faisait devant son mal, qu’elle ne s’en mette point en peine. Car comme c’est[124] ordre de Dieu, au lieu de gâter quelque chose, ce procédé vivifie encore davantage et établit plus fortement sa disposition de paix, de tranquillité et de simplicité.

Pour le dernier état passif, soit  que l’âme soit dans le degré de mort, de contemplation ou d’union, elle doit agir de la même manière. Et je dis plus, que comme en ce dernier état, l’âme est plus jouissante de Dieu en son fond, aussi entre-t-elle par ses puissances plus vigoureusement, amoureusement et humblement dans les dispositions intérieures dans lesquelles elle doit porter les maladies. [199]

Si elle est dans l’état de mort, elle porte intérieurement sa disposition dans son mal. Mais vous voyez et remarquez souvent que le Saint-Esprit, vivifiant secrètement cette âme en cet état de mort, lui fait accepter de fois à autre les douleurs et son mal et même lui fait produire de certains actes qui exercent les puissances de son âme vers Dieu, le fond de son cœur demeurant dans la mort. Et au cas que cette personne vienne à mourir, quoique son cœur peut-être demeure dans cette disposition, elle ne laisse pas d’être vigoureuse pour toutes les dispositions et les pratiques que Dieu demande d’elle en cet état. D’où vient que [200] très souvent, quoiqu’une âme soit dans l’état de mort, tombant grièvement malade, la ferveur du Saint-Esprit à lui faire produire les actes et accepter les dispositions et les ordres de la Providence, l’anime si fort qu’elle change souvent d’état en mourant.

Pour l’état de contemplation, c’est dans les maladies et dans le temps de la mort, qu’il se renouvelle spécialement, Dieu fournissant des lumières divines pour toutes les dispositions. D’où vient que ces âmes sont pleines de sentiments de pénitence, de regrets de leurs fautes passées, d’humilité, de foi et d’amour ; mais très spécialement de pur [201] abandon aux volontés divines pour faire d’elles dans le temps et dans l’éternité tout ce qu’Il désirera, se confiant amoureusement aux mérites infinis de Jésus-Christ.

Pour le dernier état d’union, l’âme y est encore plus animée, plus forte et plus généreuse pour s’y disposer saintement. De manière que le fond et le centre de l’âme demeurent en actuelle union ou en production d’actes intérieurs et extérieurs et même en une infinité de saintes pratiques, non seulement selon l’esprit qui l’anime intérieurement, mais encore selon l’ordre qui lui est signifié par la personne qui lui fait la charité de l’assister. [202]  Et si c’est à la mort, ou si cette âme est seulement dans quelque grande maladie, [l’ordre] la fait sortir agréablement, par des actes d’abandon, de confiance, de soumission aux ordres de Dieu selon le besoin, non continuellement mais seulement pour relever sa pauvre nature abattue et languissante. Et lorsqu’elle voit son âme assez dans la vigueur, elle demeure simplement et passivement dans son état d’union.

 Vous me demanderez peut-être pourquoi dans les grandes maladies, et encore plus particulièrement à la mort, je dis que l’âme ne se doit pas contenter, même dans le dernier état passif, de la disposition de son [203] état, et qu’elle doit de fois à autre se relever de l’accablement où la nature est par les douleurs aigües ou par les grandes faiblesses ?

Je réponds, pour le premier, que c’est l’ordre de Dieu que l’âme se relève de cette manière. Car autrement l’expérience fait voir qu’en cet état de maladie l’âme déchoit, et ces petits secours étant l’ordre de Dieu, ne sont nullement contraires à son état.

Pour le second, ce n’est pas seulement par crainte de déchoir mais par nécessité absolue de l’ordre de Dieu, qui veut que dans cet état, étant proche de la mort, l’âme signale son courage [204] par les dispositions intérieures et les actes particuliers. Ce que l’on voit dans tous les saints, qui plus ils ont été d’un degré éminent, plus aussi sont-ils entrés avec humilité et avec courage dans l’esprit de pénitence, d’humiliation, d’amour et d’abandon, faisant en cet état tout ce que la sainte Eglise marque devoir être fait par ses enfants. D’où vient que vous en voyez les uns qui se couvrent de cendre, les autres qui ont recours aux larmes, et qui avec de fervents désirs demandent miséricorde, entrant dans des sentiments qui sortent d’une fournaise toute ardente d’amour. Vous les voyez aussi recevoir les sacrements avec [205] des dispositions si particulières et si ferventes que cela anime tout le monde.

Et si l’âme en ce dernier état, ou même n’étant encore que dans le degré d’affection ou de simplicité, se trouve par providence dans la nudité entière de tous secours intérieurs par la sécheresse, l’impuissance et l’accablement de son mal, qu’elle ne violente pas trop son intérieur : qu’elle tâche seulement de se mettre doucement et humblement dans son degré. Et pour l’extérieur de ses sens, qu’elle les occupe selon ce que nous venons de dire. Dieu souvent prend plaisir de laisser les âmes dans la sécheresse et l’inconnu de leur état, afin qu’elles s’abandonnent [206] à Lui et que, par fidélité et humilité, elles ne laissent pas de faire sans goût les choses extérieures, que la bonne conduite et la lumière de la personne qui aide lui fait faire. Et quoiqu’en cet état si sec, si inconnu et si aride, elle ne se voit pas remplie de ferveur, son état continué en ce passage ne laisse pas de contenir éminemment tout ce que Dieu veut d’elle et même d’être accepté de Dieu comme très fervent et plein d’amour.

Je finis par cette observation afin de consoler plusieurs âmes à qui Dieu fait la grâce de donner l’oraison et qui cependant, étant souvent sèches et arides ont des [207] craintes de se voir à la mort en cet état : comme il est certain que cette disposition de sécheresse et d’aridité pendant la vie, par opérer divin renferme très éminemment tout ce que les goûts et les lumières peuvent donner, cela est encore bien plus assuré à la mort, où l’ordre de Dieu s’applique encore à l’âme plus spécialement pour la secourir dans sa plus grande  nécessité, étant impossible que Dieu, qui est notre vrai père, oublie un enfant qui a tâché de Le chercher à ses dépens durant sa vie, par la voie étroite et pénible de l’oraison.

Où il faut remarquer une chose de grande consolation pour les âmes vraiment amoureuses de cet [208] exercice et de cette voie, que, comme elles deviennent les délices de Dieu par l’application intérieure à mourir à elles-mêmes et à chercher vraiment dans le  fond de leur intérieur, aussi Dieu Se renouvelle en ce dernier passage pour leur faire des grâces spéciales, et pour les prendre très particulièrement en Sa protection, plus que toutes les autres personnes.

Elles ont pris plaisir durant toute leur vie à Le chercher comme l’unique objet de leur amour, à demeurer auprès de Lui en abandonnant toutes les créatures et se contentant de la conduite très sèche et inconnue dont Sa Majesté a voulu Se servir vers [209] elles. N’est-il donc pas fort juste que cette même Bonté se laisse trouver et les caresse amoureusement et préférablement à toute autre dans le moment de leur mort ?

Cela est  très vrai et Dieu n’y manque pas quoique, très souvent, ces âmes ne le croient et ne s’en aperçoivent pas. Il y aurait beaucoup de raisons pour prouver cette constante et certaine vérité, mais cela serait trop long en cet endroit.

Comme je traite ici de quantité de choses de conséquence, je soumets le tout aux âmes plus éclairées que moi, et je les prie de corriger mes fautes. Mais comme je me suis vu obligé de parler [210] de cette matière, j’ai cru en conscience le devoir faire dans la vérité et selon que je le crois véritable et assuré. J’y ai gardé tout l’ordre qui m’a été possible. Comme ces choses sont relevées, elles sont de soi fort difficiles, c’est pourquoi je crois qu’il les faut traiter avec le plus de netteté et le plus d’ordre que l’on peut faire. 

 

 



[1] Il intègre donc quelques erreurs corrigées dans le volume édité.

[2] DM, vol. II, lettre 6, p. 29 ; dans ce vol. : « Correspondance avec Madame Guyon, 2.06 Chemin pour trouver Dieu. » ; Correspondance I Directions spirituelles, Champion-Slatkine, 2003, lettre no 23.

[3] Dans ce vol. : « Correspondance sans destinataire identifié, 2.31 Aller à Dieu par ce qu’on a. »

[4] DM, vol. IV, lettre 75 ; Correspondance I Directions spirituelles, lettre no 55.

[5] Dans ce vol. : « Correspondance avec Madame Guyon, 2.06 Chemin pour trouver Dieu. » 

[6] Dans ce vol. : « Correspondance avec Madame Guyon, 4.71 Silence devant Dieu. »

[7] Dans ce vol. : « Correspondance avec Madame Guyon, 4.75 Perte de tout en Dieu. »

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[8] Dans ce vol. : « 3.32 Se voir en Dieu. Arriver à la vie par la mort. » 

[9] Dans ce vol. : « 4.72  Béatitude en cette vie. » 

[10] Dans ce vol. : « Correspondance avec Madame Guyon, 4.75 Perte de tout en Dieu. »

.

 

[11] Toutes et quantes fois : autant de fois que. (Littré).

[12] Publié en 1609, 1610, v. l’édition de la Règle de Perfection par J. Orcibal, P.U.F., 1982. - Indication entre crochets de l’édition originale.

[13] Matthieu, 25, 21-23.

[14] Marie des Vallées.

[15] Transmission mystique.

[16] Cantique, 5, 2.

[17] Communication en Dieu.

[18] Nuit mystique.

[19] Assure de la réalité de la mystique et de ces états.

[20] « L’ami de Dieu » envoyé à Tauler pour le convertir, selon le récit de la « Vie du maître », v. Œuvres complètes, trad. Noël [du Pseudo-Tauleriana], 1911, tome I, 96-227.

[21] Peut-être profond. (Dutoit).

[22] Ps. 4, 7 : « La lumière de votre visage est gravée sur nous. » (Sacy).

[23] Jean, 14, 8-9. (il : cela).

[24] Apoc., 4, 8.

[25] Il s’agit de la sœur de Madame Guyon, religieuse âgée.

[26] Ps. 44, 12 : « Ecoutez, ma fille, ouvrez vos yeux et ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

 

[27] Cf. Jean, 12, 32.

[28] Psaume 21, 2.

[29] Matthieu, 19, 12 : Qui pourra le comprendre, le comprenne. (Dutoit).

[30] 3Ps., 68, 10 : « Parce que c’est pour votre gloire que j’ai souffert tant d’opprobres, et que mon visage a été couvert de confusion. » (Sacy).

[31] Ps., 44, 12 : « Ecoutez ma fille […] ayez l’oreille attentive… » (Sacy).

[32] Hebr., 13, 14 : « Car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir. » (Amelote).

[33] Dans le cantique : Christe qui lux es et dies. (Dutoit).

[34] Que notre repos soit en vous [toi]. (Dutoit).

 

[35] Admirable 81e lettre qui conclut la contribution de Bertot aux volumes du Directeur mystique. Le choix numérique de 81 lettres n’est probablement pas le fait du hasard : 81 = 3 x 3 x 3 x 3 (un tel intérêt numérique est universel, v. les 81 chapitres du livre de La Voie et la Vertu ou Tao Te King). Dans le même esprit suivent pour ce quatrième et dernier tome du DM : 21 lettres de Maur de l’Enfant-Jésus (lettres que nous avons reproduites précédemment), équilibrées par 21 lettres nommément attribuées à Madame Guyon (la finale ou 22e étant une conclusion ajoutée) mais sans dates, que nous  reproduirons en ouverture du vol. III de  cette Correspondance. Poiret a donc probablement limité son choix dans un ensemble plus vaste qui était à sa disposition (depuis disparu avec sa bibliothèque).

Nous avons reproduit cette lettre en conclusion d’un choix de textes de Madame Guyon à ses disciples : Madame Guyon : De la Vie intérieure,  Discours Spirituels…, Phénix, coll. « La Procure », 2000. Elle fut publiée sans attribution par J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, appendice « Sur l’anéantissement », p. 286 à 292, à partir de la pièce 6411 conservée aux A.S.-S. Cette pièce comporte 4 feuillets d’une belle écriture inconnue de copiste. Elle est intitulée « Description du dernier état d’anéantissement de la vie intérieure » et porte une annotation de Gosselin :  « J’ignore de qui est ce fragment… ». Madame Guyon avait donc communiqué à Fénelon une copie de cette lettre de son maître. J.-L. Goré la rapproche des écrits de Bernières, tout en l’attribuant (sous réserve) à Fénelon. Cognet pensait à Madame Guyon, tout en notant une différence de style (Dict. Spir., art. « Guyon », col. 1330). Tout cela souligne le lien qui unit Bernières, Bertot et Madame Guyon.

 

 

 

 

[36]I Pierre, 2, 9.

[37]Ps., 33, 9.

[38]Rm 1, 17.

[39]Phi., 2, 7 : Il s’est anéanti Lui-même.

[40] Il s’agit probablement des notes manuscrites ajustées, c’est-à-dire préparées par Bertot pour assurer les retraites ou exercices des religieuses du couvent de Montmartre dont il fut le confesseur pendant environ vingt ans.

[41] On a vu dans la préface comment Bertot animait également à Montmartre un cercle de laïcs qui assurèrent une édition en deux volumes : Diverses RETRAITES où une âme après avoir connu son désordre par la lumière du Saint-Esprit, se résoud à le quitter, et embrasser le chemin de la sainte perfection, & Continuation des RETRAITES dans lesquelles l’âme puisera  des lumières pour travailler solidement à sa perfection.

[42] Ce (troisième) volume de format in-16 comporte 210 pages que nous marquons entre crochets.

[43] D’informer sur et d’expliquer.

[44] Il s’agit de l’Avertissement et des dispositions en tête du premier volume de Diverses RETRAITES...

[45] Il ne s’agit pas seulement d’une précaution oratoire, mais fait écho au conseil que Bertot donna à la jeune Mme Guyon.

[46] Si elles [les âmes] que nous corrigeons ici en s’ils. Nous corrigerons au cours du texte, sans toujours le signaler, les archaïsmes grammaticaux.

[47] On trouvera de nombreuses précisions entre parenthèses - peut-être s’agit-il de corrections qui ne proviendraient pas de Bertot, à l’instar de celles de Poiret apportées sur les écrits sans repentir de Mme Guyon.

[48] Le but en vue. Prétention : « visées, intentions » (1671). (Dict. Rey).

[49] outre : au-delà de la méditation.

[50] Trois degrés : de méditation, puis d’affection (attache de l’âme par sa volonté à quelque chose : « …l’affection de laquelle connaissance de dieu , jointe avec celle de soi-même était si bien gravée et empreinte au cœur de notre père Saint François… » Canfield, Règle,  I, 2, 14v°), enfin de foi nue.

[51] Il s’agit « d’épuiser » les bienfaits de la grâce donnée à chaque degré - en suivant une progression ascendante qui ne s’arrête jamais en chemin. Le sens de la continuité est très fort chez Bertot, de même que celui de la cohérence entre tous les niveaux, du naturel au sur-naturel.

[52]  « L’instant » de grâce n’est pas degré ou état. Le seul test sûr de sa réalité est celui de son efficace qui entretient l’âme une fois « sortie » d’oraison.

[53] Soyez assurées.

[54] Au féminin : il s’agit  des âmes et/ou des religieuses auxquelles ce texte est destiné en premier lieu.

[55] On retrouve la même méfiance exprimés par Mme Guyon vis-à-vis de l’attachement qui s’ensuit à l’amour-propre. 

[56] « C’est un chemin tout droit que celui d’être conforme, uniforme avec Dieu, et enfin transformé en Lui. » Mme Guyon, Discours 2.04.

[57] « Il faut que l’amour soit extrêmement pur et droit pour que se fasse cette réunion de la partie au tout. Un seul cheveu empêche l’aimant d’attirer le fer et le fer de se rendre à l’aimant. » Mme Guyon, Discours, 1.44.

[58] Annotation figurant en marge du texte principal. Ces annotations scandent bien le texte. Nous les intégrons donc dans le fil de celui-ci - entre crochets pour les distinguer des divisions figurant dans le texte principal.

[59] « Je t’avais donné une âme capable de ne regarder que Moi, sans te distraire et recourber sur toi-même. Tu te serais vu en Moi sans cesser de Me voir… » Mme Guyon, Discours 1.46.

[60] Dieu fait alors ce que l’âme voudrait faire.

[61] « …il ne paraît plus que Jésus-Christ, Sagesse Eternelle, qui Se forme et Se lève en l’âme comme l’aurore… » Mme Guyon, Discours 2.17.

[62] va en vont.

[63] Ajout de l’original.

[64] Rencontrent fréquemment.

[65] Cette insistance sur la simplicité est caractéristique et se retrouve chez Mme Guyon qui évite comme suit la tautologie : « En quoi consiste la simplicité ? C’est dans l’unité : si nous n’avons qu’un regard unique, un amour unique, nous sommes simples. » Discours, 1.40. (v. aussi D. 2.59., D. 1.55., D. 2.28.). Sont associés étroitement : unité comme condition d’union, simplicité et paix, pureté par purification (de l’or fondu au creuset : D. 1.62., D. 2.62.)…

[66] Rare distinction entre deux niveaux de l’entendement qui pourraient se nommer actif ou passif, par discours ou par simple regard, d’exercice ou de contemplation. Sa disparition suivra en temps utile.

[67] Festiner, « faire un festin » (1649) est sorti d’usage. (Dict. Rey).

[68] Au sens d’ « habileté » provient (1559) de la contamination par adroit. (Dict. Rey).

[69] Recolligé (1656, Bossuet) « recueilli en soi-même. » (Dict. Rey).

[70] « le soing de s’augmenter en sagesse et en science » Montaigne (Littré). Augmenter est un mot si fréquent chez Bertot qu’il peut servir de signature. Il prend le sens de croître, s’épanouir…

[71] Comparaison solaire souvent reprise chez Bertot et Mme Guyon : « …lorsque le soleil est en son midi, de même toutes les vertus sont tellement absorbées dans la pure charité, que l’âme … ne peut rien voir hors de son seul et unique Objet. » Discours, 2.49.

[72] Il est présent à toutes les opérations de l’âme.

[73] se recueille.

[74] Rarement donné par Dieu.

[75] à croire corrigé.  S’en faire accroire : « se tromper ou se laisser tromper » (Dict.Rey)

[76] « …elle dit avec saint Paul : Je ne vis plus, mais Jésus-Christ vit en moi. Elle n’a plus alors ni peine, ni incertitude, parce qu’elle demeure absorbée dans Celui qui vit en elle et qui la fait vivre en Lui. » Mme Guyon, Discours, 2.52. (& 2.66).

[77] On retrouve la continuité ou progressivité chère à Bertot qui se défie des « sauts », ruptures, révélations, etc.

[78] très intense, extrême ; en médecine, « douleur exquise ». (Dict. Rey).

[79] L’âme coopère.

[80] Morte à soi-même, « l’âme arrivée à la parfaite passivité, non seulement pour l’oraison, mais aussi pour l’action, laisse Dieu opérer comme il Lui plaît, sans en rien retenir. » et cette passivité est « souplesse infinie, pour se laisser tout ôter. Elle exige de plus l’attention de l’âme. » Mme Guyon, Discours, 1.37. & 2.25. On note la vigilance nécessaire pour ne rien retenir de l’opération divine, ce qui gèlerait immédiatement son flux. On voit bien la distance que Bertot et Mme Guyon prennent par rapport à ce qui serait une « paresse quiétiste ».

[81] supporterait.

[82] « Cette âme a donc une faim étrange de son Dieu : Il l’attire fortement hors d’elle et lorsqu’il semble qu’elle soit proche de Lui, Il la repousse… » Mme Guyon, Discours, 2.19.

[83] Un million de fois, d’autres peines etc. : expressions caractéristiques ou « signatures » de Bertot.

[84] Effroyable, dès l’époque classique (1647) se disait pour « énorme » ; sens  premier de effrayant. (Dict. Rey).

[85] Epouvantable (1663) : « très mauvais, inquiétant ». (Dict. Rey).

[86] Sens du XVIe siècle d’« énumérer, exposer en détail ». (Ibid.).

[87] « Car la peine de la pourriture passe jusque dans la moelle de ses os… » Mme Guyon, Torrents, I, 8, 18. Les §8-13 sont consacrés à cet état : il précède celui de cendre. Voir aussi Discours, 2.36, § I.

[88] dans l’état religieux.

[89] Sur le thème du Lazare, voir Bertot, Opuscule 1, « Conduite de Dieu sur les âmes. » ; Opuscule 4, « Etats d’oraison, représentés dans l’Evangile du Lazare. »  Le thème est repris par Mme Guyon : Torrents, 2.1.1 ; Vie, 2.12.3.

[90] Nous ajoutons des repères A. et B. pour souligner les deux parties précédant ici la division numérique 1. et 2. de la seconde (présente dans le texte édité qui souligne souvent l’ordre tripartite cher à Bertot).

[91] Analyse fine de l’expérience acquise dans les monastères de Caen, puis de Montmartre dont Bertot était confesseur.

[92] « …elle ne trouve rien pour elle, elle crève de dépit, fait des échappées, porte l’âme à se multiplier en actes aperçus… » Mme Guyon, Discours, 1.19. Contrairement à l’usage moderne, où il est marqué comme très familier, l’usage ancien du mot en parlant d’un être humain implique seulement une idée de « mort violente ». (Dict. Rey).

[93] Le thème du bonheur est souvent négligé tandis que l’appétit des croix du XVIIe siècle dévôt est souligné et cependant, en ne puisant seulement que dans les Discours de Mme Guyon : « Que Vous rendez un cœur heureux lorsque vous vous emparez de lui ! » D. 1.62. « Dieu qui met l’homme dans l’ordre et la disposition divine, dans la fin de sa création, le rend heureux et d’autant plus heureux qu’étant dans son Centre, il est par conséquent dans une parfaite paix. » D. 2.04. « Ce n’est pas le dessein de Dieu de faire souffrir l’âme : au contraire, Il ne prétend que de la rendre heureuse comme Il est Lui-même infiniment heureux, et comme elle l’est en effet lorsqu’elle est passée en Dieu. » D. 2.35. « Ce sont nos impuretés qui sont la matière de Son feu, mais lorsque toute l’impureté est détruite, Elle [la divine Justice] rend heureux son sujet. » D. 2.52.

 

[94] Lamentations de Jérémie, 1, 13 : il a envoyé d’en haut un feu dans mes os, et il m’a châtiée ; Il a tendu un rets à mes pieds, et il m’a fait tomber en arrière. Il m’a rendue toute désolée et toute épuisée de tristesse pendant tout le jour. (Sacy).

[95] Ce dont elle peut se servir.

[96] Nos parenthèses.

[97] Ga 2, 20 : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est Jésus-Christ qui vit en moi : et en ce que je vis maintenant dans la chair, c’est dans la foi du Fils de Dieu qui m’a aimé, et qui S’est livré Lui-même pour moi à la mort, que je vis. » (selon l’adaptation par Poiret utilisée dans les Explications du Nouveau Testament  de Mme Guyon).

[98] « Elle vit continuellement sans retour et fait continuellement la volonté de Dieu sans penser qu’elle la fasse, comme une personne respire continuellement l’air qui lui est propre et naturel, sans penser qu’elle respire. Ou, si vous voulez, comme un poisson qui vit dans la mer parce que c’est son élément, et qui suit le mouvement de cette mer d’une manière toute naturelle. » Mme Guyon, Discours, 1.37.

[99] au sens de plus (issu de l’adverbe latin magis).

[100] Cantique, 3, 4.

[101] « Si une pierre qu’on jette dans la mer trouvait une profondeur infinie, elle s’enfoncerait toujours plus par son propre poids, sans s’arrêter… » Mme Guyon, Discours, 1.49. « Or je dis que l’âme, [étant] par l’effort qu’elle s’est fait pour se recueillir au-dedans, tournée en pente centrale, sans autre effort que le poids de l’amour, elle tombe peu à peu dans le centre. Et plus elle demeure paisible et tranquille, sans se mouvoir elle-même, plus elle avance avec vitesse parce qu’elle donne plus de lieu à cette vertu attractive et centrale de l’attirer fortement. » Moyen court, 11.3.

[102] Cantique, 6, 10 : Je suis descendue dans le jardin des noyers pour voir les fruits des vallées, pour considérer si la vigne avait fleuri, et si les pommes de grenades avaient poussé. (Sacy).

[103] Critère qui s’applique aussi bien à la littérature contemporaine sur ce thème.

[104] Peut-on voir ici l’indice de reprise du traité « perdu » qui se serait intitulé De la Contemplation, titre proche des degrés d’Oraison ? Ce qui contredirait la référence à un ouvrage antérieur, page [170] de l’édition originale.

[105] Recommandation de tous les mystiques, dont Jean de la Croix dans la Nuit Obscure et Mme Guyon : « tous les états des visions, révélations, assurances, sont plutôt des obstacles … parce que l’âme accoutumée aux soutiens a de la peine à les perdre … Toute intelligence est donnée sans autre vue que la foi nue. » Vie, 2.4.

[106] Noter un certain recul vis-à-vis de Thérèse commun à Bertot et à Mme Guyon : « Sainte Thérèse l’a soufferte [cette épreuve et purification] parce que toutes les âmes conduites par les lumières et les dons, qui sont toutes lumières médiates, ont une épreuve proportionnée à leurs dons. » Discours, 2.19.

[107] Je ne veux entendre parler de…

[108] Fin critère de la passiveté.

[109] Précision utile, qui va au-delà de l’alternative : recours à ou  rejet des lectures.

[110] Bertot s’adresse d’abord à des laïcs. Les religieuses feront l’objet du paragraphe suivant.

[111] Bernières était laïc et dirigeait, tout comme Renty. On aimerait connaître à qui fait allusion Bertot – qui appartient à la génération suivante.

[112] Car il ne s’agit pas là de la nuit mystique.

[113] La succession.

[114] Accusation faite au Moyen court de Mme Guyon, mais il ne contient aucun secret, ni délai : court étant pris comme le synonyme de direct.

[115] Assemblage d’objets divers, mais, en géneral sans grande valeur. Un ramas de vieux livres. Fig. « Mon livre n’étant qu’un ramas de sottises, j’espère que chaque sot y trouvera un petit caractère de ce qu’il est. » (Scarron). 2e sens selon Littré.

[116] Allusion à l’ouvrage perdu De la Contemplation ?

[117] Matthieu, 20,1-16 : Les ouvriers envoyés dans la vigne à diverses heures.

[118] sens spécial de gros : « rude » … pour « rustre ». (Dict. Rey).

[119] Mme Guyon ne rejette pas le recours à des lectures introduisant doucement au recueillement : « Lorsque je vous ai dit de lire avant l’oraison, cela a été pour vous faciliter le recueillement et lorsque je vous ai dit d’entremêler les affections, cela a été pour la même chose, et pour ramener votre esprit lorsqu’il est trop distrait ; mais quand vous êtes recueilli, il faut bien vous donner de garde d’interrompre le recueillement pour produire des affections… » Lettre au Marquis de Fénelon, 7 août 1714 ; v. aussi Discours 1.03.

[120] Une unité de sens.

[121] Forme dialoguée, tirets ajoutés.

[122] Oraison jaculatoire, prière courte qu’on adresse au ciel avec un vif mouvement de cœur. (2e sens selon Littré. Au 1er sens : Terme d’hydraulique. Fontaine jaculatoire, fontaine qui lance un jet d’eau à une grande hauteur.)

[123] II Corinthiens, 12, 10 : C’est pourquoi je me plais dans mes faiblesses, dans mes opprobres, dans ma pauvreté, dans mes persécutions, dans les oppressions que je souffre pour Jésus-Christ : parce que c’est dans la faiblesse que je trouve ma force. (Amelote).

[124] Cet que nous corrigeons en c’est.

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Copyright 2011 Dominique Tronc