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HISTOIRE IIIb Fig.féminines et Mys.d'ailleurs

 

4. Figures féminines. 2

L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656). 2

Marie de l’Incarnation (1599-1672) ursuline et canadienne. 11

I. la vie laïque de Marie Guyart : 13

II. La vie religieuse en France. 16

III. Au Canada. 18

La « bonne Armelle » (1606-1671) 34

Claudine Moine (1618 - apr.1655), couturière. 39

La béguine Marie Petyt (1623-1677) 43

5. Mystiques d’ailleurs 50

Mystiques juifs. 50

Des mystiques d’outre-Rhin 52

Mystiques des îles britanniques 56

Les poètes “métaphysiques” anglais. 56

En Écosse : Henry Scougal (1650-1678) 58

Les Quakers : Georges Fox et Robert Barclay 60

Conclusion 64

Chronologie de la France religieuse : une « école française » ? 65

 


4. Figures féminines.

 

Les femmes représentent la moitié du genre humain, mais jusqu’à présent nous n’en avons signalé que cinq assez brièvement contre une trentaine de figures masculines largement présentées jusqu’à maintenant dans ce tome III : nous allons compenser cette « injustice » en faisant revivre six figures féminines. Impossibles à rattacher à des écoles, elles ont en commun d’avoir vécu la mystique dans le monde,  dans des conditions très variées. Une seule d’entre elles devint religieuse, mais après avoir été mariée. Elles nous feront voyager en France, au Canada et en Flandre.

L’influente « sœur Marie » des Vallées (1590-1656).

C’est Marie des Vallées qui connut le destin le plus étrange à nos yeux puisqu’elle traversa d’abord des épisodes de “possession”, puis fut considérée comme une grande sainte. C’est grâce au compte-rendu[1] de saint Jean Eudes que nous connaissons sa vie.

 Née de parents pauvres dans un village de Basse-Normandie, orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Après avoir refusé une demande en mariage, elle se crut possédée du démon : on la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels. Voici comment on procédait à l’époque :

On lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe [2] hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite.

Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquelles elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes [3].

Elle eut encore droit à six mois de prison dans des conditions atroces, puis fut déclarée vertueuse tout en se croyant toujours possédée : “mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi”[4]. L’évêque de Coutances la prit heureusement sous sa protection comme servante à l’évêché.

Parallèlement à cette étrange atmosphère, sa vie intérieure évoluait : étant d’un caractère absolu, elle se jette sans réserve à Dieu. A vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » avec Dieu :

Si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne L’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9).

 […] la sœur Marie, étant animée extraordinairement, parla en cette sorte : « C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine Volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination [5].

Elle dialogue avec le Seigneur :

Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses. » [6].

Où est votre cœur ? - Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne  sais pas même si j’en ai un. - Je m’en vais vous le faire voir … Voilà votre cœur - Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre [7].

Son choix de l’amour divin est absolu :

Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, le voudriez-vous point ?

- Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit [8].

Comme Surin, elle se livra “en sacrifice” pour le rachat de ses persécuteurs. A une période où l’on brûlait les sorcières par milliers, elle restait obsédée par la crainte, voire la conviction d’être possédée. Elle se croyait toujours damnée, objet de « l’Ire de Dieu », et vécut encore deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1617-1619) et « le Mal de douze ans » (1622-1634) où elle désira se tuer. Encore en 1641, l’évêque ordonnera au Père Eudes de l’exorciser (« en grec »).

Certaines pages de la relation rédigée par Jean Eudes nous paraissent donc étranges. Elles mettent en évidence l’esprit du temps : une fille de la campagne excentrée du Cotentin traverse des épreuves intimes extrêmes et se croit possédée bien qu’elle se soit donnée à Dieu. La description véridique de cette nuit de l’âme s’exprime sur un mode très coloré, proche de celui de certaines visionnaires du Moyen Age. Par exemple, ce rêve qui se passe dans un monde infernal :

Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer […] Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)

Le début de la biographie est donc peuplé de diables. Puis une rupture se produit entre les livres III et IV où l’on constate, avec l’introduction de feuillets vierges et un changement de main du copiste, un changement très profond d’atmosphère : les beaux et profonds passages prennent la place des diableries. Ceci laisse supposer qu’on a affaire à deux rédacteurs distincts sans doute d’époques différentes.

La suite offre alors des dialogues magnifiques qui restituent l’élan « implacable » du chemin mystique de Marie[9]. Elle y parle avec Dieu d’égal à égal et se montre d’une exigence absolue :

Eh bien !  Que demandez-vous ? Voulez-vous que je vous donne la méditation ?

– Nenni, dit-elle, ce n’est pas cela que je veux.

– Voulez-vous la contemplation ?

– Non.

– Quoi donc ?

-- Je demande la connaissance de la vérité ! [10].

Ou encore ce passage qui enthousiasmait Julien Green lisant la biographie d’Emile Dermenghem[11] :

“Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place que feriez-vous ?

“– Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

“– Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

“– Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

“– Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

“– Je vous assure que oui.

“– Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? – Oui, je vous y laisserais![12].

Parallèlement à ces dialogues avec le Seigneur, se détachent des songes de toute beauté, dont elle explicite le sens spirituel sous-jacent quand les symboles sont trop mystérieux. Les images qui utilisent une représentation médiévale du monde, assurent la fonction enseignante de paraboles mystiques. Lorsque « sœur Marie » rapporte un « songe », c’est pour l’interpréter tout de suite en tant qu’enseignement spirituel :

Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. […]

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec. […]

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. […]

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt. […]

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde[…]

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme.[13].

Ces visions appellent donc une interprétation mystique. Ici, l’un des plus beaux songes a pour cadre la forêt de l’existence humaine[14]. L’injonction impérieuse de la grâce est symbolisée par la Sainte Vierge. Des images bien concrètes décrivent le rude travail de purification qui nettoie ce qui est humain. Le cheminement mystique conduit à la transformation de Marie, qui, à ce moment de sa vie, garde encore la peur du sans-appui et d’un envol à l’aveuglette : 

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse [servante], travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter [débroussailler] toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponse […]  Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.[15].

À propos de cet envol vers l’inconnu, elle disait que le mystique est appelé à “vivre hors de son être, d’une vie inconnue à celui qui la possède”(Vie 9.4).

Elle se plaignait de la rigueur de l’amour divin :

Mais l’amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais il frappe bien rudement. Je tremble quand je le vois. Quand on se plaint à lui, il ne fait qu’en rire ; on ne sait où il va ni où il mène ; il se fait suivre à l’aveugle. (Vie 6.4)

Un dense résumé de la vie mystique lui fut donné :

En la même année 1645, le 29 janvier, Notre Seigneur lui dit encore : « […] J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients : donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne. À mesure que l’homme meurt à soi-même, c’est-à-dire à son esprit, à sa volonté, à ses passions et à ses sentiments, il vit de Mon esprit, de Ma volonté, de Mes passions, de Mes sentiments. Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, et quand cela est, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. » [16].

Demander « hardiment le salut du prochain » correspondait à son plus profond désir, sauver les âmes :

 Mais quand je serais arrivée à la porte du paradis, après que toutes les âmes y seraient entrées jusqu’à la dernière, si on me fermait la porte, que dirais-je ? Je dirais à Dieu sans regret, puisque toutes les âmes sont sauvées : Je suis en repos, je suis contente qu’on m’envoie au néant’. » [17].

Pourtant elle ne se faisait aucune illusion sur l’importance de son rôle :

« Voulez-vous que je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer, accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? […] Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui Me les dérobent par vanité. »

En une autre occasion, Il lui dit encore : « Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite bûchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser. »[18].

Mais il se pourrait bien que le Seigneur ait obtempéré à ses demandes pressantes comme en témoigne ce dialogue :

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerai arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »[19][…]

– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi.[20].

On mesure la profondeur de son expérience mystique à ses réactions lorsqu’elle lit des auteurs arrivés au sommet. Témoin cet épisode à propos de Benoît de Canfield dont elle n’apprécia que la troisième partie de la Règle [21]:

Auparavant qu’elle vint à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie [22].

A propos d’autres auteurs :

Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps [23], intitulé « Les Fleurs de l’Amour divin » ou « Le Jardin des Contemplatifs », là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection […] quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’état, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde [24].

Elle se sentait aussi très proche de Catherine de Gênes :

La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de Ste Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible […] Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer […] sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut […] C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur [25].

Elle avouait donc avoir marché “à la despérade”, mais elle émergea de ces terribles combats, pour vivre encore vingt-deux ans de grand rayonnement où elle put s’occuper des autres.

Elle devint en effet la conseillère très écoutée d’un grand nombre de spirituels pour qui elle était “la soeur Marie” bien qu’elle ne fût pas religieuse : Jean de Bernières et le cercle de l’Ermitage, Catherine de Bar, François de Montmorency-Laval futur évêque de Québec, le futur saint Jean Eudes (qui défendra son souvenir avec constance) vinrent régulièrement la visiter à Coutances. Le baron de Renty[26]  déclarait qu’elle lui avait donné « la clef qui ouvre le chemin que j’ai marché en cette vie ». Mectilde de Bar, fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement, sollicitait ses prières par l’intermédiaire de Bernières et continua à la prier après sa mort.

Au-delà de ce cercle, elle fut admirée par des gens aussi divers que le jésuite P. Coton, J.-B. Saint-Jure directeur de Renty, la future Marie-Catherine de Saint-Augustin, religieuse hospitalière (tourmentée elle aussi par des obsessions sataniques, elle vécut de 1648 à sa mort à l’Hôtel-Dieu de Québec).

Les amis de l’Ermitage de Caen allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « la sainte de Coutances », lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes. Jean Eudes nota soigneusement les « dits de la sœur Marie ». Son compte-rendu nous est parvenu par le manuscrit de la Vie admirable dit « de Québec » que Mgr de Laval, premier évêque de Québec, emporta dans ses bagages, ce qui montre la vénération dont le cercle de l’Ermitage entourait Marie.

Voici un exemple de ces visites :

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’elles avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, elles demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour.

Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. C’est pourquoi, lorsqu’elles lui parlaient de cela, au commencement elle leur disait que ce n’était pas là sa voie et qu’elle n’y entendait rien. Mais peu après Dieu lui donna une grande lumière pour répondre à toutes leurs questions, pour éclaircir leurs doutes, pour lever leurs difficultés, pour parler pertinemment sur l’oraison passive, pour en découvrir l’origine, les qualités et les effets, pour faire voir les périls qui s’y rencontrent, pour donner les moyens de les éviter et pour discerner la vraie dévotion d’avec la fausse.

« Cette voie est fort bonne en soi, leur dit-elle, et c’est la voie que Dieu vous a donnée pour aller à lui, mais elle est rare : il y a peu de personnes qui y passent, c’est pourquoi il est facile de s’y égarer.

« Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait rentrer des personnes qui n’y soient pas attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre. Si quelques-uns en parlent, il faut les écouter. Si on reconnaît à leur langage qu’ils marchent en ce chemin, alors on peut s’en entretenir avec eux. Cette voie est pleine de périls, il y faut craindre la vanité, l’amour-propre, la propre excellence, l’oisiveté et perte de temps.

« Il ne faut pas s’imaginer qu’il n’y ait que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Tous chemins vont en ville. Il y a une infinité de voies qui vont à la perfection : les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut pas penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente[27].

 

Que se passait-il en sa présence ? On perçoit chez elle trois niveaux d’action : soit elle répondait aux questions et ses réponses étaient notées, probablement le jour même, par ses interlocuteurs, dont Jean Eudes ; soit elle racontait ses « songes », pour instruire sur un mode symbolique ; mais certains connaissaient auprès d’elle une expérience beaucoup plus profonde dans une communication de cœur à cœur en silence :

Sa manière ordinaire de connaître la vérité des choses qui lui sont proposées par diverses personnes n’est pas par intelligence ni par lumière, mais par un goût expérimental qui lui ouvre le fond du cœur dans lequel elle entre…[28].

 

En voici un témoignage, probablement de Bernières :

27. Je dis à la sœur Marie que je conversais avec elle en Dieu, sans que je pense y converser de paroles. Elle m’a dit qu’il y a un langage intérieur, et que cela était vrai. Je suis venu peu à peu à ne plus parler avec elle, mais à demeurer auprès d’elle en Dieu […] J’ai bien connu que c’était imperfection à moi de lui parler, n’étant pas la manière que Dieu voulait sur moi. Il me semblait que mon âme était introduite dans un cabinet seule avec elle, où les autres ne pouvaient empêcher la conversation, non pas elle-même : c’est un pur don que Dieu seul peut faire.

33. En l’année 1655, notre voyage pour voir la sœur Marie ne fut pas à dessein d’avoir quelque réponse ou quelque don particulier, mais afin d’obtenir par ses prières, l’établissement de la réelle présence de Dieu dans le fond de notre âme. Nous avions eu quelques mois auparavant plusieurs lumières qu’il y a dans l’essence de l’âme une capacité comme infinie de recevoir cette réelle présence ou plutôt d’être abîmée en Dieu même ; nous étions dégoûtés de nous servir d’aucuns moyens, cette communication essentielle de Dieu ne se pouvant faire qu’en Dieu et par Dieu même, ce que notre âme expérimente par un instinct secret.

34. Elle ne laissa pas de nous dire des histoires, ou des visions ou lumières qu’elle avait eues de l’état de déification, qui faisaient connaître le bonheur d’une âme qui entre en cet heureux état. Nous lui témoignâmes de le désirer, et que nous ne pouvions plus goûter aucun don, mais Dieu seul, et qu’elle priât pour nous obtenir cette grande miséricorde : nous trouvions notre intérieur changé, comme étant établi dans une région plus indépendante de moyens, et où il y a plus de liberté, de pureté et de simplicité, où l’anéantissement et la mort de soi-même sont expérimentés d’une manière tout autre que par le passé [29].

Le Seigneur lui avait dit que ce travail serait une maternité spirituelle :

Vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant […] vous enfanterez la joie. (Vie 5.6.6).

 

Son souvenir resta très présent : on se recueillait sur sa tombe dans la cathédrale de Coutances. A la fin du siècle, madame Guyon l’appréciera :

Pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose [30].

Son influence se prolongea encore au XVIIIe siècle : en 1726, près d’Amsterdam, l’éditeur Pierre Poiret[31] intégra les Conseils d’une grande Servante de Dieu au sein du très beau recueil consacré aux œuvres de M. Bertot par Mme Guyon[32]. C’est dire l’importance que le cercle guyonien lui accordait.

 

 

 

 

Terminons par ce beau passage qui fait songer à Ruusbroec et résume bien la vie ardente de Marie des Vallées :

 

L’an 1647, la sœur Marie entendit une voix qui criait en elle :

« Audience, audience, ô grande mer d’amour. C’est une petite goutte de rosée qui demande d’être absorbée dans vos ondes, afin de s’y perdre et de ne se retrouver jamais. »

Cette voix cria ainsi presque trois jours durant continuellement.

La sœur Marie demanda : « Quelle est cette voix ?

– C’est la voix, dit Notre Seigneur, d’une âme qui est arrivée à la perfection, laquelle est dépouillée d’elle-même et de tout ce qui n’est point Dieu, et qui est revêtue et embrasée d’amour et de charité, et qui crie par les grands désirs qu’elle a d’être tout à fait transformée et déifiée. Mais je la laisse dans ce divin feu afin de la purifier encore davantage.[33].

Marie de l’Incarnation (1599-1672) ursuline et canadienne.

 

 

Admirée au Canada comme en France,  la « seconde » Marie de l’Incarnation[34] est souvent considérée comme la plus grande mystique du XVIIe siècle français. Brémond qui l’a redécouverte, lui consacra la moitié du tome IV de son Histoire. Aussi lui donnons-nous une place exceptionnelle qui ne sera égalée que par celle que nous réserverons à Madame Guyon au tome IV.

Sa vie fut extraordinaire : elle est partie vivre au Canada au milieu des Indiens. Elle a donc vécu la mystique en plein cœur de l’action. Elle n’est l’héritière d’aucune école : même si elle a eu des confesseurs, elle a surtout suivi la direction intérieure que lui donnait l’Esprit Saint.

Marie Guyart, quatrième enfant d’un maître boulanger, fut mariée avant dix-sept ans à un maître ouvrier en soie, Claude Martin, qui mourut en 1619, peu après la naissance d’un fils, Claude. La jeune veuve prit la tête de la fabrique, termina les procès en cours, remboursa les créanciers et  se retira chez son père avec le bébé. Mais le 24 mars 1620, elle fut foudroyée par l’amour divin : Je m’en revins à notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même, racontera-t-elle à son fils en 1654. Puis, tout en pratiquant de sévères mortifications, se faisant « la servante des servantes de la maison », elle fut appelée à seconder son beau-frère dans la direction de son entreprise de transports par voie d’eau et de terre (elle avait « le soin de tout le négoce »).

 En 1631, à l’âge avancé (pour l’époque) de trente et un ans, bien que son fils n’ait que douze ans, elle céda à l’appel de la vie religieuse et entra chez les ursulines où contemplation et action s’équilibraient. Elle y fut accueillie sans dot. La famille tenta de la dissuader en lui faisant rencontrer son fils désespéré par son départ, mais en vain. Elle passa une dizaine d’années cloîtrée. En 1633, elle fit un songe qui lui dévoilait un pays mystérieux plongé dans la brume : celui-ci se révélera être le Canada.

Nous avons vu avec Bernières que partir convertir les sauvages était le grand rêve de tout spirituel de l’époque. En 1639, elle accepta donc une mission pour la Nouvelle-France (le futur Québec). Elle était accompagnée d’une moniale de Tours et d’une autre de Dieppe, ainsi que d’une jeune veuve d’Alençon, Marie-Madeleine de la Peltrie, fondatrice temporelle (que nous avons vue « fiancée » à Bernières) : nous avons raconté les péripéties de leur embarquement dans la section sur Bernières.

À Québec, qui n’était encore qu’un village de deux cent cinquante colons, commença une nouvelle vie : Marie supervisa la construction du couvent, prit contact avec les Hurons pour éduquer leurs petites filles. Les épreuves ne manquèrent pas : destruction de la communauté des Hurons, nuit intérieure jusqu’en 1647, incendie du couvent, épidémies… La guerre indienne décima les Français laissés sans secours de la métropole elle-même déchirée par les luttes de la Fronde. Puis vinrent les maladies douloureuses et les infirmités. Parvenue à un état d’union intime à Dieu, « d’une simplicité telle qu’il lui est difficile d’en rendre compte », elle mourut le 30 avril 1672 [35] & [36] .

Comme son éditeur Dom Oury le montre, elle était d’un tempérament énergique et bien trempé : il faut être impitoyable à soi-même et courir sans relâche pour arriver au Roi [37]. Elle aimait aller droit au but en évitant tout retour sur soi-même :

 Depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi-fait […] Pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine est absolument nécessaire. Il importe de fortifier son âme contre une certaine humeur plaintive et contre de certaines tendresses sur soi-même [38].

 Dieu s’était révélé à elle comme l’Amour :

Il  est si passionné [de notre âme] qu’il en veut faire les approches [39].

C’est donc par la voie de l’amour qu’elle fut conduite :

 Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance [40].

Les petits font de petits présents, mais un Dieu divinise ses enfants et leur donne des qualités conformes à cette haute dignité. C’est pour cela que je me plais plus à l’aimer qu’à me tant arrêter à considérer mes bassesses et mes indignités [41].

La meilleure façon de découvrir Marie est de la lire ! Ses deux Relations comme sa Correspondance forment un ensemble vaste (près de deux mille pages), mais qui demeure tout au long très vivant. On y voit la dynamique d’une vie mystique au cœur d’une vie difficile.

C’est à l’admiration fidèle de son fils que nous devons la conservation de tous ces documents. Les deux Relations furent écrites à près de vingt ans d’intervalle, en 1633 puis en 1653-1654 : indépendantes l’une de l’autre - car Marie perdit tous ses documents pendant l’incendie du couvent canadien, - elles couvrent en grande partie les mêmes périodes de sa vie. Disposer de relations séparées par près de vingt ans est un cas unique parmi tous les témoignages que nous ont laissés les mystiques. De plus, ces écrits ne subirent aucune censure[42], ce qui est rare. La seconde Relation fut écrite à la demande d’un fils très cher qui était entré chez les bénédictins et s’était engagé dans le même chemin intérieur[43] : elle est particulièrement belle et intime. Le récit des instants forts ou d’événements intérieurs précis que donnait la première Relation, laisse place à une division en treize « états d’oraison » qui ont un début, une durée et une fin, et qui englobent toute la vie : à chaque étape, se manifeste une nouvelle expérience donnée par la grâce, une nouvelle phase qui fait progresser Marie dans son chemin mystique.

 La Correspondance nous apporte enfin des témoignages spirituels de la pleine maturité et de la fin de vie : ce complément précieux sur sa vie intérieure s’étale sur la longue période de dix-neuf années qui va de la seconde Relation à sa mort. Là se trouvent les admirables lettres à son fils que nous citerons abondamment. En même temps, Marie qui a appris et composé dans les langues indiennes y décrit la vie quotidienne et concrète, l’isolement et l’insécurité de la dure vie canadienne, le retentissement de l’isolement et des menaces exercées sur une petite communauté.

Parsemées de notations colorées, parfois étranges ou sanglantes, les lettres restent plus spontanées que les Relations. Elles étaient écrites annuellement, au rythme des rares voyages maritimes saisonniers : les bateaux arrivaient de France en juillet et  partaient fin août ou début septembre. On note pourtant le soin des rédactions qui nous sont parvenues : répondant aux  demandes des correspondants, certaines sont longues et s’apparentent à de petits traités. Ce type d’écrit concret et libre de toute théorie ne se retrouvera que chez Mme Guyon.

Grâce à une correspondance bien datée et aux deux Relations, nous avons donc la possibilité assez exceptionnelle d’établir une série chronologique d’extraits qui relatent les événements extérieurs biographiques sans les séparer de l’évolution mystique : comment vit-on intériorisé, tout en étant environné de contraintes terribles ?

Le lecteur va trouver ici entrelacés des textes de la première Relation de 1633, de la seconde Relation de 1654, et de la Correspondance. Leur classement chronologique couvre les trois périodes  d’une vie pleine et longue : la vie laïque de Marie Guyart (une trentaine d’années), la vie religieuse cloîtrée en France (dix ans), puis la vie religieuse active au Canada.

I. la vie laïque de Marie Guyart :

28 octobre 1599 : elle naît à Tours. Elle rêve de Jésus-Christ à sept ans : l’effet fut une pente au bien (rr47) [44]. Mariée à dix-sept ans, elle est veuve à dix-neuf ans.  Elle aspire à Dieu et se livre aux excès ascétiques classiques à son époque :

 Elle avoue que les disciplines d’orties, dont elle usait l’été, lui étaient extrêmement sensibles, à s’en ressentir trois jours durant. Elle usait aussi de chardons, et l’hiver d’une discipline de chaînes qui ne semblait rien au regard des orties, dit-elle. Pendant quelque temps, elle se contraignit à manger avec un peu d’absinthe et à garder dans la journée par moment de l’absinthe dans la bouche. Cela lui causa des maux d’estomac… (b87) [45].   

Heureusement la grâce prend les choses en main :

24 mars 1620 : En cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées, qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises depuis que j’étais au monde, me furent représentées […] voir un Dieu d’une infinie bonté et pureté, offensé par un vermisseau de terre surpasse l’horreur même […] En ce même moment, mon cœur se sentit ravi à soi-même et changé en l’amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde […] Ce trait de l’amour est si pénétrant et inexorable  pour ne point relâcher la douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire. Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce. Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent en sorte l’âme qu’il la mène où il veut, et elle s’estime ainsi heureuse de se laisser ainsi captive. (rr69). 

Elle entre dans l’église où elle rencontre celui qui va devenir son confesseur, Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, puis rentre chez elle :

[…] je m’en revins en notre logis, changée en une autre créature, mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même (rr71).

1621 : Après avoir goûté un an de tranquillité chez son père, à vingt-et-un ans, elle est appelée chez sa sœur pour aider le couple dans leur entreprise. Là s’affirme sa capacité à rester très absorbée intérieurement tout en agissant dans le monde :

Je me sentais tirée puissamment, et en un moment, sans avoir le loisir ni le pouvoir de faire aucun acte intérieur ni extérieur […] J’étais ainsi une heure ou deux, et cela se terminant avec une grande douceur d’esprit, j’étais toute étonnée que je me retrouvais en mon entretien ordinaire (r159). Je me suis trouvée parmi le bruit des marchands, et cependant mon esprit était abîmé (r162) ; cela n’a apporté aucun trouble à ceux avec qui j’étais. Je les quittais doucement et pendant qu’ils s’entretenaient de diverses choses, je donnais à Dieu le temps qu’il voulait (r174). Qui m’eut demandé : Que voulez-vous ? J’eusse dit : Je ne veux rien, Dieu est mon tout (r166). Quand je voyais que quelqu’un avait besoin de quelque chose, je lui disais : Mon amour, cette personne a besoin de cela ; je vous prie qu’on le lui donne. Il m’exauçait et je trouvais aussitôt ce qui faisait besoin à ces pauvres (r182).

1623 : Elle lit des livres sur la méditation et s’imagine bien faire en les suivant  :  Le mal violent que je m’étais fait à la tête, en tentant de méditer au lieu de s’abandonner à la conduite de Dieu, me demeura plus de deux ans (rr86).

Elle passe au-delà de l’imaginaire humain pour entrer dans la réalité divine :

J’avais quelquefois un sentiment intérieur que Notre Seigneur Jésus-Christ était proche de moi, à mon côté, lequel m’accompagnait. Cette présence et compagnie m’étaient si suaves et étaient une chose si divine que je ne pouvais dire la manière comme cela était […]  l’âme se sentant appelée à  choses plus épurées, ne sait où l’on la veut mener […] elle  s’abandonne, ne voulant rien suivre que le chemin que Celui à qui elle tend avec tant d’ardeur lui fera tenir […] Dieu lui fait voir qu’il est comme une grande mer, laquelle, tout ainsi que la mer élémentaire ne peut souffrir rien d’impur, aussi que lui, Dieu de pureté infinie, ne veut et ne peut souffrir rien d’impur, qu’il rejette toutes les âmes mortes, lâches et impures [46] (rr91,93).

[…] ce grand Dieu comme un abîme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. En quelque lieu que je me trouvasse, à quelque occupation que je fusse appliquée, je ne me pouvais voir qu’absorbée et abîmée dans cet être incompréhensible, ni regarder les créatures que de la même manière. De sorte que je voyais Dieu en toutes choses […]  grande et vaste mer, qui venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait (r354).

Après ces sacrifices de la pénitence, mon esprit était rempli de tant de nouvelles lumières qu’il était offusqué et ébloui, s’il faut ainsi parler, de la grandeur de la majesté de Dieu. Ce qui lui étoit montré auparavant par une véritable affirmation, il ne le pouvait plus voir que dans la négation, et par-dessus tout cela il voyait ce grand Dieu comme un abyme sans fond, impénétrable et incompréhensible à tout autre qu’à lui-même. […] cette infinie Majesté était à mon égard comme une grande et vaste mer qui, venant à rompre ses bornes, me couvrait, m’inondait et m’enveloppait de toutes parts. Je me sentais comme perdue à l’égard de la nature, et dans cette perte je ne pouvais n’y voir n’y comprendre rien de beau que les perfections qui m’étaient montrées. Je ne pouvais comprendre comme les hommes oublient si facilement celui dans lequel ils sont, et par lequel ils vivent et subsistent [47].

Tout soudain  une grande lumière […] me faisant voir le néant et l’impuissance de la créature pour s’élever d’elle-même à Dieu […] si lui-même n’édifiait l’édifice et ne lui donnait les ornements convenables à un si haut dessein.[…] Il ne se peut dire combien cet amour est  angoisseux (rr100).

Tout ceci s’accomplit au milieu de la vie ordinaire :

Tout cela se passe en des chemins, dans un tracas d’affaires, et avec et dans la conversation, quoique nécessaire, de nombre de personnes, avec autant d’application et d’attention d’esprit que si c’était  dans l’oratoire, parce que l’âme est emportée passivement par un trait qui, dans son fond, lui donne une très grande paix. Mais d’ailleurs, l’amour divin la tient en une angoisse qui se peut bien sentir mais non pas dire (rr 102).

1624/5 : elle traverse des états pénibles de purification :

Ce recueillement intérieur me fit voir si clairement mon néant que ce sentiment n’est jamais sorti de mon esprit, de sorte que je ne me suis pu attribuer aucun bien depuis ce temps-là (r186) […] cette vérité de mon néant m’étant comme un flambeau […] qui me faisait voir continuellement la profondeur de mon impuissance et l’attribution que je devais faire à Dieu de tout. [Elle voit un chien mort mangé par les vers]  : Ah ! Je ne suis qu’un chien mort (r187).

Il me semblait que j’étais comme ces pauvres loqueteux qui vont tremblants de porte en porte (rr112) […] Je m’enfermais dans un lieu à l’écart, je me prosternais contre terre pour étouffer mes sanglots et tout ensemble pour gagner, par un abaissement intérieur sous sa Majesté, Celui après qui soupirait mon âme (rr113) […] Je ne trouvais du soulagement que dans les actions de charité (rr114).

Mais le 19 mai 1625, elle tombe dans une profonde extase, ce qui la fait entrer dans une nouvelle phase : 

En un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé en la vue de la très sainte et auguste Trinité, en une façon que je ne puis exprimer (rr 119).

Cette grande lumière susdite me fit entrer en nouvel état intérieur (rr122).

Je crois que je passai près d’une année dans l’impression des divins Attributs (rr131). Ce n’est pas qu’ensuite elle me fût ôtée, mais au contraire, mon âme y fut établie […] dans un fond habituel que j’appellerai béatitude, à cause de la jouissance des biens inénarrables qu’elle contient pour le nourrissement de l’âme. Je pouvais avoir pour lors 26 à 27 ans (rr132).

Mon âme était bien éloignée de faire des recherches curieuses pour savoir davantage de ce Dieu […] elle était comme un petit moucheron, tant elle était abaissée et anéantie en elle-même ; et tout cela n’empêchait pas l’amour, mais il était tout autre qu’auparavant, c’est-à-dire non dans les tendresses et dans les larmes, mais fort et vigoureux. Je ressentais pourtant, ce me semble, en moi une espèce d’orgueil […] ravie d’être rien et de ce que Dieu était tout, parce que, si elle (l’âme) eût été quelque chose, Il ne serait pas tout (r202). 

Elle profite de son travail pour gagner les âmes à son Bien-Aimé :

Je me voyais quelquefois avec une troupe d’hommes, serviteurs de mon frère, et me mettais à table avec eux, et, étant seule avec vingt ou environ de ces bonnes gens […] pour avoir le moyen de les entretenir en ce qui concernait leur salut, et eux me rendaient familièrement compte de leurs actions […] Ils venaient à moi, à recours en tous leurs besoins et surtout en leurs maladies, et pour les remettre en paix avec mon frère lorsqu’ils l’avaient mécontenté. J’avais une grande vocation à tout cela […] Il semblait un hôpital duquel j’étais infirmière (rr142).

1626 : Mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu, et ce centre est en elle-même, où il est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler […] [et] demeurer collé à lui par une union d’amour dans le fond de son âme, où tout est dans le calme et dégagé des sens (r234). 

 Si l’on me parlait, j’oubliais aussitôt […] Je ne pouvais même manger que fort peu […] c’était ce grand recueillement et cette paix intérieure qui ne me permettait pas de sortir hors de moi-même (r272). Je me trouvais comme un enfant […] j’étais revêtue d’une si grande simplicité que j’eusse obéi à un enfant (r286).

1627 : Premièrement j’ai souffert une peine extrême de ne pas assez aimer, qui est une peine qui martyrise le cœur. […] Il m’est demeuré en l’âme une impression qui m’a toujours continué depuis, qui est que je me vois comme immobile et impuissante à rien faire pour le Bien-Aimé. […] je vois très clairement qu’il est tout et que je ne suis rien, qu’il me donne tout et que je ne puis lui rien donner. […] je suis comme les petits enfants dans mon impuissance ; tout ce que je puis faire c’est d’attendre les volontés de l’Amour sur moi, où il fera tout par sa pure bonté [48].

Elle écrit à son confesseur la liberté de l’unité en Dieu :

L’âme étant parvenue à cet état, il lui importe fort peu d’être dans l’embarras des affaires, ou dans le repos de la solitude ; tout lui est égal, parce que tout ce qui la touche, tout ce qui l’environne, tout ce qui lui frappe les sens n’empêchent point la jouissance de l’amour actuel. Dans la conversation et parmi le bruit du monde elle est en solitude dans le cabinet de l’Époux, c’est-à-dire, dans son propre fond où elle le caresse et l’entretient, sans que rien puisse troubler ce divin commerce. Il ne s’entend là aucun bruit, tout est dans le repos : et je ne puis dire si l’âme étant ainsi possédée, il lui serait possible de se délivrer de ce qu’elle souffre ; car alors il semble qu’elle n’ait aucun pouvoir d’agir, n’y même de vouloir, non plus que si elle n’avait point de libre arbitre. Il semble que l’Amour se soit emparé de tout : lors qu’elle lui en a fait la donation par acquiescement dans la partie supérieure de l’esprit, où ce Dieu d’amour s’est donné à elle, et elle réciproquement à Dieu. Elle voit seulement ce que Dieu veut, et que Dieu la veut en cet état. Elle est comme un Ciel, dans lequel elle jouit de Dieu, et il lui serait impossible d’exprimer ce qui se passe là dedans. C’est un concert et une harmonie qui ne peut être goûtée n’y entendue que de ceux qui en ont l’expérience et qui en jouissent [49]

Or l’esprit épuré de toutes choses, sans s’arrêter aux dons, s’élance en Dieu par un certain transport qui ne lui permet pas de s’arrêter à ce qui est moindre que cet objet pour lequel il a été créé, et c’est en cela que consiste la parfaite nudité. Une fois que j’étais bien fort unie à cette divine Majesté, lui offrant, ainsi que je crois, quelques âmes qui s’étaient recommandées à mes froides prières, cette parole intérieure me fut dite : Apporte-moi des vaisseaux vides [50].

1628/9 : Mon esprit de plus en plus s’allait simplifiant […] mon âme est demeurée dans son centre qui est Dieu et ce centre est en elle-même où elle est au-dessus de tout sentiment. C’est une chose si simple et si délicate qu’elle ne se peut exprimer. On peut parler de tout, on peut lire, écrire, travailler et faire ce que l’on veut, et néanmoins cette occupation foncière demeure toujours, et l’âme ne cesse point d’être unie à Dieu (b130).  

Mais quoi que je dise des rapports d’esprit à esprit et des submergements dans cette abîme, quelque perte de moi-même en elle, quelques communications les plus intimes, mon âme a toujours connu qu’elle était le rien à qui le Tout [51] se plaisait de faire miséricorde, parce qu’Il n’a exception de personne, et j’ai toujours cru et vu, dans les mêmes impressions, le néant de la créature, étant bien aise d’être ce néant et que ce grand Dieu fût tout (rr152) […] J’avais 28 à 29 ans en ce temps-là (rr153).

La vue de la grandeur de Dieu, face à son néant, au lieu de lui causer du trouble, provoque la joie : « c’est ma gloire que vous soyez le Tout et que je sois le rien » (b130).

II. La vie religieuse en France.

1631/2 : [52] Bien que déchirée par la souffrance de son fils qui n’a que douze ans, elle obéit à l’appel et entre chez les Ursulines :

La voix intérieure qui me suivait partout me disant : “Hâte-toi, il est temps ; il ne fait plus bon pour toi dans le monde”, celle-ci l’emporta par son efficacité. Mettant mon fils entre les bras de Dieu et de la sainte Vierge, je le quittai, et mon père aussi, fort âgé, qui faisait des cris lamentables […] Mon fils vint avec moi, qui pleurait amèrement en me quittant. En le voyant, il me semblait qu’on me séparait en deux : ce que, néanmoins, je ne faisais pas paraître (rr161).

Une fois cloîtrée, elle se rend compte qu’elle est loin de la pureté nécessaire et se désespère :

 J’étais persuadée que les croix que je souffrais ne venaient point de la disposition de Dieu, mais que j’étais si imparfaite, qu’elles ne pouvaient avoir d’autre cause que moi-même ; c’était une tentation de désespoir (r330) […] Avant […] l’on pense être dans un état fort parfait (r334).

Étant une fois proche d’une fenêtre il me vint une tentation de me précipiter du haut en bas. Cela me fit tout rentrer en moi-même, tant cette pensée était effroyable (b200).

Il me semblait que […] toutes mes sœurs avaient de la peine à me supporter, qu’elles avaient de l’aversion de me voir (r313) . 

[…] elle veut être rien et qu’il soit tout, et c’est en cela qu’elle trouve son contentement. Elle n’aime rien tant que de se voir toute dénuée et toute vide (r356).

[…] on est collé à l’amour, et se serait lui faire tort d’abaisser son œuvre par nos défectueuses paroles. […] C’est là où l’âme se voit anéantie en le parfait anéantissement qui est une connaissance qui lui est infuse sans qu’elle y fasse rien de sa part, qui est une des grandes faveurs que l’on puise expérimenter en ceste vie et qui humilie davantage que l’on ne saurait dire. Et, chose admirable, en cet anéantissement on se voit propre pour l’Amour, lui, grand Tout et l’âme, rien, propre pour lui qui agrée de rien et l’a créé pour cette œuvre qui est incompréhensible qu’à qui l’a expérimentée [53].

Elle sera soeur laie [54] : Je ressentais un grand contentement d’esprit de voir combien je serais heureuse en cet état, où tous mes sentiments intérieurs et extérieurs seraient humiliés, au lieu que dans la condition de sœur de chœur, ils pourraient prétendre à plusieurs choses qui les pourrait contenter, quand ce ne serait que l’entretien familier des choses spirituelles […] dont je serais affranchie dans l’état de sœur liée (laie) (r295).

 Plus elle s’abaisse, plus elle reçoit des consolations :

Encore que tu sois le néant et le rien, toutefois tu es toute propre pour moi (rr173).

25 janvier 1633 : elle fait profession et devient Marie de l’Incarnation :

[Il lui est dit] au retour du chœur […]que comme le battement des ailes des séraphins était continuel, aussi il ne fallait pas que mon amour et ma correspondance eussent des trêves, bornes ni limites (rr182-183).

A Noël, elle fait un rêve prémonitoire de ce qui sera le cadre Canadien :

 …il y eût un an aux féries de Noël […] je me trouvé [sic] fortement unie à Dieu. Là-dessus m’étant endormie, il me sembla qu’une compagne et moi nous tenant par la main cheminions en un lieu très difficile. Nous ne voyions pas les obstacles qui nous arrêtaient, nous les sentions seulement. Enfin nous eûmes tant de courage, que nous franchîmes toutes ces difficultés, et nous arrivâmes en un lieu qui s’appelait la tannerie, où l’on fait pourrir les peaux pendant deux ans, pour s’en servir après aux usages où elles sont destinées. Il nous fallait passer par là pour arriver à notre demeure. Au bout de notre chemin, nous trouvâmes un homme solitaire, qui nous fit entrer dans une place grande et spacieuse, qui n’avait point de couverture que le Ciel.  Le pavé était blanc comme de l’albâtre, sans nulle tache, mais tout marqueté de vermeil. Il y avait là un silence admirable. Cet homme nous fit signe de la main, de quel côté nous devions tourner, car il n’était pas moins silencieux que solitaire, ne nous disant que les choses qui étaient nécessaires absolument. Nous aperçûmes à un coing de ce lieu un petit hospice […] La situation de cette maison regardait l’Orient. Elle était bâtie dans un lieu fort éminent au bas duquel il y avait de grands espaces et dans ces espaces une Église enveloppée de brouillards si épais que l’on n’en pouvoit voir que le haut de la couverture [55]

1634-1639 : Le couvent entend parler des possessions chez les soeurs de Loudun. Marie qui prie pour elles, se sent possédée toute la nuit : …ce malin esprit s’était glissé dans mes os (rr180) ; elle en est délivrée au matin. 

Elle est nommée sous-maitresse du noviciat. Les purifications intérieures continuent :

… une mort si longue et si sensible est dure à la partie inférieure. Je vous le dis avec vérité, j’expérimente généralement la soustraction de tout ce qui peut me donner quelque satisfaction, de sorte que  je ne me puis voir que comme une étrangère pour qui l’on n’a que de l’indifférence, ou plutôt comme une personne dégradée à qui l’on ôte tout.

Vous souvenez-vous de cette lumière que Notre Seigneur me donna au commencement de ma conversion, par laquelle je voyais toutes les choses créées derrière moi, et que je courais nue à sa divine Majesté ? Cela se fait tous les jours aux dépens de mes sentiments. Je pensais dès ce temps que ce fût fait, parce que je voyais toutes choses sous mes pieds. Mais hélas ! je ne voyais pas encore ce qui était en moi de superflu ; et c’est ce que le divin Jésus retranche continuellement. Ce n’est pas tout ; il me fit voir une âme nue et vide de tout atome d’imperfection, et m’enseigna que pour aller à lui il fallait ainsi être pure. Or comme je lui étais unie très fortement, je croyais qu’en vertu de sa divine union il me rendrait telle qu’il me l’avait fait connaître et qu’il ne m’en coûteroit pas davantage. Mais l’Amour m’aveuglait et m’empêchait de voir ce que j’avais à souffrir pour arriver à la parfaite nudité. J’étais bien éloignée du terme que je croyais tout proche ; car je vous avoue que plus je m’approche de Dieu, plus je vois clair qu’il y a encore en moi quelque chose qui me nuit et qu’il me faut ôter. Quand je considère l’importance de cette admirable vertu, je crie sans cesse à ce divin Époux, et le conjure d’ôter sans pitié tout ce qui me pourrait nuire. Il le fait, mais comme je vous ay dit, c’est un martyre qui m’est continuel, tant dans l’intérieur que dans l’extérieur. Tout ce que j’aimais le plus m’est matière de croix, c’est de cela même que je souffre davantage [56].

Elle est hantée par le malheur des âmes qui ne connaissent pas le Christ :

Mon occupation intérieure et mes poursuites continuelles avec le Père Eternel au sujet de l’amplification  du royaume de Jésus-Christ dans les pauvres âmes qui ne le connaissaient point [se fortifiait] (rr202).

Mais elle est envahie par une grâce nouvelle :

C’était une émanation de l’esprit apostolique, qui n’était autre que l’Esprit de Jésus-Christ  (rr198) […] il me semblait que je connaissais toutes les âmes rachetées […] en quelque coin de la terre habitable qu’elles pussent être (rr203).

Une paix, un repos, un non-vouloir et une demeure dans la volonté de Dieu […] Je fus un an dans cet état (rr215).

Enfin elle reçoit une mission pour le Canada :

Lors de ma vocation en la Mission du Canada, toutes les maximes et passages qui traitent du domaine et de l’amplification du royaume de Jésus-Christ et de l’importance du salut des âmes pour lesquelles il a répandu son Sang m’étaient autant de flèches  qui me perçaient le coeur d’une angoisse amoureuse à ce que le Père Eternel fit justice à ce sien Fils bien-aimé contre les démons qui lui ravissaient ce qui lui avait tant coûté (rr317).

III. Au Canada.

1639 : Départ pour le Canada : équipée avec Mme de la Peltrie, rencontre de Bernières.  À Tours le 19 février 1639, elle a la vision de ce qui les attend :

J’eus une vue de ce qui me devait arriver. Je vis des croix sans fin, un abandon intérieur de la part de Dieu  et des créatures en un point très crucifiant, que j’allais entrer dans une vie cachée et inconnue […] Je ne puis dire l’effroi qu’eut mon esprit et toute ma nature en cette vue […] à même moment je m’abandonnai pour acquiescer… (rr230sv.).

Embarquement le 4 mai à Dieppe[57] pour un voyage qui dure trois mois ! (rr245). Elles arrivent à Québec le 1er août 1369 et commencent leur mission de conversion des Indiens. Leur séjour débute avec une épidémie de variole :

 L’on nous donna une petite maison (rr256) […] bientôt réduite en un hôpital […] tous les lits étaient sur le plancher, en une si bonne quantité qu’il nous fallait passer par dessus les lits des malades. Trois ou quatre de nos filles sauvages moururent (de la variole) (rr257). Ce pays […] je le reconnus être celui que Notre Seigneur m’avait montré il y avait six ans. Ces grandes montagnes, ces vastitudes, la situation et la forme qui étaient encore marquées dans mon esprit comme à l’heure même (rr259).

1640 : Dans ses descriptions historiques, on voit combien Marie, pourtant tributaire de son époque, quitte ses œillères quand il s’agit de la dignité et de la santé des Indiens. Elle a une conscience très aiguë de la dureté et de la dignité de la vie des femmes indiennes. Tout ceci montre la compassion profonde d’une mystique devant les réalités du monde.

Marie raconte ici les conséquences émouvantes de certaines conversions :

Ils ont des touches de Dieu très particulières, nous les entendons fréquemment discourir à notre grille de ce qui leur presse le cœur. Voici un exemple. Le capitaine des sauvages de Sillery, avant que partir pour aller en guerre contre les Iroquois, me vient voir et me tient ce langage : « Ma Mère, voilà ce que je pense : je te viens voir pour te dire que nous allons chercher nos ennemis. S’ils nous tuent, il n’importe ; aussi bien y a-t-il long temps qu’ils commencent, et même de prendre et tuer nos amis les françois, et ceux qui nous instruisent. Ce que nous allons en guerre, n’est pas à cause qu’ils nous tuent, mais qu’ils tuent nos amis.

 […] Ils ont de grandes tendresses de conscience. Un jeune homme et sa femme ayant porté cet hiver leur enfant à la chasse, il y mourut. Ils eurent si peur de mécontenter Dieu, l’enterrant en terre qui ne fut pas bénie, que, l’espace de 3 ou 4 mois, sa mère le porta toujours au col par des précipices de rochers, de bois, de neige et de glace avec des peines nonpareilles. Ils retournèrent justement pour faire leurs Pasques et firent enterrer leur enfant empaqueté dans une peau [58].

Marie rapporte loyalement le point de vue indien qui constate la coïncidence entre les maladies mortelles et l’arrivée des Robes noires :

L’on a fait de grandes assemblées afin de les exterminer [les Hurons], et eux bien loin de s’effrayer, attendent la mort avec une constance merveilleuse : ils vont même au-devant dans les lieux où la conspiration est la plus échauffée. Une femme des plus anciennes et des plus considérables de cette nation harangua dans une assemblée en cette sorte : “ce sont les Robes noires qui nous font mourir par leurs sorts ; écoutez-moi, je le prouve par les raisons que vous allez connaître véritables. Ils (les Pères) se sont logés dans un tel village où tout le monde se portait bien, sitôt qu’ils s’y sont établis, tout y est mort à la réserve de trois ou quatre personnes. Ils ont changé de lieu, et il en est arrivé de même. Ils sont allez visiter les cabanes des autres bourgs, et il n’y a que celles où ils n’ont point entré qui aient été exemptes de la mortalité et de la maladie. Ne voyez-vous pas bien que quand ils remuent les lèvres, ce qu’ils appellent prière, ce sont autant de sorts qui sortent de leurs bouches ?  Il en est de même quand ils lisent dans leurs livres. De plus dans leurs cabanes ils ont de grands bois (ce sont des fusils) par le moyen desquels ils font du bruit et envoient leur magie partout. Si l’on ne les met promptement à mort, ils achèveront de ruiner le pays, en sorte qu’il n’y demeurera ni petit ni grand”. Quand cette femme eut cessé de parler, tous conclurent que cela était véritable, et qu’il fallait apporter du remède à un si grand mal. Ce qui a encore aigri les affaires [59].

1642/3 : Les conditions sont très difficiles :

En une chambre d’environ seize pieds en carré étaient notre chœur, notre parloir, dortoir, réfectoire, et dans une autre, la classe pour les Françaises et Sauvages et pour notre cuisine. Nous fîmes faire un appentif [appendre : être attaché] pour la chapelle et sacristie extérieure.(rr260)

Les soeurs apprivoisent les jeunes Indiennes :

[La saleté des filles sauvages :] Les personnes qui nous visitaient, […] ne pouvaient comprendre comment nous pouvions nous y accoutumer, non plus que de nous voir embrasser et caresser et mettre sur les genoux de petites orphelines sauvages qu’on nous donnait, qui étaient graissées en un guenillon [haillon] sur une petite partie de leur corps empesé de graisse qui rendait une fort mauvaise odeur. Tout cela nous était un délice plus suave qu’on ne pourrait penser. Lorsqu’elles étaient un peu accoutumées, nous les dégraissions par plusieurs jours […] Par la bonté et miséricorde de Dieu, la vocation et l’amour qu’il m’a donnée pour les Sauvages est toujours la même. Je les porte tous dans mon coeur, d’une façon pleine de suavité, pour tâcher, par mes pauvres prières, de les gagner pour le ciel …(rr260)

Tout en accomplissant son travail extérieur, elle entre dans la nuit spirituelle :

Je me vis, ce me semblait, dépouillée de tous les dons et grâces que Dieu avait mis en moi, de tous les talents  intérieurs et extérieurs qu’il m’avait donnés. Je perdais la confiance en qui que ce fût […] Je me voyais, en mon estimative, la plus basse et ravalée et digne de mépris qui fût au monde […] (rr264) Dans cette bassesse d’esprit,  je m’étudiais de faire les actions les plus basses et viles, ne m’estimant pas digne d’en faire d’autres, et aux récréations, je n’osais quasi parler, m’en estimant indigne. […] je ne pouvais découvrir aucun bien en moi, ne voyant que cela, qui semblait m’avoir éloignée de Dieu et mise dans la privation de ses grâces […] Je communiquai peu ma disposition au R. P. Le Jeune me trouvant impuissante de le faire ; mais il en connaissait assez pour en avoir compassion et en appréhender l’issue. Parfois un rayon de lumière illuminait mon âme et l’embrasait d’amour […] Mais cela passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix…(rr265)

Ah ! qui est-ce qui pourra  exprimer les voies de cette divine Pureté et de celle qu’elle demande et veut exiger des âmes qui sont appelées à la vie purement spirituelle et intérieure ? Cela ne se peut dire, ni combien l’amour divin est terrible, pénétrant et inexorable en matière de cette pureté, ennemie  irréconciliable de l’esprit de nature. […] il n’y a que l’Esprit de Dieu qui connaisse ces voies et qui les puisse détruire par son feu très intense et subtil et par son souverain pouvoir. Et quand il veut et qu’il lui plaît d’y travailler, c’est un purgatoire plus pénétrant que la foudre, un glaive qui divise et fait des opérations dignes de sa subtilité tranchante. […] en cet état, [Dieu] paraît un abîme et lieu séparé (rr267).

Dieu […] semble se cacher[…] il demeure comme si c’était une vacuité, qui est une chose insupportable. Et c’est d’où naissent les désespoirs […] [ces moments] ne portent que des ténèbres qui ne permettent aucune autre vue que ce qu’on pâtit, qui est d’être entièrement contraire à Dieu. Et ne pouvais lui demander d’en être délivrée étant revenue à moi-même, me semblant que mes croix devaient être éternelles et moi-même me condamnant à cette éternité (rr268-9).

Dès 1643, elle est délivrée des agonies extrêmes. Mais lui reste la révolte des passions :

Je ne puis exprimer l’humiliation en laquelle était mon intérieur en cet état, car il me marquait une grande déchéance en la perfection (rr286) Une fois, entrant dans notre cellule, j’eus une vue et sentiment subit qui me confirmait en ce sentiment que j’étais encore plus vile et pauvre que je ne l’avais conçu. À cet instant, je vêtis une haire que je laissais plusieurs jours […] Cet esprit censeur et jaloux du pur amour est inexorable et se fait obéir sans remises (rr287) […] C’est cette pureté de Dieu qui époinçonne l’âme et qui lui fait pousser ces élans, et ensuite qui la fait abandonner à tout par un entier anéantissement. Perte d’honneur, de réputation, il ne lui importe; il faut que la pureté règne […] Cela vient de la grande sainteté de Dieu, laquelle est incompatible avec aucun opposé (rr288).

1644 : Je vois ma vie intérieure passée dans des impuretés presque infinies : la présente est comme perdue, et je ne la connais pas : elle ressent néanmoins des effets et des avant-goûts de cette haute pureté où elle tend, et où elle ne peut atteindre. Ce ne sont pas des désirs n’y des élans, n’y de certains actes qui font quasi croire que l’on possède son Bien : non, c’est une vacuité de toutes choses, qui fait que Dieu demeure seul en l’âme, et l’âme dans un dénuement qui ne se peut exprimer. Cette opération augmentant, ce qui est passé, pour saint qu’il paroisse, n’est qu’une disposition à ce qui est présent.

Si vous sçaviez, ma très-honorée Mère, l’état où j’ay été près de trois ans de suite depuis que je vous ay quittée, votre esprit en frémiroit. Imaginez-vous les pauvres les plus misérables, les plus ignorans, les plus abandonnez, les plus méprisez de tout le monde, et qui ont d’eux-mêmes ce même sentiment ; j’étais comme cela, et je me voyais vraiment et actuellement si ignorante, que le peu de raison que je pensais avoir ne me servoit que pour me faire taire. Lors que mes Soeurs parlaient, je les écoutais en silence et avec admiration, et je me confessais moy-même sans esprit. Je ne laissais pas de faire toutes mes affaires, comme si cela n’eût point été, quoy que dans tout ce temps j’en eusse de très-épineuses. Dieu me faisait la grâce de venir à bout de tout, et je ne sçay comment, car tout ce que je faisois m’était désagréable et insipide, et me paroissoit de la qualité de mon esprit. […] Tout cela ne m’a pas peu servy pour connaître le néant de la créature, qui se void bien mieux dans l’expérience de ses propres misères, que dans les veues spéculatives de l’oraison pour élevée qu’elle soit. À présent Dieu m’assiste puissamment en diverses rencontres qui auroient été capables d’étonner un esprit. Il m’a donné un si grand courage que je ne me connois plus [60].

1645 : Son supériorat se termine et, sa réputation se réduisant, on ne lui donne que des emplois humiliants (rr296). Elle a un nouveau confesseur : le père Jérôme Lalemant[61] qu’elle gardera jusqu’à la fin. Les Constitutions sont rédigées.

1646 : Les difficultés intérieures continuent. Elle raconte avec émotion la mort d’une petite Indienne convertie :

 Notre plus grande moisson c’est l’Hiver, que les Sauvages allant à leurs chasses de six mois, nous laissent leurs filles pour les instruire. Ce temps nous est précieux, car comme l’Eté les enfans ne peuvent quitter leurs mères, ni les mères leurs enfants, et qu’elles se servent d’eux dans leurs champs de bled [blé] d’Inde, et à passer leurs peaux de Castor, nous n’en avons pas un si grand nombre. Nous en avons néanmoins toujours assez pour nous occuper. La Doyenne et comme la Capitainesse de cette troupe de jeunes Néophites étoit une petite fille du premier Chrétien de cette nouvelle Eglise […] C’était le meilleur et le plus joli esprit que nous eussions encore veu depuis que nous sommes en Canada. À peine sçavoit-elle parler qu’elle disoit toute seule les prières sauvages par cœur, et même celles que nous faisons faire aux Filles Françoises. Ce qu’elle entendoit chanter en notre chœur, elle le sçavoit quasi au même temps, et elle le chantoit avec nous sans hésiter. Les personnes de dehors la demandoient pour la faire chanter, et elles étaient ravies de lui entendre chanter des Psaumes entiers. Elle répondoit parfaitement au catéchisme, en quoi elle était la maîtresse de ses compagnes ; et quoi qu’elle ne fut âgée que de 5 ans et demi, sa maîtresse l’avoit établie pour déterminer des prières, et pour les commencer toute seule à haute voix ; ce qu’elle faisoit avec une grâce merveilleuse, et avec tant de ferveur qu’il y avoit de la consolation à l’entendre. Mais notre joie a été bien courte, car une fluxion qui lui est tombée sur le poumon, lui a bientôt fait perdre la voix et la vie. […] Étant sur le point d’expirer, on lui demanda si elle aimoit Dieu, et elle répondit avec une aussi grande présence d’esprit, qu’une personne âgée : « Ouy, je l’aime de tout mon cœur », et ce furent là ses dernières paroles. Son père aiant été blessé en trahison par quelque Etranger, mourut un peu avant elle (48) avec de grands indices de sainteté. […] Enfin Notre Seigneur nous fait cette grâce, que notre Séminaire est le refuge des affligez et des oppressez [62].

1647 : Fin de la nuit spirituelle le jour de l’Assomption :

En un instant je me sentis exaucée et ôter de moi comme un vêtement sensible, et une suite et écoulement de paix en toute la partie sensitive de l’âme. Cette aversion fût changée en un amour cordial pour toutes les personnes (rr308).

Il ne se peut dire la paix et grande tranquillité que l’âme possède se voyant entièrement libre de ses liens et rétablie en tout ce qu’elle croyait avoir perdu… (rr312)

J’expérimentais que j’étais une créature tout autre et que Dieu me possédait par les maximes de son suradorable Fils, m’agissant en tout ce que j’avais à faire selon mon état… (rr318).

Parallèlement, c’est la guerre avec les Iroquois et le sort terrible de jésuites qu’elle raconte à son fils :

C’est la rupture de la paix par les perfides Iroquois, d’où s’est ensuivie la mort d’un grand nombre de François et de Sauvages Chrétiens, et sur tout du Révérend Père Jogues. […] Cette troupe affligée fut conduite au pais des Iroquois, où elle fut reçue à la manière des prisonniers de guerre, c’est à dire avec une salve de coups de bâton et des tisons ardents dont on leur perçoit les cotez. On éleva deux grands échafauds l’un pour les hommes, l’autre pour les femmes, où les uns et les autres furent exposez tous nus à la risée et aux brocards de tout le monde. Ils demandèrent le Père Jogues, les Chrétiens pour se confesser, et les Catéchumènes pour se faire baptiser. On ne répondit à leurs prières qu’avec des railleries ; mais quelques anciennes captives Algonquines s’approchant doucement de ces théâtres d’ignominies leur dirent qu’on l’avoit tué d’un coup de hache et que sa tête était sur les palissades. À ces paroles ils virent bien qu’ils ne pouvoient attendre un plus doux traitement, et que n’aiant aucun Prêtre pour se comfesser, c’étoit de Dieu seul qu’ils devoient attendre du secours et de la consolation dans leurs souffrances. En effet, après qu’ils eurent été le jouet des grands et des petits, on les fit descendre pour les mener dans les trois Bourgs des Hiroquois Agneronons : dans l’un on leur arrache les ongles, dans l’autre on leur coupe les doigts, dans l’autre on les brûle, et par tout on les charge de coups de bâton, ajoutant toujours de nouvelles plaies aux premières. On donna la vie aux femmes, aux filles, et aux enfants, mais les hommes et les jeunes gens, qui étaient capables de porter les armes, furent distribuez en tous les Villages pour y être brûlez, bouillis et rôtis. Le Chrétien, dont j’ai parlé, qui faisoit les prières publiques, fut grillé et tourmenté avec cruauté des plus barbares. On commença à le tyranniser avant le coucher du Soleil, et on le brûla toute la nuit depuis les pieds jusques à la ceinture : le lendemain on le brûla depuis la ceinture jusques au col : on réservoit à lui brûler la tête la nuit suivante, mais ces tyrans voîant que les forces lui manquoient, jettèrent son corps dans le feu, où il fut consumé. Jamais on ne lui entendit proférer une parole de plainte […] Nous avons apris toutes les particularitez que je viens de rapporter de quelques femmes qui se sont sauvées [63].

1648 : elle décrit à sa correspondante l’exigence intérieure qui s’impose aux membres de cette communauté du Québec :

Tous les événemens qui nous arrivent sont des secrets cachez dans la divine providence, laquelle se plaît d’y aveugler tout le monde de quelque condition et qualité qu’il soit. J’ay veu et consulté là dessus plusieurs personnes, qui toutes m’ont dit : “Je ne voy goutte en toutes mes affaires et néanmoins nonobstant mon aveuglement, elles se font sans que je puisse dire comment”. Cela s’entend de l’établissement du pais en général, et de l’état des familles en particulier. Il en est de même du spirituel : Car je voy que ceux et celles que l’on croyoit avoir quelques perfections lorsqu’ils étaient en France, sont à leurs yeux et à ceux d’autruy très-imparfaits, ce qui leur cause une espèce de martyre. Plus ils travaillent, plus ils découvrent d’imperfections en eux-mêmes. Et la raison est que l’esprit de la nouvelle Eglise a une si grande pureté, que l’imperfection pour petite qu’elle soit lui est incompatible ; ensuite de quoy il faut se laisser purifier en mourant sans cesse à soy-même [64].

1649 : Les massacres se poursuivent :

Le martyre des Révérends Pères Jean de Brébeuf, et Gabriel Lallemant arriva la veille de saint Joseph de cette année 1649. […] La bourgade où ils étaient, ayant été prise par les Iroquois, ils ne voulurent point se sauver, ny abandonner leur troupeau, ce qu’ils eussent pu faire aussi facilement que plusieurs tant Chrétiens que Payens, qui les prioient de les suivre. Étant donc restez pour disposer ces victimes au Sacrifice, ils commencèrent à baptiser ceux qui ne l’étoient pas, et à confesser ceux qui l’étoient […] Les uns leur coupent les pieds et les mains, les autres enlèvent les chairs des bras, des jambes, des cuisses qu’ils font bouillir en partie, et en partie rôtir pour la manger en leur présence. Eux encore vivans, ils buvoient leur sang. Après cette brutalle cruauté ils enfonçoient des tisons ardents dans leurs plaies. Ils firent rougir les fers de leurs haches, et en firent des coliers qu’ils leur pendirent au col, et sous les aisselles. Ensuite en dérision de notre sainte Foi, ces Barbares leur versèrent de l’eau bouillante sur la tête, leur disant : Nous vous obligeons beaucoup, nous vous faisons un grand plaisir, nous vous baptisons, et serons cause que vous serez bien-heureux dans le Ciel ; car c’est ce que vous enseignez [65].

Au milieu de ces horreurs, elle répond longuement aux questions spirituelles de son fils, et sans doute trouvons-nous là le fond de sa pensée :                        

Il est vrai que la nature cache en soy des ressorts inconcevables, mais on les découvre à mesure que l’on avance dans les voyes de Dieu et que l’on passe par les différens états de la vie spirituelle, comme nous disions cy-dessus. C’est un effet de la bonté de Dieu de nous les cacher de la sorte ; car si nous les voyions tout à la fois, notre foiblesse ne les pourrait supporter sans un abbatement de cœur pour la pratique de la vertu ; au lieu que les voyant peu à peu et successivement, la nature en est moins effrayée.

 Il faut tâcher de faire le bien quand on le connoît, et d’étouffer les inclinations de ce misérable nous-même quand on les découvre, et persévérant avec fidélité dans cet exercice, on arrivera au Royaume de la paix et à la véritable tranquillité intérieure […] Non avec effort ou contention d’esprit, mais par une douce attention à celui qui occupe l’âme, et qui donne vocation et regard à ces aimables loix. Voilà la dévotion qui me soutient sans laquelle je croirois bâtir sur le sable mouvant. Dieu est pureté et il veut des âmes qui lui ressemblent en tâchant d’imiter son adorable Fils par la pratique de ses divines maximes. Et comme je viens de dire, tout se fait doucement, car si le naturel n’est turbulant et inquiet, elles ne sont pas pénibles ; parce que depuis qu’une âme veut une chose, si elle est courageuse, c’est demi fait ; Dieu y donne son concours, puis la vocation savoureuse, et enfin la paix et le repos de l’esprit. Quand il est question d’y travailler par des actes préveus, résolus et réfléchis, pour prendre un chemin bien court, il me semble que le retranchement des réflexions sur les choses qui sont capables de donner de la peine, est absolument nécessaire, d’autant que l’imagination étant frappée, l’esprit, si l’on n’y prend garde, est aussitôt ému ; après quoi il n’y a plus de paix n’y de tranquillité. Pour vous dire vrai, depuis trente ans que Dieu m’a fait la grâce de m’attirer à une vie plus intérieure, je n’ay point trouvé de moyen plus puissant pour y faire de grands progrès, que ce retranchement universel de réflexion sur les difficultés qui se rencontrent, et sur tout ce qui ne tend point à Dieu, ou la pratique de la vertu.

 […]  L’union d’entendement et de volonté est un attrait de Dieu, qui produit tout ensemble un effet de lumière et d’amour, ce qui met l’âme en des privautez avec Dieu qui sont inexplicables ; ce qui opère en l’âme des effets très précieux, sur tout une facilité continuelle à traitter familiairement avec sa divine Majesté en quelques affaires qui se puissent rencontrer ; et un état de paix actuelle qui est à l’âme une réfection savoureuse où les sens n’ont point de part. Le cœur n’est jamais dans l’abbatement ; il est toujours vigoureux quand il faut traitter avec Dieu : et lorsque dans la conversation qu’il est obligé d’avoir avec les créatures, il est interrompu, son inaction est un repos et une simple attention à celui de qui il se sent possédé, sans que cette attention empêche le commerce du dehors, pourveu qu’il soit dans l’ordre de l’obéissance ou de la charité.

Mais, mon très-cher Fils, en vérité je vous admire des remarques que vous faites sur ce que je vous écris. Soyez persuadé que je ne m’arrête jamais à faire toutes ces distinctions. Voici pourtant quelques mots pour répondre à ce troisième degré que vous dites. […]

L’âme sans faire peine à la nature, qu’elle attire facilement après soy, se voit tranquille dans les choses les plus pénibles et difficiles. Quand même la nature par foiblesse et infirmité, seroit surprise par quelque tort ou injure qu’on lui fait, l’âme s’en apperçoit aussitôt, et la nature n’a plus de force. La paix et l’onction intérieure fait même qu’on aime ceux qui ont fait l’injure. Il en est de même de tout le reste. L’âme est humblement courageuse et sans respect humain dans les occasions où il y a de la justice et de l’équité, néanmoins avec une soumission entière de jugement à ceux qui la dirigent. Dans cet état l’âme ne commet plus d’indiscrétions, parce qu’elle est unie à Dieu d’une façon qui la rend libre. Elle voit clair en toutes ses opérations, n’étant plus dans des transports de désir et d’amour comme elle a été autrefois. C’est ici la liberté des enfants de Dieu qui les introduit dans sa familiarité sainte par la confiance et par le libre accès qu’il lui donne. Dans les états passez elle étoit dans un enivrement et transport qui la faisoit oublier elle-même ; mais ici elle est à son bien-aimé, et son bien-aimé est à elle avec une communauté d’intérêts et de biens, si j’ose ainsi parler [66].

1650 : Année catastrophique car les Iroquois massacrent aussi bien les Français que les Hurons.  Pourtant Marie continue d’espérer :

Tout ce que j’entends dire ne m’abbat point le coeur ; et pour vous en donner une preuve, c’est qu’à l’âge que j’ai [j’ai] étudié la langue huronne, et  en toutes sortes d’affaires, nous agissons comme si rien  ne devait arriver [67].

Autre catastrophe :  par la faute d’une converse, le couvent est dévasté par l’incendie. Marie perd ses papiers. Elle raconte à son fils :

Vous avez veu par mes autres lettres que je n’ay pas été assez heureuse que de mourir par le feu des Iroquois, mais qu’il s’en a peu fallu que mes Soeurs et moy n’ayons été consumées par celui de la Providence. […] Il faut donc que vous sçachiez qu’après qu’humainement j’eus fait tout ce qui se pouvoit faire pour obvier à la perte totale de notre Monastère, soit pour appeller du secours, soit pour travailler avec les autres, je retourné en notre chambre pour sauver ce qui étoit de plus important aux affaires de notre Communauté voyant qu’il n’y avoit point de remède au reste. Dans toutes les courses que je fis, j’avois une si grande liberté d’esprit et une veue aussi présente à tout ce que je faisois que s’il ne nous fût rien arrivé. Il me sembloit que j’avois une voix en moy-même qui me disoit ce que je devois jetter par notre fenestre, et ce que je devois laisser périr par le feu. Je vis en un moment le néant de toutes les choses de la terre, et Dieu me donna une grâce de dénuement si grande que je n’en puis exprimer l’effet ni de parole ni par écrit. Je voulus jetter notre Crucifix qui étoit sur notre table, mais je me sentis retenue comme si l’on m’eût suggéré que cela étoit contre le respect, et qu’il importoit peu qu’il fut brûlé. Il en fut de même de tout le reste, car j’ai laissé mes papiers et tout ce qui servoit à mon usage particulier. Ces papiers étoient ceux que vous m’aviez demandés, et que j’avois écrits depuis peu par obéissance. Sans cet accident mon dessein étoit de vous les envoyer parce que je m’étais engagée de vous donner cette satisfaction, mais à condition que vous les eussiez fait brûler après en avoir fait la lecture. La pensée me vint de les jetter par la fenestre, mais la crainte que j’eus qu’ils ne tombassent entre les mains de quelqu’un me les fit abandonner volontairement au feu [68].  

Ce événement permet de voir que toutes les soeurs, et pas seulement Marie, sont dans un état intérieur si profond qu’elles n’éprouvent aucune peine de leurs pertes :

C’était un spectacle pitoyable à voir. Une bonne personne qui regardait les soeurs, les voyant si tranquilles, dit tout haut qu’il fallait que nous fussions folles ou que nous eussions un grand amour de Dieu, d’être sans émotion dans la perte de tous nos biens, et de nous voir en de petits moments réduites à rien sur la neige. Ce bon Monsieur ne savait pas la force de la grâce que notre bon Jésus répandait dans nos coeurs (rr323).

1651 : Pour faire face aux difficultés, on la nomme de nouveau supérieure.

Cela m’arrive le plus souvent quand je suis seule en notre chambre […] C’est une chose si haute, si ravissante, si divine, si simple, et hors de ce qui peut tomber sous le sens de la diction humaine, que je ne la puis exprimer, sinon que je suis en Dieu, possédée de Dieu et que c’est Dieu qui m’aurait bientôt consommée par sa subtilité et efficacité amoureuse, si [je n’étais soutenue] par une autre impression qui […] tempère sa grandeur comme insupportable en cette vie. […]

Les effets que porte cet état sont toujours un anéantissement et une véritable et foncière connaissance qu’on est le néant et l’impuissance même ; une basse estime de soi-même et de son propre opérer, que l’on voit toujours mêlé d’imperfection, duquel on a l’esprit convaincu, ce qui tient l’âme dans une grande humilité […] une crainte, sans inquiétude (de) se tromper dans les voies de l’esprit et d’y prendre le faux pour le vrai (rr354).

1653/4 :  A la demande de son fils, elle recommence à rédiger sa biographie ;  ce sera la seconde Relation.

Lorsque j’ai pris la plume pour commencer, je ne savais pas un mot de ce que j’allais dire ; mais en écrivant, l’esprit de grâce qui me conduit m’a fait produire ce qu’il lui a plu [69].

Elle lui écrit sa difficulté à parler de l’indicible malgré toute sa bonne volonté :

Dans le dessein donc que j’ay commencé pour vous, je passe de toutes mes avantures, c’est à dire, non seulement de ce qui s’est passé dans l’intérieur, mais encore de l’histoire extérieure, savoir des états où j’ay passé dans le siècle et dans la Religion, des Providences et conduites de Dieu sur moy, de mes actions, de mes emplois, comme je vous ay élevé, et généralement je fais un sommaire par lequel vous me pourrez entièrement connaître, car je parle des choses simplement et comme elles sont. Les matières que vous verrez dans cet abrégé y sont comprises, chacune dans le temps qu’elle est arrivée. Priez Notre Seigneur qu’il lui plaise de me donner les lumières nécessaires pour m’acquitter de cette obéissance à laquelle je ne m’attendois pas. Puisque Dieu le veut j’obéiray en aveugle.[…]

Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque toutes sont de cette nature, qu’il me serait impossible d’écrire entièrement, d’autant que dans la conduite intérieure que la bonté de Dieu tient sur moy, ce sont des grâces si intimes et des impressions si spirituelles par voye d’union avec la divine Majesté dans le fond de l’âme, que cela ne se peut dire. Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient incroiables si on les produisoit au dehors comme elles se passent intérieurement. Lorsque j’ai présenté mon Index[70] à mon Supérieur, et qu’il en eut fait la lecture, il me dit : allez sur le champ m’écrire ces deux chapitres, savoir le vingt et deux et le vingt et cinq. J’obéis sur l’heure et mis ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance. C’est en partie ce qui me donne de la répugnance d’écrire de ces matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand abyme, et d’être obligée de perdre toute parole en m’y perdant moy-même. Plus on vieillit, plus on est incapable d’en écrire, parce que la vie spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de termes pour en parler [71].

Elle rédige en outre un beau Supplément en réponse aux questions de son fils sur quelques points importants :

 L’âme a une expérience et une certitude de foi que Dieu non seulement lui est présent, mais encore qu’il habite en elle, qu’il y agit par son divin Esprit  qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît […] Quand elle agit par elle-même, elle a ses vues et ses desseins, se proposant  un sujet ; mais la privauté dont je parle vient de cette source suprême, et l’âme qui en comparaison n’est qu’une goutte d’eau, se perd en cette source, n’ayant plus d’opération que par son mouvement (rr384).

Le respir doux et amoureux qui suit l’anéantissement des puissances, se doit entendre ainsi : savoir, que comme notre vie naturelle se soutient et se maintient par la respiration, sans laquelle il faudrait mourir, ainsi l’âme, étant libre de l’opération de ses puissances, ne vit plus que de la vie de son Époux, sans quoi elle serait réduite au néant, recevant sa vie de lui dans son intime union, et lui respirant la même  vie qu’Il lui influe, et c’est ce que j’appelle commerce d’esprit à esprit et d’esprit dans l’esprit. Je m’entends bien, mais je n’ai pas de paroles plus significatives pour m’expliquer. Je m’étendrais bien plus au long, mais je gâterais tout dans une matière si délicate (rr384-385).

[…] encore qu’en cette voie spirituelle vous m’ayez vu nommer en divers endroits le sacré Verbe Incarné, il ne se trouve néanmoins dans mon fond aucune espèce imaginaire. Que si par quelques passages de ce qu’il a dit ou fait ou souffert, il s’en forme quelqu’une, tout est incontinent absorbé dans ce fond, et je n’ai plus de souvenir que de sa Personne divine et de son entretien. Il ne se passe pas un moment à autre chose qu’à me laisser conduire par son Esprit et à suivre sa pente ou à pâtir son opération ; et en cela il n’est point besoin d’espèces, parce que l’âme est si éclairée qu’elle distingue sans hésiter si c’est le Père éternel ou le Fils ou le Saint-Esprit qui opère en elle (rr386).

La parole intérieure se dit subitement dans le fond de l’âme et porte en un moment son effet. Elle ne laisse aucun lieu de douter ni même d’hésiter que c’est Dieu qui parle dans l’âme, mais elle se la rend soumise avec tout ce qui est dans la créature, et la chose arrive infailliblement comme elle a été signifiée […] c’est comme une impression claire et distincte qui se fait tout d’un coup dans l’esprit (rr387).

En conclusion, Marie exprime avec autorité la grande dignité de l’âme perdue en Dieu :

L’âme a une certitude de foi et une expérience certaine que non seulement Dieu lui est présent, mais encore qu’il habite en elle et qu’il y agit par son saint et divin Esprit qui la meut et lui fait tenir le langage qu’il lui plaît, car elle se perd toute en lui et n’a plus d’opération que par son mouvement. […] dans cet état de privauté, l’âme agit avec Dieu suivant ce que Dieu fait pour lors en elle, soit en qualité  de souveraine Majesté, soit en qualité d’Epoux, soit en qualité de Juge des vivants et des morts, et enfin selon l’état par lequel il se manifeste à elle.  Mais il y a un certain état  foncier  et permanent  dans lequel l’état d’épouse prévaut à tout. […] elle a toujours le rang d’épouse partout (rr388). 

1657 :  il arrive encore des catastrophes :

L’avant-veille de nos moissons, un grand tourbillon accompagné d’un coup de tonnerre écrasa en un moment la grange de notre métairie, tua nos bœufs, et écrasa notre laboureur, ce qui nous mit en perte de plus de quatre mille livres. Depuis deux jours il nous est encore arrivé un autre accident. […] Sur les huit heures du soir les Iroquois ont appelé de loin un jeune homme qui demeuroit seul pour faire paître nos bœufs, à dessein comme l’on croit, de l’emmener vif, comme ils avoient fait un vacher quelques jours auparavant. Ce jeune homme est demeuré si effrayé, qu’il a quitté la maison pour s’aller cacher dans les haliers de la campagne. Étant revenu à soy il nous est venu dire ce qu’il avoit entendu, et aussitôt nos gens au nombre de dix sont partis pour aller défendre la place. Mais ils sont arrivez trop tard, parce qu’ils ont trouvé la maison en feu, et nos cinq bœufs disparus. Le lendemain on les a trouvez dans un lieu fort éloigné, où épouvantez du feu, ils s’étaient retirez, ayant traîné avec eux une longue pièce de bois où ils étaient attachez. Dieu nous les a conservez, excepté un seul qui s’est trouvé tout percé de coups de couteau. La maison étoit de peu de valeur, mais la perte des meubles, des armes, des outils, et de tout l’attirail nous cause une trèsgrande incommodité. C’est ainsi que sa bonté nous visite de temps en temps. Elle nous donne et elle nous ôte : qu’elle soit bénie dans tous les événemens de sa Providence [72].

1659 :  Elle a la joie de voir arriver Mgr de Laval[73], un disciple de Bernières, accompagné d’un neveu de Bernières :

 […] ça été une agréable surprise en toutes manières : Car outre le bonheur qui revient à tout le païs d’avoir un Supérieur Ecclésiastique, ce lui est une consolation d’avoir un homme dont les qualités personnelles sont rares et extraordinaires. Sans parler de sa naissance qui est fort illustre, car il est de la maison de Laval, c’est un homme d’un haut mérite et d’une vertu singulière. J’ay bien compris ce que vous m’avez voulu dire de son élection ; mais que l’on dise ce que l’on voudra, ce ne sont pas les hommes qui l’ont choisi. Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. Il ne sait ce que c’est que respect humain. Il est pour dire la vérité à tout le monde, et il la dit librement dans les rencontres. Il falloit ici un homme de cette force pour extirper la médisance qui prenoit un grand cours, et qui jettoit de profondes racines. En un mot sa vie est si exemplaire qu’il tient tout le pais en admiration. Il est intime ami de Monsieur de Bernières avec qui il a demeuré quatre ans par dévotion ; aussi ne se faut-il pas étonner si ayant fréquenté cette échole il est parvenu au sublime degré d’oraison où nous le voions. Un neveu de Monsieur de Bernières [74] l’a voulu suivre. C’est un jeune Gentilhomme qui ravit tout le monde par sa modestie. Il se veut donner tout à Dieu à l’imitation de son Oncle, et se consacrer au service de cette nouvelle Église : Et afin d’y réussir avec plus d’avantage, il se dispose à recevoir l’ordre de Prêtrise des mains de notre nouveau Prélat [75].

La vie continue avec sa violence :

L’on avoit conjecturé ici que l’issue de cette affaire seroit telle qu’elle est arrivée, savoir que nos dix-sept François et nos bons Sauvages seroient les victimes qui sauveroient tout le païs ; car il est certain que sans cette rencontre, nous étions perdus sans resource, parce que personne n’était sur ses gardes, ni même en soupçon que les ennemis dussent venir. Ils devoient néanmoins être ici à la Pentecôte, auquel temps les hommes étant à la campagne, ils nous eussent trouvez sans forces et sans défense ; ils eussent tué, pillé et enlevé hommes, femmes, enfans, et quoiqu’ils n’eussent pu rien faire à nos maisons de pierre, venant fondre néanmoins avec impétuosité, ils eussent jetté la crainte et la fraieur par tout. On tient pour certain qu’ils reviendront à l’Automne ou au Printemps de l’année prochaine (39), c’est pourquoi on se fortifie dans Québec, et pour le dehors Monsieur le Gouverneur a puissamment travaillé à faire des réduits ou villages fermez, où il oblige chacun de bâtir une maison pout sa famille, et contribuer à faire des granges communes pour assurer les moissons, à faute de quoi il fera mettre le feu dans les maisons de ceux qui ne voudront pas obéir. C’est une sage police et nécessaire pour le temps, autrement les particuliers se mettent en danger de périr avec leurs familles. De la sorte, il se trouvera neuf ou dix réduits bien peuplez, et capables de se défendre. Ce qui est à craindre, c’est la famine, car si l’ennemi vient à l’Automne, il ravagera les moissons ; s’il vient au Printemps, il empêchera les semences.

Cette crainte de la famine fait faire un effort au vaisseau qui n’est ici que du 13. de ce mois pour aller en France quérir des farines, afin d’en avoir en réserve pour le temps de la nécessité, car elles se gardent ici plusieurs années quand elles sont bien préparées, et quand le pais en sera fourni on ne craindra pas tant ce fléau. Ce vaisseau fera deux voiages cette année qui est une chose bien extraordinaire, car quelque diligence qu’il fasse, il ne peut être ici de retour qu’en octobre, et il sera obligé de s’en retourner quasi sans s’arrêter.

L’hiver a été cette année extraordinaire, en sorte que personne n’en avoit encore jamais veu un semblable tant en sa rigueur qu’en sa longueur. Nous ne pouvions échauffer, nos habits nous semblaient légers comme des plumes…[76].

1660 : Notre monastère est converti en fort gardé (b536).

1661 : Voici une lettre qui montre dans quelles croyances l’on se débattait à cette époque et l’impuissance devant les épidémies (ici la coqueluche) :

Nous avons eu des présages funestes de tous ces malheurs. Depuis le départ des vaisseaux de 1660 il a paru au Ciel des signes qui ont épouvanté bien du monde. L’on a veu une Comète, dont les verges étaient pointées du côté de la terre. Elle paroissoit sur les deux à trois heures du matin, et disparoissoit sur les six à sept heures à cause du jour. L’on a veu en l’air un homme en feu, et enveloppé de feu. L’on y a veu encore un canot de feu, et une grande couronne aussi de feu du côté de Mont-Réal. L’on a entendu dans l’Isle d’Orléans un enfant crier dans le ventre de sa mère. De plus l’on a entendu en l’air des voix confuses de femmes et d’enfants avec des cris lamentables. Dans une autre rencontre l’on entendit en l’air une voix tonante et horrible. Tous ces accidens ont donné de l’effroi au point que vous pouvez penser.

 De plus l’on a découvert qu’il y a des Sorciers et Magiciens en ce pais. Cela a paru à l’occasion d’un Meusnier, qui étoit passé de France au même temps que Monseigneur notre Évêque, et à qui sa grandeur avoit fait faire abjuration de l’hérésie, parce qu’il étoit Huguenot. Cet homme vouloit épouser une fille qui étoit passée avec son père et sa mère dans le même vaisseau, disant qu’elle lui avoit été promise : mais parce que c’étoit un homme de mauvaises mœurs, on ne le voulut jamais écouter. Après ce refus, il voulut parvenir à ses fins par les ruses de son art diabolique. Il faisoit venir des Démons ou esprits folets dans la maison de la fille avec des spectres qui lui donnoient bien de la peine et de l’effroi. […] Le lieu est éloigné de Québec, et c’était une grande fatigue aux Pères d’aller faire si loin leur exorcisme. C’est pourquoi Monseigneur voiant que les diables tâchoient de les fatiguer par ce travail, et de les lasser par leurs boufonneries, ordonna que le Meusnier et la fille fussent amenez à Québec. L’un fut mis en prison, et l’autre fut enfermée chez les Mères Hospitalières. Voilà où l’affaire en est. […]

Après cette recherche des Sorciers, tous ces pais ont été affligez d’une maladie universelle, dont on croit qu’ils sont les Auteurs. ç’à été une espèce de Cocqueluches ou Rheumes mortels, qui se sont communiquez comme une contagion dans toutes les familles, en sorte qu’il n’y en a pas eu une seule d’exempte. Presque tous les enfants des Sauvages, et une grande partie de ceux des François en sont morts. L’on n’avoit point encore veu une semblable mortalité : car ces maladies se tournoient en pleurésies accompagnées de fièvres. Nous en avons été toutes attaquées ; nos Pensionnaires, nos Séminaristes, nos Domestiques ont tous été à l’extrêmité. Enfin je ne croi pas qu’il y ait eu vingt personnes dans le Canada qui aient été exemptes de ce mal ; lequel étant si universel, on a eu grand fondement de croire que ces misérables avoient empoisonné l’air.

Voilà deux fléaux, dont il a plu à Dieu d’exercer cette nouvelle Église, l’un est celui dont je viens de parler, car l’on n’avoit jamais tant veu mourir de personnes en Canada comme l’on a veu cette année ; l’autre est la persécution des Iroquois, qui tient tout le pais dans des appréhensions continuelles [77]

1662 : Elle travaille à écrire un gros livre en algonquin et enseigne ces langues aux jeunes sœurs (b512-515). Ici elle constate les ravages de l’alcool chez les Indiens vulnérables :

Mon très-cher Fils. Je vous ay parlé dans une autre lettre d’une croix que je vous disois m’être plus pesante que toutes les hostilitez des Iroquois. Voici en quoi elle consiste. Il y a en ce païs des François si misérables et sans crainte de Dieu, qu’ils perdent tous nos nouveaux Chrétiens leur donnant des boissons très violentes comme de vin et d’eau de vie pour tirer d’eux des Castors. Ces boissons perdent tous ces pauvres gens, les hommes, les femmes, les garçons et les filles même ; car chacun est maître dans la Cabane quand il s’agit de manger et de boire, ils sont pris tout aussi-tôt et deviennent comme furieux. Ils courent nus avec des épées et d’autres armes, et font fuir tout le monde, soit de jour soit de nuit, ils courent par Québec sans que personne les puisse empêcher. Il s’ensuit de là des meurtres, des violemens, des brutalitez monstrueuses et inouies. Les Révérends Pères ont fait leur possible pour arrêter le mal tant du côté des François que de la part des Sauvages, tous leurs efforts ont été vains. Nos filles Sauvages externes venant à nos classes, nous leur avons fait voir le mal où elles se précipitent en suivant l’exemple de leurs parens, elles n’ont pas remis depuis le pied chez nous. […] Monseigneur notre Prélat a fait tout ce qui se peut imaginer pour en arrêter le cours […] Il a emploié toute sa douceur ordinaire pour détourner les François de ce commerce si contraire à la gloire de Dieu, et au salut des Sauvages. Ils ont méprisé ses remonstrances [78].

1663 : Ils subissent même des tremblements de terre :

Ces secousses ont continué l’espace de sept mois, quoi qu’avec inégalité. Les unes étaient fréquentes, mais foibles ; les autres étaient plus rares, mais fortes et violentes : ainsi le mal ne nous quittant que pour fondre sur nous avec plus d’effort, à peine avions-nous le loisir de faire réflexion sur le malheur qui nous menaçoit, qu’il nous surprenoit tout d’un coup, quelquefois durant le jour, et plus souvent durant la nuit.

Si la terre nous donnoit tant d’allarmes, le ciel ne nous en donnoit pas moins, tant par les hurlemens et les clameurs qu’on entendoit retentir en l’air, que par des voix articulées qui donnoient de la fraïeur. Les unes disoient des hélas : les autres, allons, allons ; les autres, bouchons les rivières. L’on entendoit des bruits tantôt comme de cloches, tantôt comme de canons, tantôt comme de tonnerres. L’on voioit des feux, des flambeaux, des globes enflammez qui tomboient quelquefois à terre, et qui quelquefois se dissipoient en l’air. On a veu dans l’air un feu en forme d’homme qui jettoit les flammes par la bouche. […] Parmi toutes ces terreurs on ne sçavoit à quoi le tout aboutiroit. Quand nous nous trouvions à la fin de la journée, nous nous mettions dans la disposition d’être englouties en quelque abyme durant la nuit : le jour étant venu, nous attendions la mort continuellement, ne voiant pas un moment assuré à notre vie. En un mot, on seichoit dans l’attente de quelque malheur universel. Dieu même sembloit prendre plaisir à confirmer notre crainte. […]

Un mois se passa de la sorte dans la crainte et dans l’incertitude de ce qui devoit arriver ; mais enfin les mouvemens venant à diminuer, étant plus rares et moins violens, excepté deux ou trois fois qu’ils ont été très-forts, l’on commença à découvrir les effets ordinaires des tremblemens de terre, quand ils sont violens, savoir quantité de crevasses sur la terre, de nouveaux torrens, de nouvelles fontaines, de nouvelles collines, où il n’y en avoit jamais eu ; la terre applanie, où il y avoit auparavant des montagnes ; des abîmes nouveaux en quelques endroits, d’où sortoient des vapeurs ensouffrées […]

Ces mines naturelles aiant donc commencé à jouer en ce lieu aussi bien qu’ici sur le couchant du soleil, le cinquième de Février, continuèrent leurs ravages toute la nuit jusqu’à la pointe du jour avec des bruits comme d’un gtand nombre de canons et de tonnerres effroiables qui, mêlez avec celui des arbres de ces forêts immenses qui s’entrechoquoient et tomboient à centaines de tous côtez dans le fond de ces abîmes, faisoient dresser les cheveux à la tête de ces pauvres errans [79].

Cela ne l’empêche pas de continuer à former son fils :

Vous avez raison de dire que votre perfection consiste à faire la volonté de Dieu. Vous serez toujours dans l’embarras des affaires conformes à votre état, et dans cet embarras Il vous donnera la grâce de cette union actuelle, si vous lui êtes fidele. Son Esprit saint vous donnera le don de Conseil pour tout ce qu’il voudra commettre à vos soins, de sorte que vous ne pourrez rien vouloir que ce qu’il vous fera vouloir, n’y faire que ce qu’il vous fera faire. Voilà où son esprit vous appelle, et où vous arriverez selon le degré de votre fidélité.

Et ne vous étonnez point si vous voyez des défauts dans vos actions ; c’est cet état d’union où l’esprit de Dieu vous appelle qui vous ouvre les yeux. Plus cet esprit vous donnera de lumière, plus vous y verrez d’impuretez. Vous tâcherez de corriger celles-là ; puis d’autres, et encore d’autres : mais vous remarquerez qu’elles seront de plus en plus subtiles et de différente qualité. Car il n’en est pas de ces sortes d’impuretez ou défauts, comme de celles du vice ou de l’imperfection que l’on a commises par le passé, par attachement, ou par surprise, ou par coutume. Elles sont bien plus intérieures et plus subtiles, et l’esprit de Dieu, qui ne peut rien souffrir d’impur, ne donne nulle trêve à l’âme, qu’elle ne travaille pour passer de ce qui est plus pur à ce qui l’est davantage. Dans cet état de plus grande pureté l’on découvre de nouveaux défauts encore plus imperceptibles que les précédens, et le même Esprit aiguillonne toujours l’âme à les chasser et à se purifier sans cesse. Elle se voit néanmoins impuissante de s’en garentir, mais l’esprit de Dieu le fait par de certaines purgations ou privations intérieutes, et par des croix conformes, ou plutôt contraires à l’état dont il purifie. Ma croix en ce point est souvent l’embarras des affaires où je me trouve presque continuellement. Prenez-y garde, vous trouverez cela en vous [80].

1665 : Après avoir été gravement malade, elle trouve la force d’écrire à son fils :

L’on me donna les derniers Sacremens, que l’on pensa réïtérer quelque temps après, à cause d’une rechute, qui commença par un mal de côté comme une pleurésie, avec une colique néphrétique, et de grands vomissemens accompagnez d’une rétraction de nerfs, qui m’agitoit tout le corps jusqu’aux extrémitez. Et pour faire un assemblage de tous les maux, comme je ne pouvois durer qu’en une posture dans le lit, il se forma des pierres dans les reins qui me causoient d’étranges douleurs, sans que ceux qui me gouvemoient pensassent que ce fût un nouveau mal, jusques à ce qu’une rétention d’urine le découvrit. Enfin je rendis une pierre grosse comme un œuf de pigeon, et ensuite un grand nombre de petites. L’on avoit résolu de me tirer cette pierre, mais entendant parler qu’on y vouloit mettre la main, j’eus recours à la très sainte Vierge par un Memorare que je dis avec foy, et au même temps, cette pierre tomba d’elle-même, et les autres la suivirent.

Cette longue maladie ne m’a point du tout ennuyée, et par la miséricorde de notre bon Dieu, je n’y ai ressenti aucun mouvement d’impatience : j’en dois toute la gloire à la compagnie de mon Jésus crucifié, son divin Esprit ne me permettant pas de souhaiter un moment de relâche en mes souffrances, mais plutôt me mettant dans une douceur, qui me tenoit dans la disposition de les endurer jusqu’au jour du jugement. Les remèdes ne servoient qu’à aigrir mon mal et accroître mes douleurs ; ce qui fit résoudre les Médecins de me laisser entre les mains de Dieu, disant que tant de maladies jointes ensemble étaient extraordinaires, et que la Providence de Dieu ne les avoit envoyées que pour me faire souffrir. Étant donc ainsi abandonnée des hommes, toutes les bonnes âmes de ce pais faisoient à Dieu des prières et des neuvaines pour ma santé. L’on me pressoit de la demander avec elles, mais il ne me fut pas possible de le faire, ne voulant ni vie ni mort que dans le bon plaisir de Dieu.

La lettre se transforme en petit traité sur l’oraison “surnaturelle” (donnée par la grâce) :

Vous me parlez de quelques points d’oraison qui sont assez délicats. Je vous y répondray autant que ma faiblesse le pourra permettre. Je vous dirai donc, selon mon petit jugement, qu’en matière d’oraison surnaturelle, car c’est celle dont vous m’entretenez, je remarque trois états qui se suivent et qui ont leur perfection particulière. […]

 Le premier état est l’oraison de quiétude, où l’âme qui dans ses commencements avoit coutume de s’occuper à la considération des mystères, est élevée par un attrait surnaturel de la grâce, en sorte qu’elle s’étonne elle-même, de ce que sans aucun travail son entendement est emporté et éclairé dans les attributs divins où il est si fortement attaché qu’il n’y a rien qui l’en puisse séparer. Elle demeure dans ces illustrations sans qu’elle puisse opérer d’elle-même, mais elle reçoit et pâtit les opérations de Dieu autant qu’il plaît à sa divine bonté d’agir en elle et par elle. Après cela elle se trouve comme une éponge dans ce grand océan, où elle ne voit plus par distinction les perfections divines ; mais toutes ces veues [vues] distinctes sont suspendues et arrêtées en elle, en sorte qu’elle ne sait plus rien que Dieu en sa simplicité, qui la tient attachée à ses divines mammelles. L’âme étant ainsi attachée à son Dieu comme au centre de son repos et de ses plaisirs, attire facilement à soy toutes ses puissances, pour les faire reposer avec elle. D’où elle passe à un silence, où elle ne parle pas même à celui qui la tient captive, parce qu’il ne lui en donne ni la permission ni le pouvoir. En suite elle s’endort avec beaucoup de douceur et de suavité sur ces mammelles sacrées : ses aspirations néanmoins ne reposent point, mais plutôt elles se fortifient tandis que tout le reste se repose, et elles allument dans son cœur un feu qui semble la vouloir consumer ; d’où elle entre dans l’inaction et demeure comme pâmée en celui qui la possède.

 Cet état d’oraison, c’est à dire l’oraison de quiétude, n’est pas si permanent dans ses commencements, que l’âme ne change quelquefois pour retourner sur les mystères du Fils de Dieu, ou sur les attributs divins ; mais quelque retour qu’elle fasse, ses aspirations sont beaucoup plus relevées que par le passé : parce que les opérations divines qu’elle a pâties dans sa quiétude l’ont mise dans une grande privauté avec Dieu, sans travail, sans effort, sans étude, mais seulement attirée par son divin esprit. Si elle est fidèle dans la pratique des vertus que Dieu demande d’elle, elle passera outre, et elle entrera plus avant dans le divin commerce avec son bien-aimé. Cette oraison de quiétude durera tant qu’il plaira à celui qui agit l’âme et dans la suite de cet état il la fera passer par diverses opérations, qui feront en elle un fond, qui la rendra sçavante en la science des Saints, quoiqu’elle ne les puisse distinguer par paroles, et qu’il lui soit difficile de rendre conte de ce qui se passe en elle.

 Le second état de l’oraison surnaturelle est l’oraison d’union, dans laquelle Dieu après avoir enivré l’âme des douceurs de l’oraison de quiétude, l’enferme dans les celliers de ses vins pour introduire en elle la parfaite charité. En cet état, la volonté tient l’empire sur l’entendement, qui est tout étonné et tout ravi des richesses qu’il voit en elle ; et il y a ainsi qu’au précédent divers degrez qui rendent l’âme un même esprit avec Dieu. Ce sont des touches, des paroles intérieures, des caresses ; d’où naissent les extases, les ravissemens, les visions intellectuelles, et d’autres grâces très-sublimes qui se peuvent mieux expérimenter que dire ; parce que les sens n’y ont point de part, l’âme n’y faisant que pâtir et souffrir ce que le saint Esprit opère en elle. Quoique le sens ne peine pas en cet état comme il faisoit dans les occupations intérieures qui ont précédé l’oraison de quiétude, l’on n’y est pas néanmoins entièrement libre ; parce que s’il arrive que l’âme veuille parler au dehors de ce qu’elle expérimente dans l’intérieur, l’esprit qui la tient occupée, l’absorbe en sorte que les paroles lui manquent, et le sens mêmes se perdent quelquefois.

Il se fait encore un divin commerce entre Dieu et l’âme par une union la plus intime qui se puisse imaginer, ce Dieu d’amour voulant être seul le Maître absolu de l’âme qu’il possède et qu’il lui plaît de caresser et d’honorer de la sorte ; et ne pouvant souffrir que rien prenne part à cette jouissance. Si la personne a de grandes occupations, elle y travaille sans cesser de pâtir ce que Dieu fait en elle : Cela même la soulage, parce que les sens étant occupez et divertis, l’âme en est plus libre. D’autres fois les affaires temporelles et la vie même lui sont extrêmement pénibles à cause du commerce qu’elles l’obligent d’avoir avec les créatures : elle s’en plaint à son bien-aimé, se servant des paroles de l’Epouse sacrée : Fuions, mon bien-aimé, allons à l’écart[81]. Ce sont des plaintes amoureuses qui gagnent le cœur de l’Époux pour faire à son Epouse de nouvelles caresses qui ne se peuvent exprimer : et il semble qu’il la confirme dans ses grâces les plus excellentes, et que les paroles qu’il a autrefois dites à ses apôtres soient accomplies en elle, comme en effet elles le sont au fonds de l’âme : Si quelqu’un m’aime, je l’aimeray, et mon Père l’aimera ; Nous viendrons en lui, et y ferons notre demeure[82]. L’âme, dis-je, expérimente cette vérité d’où naît le troisième état d’oraison, qui est le mariage spirituel et mystique.

Ce troisième état de l’oraison passive ou surnaturelle est le plus sublime de tous. Les sens sont tellement libres que l’âme qui y est parvenue peut agir sans distraction dans les emplois où sa condition l’engage. Il lui faut néanmoins avoir un grand courage, parce que la nature demeure dénuée de tout secours sensible du côté de l’âme, Dieu s’étant tellement emparé d’elle, qu’il est comme le fonds de sa substance. Ce qui se passe est si subtil et si divin, que l’on n’en peut parler comme il faut. C’est un état permanent où l’âme demeure calme et tranquille, en sorte que rien ne la peut distraire. Ses soupirs et ses respirs sont à son bien-aimé dans un état épuré de tout mélange, autant qu’il le peut être en cette vie : et par ces mêmes respirs elle lui parle sans peine de ses mystéres et de tout ce qu’elle veut. Il lui est impossible de faire les méditations et les réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard, et c’est ce qui fait sa félicité dans laquelle elle peut dire : Ma demeure est dans la paix. Elle expérimente ce que c’est que la véritable pauvreté d’esprit, ne pouvant vouloir que ce que la divine volonté veut en elle. Une chose la fait gémir, qui est, de se voir en cette vie sujète à l’imperfection, et d’être obligée de porter une nature si corruptible, encore que ce soit ce qui la fonde dans l’humilité [83].

1666 : Je suis devenue extrêmement faible… (b555).

1667 : Je ne me remets point de ma grande maladie : elle a des suites très douloureuses à la nature, quoiqu’elle se les soit aprivoisées, et qu’elle se soit accoutumée à la souffrance. […] Je n’eusse jamais cru qu’il y eut tant de délices dans les souffrances, si je ne l’avois expérimenté depuis plus de trois ans. J’en ay eu encore une nouvelle expérience dans l’abscez qui s’étoit formé dans la tête il y a trois mois, et qui m’avoit rendue sourde d’une oreille […] dans l’incommodité de mon mal habituel, je devrois toujours garder le lit et être dans l’inaction. Cependant je ne m’arrête pas un moment. Je suis la première levée et la dernière couchée […]

 Quand j’ay appris que vous étiez malade et si affoibli, j’ay pensé que nous pourrions bien nous rencontrer dans le chemin de l’éternité. Mais une autre pensée a suivi cette première, que si nous nous rencontrons dans ce chemin, vous me devancerez dans le terme, puisque je n’ay point de vertu et que déjà vous me devancez dans l’état où Dieu nous a appellez. Je n’ai que dix-neuf ans de naissance plus que vous, et ces années là me donnent de la confusion. Vous êtes Religieux que vous n’aviez guères plus de vingt ans, et moi j’en avois trente et un. Enfin vous avez plus travaillé que moi, mon très-cher Fils : achevez, ou plutôt, que Dieu par sa bonté achève son œuvre en vous. Priez-le qu’il me fasse miséricorde, et qu’il oublie tous mes défauts. Cependant je jouis d’une grande paix, parceque j’ay à faire à un bon Père qui m’a toujours fait de grandes grâces. J’espère qu’il me les continuera, et qu’à la mort il me recevra dans son sein sous la faveur de sa très-sainte Mère [84].

1668 : Dans une longue lettre à son fils, elle parle de sa santé et de son travail :

Ma santé est en quelque façon meilleure que les années dernières, mes forces néanmoins étant extrêmement diminuées. […] Je chante si bas qu’à peine me peut-on entendre, mais pour réciter à voix droite j’ai encore assez de force. J’ai peine de me tenir à genoux durant une messe ; je suis foible en ce point, et l’on s’étonne que je ne le suis davantage eu égard à la nature du mal qui m’a duré si long-temps avec une grande fièvre.

Elle poursuit sur son désir de transmettre toutes ses connaissances sur les langues indiennes :

[…] ces langues barbares sont difficiles, et pour s’y assujettir il faut des esprits constans. Mon occupation les matinées d’hiver est de les enseigner à mes jeunes Sceurs […] Comme ces choses sont très difficiles, je me suis résolue avant ma mort de laisser le plus d’écrits qu’il me sera possible. Depuis le commencement du Carême demier jusqu’à l’Ascension j’ay écrit un gros livre Algonquin de l’histoire sacrée et de choses saintes, avec un Dictionnaire et un Catéchisme Hiroquois, qui est un trésor. L’année dernière j’écrivis un gros Dictionnaire Algonquin à l’alphabet François ; j’en ai un autre à l’alphabet Sauvage. Je vous dis cela pour vous faire voir que la bonté divine me donne des forces dans ma foiblesse pour laisser à mes Soeurs dequoy travailler à son service pour le salut des âmes.

Puis elle défend le travail de la communauté dans des conditions difficiles :

Pour les filles Françoises il ne nous faut point d’autre étude que celle de nos règles : mais enfin après que nous aurons fait ce que nous pourrons, nous nous devons croire des servantes inutiles, et de petits grains de sable au fond de l’édifice de cette nouvelle Église. […] Premièrement, nous avons tous les jours sept Religieuses de Chœur, employées à l’instruction des filles Françoises, sans y comprendre deux Converses qui sont pour l’extérieur. Les filles Sauvages logent et mangent avec les filles Françoises ; mais pour leur instruction, il leur faut une Maîtresse particulière, et quelquefois plus selon le nombre que nous en avons. je viens de refuser à mon grand regret sept séminaristes Algonquines, parce que nous manquons de vivres, les Officiers ayant tout enlevé pour les troupes du Roy qui en manquoient. Depuis que nous sommes en Canada nous n’en avions refusé aucune nonobstant notre pauvreté ; et la nécessité où nous avons été de refuser celles cy, m’a causé une très-sensible mortification ; mais il me l’a fallu subir et m’humilier dans notre impuissance, qui nous a même obligées de rendre quelques filles Françoises à leurs parens. Nous nous sommes restraintes à seize Françoises et à trois Sauvages, dont il y en a deux d’Hiroquoises, et une captive à qui l’on veut que nous apprenions la langue Françoise. Je ne parle point des pauvres qui sont en très-grand nombre, et à qui il faut que nous fassions part de ce qui nous reste. Revenons à nos Pensionnaires.

L’on est fort soigneux en ce païs de faire instruire les filles Françoises ; et je vous puis assurer que s’il n’y avoit des Ursulines elles seroient dans un danger continuel de leur salut (7). La raison est qu’il y a un grand nombre d’hommes. […] Enfin ce que je puis dire est que les filles en ce pais sont pour la pluspart plus sçavantes en plusieurs matières dangereuses, que celles de France. […] Pour les filles Sauvages nous en prenons de tout âge. Il arrivera que quelque Sauvage soit Chrétien soit Payen voudra s’oublier de son devoir et enlever quelque fille de sa nation pour la garder contre la loy de Dieu, on nous la donne, et nous l’instruisons et la gardons jusqu’à ce que les Révérends Pères la viennent retirer. D’autres n’y sont que comme des oyseaux passagers, et n’y demeurent que jusqu’à ce qu’elles soient tristes, ce que l’humeur sauvage ne peut souffrir : dès qu’elles sont tristes les parens les retirent de crainte qu’elles ne meurent. Nous les laissons libres en ce point, car on les gagne plutôt par ce moyen, que de les retenir par contrainte ou par prières. Il y en a d’autres qui s’en vont par fantaisie et par caprice ; elles grimpent comme des écurieux [sic] notre palissade, qui est haute comme une muraille, et vont courir dans les bois. Il y en a qui persévèrent et que nous élevons à la françoise : ou les pourvoit en suite et elles font très-bien. L’on en a donné une à Monsieur Boucher, qui a été depuis Gouverneur des trois Rivières. D’autres retournent chez leurs parens sauvages ; elles parlent bien François, et sont sçavantes dans la lecture et dans l’écriture.

Voilà les fruits de notre petit travail, dont j’ai bien voulu vous dire quelques particularitez, pour répondre aux bruits que vous dites que l’on fait courir que les Ursulines sont inutiles en ce païs, et que les relations [jésuites] ne parlent point qu’elles fassent rien. […] Que si l’on dit que nous sommes ici inutiles, parce que la relation ne parle point de nous, il faut dire que Monseigneur notre Prélat est inutile, que son Séminaire est inutile […] Et cependant c’est ce qui fait le soutien, la force, et l’honneur même de tout le païs [85].

Elle a maintenant soixante-dix ans :

Me voyant sujette à tant d’infirmitez, je croyois selon le cours des choses naturelles qu’elles me consumeroient et qu’elles ne se termineroient que par la mort. L’amour qui est plus fort que la mort y a mis fin et par la miséricorde de Dieu, me voilà à peu près dans la santé que j’avois avant une si longue maladie, sans savoir combien elle pourra durer. Il ne m’importe pourveu que la très sainte volonté de Dieu soit faite, mais je ne crois pas que ma fin soit bien éloignée étant parvenue à la soixante et dixième année de mon âge. Mes momens et mes jours sont entre les mains de celui qui me fait vivre et tout m’est égal pourvu qu’ils se passent tous selon son bon plaisir et ses adorables desseins sur moy.

Dieu ne m’a jamais conduite par un esprit de crainte, mais par celui de l’amour et de la confiance [86].

1670 : Si les affaires soit nécessaires, soit indifférentes font passer quelques objets dans l’imagination, ce ne sont que de petits nuages semblables à ceux qui passent sous le Soleil, et qui n’en ôtent la veue que pour quelque petit moment, le laissant aussi-tôt en son même jour. Et encore durant cet espace Dieu luit au fond de l’âme, qui est comme dans l’attente, ainsi qu’une personne qu’on interrompt lorsqu’elle parle à une autre ; et qui a néanmoins la veue de celui à qui elle parloit. Elle est comme l’attendant en silence, puis elle retourne dans son intime union. Soit qu’elle se trouve à la psalmodie, soit qu’elle examine ses fautes et ses actions, ou qu’elle fasse quoique ce soit, tout va d’un même air, c’est-à-dire que l’âme n’interrompt point son amour actuel. Voilà un petit craion de la disposition où cette âme demeure par état ; et c’est sa grâce prédominante.

Les effects de cet état sont la paix de cœur dans les événemens des choses, et à ne vouloir que ce que Dieu veut dans tous les effets de sa divine Providence, qui arrivent de moment en moment : l’âme y expérimente la véritable pauvreté d’esprit : elle y possède tous les Mystères, mais par une seule et simple veue, car d’y faire des réflexions, cela lui est impossible : la pensée des Anges et des Saints ne peut être que passagère, car en un moment et sans y penser elle oublie tout, pour demeurer dans ce fond où elle est perdue sans aucune opération des sens intérieurs. Les sens extérieurs ne font rien non plus dans ce commerce intérieur. L’âme est capable de toutes affaires extérieures, car l’intérieure opération de Dieu la laisse agir avec liberté. Il n’y a point de visions n’y d’imaginations dans cet état : ce que vous sçavez qui m’est arrivé autrefois, n’étoit qu’en veue du Canada, tout le reste est dans la pureté de la foi où pourtant l’on a une expérience de Dieu d’une façon admirable. Voilà ce que je vous puis dire ; et je vous le dis, parce que vous le voulez : mais le secret, s’il vous plaîst, et brûlez ce papier je vous en supplie. Priez pour moy qui mérite l’oubli de toutes les saintes Ames  [87].

Dans cette très belle lettre, Marie tente de décrire l’état d’anéantissement en Dieu où elle se trouve depuis des années :

Mon très-cher et bien-aimé Fils. Voici la réponse à votre lettre du 25. d’Avril I670. […] Il est pourtant bon que vous aiez la veue de vos imperfections, de vos incapacitez, de votre insufisance : c’est Dieu qui opère en vous ces sentiments et qui vous tient dans un état d’humiliation à vos yeux pour vous sanctifier dans des emplois où se perdent ceux qui présument de leurs propres forces. Je vous diray avec simplicité, mon très cher Fils, que Dieu tient sur moy la même conduite qu’il tient sur vous. […]

Cependant toute imparfaite que je suis, et pour anéantie que je sois en sa présence, je me voy perdue par état dans sa divine Majesté, qui depuis plusieurs années me tient avec elle dans un commerce, dans une liaison, dans une union et dans une privauté que je ne puis expliquer. C’est une espèce de pauvreté d’esprit qui ne me permet pas même de m’entretenir avec les Anges, ni des délices des Bienheureux, ni des mystères de la foy : Je veux quelquefois me distraire moy-méme de mon fond pour m’y arrêter et m’égayer dans leurs beautez comme dans des choses que j’aime beaucoup ; mais aussi-tôt je les oublie, et l’esprit qui me conduit me remet plus intimement [dans mon fond] où je me pers dans celui qui me plaît plus que toutes choses. J’y voy ses amabilitez, Sa Majesté, ses grandeurs, ses pouvoirs, sans néanmoins aucun acte de raisonnement ou de recherche, mais en un moment qui dure toujours. Je veux dire ce que je ne puis exprimer, et ne le pouvant exprimer, je ne sçai si je le dis comme il faut. L’âme porte dans ce fond des trésors immenses et qui n’ont point de bornes : Il n’y a rien de matériel, mais une joy toute pure et toute nue qui dit des choses infinies. L’imagination qui n’a nulle part à cet état, cherche à se repaître et voltige çà et là pour trouver sa nourriture ; mais cela ne fait rien à ce fond, elle n’y peut arriver, et son opération se dissipe sans passer plus avant : Ce sont pourtant des attaques qui pour être foibles et passagères ne laissent pas d’être importunes et des sujets de patience et d’humiliation. Dans cet état les sens, soit intérieurs soit extérieurs, n’ont point de part non plus que le discours de l’entendement : toutes leurs opérations se perdent là et s’anéantissent dans ce fond, où Dieu même agit et où son divin esprit opère. La foi fait tout voir indépendamment des puissances. L’on n’a nulle peine en cette disposition intérieure de suivre les exercices de la Communauté, les affaires temporelles ne nuisent point parce qu’on les fait avec la paix et tranquillité, ce qui ne se peut faire lorsque le sens agit encore.

Par le peu que je vous viens de dire vous pouvez voir l’état présent de la conduite de Dieu sur moi. Il me seroit bien difficile de m’étendre beaucoup pour rendre compte de mon Oraison et de ma disposition intérieure, parce que ce que Dieu me donne est si simple et si dégagé des sens, qu’en deux ou trois mots j’ay tout dit. Cy devant je ne pouvois rien faire dans mon Oraison sinon de dire dans ce fond intérieur par forme de respir : Mon Dieu, mon Dieu, mon grand Dieu, ma vie, mon tout, mon amour, ma gloire.  Aujourd  huy je dis bien la même chose, ou plutôt je respire de même ; mais de plus mon âme proférant ces paroles très-simples, et ces respirs très-intimes, elle expérimente la plénitude de leur signification : Et ce que je fais dans mon Oraison actuelle, je le fais tout le jour, à mon coucher, à mon lever et par tout ailleurs. Cela fait que je ne puis entreprendre des exercices par méthode, tout s’en allant à la conduite intérieure de Dieu sur moy. Je prens seulement un petit quart d’heure le soir pour présenter le cœur du Fils de Dieu à son Père pour cette nouvelle Église, pour les ouvriers de l’Évangile, pour vous et pour mes amis. Je m’adresse en suite à la sainte Vierge, puis à la sainte famille, et tout cela se fait par des aspirations simples et courtes. […]

Pourquoy me demandez vous pardon de ce que vous appellez saillies de jeunesse : il falloit que tout se passât de la sorte, et que les suites nous donnassent de véritables sujets de bénir Dieu. Pour vous parler franchement, j’ay eu des sentiments de contrition de vous avoir tant fait de mal, depuis même que je suis en Canada. Avant que Dieu vous eût appelé en Religion, je me suis trouvée en des détresses si extrêmes par la crainte que j’avois que mon éloignement n’aboutît à votre perte, et que mes parens et mes amis ne vous abandonnassent, que j’avois peine de vivre. […]

 Il me semble que j’y suis inutile ; que je ne sçay rien et que je ne fais rien qui vaille en comparaison de mes Soeurs ; que je suis la plus ignorante du monde ; et quoique j’enseigne les autres, qu’elles en sçavent plus que moy. Je n’ay grâce à notre Seigneur, n’y pensées de vanité n’y de bonne estime de moy-même : si mon imagination s’en veut former à cause de quelque petite apparence de bien, la veue de ma pauvreté l’étouffe aussi-tôt. Admirons donc la bonté de Dieu de nous avoir donné des sentiments si semblables ;  je le remarque en tout ce que vous me dites par la vôtre [88].

Voici enfin un long passage d’une des dernières lettres que reçut son fils :

Quant à la seconde chose que vous me demandez touchant mon état présent, je vous dirai que quelque sujet d’oraison que je puisse prendre, quoique je l’aye lu ou entendu lire avec toute l’attention possible, je l’oublie. Ce n’est pas qu’au commencement de mon Oraison, je n’envisage le mystère, car je suis dans l’impuissance de méditer, mais je me trouve en un moment et sans y faire réflexion dans mon fond ordinaire, où mon âme contemple Dieu, dans lequel elle est. Je lui parle selon le mouvement qu’il me donne, et cette grande privauté ne me permet pas de le contempler sans lui parler, et en ce parler, de suivre son attrait. Si l’attrait est de sa grandeur, et ensemble que je voye mon néant, mon âme lui parle conformément à cela. Je ne sçai si ce sont ces sortes d’actes qu’on nomme anagogiques, car je ne m’arrête point à ces distinctions. S’il est de son souverain domaine, il en est de même. S’il est de ses amabilitez, et de ce qu’en soy il n’est qu’amour, mes paroles sont comme à mon Époux, et il n’est pas en mon pouvoir d’en dire d’autres ; cet amour n’est jamais oisif, et mon cœur ne peut respirer que cela.

 J’ai dit que les respirs qui me font vivre sont de mon Époux ; ce qui me consume de telle sorte par intervalle, que si la miséricorde n’accommodoit sa grâce à la nature, j’y succomberai, et cette vie me feroit mourir, quoique rien de tout cela ne tombe dans les sens, ni ne m’empêche de faire mes fonctions régulières. Je m’aperçois quelquefois, et je ne sçai si d’autres le remarquent, que marchant par la maison, je vais chancelant ; c’est que mon esprit pâtit un transport qui me consume. Je ne fais presque point d’actes dans ces occasions, parce que cet amour consumant ne me le permet pas. D’autres fois mon âme a le dessus, et elle parle à son Époux un langage d’amour que lui seul lui peut faire produire : mais quelque privauté qu’il me permette, je n’oublie point mon néant, et c’est un abyme dans un autre abyme qui n’a point de fond. En ces rencontres je ne puis me tenir à genoux sans être appuyée, car bien que mes sens soient libres, je suis foible néanmoins, et ma foiblesse m’en empêche. Que si je me veux forcer pour ne me point asseoir ou appuyer, le corps qui souffre et est inquiet, me cause une distraction qui m’oblige de faire l’un ou l’autre, et pour lors je reviens dans le calme.

 Comme rien de matériel ne se trouve en cette occupation intérieure, par fois mon imagination me travaille par des bagatelles, qui n’ayant point de fondement, s’en vont comme elles viennent. La raison est que comme elle n’a point de part à ce qui se passe au-dedans, elle cherche de quoi entretenir son activité naturelle et inconstante ; mais cela ne fait rien à mon fond qui demeure inaltérable. En d’autres rencontres je porte un état crucifiant : mon âme contemple Dieu, qui cependant semble se plaire à me rendre captive : je voudrois l’embrasser et traiter avec lui à mon ordinaire, mais il me tient comme une personne liée, et dans mes liens je voy qu’il m’aime, mais pourtant je ne le puis embrasser. Ah ! que c’est un grand tourment! Mon âme néanmoins y acquiesce, parce qu’il ne m’est pas possible de vouloir un autre état que celui où sa divine Majesté me veut : je regarde celui-cy comme un état de purgation, ou comme un Purgatoire, car je ne le puis nommer autrement, cela étant passé, je me trouve à mon ordinaire.

Quand je vous ai dit ci-dessus ce que mon âme expérimente de la signification des actes qu’elle produit, j’ai voulu dire qu’étant poussée par l’esprit qui me conduit conformément à la veue que j’ai, et à ce que j’expérimente dans son attrait, qui ne me permet pas d’en faire d’autres ; si cette veue et cette expérience est d’amour, comme celui que j’aime n’est qu’amour, les actes qu’il me fait produire sont tous d’amour, et mon âme aimant l’amour, conçoit qu’elle est toute amour en lui : En voilà l’explication. je voudrois me pouvoir mieux expliquer, mon très-cher fils, mais je ne puis. Si vous voulez quelque chose de moy, je ne manquerai pas de vous y répondre, si je vis, et si je suis en état de le faire. Si j’étais auprès de vous mon cœur se répandroit dans le vôtre, et je vous prendrois pour mon Directeur [89]. Ce n’est pas que dans l’état où je suis, qui est un état de simplicité avec Dieu, j’eusse beaucoup de choses à dire, car je dirois quasi toujours la même chose ; mais il arrive de certains cas où l’on a besoin de communiquer ; je le fais avec notre bon Père Lallemant, car encore qu’il touche la 80. année de son âge, il a néanmoins le sens et l’esprit aussi sain que jamais [90].

1672 : Quelques mois après la mort de Mme de la Peltrie,  deux abcès se déclarent  au côté droit de Marie, qu’on lui ouvre en faisant d’énormes plaies. Elle supporte douleur et terrible traitement avec patience. Elle accueille les petites Indiennes dans sa cellule et les bénit. Elle meurt dans la douceur le 30 avril (b579).

Quelle fut sa postérité ? Bien que nous ayons peu de traces écrites concernant son entourage, nous savons qu’elle exerça une grande influence sur le cou­vent, la colonie, les jésuites de la Mission. Mais c’est surtout par sa correspondance que se répandit sa spiritualité. Les destinataires en furent de nombreuses ursulines à Tours et Dijon dont on peut penser qu’elle ont répandu son enseignement. Elle avait noué aussi des liens d’amitié, en particulier avec la comtesse de Brienne, fondatrice des Carmélites de Saint-Denys.

Le plus important destinataire fut évidemment son fils devenu bénédictin, Dom Claude Martin : nous avons donné de nombreux extraits de ces lettres dont la profondeur n’a plus à être soulignée. 

 Par Claude Martin, nous savons aussi qu’elle entretint une importante correspondance avec M. de Bernières qu’elle aimait beaucoup : elle lui écrivait souvent [...] ses lettres ne traitaient pour l’ordinaire que de l’oraison [...] la plupart étaient de quinze et seize pages […] Il en faisait une estime singulière. Il me dit entre autres choses qu’il avait connu bien des personnes appliqués à l’oraison […] mais qu’il n’en avait jamais vu qui en eût mieux l’esprit, ni qui en eût parlé plus divinement” (b310). Il est très malheureux que ces lettres aient été perdues car on peut penser qu’elles ont largement contribué à l’évolution de Bernières, en particulier à son abandon à la grâce. Et à travers lui, elle a sans doute inspiré les amis de l’Ermitage.

En tout cas, Madame Guyon et son entourage l’ont lue assidûment. Plusieurs liens existaient entre elles, car toutes deux avaient des relations avec Bernières : Marie de l’Incarnation le rencontra jusqu’à son départ de Dieppe, puis poursuivit une relation épistolaire privilégiée, tandis que Mme Guyon recevra son influence par l’intermédiaire de Bertot ; c’est à Dom Claude Martin que Mme Guyon demandera conseil au moment de décider de sortir de France ; le frère de Fénelon, l’abbé François de Fénelon, sulpicien, fut missionnaire au Canada[91].

Enfin, retrouvant en elle leur propre expérience, Fénelon (l’archevêque) et Mme Guyon feront copier plus de cent trente passages de Marie de l’Incarnation quand ils défendront la mystique dans leurs Justifications, dont celui-ci :

La Mère Marie de l’Incarnation […] rapporte en sa Vie l’acte admirable et héroïque de satisfaction à la divine Justice, qu’elle fit par un mouvement de Dieu, en lui sacrifiant son salut et son éternité : « Je me fusse perdue en cette tentation (de désespoir), si par une vertu secrète la bonté de Dieu ne m’eût soutenue ; car réellement je me voyais sur le bord de l’enfer […] Cet acte était une simple vue de foi qui me tirait de ce grand précipice : je voyais que je méritais l’enfer et que la Justice divine ne m’eût point fait de tort de me jeter dans l’abîme ; et je le voulais bien, pourvu que je ne fusse point privée de l’amitié de Dieu [92].

 

 


La « bonne Armelle » (1606-1671)

 

L’abbé Bremond[93] comparait Armelle Nicolas à une « pierre de lave » tant elle lui paraissait rude ! Nous la connaissons par Le Triomphe de l’Amour divin que son amie ursuline[94], Jeanne de la Nativité, écrivit après sa mort[95], fascinée par cette personnalité hors du commun.

Les dits que son amie a rapportés, traduisent une liberté de ton et une fermeté souveraine. Ils ne s’accordent guère avec l’image de pauvre servante naïve et illettrée que suggère son surnom de « bonne Armelle », mais font penser à ceux de Catherine de Gênes. Son optimisme, sa confiance envers la grâce, évoque Ruusbroec, qu’elle n’avait certainement jamais lu !

On connaît sa vie grâce aux nombreux témoignages dont Jeanne a entouré les dits. Armelle naquit en 1606 à Campénéac chez une sœur d’une carmélite de Ploermel : elle fut plongée dès l’enfance dans le christianisme ardent qui régnait alors en Bretagne. Elle refusa de se marier et s’engagea comme servante chez des bourgeois bienfaiteurs des ursulines, où elle vécut la rude vie des domestiques.

Un jour, on lui lit l’Imitation : le récit de la Passion la jeta dans un amour violent pour le Seigneur. À partir de là, son chemin mystique commença, très solitaire au début : elle avait parfois le désir de mourir, elle était souvent malade. Méprisée par sa maîtresse, elle était accablée de travail.

 En 1636, elle accompagna la fille de sa patronne, qui se mariait, pour aller habiter près de Vannes : elle restera attachée au couple pendant trente-cinq ans.

Après trois ou quatre ans dans des « délices » intérieurs, elle vécut une purification de deux ans sans avoir personne à qui se confier :

 Son cœur fut rempli d’un feu infernal, et son esprit d’abominables pensées (Tr. 1, 8).

La soeur ajoute son commentaire :

Je ne fais point de doute que Dieu n’eût donné pouvoir aux démons de la posséder[96].

Puis un jour, elle demanda à mourir plutôt que de rester dans cet état, et fut délivrée définitivement :

Elle n’eut plus d’yeux que pour contempler son Amour, plus d’oreilles que pour entendre sa voix, plus de langue que pour le bénir et raconter ses louanges, plus de bras que pour travailler pour lui, plus de pieds que pour marcher en la voie de ses divins conseils, plus de corps que pour l’emporter toute à son service, plus de désirs que pour accroître sa gloire, plus de volonté que pour lui obéir, enfin plus de coeur que pour être consumée de ses flammes (Tr. 2, 3).

Mais sa santé s’altérait, car parallèlement elle travaillait très dur :

l’amour la transportait […] sitôt qu’elle avait la moindre santé, elle travaillait infatigablement […] retombait malade ; [elle] passa ainsi trois ou quatre années après être délivrée de l’état des tentations tant devant qu’après cette fièvre de huit mois  (Tr. 1, 12).

 Elle eut alors la chance d’être présentée au père Rigoleuc et au père Huby[97] : ces profonds spirituels jésuites reconnurent son état intérieur à propos duquel ils la rassurèrent. Ils aimèrent venir l’entendre parler de Dieu : “Nous ne sommes que froideurs et glaces auprès de son ardeur à aimer Dieu”, disait Rigoleuc (Tr. 2, 22). Devenu le confesseur d’Armelle, compétent par son expérience personnelle et sa connaissance des textes, Huby se contenta d’accompagner avec délicatesse et modération le travail de la grâce. On a là l’exemple parfait du bien que peut faire un bon confesseur à un mystique :

[Il] la laissait agir selon les mouvements de l’Esprit, se contentant de sa part de la disposer, tout de loin, à ce qu’il prévoyait que Dieu voulait opérer en elle (Tr. 1, 15).

Huby s’inquiétait pour la santé d’Armelle, et l’envoya se reposer chez les ursulines : elle passa dix-huit mois au poste de sœur tourière et lia amitié avec Jeanne de la Nativité. Les sœurs auraient voulu la garder tant elle s’occupait des petites filles pensionnaires avec douceur et cordialité. Mais après un songe, elle se sentit tenue de sortir du couvent pour retrouver son ancienne patronne : elle sentait un certain mouvement qui lui faisait connaître que ce n’était pas le lieu où Dieu la voulait (Tr. 1, 13).

C’est une constante chez elle de fuir les situations confortables. Sa voie se situe dans la vie de tous les jours et les difficultés avec l’entourage : elle s’occupe du ménage, des provisions, de la cuisine, pour tout un manoir. Elle est méprisée par les domestiques car elle est trop parfaite et étrange avec ses états qui l’envahissent. Ses maîtres sont des enfants gâtés, mais elle leur obéit comme à Dieu :

Cela n’apprend-il pas bien à se tenir en humilité, à mettre tout son appui et sa confiance en Dieu, et ne chercher qu’à plaire à lui seul ? (Tr.  2, 10)

Plus elle travaillait et s’employait pour son Amour en tous les embarras de son ménage, et plus il se communiquait à elle ; elle eut cru commettre une grande infidélité de quitter son travail pour chercher le repos (Tr. 2, 10).

Armelle est un exemple intéressant pour nous modernes puisqu’elle est entièrement donnée à la vie mystique tout en affrontant parfaitement les charges d’une vie ordinaire. Le fidélité à Dieu est son axe de vie. Sur le conseil de Rigoleuc, elle était ferme et inébranlable, comme un rocher au milieu de la mer qui, pour être battu de divers flots et attaqué des vents, ne remue et ne penche de côté ni d’autre (Tr. 1, 13).

En 1649, Huby et Rigoleuc furent nommés à Quimper et elle dut les quitter. Mais ce fut l’occasion d’une nouvelle étape : après toutes ces années d’amour brûlant où jusqu’alors Lui et elle avaient travaillé ensemble (Tr. 2, 3), elle passe à un état où le Seigneur va régner seul. Elle lui demanda :

N’y aurait-il point encore quelque chose à faire ou à détruire pour vous plaire ? […] Rien, rien du tout, sinon t’abandonner et me laisser faire. À ces mots tout s’apaisa (Tr. 1, 20).

Jusqu’à cette époque, elle avait eu le corps brisé par les états d’amour, maintenant elle ne ressentira plus de douleurs tant le corps est spiritualisé :

Entre Dieu et moi, il n’y a plus que la fragilité de ce pauvre corps, qui est devenu si miné à force d’aimer qu’il ne faut plus qu’un petit souffle pour le casser et le rompre tout à fait (Tr. 1, 17).

La grande unité dans le divin est accomplie :

Je n’ai plus aucune pensée, ni rien qui m’arrête, ni m’occupe comme de coutume : il y a un seul objet, qui est l’être et l’immensité de Dieu, qui pénètre et consume mon âme d’une manière inconcevable, et la rend, en la consumant, d’une si grande étendue que je n’en puis plus savoir les bornes. Autrefois je voulais tout faire et tout embrasser, mais maintenant il n’en va pas ainsi, car rien n’approche plus de moi. Je comprends tout et ne suis comprise de rien ; mon âme est seule, simple et pure ; et quand je la vois ainsi, c’est comme une merveille que je ne meure à chaque moment ; et si cela continue encore quelque temps en moi, je crois qu’il en faudra mourir. Je vais et j’agis à mon ordinaire, pour le dehors, sans que je perde cette vue, mais mon Dieu me l’ôte parfois, permettant qu’il passe quelques pensées par mon esprit, qui m’en détournent ; autrement je serais déjà morte. L’amour qui me consume ne se peut exprimer ni concevoir, il est comme infini et tous les jours il croît davantage (Tr. 1, 20).

Il n’y avait plus de différence entre oraison et vie :

[elle n’avait pas] besoin  de travailler à se recueillir ni rentrer en elle-même, pour rechercher quelque lieu à l’écart pour s’occuper avec son Dieu ; tout cela ne lui était point nécessaire car au milieu des rues, en plein marché, dans l’embarras d’un grand ménage, elle était aussi attentive à contempler les perfections de son Bien-Aimé que si elle eût été dans un désert (Tr. 2, Section unique faisant suite au chap. 3).

À partir de 1651, elle demanda à Dieu de décharger sur elle toutes les peines qu’il lui plairait, afin d’empêcher qu’il ne fût point offensé (Tr. 1, 17) : cette année-là, à la surprise générale, le carnaval fut beaucoup plus tranquille ! Nombreux sont les témoignages de ceux qu’elle a aidés par sa prière. Elle connaissait leur état à distance et souffrait beaucoup de leurs douleurs, mais le centre restait inaltérable. Elle se voyait comme la procureuse de l’honneur de Dieu : je n’ai autre chose à faire qu’à voir si sa gloire est accrue et augmentée : c’est là tout mon emploi et mon office (Tr. 1, 19).

En 1656, sa maîtresse décéda, dont elle avait pris un soin attentif. À partir de 1657, son état devint si nu et si profond qu’elle ne pouvait plus en parler :

Son âme était si perdue et abîmée dans ce divin regard qu’elle ne se comprenait pas elle-même; et nonobstant cela, elle était aussi libre pour agir au-dehors, comme si rien ne fût passé au-dedans ; et même elle avait la santé assez bonne pour s’acquitter de tout ce qui était nécessaire dans le ménage (Tr. 1, 25).

En 1666, une de ses jambes fut brisée par un cheval, ce qui lui occasionna de grandes douleurs et l’immobilisa quinze mois au lit ou sur une chaise ; elle s’aidera dorénavant de béquilles : Elle demeurait dans un petit coin de la cuisine à donner ordre au ménage, et à faire quelque occupation pour l’utilité de la maison, n’étant jamais oisive. Plusieurs personnes de toutes sortes de conditions l’allaient voir pour se consoler avec elle et jouir de la douceur de son entretien  (Tr. 1, 27). Un grand nombre avouait en sortir tout changé et renouvelé (Tr. 2, 16).

Elle recouvra miraculeusement la marche deux ans plus tard, puis mourut à la suite d’une fièvre, à l’âge de soixante-cinq ans. Sa chambre était remplie d’une foule en prière qui se disputa ses reliques. Une procession énorme escorta son enterrement.

Le Triomphe fut édité dès l’année suivante. A priori improbable hors de la Bretagne, son influence fut très grande. Il fut redécouvert et réédité par Pierre Poiret[98] à Amsterdam, grand éditeur de textes mystiques. Après l’Allemagne et la Hollande, il sera distribué à Londres par le Dr Keith et apprécié des intellectuels anglais. Armelle sera admirée chez les piétistes, chez les disciples anglais et écossais de Mme Guyon. En Amérique, John Wesley, le fondateur du méthodisme, insérera des extraits de The life of Armelle Nicolas dans sa revue l’Arminian Magazine.

Jeanne de la Nativité nous dit qu’elle a fait contrôler ses écrits par Armelle elle-même et qu’elle a pris soin de mettre les dits entre guillemets. En voici quelques-uns qui, par leur concision, leur simplicité, leur netteté, sont des flèches qui vont droit au cœur :

… le plus grand empêchement que les âmes apportent à leur avancement, c’est qu’elles ne veulent pas laisser agir Dieu seul, mais qu’elles veulent toujours avoir part en tout ce qu’Il fait (161) [169].[99].

 Maintenant Dieu est tout et moi je ne suis plus, je suis par Sa miséricorde retournée d’où j’étais sortie […] je ne suis plus en moi, mais dans Lui, où je ne me trouve plus, et où je me suis perdue. C’est Lui seul qui S’anime, car je ne trouve plus rien qui ne soit Lui-même (207-208) [217].

Il n’y a plus d’entre-deux entre Vous et moi (232)[242].

D’où vient que votre cœur est si grand et si spacieux et qu’on soit si au large quand on est dedans ; et cependant que la porte pour y entrer soit si petite et si étroite ? Alors Notre Seigneur me fit connaître, que c’était parce qu’Il ne voulait pas que d’autres que les petits, les nus et les seuls, y pussent trouver entrée. Les petits sont ceux qui […] s’humilient pour l’amour de Lui […] Comment est-ce qu’une personne grosse et enflée de l’estime et opinion d’elle-même pourrait passer par une si petite porte ? (265)[275].

Je retournai à mon premier état, ne ressentant qu’une flamme sainte et divine qui n’est autre que le pur Amour de mon Dieu, qui […] me détruit […] me réduit toute en Lui et fait que ma vie est plus qu’humaine (275).

Mon Amour me donnait à connaître que comme le poisson ne peut vivre ni subsister hors de l’eau, de même je ne pouvais plus vivre un moment hors de Lui ; et comme de quelque côté que le poisson se tourne, il trouve toujours l’eau, de même en quelque part ou manière que je puisse être, je Le trouverai toujours. Je fus près d’un mois avec cette vue, au bout duquel je perdis l’idée de la mer et du poisson pour n’avoir que celle de Dieu seul, qui se fit sentir comme renfermé dans le secret de mon âme en qualité de son Conducteur et de son Conseiller, en sorte qu’en tout ce qui se présentait à faire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, j’étais invitée d’entrer en ce cabinet secret pour prendre l’ordre de tout ce que j’avais à faire ou à dire, me donnant là une lumière certaine et assurée pour toutes choses (276)[287]

Je me trouve maintenant […] aussi pauvre intérieurement qu’extérieurement. Mon divin Amour m’a dépouillée de tout ; et Il ne se communique ni répand plus dans mon âme ni dans aucune de mes puissances. Elles sont toutes libres dans leurs fonctions, et je puis m’appliquer avec facilité à tout ce qui se présente à faire, sans aucun empêchement ; mais Il est retiré au centre de mon âme, où Il me gouverne et agit en moi (313)[325].

[Du Livre deuxième où il est traité des vertus admirables de cette grande servante de Dieu :]

Jamais elle ne s’arrêtait aux […] sentiments que Dieu lui communiquait parce que disait-elle : tout ce que nous concevons ou expérimentons, pour haut et élevé qu’il puisse être, n’est pas Dieu ; et partant nous devons passer outre, et ne nous y arrêter, de crainte de nous attacher à autre chose qu’à Dieu (390)[6].

Je sais bien que si mon Amour et mon Tout me délaissait tant soit peu, je tomberai dans une infinité de maux et de péchés : mais je sais bien aussi que Sa bonté ne permettra jamais que ce malheur m’arrive […] ne doutez pas que Dieu ne parachève en moi Son ouvrage et n’accomplisse ce qu’Il a commencé. Je suis à Lui et il n’y a rien en moi qui ne vienne de Lui et ne retourne à Lui. C’est pourquoi Sa bonté aura soin de moi comme d’une chose qui est entièrement sienne. Il est si bon, qu’Il n’abandonne jamais le premier : et si dans le temps que je Le mettais en oubli, Il m’a si miséricordieusement attiré à Lui, pensez-vous qu’à présent […] Il me délaissera ? (412-413)[29].

O mon Dieu, qu’il faut bien qu’en vous il y ait quelque chose de bien aimable ! Puis que ne vous connaissant point et ne sachant qui vous êtes, cependant je brûle d’amour pour vous (420).

 Elle agissait d’une manière si simple et si dégagée, que sitôt que les choses étaient accomplies elle en perdait l’idée […] Elle disait qu’elle croyait que Dieu faisait tout en elle afin que de sa part elle ne fît autre chose que l’aimer (431).

Elle disait quelquefois en se divertissant que : l’Amour est un vrai avare, qui veut tout avoir pour Soi ; et que depuis qu’une fois Il a une entrée libre dans un cœur, Il en ferme si bien la porte que nul autre n’y peut trouver d’ouverture (438).

Il a détruit en moi tout ce qui Lui déplaisait : et maintenant il n’y a plus que Lui qui vit et règne en moi tout ainsi que bon Lui semble […] O pauvre Armelle […] tu es perdue maintenant […] changée, transformée en Dieu par Sa grande miséricorde ! (466-467).

Depuis que Dieu m’eût fait cette grâce de me faire sentir Sa divine présence, et qu’Il se voulait bien charger de ma conduite, je m’abandonnai entièrement à Lui : de sorte que je ne me considérai plus que comme la Disciple de Dieu et l’écolière du Saint-Esprit. J’étais toujours attentive en moi-même à L’aimer et à considérer ce qu’Il me commandait, pour l’exécuter […] en toutes choses, grandes et petites, il m’instruisait […] me gouvernait, et parfois il me faisait entendre que j’étais semblable à ces petits écoliers qui commencent d’apprendre à écrire, à qui le maître ne se contente pas de donner un exemple et modèle, mais encore prend la main de l’apprenti et la conduit, afin de lui apprendre ainsi à former ses lettres. J’étais tout de même au regard de mon Dieu, et fort souvent je sentais comme une autre main qui conduisait la mienne […] ceci ne se passait point par imagination ou par fantaisie ; c’était la vraie et pure vérité, que je voyais plus clairement que le jour. Et non seulement Il m’instruisait et me gouvernait ; mais de plus, Il me reprenait de tous mes défauts. Vous eussiez dit qu’Il était jaloux de mon bien et de ma perfection ; de sorte que je n’eusse pas osé remuer la main, faire un geste, ou même dire une seule parole inutile […] que tout au même instant j’en étais reprise, mais avec tant d’exactitude, que rien n’échappait […] ayant reconnu cela, je […] n’osais avancer ni reculer que par Ses ordres : et cela ne se faisait point par une contrainte qui m’eût gêné le cœur ; au contraire, c’était par un excès d’amour (475 – 477)[97-98].

Quand je voyais les arbres se plier au gré des vents, la mer qui ne passait jamais ses bornes : O Dieu ! disais-je, que ne suis-je aussi maniable aux mouvements et inspirations de votre divin Esprit (481). 

Je n’eusse […] voulu faire la moindre action pour la gloire du Paradis : je n’y pensais pas même. Mon Paradis et ma gloire étaient de lui plaire et d’accomplir ses volontés. Après cela, il me semblait n’avoir plus rien à espérer ni à prétendre. Je n’ai jamais su ce que c’était que de penser à mon profit particulier ; parce que l’Amour me possédait si pleinement, et m’élevait si fort au-dessus de moi-même et de toutes les choses de ce monde, qu’il ne me restait rien pour moi ni pour elles (537).

Jamais […] je n’ai su ce que c’était que vanité […] Il me semblait qu’à moins de perdre l’esprit je ne pouvais entrer en aucune estime de moi : car je voyais si clairement que tout ce qui était en moi venait de Dieu […] étant d’ailleurs si plein de Dieu, qu’il n’y avait rien de vide où la superbe eût pu se loger. (Tr. 2, 10)

O qu’il faut être dépouillé de soi pour ressentir cet amour ! Jamais je ne l’eusse pensé qu’après que j’en ai eu l’expérience. /O qu’heureux sont ceux qui quittent tout ! Car ils trouveront tout : mais il faut quitter jusqu’à la moindre petite partie de nous-même ; non seulement en ce que nous voyons être mal, mais encore en ce que nous croyons être bien. Car jamais Dieu ne régnera en nous que quand nous nous délaisserons entièrement à Lui, et Le laisserons faire tout ce que bon Lui semble, sans que nous nous mettions en peine de ce qu’Il fera ou laissera à faire (575).

Il est impossible à une âme, quelque effort qu’elle se fasse, de parvenir en cette vie à un si heureux état. Il faut que Dieu même […] l’y admette et introduise […] les choses qui se passent en elle sont si admirables qu’il n’y a cœur humain qui les puisse concevoir […] il n’y a plus rien que simple unité, ou, pour parler plus clairement, il n’y a plus que Dieu seul. Tout le reste est dissipé par sa présence (639-640).

Je suis comme ces personnes […] enfin heureusement arrivées au port […] tandis que leurs plus proches amis sont au milieu des tempêtes et des orages de la mer. Je vous laisse à penser si, quoique qu’ils soient arrivés, ils ne sont pas néanmoins en soin de procurer que les autres arrivent aussi à bon port (657).

À savoir qu’elle ne savait ce que c’était que d’avoir des ennemis et que jamais elle n’en avait eu aucun […] dès lors qu’une personne lui avait fait du mal, ce lui était une porte pour trouver entrée dans son cœur […] Elle dit à son confesseur qu’elle craignait que le grand excès d’amour que son cœur ressentait pour eux ne fût blâmable (696).

 Il semble mon Dieu que l’amour que j’ai pour vous soit moindre que celui que vous me donnez pour mes prochains […] celui de mes frères m’anime et me donne des forces pour les servir […] pour vous je ne puis plus rien faire, je suis réduite au pur et simple néant (704).

Jamais je n’étais plus forte que quand j’étais le plus faible et de ma faiblesse je tirais mes forces. C’était alors que je ressentais l’effort de la grâce si puissant, qu’il me faisait passer sans crainte par dessus toutes difficultés… (791).

J’aime ardemment. C’est tout ce que je sais faire. En disant cela, je dis toute ma vie, car elle n’a été autre qu’un continuel amour et reconnaissance des bontés et des miséricordes de mon Dieu en mon endroit. […] Dès le commencement l’Amour me donna plus d’inclination à travailler pour Lui en m’acquittant de mon devoir de servante, qu’à jouir de Lui en me reposant : j’eusse cru faire un grand mal de laisser mon travail pour Le prier, et je L’ai bien plus trouvé au milieu de mon ménage que je n’eusse fait dans les églises quand ce n’était pas le temps d’y être. Il avait cette bonté pour moi que de m’accompagner toujours dans tout ce que je faisais…(804)[380].

 


Claudine Moine (1618 - apr.1655), couturière.

 

Cette quatrième grande dame de la mystique est l’antithèse des précédentes tant elle fut secrète et réservée : ni diable, ni imaginaire débridé, mais un profond réalisme. La plus grande partie de sa vie se passa sans bruit, dans sa chambre, à faire de la couture ! Mais elle a laissé des Relations qui nous permettent de la connaître un peu.

Née en Franche-Comté d’une famille aisée, elle fut une enfant gâtée. Puis deux ans chez les ursulines la transformèrent en une jeune fille fervente qui fit voeu de chasteté en secret. Elle revint chez son père où elle vécut sept ans dans les mondanités, mais sans se marier : elle ne cessera d’avoir honte de cette période où elle lisait des romans et des comédies ! Mais en 1639, la guerre franco-espagnole ruina la famille comme toute la province. Claudine partit à Besançon quelques mois et au retour fit une chute de cheval : alitée pendant quinze mois, elle lut François de Sales et commença à recevoir des grâces d’oraison. Mais elle était destinée à vivre la mystique dans la vie laïque, hors de sa famille. En avril 1642, elle partit pour Paris chercher du travail avec sa sœur. En chemin, des paysans les dépouillèrent du peu qu’elles avaient et elles manquèrent d’être violées par des soldats. Accueillies à Paris par des religieuses, elles partagèrent une chambre au Marais avec d’autres jeunes filles et commencèrent à gagner leur vie en faisant de la couture.

Ses absorptions devenaient plus profondes, mais elle ne voulait pas déranger son entourage et s’efforçait de dissimuler ses états[100] :

Je ne parlai quasi plus à personne, ne le pouvant à raison de cette grande occupation d’esprit où j’étais. Je cherchais incessamment de me mettre à l’écart mais, demeurant dans une chambre avec plusieurs personnes, je n’avais de bon que le soir où, à la faveur des ténèbres, je pouvais pleurer et soupirer sans être aperçue […] Néanmoins, ma sœur, voyant en moi un grand changement, me disait quelquefois : “Je ne sais pas ce que vous avez, mais vous devenez toute bête !” [101]

Pendant toutes ces années, Claudine connut la grande pauvreté et la faim, car la couture ne suffisait pas à la nourrir :

… J’étais si pauvre que je n’avais pas seulement pour acheter de l’eau, ni pour en mettre, sinon une bouteille que l’on m’avait donnée, dont j’en allais quérir moi-même chez les Annonciades, quelquefois à la fontaine. Je prenais grand plaisir à cet exercice de pauvreté et d’humiliation […] Plusieurs fois je n’y avais pas de pain […] [Dieu] était ma nourriture, mon feu, mon habit, et tout mon bien, trouvant en lui d’une façon ineffable toutes ces choses [113] 

En 1645, sur recommandation d’un jésuite, elle entra au service d’une famille noble du Marais et eut enfin le bonheur d’avoir une chambre pour elle. Elle faisait de la couture ou servait de dame de compagnie, tout en pratiquant l’oraison et une sévère mortification de la nature (jeûne, froid…). Sa récréation était d’assister aux sermons donnés à l’église St Louis par les prédicateurs les plus renommés. Sa vie était extrêmement réglée : 

Le soir, je prie Dieu  avec tous ceux de la maison. Étant à ma chambre, j’achève mes prières, qui durent une petite demi-heure, faisant quasi les mêmes actes en me couchant qu’en me levant ; puis je prends mon sujet d’oraison pour le lendemain. Toute prête à me mettre au lit, je me jette à genoux priant la Sainte Vierge et les Saints de bénir Dieu et Jésus-Christ pour moi tandis qu’en dormant je ne pourrais pas le faire … [161]

Elle plongeait dans l’oraison tout en cousant, sans effort de la volonté ou de l’intellect. Elle déclarait avoir été surtout enseignée par Jésus-Christ :

O mon Dieu, vous fûtes mon maître en ce saint exercice [ 99]

 Mais son cheminement croisa d’autres mystiques : elle fréquenta le monastère de l’Annonciade dès son arrivée à Paris, où elle connut une grande prieure, la mère Agnès Dauvaine. Par bonheur, l’un de ses confesseurs fut le P. Castillon, un jésuite qui avait été élève du P. Louis Lallemant[101]: il la comprenait et laissa agir la grâce comme elle le voulait. Elle s’est imprégnée aussi de lectures de Catherine de Gênes et de l’Homme spirituel du P. de Saint-Jure (que nous avons vu diriger Gaston de Renty[102]) : elle emprunte certaines de leurs expressions.

Claudine rédigea quatre Relations entre 1652 et 1655, à la demande du P. Castillon : elle le fit par obéissance et ne se relisait pas. Seule le quatrième récit porte un titre donné par l’auteur : De l’oraison. Elle écrivait avec retenue, dans un style classique très pur et dense :

Tout ainsi que, lorsque je n’avais pas de quoi manger et que vous nourrissiez mon corps d’une viande qui ne lui nullement propre, il ne pouvait se plaindre (tous les sentiments de la nature étant tels et soumis à vos ordres […]), de même, quand vous lui avez donné les choses qui lui sont propres, vous avez, par votre grâce, si fort attaché mon âme à vous et à l’accomplissement de votre volonté que, ne recherchant rien, rejetant le reste, je n’ai ressentis goût, ni délectation aucune, dans toutes les choses visibles et sensibles. [119]

[Elle se plaint un jour de n’être plus en Franche-Comté :] Une voix intérieure me répondit: “Pauvre créature ! Tout le monde n’est-ce pas une terre étrangère pour toi ? Que t’importe ni où, ni comment tu passes les jours de ton pèlerinage ? Ton pays est le Ciel.” […] Je compris cette vérité, et commençai dès lors à marcher comme pélerine sur la terre, ne désirant plus aucun établissement, pour petit qu’il fût. [139]

Tout le monde me parut comme un grand hôpital de fous, possédés de toutes sortes de folies : qui de celle des honneurs, qui de celle des richesses, qui des plaisirs, ou de l’amour de quelque créature …[140]

La présence de Dieu visible et sensible m’a été changée en une impression que j’ai de Dieu dans l’âme, qui la remplit et l’occupe tellement que rien autre chose n’y peut entrer, qui me recueille et fait être en grand respect en tour temps, en tout lieu et en toute rencontre. Je n’ai nulle image de la divinité ou humanité de Dieu Notre-Seigneur, que quelquefois, mais cela ne dure point, et l’état de mon âme est de rejeter aussitôt cette forme ou représentation, voulant et désirant absolument l’original et non la figure. [144]

L’âme donc est vide de toutes choses, les fait toutes sans prévoyance ; mais elle est appliquée à tout ce qui se rencontre qu’elle doit faire, le faisant avec grand amour ; et les choses faites, soit spirituelles ou corporelles, ne se représentent [plus] à l’âme (la connaissance en étant entièrement ôtée) demeurant ainsi toujours vide et toujours pleine. [145]

Premièrement, je n’ai nulle prévoyance de mes actions, soit générales ou particulières, soit spirituelles ou naturelles, et néanmoins je ne me suis pas aperçue d’avoir omis trois ou quatre fois, depuis peut-être plus de six ans, aucune des choses que je devais faire. Voici donc ma disposition : je ne pense point, dis-je, à ce que j’ai à faire et n’y saurais penser ni le prévoir. Mais dans le temps et l’occasion que l’on doit faire ce qu’on a à faire, de quelque nature que ce soit., il y a un petit souvenir qui nous est donné, comme une personne qui vien­drait dire tout bas à l’oreille d’une autre : « Allez faire cela ! » Je dis : tout bas, parce que c’est un souvenir qui se donne si doucement que cela ne fait nul bruit dans l’âme, comme font les désirs bouillants qu’on a d’effectuer quelque chose. Mais il fait le même quant à l’effet, parce que cela s’accomplit exactement. […] Les actions se font et s’accomplissent d’une manière presque insensible et l’on passe de l’une à l’autre d’une façon si imperceptible que l’on ne s’en aperçoit pas. [249]

Pour le dire en un mot, je ne sais, dans l’état où je suis depuis plus de six ans, ce que c’est que dévotion sensible ni que peine et angoisse d’esprit. J’ai éprouvé et l’un et l’autre, je puis dire jusque dans l’excès. Mais je n’en ai plus de con­naissance. Et tout ce que j’en entends dire, et tout ce que moi-même j’en ai dit, ne fait pas impression sur mon esprit pour me le faire comprendre. [250]

C’était la perte des biens spirituels qui me donnait peine, et j’eusse bien voulu les conserver et réserver ! Et l’on me dit intérieurement : « Trop avare est celui à qui Dieu ne suffit pas ! », ce que jusqu’alors je n’avais jamais bien entendu et compris que pour les choses temporelles, mais que l’on me fit voir aussi pour les choses spirituelles. Car il y a bien de la différence entre être remplie de Dieu et de ses dons ! Ses dons ne sont que des moyens par lesquels il prétend nous attirer à lui. Et j’ai vu comme l’on se peut perdre avec tous ces dons, combien il est dangereux et criminel de s’y arrêter ! Mais il faut que l’âme, pour être en assurance, s’abîme et se perde dans Dieu et que Dieu aussi la remplisse et possède pleinement. Il me dit un jour, comme je me mettais en peine de la perte de toutes ces grâces et lumières intérieures : « Je veux me mettre à la place de tout cela ! – O mon Dieu, lui dis-je, je le veux bien ! Je ne veux et ne désire que vous ! » Et il m’im­prima fortement ce désir clans le cœur.[260-261]

Je n’ai ni image, ni figure, espèce ou représentation soit corporelle ou spirituelle, non pas même de la divinité et humanité de Notre Seigneur, et lorsqu’il s’en présente et les veux former, il y a quelque chose en moi qui les rejette et les détruit en un moment, parce que je veux Dieu, et non son image et sa figure ! La mémoire ne repasse point sur le passé et ne pense point à l’avenir. L’entendement est sans discours et raisonnement, ou du moins il en a si peu que cela peut passer pour rien. Et pour la volonté, elle est toute de feu. Et toutes ces puissances sont dans je ne sais quels rassasiement et repos ; et toute l’âme dans un oubli de soi et de toutes choses, où elle ne se soucie ni de son bien ni de son mal, de son salut ou de sa perte ; c’est à quoi elle ne pense pas ! [266]

Cet amour que l’âme a pour Dieu est sans raison, sans considération et sans intérêts. Il ne prend point sa source de ses bienfaits, puisqu’elle ne les voit pas,  sinon par des petits rayons de lumière qui passent comme des éclairs et qui excitent pourtant dans l’âme beaucoup d’affections, de louanges, de remerciement, d’humiliation et de crainte, et autres semblables. [270]

Cette destruction de toutes choses […] qui s’est faite à mon égard ne s’est pas opérée en moi par considération ni par lumière de l’entendement, mais seulement par les affections de l’amour infus de Dieu dans l’âme, qui la sépare de toutes choses pour l’attirer à soi et anéantir tout, afin que n’ayant plus rien qui empêche, et étant Lui seul présent à son âme, elle l’aime de toutes ses forces. Et Dieu la trouvant vide, il la remplit d’un plus grand amour. [368]

Dans la quatrième Relation, elle distingue deux façons de faire oraison :

 Voilà la première façon d’oraison infuse, qu’il a plu à Dieu de me donner, ordinaire et presque chaque jour, quelques années, ou le premier degré de cette oraison que je ne sais comment nommer. Il y a des lumières dans l’entendement et des affections dans la volonté, le tout lui venant de la bonté et libéralité de Dieu, car l’âme sent bien que cela lui est donné et ne vient point d’elle. [393]

[…] en ce second degré d’oraison, je ne vois pas qu’il y ait de lumières dans l’entendement, ni qu’il ait [395] de part à l’oraison. Toutes les lumières dont il a été éclairé touchant les mystères de la foi, de la religion, et les vérités du christianisme, lui sont ôtées et entièrement éteintes, sinon parfois, selon la nécessité où l’âme se trouve, que Dieu y en fait briller quelques étincelles. Mais ce feu et cette lumière dans soi, qui lui faisait voir plus clairement et plus certainement les mystères de la sainte vie, mort et passion de Notre-Seigneur, que si elle les eût vus de ses yeux corporels, tout de même comme il est véritablement et réellement au saint sacrement de l’autel, vrai Dieu et vrai homme, comme en tant que Dieu il est partout par essence, présence et puissance, et ainsi de tout le reste. Or, je dis qu’elle n’a plus ces lumières qui lui découvrent et manifestent ces vérités, ni dans l’oraison ou en d’autres temps, comme elle les avait, sinon fort légè­rement et bien rarement ; mais seulement il lui en reste dans l’âme un petit souvenir de les avoir vus ; encore me semble-t-il qu’il diminue presque tous les jours.

 Mais elle a la foi pour les voir. […] [396] Mais il est à remarquer qu’il y a bien de la différence à avoir la foi, ou d’en avoir les lumières. Dans le premier état, elle les a abondamment et très grandes pour toutes sortes de choses, et dans celui-ci elle a la foi toute pure, dénuée de ses lumières. C’est pourquoi il n’y a plus dans l’âme ni image ni représentation aucune, soit pour les choses spirituelles ou corporelles. Lorsqu’elle est en oraison, elle est donc sans les opérations de l’entendement, soit naturelles ou surnatu­relles ou si elle les a, c’est si imperceptiblement qu’elle ne s’en aperçoit pas. […]

Voilà la seconde manière d’oraison, où l’entendement ne fait rien que fournir à l’âme un petit ressouvenir des vérités qu’il a connues, et la volonté est remplie de plus grandes affections.

Je passe bien plus avant et dis que l’on vient en un certain état où l’entendement n’a aucune occupation, et néanmoins il est occupé et rempli avec toutes les puissances de l’âme d’une façon qui m’est inconnue. Elles sont calmes et en repos, ne courant point ni d’un côté ni d’autre, et dans un certain rassasiement et plénitude de paix, qui fait qu’elle ne désire rien que le bien qu’elle possède. Dieu fait les choses par des moyens selon l’ordre de son ordinaire providence, et quand il lui plaît il les fait par soi-même. Aussi, pour l’ordinaire, en matière d’oraison, il donne des lumières avant les affections, s’en servant comme de moyens pour les émouvoir. Mais quand [398] il lui plaît, il les infuse lui-même sans cela dans la substance et dans le plus intime de l’âme. Il me semble avoir fort bien remarqué et éprouvé cela. Et pour lors, elle n’a point une si grande variété d’affections comme dans les précédentes, où elle les exerce de toutes les vertus en diverses manières. Mais ici, elles sont quasi toutes réduites à deux, à savoir : d’anéantis­sement et d’amour.

L’âme, étant ainsi disposée et vide de toutes choses, est tirée à de certains embrassements amoureux que je ne sais comme exprimer que par cette comparaison de deux personnes qui s’entr’aiment ardemment, qui se rencontrent à l’improviste et, sans se dire une parole, se jettent entre les bras l’un de l’autre, et ne font rien que s’embrasser, étreindre et serrer sur le cœur l’un de l’autre ; et, après avoir été longtemps ainsi, se regarder mutuellement et dire quelques paroles entrecoupées et sans ordre. [400) […]

Et l’âme s’élance avec une vigueur amoureuse, comme une personne qui se jette avec force et impétuosité dans la mer qui, par la force et roideur dont elle s’y est lancée, va toujours au fond et ne paraît plus sur la surface de l’eau et ne vient plus au rivage. Ainsi l’âme se jetant dans Dieu, elle s’y noie et enfonce toujours davantage. Et comme cette personne qui se serait ainsi jetée dans l’eau ne verrait et et ne sentirait que l’eau, aussi l’âme ne voit plus que Dieu, ne touche et ne sent plus que Lui, mais dans lui-même et par lui-même, et non plus par le moyen des créatures comme elle faisait auparavant […][402]

[…] Voilà donc comme de cette sorte oraison l’âme ne voit point Dieu : seulement elle le sent et le touche.  Il ne lui fait point connaître que ses services lui sont agréables, et il semble qu’elle soit toute seule aimante, qu’elle n’est pas aimée ou du moins n’a-t-elle pas de signe de cet amour. Ainsi elle demeure privée des connaissances qui lui pouvaient donner plus de satisfaction. Toutefois, comme elle n’en peut avoir de plus grande que d’être dans l’état que Dieu la voudra mettre, mettant son souverain contentement à faire en tout sa sainte volonté, elle ne se trouble pas, souffrant cette privation en grandes paix et résignation, ayant cette confiance que Dieu ne l’a pas abandonnée pour cela. [405]

Il existe une forme d’oraison qu’elle a eue rarement :

L’âme se sent recueillie de toutes ses puissances dans un respect profond et extraordinaire […] en cet état, il se fait un si grand calme dans l’âme, dans le corps, dans toutes les passions et appétits, qu’elle ne sent rien qu’un sentiment de paix qui la remplit avec tant d’abondance qu’il semble  qu’elle aille fondre d’un excès de paix. Mais cela ne dure jamais plus d’un quart d’heure, et souvent bien moins. [414]

Plus  généralement,

Il n’y a point de travail d’esprit dans toutes ces sortes d’oraison […] où l’on ne se lasse point à force de raisonnement, car l’on n’en fait point […] L’on ne fait que d’y aimer, et l’amour bannit la peine et exerce les actes de toutes les vertus. L’on n’y garde ni point, ni règle ; tout cela se fait dans une confusion bien réglée et bien ordonnée, puisque c’est Dieu et l’amour qui l’ordonnent. L’âme y est tellement transportée et tirée hors de soi, qu’elle ne sait ce qu’elle fait, ni ce qui se fait, ni ce qui se passe en elle. [415]

Elle parle de la prière pour autrui :

L’âme ne prie point pour qui, quand, ni pour ce qu’elle veut. (Aussi n’aimé-je point à promettre cela à ceux qui se recommandent à mes prières, parce que cela ne dépend pas de moi. Je fais ordinairement quelques prières vocales pour m’acquitter de tout cela.) Mais il y a des choses et des personnes pour qui elle [l’âme] a des attraits dans l’oraison, qu’il semble que comme un autre Jacob elle lutte corps à corps avec le bon Dieu, lui disant : « Je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez bénie [Gen. 32, 27] : je ne vous laisserai point que vous ne m’ayez donné ce que je vous demande. »

J’ai été un temps que par ces attraits je connaissais l’évé­nement des choses. Mais depuis que Dieu m’a ôté toutes les lumières, je ne connais plus quels effets ont mes prières, ni pour moi, ni pour autrui. [445]

Après 1655, la trace de Claudine Moine se perd.

 

 


La béguine Marie Petyt (1623-1677)

 

Maria Petyt fut la célèbre dirigée de Michel de Saint-Augustin, l’un des bons disciples de Jean de Saint-Samson[103] : le lien exceptionnel vécu au sein  des Grands Carmes se poursuivit donc sur une troisième génération, laïque cette fois-ci, puisque Marie adopta le mode de vie des béguines à Gand. Ce fut une chance immense pour elle de rencontrer ce mystique accompli qui sut la reconnaître et la délivra de pratiques inadaptées qui empêchaient son épanouissement intérieur.

 Ecrit à la demande de son père spirituel, son témoignage[104] a été partiellement traduit en français[105], ce qui nous permet de goûter sa qualité unique. Sa Vie nous donne un compte-rendu véridique, pénétrant et réaliste de sa trajectoire mystique : partant de la folie de l’ascèse propre à son temps, passant par des angoisses et des difficultés psychologiques autant que spirituelles, elle fut conduite à une plénitude de grâce qu’elle partagea autour d’elle. Marie est la preuve qu’une vie béguinale parfaite a existé bien après les grandes figures des Hadewijch I et II [106].

Née aux Pays-Bas espagnols d’une famille aisée de commerçants, elle reçut une bonne éducation chrétienne. Toute jeune, elle recherchait la solitude pour prier et suivre sa « voix intérieure ». Elle entra à dix-neuf ans au couvent des chanoinesses de Saint-Augustin à Gand qu’elle dut bientôt quitter, sa vue déficiente la gênant pour chanter l’office :

(I, 24 :) [107] Je ne pouvais plus participer à la vie régulière et j’étais comme un membre coupé du corps  […] Cela dura environ trois semaines, en attendant que mon père vînt me chercher. Cette séparation […] me fut néanmoins fort pénible et réellement crucifiante ; d’autant plus que j’avais remarqué que certaines sœurs croyaient toujours que j’avais simulé afin de pouvoir sortir honorablement.

Dans le couvent régnait la folle ascèse habituelle du temps :

Peut-être certaines religieuses suspectaient-elles mes intentions à cause d’un détail qu’elles avaient remarqué dans ma conduite : j’avais en effet une peur instinctive, parfois manifestée, à la vue de certains instruments de pénitence tels que lanières, disciplines garnies de pointes, etc. Au début ces disciplines m’avaient causé un grand souci. J’avais peur de me les appliquer et ce n’est pas sans grands efforts que je réussis à surmonter cette aversion naturelle. Cela dura quelque temps, jusqu’au jour où je résolus de me donner vigoureusement la discipline, d’abord avec des orties, ensuite avec des chaînettes. Après avoir fait souffrir ma chair de diverses façons, j’en arrivai à me haïr moi-même et ainsi disparut la peur que j’avais eue. Je n’éprouvais plus guère d’aversion pour les disciplines ; mais sans doute les religieuses gardaient l’impression que je leur avais faite au début. Dieu l’avait ainsi voulu et cette disposition providentielle devait lui permettre d’accomplir sa volonté dans la suite.

(I, 26 :) Et tandis que j’étais dans cette indécision, Dieu éclaira mon âme comme d’un rayon lumineux. Il m’incitait à me jeter dans ses bras paternels, comme une enfant, à l’aimer comme une enfant et n’avoir recours qu’à Lui seul. Ce rayon de la grâce opéra immédiatement son effet dans mon âme et je me sentis aussitôt revigorée et fortifiée en Dieu. Toutes mes peines et mes tourments disparurent. Rien de ce qu’on pouvait me faire souffrir ne me touchait plus.

Puis elle trouva asile au petit béguinage de Gand, dont elle ne supporta toujours pas les pénitences corporelles. De plus, son directeur spirituel eut l’initiative inopportune de vouloir la mettre en oraison passive sans attendre que la grâce l’y pousse. Elle tentait donc d’établir le vide par la force, empêchant la libre circulation de la grâce. Heureusement, elle finit par comprendre son impuissance :

 (I, 28 :) J’avais pris tellement l’habitude de me mortifier quant à la vue que certaines béguines demandèrent à la Grande Dame [108] si j’étais aveugle. Elles ne m’avaient jamais vu lever les yeux. Parfois, pour mortifier ma vanité, mon confesseur me donna l’ordre de froisser et de chiffonner ma belle guimpe ou de frotter de craie mon voile noir, etc. Quant aux pénitences corporelles, celles-ci étaient assez rudes étant donné ma complexion assez faible et ma jeunesse. Je n’avais pas vingt ans. Pendant six semaines il me fit prendre la discipline une fois par jour. Pour le surplus, nuit et jour, je devais porter autour du corps des ceintures garnies de petites pointes. Cela me faisait très mal surtout lorsque je prenais mes repas et que le corps gonflait. […]

À cette époque j’éprouvais souvent de grandes difficultés pour combattre le sommeil qui me prenait lorsque j’étais à l’oraison ou à l’église. C’est que je dormais très peu la nuit à cause de mes instruments de pénitence dont j’ai parlé déjà : malgré tous mes efforts pour résister au sommeil, il m’arrivait de m’endormir le front au sol à l’église ou dans ma chambre. Je dormais debout ou en marchant ; et cela m’était un véritable tourment.

Lorsque j’eus acquis une certaine assurance dans cette pratique au point d’y sembler bien établie, sa révérence me conseilla d’abandonner de plus en plus toute activité propre pour arriver par degrés à me contenter d’une foi nue en la présence divine et d’une conformité de volonté tournée vers Dieu. Dans les débuts cette pratique me fut fort difficile et j’y trouvais peu de goût. Il m’était dur d’être sevrée de la douceur des consolations intérieures sensibles. Car en même temps notre Seigneur avait commencé de me placer dans un état de sécheresse, d’obscurité, de souffrances intérieures, de pauvreté et d’abandonnement spirituel. Cet état de mon âme a duré un an environ.

[Cette nouvelle pratique me coûtait aussi] parce que je n’étais guère habituée à me tenir intérieurement attentive à Dieu une façon si dépouillée, simple et purement spirituelle. Je ne connaissais pas encore l’accès au désir de l’esprit. Toujours fort mêlé à ce qui relève des sens, l’esprit ne percevait rien qui ne fut mélangé de sensibilité, de goût sensible. Je restais pour ainsi dire entièrement enfermée dans ma propre personne. C’est pourquoi l’oraison et la pratique de la présence de Dieu par la foi nue me paraissaient si difficiles et dures et sans saveur aucune. Il m’arrivait d’être très fatiguée de lutter contre mes pensées, de tâcher de les réduire au silence, de les supprimer ou de les oublier. Parfois les distractions et les pensées importunes me submergeaient créant en moi un réel vacarme. Les sens eux-mêmes se déchaînaient et se dispersaient comme des bêtes sauvages ; et je ne parvenais plus à les faire taire ou à les reprendre en main, si ce n’est parfois après avoir longuement prié.

(I, 44 :) Ce fut en réalité par un dessein providentiel de Dieu que je fus ainsi placée dans un état de sécheresse malgré l’ardeur de mes désirs et la générosité de mon application. Dieu voulait me mortifier à fond pour me conduire ainsi à la connaissance fondamentale et à la méfiance de moi-même. Jusqu’à présent j’avais beaucoup trop compté sur mes propres forces pour acquérir les vertus et les grâces spirituelles. Je m’étais comportée comme si tout cela pouvait s’obtenir à force d’application et de travail actif. Le fait d’éprouver le contraire me donna une grande méfiance de moi et je confessai volontiers mon impuissance à tout bien, si mon Bien-aimé ne daignait lui-même mettre la main à l’ouvrage. Je comprenais maintenant que ni celui qui plante ni celui qui arrose ne sont rien, mais Dieu seul donne la croissance ; et j’ai su qu’il est vain de se lever avant le jour si la grâce divine ne prévient, n’accompagne et ne suit.

(I, 45 :) Ces sentiments de jalousie que je ressentais en voyant d’autres, plus favorisées de grâce, m’étaient particulièrement pénibles, car je voyais parfaitement qu’ils étaient contraires autant à la raison qu’à l’amour fraternel. Malgré les efforts que je faisais en tâchant de cultiver et de mettre en œuvre la vertu contraire, je ne parvenais pas à surmonter ces mouvements spontanés. J’étais forcée de me placer dans un état d’acceptation silencieuse et de passive soumission au bon vouloir de Dieu, dans l’attente qui lui plût de me débarrasser de cet amour-propre. Cette tentation causa en moi une humiliation extrême dont il résulta un réel dégoût de moi-même. Je ne pouvais plus me supporter.

Elle avait beaucoup de doutes sur toutes ces pratiques :

 (I, 101 :) Il m’était venu une grande tristesse et j’éprouvais une réelle aversion de notre genre de vie. Il me semblait impossible d’y persévérer jusqu’à ma mort. Cette perpétuelle solitude surtout et ce silence étaient devenus insupportables. Quand je me rendais à notre cellule, de terreur mes cheveux se dressaient sur ma tête. […] J’avais au plus haut degré le doute que notre genre de vie pût réellement plaire à Dieu. Je doutais que Dieu m’eût appelée à cette façon de vivre, puisque ma nature y éprouvait une telle répugnance. Il me semblait que tout ce qui m’y avait poussée et déterminée n’avait été que pure erreur et tromperie.

Elle s’établit alors avec une amie dans une maison pour y vivre selon une règle inspirée du Carmel donnée par son confesseur ; elle fait profession de tertiaire du Carmel. Heureusement a lieu une rencontre capitale : le Grand Carme Michel de Saint-Augustin va la délivrer de ces pratiques qui lui font du mal, et la dirigera pendant trente ans. Il sauvera sa biographie et ses lettres. Voici comment elle décrit sa délivrance et sa relation avec ce père spirituel :

(I, 47 :) Les enseignements qu’il me proposait tendaient tous à ce seul point : faire place à la grâce divine en purifiant, en vidant l’homme intérieur, en le purgeant de tout esprit de vaine possession.

 (I, 48 :) Afin de me faire acquérir plus de constance et de facilité dans la pratique de cette doctrine, mon confesseur m’enseigna la sainte liberté de l’esprit. […] Il me dit que par la simplicité d’esprit je devais tâcher de progresser tellement que j’en arriverais à ne plus même faire attention à mon état intérieur ni au travail qui s’opérerait en moi, ne sachant plus si la nature était ou non dans la souffrance. Hors Dieu, je ne devais m’arrêter à rien, ne m’appuyer à rien qu’à lui seul. Je devais m’efforcer sans cesse de surnager comme un certain oiseau, me disait-il,  qui bâtit son nid sur les eaux et y demeure en sécurité soit que le flux le soulève ou que le reflux l’abaisse, sans s’inquiéter du mouvement des eaux […] Cette comparaison fut pour moi un trait de lumière. Elle me fit comprendre qu’il faut bâtir son nid en Dieu et sur sa volonté sainte. C’est là qu’on doit se tenir sans bouger, sans s’inquiéter du flux et du reflux de la grâce. Indifférent à tout ce qui est au-dessous, l’âme tâche de surnager sans cesse, par un mouvement intérieur d’amour. Toute créature et tout ce qui n’est pas Dieu, il faut le considérer comme une eau mouvante qui s’écoule et fuit, et à laquelle il n’est pas possible de s’appuyer à demeure. Cette comparaison et quelques autres restèrent fixées dans ma mémoire pendant deux ans et j’en ai tiré grand profit.

[Elle lui demande de la prendre en charge :] Mais comme il voyait bien que j’y tenais et que mon zèle était si grand pour suivre son esprit, il se sentit intérieurement porté à accepter cette charge. Il consentit donc et me permit de lui écrire une fois tous les quatre mois pour lui rendre compte de ce qui s’était passé dans mon âme pendant ce temps. Il m’imposa cependant de le relater en peu de mots. […] Mon esprit se stabilisait assez bien. La sensibilité, (50) la tension et les affections de l’âme ne se fixaient guère sur des sujets divers et ne s’éparpillaient pas ici et là. Aussi me fut-il possible de poursuivre avec plus de vigueur et exclusivement l’Unique nécessaire. Quoique j’en eusse parfois fort envie, je renonçai à satisfaire ma curiosité par la lecture de toutes sortes de livres spirituels ; et je m’en trouvais fort bien. […] La lumière divine croissait considérablement et me permettait de mieux découvrir la présence de mon bien-aimé en moi et dans toutes les créatures. Je les voyais comme saturées de son Être.

Elle s’aperçoit que son père spirituel lui est présent à chaque instant :

(I, 51 :) [Son soutien fut] efficace pour me soutenir et me conduire dans le chemin de l’esprit. En effet partout où je me trouvais, je croyais toujours voir mon père spirituel présent au côté de mon Dieu. Cette présence provoquait en moi un grand respect et une grande réserve en toutes circonstances. […] Toutes les instructions qu’il m’avait données jadis paraissaient alors d’une façon si claire qu’elles semblaient m’être adressées à l’instant même. Bien plus : je comprenais, je saisissais leur sens profond beaucoup mieux qu’auparavant. Je dois à la vérité de dire que j’ai été souvent assistée de cette manière, encouragée et consolée autant et même plus que si mon père spirituel avait été physiquement présent. J’ai joui de cette faveur pendant environ sept ans, si j’ai bon souvenir ; jusqu’au temps où vraisemblablement je commençais à acquérir une certaine stabilité de l’âme et quelque expérience de la vie intérieure et de sa pratique.

Cette présence de mon père spirituel au côté de notre Seigneur me semble avoir été une certaine impression dans la mémoire et dans l’intelligence. On pourrait l’appeler une image intellectuelle. Elle était très simple et presque entièrement spirituelle. Elle ne s’alourdissait jamais de mouvements naturels, n’entraînait ni multiplicité, ni affection sensible, ni sympathie humaine, comme il arrive souvent dans les débuts, surtout quand il s’agit d’une personne dont on reçoit beaucoup de secours et que l’on chérit de tout son cœur en Dieu.

En 1657, elle s’installe à Malines, dans une maison proche des carmes. Elle est toujours dirigée par Michel de Saint-Augustin. Avec d’autres femmes spirituelles se crée une communauté qui vivra d’une manière très retirée.

Dans les comptes-rendus qu’elle donne au père Michel, voici comment elle décrit son écriture sous l’empire de la grâce:

(I, 56 :) Tout ce que j’écris m’est dicté au moment voulu, phrase par phrase, d’une manière étonnante. Mon cœur demeure dans la simplicité et le calme ; et les sujets se présentent à point nommé : « ceci et rien de plus ». […] Il me vient à la mémoire tout juste ce que la plume peut transcrire tant que le loisir me le permet  […] Avant comme après, je n’y pense pas. Quand je vais commencer d’écrire, mon cœur en est totalement détaché et la plupart du temps je ne sais pas ce que je vais écrire. Puis lorsque je prends la plume, tournant vers Dieu un regard d’amour, tout m’arrive à la mémoire petit à petit, même ce qui s’est passé il y a très longtemps et à quoi je n’avais plus pensé depuis des années. Quand j’écris, je me comporte d’une façon plus passive qu’active. C’est comme si j’écoutais quelqu’un qui me dicte et m’inspire ; et quand bien même j’aurais écrit pendant plusieurs heures d’affilée, je ne ressens aucune fatigue. Au contraire de ce qui m’arrive dès que je suis forcée d’écrire sur d’autres sujets.

Selon A. Derville, « elle égale sainte Thérèse d’Avila dans la description des répercussions de la grâce sur sa psychologie »[109]:

(I, 121 :) Je crois avoir fait surtout des progrès dans la connaissance foncière de mon propre néant. La médiocre estime que j’avais et la défiance de moi-même se sont accentuées, et ma confiance en Dieu seul s’est considérablement accrue. L’humilité est devenue plus profonde et sa pratique plus constante. La pureté du cœur et la pauvreté d’esprit ont bien augmenté. Il me semble que mon esprit s’est dépouillé davantage de toute attache, de toute inclination, de toute affection pour les créatures, même pour les créatures de l’ordre surnaturel.  

 (I, 125 :) Quand approcha la fin de cet état dont je viens de parler, je me trouvai placée non dans l’obscurité ni non plus dans la lumière. C’était comme une aube, entre la nuit et le jour. Il faisait à moitié clair, à moitié obscur. Cependant cette lumière était pauvre et ce n’était pas elle qui me poussait à faire ou à omettre ce que Dieu voulait ou ne voulait pas. Seule la lumière de la raison naturelle m’y poussait ; et cette lumière est obscure. Elle suffisait cependant à me montrer en temps voulu ce que mon Bien-aimé voulait me voir faire ou ne pas faire. […] Il semble d’ailleurs presque impossible et contradictoire dans les termes qu’une âme, quant à la sensibilité, soit abandonnée et privée de toute influence divine et de toute tendance au bien, mais qu’en même temps, quant à la partie supérieure (qui est purement spirituelle, qui est l’être et la substance de l’âme) elle reste habituellement orientée vers Dieu et les choses divines, sans être le moins du monde, me semble-t-il, inclinée vers le créé ou dispersée dans des objets créés. […]

C’est à ce va-et-vient des puissances qui s’évadent que se passait pour moi le temps de l’oraison. Aussi n’avais-je jamais le sentiment d’y récolter quelque fruit appréciable de simplicité, de silence du cœur, de rapprochement de Dieu. Pourtant je ne me sentais pas éloignée de mon Bien-aimé. Je me savais avec lui ou tout au moins assez près. Mais cela se passait dans l’obscurité. Je ne le voyais pas d’un regard clair de la foi. J’étais dans la situation de quelqu’un qui se trouve dans une chambre avec un ami lorsque soudain toute lumière s’éteint. Il ne se croira pas pour autant séparé de son ami. Il ne doute pas de sa présence quoiqu’il ne puisse plus le voir. Il attendra avec patience que la lumière se rallume pour pouvoir regarder son ami comme il le voudrait. Cependant, malgré l’obscurité qui s’est faite, il lui reste possible de converser avec son ami et de traiter avec lui comme auparavant. Il y aura simplement un peu moins de satisfaction et d’agrément. C’est ainsi que mon âme se comporte avec son Bien-aimé lorsque celui-ci se cache dans l’ombre. Elle traite avec lui comme s’il était là. Car si le regard clair de la foi sensible ne lui montre pas son Bien-aimé, elle sait cependant, par la foi nue, qu’il est présent.

La lumière divine m’a enseigné et montré la voie d’une plus grande pureté encore, en ce sens que la consolation et la douceur que je goûtais à faire la volonté de Dieu, il ne fallait pas s’y reposer ni s’y attacher. J’ai compris que je ne devrais jamais m’arrêter à cette saveur, pas même un instant. Même en ceci il faut refuser cette satisfaction donnée à la nature et cette subtile nourriture qui la maintient en vie. […]

Si, au cours des années précédentes, je me suis élevée dans la connaissance de la pureté intérieure, de l’élévation du cœur, des ascensions de l’esprit vers Dieu, et si j’ai gravi ces échelons sous l’impulsion d’un amour brûlant et par diverses considérations, maintenant au contraire il me semble descendre les marches et m’enfoncer, et sombrer ; mais non pas dans les créatures ni dans les sens ni dans la nature. Par une vue sans cesse renouvelée d’un anéantissement plus complet, je descends dans la connaissance fondamentale de mon indignité. Si bien que du plus profond de mon cœur monte vers mon Bien-aimé cette supplication qui exprime ce qu’il y a de plus vrai en moi : « Seigneur, détruisez-moi, car je ne suis pas digne de vivre, d’être comptée au nombre des créatures de vos mains. »

(I, 132 :)  On voit ainsi dans la nature que les brouillards s’accumulent au creux des vallées profondes. Mais quand le jour se lève et que le soleil commence à darder ses rayons sur la terre, il aspire le brouillard et l’attire au-dessus de la terre au plus haut du ciel. Ainsi de même les brumes de la grâce divine descendent habituellement dans les profondeurs des âmes humiliées. Parfois alors, le soleil divin aspire ces âmes et les élève au-dessus d’elles-mêmes, au-dessus de tout ce qui est d’ici-bas.

 (I, 133 :) Il m’a été mieux montré, intérieurement, comment il faut pratiquer cet esprit d’humilité, cet amoindrissement et anéantissement de mon moi. Cela doit se faire d’une manière plus élevée, plus dégagée d’images, en plus grande solitude et simplicité et profondeur. Cette pratique implique que l’on oublie immédiatement, instantanément et son propre moi et toutes les autres choses. Tout doit être, en un seul instant, absorbé par l’infinie grandeur de Dieu : comme une petite étincelle qui, lancée dans un brasier immense, y disparaît aussitôt et ne se voit plus. […]

Dans tout l’homme, tant intérieur qu’extérieur, il règne alors un grand et profond silence qui fait taire les puissances sensibles et rationnelles. Ce silence règne sur tout autant de l’oraison. Il est un doux repos, un sommeil d’amour en Dieu. Peut-être est-ce là cet état dont jouit l’épouse du cantique quand l’époux commande à toutes les créatures de ne point la réveiller avant qu’elle ne le désire. Ce repos en Dieu m’était le plus souvent donné lorsque j’avais eu à supporter de lourde charge ou à subir de pénibles difficultés. Mon être tout entier s’en trouvait alors réconforté, nourri, dans la joie.

Elle accède à un état sans image, ce qui l’inquiète au début, puis elle se met à vivre habituellement dans cette “simplicité essentielle” :

 (I, 144 :) Un jour de Noël je me suis trouvée dans une union à l’être sans image de Dieu. Je ne pouvais plus réfléchir à rien et mes puissances internes n’avaient plus d’autre opération que de s’immobiliser et de demeurer dans cette union. Il me vint alors comme une tendance à m’inquiéter parce que je me trouvais tellement privée de toute opération d’amour sensible. Je ne percevais en moi aucun mouvement d’admiration de Dieu ni d’humilité. Aucune connaissance, aucune considération au grand mystère que l’Église propose à notre méditation. […]

La contemplation ardente s’opère par le recueillement, un éloignement et une séparation de toutes choses, etc. Mais la fruition essentielle opère de toute autre façon. Il n’y est plus question d’introversion ou d’extraversion : elle est simple. Elle est forte et non tendre comme l’autre. Elle possède aussi une plus grande liberté et domine les choses créées parce que les sens et les autres puissances ne la contrarient pas et n’empêchent plus la contemplation constante, l’adhésion à Dieu et la fruition. Les sens et les puissances sont à ce point réunis dans l’esprit et unis à lui qu’ils n’ont plus avec lui qu’un même objet.

(I, 145 :) Placée dans cet état, l’âme n’est pas soulevée au-dessus des sens ou retirée au-dessous d’eux. […] Quand on se trouve dans cet état, il ne semble plus permis de pratiquer intentionnellement l’une ou l’autre vertu ni de méditer un objet distinct, pas même l’amour de Dieu. J’entends par là qu’il ne peut y avoir d’acte. Il ne faut pas non plus que ces choses soient présentes à la pensée dans une forme imaginative. […] Cela ne veut pas dire que l’âme ait été vidée de tout acte d’amour de Dieu ou qu’elle ne soit plus capable de pratiquer les vertus en temps opportun. Il ne lui serait pas possible de demeurer quelque temps dans cet état de simple fruition divine si toutes les choses ne se trouvaient pas essentiellement en elle, de la façon la plus parfaite ; et si, tout au moins pour le temps que perdure cet état, les vertus n’étaient pas pour ainsi dire incorporées à sa nature. […] La plus parfaite et nue simplicité, c’est cela : lorsque l’Un sans image est devenu le seul et unique objet pour une âme.

(I, 147 :) Mais l’état de simplicité essentielle dont je traite ici ne résulte pas d’un choix ou de quelque intention. L’âme y est beaucoup plus indifférente à tout et ne recherche pas ce qui pourrait être un indice de la volonté divine. Elle est beaucoup plus libre et détachée. Ni la crainte de Dieu ni celle de perdre son repos silencieux ne trouvent ici autant de place que dans l’autre état. La raison en est que cette solitude suit l’âme partout où elle va, quoique d’une façon moins intime et savoureuse, mais plutôt essentielle et simple.

Ici il n’y a plus, comme dans les autres états et pratiques, des élévations de l’esprit ou des retraites dans les profondeurs. L’âme semble simplement vivre en Dieu, respirer, reposer en lui, tout en demeurant au milieu des choses créées. Mais rien ne trouble son équilibre. Elle n’éprouve [pas] le besoin de se détourner de rien, de ne rien faire.

Elle décrit avec précision le passage à l’union avec « Dieu tel qu’il est », au-delà de tout état :

… mais quelque privée que je me sente de grâce sensible, d’amour sensible, de dévotion, etc., cela ne me tourmente en rien ni ne m’attriste. À peine y fais-je attention. Au contraire, lorsque, à l’improviste, me survient une réflexion sur cet état de privation, il jaillit dans mon esprit une certaine joie, un contentement et une paix intérieure. C’est que je me sens alors toute indigne des grâces et faveurs du Bien-aimé. Je considère que je ne mérite absolument rien de bon ; que cette privation me revient à juste titre. Je me sens totalement vide d’attente ou de prétention à la moindre grâce, comme si jamais encore je n’avais goûté et expérimenté quoi que ce soit d’exceptionnel en Dieu.

D’autre part cette joie intérieure, mais d’une pure et sincère tendance vers Dieu tel qu’il est, c’est-à-dire dépouillé ou non revêtu de lumière ou de quelque attribut. Car tous les attributs, quelques nobles et éminents et excellents, ne sont tout de même pas Dieu lui-même. Aussi faut-il les dépasser, les perdre en Dieu afin d’obtenir une réelle union avec Lui. En effet, tant qu’il reste dans l’âme ne fût-ce qu’un rien, une parcelle de sensibilité ou d’émotion, la moindre représentation ou forme de quoi que ce soit, ou quelque attache, cela crée un intermédiaire entre elle et Dieu. […]

Cette simplicité est telle qu’elle répugne à écrire :

 (I, 177 :) j’ai ressenti quelque trouble dans l’âme et un obscurcissement de l’esprit parce que la sainte obéissance me forçait à noter mes états intérieurs, ma manière de prier, les opérations de l’esprit, les illuminations, etc.  Cela, me semble-t-il, avait été commandé sans la moindre raison, car cet esprit était si peu de chose, si petites les grâces, si faibles les opérations de l’esprit en moi que tout cela ne valait pas une relation écrite. J’estimais que l’on se faisait de moi une opinion meilleure que ce qu’il en était en réalité. Je ressentais une répulsion à écrire ces choses parce que j’aimais m’attacher au repos en Dieu sans retour sur moi-même, sans remarquer ce qui se passait en moi, ce que Dieu y opérait. Et cette absence de réflexion et d’images, je craignais de la perdre par des notations écrites et de subir ainsi l’immixtion d’intermédiaires dans mon union d’amour avec le bien suprême, le Bien-aimé sans images.

Sur le couple humilité-amour :

Les deux extrêmes de l’amour et de l’humilité se conjuguent parfaitement dans l’âme qui en est favorisée : ils s’y trouvent également nécessaires l’un et l’autre pour tempérer et harmoniser leurs mutuels excès. Car l’amour sans l’humilité serait trop téméraire, trop ardent, sans prudence nécessaire. Il dépasserait facilement les limites permises. Et l’humilité, sans l’amour, serait trop timorée, trop peu libre. Mais quand ces deux vertus sont réunies, tout réussit, et l’amour et l’humilité se partagent l’un à l’autre leurs propres qualités.

Elle décrit différentes modalités d’immersion de l’âme dans le divin :

(I, 233 :) Après avoir été comblée pendant quelque temps de prévenances et de communications divines et d’avoir joui de confidences amoureuses du Bien-aimé, etc., il lui a plu de me replacer dans un état un peu moins élevé et moins exceptionnel. Ce fut un certain repos en Dieu, un silence, une sainte inaction, une très retirée solitude du sommet de l’âme dépouillée de toutes images ou formes dans l’obscurité de la foi, afin de contempler ainsi et sans cesse Dieu dans un regard simple et nu de la foi.

Mon Bien-aimé m’a fait expérimenter un autre mode encore d’union. Celui-ci est tout différent de ceux dont je viens de parler. Cette rencontre de l’époux et de l’épouse commence par une contemplation, par une perception de l’infini de l’être divin sans mesure. Dans cet infini de Dieu, mon âme se trouve absorbée, immergée. […] Elle sent, elle sait avec certitude qu’elle repose en Dieu, en son Tout, en son origine et sa fin d’où elle s’est écoulée et où elle reflue, espérant pouvoir y reposer éternellement. L’âme se tient immobile et coite […] Le calme et le silence sont tels que l’époux et l’épouse semblent être seuls au monde. J’éprouve alors en toute réalité ce qui est écrit de l’âme aimante : « Je la conduirai dans le désert et là je parlerai à son cœur » [Osée 2, 14]..

(III, 31:) Toutes ces opérations de l’esprit se développent dans un silence, un mystère, une élévation d’esprit vraiment admirables. Elles s’ordonnent en grande simplicité, l’une suivant l’autre, sans que l’on sache comment, tant l’âme est prise et absorbée. […]

Cette immersion, cette disparition, cet anéantissement en Dieu ne se produisent pas à la suite d’un ravissement d’esprit ou par une surélévation, comme je l’ai dit autrefois. Il s’agit ici d’une chute au plus profond de mon fond, en parfait recueillement et silence des puissances. Ce silence et ce recueillement sont tels qu’aucune des puissances de l’âme ne peut plus agir de quelque manière, car le moindre de leurs mouvements retarderait le total anéantissement requis pour être transformée et unifiée d’esprit en Dieu. Tant qu’il reste un mouvement ou une activité propres, si minimes soient-ils, l’âme demeure en elle-même. Mais lorsque Dieu, tout soudain, prend possession de l’âme et l’absorbe, il suspend aussi les puissances et leurs opérations tant que durent l’union et la transformation. Aussi l’âme n’a-t-elle aucune difficulté à les réduire au silence.

Mais lorsque l’attraction du Bien-aimé se fait un peu moins puissante, l’âme peut intervenir quelque peu. Avec une adresse toute spirituelle, elle tâche de s’enfoncer dans son néant ; et lorsqu’elle y parvient, anéantissant tout ce qu’en dehors de ce Rien elle pourrait comprendre, percevoir, découvrir ou éprouver, son fond réduit au Rien se trouve enlevé et possédé par Dieu. […]

Sachez, révérend père, qu’un feu d’amour brûle très doucement dans le cœur et qu’en s’étendant il attire à lui ce que l’esprit d’amour actif lui signale  afin d’y être purifié dans son brasier. Ce qui se passe très secrètement, paisiblement, sans que les puissances sensibles participent.

(III, 36 :) Mais parfois, lorsque l’esprit d’amour agissant est destiné à attirer certaines âmes pour les purifier de quelque défaut, imperfection, etc., toutes les puissances de l’âme semblent agir : l’intelligence pour comprendre la mission de l’esprit d’amour, la mémoire pour s’en souvenir, la volonté pour supporter et le prendre à cœur, etc. […] Mais tout cela se fait en très peu d’instants, puis tout rentre dans le recueillement et la solitude du fond de l’âme où le feu d’amour poursuit silencieusement l’œuvre de purification. […] L’âme reste alors immergée en Dieu.

 (III, 66 :) (le 15 novembre 1672) Le soir avant de me coucher l’esprit d’amour actif cessa d’opérer en moi et en même temps aussi l’esprit de prière silencieuse. Je me suis trouvée pauvre, abandonnée, sans lumière, bannie du Palais royal comme une misérable mendiante. […] Je crois avoir été avertie ainsi de donner moins d’importance et de liberté à l’esprit d’amour agissant et de m’en tenir, comme je l’avais fait déjà, à l’esprit de prière en simplicité et solitude qui est plus constant et plus parfait.

 (III, 84 :) Actuellement la façon de prier pour telle ou telle chose ou pour quelqu’un […] doit se faire uniquement lorsque je vois qu’il veut me voir prier à cette intention, et rien de plus.

Il m’est appris à recevoir cette lumière divine d’une manière toute passive. Je la laisse monter par elle-même. J’en jouis sans y apporter la collaboration de l’esprit naturel ni aucune spéculation de la pensée. Car les pensées sont toujours accompagnées par la fantaisie qui crée aussitôt les images. Et celles-ci ne sont pas tolérées dans cet état. Il faut au contraire une tranquillité et une simplicité suréminentes. La moindre pensée, la moindre réflexion faite sur cette lumière sont de trop…

À un autre moment, j’ai perçu une lumière plus éminente encore. Elle m’attirait et me conduisait dans une profonde solitude, dans un désert de l’esprit. […] J’ai appris comment il faut fuir les sens internes et m’en tenir très éloignée en m’enfonçant dans une profonde solitude. Là mon Bien-aimé parlera à mon cœur. Il me fera comprendre et exécuter sa volonté. […] Mais il faut pour cela que je me garde libre de tout trouble et de toute collaboration des puissances inférieures et même d’une certaine façon, des supérieures, surtout de la raison. Car je remarque ceci : lorsque la raison commence à saisir quelque lumière concernant certaines choses, elle entre en travail avec trop de vivacité et elle communique ses connaissances aux autres puissances, imaginatives, concupiscibles, irascibles, etc. […] Ces puissances sont par là invitées à prêter leur collaboration imparfaite de pétulance et d’émotions. […]

Voici un magnifique billet daté du 27 juin 1671 :

 (IV, 11 :) Je contemple Dieu dans une obscurité, dans une ténèbre à l’intérieur de mon fond. Toutes les puissances de l’âme sont dans un paisible repos et dans le silence. Cette contemplation s’opère par un simple et ardent regard de l’âme. Ce regard est bien plus passif qu’actif. Tout ce que je reçois dans cette oraison se réduit à nier ou à ignorer ce que l’esprit naturel peut connaître et savoir de Dieu. Et l’âme sombre dans l’abîme caché de l’Etre inconnaissable, se perdant elle-même dans cet Etre avec tout ce qui la touche. Par cette perte et disparition dans le Tout, l’âme devient une avec ce Tout.

Elle adresse une dernière lettre à son père spirituel :

 (287 :) [110] la parfaite pauvreté d’esprit que, depuis quelque temps, l’Aimé semble avoir implantée en moi, me paraît être le siège de l’amour où le très pur amour de Dieu repose et se maintient.  

Suit une relation des derniers jours par Michel de Saint Augustin : 

Et cependant elle dut encore attendre sur le seuil de la mort et y souffrir une dernière maladie et une nuit obscure de son âme. Tout le temps de cette maladie, malgré les maux atroces, elle demeurait joyeuse et amicale pour tous et surtout pour les sœurs de la maison. Elle les encourageait de bonnes instructions et leur témoignait sa gratitude pour leurs soins. Un jour comme lentement approchait l’heure de la mort, elle dit au révérend père Marius de saint François, sous-prieur : « On dit que les gens se trouvent dans la peur, anxiété et tentation lorsque la mort approche. Dieu soit loué, je ne connais pas les tentations et intérieurement je suis toute tranquille et en paix ». Mais ensuite rappelant le révérend père, elle s’accusa d’avoir en toute simplicité prononcé ces paroles présomptueuses.


5. Mystiques d’ailleurs

 

Nous nous sommes limités jusqu’ici au seul domaine catholique français à cause de sa richesse exceptionnelle. Mais pour respecter quelque peu le titre général d’Expériences mystiques en Occident, nous allons esquisser maintenant le paysage qui entoure ce jardin de langue française en évoquant quelques figures parmi les nombreuses qui vécurent outre-Rhin, dans les îles britanniques, dans le monde juif. Quelques noms sont incontournables dont nous ne pourrons donner que quelques citations.

Les conditions sont  différentes entre terres catholiques et terres réformées : les traces de la vie mystique, que l’on peut supposer également distribuée dans l’humanité, sont inégalement  préservées de part et d’autre. En Italie et en Espagne,  l’expression de la vie intérieure est surveillée par l’autorité implacable du roi, du pape et de l’Inquisition ; la classe bourgeoise, condition de la culture et de la liberté de pensée, n’existe pratiquement pas. Au contraire en France on peut encore se débrouiller pour jouir d’une relative liberté : malgré la censure royale, les bourgeois sont cultivés donc indépendants d’esprit ; les enceintes conventuelles sont le lieu de la formation des novices et attirent les tempéraments mystiques ; les confesseurs sont obligatoires et étouffent souvent les âmes, mais, quand ils sont bons, ils demandent des comptes-rendus qu’ils préservent ou même éditent : la « bonne Armelle » fut publiée par son confesseur jésuite, Marie de l’Incarnation du Canada par son fils bénédictin, Marie des Vallées par Jean Eudes. Les riches bâtiments religieux contiennent des bibliothèques : même quand les vieilles structures disparaîtront, leurs rayonnages conserveront mieux les précieux manuscrits que les fonds privés. On peut donc à propos des textes mystiques parler d’un miracle français sur quelques décennies.

Par contre, en terres protestantes, il n’existe pas de contrôle sur l’éducation, donc pas de recrutement religieux. Aucun confesseur n’est à la recherche d’un(e) dirigé(e) qui mettrait en valeur sa direction : les traces de vie mystique  ne sont pas encouragées. Les individus cherchent en leur âme et conscience, armés de leur bible. La vie intérieure n’est pas  favorisée mais le culte et l’étude de l’Écriture, qui ne sont plus que formalisme et dogmatisme, au grand dam de certains paroissiens.  Une réaction[111] va donc avoir lieu : outre-Rhin, le mouvement piétiste va mettre l’accent sur la prière individuelle ; au sein de l’Eglise d’Angleterre ont lieu des « réveils »[112], dont celui des « quakers ». On parlera de dissidents de la « troisième voie »[113]. Le lecteur pourra trouver des trésors chez les anabaptistes mennonites des Pays-Bas, les hussites ou frères moraves, les sociniens… à condition de connaître l’allemand.

Mais parlons tout d’abord du monde juif  car il est regrettable et faux d’opposer judaisme et mystique[114].

Mystiques juifs.

Un faible nombre de juifs vivaient en France sous la royauté : trente mille environ sous Louis XIV, répartis en « portugais » du sud-ouest (assez bien intégrés), « allemands » (plus ou moins misérables d’Alsace), « juifs du pape » avignonnais, enfin quelques centaines à Paris (ville qui ne connaissait alors que des juifs munis d’un laissez-passer[115]).  L’influence de la plus ancienne s’exerça en France par l’intermédiaire des hébraïsants. Au XVIIe siècle, elle ne déborda guère du domaine des idées, mais à ce niveau elle fut considérable[116].

La Kabbale est le nom donné à la mystique juive médiévale. Elle sera relayée au XVIIIe siècle par le grand mouvement hassidique né en Europe orientale.

La Kabbale

La Kabbale est redécouverte depuis un peu plus d’un siècle[117]. Le Zohar ou Livre de la Splendeur, attribué au rabbi Shimon bar Yohai (2e siècle), en constitue le joyau perpétuellement commenté[118] : Dieu est le « sans fin » (ein-sof), la création s’opère par contraction ou limitation de l’infini… La Kabbale n’est pas inhumaine : les mystiques juifs spiritualisent les textes bibliques, tel celui du Cantique, et célèbrent l’amour mystique[119].

La Kabbale s’est rapprochée de son environnement chrétien, par exemple par sa conception de la présence divine, et par là elle a pu l’influencer. L’idée de la Shekinah (présence divine) pourrait être un lien entre le judaïsme et le christianisme si on l’interprète comme une présence en suivant l’interprétation de Nahmanide (contre celle de Maïmonide pour qui la Shekinah n’est qu’un intermédiaire)[120].

La Kabbale fut reprise par des chrétiens, mais ces kabbalistes, mal acceptés de part et d’autre, furent le plus souvent ignorés. Pourtant, des croisements d’influences eurent lieu entre les deux traditions. Dès le Moyen Age, Ramon Lull (-1316) a pu être regardé comme le père spirituel des kabbalistes chrétiens ; le franciscain Roger Bacon écrit une grammaire hébraïque ; Nicolas de Lyre (-1340) se consacre à l’étude de l’hébreu et enseigne à la Sorbonne. Une kabbale chrétienne prit son essor lors de la Renaissance en Italie, ce dont témoignent, entre autres écrits, les 900 Conclusions (1486) de Pic de la Mirandole[121]. Pic influença Johann Reuchlin (-1522), qui sera en relation avec l’abbé bénédictin Trithème de Sanheim (-1516) et enseignera Œcolampade (-1531) et Melanchthon (-1560), le compagnon de Luther.

Le jeune Luther (1483-1546) espéra une conversion de juifs avant de se retourner violemment contre eux. Les liens se poursuivirent surtout de par le retour biblique protestant : Milton (-1674) connaissait l’hébreu tandis que les Puritains trouvèrent quelque analogie entre leur sort et celui de l’ancien Israël (l’analogie laisse des traces encore aujourd’hui).

Enfin, la Kabbale fut connue et reprise, partiellement, par le juif le plus illustre et le plus controversé du XVIIe siècle, Baruch Spinoza.

Baruch Spinoza (? -1677)

Son « panthéisme » et son rationalisme cartésien en firent aux yeux de ses contemporains l’ennemi premier des religions[122] : il ne pouvait y avoir de conciliation entre sa métaphysique et une conception religieuse juive traditionnelle personnaliste. Dans le domaine des idées, Spinoza provoqua une révolution des études bibliques en voulant les soumettre à la critique rationnelle et historique, comptant sur la raison pour connaître Dieu et non sur les doctrines des Eglises[123]. Cette critique très moderne de la Bible fut reprise par l’oratorien Richard Simon (-1722) qui fut condamné par Bossuet[124].

Spinoza fut chassé de sa communauté d’Amsterdam en 1656 et vécut à Rijnsburg de son travail de tailleur de verres optiques. Toute l’Europe des esprits libres vint le visiter, en particulier Leibniz.

Spinoza a pâti de sa condamnation par Bayle comme athée alors que, comme le montre le jésuite H. Laux  dans sa présentation des cinq premières définitions de l’Éthique, « on pourrait même dire que Spinoza ne parle que de Dieu »[125]. En effet, Dieu est un « être unique dont toutes les autres choses ne sont que des modifications », « Il ne crée pas, il produit, il est ce qu’il produit, de sorte que tout est Dieu ». Nous serions en présence d’une « expérience de paix intérieure par rapport à soi et de générosité vis-à-vis d’autrui », « mystique de pleine affirmation et d’intelligibilité ».  Voici en effet ce qu’écrivait Spinoza à Oldenburg :

[…] qui, enfin, ne peut gouverner ses désirs, ni les contenir par la crainte des lois, bien qu’il doive être excusé en raison de sa faiblesse, ne peut cependant jouir de la paix de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu, mais périt nécessairement. (Lettre 78). 

Sans doute la rationalité s’inclinait-elle pourtant devant une intuition plus profonde, dont se fait écho la Proposition 23 de l’Ethique [126] :

Proposition 23. L’esprit humain ne peut être absolument détruit avec le corps, mais il en subsiste quelque chose qui est éternel.

Scolie. […] il n’est pas possible que nous nous souvenions d’avoir existé avant le corps, puisque aucune trace n’en peut rester dans le corps, et que l’éternité ne peut être définie par le temps ni avoir aucune relation au temps. Mais néanmoins nous sentons et nous faisons l’épreuve [127] que nous sommes éternels. Car l’esprit ne sent pas moins les choses qu’il conçoit par l’entendement que celles qu’il a dans la mémoire. […] nous sentons […] que notre esprit, en tant qu’il enveloppe l’essence du corps sous l’espèce de l’éternité, est éternel, et que cette existence de l’esprit ne peut être définie par le temps ou expliquée par la durée.

Des mystiques d’outre-Rhin

Le Piétisme s’enracine dans l’héritage spirituel du Luthéranisme par un mouvement de piété qui se fait jour autour de 1600. Surgirent des auteurs attirés par la mystique au centre de l’Europe et tout particulièrement en Silésie[128] .

Johann Arndt (1555-1621)

« Père du piétisme » il déploie son activité en Allemagne du Nord et déplace l’accent luthérien mis sur la foi en la justification vers l’unio mystica, nouvelle naissance de l’homme intérieur[129]. Dans son Vrai Christianisme, il insiste sur

deux manières de chercher Dieu, l’une extérieure, l’autre intérieure. La première est la voie active, quand l’homme cherche Dieu ; la seconde est la passive, quand Dieu cherche l’homme […] Maintenant si l’homme pouvait de ses yeux corporels voir une telle âme en cette union, il verrait la plus belle créature du monde … car une telle âme est unie à Dieu, et par conséquent partage sa gloire, non par nature mais par grace.

Jakob Böhme (1575-1624)

Le plus connu est Jakob Böhme : fils de paysan, il ne fit pas d’études et devint le simple « cordonnier de Görlitz ». Mais ce chrétien fervent vécut une grande expérience en 1600. Voici comment il la décrit dans une lettre :

Jamais je n’ai nourri le désir de connaître quelque chose du Mystère divin, encore moins compris comment le chercher et comment le trouver […] avec sérieux je priai Dieu de me donner son Esprit Saint et sa grâce pour qu’il me bénît en lui et pour qu’il me conduisît, pour qu’il m’otât ce qui me détournait de lui, afin que je m’abandonnasse entièrement à lui […]

Dans cette recherche et dans ce désir qui m’animaient avec un sérieux extrême, […] la porte s’était ouverte devant moi, si bien qu’en un quart d’heure j’ai vu et j’ai su plus que si j’avais fréquenté l’université pendant de nombreuses années. Cela m’a grandement étonné, je ne savais pas ce qui m’arrivait, et alors, j’ai tourné mon coeur vers la louange de Dieu.

En effet, je vis et je connus l’être de tous les êtres, le fonds et le sans-fonds, également la naissance de la sainte trinité, l’origine et l’état originel de ce monde et de toutes les créatures par la Sagesse divine.[130]

Böhme a donc cru avec candeur qu’il avait connu “le fonds et le sans-fonds”: cet état a changé sa vie et il passera le reste de ses jours à l’expliciter par ses écrits.  Bien que respectable, cette expérience, si forte soit-elle, n’est pas mystique : un effleurement réel du divin fait mourir. Cette illumination, cette compréhension, si belle soit-elle, n’est pas l’irruption du divin dans l’humain, mais l’inverse : cette extase est celle, purement humaine, de l’intellect et de l’imagination créatrice qui surimposent leur activité sur la  réalité divine.

Ses écrits commencèrent à circuler, mais suscitèrent la colère du pasteur de Gorlitz : Böhme fut condamné à ne plus écrire. En fidèle obéissant, il ne recommencera qu’après 1619, laissant une oeuvre abondante : loin des concepts intellectuels, parfois obscure, elle est très admirable par l’ampleur poétique de ses visions, de ses mythes et de ses symboles.

Par la force de ses images, il a fécondé la pensée des philosophes jusqu’à l’époque moderne. Hegel lui-même a lu le témoignage rapporté par le disciple et biographe de Böhme, le médecin Abraham von Frankenberg (1593-1652). Voici comment il résume le récit de la célèbre vision suscitée par un pot d’étain[131] : « Il vit dans sa chambre, raconte-t-il, une ustensile d’étain décapé et « à l’aspect subit offert par l’aimable brillant jovien » de ce métal, il fut introduit … dans la lumière de l’essence divine … il sortit de la ville … gagna la campagne … sa vue pouvait pour ainsi dire pénétrer dans le cœur et dans la nature la plus intime de toutes les créatures … ensuite de quoi, pénétré d’une grande joie, il remercia Dieu et s’en retourna en paix chez lui. » A l’époque moderne, le philosophe Alexandre Koyré écrira son chef-d’oeuvre sur Böhme. Voici comment il analyse cette même vision : [Boehme a vu] “dans la lumière qui, invisible en elle-même, se révélait dans sa splendeur et son éclat en s’opposant, en se heurtant à la surface polie et opaque de l’étain, le vrai symbole de Dieu, de la lumière divine qui, pour se révéler et se manifester, avait besoin d’un « autre », d’une résistance, d’une opposition ; qui pour tout dire, avait besoin du monde pour s’y réfléchir, s’y exprimer, s’y opposer, s’en séparer[132]”.

Böhme eut également une grande influence sur le christianisme ésotérique (Louis-Claude de Saint-Martin), en particulier son thème de l’émergence du Dieu vivant  au sein de l’obscurité du sans-fond divin ; celui des correspondances entre Dieu, le monde et l’homme qu’il faut apprendre à déchiffrer, sera repris par l’anthroposophie de Rudolf Steiner. A notre époque, Böhme continue à fasciner le mouvement New Age.

Sandaeus (1578-1656)

Maximilien van der Sandt naquit à Amsterdam. Jésuite, il voyagea dans toute l’Europe. Il mourut à Cologne. Prédicateur et écrivain spirituel estimé, il est l’auteur de soixante-quinze livres denses, en particulier la ProTheologia mystica clavis[133], qui influencera Angelus Silesius. Cet ouvrage de fond se présente comme la “clef”donnant le sens des termes utilisés par les mystiques. Il comporte un large florilège de citations bien choisies. Son importance est considérable hors de France. Ce texte indispensable pour définir le vocabulaire mystique[134] reste à traduire en français.

Angelus Silesius (1624-1677) 

Silesius remerciait Dieu d’avoir lu Jacob Böhme ! De son vrai nom Johann Scheffler, il étudia à Leyde, où il devint l’ami de Frankenberg, médecin comme lui, qui venait faire éditer Böhme en Hollande. Leur amitié fut si profonde que Franckenberg lui lègua sa bibliothèque. Scheffler retourna en Silésie et, sous le nom d’Angelus Silesius, publia le Pèlerin chérubinique (1657, 1675)[135] : s’il s’inspire de l’Aurore naissante, le premier ouvrage écrit par Böhme, et des distiques de Czepko, un ami de Frankenberg, le fonds provient de Ruusbroec et de la Clavis (1640) du jésuite Sandaeus, dictionnaire de termes mystiques dont on possède l’exemplaire soigneusement annoté de sa main.

Il n’est pas certain que ses distiques traduisent une expérience personnelle[136], mais ils témoignent d’un génie métaphysique qui se rapproche de celui d’Eckhart :

Je ne sais pas ce que je suis, je ne suis pas ce que je sais : une chose sans être une chose ; un point et un cercle (I, 5).

… c’est Toi sans doute qui est Moi en moi : aussi je te rends à Toi seul, mon Dieu, la gloire (II, 180).

La déité est une source, tout provient d’elle ; et tout s’écoule de nouveau en elle : aussi est-elle également une mer (III, 168).

Quand tu amènes ton navire dans la haute mer de la Déité, heureux es-tu alors, si tu t’y noies (IV, 139).

Dieu n’aime pas la multiplicité, c’est pour cela qu’Il nous attire en Lui… (V, 149).

Homme, tout change de forme : comment donc peux-tu seul être toujours, sans un progrès, le même bloc de chair ? (VI, 33).

Silesius est important pour la pensée allemande : il a été très lu par les poètes et philosophes jusqu’à Heidegger.  

 

Catharina von Greiffenberg (1633-1694)

 

L’une des très grandes poétesses autrichiennes[137] :

 

Ce qu’il faut dire de Dieu, c’est lui-même qui l’insuffle.

L’art qui exalte le ciel appartient à son trésor.

Ce qui vise à l’honorer trouve sa source là-haut.

 

Sur le malheur, mer amère

Naviguer devient trop rude.

Je me jette par temps rude

En Dieu grand comme la mer .

 

Louée soit l’étoile fleur

Le noyau de la cerise ;

Qu’en jaillisse un tronc solide.

De la gratitude fuse

Bénédiction, sève et force :

Plus doux coulera la grâce.

 

 

Spener (1635-1705) fondateur du piétisme

 

Dans les milieux luthériens allemands, des fidèles,  insatisfaits de la seule lecture de la Bible et d’un culte réfrigérant, réclamaient davantage d’intériorité : c’est ainsi qu’autour du pasteur Philippe Jacob Spener, nommé Grand Prédicateur de Dresde en 1686, s’organisèrent des petits groupes de prière, les collegia pietatis, ressuscitant les assemblées des premiers temps chrétiens[138]. La morale pratiquée y était sévère : leurs critiques qui n’épargnaient personne, suscitèrent l’hostilité des mondains, en particulier du prince électeur de Dresde. Surtout, et cela nous intéresse davantage, ces groupes, que leurs adversaires surnommèrent les « piétistes », préféraient la spiritualité à la connaissance, la prière en privé plutôt que le culte public. Ils s’attirèrent donc l’opposition des Eglises officielles[139] et Spener fut obligé d’interrompre les collegia. En 1691, sa situation étant difficile, il se rendit à Berlin, invité par le futur Frédéric Ier de Prusse, tandis que la controverse était vive en Allemagne. Son influence devint cependant considérable, surtout à partir de 1694 quand fut fondée la faculté de théologie de Halle : son disciple A. H. Francke (1663-1727) en fait le foyer rayonnant du piétisme. Enfin en 1729, un édit de Frédéric-Guillaume Ier de Prusse stipule qu’aucun théologien luthérien ne pouvait accéder à un poste d’état sans avoir passé deux ans à Halle : le piétisme devenait ainsi religion de la cour.


Mystiques des îles britanniques

Les poètes “métaphysiques” anglais.

On regroupe souvent sous le terme de « poètes métaphysiques » les poètes anglais du XVIIe siècle dont l’inspiration est liée à la spiritualité[140]. Nous n’en citerons que deux, qui furent pasteurs, et reconnus saints par l’Église anglicane.

 

Georges Herbert (1593-1633)

 

Georges Herbert a été célébré en France par Simone Weil et par A. J. Festugière[141]. Sa mère, très cultivée, était amie de poètes comme John Donne. Herbert fit de bonnes études, mais après avoir côtoyé les honneurs de la cour, il préféra devenir le pasteur d’un petit village près de Salisbury. Il traitait ses paroissiens avec beaucoup d’amour. Il mourut de la tuberculose. 

 Ses deux grands thèmes sont Dieu et l’amour. Le poème que nous citons, Love, appartient au recueil The Temple (1633). Il peut être une réponse au Château de Kafka, car né d’une même angoisse :

Love bade me welcome : yet my soul drew back,

Guilty of dust and sin.

But quick-eyed Love, observing me grow slack

From my first entrance in.

Drew nearer to me, sweetly questioning

If I lacked anything.

 

A guest, I answered. worthy to be here.

Love said, You shall be he.

I, the unkind, ungrateful? Ah, my dear,

I cannot look on thee.

Love took my hand and smiling did reply:

Who made the eyes but I ?

 

Truth, Lord ; but I have marred them; let my shame

Go where it doth deserve.

And know you not, says Love; who bore the blame?

My deare, then I will serve.

You must sit down, says Love, and taste my meat.

So I did sit and eat.[142]

 

 

 

Thomas Traherne (1637-1674)

 

« Joyau de la prose mystique anglaise » pour Jean Mambrino, la prose poétique de Traherne n’a été redécouverte que récemment[143] : il avait donné ses manuscrits à son frère sans les signer et ils ont failli être perdus. Son œuvre resta inconnue de son vivant.

Né au Pays de Galles dans un milieu très simple, Traherne devint pasteur d’un petit village. Puis parallèlement il fut aumônier du Lord Gardien du Grand Sceau et précepteur de ses enfants.

Son expérience mystique est évidente, comme en témoigne  ce texte des Select Meditations[144] écrites en 1665 :

La première fois que je la vis, cette inépuisable compréhension de mon âme immortelle me saisit de ravissement et transporta mon esprit si intégralement que pendant la quinzaine qui suivit, je pus à peine penser   à quoi que ce soit d’autre, ni rien dire ou écrire d’autre. Comme un homme titubant de délice et d’extase, j’en parlais nuit et jour comme si toute joie du Ciel et de la Terre y était contenue. Car je voyais là réellement l’Image divine lumineuse et étincelante, je voyais là le fondement de l’excellence de l’homme et ce qui le rendait fils de Dieu. Jamais je ne pourrai en oublier la gloire.

Pour son amie Suzanna Hopton, il écrivit les Centuries of Meditations dont Jean Mambrino nous dit qu’elles « rayonnent d’une lumière, d’une musique presque issue d’un autre monde, à travers une prose où l’on entend comme un écho de l’innocence divine » :

Centurie I, 2 : … j’ai découvert que les choses inconnues exercent une influence secrète sur l’âme et, comme le centre de la Terre qu’on ne voit pas, l’attirent violemment. Nous aimons nous ne savons quoi et ainsi chaque chose nous séduit. Comme le fer est attiré à distance par l’aimant, d’invisibles communications existant entre eux, ainsi y a-t-il  en nous un monde d’amour pour un “je ne sais quoi” bien que nous ne sachions pas ce que cela peut être dans le monde. C’est par des modes invisibles de transmission que quelque Grande Chose touche nos âmes et que nous tendons vers elle. Ne vous sentez-vous pas mû par l’attente et le désir de quelque Grande Chose ?

Centurie I, 29 : Vous ne goûtez pas le monde comme il se doit tant que la mer elle-même ne coule pas dans vos veines, tant que vous n’êtes pas vêtus des cieux ni couronnés des étoiles, tant que vous ne vous percevez pas l’unique héritier du monde entier, ceci d’autant plus fortement que les hommes s’y trouvent, chacun d’eux, uniques héritiers tout comme vous. Tant que vous ne chantez ni ne vous réjouissez ni ne vous délectez en Dieu, comme les avares le font de l’or et les rois des sceptres, vous ne goûtez pas le monde.

Centurie I, 30 : Jusqu’à ce que votre esprit emplisse le monde tout entier, que les étoiles soient vos joyaux, que vous soyez aussi familier des voies de Dieu en tous temps que de votre marche ou de votre table, que vous soyez parmi les intimes de ce Rien nuageux d’où le monde est tiré, que vous aimiez les hommes de sorte que vous désiriez leur bonheur avec une ardeur aussi grande que le zèle employé à chercher le vôtre, que vous vous délectiez en Dieu d’être bon envers tous, vous ne goûtez jamais le monde. Jusqu’à ce qu’il vous soit davantage perceptible que votre domaine privé, et que vous soyez davantage présent dans l’Hémisphère que dans votre “chez vous”, considérant les gloires et les beautés qui s’y trouvent. Avant de vous rappeler que vous n’avez été créés que tardivement, et combien c’était merveilleux de venir [en ce monde]…

Centurie II, 66 : Cette fougue avec laquelle un homme s’éprend parfois d’une créature n’est qu’une toute petite étincelle de cet amour, égal envers tous, tapi dans sa nature. Nous sommes faits pour aimer : à la fois pour satisfaire l’impératif de notre nature active et pour répondre aux beautés [présentes] en chaque créature. Par l’amour nos âmes épousent les créatures et y sont soudées et c’est notre devoir, comme Dieu, d’être uni à toutes. Nous devons les aimer infiniment mais en Dieu, pour Dieu et Dieu en elles, c’est-à-dire [aimer] toutes Ses excellences manifestées en elles. Quand nous nous éprenons des perfections et des beautés de quelque créature, nous ne l’aimons pas trop mais nous aimons le reste trop peu. Jamais une chose au monde n’a été trop aimée mais bien des choses l’ont été de fausse manière : toutes l’ont été dans une trop faible mesure.

Centurie II, 94 : […] De même qu’aucun homme ne peut expirer plus d’air qu’il n’en inspire, ainsi aucun homme ne peut offrir plus de louanges qu’il ne reçoit de bienfaits pour les renvoyer en louanges. Car les louanges sont transformées et renvoient des bienfaits. Dieu désire donc tellement qu’on le connaisse, parce que Dieu, quand Il est connu, est tout Amour; et les louanges qu’Il désire sont le reflet de Ses rayons, qui ne s’en retourneront pas avant d’avoir été appréhendés. Le monde n’est donc pas seulement le temple de ces louanges et l’autel où ils sont offerts, mais le combustible qui les embrase et la substance même qui les compose. Ce qui vous sert d’autant plus puisqu’Il embrase en vous un désir que Dieu soit loué et vous conduit à vous délecter en tout ce qui le loue. De sorte qu’en même temps qu’Il  incite les vôtres, Il vous donne un intérêt pour les louanges des autres ; et c’est une vallée de vision, dans laquelle vous voyez, vue bénie, les louanges de tous les hommes qui montent et toutes les bénédictions de Dieu qui descendent sur eux.

En Écosse : Henry Scougal (1650-1678)

L’Écosse a eu un rayonnement bien supérieur à ce que l’on pouvait attendre d’un pays pauvre à la population clairsemée, situé aux confins de l’Europe (il en sera de même pour la Suède plus tard) : les noms de David Hume (1711-1776) et d’Adam Smith (1723-1790) illustreront le dynamisme d’un pays qui ne comptera qu’un peu plus d’un million d’habitants vers 1750.

Sa situation excentrée permit une évolution moins radicale qu’en Angleterre et facilita peut-être le maintien d’une tradition mystique liée au maintien d’une vie monacale encore médiévale. Une filiation de spirituels traverse le XVIIe siècle à Aberdeen, dont se détachent quelques figures épiscopaliennes remarquables[145]. Au début du siècle suivant, ils seront en relation avec Mme Guyon et ses disciples, grâce aux liens politiques avec la France de Louis XIV et ses exilés, grâce au Dr Keith à Londres et au pasteur Poiret en Hollande (la liaison maritime était facile en période de paix).

Au XVIIe siècle, avant ces figures que nous présenterons dans le prochain tome, se détache la figure de Henry Scougal,  auteur d’une Life of God in the Soul of Man : cet admirateur de Renty et disciple des platoniciens de Cambridge, mourut trop tôt. Il eut cependant le temps d’être Professor of Divinity au King’s College d’Aberdeen, comme l’avait été John Forbes auteur de The Spiritual Exercises (1624-1647) et le sera James Garden, auteur de Comparative Theology (1699), apprécié par Poiret. Forbes, Scougal et Garden se succèdent ainsi dans une tradition spirituelle propre à Aberdeen, autour de la « cathédrale » d’Old Machar : cette belle église entourée de tombes, au centre du vieil Aberdeen, reste aujourd’hui un lieu de promenade paisible et presque champêtre, à côté de la vivante capitale du pétrole.

Le livre fut publié en 1677 et exercera son influence au siècle suivant sur J. Wesley (1703-1791), le fondateur du méthodisme, et sur G. Whitefield (1714-1770), évangéliste célèbre des deux côtés de l’Atlantique. Il reste apprécié[146], car le texte limpide est remarquable par sa fraîcheur, par l’absence de tout caractère morbide (trop souvent présent dans le catholicisme français de l’époque), comme par son refus de tout sectarisme et de tout « enthousiasme » fanatique.

Il comporte trois parties : I. Présentation de la vie naturelle et divine, dont Jésus-Christ est le prototype ; II. Sur l’amour divin ; III. Sur les difficultés concrètes rencontrées dans une vie chrétienne.

Le début de la première partie situe clairement la position du christianisme intérieur, de la vraie religion quand elle est vécue en liberté au milieu des formes religieuses ou sectaires du temps :

Je ne peux parler de la religion, mais dois regretter que dans le nombre de ceux qui y prétendent, si peu comprennent ce qu’elle signifie : quelques-uns la réduisent à la compréhension, aux notions orthodoxes et aux opinions ; le témoignage qu’ils peuvent en donner tient en ce qu’ils ont tel ou tel avis, qu’ils se sont attachés à l’une ou l’autre des nombreuses sectes entre lesquelles le christianisme est bien malheureusement divisé. D’autres placent la religion à l’extérieur de l’homme, dans une course perpétuelle pour accomplir des devoirs selon un modèle performant. S’ils vivent en paix avec leurs voisins, observent la tempérance, le calendrier des obligations en fréquentant l’église et si parfois ils font l’aumône, ils pensent s’être acquittés de leurs devoirs. D’autres placent toute la religion dans les sentiments, dans les cœurs exaltés et la dévotion extatique ; tout leur but est de prier passionnément, de penser au ciel et d’être sensibles à ces expressions tendres par lesquelles ils font la cour à leur Seigneur, jusqu’à ce qu’ils se persuadent qu’ils sont amoureux de Lui : ils affichent alors une grande confiance dans leur salut, qu’ils estiment être la principale grâce chrétienne  […] Mais la religion est très certainement tout autre chose ; ceux qui en ont la pratique ont des pensées bien différentes et dédaignent toutes ces ombres et fausses imitations. Ils savent par expérience que la vraie religion est l’union de l’âme avec Dieu, une participation réelle à la nature divine, la véritable image de Dieu dessinée en l’âme, ou, selon l’Apôtre, « le Christ formé en notre intérieur. » Je ne vois pas comment la nature de la religion peut être mieux et pleinement exprimée de manière brève, qu’en la nommant une Vie Divine : et je vais en parler sous ces termes, montrant d’abord, comment elle est nommée une vie ; et ensuite, comment elle est appelée divine.

J’ai choisi premièrement de l’exprimer sous le nom de vie à cause de sa permanence et de sa stabilité. La religion n’est pas un départ soudain, ou une passion de l’esprit ; on ne doit pas penser qu’elle doive s’élever à la hauteur d’un rapt et sembler porter l’homme à des performances extraordinaires. […] La religion peut encore être désignée du nom de vie, parce qu’elle est intérieure, libre, principe automoteur : ceux qui ont progressé ne sont pas seulement conduits par des motifs extérieurs, par des craintes, ni achetés par des promesses, ni limités par des lois ; mais ils sont puissamment inclinés vers ce qui est bon, et trouvent leur joie dans cet accomplissement. L’amour qu’un homme pieux porte à Dieu et à la bonté, n’est pas tant le fait d’un commandement lui enjoignant d’agir ainsi, que d’une nouvelle nature l’instruisant et le poussant.[147]

La seconde partie est un hymne à l’amour non sans référence à l’expérience de l’amour humain :

 Love is the greatest and most excellent thing we are masters of and therefore it is folly and baseness to bestow it unworthily. It is indeed the only thing we can call our own: other things may be taken from us by violence, but none can ravish our love. […]

First, I say, love must needs be miserable, and full of trouble and disquietude, when there is not worth and excellency enough in the object to answer the vastness of its capacity. […]

Again, Love is accompanied with trouble, when it misseth a suitable return of affection. Love is the most valuable thing we can bestow, and by giving it, we do, in effect, give all that we have

Les Quakers : Georges Fox et Robert Barclay

Le mouvement quaker est, du point de vue de l’expérience mystique, d’une exceptionnelle importance. Osant dépasser les cultes extérieurs et les querelles de dogme, ils retournèrent à l’expérience de la grâce dans son dépouillement originel. Leur surnom fut inventé par un juge qui les traita de quakers (« trembleurs »)  puisque Georges Fox exhortait à « trembler au nom du Seigneur ».

Georges Fox (1624-1691)[148] fut leur grand initiateur : épris de simplicité et plein de foi, après plusieurs années de voyages et de méditations, il connut ce qu’il appella « openings » (ouvertures), des évidences qui lui venaient de Jésus-Christ. Il comprit alors l’inutilité des rites : ce qui importe, c’est que Jésus-Christ donne la grâce. Vers 1648, il se mit à prêcher sur les marchés, dans les champs, se fondant sur l’Ecriture pour revenir au christianisme originel. La puissance de son discours rassembla les foules. Un groupe voyageait avec lui à la recherche d’âmes à convertir. Ce fut le début de la Société des Amis, qui est leur nom réel.

La patience de Fox « vis-à-vis des insultes ou même des coups, possédé qu’il était par sa conviction d’avoir à répondre à ce qu’il y a de Dieu en chacun »[149], ne fut pas étrangère à l’émergence d’une solide communauté. Beaucoup quittaient ainsi croyances et dogmes, sources de terribles conflits dans l’Angleterre du XVIIe siècle, au profit de la « Lumière intérieure » découverte dans le silence des réunions : le culte qui est la grande particularité quaker, consistait - et consiste toujours - à s’asseoir tout simplement en silence pour attendre que l’Esprit se manifeste intérieurement.

Contrairement à son époque, Fox prônait l’égalité entre hommes et femmes, et entre tous les êtres humains : il refusait d’ôter son chapeau devant qui que ce soit. Il ne prêtait aucun serment même devant un tribunal. Il récusait toute violence. Il se moquait des sacrements car ils ne sont que des formes extérieures. Voici comment il exprime sa mission avec conviction et simplicité :

Quand le Seigneur Dieu et son Fils Jésus Christ m’envoya dans la monde pour prêcher Son évangile et royaume éternels, j’étais heureux qu’il me soit ordonné de tourner les gens à voir cette Lumière intérieure, Esprit et Grâce par lesquels tous peuvent connaître leur salut et leur chemin vers Dieu ; et même que cet Esprit Divin les conduirait à toute vérité et, je le savais avec certitude, ne déçoit jamais personne.

Mais avec et par ce pouvoir divin et Esprit de Dieu, et Lumière de Jésus, j’étais là pour mener les gens hors de leurs manières propres à Christ, la nouvelle vivante voie ; et de leurs églises, faites par les hommes qui s’y assemblent, à l’Église en Dieu, l’assemblée générale inscrite au ciel, dont Christ est la tête. Et j’étais pour les enlever des maîtres de ce monde fait par les hommes, pour apprendre de Christ, qui est la Voie, le Vrai et la Vie, de qui le Père dit « C’est mon Fils aimé, écoutez-le » ; et hors de tous les cultes du monde, pour connaître l’Esprit du Vrai dans leur intérieur, et pour être conduits par là ; qu’en cela ils puissent adorer le Père des esprits qui le recherche pour Lui rendre hommage. Et je vis qu’ils n’adoraient pas l’Esprit du Vrai et ne savaient ce qu’ils adoraient.

Et j’étais là pour les mener hors de toutes les formes religieuses du monde, qui sont vaines, afin qu’ils puissent connaître la pure religion ; puissent visiter ceux qui sont sans père, les veuves, et les étrangers, et se garder eux-mêmes des taches du monde. Alors il n’y aurait plus tant de mendiants, dont la vue a souvent blessé mon cœur, car cela montre tant de dureté de cœur chez ceux qui professent le nom du Christ.

J’étais là pour les mener hors des compagnies du monde et des prières et des chants qui demeurent formes sans pouvoir ; que leur communauté pouvait être au sein du Saint Esprit et dans l’Esprit Éternel de Dieu ; qu’ils pouvaient prier en Saint Esprit et chanter en Esprit et avec la grâce qui vient par Jésus ; faisant mélodie dans leur cœur pour le Seigneur qui a envoyé son Fils bien-aimé pour être leur Sauveur ; et a établi Son soleil céleste pour briller sur le monde entier, et Sa pluie céleste pour tomber sur le juste et l’injuste, comme Sa pluie naturelle tombe et Son soleil extérieur brille sur tous.

J’éais là pour mener les gens hors des cérémonies juives et des fables païennes et des inventions humaines et des doctrines du monde, par lesquelles ils chassent des gens d’ici à là, de secte en secte ; et hors de tous leurs notions élémentaires coquines, avec leurs écoles et collèges pour fabriquer des ministres de Christ, qui sont en vérité des ministres de propre fabrication mais non de Christ ; et de toutes leurs images, et croix, et aspersion d’enfants, tous leurs jours saints [holy-days], et de toutes leurs vaines traditions qu’ils ont institués depuis l’époque des Apôtres, contre lesquelles le pouvoir du Seigneur était disposé : dans la crainte et par l’autorité de ce pouvoir, j’étais agi à déclarer contre eux tous, contre tous deux qui prêchent sans liberté, comme étant ainsi pour n’avoir reçu de Christ avec liberté.

De plus, quand le Seigneur m’a envoyé [prêcher] dans le monde, il m’a défendu d’enlever mon chapeau devant quiconque, élevé ou bas : et j’ai été tenu de dire Tu et Toi à tous homme et femmes, sans aucun respect à riches ou pauvre, grand ou petit. Et comme je voyageai partout je ne devais pas saluer par ‘Bonjour’ ou ‘Bonsoir’ ; ni ne devais m’incliner ou racler [la terre] avec ma jambe devant quiconque ; et cela enrage les sectes et les professions. Mais le pouvoir du Seigneur m’a transporté sur tout pour Sa gloire, et nombreux retournèrent à Dieu en peu de temps ; parce que le jour céleste du Seigneur s’élança d’en haut et dompta rapidement, à la lumière duquel nombreux en vinrent à voir où ils étaient [150].

Cette rectitude suscita de violentes oppositions et il fut souvent mis en prison pour trouble à l’ordre public. Mais son énergie prodigieuse et sa santé à toute épreuve lui permirent de résister aux persécutions. Une fois, il fut enfermé « à Doomsdale dans un cachot dont, généralement, on ne sortait pas vivant : les excréments des prisonniers qui y avaient déjà séjourné n’avaient pas été enlevés depuis des années et, par places, on enfonçait jusqu’aux chevilles dans l’eau et dans l’urine. Des personnes compatissantes leur apportaient des chandelles et un peu de paille, et ils brûlaient un peu de leur paille pour combattre la puanteur »[151]. En 1655, l’état eut peur d’un complot car les réunions attiraient des milliers de personnes : il réussit à rassurer Cromwell et gagna son estime.

Après 1666, il standardisa les réunions mensuelles dans tout le pays. Entre 1671 et 1673, il voyagea aux Etats-Unis et rencontra des Indiens qu’il apprécia beaucoup, puis alla aux Pays-Bas. En 1689, l’Edit de Tolérance permit enfin aux quakers de sortir de prison. À sa mort en 1691, il laissait cinquante mille Amis dans les îles britanniques ainsi que des groupes en Hollande et dans les colonies américaines.

L’Ecossais Robert Barclay (1648-1690) fut un disciple exceptionnel qui s’attacha aux pas de Fox dès l’âge de  dix-huit ans. Il commença par visiter les communautés quakers en Angleterre, aux Pays-Bas et en Allemagne. Homme très cultivé, d’une expérience mystique profonde, il sut décrire dans son Apologie[152] les fondamentaux de la vie intérieure chez les Quakers. Tout repose sur l’expérience individuelle de la grâce qui est donnée par le Christ selon sa promesse à ses disciples : « Voici, je suis avec vous jusqu’à la fin du monde » (Mat. 28, 20). Ces quelques passages donneront une idée de ce très grand texte du « théologien quaker » :

… ces révélations divines intérieures que nous posons comme absolument nécessaires pour servir de fondement à la vraie foi, ne contredisent jamais et ne peuvent contredire le témoignage extérieur des Ecritures ni la droite et saine raison […] cette révélation divine, cette illumination intérieure, est une chose évidente et claire en elle-même qui, par sa propre évidence et sa clarté, force à y acquiescer tout entendement bien disposé ; de même que les principes communs des vérités naturelles entraînent la conviction de l’’esprit, à savoir, par exemple,  que “le tout est plus grand que la partie”… [140]

La connaissance du Christ qui ne provient pas de la révélation de son Esprit dans le cœur n’est donc pas la vraie, pas plus que le bavardage d’un perroquet à qui l’on a appris quelques mots ne peut être regardé comme la voix d’un homme. [145]

… Ainsi donc, la conscience naturelle de l’homme se distingue nettement de la Lumière, car la conscience suit le jugement, mais ne l’éclaire pas ; la Lumière, au contraire, si elle est bien accueillie, dissipe l’aveuglement du jugement, ouvre l’entendement et rectifie à la fois le jugement et la conscience [187][…] c’est donc vers la lumière du Christ dans leur conscience, et non vers cette conscience naturelle, que nous invitons sans cesse les hommes à se tourner. […] Mais cette lumière ou semence de Dieu en lui, il ne peut l’éveiller et la faire agir quand il veut : ce n’est que lorsque le Seigneur le juge bon qu’elle se manifeste, brille et lutte avec l’homme. [188]

[…] notre doctrine tend, plus que toute autre, à attribuer entièrement notre salut à la puissance, à l’Esprit et à la grâce de Dieu seul. […] à mesure que l’homme se laisse façonner par elle, elle développe en lui une volonté qui lui permet [189] de devenir un ouvrier coopérant avec cette grâce. […] Dans ces moments particuliers de visitation accordés à chaque homme, […] celui-ci, croyons-nous, est totalement incapable, par lui-même, de coopérer avec la grâce et de faire un seul pas pour se sortir de son état naturel, tant que celle-ci ne s’est pas emparée de lui. En revanche, ce qui lui est alors possible, c’est soit d’être passif et de ne pas résister à cette grâce,soit, au contraire, de s’opposer à son action. [190]

Parce qu’il repose sur la grâce, le mouvement quaker se situe au-delà de toute doctrine et controverse. Il est ouvert à tous :

L’Eglise […] n’est rien d’autre que la société, la réunion ou la communauté de tous ceux que Dieu a appelés à sortir du monde et de l’esprit du monde, pour marcher dans sa Lumière et dans sa vie. […] elle comprend absolument tous les hommes, à quelque nation, race, langue ou peuple qu’ils appartiennent […] la vie secrète ou vertu de Jésus est communiquée à bien des hommes qui demeurent au loin, tout comme la vie naturelle est transmise de la tête et du coeur jusqu’aux extrêmités du corps par le sang qui coule dans les veines et les artères. Il peut donc y avoir des membres de cette Eglise catholique [universelle] aussi bien parmi les païens, les Turcs et les Juifs que chez les Chrétiens de toutes sortes, hommes et femmes au coeur simple et intègre… [223]

Barclay explique comment sont nées ces assemblées en silence, particulières aux Quakers :

… cette attente de Dieu dans le silence, on ne peut l’accepter et la comprendre correctement que si, renonçant à cette volonté et à cette sagesse [humaines], on se contente d’être entièrement soumis à Dieu. Aussi ce culte n’a-t-il été prêché et ne peut-il être pratiqué que par ceux  qui ont constaté qu’aucune cérémonie, aucune observance, aucune parole, pas même les meilleures et les plus pures fussent-elles celles de l’Ecriture, ne sont capables de satisfaire leurs âmes fatiguées et affligées. […] Ceux-là, dis-je, ont été contraints à renoncer à toutes les pratiques extérieures et à se tenir en silence devant le Seigneur.

C’est donc de ce principe, à savoir que l’homme doit rester en silence et ne pas agir de lui-même dans les choses de Dieu tant qu’il n’y est pas poussé par sa Lumière et sa grâce dans le cœur, qu’a pris tout naturellement naissance cette manière de s’asseoir ensemble en silence et de s’attendre à Dieu. […] chacun s’est employé à se retirer intérieurement, selon la mesure de grâce qui était en lui. Et leur silence a consisté non seulement à ne pas parler, mais même à s’abstenir de tout ce qui est pensée, imagination et désir personnels. [249]

Dans ces réunions, les quakers expérimentent la force de l’action de la grâce et constatent qu’elle peut passer par un intermédiaire humain :

… [Le cas suivant] peut même se produire. Plusieurs personnes réunies, gardant extérieurement le silence, mais laissant cependant leur esprit errer à l’aventure, ne prêtent pas attention à la mesure de grâce qui est en elles […] mais en revanche, il se trouve dans l’assemblée, ou il y entre, quelqu’un qui, lui, y est attentif, et en qui la Vie se manifeste intensément. Ce dernier, comme il demeure vigilant à sa place, sent alors [s’opérer en lui] un travail secret en faveur des autres personnes […] Et comme il veille fidèlement dans la Lumière et persévère dans cette œuvre divine, Dieu répond souvent à ce travail secret de sa propre semence à travers lui, et touche alors les autres au plus intime d’eux-mêmes, sans l’aide d’aucune parole. Semblable à une sage-femme, ce fidèle, par le travail secret de son âme, fait naître ainsi la Vie en eux, tout comme un peu d’eau versée dans une pompe y fait monter le reste. Cette Vie s’épanouit alors en tous, leurs vaines imaginations sont réduites à néant, et ils prennent conscience que c’est lui qui la leur a communiquée sans cependant avoir rien dit.  (251)

On lira aussi l’émouvant Journal de John Woolman (1720-1772) : ce grand texte du début de la littérature américaine fait revivre l’existence aventureuse  des visiteurs qui allaient voir  les communautés isolées dans les Etats-Unis naissants. On y trouve le contact avec la nature (qui annonce les romans de F. Cooper), le sens de l’unité profonde dans toute la création (autre qualité rencontrée chez quelques poètes américains) :

Nous attachâmes nos chevaux à l’abri et rassemblâmes quelques broussailles sous un chêne.  Nous nous couchâmes. Mais les moustiques étaient nombreux et le sol humide : je dormis peu.  Alors allongé dans ce pays sauvage, regardant les étoiles, je considérai la condition de nos premiers parents quand ils furent chassés du Jardin ; comment le Très Haut, quoiqu’ils aient été désobéissants, continua à être leur père…

Je fus mené si près des portes de la mort que j’oubliai mon nom. Alors désireux de savoir qui j’étais, je vis une masse de matière de terne et sombre couleur, du sud à l’ouest, et je fus informé que cette masse représentait les êtres humains gisant dans une misère la plus grande où ils puissent se trouver ; et vivant, que j’étais mélangé avec eux, que désormais je ne pouvais pas me considérer comme être distinct ou séparé [choisi] [153].

Suivant l’impulsion intérieure donnée par le Seigneur, les Quakers furent très actifs socialement : un ami de Barclay, William Penn (1644-1718), partit en Amérique du Nord où il fonda Philadelphie et tissa des liens d’amitié avec les Indiens Delaware. Les idéaux quakers eurent une grande influence sur les institutions américaines.

Mais les Amis ne furent jamais nombreux, à cause de leur exigence de vie : au XVIIIe siècle, ils furent les premiers à libérer leurs esclaves, perdant ainsi volontairement une grande richesse. Récemment la Religious Society of Friends ne comporterait que seize mille membres en Grande-Bretagne[154]. Mais le mouvement est encore vivant et ouvert[155].


Conclusion

 

Après avoir constaté la grande vitalité de la mystique catholique durant tout le XVIIe siècle, nous avons vu (rapidement) l’effervescence spirituelle parcourir le monde protestant surtout dans la seconde moitié du siècle : en Allemagne avec le piétisme de Spener, en Grande-Bretagne avec les Quakers (Fox, Barclay), s’est opéré un retour vers l’intériorité et une exigence de liberté individuelle dans la recherche de Dieu.

Durant cette seconde moitié du siècle en France de grands mystiques surgissent, dont la plus importante sera madame Guyon (1648-1717) présentée au prochain tome avec ses proches. “Quiétistes”, ils furent persécutés de la même façon que les quakers auxquels ils ressemblaient par une même attente de la grâce en silence et l’absence de clergé. On trouvait d’ailleurs les oeuvres de madame Guyon dans leurs foyers aussi bien en Angleterre qu’en Amérique, parce qu’ils la comprenaient bien.

Ces mystiques français ont été liés entre eux par des relations de maître à disciple qui ont duré tout le XVIIe siècle à travers plusieurs générations : nous jugeons cette “école” si exceptionnelle que nous lui consacrons tout le tome suivant.


Chronologie de la France religieuse : une « école française » ?

Cette chronologie qui couvre le début du siècle permet de situer le contexte dans lequel prennent place les réformes du clergé entreprises par Olier et d’autres[156].

1608  François de Sales : Introduction à la vie dévote.

François de Sales a 41 ans, Bérulle 33 ans, Vincent de Paul et Saint-Cyran 27 ans, Bourdoise 24 ans, Condren 20 ans, Eudes 7 ans.

1609 Benoît de Canfield : Règle de perfection.

Réforme de Port-Royal par Angélique Arnauld.

1610 Début de la Visitation d’Annecy

Vincent de Paul aumônier de la reine Marguerite de Valois.

1611 Fondation de l’Oratoire

1614 Bérulle visiteur des carmélites – Vœu de servitude à Marie.

1615 L’Assemblée du Clergé reçoit les décisions du Concile de Trente

1616 Traité de l’Amour de Dieu

1617 Entrée de Condren à l’Oratoire.

1618 Mort de madame Acarie, première Marie de l’Incarnation.

Réforme de Saint-Maur

1619 Bérulle contesté par les Carmes et par les Jésuites

1622 Création de la Congrégation De Propagande Fide

Paris devient archevêché

Canonisations de saint Ignace, Thérèse d’Avila, Philippe Néri, François Xavier — Mort de François de Sales à Lyon.

1623 Élection d’Urbain VIII

Édit contre les Alumbrados de Séville                                              

1625 Élévations sur sainte Madeleine

1626 Les Oratoriens aux Pays-Bas, à la demande de Jansénius

La congrégation de la Mission est approuvée

1627 Bérulle cardinal

1628 Vincent de Paul prêche à Beauvais

1629 Mort de Bérulle — Condren supérieur général de l’Oratoire.

1630 Libellé anti-hiérarchique de Knot et Floyd

Action du P. Joseph contre les Guérinets de Montdidier

Mars : première réunion de la Compagnie du Saint-Sacrement

Début de la Confrérie de Charité à la paroisse Saint-Sulpice

1631 Dom Grégoire Tarrisse fait de l’abbaye bénédictine de St-Germain-des-Prés le chef-lieu de la congrégation réformée de St-Maur

1632 Nouvel envoi de Jésuites au Canada — Début des missions de Jean-François Régis en Languedoc, Vivarais, Velay (1632-1640)

1633 débuts des conférences ecclésiastiques des « mardis », établies par M. Vincent.

1634 À Loudun, procès et exécution de Grandier

Fondation des filles et des dames de la charité par Vincent de Paul

Bourdoise prêche avec grand succès au clergé d’Arles

1635 Zamet, évêque de Langres, rompt avec Saint-Cyran

Les Guérinets sont déclarés innocents à Amiens et relâchés

Saint-Cyran devient confesseur à Port-Royal

1636 Jansénius évêque d’Ypres

1637 J Eudes : La vie et le royaume de Jésus dans les âmes chrétiennes.

Création du séminaire interne de la Mission. — Le P. de Condren envisage la création d’un séminaire avec l’évêque de Carcassonne. En novembre, il conclut un concordat avec l’évêque de Meaux pour établir un séminaire à Juilly et il invite Olier à contribuer aux premiers frais.

1638 Vœu de Louis XIII

Début de l’installation des Solitaires à Port-Royal

Arrestation de Saint-Cyran

1639 J.-P. Camus, L’esprit de saint François de Sales

Condamnation de l’ouvrage de Du Puy sur les libertés de l’Église gallicane

L’ursuline Marie de l’Incarnation fonde la communauté de Québec

1640 Le P. de Condren confie à Marie Rousseau sa résolution de mettre par écrit le projet d’un séminaire puis expose son projet.

En Autriche, Barthelemy Holzhauser fonde l’institut des prêtres séculiers en vie commune

Publication de l’Augustinus

1641 Bourgoing devient supérieur général de l’Oratoire

La Faculté de Théologie de Sorbonne prononce (mais ne peut publier) la censure contre la Somme des péchés du P. Bauny, accusée de laxisme

Condamnation de l’Augustinus à Rome (et suppression des thèses que les jésuites de Louvain avaient opposées à ce livre)

Antoine Arnauld est reçu docteur en théologie

1642 M. Vincent, subventionné par Richelieu, ouvre au collège des Bons Enfants un séminaire pour douze élèves.

Le Conseil de l’Oratoire supprime la première édition des écrits de Condren préparée par le P. Barrême

Fondation du séminaire de Caen par S. J. Eudes

Le théologal de Paris prêche à ND contre la doctrine de l’Augustinus.

 


   §

Si je veux

parvenir à ce noble néant

et être fait rien, il est nécessaire que ce rien,

c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien :

car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui.

La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable [impossible à nommer] que nous le sentions n’être rien du tout [du tout : totalement], voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là, rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin, le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui [lui]. J’entrerai bien moi,  mais ce  sera Dieu qui  sortira : je me tairai et Dieu parlera ;  je serai  en  repos et

laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté  et en ce néant, c’est à [dire] savoir que

nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-mêmes

droitement,   toutes  les  vraies

richesses de Dieu y sont

comprises [157].

§



[1] La Vie Admirable de Marie des Vallées et son Abrégé rédigés par saint Jean Eudes suivis des Conseils d’une grande servante de Dieu, Textes édités et présentés par Dominique Tronc et Joseph Racapé, cjm, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2013 ; Marie des Vallées, Le Jardin de l’Amour divin, Textes choisis et présentés par Dominique et Murielle Tronc, Arfuyen, « Les carnets spirituels », 2013 ; Actes du colloque du 1° juin 2013 tenu à Coutances, réunis par le P. Daniel Doré, Vie Eudiste, 2014.

[2] La rüe, plante médicinale dont nous avons personnellement vérifié - à froid - l’odeur très âcre et persistante, était utilisée contre les ensorcellements.

[3] Vie admirable, Premier livre (de dix livres), Chapitres 3 & 5 [= Vie 1.3 & 1.5].

[4] DS 16.207 – Voir aussi Gaston de Renty, Correspondance,  Desclée de Brouwer, 1978, 926.

[5] Livre 9. Qui contient des choses très excellentes touchant la grâce et plusieurs des principales vertus chrétiennes. Chapitre 3. De l’amour de Dieu. Colloque entre Notre Seigneur et la sœur Marie, qui fait voir le grand amour qu’elle lui porte. Section 1. Elle aime Dieu purement et ne veut point de récompense. Son amour déiforme au regard de Dieu.

[6] - Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession. Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc. Section 4. Elle est animée de la divine Volonté… - De même Bertot dira : « … mon âme est comme un instrument dont on joue, ou si vous voulez comme un luth qui ne dit ni ne peut dire mot que par le mouvement de Celui qui l’anime. » (Directeur Mystique, t. 2, lettre 6, p. 26)

[7] Livre 4, Chap. 10.

[8] « L’an 1653, le 29 de juillet », V 9.

[9] Vie admirable, dialogue entre Jésus-Christ et sœur Marie, f°166. Témoignage que l’on peut rapprocher de ceux des spirituels de la Voie du Blâme à Nîshâpûr : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu - Et où s’en est-elle allée ? - Elle est partie lors du pacte conclu avec Dieu… » (Sulamî, La lucidité implacable, Arlea, 1991, 75).

[10] Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 2. Trois sortes de contemplations. Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et donne des avis fort utiles sur ce sujet.

[11] Emile Dermenghem, La vie admirable et les révélations de Marie des Vallées d’après des textes inédits, Paris, Plon-Nourry, 1926 (il se tournera par la suite vers les mystiques qui vécurent en terres d’Islam). - Julien Green, Oeuvres complètes, IV, Pléiade,  20 : “Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! … Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort.”

[12] Vie, Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession, Chapitre 2. “L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc.”. Section 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.

[13] Livre 4. Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre. Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage. Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.

[14]Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, car j’avais perdu la voie droite”. (Dante, Enfer 1. 1).

[15] Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante. Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.

[16] Livre 9 Chapitre 1.

[17] Livre 9. Chapitre 11. De sa charité vers les âmes et du zèle de leur salut. La sœur Marie voit la beauté des âmes et est embrasée de zèle pour leur salut.

[18] Livre 10, Chapitre 4.

[19] Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’œuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie. Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.

[20] Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps. Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.

[21] Voir notre tome II, “4. Franciscains, Benoît de Canfield…”

[22] Livre 5, Chapitre 9.

[23] Auteur du Jardin des Contemplatifs, traité complet de la vie spirituelle,  mort en 1629.

[24] Livre 5, Chapitre 9.

[25] Livre 5, Chapitre 7.

[26] Renty, Correspondance, op.cit.,  lettre 286, 670. - Envoi du même papier à Saint-Jure, lettre 305, 706 - Renty vient la voir en 1642. Il écrit un mémoire sur son « admirable conduite », ms. 3177 de la Mazarine.

[27] Vie, Livre 9, Chap. 6, section 2 « Elle résout des difficultés qu’on lui propose sur la contemplation, et  donne des avis fort utiles sur ce sujet ».

[28] Livre 9. Chapitre 6. De la contemplation. La sœur Marie a été élevée dès le commencement au plus haut degré de la contemplation. Section 1. La manière avec laquelle Notre Seigneur lui parle et comme elle connaît la vérité des choses qui lui sont proposées.

[29] Extrait des “Conseils d’une grande Servante de Dieu appelée Sœur Marie des Vallées”, dans notre édition de la Vie admirable de Marie des Vallées, op.cit., 2013. Les numéros sont ceux des paragraphes de l’édition originale du Directeur mystique où les Conseils furent publiés pour la première fois par l’entourage de Mme Guyon : voir note 402.  

[30] Lettre au  duc de Chevreuse du 16 mars 1693 in Madame Guyon, Correspondance II  Années de Combat, op.cit., pièce 35, 103.

[31] Références des diverses éditions du pasteur par M. Chevallier, Pierre Poiret, Bibliotheca Dissidentium, 1985, et dans nos éditions des œuvres de Madame Guyon, Paris, Champion, 2001-2009.

[32] Le directeur Mistique [Directeur Mystique] ou les œuvres spirituelles de Monsr. Bertot, ami intime de feu Mr de Bernières & directeur de Made Guion…, 4 vol., A Cologne [Amsterdam], 1726 : les « Conseils d’une grande servante de Dieu » figurent en annexe à la fin du vol. II, 407-430.  – Nous avons réédité le septième de ce remarquable guide mystique : Jacques Bertot Directeur mystique, coll. « Sources mystiques », Editions du Carmel, Toulouse, 2005, 573 pages. – M. Bertot sera abordé au tome IV.

[33] Livre 10. Chapitre 10. Communion, union, transformation et déification. Section 1. La goutte de rosée qui demande de se perdre dans la mer de la Divinité.

 

[34] A ne pas confondre avec la « première » Marie de l’Incarnation : Madame Acarie qui prit ce nom  de religieuse (v. tome II).

[35] Nous donnons en deux notes successives les mises en ordre bibliographiques facilitant une approche approfondie de la grande mystique : sa vie puis ses écrits.

Sources biographiques :

(1) DS 10.487/507 (Oury).

(2) P. Renaudin, Marie de l’Incarnation, Aubier, 1942 [Introduction (1-48) suivie d’un (bon) choix de textes (49-230)]

(3) Dom G. Oury, “Marie de l’Incarnation”, dans Mémoires de la société archéologique de Touraine, tomes LVIII et LIX, (1-311) et (312-607), reprise par Les presses de l’Université Laval Québec / Abbaye Saint-Pierre, Solesmes, 1973. Abrégé b dans les citations.

(4) Nombreuses études canadiennes et américaines : Françoise Deroy-Pineau, Marie de l’Incarnation femme d’affaire, mystique et mère de la Nouvelle-France, 1999, rééd. Bibliothèque québécoise, 2008 ; M.-F. Bruneau, Women mystics confront the modern world, Marie de l’Incarnation and Madame Guyon, State Univ. of New York (SUNY), 1998. Etc.

[36] Œuvres :

(0) Un  choix  par P. Renaudin : Marie de l’Incarnation, ursuline, Aubier, 1942.

(1) Dom Claude Martin, La Vie de la vénérable Mère Marie de l’Incarnation, 1677 (Solesmes, 1981). À l’édition critique des Écrits… par dom Jamet, nous préférons sa source par Dom Claude Martin : celui-ci y explique les états de sa mère avec une grande précision issue de sa propre expérience. L’ensemble alterne les écrits de la mère et les gloses du fils ; il est complété par quelques témoignages savoureux provenant d’autres religieuses et éclairant les conditions du temps. Cet entrelacement original présente avec profondeur les diverses manifestations de la vie mystique.

(2) Ecrits spirituels et historiques publiés par Dom Claude Martin... édition par Dom Jamet, Paris-Québec 1929-1939, 4 volumes [Vol. I : Introduction Générale (17-100) – I Les écrits spirituels : Introduction (103-130), Les écrits spirituels de Tours dont la première relation de 1633 (147-343) fin : (424) ; Vol. II : Fin des écrits de Tours, Les écrits spirituels de Québec dont la seconde relation de 1654 (159-498) fin : (512) ; (réédition des deux premiers tomes, les Ursulines de Québec, 1985 ; nous utilisons cette réédition repaginée (au tome deuxième, la page 130 devient 16) ; Vol. 3 & 4 Correspondance (rendue caduque par l’éd. de  dom Oury)]. Dom Jamet justifie ainsi son grand travail, page 23 du vol. II : “Que cherchons-nous dans les confidences des mystiques, sinon l’écho très pur de leur expérience ? Tout le reste (n’est que) ... commentaire ou orchestration du don de Dieu ; à la p. 25 il compare la relation de 1654 avec la Vida de la grande Thérèse.

(3) Marie de l’Incarnation, Correspondance, nouvelle édition par Dom G. Oury, Solesmes, 1971 [elle comporte entre autres une très importante bibliographie].

[37] DS 10.498 sq. ; « O. » réfère à : Marie de l’Incarnation, Correspondance, op.cit. ; « J. » réfère à : Ecrits spirituels et historiques, op.cit. Ici, citations O.549, O.227. 

[38] O.374, O.299.

[39] J., tome 2, 242.

[40] O.826.

[41] O., 271.

[42] Contrairement à la  Vida de Thérèse, reprise, soumise à l’approbation des confesseurs, etc.

[43] Nous avons parlé  dans notre tome II (p. 75 sq.) de ce bénédictin si profond.

[44] Les références des textes cités sont  les suivantes : (b)  pour la biographie de Dom Oury, Marie de l’Incarnation ; (r) pour  la première Relation de 1633,  (rr) pour la deuxième Relation de 1654. Les Lettres sont prises dans la Correspondance , nouvelle édition Oury.

[45] Mme Guyon fera les mêmes bêtises : Pour me soulager et faire diversion, je m’emplissais tout le corps d’orties… (Vie, 1.13.4)

[46] La Lettre 1 de la fin 1626 rapporte aussi cette comparaison marine. Les lettres peuvent rapporter des événements très antérieurs à leur rédaction. - Les lettres de la période 1622-1634, qui sont des comptes-rendus de ses expériences à son confesseur, ont été éditées sous le titre : Les écrits de Tours,  chez Arfuyen, en 2003.

[47] Lettre 1, De Tours à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, fin 1626 (?). Nous reprenons en italiques les informations données par l’éditeur Dom Oury concernant l’ordre des lettres et leurs destinataires; mais nous déplaçons certaines lettres datées (comme celle-ci) quand la chronologie du récit le nécessite.

[48] Lettre 6, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 27 juillet 1627.

[49] Lettre 3, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, début 1627 (?).

[50] Lettre 5, De Tours, à Dom Raymond de Saint-Bernard, Feuillant, début 1627 (?). Allusion à la Bible, IV Rois, 4, 3.

[51] Le “Tout” et le “rien” : vocabulaire emprunté à Benoît de Canfield : v. notre tome II. 

[52] Nous utilisons des passages de la première relation de 1633 outre les lettres.

[53] Lettre 8, De  Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 17 mars 1631 (?).

[54] Les sœurs converses ou laies assuraient les charges matérielles du couvent.

[55] Lettre 17, De  Tours, à Dom Raymond de S.Bernard, Feuillant,  3 mai (?) 1635.

[56] Lettre 9, De Tours, à Dom Raymond de S. Bernard, Feuillant, 1634 (?).

[57] Lettre 269, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, 25 octobre 1670 (récit du voyage à Dieppe).

[58] Lettre 80, de Québec, à son Fils, 26 août 1644. Ces récits sont parallèles – et plus intimes – que ceux des Relations Jésuites de la Nouvelle France., qui rassemblent les correspondances entre les missionnaires jésuites au Canada et leurs supérieurs à Paris.

[59] Lettre 50, de Québec à la Mère Ursule de Ste-Catherine, supérieure des Ursulines de Tours, 13 septembre 1640.

[60] Lettre 87, De Québec, à la Mère Françoise de S. Bernard, Sous-Prieure du monastère des Ursulines de Tours, 27 septembre 1644.

[61] Jérôme Lalemant ou Lallemant (1593-1673), jésuite arrivé au Canada en 1638 : il participa aux Relations Jésuites. Il prit le gouvernement des missions canadiennes par deux fois, entrecoupées d’un séjour à Paris.  Il contribua à la nomination de François de Laval et le seconda de tout son pouvoir. « On eut à lui reprocher quelque raideur … mais en vieillissant il acquit un équilibre, une expérience et une sagesse qui lui méritèrent l’estime des factions opposées. » (DS 9.120-121). Outre les guerres indiennes, des tensions animaient la minuscule communauté de Québec dont Mgr de Laval fut finalement victime.

[62] Lettre 97, De Québec, à son Fils, 29 août-10 septembre 1646.

[63] Lettre 110,  De Québec, à son Fils, été 1647.

[64] Lettre 116, De Québec à la Mère Marie-Gillette Roland; Religieuse de la Visitation de Tours, 10 octobre 1648.

[65] Lettre 121, De Québec, à la Communauté des Ursulines de Tours, septembre 1649.

[66] Lettre 123, De Québec, à son Fils, 22 octobre 1649.

[67] Lettre 129, De Québec, à son Fils, 17 septembre 1650.

[68] Lettre 136, De Québec, à son Fils, octobre-novembre 1651.

[69] Lettre 155, De Québec, à son fils, 9 août 1654. - Jeanne Guyon présentera la même écriture  inspirée par la grâce (certains la qualifient  ‘d’automatique’ !).

[70] Table des matières.

[71] Lettre 153, De Québec, à son Fils, 26 octobre 1653.

[72] Lettre 177, De Québec, à son Fils, 24 août 1658.

[73] Nous en parlerons dans notre tome IV : il est le fondateur de l’Ermitage canadien.

[74] Henri (né vers 1635) sera ordonné prêtre en 1660.

[75] Lettre 183, De Québec, à son Fils, septembre-octobre 1659.

[76] Lettre 184, De Québec, à son Fils, 25 juin 1660.

[77] Lettre 196, De Québec, à son Fils, septembre 1661.

[78] Lettre 201, De Québec, à son Fils, 10 août I662.

[79] Lettre 204, De Québec, à son Fils, août-septembre 1663.

[80] Lettre 208, De Québec, à son Fils, 18 octobre 1663.

[81] Allusion au Cantique des Cantiques.

[82] Jean 14, 23.

[83] Lettre 216, De Québec, à son Fils, 29 juillet 1665.

[84] Lettre 225, De Québec, à son Fils, 29 juillet-19 octobre 1667.

[85] Lettre 235, De Québec, à son Fils, 9 août 1668.

[86] Lettre 243, De Québec, à son Fils, 16 octobre 1668.

[87] Lettre 263, De Québec, au P. Poncet, Jésuite, le 17 septembre 1670.

[88] Lettre  267, De Québec, à son Fils, 25 septembre 1670.

[89] Probablement destiné à donner à son fils toute autorité sur l’usage de ses écrits.

[90] Lettre 274,  De Québec, à son Fils, 8 octobre 1671.

[91] J.Orcibal, Correspondance de Fénelon, Tome I, Fénelon, sa famille et ses débuts : le chapitre VII est consacré à ce frère.

[92] Justifications, XXXII §12, Ed. Dutoit, vol. I, 383-384.

[93] Hist. Litt. V, p.122 sq.

[94] Le Triomphe de l’amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu nommée Armelle Nicolas […] par une religieuse du monastère de Sainte-Ursule de Vannes [l’ursuline Jeanne de la Nativité] 1676, 2° éd., Vannes, 1678, 3° éd., Paris, 1683. – Le Triomphe de l’Amour divin dans la vie d’une grande servante de Dieu, Texte présenté par Dominique et Murielle Tronc, Ed. du Centre Saint-Jean-de-la-Croix, coll. « Sources mystiques », 2011. Cité  « Tr. , n° de partie,  n° de chapitre. »

[95] Son confesseur Vincent Huby (1608-1693) y ajouta son « Témoignage » à la fin du Triomphe : « Je m’estimerais coupable d’une omission très importante devant Dieu, et devant le monde, si je ne donnais le témoignage public que l’on me demande de la vérité de cette Vie, ayant eu le bien de connaître et de servir environ trente ans l’excellente âme dont elle parle… ».

[96] Des références viennent à l’esprit du lecteur attentif aux « œuvres du démon » : Surin, Marie des Vallées, Armelle… ainsi que les récits de deux jésuites modernes, l’un blanc (Les yeux de ma chèvre, collection « Terre humaine »), l’autre noir, (Le Vaudou Haitien, Payot). Le XVIIe siècle en son début se rapproche de croyances liées aux cultes africains quant aux possessions, et sa forte proportion de religieux (2% environ) de celle du Tibet d’il y a un siècle. Le plus grand massacre de sorcières de l’histoire eut lieu à la fin du XVIe siècle et au début XVIIe et non pas au Moyen Age.

[97] Nous les avons présentés au chap. 2  : “Le cercle mystique breton”.

[98] Pierre Poiret réédita en un volume « à Cologne [à Amsterdam], chez Jean de la Pierre », 1704, les deux volumes de l’édition de 1683 de Paris, sous le titre savoureux de L’Ecole du pur Amour de Dieu ouverte aux savans et aux ignorans dans la vie merveilleuse d’une pauvre fille idiote, païsanne de naissance et servante de condition, Armelle Nicolas vulgairement dite la bonne Armelle décédée depuis peu en Bretagne, par une fille religieuse de sa connaissance. Cette réédition fut lue par des Anglais et des Ecossais peu avant que la Vie par elle-même de madame Guyon n’emprunte le même chemin d’Amsterdam à Londres par mer, où le Dr. Keith distribuait les volumes à ses nombreuses relations spirituelles jusqu’en Écosse.

[99] (référence de l’édition Poiret, première lecture et découverte) suivie de [références de l’exemplaire de Vannes reporté entre crochets dans notre édition ; numérotation qui est réinitialisée pour la seconde partie ‘des vertus’].

[100] DS 10.1452/3. ; Claudine Moine, La Grande Ténèbre, Cerf, 1960 ; nos extraits proviennent de : Claudine Moine, Ma Vie Secrète, présentation de Jean Guennou, Desclée, 1968 (pagination entre crochets). Le P. Guennou  a aussi établi et présenté les Relations  dans La couturière mystique de Paris, Paris, Tequi, 1981.

[101] Voir ici p. 69 sq.

[102] Voir ici p. 149 sq.

[103] Voir Expériences… II, « La Réforme du Carmel français par Jean de Saint-Samson et ses disciples ».

[104] Témoignage recueilli par Michel de Saint-Augustin : Het Leven vandeWeerdighe Moedeer Maria a Sta Teresia… plus de 1400 pages dans l’édition flamande de 1683/4 (DS 12.1228).

[105] Nous avons eu recours à la transcription en frappe machine préparée par Louis van der Bossche : l’exemplaire du carmel de Toulouse ne couvre que 289 pages soit une faible partie du texte flamand recueilli par Michel de Saint–Augustin. L. van der Bossche avait par ailleurs publié des fragments (références dans DS 12.1229). Mais la grandeur mystique n’apparaît guère dans les présentations éditées de 1928 à 1936.  

[106] Expériences… I. Des Origines à la Renaissance, 2. « Le Nord de l’Europe… », « Béguines et moniales. »

[107] Avant chaque extrait, nous donnons les références aux volumes de l’édition flamande en quatre volumes (I à IV) suivie du numéro de chapitre.

[108] Les communautés béguines étaient dirigées par une « aînée » choisie.

[109] DS 12.1227/9, art. « Petyt (Marie ; Marie de Sainte Thérèse) » par A. Derville qui s’appuie sur létude d’A. Deblaere (malheureusement non traduite du flamand).

[110] Références de tome absente en fin de frappe machine.

[111] Voir l’excellent livre de Michel Cornuz, Le protestantisme et la mystique entre répulsion et fascination, Labor et Fides, 2003.

[112] En particulier celui  issu de J. Wesley, fondateur du méthodisme : nous le retrouverons au tome IV parmi les disciples de Mme Guyon.

[113] Luthéranisme et Calvinisme étant les deux voies reconnues.

[114] Comme l’ont fait, outre des controversistes chrétiens, des juifs soucieux de sortir des ghettos au siècle des Lumières ainsi que la plupart des érudits juifs au XIXe siècle tel que H. Graetz (-1891).

[115] Louis IX (« saint Louis ») fut le premier à interdire leur présence à Paris et dans le royaume.

[116] « Port-Royal et le peuple d’Israël », Chroniques de Port-Royal, 2004, v. l’Introduction de P. Sellier qui emprunte son titre à Pascal, au début du fragment 694 [de son édition des Pensées] : « La rencontre de ce peuple m’étonne et me semble digne de l’attention. Je considère cette loi qu’ils se vantent de tenir de Dieu, et je la trouve admirable. C’est la première loi de toutes », 13-28.

[117] Gershom Scholem, La kabbale, 1974 (Gallimard, “Folio”, 1998). Intéressante préface sur l’historique de sa redécouverte par trois générations respectivement illustrées par Buber, Scholem, Idel.

[118] Nombreuses traductions d’un ensemble aux limites textuelles difficiles à déterminer, demeurant hermétique en l’absence de commentaire. Traduction française de Pauly dépassée par celle d’Idel, cette dernière malheureusement peu commentée. The Zohar, Pritzker edition, tr. & comm. by D. C. Matt, Stanford, 2003 sq., utilement expliqué par des références et leurs citations, remplace l’éd. de Soncino Press en 6 volumes.

[119] Par ex. v. Chir Hachirim, Le Cantique des cantiques, compilation des commentaires [de Rashi et d’autres] par Meir Zlotowitz…, New-York (traduction française : Paris, éd. Colbo), v. Introduction, XLIX-LVII.

[120] Lev Gillet, Comunion in the Messiah, Studies in the Relationship between Judaism and Christianity, 1942, (notre pagination : reprint 2002, James Clarke & Co., Cambridge), 65, 86. : approche ancienne de la mystique juive, qui demeure inégalée, par le « Moine de l’Église d’Orient  » (lui-même mystique). – Nahmanide, né à Gérone en 1194 ; le célèbre Maïmonide, né à Cordoue en 1135, voyagea en Israël puis séjourna au Caire (-1204).

[121] Pic de la Mirandole, 900 Conclusions philosophiques, cabalistiques et théologiques, , Allia, 1999.

[122] Spinoza, Œuvres complètes, « La Pléiade », 1954. - Stuart Hampshire, Spinoza and spinozism, Oxford.

[123] Orcibal, « Les Jansénistes face à Spinoza », Etudes…, op. cit., p. 61 (réf. au Tractatus, Préface, ch. iv, v, xii, xiii).

[124] Lev Gillet, Communion…, op.cit., 24 sq.

[125] H. Laux, « Penser Dieu en un temps de crise et de renouvellement : de la figure de Spinoza à quelques enseignements », Dieu au XVIIe siècle, éd. fac. jésuites de Paris, 2003, 277-295, contribution à laquelle nous empruntons les citations.

[126] Ethique, Proposition 23, Scolie, trad. R. Caillois, dans Œuvres complètes, Pleïade,  1954. – Voir aussi la traduction de l’Ethique  par Bernard Pautrat dans son édition bilingue (latin-français) chez Point Essais, Paris, 1988 rééd. 1999.

[127] Trad. de B. Pautrat : « expérimentons ».

[128] Ne pouvant accéder à l’allemand, nous avons apprécié  : Peter C. Erb, Pietists, protestants and mysticism : The use of Late Medieval Spiritual Texts in the work of Gottfried Arnold (1666-1714), Pietist and Wesleyan  studies, no.2, The Scarecrow Press, inc. Metuchen, N.J. & London,1989 [déborde largement Arnold ; présente un historique incluant Arndt (qui apprécie Tauler et dont l’amour le distingue de Luther),  Spener, etc.] ; v. aussi DS 12.1743/58, art. « Piétisme ».

[129] DS 12.1748 ; nos cit. : Peter C. Arb , Pietists…, op.cit., 72-73 ; v. Les quatre livres du Vrai Christianisme de Jean Arndt traduits de l’allemand en François par Samuel de Beauval…, Amsterdam, 1723.

[130] Epitres  théosophiques, Monaco, l980, p. 196 (éd. et trad. de Bernard Gorceix).

[131] G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, Tome 6 La philosophie moderne, Traduction, annotation, reconstitutions du cours de 1825-1826 par Pierre Garniron, Vrin, 1985, page 299/1301.

[132]  A. Koyré, La philosophie de Jacob Boehme, Paris, 1929, rééd. 1971, Vrin, p. 20.

[133] M. Sandaeus, ProTheologia mystica clavis. Elucidarium. Onomasticon vocabulorum […], 1640 (repr. Louvain, 1963).

[134] Avec ceux de Civoré, de Mme Guyon, d’Honoré de Sainte-Marie.

[135] Johannis Angeli Silesii Cherubinischer Wandersmann… En 1675, il ajouta un sixième livre qui atténuait partiellement les audaces de pensée de la première édition de 1657 (il était entre temps devenu catholique). – La traduction par H. Plard, éd. bilingue, Aubier, 1946, demeure inégalée ; v. du même H. Plard, La Mystique d’Angelus Silesius, Aubier, 1943.

[136] Ce que confirmerait Orcibal : « …nullement à notre avis, l’expression spontanée d’expériences personnelles, mais bien une traduction artistique en style baroque des idées qui ont le plus frappé l’auteur dans ses lectures. » (J. Orcibal, « Les sources du Cherubinischer Wandersmann », Etudes…, op. cit., 43.) – Orcibal insiste sur la source première constituée par Ruusbroec, par l’importance probablement faible de Böhme, et quasi-nulle de la littérature occulte provenant de Frankenberg (v. pages 35-36).

[137] Poètes baroques allemands, belle trad. par M. Petit, Maspero, 1977, cit. : 69, 75, 99.

[138] Voir la Ière Epitre de Paul aux Corinthiens (I 14, 26 sq.) où Paul donne des règles à ces réunions.

[139] « Les Églises issues de la Réformation », p. 409, in Histoire du Christianisme IX L’âge de raison, 1620/30-1750, Desclée, 1997. Voir le chapitre entier, présentant un panorama en sept sections, p. 409-499 ; signalons G. Mursell, English spirituality, 2 vol., Louisville, London, Leiden, 2001, qui apporte en tout irénisme un contrepoint protestant britannique bienvenu (il complète le DS sur de nombreux points, grâce à ses notes et bibliographies placées en fin de sections).

[140] Leur aîné est John Donne (1572-1631). Les principaux sont : George Herbert (1593-1633), Richard Crashaw (1612-1649), Andrew Marvell (1621-1678), Henry Vaughan (1621-1695), Thomas Traherne (1637-1674).

[141] S. Weil envoie le poème Love à Joë Bousquet le 12 mai 1942 (Simone Weil, Oeuvres, “Quarto”, Gallimard, 1999, 799-800) ; A. J. Festugière, l’auteur de La Révélation d’Hermès Trismégiste, 1944, composa à la fin de sa vie l’émouvant : Georges Herbert poète saint Anglican (1593-1633), Vrin, Paris, 1971.

[142] Amour m’a dit d’entrer, mon âme a reculé, / Pleine de poussière et péché. / Mais Amour aux yeux vifs, en me voyant faiblir / De plus en plus, le seuil passé, /Se rapprocha de moi et doucement s’enquit / Si quelque chose me manquait.

Un hôte, répondis je, digne d’être ici. / Or, dit Amour, ce sera toi. / Moi, le sans-cœur, le très ingrat ? Oh mon aimé, / Je ne puis pas te regarder. / Amour en souriant prit ma main et me dit: / Qui donc fit les yeux sinon moi?

Oui, mais j’ai souillé les miens, Seigneur. / Que ma honte / S’en aille où elle a mérité. / Ne sais-tu pas, dit Amour, qui a porté la faute? / Lors, mon aimé, je veux servir. / Assieds-toi, dit Amour, goûte ma nourriture. / Ainsi j’ai pris place et mangé. [Traduction de Jean Mambrino].

[143] Thomas Traherne, Poetry and prose, selected and introduced by Denise Inge, SPCK, London, 2002 ; v. aussi sur cette “étoile montante” de la poésie anglaise : G. Mursell, English spirituality, vol. I,  335-342.

[144] Nos citations sont extraites de : Les Centuries, textes choisis, traduits de l’anglais et présentés par Magali Jullien, préface de Jean Mambrino, Arfuyen, 2011. - Le premier texte (Select Meditations, IV, 3) est traduit par Magali Julien qui la cite dans sa belle présentation aux éditions Arfuyen. Nous lui demandons pardon d’avoir modernisé la ponctuation et supprimé la plupart des majuscules (d’usage à l’époque) pour faciliter la lecture.

[145] G.D. Henderson, Mystics of the North-East, Aberdeen, 1934 : la belle étude consacrée aux spirituels écossais inclut des disciples de Madame Guyon ; v. du même : Religious life in Seventeen-century Scotland, Cambridge, 1937.

[146] H. Scougal, The Life of God in the Soul of Man, Christian Heritage, Christian Focus publ.ications, 1996 & Christian Classics Ethereal Library (internet) ; The works of Mr Henry Scougal, professor of divinity in the King’s College Aberdeen, containing the Life of God in the Soul of Man ; On the nature and excellency of the Christian religion. with nine other discourses on important subjects. Also a brief account of the author’s life and a sermon preached at his funeral by George Garden d d., in two volumes, Aberdeen, 1759 [préface, Life of God 1-108, nine discourses -205 & vol II, 206-369, a sermon…- 458].

 

 

[147] Part I, from § 2 - 5 (notre traduction).

[148] V. son Journal (trad. française, 1935) : il le dicta car il ne sut jamais écrire correctement.

[149] H. van Etten, Georges Fox et les Quakers, « Maîtres spirituels », Seuil, 1966,  p. 50.

[150] G. Fox, AnAutobiography, chap. 2, éd. Rufus Jones, 1908, sur le site  de la Street Corner Society (www. Strecorsoc.org) qui rassemble de nombreux textes quakers. Notre libre traduction.

[151] Ibid., 63.

[152] An Apology for the True Christian Divinity, 1678 (trad. par lui-même du latin de l’original de 1676), 2002. Trad. française dès 1702.– Trad. partielle française : R. Barclay, La lumière intérieure, source de vie. Apologie de la vraie théologie chrétienne telle qu’elle est professée et prêchée par ce peuple appelé par mépris les Quakers, Dervy, 1993.

[153] Journal of J. Woolman, 1774, 1909, 1999 sur Internet (Univ. of Virginia Library), 223 et 320.

[154] The Economist, June 22nd, 2002, 41.

[155] G. Amoss, 1999, The making of a Quaker Atheist. - Témoignages modernes sur le site français www.quaker.chez-alice.fr

[156] Nous établissons cette liste en reprenant une table établie par Monsieur I. Noye,  p.s.s.

[157]La Perle évangélique, traduction de 1602 par le chartreux Beaucousin, rééd. Millon, 1997, 292. Rappelons (v. Expériences… I,  Des Origines à la Renaissance, Figures du nord, La Perle évangélique) que l’auteur fut une béguine liée à la Chartreuse de Cologne et à ses amis jésuites ;  elle a composé la Perle en flamand autour de 1535 et ce texte fut apprécié au début du Grand Siècle  par tous les mystiques.