Les quatre tomes d'Expériences mystiques en Occident
qui précèdent ce cinquième et dernier de la série présentaient des témoignages
offerts par les mystiques qui vécurent jusqu'au début du Siècle des Lumières.
Ils se rassemblaient le plus souvent autour d'une des branches de la famille
chrétienne, référence alors commune.
Un élargissement hors des frontières géographiques
européennes met en cause cet unique référentiel dès que l'on reconnaît la
validité d'autres cultures associées à d'autres religions : faut-il continuer
après 1700 à s'en tenir à l'occident chrétien ?
Un bouleversement culturel a été mis en marche depuis
Galilée : ne faut-il pas ouvrir le champ mystique au-delà des Traditions ?
Car nous sommes aujourd’hui en présence d'une diversité d'expressions mystiques
voilant souvent une même réalité.
Ce tome V. Expériences mystiques, des Lumières à nos
jours propose un « étoilement mystique ». Son florilège déborde le
cadre imposé aux quatre tomes précédents qui étaient consacrés aux figures
chrétiennes le plus souvent d'expression française et ayant vécu avant 1700.
L’ouvrage couvre les années 1700 à 2000. Les figures
témoignent d'une mystique vivante jusqu'à nous. Certaines se rattachent aux
Traditions tandis que d'autres s'ouvrent à la vie intérieure sans y être
conduits par une pratique religieuse et un mode d'emploi. Parfois quelques-unes
d’entre elles ignorent la fente qui est ouverte un instant au regard intérieur
et elles poursuivent leur quête.
Chaque figure ne peut bénéficier que d'une courte
section puisque leur nombre dépasse la centaine. La monotonie d'un collier dont
chaque grain serait de même taille est volontairement rompue par quelques
textes plus longs.
Tous témoignent d’une rencontre livrée souvent à
l'état naissant, car les mystiques confirmés répugnent à décrire leur
expérience. Nous ne proposons aucune notice biographique, car de multiples
sources disponibles sur le web font l’affaire. Toujours faute de place et pour
marquer une hiérarchie de valeur entre témoignage et contexte, nous ne lui
ajoutons le plus souvent qu’une note. Elle ouvre sur des sources choisies.
Un tel ensemble de textes suggère “d’y regarder de
plus près”. C'est le but d’un “jardin mystique” aux senteurs diverses.
§
Nous ne croyons pas à un crépuscule des mystiques.
Certes le
langage commun à toute théologie mystique [1] a disparu
( il avait été précisé juste à temps dans le
monde catholique au XVIIe siècle en latin puis en français par Sandaeus,
Civoré, madame Guyon, Honoré de Sainte-Marie). S'en
est suivi
l'absence d’un corps facilement reconnaissable d'auteurs-témoins
susceptible d’être triés selon un
critère théologique ou regroupés par Ordres
ou “religions”.
L’indépendance
vis-à-vis de représentations communes conduit
à un
émiettement ou plus poétiquement est
à la source d’un
“étoilement”. Il s'agit de retrouver le peuple dispersé
des
mystiques dont l’unité intérieure est
voilée sous des habits divers. Ils circulent dans de multiples
allées et ne se rencontrent guère.
Comment organiser une présentation en respectant leur
variété ? En multipliant les points de vue variant les thèmes abordés ?
Par reconnaissance de la diversité des conditions d’entrée dans la vie
intérieure ? En évoquant des diversités sociales et culturelles ? De tels
classements recouvriraient la vie intérieure sous ses habits.
On retiendra ici
en premier lieu l'appartenance à l'un ou l’autre de deux types de vécu : I.
le mystique demeure fidèle à la Tradition dans laquelle il a été élevé ou
s’est converti - II. L’expérience mystique se situe hors de cadres religieux
et culturels devenus à ses yeux caducs ou secondaires.
I.
Pour les figures qui constituent le premier de deux
ensembles, le “jardin mystique” est taillé à la française, selon une
répartition en plusieurs massifs : un par tradition religieuse.
“I. Fidèles aux Traditions” répartit ainsi des figures
sous cinq entrées. Le premier chapitre intitulé “L'école du Coeur” assure une
certaine continuité avec le tome précédent portant ce même nom. Le second
chapitre couvre plus largement le monde catholique. Le troisième chapitre
aborde quelques grands textes et cite des auteurs Orthodoxes. Le quatrième
chapitre sort du monde chrétien tout en demeurant au sein des trois religions
du Livre : il glane quelques figures mystiques juives ou ayant vécu en
terres d’Islam. Enfin le dernier chapitre souligne que la vie mystique est
universelle. Il cite quelques mystiques indiens, chinois et japonais. Au
sein de chaque chapitre, l'ordre est chronologique par dates de décès.
§
Diverses
confessions s’affrontèrent puis se replièrent sur elles-mêmes, prises au sein
des luttes qui leur firent oublier tout le reste, dont la prise de conscience
progressive de dimensions jusqu’alors ignorées. Se succèdent sur trois siècles
trois dévoilements de l’imprévisible Nature : celle de ses théâtres infimes ou
immenses, celle de son âge incommensurable à l’histoire humaine, enfin celle de
son évolution vers toujours plus de complexité et de variété. Coup sur coup
trois nouvelles prises de conscience.
La mystique perçue
comme une façon de vivre son rapport avec un Dieu et prenant place au sein
d’une tradition reçue et expérimentée disparaît de l'esprit des modernes ;
particulièrement chez des scientifiques jugés « athées » qui sont
reconnus de nos jours comme des agnostiques. Cet abandon de croyances
traditionnelles est compensé par des témoignages individuels forts. S’exprimant
diversement, les « mystiques sans Dieu » paraissent diluer une
expérience insaisissable ? Posons qu’elle ne puisse plus être ramenée à
une langue commune ou à une théologie.
II.
Pour des figures relevées surtout au cours du dernier
XXe siècle, le jardin mystique se présente “à l’anglaise” dans un
espace sauvage aux aperçus inédits.
“II. Hors cadres” présente ainsi les figures d’un
second ensemble qui n’ont pas rattaché leur rencontre “d’un plus Grand
qu’eux-mêmes” [2] à une Tradition religieuse. Leurs vies ont toutefois
été changées, c’est peut-être une marque qui leur est commune. Ces pèlerins
cheminent “hors piste” sans facilement situer ce qui leur est
arrivé [3]. Nous répartissons leurs figures comme précédemment
sous cinq entrées.
Les deux premiers chapitres présentent des figures à
la recherche de la vie mystique soit par l'exercice de leur réflexion
(“chercheurs”) soit par l'exercice de leur intuition (“poètes”). Les trois
derniers chapitres rassemblent des témoins : ceux de “l'instant mystique”, ceux
auxquels la vie mystique se révèle au sein de l'épreuve, enfin des “témoins
pour notre temps”. “Hors cadres” devrait confirmer la nature mystique de
certaines expériences, même si cela n’est guère évident à ceux-là mêmes qui les
partagent.
§
En résumé une centaine de figures sont proposées
en dix chapitres répartis entre fidèles aux traditions et chercheurs ou témoins
hors cadre [4]. Leur nombre est ainsi comparable à celui des figures
ayant connu le XVIIe siècle et qui disposaient d’une section dans
Expériences mystiques en Occident, II à IV. Les sections seront ici fort
réduites si l’on excepte les toutes premières qui assurent une transition avec
le tome IV. S’ajoutent quelques entrées couvrant soit un genre d’expression
soit une œuvre collective.
Nous regrettons de n’avoir pu équilibrer les entrées
entre de trop nombreux clercs et de trop rares laïcs pour la première partie
consacrée aux figures attachées aux Traditions. De fait les clercs bénéficient
tout à la fois d’un devoir de mémoire assez bien respecté dans les Ordres et
d’une supposée proximité avec le divin aux yeux des témoins (incluant leurs
éditeurs). Leurs entrées en religion suivent l’expérience initiatrice commune à
presque tous les mystiques et les rencontres favorables sont dès lors un peu
moins rares au sein de communautés religieuses .
§
Les témoignages sont de longueurs diverses ce qui
évite la monotonie d’un collier de perles de même taille [5].
Nous avons choisi d’être compréhensifs dans la récolte de figures “sauvages” -
leur nombre n’est ainsi guère inférieur à celui de figures “sages” mieux
tracées.
Certaines entrées se situent à la frontière du champ
mystique et paraîtront à certains en être bien distantes. Il est ici utile de
séparer le champ libre mystique d’enclos délimités par des théologies
religieuses. Le lecteur est ainsi mis au contact de sensibilités diverses
réunies autour d’une même Source.
1708 François de Laval (1623-1708) et l’Ermitage de
Québec.
1709 Alexandre Piny (1640-1709)
L’état fixe d’oraison
continuelle
1715 François La Combe (1640-1715).
1717 Jeanne-Marie Guyon (1648 - 1717)
Une oeuvre préservée et
d'influence souterraine
Un enseignement qui couvre
la carrière mystique
1719 Pierre Poiret (1646 - 1719)
1720 Claude-François Milley (1668 - 1720)
1733 James (1645-1726) et Georges Garden (1649-1733)
1751 Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751).
~1751
L’Abandon à la Providence divine
Le lyrique et guyonien
chapitre IX :
1769 Gerhard Tersteegen (1697 - 1769)
Thomas Kelly (1893-1941), quaker
1737 Maria-Magdalena Martinengo (1687 – 1737)
1775 Paolo [Danei] della Croce (1694-1775)
1798 Jeanne Le Royer (1731-1798)
1803 Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803)
1820 Pierre de Clorivière (1735 - 1820)
1852 François Libermann (1802 - 1852)
1892 Charles-Louis Gay (1815-1892)
1897 Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897)
1918 Marie-Antoinette de Geuser « consummata »
(1889-1918)
1948 Vital Lehodey (1857-1948)
1955 Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)
1975 Maurice Zundel (1897-1975)
1979 Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979)
1987 Jean-Baptiste Porion (-1987)
2002 Marie-Dominique Molinié (1918-2002)
1782 La Philocalie, une bibliothèque spirituelle.
1833 Seraphim de Sarov (1759-1833)
~1840 Optino et la Paternité spirituelle en Russie.
Le staretz Macaire
(1788-1860)
Le staretz Ambroise
(1812-1891)
Le staretz Théophane le
Reclus ou de Vycha (1815-1894)
~1870 Récits d’un pèlerin [russe]
1938 Starets Silouane (1866-1938)
Interview avec le Père Lev
Gillet
1827 Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827)
1823 Sheikh
Al-Arabi ad-Darqawi (-1823)
1988 Sayd Bahodine Majrouh (-1988)
1950 Ramana Maharshi (1879 - 1950)
1973 Henri Le Saux / Swami Abhishtktananda (1910-1973)
Lu ‘K’uan Yü (1898 - ?) & Hsu Yun
1900 Félix Ravaisson (1813-1900)
1933 Henri Bremond (1875-1933)
1941 Henri Bergson (1859-1941)
1943 Simone Weil (1909 - 1943)
1961 Erwin Schrödinger (1887-1961).
1963 Aldous Huxley (1894-1963).
1997 François Roustang (1923-1997)
Complainte mortuaire à deux voix. (Afrique Équatoriale.
Pygmées.)
Chanson Esquimau (Alaska, Groenland)
1785
Khwaja Mir Dard (1720-1785)
1837 Giacomo Leopardi (1789 - 1837).
1843 Johann Christian Friedrich Hölderlin (1770 - 1843).
1934 Haïm Nahman Bialik (1873 - 1934)
1938 Ossip Mandelstam (1891 - 1938)
1960 Raïssa Maritain (1883-1960)
1960 Jules Supervielle (1884-1960)
1975 Patrice de la Tour du Pin (1911-1975)
1849 Edgar Allan Poe (1809-1849)
1855 Gérard de Nerval (1808-1855)
1908 Lucie Christine (1870 - 1908)
1922 Marcel Proust (1871-1922).
1948 Georges Bernanos (1888-1948)
1955 Albert Einstein (1879-1955)
1984 Henri Michaux (1899-1984)
1914 Témoignages issus des Enfers (1914-1953)
1943 Etty Hillesum (1914 - 1943).
1977 Evguénia Guinzbourg (1906-1977)
1982 Varlam Chalamov (1907 - 1982)
1983 Arthur Koestler (1905-1983).
1999 Eliane Jeannin-Garreau (1911-1999)
2008 Alexandre I. Soljenitsyne (1918-2008)
1986 Bernadette Roberts (1931- 1986)
1992 Lilian Silburn (1909 – 1992)
Outils de repérages
couvrant Expériences mystiques I à V
Listes chronologiques d’auteurs
Le Dictionnaire de Spiritualité ascétique et mystique
Figures remarquables suivant l’ordre chronologique
Caractères communs aux figures remarquables
Index général des figures, Tomes I à V.
Le lecteur ignorera
allègrement une majorité d’entrées pour approfondir quelques découvertes.
Nous limitons des
renseignements de nature identitaire que l’on retrouvera aisément sur divers
sites dédiés tel que Wikipedia.
Des notes parfois
ample en petit corps requérant peu de place livrent certaines précisions et
références.
Nous utilisons le
romain en grand corps pour les citations ou les « dits » des
figures ; le romain en corps moyen pour les citations de témoins ou
d’historiens ; l’italique pour notre « ciment » qui présente
quelques éléments de nature intérieure et mystique ; le romain petit corps
pour les notes.
Ce premier chapitre complète le tome IV portant le
même nom. Conformément au titre général su tome “V. Des Lumières à nos jours”,
ce chapitre s’ouvre en reprenant des figures déjà actives au Grand Siècle, mais
qui ont dépassé l’année 1700 [6].
S’y ajoutent des figures nées après cette date, mais
se situant dans la même lignée. Une certaine ampleur accordée aux entrées et
aux notes pour les premières figures assure une continuité avec le travail de
restitution détaillé du tome précédent, mais nous serons plus brefs pour la
suite.
Le titre “École du cœur” couvre ici non seulement des
quiétistes au sein du monde catholique, mais également des piétistes au sein du
monde protestant (Poiret et Tersteegen, …) : ils partagent tous et parfois
entre eux une même vision d’un “christianisme intérieur”.
1708
François de Laval (1623-1708) et l’Ermitage de Québec.
Promis à une brillante carrière ecclésiastique, mais
attiré par les missions, François de Laval de Montmorency vécut un temps dans
la communauté d’amis à l’origine du Séminaire des Missions étrangères de Paris [7] . Elle incluait
François Pallu et Henri-Marie Boudon [8] . En 1653 François se démet de son archidiaconé
en faveur de ce dernier. L'année suivante, il cède ses biens à son frère cadet,
renonce à ses titres familiaux, et frappe à la porte de l'Ermitage dirigé par
Jean de Bernières [9]. Voici un
témoignage presque d’époque :
M. de Laval demeura
quatre ans chez M. de Bernières , & y mena la vie la plus recueillie &
la plus austère. L'oraison, l'étude, les conférences spirituelles n'y étaient
interrompues que par les visites qu'il rendait assidûment aux malades de
l'Hôtel-Dieu. Les jeûnes, les veilles, les macérations, les pèlerinages
préparaient ce pieux Ecclésiastique, sans qu'il le sût, à la vie apostolique
qu'il a depuis menée en Canada. […] On l'a vu faire plusieurs longs pèlerinages
à pied sans argent, mendiant son pain, & cacher à dessein son nom, afin de
ne rien perdre de la confusion, du mépris, & des mauvais traitements
ordinaires dans ces occasions, & qui ne lui furent pas épargnés ; il
s'en félicitait comme les Apôtres, & remerciait Dieu d'avoir quelque chose
à souffrir pour son amour[10].
Dans une lettre adressée à son ami Lambert de la
Motte, Bernières donne des nouvelles de l'Ermitage fondé à Caen :
Notre petit
ermitage ne manque pas de prier Dieu pour vous, & pour tous vos chers
Messieurs, auxquels vous ferez, s'il vous plaît, nos très affectionnées
recommandations. M. N. [François de Laval] rend à la mort de soi-même tant
qu'il peut, il n'a encore d'inclination que pour son anéantissement, quant à
présent, mais aussi il est préparé à tout ce que Dieu voudra, soit pour la
Chine, soit pour le Canada, soit pour demeurer en France, il attend que Dieu
lui fasse connaître sa sainte volonté[11].
Une lettre de Jean de Bernières à François de Laval,
même écrite en style convenable, jette une vivre lumière sur la nature directe
et intense des relations entre maître (“le frère pauvre”) et disciple
(l’êvêque). Bernières lui écrit le 12 décembre 1658, au lendemain de sa
consécration épiscopale :
Monseigneur,
Jésus soit notre
unique vie pour le temps, & l'éternité.
Je ne vous puis
exprimer la joie que nous avons tous reçue d'apprendre par vos chères lettres
votre Sacre, qui a été fait sans doute par une providence toute particulière de
Dieu. Mais un pauvre, & chétif homme qui tend à l'anéantissement, pour
impuissant qu'il soit, est capable de tout, Dieu se mêlant de ses affaires.
Vous n'êtes pas, Monseigneur, seulement dans la tendance au néant ; je
suis persuadé que vous commencez d'y arriver, & qu'ainsi Notre Seigneur a
eu plus de soin de votre Sacre que vous-même, & que vous pouvez tout en
celui qui vous conforte. Ne quittez jamais (permettez-moi de vous parler de la
sorte) cette manière d'agir en esprit de mort, & d'anéantissement ;
quelque effort que vous fassent les prudents, & les sages, lesquels ne s'y
peuvent ajuster ; ils veulent toujours agir appuyés sur leur lumière,
& les âmes anéanties perdent la leur, pour demeurer abîmées en Dieu, qui
seul doit être leur lumière, & leur tout. Dans le grand emploi que Notre
Seigneur met sur vos épaules, & dans toute la conduite de votre vie, ne
vous comportez jamais autrement ; vous expérimenterez des secours
extraordinaires de Dieu, lequel s'il ne fait pas réussir ce que vous prétendez pour
les affaires extérieures de sa gloire [ce qui se réalisera], il avancera celles
de votre intérieur, vous jetant dans une plus grande perte de vous-même, &
un plus profond abîmement [sic] en lui, & devenu un même esprit avec lui,
vous honorerez, & glorifierez le Père Éternel, comme il l'a glorifié
lui-même ; votre âme trouvera des trésors immenses dans cette sainte
pratique d'anéantissement. Je vous l'ai déjà dit plusieurs fois, Monseigneur,
que vous avez grande vocation à cet heureux état, & qu'exécutant l'ordre de
Dieu sur vous dans la multitude des actions extérieures, où vous devez être
appliqué, vous arriverez à la perfection. Je vous tiens plus riche d'aller en
Canada, avec cette grâce, que si vous aviez tous les trésors du monde : je
craindrais pour vous, en vérité, l'abondance d'honneur & de bien temporel,
mais il ne faut rien craindre pour celui, qui ne veut rien en ce monde que se
perdre en Dieu. Nous aurions grande consolation de vous pouvoir encore voir une
fois avant que de quitter la France, afin de parler à coeur ouvert du divin
état d'anéantissement ; c'est assez néanmoins que Dieu vous parle
lui-même, je l'en remercie de tout mon coeur[12].
Cette lettre manifeste à la fois l'ascendant de
Bernières, la confiance qu'ils se portent l'un à l'autre et l'intimité de leur
relation. Il donnera une dernière marque de l'estime et de la confiance qu'il
portait envers François de Laval en lui demandant d'emmener avec lui l'un de
ses neveux, Henri, fils de son frère cadet. Ainsi,
Le petit Clergé de
Canada sera composé de quatre personnes, pauvres, abjectes, méprisées du monde,
mais pleines du désir d'être tout à fait à Dieu, puisqu'elles ne veulent
uniquement que Dieu[13].
Il prend sa tâche très au sérieux ce qui lui vaudra
une réputation d’inflexibilité. Un peu plus d'un an après l'arrivée de Mgr de
Laval au Canada, la mystique Marie de l'Incarnation écrivait le 17 septembre
1660 à son fils dom Claude Martin [14] :
Monseigneur notre
Prélat est tel que je vous l'ay mandé par mes précédentes, sçavoir très-zélé et
inflexible. Zélé pour faire observer tout ce qu'il croit devoir augmenter la
gloire de Dieu ; et inflexible pour ne point céder en ce qui y est contraire.
Je n'ay point encore veu de personnes tenir si ferme que luy en ces deux
points. C'est un autre saint Thomas de Villeneuve pour la charité et pour
l'humilité, car il se donneroit luy-même pour cela ; Il ne réserve pour sa
nécessité que le pire. Il est infatigable au travail ; c'est bien l'homme
du monde le plus austère et le plus détaché des biens de ce monde. Il donne
tout et vit en pauvre, et l'on peut dire avec vérité qu'il a l'esprit de
pauvreté. Ce ne sera pas luy qui se fera des amis pour s'avancer et pour
accroître son revenu, il est mort à tout cela. Peut-être (sans faire tort à sa
conduite) que s'il ne l'étoit pas tant, tout en iroit mieux ; car on ne
peut rien faire ici sans le secours du temporel. Mais je me puis tromper,
chacun a sa voye pour aller à Dieu. Il pratique cette pauvreté en sa maison, en
son vivre, en ses meubles, en ses domestiques ; car il n'a qu'un
Jardinier, qu'il prête aux pauvres gens quand ils en ont besoin, et un homme de
chambre [Denis Roberge] qui a servi Monsieur de Bernières. Il ne veut qu'une
maison d'emprunt, disant que quand il ne faudroit que cinq sols pour luy en
faire une, il ne les voudroit pas donner. En ce qui regarde néanmoins la
dignité et l'authorité de sa charge, il n'omet aucune circonstance. Il veut que
tout se fasse avec la majesté convenable à l'Église autant que le païs le peut
permettre. Les Pères [Jésuites] luy rendent toutes les assistances possibles,
mais il ne laisse pas de demander des Prêtres en France, afin de s'appliquer
avec plus d'assiduité aux charges et aux fonctions ecclésiastiques[15].
Tout ce que la main
de Dieu fait nous sert admirablement, quoique nous n'en voyions pas sitôt les
effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église [du
Canada], et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes
tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit
faite, il ne nous importe. Il me semble que c'est toute ma paix, mon bonheur en
cette vie que ne [vouloir] point d'autre paradis. C'est le royaume de Dieu qui
est au dedans de l'âme qui fait notre centre et notre tout[16].
À Québec, le 15 septembre 1663, François de Laval
s'installe avec les prêtres de son Séminaire dans la maison presbytérale qu'il
avait fait édifier, en 1661-1662, près de l'église Notre-Dame. Cette modeste
bâtisse était « la maison commune de tous les Ecclésiastiques ». Mgr
de Laval voulut que ces derniers « trouvassent chez lui un asile toujours
ouvert, qu'ils y vinssent même chaque année faire une retraite, […] qu'ils y
eussent une ressource assurée, la nourriture & l'entretien jusqu'à la fin
de leurs jours, & des prières après leur mort[17] ».
Trois des cinq membres fondateurs du Séminaire étaient
d'anciens disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen : Henri de Bernières qui
en fut le premier supérieur et occupa cette charge à quatre reprises, en tout
pendant vingt-cinq années ; Louis Ango des Maizerets qui avait accompagné
Mgr de Laval en 1663, au retour de son voyage en France, et qui fut désigné
comme premier assistant du supérieur ; et Jean Dudouyt, débarqué à Québec
au cours de l'été ou à l'automne de 1662 et nommé procureur du Séminaire en
1664. En outre Hugues Pommier, arrivé seulement à Québec en 1664, avait fait
partie de l'Assemblée des Amis de Dijon [18].
Enfin, Denis Roberge, ancien valet de chambre de Jean de Bernières passé depuis
au service de Mgr de Laval, devint le premier domestique « donné »
par ce dernier au Séminaire. Il faudrait encore citer parmi les anciens
disciples de Bernières à l'Ermitage de Caen qui prirent le bateau pour le
Canada, Augustin de Saffray de Mézy, ancien duelliste converti, qui fut le
premier gouverneur de la Nouvelle-France sous l'autorité directe du roi
(1663-1665).
Le Séminaire de Québec ne fut pas doté à sa création
d'un règlement particulier. « À cet effet, Jean de Bernières aurait donné
par écrit, avant le départ de François de Laval pour Québec, des
« Règles » pour « les frères du Canada ». La Tour les
retranscrit dans ses Mémoires, mais n'en précise malheureusement pas la source.
« S'agit-il de règles composées par Bernières lui-même et destinées
explicitement à servir de directoire spirituel à l'usage du clergé de la
Nouvelle-France, ou d'une compilation réalisée à partir des écrits du maître
par Mgr de Laval ou un des membres fondateurs du Séminaire ? »
Voici des extraits d’une “première règle du Nouveau
Monde”:
« Dieu est
notre centre & notre dernière fin. Nous sommes créés pour le posséder, non
seulement dans le ciel, mais aussi sur la terre. Tout le désir de Dieu même est
de réunir la créature au Créateur, séparée par le péché & l'affection aux
choses créées. La vie n'est qu'un passage pour arriver à cette heureuse fin.
Les Chrétiens ne doivent avoir d'autre objet que de s'écouler en Dieu, comme
les fleuves dans la mer. C'est la vérité fondamentale dont nous devons être
fortement persuadés & pénétrés d'une manière active.
Cette recherche
active par forme de méditation & de raisonnement doit se faire au
commencement de la conversion. Dans la suite il suffit de la faire par voie de
foi, qui éclaire simplement, mais puissamment, pour connaître & goûter
cette heureuse fin, & par cette connaissance & ce goût nous faire
passer de nous-mêmes en Dieu, & supporter les travaux de la vie. Cette
attention ou contemplation de foi suffit, sans autre d'oraison, à ceux qui
avancent.
Cette manière
d'oraison, plus pure & plus spirituelle, causera souvent des ténèbres, des
sécheresses, des faiblesses, des dégoûts ; il faut tout supporter avec
patience, c'est faire une bonne oraison. Dieu ne manque pas de nous aider dans
cet état pénible par des vues passagères, mais pénétrantes, qui nous font
goûter notre bonheur. Dieu est un être pur & spirituel, il ne peut être
possédé que par l'esprit.
Nos chers frères de
Canada sont tous capables de ce procédé spirituel plusieurs même y sont
avancés, ils n'ont qu'à y être fidèles ; ils feront de grands progrès,
s'il joignent aux travaux extérieurs les souffrances intérieures. […]
Quand il plaira à
Dieu d'adoucir l'amertume des souffrances par des lumières & des
consolations intérieures, ne les rejetez pas comme opposées à la mort
spirituelle, mais recevez-les comme des moyens nécessaires à votre faiblesse,
qui vous aideront à souffrir. Tout ce que la bonté de Dieu accorde doit être
reçu avec respect, humilité, reconnaissance & dépendance. Tout nous conduit
au Créateur, lumières & ténèbres ; laissez-vous en pénétrer :
Benedicite lux & tenebrae.
Lorsque l'on
éprouvera plus de facilité à raisonner ou à produire des actes intérieurs, il
faut en profiter. Ce n'est point alors un effort de l'esprit humain. Il n'y a
que ceux qui se font par manière d'étude qui nuisent ; les autres
entretiennent le goût de l'âme pour chercher Dieu.
Les oraisons
jaculatoires sont à peu près celles-ci. Comme le cerf altéré désire les sources
d'eau vive, ainsi mon âme désire Dieu. […]
La lecture des
livres spirituels, faite avec dégagement d'esprit, nous donne du secours &
de l'assurance. Un voyageur demande souvent le chemin, & l'assurance qu'on
lui en donne le tranquillise : nous sommes des voyageurs qui allons à
Dieu ; les bons livres, les gens expérimentés, nous confirment dans notre
voie. […] [19].
Mgr de Saint-Vallier avait sur le Séminaire
des vues différentes de son prédécesseur et en entreprit la refonte. À
l'automne 1689, le vieil évêque se confiait :
Vous jugerez bien,
mon cher Monsieur, que s'il y a eu jamais une croix amère pour moi, c'est
celle-ci, puisque c'est l'endroit où j'ai toujours dû être le plus sensible, je
veux dire le renversement du Séminaire, que j'ai toujours considéré, comme en
effet qu'il l'est, comme l'unique soutien de cette Église et tout le bien qui
s'y fait. […] Mais au milieu de toutes ces agitations, nous ne devons pas nous
abattre si les hommes ont du pouvoir pour détruire, la main de Notre-Seigneur
est infiniment plus puissante pour édifier. Nous n'avons qu'à lui être fidèles
et le laisser faire[20].
1709
Alexandre Piny (1640-1709)
Provençal, il
enseigne à Marseille puis à Paris à partir de 1676. Il publie des opuscules
exposant une doctrine du pur amour par acquiescement de la volonté
individuelle à la volonté divine, conduisant à l’abandon. Il considère ce
« laisser-faire » comme l’activité d’un libre vouloir :
« aussi sa méthode d’oraison commence-t-elle là où aboutit celle de saint
Ignace, un acte d’abandon total » et « Tout
devient bois au feu du Pur Amour, quand tout est pris et accepté en vue du bon
plaisir de Dieu » [21].
Piny ne publie rien après 1685, date de l’arrestation
de Molinos, mais vivra encore vingt-quatre années. Il avait pourtant pris la
précaution d’élaborer “une sorte de néo-quiétisme” par son insistance sur
l’activité d’un libre vouloir, explique son éditeur. « Après l’office de
nuit, auquel il assista régulièrement jusqu’au jour de sa mort, il demeurait en
oraison durant une heure. Ses journées se passaient dans la plus grande
activité … princes et petites gens du quartier trouvaient près de lui le même
bienveillant accueil. »
De L’Etat du Pur
Amour ou Conduite pour bientôt arriver à la Perfection par le seul Fiat dit et
réitéré en toute sorte d’occasions [22] :
Chapitre II. De
l’importance du Pur Amour pour la gloire de Dieu. §1…O que cette sainte femme ! qui
autrefois portait en l’une de ses mains du feu, & en l’autre de l’eau, pour
brûler à ce qu’elle disait le Paradis, & éteindre l’Enfer[23] :
Que cette femme, dis-je connoissait clairement cette importante vérité, &
qu’elle était fortement convaincue de l’importance du pur amour pour la gloire
du divin Maître, courant ainsi comme une folle en apparence par les rues, pour
y engager, si elle eut pû, tous les cœurs, en voulant leur ôter ce qui les fait
agir pour Dieu par intérêt, en les faisant aimer & agir par espérance ou
par crainte.
Chapitre V. De
la facilité au Pur Amour.
§2. …ce n’est point en aimant, en sorte qu’on veüille à force d’aimer sentir
& savoir que l’on aime, qu’on arrive au plus haut degré ; mais bien en
devenant si fort abandonné à ce qui plait à Dieu que nous ne veüillions pas
seulement sçavoir si nous aimons.
Chapitre VIII.
De la manière d’oraison la plus conforme au Pur Amour . §2. La manière d'oraison la plus
conforme au pur amour ... peut se faire en s'y proposant seulement d'aimer et
et adorer ... Après cet acte de foi sur la présence de Dieu, elle doit faire
encore un acte d'abandon ... afin qu'il dispose entièrement d'elle selon son
bon plaisir et son service, dans l'oraison et hors de l'oraison .... §3. Cela
fait, elle n’a plus qu’à demeurer tout le reste du temps de l’oraison en paix,
& en silence ; ne s’attachant, & ne s’occupant qu’à demeurer,
& dans ce souvenir amoureux de Dieu présent en elle, […] étant au reste
convaincue pour une bonne fois, que cette volonté qu’on a d’être là, à cette
fin d’aimer, est l’amour en effet ; & partant que quelque distraction
qu’on puisse y avoir, pourvu qu’on soit toujours dans cette volonté, &
qu’on ne la rétracte point, on ne laisse pas de toujours aimer.
Chapitre IX. De
l’occupation interieure du pur Amour.
§5. Il est donc vray qu’en quelque êtat, & en quelque lieu que nous soyons,
nous sommes dans le sein de Dieu, & dans Dieu même, qui est comme l’âme du
monde, & comme l’âme de nôtre ame, aussi bien que de nôtre corps ; que
c’est dans lui, & dans son être que nous sommes ; que c’est par lui
que nous nous mouvons ; que c’est en lui que nous vivons.
Chapitre XVII.
Vision Mysterieuse, où est manifesté l’état du pur Amour. §2. Elle fut au reste bien surprise,
quand elle prit garde qu’il n’y avait personne dans ce Temple, quoique si beau,
si ravissant, & si charmant ; si bien que s’avisant qu’il y avoit une
porte ouverte par où l’on en sortait pour entrer dans une Chapelle qui étoit
tout joignant, & désireuse de savoir pourquoy un si divin Temple était
pourtant si peu fréquenté, elle voulut se mettre en état d’en sortir pour s’en
informer, & s’en instruire ; mais son étonnement fut encore bien plus
grand, lors qu’elle vit que cette Chapelle qui étoit tout joignant le Temple,
étoit remplie d’une foule de peuple, qui étoit, & demeurait là pour offrir
des vœux, & des présents à la divine Marie, mais pour les lui offrir à
dessein seulement d’en retirer des grâces, & des faveurs […] Pourquoi pensons
nous que cette âme ne vit rien dans ce Temple, qui pût servir d’appui, & de
soutien, que pour nous faire comprendre cette vérité, qui est comme la vérité
fondamentale du pur amour ; savoir, que l’âme qui marche dans cet état,
& par cette voie, ne doit avoir autre assurance, ni autre appui pour tous
ses intérêts, que celle de n’en point avoir ; pour être ainsi, &
vouloir être à la merci du bon plaisir de Dieu, en quoi consiste le caractère
du pur amour.
Dans
une lettre à Mère Marie Madeleine Le Prince, supérieure d’un couvent
d’Annonciades [24] nous rencontrons le “résumé” suivant d’une vie
mystique accomplie :
La marque véritable
d’un coeur véritablement abandonné à la divine volonté, et véritablement
possédé du pur amour, c’est quand il ayme et qu’il veut bien aymer à ses
propres despens, qu’il vaut bien estre la joye du bon plaisir de Dieu, quand
même Dieu ne devrait point estre la sienne, qui accepte cette adorable et
tousjours paternelle volonté dans les croix comme dans les joyes et qui se
maintient dans la paix ; mais la paix, non de la nature qu’elle fuit
autant qu’elle peut tout ce qui faict peine, mais paix de la grâce qui sçait se
conserver au milieu des croix par une douce inclination que la grâce nous donne
pour les accepter. C’est donc ce que nous souhaittons encor une fois à toutes
vos bonnes soeurs, à qui nous sommes acquis de bien bon coeur, et que nous ne
manquerons point de recommander au Bon Dieu puisqu’elles le veulent bien.
Eh bien : c’est fait : je ne sais plus si j’aime,
Je ne veux plus songer à le savoir.
Dieu dans mon cœur s’aimera seul lui-même :
Il fera tout sans me le laisser voir.
Malgré un enthousiasme modéré pour les conversions
forcées, Fénelon [25] fut nommé à vingt-sept ans supérieur des Nouvelles
Catholiques. Chargé de convertir les protestants saintongeais, aidé par son
aîné Bossuet, il était promis à une brillante carrière. À trente-sept ans, en
octobre 1688, il fit la rencontre décisive de Madame Guyon. Nommé l’année
suivante précepteur du duc de Bourgogne, le succès de sa méthode éducative
ouvrit tous les espoirs au parti dévot. Mais l’affrontement avec Madame de
Maintenon et Bossuet, suivi d’un refus incompréhensible à leurs yeux d’abandonner
madame Guyon à son sort, le conduisit à une disgrâce relative : nommé
archevêque de Cambrai, il fut ainsi éloigné de la Cour. Lorsque les Maximes des
Saints furent condamnées en mars 1699 par le bref Cum alias, Fénelon s’inclina
immédiatement, mais conserva des relations avec Madame Guyon par
l’intermédiaire d’un neveu et des pèlerins étrangers qui rendaient visite à la
vieille dame de Blois. Il se
révéla un pasteur attentif aux misères de la guerre, les soulagea autant que
possible et mourut à soixante-quatre ans sans laisser ni fortune ni dettes.
Il fallut attendre 1907 et le travail d’un érudit
originaire de Lausanne, ville proche de Morges où un groupe de disciples
guyonniens perdura jusqu’en 1838, pour prouver l’authenticité de leur correspondence [26].
Elle relate au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par
une mystique servant de canal à la grâce[27]. Le
lecteur contemporain imprégné de psychanalyse qui interpréterait cette relation
comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le
dépasse. Madame Guyon a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui
eut été désigné par un rêve. Leur correspondance abordée avec honnêteté
témoigne de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et
psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses
enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur
à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle va lui faire quitter peu à peu
tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel
s’accroche cet homme raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez
assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de
la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas
reculer. (Lettre 128).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel : “Il
faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit.” (L. 26)
On mesure les difficultés de Fénelon : dans
cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute
femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce.
Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que
c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il
veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera,
parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrira avec humour et
tendresse :
Recevez donc cet
esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui
S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...],mais sous celle
d’une petite femmelette. (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il
était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un
ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop
exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de
la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253).
Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie
telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non
en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis.
(L. 171).
On le voit peu à
peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : Rien ne me
scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis
convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins et il termine en souriant
sur lui-même Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. (L.
172).
Surtout il accède à l’essence même de la relation
spirituelle :
Je ne saurais
penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu,
où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité
réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que
sa parole est vérité et avertissement divin (L. 220). Inversement, elle le
considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission
en tout :
Il
n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt
que vous me le diriez […] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en
enfant. (L. 169).
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices
pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques
intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut
gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre
après la mort de Louis XIV. Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France
enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au
point qu’elle s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce
prince : “Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai
esprit de la foi.” (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.
Madame Guyon lui donnait des conseils pour diriger
certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à
cœur avec ses propres disciples :
Je me sens un très
grand goût à me taire et à causer avec Ma[28].
Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux
qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits
enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L.
266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui
explique Madame Guyon :
Vous ne ferez rien
sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est
en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux
autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel
équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient
« père » et « mère ». Tout au long de ces années, Madame
Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu : « Vous ne
pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec
moi sans sortir de Dieu. » (L. 271). Elle célèbre la liberté absolue de
cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de
cérémonies et de lois. » Même sa mort en janvier 1715 ne pouvait les
désunir :
Le jour qu’il tomba
malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur
profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans
exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 à Poiret).
L’état
fixe d’oraison continuelle
Fénelon a collaboré aux “Justifications” de madame
Guyon en présentant des auteurs latins et grecs. “La Tradition des ss. Pères du
Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X.
Conférence de Cassien…” [29] contient la belle description suivante :
Et il [Cassien]
assure que l'Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu'on ne
parvient à ce genre d'Oraison perpétuelle et sublime, qu'après avoir vidé du
cœur tout ce qu'on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions
mortes […] Il faut donc qu'il y ait une certaine disposition fixe et habituelle
de l'âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison
continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne
puissent interrompre. Il faut qu'elle dure lors même que l'âme ne l'aperçoit
point et que l'imagination présente d'autres objets. C'est une tendance secrète
et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n'est point un mouvement interrompu
et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la
volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans
cesse faire tout en elle.
Cette union à Dieu
ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du coeur, ni par contention
d'esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument
continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l'est que par être
différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d'où il faut conclure que
toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux
qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer
union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C'est ce que dit
saint François de Sales[30]
: c'est pour cela que le même saint dit que l'Oraison, dont il parle, dure même
en dormant[31].
C'est cette présence de Dieu que l'Écriture représente comme continuelle dans certains
hommes de l'Ancien Testament[32]
: Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite ,
toutes leurs actions communes n'étaient que présence de Dieu.
On ne pense pas
toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c'est par
elle qu'on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne
pensent pas toujours à Dieu d'une façon distincte et aperçue : mais elles en
ont toujours une certaine occupation d'autant plus secrète et confuse, qu'elle
est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d'amour,
mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à
être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni
bonheur. L'âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où
l'on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C'est-à-dire
que toutes les fois que l'âme s'aperçoit elle-même, elle se trouve non pas
disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et
fixe vers Dieu qui est une espèce d'unité avec lui. Dans le moment où l'âme
aperçoit Dieu , elle ne commence point à s'unir ; mais elle se trouve déjà tout
unie et elle sent qu’elle l'a toujours été, lors même qu'elle n'y pensait pas
actuellement.
Voilà ce que les
mystiques appellent état d'oraison continuelle.
Fénelon écrivit beaucoup pour répondre à des besoins
exprimés au gré des circonstances. De cette œuvre foisonnante sont rédigés à
fins spirituelles [33] des Opuscules, des lettres de direction, des
contributions aux Justifications. Mais la grande édition critique de la
Correspondance active et passive fut amputée des lettres que madame Guyon
adressa à son dirigé [34] tandis que les plus beaux textes de directions
spirituelles de Fénelon choisis par des disciples qui enlevèrent dates et
destinataires [35] n’ont bénéficié de cette édition critique que tout
récemment sous un titre qui ne retient guère l’attention [36].
Pourtant Fénelon analyse sans concession, avec grande finesse et complétude le
domaine intérieur demeuré caché aux plus grands moralistes du XVIIe
siècle, parce qu’il suppose un vécu mystique traversant les couches humaines
les plus profondes. Proposons quelques extraits de l’édition de 1717-1718.
Tome second de la Correspondance [37] :
Concluez, Madame,
que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain
sens. Il est vrai qu'il y a prodigieusement à faire, parce qu'il ne faut jamais
rien réserver ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant
toujours sans relâche, dans les derniers replis de l'âme, jusques aux moindres
attachements propres, jusques aux moindres attachements dont il n'est pas
lui-même l'auteur. Mais aussi, d'un autre côté, ce n'est point la multitude des
vues ni des pratiques dures, ce n'est point la gêne et la contention qui font
le véritable avancement. Au contraire, il n'est question que de ne rien
vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d'aller gaiement au
jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne
rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui
qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. Ô qu'on
est heureux en cet état, et que le coeur est rassasié, lors même qu'il paraît
vide de tout ! [VI. Sur la dissipation et la tristesse (probablement adressé à
madame de Chevreuse) 573, 85]
Quand on est ainsi
prêt à tout, c'est dans le fond de l'abîme que l'on commence à prendre pied[38]
; on est aussi tranquille sur le passé que sur l'avenir. On suppose de soi
tout le pis qu'on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras
de Dieu ; on s'oublie, on se perd ; et c'est la plus parfaite pénitence que cet
oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu'à se renoncer pour
s'occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l'amour-propre ; on aimerait
cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et
l'esprit, que de s'oublier. Cet oubli est un anéantissement de l'amour-propre,
où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s'élargit ; on est soulagé en
se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s'accablait ; on est étonné
de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu'il fallait une
contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au
contraire, on aperçoit qu'il y a peu à faire ; [Id. 577, 94]
Qui vous tendra la
main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c'est vous-même qui
vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c'est
vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous.
Espérez-vous d'en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en
nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites
que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard
de Dieu calmerait bien mieux votre coeur troublé par cette occupation de
vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c'est ce qu'il
vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en
sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu
à peu l'habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu'on s'aperçoit
de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle
ne vient que des corps ; [Id. 578, 96]
Il est donc vrai
que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la
grâce qu'autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu,
peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l'anéantissent par
leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit
point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L'inspiration
des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur
découvrait ou leur commandait de faire; c'était un mouvement extraordinaire, ou
pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec
toute l'autorité divine. Ici, tout au contraire, l'inspiration est sans
lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l'obéissance, la
patience, la douceur, l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour
prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la
part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y
ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole
intérieure (à Madame de Maintenon) 591-592, 109]
On est contristé et
découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un
mot, c'est presque toujours de soi et non de Dieu qu'il est question.
De là vient que
toutes les vertus aperçues ont besoin d'être purifiées, parce qu'elles
nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment
très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l'amour-propre se
nourrit, non seulement d'austérités et d'humiliations, non seulement d'oraison
fervente et de renoncement à soi, mais encore de l'abandon le plus pur et des
sacrifices les plus extrêmes. C'est un soutien infini que de penser qu'on n'est
plus soutenu de rien, et qu'on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de
s'abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de
purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire
l'holocauste, il faut tout perdre, même l'abandon aperçu par lequel on se
voyait livré à sa perte.
On ne trouve Dieu
seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice
de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie
infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi
dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que
quand tout le reste nous manque. C'est comme un homme qui tombe dans un abîme;
il n'achève de s'y laisser aller qu'après que tous les appuis du bord lui
échappent des mains. L'amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son
désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à
toutes les ronces qu'il trouve en tombant dans l'eau.
Il faut donc bien
comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de
tous les dons divins. Il n'y a pas un seul don, si éminent qu'il soit, qui,
après avoir été un moyen d'avancement, ne devienne d'ordinaire pour la suite un
piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l'âme. De là
vient que Dieu ôte ce qu'il avait donné. Mais il ne l'ôte pas pour en priver
toujours ; il l'ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l'impureté de
cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La
perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don
est rendu au centuple. Alors le don n'est plus don de Dieu; il est Dieu même à
l'âme. Ce n'est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose
de distingué de lui et que l'âme peut posséder ; c'est Dieu lui seul
immédiatement qu'on regarde, et qui, sans être possédé par l'âme, la possède
selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme
par rapport aux dons de Dieu… (adressé à Madame de Maintenon) 605-606,
171-172].
Le pur amour n'est
que dans la seule volonté[39]
; ainsi ce n'est point un amour de sentiment, car l'imagination n'y a aucune
part ; c'est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans
voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l'est
moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont
purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la
réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l'opération en est donc
plus parfaite ; en même temps la foi s'y exerce, et l'humilité s'y conserve.
[XII Sur la prière (à Madame de Maintenon) 610, 44].
Il n'y a point de
pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d'où je
conclus que c'est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la
plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la
consolation sensible par la crainte de n'être pas assez pénitent ! Hé ! que ne
prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu'on est si tenté de
chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna
sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à
Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l'homme de
douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant
s'abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [XII Sur la prière 612, 47].
Il n'y a point de
milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout
à nous-mêmes, nous n'avons point d'autre dieu que ce moi dont j'ai tant parlé ;
si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l'ordre ; et
alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt
propre et par la seule vue d'accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans
ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le
renoncement à soi-même (à Madame de Maintenon) 615, 63].
Chacun porte au
fond de son coeur un amas d'ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en
montrait tout le poison et toute l'horreur ; l'amour-propre serait dans un
supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le coeur gangrené
par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On
verrait une folle vanité qui n'ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse
dans les derniers replis du cœur. … Laissons donc faire Dieu, et
contentons-nous d'être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte
avec elle tout ce qu'il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui
suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d'une
chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices
éloignés dont nous n'avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même
(à Madame de Maintenon) 627, 77].
Les découragements
intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la
foi, pourvu qu'ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de
l'âme ne la livre point à cette tristesse qui s'empare, comme par force, de
tout l'intérieur. [XX De la tristesse (à Madame de Maintenon ?) 648, 87].
Nous sommes-nous
faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou
pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour
sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c'est pour sa gloire, il faut donc nous
conformer à l'ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus
que notre béatitude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa
propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) 658,
251].
Ce n'est pas que
l'homme qui aime sans intérêt n'aime la récompense; il l'aime en tant qu'elle
est Dieu même, et non en tant qu'elle est son intérêt propre ; il la veut parce
que Dieu veut qu'il la veuille ; c'est l'ordre, et non pas son intérêt qu'il y
cherche ; il s'aime, mais il ne s'aime que pour l'amour de Dieu, comme un
étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [Id. 659, 253].
Je suppose que je
vais mourir; il ne me reste plus qu'un seul moment à vivre, qui doit être suivi
d'une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l'emploierai-je ? Je
conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce dernier
instant, me dispenserai-je d'aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une
récompense ? Renoncerai-je à lui dès qu'il ne sera plus béatifiant pour moi ?
Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m'excluant de la
bienheureuse éternité, qu'il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce
qu'il se doit essentiellement à lui-même ? [Id. 662, 257]
Platon fait dire à
Socrate, dans son Festin[40],
« qu'il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui
est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l'amour le plus pur. Celui qui est
aimé, et qui veut l'être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être
aimé, a ce que l'amour renferme de plus divin, je veux dire le transport,
l'oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste
en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le
ciel... mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec
soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles
naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu'il
n'en souffre aucune perte; si donc quelqu'un s'élève dans la bonne amitié, il
commence à voir le beau, il touche presque au terme[41].
»
Il est aisé de voir
que Platon parle d'un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d'intérêt.
C'est ce beau universel qui enlève le coeur, et qui fait oublier toute beauté
particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l'amour divinise
l'homme, qu'il l'inspire, qu'il le transporte. [Id. 667, 265].
Pourquoi aime-t-on
mieux voir les dons de Dieu en soi qu'en autrui, si ce n'est par attachement à
soi ? Quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s'affligera
aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu'en soi; et voilà la
jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa
volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection
en tant qu'elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure
gloire.
Remarquez là-dessus
deux choses . l'une, que tout ceci n'est point une subtilité creuse, car Dieu,
qui veut dépouiller l'âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche
jusqu'au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves
d'elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu'à ce qu'il ait ôté à son
amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… 671, 274].
Cette vie de
lumières et de goûts sensibles, quand on s'y attache jusqu'à s'y borner, est un
piège très dangereux.
1. Quiconque n'a
d'autre appui quittera l'oraison, et avec l'oraison Dieu même, dès que cette
source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu'un grand
nombre d'âmes quittaient l'oraison quand l'oraison commençait à être
véritable. […]
2. De l’attachement
aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi
nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… 674-675, 201-202].
C'est pourquoi il
faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de
sagesse que l'on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une
simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse
parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le
reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer
secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en
Dieu 688, 103].
C'est donc, ô mon
Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être
tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que
nous voyons. C'est ne connaître encore qu'une partie de ce que vous êtes ;
c'est ignorer ce qu'il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos
créatures raisonnables. Ce qui m'enlève et qui m'attendrit, c'est que vous êtes
le Dieu de mon coeur[42].
Vous y faites tout ce qu'il vous plaît. Quand je suis bon, c'est vous qui me
rendez tel ; non seulement vous tournez mon coeur comme il vous plaît, mais
encore vous me donnez un coeur selon le vôtre. C'est vous qui vous aimez
vous-même en moi; c'est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps
; vous m'êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi,
auquel je suis si sensible et que j'ai tant aimé, me doit être étranger en
comparaison de vous : c'est vous qui me l'avez donné ; sans vous il ne serait
rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la
nécessité de connaître et d’aimer Dieu 701, 11].
C'est une fausse
humilité, que de se croire indigne des bontés de Dieu, et de n'oser les
attendre avec confiance […] Mais Dieu n'a besoin de rien trouver en nous : il
n'y peut jamais trouver que ce qu'il y a mis lui-même par sa grâce. [40]
Presque tout ceux
qui songent à servir Dieu, n'y songent que pour eux-mêmes. Ils songent à
gagner, et point à perdre ; à se consoler et point à souffrir ; à posséder, et
non à être privé ; à croître et jamais à diminuer. Et au contraire, tout
l'ouvrage intérieur consiste à perdre, à sacrifier, à diminuer, à s'apetisser
et à se dépouiller même des dons de Dieu, pour ne tenir plus qu'à lui seul.
[147]
L'amour-propre
malade est attendri sur lui-même, il ne peut être touché sans crier les hauts
cris. [...]L'unique remède pour trouver la paix est de sortir de soi. Il faut
se renoncer, et perdre tout intérêt propre, pour n'avoir plus rien à perdre, ni
à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de
bonne volonté, c'est-à-dire à ceux qui n'ont plus d'autre volonté que celle de
Dieu qui devient la leur. [165]
Lettres spirituelles (vol. 2 de 1718) :
Se livrer à la
grâce par un choix libre, c'est sans doute y coopérer de la manière la plus
réelle et la plus parfaite. Il n'y a donc point d'oisiveté, ni de cessation
d'actes dans ces moments de recueillement et de paix où vous dites, que notre
travail doit cesser. Ce sont des moments où Dieu veut bien agir par lui-même.
(Lettre 66, 124)
Ce n'est pas assez
de se détacher : il faut s'apetisser. En se détachant, on ne renonce qu'aux
choses extérieures, en s’apetissant on renonce à soi. (Lettre 85,154)
Dieu a retiré ces
dons sensibles pour vous s'en détacher [...] Tournez-vous vers l'Amour
tout-puissant et ne vous défiez jamais de son secours [...] quoiqu'il vous
semble que vous n'ayez pas la force ni le courage de mettre un pied devant
l'autre. Tant mieux que le courage humain vous manque ! [Lettre 109, 190-191]
Il me semble qu'il
ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix
me fait horreur, et ma lâcheté m'en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs
à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion
de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d'intérêt propre, et
une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi
m'accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu
nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans
notre propre coeur. [Lettre 113].
[211] Il faut
laisser tout effacer, et porter petitement toute peine qui ne s'efface pas. Ce
recueillement passif est très différent de l'actif, qu'on se procure par
travail et par industrie en se proposant certains objets distincts et arrangés.
Celui-ci [le passif] n'est qu'un repos du fond, qui est dégagé des objets
extérieurs de ce monde. Dieu est moins alors l'objet distinct de nos pensées
au-dehors, qu'il est le principe de vie qui règle nos occupations. En cet état
ont fait en paix sans empressement ni inquiétude tout ce qu'on a à faire.
L'esprit de grâce le suggère doucement. Mais cet esprit jaloux arrête et
suspend notre action dès que l'activité de l'amour-propre commence à s'y mêler.
Alors la simple non-action fait tomber ce qui est naturel, et remet l'âme avec
Dieu pour recommencer au-dehors sans activité le simple accomplissement de ses
devoirs. En cet état, l'âme est libre dans toutes les sujétions extérieures ;
parce qu'elle ne prend rien pour elle de tout ce qu'elle fait. [...][212] Le
silence que nous lui devons pour l'écouter, n'est qu'une simple fidélité à
n'agir que par dépendance, et à cesser dès qu'il nous fait sentir que cette
dépendance commence à s'altérer. Il ne faut qu'une volonté souple, docile, et
dégagée de tout, pour s'accommoder à cette impression. L'esprit de grâce nous
apprend lui-même à dépendre de lui en toute occasion. Ce n'est point une
inspiration miraculeuse, qui expose à l'illusion et au fanatisme. Ce n'est
qu'une paix du fond, pour se prêter sans cesse à l'Esprit de Dieu dans les
ténèbres de la foi, sans rien croire que les vérités révélées, et sans rien
[213] pratiquer que les commandements évangéliques. [Lettre 119].
Il faut imiter la
foi d'Abraham, et aller toujours sans savoir où. On ne s'égare que par se
proposer un but de son propre choix. Quiconque ne veut rien que la seule
volonté de Dieu, la trouve partout de quelque côté que la Providence le tourne
; et par conséquent il ne s'égare jamais. Le véritable abandon n'ayant aucun
chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à
Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout et que
nous ne soyons rien. J'espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura
soin de vous. [Lettre 128, 224].
Soyez un vrai rien
en tout et partout ; mais il ne faut rien ajouter à ce pur rien. C'est sur le
rien qu'il n'y a aucune prise. Il ne peut rien perdre. Le vrai rien ne résiste
jamais, et il n'a point un moi dont il s'occupe. Soyez donc rien, et rien
au-delà ; et vous serez tout sans songer à l'être. Souffrez en paix,
abandonnez-vous : aller comme Abraham, sans savoir où. Recevez des hommes le
soulagement que Dieu vous donnera par eux. Ce n'est pas d'eux, mais de lui par
eux qu'il faut les recevoir. Ne mêlez rien à l'abandon non plus qu'au rien. Un
tel vin doit être bu tout pur et sans mélange : une goutte d'eau lui ôte toute
sa vertu. On perd infiniment à vouloir retenir la moindre ressource propre.
Nulle réserve, je vous conjure. [Lettre 162, 299]
Que puis-je être
auprès de vous ! Mais Dieu ne le permet pas. Que dis-je ? Dieu le fait
invisiblement, et il nous unit cent fois plus intimement en lui, centre de tous
les siens, que si nous étions sans cesse dans le même lieu. Je suis en esprit
tout auprès de vous ; je porte avec vous votre croix et toutes vos langueurs.
[Lettre 164, 305]
On serait tenté de
croire que la faiblesse et la petitesse sont incompatibles avec l'abandon,
parce qu'on se représente l'abandon comme une force de l'âme, qui fait par
générosité d'amour et par grandeur de sentiments les plus héroïques sacrifices.
Mais l'abandon véritable ne ressemble pas à cet abandon flatteur. L'abandon est
un simple délaissement dans les bras de Dieu comme celui d'un petit enfant dans
les bras de sa mère. L'abandon parfait va jusqu'à abandonner l'abandon même. On
s'abandonne sans savoir qu'on est abandonné : si on le savait, on ne le serait
plus ; car y a-t-il un plus puissant soutien qu'un abandon connu et possédé ?
L'abandon se réduit non à faire de grandes choses qu'on puisse se dire à
soi-même, mais à souffrir sa faiblesse et son impuissance ; mais à laisser
faire Dieu sans pouvoir se rendre témoignage qu'on le laisse faire.(Lettre 171,
318)
Demeurons tous dans
notre unique centre, où nous nous trouvons sans cesse, et où nous ne sommes
tous qu'une même chose. [...]Il ne faut être qu'un. Je ne veux connaître que
l'unité. Tout ce que l'on compte au-delà vient de la division et de la
propriété d'un chacun... Comme ceux qui n'ont qu'un seul amour sans propriété
ont dépouillé le moi, ils n'aiment rien qu'en Dieu et pour Dieu seul. Au
contraire, chaque homme possédé de l'amour-propre n'aime son prochain qu'en soi
et pour soi-même. Soyons donc unis pour n'être rien que dans notre centre
commun, où tout est confondu, sans ombre de distinction. C'est là que je vous
donne rendez-vous, et que nous habiterons ensemble. C'est dans ce point
indivisible que la Chine et le Canada se viennent joindre, c'est ce qui
anéantit toutes les distances. (Lettre 172, 319-320)
Votre amour propre
est au désespoir quand d'un côté vous sentez au-dedans de vous une jalousie si
vive et si indigne, et quand d'autre côté vous ne sentez que distraction, que
sécheresse, qu'ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l'œuvre de Dieu ne se fait en
nous qu'en nous dépossédant de nous-mêmes à force d'ôter toute ressource de
confiance et de complaisance à l'amour-propre. Vous voudriez vous sentir bonne,
droite, forte et incapable de tout le mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous
seriez d'autant plus mal que vous vous croiriez assurée d'être bien. Il faut se
voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en
avoir horreur, désespérer de soi, n'espérer plus qu'en Dieu, et se supporter
soi-même avec une humble patience sans se flatter. (Lettre 195, 364-365)
Terminons sur un extrait de l’Explication des Maximes
des Saints ouvrage paru en 1697 et condamné en 1699 [43] :
Article XXXV,
VRAI :
L'état de
transformation dont tant de saints anciens et nouveaux ont si souvent parlé,
n'est que l'état le plus passif, c'est-à-dire le plus exempt de toute activité
ou inquiétude intéressée. L'âme paisible et également souple à toutes les
impulsions les plus délicates de grâce, est comme un globe sur un plan qui n'a
plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus
insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n'a plus
qu'un seul amour et elle ne sait plus qu'aimer. L'amour est sa vie, il est
comme son être et comme sa substance, parce qu'il est le seul principe de
toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé,
elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi
elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est [1082]
imprimé, de même qu'une personne poussée par une autre ne sent plus que cette
impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors
l'âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n'est pas moi,
c'est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair
mortelle, comme l'apôtre veut qu'il se manifeste en nous tous. Alors l'image de
Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s'y retrace plus
parfaitement et y renouvelle une ressemblance qu'on a nommée transformation.
Alors si cette âme parle d'elle par simple conscience, elle dit comme sainte
Catherine de Gênes Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d'autre moi que
Dieu. Si au contraire elle se cherche par réflexion, elle se hait elle-même en
tant qu'elle est quelque chose hors de Dieu; c'est-à-dire qu'elle condamne le
moi en tant qu'il est séparé de la pure impression de l'esprit de grâce, comme
la même sainte le faisait avec horreur. Cet état n'est ni fixe ni invariable.
Il est vrai seulement qu'on ne doit pas croire que l'âme en déchoie sans aucune
infidélité, parce que les dons de Dieu sont sans repentir et que les âmes
fidèles à leur grâce n'en souffriront point de diminution. Mais enfin la
moindre hésitation ou la plus subtile complaisance peuvent rendre une âme
indigne, d'une grâce si éminente.
1715
François La Combe (1640-1715).
Nous disposons de lettres et d’opuscules [44] et
de deux études sur lui [45] . Notre première source d’informations provient
de la Vie écrite par madame Guyon qui décrit la communication en silence entre
directeur et dirigée [46].
Sa biographie montre les dons brillants d’un simple
prêtre qui ne bénéficie pas d’appuis particuliers :
né à Thonon en 1640, François La Combe reçoit l’habit des
barnabites à quinze ans; il est ordonné à vingt-trois ans, enseigne avec succès
au collège d’Annecy, prêche et collabore aux missions du Chablais. Consulteur
du Provincial à Paris à vingt-sept ans, il enseigne, de trente et un ans à
trente-quatre ans, la théologie à Bologne et à Rome. Supérieur à Thonon, de trente-sept
à quarante-trois ans, il jouit d’une excellente réputation.
Sur le plan spirituel, il devrait beaucoup à la Mère
Bon. Il devient, nommé par M. de Genève, le directeur de madame Guyon à Gex en
1681, l’année de la mort de son précédent directeur, M. Bertot. Jalousé par le
demi-frère de madame Guyon, il est arrêté à quarante-sept ans, en 1687, lors de
la première période de prison de madame Guyon. Il lui reste vingt-huit années à
vivre prisonnier, pendant les deux premières années changeant de la Bastille à
l’île d’Oléron, puis à l’île de Ré, ensuite à la citadelle d’Amiens, de 1689 à
1698 au château de Lourdes, où il est capable de reconstituer un groupe
spirituel, qu’il appelle une « petite église » (le terme
s’avérera malheureux). Il est transféré à Vincennes au moment où l’épreuve des
prisons culmine à son tour pour madame Guyon. À soixante-douze ans, fou selon
un rapport de police, ou peut-être atteint de sénilité, il est transféré à
Charenton où il meurt trois années plus tard, le 29 juin 1715.
Ce « petit prêtre » lâché par son Ordre a
probablement été traité plus durement que madame Guyon. Il sera vénéré comme un
martyr par les disciples du groupe guyonien de Lausanne.
Sa doctrine est très simple et sans originalité ;
elle n’a d’ailleurs jamais été critiquée avant la condamnation générale du
quiétisme. Les grands thèmes en sont les suivants : la contemplation est
indissociable de l’amour ; elle suppose l’abandon de la volonté
propre ; nous ne pouvons comprendre l’Immense qui nous contient,
mais nous pouvons acquiescer au bon vouloir divin, comme Moïse dans la
nuée ; l’appel de Dieu est notre seule fin et il s’adresse à tous.
Le
Traité sur l’Oraison mentale [47]
propose des expressions heureuses et précise le passage de l’oraison
mentale à la contemplation :
1. L’oraison
mentale … est ou méditative, ou affective, ou contemplative. ... L’oraison
contemplative est le regard fixe, simple et libre, porté sur Dieu ... imposant
silence aux puissances, elle s’attache à Dieu par une simple vue, l’embrasse
par un acte continuel de foi et d’amour et se repose en lui par une jouissance
tranquille...
6. ... l’oraison
moins parfaite qui avait été discursive, fait place à une plus parfaite qui est
simple, c’est-à-dire lorsque l’intelligence de celui qui pense devient la
contemplation de celui qui aime ; ce qui est sortir de la méditation par la
méditation même, et par elle passer à la contemplation.
9. ... que l’Esprit
Saint préside à l’oraison et qu’il l’inspire ... que l’homme consente qu’il
règle l’oraison selon sa volonté puisque où est l’Esprit du Seigneur, là est la
liberté.
De là découle
manifestement qu’un des plus grands obstacles à l’Oraison, surtout quand elle
est avancée, est une sorte de dureté et d’attache au propre esprit, qui
l’assujettit à certaines règles, qui le lient comme de chaînes, ou qui
l’occupent de vains scrupules, ou lui imposant des pratiques d’obligation, ou
l’engageant à se les imposer à lui-même, afin qu’il ne puisse s’élever
librement à Dieu, ou qu’il se resserre par des actes multipliés, singuliers,
imaginaires ou sensibles, dans lesquels il s’entortille et se fatigue, de
manière qu’il ne puisse point s’unir à Dieu, qui est très simple, très
tranquille et très unissant.
11. ... Embrasser
la contemplation ... monter plus haut, c’est-à-dire aux pieds de son amour ...
personne ne doit regarder cela comme une témérité ou une arrogance, ce serait
bientôt une orgueilleuse opiniâtreté de résister à l’appel de Dieu puisque nous
avons surtout été créés pour cette fin, pour jouir du souverain bien, ce qui ne
peut pas avoir lieu sans cette intime et tranquille union. ... à moins que
quelqu’un ne s’avise de soutenir qu’il est saint et fort utile de parler
toujours avec Dieu, mais qu’il est dangereux de l’écouter lui-même et de jouir
de sa présence avec amour…
[2e
cahier :]
Enfin cela arrive
par la manifestation de Dieu dans l’âme et par l’affluence immense de la divine
lumière ... qui surpassant et absorbant entièrement les forces naturelles de
l’esprit, ne peut jamais tomber sous sa conception…
16. ... l’homme
pâtit les choses divines, il est plutôt mû de Dieu qu’il ne se meut lui-même,
car immédiatement après que l’Esprit du Seigneur s’est emparé de quelqu’un, il
est changé en un autre homme accordant à l’opération divine un consentement
aussi simple que paisible ; et cependant l’amour du Créateur se joue en lui
selon son bon plaisir et fait ce dont celui qui opère a seul l’intelligence. Et
il en est de ce genre dans l’Église un plus grand nombre qu’on ne pense communément,
ce don sublime ne consistant pas seulement dans les signes merveilleux qui
frappent les yeux des mortels, mais bien plus dans la déiformité de l’esprit,
dans le plus intime de l’homme, qui le plus souvent sous l’apparence d’une
pauvreté méprisée mène une vie cachée avec Jésus-Christ en Dieu.
17. ... Il n’y a
aucun état des fidèles qui puisse exclure de la grâce de la contemplation ...
Quel dommage il arrive aux âmes par la défiance qu’elles ont presque toutes de
parvenir à la contemplation et le désespoir de pouvoir y atteindre ; si ceux-là
seulement doivent désespérer d’obtenir cette grâce qui n’ont point de cœur,
ceux au contraire dont il est bien disposé pour les choses intérieures, peuvent
certainement y arriver et même dans peu ... comme il arrive ... dans les femmes
et les filles, dans les gens doux et les humbles, dans ceux qui ont fait
pénitence, et surtout en ceux qui renoncent à leur propre volonté en toutes
choses…
19. ... Si donc la
plupart des objets naturels sont connus par la simple appréhension, pourquoi
serons-nous surpris que plusieurs objets surnaturels le soient aussi par le
simple regard ? ... simple acquiescement. …pourrait-il arriver que Celui qui
nous exhorte ... à prier sans cesse ... sachant que nous ne pouvons rien faire
sans Lui, comment nous refuserait-Il les secours nécessaires…
24. ... Les marques
de la contemplation active sont le recueillement intérieur des sens et des
facultés de l’esprit, le silence, le repos et la simplicité du cœur, le regard
tranquille des choses divines, la cessation des discours intérieurs, qui
disparaît comme dans le cœur, l’admiration qui succède à la considération ...
l’éloignement de toute recherche...
... les marques de
la contemplation passive sont un souvenir perpétuel de Dieu, l’attention
continuelle du même Dieu très présent partout et surtout dans le cœur, un état
d’oraison perpétuel indistinct, uniforme, très étendu... une fermeté d’âme
imperturbable, une véritable unité ... l’affranchissement de tout mode de tout
temps, de tout exercice, de tout lieu, de toute méthode, de tout moyen, par
lesquels on acquiesce à Dieu seul au-dessus de toute conception ... le
sentiment très intime de Dieu en toutes choses et de toutes choses en Dieu ; ce
qui fait que celui qui a pénétré ce secret s’écrie avec raison ‘toutes choses
me sont Dieu et Dieu m’est toute chose’. ... Il est surpris d’être fait une
même chose avec Dieu et cependant il ne doute point qu’il ne soit distinct de
Dieu. Il est réduit à l’anéantissement et ne se voit plus ... l’esprit humain
disparaît en quelque façon et est divinisé. ... il est recoulé comme dans son
origine, d’où il est passé en Dieu.
... Quiconque
voudra éprouver ces merveilleuses et grandes choses doit commencer par devenir
très petit et très abject à ses propres yeux et se renoncer toujours et en
toutes choses.
.... Lorsque
quelqu’un aura cherché le Seigneur son Dieu il le trouvera, si cependant il l’a
cherché dans toute l’angoisse de son âme. (Deut 4.29).
1717
Jeanne-Marie Guyon (1648 - 1717)
Seconde longue section après celle consacrée à Fénelon
! elle peut être justifiées par un travail au long cours centré sur madame
Guyon.
La timidité et le respect des conventions par la jeune
femme au début de son mariage laissent place à une volonté de fer et à un
esprit de liberté qui affrontent avec intelligence une coalition des structures
civiles et religieuses. Après la tempête, demeure chez la vieille dame une
vision ample et paisible qui associe le respect des traditions chrétiennes à
une grande liberté.
La petite fille est confiée à quatre
ans aux bons soins de religieuses. Elle sait comment éviter un simulacre de
martyre en leur objectant de manière décidée[48] :
“Il ne m'est pas permis de mourir sans la permission de mon père !” Sa
demi-sœur religieuse du côté de son père l’éveille à la vie de l’esprit, mais
la jalousie de l’autre demi-sœur religieuse et les réprimandes de confesseurs
assombrissent l’adolescence.
Elle est mariée à seize ans avec un mari âgé : “J'eus
quelque temps un faible que je ne pouvais vaincre qui était de pleurer… L’on me
tourmentait quelquefois plusieurs jours de suite sans me donner aucune relâche.
Après douze ans de mariage, son mari qu'elle assista avec constance
lui donne des avis sur ce que je devais faire après sa mort pour ne pas
dépendre des gens.”
À trente-deux ans, la riche veuve part ‘pour Genève’ :
“Je donnai dès Paris … tout l'argent que j'avais … Je n'avais ni cassette
fermant à clef, ni bourse.” À Gex, on lui propose l'engagement et la
supériorité des Nouvelles Catholiques, religieuses chargées d’élever des filles
d’origine protestante, mais elle refuse, car “certaines abjurations et certains
détours ne me plaisaient pas”.
Dépouillée de tout, sans assurance et sans aucun
papiers, sans peine et sans aucun souci de l'avenir, elle compose à Thonon les
Torrents : “Cela coulait comme du fond et ne passait point par ma tête. Je
n'étais pas encore accoutumée à cette manière d'écrire … Je passais quelquefois
les jours sans qu'il me fût possible de prononcer une parole.” Elle
découvre une autre manière de converser avec son confesseur Lacombe :
“J’apprenais son état tel que je le ressentais, puis incontinent je sentais
qu’il était rentré dans l’état où Dieu le voulait … Peu à peu je fus réduite à
ne lui parler qu'en silence.” Autre manière qui s’étend à des proches.
Suivent des séjours fructueux à Turin, capitale du
royaume de Savoie-Piémont, à Verceil (Vercelli) pendant près d’une année, puis
de retour en France, à Grenoble.
À trente-huit ans, elle arrive en juillet 1686 à
Paris, peu avant la chute du quiétiste Molinos en 1685 suivi de sa condamnation
romaine (décret de l'Index porté le 22 novembre 1689). Des jalousies entre
religieux firent entendre que le père Lacombe, d’origine italienne, était son
ami ; il est arrêté. Et de même madame Guyon, à qui l’on signifia que “l'on ne
voulait pas me donner ma fille, ni personne pour me servir ; que je serais
prisonnière, enfermée seule … au mois de juillet dans une chambre surchauffée.”
On veut en effet marier sa fille au neveu dissolu de l’archevêque de Paris.
Libérée, elle quitte le couvent-prison de la
Visitation pour habiter une petite maison éloignée du monde. Estimée par madame
de Miramion, elle est active auprès d’un cercle de disciples et à Saint-Cyr
madame de Maintenon lui marquait “beaucoup de bontés.” Le duc de Chevreuse lui
fait connaître Bossuet qui accède au manuscrit de la Vie écrite par elle-même
: il la considère comme si bonne qu'il lui écrivit qu'il y trouvait “une
onction qu'il ne trouvait point ailleurs, qu'il avait été trois jours en la
lisant sans perdre la présence de Dieu.”
Cela ne dure pas. Elle a quarante-sept ans lorsque
commence à partir de l'été 1693 une seconde et longue période d’épreuves. Son
Moyen court est saisi lors d'une visite canonique. Elle se rend spontanément au
couvent de Sainte-Marie de Meaux où elle conquiert l’estime des religieuses
tandis qu’elle est malmenée par l'évêque Bossuet, soumis lui-même aux pressions
de madame de Maintenon ; les causes du changement d’attitude de l’épouse
secrète du Grand Roi ne sont pas clairement établies : interviennent l’attitude
de Fénelon opposé à son mariage, la crainte du scandale, une jalousie
spirituelle.
Madame Guyon est saisie de corps et enfermée par
lettre de cachet à Vincennes (27 décembre 1695). Les interrogatoires se
succèdent : ils durent parfois une journée. Transférée à Vaugirard dans un
couvent-prison constitué pour l'occasion, “la gardienne venait m'insulter, me
dire des injures, me mettre le poing contre le menton, afin que je me misse en
colère.” On bascule de la contrainte à la terreur et son confesseur imposé
lui “dit un jour qu'on ne me mettait pas en justice parce qu'il n'y avait
pas de quoi me faire mourir … défendant, s'il me prenait quelque mal subit
comme apoplexie ou autre de cette nature, de me faire venir un prêtre.” Après
un chantage exercé sur ses proches sans succès, elle est embastillée.
L’archevêque de Paris s’abaisse à lui présenter une
lettre forgée attribuée au Père Lacombe tandis que le confesseur lui dit
: ‘ On vous perdra.’ On la sépare de ses filles de compagnie qui seront
maltraitées : “Il y en a encore une dans la peine [tourment] depuis dix ans ...
L’autre dont l'esprit était plus faible le perdit par l'excès et la longueur de
tant de souffrances, sans que dans sa folie on ne pût jamais tirer un mot
d'elle contre moi … elle vit présentement paisible et servant Dieu de tout son
cœur.” On les remplace par une demoiselle qui, étant de condition et sans
biens, espérait faire fortune, comme on lui avait promis, si elle pouvait
trouver quelque chose contre moi.
Un prisonnier tente de se suicider ? Elle explique:
“Il n'y a que l'amour de Dieu, l'abandon à sa volonté … sans quoi les duretés
qu'on y éprouve sans consolation jettent dans le désespoir … Quelquefois, en
descendant, on me montrait une porte, et l'on me disait que c'était là qu'on
donnait la question.”
Agée de cinquante-quatre ans, elle est libérée le 24
mai 1703. Durant ses douze dernières années à Blois, elle reste en relation
avec Fénelon et forme des disciples français et étrangers qui rapportent :
Elle vivait avec
ces Anglais [des Écossais] comme une mère avec ses enfants. … ne leur interdisait
aucun amusement permis, et quand ils s’en occupaient en sa présence et lui en
demandait son avis, elle leur répondait : “Oui mes enfants, comme vous voulez.”
… Bientôt ces jeux leur devenaient insipides, et ils se sentaient si attirés
au-dedans, que laissant tout, ils demeuraient intérieurement recueillis en la
présence de Dieu auprès d’elle.
Elle meurt en paix à l'âge de soixante-neuf ans, le 9
juin 1717.
Une oeuvre préservée et d'influence souterraine
L’intérêt des écrits mystiques de madame Guyon
provient non seulement de leur valeur intrinsèque, mais également de leur
excellente préservation. Ils furent assez largement édités de son vivant tandis
que de nombreux manuscrits furent rassemblés à l’époque du procès - les
« rencontres d’Issy » qui eurent lieu en 1694 et 1695 - puis furent
copiés par des membres du cercle qu'elle animait et enfin préservés. En fait on
possède tout ce qu’elle a écrit (à l’exception d'écrits de jeunesse
qu'elle n'a pas jugé bon de conserver et de lettres perdues), ce qui est très
exceptionnel, car un auteur mystique ne se préoccupe généralement pas de la
survie de son œuvre écrite. L'essentiel du corpus vient récemment d’être rendu
de nouveau accessible [49].
L'influence de l'oeuvre demeura souterraine pour
plusieurs raisons : l’auteur livre des informations ordinairement tenues
cachées ; il ne se soucie guère de la mise en forme par souci de ne pas
interférer avec la spontanéité de l’inspiration ; vu du monde catholique
de l’époque, le rôle des éditeurs ministres protestants Poiret puis Dutoit et
la présence parmi les proches de la fin de sa vie à Blois de nombreux Écossais,
Hollandais, Suisses - qu’elle n’incite d’ailleurs pas à se convertir - n’est-il
pas détestable ? Vu du monde protestant, demeure l’équivoque d’une femme
qui s’est occupée au début de sa vie publique de Nouvelles Catholiques
converties après la révocation de l’édit de Nantes, et qui n’a jamais rejeté la
messe ni les sacrements.
Il s’agit plus intimement de l’appréciation
difficile d’écrits qui abordent la communication en prière silencieuse et le
rôle apostolique du mystique. Des réactions compréhensibles sur ces points
délicats ne sont pas atténuées par une appartenance religieuse, comme cela
fut le cas par exemple pour Marie de l’Incarnation, l’autre grande mystique du
siècle. Car ils mettent ici en cause le rôle d'enseignement assumé par des
clercs - dont quelques-uns s'emparent parfois indûment du rôle de
médiateur réservé à Jésus-Christ.
La liste des défenseurs qui ont surmonté une certaine
« étrangeté » est cependant de qualité : on en détachera sur
trois siècles les noms de Fénelon, des éditeurs Poiret et Dutoit, des érudits
Chavannes, Masson, Brémond, du philosophe Bergson, et plus récemment, de
l'abbé Cognet, de la romancière Mallet-Joris, de madame Gondal, de nombreux
érudits.
L’expérience intime, l’enseignement qui
constitue un système cohérent, la connaissance des deux Traditions scripturaire
et mystique offrent des approches de la vie mystique qui se complètent
harmonieusement, cas très rare de compétences assurées simultanément en ces
domaines distincts.
En premier lieu, les témoignages de sa vie et de
son expérience intérieure se distinguent par une grande acuité psychologique
propre au siècle de Racine et par un fort désir de comprendre tout ce qui lui
arrive, dont elle ne trouve pas autour d’elle une explication satisfaisante. On
note, surtout dans des écrits de jeunesse, une forte volonté appliquée à ne
rien laisser sans tenter une explication, défaut dont elle se corrigera
ensuite. Elle demeurerait ensuite , dit-on, « bavarde » : en
fait cette abondance est liée à l'irruption toute moderne de la dimension
subjective psychologique. Elle influera plus particulièrement des auteurs sensibles
à cette dimension, tels Rousseau, Constant, Amiel.
En second lieu, un enseignement est mis en forme
dont témoigne tôt le Moyen court qui a atteint un large public avant sa
condamnation grâce à la simplification qui caractérise ce texte direct. Cette
simplification vient de l’affranchissement vis-à-vis de tout moyen préalable
qui apparaît trop souvent comme une condition humaine posée en préalable à
l’exercice de la grâce divine. Acquis théologiques et dogmatiques, méthodes de
prières et exercices, sélections sociales ou culturelles sont écartés ; seul
demeure le recours à l’expérience intérieure faisant appel à la médiation du
« petit maître » Jésus. Cette simplification permet une ouverture à
tous, car la liberté sauvage des torrents est préférable aux canaux faits de
mains d’hommes. Ceci pouvait faire peur aux hommes du métier. À leur décharge,
les événements vécus dans les convulsions de la Réforme et Contre-réforme
étaient encore proches et peu encourageants. Cette remise en cause par l’intérieur
de l’ordre traditionnel sera d’ailleurs appliquée au Siècle des lumières sous
une forme subversive qui conduira à des révolutions politiques et sociales.
En troisième lieu, un recours aux Traditions
confrontées avec l’expérience intérieure a conduit aux très amples Explications
de l’Écriture et du Nouveau Testament complétées dix ans plus tard par les
Justifications, large anthologie de textes mystiques assemblée autour de thèmes
annoncés par des mots-clefs et toujours actuels.
Un enseignement qui couvre la carrière
mystique
On peut distinguer chez Madame Guyon et chez ses
prédécesseurs Bertot et Bernières, comme chez la majorité des mystiques,
sans en faire le seul système possible, trois périodes s’étendant chacune sur
plusieurs années :
La découverte de l’intériorité, accompagnée
d’une simplification et d’une pacification progressive peut s’accompagner
d’événements intimes variés selon les tempéraments et l’environnement, brefs
instants ou états pouvant durer des jours. Leur caractère extraordinaire a
toujours attiré une attention exagérée au détriment de la dynamique vitale
qu’ils alimentent, de la part de scrutateurs qui ont vite fait de repérer dans
ces phénomènes divers alliages impurs de la nature à la grâce. Très utiles pour
confirmer le commençant dans sa voie, ils relativisent les jouissances, réelles
et bonnes, dont notre nature est capable. Ils substituent l’expérience réelle
directe aux croyances.
De longues années de désappropriations
correspondent au stade de purification décrit par tous. Le terme de
« purification » est ambigu dans la mesure où il risque de laisser
croire qu’elle conduirait à son terme à un « nous-mêmes » délivré de
ses défauts ! Le « nous-mêmes » ne pourra subsister. Sera-t-il
transformé ou fondu dans une « vastitude », appelant la comparaison
classique de la goutte d’eau dans l’océan ? Mais cette fusion ne voit
disparaître ni les capacités, ni les infirmités, ni la structure individuelle,
même si cette dernière s’efface à la mort ; elle permet leur mise au
service de ce qui vient prendre la place centrale au cœur de la structure,
comme l’exprime l’apôtre Paul dans le verset repris le plus fréquemment par
madame Guyon : « Et je vis, non plus moi-même ; mais c’est
Jésus-Christ qui vit en moi » [épître aux Galates, 2, 20]. Des épreuves
sont fréquentes durant cette longue période - sans lesquelles l’amour propre ne
serait jamais réduit en cendre pour laisser place à une renaissance dans le pur
amour.
Cette naissance à une vie nouvelle peut très
exceptionnellement permettre une transmission. Le terme de vie
« apostolique » souvent utilisé par Madame Guyon se réfère
directement à la description imagée des Apôtres lorsqu’ils sont compris par
tous leurs « auditeurs » après leur Pentecôte : ce n’est pas leur
discours qui compte - il ne pouvait être entendu physiquement en diverses
langues ! mais ce qui passe de cœur à cœur à travers les mots et qui peut
aussi bien être transmis en silence.
Nous suivons ici une séquence au fil d'oeuvres prises
dans l’ordre presque chronologique : Moyen court, Torrents, Vie par
elle-même, plus largement dans les Discours qui concernent la vie
intérieure rassemblant de nombreux opuscules qui circulaient à la fin de sa vie
dans le cercle des disciples, enfin dans une Correspondance longtemps demeurée
inédite. Dans ces textes, appelés par l’urgence et rédigés sans repentir, les
événements de la vie concrète, la vie intérieure à l’écoute de la grâce,
l'enseignement mystique perçus et mis au service du « petit maître »
et médiateur Jésus, forment une tresse.
Le Moyen court fut édité dès 1685 à Grenoble, avant
même le début de l'apostolat parisien, et fut un succès de librairie réédité à
Lyon, Paris, Rouen, avant d'être repris par l'éditeur protestant Pierre
Poiret - au total 7 éditions se succèdent jusqu'en 1720. Seul texte
normatif de madame Guyon publié dans le Royaume avant 1700, il lance sur le
chemin du long pèlerinage mystique. Pour les débutants, Mme Guyon suggère de
pratiquer l’oraison en s’appuyant sur une lecture :
Après s'être
mis en la présence de Dieu par un acte de foi vive, il faut lire quelque chose
de substantiel et s'arrêter doucement dessus non avec raisonnement, mais
seulement pour fixer l'esprit, observant que l'exercice principal doit être la
présence de Dieu, et que le sujet doit être plutôt pour fixer l'esprit que pour
l'exercer au raisonnement [Chapitre II].
Elle regrette qu’on n’enseigne pas l’oraison, car
Le Royaume de Dieu
est au-dedans. […] Les curés devraient apprendre à faire oraison à leurs paroissiens,
comme ils leur apprennent le catéchisme. Ils leur apprennent la fin pour
laquelle ils ont été créés et ils ne leur apprennent pas à jouir de leur fin
[Ch. III] .
Comme l’on n’est pas toujours orienté vers Dieu, elle
reconnaît la nécessité de parfois « faire des actes » :
Si je suis tourné
vers la créature, il faut que je fasse un acte pour me détourner de cette
créature et me tourner vers Dieu. […] Jusqu'à ce que je sois parfaitement
converti, j'ai besoin d'actes pour me tourner vers Dieu [Ch. XXII, §2].
Il ne s’agit donc pas de « rêver sur son
balai », comme telle pensionnaire de Saint-Cyr ! Une comparaison éclaire
le passage de l’acte « volontaire » à la coopération naturelle au travail de la
grâce :
Lorsque le vaisseau
est au port, les mariniers ont peine à l'arracher de là pour le mettre en
pleine mer. Mais ensuite ils le tournent aisément du côté qu'ils veulent aller.
Lorsque l'âme est encore dans le péché et dans les créatures, il faut, avec
bien des efforts, la tirer de là : il faut défaire les cordages qui la
tiennent liée. Puis ramant par le moyen des actes forts et vigoureux, tâcher de
l'attirer au-dedans, l'éloignant peu à peu de son propre port…
Lorsque le vaisseau
est tourné de la sorte […] plus il s'éloigne de la terre, moins il faut d'effort
pour l'attirer. Enfin, on commence à voguer très doucement et le vaisseau
s'éloigne si fort qu'il faut quitter la rame, rendue inutile. Que fait alors le
pilote ? Il se contente d'étendre les voiles et de tenir le gouvernail.
Les Torrents décrivent le parcours mystique à
l’image de la Dranse, petite rivière au cours irrégulier issue des Alpes,
qui termine sa course dans le lac Léman près de Thonon, où séjourna madame
Guyon. Facilement accessible, ce texte connu, composé relativement tôt, dès la
fin 1682, ne fut publié que tardivement par Poiret (1704, 1712, 1720). Il faut
apprécier son contenu comme traduisant une expérience encore récente - Madame
Guyon est âgée de trente-cinq ans environ lorsqu’elle rédige rapidement le
texte. Mais il est très précis malgré un style souvent lyrique. Voici des
extraits sautant loin devant sur le chemin ouvert précédemment.
La lente purification ou « mort »
mystique mène à la vie divine sans limitation visible :
Chapitre 7.
5. Ce
degré de mort est extrêmement long et dure quelquefois les vingt et trente
années à moins que Dieu n'ait des desseins particuliers sur les âmes. … 30. Ici
Dieu va chercher jusques dans le plus profond de l'âme son impureté [impureté
foncière, qui est l'effet de l'amour-propre et de la propriété que Dieu veut
détruire. Ajout de l’édition de 1720]. Il la presse et la fait sortir. Prenez
une éponge qui est pleine de saletés, lavez-la tant qu'il vous plaira : vous
nettoierez le dehors, mais vous ne la rendrez pas nette dans le fond, à moins
que vous ne pressiez l'éponge pour en exprimer toute l'ordure et alors vous la
pourriez facilement nettoyer. C'est ainsi que Dieu fait : il serre cette âme
d'une manière pénible et douloureuse, puis il en fait sortir ce qu'il y a de
plus caché.
Chapitre 9.
5. Il
faut remarquer que comme elle n'a été dépouillée que très peu à peu et par
degré, elle n'est enrichie et revivifiée que peu à peu. Plus elle se perd en
Dieu, plus sa capacité devient grande : comme plus ce torrent se perd dans la
mer, plus il est élargi et devient immense …
6.
Cette vie divine devient toute naturelle à l'âme. Comme l'âme ne se sent plus,
ne se voit plus, ne se connaît plus, elle ne voit rien de Dieu, n'en comprend
rien, n'en distingue rien. Il n'y a plus d'amour, de lumières, ni de
connaissances. Dieu ne lui paraît plus comme autrefois quelque chose de
distinct d'elle, mais elle ne sait plus rien sinon que Dieu est et qu'elle
n'est plus, ne subsiste et ne vit plus qu'en lui.
Cette autobiographie fut rédigée tout au long de
la vie, en plusieurs reprises, et parfois en prison, entre 1683 et 1709. C’est
ce qui explique des reprises, une modification progressive du style, mais
surtout l’extraordinaire qualité intuitive et vivante d'un récit toujours proche
des événements. Nous en citons ici un court passage extrait de la conclusion
rédigée par la vieille dame qui a traversé les plus grandes épreuves :
3.21. L’état simple et invariable
[dernières pages de la troisième partie de la Vie].
Dans ces derniers temps je ne puis parler
que peu ou point de mes dispositions, c’est que mon état est devenu simple et
invariable. … Le fond de cet état est un anéantissement profond, ne
trouvant rien en moi de nominable. Tout ce que je sais, c'est que Dieu est
infiniment saint, juste, bon, heureux ; qu'il renferme en soi tous les
biens, et moi toutes les misères. Je ne vois rien au-dessous de moi, ni rien de
plus indigne que moi. Je reconnais que Dieu m'a fait des grâces capables de
sauver un monde, et que peut-être j'ai tout payé d'ingratitude. Je dis
peut-être, car rien ne subsiste en moi, ni bien, ni mal. Le bien est en Dieu,
je n'ai pour partage que le rien. Que puis-je dire d'un état toujours le même,
sans vue ni variation ? Car la sécheresse, si j'en ai, est égale pour moi
à l'état le plus satisfaisant. Tout est perdu dans l'immense, et je ne puis ni
vouloir, ni penser. … [Décembre 1709].
Madame Guyon ne va pas s’arrêter sur cette perte
dans l’immense : elle va former des disciples français et étrangers,
catholiques et protestants. Des opuscules rassemblent les points communs
expérimentaux et répondent aux uns et aux autres. Parfois issus de lettres, ils
furent rassemblés sous le titre de Discours chrétiens et spirituels … qui
concernent la vie intérieure, publiés en 1716. Le titre n’est guère attirant
pour notre époque, mais les écrits qu’il recouvre sont les plus achevés de la
mystique. L’ouverture de cette collection de textes est un appel à gravir le
mont qui rassemble à son sommet tous les mystiques :
1.01 De
deux sortes d’Écrivains des choses mystiques ou intérieures[50].
… comme
une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y
conduisent, le commencement, le progrès, et la fin où tous les chemins doivent
aboutir pour arriver à cette montagne, on voit avec plaisir que ces chemins si
éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique
point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se
rapprochent insensiblement. On voit aussi alors, avec douleur, une infinité
d’âmes arrêtées, les unes pour ne vouloir point quitter l’entrée de leur
chemin, d’autres pour ne vouloir pas franchir certaines barrières qui
traversent de temps en temps leur chemin...
L’amour est le « moyen » utilisé pour
connaître Dieu, dans la tradition de la mystique affective, mais non
sensible, particulièrement développé chez des franciscains, des chartreux et
des carmes. La belle image d’une balance lie notre abaissement et l’élévation
vers Dieu :
1.49 Divers effets de l’amour.
… Plus
il y a de charité dans une âme, plus il y a d’humilité - de cette humilité
profonde qui, causée par la réelle expérience de ce que nous sommes, fait que,
quand nous le voudrions, nous ne pourrions nous attribuer aucun bien. Car
l’esprit d’amour est aussi un esprit de vérité. En sorte que l’amour fait ces
deux fonctions, qui n’en sont qu’une, qui est de nous mettre en vérité sitôt
que nous sommes en charité, car l’amour est vérité. Plus l’amour devient fort,
pur, étendu, plus il nous fait approfondir notre bassesse. C’est comme une
balance : plus vous la chargez, plus elle s’abaisse et plus elle s’abaisse
d’un côté, plus elle s’élève de l’autre. Plus le poids de l’amour est grand,
plus elle s’abaisse au-dessous de tout et plus l’autre côté de la balance
s’élève vers cet amour-vérité qui fait connaître ce que Dieu est et ce qu’Il
mérite. Tout s’élève pour rendre gloire à Dieu et pour L’aimer au-dessus de
tout, à mesure que nous sommes plus rabaissés.
Cet amour est pur, net et droit, sans retour sur
soi et sans motif intéressé ; sa forme passive est proprement
« mystique », cachée par sa lumière même, parce qu’elle reçoit tout
de Dieu, dépasse tout entendement et ne peut être décrite ; c’est Dieu
lui-même qui agit :
1.53 Du repos en Dieu.
… Pour
aimer Dieu comme Il le mérite … il faut L’aimer d’un Amour pur, net, droit, qui
ne regarde que Lui-même : il faut que cet amour surpasse toutes choses et
soi-même, sans qu’il lui soit permis d’avoir d’autre regard ni retour sur aucun
objet que sur Dieu même en Lui-même, pour Lui-même. Toute autre vue ou motif
est indigne de Dieu et n’est pas le pur amour, qui est seul proportionné, sans
proportion, à ce que Dieu est. Il aime Dieu dans la totalité de ce qu’Il
est : il aime, comme dit saint Denis, le beau pour le beau[51]
… C’est ainsi qu’on aime Dieu dans le ciel, sans retour ni raison d’aimer.
L’amour est la seule raison d’aimer, l’amour est la récompense de l’amour. Et
comme la foi ne discerne rien en Dieu et croit ce qu’Il est dans Sa totalité,
l’amour ne discerne rien, mais il aime Dieu dans Sa totalité.
…
Ensuite elle devient passive, recevant les pures lumières de l’Esprit de Dieu
sans y rien ajouter, faisant cesser les lumières du propre esprit. Puis la
lumière de Dieu qui devient plus abondante, fait cesser nos propres limites,
les mettant en obscurité, comme la lumière du soleil fait disparaître celle des
étoiles. Et c’est alors que la foi pure et nue, que la lumière de vérité
s’empare de l’esprit, le fait défaillir et mourir à toute lumière et action
propre pour recevoir passivement la vérité telle qu’elle est en elle-même et non
en image. La volonté est ensuite privée de toute action propre, d’amour,
d’affections, de toute action, quelle qu’elle soit, pour recevoir purement
l’action de Dieu, soit qu’Il la purifie ou qu’Il la vivifie. Et c’est l’amour
qui fait toutes ces choses, pour être lui-même l’action de la volonté.
1.60 Différence de la sainteté
propriétaire et de la sainteté en
Dieu.
Vous me
demandez la différence de ceux qui sont saints en eux-mêmes et de ceux en qui
Dieu seul est saint. Quoique j’aie expliqué diverses fois cette différence, je
vous en dirai quelques mots. Les premiers sentent et connaissent leur sainteté,
elle leur sert d’appui et d’assurance. Leurs œuvres leur paraissent des œuvres
de justice, dont ils attendent des récompenses et des couronnes.
... Ceux en
qui Dieu est saint, ne sont pas des pierres ou médailles de relief, mais des
pierres gravées profondément, comme celle des cachets. C’est Dieu qui S’imprime
profondément en eux, qui est leur véritable sainteté. Il ne paraît au dehors de
ceux-là qu’une concavité. On n’en peut discerner la beauté qu’en les imprimant
sur la cire, c’est-à-dire qu’on ne les connaît qu’à leur souplesse et à la
perte de toute leur propriété et de tous les apanages de la volonté propre…
La voie mystique n’est pas une voie de facilité,
même si elle ne requiert pas un effort volontaire et une pratique constante des
œuvres ; elle inclut parfois la nuit achevant l’abandon par la perte de
soi-même :
1.62 De la Foi pure et passive, et de ses
effets.
Aussi
est-ce la conduite de Dieu que nous pouvons voir pas à pas. Dieu ôte à l’âme
tout appui extérieur pour la perdre dans l’intérieur. Ensuite il lui ôte la
pratique des bonnes choses extérieures pour la perdre davantage. Puis il lui
ôte l’usage des vertus pour l’arracher à elle-même. Il lui fait enfin éprouver
les plus extrêmes faiblesses et misères qui sont des coups de grâce, et par là
Il la perd en Lui. Au commencement de l’expérience des misères, l’âme se perd
dans l’abandon, dans la confiance et le sacrifice. Mais comme ce sacrifice, cet
abandon, etc., sont encore comme des fils subtils, Dieu lui ôte tout abandon
aperçu, tout espoir de salut connu, en sorte qu’elle est contrainte comme
malgré elle de se perdre. Mais où se perdre ? Encore si c’était en Dieu aperçu,
elle serait trop heureuse. C’est dans l’abîme où elle ne voit rien ni ne
connaît rien. Et après enfin elle tombe en Dieu, non pour jouir de Dieu pour
elle, mais elle pour Dieu et Dieu pour Lui-même.
Mais auparavant un long chemin aura été
parcouru, dont la mémoire est d’ailleurs utile pour ne pas abandonner lorsque
l’espoir de survie se perd ; la comparaison de la tempête et du naufrage
est menée sans concession jusqu’à son terme :
2.15 Différence de la foi obscure à la Foi
nue.
Vous
demandez la différence de la foi obscure à la foi nue. On commence par la foi
savoureuse, qui est comme voguer sur mer avec le vent en poupe, guidé par un
excellent pilote. Vous faites beaucoup de chemin avec joie et en plein jour.
Vous vous confiez au pilote, mais tout va si bien que vous n’avez nulle
occasion d’exercer votre confiance.
La nuit
vient : vous craignez de vous égarer, mais vous vous confiez à votre pilote,
qui vous dit de ne rien craindre. Ensuite les vents deviennent contraires, les
ondes s’élèvent, la mer grossit, votre crainte augmente ; cependant vous êtes
soutenus et par l’excellence du pilote et par la bonté du vaisseau. La tempête
augmente, la nuit devient plus noire. Il faut jeter les marchandises dans la
mer. On espère le jour et que la bonté du vaisseau résistera aux coups de mer ;
mais le jour ne vient point, la tempête redouble. On espère un sort favorable,
lorsque le vaisseau tout à coup se brise contre les rochers.
Quelle
transe, quel effroi ! On se sert du débris du naufrage pour arriver au
port. On commence tout de bon à s’abandonner sur une faible planche, on
n’attend plus que la mort, tout manque, l’espérance est bien faible de se
sauver sur une planche. Il vient un coup de vent qui nous sépare de la planche.
On fait de nécessité vertu, on s’abandonne, on tâche de nager, les forces
manquent, on est englouti dans les flots. On s’abandonne à une mort qu’on ne
peut éviter, on enfonce dans la mer sans ressource, sans espoir de revivre
jamais.
Mais
qu’on est surpris de trouver dans cette mer une vie infiniment plus heureuse
qu’elle n’était dans le vaisseau…
Si les hommes diffèrent, Dieu est un et Il
est toujours le premier à nous aimer, comme l’attestent les mystiques dont le
chemin a été ainsi ouvert, parfois par un contact fort : cas de François
d’Assise, d’Angèle de Foligno, de Catherine de Gênes.
2.25 Variété et uniformité des opérations de
Dieu dans les âmes.
La
conduite de Dieu sur l’âme est une conduite toujours uniforme. Et ce que nous
appelons foi est proprement une certaine connaissance obscure, secrète et
indistincte de Dieu, qui nous porte à Le laisser opérer en nous parce qu’Il a
droit de le faire.
… Son
opération est toujours la même. Dès le commencement elle consiste en un regard
d’amour sur l’homme et ce regard le consume et détruit ses impuretés. Dieu est
d’abord occupé à combattre notre activité et tous les obstacles qui empêchent
Son entière pénétration dans notre âme. … Car il faut concevoir que toutes les
opérations de Dieu en Lui-même et hors de Lui-même ne sont qu’un regard et un
amour éclairant et unissant. Ce regard brûle et détruit, comme je l’ai dit, les
obstacles.
3.11 Vie d’une âme renouvelée en Dieu et
sa conduite[52] [
Il ne faut pas croire que Dieu endurcisse le cœur de l’homme autrement que le
soleil endurcit la glace : c’est par son absence. Plus les pays sont éloignés
du soleil, plus tout y est glacé. L’homme s’éloignant de son Dieu et ne s’en
rapprochant plus, devient une glace pétrifiée qui ne peut plus se dissoudre à
moins qu’il ne retourne à son Dieu. Alors il Le retrouve au même lieu où il
L’avait laissé, toujours prêt à lui faire sentir les influences de Sa grâce ;
et plus il approche de ce soleil, plus il se fond peu à peu, en sorte que si
après tant de misères il s’approchait assez près de Dieu, il se fondrait et se
liquéfierait entièrement. Ce qui empêche sa liquéfaction parfaite, c’est la
propriété, qui congèle toujours plusieurs endroits de notre âme, laquelle dès
que sa glace est entièrement fondue et rendue toute fluide, s’écoule
nécessairement dans son être original, où tous les obstacles sont ôtés. C’est
le feu de l’Amour pur qui le fait en cette vie, et ce sera le feu du Purgatoire
qui le fera en l’autre.
Alors
il ne reste plus à cette eau aucune impression, aucune qualité propre, aucun
vestige. Alors l’âme dans son rien ne peut rien, n’est propre à rien. Il n’y a
que l’Être Créateur qui la rende propre à tout ce qu’il lui plaît, et qui
agisse sans résistance sur ce rien, qui lui a remis le caractère propre de
l’homme, qui est la liberté. Alors l’homme dans son rien, ayant remis à son
Dieu et à son Père cette liberté qu’il lui avait donnée, Dieu le crée de
nouveau : Emitte Spiritum tuum, et creabuntur ; et renovabis faciem
terræ [Ps 104, 30 : « Envoyez votre esprit et ces choses seront
créées ; et vous renouvellerez la face de la terre.]
Mais
cette recréation n’est plus au pouvoir de l’homme, ni à son usage, mais au
pouvoir de Dieu et à sa volonté...
Des lettres furent le moyen second utilisé par
Madame Guyon pour animer ses disciples : l’illustre Fénelon, le fidèle duc
de Chevreuse, plus tard l’éditeur Poiret, le baron de Metternich, les Écossais
Duplin et Lord Deskford, ainsi que des figures plus cachées telle la paysanne
qui conclura cet aperçu. Mais le moyen premier le plus efficace, qui explique
la ferme fidélité de Fénelon et d’autres sur plus de vingt années, malgré la
parenthèse du secret durant cinq ans à la Bastille, est celui de la
transmission de la grâce par communication intime de cœur à cœur dont nous
trouvons parfois l’affirmation :
À Fénelon. 21 juin (?) 1689.
… Il a
permis que je m’en allasse avec vous, pour vous apprendre qu’il y a un autre
langage, lequel Lui seul peut apprendre et opérer, [où] Il n’emplit le cœur de
l’onction pure de la grâce que pour vider l’esprit, et Il ne donne que pour
ôter : c’est une expérience qui demeure, lorsque la conviction de l’esprit est
ôtée. Je vous demande donc audience de cette sorte, de vouloir bien cesser
toute autre action et même autre prière que celle du silence. Lorsque l’on a
une fois appris ce langage (plus propre aux enfants qu’aux hommes, qui
l’ignorent d’ordinaire), on apprend à être uni en tout lieu sans espèces et
sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent
silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en
Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. C’est la
prière de Jésus-Christ : qu’ils soient un comme nous sommes un [Jean, 17,
22].
Ces communications parurent extravagantes à la
fin du XVIIe siècle cartésien, mais elles sont attestées de façon voilée par de
nombreux spirituels chrétiens. On peut concevoir qu’il n’y ait point de coupure
entre ce monde visible et sa totalité : madame Guyon a recours aux hiérarchies
de Denys, l’auteur traditionnellement invoqué par les mystiques ; elle se
réfère au mystère de l’aimant pour suggérer la plausibilité de telles
circulations d’amour divin. Il s’agit de reconnaître l’efficace de la
prière :
Au duc de Chevreuse. Octobre 1693.
La main
du Seigneur n’est point raccourcie. Il me semble qu’il n’y aura pas de peine à
concevoir les communications intérieures des purs esprits si nous concevons ce
que c’est que la céleste hiérarchie où Dieu pénètre tous les anges et ces
esprits bienheureux se pénètrent les uns les autres. C’est la même lumière
divine qui les pénètre et qui, faisant une réflexion des uns sur les autres, se
communique de cette sorte. Si nos esprits étaient purs et simples, ils seraient
illuminés. Et cette illumination est telle, à cause de la pureté et
simplicité du sujet, que les cœurs bien disposés qui en approchent ressentent
cette pénétration. Combien de saints qui s’entendaient sans se parler ! Ce
n’est point une conversation de paroles successives, mais une communication
d’onction, de lumière et d’amour. Le fer frotté d’aimant attire comme l’aimant
même. Une âme désappropriée, dénuée et simple et pleine de Dieu attire les
autres âmes à Lui, comme les hommes déréglés communiquent un certain esprit de
dérèglement. C’est que sa simplicité et pureté est telle que Dieu attire par
elle les autres cœurs.
Puis madame Guyon utilise l’image souple de
l’eau pour tenter de faire comprendre à Bossuet la simplicité d’une vie
intérieure sans phénomènes extraordinaires, comme ce dernier les appréciait
chez certaines religieuses imaginatives :
À Bossuet. Vers le 10 février 1694.
... Plus les
choses sont simples, plus elles sont pures et plus elles ont d’étendue. Rien de
plus simple que l’eau, rien de plus pur ; mais cette eau a une étendue
admirable à cause de sa fluidité ; elle a aussi une qualité, que, n’ayant nulle
qualité propre, elle prend toutes sortes d’impressions : elle n’a nul goût
et elle prend tous les goûts, elle n’a nulle couleur et elle prend toutes les
couleurs. L’esprit, en cet état, et la volonté sont si purs et simples que Dieu
leur donne telle couleur et tel goût qu’il Lui plaît, comme à cette eau, qui
est tantôt rouge, tantôt bleue, enfin imprimée de telle couleur et de tel goût
que l’on veut lui donner. Il est certain que, quoique l’on donne à cette eau
les diverses couleurs que l’on veut, à cause de sa simplicité et pureté, il
n’est pourtant pas vrai de dire que l’eau en elle-même ait du goût et de la
couleur, puisqu’elle est de sa nature sans goût et sans couleur, et c’est ce
défaut de goût et de couleur qui la rend susceptible de tout goût et de toute
couleur. C’est ce que j’éprouve dans mon âme : elle n’a rien qu’elle
puisse distinguer ni connaître en elle ou comme à elle, et c’est ce qui fait sa
pureté ; mais elle a tout ce qu’on lui donne et comme l’on lui donne, sans en
rien retenir pour elle. Si vous demandiez à cette eau quelle est sa qualité,
elle vous répondrait que c’est de n’en avoir aucune.
Mais Bossuet ne comprend pas. Suivront de
longues périodes d'enfermement suivi d'un rétablissement progressif.
Dans les toutes dernières années, la vieille dame
prépare l'avenir auprès de disciples "cis" - français - et
"trans" - étrangers - auprès desquels elle doit mettre un terme à
certaines pratiques lorsqu’elles font appel à un effort de concentration opposé
à l’abandon à la providence divine :
À Milord Duplin. Vers 1714.
... Ce que
vous me dites de la violence que vous vous faites pour rendre votre esprit
abstrait n’est nullement ce que Dieu demande de vous, et ce n’est point la voie
dont il s’agit. Nous tâchons que tout se concentre dans le cœur, sans nul
effort de tête, car Dieu souvent cache ce qu’Il opère dans l’intime de l’âme
sous des distractions vagues et involontaires, afin de le dérober à la
connaissance du démon et de l’amour propre.
À Lord Deskford. 15 avril 1715.
... Ce que
j’ai prétendu, monsieur, a été de vous inspirer une oraison libre dont l’amour
soit le principe, et qui parte plus du cœur que de la tête : quelques
douces affections mêlées de silence. Car comme votre esprit est accoutumé à
agir, à philosopher et à raisonner, j’ai voulu faire tomber l’activité de
l’esprit par une foi simple de Dieu présent, que vous devez aimer, et auquel
vous devez vous unir par un amour pur et simple, conforme à la simplicité de
votre foi. Cela ne se fait pas par une tension de l’esprit qui nuit à la santé,
mais par un amour seul, excitant la volonté par une tendance de cette volonté
vers son divin Objet.
Comment prier, comment se détacher - sans pour cela
quitter le monde -, comment lâcher intellectuellement prise ? Cela était
difficile pour le baron de Metternich, protestant subtil et questionneur :
Au baron de Metternich. Vers 1715.
... Demeurez
simplement exposé à Ses yeux divins comme on s’expose aux rayons du soleil et
au feu pour se réchauffer et, quoiqu’il ne vous paraisse aucune action de votre
part que la simple exposition de vous-même devant Dieu, la chaleur divine de
Son amour ne laissera pas de vous pénétrer imperceptiblement, comme le feu
pénètre insensiblement les corps qui sont à une certaine distance, et leur
donne une chaleur qui s’insinue partout, ce qui n’est pas si sensible. Nous
sommes souples sous Sa main. Je me trouve fort unie à vous en Notre Seigneur.
... Ce que vous
devez faire le plus présentement est de vous détacher universellement de toutes
choses et de vous-même, sans quoi la solitude vous serait peu utile … Une
des raisons qui fait que je désire qu’on ne quitte point son état, quoique je
désire qu’on soit parfaitement détaché, c’est que Dieu voulant à présent et
dans les siècles à venir introduire Son Esprit intérieur dans tous les lieux,
parmi toutes les nations, dans tous états et conditions, je ne crois pas qu’on
doive facilement quitter son état à moins d’une vocation particulière...
... Vous dites que
vous voulez être abandonné à Dieu, et [cependant] vous voulez qu’à chaque pas
Il vous rende raison des lieux où Il vous mène, et pourquoi Il vous y mène.
Vous ne feriez pas ce tort à un guide que vous croiriez honnête homme :
vous vous laisseriez conduire…
Lettre [D.2.1]. Abrégé des voies de Dieu
[D.2.1 : Première lettre du deuxième volume publié par Dutoit].
Monsieur,
Soyez donc persuadé qu’il n’y a rien de violent dans la conduite de Dieu que ce
que nous y ajoutons, que Sa conduite est douce et suave : s’il y a quelque
violence, c’est ou parce que notre volonté n’est pas encore parfaitement
gagnée, ou parce que notre amour propre la cause … Lors donc que toutes
ces choses sont, la volonté meurt à soi véritablement, non d’un trépas
douloureux et sensible, mais d’un passage doux et tout naturel, qui fait que
cette volonté cessant d’être arrêtée en elle-même par ce qu’il y a même de plus
délicat, passe infailliblement et nécessairement en Dieu. C’est ce que l’on
appelle mort. Elle [la volonté] est morte quant à son propre, mais elle ne fut
jamais plus vivante : elle vit en Dieu, non de la première vie, ou d’une vie
qui lui soit propre, mais d’une vie que Dieu lui communique, qui n’est autre
que Sa propre vie et Sa volonté. … Et c’est alors qu’elle participe aux
qualités de Dieu, qui est de se communiquer aux autres, ou plutôt, c’est comme
une rivière qui, s’étant perdue dans un grand fleuve, suit sa course et n’en
suit point d’autre...
... Ceci,
loin d’être une chose forgée par l’imagination, est toute l’économie de la
Divinité hors d’Elle-même. C’est la fin et de la création, et de toutes
religions, qui n’ont été établies de Dieu que pour conduire l’homme en Dieu
même, comme les lits de chaque fleuve sont pour les perdre dans la mer. C’est
tout le travail de Dieu sur Ses créatures, c’est toute la gloire qu’Il en peut
et doit tirer. Tout ce qui n’est point cela, sont des moyens ou éloignés, ou
plus proches, mais ce n’est point ni notre fin ni notre essentielle béatitude.
Lettre [D.3.74].
On m’a lu votre
lettre, monsieur. … Il faut devenir enfant après avoir été homme. Il faut plus,
car il faut renaître de nouveau afin de devenir une nouvelle créature en
Jésus-Christ. Mais avant ce temps, il faut que tout ce qui est du vieil homme
soit détruit, savoir la propriété, l’amour de la propre excellence, enfin tout
amour propre, ce qui s’entend de tout ce qui nous concerne et qui a rapport à
nous, quel qu’il soit. Le petit enfant se laisse porter où l’on veut : si
son père le couche sur un fumier, il n’y pense pas, il n’en sait pas même faire
le discernement, il y dort comme dans son berceau, abandonné qu’il est aux
soins de son père. Abandonnez-vous donc en la main de Dieu avec un grand courage...
Une mise en garde vis-à-vis du
« sentiment » et surtout des voies extraordinaires préconisées par le
prophétisme de certains jeunes émigrés protestants, - considérés comme des
martyrs après la terrible répression qui suivit la guerre des Cévennes, et qui
firent le tour d’Angleterre et d’Écosse, inspirés par les annonces publiques
des prophètes de l’Ancien Testament -, confirme la sobriété de Madame Guyon :
Lettre [D.2.111].
Il y a deux
sortes de goûts, celui du fond et celui du sentiment. Il est de la dernière
conséquence pour vous et pour les autres que vous ne vous conduisiez pas par le
dernier. … N'allez donc jamais par ce que vous sentez ou ne sentez pas. Mais
allez par un je ne sais quoi qui, bien que sec, détermine d'abord et ne laisse
nulle hésitation. Il détermine sans goût et sans lumière de la raison parce
qu'il détermine par la vérité de Dieu. Comme vous n'êtes pas par état dans la
pure lumière de Dieu, et qu'il s'en faut bien, vous ferez souvent des fautes
là-dessus. Mais à force d'en faire, vous vous accoutumerez à la nue opération
de Dieu, non seulement pour être dépouillé, mais pour être agi. Hors de là,
tout est méprise.
Lettre [D.4.124].
… Le règne de
Dieu ne viendra point par aucun bruit extérieur, mais l’Esprit Saint,
étant répandu par tous nos cœurs, préparera par l’onction de sa grâce le règne
de Jésus-Christ. La plupart des recueillements des personnes agitées comme cela
[les jeunes cévenols] ne sont qu’un bandement et une occupation forte de la
tête et du cerveau pour contraindre leur entendement à la cessation, et ces
personnes-là ont un recueillement plutôt d’assoupissement. Ce que nous appelons
vrai recueillement n'occupe point la tête, mais c'est une tendance du cœur, ou
plutôt de la volonté vers Dieu, qui fait que la volonté étant toute occupée de
son Dieu, à L'aimer, à Le goûter, ne fait plus aucune attention à ce qui se
passe dans l'esprit et en est comme entièrement séparée.
Vous pouvez
tirer de là, mon cher frère, que toutes ces voies extraordinaires, quand même
elles seraient vraies, ne pourraient nous unir au Souverain Bien, puisqu'il est
bien éloigné de consister en ces choses. L'état de ces prophètes ne peut donner
ce qu'on appelle un véritable silence intérieur. Ce que j'appelle silence
intérieur est quelque chose de si tranquille, de si paisible, de si un, qu'il
ne peut compatir avec aucune agitation corporelle, puisqu'une personne même qui
possède ce silence intérieur dans les plus violentes douleurs ne donne aucune
marque d'agitation, et peut se plaindre comme un enfant, mais ne s'agitera
jamais. Saint Jean dit en l'Apocalypse qu'il se fit un grand silence au ciel
[Ap 3, 1]. Lorsque ce silence est fait dans l'âme, il se communique
jusqu'au-dehors. Il y a deux sortes de silence extérieur : 1° l'un, que nous faisons
nous-mêmes par pratique en nous imposant une suppression de toutes paroles. Ce
silence, quoique bon, n'est pas pareil à : 2° l'autre silence qui vient [du
silence intérieur] et qui est opéré par le silence intérieur. Dans le premier,
c'est nous qui nous taisons ; dans le second, c'est l'amour qui fait taire, et
l'âme sent bien que, lorsqu'elle veut parler, elle s'arrache à un je ne sais
quoi qui l'attire au-dedans d'elle-même…
Achevons sur un poème rédigé en prison :
Que je suis
contente,
N'étant bonne à
rien!
Je vis sans attente
En moi de nul bien,
Mais mon Sauveur
Est seul tout mon
bonheur.
[…]
Que je suis bien
Quand je suis dans
le rien !
[…]
Dieu Se voit sans
cesse
Dans cet heureux
rien :
Là, de ses
richesses,
On n'usurpe rien.
Tout est pour
Lui :
Sagesse, force,
appui.
L'esprit se promène
Dans Son vaste
sein,
Sa grâce l'entraîne
Selon Son
dessein :
Car pour le rien,
Il n'est ni mal ni
bien. [53]
[…]
La perte la plus
extrême
N'est pas trop
grande à mon gré.
Je suis défait de
moi-même
Et je vis en
liberté.
Enfin j'ai tout ce
que j'aime,
Et j'aime tout ce
que j'ai. [54].
Très cultivé, il est en relation avec le français
Gassendi comme avec le cardinal italien Bona. Il rencontre madame Guyon en 1685
et donne un avis positif sur son Moyen court. [55]. Sa
propre Pratique facile pour élever l’âme à l’oraison est mise à l’index en
1688. Rentré dans le silence, il reprend alors ses activités intellectuelles et
charitables et meurt en renom de sainteté, très apprécié de ses concitoyens. Il
« souligne fortement l'impuissance de la raison à connaître Dieu tel qu'il
est, comme celle du langage humain, y compris de l'Écriture[56] » :
Il n'y a que Dieu
qui s'explique à l'âme d'une manière ineffable, qui ne tient ni de la parole,
ni de la pensée humaine, qui, sans se faire comprendre, nous fait au moins
sentir qu'il est incompréhensible... C'est une lumière qui provient de la foi,
ou pour mieux dire, c'est la foi même qui devient lumineuse » (1ere
partie de la Pratique, n. 15).
Cette foi est pure lumière, mais ténèbre pour la
raison :
La contemplation
est une ignorance, parce que c'est une abnégation de toutes les connaissances
humaines, un silence des sens et de la raison ; mais cette ignorance est docte
parce qu'en niant tout ce que Dieu n'est pas, elle renferme tout ce qu'il est
(12e Entretien, p. 146).
Le confesseur de Catherine de Bar, Épiphane Louys, a
été influencé directement par Malaval dans ses Conférences mystiques sur le
recueillement de l'âme. Il en est de même de son disciple Michel La Ronde. Mais
l’influence de Malaval sur son contemporain Molinos ou sur sa cadette madame
Guyon demeure hypothétique[57].
1719
Pierre Poiret (1646 - 1719)
Pierre Poiret est l’éditeur grâce auquel furent
sauvées les œuvres de Bertot et en grande partie celles de Madame
Guyon dont l’ensemble forme quarante-trois volumes. Sans son labeur, le
témoignage de J.-M. Guyon serait très réduit. Il venait ainsi couronner son
entreprise éditoriale, l’ensemble représentant une excellente bibliothèque
mystique d’une centaine de volumes [58].
Issu de manuscrits, ce travail considérable a été possible par la contribution
d’une équipe : un cercle spirituel entourait Poiret dans la plus grande
discrétion.
Ce pasteur protestant est l’exact contemporain de
Jeanne Guyon, la précédant de deux ans, mourant deux ans après elle. Originaire
de Metz, orphelin de père aidé par la communauté réformée locale qui avait mis
sur pied des écoles, remarqué par un pasteur, embauché comme précepteur, il
poursuit ses études avec acharnement. Étudiant en théologie à Bâle et
Heidelberg, il est pasteur à vingt-trois ans et marié l’année suivante. Après
sa découverte de Descartes, il lit les mystiques rhénans. Gravement malade à
vingt-huit ans, il connaît le déferlement de la guerre dans le Palatinat. Il
achève son travail sur la philosophie cartésienne et vit une crise
spirituelle. Conquis par la lecture d’ouvrages d’ Antoinette Bourignon, une
mystique assez excentrique, il part pour Amsterdam âgé de trente ans.
Fidèle disciple d’ « A.B. » pendant quatre ans, jusqu’à sa mort,
il travaille pendant six ans à l’édition de ses œuvres (soit dix-neuf volumes,
dont il rédige lui-même une partie), puis à leur introduction. « Homme d’une
grande culture et formé par un sérieux ministère pastoral » [59], il
édite d’autres mystiques ainsi que des œuvres personnelles qui le rendront
estimable aux yeux d’un Leibnitz et lui laisseront une place parmi les
cartésiens du siècle. À quarante-deux ans, il s’installe à Rijnsburg,
village près de Leyde, où Spinoza vécut, et où les Collégiants,
protestants marginaux, se réunissaient. Il y vivra plus de trente ans jusqu’à
sa mort à 73 ans. « Poiret eut auprès de lui, au moins pour les quinze
dernières années de sa vie, une modeste équipe de quelques fidèles amis ... ils
tentent de vivre dans les voies intérieures ... On reçoit des nouvelles
d’autres groupes pieux, par exemple des amis qui entourent madame Guyon,
d’elle-même, de ses disciples écossais ou suisses. Ces échanges sont à la fois
édifiants et affectueux. » [60].
Là il vécut
tranquille, s’occupant de recevoir l’illumination passive et d’écrire des
livres, détestant toute charge officielle. Là il entretint un groupe de
familiers ... Cependant jamais il ne constitua une secte ni des assemblées
religieuses ; bien plus il ne sortait même pas de la maison pour se rendre au
culte divin public ou à l’office sacré. Il supportait facilement que ses
familiers suivissent la religion qu’ils pensaient devoir suivre et qu’ils
agissent selon leur volonté.[61].
Dans son agonie,
aux prises avec ... les plus pénibles angoisses de l’étouffement ... Il
répétait continuellement que Christ était « tout en tous ».[62].
Sa pensée reste toujours pondérée dans ses rapports
avec des hétérodoxes ou des illuminés :
Il y a entre
eux (les prophètes cévenols) de très bonnes gens... croyant bonnement être
inspirés de Dieu; et c’est en cela qu’ils se trompent, de même que lorsqu’ils
se jettent sur les prédictions ... sur l’extérieur et l’extraordinaire ... Il
faut bien d’autres préparations et changemens d’état intérieur pour qu’on soit
propre à être envoyé de Dieu... [63].
Changements vécus apparemment en contradiction avec
son activité intellectuelle :
Livres, idées,
études, sont idoles et objets de jalousie plus grands devant Dieu que femmes,
viandes, richesses ; plaisirs d’étude plus dangereux que ceux des sens… [64].
Il édite cependant jusqu’à sa mort - parmi d’autres
mystiques - la vie de Renty et de Mère Elisabeth sa disciple, Bernières,
Malaval, Frère Laurent de la Résurrection, La Combe...
Il est réaliste sur les possibilités d’union des
chrétiens :
… pour ce qui est
du désir de voir quelques assemblées des enfans de Dieu, c’est au Seigneur seul
à en disposer … il est à croire qu’il veut premièrement travailler les
âmes chacune en sa dispersion avant que de les réunir ensemble [65].
Selon lui,
… la raison est
malade pour s’être détournée de Dieu et s’être enflée d’orgueil. Il s’agit donc
d’arrêter l’activité de cette raison corrompue, de la tenir humble et passive
devant Dieu qui seul pourra la guérir et l’illuminer [66].
Il commença sa carrière en philosophe cartésien, puis
… il opta pour la
mystique, mais ne se jugeait pas digne d’être appelé mystique lui-même. Il est
cependant, dans sa pensée et dans sa vie entière, l’homme d’une étrange
synthèse entre ... rigueur intellectuelle et l’effort d’abandon à une vérité
qui se révèle et qu’il faut aimer [67].
Les associés de Poiret constituent un cercle intime :
il s’agit de l’avocat van Ewijk et de sa femme, des deux frères Homfeld, de
Jean-Luc Wettstein qui a voyagé à Blois auprès de Jeanne Guyon, ce qu’il
pouvait faire, car il n’était pas pasteur, mais imprimeur des ouvrages préparés
par l’équipe.
[Madame
Guyon] s’écria : “Voilà l’homme qui publiera tous mes ouvrages”, et en effet
c’est lui qui en a procuré l’édition complète en Hollande sous le nom de
Cologne. Elle n’en avait jamais ouï parler auparavant. Dès lors ils firent
connaissance. ... On sait qu’elle en faisait un cas tout particulier. Il avait
formé en Hollande une maison patriarcale [à Rijnsburg près de Leyde], et était
fort avancé. Il passait après Fénelon pour une des premières âmes
intérieures [68].
Il eut, par son activité inlassable, une influence
considérable, non seulement par ses éditions [69]
reprises en particulier par le fondateur du méthodisme Wesley (1703-1792), mais
encore par son disciple piétiste Tersteegen (1697-1769), ce dernier connu de
Kierkegaard.
Otto Homfeld (et son frère Jodocus) appartenaient au
cercle de Rijnsburg. Originaires de l’Allemagne du Nord, ils étaient déjà liés
à Poiret en 1692, quand ils signèrent de leurs initiales des poèmes latins
d’éloge, en tête de son De Eruditione [70].
Otto fut en relation avec le Dr. Keith, Anglais, et annonça l’expédition des
livres de la maison d’édition d’Amsterdam[71]. Le
témoignage suivant de Tersteegen éclaire d’une douce lumière la fin du cercle
(la bibliothèque de Poiret sera dispersée en 1748) :
Ils vivent
contents, ils travaillent eux-mêmes le jardin ... Le frère Homfeld, qui est de
Brême, est âgé de 77 ans, et le fr. Wetstein qui est natif de Bâle âgé à peu
près de même, il est frère du Wetstein Marchand Libraire à Amsterdam tant
renommé ... Le troisième frère est Israel Norraüs, il est Suédois de
naissance ... Le frère Homfeld est devenu par la vieillesse, mais plus
encore par la grâce de Jésus, un petit enfant simple et doux ... Il a été un
savant homme [le traducteur en latin de l’Oeconomie Divine de Poiret]. À
qui le questionne, il répond « je ne suis rien » [72].
1720
Claude-François Milley (1668 - 1720)
Le frère de l’historien Bremond lui a consacré une
biographie attachante, éditant une moitié de ses lettres dont se détachent
celles adressées à la mère de Siry[73].
Cette dernière figure, qui fut supérieure de la Visitation de Caen (la ville de
Bernières), reste à étudier [74]. Le
jésuite vécut en Provence, assurant les emplois ordinaires de l’enseignant, du
prêcheur et du confesseur successivement à Apt, Embrun, Aix, Nîmes. Il
rencontra à Apt la visitandine qui l’orienta mystiquement ; il devint
« messager de la voie d’abandon », en cela proche de l’esprit qui
animera J.-P. de Caussade à une époque où la réserve vis-à-vis de la mystique
“s'étendait même aux ouvrages des Saints canonisés [75]”.
Résidant à Marseille à partir de 1710, il se dévouera
lors de la grande épidémie de 1720, y laissant sa vie, seul religieux cité
nommément dans le mémorial qui rappelle l’héroïsme de quelques-uns :
« Milley, jésuite, commissaire pour la rue de l’Escale, principal foyer de
la contagion », quartier populaire qui fut interdit et barricadé pendant
cette peste.
Soyez d’une
indifférence qui aille jusqu’à vous oublier et à ne pas jeter un regard sur
vous, si ce n’est pour y voir Dieu que vous portez en vous.104
Je le demande ce
rien et je le souhaite de tout mon coeur… je ne trouve point de plus doux parti
que de fermer les yeux sur ma faiblesse et mes chutes, et de me jeter à corps
perdu dans cet abîme sans fond de la divinité.179
L’amour divin … ne
peut se sentir, quand il est bien pur. 183
Résolu de me
laisser aller à l’aventure … Je me suis jeté à corps perdu je ne sais où, je
demeurerai là…195
Ce je ne sais quoi
… c’est ce qu’on appelle la Présence de Dieu dans l’intime de l’âme. Cela n’est
pas fort sensible, mais les effets le sont … regardez ce rien perdu dans
l’immensité de Dieu d’où vous ne sauriez sortir que par les fautes
volontaires et considérables. 206
La seule pensée
qu’on n’est qu’un petit atome perdu dans cette immensité … qu’un petit rien
réuni à ce tout unique … opère plus …que toutes les pratiques … Quelle témérité
de prétendre par son opération et son travail arriver à ce terme invisible et
insensible… comme un insensé qui veut construire une échelle pour monter au
soleil. 213
Jamais nous ne
sommes assez persuadés de notre impuissance pour le bien et de
l’inutilité de tous nos efforts, c’est pour cela que nous voulons
toujours les y faire entrer pour quelque chose ; mais c’est aussi pour
cela que (268) Dieu, pour nous en faire voir l’inutilité, renverse tous nos
projets et nous laisse dans le vide 269 le pays des âmes perdues267
Aussi ne devez-vous
plus vous regarder que comme une ombre que Dieu anime, sous laquelle Il se rend
sensible… 348
C’est le néant,
c’est le rien, c’est / Milley, Jésuite. 391
1733
James (1645-1726) et Georges Garden (1649-1733)
L'oraison funèbre
de Scougal fut prononcée par George Garden, qui, avec son frère James, défendit
jusqu'en 1730 la religion intérieure qui caractérise les ouvrages de Leighton
et The Life of God. Cela n'empêcha pas les Garden, épiscopaliens et
jacobites d'Aberdeen (les deux termes étaient en Écosse à peu près synonymes),
d'accorder beaucoup d'importance à la liturgie et d'employer le Prayer-Book de
Laud. Mais rien ne les choquait plus que la dogmatique scolastique des
presbytériens dominants. James Garden l'attaqua en 1699 dans un discours
universitaire qui provoqua un bruyant scandale : Theologia Comparativa,
« sur le vrai et solide fondement de la théologie pure et pacifique ». Or, il
fut bientôt répandu dans toute l'Europe grâce aux soins de Pierre Poiret, qui,
par son immense activité d'éditeur, a fait plus que personne pour la diffusion
de la mystique hétérodoxe ou catholique. George Garden plaçait aussi très haut
saint Bernard, François de Sales, Renty et Pascal, mais, comme Pierre Poiret,
il se réclamait encore davantage d'Antoinette Bourguignon (1616-1680), qui, du
catholicisme, était passé à une espèce de quakerisme : le ministre d'Aberdeen
consacra entre 1697 et 1708 son temps et sa fortune à traduire et à distribuer
la plupart de ses oeuvres. Dans une Apology en sa faveur qui suscita de
violentes polémiques, il louait son sens du divin et son insistance sur l'amour
de Dieu, hors duquel il n'est pas de vertu. II n'approuvait pourtant pas toutes
ses bizarreries et, à partir de 1710, son admiration, comme celle de Poiret
lui-même, s'adressa surtout à madame Guyon [76].
Leur théologie commune à tous deux distingue l’amour
visant à une présence immédiate de Dieu, bien au-delà de tous les moyens et
ministères. Les frères Garden sont au centre du réseau des « Mystiques du
Nord-Est. »
[77].
L’essence de la
religion … consiste seulement dans l’amour de Dieu … parce que Dieu se suffit à
lui-même… (11).
Il existe toute
sorte de moyens pour rétablir la charité, mais quelques-uns sont nécessaires,
sûrs et infaillibles, d’autres sont nécessaires, mais ni sûrs ni infaillibles…
Au premier rang sont la foi en Jésus-Christ le médiateur … finalement le
sevrage du cœur de tout amour impur… Au second rang sont les Écritures… Au
troisième … les pasteurs, les sociétés religieuses, les églises, les sacrements…
(53)
Georges Garden, âme mystique, ami d’Henry Scougall,
fut attaché à l’église cathédrale d’Old Machar. Refusant de se cacher, il fut
emprisonné lorsque les presbytériens déposèrent des ministres épiscopaliens,
puis s’échappa en Hollande et fit des études médicales à Leyde.
Poiret réussit alors à l’intéresser à madame
Guyon : ainsi son influence atteignit la lointaine Écosse [78].
Georges se trouvera à Blois à son lit de mort. Il ne retourna en Écosse qu’en
1720. Resté célibataire, il traduira John Forbes, auteur d’un journal
spirituel. Wettstein, éditeur hollandais ami de Poiret, déclare qu’il n’a
jamais connu quelqu’un de plus doux, modeste, ayant plus de bonté fraternelle[79].
Dans un échange de lettres provoqué par l’arrivée en Écosse des prophètes
français camisards, la pensée profonde de Georges apparaît dans plusieurs
conseils adressés à un correspondant un peu trop enthousiaste de ces
derniers [80] :
6. Pour ceux qui
s’adonnent à la prière du silence, il est [pré]supposé que leurs sens, appétits
et passions sont en grande part mortifiés et soumis … sinon ils peuvent être
conduits à une fausse quiétude qui ne purifie pas le cœur, mais l’expose à
l’illusion.
7. La prière de
silence étant détournement de l’âme de la compréhension de toutes les créatures
et de toutes leurs images, et se fixer par pure Foi sur Dieu, suprême Vérité et
Bien, comme il est en Lui-même infiniment au-delà des conceptions de toute
créature, par un amour ardent de la suprême et sans limite et incompréhensible
beauté [lovelyness], la grande Fin de tout ceci doit être enracinée dans
l’espoir et l’amour divin … Celui qui prie de cette façon n’attend aucun discours,
ni mouvements, ni lumières extraordinaires, ni autres miracles. Et ne désire
aucune autre chose sinon de toujours croire en Dieu profondément et fermement,
d’espérer en lui et de l’aimer dans le temps et durant l’éternité sans
changement.
8. Mais si de
telles âmes ont à quelque moment des lumières et conditions extraordinaires sur
des choses particulières, ils ne sont pas mariés avec elles, parce qu’ils
savent que ce qui est connu, possédé et senti ici bas n’est pas Dieu…
9. L’état ordinaire
d’une âme qui est sur le point d’acquérir la prière silencieuse, est un état de
foi pure et obscure. Il ne connaît pas Dieu, il ne le sent pas. Nuages et
obscurité l’entourent. Il est placé comme dans une terre sèche et assoiffée où
il n’y a pas d’eau : et cependant il est encore plus assoiffé et affamé de
Dieu et de la prière et ses dégoûts des choses temporelles s’accroissent,
tandis qu’il lui semble n’avoir ni vertu et ne pas aimer Dieu. Et ceci est sa
vraie purification, pas simplement des images et de l’amour des choses
corporelles, mais de soi, de l’amour-propre, de la complaisance en soi-même, de
la recherche de soi-même…
1751
Jean-Pierre de Caussade (1675 - 1751).
Ce jésuite a été considéré comme le dernier grand
mystique catholique de l’époque classique et on lui a longtemps attribué
L’Abandon à la Providence divine. Cet écrit court, mais de grande
importance mystique est resté très longtemps manuscrit : nous en présentons des
extraits en entrée séparée, placés à la date de la disparition de son réviseur
afin de respecter une association traditionnelle ; mais “l’image d’un Caussade
auteur spirituel majeur, construite par le P. Ramière [au XIXe siècle]
et consolidée par le P. Olphe-Galliard [au siècle dernier]n’a pas résisté à
cette mise à plat” [81]. En fait il ne reste guère d’écrits qui puissent lui
être attribués, mais nous conservons l’entrée à son nom : seul ancrage reconnu
jusqu’à très récemment [82].
Jean-Pierre de Caussade fait son noviciat à Toulouse à
dix-huit ans et devient prêtre enseignant à vingt-neuf ans. À quarante-neuf
ans, on le retrouve missionnaire à Beauvais puis il arrive en Lorraine à l’âge
de cinquante-quatre ans : à temps pour recevoir l’influence de la Mère de
Bassompierre (1656-1734). Il dirige la soeur de Rosen (1675-1754). Déplacé deux
ans plus tard à Albi, il revient bientôt en Lorraine, froide région qu’il
quitte définitivement à soixante-quatre ans pour mourir fort âgé douze ans plus
tard.
Redécouvert au XIXe siècle par Ramières [83] puis
à notre époque par l’oeuvre de M. Olphe-Galliard [84],
nous lui attachons ici la Manière courte et facile pour faire l’oraison en foi,
opuscule fort proche du Moyen court. Influence qui s’explique par le séjour de
madame Guyon au couvent des Visitandines de Meaux en 1695 et par l’estime
étonnante dont elle avait reçu dans des conditions dramatiques les témoignages
écrits de la part de la supérieure et des religieuses. Car plus tard à Nancy :
Le P. de Caussade
est en rapport à l’automne 1729 avec la Mère Françoise-Ignace de Bassompierre,
ancienne supérieure de la Visitation de Meaux de 1718 à 1734 […] C’est par elle
que la bibliothèque du monastère nancéien s’était enrichie d’un recueil
d’opuscules spirituels manuscrits parmi lesquels Caussade retint le texte
intitulé : Manière courte et facile pour faire Oraison en foi […]
Jacques le Brun, qui en a scruté le texte, nous amène à la conviction que nous
sommes en présence d’une note émanée du milieu influencé par les écrits de
Madame Guyon, si ce n’est d’elle-même[85].
A. Rayez précède et supporte cette explication dans
son édition des Considérations... de P. de Clorivière, autre auteur jésuite qui
reprenait le Moyen court. La manière courte et facile conclut l’œuvre éditée en
1741 de Caussade ce qui indique l’importance qu’il lui attribue[86].
Nous adoptons le texte du fonds de la Visitation de Nancy [87]:
1. Il faut
s'accoutumer à nourrir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu, et en
Jésus-Christ, et pour cet effet la séparer doucement du raisonnement, du
discours, et de la multitude d'affection pour la tenir en simplicité et
l'approcher ainsi de plus en plus de Dieu « son souverain
bien » son premier principe et sa dernière fin.
2. La perfection de
cette vie consiste en l'union avec notre souverain bien, et tant plus la
simplicité est grande, l'union est aussi plus parfaite. C'est pourquoi la grâce
sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier pour
être enfin rendus capables de la jouissance de l'un nécessaire, c'est-à-dire de
l'unité éternelle […]
3. La méditation
est fort bonne en son temps, et fort utile au commencement de la vie
spirituelle; mais il ne faut pas s'y arrêter, puisque l'âme par sa fidélité à
se mortifier reçoit pour l'ordinaire une oraison plus pure que l'on peut nommer
de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou attention amoureuse
en foi vers quelque objet divin, soit Dieu, ou quelqu'une de ses perfections,
soit Jésus-Christ, ou quelqu'un de ses mystères, ou quelques autres vérités
chrétiennes. L'âme quittant donc le raisonnement, se sert d'une douce
contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et
impressions divines que le Saint-Esprit lui communique : elle fait peu, et
reçoit beaucoup : son travail est doux et néanmoins plus fructueux : et comme
elle approche de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu,
on lui en élargit davantage.
4. La pratique donc
de cette oraison doit commencer dès le réveil en faisant un acte de foi de la
présence de Dieu, qui est partout, et de Jésus-Christ, les regards duquel quand
nous serions abîmés au centre de la terre ne nous quittent point. Cet acte est
produit d'une manière sensible et ordinaire comme qui dirait intérieurement :
Je crois que mon Dieu est présent ; ou c'est un simple souvenir de foi qui se
passe d'une façon plus pure et plus spirituelle de Dieu présent.
5. Ensuite il ne
faut pas se multiplier à produire plusieurs autres actes ou dispositions
différents, mais demeurer simplement attentif à cette présence de Dieu, exposé
à ses divins regards, continuant ainsi cette dévote attention ou exposition
tant que Notre Seigneur nous en fera la grâce, sans s'empresser à faire
d'autres choses que ce qui nous arrive, puisque cette oraison est une oraison
avec Dieu seul, et une union qui contient en éminence toutes les autres
dispositions particulières et qui dispose l'âme à la passivité, c'est-à-dire
que Dieu devient le seul maître de son intérieur et qu'il y opère plus
particulièrement qu'à l'ordinaire : tant moins la créature travaille, tant plus
Dieu opère puissamment; et puisque l'opération de Dieu est un repos ou son même
repos, l'âme lui devient donc semblable en cette oraison, y reçoit aussi des
effets merveilleux; et comme les rayons du soleil font croître, fleurir et
fructifier les plantes, ainsi l'âme qui est attentive et exposée en
tranquillité aux rayons du Soleil de justice en reçoit mieux les divines
influences qui l'enrichissent de toutes sortes de vertus. […]
20. Il faut se
récréer dans la même disposition pour donner au corps et à l'esprit quelque
soulagement, sans se dissiper par des nouvelles curieuses, des ris immodérés,
ni aucune parole indiscrète, etc.; mais se conserver libre dans l'intérieur,
sans gêner les autres, s'unissant à Dieu fréquemment par des retours simples et
amoureux, se souvenant qu'on est en sa présence, et qu'il ne veut pas qu'on se
sépare en aucun temps de lui et de sa sainte volonté.
C'est la règle la
plus ordinaire de cet état de simplicité : c'est la disposition souveraine de
l'âme, qu'il faut faire la volonté de Dieu en toutes choses. Voir tout venir de
Dieu, et aller de tout à Dieu, c'est ce qui soutient et fortifie l'âme en
toutes sortes d'événements et d'occupations, et ce qui nous maintient même dans
la possession de la simplicité. Suivre donc toujours la volonté de Dieu, à
l'exemple de Jésus-Christ, et uni à lui comme à notre chef, c'est un excellent
moyen d'augmenter cette manière d'oraison, pour tendre par elle à la plus
solide vertu et parfaite sainteté.
21. On doit se
comporter de la même façon et avec le même esprit, et se conserver dans cette
simple et intime union avec Dieu, dans toutes ses actions […]
22. […] Cette vraie
simplicité nous fait vivre dans une continuelle mort et détachement parce
qu'elle nous fait aller à Dieu avec une parfaite droiture et sans nous arrêter
en aucune créature; mais ce n'est pas par spéculation qu'on obtient cette grâce
de simplicité, c'est par une grande mortification et mépris de soi-même; et
quiconque fuit de souffrir et de s'humilier et de mourir à soi-même n'y aura
jamais d'entrée : et c'est d'où vient qu'il y en a si peu qui s'y avancent,
parce que presque personne ne se veut quitter soi-même, faute de quoi on fait
des pertes immenses, et on se prive des biens incompréhensibles […]
23. Il ne faut pas
négliger la lecture des livres spirituels; mais il les faut lire en simplicité,
en esprit d'oraison, et non pas par une recherche curieuse : on appelle lire de
cette façon, quand on laisse imprimer dans son âme les lumières et les sentiments
que la lecture nous découvre, et que cette impression se fait plutôt par la
présence de Dieu que par notre industrie. […]
25. Il ne faut pas
oublier qu'un des plus grands secrets de la vie spirituelle est que le
Saint-Esprit nous y conduit non seulement par les lumières, douceurs,
consolations, tendresses et facilités; mais encore par les obscurités,
aveuglements, insensibilités, chagrins, tristesses et révoltes des passions et
des humeurs […]
Voici exprimé en
langage simple et direct quelques passages extraits des Lettres spirituelles[88] :
Imitons le saint
archevêque de Cambrai [Fénelon] qui dit de lui-même : « Je
porte tout au pis aller ; et c’est au fond de ce pis aller que je trouve
ma paix dans l’entier abandon. » [67]
[…] À force de
laisser tomber les pensées inutiles on parvient à une sorte d’oubli général de
toutes choses, en sorte que, durant quelque temps, on passe ses journées
entières sans penser, ce semble, à rien, comme si on était devenu stupide.
Souvent même Dieu met certaines âmes dans cet état qu’on appelle le vide de
l’esprit et de l’entendement ; cela s’appelle encore être dans le rien.
[…] Ce grand vide de l’esprit en produit souvent un autre encore plus
pénible : c’est celui de la volonté ; en sorte que l’on n’a, ce [73]
semble, nul sentiment ni pour Dieu ni pour les choses de ce monde, et qu’on se
trouve également insensible à tout. […] Seconde mort mystique qui doit précéder
l’heureuse résurrection à une vie toute nouvelle.
Bref, du moment que
pour ne penser qu’à Dieu et ne s’occuper intérieurement que de lui seul on se
décharge ainsi de tout soin temporel et même en un sens de tout soin spirituel,
on se trouve déchargé d’une infinité d’inquiétudes, de désirs, de craintes, de
pensées inutiles et affligeantes, de mille retours frivoles, bas et intéressés
sur soi-même. Et voilà ce qui s’appelle la parfaite liberté des enfants de
Dieu : le servir dans la latitude du cœur, ne se rien réserver, sacrifier
tout au pur amour. Et [77] voilà d’où vient dans les saints cette constante
égalité d’esprit qu’on admire, cette paix de l’âme qui, croissant tous les
jours, devient profonde comme les abîmes de la mer.
Vous me parlez de
l’oraison : non, vous n’en faites point, ma chère sœur, car c’est Dieu qui
la fait en vous. Eh ! Laissez-le donc faire, demeurez en repos, en
humilité et Action de grâce ; suivez son attrait en tout et partout ;
ne faites absolument que cela, toujours dans le vide, toujours dans le rien […]
en grande simplicité. [129]
Il ne faut vouloir
précisément que ce que Dieu veut, à toute heure, à tout instant, pour toutes
choses. Et voilà le plus sûr et le plus court chemin de la perfection, et j’ose
dire l’unique : tout le reste est suspect d’illusion, d’orgueil et
d’amour-propre. [177]
~1751 L’Abandon à la Providence
divine
L’Abandon à la Providence divine est largement lu par
nos contemporains, aux États-Unis comme en France. Nous sommes ici devant une
résurgence en milieu catholique, avec quelque précaution rendue nécessaire
après l’affaire du quiétisme, de la spiritualité propre à l’école de l’amour
pur.
Son réviseur, le P. de Caussade, fut un
propagateur de l’œuvre guyonienne. Le texte a été retravaillé pour lui donner
un très beau style classique. Nous avons fournis les compléments et références
utiles à l’entrée précédente. On complétera par l’Introduction du dernier
éditeur [89].
Le
lyrique et guyonien chapitre IX :
[…][90] Action de mon Dieu, vous êtes mon
livre, ma doctrine, ma science ! En vous sont mes pensées, mes paroles, mes
actions, mes croix. Ce n'est pas en consultant vos autres ouvrages que je
deviendrai ce que vous voudrez faire de moi, c'est en vous recevant en toutes
choses par cette unique voie royale, voie ancienne, voie de mes pères. Je
penserai, je serai éclairé, je parlerai comme eux. C'est en cela que je veux
tous les imiter, tous citer, tous copier. Ce n'est faute que de savoir faire
tout l'usage que l'on peut de l'action divine qu'on a recours à tant de moyens.
Cette multiplicité ne peut donner ce qu'on trouve dans l'unité d'origine, dans
laquelle chaque instrument trouve un mouvement original qui le fait agir
incomparablement. […]
L'immense action
qui, dans le commencement des siècles et jusqu'à la fin, est toujours la même
en soi, s'écoule sur tous les moments, et elle se donne dans son immensité et
identité à l'âme simple qui l'adore, l'aime et en jouit uniquement. Vous seriez
ravie, dites-vous, de trouver une occasion de mourir pour Dieu. Une action de
cette force, une vie de cette manière (144) vous seraient agréables : tout
perdre, mourir délaissée, se sacrifier pour les autres, ces idées vous charment.
[…]
Il me semble,
action divine, que vous m'avez dévoilé votre immensité, je ne fais plus de
démarches que dans votre soin infini. Tout ce qui coule aujourd'hui de vous,
coula hier. Votre fonds est le lit de torrent de grâces qui se répand incessamment
: vous les soutenez, vous les agitez. Ce n'est donc plus dans les bornes
étroites d'un livre, d'une vie de saints ou d'une idée sublime que je dois vous
chercher. Ce ne sont là que des gouttes de cette mer que je vois répandue sur
toutes les créatures. L'action divine les inonde toutes. Ce sont des atomes qui
disparaissent dans cet abîme. Je ne chercherai plus cette action dans les
pensées des personnes spirituelles, je n'irai plus demander mon pain de porte
en porte, je ne leur ferai plus la cour. […]
O Amour, faut-il
que cela soit ignoré et que vous vous jetiez pour ainsi dire à la tête de tout
le monde avec toutes vos faveurs, et qu'on vous recherche dans les coins et
recoins où l'on ne vous trouve pas ? Quelle folie de ne point respirer dans
l'air, de chercher où mettre les pieds en pleine campagne, de ne pas trouver
d'eau dans le déluge, de ne pas trouver Dieu, de ne pas le goûter, de ne pas
recevoir son onction en toutes choses ! Vous cherchez des secrets (146) d'être
à Dieu, chères âmes ? Il n'y en a point, sinon celui de se servir de tout ce
qui se présente. Tout mène à cette union, tout perfectionne, excepté ce qui est
péché et hors du devoir. Il n'y a qu'à recevoir tout et laisser faire. Tout
vous dirige, vous redresse et vous porte. Tout est bannière, litière et voiture
commode. Tout est main de Dieu, tout est terre, air, eau divine. Son action est
plus étendue, plus présente que les éléments. Il entre en vous par tous vos
sens, supposé que l'on [n'en] use que par l'ordre de Dieu, car il faut les
fermer et résister à ce tout qui n'est point de sa volonté. Il n'y a point
d'atomes qui en vous [ne] pénètrent et ne la fassent pénétrer, cette action
divine, jusqu'à la moelle de vos os. Toutes ces liqueurs sublimes qui coulent
dans vos veines, ne coulent que par le mouvement qu'elle leur donne. Toute la
différence que cela fait dans vos mouvements, la force ou la faiblesse, la
langueur ou la vivacité, la vie ou la mort, ce sont les instruments divins qui
[l’]opèrent. Tous les états corporels sont des opérations de grâce. Tous vos
sentiments, vos pensées, de quelque part que cela vienne, tout cela part de
cette main invisible. Il n'y a ni coeur ni esprit créé qui puissent vous
apprendre ce que cette action fera en vous : vous l'apprendrez par l'expérience
successive. Votre vie coule sans cesse dans cet abîme inconnu où il n'y a qu'à
toujours aimer pour le meilleur ce qui est présent, par une parfaite confiance
en cette action qui ne peut faire par soi-même que du bien. […]
Venez, âmes
simples, qui n'avez aucune teinture de dévotion, qui n'avez aucun talent, pas
même les premiers éléments d'instruction, ni méthode, et n'entendez rien aux
termes spirituels, qui êtes étonnées et admirez l'éloquence des savants, venez
! Je vous apprendrai un secret pour surpasser tous ces habiles esprits, et je
vous mettrai si au large pour la perfection que vous la trouverez toujours sous
vos pieds, sur votre tête et autour de vous. Je vous unirai à Dieu et je vous
ferai tenir par la main dès le premier (148) moment que vous pratiquerez ce que
je vous dirai. Venez ! non pour savoir la carte du pays de la spiritualité,
mais pour la posséder et vous promener à l'aise sans crainte de vous égarer.
Venez à nous ! non pour savoir l'histoire de l'action divine, mais pour en être
les objets ; non pour apprendre ce qu'elle a fait dans tous les siècles et ce
qu'elle fait encore, mais pour être les simples sujets de son opération. Vous
n'avez pas besoin de savoir les paroles qu'elle a fait[es] aux autres pour les
réciter ingénieusement, elle vous en donnera qui vous seront
propres.
C'est là l'Esprit
universel qui s'écoule dans tous les coeurs pour leur donner une vie toute
particulière. Il parle dans Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, dans les Apôtres. Et
tous, sans étudier les écrits des uns des autres, servent d'organes à cet
Esprit pour donner au monde des ouvrages toujours nouveaux. Et si les âmes
savaient s'unir à cette action, leur vie ne serait qu'une suite des divines
Écritures qui, jusqu'à la fin du monde, la continuent, non avec de l'encre et
le papier, mais sur les coeurs. Et [c'est] de tout cela qu'est rempli ce livre
de vie qui ne sera pas, comme l'Écriture Sainte, l'histoire de l'action divine
de quelques siècles : depuis la création du monde jusqu'au jugement, toutes les
actions, pensées, paroles, souffrances des âmes saintes seront écrites, et
l'Écriture sera alors une histoire complète de l'action divine.
La suite du Nouveau
Testament s'écrit donc présentement par des actions et des souffrances. Les
âmes saintes ont succédé aux prophètes et aux Apôtres, non pour écrire des
livres canoniques, mais pour continuer l'histoire de l'action divine par leur
vie dont les moments sont autant de syllabes et de phrases par lesquelles cette
action s'exprime d'une manière vivante. Les livres que le Saint-Esprit dicte
présentement sont des livres vivants, chaque âme sainte est un volume, et cet
écrivain céleste est une véritable révélation de l'opération intérieure
s'expliquant dans tous les coeurs et se développant dans tous les moments.
L'action divine exécute dans la suite des temps les idées que la Sagesse a
formées de toutes choses. […]
Ne voit-on (150)
pas que l'unique secret de recevoir le caractère de cette idée éternelle est
d'être un sujet souple en ses mains ? que les effets, les spéculations de
l'esprit ne peuvent rien faire de cela ? que cet ouvrage ne se fait point par
voie d'adresse, d'intelligence, de subtilité d'esprit, mais par voie passive
d'abandon, à recevoir, à se prêter, comme le métal dans un moule, comme une
toile sous le pinceau ou une pierre sous la main du sculpteur ? Ne voit-on pas
que la connaissance de tous ces mystères divins que la volonté de Dieu opère et
opérera dans tous les siècles, n'est point ce qui fait que cette même volonté nous
rend conformes à l'image que le Verbe a conçue de nous ? Que c'est le cachet ou
l'impression de ce cachet mystérieux ? Et que cette impression ne se fait pas
dans l'esprit par des idées, mais dans les facultés par abandon ? […]
Insensés que nous
sommes ! Nous admirons, nous bénissons cette action divine dans les écrits qui
vantent son histoire et, lors même qu'elle veut la continuer en écrivant sur
nos coeurs non avec l'encre, nous tenons le papier dans une inquiétude
continuelle et nous l'empêchons d'agir par la curiosité de voir ce qu'il fait
en nous et ce qu'il fait ailleurs.
1769
Gerhard Tersteegen (1697 - 1769)
Gerhard Tersteegen (1697-1769), influencé par Madame
Guyon, par l’intermédiaire de Pierre Poiret dont il est disciple, devient un
véritable maître spirituel : « Son Dieu est calme, et il crée la paix dans
l’âme de ses amis. Mais il est aussi dynamique » et façonne son serviteur
qui s’abandonne totalement à lui [91].
À partir de son illumination de 1724, travaillant en
communauté avec H. Sommer comme tisserand rubanier, ce qui rendait possible une
vie quasi monacale, « de 6 h. à 11 h., ils travaillaient ;
ils consacraient ensuite une heure à la prière privée. Le travail reprenait de
13 h. à 18 h., suivi d’une autre heure de prière. Tersteegen occupait la soirée
à la lecture ou à la traduction de textes spirituels [92]. »
Il fonda une maison communautaire, fut en contact avec
les frères de Herrnut, de Zizendorf, avec des mennonites. Il rédigea des
strophes exaltant le cœur de l’homme habité par Dieu [93],
traduisit Le Chrétien intérieur de Bernières, le Soliloquium de G. Peters, Madame
Guyon. Il apprécia enfin la spiritualité carmélitaine, ce qui est original pour
un protestant. On complétera ces brèves indications par la présentation donnée
en tête de la traduction toute récente de trois Traités spirituels [94]. Ils
incitent à se mettre en route sur le chemin de la « réalisation de la
vérité », celle-ci comprise comme une vie en union à Dieu.
Nous devons
seulement aimer, nous devons seulement être reconvertis dans l’amour ; et,
tout en étant par nous-mêmes des sarments secs, nous laisser pénétrer par la
pure et divine sève et par la force du suave amour du Christ. … [par
l’amour ] il accomplit mille bonnes œuvres, sans qu’on se demande si l’on doit
en accomplir, et il ne se soucie nullement du mérite [95].
Thomas
Kelly (1893-1941), quaker
Nous rattachons les quakers à l’École du cœur.
Indépendants vis-à-vis des rites, des structures et des théologies[96], ils
suivent leur fondateur Georges Fox pour qui on ne bavarde pas sur les
paroles du Seigneur, on les met en pratique.
Des quakers s’établirent à Pyrmont, petite cité où
Friedrich von Fleischbein (1700-1774) reçut en son château l’influence de
madame Guyon par sa jeune épouse Pétronille d’Eschweiler. L’un d’entre eux
souligne comment
Aubrey de
la Mottraye, en 1727, remarque la ressemblance qui existait entre le
Quakerisme et le Quiétisme de Mme Guyon et de Fénelon (dont on trouvait,
du reste, les œuvres presque dans chaque foyer quaker, tant en Angleterre qu’en
Amérique). Enfin Bossuet clame que le Quakerisme ‘est le cœur de l’hérésie’ et
le janséniste Arnauld partage son opinion[97].
Les quakers ne tentent aucune entreprise missionnaire.
Ils sont donc peu nombreux, mais toujours bien vivants après plusieurs siècles.
Leur présence est attestée ainsi par Thomas Kelly qui décrit aussi leur
pratique[98] :
La vie qui a sa source dans le ‘centre’ est une vie de paix, de calme puissance. Elle est simple. Elle est sereine. Elle est merveilleuse. Elle est triomphale. Elle est rayonnante. Elle ne demande pas de temps, mais elle nous occupe tout le temps. Elle nous propose un nouveau programme, de nouvelles victoires. Nous n’avons pas besoin de nous affoler. Dieu est au gouvernail. Et lorsque notre brève journée touche à sa fin, nous pouvons nous coucher tranquilles, en paix, car tout est bien. […]
Lorsque nous commençons à pratiquer la prière intérieure, nous sommes persuadés que cela vient de nous, que nous créons nos habitudes par notre volonté, mais une expérience plus mûre nous donne le sentiment d’être soutenus et enseignés, purifiés et disciplinés, simplifiés et rendus dociles à sa sainte volonté, par une force qui était en nous et qui nous attendait. Car Dieu lui-même agit dans le tréfonds de notre âme et Il prend de plus en plus la direction de notre vie, au fur et à mesure que nous consentons à Le laisser accomplir son œuvre en nous.
2. Christianisme occidental
Ce chapitre regroupe les plus
nombreuses figures de toutes car les traces de mystiques reconnus ont été
préférentiellement conservées par les structures auxquelles elles se
rattachaient. On se reportera aux imposants travaux qui les regroupent [99].
1737
Maria-Magdalena Martinengo (1687 – 1737)
Née à Brescia en territoire vénitien en 1687 au sein
d’une famille cultivée, la comtesse Margherita Martinengo da Barco entre en
1697 au monastère de Santa Maria degli Angeli en éducation comme toutes les
filles nobles. Malgré l’opposition familiale, elle entre au couvent de
capucines de Santa Maria della Neve en 1705. Elle est décrite comme vraiment
belle, avec toute la fraîcheur de l’âge « vivace e disinvolto quanto
all’esteriore », portant le tempérament, l’orgueil, l’estime propre et le
sens de la dignité propres aux nobles Martinengo :
è dotata di un’intelligenza acuta … disposizione
alla speculazione … una memoria davvero prodigiosa… eccessivo controllo de se …
Non è istintivamente indulgente: sono molteo severi i giudizi che Maria
Maddalena dà del mondo claustrale femminile e dei suoi confessori, invadenti e
onnipotenti, prima e dopo l’ingresso alle cappuccine. 103-104 [100].
Quando poi lo spogliamento va' più oltre e che l'Anima si sente incapace di
far atto alcuno e se lo fa' né men si sente di farlo per la grande oscurità
dell'intelletto, anche in queste strette deve fermarsi in quell'atto di
rassegnazione in Dio, star li alla sua Divina Presenza, ancor che non la senta
né abbia gusto alcuno: non importa! I gusti di Dio non son Dio; i lumi e le
cognizioni di Dio non son Dio, ma l'esequir la sua Santissima Volontà val tanto
quanto val Dio.
Ed infatti l'Anima
l'esequisce questa adorabile Volontà mentre se ne sta all'orazione in si
profonda aridità, poi che quivi non v'è gusto [262] proprio che l'aletti, ma
solo il voler esequire la Volontà di Dio anche con violenza estrema di se
stessa. Quivi li vengono a truppe le distrazioni, né si sente generosità per
scacciarle, onde s'affligge, si conturba. (1375).
Dirà ancora quattro
parole intorno a cert'Anime che caminano strada reale e pur non ostante temono.
Queste sono quell'Anime che nell'orazione non possono far atti, ma stanno
attualmente alla Presenza di Dio con un atto di viva fede. Queste
temono di star oziose e questo non è vero, anzi a me pare non esservi tempo
tanto ben impiegato quanto in questo silenzio interno, suposto perô che l'atto
o viste semplicissima della fede non abbandoni mai l'Anima, perché, se si
consumasse questo, sottentrarebbe poi l'ozio inutile, doyen-do l'Anima stare
con una continua avertenza a Dio Presente a guisa d'uno che sta ascoltando da
un'alta torre una dolcissi ma armonia.
Questa vigilanza la vole Dio dall'Anima e perché i difetti e le proprie
passioni fanno strepito interompendo il silenzio, è d'uopo svellerle sin dalle
radici, non secondando, mai le loro sfrenate voglie. Questo silenzio interno
deriva dalla troppa abbondanza delle divine Effusioni o dalla troppa penuria di
quelle, perché nell'abbondanza l'intelletto rimane ammutolito dall'ammirazione
che li cagiona la divina Grandezza contemplata, ben che nell'oscurità della
fede e pero tanto si-cura quanto il lume di Gloria. E se non permette
all'intelletto l'inoltrarsi nel scrutinio della Divina Maestà perché
l'inquisizione di cià gliela rapisce l'ammirazione, sottentra pero la volontà,
investita da un ardore divino che la consuma e insieme imparadisa. Ma chi
chiedesse all'intelletto cosa mira ed alla volontà cosa ama, non saprebbero
rispondere, giusta quelli amorosi enigmi che l'Anima amante fa con l'Amore:
"Svelami, Amor, che stravaganze io provo. 1378 [265]
Veggio, e pur non m'illustra alcun splendore;
Amo, e pur non so chi, né sento amore;
Godo, e pur nulla stringo e nulla trovo.
Quando torno al mio Centro, io non mi movo;
Quando mi pasco più, fame ho maggiore;
Quando morta son più, vita ho migliore;
Quando a tutti son tolta, a tutti io giovo.
La povertà più nuda è mia ricchezza;
La pena più profonda è gaudio mio;
La tenebra più densa è mia chiarezza.
Perdo ivi ogni ben ove son'io;
Dov'è ' mio vacuo, ivi è la mia pienezza;
Nel tutto ho nulla e in un gran nulla ho Dio.
Perdo me stessa allor che nulla io vedo;
E se al nulla m'appoggio, in Dio risiedo.
Bellisimi enigmi, ma altretanto oscuri, né io saprà il modo di spiegarli se
non impropriamente.
Dimanda quest'Anima amante al suo Divin Amore che li spieghi le stravaganze
dello stesso suo amore che li fà provare nel suo interno, mentre vede e pure si
trova all'oscuro. Questa oscurità è quella caligine nella quale entrè il Santo
Legislatore Mosé sul Monte Sinai, la quale era tanto folta ed oscura che li
tolse di vista Lutta la terra né più vedeva dove si fusse. Cosy fa Dio con
l'Anima sua diletta sposa: la fa entrare nella caligine.
[…]
Dice poi: "Né sento amore", perché l'Anima non ha più quei
grossolani modi d'amar Dio sensibilmente, ma l'ama semplicemente senza modo né
misura e per ciô dice che non sente amore, perché tutta la parte inferiore sta
digiuna né biasse cosa alcuna e questo si chiama puro amore.
Dice che gode senza stringere né trovar cosa alcuna, perché è un godimento
che non nutrisce il senso ma è tutto puro, tutto santo ed illibato. Stringe
l'Anima il suo Dio, lo possiede ed ama a simiglianza de' Beati in Gloria con
tutta purità e limpidezza.
[…]
Siegue: "La pena più profonda è gaudio mio". La pena più intima
che soffre un'Anima viatrice si è lo ritrovarsi lontana dal Sommo Bene. Ah, che
questa li è una pena si intima e penetrante, che moite volte li uscirebbe
l'Anima per lo grande spasimo! Questa pena gli è poi gaudio a cagione della
perfettissima rassegnazione che ha all'adorabile Volontà di Dio. (1378-1380).
DELLA VERA LIBERTÀ DE' FIGLIUOLI DI
DIO
PADRE 1. Gli huomini profondamente spirituali nel loro stato deiforme e
nell'eminenza dello spirito in Dio, del loro amore e del loro lume, son
santamente liberi nelle lor parole e nelle loro operazioni, senza curarsi oltre
la ragione de’ giudicii degli huomini, perché non vivono né per gli huomini né
per se medesimi, ma in Sio e di Dio. Imperoché ov’è eminentemente lo Spirito di
Dio, ivi è ancora la suprema libertà. (1407).
1775
Paolo [Danei] della Croce (1694-1775)
Le fondateur des Passioniste Paul de la Croix a eu une
vie très active de directeur mystique[101].
Nous sont parvenues, outre un exceptionnel diario, plus de deux mille
lettere ; quelques extraits en livrent le parfum[102] :
Lettere ai
laici :
Alla sig.ra
Agnese Grazi.
Circa alla cintura tenetela voi, ma se poi per vostra divozione la volete
mettere per qualche momento a qualche altra, fatelo, ma la decenza vorrebbe che
si lavasse un poco, [114] canteremo quel dolcissimo alleluia! Che sarà mai dei
nostri cuori, del nostro spirito! Quando saremo uniti a Dio piû che non è il
ferro al fuoco, che senza lasciar d'esser ferro pare perô tutto fuoco, cosi noi
saremo talmente trasformati in Dio che l'anima sarà tutta divinizzata, oh,
quando verrà questa giorno! Quando, quando verrà la morte a rompere le mura di
questa prigione! Ah, che quello sarà il giorno del nostro sposalizio, delle
nostre nozze, in cui l'anima nostra con modo altissimo si sposerà al caro Gesû
e sederà in eterno a quel celeste banchetto.
Io mi sono allungato phi del dovere. Ecco con quanta confidenza in Dio si
dilata il mio spirito col suo, ma e non è forse dovere che il povero padre
qualche volta faccia qualche sfogo di carità con i suoi figliuoli? Amiamo Dio,
facciamoci piccoli assai che Dio ci farà grandi.
Sopra tutto osservi le solite regole per fuggire gl'inganni, e massime
l'umiltà continua, disprezzo, semplicità, silenzio, rassegnazione, con tutta la
catena d'oro.
Ori per me al solito. Gesû la benedica.
Amen.
Al sig. Francesco Antonio Appiani.
[…220] Pertanto cominci a tenere questa regola: quando trova difficoltà nel
meditare ed in figurarsi il mistero cd in discorrervi sopra, se ne stia con una
attenzione amorosa alla divina maestà in pura e santa fede, tutto abissato nel
mare immenso dell'infinita bontà d'Iddio. S'avvezzi al sacro riposo amoroso in
Dio, se ne stia in un sacro silenzio, riposandosi nel seno divino del sommo
Bene. Svegli solamente il suo spirito con qualche slancio amoroso, per esempio:
Oh bontà! Oh amore! e poi seguiti a starsene in santa pace in Dio, in silenzio
sacro. Oh, che grande orazione è questa! Dio le insegnerà. Quando poi puô
meditare, mediti pure, ma con spirito riposato, senza sforzi. […] Paolo Danei.
Al sig. Francesco Antonio Appiani. 14 agosto 1736.
[…223] Quella oscurità di mente che lei prova è segno evidente e chiaro che
Dio la vuol tirare assai per via di fede. Il giusto vive di fede. Justus enim
meus ex fade vivit. Adunque, quando si trova in queste tenebre che lei non puè
meditare se ne stia con pace in attenzione amorosa a Dio senza discorso
dell'intelletto, solamente se ne stia riposato in Dio in un sacro silenzio
d'amore, succhiando quel dolcissimo latte dalle [fonti] della infinita carità
di Dio. Porti il suo punto da meditare, ma se non puè meditare corne prima,
lasci. Una parola amorosa basta a tenere un'anima in orazione molto tempo, e
vedo che Dio la vuole tirare per questa via.
Al sig. Tommaso Fossi. 25 giugno 1768.
[…336] In quanto aile grazie straordinarie ricevute, corne mi accenna,
l'avverto che tanto in queste, corne nelle altre che S. D. M. le comunicherà,
non vi si fermi, ma le riceva in semplicità e gratitudine, senza perè fermarsi
in riflessioni sopra le medesime, ma puramente in Dio, e lasciarle passare,
corne fanno gli alberi che sono piantati alla riva delle acque correnti,
ricevono fermi l'inaffiamento delle acque e le lasciano passare, stando essi
fermi ove sono piantati, cosi l'anima deve ricevere l'impressione di quei doni,
ma senz'altra riflessione deve starsene immobile in Dio che è il sovrano
donatore, altrimenti fermandosi in riflessioni sopra i doni e le dolcezze ecc.
è in gran pericolo di illusione ecc.
Allo stesso 29. Diciembre 1768.
[…338] Or questa è quella morte mistica che io desidero in lei; e siccome
nella celebrazione dei divini sacrosanti misteri, ho tutta la fiducia che sarà
rinato in Gesù Cristo ad una nuova vita deifica, cosi bramo che muoia in Cristo
misticamente ogni giorno più e lasci sparire tante farfalle che le svolazzano
per la mente di cose da nulla nell'abisso della divinità, et vita tua
abscondita sit cum Christo in Deo.
Moti anni sono parlavo con un poverello infermo napoletano, e mi diceva:
Senti Padre mio, io penso in coppa ad una cosa sola. E che pensi? gli risposi
io. Ed egli: Penso in coppa alla morte. Fai bene, replicai, e gli diedi altri
salutari avvisi ecc.
P. Tommaso mio, pensa in coppa alla morte mistica. Chi è misticamente morto
non pensa più ad altro che a vivere una vita deiforme, non vuole altro oggetto
che Dio massimo ottimo, tronca tutti gli altri pensieri, benché siano di cose
buone, per averne uno solo, che è Dio ottimo, ed aspetta senza sollecitudine
ciè che Dio dispone di esso, troncando tutto ciô che è di fuori, affinché non
gli sia d'impedimento al lavoro divino che si fa dentro nel gabinetto intimo,
ove non si puè accostare creatura veruna, né angelica né umana, ma solo Dio
abita in quell'intimo o sia essenza, mente e santuario dell'anima, ove le
stesse potenze stanno attente al divin lavoro ed a quella divina natività che
si celebra ogni momento in chi ha la sorte d'essere morto misticamente.
1798
Jeanne Le Royer (1731-1798)
Oraison sans le faire exprès ![103]
1. Jamais personne ne m'a appris à faire oraison ; je crois qu'il n'y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j'étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison, et que cela était agréable à Dieu. Je m'entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d'autres fois sur l'enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m'en laissais pénétrer comme si j'y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.
2. Je fus dans cette erreur jusqu'au temps que j'entrai en religion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j'étais bien inquiète en moi-même de ce qu'elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu'elles faisaient oraison. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c'était que cette oraison là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison...
3. J'eus recours aux livres. J'en trouvai qui m'instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : Ô mon Dieu, je n'ai jamais fait l'oraison ; il faut travailler et m'appliquer à la faire ! Il y eut des fois que je m'appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l'oraison étant finie, que je n'étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d'oraison qu'on trouve dans les livres ; avec cela, un coeur sec comme des allumettes, l'esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au bon Dieu, bien mécontente : c'est donc comme cela que vous voulez qu'on fasse oraison !
4. Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l'oraison, que j'invoquais le Saint Esprit, et que je me mettais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu'il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu'oubliant toutes les méthodes d'oraison, je n'y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l'oraison, qui, à ce qu'il me semblait, ne m'avait duré qu'un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. Ah ! Seigneur, disais-je, je n'ai point fait l'oraison ! Je retournais à mon travail, où j'avais l'habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m'avaient le plus touché dans la lecture que j'avais faite le matin ... Notre adorable Sauveur, voyant l'embarras et la peine où j'étais par rapport à l'oraison, m'en délivra lui-même et me fit connaître que j'eusse à laisser la méthode des livres. Il m'enseigna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre coeur, quand vous êtes à l'oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant... Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l'assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquez les matières sur lesquelles il faut faire l'oraison ! »
1803
Jean-Nicolas Grou (1731 - 1803)
Enseignant, traducteur de Platon, chassé de France
comme jésuite et réfugié en Lorraine puis à Avignon, il retourne à Paris sous
le nom de Le Clerc. Sa conversion mystique se produit en 1769 sous l’influence
de Françoise-Pélagie Lévêque, visitandine de la rue du Bac, qui sera sa
« mère spirituelle » jusqu’à son exil en 1792. Il achève sa vie en
Angleterre comme directeur des familiers de T. Weld au manoir de
Lulworth, où il compose ses principaux ouvrages. Le « plus insigne
contemplatif du 18e siècle français » selon Bremond définit la
voie intérieure passive comme « un état de tendance continuelle au pur
amour » ce qui a inquiété ses premiers éditeurs [104].
L'amour de Dieu est
une passion à sa manière, et beaucoup plus forte même que les passions
naturelles les plus violentes, puisqu'elle peut les dompter toutes. Or, le
propre des passions n'est-il pas de nous tenir toujours occupés de leur objet,
à ce point de ne vivre que pour lui, et moins en nous qu'en lui? Il en doit
être ainsi de l'amour de Dieu, il faut qu'il ramène à soi toutes nos pensées et
toutes nos affections, et que ses actes se succèdent presque sans interruption
dans notre coeur. C'est ce qu'on éprouve dans les premiers temps de la vie intérieure,
alors que tout est amour, qu'on ne respire que l'amour, et que ce sentiment
absorbe tous les autres, et cela dans les délices et de grandes douceurs. Il
serait alors impossible de compter les actes qu'on multiplie le jour et la
nuit, et qui vraiment n'en font qu'un seul par leur continuité. ...
L’amour-propre vient s’y mêler tout d’abord. C’est presque inévitable, et Dieu
le souffre pour un temps.[105].
Les âmes entre
lesquelles Dieu forme une union spirituelle, ne reçoivent pas pour elles
seules les grâces que Dieu leur fait ; elles se les communiquent, et leur
progrès dépend de leur correspondance mutuelle. Ces unions de grâces sont rares
; mais lorsqu'elles ont lieu, Dieu les fait connaître à des marques dont il
n'est pas possible, de douter. Les personnes qui en ont l'expérience
m'entendent; et comme c'est un secret que Dieu se réserve, il y aurait tout au
moins de l'imprudence à le divulguer. / Ce que j'en puis dire, c'est que ces
unions sont soumises à de saintes lois, auxquelles il faut être extrêmement
fidèle de part et d'autre. Elles se forment presque entre une âme déjà avancée
et une autre qui commence. La première se sent pressée de prier pour la seconde
: elle le fait avec une ardeur, une persévérance, et même une continuité qui
ne peut venir que de l’Esprit de Dieu. En vain, dans la crainte de
l'illusion,s’efforce-t-elle de détourner ailleurs sa pensée : elle
est ramenée sans cesse au même objet ; et cela dure jusqu’à ce que
l'âme pour qui elle prie se soit enfin rendue aux volontés de Dieu. Alors
celle-ci, par un mouvement de la grâce se met sous la direction de l’autre:
elle se sent portée à lui ouvrir son cœur avec une confiance sans réserve, à s'en
rapporter en tout à son jugement et à sa décision, et à lui obéir comme
elle ferait à Dieu même.[106].
Jésus-Christ qui
venait réformer les idées humaines, et fonder l'oeuvre de la conversion de
l'univers, non sur les richesses, ni sur la puissance. ni sur l'éloquence, ni
sur aucun moyen naturel ; mais sur la pauvreté, sur la faiblesse, sur le défaut
de science et de talents, et qui ne devait employer à l'exécution de son
dessein que des moyens surnaturels ; qui lui-même a affecté de ne montrer
dans tout son extérieur rien que de méprisable : Jésus-Christ, dis-je, ne
pouvait choisir pour ses apôtres que des hommes qui lui ressemblassent,
pauvres, sans lettres, sans crédit, dépourvus de toutes les choses qui dans le
monde attirent l'estime et la considération. Il fallait que Dieu seul parût
... / Il les prit la plupart dans une profession vile, grossiers, ignorants,
sans éducation : il exigea que, pour le suivre, ils renonçassent au peu qu'ils
possédaient et qu'ils sacrifiassent jusqu'au désir de rien acquérir. Il ne se
les attacha par aucune promesse humaine : et durant tout le temps qu'il fut
avec eux, il ne s’appliqua à rien tant qu'à étouffer dans leur coeur tout
germe d’ambition. Il ne leur annonça que des contradictions, des persécutions,
des souffrances, des opprobres de la part du monde déchaîné contre eux ; et il
commença par leur faire voir dans sa propre personne à quels traitements ils
devaient s'attendre.[107]
…Il met souvent
l'âme dans une oraison simple, où l'esprit n'a point d'autre objet qu'une vue
confuse et générale de Dieu : le cœur point d'autre sentiment qu'un goût de
Dieu doux et paisible, qui la nourrit sans effort comme le lait nourrit les
enfants. L’âme aperçoit alors si peu ses opérations, tant elles sont subtiles
et délicates, qu'il lui semble qu’elle est oisive, et plongée dans une espèce
de sommeil. Encore au bout de quelque temps ne lui permet-il pas d'y réfléchir,
ni même d'y jeter quelque regard. Enfin, Il la dégage d'une multitude de
pratiques dont elle se servait auparavant pour entretenir sa piété, mais qui,
comme autant d'entraves, ne feraient plus que la gêner et la retirer de sa
simplicité. / Voilà ce que Dieu fait de son côté pour simplifier une âme, et
l'introduire dans la sainte enfance. Ce qu'elle doit faire du sien est de se
tenir fidèlement dans l'état où Dieu la met ; de ne point laisser travailler
son esprit ; d'arrêter tout raisonnement, toute réflexion, toute pensée
inquiète ou curieuse ; de ne
s'appliquer à aucun sujet particulier, à moins que Dieu le lui présente ;
de ne point lire les livres spirituels pour les étudier, mais pour les goûter ;
de se conserver libre dans le cours de la journée, s'occupant uniquement de ses
devoirs, ne se mêlant point des affaires d'autrui, et ne se livrant point trop
aux siennes propres.[108].
1820
Pierre de Clorivière (1735 - 1820)
Auteur jésuite d’un traité sur l’oraison qui ne
présente guère d’originalité, mais qui donne une place à l’oraison de quiétude,
à une époque peu favorable très influencée par le dernier jansénisme, il
reprend le Moyen court et facile pour faire l’oraison en foi et de simple
présence de Dieu, attribué à Bossuet, en fait repris par Caussade d’une copie
rapportée de la Visitation de Meaux par madame de Bassompierre qui
« répond, en tout cas, à la spiritualité de l’abandon commune à plusieurs
courants spirituels du XVIIe siècle, de saint François de Sales à
Madame Guyon, en passant par l’ursuline Marie de l’Incarnation. » [109].
1852
François Libermann (1802 - 1852)
Le plus grand spirituel d’une époque aux témoignages
mystiques rares. Juif converti, il se consacra à « l’oeuvre des
noirs ». Profondes Lettres spirituelles qui tranchent avec
l’épanchement littéraire romantique[110].
…plus vous
travaillerez à obtenir cette union avec Dieu, plus il y aura de l’action
propre, et plus il y aura de l’action propre, moins il y aura de l’action de
l’Esprit-Saint …évitez l’effort …excepté quand vous sentez une impression qui
vous pousse et vous entraîne en quelque sorte…(15)
Si nous avions des
moyens puissants en mains, nous ne ferions pas grande chose de bon ; mais
attendu que nous ne sommes rien, que nous n’avons rien et ne valons rien, nous
pouvons former de grands projets…(295)
…quand la
sensibilité a disparu, quand on n’a plus que la foi pure, alors on devient
homme ; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure suppose qu’il n’y a plus
rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par conséquent, on est disposé à
être privé de tout, même de direction. (381)
Lettre 299 à une
supérieure de communauté :
La Neuville, le 8
août 1843, Ma très honorée soeur,
Voici une règle
générale, qui renferme tout ce qui concerne la charge d'une supérieure : c'est
qu'on ne vient pas en religion pour être servi, mais pour servir les autres.
…
Notre domination
est une sainte servitude, vouée à Jésus-Christ et aux âmes qu'il nous confie.
Il nous l'a ordonné : Que celui qui est le premier, devienne comme le serviteur
de tous, a-t-il dit.
Mais comment faire
pour être servante, et pour que l'autorité de Jésus-Christ soit respectée ?
C'est de vous comporter comme il a fait lui-même. Ayez une conduite sainte,
modeste, grave, paisible, égale, uniforme, humble; renoncez à vous-même en tout
; ne paraissez jamais vous rechercher en rien ; soyez uniquement dépendante de
Dieu seul. En faisant ainsi, vous n'avez pas besoin de chercher l'estime de vos
sœurs ; il n'y faut même pas penser. Ne cherchez pas non plus à en être aimée,
mais aimez-les toutes tendrement et également; traitez-les avec douceur et avec
une fermeté suave, sans rigueur et sans dureté. Si vous faites cela, vous serez
aimée et estimée. Si, au contraire, vous y tenez, si vous cherchez à l'être,
quelque pures que soient vos vues, vous serez dépendante des hommes, vous ne
pourrez plus être dans l'unique dépendance de Dieu.
…
Notez bien que la
rigueur, la résistance directe aux âmes dans leurs mauvaises dispositions les
brisent, mais ne les guérissent presque jamais. Supportez le mal bien
longtemps; et si parfois, vous croyez qu'il ne faut plus le supporter,
supportez-le encore, et vous finirez par voir que vous aurez bien fait; tandis
que vous ne verrez presque jamais d'heureux résultats provenir de la rigueur et
de la résistance directe dont vous aurez usé.
Souvenez-vous de ce
que je vous ai dit à Paris : la plupart des âmes se perdent par le
découragement. C'est le mal universel, surtout parmi les âmes pieuses.
Soutenez, encouragez, et vous verrez que Notre-Seigneur viendra à votre
secours. Souvent on reprend, on poursuit une pauvre âme qui fait mal, sous le
prétexte d'empêcher une offense de Dieu; et souvent cela n'est pas vrai, c'est
par impatience qu'on agit. Nous sommes trop faibles et trop imparfaits pour
supporter les faiblesses et les imperfections d'autrui, et nous nous faisons
accroire que c'est par zèle; mais nous parvenons rarement à nous convaincre
tout à fait en cela. …
Lettre 320 à un
missionnaire :
La Neuville, le 8
mars 1844. Très cher frère,
Votre lettre m'a
rempli de compassion pour votre pauvre âme affligée.
…
Il n'est nullement
nécessaire que vous ayez, sensibles et palpables, cette présence de Dieu et
cette union avec lui. Votre volonté tend vers Dieu, cela seul devrait vous
suffire; mais il y a plus : votre esprit même est uni à Dieu dans les moments
où vous le croyez le moins. Soyez content de votre état réel, et ne cherchez
pas à vous mettre dans celui que vous imaginez; ce serait vous rendre coupable
que de faire des efforts pour cela. Vivez dans la paix et la confiance en la
miséricorde de Dieu. Bannissez les craintes et les contentions, car cela n'est
que du pur naturel. Ayez une grande liberté dans vos actions, comme cela doit
être dans toute votre âme, qui veut être à Dieu. Lorsque vous trouverez en vous
quelque chose de défectueux, humiliez-vous en paix.
Vous vous inquiétez
de ce que vous ne pouvez pas ouvrir votre âme à monsieur N..., et vous faites
mal. Je vous assure que j'étais bien sûr d'avance que, tôt ou tard, vous ne
pourriez plus avoir avec votre directeur toute l'ouverture que vous aviez ici.
Vous seriez encore avec moi que ce serait la même chose. Dans les
commencements, quand on est dans la voie sensible — et vous l'étiez encore au
noviciat, quoique cela fût un peu faible vers la fin, — on est encore dans une
voie d'enfance, on a besoin de la main d'autrui pour se conduire. C'est une
imperfection.
Notez bien : je ne
dis pas que la direction, l'obéissance et l'ouverture envers son directeur
soient une imperfection, mais le besoin qu'on en a. On s'appuie encore sur la
créature. Plus tard, quand la sensibilité a disparu, quand on n'a plus que la
foi pure, alors on devient homme; Dieu nous conduit par la foi. La foi pure
suppose qu'il n'y a plus rien de sensible pour appuyer sa conduite, et, par
conséquent, on est disposé à être privé de tout, même de direction. Il est
certain que vous êtes dans cet état, où le sensible est passé et où la foi pure
doit régner. Restez donc purement et simplement attaché à Dieu, et ne vous
tracassez pas si vous n'avez rien pour vous appuyer. Vous avez Dieu et Dieu seul
; il doit vous suffire. Cela coûte, c'est pénible, il semble que toute notre
vie est comme un fantôme, que l'âme est vide et qu'on n'a plus de vie
spirituelle et surnaturelle. On se trompe très fort; la vie intérieure devient
plus pure et plus simple. Je dis : Cela coûte ; mais seulement dans le
principe, et avant qu'on soit parvenu à la soumission et à l'abandon parfait de
son âme à Dieu.
…
Vous ne devez plus
rien avoir sur la terre pour vous soutenir : Dieu seul par la foi et la charité
pures, sans rien de sensible. La théologie servait à vous conserver dans un
repos sensible, mais le sensible est terminé pour vous.
…
Ne dites plus que
vous êtes sorti de votre état ; cela n'est pas, mais vous voulez en sortir ;
encore une fois, votre état n'est plus sensible. Suivez la marche que la divine
Bonté vous trace ; tenez-vous dans l'état où elle vous met maintenant, état qui
est le même que l'union, mais non plus une union sensible. …
1892
Charles-Louis Gay (1815-1892)
Nous citons un passage sur la croix, sujet le plus
souvent bien mal traité, sur le thème de la réparation etc. Mgr Gay s’en tire
remarquablement bien pour son siècle !
Le portement de
la Croix IV. La croix
depuis le péché est une institution divine. Comme l'arbre que l'on façonna pour
en faire la croix de Jésus fut d'abord pris dans une forêt, de même notre croix
de chrétiens a ses racines dans la nature. Encore que dans l'état de justice
originelle, l'homme ne dût ni souffrir, ni mourir, il en était pourtant
radicalement capable, et la seule grâce surnaturelle l'en exemptait par
privilège. Le privilège ôté, tout le monde souffre et meurt. […] La forme des
persécutions varie à l’infini ; au fond la persécution est notre lot à tous, Or
cela, c'est la croix, à savoir, comme nous le disions, une contradiction, une
traverse, une violence,une souffrance. Rien ne saurait empêcher que ce soit
chose amère, et quand, au cours de notre vie et au milieu de nos affaires,
cette croix nous est ou proposée ou imposée, on se sent d'abord et
instinctivement révolté comme Simon. Dans la mesure même où on le peut, on
s'écarte et fait résistance.
Presque toujours il
faut céder bon gré mal gré, car Dieu mène tout ici et avec un souverain empire.
Depuis Adam et par son fait la corvée est devenue une loi surnaturelle, et Dieu
qui l'a portée quoiqu'en violentant sa bonté, l'applique avec toute la rigueur
qu'exigent sa justice et son amour, plus fort encore que sa justice. Toutes ses
perfections s'emploient, si l'on peut ainsi dire, aux oeuvres de sa douce
providence ;j'ose penser qu'elles ne coopèrent à aucune avec autant d'ardeur
qu'à celle de notre sanctification par la croix.
Sans doute pour
nous comme pour Simon, une grâce est là accompagnant l'épreuve et toujours plus
grande qu'elle. L'ombre ne suit pas plus fidèlement le corps, que cette lumière
de la grâce ne suit et n'enveloppe chacune de nos tribulations. Cette grâce,
fruit de la Croix rédemptrice de Jésus, éclaire nos croix d'un jour divin, nous
en montrant l'origine, la portée et la valeur divines ; elle rend la charge
moins lourde et accroît la vigueur de celui qui la porte. Non seulement alors
on peut prendre sa croix, mais on se sent en mesure de marcher sous elle et
avec elle. Quelques-uns, il est vrai, fléchissent et tombent dans le chemin,
ainsi qu'a fait Jésus. Mais outre que le plus souvent ceux-là mêmes se relèvent
et continuent leur route, combien qui cheminent crucifiés avec une énergie, une
fierté, une joie sensible qu'ils doivent à Jésus comme tout ce qu'ils ont de
grâce, mais dont Jésus n'a pas voulu pour lui.
Cela peut bien
s'appeler déjà une croix transfigurée ; je dis néanmoins que, dans un autre
sens plus vrai encore et plus profond, cette transfiguration est la grâce
propre cachée par Dieu dans le mystère du Cyrénéen. En effet, ce partage des
accablements suprêmes de Jésus, cette association avec lui dans la douloureuse
montée du calvaire, cet allègement surtout qui lui est procuré, allègement
nécessaire et voulu de lui, encore qu'il ne l'ait point extérieurement réclamé,
tout cela environne pour nous la croix d'une splendeur qui ne lui laisse plus
presque aucun de ses aspects sévères. Envisagée ainsi, elle ne ruisselle plus
seulement de baume et d'onction, elle se remplit d'attraits infinis pour
l'amour. « Donne-moi quelqu'un qui aime, écrit saint Augustin, et il comprendra
ce que je dis [Tract. XXVI, in VI Joan.]» Car ici, vous l'entendez tous, notre
croix n'est plus notre croix ; c'est celle même du Sauveur, sa grande et belle
et sainte croix. Nous la prenons à notre compte et en chargeons nos épaules ;
il nous la prête, il nous la donne,il nous la laisse. Cette croix que, sous
peine de nous exclure nous-mêmes de son école qui est sa famille , nous devons
porter tous les jours , cette croix , c'est celle du Christ ; et parce que
c'est la sienne , il devient vrai que nous l'en déchargeons.
En la personne de
son Cyrénéen il a vu tous ceux qui lui viendraient plus tard en aide par leur
patience ; il s'en est senti soulagé. Qu'importe le temps ici? Du haut de cette
éternité qui est l'état permanent de sa nature divine, comme il a tout vu dans
l'acte de Simon , il a tout embrassé et enfermé dans l'instant où se faisait
cet acte, et tout ce qui se devait faire d'analogue a produit en son âme son
effet naturel. Comme par sa science et son immensité il a atteint alors le
point de la durée où nous sommes et où nous agissons, notre foi qui répond à sa
science parce qu'elle répond à sa parole, notre foi, dis-je, l'atteint lui-même
au point du temps où il vivait ici-bas. Le portement de nos croix n'est plus
dès lors simplement une peine ; encore moins est-ce un pur châtiment, c'est un
service que nous rendons à notre bien-aimé Sauveur et au plus fort de sa
détresse ; un service personnel dont il a réellement besoin, que son état
appelle, que son amour attend, que son humilité reçoit et que sa magnifique
gratitude nous paiera au centuple. Avions-nous tort de trouver là une
transfiguration de la Croix ? […] Quiconque croit pleinement et fermement être
le Cyrénéen de Jésus toutes les fois qu'il souffre et par cela seul qu'il
consent à souffrir, est un homme libre, fort et heureux entre tous[111].
1897
Thérèse de l’Enfant-Jésus (1873-1897)
Manuscrit C[112].
[243] …il me
semble que les ténèbres … me disent en se moquant de moi : « Tu rêves
la lumière … la possession éternelle du Créateur … réjouis-toi de la mort qui
te donnera non ce que tu espères, mais une nuit plus profonde encore, la nuit
du néant. »
[270] …cela
m’étonnait d’autant plus d’être tombée si juste. Je sentais bien que le bon
Dieu était tout près, que, sans m’en apercevoir, j’avais dit, comme un enfant,
des paroles qui ne venaient pas de moi, mais de Lui.
Le Carnet
jaune :
[1054] …nous ne
devons pas penser à ce qui peut nous arriver de douloureux dans l’avenir, car
alors c’est manquer de confiance et c’est comme se mêler de créer.
[1085] …j’admire le
ciel matériel ; l’autre m’est de plus en plus fermé. Puis aussitôt je me
dis avec une grande douceur : Oh ! mais si, c’est bien par amour que
je regarde le ciel … les mouvements, les regards, tout … c’est par amour.
[1104, note des
Cahiers verts] Elle conjure que l’on prie pour elle, par ce que, dit-elle,
« c’est à en perdre la raison ». Elle demande que l’on ne laisse pas
à sa portée les médicaments-poisons pour l’usage externe et conseille qu’on
n’en laisse jamais près des malades qui souffriraient les mêmes tortures.
[1114] Tenez,
voyez-vous là-bas le trou noir où l’on ne distingue plus rien ; c’est dans
un trou comme cela que je suis pour l’âme et pour le corps. Ah ! oui,
quelles ténèbres ! Mais j’y suis dans la paix.
[1136] Si vous
saviez dans quelle pauvreté je suis ! Je ne sais rien de ce que vous
savez ; je ne devine rien que par ce que je vois et sens. Mais mon âme,
malgré ses ténèbres est dans une paix étonnante.
1918
Marie-Antoinette de Geuser « consummata » (1889-1918)
Laïque, lorsqu’elle comprit que la maladie
s’installait définitivement en elle, elle entra dans la voie de l’abandon
…consummate, comme elle aimait dire …elle vécut sa vie spirituelles avec une
lucidité et une limpidité remarquables qui rappellent parfois Marie de
l’Incarnation l’ursuline[113].
282-283
« Mais j'aime
surtout faire sentir à ceux qui me touchent cette tendresse infinie de l'Amour
Divin en les aimant en Lui, et en le leur prouvant par ces petites attentions
de rien qui sont comme les signes sensibles de cet immense amour. Je voudrais
faire autour de moi une atmosphère très douce, et tout ramener à l'unité par
l'Amour. Et pour réaliser cela, je sens que je dois seulement demeurer en Lui
et Lui en moi et Le laisser déborder librement.
Je ne puis vous
dire toutes ces petites délicatesses de charité que mon Jésus apprend à sa
pauvre petite chose, mais il suffit de les vivre pour Lui plaire.
Parfois le cher
prochain ne comprend pas toute la tendresse dont il est l'objet... » (On croit
percevoir ici, à peine suggéré, qu'autour d'elle subsistent des
incompréhensions... la terre n'est pas le ciel !) « mais alors si on n'a pas
réussi à lui faire plaisir, on croit que la semence d'amour répandue en lui
sans qu'il le sache produit son fruit de sanctification sinon de joie. [...] Je
sens en moi des désirs immenses de sainteté, des désirs d'une intensité sans
nom. Mais je ne voudrais pas être sainte seulement dans une voie, mais dans
toutes les voies. Je voudrais surtout être un vrai apôtre... Tous mes désirs
montent à Lui comme ils me viennent de Lui ; et j'ai confiance que tout cela
n'est pas perdu.
286-287
« Il me semble donc
que je dois tout simplement demeurer 'in unum' au sein de la Trinité
bienheureuse afin de me pénétrer toujours davantage de la 'Lumière de Vie’ et
de devenir de plus en plus limpide et resplendissante. C'est ainsi que je pourrai,
avec sa grâce, rayonner la Vérité sur ceux qui m'approchent selon leurs besoins
à chacun. Je dis, selon leurs besoins, car, de même que pour rendre violet un
vêtement de couleur horizon, il faut mettre plus de rouge que de bleu, de même,
pour sanctifier les âmes dans la Vérité, il faut leur donner surtout les
nuances qui leur manquent davantage. Celui qui est l'unique Moteur de
l'Évangélisation suggère à mesure tous les petits moyens, mais il y a certains
cas pratiques qui reviennent si souvent qu'on s'y habitue comme à une règle.
J'ai remarqué, par exemple, que, dans les entretiens particuliers, il ne faut
pas présenter aux autres une perfection plus haute que celle à laquelle ils
sont appelés dans le présent, mais les aider à suivre leur vocation actuelle. À
mesure qu'ils avancent, ils voient d'eux-mêmes leurs horizons s'élargir.
292
Dans tout cela, je
ne vois que matière à louer Dieu. Son oeuvre s'accomplit en vous, et votre
coopération personnelle me paraît clairement indiquée : tendre vers l'adaptation
complète de votre volonté à la Sienne en exploitant les défaillances
inévitables. Ces défaillances ont été prévues par notre Père céleste quand II a
fait son plan pour vous, et sa miséricorde les y a fait entrer comme agents
sanctificateurs. 'Tout tourne au bien de ceux qui aiment Dieu !'
295
Vous savez ce que
c'est : faire la planche ? C'est le moyen dont se servent ceux qui ne savent
pas nager pour `surnager'. Pour y réussir, il faut n'avoir pas peur et se
laisser aller tout droit sans bouger. Eh bien ! pour l'âme, c'est tout à fait
la même chose : lorsqu'on ne sent plus aucune raison stable d"espérer', il
faut 'super-espérer'. Et c'est très simple : il faut seulement avoir une
confiance aveugle et s'abandonner sans réserve entre les bras du Père sans
s'agiter le moins du monde. Et cette foi en Celui qui mène tout admirablement,
cette confiance basée sur Lui seul avec le total abandon que, jointes à
l'amour, ces vertus engendrent, font bien plus avancer l'âme vers Dieu que les
plus douces consolations sensibles.
297-298
On ne peut s'unir à
Dieu que dans la Vérité, et la Vérité est tellement faussée dans les âmes,
qu'elles arrivent souvent à en séparer l'humilité et à opter pour leur faux
dieu, délaissant ainsi le vrai qu'elles ne voient pas. Je m'explique. On dit
par exemple : l'humilité c'est la vérité ; or je ne vois rien à me reprocher
sur ce point ou cet autre. On oublie ainsi la première vérité sur laquelle est
basée l'humilité : nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, nous nous voyons
toujours en beau, car le péché a obscurci notre intelligence, qui ne voit pas
vrai. Alors, comment devenir humble, me direz-vous ? en disant des choses qu'on
ne pense pas ? — Non ! bien sûr ! Mais en attirant la lumière qui transformera
notre intelligence. Et comment ? — Comme se font toutes les oeuvres
surnaturelles : par la prière pour attirer la grâce, par l'exercice pour y
correspondre.
330
Et très haut,
au-dessus des relations humaines, même très pures, je me suis trouvée chez moi.
Il me disait que ma part était la meilleure et je le voyais bien... Les
horizons étaient larges comme l'Infini et j'en embrassais du regard les
moindres détails. Il n'y avait plus que Lui et son Oeuvre, et je me sentais si
libre pour Le donner. Et je sens que c'est bien là ma vocation : « consummata
»... ne plus rien être, Le laisser Seul travailler à sa Gloire : 'que tous
soient un' au sein de la Trinité bienheureuse ! Et je suis contente que vous ne
trouviez pas que ce soit mieux de chercher pour moi, même la consolation
surnaturelle, car cela me libère. J'ai besoin de ne penser qu'à Lui et à son
Oeuvre... Je ne peux que donner...
332
« Oui, je me
sens plus que jamais dans ma vocation maintenant que je ne suis plus et que Lui
seul vit en moi pour sa plus grande Gloire. Totalement affranchie de la
servitude du `moi', je donne les trésors divins que je puise à leur Source
inépuisable : je les donne à profusion et sans arrière-pensée, tellement
certaine que tout cela vient de Lui seul. De même qu'en Jésus tout était
orienté vers la Rédemption pour la Gloire du Père, de même je dois faire
converger tout ce qui est en moi vers l'apostolat auquel Il m'appelle pour sa
Gloire. En tout, je dois faire abstraction de mes attraits personnels pour ne
viser que le bien des autres.
C'est pour cela que
je veux paraître très ordinaire, 'plus imitable qu'admirable', afin d'entraîner
dans la voie sainte tous ceux qui me touchent.
[…] Avec cela, j'ai
conscience que je suis plus pauvre que personne, et que notre Grand Dieu ne
peut m'embellir que de sa propre beauté... »
337
Que ce soit à
l'intérieur ou à l'extérieur, il me semble que pour moi, tout est là.
`Consummata in unum', je n'ai plus qu'à travailler à ce que 'tous soient
consommés dans l'unité' 218. Cette vie intérieure rend la vie extérieure
admirablement belle. Chaque âme a sa place dans l'édifice de la Gloire de Dieu,
et c'est un travail splendide celui qui consiste à révéler aux autres leur
vocation spé-338-ciale et ses beautés afin de les aider à la réaliser. On sent
que rien n'est négligeable dans cette grande Œuvre…
« Pour moi,
`Consummata' est une petite chose toute perdue en Dieu, qui ne vit plus que de
Sa Vie et qui en vit de plus en plus... Elle voit tout dans la Vérité, elle
fait tout dans l'Amour, elle vit dans l'Unité ! Elle connaît et elle aime, elle
contemple et elle agit avec une spontanéité pleine d'onction. Toute sa
puissance d'amour est épanouie en acte, et la grâce demeure en action dans
toutes les fibres de son être, de sorte que ses organes contemplatifs lui
transmettent intégralement les bons plaisirs de Dieu, et que ses organes actifs
les lui font accomplir sans hésitation. Délivrée des obscurités qui lui
voilaient la Volonté Divine et des résistances qui en retardaient
l'accomplissement, elle ne vit plus que de cette Volonté Adorable en toute
liberté.
[…] Elle aime les
âmes non pas attirée par elles, mais poussée par Dieu, non pas pour elles, mais
pour Dieu. Son amour s'étend donc à tous 'sans aucune acception de personnes'
donnant à chacun sa part selon le Bon Plaisir de Dieu. Cet Amour ne va chercher
les âmes que pour les amener à l'Unique Réalité vivante qui est Dieu. Ceci
laisse entrevoir que d'être désintéressée et comme impersonnelle est une des
marques distinctives de « Consummata ». Ce que je ne peux pas expliquer, c'est
comment ce mot `Consummata in unum' représente pour moi l'idéal de l'apostolat
autant que celui de la louange, comment à lui seul il répond à ces deux besoins
de mon âme. Ma vocation à l'apostolat est née de ma vocation à la louange comme
les fruits mûrissent sur l'arbre arrivé à cette maturité qui produit sans
cesser de croître. Et maintenant ces deux vocations n'en font qu'une à laquelle
je corresponds par une vie de plus en plus `consommée en l'Unité pour une
toujours plus grande Gloire de Dieu'.
382
Adhérez à sa
Volonté... Lui fait tout en nous... l'oeuvre magnifique se fait en nous, mais
nous ne la voyons pas, il faut avoir confiance. La grâce s'accroît en nous...
correspondre à cette grâce, il n'y a que cela... ne regardons pas en bas, mais
vers Lui seul... Je vous serai très unie toujours, je vous aiderai... Vivez
pour Lui... Si vous ne sentez rien, pourtant je serai avec vous... ce sera
toujours la Vie... au ciel, je vous entendrai, je ne serai pas morte, je serai
vivante...
La première étape
est l'offrande de soi-même et. de toute la création à Dieu. Agir ainsi est la
meilleure manière de concentrer l'offrande entière sur une seule idée : tout
est à Lui, et l'on ne porte aucune attention particulière sur l'une quelconque
de ses oeuvres. Nous sommes créés pour voir Dieu, non la créature, et si l'on
voit la créature, c'est dans la mesure où elle nous permet de remonter jusqu'à
Dieu. La seconde étape est une demande de ses dons, pour que, lui qui est
capable de les donner, puisse les donner, pour que lui si riche et si puissant,
puisse répandre cette splendeur. La troisième étape consiste à se rendre
semblable à Dieu, en l'aimant avec ferveur, en désirant accueillir l'amour
qu'il nous offre et qu'il nous faut stimuler en nous. La dernière étape est
l'union parfaite avec Dieu. Cela inclut toutes les étapes précédentes, mais à
des niveaux plus élevés.
Tout cela est loin
d'être facile, par conséquent, le frère sait bien que le succès ne vient pas
d'un seul coup ; il souhaite toutefois que nous nous en donnions la peine. Peu
à peu nous réussirons. La pratique a la possibilité, si l'on peut dire, de
toujours s'intensifier pour enfin, un jour, déboucher sur quelque chose comme
une vision immédiate ou une saisie de Dieu et pour devenir familière au point
d'être considérée comme une seconde nature. Toutes les images alors
disparaissent, nous passons par-dessus tout pour atteindre immédiatement Dieu.
Seulement. nous ne devons pas pousser cela trop loin au point d'exclure
l'humanité du Christ de notre envol vers Dieu. Il est et restera notre
intercesseur et notre médiateur. [114]
Philosophe assistante de Husserl, juive convertie (en
1922), marquée par le thomisme, entrée au Carmel (en 1933), devenue
progressivement mystique, gazée à Auschwitz. Elle propose une doctrine
spirituelle distinguant dans la personne trois éléments[115].
De la Personne, Corps, âme, esprit [116] :
[22] A la vie
psychique naïve-naturelle nous opposons une vie psychique de structure
essentiellement différente, que nous appelons libérée (terme qui demande quelques éclaircissernents) :
la vie de l'âme qui n'est pas mue de l'extérieur, mais qui est conduite d'en
haut.
Le d'en haut est en même temps un de l'intérieur. Car
être élevé au royaume du Haut signifie pour l'âme qu'elle est totalement
implantée en soi. Et inversement : elle ne peut pas être solidement établie
chez soi si elle n'est pas élevée au-dessus de soi - - précisément dans le
royaume du Haut. Ainsi ramenée à soi-même et ancrée en Haut, elle est pacifiée;
délivrée des impressions glu monde, elle ne lui est plus livrée sans défense.
C'est cela que nous appelons libérée. / Le sujet psychique libéré, comme le
sujet naturel-naïf, accueille le monde avec son intelligence /Geist/. Il reçoit
aussi en son âme /Seele/ les impressions du monde. Mais l'âme n'est pas mue
immédiatement par ces impressions. Elle les accueille à partir de ce centre,
d'où elle est ancrée dans le Haut; ses prises de position partent de ce centre
et lui sont dictées d'en Haut. Tel est l'habitus spirituel des enfants de Dieu.
Leur liberté est la liberté du chrétien; ce n'est pas la liberté dont il vient
d'être question. On y est libéré du monde. Le genre d'attitude qui correspond à
cette liberté est à son tour une activité passive, mais d'une autre sorte que
celle du royaume de la nature. Les processus de la vie psychique naturelle restent
éloignés du centre, où la liberté a son lieu et l'activité sa source. Depuis ce
centre, l'âme oriente son écoute vers le haut, reçoit les messages d'en haut,
et soumise, elle se laisse conduire par eux. L'activité cesse à sa source même,
au lieu même de la liberté il n'est fait aucun usage de la liberté.
L’être fini et
l’être éternel, essai d’une atteinte du sens de l’être [117]:
La vie consciente
de l'âme relative à son fondement n'est naturellement possible que lorsqu'elle
s'éveille à la raison. Alors déjà elle porte la marque de ce qui s'est produit
auparavant en elle et avec elle: elle ne peut se saisir
dès le début de son existence et ce qu'elle était au début de son existence.
D'ailleurs sa vie naturelle se pose en s'opposant au monde et en agissant en
lui. C'est pourquoi l'orientation naturelle de sa vie c'est l'extériorisation
hors d'elle-même et ce n'est pas le retour sur soi ni le séjour prolongé en
elle-même. Elle doit être ramenée à l'intérieur
d'elle-même: ce qui se produit grâce aux exigences qui se présentent à elle et à la voie de la
conscience;
mais naturellement l'appel
vers l'extérieur sera toujours plus fort, si bien que le séjour dans
l'intériorité ne dure pas longtemps. Nous ne devons pas oublier non plus que le
Je ne rencontre pas grand-chose lorsqu'il rentre en lui-même et rompt tout lien
avec le monde extérieur: c'est-à-dire non seulement lorsqu'il ferme les portes
des sens, mais aussi lorsqu'il fait abstraction des impressions du monde conservées
dans la mémoire et de ce qu'il perçoit
en lui-même, en se considérant comme un homme dans ce monde, autrement dit le
rôle qu'il joue dans le monde, ses talents et ses aptitudes. En tant qu'objet
de la perception, de l'expérience et de l'observation intérieure, l'homme - et
l'âme autant que le corps - offre une ample matière à réflexion. Ainsi même
[439] pour beaucoup, le Je
personnel est plus
important que le reste du monde tout entier. Mais ce qui est saisi dans cette
perception et cette observation intérieures, ce sont des forces et des
capacités d'agir dans le monde et les effets d'une telle action: Il ne s'agit
point de l'intériorité proprement dite, mais d'un dépôt de la vie psychique
originelle, des croûtes qui se déposent, en augmentant continuellement, autour
de l'intériorité. Si l'on quitte tout cela pour se retirer réellement dans
l'intériorité, on ne rencontre sans doute pas le néant, mais un vide et un
silence inhabituels. Le fait d'écouter les battements de son propre cœur, c'est-à-dire l'être psychique intérieur
lui-même, ne saurait satisfaire la tendance à la vie et à l'action du Je. Il ne
s'y arrêtera pas longtemps s'il n'est pas retenu par quelque chose d'autre, si
l'intériorité de l'âme n'est pas remplie et mise en mouvement par autre chose
que le monde extérieur. C'est bien une telle expérience qu'ont fait de tout
temps ceux qui connaissent la vie intérieure: ils ont
été entraînés dans leur intériorité la plus profonde par quelque chose qui a
exercé une pression plus forte que l'ensemble du monde extérieur: là ils ont
éprouvé la présence d'une vie nouvelle, puissante, supérieure, celle de la vie
surnaturelle, divine. […]
[444] Dieu est
l'amour, c'est là le point de départ d'Augustin et c'est déjà en soi la
Trinité. En effet, font partie de l'amour un aimant, un aimé et enfin l'amour
lui-même. Lorsque l'esprit s'aime lui-même, l'aimant et l'aimé sont alors une
seule et même chose, et l'amour qui appartient aussi à l'esprit et à la volonté
ne fait qu'un avec l'aimant. Ainsi l'esprit créé, qui s'aime lui-même, devient
une image de Dieu. Cependant, pour s'aimer lui-même il doit se connaître.
L'esprit, l'amour et la connaissance sont trois et un. Ils se trouvent dans un
juste rapport lorsque l'esprit n'est ni plus ni moins aimé que ce qui lui
correspond: ni moins que le corps et ni plus que Dieu. Ils sont un, puisque la
connaissance et l'amour se trouvent dans l'esprit; ils sont trois, puisque
l'amour et la connaissance sont différents en soi et se rapportent l'un à
l'autre. Ils sont semblables à deux matières corporelles dans un mélange:
chacune se trouve dans chaque partie du tout et cependant elle est distincte de
l'autre. […]
[454] comment
parviendra-t-il à l'amour de Dieu, qu'il ne voit pas, sans être aimé d'abord
par Lui ? Toute connaissance divine naturelle venant des créatures ne
découvre certes pas son essence cachée. En dépit de toute l'analogie qui doit
unir la créature et le créateur, cette connaissance le conçoit toujours comme
l'être entièrement autre. Cette conception pourrait déjà suffire - dans la
nature corrompue -pour reconnaître qu'un amour plus grand que celui de n'importe
quelle créature revient au Créateur. Mais pour se donner à lui en l'aimant,
nous devons apprendre à Le connaître en tant qu'aimant. Ainsi Lui seul peut
s'ouvrir à nous. […] / Puisque l'âme accueille en elle-même l'esprit de Dieu,
elle mérite le nom de réceptacle spirituel. Mais le mot réceptacle ne nous
fournit qu'une image assez inexacte pour la sorte d'accueil dont il est ici
question. Un réceptacle spatial et son contenu restent extérieurs l'un à
l'autre; ils ne se fondent pas en un seul étant et lorsqu'ils sont de nouveau
séparés, chacun redevient ce qu'il était avant l'union (à moins que ce soient
des matières qui se compénètrent, mais dans ce cas le réceptacle serait
imparfait; même s'il est pénétrable, il demeure impropre en tant que réceptable).
L'union d'une matière avec sa forme - par exemple l'union entre le corps et
l'âme - est beaucoup plus intime. Ici nous nous trouvons en présence d'une
imbrication que l'on ne peut plus comprendre spatialement. […]
[456] À partir de
maintenant, nous comprenons mieux la trilogie dont nous avons déjà parlé,
corps-âme-esprit. En tant que forme du corps, l'âme occupe la place
intermédiaire entre l'esprit et la matière, qui appartient aux formes des
choses corporelles. En tant qu'esprit, elle possède son être en elle-même et
elle peut en toute liberté personnelle s'élever au-dessus d'elle-même et recevoir
en elle une vie plus haute.
La science de la
croix, passion d’amour de saint Jean de la Croix [118]:
Pour parvenir à
l'union avec Dieu, il faut « simplement croire que Dieu est, ce qui n'est
l'affaire ni de l'entendement, ni de l'imagination, ni d'un sens quelconque. En
cette vie en effet, on ne peut le connaître tel qu'Il est. Aurait-on ici-bas
les connaissances, les sentiments et les goûts les plus relevés qui soient sur
Dieu, tout cela est à une distance infinie de ce qu'il est en Lui-même et de ce
que sera pour nous sa pure possession». / […] L'âme s'appuie-t-elle encore sur
ses propres forces, elle se prépare ainsi uniquement des difficultés et des
obstacles. L'abandon de sa propre voie équivaut, en ce qui concerne son but, à
prendre la véritable voie. Au fond, «son effort vers le but, l'abandon de son
mode propre c'est déjà arriver à ce but, qui n'a pas de mode et qui est Dieu.
Car l'âme qui parvient à cet état n'a plus ni modes ni manières d'agir qui lui
soient propres. [64] Elle n'est plus liée à ses manières d'entendre, de
goûter et de sentir. Elle les possède toutes en même temps comme celui qui n'a
rien et qui cependant possède tout [Ed. Cr. I, p.108] / En franchissant ses
limites naturelles, tant intérieures qu'extérieures, «elle entre pleinement
dans le surnaturel qui ne connaît plus, lui, ni modes ni manières parce qu'il
les contient toutes en substance». Elle doit s'élever au-dessus de tout le
spirituel qu'elle peut connaître et comprendre par voie naturelle, même
au-dessus de tout le spirituel que l'on peut goûter et percevoir en cette vie
par les sens. Plus elle estime que tout cela est de grand prix, plus elle
s'éloigne du plus grand des biens. Considère-t-elle cependant: que tout cela
est de peu de valeur par rapport au Bien suprême, alors «dans l'obscurité elle
s'avance à grands pas vers l'union au moyen de la loi» [Montée, vol. II, chap.
3 (Ed. Cr. I, p.108 sv.)]. / Arrivé à cet endroit, le Bienheureux a inséré un
bref commentaire nous permettant de mieux comprendre ce qu'il entend dans
tous ces exposés, par union. Il ne s'agit pas de cette union essentielle que
Dieu possède avec toutes choses et par laquelle elles sont maintenues dans leur
être, mais d'une «union et une transformation de l'âme en Dieu par amour.
Celle-ci ne persiste pas toujours comme celle-là, mais seulement lorsque l'âme
a atteint à la ressemblance par amour». Cette union-là est naturelle, celle-ci
surnaturelle. / […] / La surnaturelle se produit lorsque la volonté de l'âme
et: la volonté de Dieu se confondent en une seule, si bien qu'il n'y a rien
dans l'une qui puisse s'opposer à l'autre. Quand l'âme «se sera dépouillée
intérieurement de ce qui répugne et n'est pas conforme à la volonté divine,
elle demeurera transformée en Dieu par amour. Ce qui doit s'entendre non
seulement de ce qui lui répugne selon l'acte, mais aussi selon l'habitude ...
Et parce qu'il n'est rien de créé qui par son action et sa capacité puisse
atteindre à l'être de Dieu ou avoir un rapport avec lui, ainsi l'âme doit-elle
se détacher de tout le créé, de toutes ses [65] actions, de tout ce dont elle
est capable ... Ainsi seulement peut s'accomplir sa transformation en Dieu». La
lumière divine habite déjà naturellement dans l'âme. Mais celle-ci ne peut
être illuminée et transformée en Dieu que lorsqu'elle se vide, selon la volonté
divine, de tout ce qui n'est pas Dieu. Et c'est ce qui s'appelle aimer !
1948
Vital Lehodey (1857-1948)
Dom Vital Lehodey prône un abandon très proche de
celui des quiétistes et sa direction forme un contrepoint moderne à celle de
madame Guyon, inspirée par François de Sales et Caussade. On note une filiation
par influences Guyon > Caussade > Ramières > Lehodey.[119].
Au fond, le manque
de confiance, et le découragement qu’il inspire, sont le grand obstacle aux
desseins de Dieu ; ils sont même l’unique danger, mais un danger
redoutable ; car ils pourraient nous précipiter dans l’abîme du désespoir.
406.
[l’âme] évite
de chercher ou même d’accepter des considérations suivies, des affections
variées et compliquées … Mais elle reçoit l’action divine avec révérence
et soumission, avec confiance et reconnaissance ; elle s’y adapte. 454.
1955
Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)
Mystique ? En tout cas influant sur
certains de nos amis : la carmélite Marie-Sylvie y voit la “rencontre entre
notre terre entière et Dieu?”, le bénédictin Eric nous envoie le texte complet
accessible sur le net du Milieu divin[120] : “j'ai pensé que tu trouverais peut-être quelques pages
sur la passivité dans le milieu divin de Theilhard qui pourrait intéresser...”
« Le Milieu Divin, c'est exactement moi-même », écrivait à un ami le
R. P. Teilhard de Chardin, en 1934. Il affirmait par là que cette œuvre
exprimait, aussi fidèlement que possible, sa vie intime.
Le Milieu Divin, Essai de vie intérieure :
[134] Immense comme
le Monde, et redoutable bien plus que les plus immenses énergies de l'Univers,
il possède néanmoins, à un degré suprême, la concentration et la précision qui
font le charme et la chaleur des personnes humaines.
[139] À première
vue, les profondeurs divines que nous montre saint Paul peuvent ressembler aux
milieux fascinants que déroulent à nos yeux les philosophies ou religions
monistes. Elles sont en réalité tout autres, bien plus sûres pour nos esprits,
et bien plus douces à nos coeurs. Le Panthéisme nous séduit par ses
perspectives d'union parfaite et universelle. Mais au fond il ne nous
donnerait, s'il était vrai, que fusion et inconscience, puisque, au terme de
l'évolution qu'il croit découvrir, les éléments du Monde S'évanouissent dans le
Dieu qu'ils créent ou qui les absorbe. Notre Dieu, tout au contraire, pousse à
l'extrême la différenciation des créatures qu'il concentre en lui. Au paroxysme
de leur adhésion, les élus trouvent en lui la consommation de leur achèvement
individuel.
[159] Le Royaume de
Dieu est au dedans de nous-mêmes. Quand le Christ apparaîtra sur les nuées, il
ne fera que manifester une métamorphose lentement accomplie, sous son
influence, au coeur de la masse humaine. Attachons-nous donc, pour hâter sa
venue, à mieux comprendre le processus suivant lequel naît et se développe en nous
la Sainte Présence.
[160] Un jour,
l'Homme prend conscience qu'il est devenu sensible à une certaine perception du
Divin répandu partout. Interrogez-le. Quand cet état a-t-il commencé pour
lui ? Il ne pourrait le dire. Tout ce qu'il sait, c'est qu'un esprit
nouveau a traversé sa vie.
Leurs tâtonnements
ne rencontrent souvent qu'un fantôme métaphysique ou une grossière idole. Mais
depuis quand les images et les reflets prouvent-ils [161] quelque chose contre
la réalité des objets et de la lumière ?
Cette constatation
que le milieu divin se découvre a nous comme une modification de l'être profond
des choses, permet de faire immédiatement deux remarques importantes touchant
la manière dont sa perception s'introduit et se conserve dans nos perspectives
humaines. / Tout d'abord, la manifestation du Divin ne [162] modifie pas plus
l'ordre apparent des choses que la consécration eucharistique ne modifie pour
nos yeux les saintes espèces.
La perception de
l'omniprésence divine est essentiellement une vue, un goût, c'est‑à‑dire
une sorte d'intuition, portant sur certaines qualités supérieures des choses.
Donc, elle ne peut s'obtenir directement par aucun raisonnement ni aucun
artifice humain. Comme la vie, dont elle représente sans doute la plus haute
perfection expérimentale, elle est un don. Et nous voici ramenés - au centre de
nous-mêmes - aux bords de la source mystérieuse dont nous étions descendus (au
début de la deuxième partie) observer le jaillissement. Éprouver l'attrait de
Dieu, être sensible aux charmes, à la consistance et à l'unité finale de
l'être, c'est la plus haute et, en même temps, la plus complète de nos
« passivités de croissance ». Dieu tend, par la logique de son effort
créateur, à se faire chercher et apercevoir [164] par nous : « Posuit
homines... si forte attrectent eum ».
La pureté, au grand
sens du mot, ce n'est pas seulement l'absence de fautes […166] C'est la
rectitude et l'élan que met dans nos vies l'amour de Dieu cherché en tout
par-dessus tout. / Est spirituellement impur l'être qui, s'attardant dans la
jouissance, ou se reployant dans l'égoïsme, introduit, en soi et autour de soi,
un principe de ralentissement et de division dans l'unification de l'Univers en
Dieu.
La foi, telle que
nous l'entendons ici, ce n’est pas, bien sûr, la seule adhésion intellectuelle
aux dogmes chrétiens. C'est, dans un sens beaucoup plus riche, la croyance en
Dieu chargée de tout ce que la connaissance de cet Être adorable peut susciter
en nous de confiance en sa force bienfaisante. C'est [169] la conviction
pratique que l’Univers, entre les mains du Créateur, continue a être l'argile
dont il pétrit à son gré les possibilités multiples. C'est, en un mot, la foi
évangélique, dont on peut dire qu'aucune vertu, même la charité, n'a été
recommandée plus instamment par le Sauveur. / Or, sous quels traits cette
disposition nous est-elle présentée inlassablement, dans les paroles et les
gestes du Maître ? Avant tout, par-dessus tout, comme une puissance qui
opère. Intimidés par les affirmations d'un positivisme injustifié, refroidis
d'autre part par les excès mystiques de la « Christian Science »,
nous voudrions parfois laisser dans l'ombre cette promesse gênante d'une
efficacité tangible assurée à notre prière. Et cependant, nous ne pouvons la
dissimuler sans rougir du Christ. Si nous ne croyons pas, les vagues
engloutissent, le vent souffle, la nourriture nous manque, les maladies nous
abattent ou nous tuent, la force divine est impuissante ou lointaine. Si nous
croyons au contraire, les eaux se font accueillantes et douces, le pain se
multiplie, les yeux s’ouvrent, les morts ressuscitent, la puissance de Dieu lui
est comme soutirée de force et se répand dans toute la nature. Ou bien il faut
gloser, minimiser arbitrairement l'Évangile. Ou bien nous devons admettre la
réalité de ces effets, non pas comme transitoire et passée, mais comme pérenne
et actuellement vraie. Ah ! gardons-nous bien d'étouffer cette révélation
d'une vivification possible, en Dieu, des forces de la Nature ; mais, bien
au [170] contraire, plaçons-la résolument au centre de nos perspectives du
Monde, - attentifs seulement à la bien comprendre. […] Parfois cette
sur-animation se traduit par des effets miraculeux, - quand la transfiguration
des causes les fait accéder jusqu'à la zone de leur « puissance
obédientielle » ; tantôt, et plus ordinairement, elle se manifeste
par l'intégration des événements indifférents ou défavorables dans un plan,
dans une Providence supérieurs.
[182/137] …notre
effort mystique individuel attend un complément essentiel de sa réunion avec
celui de tous les autres hommes. Un, définitivement, dans le Plérôme, le Milieu
Divin doit commencer à devenir un dès la phase terrestre de notre existence.
Le don que vous me
demandez pour ces frères, - le seul don qui soit possible à mon cœur, - ce
n’est pas la tendresse comblée de ces affections privilégiées que vous disposez
dans nos vies comme le plus puissant facteur créé de notre croissance
intérieure, c'est quelque chose de moins doux, mais d'aussi réel et de plus
fort. Entre les Hommes et moi vous voulez que, votre Eucharistie aidant, se
manifeste la fondamentale attraction (déjà obscurément pressentie par tout
amour, dès qu'il est fort) qui fait mystiquement de la myriade des [186]
créatures raisonnables une sorte de même Monade en Vous, Jésus-Christ.
Le Milieu divin.
Tientsin, novembre
1926 - mars 1927.
En mars 1955, c'est‑à‑dire le dernier mois
de sa vie parmi nous, le père Teilhard de Chardin, revenant sur Le Milieu
Divin, écrivait au début d'une ultime Profession de Foi :
Il y a longtemps
déjà que, dans La Messe sur le Monde et Le Milieu Divin, j’ai essayé, en face
de ces perspectives encore à [203] peine formées en moi, de fixer mon
admiration et mon étonnement. / Aujourd'hui, après quarante ans de continuelle
réflexion, c'est encore exactement la même vision fondamentale que je sens le
besoin de présenter et de faire partager, sous sa forme mûrie, ‑ une
dernière fois.
1975
Maurice Zundel (1897-1975)
Né à
Neuchâtel et mort à Ouchy (Lausanne), prêtre et théologien catholique suisse.
On a dit de lui qu'il se situe « au croisement des théologies protestante et
catholique, de la philosophie existentielle et du personnalisme » [121]. Il
célèbre la Vie de la vie.
Entrons… dans ce
silence infini où l'on n'est plus qu'à l'écoute du silence éternel, où l'on
s'échange avec ce Dieu caché en nous qui est la respiration de notre liberté,
pour devenir avec lui une présence. Cette présence cachée, présence
diaphane, est une présence réelle qui ne s'impose jamais, mais qui est offerte
à tous comme une invitation à découvrir cet immense secret d'amour caché au
fond de toute conscience humaine.
C'est le silence de
toute la vie, au-delà du contenu des mots, qui importe. Ce n'est pas ce que
nous disons qui importe, mais c'est ce que nous ne disons pas. Notre parole
doit aller de Dieu en nous à Dieu dans les autres.
Il y a la prière
sur les autres qui est indispensable à l'éclosion de la charité.
La prière est le
mouvement de retour vers notre origine, qui nous permettra de nous faire
nous-mêmes origine. Dès qu'on s'approche de Dieu, on lui ressemble et, au lieu
de rien subir, on devient source de tout.
Ce qu'il faut,
c'est retrouver la dimension mystique, c'est retrouver la passion de Dieu,
c'est comprendre que c'est lui qui est la Vie de la vie, que la substance de
l'homme s'effrite, que sa dignité vole en éclats si elle ne repose pas sur la
Présence infinie. Il y a la prière de Bach, de Mozart, de Beethoven, de
Michel-Ange. Il y a la prière de tous les grands artistes, de tous les géants
qui ont suscité la beauté et qui n'ont pu créer qu'en se dépassant, en se
perdant de vue. Il n'est donc pas nécessaire de passer par les prières
rituelles, tout admirables qu'elles soient.[122].
1979
Jeanne Schmitz-Rouly (1891-1979)
Mère de famille ordinaire née à Mons, morte à
Bruxelles, notes découvertes fortuitement après sa mort[123].
Description de la contemplation:
[46]
…je pensais donc à
tout autre chose. En une fois, je me suis sentie plongée dans le bonheur et je
voyais. C'est toujours du reste la même chose, et cependant elle semble
toujours nouvelle. Je voyais : "Mais quel bonheur c'est donc de pouvoir
aimer Dieu !" Et tout était bonheur en moi. Et je me rappelle que je
regardais quelques arbres d'un square, et qu'il faisait sombre ce jour-là. Et
cette idée me venait : c'est comme si je disais que ce paysage terne et
insignifiant que je vois, c'est une apothéose d'un printemps lumineux,
tellement je me sens comme transportée dans d'autres régions. Je ne sais pas si
on voit, mais on voit cependant les rues et les maisons. Mais on regarde sans
voir, et il serait impossible d'exprimer ce que l'on ressent, sinon en disant
que l'on sent qu'on (n'] existe plus. Et je crois que c'est l'unique chose que
l'on sache constater, je dirais, et qui donne, pour ma part, un surcroît de
bonheur, si cela était possible. On perçoit sans doute que la contemplation
dans laquelle on se trouve, ne vient pas le moins du monde de soi, de son
intelligence, de son entendement, de sa volonté. Rien de soi n'y contribue. […]
p.46
[47]
À l'improviste, au
moment où je prenais un paletot dans l'armoire, j'ai été terrassée par cette présence
sensible de Dieu en nous, qui est inexprimable, mais plus réelle à l'esprit que
tout ce qui existe ici-bas. Je pensais : "Ils se mirent à parler selon que
l'Esprit leur donnait de s'exprimer."[124]
Et je me sentais envahie par un bonheur que Dieu seul peut donner. Et
immédiatement je le reconnais, après que des semaines j'en ai été privée, à son
sceau. Je dirais qu'il n'y a pas moyen de [ne pas lei reconnaître, lorsqu'on
l'a éprouvé. Et je me rappelle seulement que je n'aurais plus su bouger, et que
je suis tombée à genoux, les yeux toujours fermés, et que je ne savais plus
rien. […] Notre ‘moi’ n’existant momentanément plus, nous aimons Dieu ‘en
vérité’, car nous lui donnons l’adoration de l’anéantissement devant lui. p.47
L’alternance :
[54]
[…] Ce n'est pas un
manque de résignation, qu'on sait s'efforcer d'avoir dans les obscurités et les
sécheresses, mais ici, c'est la privation, et c'est tellement atroce qu'on se
sent mourir de douleur. Et je dis ça, je sais toujours le dire : "Mon
Dieu, aie pitié de moi, donne-moi ta main !" Tout à coup, sentiment
ineffable de la Présence de Dieu ; et je suis tombée à genoux, et je disais :
"Même de connaître l'amour du Christ qui surpasse toute connaissance
!"I Et je disais : "La paix qui dépasse tout sentiment."[125]
Et j'étais plongée, le mot est juste, dans un bonheur total et parfait. Et je
me suis dit : "Quand on doit exprimer le bonheur de la Présence de Dieu,
on ne sait que dire des choses qui semblent au-delà de tout : surpasser,
dépasser ; mais qu'on n'explique pas davantage, car on ne saurait l'expliquer.
Il faut l'avoir éprouvé pour le comprendre. […] p.54
[90]
…je lui disais :
"Mais comment est-ce possible ? Je ne suis cependant pas une insensée !
Chaque fois que je souffre ces douleurs de l'esprit, je dis toujours la même
chose, et cependant je sais que chaque fois Dieu me donne l'inexprimable
bonheur de sa Présence retrouvée par après." Et alors il me disait qu'à ce
moment-là, cela doit être ainsi. On a réellement l'esprit obscurci. Car si on
était certain de retrouver ce bonheur qu'on a perdu, il est évident qu'on ne
souffrirait pas. C'est tout à fait évident. Aucune consolation de la terre ne
sait exister, car on les ignore, sachant qu'elles ne sauraient nous aider à
rien. […] p.76
[103]
"Car Il a fait en moi de grandes choses. Il a regardé la bassesse de sa servante1, et voici que je suis bienheureuse." Je me sens lavée. Je commence seulement à comprendre que je ne suis rien. Je commence seulement à me détacher de moi. Dieu me mène dans cette nuit où je croyais être et où peut-être j'étais déjà, mais où je ne sentais cependant pas rien de moi pour me soutenir. Car j'étais soutenue par des illusions sur moi, parce que je sentais comme un attachement à ce qui est bon en moi. Pas cette perception, que je sais cependant être réelle, que cela ne m'appartient nullement. Car c'est un peu dans l'esprit comme si cela vous était propre. La pauvreté de l'esprit m'était présentée, mais avec une clarté sur moi qui me montrait comme les souffrances de la nuit de l'esprit sont nécessaires. Je sens à quel degré du médiocre je descends, alors que mon âme venait de se trouver à un sommet, tellement je me trouvais plongée dans une savoureuse contemplation. Et qu'elle n'est plus capable d'un acte d'amour comme ceux qu'elle venait d'avoir. — Je vois que je ne sais plus rien dire. Et tout est effort. Et toujours la conscience de plus en plus nette de mon indignité et de mon incapacité. C'est une grâce de souffrir ainsi, car je ne l'ai jamais autant compris. Sans ces souffrances, je ne serais jamais parvenue à corn-prendre que ce n'est que lorsque par la grâce de cette nuit de l'esprit nous sentons notre totale incapacité, notre totale indignité, [quel nous arrivons en une fois à comprendre aussi notre totale pauvreté. "C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis.2 Dans cette nuit de l'esprit, rien n'arrive à vous aider, et la douleur de la privation de Dieu, et l'angoisse de le désirer de tout son être et de ne pas le trouver... Prière pour demander à Dieu de me donner le don de l'intelligence pour comprendre. Et mon confesseur me l'a dit déjà plusieurs fois avec insistance. Est-ce parce que j'ai de suite accompli de dire souvent cette prière ? Mais j'ai eu une si lumineuse compréhension de ceci : "Bienheureux les pauvres en esprit !3; Mais je comprenais en même temps : "être pauvre, car nous ne sommes que des pauvres." C'est la conscience que nous sommes (inconsciemment, peut-être, tellement nous sommes égocentriques), mais que nous sommes conscients de nos tendances vertueuses, et que nous ne savons comme plus que celles-ci viennent de Dieu. Car c'est un peu comme si néanmoins elles nous appartenaient. Nous sommes souvent contents, fiers de nos tendances, de nos jugements, et nous jugeons les autres. Nous avons perdu la conscience de la réalité : nous sommes des pauvres. Et lorsque nous sentons l'impuissance, l'obscurité, l'angoisse, la terrible souffrance de la privation de Dieu, qui, en même temps, nous le savons, est notre unique désir, nous sentons notre pauvreté. Car nous savons très bien notre incapacité totale, et aussi que personne au monde ne saurait nous aider. Mais j'ai cette fois-ci corn-pris comme jamais, que l'obstacle entre Dieu et moi, c'est que je ne suis pas pauvre de bien des attachements à moi, et que ces attachements je dois les combattre. J'ai compris que le détachement des vertus que l'on sent en soi, est une pauvreté essentielle qui vous enlève toute satisfaction de soi-même, et que c'est cela la béatitude qui dit : "Bienheureux (tout à fait heureux) les pauvres en esprit !"4 p.87-88
1 Lc 1, 48-49. 2 'Co 15, 10. 3 Mt 5, 3. 4 Mt 5, 3.
[14]
En une fois, à l'improviste, je vois cette Lumière à nulle comparable. […]. C'était son incompréhensible Présence. Et à un moment j'ai dit en moi (car j'avais peur de ce que je suis) : "Mon Dieu, pardon de ce que je suis !" Et je me sentais néant devant la majesté de Dieu, ou plutôt anéantie par la réalité de Dieu. Et alors la clarté a disparu. Mais le sentiment de néant, d'indignité face à l'infinie Réalité et Majesté de Dieu, me plongeait dans l'adoration et dans l'étonnement craintif de ce que Dieu me donne. p.108
[39]
J'attendais le tram et, tout à coup, j'ai eu en moi une telle révélation de l'amour de Dieu que cela devait être ce que dit saint Paul : "Même de connaître l'amour du Christ qui dépasse toute connaissance."1 Je me sentais, je le voyais, aimée de Dieu, et l'aimant à un point tellement inouï que j'étais dans un abîme de bonheur (Je ne l'ai jamais ressenti aussi fort). Je n'étais vraiment plus. Mais il s'y ajoutait une impression que je n'ai encore jamais eue : je sentais comme le poids du bonheur, l'étendue. C'était sans fin et sans limite. […] p.123
[44]
Cc jour-là, j'ai souffert des douleurs de la privation de Dieu. C'était la privation totale et le désespoir du néant. Et je disais : "Mon Dieu, aide-moi, car je ne sais plus !" Je sentais mon absolue solitude, totale et sans issue, semblait-il, et je pensais à mon désir du bonheur de la solitude : "Seule avec Celui qui est le Seul. " Et je me disais : "Maintenant, je suis seule, mais devant le néant." Et cette angoisse augmentait toujours, et ma douleur était le désespoir. Et je disais : "Mon Dieu, j'ai peur de ce que je sens." Et cependant, un moment donné, je me suis dit : "C'est le moment d'offrir à Dieu ce que je souffre pour la conversion des pécheurs et pour les âmes du purgatoire. Ainsi cette souffrance pourra aider et aura une utilité vis-à-vis de Dieu. Et presque aussitôt, très vite, je me sentais vidée de ma souffrance : elle n'était plus ! C'était presque stupéfiant de soudaineté. Je pensais, je voyais, ou plutôt je contemplais les ineffables paroles de Notre-Seigneur : "Votre tristesse se changera en joie[126]", car je les sentais vivre en moi. […]
Paul Agaësse offre une réflexion profonde sur notre
rapport avec Dieu à défaut de son expérience mystique [127] :
Saint Augustin,
Commentaire de la Première épître de saint Jean[128],
(43) Si Dieu prend
l'initiative du salut de l'homme, c'est qu'il appartient à l'amour de
commencer, de n'être pas déterminé par autre chose que lui-même, mais de
trouver en soi le principe de son acte. Non qu'il soit aveugle, il est au
contraire tout pénétré de sagesse, mais il est à lui-même sa propre clarté et
sa propre justification, son mérite et sa récompense, son principe et sa fin.
L'amour en Dieu n'est pas déterminé par le besoin ou le manque : il ne
trouve aucun avantage utilitaire en celui qui en est l'objet, il n'est pas
moyen pour obtenir autre chose, pour atteindre une perfection qui ne serait pas
déjà possédée. Cet amour est à lui-même sa propre raison d'être. Saint Augustin
va jusqu'à dire que cette gratuité et cette sorte d'indépendance de l'amour
expliquent que Dieu soit le vrai maître, le seul maître. Sa transcendance
suprême est celle d'un amour qui aime pour aimer, sans tirer aucun avantage de
ceux qui sont aimés : « Celui-là est le vrai maître qui ne cherche rien de
nous... Il ne cherche rien de nous, il nous a cherchés alors que nous ne le
cherchions pas ».
(45) Dieu justifie,
non parce qu'il feint de ne pas voir la faute, ni même parce qu'il l'efface en
quelque sorte négativement, mais parce qu'en nous communiquant la charité, qui
est sa Vie et son Essence, il nous rend semblables à lui…
Augustin est donc
en droit de conclure : « Si tu aimes ton frère que tu vois, par le fait même tu
verras aussi (50) Dieu, car tu verras la charité et Dieu habite en elle » (V,
7) ... Il s'agit d'une invasion transformante de Dieu en nous, d'une présence
active par laquelle Dieu, dès ici-bas, nous rend semblables à lui en nous
initiant à son propre acte d'aimer et nous prépare à la vision face à face.
Cette connaissance est encore obscure, elle est susceptible de progrès, car la
charité n'est pas parfaite en nous. Mais elle est de même nature que la vision
béatifique, puisque Dieu est la source de cet acte qui dépasse nos forces
naturelles. Elle lui est homogène, comme la grâce est homogène à la gloire,
car, même dans l'au-delà, l'homme ne verra Dieu qu'en participant à son acte
d'aimer. Dieu n'est pas comme un objet qui apparaît dans un lieu où il n'était
pas et qui commencerait alors à être connu. Non. La connaissance de Dieu est
liée à la purification et à la transformation du connaissant et la vision sera
parfaite quand la ressemblance de l'âme avec Dieu, par la croissance en elle de
la charité, sera devenue parfaite.
(52) L'homme
n'imite pas Dieu de l'extérieur, comme on copie un modèle. Il l'imite, parce
qu'il reçoit de lui l'impulsion qui le pousse à aimer. / Tirons au clair toutes
les conséquences de cette doctrine. L'homme veut aimer Dieu. Mais il ne peut
l'aimer qu'avec un amour qu'il reçoit de lui : or cet amour qu'il reçoit de
Dieu, gratuit comme celui de Dieu, c'est l'amour de ses frères. Dieu ne peut
être objet d'amour que parce qu’il en est la source : répondre à son amour,
c'est nous laisser envahir par lui, aimer avec lui et comme lui.
(53) L'homme
commence à être heureux, parce qu'il commence à devenir semblable à Dieu en
aimant comme lui, gratuitement…
“Le désir de Dieu”,
(choix de notes manuscrites en suppl. à Vie Chrétienne no 233) :
[34-35] Dire que
nous sommes créés, c'est dire: « Nous ne sommes rien par nous-mêmes. » Mais,
d'une façon corrélative et aussi catégorique, c'est dire en même temps : « Nous
avons un prix infini, puisque nous sommes faits par Dieu., Il n'y a
dans l'humilité de l'acte de foi aucune dépréciation, s'il y a dépossession.
... / Nous consentons à nous dépouiller de tout ce que nous avons, nous
reconnaissons que Dieu est le bienfaiteur et le donateur. Mais nous avons comme
le sentiment qu'il doit y avoir une sorte de « reste», un domaine qui nous
appartient en propre parce qu'il est comme notre centre, qu'il nous constitue
et s'identifie à nous-mêmes. Qu'on l'appelle le « moi », la personne ou la
liberté, peu importe. II y a toujours pour l'homme une tentation, plus ou moins
consciente, de se retrancher dans ses propres limites et de circonscrire son
propre domaine. Cela nous semble presque essentiel, ne serait-ce que pour nous
distinguer de Dieu. / Mais c'est là une illusion. Ce n'est pas nous qui nous
posons en face de Dieu, comme si nous commencions d'abord à exister sans Lui,
indépendamment de Lui. C'est Dieu qui nous pose en face de Lui. Dans l'acte
même par lequel nous nous reconnaissons autres que Dieu, il y a la
reconnaissance que cette altérité même vient de Lui. ... / Oubliant que la
grâce n'est pas quelque chose qui s'ajoute à la liberté, mais ce qui la fonde,
nous nous figurons en droit de protester : « Laisse-nous faire quelque chose !
Tu es le Tout-puissant et je veux bien Te servir. Mais je Te demande un coin
d'ombre où je sois enfin chez moi, un peu de vacances, queltiues heures de
liberté rien qu'humaine! » Or cela n'a pas de sens, parce que nous ne pouvons
pas sortir de la volonté de Dieu pour Le rejoindre par un acte qui serait
purement nôtre. L'épreuve de la foi, c'est précisément l'expérience de cette
pauvreté absolue…
[36] Mais dans
notre protestation même est impliquée la réponse. Si l'homme n'a pas le droit
de se détacher un seul instant de Dieu, d'échapper à son regard, de vouloir
quelque chose que Dieu ne voudrait pas avant lui, c'est qu'il a du prix aux
yeux de Dieu. C'est qu'il naît à chaque instant d'une pensée, d'un vouloir de
Dieu. En raison de cette dépendance fondamentale, il ne peut pas être un
étranger pour Dieu, pas plus que Dieu n'est un étranger pour lui. La pensée de
Dieu et son action entrent dans la définition de l'homme, dans tous ses gestes,
dans toutes ses décisions. L'homme ne rejoint pas Dieu de l'extérieur, jamais.
Il n'y a pas d'affrontement d'un plus fort et d'un plus faible qui se seraient
rencontré par hasard. Non, l'homme est tout entier de Dieu. Cette relation le
constitue : « Quelque chose a surgi qui s'origine au sein de la volonté
profonde, ultime et enveloppante de la divinité, là où le Père dispose de sa
Parole » (U. von Balthasar).
[36] C'est parce
que je suis néant que je puis être dans la joie. Si j'étais quelque chose par
moi-même, je
pourrais [37] désespérer :
comment rejoindre Dieu ? Mais si tout ce que je suis vient de Lui, alors ce qui
vient de Dieu et ne cesse de venir de Lui peut faire retour à son origine
“La grâce du moment
présent”, Christus, mai 1997 :
Il peut sembler
étonnant que ce que nous avons à imiter en Jésus-Christ, ce soit précisément ce
qu’il y a en lui de plus haut, de plus intime, de plus mystérieux : cette
vie de Fils de Dieu dans le détail et le quotidien d’une vie humaine. Mai c’est
[97] justement que le chrétien, par la grâce de l’incarnation, est devenu fils
de Dieu et que la vie divine l’atteint et lui est communiqué à chaque instant. ...
c’est dans le moment présent que se rejoignent l’éternel et le temps, la grâce
offerte par Dieu et l’acte libre de l’homme.... [102] Le moment présent est
donc, comme le dit encore le Père de Caussade, l’ouverture par laquelle l’abîme
de la volonté divine entre en nous.
“Gratuité”, Dict.
de Spir., vol. 6, col. 787 à 800 :
[791] Dieu nous a
aimés le premier. – “En ceci consiste son amour : ce n'est pas nous qui avons
aimé Dieu, mais c'est Lui nous a aimés le premier”, II Jean. Cette priorité
signifie d'abord que Dieu est l'auteur de tout être et de tout bien créés ... /
Pour essayer de le comprendre, reportons-nous au don initial, qui n'est pas le
plus élevé, mais qui est la condition de tous les autres : la création.
Inévitablement, quand nous parlons de don, nous distinguons entre le bienfait
et celui qui le reçoit. Or, quand il s'agit de création, cette opposition
signifie sans doute que la nature possédée est distincte du sujet quj la
possède, puisque celui-ci ne se donne pas 1’être, mais elle ne signifie pas que
le sujet préexistait à sa création. Il n'y a pas seulement don fait à
quelqu'un, mais don qui suscite et fait être ce quelqu'un. Nous ne pouvons pas
essayer de nous dépouiller de tout ce que nous avons reçu pour isoler un
reliquat, un support, si pauvre soit-il, qui ne serait pas don de Dieu. Même
notre “moi”, notre personnalité, notre liberté, bref tout ce qu'il y a en nous
de plus autonome et de plus intime est encore don de Dieu. ... L'homme se
mettrait en état de recevoir la grâce. / Mais ce serait affirmer qu'il y a de
notre part une initiative qui ne vient pas de Dieu, mettre une limite à la
gratuité de ses dons, inverser la relation de la créature au Créateur. Non
seulement l'homme ne peut pas prétendre à la grâce comme à un dû, ni la récupérer
par ses propres forces quand il l'a perdue, mais il n'est pas capable de se
préparer à la recevoir ni de la désirer. / Il n'y a pas de mouvement spirituel,
même inchoatif, qui aille de l'homme à Dieu, si ce mouvement n'est pas prévenu
et porté par la démarche de Dieu qui vient vers l'homme.
...
[796] Le plus grand
obstacle à la vie spirituelle est le refus de la grâce, la confiance exclusive
de l’homme en ses vertus et en ses mérites, la prétention d'être juste par
lui-même et de se sauver par ses seuls efforts. L'attitude de l'homme qui se
complaît dans ses vertus et celle de l'homme qui s'enferme dans sa misère,
l'orgueil et le désespoir, procèdent d'une même volonté de se suffire.
“Liberté,
libération, IV Expérience des mystiques”, Dict. de Spir., vol. 9, col. 824 à
838 :
[830] La naissance
et la consommation de la liberté humaine trouvent donc leur source dans la
transcendance de Dieu, dans ce mystère d'amour qui fait que, gratuitement, il
décide de communiquer sa propre vie aux esprits qu'il crée, de leur donner
accès à son amour et à sa sainteté. Du côté de l'homme, elles se fondent sur
son néant, autrement dit sur l'acceptation de n'être rien par soi, ce qui le
rend propre à tout recevoir de Dieu, son être initial comme le mouvement par
lequel il va vers lui : la vie divine afflue là où le vide est plus grand. De
sorte que le mystique fait l'épreuve, concrètement et continuellement, de
l'identité de la confession « Toi seul es saint » et de l'exigence
« Parce que je suis saint, tu seras saint ». / ... Le fond de
l'attitude mystique est donc passivité, consentement à laisser Dieu agir. Le
« vouloir et le faire », la capacité et l'exercice, tout procède de
la liberté divine. Néanmoins, cette dépendance fonde l'autonomie; cette
capacité et cet exercice sont réellement nôtres, l'amour reçu de Dieu devient
notre amour pour lui. Dieu fait vouloir, mais ne dispense pas de vouloir. Il
fait agir librement.
[834] Toutefois,
précisément parce que l'homme n'est pas capable d'emblée d'accéder à l'union
parfaite, cette vie comporte des seuils, et les mystiques distinguent une
purification active, par laquelle la volonté se détache du créé, et une
purification passive, où elle subit l'action de Dieu au point de n'être plus
qu'un consentement à le laisser agir. / Cette distinction surprend, puisque
l'action divine est toujours transcendante à l'action humaine, qu'elle la
suscite et la fonde. .... À travers l'appropriation [835] de biens finis, ce
que cherche l'homme pécheur, c'est sa propre indépendance, une valorisation de
son « moi », une autosuffisance, une sécurité qui repose sur ce qu'il
croit posséder ... / Le remède pour que la volonté retrouve son vrai mouvement,
qui est aspiration vers Dieu, est d'être « sevrée », de tout ce qui
nourrit l'égoïsme, de renoncer à toute complaisance en quelque bien créé que ce
soit, et par là d'établir les puissances spirituelles dans le vide.
[837] Trouver en un
autre toute sa raison d'être, être soi en sortant de soi, être saisi pour
saisir, ne donner qu'en recevant, ne recevoir que pour donner sans rien altérer
et sans rien réserver, tel est le caractère extatique de l'amour. Dieu, en se
donnant, lui qui est amour substantiel, fait que son amour pour nous devienne
amour pour lui. Il est l'origine et le terme…
1987
Jean-Baptiste Porion (-1987)
Jean-Baptiste Porion est un chartreux qui fut guidé
par dom Guillerand[129] et nous a livré la belle
traduction des béguines Hadewijch ainsi que des textes anonymes [130],
suivant une antique tradition chartreuse.
[29] Il ne
faut pas que l'âme soit agitée ; aussitôt qu'on la trouble, il faut l'essuyer
(comme le miroir) par un acte de confiance en Dieu. Une âme qui est ainsi
simple, franche, abandonnée, est vraiment comme un miroir très pur et restitue
à Dieu l'image de Sa simplicité et de Sa pureté divines. / Remarquons bien que
ce n'est pas ce que nous sommes qui importe, ce n'est pas la matière du miroir
qui fait sa valeur; c'est, au contraire, d'être tout effacé, tout uni, de
n'être rien en quelque sorte, de façon à refléter intégralement l'image qu'on
lui envoie. […] / Plus notre âme est calme et humble, plus elle est silencieuse,
mieux elle joue son rôle d'instrument de la gloire divine. Elle rend gloire à
Dieu. Remarquez cette expression elle suppose que nous recevons la gloire de
Dieu puisque nous rendons cette gloire.
[30] L'orgueil
c'est de se croire quelque chose. Pour être humble, il faut d'abord savoir
qu'on n'est rien. Mais cela ne suffit pas. Il faut aussi savoir que Dieu est
tout, c'est-à-dire que Son amour est toujours présent et tout-puissant.
[55] La charité
envers le prochain consiste à aider les autres à trouver leur but dans la vie
et à atteindre ce but.
[63] Remarquez bien
que ce manque de confiance dont nous souffrons c'est une espèce de peur. Nous
avons peur que Dieu ne nous aime pas ou ne vienne pas à notre secours. Et comme
nous avons peur de Dieu, nous avons peur de toutes choses.
[69] L'âme qui fait
des progrès dans la vie intérieure devient stable, et, en même temps, elle
devient désintéressée. Elle est heureuse de prier, de travailler, de souffrir
pour les autres, elle ne pense plus à sa propre récompense, et c'est au moment
où elle y pense le moins qu'elle la possède déjà dans son cœur.
[72] Chacun peut et
doit se dire: la place qui me convient à moi, ma place, la place où je dois
être, c'est la dernière. Pourquoi ? Parce que le « moi », le « je », tout ce
qu'il y a en nous de propre, c'est cela qui s'oppose à l'amour.
[82] C'est
l'abandon qui est la solution des situations les plus désespérées. Car jamais
nous ne sommes réduits à une telle extrémité que nous ne puissions toujours
répandre devant la divine Majesté les parfums d'une sainte soumission à sa
sainte volonté et d'une continuelle promesse de ne point L'offenser.
[94] Toute vie se
traduit par un épanouissement de beauté. La vie d'union à Notre Seigneur se
manifeste par la beauté, c'est-à-dire la noblesse spirituelle. Qu'est-ce que
c'est qu'une âme belle et noble? C'est simplement une âme qui porte sa croix en
silence et en souriant. Nous avons tous à souffrir, à souffrir des autres, et à
souffrir de nous-mêmes.
[104] La confiance
est au principe de toute la vie spirituelle. On peut dire que la plupart des
âmes manquent de confiance et de liberté avec Dieu. Il est l'amour même et nous
doutons d'être aimés par Lui... Pourtant, nous sommes séparés des hommes,
jamais de Dieu. L'âme humaine est comme un oiseau enfermé dans une prison sans
toit : il y a des murs de tous les côtés, excepté du côté du ciel.
[105] Si vous êtes
certain d'être aimé - comme vous devez l'être - et d'être aimé gratuitement
(car Dieu ne se vend pas, Il se donne) votre coeur sera rempli d'une certitude
divine, comme un vase plein d'une liqueur précieuse. / Alors, cette pensée,
cette présence de l'amour divin en vous, vous voudrez la préserver ; ce calice
de votre coeur, vous le porterez délicatement et doucement, c’est-à-dire que
vous serez recueillis et silencieux, vous serez appliqués à votre travail et
vous serez charitables.
[122] D'une façon
générale, nous devrions vivre comme si nous étions constamment en présence de
Dieu seul (et c'est la réalité!).
[123] Ce que l'on
gagne à être tourné vers Dieu seul, c'est d'abord la liberté. Car Dieu nous
demande toujours ce que nous pouvons donner tandis que le souci de plaire aux
hommes ou de les imiter nous jette nécessairement dans les plus grandes
angoisses.
[146] Je
tâche aussi de me tenir à ce point où nous laissons Dieu régner en nous et hors
de nous, tandis que nous cessons, pour ainsi dire, d'exister. C'est la seule
façon, à mon avis, de tenir en chartreuse, dans une charge ou en cellule. On
pourrait dire en somme que demeurer en chartreuse est impossible : il faut en
sortir, soit par l'extérieur, soit par l'intérieur. Malheureux dans le premier
cas, bienheureux dans le second.
2002
Marie-Dominique Molinié (1918-2002)
Dominicain atypique, excessif, mais profond et vrai.
V. www.asett.com.,
« Une interview… »
[20] Aimer, ce
n'est pas d'abord être héroïque dans le désintéressement : au contraire, cette
perfection ne vient qu'à la fin. Aimer, c'est d'abord être attiré, séduit,
captivé. Le premier acte libre et méritoire qui nous est demandé, c'est de
céder à cette séduction, à cet attrait, de se laisser prendre, de se laisser «
avoir »... de se laisser faire. ... Les efforts les plus durs que nous faisons
sont quelquefois désespérés et désespérants, parce qu'ils procèdent très peu de
l'amour, et beaucoup de la volonté de se convaincre qu'on aime : ce qui revient
à vouloir faire les œuvres de l'amour sans aimer.
[21] « Je n'ai rien
fait humainement - je n'ai rien fait surnaturellement : je suis prête pour la
Miséricorde de Dieu. »
[31] La psychanalyse enseigne qu'un homme
guéri de ses complexes débouche dans un état qu'elle aussi appelle oblatif, un
état où l'intéressé s'offre à la « réalité » sans interposer entre elle et lui
le jeu de ses pulsions et de son imagination. Seulement, pour la psychanalyse,
la réalité c'est la société. Pour nous c'est Dieu et, pour l'amour de Dieu, les
autres, donc la société : on est offert au réel quand on est offert à Dieu ; on
est réconcilié avec le réel quand on est réconcilié avec Dieu. C'est le seul équilibre
véritable, celui qui nous donne le bonheur. / Si on va jusqu'au bout de cette
oblation pour aimer Dieu par-dessus toutes choses et le prochain comme
soi-même, on accomplit la loi. La loi n'est pas cette chose extérieure que
constitue le droit positif. La loi d'un germe est de grandir, la loi de chaque
nature est de s'épanouir... la loi de la nature humaine est d'aimer Dieu et le
prochain. Cette loi n'est pas dans le code civil ni même le code sacerdotal,
c'est la loi du bonheur, en dehors de laquelle l'homme sera profondément
malheureux.
[54] Le Christ
Lui-même en tant qu'homme n'ajoute rien à Dieu : Il est un serviteur inutile,
et la Sainte Vierge aussi. Elle le proclame, elle met sa joie à le proclamer.
Elle sait que tout cela est gratuit, que c'est le luxe de Dieu... et elle le
chante dans un Magnificat éternel. ... / Cela doit nous délivrer de toute
inquiétude (Ne vous inquiétez de rien, dit S. Paul). Dans la mesure où une créature
pourrit d'inutilité, elle remplit parfaitement sa fonction de créature.
L’intérêt de notre vie c’est de ne pas en avoir : nous sommes un chant à la
gloire de Dieu et nous ne sommes que cela.
[55] La vie est
sérieuse parce qu'il ne faut pas perdre son temps : il ne faut pas oublier un
seul instant d'être insouciant. La moindre goutte de notre vie, Dieu peut en
faire quelque chose de merveilleux si nous voulons bien la Lui offrir, mais
telle qu'elle est. Pour être délivré de nos complexes, le plus simple est de
les donner tels qu'ils sont: ne pas essayer de s'en délivrer avant de se
présenter à Dieu. Ceux qui font leur toilette avant de se présenter, cela veut
dire qu'ils ne veulent pas tout donner, ils ne veulent donner que ce qui est
beau.
[62] Réjouis-toi de
mon Être comme je me réjouis de ton néant parce que je l'aime, et réjouis-toi
de ton néant comme tu te réjouis de mon Être, car c'est grâce à lui que tu
m'offres un visage nouveau…
[64] …notre
tendance naturelle est évidemment de fuir cette misère - non par un effort
constructif pour la guérir ou l'améliorer, mais par le refus, obscur et
farouche, d'en prendre conscience, d'être affronté au spectacle d'une indigence
dont la profondeur métaphysique dépasse tout ce que nous pouvons soupçonner. Il
est plus facile de reconnaître « ses péchés » - dans lesquels nous voyons au
fond des accidents - que de contempler cette indigence fondamentale…
[65] dans cette
misère même l'arme absolue qui nous donne tout pouvoir sur le coeur de Dieu -
parce que c'est cela qui Le séduit en nous et non pas les dons qu'Il nous a
déjà faits, ni aucun de ceux qu'Il est prêt a déverser en avalanche sur cette
misère qui L'attire (ce qui se comprend bien au fond si l'on songe qu'elle est
la seule chose qu'il ne puisse pas trouver en Lui, la seule par conséquent
qu'Il puisse aimer en dehors de Lui). / La réaction humaine qui consiste à «
avoir un faible pour les êtres les plus ingrats, les moins doués, les plus
malheureux, ne relève pas seulement de la psychanalyse, elle est porteuse d'une
immense vérité métaphysique et théologique : là encore, les coeurs purs
risquent d'aller plus vite que les sages et les intelligents.
[82] Il y a en
effet incompatibilité absolue entre le mouvement de recevoir et le mouvement de s'emparer - et le renoncement porte justement, non
sur le Bien convoité, mais sur la prétention de nous en emparer si peu que ce
soit : recevoir n'est pas moins actif que prendre -, mais c'est une
activité d'un autre ordre et qui, aux yeux de l'impatience humaine, ressemble
fâcheusement à de la passivité.
[83] [témoignage
« d’un Kafka » :] Ce qui est nouveau, c'est que je réalise
maintenant ce que je savais intellectuellement, à savoir que : La Porte s’ouvre
dans l’autre sens, et qu'étant toujours à presser derrière, je la force à
rester fermée ; de l'autre côté, je crois que Dieu essaie de l'ouvrir. ...
Jusqu'à présent, il a donc été toujours question de moi. / Dieu aussi était
évoqué dans la mesure où il était tout « pour moi ».
[94] Ce qui est
douloureux, dans l'agitation de certains pour « se réformer », c'est l'effort
de la créature pour substituer son initiative à la seule activité infinie qui
nous soit offerte, et qui est le silence. Il n'y a pas d'autre choix - le
silence ou l'action : savoir attendre ou ne pas savoir attendre... ... Préférer
une oeuvre humaine à une oeuvre divine, c'est renoncer à faire tout parce qu'on veut faire quelque chose. Il n'y a qu'une seule manière de faire tout : c'est de se
laisser faire complètement par Dieu. Alors notre action aura les dimensions de
la sienne, elle sera aussi vaste « que les rivages de la mer »...
[95] l.a
difficulté, même pour Dieu, c'est de trouver une liberté qui se donne vraiment.
[98] La grâce de la
conversion n'est pas d'abord une grâce de force, mais de lumière - une lumière
que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes. Dieu ne nous demande pas de la
fabriquer, mais de l'accueillir, et pour nous y disposer de l'attendre avec
désir : telle est la fidélité de ceux qui veillent en attendant la visite du
Maître. Nous obtiendrons la grâce de cette visite dans la mesure où nous
accepterons d'en avoir besoin, de plus en plus douloureusement.
[99] Extraordinaire
exemple de ce qu'on peut appeler les purifications passives. Toute conversion
est essentiellement passive: c'est une grâce qui fond sur nous, une lumière
imprévue et imprévisible par laquelle on se laisse prendre jusqu'à la division
de l'âme et de l'esprit. On est retourné…
[122] Comment faire
ce discernement' ? En recherchant le domaine où s'exerce le plus
profondément l'orgueil de la vie. Certaines fautes sont presque de pure
faiblesse en nous ... la plupart du temps elles ne le sont pas, car elles
n'impliquent pas ce vertige, cette griserie agréable ou douloureuse dans
laquelle nous sentons une certaine exaltation de notre moi, un épanouissement
et une autosatisfaction auxquels notre subconscient est férocement attaché
(c'est pourquoi cela coïncide souvent avec ce que la psychanalyse appelle nos
complexes).
[123] Bien souvent
- les psychanalystes l'ont remarqué après S. Augustin - l'orgueil de la vie
vient se fixer sur une certaine idée de nous-mêmes, un idéal que nous cherchons
à atteindre à travers l'ambition ou la vertu (peu importe), ce que Freud
appelle « l'idéal du moi ». ... Nous croyons avoir le droit et même le
devoir de nous cramponner à certaines valeurs, naturelles et surnaturelles…
[212] Cela explique
pourquoi certaines gens très simples sont imprégnés de Dieu sans s'en
apercevoir. Ils mènent leur vie tranquillement au service des autres, toujours
paisibles, toujours dans la joie. On les cite en exemple en disant « Vous voyez
bien qu'il n'y a pas besoin d'être mystique pour être un saint! » Mais
justement, ce sont des mystiques. ... Angèle de Foligno dit par exemple : «
J'ai été introduite en Dieu, et j'ai été faite le Non-Amour, ayant perdu
l'amour que je traînais jusque-là. »
[213] Quelqu'un me
disait à propos d'une souffrance physique : « Elle n'a rien de comparable
avec une souffrance connue. Avec les pires souffrances, vous pouvez encore être
un homme - tandis qu'avec ça, on ne peut plus être un homme. » Au fond, ce
qu'on appelle supporter la souffrance, c'est essayer de rester un homme sous
ses coups. C'est justement ce que les saints et le Christ n'ont pas essayé de
faire : ils n'avaient pas besoin d'essayer de rester un homme, ils n'avaient rien
à craindre - ils pouvaient tout lâcher parce qu'ils avaient l'onction du
Saint-Esprit. Moins on lutte, plus cette onction nous pénètre : elle est
stable, car c'est Dieu.
Il s’agit des mystiques ‘Orthodoxes’ vivant en terres
grecques et proche-orientales avant que le centre de gravité ne se déplace en
terres slaves, dont la Lithuanie[131] et
la Russie tandis que la chute de Constantinople (1453) s’accompagne d’une
pression turque assez lourde sur l’ensemble des communautés chrétiennes ‘du
sud’.
1782
La Philocalie, une bibliothèque spirituelle.
Publiés par Macaire de Corinthe et Nicodème du Mont
Athos, les écrits fondamentaux des Pères du désert aux Pères de l’Église du IVe
au XIVe siècle regroupent de nombreuses figures ascétiques et
mystiques : Maxime le confesseur, le Pseudo-Macaire, Jean Climaque (~650 au
monastère du mont Sinaï), Syméon le pieux (-949 du Stoudios), Arsène (de
l’Athos), Grégoire le Sinaïte (-1346), Théolepte (~1315), Grégoire Palamas
(-1359), Nicolas Cabasilas… Leur traduction française couvre près de mille six
cents pages pleines renfermant ces trésors spirituels « sauvés » par
les deux moines orthodoxes qui éditèrent ce choix à Venise aux temps assez
sombres de la fin du XVIIIe siècle[132].
Cette « bibliothèque » choisie inspira le renouveau spirituel russe
au siècle suivant et influencera de nombreux intellectuels visiteurs du
monastère d’Optino situé au sud-ouest de Moscou, dont Dostoievsky[133].
1833
Seraphim de Sarov (1759-1833)
Cet ermite, après avoir atteint l’âge avancé de
soixante-six ans, fut un père spirituel ou « staretz ». L’Entretien
avec Motovilov, « Sur la lumière du Saint-Esprit », reflète un
enseignement qu’il ne dicta jamais. Si l’interprétation littérale biblique
n’est plus de notre goût, l’appel à la prière y demeure brûlant :
Supposez que vous
m’eussiez invité chez vous, que je me fusse rendu à votre invitation … et vous,
malgré cela, auriez quand même continué à m’inviter : « Veuillez
venir chez moi ! ». J’aurais dit certainement :
« Qu’a-t-il ? Il n’est plus en possession de sa tête… » C’est la
même chose avec le Seigneur Dieu, l’Esprit-Saint.
C’est pour cela
qu’il est dit : « Effacez-vous et comprenez que je suis Dieu !
J’apparaîtrai aux peuples. J’apparaîtrai sur la terre. » Cela veut
dire : Je vais apparaître à celui qui croit en Moi, qui M’appelle, et je
vais m’entretenir avec lui…[134].
Les signes de la présence du Saint-Esprit en saint
Séraphim furent, selon ses biographes, la joie et la paix surnaturelles qu’il
répandait autour de lui. … « l’état d’âme du starets semblait couler dans
l’âme des affligés et ils s’en retournaient ranimés par sa joie » (Annales
de Divéév) … la source profonde de cette action spirituelle était un amour sans
bornes pour les humains, qui, avec la paix et la joie, lui apparaissait comme
le don essentiel du Saint-Esprit. Il a exprimé la nature de sa propre tendresse
pour ses enfants spirituels par l’exhortation adressée à un higoumène [abbé de
monastère] d’être pour les siens « non seulement comme un père, mais comme
une mère ».
[135].
La seconde partie de l’Entretien avec Motovilov [136]
témoigne de la plénitude ressentie en sa présence et décrit une transfiguration
corporelle qui n’est perçue que lorsque le témoin perçoit l’état mystique de celui
qui la porte. Il ne s’agit donc pas seulement d’un phénomène physique :
VI Différence entre
l’action de l’Esprit Saint et celle de l’ennemi. La grâce de l’Esprit Saint est
Lumière.
Je dois encore,
humble Séraphin, expliquer à votre Théophilie en quoi consiste la différence
entre l'action de l'Esprit Saint, Qui vient, en un saint mystère, habiter le
coeur de ceux qui croient au Seigneur Dieu, notre Sauveur Jésus-Christ, et
l'action de la « ténèbre du péché », ténèbre à l'instigation du diable et
enflammée par lui, agissant en nous comme une voleuse. L'Esprit de Dieu remet
constamment en notre mémoire les paroles du Seigneur Jésus-Christ avec Qui Il
agit toujours solennellement, créant la joie dans nos coeurs et dirigeant nos
pas vers le chemin de la paix. […]
Rappelez-vous Moïse
après sa conversation avec Dieu sur la montagne de Sinaï. Les hommes ne
pouvaient le regarder, tellement sa face était nimbée d'une lumière
extraordinaire; il était même obligé de n'apparaître au peuple que sous un
voile.
Rappelez-vous la
« Transfiguration » du Seigneur sur la montagne de Thabor! Une grande
lumière Le saisit, « Ses vêtements devinrent blancs comme de la neige
éclatante et Ses disciples, pris de crainte, tombèrent la face contre terre ».
Et quand Moïse et Élie apparurent baignés de la même lumière, alors il est dit:
« Un nuage » cacha le rayonnement de la Lumière divine, afin de préserver
les yeux aveuglés des disciples.
Ainsi, la Grâce du
Saint Esprit apparaît comme une ineffable Lumière à tous ceux auxquels Dieu veut
bien la manifester.
Mais, demandai-je,
petit Père Séraphim, de quelle manière puis-je reconnaître si je me trouve en
la Grâce du Saint Esprit?
- C'est fort
simple, votre Théophilie, répondit-il, puisque Dieu dit : « Tout est
simple pour celui qui acquiert la Sagesse ». Notre malheur, c'est que nous ne
la recherchions point, cette Sagesse divine qui n'est pas présomptueuse,
n'étant pas de ce monde. Cette Sagesse, remplie d'amour pour Dieu et le
prochain, recrée chaque homme pour son salut.
C'est en parlant de
cette Sagesse que le Seigneur a dit: « Dieu veut que tous soient sauvés et
parviennent à la Sagesse de la Vérité ».
En parlant du
manque de cette Sagesse, le Seigneur dit à Ses Apôtres: « Combien vous
manquez de Sagesse! N'avez-vous pourtant pas lu les Écritures pour pouvoir
comprendre cette parabole! »
Et encore, de cette
Sagesse d'esprit il est dit dans les Évangiles, en parlant des Apôtres:
« Dieu a ouvert leur intelligence » et les Apôtres savaient toujours si
l'Esprit de Dieu était avec eux ou non. Pénétrés par Lui, reconnaissant Sa
présence en eux, ils disaient affirmativement que leur cause était sainte et
agréable à Dieu.
Ceci explique
pourquoi, dans leurs Epitres, ils écrivaient: « Il a plu au Saint Esprit
et à nous... », et seulement sur ces bases proposaient leurs Épîtres comme
vérité infaillible, utile à tous les croyants, puisqu'ils reconnaissaient en
eux d'une façon qui leur était tangible là présence de l'Esprit Saint. Aussi,
votre Théophilie, voyez comme c'est simple!
VII. La manifestation
de la présence de l'Esprit Saint. — La lumière, le bien-être, le silence, la
douceur, la chaleur, l'aromate, la joie. — « Le Royaume des Cieux est la paix
et la joie en l'Esprit Saint » .
- Quand même,
répondis-je, je ne comprends pas encore comment je puis être vraiment sûr
d'être dans l'Esprit Saint ! Comment puis-je en moi-même reconnaître Sa
véritable présence ?
Petit Père Séraphim
répondit : « J'ai déjà dit, votre Théophilie, que c'était fort simple et
vous ai raconté d'une façon détaillée comment les hommes peuvent être en la
plénitude de l'Esprit Saint et comment il faut reconnaître Son apparition en
nous. Alors, petit père, que voulez-vous de plus ? ».
- Il me faut,
dis-je, pouvoir le comprendre mieux encore !
Alors Père Séraphim
me serra fortement les épaules et dit :
- Nous sommes
tous les deux en la plénitude de l'Esprit Saint ! Pourquoi ne me
regardes-tu pas ?
- Je ne le
puis, dis-je, petit Père, car des foudres jaillissent de vos yeux. Votre face
est devenue plus lumineuse que le soleil et mes yeux sont broyés de douleur !
- N'ayez pas
peur, dit saint Séraphim. Vous êtes devenu aussi lumineux que moi; vous êtes
aussi, à présent, en la plénitude de l'Esprit Saint. Autrement, vous n'auriez
pu me voir ainsi ». Et inclinant la tête vers moi, il me dit doucement à
l'oreille: « Remerciez le Seigneur de nous avoir donné Sa Grâce ineffable.
Vous avez vu que je n'ai même pas fait un signe de croix; seulement, dans mon
coeur, en pensée, j'ai prié le Seigneur Dieu et j'ai dit: « Seigneur, rends-le
digne de voir clairement avec ses yeux de chair la descente Cie l'Esprit Saint,
comme Tu l'as fait voir à Tes serviteurs élus quand Tu daignas apparaître dans
la magnificence de Ta Gloire ! ». Et voilà, petit père, Dieu exauça
immédiatement l'humble rire de l'humble Séraphim ! Comment pourrions-nous ne
pas Le remercier pour ce don inexprimable accordé à nous deux ?
Réalisez, petit
père, que ce n'est pas toujours aux grands ermites que manifeste ainsi Sa
Grâce. Telle une mère compatissante, cette Grâce de Dieu a daigné panser votre
coeur douloureux par l'intercession de la Mère de Dieu elle-même !
Alors, pourquoi ne
me regardez-vous pas dans les yeux ? Osez me regarder simplement et sans
crainte ! Dieu est avec nous !
Après ces mots, je
regardai sa face et une peur surnaturelle encore plus grande m'envahit.
Représentez-vous la face d'un homme qui vous parle au milieu d'un soleil de
midi. Vous voyez les mouvements de ses lèvres, l’expression changeante de ses
yeux, vous entendez sa voix, vous savez que quelqu'un vous serre les épaules de
ses mains, mais vous n’apercevez ni ses mains, ni son corps, ni le vôtre, mais
seulement cette éclatante lumière qui se propage à plusieurs mètres de distance
tout autour, éclairant la surface de neige recouvrant la prairie, et la neige
qui continue à nous saupoudrer, le grand Staretz et moi-même. Qui pourrait
imaginer mon état d'alors !
- Que
sentez-vous à présent ? demanda saint Séraphim.
- Je me sens
extraordinairement bien !
- Mais...
Comment cela, « bien » ? En quoi consiste ce « bien ?
- Je ressens
en mon âme un silence, une paix, tels que je ne puis l'exprimer par des
paroles...
- C'est là,
votre Théophilie, dit le petit Père Séraphim, cette paix même que le Seigneur
désignait à Ses disciples lorsqu'Il leur disait: « Je vous donne Ma paix, non
comme le monde la donne. C'est Moi qui vous la donne. Si vous étiez de ce
monde, le monde aurait aimé les siens. Je vous ai élus et le monde vous hait.
Soyez donc téméraires, car J'ai vaincu le monde ».
C'est à ces hommes,
que le monde hait, élus de Dieu, que le Seigneur donne la paix que vous
ressentez à présent - « cette paix », dit l'Apôtre, « qui dépasse tout
entendement a.
L'Apôtre désigne
ainsi cette paix parce qu'on ne peut exprimer par /aucune parole le bien-être
que ressent l'âme des _hommes dans le coeur desquels le Seigneur Dieu
l'enracine. Le Christ Sauveur 'l'appelle « Sa paix a, venant de Sa propre
générosité et non de ce monde, parce qu'aucun bonheur terrestre provisoire ne peut
donner cette paix. Elle est donnée d'En Haut par le Seigneur Dieu Lui-même,
c'est pourquoi elle se nomme : la paix du Seigneur,
Mais que
ressentez-vous en plus de la paix ? demanda saint Séraphim.
- ... une
douceur extraordinaire...
- C'est cette
douceur dont parlent les Saintes Écritures: « Ils boiront le breuvage de Ta
maison et Tu les désaltéreras par le torrent de Ta douceur ». C'est cette
douceur qui déborde dans nos coeurs et s'écoule »dans toutes nos veines en un
inexprimable délice. On dirait qu'elle fait fondre nos coeurs, les emplissant
d'une telle béatitude qu'aucune parole ne saurait la décrire. Et que
sentez-vous encore ?
- Tout mon
coeur déborde d'une joie indicible.
- Quand le
Saint Esprit, continua saint Séraphim, descend vers l'homme et le couvre de la
plénitude de Ses dons, l'âme de l'homme se remplit d'une inexprimable joie,
parce que le Saint Esprit recrée en joie tout ce qu'Il a effleuré ! C'est
de cette même joie dont parle le Seigneur dans l'Evangile: « Quand
la femme enfante, elle est dans la douleur, car son heure est arrivée. Mais,
ayant mis au monde un enfant, elle ne se souvient plus de la douleur. tant la
joie d'avoir enfanté est grande.. Vous aurez de la douleur dans le monde, mais
quand Je vous visiterai, vos coeurs se réjouiront et votre joie ne vous sera
point ravie ».
Pour autant qu'elle
soit consolation, cette joie que vous ressentez à présent dans votre coeur,
votre Théophilie, n'est rien en comparaison de celle dont le Seigneur Lui-même
a dit par la voix de Son Apôtre:
« La joie que Dieu
réserve à ceux qui l'aiment ne peut être vue, ni entendue, ni ressentie par le
coeur de l'homme dans ce monde ».
Ce ne sont que des
« acomptes » de cette joie qui nous sont à présent accordés, et si déjà nous
ressentons en nos coeurs douceur, jubilation et bien-être, que dire alors de
cette autre joie qui nous est réservée dans le ciel à nous qui pleurons
ici-bas.
~1840 Optino et la
Paternité spirituelle en Russie.
Toutes les voies
spirituelles de la Russie au déclin du XIXe siècle passent par Optino. Vladimir
Soloviev et Dostoievsky y sont venus. … La même image du "moine
russe" se présenta à l'esprit de Dostoievsky lorsqu'il voulut incarner
dans son oeuvre l'idéal de la sainteté. Il ne pouvait pas ne pas penser à sa
rencontre avec le starets Ambroise [présenté infra] en créant le
personnage du starets Zossima dans Les Frères Karamazov. Tout le
décor extérieur, la description du monastère jusqu'aux moindres détails,
l'attente des visiteurs, la scène de la réception chez le starets, font penser
à Optino. Mais le starets Zossima n'a presque rien de commun avec le Père
Ambroise. C'est une figure assez pâle, trop idéalisée pour être un portrait
peint sur le vif…[137].
Nous ne pouvons trouver mieux comme présentation de la
lignée des mystiques orthodoxes au XIXe siècle - les starsi propres
à cette section étendue seront suivis des figures présentées aux sections
suivantes - que la belle description suivante portant sur ce centre le plus vivant
de la Russie spirituelle[138] :
Le monastère
d'Optina Poustyn ["Désert", "Solitude" d’Optina] se trouve
dans la région de Kalouga, à deux kilomètres de Korelsk, sur la rive droite de
la Jizdra, rivière profonde et poissonneuse qui borde la lisière de forêts
impénétrables. Un bac desservi par les moines donnait accès au monastère. Les
abbés d'Optino n'ont jamais voulu construire un pont, soucieux de garder la
limite naturelle qui séparait leur monastère de la vie du siècle.
Les origines
d'Optino nous restent inconnues. On croit pouvoir affirmer, toutefois, que ce
monastère existait déjà au milieu du XVIe siècle. Sous le règne
"éclairé" de Catherine II, qui fut l'époque de la grande désolation
des monastères de Russie, Optino ne comptait que trois moines. Vers la fin du
XVIIIe siècle, le métropolite Platon de Moscou, de passage à Optino, frappé par
la beauté du site, prit les mesures nécessaires pour rétablir la vie
cénobitique dans ce petit monastère sylvestre. Mais l'époque de la grande
renommée d'Optino commence trente ans plus tard,après 1821, lorsque Philarète
de Kiev, qui était alors évêque de Kalouga, créa en dépendance étroite du
monastère un petit ermitage ou "skite" dédié à la Décollation de
saint Jean Baptiste. Ces quelques cellules isolées, à trois cents mètres de
l'enceinte du monastère, en plein fourré, devaient abriter les moines désireux
de se consacrer entièrement à la vie de prière et de contemplation. Pour fonder
ce nouvel ermitage, l'évêque Philarète envoya à Optino quatre moines qui
menaient depuis dix ans la vie solitaire dans les forêts de Roslavl sous la
direction des disciples de Paissi [Paissi Vélitchkovsky 1722-1794], le grand
rénovateur du monachisme russe.
Par des liens
multiples, les débuts du startchestvo à Optino se rattachent à l'oeuvre
de Paissi Velitchkovsky qui fait renaître la tradition antique de Byzance,
cette union indissoluble de la spiritualité et du savoir, de la sainteté et de
la spéculation théologique. Optino achève en Russie ce que Paissi n'a pu
terminer en Moldavie. En effet, c'est le monastère d'Optino qui entreprend,
après 1840, la publication des oeuvres ascétiques des Pères, traduites par
l'archimandrite Paissi et ses disciples. Continuant les travaux de Paissi, les
moines d'Optino vont effectuer de nouvelles traductions, encouragés dans leur
zèle patristique par le grand Philarète de Moscou. Les éditions d'Optino
n'étaient pas destinées à faire les délices de quelques érudits; ces textes
anciens, rédigés par de grands contemplatifs d'Égypte, de Syrie et de Grèce,
devaient être vécus de nouveau, ils devaient servir de guides dans la voie de
l'ascension spirituelle. La sainteté des temps passés revient à la vie, renaît
dans la sainteté moderne, sous la forme du startchestvo, à la fois si
traditionnelle et si étonnante par sa nouveauté.
Optino comptait
jusqu'à trois cents moines avant la révolution. Personne n'avait de propriété
privée. Les moines recevaient du monastère tout le nécessaire pour leur vie :
la nourriture, les vêtements, des chaussures. Chacun,même novice, avait une
cellule à lui, où il pouvait vaquer à la prière, à la lecture, aux études, ou
bien aux travaux manuels. La journée était réglée d'après les offices
ecclésiastiques qui occupaient de sept à huit heures par jour. Aucune règle
formelle n'obligeait les religieux d'assister à tous les offices, chacun était
libre de se comporter selon sa propre conscience de moine. Le même esprit de
liberté permettait aux moines et aux novices de disposer selon leur propre jugement
des heures qui n'étaient pas occupées par les travaux d' "obédience",
imposés par l'abbé. On n'avait jamais recours à la main-d'oeuvre étrangère au
monastère : tous les travaux agricoles, forestiers et autres, ainsi que les
"obédiences" de cuisine et des divers ateliers étaient exécutés par
les moines ou les novices. Aucune contrainte, aucun contrôle gênant ne se
faisait sentir dans la vie de la communauté d'Optino : la discipline fondée sur
la confiance s'exerçait spontanément. La présence des startsi habitant le
"skite" silencieux au milieu de la forêt se faisait sentir en tout;
elle créait dans la vie du monastère cette atmosphère spécifique de
recueillement et de sérénité qui pénétrait tous les pèlerins dès leur arrivée à
Optino.
Un petit chemin forestier
conduisait du monastère au "skite". L'aspect extérieur de cet
ermitage a été rendu assez fidèlement par Dostoïevsky, dans Les Frères
Karamazov. Un petit clocher en stuc rose surmontait la porte d'entrée. Des deux
côtés, en dehors de l'enceinte, les "maisonnettes", espèces de
parloirs où les startsi se rendaient pour recevoir les femmes qui n'avaient pas
le droit d'entrer dans le "skite". Un silence absolu régnait dans
l'enceinte de l'ermitage. C'était un beau jardin plein de fleurs multicolores
autour de l'église et de quelques cellules. Tel était le décor dans lequel le
startchestvo russe a produit ses meilleurs fruits spirituels pendant presque un
siècle.
Le
staretz Macaire (1788-1860)
Après le premier starets Léonide (1768-1841) et avec
le père Moïse (1782-1862) abbé d’Optino durant 37 ans et grand bâtisseur
« riche de pauvreté », car accueillant des personnes
« inutiles » (infirmes, aveugles), le starets Macaire connaît
l’ouverture d’Optino à des problèmes sociaux, politiques, culturels (mais
nous n’avons aucun détail sur la visite de Gogol) :
Pour acquérir les
dons de la grâce, il ne faut pas les chercher : ce serait méconnaître le
caractère de l'amour divin, sa gratuité. "La grâce de Dieu se donne à
tous, mais dans une mesure différente : elle nous comble de dons, selon le
degré de notre humilité. Ne cherche pas les choses suprêmes, mais laisse-toi
guider par l'humilité[139].
Le
staretz Ambroise (1812-1891)
Une jeune fille,
une étudiante de Moscou, qui n'avait jamais vu le starets, manifestait une
grande animosité à son égard, le traitant de "vieil hypocrite".
Poussée par la curiosité, elle vint un jour à Optino et se plaça près de la
porte, derrière les autres visiteurs qui attendaient. Le starets entra dans le
parloir, fit une courte prière, regarda un moment l'assistance et, s'adressant
à la jeune personne : "Ah ! mais c'est Véra, elle est venue voir le vieil
hypocrite !" Après une longue conversation en tête-à-tête avec Ambroise,
la jeune fille changea d'opinion. Elle devint plus tard religieuse au couvent
de Chamordino, fondé par le starets[140].
"Ne
discutez jamais avec moi. Je suis faible, je pourrais vous céder et ce serait
toujours nuisible pour vous." On rapporte l'histoire d'un artisan qui,
après avoir fabriqué une nouvelle iconostase pour l'église d'Optino, vint chez
le starets Ambroise pour recevoir sa bénédiction avant de rentrer chez lui, à
Kalouga, à 60 kilomètres du monastère. Les chevaux étaient déjà attelés, l'artisan
était pressé de regagner son atelier, sachant qu'une commande avantageuse
l'attendait. Mais le starets, après l'avoir retenu longtemps, l'invita à
revenir le lendemain, après la messe, prendre le thé dans sa cellule.
L'artisan, flatté par cette attention du saint homme, n'osa pas refuser. Il
espérait trouver encore son client à Kalouga en y arrivant vers la fin de
l'après-midi. Mais le starets ne voulut pas le laisser partir; il fallut que
l'artisan revienne prendre le thé dans sa cellule encore une fois, avant les
vêpres. Le soir, le Père Ambroise renouvela son invitation pour le lendemain.
L'artisan, très déçu, mais n'osant point protester, obéit Lie nouveau. Cette
manoeuvre se renouvela pendant trois jours. Le starets congédia finalement
l'artisan : "Merci, mon ami, pour m'avoir obéi; Dieu te gardera, va en
paix." Quelque temps après, l'artisan apprit que deux de ses anciens
apprentis, sachant qu'il devait rentrer d'Optino avec une somme d'argent
considérable, l'avaient guetté trois jours et trois nuits dans la forêt, près
de la grand-route de Kalouga, avec l'intention de le tuer[141].
Le staretz Théophane le Reclus ou de
Vycha (1815-1894)
Nous quitttons le lieu privilégié d’Optino qui n’est
certes pas le seul monastère vivant comme déjà indiqué par la grande figure de
Séraphim (de Sarov, ville située à l’est de Moscou).
Théophane de Vycha assura une large direction
spirituelle épistolaire depuis son monastère où il vécut après avoir quitté son
siège épiscopal[142] :
C'est le Seigneur
qui gagne le combat. Nous devons nous remettre à lui. Il fait de nous des êtres
nouveaux. Nous ne sommes pas des instruments inanimés dans sa main, mais au
contraire des êtres vivants. Il ne fait pas de nous des marionnettes, mais des
hommes nouveaux, appelés à devenir ses enfants qui respirent l'air de la
liberté, le suivent, le servent et combattent armés de sa force.
Remettez-vous au
Seigneur. Il vous montrera la voie. Ii vous éclairera de sa vérité et vous
remplira de vie. Aimez-le, et quand vous serez uni à lui dans cet amour, pensez
à lui plus souvent encore que vous n'aspirez l'air[143].
Efforce-toi de
chercher sans cesse comme un poisson sur la glace frappe autour de lui avec sa
queue. Mais tu recevras ce qu'il plaît au Seigneur de te donner et quand il lui
plaira.
Il faut chercher,
s'écrier d'un coeur contrit, avec un sentiment d'humilité extrême et la ferme
conviction que le Seigneur fera le nécessaire. Et quand nous obtenons quelque
chose, ce n'est pas notre propriété... Tout le salut est remis aux mains du
Seigneur, c'est /a voie la plus sûre, la meilleure, c'est celle qui va le plus loin.
Le plus important,
c'est de s'abandonner aux mains du Seigneur et Sauveur en s'écriant d'un coeur
contrit : sauve-moi selon tes propres jugements... Car il n'y a de salut qu'en
lui. Dans cet abandon, que soit inclut en même temps un zèle ferme, plein
d'abnégation, pour accomplir sa sainte volonté.
Quiconque ne
travaille pas spirituellement, de toutes ses forces, ne fait pas effort jusqu'à
se sentir impuissant, et ne pousse pas le cri d'appel qui viendrait de cette
impuissance, n'en acquerra pas le sentiment... Vous, agissez de même : dans le
sentiment de votre propre impuissance, appelez à l'aide et, même après avoir
accompli quelque chose, demeurez dans ce sentiment de votre impuissance[144].
Le 17 juin 1858. Tu
continues d'aspirer aux performances les plus élevées de la vie spirituelle et
à des règles qui ne sont pas encore à ta mesure. Mais tu dois simplement suivre
la voie humble, comme d'autres vivent, sans éprouver de trouble intérieur. Toi
non plus, ne te laisse pas aller au trouble intérieur quand tu as commis
quelque bévue ou quelque faute, mais descends dans la profondeur de l'humilité
et relève-toi par la pénitence; et bientôt tu retrouveras la voie droite...[145]
L’auteur des Récits d’un pèlerin russe aurait été un
familier d’Optino.
Plus près de nous, l’Higoumène Chariton de
Valamo vécut en URSS puis en exil en Finlande. Il compila en 1936 une
anthologie reprenant en particulier les conseils de nombreux staretz du siècle
précédent[146], dont celui-ci de Théophane le
Reclus :
Je me souviens que
vous m'avez écrit que vous attrapiez mal à la tête quand vous cherchiez à
soutenir votre attention. C'est ce qui arrive quand on ne travaille qu'avec la
tête ; mais si vous descendez dans le coeur, vous n'aurez plus aucune
difficulté. Votre tête se videra et vos pensées tariront. Elles sont toujours
dans la tête, se pourchassant l'une l'autre, et on ne parvient pas à les contrôler.
Mais si vous entrez dans votre coeur, et si vous êtes capable d'y rester, alors
chaque fois que les pensées vous envahiront, vous n'aurez qu'à descendre dans
votre coeur et les pensées s'envoleront. Vous vous trouverez dans un havre
réconfortant et sûr. Ne soyez pas paresseux, descendez. C'est dans le coeur que
se trouve la vie, et c'est là que vous devez vivre. Ne vous imaginez pas qu'il
s'agit là de quelque chose qui ne regarde que les parfaits. Non, cela concerne
tous ceux qui ont commencé à chercher le Seigneur.
~1870
Récits d’un pèlerin [russe]
Paru à Kazan vers 1870 d’un auteur inconnu qui aurait
été familier du monastère d’Optino : « il manquait cette note
cristalline qui en est sans doute la tonique secrète »[147].
Un matin de bonne
heure, je fus comme réveillé par la prière. Je commençais à dire mes oraisons
du matin, mais ma langue s’y embarrassait… Je suis devenu un peu bizarre. Je
n’ai souci de rien… (Premier récit, 36, 40)
Je cessai de remuer
les lèvres et j’écoutai attentivement ce que disait mon cœur … Je voyais
parfois en songe mon défunt staretz qui m’expliquait beaucoup de difficultées
et inclinai toujours plus mon âme incompréhensive à l’humilité. (Deuxième
récit, 42, 43)
En ce qui concerne
l'absence de formes c'est- à-dire le fait de ne pas user de l'imagination et de
ne pas accepter de vision pendant la contemplation, que ce soit celle d'une
lumière, d'un ange, du Christ ou de n'importe quel saint, et de se détourner de
toute rêverie , cela, bien entendu, est prescrit par les Pères expérimentés,
pour la raison suivante : la puissance de l'imagination peut facilement
incarner les représentations mentales, ou pour ainsi dire leur donner vie, de
sorte que les gens inexpérimentés pourraient être aisément attirés par ces
fictions, les prendre pour des visions de la grâce, et tomber ainsi dans
l'illusion …Que l'esprit puisse naturellement et facilement être dans un état
d' absence d' images, et s'y maintenir, tout en se rappelant la présence de
Dieu, on le voit bien puisque la force de l'imagination peut présenter une
chose de façon perceptible dans ce vide et donner une consistance à cette
représentation. Ainsi, par exemple, la représentation de l'âme, de l'air, de la
chaleur ou du froid. Quand vous avez froid, vous pouvez vous faire mentalement
une idée vivante de la chaleur, bien que la chaleur n'ait pas de contour, ne
puisse être un objet de vision, et ne soit pas mesurée par la sensation
physique de celui qui se trouve exposé au froid. De la même manière aussi la
présence spirituelle et incompréhensible de Dieu peut être connue de l'esprit
et identifiée dans le coeur dans un absolu vide de formes. (Septième récit,
111-112),
Car celui qui
veille en silence … aide au bien spirituel et au salut de ses frères. … L'homme
qui vit dans le monde et qui entend parler d'un pieux reclus, ou qui passe
devant la porte de son ermitage, ressent un appel à la vie spirituelle, se
souvient de ce que l'homme peut être sur la Terre, et qu'il lui est possible de
revenir à cet état contemplatif originel dans lequel il sortit des mains du
Créateur. Le silencieux enseigne par son silence même, et par sa vie même il
fait du bien, édifie et persuade de chercher Dieu. (Septième récit, 116-117)
…il faut observer
que le pouvoir de cette sorte de prière réside dans la vraie compassion
chrétienne pour le prochain, et qu'elle agit sur son âme dans la seule mesure
de cette compassion. Aussi, quand il nous arrive de nous souvenir du prochain,
ou au moment fixé pour le faire, il est bon d'introduire sa présence dans la
présence de Dieu, et d'offrir la prière dans les termes suivants : « Dieu très
miséricordieux, que ta volonté soit faite, qui veut que tous les hommes soient
sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité ; sauve et secours ton
serviteur N. Prends ce désir que j'exprime comme un cri d'amour que tu as
commandé. » (Septième récit, 123-124)
Pierre Pascal découvre le récit dans une obscure revue
parue de janvier 1916 à octobre 1917 : « …je trouvais là l'éveil
religieux d'un enfant russe, son passage éphémère dans un monastère rural, ses
pèlerinages, son ministère dans l'Altaï, en Sibérie, parmi les indigènes, parmi
les forçats… » Venu à Moscou près de Lénine étudier les révolutionnaires
du XIXème siècle, il découvre la religion russe à travers les « vieux
croyants » dont il nous conte l’histoire fascinante, Avvakum[148] dont
il traduit le terrible témoignage[149],
Spiridon[150] :
Tu sais, père, cela
m'est bien pénible et bien douloureux maintenant, d'avoir changé mon Dieu
contre le vôtre, un nouveau Dieu. » À ces mots, le Bouriate se mit à pleurer.
J'eus grand pitié de lui, jusqu'à en souffrir moi-même, et en même temps de
tous ceux qui lui ressemblaient. Je compris alors tout d'un coup ce que c'est
que de voler à quelqu'un son âme, de le priver de son bien le plus précieux, de
lui arracher et de lui ravir son saint des saints, sa religion et sa
philosophie naturelles, pour ne rien lui donner en échange qu'un nouveau nom et
une croix sur la poitrine. Le Bouriate dont je parle m'apparut comme l'homme du
monde le plus pitoyable et le plus malheureux, privé de son ancienne religion
et jeté au hasard de la destinée. Depuis lors, je me promis de ne pas baptiser
les indigènes, mais de leur prêcher seulement le Christ et l'Évangile. C'est ma
conviction que convertir les gens au Christ, comme ont fait nos missionnaires
avec ce Bouriate, ce serait agir avant tout en vrai bourreau des âmes, et non
en apôtre du Christ. Je ne sais si j'ai eu raison ou tort, mais depuis ce
moment je n'ai fait que prêcher la parole de Dieu, laissant à d'autres le soin
de baptiser. (58-59)
« C'est que voilà,
mon père, dit le détenu hérétique, depuis ma plus tendre enfance je cherche
Dieu, et j'ai beau regarder, regarder, je ne le trouve nulle part ». - Je lui
dis : « Mon cher ami, si tu ne le trouves pas en toi-même, tu ne le trouveras
nulle part. C'est avant tout en soi-même qu'il faut le chercher. S'il n'y est
pas, alors il faut détruire en soi cette vie ancienne et en commencer une
autre, où Dieu ait sa place. Dieu existe en dehors de nous, mais il ne se fait
connaître qu'en dedans de nous-mêmes. Il n'y a pas d'autre moyen de connaître
Dieu ». (108)
Il y avait avec lui
encore un autre Tatar, qui me raconta comment et pourquoi il avait été
condamné. J'avais grand-pitié de lui. Il y avait en vérité en lui je ne sais
quelle spiritualité intérieure, qui m'attirait comme un aimant. J'étais ravi
jusqu'au fond du coeur. Je m'enhardis jusqu'à lui demander pourquoi il était si
sympathique, si bon. Il me répondit : « Ce matin, j'ai prié Dieu ; à
déjeuner, j'ai prié Dieu ; ce soir j'ai prié Dieu ; la nuit, j'ai prié. Dieu, y
a être devenu moi. Deux fois y en a moi voir Allah ! ». À ces mots, en se
cachant les yeux avec les mains, il se mit à pleurer. Je compris que c'était la
prière qui l'avait rendu si bon, et que deux fois dans son existence il avait
mérité la grâce de voir une sainte apparition. Je l'embrassai. Quand il quitta
le bagne, et vint me rendre visite à Tchita avec le mullah de cette ville, je
l'accueillis, Dieu m'en est témoin, comme mon propre père, et nous nous jetâmes
en même temps au cou l'un de l'autre, en nous arrosant l'un l'autre à chaudes
larmes. (131)
1938
Starets Silouane (1866-1938)
Récits d'expériences vécues[151]
[417] Mais ne
pensez pas que je sois dans une grande grâce, ou que je sois dans l'illusion.
Non, j'ai seulement connu la grâce dans sa perfection, mais je vis d'une
manière pire que le dernier et le plus ignorant des hommes. Je suis moine du
grand habit, mais je suis indigne de cet état. Je ne désire qu'une chose : être
sauvé ; quant aux efforts et aux sacrifices, je n'en fais aucun. Et pourtant,
le Seigneur m'a donné de goûter la grâce du Saint-Esprit, et c'est elle qui
fait connaître à mon âme la voie de Dieu menant au Royaume des Cieux.
Je suis attristé
parce que je vis avec négligence, mais je ne peux pas faire mieux. Je sais que
je suis peu intelligent, presque illettré et pécheur ; mais voici, le Seigneur
aime aussi de tels hommes, et c'est pourquoi mon âme aspire de toutes ses
forces à travailler pour Lui.
Oh ! que la bonté
de Dieu est grande ! Je suis un homme vraiment misérable, et pourtant le
Seigneur m'aime. C'est qu'Il est l'Amour en personne ; Il aime tous les hommes
et les appelle à Lui : « Venez à Moi, vous tous qui peinez et ployez sous le
fardeau, et Je vous soulagerai » (Matth. 11,28). Ce repos dans le Saint-Esprit,
l'âme humble le reçoit pour son repentir.
Nous sommes
maintenant les derniers moines. Mais, même maintenant, il y a encore de
nombreux ascètes que le Seigneur soustrait au regard des hommes, car ils ne
font pas de miracles visibles ; mais dans leur âme, chaque jour,
s'accomplissent de vrais miracles, seulement les gens ne peuvent pas les voir.
Voici un miracle : quand l'âme incline à l'orgueil, elle sombre dans les
ténèbres et la mélancolie ; mais lorsqu'elle s'humilie, alors viennent la joie,
l'humble attendrissement du coeur et la
lumière.
L'âme de l'humble[152]
est comme une mer; si quelqu'un jette une pierre à la mer, la surface de l'eau
est troublée pendant un instant, puis la pierre s'enfonce dans l'abîme. Ainsi
toute peine est engloutie dans le coeur de l'humble puisqu'en lui est la Force
de Dieu. Où es-tu, âme humble ? Qui habite en toi ? À qui pouvons-nous te
comparer ? Tu resplendis, claire comme le soleil, mais en brûlant, tu ne te
consumes pas; tu réchauffes tout par contre de ton ardeur. À toi appartient la
terre des doux, selon la Parole du Seigneur. Tu es semblable à un jardin de
fleurs au centre duquel se trouve une belle maison où Dieu habite.
L’humain en l’homme
est sa théandrie … l’homme est destiné à être le vase de la Divinité (150/1). [153].
L’Église du
Christ » n’est pas autre chose que l’unité des hommes en Dieu … qui se
révèle à l’amour, c’est-à-dire à une religieuse et respectueuse perception de
la nature divine en la figure humaine comme telle. (156).
Le Christ a
proclamé et manifesté non pas la religion de la loi, mais celle de la
grâce ; Il ne pouvait donc absolument rien « fonder », ni être
un « législateur ». (230)
Les anciens Pères
de l’Église comprenaient déjà qu’à tout le moins des personnalités comme
Héraclite, Socrate, Platon, étaient des « chrétiens avant le
Christ ». En ce sens toute l’humanité qui a cherché et pressenti la
vérité du Christ à toutes les époques de l’histoire humaine, est incluse dans
l’Église mystique du Christ. (232).
Moine bénédictin brillant envoyé en mission en Galicie
uniate, il rejoindra l’orthodoxie en 1928, ce qui n’ira pas sans apporter son
lot d’incompréhensions et d’épreuves. Mais en naîtra le rayonnement spirituel
qui permit par la suite à de jeunes communautés orthodoxes de langue française
de se développer à Paris - plaque tournante de l’émigration russe - et à
Beyrouth[154]. Nous choisissons de citer
Communion in the Messiah, plutôt que l’une de ses nombreuses allocutions
spirituelles et textes à fins spirituelles[155],
pour quelques passages rapprochant chrétiens et juifs[156] :
As Abelson said,
speaking of the Zohar : “Some of the cardinal doctrines of Christianity are
embedded in these ideas [of the shekinah, etc.]. It seems that the starting
point of such ideas was a spiritual experience, a deep need of a " coming
down " of God to man and of the expiation of sin by a perfect Mediator.
These inner experiences, which agreed with several passages of the Scripture,
gave birth to certain thought-tendencies, still vague. At a further stage of
development these thought-tendencies became crystallized in definite
conceptions. [97]
The Jewish book Kuzair (12th century) said that Judaism,
Christianity and Islam, are like three rings having such a close resemblance
that one can hardly distinguish one from the other. [104]
In each Thou we
address the eternal Thou. If I have both, will and grace, the tree on which I
gaze is now no longer it. [...] The Thou meets me through grace ; it is not
found by seeking.[117]
S’impose comme traduisant une grande liberté
intérieure, un témoignage fort et qui s’avérera mystique au cours d’une
progression du récit. Exceptionnellement nous n’omettons rien :
Interview
avec le Père Lev Gillet[157]
En 1972, le
père Lev Gillet accorda une interview à Edward Robinson, un « chercheur en
expérience religieuse » du collège Manchester de l'université Oxford[158].
Père Lev a 79 ans au moment de l'interview. Cette interview constitue un
document unique sur la vie intérieure du père Lev, bien qu'il comprenne aussi
de longs échanges, en apparence secs et académiques, avec le chercheur. Car le
père Lev et le chercheur ne tiennent pas le même discours : le chercheur est un
académique qui se veut scientifique, alors que le père Lev, qui comprend très
bien le milieu académique et le point de vue de son interlocuteur, est avant
tout un spirituel, un « libre croyant universaliste, évangélique et mystique »[159],
qui a une longue expérience en tant que conseiller spirituel auprès de toutes
sortes de personnes aux appartenances les plus variées. De fait, l'interview
[298] débute difficilement, sur une discussion quelque peu intellectuelle
concernant le sens et la nature de l'« expérience religieuse », et alors que la
pensée du père Lev s'oriente tout naturellement vers le concret, le vécu, le
chercheur introduit à plusieurs reprises des notions abstraites dans la discussion.
Ce sont justement ces paroles du père Lev relatant ses expériences intimes
intérieures et ses convictions personnelles au-delà de tout credo formel, qui
témoignent dans cette interview d'un grand spirituel.
Les parties en
italiques sont les questions et remarques du chercheur et celles en caractères
normaux, les réponses du père Lev.
Au point de départ on a demandé à des personnes
d'écrire un rapport de toute expérience où ils sentaient qu'ils avaient été
sous l'influence d'une puissance soit au-delà ou en partie au-delà
d'elles-mêmes et de nous raconter l'effet qu'une telle expérience avait
produite sur leur vie. Nous avons reçu un grand nombre de comptes-rendus très
variés ; ils vont de descriptions les plus sensationnelles du super-naturel et
de l'occulte, des apparitions des morts et des rencontres avec des soucoupes
volantes jusqu'à une forme plus traditionnelle d'expérience religieuse. Quelle
approche faites-vous d'un tel ensemble ?
Je pense que chaque cas doit être considéré à part, étudié et analysé très attentivement.
En faisant cela, on trouve certains traits communs.
Qu'attendez-vous de trouver qui présente un intérêt
particulier ?
Cela dépend de
votre conception d'un phénomène religieux. J'ai bien sûr, ma propre idée
là-dessus.
Pouvez-vous nous dire quels sont vos critères ?
Je pense qu'il
s'agit d'un phénomène religieux lorsque vous avez conscience, d'abord, de
quelque chose qui vous transcende : quelque chose de plus grand que vous-même,
au-delà de vos limites. Deuxièmement, bien que ce soit transcendant, cela doit
de quelque façon être immanent à vous-même, vous devez le rencontrer en vous.
Troisièmement, entre ces deux expressions d'une réalité suprême (que je ne
définirai pas pour le moment), il existe une possibilité d'échange dynamique.
Vous en recevez quelque chose et vous lui donnez quelque chose. C'est ma
conception d'un phénomène religieux. Ceci s'applique à beaucoup de cas où Dieu
n'est pas en question. Vous pouvez envisager le sexe, par exemple, comme cette
réalité à la fois transcendante et immanente. Ce pourrait être une sorte de
religion. Vous pourriez prendre la société, ou le cosmos, pris au sens
scientifique. Vous pouvez aussi la considérer comme une réalité personnelle ou
supra personnelle — Dieu.
Dans quel sens le sexe, la société ou le cosmos
peuvent-ils être transcendants ?
Prenons le cas d'un
psychologue freudien. Il peut envisager la libido comme un pouvoir qui est
transcendant et cependant immanent à tout homme et constituant la réalité
suprême : quelque chose qui correspond à l' élan vital de Bergson.
[300] Est-ce que ceci ne consiste pas à prendre ses
désirs pour des réalités ? En fait, il le projette et le considère comme
transcendant parce qu'il veut avoir quelque chose qui de fait est au-delà de
lui-même, n'est-ce pas ?
Je ne le juge pas.
Je m'intéresse seulement de savoir si pour lui cela possède une valeur
transcendante ou non.
Diriez-vous alors que tout le monde est religieux en
un certain sens ?
Je ne sais pas ; je
n'en suis pas sûr ; il peut y avoir des personnes qui ne le sont pas du tout.
Mais je suppose que la plupart des gens le sont de mille façons différentes.
Comment reconnaîtriez-vous alors une personne
non-religieuse ? Serait-ce quelqu'un pour qui l'existence n'a pas de sens ?
Oui. Ou bien
quelqu'un qui ne veut reconnaître rien au-delà de sa propre réalité physique ou
mentale. Prenez un marxiste : je ne le considère pas comme non religieux. Le
marxisme est bien une théologie. Le matérialisme dialectique, pour autant que
d'abord ce soit le matérialisme, est dogmatique et deuxièmement « dialectique
», implique cette sorte de structure cosmique, universelle.
À partir de ceci, vous pouvez dire que tous ceux qui
trouvent un quelconque sens à la vie sont religieux.
Peut-être ; mais je
pense qu'il y a pas mal de gens qui n'ont pas du tout de quête de sens ; des
gens qui n'ont pas d'intérêt, qui n'accusent pas ou qui ne reconnaissent pas un
tel besoin. Ils vivent un jour après l'autre sans se poser de questions.
Existe-t-il vraiment de telles personnes qui ne
cherchent pas du tout de sens ?
J'en ai rencontré
pas mal. D'abord, j'étais victime d'une illusion : je pensais que ces personnes
vivaient vraiment une sorte d'anxiété intérieure, mais ne savaient pas comment
l'exprimer, ou bien qu'elles n'en étaient pas conscientes. J'ai changé d'avis
maintenant que j'ai rencontré à Londres pas mal d'hommes et de femmes qui ne se
posent certainement pas la moindre question ; elles n'éprouvent aucun besoin de
chercher du sens, cela ne les intéresse pas. De toutes apparences, leur
expérience est simplement une réaction aux événements et aux circonstances au
fur et à mesure qu'ils se présentent.
Diriez-vous que cette attitude peut survivre à une
crise qui pourrait se présenter dans leur vie ? Je m'intéresse à un certain
nombre de personnes qui nous écrivent pour dire les effets de toute sorte de
crises, et comment, jusqu'au moment où elles furent confrontées à des
événements qui exigeaient un sens — le deuil et ainsi de suite — elles ne
cherchaient vraiment aucun sens. Diriez-vous que les personnes que vous
décrivez n'ont jamais eu à affronter des problèmes qui demandent quelque chose
de plus profond que l'existence quotidienne ?
Permettez-moi de
vous raconter une étrange expérience que j'ai vécue l'an passé [1971]. Au mois
de mars, [302] à cette époque, j'étais très malade. J'étais en train de mourir.
Pendant une semaine environ j'étais inconscient et je délirais. D'une part, je
disais des choses dépourvues de sens aux personnes autour de moi. Mais tout le
temps, il y avait le développement d'une sorte de dialectique à l'intérieur de
moi, dont j'étais conscient et qui tenait la route. Il s'agissait de
l'extension d'un rêve ou d'une vision, que je vais vous raconter maintenant.
Le premier jour de
ma maladie, j'avais rendu visite à une femme persane qui avait une enfant
handicapé moteur (spastique). Je lui rendais visite avec mon médecin. Je vis
cet enfant bouger sur le lit, émettant des gémissements, essayant de faire des
mouvements, mais incapable de les coordonner. Il tenait simplement une
bouteille de lait en main, gémissant et cherchant quelque chose. Ensuite,
quelques personnes sont arrivées ainsi qu'une famille persane. La situation
était plutôt drôle : la mère ennuyée, ça sautait aux yeux, aurait préféré
qu'elles partent. Soudain, l'enfant spastique semblait prendre conscience de la
situation et se leva quelque peu disant : « Maman, kawa ! » Cela voulait dire
que l'enfant savait que l'on offre du café à tout hôte ; il rappelait à sa mère
de leur présenter du café. Ce qui était frappant, profondément émouvant, était
de voir cet enfant sortir tout à coup de ses limites, sa prison d'enfant
spastique, et de manifester un intérêt altruiste pour ces personnes. J'en étais
fortement impressionné.
La nuit suivante,
je devins très malade ; je commençai à perdre conscience. Puis j'eus un rêve —
ou bien le vis-je d'une façon imaginaire ? — je ne sais. Je me vis sur une
plaine très blanche pendant une nuit noire ; j'étais couché sur le sol. Je ne
pouvais voir aucune lumière ni à droite ni à gauche, pas de maison, rien, sauf
sortant de terre, par-ci par-là, de petits êtres spastiques semblables à des
vers de terre. Certains d'entre eux prononçaient le mot « café » (kawa en
perse) ; ils portaient une très petite lumière, comme des vers luisants.
Soudain j'avais l'impression d'avoir une vision de l'univers entier : notre
univers est tel où chacun, jusqu'à un certain degré, est un enfant spastique.
Chacun se meut selon son propre spasme, qui peut être l'ambition, l'argent, le
sexe, n'importe quoi. Chacun est prisonnier de son propre spasme comme cet
enfant spastique. Mais il arrive que soudain certains d'entre eux prennent
conscience de réalités en dehors d'eux-mêmes et commencent à demander du café
pour les autres.
Pour moi, c'était
une forme de dialectique qui se développa pendant toute une semaine dans mon
inconscient alors que je délirais aux yeux des autres personnes. Il me sembla
que tout l'univers était ainsi. Le sens de tout progrès dans le monde était que
nous devrions aider toutes ces personnes spastiques autour de nous de façon à
devenir capables, à certains moments, de demander du café pour les autres. Ceci
dura toute une semaine avec des développements que je ne préciserai pas maintenant.
Il y avait une séquence dialectique dans tout ceci.
Je pense maintenant
que vous avez raison, quand vous avez dit qu'il y a des personnes qui, à moins
de faire une crise, ne sont pas conscientes de tout ceci. Ce sont en effet des
personnes spastiques, qui se meuvent [304] seulement de façon quelque peu
mécanique, jusqu'au moment où leurs yeux s'ouvrent tout à coup et ils prennent
conscience des autres.
Ceci suggère que notre état naturel n'est pas d'être
conscient du sens, et que tous nous devons sortir de cet état.
Selon ma propre
conception qui est purement individuelle et que je ne peux ni prouver ni
réfuter, je pense que l'enfant spastique ne pourrait jamais être capable de
songer à du café pour d'autres personnes si cela ne lui était pas donné ou suggéré
par quelque chose ou quelqu'un qui lui est transcendant : ce qu'un chrétien
appelle la grâce.
Quelles limites mettriez-vous à ce qu'on appelle le
transcendant ? Nous avons un grand nombre de personnes parmi nos correspondants
qui disent : « Nous avons trouvé un sens, c'est cela notre expérience
religieuse ». Nous ne pouvons approcher entièrement cette réalité sans
préconceptions, sans certaines valeurs qui nous soient propres. Nous devons
demander comment le pouvoir transcendant peut être reconnu, et comment
percevoir la bonté ou la malignité des influences de ce genre.
Je ne me posais
aucune question à ce sujet : j'en étais venu à cette interprétation du rêve
parce que j'avais déjà mes propres convictions religieuses. Celles-ci sont en
relation avec une puissance personnelle ou super-personnelle, avec qui je pense
avoir eu un contact personnel à certains moments de ma vie — aux moments
décisifs de ma vie. J'ai eu dans ma vie tout à fait personnelle et intime,
d'abord un sentiment de présence, d'une présence donnée et super personnelle.
Ce sentiment demeurait en moi une heure entière de façon très intense,
m'envahissant, me faisant pleurer sans la moindre raison, me submergeant
complètement. Ceci m'est arrivé aux bords du lac de Galilée, peut être sous l'influence
de l'environnement, le paysage et les souvenirs associés au lac de Galilée dans
l'Évangile. Mais c'était tellement saisissant que je vis soudainement que
l'intention que j'avais eue d'aller à Jérusalem était tout à fait inutile. Ce
que j'avais vu et ressenti dépassait tout ce que j'aurais pu faire à Jérusalem.
Il ne me restait qu'à retourner immédiatement en Europe et rien d'autre.
Avez-vous connu à d'autres moments cette sensation de
présence ?
Oui, beaucoup, mais
celle-ci, ainsi que le rêve des personnes spastiques, étaient les plus
frappants. L'impact de ce rêve sur moi était le suivant : si je voulais voir
les enfants spastiques sortir du sol, je ne pouvais le faire que si moi-même
j'étais couché par terre tout à fait à plat, perdant toute sensation de ma
propre importance, réalisant que tout ce que je faisais : écrire, parler aux
gens, n'avait aucune importance. La seule chose qui importait était d'être
capable de rester couché sur le sol. Alors je pouvais voir ces personnes
spastiques qui se levaient. La seule chose que je peux faire est d'aider de
telles personnes.
Comment mettriez-vous en rapport ces expériences en
rêve et le sens de présence que vous avez ressentie avec les expé- [306] riences
que d'autres personnes appelleraient purement psychiques ?
Je n'ai aucune
expérience psychique de quelque nature que ce soit. Ces choses me sont
entièrement étrangères.
Beaucoup de personnes nous écrivent en décrivant ce
qui leur semble être une véritable expérience religieuse alors qu'ils ont vu
une lumière, ou des lumières, ou leurs environnements illuminés ; ceci se
combine avec la joie et parfois de la crainte. Pourquoi est-ce si courant ?
Je pense que c'est
un phénomène courant dans toutes les religions. Moi-même, par exemple,
j'éprouve très souvent un sentiment, non d'une lumière extérieure, mais d'une
sorte d'illumination intérieure, quelque chose de radieux associé au nom de
Jésus. J'ai beaucoup pratiqué ce que les orthodoxes appellent la prière de
Jésus, qui consiste simplement dans la répétition du nom de Jésus. Cette
expérience du nom de Jésus peut devenir quelque chose qui vous imprègne et vous
donne une sorte de lumière intérieure : vous vous sentez entouré d'une lumière
intérieure que vous ne pouvez décrire.
Comment pouvez-vous défendre ceci devant la critique
du sceptique qui y verrait simplement une technique dont le contenu est sans
rapport ? N'importe quelle philosophie que vous aimez pourrait servir de
contexte à cette sorte d'expérience.
Je ne veux pas le
nier. Je pense que c'est tout à fait possible qu'il y ait une origine
psychologique. Mais je dirais en même temps que je ne dissocie pas Jésus de
Mohammed, ni de Bouddha ou de Krishna, ou de beaucoup d'autres divinités, Isis
ou Aphrodite. Je pense que beaucoup de personnes ont des contacts authentiques
avec Jésus sous d'autres noms et formes.
Et je suppose qu'elles prendraient les mêmes attitudes
que vous ?
Un Hindou
certainement.
Vous dites ne pas avoir d'expérience psychique. Mais
que diriez-vous à quelqu'un qui décrirait votre expérience comme psychique ?
Votre sens de la présence par exemple ?
Je ne dirais rien.
Sa déclaration pas plus que la mienne ne peuvent se prouver. J'en resterais là.
Un de nos grands problèmes consiste en la difficulté
de distinguer entre ce que certaines personnes écarteraient d'emblée comme
étant psychique et ce que d'autres apprécieraient comme étant de grande valeur
et appelleraient religieuses. Et le cœur même de ces expériences qui, dans
beaucoup de cas, paraît être semblable. Ce qui semble constituer l'élément
religieux est la façon dont les gens réagissent, la façon dont ils reçoivent et
répondent.
Ce sont des choses
qu'on peut partager ou pas. Si quelqu'un ne partage pas son expérience, c'est
inutile d'en parler. Dans ce domaine il n'y a pas de vérification au sens
scientifique. Là où on ne peut pas mesurer, la vérification est impossible, et
il n'y a pas de mesures à appliquer à ce genre de choses. C'est un domaine qui
relève du qualitatif sans aucune recherche possible sur le quantitatif
[308] Vous diriez alors, qu'à moins de pouvoir
présenter des résultats sous forme quantitative, votre travail n'est pas
scientifique ?
Il fut un temps
[1917-1918] où je travaillais dans le laboratoire de psychologie expérimentale
à Genève avec [Édouard] Claparède. Il avait placé ces paroles de Lord Kelvin
sur la porte de son laboratoire : « Si tu peux exprimer en chiffres ce dont tu
parles, tu en possèdes une certaine connaissance. Sinon, tu n'en connais rien
et ce que tu dis n'a guère de valeur ».
Seriez-vous encore d'accord maintenant avec ce point
de vue ?
Certainement, d'un
point de vue scientifique. Dans mon esprit je fais une distinction très nette
entre ce qui peut être analysé par la recherche scientifique et ce qui ne peut
l'être. Il n'y a pas de pont entre le quantitatif et le qualitatif.
L'un est-il plus réel que l'autre ou ne portez-vous
pas de jugement ?
Il ne m'appartient
pas de juger. D'une certaine façon, je suis un parfait agnostique et un parfait
croyant d'autre part.
N'êtes-vous pas ouvert à la compartimentation, à
penser en termes de deux mondes qui ne peuvent pas entrer en contact l'un avec
l'autre ?
Je ne dirais pas
cela. Je dis simplement que je ne me permets pas de dire que je sais, si je ne
peux pas prouver par l'expérience ce que je sais.
Alors, la seule sorte de psychologie que vous
accepteriez comme scientifique est une sorte de psychologie behavioriste ?
Non, je rejette le
behaviorisme comme je rejette la psychanalyse. En ce qui me concerne, la seule
forme de psychologie scientifique prouvée est la psycho-statistique.
On pourrait objecter à Lord Kelvin qu'en fait les
nombres n'ont d'autre signification que mythique.
Les nombres sont la
seule façon pratique d'appliquer la connaissance à la vie. Sans les nombres, il
n'y a pas de connaissance scientifique, pas de technique scientifique. Je ne
crois pas du tout dans une mystique des nombres.
Je pense que Kelvin disait aussi qu'il ne pouvait
réellement comprendre une théorie que s’il pouvait construire un modèle.
C'est de
l'imagination. Cette phrase n'a aucune valeur pour moi. Ce qui a de la valeur
est le nombre, la réalité. Le modèle n'a pas de réalité ; c'est une illusion de
l'esprit. Dans le domaine de la science, les modèles peuvent changer tous les vingt
ans, les nombres restent.
Mais un modèle est utile pour communiquer vos idées à
quelqu'un d'autre.
Oui, de façon
purement empirique.
Je pense qu'on peut soutenir que les nombres sont
aussi un simple modèle, que toute description scientifique est peut-être un
modèle dans un langage différent : un langage qui [310] est plus pratique dans
un certain sens; vous pouvez vous en servir pour contrôler ou pour prédire.
Mais c'est cependant un modèle : cela ne nous rapproche pas davantage de ce qui
est vraiment là.
Je ne comprends pas
l'idée de « ce qui est vraiment là ». J'ai été impressionné profondément par
quelque chose qui s'est passé dans un laboratoire de botanique. J'essayais de
dessiner ce que je voyais sous le microscope. Le professeur vint voir ce que
chacun faisait. Moi, je dessinais des cellules ; mais à la place de laisser des
intervalles entre elles je les dessinais tout à fait contiguës. Le professeur
me dit : « Que pensez-vous que vous êtes en train de faire ? » Je dis : «
J'essaie de dessiner ces cellules ». « Pas du tout, répondit-il, vous faites de
la métaphysique ». Ces paroles me sont restées et ont eu une énorme influence
éducative sur moi.
Que voulait-il dire ?
Il voulait dire que
j'étais en train de dessiner quelque chose qui n'était pas une réalité
physique. Les intervalles entre les cellules étaient la réalité ; mais moi,
j'étais en train de dessiner des cellules qui se touchaient, ce qui n'était
donc pas une réalité physique et par conséquent pas de la physique non plus ;
donc de la métaphysique, de la spéculation.
Voulait-il dire que vous aviez permis que votre
perception soit influencée par une théorie métaphysique ?
Je ne pense pas
qu'il soit allé aussi loin. Je pense que pour lui la métaphysique était une des
pires qualifications. Je dessinais simplement quelque chose que je ne voyais
pas.
Vous venez justement de dire maintenant que vous
n'acceptiez pas la conception de « ce qui est réellement présent là ». Mais au
début, vous parliez de l'expérience religieuse comme expérience d'une réalité
transcendante.
Veuillez m'excuser,
je déteste les mots « expérience religieuse ». Je pense qu'ils sont la cause
d'une grande confusion et j'en veux à William James [philosophe pragmatique
américain 1842-1910] d'avoir introduit pareille idée. Essayez par conséquent de
trouver d'autres mots. Il y a quelques mots que j'aimerais faire disparaître du
dictionnaire, tels que « expérience religieuse » ou le mot « mysticisme ».
Pourrais-je définir l'expérience religieuse comme
l'expérience d'un phénomène religieux, en d'autres termes, comme quelque chose
qui est l'objet propre de notre intérêt religieux ?
Le mot « phénomène
» suffit amplement — « ce qui apparaît ». Qu'y a-t-il derrière l'apparence ? Je
ne le sais ; quantitativement, scientifiquement, je ne le sais.
Mais vous avez des critères pour dire : « J'ai fait
l'expérience de ceci ; je suis maintenant dans le « domaine
religieux » ».
Je peux dire que
ceci est le domaine des expériences religieuses ; vu de l'extérieur, je pense
qu'un sociologue ou un psychologue athée seraient d'accord avec moi sur la
définition d'un phénomène religieux.
[312]Vous ne pensez pas que c'est nécessaire d'avoir
soi-même un intérêt religieux, d'être sensible à quelque chose avant qu'on
puisse reconnaître ce qui est important dans ce domaine ? Je ne pense pas qu'un
athée ait assez d'intérêt dans le domaine de la religion pour percevoir les
caractéristiques importantes d'un phénomène religieux.
Je connais des
psychologues de la religion qui sont des athées et qui s'intéressent très fort
aux phénomènes mystiques, etc.
Sont-ils qualifiés pour les interpréter correctement ?
Oui, parce qu'ils
ont un esprit scientifique. L'interprétation ne m'intéresse pas tellement, ce
qui m'intéresse, c'est la description.
Mais si vous décrivez un phénomène comme étant
religieux, ce mot a alors sûrement une valeur interprétative ?
Il a seulement un
sens conventionnel. Je déteste également les mots « religion » et « religieux
». De même que le mot « mysticisme », la « religion » ne trouve pas place dans
la Bible.
Vous finissez par adopter une position purement
phénoménologique. Vous dites : « Je ne demande pas une interprétation de ces
expériences ; tout ce que je ferai est simplement les approcher toutes ».
Oui, exactement.
[313] Ceci semble être plutôt réducteur. Ce qui est
important pour la personne qui a vécu l’expérience en est l’interprétation.
Je suis incapable
d’en donner l’interprétation. Je peux simplement essayer de tâtonner, de voir
ma voie à un moment donné.
Comment pouvez-vous alors évaluer l'expérience
d'autres personnes ?
Je n'évalue pas
l'expérience d'autres personnes.
Diriez-vous que ceci est une attitude scientifique ?
Oui, exactement. Le
mot « valeur » n'a pas sa place en science.
D'où viennent les valeurs alors ?
Je n'ai
probablement pas de valeurs.
Vous n'avez pas de valeurs ?
Je ne pense pas.
J'ai des réactions.
Vous pensez que les principes du comportement humain
sont purement relatifs au moment ?
C'est une question
d'éthique personnelle.
Oui, mais cela n'est pas en rapport avec la question
de valeur ?
Je ne sais pas. Je
hais le mot « valeur ». Je hais tous ces termes philosophiques. Je peux
peut-être parler de [314] guidance ; je sais ce que cela signifie ; je sais ce
que je ferais dans des cas particuliers. Ou même d'amour, qui est un mot
terrible.
Dites-vous que toutes ces choses sont intuitives,
qu'il ne sert à rien d'essayer d'en faire un système ?
Je ne sais pas ce
que signifie « intuitif », bien que je fusse un disciple de Bergson dans ma
jeunesse. Mais je crois qu'il peut y avoir cette conviction, qui n'a rien à
voir avec la science, qu'il y a une lumière intérieure donnée par Dieu. J'en
parle dans le sens que lui donnent les quakers.
En fin de compte, la seule guidance valable est
justement ce que tout un chacun éprouve comme sa propre expérience individuelle
?
Il n'y a pas deux
cas qui soient semblables. Il ne peut y avoir de valeurs absolues qui ont la
même force pour des personnes différentes. Bien que j'admette tout à fait qu'un
État doit avoir des lois.
Lorsque saint Jean dit : « Il faut éprouver les
esprits » (1 in 4, 1), pour voir quels sont les bons et les mauvais,
n'incluait-il pas que vous deviez avoir quelques critères de jugement ?
Oui, j'ai des
critères.
D’où viennent-ils?
Je pense qu'ils
viennent de Dieu.
Ceci ne nous amène-t-il pas à une position où chacun
peut dire : «Je possède mes propres valeurs intuitives, ma propre guidance, qui
sont aussi bonnes que les vôtres » ?
Je pense
certainement que vous avez toujours le droit de dire « ma guidance est aussi
bonne que la vôtre ». Si c'est vraiment de la guidance, elle est aussi bonne
que celle de n'importe qui. Il n'y a pas de guidance commune à deux personnes.
Mais notre connaissance de Dieu est imparfaite et
chacun de nous interprète la volonté de Dieu selon sa propre expérience. Vous
direz sûrement que certaines personnes sont plus proches de l'Esprit de Dieu
que d'autres ?
Certainement. Mais
Dieu a une façon différente d'agir selon chaque personne. Je rejetterais
absolument comme une hérésie horrible — pour autant que je sois un chasseur
d'hérésies, ce que je suis — l'idée que Dieu aime certaines personnes plus que
d'autres. Je dirais qu'il n'y a rien de quantitatif en Dieu, en lui il n'y a
pas de plus ni de moins. Ne quantifiez pas Dieu. N'évaluez pas son amour. L'amour
de Dieu est une sorte de pression atmosphérique qui porte chacun de façon
égale. La seule différence est qu'il y a des personnes qui s'ouvrent à cette
pression, tandis que d'autres se ferment. Mais c'est le même amour entier,
total, divin, absolu qui entoure chacun, qui parle à chacun, qui agit en
chacun. [317]
Et un Hitler, un Staline sont complètement fermés à
cela, pensez-vous ?
Certainement. Ils
ont été entourés par la même pression d'amour divin que n'importe quel autre
saint, mais ils se sont fermés.
Comme disciple de Bergson, pourriez-vous nous dire
comment il approchait des questions de cette sorte ? Il aurait sûrement validé
l'expérience d'autres personnes.
Oui, certainement.
Plus que vous ?
Non. J'ai le plus
grand respect pour l'expérience sincère d'autres personnes. Comme disait
Bergson, lorsque vous voulez connaître un sujet, vous allez trouver un
spécialiste. Lorsque je veux connaître la réalité des choses spirituelles je
vais directement trouver les mystiques, les saints, les personnes qui ont des
visions ou des extases. Ils connaissent des choses que moi je ne connais pas ;
je dois me renseigner auprès d'eux. Si j'ai des réparations électriques à faire
dans ma maison, je fais venir un électricien.
Vous diriez alors qu'il peut y avoir une certaine
valeur dans l'étude de l'expérience religieuse d'autres personnes ?
L'expérience
religieuse d'autres personnes peut m'ouvrir de formidables paysages, d'énormes
et nouvelles visions. Et je serai toujours reconnaissant à ceux et celles dont
les visions ont enrichi les miennes.
Ceci comprendrait William James ?
Eh bien, j'ai des
sentiments très complexes à l'égard de William James.
Beaucoup de personnes sont reconnaissantes à James
parce que par ses travaux, il a ouvert leurs esprits à la possibilité de
l'expérience religieuse.
Oui, son livre [Les
variétés de l’expérience religieuse, 1902] a eu une influence énorme. Mais je
me demande s'il n'a pas seulement soulevé un intérêt pour cette question.
A-t-il mené à une foi plus grande dans la validité de ces expériences ? D'un
point de vue scientifique, c'est très intéressant, mais pas du tout d'un point
de vue religieux. La seule question religieuse pourrait être : est-ce que le
livre de James a créé chez les personnes qui l'ont lu plus d'amour pour Dieu et
pour leur prochain ?
Il a créé chez beaucoup de personnes, j'en suis sûr,
qui auparavant n'étaient pas prêtes à regarder ces choses sérieusement, un
empressement à se demander : «Je me demande s'il y a quelque chose en tout ceci
ou non » ? Et ceci a fait tomber pas mal de personnes au bas de l'échelle
qui...
Oui, probablement.
Je pense que son influence peut avoir été très positive.
[318] Vous avez introduit beaucoup de valeurs ; vous
les avez glissées par la porte arrière : des attitudes positives, l'amour
de Dieu — pourquoi est-ce que ces choses en valent la peine ?
Oh, parce qu'on m'a
dit que cela en valait la peine, Dieu me l'a dit.
Que diriez-vous de la personne qui aurait fait
l'expérience contraire ?
Je dirais
probablement qu'elle a fait une expérience authentique et que Dieu lui a parlé
par sa conviction qui est très différente de la mienne. Mais il doit y avoir
une faille quelque part. Je pense que toute expérience qui est authentique,
immédiate, sincère est vraie. Je dirais qu'une expérience authentique conduit à
un contact authentique avec Dieu.
Il me semble que ceci conduit à une grande richesse et
en même temps à un désordre suprême.
Je ne suis pas sûr
que cet univers soit bien ordonné. Selon moi, cet univers n'est pas celui que
Dieu a fait : c'est un univers imparfait. Et ce Dieu, mon Dieu, est un Dieu qui
souffre.
Comment en arrivez-vous à ce jugement sur votre Dieu ?
Vous avez choisi votre Dieu.
Non, je n'ai pas
choisi mon Dieu. Dieu a choisi la sorte d'expérience, si vous aimez ce mot,
qu'il m'a donnée. Ce n'est pas mon choix : c'est une sorte de révélation que
Dieu m'a faite de lui-même.
Mais c'est vous qui choisissez. Vous dites que vous
allez trouver les experts qui ont l'expérience. Mais il y a beaucoup de
personnes qui vous donneraient des conseils différents, qui prétendent avoir eu
une expérience directe et authentique.
Je suis toujours
disposé à les écouter.
Et alors vous discernez pour vous ce qui est valable
ou pas.
Je pense que Dieu
me guide dans mon interprétation et mon choix.
« Dieu » semble alors être simplement un nom pour ce
que vous pensez être la réalité la plus valable.
Je suis tout à fait
d'accord d'éliminer le mot « Dieu ». Il ne signifie rien. Il ne contient rien
de précis ni d'instructif ni d'éclairant sur lui.
C'est dans la Bible, à la différence de « religion »
et « mysticisme ».
Il ne se trouve pas
dans la Bible. Dans la Bible, il a un nom très personnel, Yahvé. L'Ancien
Testament ne parle jamais de Dieu de façon abstraite. Je pense que nous avons
vidé le mot « Dieu » de toute signification. Si nous voulons vraiment que notre
prière soit authentique, nous devrons nous adresser dans tous les cas à Dieu
personnellement avec nos besoins actuels qui nous font nous adresser à lui. Il
y a des moments où je lui dirais : « Seigneur de Beauté » ; à d'autres : «
Seigneur de Vérité ». Mais pas : « Dieu », qui est simplement une abstraction.
[320]
Où trouvez-vous l'unité dans ces différents aspects de
Dieu ?
Je pense que toutes
ces qualifications que nous donnons à Dieu, toutes nos demandes pour nos
besoins, peuvent toutes se ramener à quelque chose que nous recevons de Dieu :
« Tu es aimé », les paroles mêmes adressées par l'ange au prophète Daniel (Dn
9, 23). Et ma réaction : « Je t'aime et j'aime les autres » — c'est l'Évangile.
« Que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? », demande l'Évangile : « Tu
aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de tout toi-même » (Mt 22,
37-40). C'est tout.
Mais ceci ne veut pas dire que vous devriez aimer tout
ce qui, pour vous, a une signification au sens le plus large.
Je pense qu'un mot
très important dans cette phrase de Jésus est « ton ». «Le Seigneur ton Dieu »
est un Dieu dont tu peux faire l'expérience comme ton Dieu.
Pourriez-vous dire quelque chose au sujet du mal ?
Le problème du mal
est insoluble pour moi si vous le séparez de l'idée d'une chute. La véritable
tragédie n'est pas apparue avec le premier homme, mais avec la première
séparation de ce que l'Évangile appelle la puissance des ténèbres, le Prince
des ténèbres. À un moment donné, il y a eu un affrontement que nous ne
connaissons pas entièrement, une séparation. Depuis lors, les créatures qui
étaient créées pour vivre en synchronisation, pour coopérer, ont commencé à se
dénaturer en se développant indépendamment. Je suis d'accord avec Teilhard de
Chardin lorsqu'il dit que l'origine du mal peut déjà se rencontrer en biologie
lorsqu'un tissu ou une cellule veut vivre une vie indépendante, ne dépendant
plus des autres. C'est à ce moment que le cancer commence. Le cancer est
vraiment un modèle du mal parce que c'est le genre de chose qui se déclare
indépendant et qui veut croître indépendamment en rompant la coopération avec
d'autres éléments. Il y eut à un certain moment, un temps de refus, lorsque
Dieu demanda un « oui » ou un « non » à certaines puissances. Certaines dirent
« non » et en disant ce « non » elles devinrent indépendantes. Et l'harmonie
entière de tout l'univers fut brisée. Alors les différentes espèces biologiques
commencèrent à se manger les unes les autres, etc. Ce n'est pas cela que Dieu
voulait.
Je pense maintenant
que Dieu est un Dieu souffrant, non un Dieu assis sur un trône, mais luttant
avec nous, parmi nous. Et durant cette lutte, il lui arrive d'être blessé, même
d'être apparemment tué dans telles ou telles âmes. Et pourtant nous croyons
qu'il sera le plus fort à la fin. Comment un Dieu tout-puissant, comme je le
crois, peut-il être en même temps un Dieu souffrant ? Être un Dieu souffrant ne
veut pas dire qu'on peut lui imposer de force la souffrance. On ne peut forcer
Dieu en rien. Mais volontairement, spontanément, il peut prendre la souffrance
humaine sur lui partager notre souffrance, parce que c'est nécessaire pour que
notre propre « oui » à son égard puisse être totalement libre.
Il veut que nous
lui disions « oui ». Si nous devons pouvoir dire « oui » valablement, nous
devons aussi être capables de dire « non ». Et si nous sommes capables de
[322] dire « non », cela ouvre la porte à
tous les reniements, les refus, les chagrins, les catastrophes et tout le
reste.
Je m'étonne combien cette harmonie qui existait jadis
et qui a été cassée est, à vos yeux, en relation avec l'expérience que beaucoup
de personnes rapportent comme étant une sorte de sentiment « océanique », un
sens d'unité cosmique, comme formant d'une certaine façon « un » avec leur
environnement — la sorte de chose que [William] Wordsworth a décrit ?
Je pense que dans
cette vie déjà cette harmonie, cette unité peut être établie par quelques
personnes privilégiées. Je pense qu'il y a des personnes, des saints par
exemple, qui peuvent obtenir un pouvoir sur le monde physique, le monde animal
et végétal.
Mais l'établissement de cette harmonie même est
peut-être quelque chose de différent de la vision momentanée que beaucoup de
personnes décrivent dans leur expérience.
Cet instant de
vision est une partie de l'harmonie originelle, je pense, une anticipation de
ce que nous aurons ou pourrons avoir.
Qu'en est-il alors de la doctrine chrétienne de la
création qui dit qu'elle est très bonne ?
Elle était très
bonne. Je pense que l'important est ce qui s'est passé dans le monde des anges.
Je crois fermement en un monde angélique qui est plus important que notre monde
humain. Je pense que de grandes décisions ont été prises dans le monde des
anges et des démons.
Je pense que la
seule représentation correcte de la grande personne du démon est la
représentation musulmane. La représentation chrétienne est une caricature. Le
Satan musulman est Iblis. Le péché d'Iblis fut un excès d'amour pour Dieu. Il
était tellement attiré par la beauté de Dieu, la splendeur de Dieu, qu'il ne
pouvait pas supporter l'idée que Dieu puisse un jour venir parmi les hommes. Il
rejeta cette idée afin de sauvegarder l'unicité de Dieu, la suprême beauté de
Dieu. C'est la conception musulmane, qui est très belle.
Mais n'est-ce pas l'élément d'indépendance que vous
trouviez être au centre de la conception chrétienne de la chute ?
Je pense que le
lien entre les deux conceptions est une certaine recherche de noblesse et de
pureté. Nous ne devons pas voir Satan dans la caricature du monde occidental.
Il est un personnage de grande noblesse, beauté et importance. Il demeure un
Prince des anges. Et les vraies tentations qui viennent de Satan ne sont pas
des tentations ignobles, comme celles qui viennent des instincts. Elles
viennent sous la plus belle forme de l'intellect, le moral, le spirituel et
l'esthétique : des créations séparées de Dieu. Elles se trouvent en toute
création artistique qui nous mène au désespoir ou qui est une expression de
désespoir. Je vais dire quelque chose qui pourrait vous scandaliser. Je
considère les œuvres de Wagner et des musiques comme la neuvième symphonie de
Beethoven et les nocturnes de Chopin comme influencées par le diable, parce
qu'elles sont souvent l'expression d'un pur désespoir, sans la moindre lueur
d'espoir du monde beau, grand, mais séparé. [324]
Est-ce que celles-ci n'expriment pas une authentique
expérience ?
Si, mais il n'y a
pas de place pour Dieu.
Mais est-ce qu'on ne trouve pas Dieu dans cette
conscience existentielle de désespoir et dans le fait d'y faire face ?
Certainement, si ce
désespoir est transformé par une lueur de lumière, Dieu y serait présent. Mais
dans le cas de Schopenhauer, par exemple, c'est diabolique.
Mais le désespoir peut de fait être un état créatif.
Beaucoup de personnes décrivent qu'elles ont seulement été capables d'atteindre
une nouvelle conscience de la vérité, résultat d'un désespoir total ; elles se
sentent au fond du panier.
Vous revenez alors
à cette image dont j'ai parlé quand j'ai moi-même fait l'expérience d'être
couché à terre incapable de descendre plus bas encore. Comme une balle qui
touche le sol et doit alors rebondir. Mais il y a des personnes qui restent à
terre et ne voient aucune lueur d'espoir.
Est-ce que je peux revenir à Bergson ? Comment
interpréteriez-vous son idée de l'élan vital en termes religieux ? Quelle
relation y a-t-il entre ceci et ce que nous appellerions l'expérience
religieuse ?
Jung a fait un lien
entre eux. Pour lui, la libido était l'élan vital. Il y a une tendance vers
quelque chose de toujours plus grand, tendant, comme dirait Teilhard de
Chardin, vers le Point Oméga.
Mais est-ce que l’élan vital est quelque chose
d'immanent ou est-ce quelque chose qui vient d'au-delà de l'homme ?
D'au-delà de
l'homme, oui. Bergson a écrit explicitement dans une phrase dont je me souviens
: « Je crois en un Dieu, libre et personnel, libre et créateur ».
Mais l'idée de la libido de Jung n'est pas aussi
transcendante que cela.
Dans les deux
dernières années de sa vie, Jung pensa cet élan comme existant vraiment. Et il
ajouta à ceci son idée des Archétypes qui agissent sur nous depuis le
commencement.
Pensez-vous que le mal puisse prendre une initiative ?
Lorsque nous parlons de guidance, je pense à des démons déguisés en anges de
lumière.
Il y a des critères
très précis pour juger la guidance. D'abord la guidance ne doit pas venir
seulement une fois ; elle doit être répétée. Deuxièmement, elle doit être
prononcée dans le style de Dieu ; c'est très important. Dieu a son langage, à
lui. Je dirai que vous pouvez reconnaître grammaticalement une phrase parlée
par Dieu. Troisièmement, vous pouvez tester une guidance en la partageant avec
d'autres personnes. Demandez à quatre ou cinq personnes qui comprennent votre
problème de prier pour trouver une solution et demander une guidance, et voyez
si les réponses convergent. Quatrièmement, celle sans équivoque : est-ce que
cette guidance vous cause de la tristesse, de l'amertume, de la [326] haine ou
bien la joie et l'amour envers Dieu et les autres ? Jugez l'arbre à son fruit.
Pourriez-vous dire quelque chose sur le style ?
Différentes personnes le décrivent de façon différente. Les variétés
d'expériences religieuses reflètent les variétés de la grammaire de Dieu.
Comment pouvez-vous dire que tel est un vrai style et un autre un faux ? Que se
passe-t-il si quelqu'un n'est pas d'accord avec vous sur le style ?
J'ai posé ces
questions à plusieurs personnes et j'ai vu qu'elles s'accordaient sur le style
de Dieu. Mais souvent, dans leurs interprétations, leurs développements des
paroles prononcées par Dieu, elles essayaient de les formuler de façon humaine
— en de longues phrases que l'on ne peut pas attribuer à Dieu. Dieu parle
toujours en de très courtes phrases. Souvent il ne dépasse pas plus de cinq ou
six mots. Ils sont prononcés d'une façon telle que je ne trouve qu'un adjectif
: IRRÉVOCABLE. Il ne laisse la porte ouverte à aucun argument, aucune
contestation, aucun questionnement. Je pense que ce sont les deux
caractéristiques : une grande brièveté et un caractère absolu.
Beaucoup de personnes qui nous écrivent disent que
leur première conscience de cette autre dimension leur vint sous forme de
doutes. Des questions s'élevèrent elles-mêmes. Ceci semble être un problème
différent du verdict final, autoritaire et définitif &la ressemble
davantage à de l'incompréhension.
C'est un autre
problème. C'est ce que j'appellerais la méthode d'infiltration par Dieu. Vous
vous rappelez l'épisode dans l'Évangile des deux disciples sur la route
d'Emmaüs. Ils discutent entre eux quand Jésus arrive (cf. Lc 24, 13-16). Dans
l'Évangile, lorsque Jésus rencontre des personnes, il leur fait face. Ceci est
le seul cas où Il s'approche d'eux par-derrière. Il les suit, les écoute, les
entend et entre dans leur conversation. Ceci n'est pas la façon de parler avec
autorité, mais la méthode d'infiltration. Il peut entrer en nous comme l'encre
peut pénétrer dans du papier buvard.
Il se peut qu'il y en ait qui ne soient conscients
d'aucune guidance au moment même, rien de transcendant, mais plus tard ils
regarderont en arrière et verront un style; ils verront que des portes furent
ouvertes et fermées.
Oui, cela arrive.
Je me demande si les idées de Michael Polanyi vous
intéressent, lorsqu'il fait la distinction entre la connaissance explicite et
tacite, et suggère que la connaissance tacite est plus fondamentale que la
connaissance explicite. Je pense que la connaissance explicite s'ajoute à la
connaissance tacite de façon continue.
Je tiens seulement
beaucoup à ne pas mélanger ce qui est science avec ce qui ne l'est pas,
c'est-à-dire, ce qui n'est pas vérifiable, mesurable.
Mais toute science ne peut pas s'exprimer en termes de
choses matérielles.
Je ne réduis pas la
réalité à des choses matérielles. Pour l'instant, je parle seulement des
critères de la connaissance scientifique. [328]
Est-ce que Bergson aurait admis que l’élan vital soit
ouvert à l’investigation scientifique ?
Non. Il insista
là-dessus.
Comment alors défendre sa philosophie contre
l’accusation de produire un deus ex machina dans cet élan vital, une sorte de
Dieu qui remplisse les lacunes dans les parties que la science ne peut
expliquer ?
C’était simple pour
Bergson : il ne s’appuya pas sur la science, mais sur l’intuition, et
l’intuition est quelque chose de tour à fait différent de l’approche
scientifique.
Et le critique dira que vous déplacez gentiment le problème
dans un monde où vous ne pouvez plus le questionner. Selon Polanyi, il n’est
pas nécessaire de prendre cette sorte d’action défensive, puisque d’après lui,
la science dépend davantage de l’intuition ; on est actuellement prêt à le
reconnaître.
Ne compliquons pas
les choses. je parle de la connaissance scientifique. Lorsque je dis que le roi
Louis XV1 fut décapité le 21 janvier 1793, ie parle de quelque chose que l'on
peut vérifier. Ceci est de la connaissance scientifique. Mais il y a beaucoup
de choses qui ne sont pas de la connaissance scientifique. Nous parlons des
lois de la nature: elles n'existent pas. Nous avons seulement les calculs des
probabilités et les statistiques. Vous ne pouvez pas, par exemple, prouver
qu’il ne peut pas y avoir une résurrection des morts. La seule chose que nous
pouvons dire est que jusqu'à maintenant, nous ne disposons pas d'un cas
vérifiable de résurrection d'un mort. Cela ne signifie pas que, parce que
quatre-vingt-dix-neuf ne sont pas ressuscités, le centième ne ressuscitera pas.
C'est une question de probabilité : il n'y a pas de lois. Les lois de la nature
sont une fiction de l'imagination. En ce qui me concerne, je ne vois pas de
conflit entre la religion et la science parce qu'elles ne se mélangent d'aucune
façon.
Vivons-nous alors dans un ordre dualiste ?
Exactement, je suis
d'accord avec vous. Du point de vue de la connaissance, nous ne pouvons jamais
mélanger ce qui est vérifiable avec ce qui ne l'est pas. Du point de vue de la
connaissance, nous vivons dans un monde dualiste. Mais je ne dis pas que la
science nous donne l'essence du monde.
1827 Dov Baer de Loubavitch (1773 - 1827)
Dov Baer a dirigé l’approche habad en faveur d’une
contemplation mentale sobre, qui prit place par son père Schnéour Zalman au
sein du mouvement hassidique créé par Israël ben Eliézer, le « Maître du
Nom » ou Ba’al Shem Tov [160].
Pour le habad, « ce n’est que du point de vue de Ses créatures que le
monde semble jouir d’une existence indépendante … Il a voilé à leurs yeux la
divine lumière afin que puissent durer les créatures…[161] ». Dieu
est ainsi transcendant par rapport à l’univers, bien qu’il n’y ait pas
d’univers sans Lui, ce qui distingue cette conception du panthéisme de Spinoza.
« L’âme divine est revêtue de l’âme naturelle à travers laquelle elle
s’exprime, tout comme l’âme naturelle est revêtue de volonté, pensée, émotions
et actes [162] ».
Nous allons citer assez longuement
l’« échelle » habad parce que, loin d’être théorie, elle traduit avec
précision une expérience mystique vécue du côté juif – égale aux plus profondes
rapportées dans ce volume du côté chrétien. Les cinq degrés de l’âme sont
présentés avec clarté par L. Jacobs : « Le plus bas est celui de
néphesh ; c'est un simple désir, pas davantage, d'être proche de Dieu ; l'homme
réfléchit sur son indignité et son grand éloignement du divin ; il souhaite
ressentir le divin, mais ne trouve aucune réponse en son âme. (C'est ce que Dov
Baer exprime par l'« entendre-du-lointain ».) Mais, comme il a reconnu qu'il
est loin de Dieu, il décide de mener une vie meilleure. Le degré de néphesh a
donc des implications dans l'action, mais sans chaleur spirituelle, même pas
dans l'action. Vient ensuite le degré de rouah qui engage les émotions. Dieu
est suffisamment proche pour que soit pris l'engagement de mener une vie selon
le bien, et la chaleur spirituelle est assez grande pour être transmise à
l'acte. Celui qui parvient à ce stade se comporte suivant l'importance du bien
qu'il accorde à la proximité de Dieu. Mais la véritable expérience du divin est
encore très faible ici. Vient ensuite le degré de neshamah : le cœur est
vraiment impliqué. Il ne s'agit plus seulement de désirer Dieu ou de vouloir
accomplir Sa volonté. L'homme jouit véritablement de Dieu. Plus haut est le
degré de hayyah où le mental, autant que le cœur, est transporté d'extase. À ce
degré, l'homme est si proche de Dieu que le divin est perçu avec une grande
plénitude. Aussi le ravissement peut-il se prolonger. Enfin, supérieur à tous,
est le degré de yehidah où il y a « simple vouloir », volonté pure de connaître
Dieu, plus haute que tout intellect et toute émotion. À ce stade, l'homme a
virtuellement accompli le dépassement de soi, et il aborde le divin par-delà
toutes les limites normales imposées par sa nature physique [163]. »
On retrouve ainsi une expérience comparable à celle des mystiques chrétiens qui
donnent la première place à la volonté, comme par ex. Canfield (qui suit une
longue tradition). Au-delà de ce bref résumé, citons Dov Baer qui précise et
donne vie aux trois derniers degrés de la vie mystique, en commençant par celui
de neshamah :
…extase essentielle
de l'âme divine. Si même elle pénètre dans le cœur avec une forte sensation,
elle n'est en rien une extase consciente. Elle est en effet si peu ressentie
par celui qui l'éprouve, que, au moment de l'extase, il ne se rend absolument
pas compte qu'il est transporté d'extase. ... Telle est la nature de toute
extase essentielle ; par exemple, de l'extase essentielle de l'âme naturelle
dans le désir physique. Nous voyons bien que lorsqu'on est transporté d'extase
à cause de quelque chose d'agréable, on est totalement inconscient de cet état
: l'extase est vécue dans le cœur, mais sans conscience de soi. Plus l'extase
essentielle est profonde (par exemple, l'amour ou la volonté, et le ravissement
d'une très grande profondeur), moins on la sent. On rencontre ce stade chez la
plupart des hommes dont l'âme divine n'est pas devenue impure et n'a pas été
fortement souillée par la contamination du corps dans le désir étranger du cœur
charnel extérieur. Comme il est écrit (Ps. 24, 4) : « Celui dont les mains sont
sans tache et le coeur pur... » L'intention de son esprit irradiant son cœur,
il est dit de lui (Ps. 119, 10) : « De tout mon cœur je Te cherche »[164].
Le degré de hayyah :
…doit, par la force
des choses, venir spontanément et sans artifice. Exactement comme survient
spontanément, par exemple, une soudaine extase de l'âme qui vous fait frapper
des mains, etc., de même ce chant pénètre de lui-même et involontairement le
cœur charnel à la manière de toute extase essentielle. Et ce spontané est la
principale caractéristique du divin … Cette concentration donc n'est autre que
celle de la véritable lumière divine en elle-même, et ne provient pas de la
compréhension ou de l'intelligence de la lumière divine. [165].
Enfin le dernier degré de yehidah est :
…l'essence
véritable qui s'élève dans le chant, chant simple essentiel [la mélodie avant
qu’elle ne soit traduite dans la suite des notes, (n. Jacobs)], et non « chant
double ». Car le « chant double » dont nous avons parlé est le ravissement
essentiel qui se produit de manière détaillée ... cela s'appelle aussi simple
vouloir essentiel, qui n'est pas ressenti et ne se morcelle pas ... le vouloir
essentiel est un. Il comprend toutes les volontés, et celles-ci lui sont
secondes. On peut en donner une illustration. Lorsqu'un homme lutte contre une
mort toute proche, toute la pointe de la volonté essentielle de l'âme s'éveille
en lui, car ce qui est enjeu est de la plus haute importance pour son essence
véritable. Toutes ses autres volontés à propos d'autres sujets qui ne
concernent pas son essence véritable, comme l'amour de la nourriture ou l'amour
pour sa femme et ses enfants, sont toutes considérées comme rien, car elles
sont toutes incluses dans sa volonté essentielle qui concerne son essence tout
entière. C'est cela « l'extase de l'essence tout entière ». En d'autres termes,
tout son être est si totalement absorbé que rien ne subsiste et qu'il n'a
aucune conscience de soi. Tel est l'amour sans limite ... Ce stade est
radicalement plus élevé que la raison et la connaissance [166].
Ce qui touche le plus chez Dov Baer, c’est son souci
de répondre à la tâche écrasante qui lui est confié auprès des
« amis » qu’il corrige et réveille du sommeil provoqué par leurs
soucis de la dure survie dans l’empire russe. En même temps est décrite avec
vivacité la pesanteur de novices qu’il doit éveiller. Car le spirituel non
accompli :
…paraît humble et
méprisable à ses propres yeux et semble être parvenu à l'« anéantissement de
soi », mais c'est en réalité le contraire : il a une haute idée de lui-même,
c'est l'orgueil dans toute son ampleur. La preuve en est que lorsqu'on le
réprimande vertement (on lui dit Shah !) , il est grandement troublé
jusqu'à tomber malade. Il désirait parvenir au stade de l'« anéantissement »,
comme si c'était bien la seule chose qui manquait en lui. De là surgissent,
chez de nombreux jeunes, les divers appétits de domination, le besoin
d'influencer les autres, et cela n'est dû qu'à l'illusion que leur but est
désintéressé. Cette maladie se rencontre fréquemment chez la majorité des «
enfants », ces hommes jeunes et fragiles qui n'ont jamais vraiment goûté la
saveur de la vraie amertume de la mélancolie naturelle [non la dépression, mais
celle du « cœur brisé » qui apprend à ne désirer rien pour lui-même],
de la « brisure », et qui aspirent à atteindre trop rapidement la divine
sagesse dans toute son ampleur. Cela est dû principalement à l'enchevêtrement
(du bien et du mal) dans l'âme naturelle qui lui a été transmise par ses
parents, - et le résultat en est qu'il est conscient de soi, et cela, comme on
le sait, est le mal de nogah [excès de conscience de soi (n. J.)]. C'est
pourquoi, dans tout ce qu'il entreprend, même à propos de sujets divins, il ne
se débarrasse jamais [de la conscience de soi].
C'est là une des
causes fondamentales. Tel homme possède peut-être une âme [parcelle de Dieu]
plus haute que d'autres, et pourtant l'âme naturelle, quant à elle, peut
provenir d'un « lieu » très bas. C'est pourquoi il possède un plus haut degré
d'extase divine essentielle, mais, dans les vêtements de nogah dans le corps,
elle est d'une grande conscience de soi. Réciproquement, tel autre aura l'âme
divine humble et éloignée de l'extase divine, par comparaison à d'autres, mais
son âme naturelle peut être très affinée, au niveau de l' « anéantissement » et
de l'absence de conscience de soi ; il n'a même pas le sens du bien qu'il fait,
ignorant être parvenu à accomplir quelque chose. Et celui dont l'âme et le
corps viennent tous deux d'un « lieu » élevé, le Seigneur est avec lui
puisqu'il est un vase prêt à recevoir toute chose.
Ceux qui sont
parvenus au degré le plus haut dans ce domaine, ce sont les plus anciens
d'entre nous qui ont reçu en leur âme chaque goutte amère à l'âme même, et cela
en rapport avec les paroles du Dieu vivant [par l’exercice du « cœur
brisé » (n. J.)]. Lorsque même ils parviennent à l'extase de l'esprit, ce
n'est pas dans l'intention d'atteindre un « degré », ni dans leur propre
intérêt, mais, au fond d'eux-mêmes, ils désirent seulement la proximité de
Dieu. Ce sont alors délices divines en intention droite. Là réside le Seigneur,
en chacun selon le degré de pureté dans les profondeurs de la concentration
divine. La preuve en est qu'ensuite, on parvient à l'humilité vraie, au « rien
» ; on n'est rien, en essence et non de ce « rien » artificiel qui vient en
considérant sa propre indignité [réfléchir à son néant serait attirer
l’attention sur son moi (n. J.)] C'est pourquoi il n'est nullement ému par une
insulte (comme ce « chut ! ») et ne la sent même pas, car il est vraiment
méprisable à ses propres yeux, puisqu'il ne possède rien en propre, et c'est là
le contraire même de l'orgueil [167].
En conclusion il affirme avec autorité un pouvoir
spirituel dont il est le canal :
Je veux également
mentionner cette indulgence que l'on s'accorde en engageant tout son cœur dans
la recherche de sa subsistance au point que tous les jours de l'homme sont
gaspillés en vain. Car telle est la cause principale de l'effondrement pour la
majorité de nos amis, grands et petits, anciens et nouveaux, jusqu'à ce que le
Seigneur répande des Hauts Lieux Son esprit sur eux, et qu'ils s'éveillent de
leur torpeur. ... Mais, ô mes frères bien-aimés ! vous dont l'âme est attachée
à la mienne, qui cherchez les paroles du Dieu vivant ... vous me croirez
lorsque je dis que toutes les paroles de ma bouche sortent en vérité de la
pointe de mon cœur, telles qu'elles sont dans mon cœur et mon âme, en ma nature
et mon être essentiels, telles que j'y ai été formé depuis ma jeunesse sous la
direction de mon Maître et père, qui m'a enseigné et instruit - bénie est sa
mémoire, jour après jour. On ne doit pas dire - Dieu nous en garde - qu'il y a
ici des secrets à ne révéler qu'au « modeste » (c'est-à-dire : aux « initiés
»), ou au contraire des choses qui ne s'adressent qu'à ceux qui n'ont pas
encore été formés à la vérité ... je jure, par ma vie, que pas même la moitié
d'un mot, dans tous les sujets que je vous ai expliqués, ne vient d'ailleurs que
de la pointe de mon cœur, et tous sont destinés à être découverts et compris
par chacun de ceux qui ont goûté la saveur de l'engagement depuis sa jeunesse
dans les paroles du Dieu vivant. Car toutes ces paroles que j'ai prononcées
sont bâties sur l'expérience que j'ai acquise depuis ma jeunesse, depuis vingt
années et plus, dans le saint temple de mon Maître et père qui m'a enseigné et
guidé, - bénie est sa mémoire -. De lui, j'ai connu dans tous leurs détails les
souffrances de nos amis, et j'ai examiné par moi-même le cœur de chacun et
l'erreur de chacun, autant que l'a permis ma compréhension. C'est pourquoi, que
celui qui le désire, obéisse. J'attends votre réponse de la main de notre
distingué ami, le messager ... Dov Baer, fils du Rabbi notre Maître et père,
qui nous a enseignés et guidés, le vrai Gaon…[168].
Le hassidisme fut très présent dans toute l’Europe
orientale. On connaît surtout ses beaux apologues [169]. Il
a été cependant décrit de première main par un ami de Kafka (entrée suivante).
La branche des « Loubavitch » a survécue à la shoah.
« Pour écrire
ce livre, mon frère Jiri dut se transporter de la réalité vivante de ce siècle
dans l'atmosphère de la mystique du Moyen Age. Et cela non seulement
métaphoriquement, sur les ailes de l'imagination, mais d'une façon bien
réaliste, en achetant un billet de chemin de fer dans une gare de Prague à destination
d'une petite ville de l'est de la Galicie. C'était très facile, car la
monarchie austro-hongroise existait encore au début du siècle, elle unissait
des nations parfois très éloignées les unes des autres géographiquement et
culturellement. C'est ainsi qu'après vingt-quatre heures de voyage ou un peu
plus, dans un train crasseux, Jiri se retrouva à cinq cents kilomètres à l'est
et, simultanément, à deux ou même cinq siècles en arrière. Un jeune homme qui
venait de la belle ville de Prague, un jeune homme appartenant à une famille
juive habituée à tout le confort dont on pouvait disposer au début du 20e
siècle, s'était installé dans une communauté de croyants qui vivait comme une
petite nation autonome, entourée par un mur intérieur, et par là d'autant plus
impénétrable, qui la séparait du temps et de l'espace environnants.
…
« Je lus tout
d'une traite. Il n'y avait rien de nébuleux ou d'incompréhensible dans le
mysticisme de ce livre : les miracles et prodiges qui en formaient la trame,
loin d'être surchargés de pathos et coupés de la réalité, étaient « taillés » à
la mesure de l'homme ; il s'en dégageait un charme émouvant. Ces légendes
parlaient de saints rabbins capables de faire des miracles et vivant une
relation d'intimité avec le Seigneur telle qu'ils pouvaient même se permettre
d'être insolents avec lui ; dans cette atmosphère, un miracle accompli par Dieu
ne semblait rien de plus qu'un simple geste d'entraide de bon voisinage. Les
histoires parlaient des hassidim, ces enfants spécialement aimés de Dieu, qui
avaient, en vertu de leur piété infinie, le rare privilège de réclamer à la
Providence, par l'intercession de leurs saints, tout ce dont ils avaient besoin
pour vivre.
…
« La beauté de
la doctrine hassidique réside principalement dans sa proclamation de la nature
spirituelle de toutes choses. Selon la conception hassidique, tout est
surnaturel, rempli des étincelles de la sainteté divine, et tout acte purement
physique de la vie humaine, comme manger et boire, se baigner et dormir, danser
et aimer, n'est pas seulement matériel, mais une action sublime accomplie pour
le service de Dieu. La légende hassidique n'est pas dépourvue d'humeurs
sombres. Mais dans l'ensemble, on peut dire que la mystique des légendes
hassidiques est lumineuse et remplie de joie, ce qui lui donne cette
extraordinaire fascination sans nuire à sa profondeur spirituelle.[170]
Sholem apprit
beaucoup du Voyant de Lublin. Par exemple, vous savez ce qu'est un kvitel :
quand un hassid va demander à un saint d'intercéder en sa faveur auprès du
Très-Haut, il écrit sur un morceau de papier appelé kvitel en yiddish, ou
kvitlach au pluriel, le nom de sa mère et l'endroit où il vit, il donne ce
papier au saint qui sait mieux que personne ce qu'il faut demander à Dieu pour
cet individu. Eh bien, ce fut le saint de Lublin qui apprit à Reb Sholem
comment lire correctement les kvitlach. Reb Sholem raconte ainsi : « Il m'a
appris à lire, dans le kvitel de chaque personne, où étaient les racines de son
âme, dans Adam, Caïn ou Abel, combien de fois son âme s'est réincarnée, quelle
transgression il a commise pour parvenir à telle ou telle réincarnation, quel
mal il a fait, quel vice a pris racine en lui et quel mérite il a acquis. Il
m'a aussi appris à reconnaître quelles constellations d'étoiles étaient
propices lorsqu'on priait pour ceci ou pour cela, et lesquelles ne l'étaient
pas. Il avait la sainte habitude de fixer longuement un kvitel apporté par un
homme bon ; mais il écartait rapidement le kvitel amené par quelqu'un de
méchant. Il ne voulait pas contempler l'ignominie des hommes. »
§
Mayerl intercéda
pour un pécheur particulièrement endurci et impudent, mais le bon Dieu, cette
fois-là, ne voulut pas pardonner. Alors Mayerl tapa du pied devant Dieu,
imaginez-vous seulement la chose ! Et le pécheur fut immédiatement pardonné. Si
vous êtes un papa ou une maman, vous le comprendrez sans difficulté :
rappelez-vous votre bonheur quand votre tout-petit tapa du pied pour la
première fois devant vous. Seulement la première fois, bien sûr, et ce devait
être la dernière.
§
Le saint Reb
Naftali avait un fils qui, quoique très doué, préférait les jeux à l'étude. Reb
Naftali lui en fit reproche :
« Sais-tu que le
saint Baal-Shem disait qu'il fallait prendre modèle sur le Tentateur ? De même
que le Tentateur ne cesse de remplir la mission que lui a confiée le Créateur,
à savoir entraîner l'homme vers le péché à tout moment, de même un homme ne
devrait pas cesser de remplir sa mission, qui est de servir assidûment son Créateur
et d'apprendre à faire le bien.
— Tout ceci est
bien beau, lui riposta son fils, mais le Tentateur a la tâche facile. Il ne lui
est pas difficile de suivre sans cesse la volonté du Créateur, car lui, le
Tentateur, n'est jamais tenté par un autre alors que moi, je suis toujours
tenté par le Tentateur. »
A une autre
occasion, Reb Naftali dit à son fils :
« Je te donnerai un
ducat si tu me dis où est Dieu.
— Papa, dit
l'enfant, je te donnerai mille ducats si tu me dis où Dieu n'est pas... »
§
« Est-ce qu'au
moins je serai heureux après ma mort ? demanda cet homme.
— Que tu es sot !
répliqua Reb Naftali. Il ne t'est pas accordé de retirer quelque satisfaction
de ce monde alors que tu te donnes tant de mal à cette fin, comment peux-tu
supposer que tu auras quelque bonheur dans l'autre monde, alors que tu ne fais
aucun effort dans ce but ?... »
§
Chaque lettre de la
Torah cache un profond mystère. Les plus sublimes mystères sont contenus dans
les voyelles et d'autres, encore plus sublimes, se trouvent dans les annotations.
Mais les plus sublimes de tous restent immergés sous l'indéfinie mer de
blancheur qui entoure les lettres de tous côtés. Personne ne peut éclaircir ce
mystère, il n'existe personne qui puisse en sonder les profondeurs. Le mystère
de la blancheur du parchemin est si immense que ce monde entier dans lequel
nous vivons est incapable de le contenir. Aucun vase n'est propre à le
recevoir. Il ne sera compris que dans le monde à venir. Alors seulement on
pourra lire, non ce qui est écrit dans la Torah, mais ce qui ne l'est pas : le
parchemin blanc.
§
Il dit un jour à
des disciples : « Chacun doit prendre conscience qu'il est unique en son genre
dans le monde, qu'il n'y a jamais eu et qu'il n'y aura jamais plus quelqu'un
comme lui. Aussi devons-nous tous faire le meilleur usage de nos qualités
morales et améliorer nos personnalités autant que possible. Ce n'est que de
cette manière que le monde s'approchera de la perfection. »
Une autre fois, il
dit : « Un homme vit un jour un objet précieux posé très haut. Voulant le
prendre, il demanda à un certain nombre de personnes de faire "une
tour", en sorte que la personne se trouvant au sommet puisse atteindre
l'objet. Supposons que l'une de ces personnes, par exemple celle se trouvant
tout en bas, se dise : ",Mais qu'est-ce que je fais ici ? Après tout, je
ne parviendrai moi jamais assez haut !" Supposons que, en disant cela,
elle saute de côté : son acte aura été complètement absurde et aura mis en
péril la vie de tous les autres. De même, nous sommes tous nécessaires les uns
aux autres, le plus "haut" comme le plus "bas". Si une
seule personne vient à faire défaut, l'ensemble ne pourra atteindre le but
désiré. »
En une autre
occasion, le saint Reb Schloïmele dit : « Dieu ne souhaite pas que nous vivions
dans un état d'extase perpétuelle, comme les anges. Au contraire, Il souhaite
que nous chutions de temps à autre, car, ensuite, lorsque nous nous sommes
repentis de notre faute, nous nous élevons, par notre repentance, à un niveau
supérieur à celui qui était le nôtre avant notre chute. Et, dans notre
mouvement vers le haut, nous entraînons le monde entier avec nous. Dieu nous
demande donc de descendre, par amour du prochain, au niveau des autres hommes.
»
§
Les hassidim de
Strelisk étaient tout aussi pauvres que leur saint Reb Urele. La raison en
était, comme vous le savez probablement déjà, qu'Urele ne priait jamais pour
obtenir à ses hassidim des biens matériels, ainsi qu'avaient coutume de le
faire les autres tsaddikim ; il priait seulement pour le bien spirituel de ses
ouailles.
Cette étrange
habitude lui fut reprochée par un autre saint qui vint lui rendre visite. Que
fit Reb Urele ? Il appela un hassid qui passait justement par là et lui dit :
« Sache que ce
moment où je suis assis avec ce tsaddik est un moment de grâce spécial. Quel
que soit le désir que tu exprimes, il sera exaucé. Même si tu demandes à être
l'homme le plus riche du monde, il sera fait selon ta volonté. »
Le hassid ne fut
pas long à se décider.
« Je souhaite que
le Seigneur m'aide à dire la prière "Que soit loué celui qui parla et ce
monde fut créé..." avec autant de ferveur que lorsque, toi, tu la dis !
— Tu vois, dit
Urele à son hôte, tu vois quel genre de richesse mes hassidim désirent. »
§
Le saint Rebe Reb
Sische
Un jour, Sische
passa devant un marchand d'oiseaux chez qui il vit une immense cage où se
trouvait un grand nombre d'oiseaux chanteurs. Que fit Sische ? Il raisonna
ainsi : David, roi d'Israël, a chanté dans ses Psaumes : « Dieu prend pitié de
toutes ses créatures. » En disant cela, Sische entra et ouvrit la cage. En un
clin d'oeil, les petits prisonniers s'échappèrent vers la liberté des créatures
du Seigneur du monde. C'est ce que fit Sische, mais l'oiseleur, lui, comment réagit-il
? Il s'empara d'un bâton et se mit à frapper Sische de belle manière.
Pensez-vous que Sische ait tant soit peu crié ? Allons donc ! Il se rompait les
côtes à force de rire !
[…]
Ces ivrognes se
rappelèrent tout d'un coup qu'il y avait un juif sur le poêle et décidèrent
qu'il devait être battu, ce paresseux. Ils se levèrent et s'emparèrent du saint
Rebe Reb Sische, commençant par lui, car il se trouvait tout au bord. Ils le
mirent sur ses pieds et lui ordonnèrent de danser pour eux. Le saint Rebe Reb
obéit et dansa devant les moujiks comme la princesse Salomé devant le roi
Hérode. Il dansa, tourna et sauta pendant que les rustres riaient et hurlaient.
Quand il se trouvait mal, ils le maintenaient sur pied avec un fouet. Ils
s'arrêtèrent seulement quand le saint Rebe Reb Sische tomba à terre, évanoui.
Mais ces moujiks
n'étaient pas dépourvus de coeur. Quand ils virent que le pauvre juif ne
bougeait plus, ils le remirent sur le poêle pour le laisser retrouver son
souffle. Un moment après, le saint Rebe Reb Sische reprit connaissance. Voyant
cela, le saint Rebe Reb Melech se pencha et lui murmura à l'oreille : « Sische,
mon frère, viens, étends-toi à ma place un instant et je m'étendrai à la
tienne. » Mais Sische ne bougea pas. Il ne voulait rien entendre. Le saint Rebe
Reb Melech se mit alors à sangloter et dit : « Crois-tu donc qu'il n'y ait que
toi qui aies droit à toute la souffrance du monde ? Tu veux toujours la boire
entièrement tout seul et ne pas laisser aux autres la moindre goutte amère. Tu
ne veux même pas m'en laisser une goutte à moi, ton propre frère. N'ai-je pas
aussi droit à un peu de souffrance pour la gloire de Dieu ? » Et le saint Rebe
Reb Melech pleurait et se lamentait...
Le saint Rebe Reb
Sische finit par se laisser attendrir par son cher frère, lui céda sa place au
bord du poêle et prit la sienne. « Maintenant, occupons-nous de l'autre juif »,
crièrent les moujiks qui, de nouveau, s'ennuyaient. Ils grimpèrent alors sur le
poêle et s'emparèrent de « l'autre ».
[…]
Durant toutes les
années qu'il passa à Mezeritz, il n'entendit pas une seule explication de la
Parole de Dieu de la bouche de son maître. Le saint Rebe Reb Ber ouvrait le
livre et commençait à lire : « Et le Seigneur dit... » et cela suffisait à
notre Sische. Une telle extase s'emparait de lui dès qu'il entendait ces quatre
mots qu'il n'était plus capable d'en écouter davantage. Et cela se reproduisait
à chaque fois. À peine entendait-il les mots « Le Seigneur a dit... », il
tombait en extase de telle sorte qu'il se mettait à crier de toutes ses forces
: « Le Seigneur a dit, le Seigneur a dit... » et il ne s'arrêtait plus, si bien
que ses condisciples se voyaient dans l'obligation de l'envoyer dans la cour
pour avoir enfin la paix. Sische n'offrait aucune résistance, il n'avait aucune
idée de ce qui se passait. L'extase qui s'emparait de lui agitait tout son
corps. Il continuait de crier dans la cour : « Le Seigneur a parlé, le Seigneur
a parlé.... » et s'agitait comme un épileptique. Il ne se calmait qu'après un
long moment. Quand il était enfin en état de revenir, son maître avait depuis
longtemps terminé son explication. Et c'est pourquoi Sische n'entendit jamais
une seule explication du saint Rebe Reb Ber.
[…]
Toute sa vie
durant, Sische ne servit Dieu que par l'Amour. Mais il lui arriva un jour de
souhaiter ardemment avoir les deux ailes et servir le Très-Haut par la Crainte
également, comme les anges de Dieu. Aussi pria-t-il Dieu de lui accorder la
grâce de sa Crainte. Le Seigneur entendit sa prière et lui emplit le coeur de crainte.
Mais n'allez pas imaginer que Sische, dès qu'il eut deux ailes, s'envola au
plus haut des cieux comme un oiseau. Tout au contraire ! Saisi d'une grande
crainte devant le Seigneur de l'Univers, il se cacha sous son lit, comme un
chien peureux, tremblant d'effroi.
« Assez, Seigneur,
assez ! s'écria-t-il depuis sa cachette comme Jonas du plus profond des eaux.
Retire de moi ta sainte Crainte ! Je ne suis pas capable de Te servir comme le
font tes anges. Je préférerais Te servir de nouveau comme simple Sische ! »
Et le Seigneur
miséricordieux exauça de nouveau la prière de Sische. L'aile fut coupée et
Sische put sortir de dessous son lit. À partir de ce jour, il servit le
Seigneur uniquement comme simple Sische, par rien d'autre que l'Amour pur.
§
…il connaissait
par coeur toutes les dissertations talmudiques les plus difficiles et c'est de
mémoire qu'il donnait toutesses leçons à ses disciples. Un jour, ce rabbin
Nathan Adler — que la paix soit sur lui ! — fit cette déclaration à Francfort «
Ces juifs polonais sont vraiment terribles, avec leur façon d'être collants.
Chaque fois que mon âme s'élève jusqu'au Ciel, j'aperçois toujours de loin ce
Sische debout devant la porte du Paradis, Dieu seul sait comment il arrive à
trouver son chemin jusque-là. Mais chaque fois que j'y arrive, il est toujours
là avant moi. Il n'y a aucun doute, ces juifs polonais sont bien collants !
répétait-il.
§
Il allait plonger
sa cuiller dans la soupe lorsque, brusquement, à l'improviste, le saint Rebe
Reb Melech se saisit de la nappe, la tira en renversant la soupe qui se
répandit sur la table. Si ce jour avait été la fête de Pourim, vous auriez pu
supposer que le saint Rebe Reb Melech nous jouait un tour. Mais le saint Rebe
Reb Melech n'était pas un homme à plaisanter et ce n'était pas le jour de
Pourim... Le saint Reb Mendele de Rimanov pâlit et, de frayeur, laissa tomber
sa cuiller. « Mais que faites-vous là ? cria-t-il au saint Rebe Reb Melech,
voulez-vous qu'on nous arrête ? — Chut, chut ! s'écria le saint Rebe Reb Melech
en essayant de tranquilliser son hôte. Ne perdons pas notre confiance dans le
Tout-Puissant ! […] À la fin de sa lettre, Arn Shiya avait ajouté ce
post-scriptum : «J'allais oublier la nouvelle la plus importante. J’ai appris
de source sûre qu'hier, à midi, le jour du shabbat, l'Empereur s'apprêtait à
signer un décret selon lequel tous nos fils devaient servir dans l'armée, ce
dont Dieu nous préserve. L'Empereur allait signer le décret, il avait déjà
plongé sa plume dans l'encrier d'or quand, de façon soudaine et inattendue, ce
dernier se renversa et le décret se noya dans l'encre. L'Empereur déclara que
c'était un mauvais présage et il refusa de signer le décret.
§
Dans les saints
livres de notre Cabale, les mystères des neuf voyelles sont complètement expliqués.
La voyelle a, ce petit trait horizontal sous une consonne, est le seuil qui
précède la Porte de la Sagesse de Dieu. Ces deux petits points côte à côte qui
dessinent la voyelle ei sont l'origine et le terme, le trône sublime du
Seigneur de qui toute âme provient et vers qui elle retourne (et devant qui les
anges tremblent de toutes leurs ailes). Les trois points en forme de coeur, e,
symbolisent l'Amour. Et ainsi de suite avec tous ces signes précieux. Mais je
n'en dirai pas plus ici. Je n'ai mentionné cela que pour éclairer mon histoire.
Le saint Rebe Reb
Melech n'écrivit aucun livre. Mais, un jour, un homme de lettres vint lui
rendre visite. Cet honorable personnage, comme la plupart de ses semblables,
n'était pas capable de parler d'un autre sujet que de ses propres écrits.
S'imaginant avoir ainsi fort agréablement entretenu le saint, il lui demanda
par pure politesse :
« Et qu'en est-il
de vous ? Travaillez-vous sur un ouvrage ?
— Oui,
répondit le saint Rebe Reb Melech. — Et comment sera-t-il intitulé ?
— Il
s'appellera Nekides Halev en hébreu ou Die Pintelech funm Harz en yiddish,
c'est-à-dire "Les Petits Points du coeur". J'ai déjà fini deux petits
points, ceux que nous prononçons ei, de sorte que la première partie est
terminée. Son titre est Eimes Halev, "La Crainte du coeur".
Maintenant, je n'ai plus qu'à ajouter un petit point et j'obtiendrai Emes
Halev, "L'Intégrité du coeur", car nous écrivons e avec trois points.
J'espère qu'avec l'aide de Dieu, je pourrai finir ce travail avant ma mort. »
§
« Seigneur de
l'Univers ! Tu sais les pensées les plus secrètes de l'homme et Tu sais combien
j'aspire à Te servir de tout mon coeur et de toute mon âme. Tu sais aussi que
je souffre quand mes pensées sont alourdies par le doute. Mais nos savants, de
sainte mémoire, nous enseignent dans le Talmud que "celui qui désire être
purifié recevra de l'aide". Évidemment, le Talmud ne précise pas que
l'aide vient de Dieu, il parle seulement de recevoir une aide. Cela signifie
que Tu aides l'homme à se purifier, non seulement Toi-même directement, mais
aussi par l'intermédiaire de tes saints, nos maîtres. Fais donc en sorte que le
saint de Lublin puisse m'aider à connaître la Vérité afin de bannir mes doutes
à jamais ! »
C'est ainsi que le
saint Yismach Moïsche pria en son coeur avant de se mettre en route vers
Lublin. À son arrivée, le saint de Lublin le regarda droit dans les yeux et lui
dit :
« Pourquoi es-tu si
triste ? Certes, nous devons toujours nous désoler de la destruction de
Jérusalem et de l'incendie du Temple, mais elle est aussi vraie, cette
salutation donnée jadis par un sage : "Laisse la joie sur ton visage et la
tristesse dans ton coeur !" Mon ancien maître, Rebe Reb Schmelke de
Nikolsburg, poursuivit le saint Voyant, avait l'habitude de l'illustrer par une
belle parabole. Il y avait une fois un roi qui fut destitué de son trône et
chassé de son royaume. Pendant longtemps, il erra de par le monde, n'ayant nul
endroit où reposer sa tête. Toutefois, ce roi infortuné gardait un ami de
jeunesse et il se réfugia finalement chez lui. Cet homme était pauvre, mais il
accueillit à bras ouverts le royal fugitif et lui offrit l'hospitalité dans sa
pauvre cabane. Il se mit en quatre pour deviner les désirs de son ami et
adoucir son triste sort. En son âme, il se désolait sur le sort du roi
infortuné, mais, à l'extérieur, il se montrait gai et amusait le roi de toutes
les façons possibles. Ce roi chassé par son propre peuple, c'est le Roi des
Rois, le Dieu miséricordieux, qu'Il soit loué ! Et nous sommes ses vieux amis.
§
Le rêve étrange du
repenti[171] :
"Absolument
pas, dit l'inconnu. Votre cas mérite d'être porté devant un tribunal juridique.
Vous êtes sommé de vous y présenter et la cour a, sans nul doute, ses raisons
pour agir ainsi." L'apparence de cet inconnu imposait tant le respect, sa
voix était si grave que je me levai de table bon gré mal gré et le suivis sans
avoir avalé la moindre bouchée. Nous entrâmes dans le bâtiment du tribunal.
Dans le hall d'entrée, un domestique alla vers nous pour me demander mon nom.
Quand je le lui eus dit, il fronça les sourcils et dit : "Oui, vous avez
été convoqué. Cependant, en ce moment, le tribunal n'a pas le temps de
s'occuper de votre cas. Retournez d'où vous venez et attendez !" Je retournai
donc à l'auberge et m'assis devant mon repas. Mais, une nouvelle fois,
l'inconnu alla vers moi et me demanda de le suivre jusqu'au tribunal.
« Je lui répondis
avec mauvaise humeur. Ne savait-il pas que le tribunal était occupé par un
autre cas et, en outre, n'étais-je pas prêt à dédommager de tout, comme je
l'avais déjà dit ? Je lui demandai de me laisser seul et de me permettre de
continuer mon repas dans la paix et la tranquillité. Mais l'homme persista dans
sa demande et je ne pus faire que ce qu'il disait, car j'étais subjugué par son
apparence remplie de dignité. Tout se déroula exactement comme la première
fois. De nouveau, le domestique revint me dire que le tribunal n'avait pas le
temps d'étudier mon cas en ce moment et que je pouvais m'en retourner et
attendre. Je retournai à l'auberge dans une colère noire et m'attablai pour
manger. J'étais cette fois réellement affamé. Pour la troisième fois, l'inconnu
alla vers moi et me demanda de le suivre. Je n'en avais nulle envie et refusai
énergiquement. Mais, de nouveau, ma résistance fut vaincue par la mystérieuse
gravité de cet homme. Cette fois, le domestique ouvrit les portes de la cour
tout grand devant moi et me cria : "Entrez ! Vous allez être jugé
maintenant."
« J'entrai dans une
pièce somptueuse au milieu de laquelle était placée une table imposante. Autour
de la table étaient assis des vieillards très dignes avec de longues barbes
blanches : c'étaient les juges. L'homme qui m'accompagnait s'avança alors
devant les juges et leur énuméra tous les péchés que j'avais commis. Il y avait
des péchés graves, si graves que les cheveux de ma tête finirent par se
hérisser d'horreur ; les autres péchés, à la fois moins nombreux et plus
graves, s'étaient effacés peu à peu, car c'étaient des péchés que je m'imaginais
avoir oubliés depuis longtemps. Le plaignant les décrivait avec tant de détails
que je me les rappelais tous. Je me tenais debout comme pétrifié d'effroi.
J'aurais voulu m'enfuir en courant, mais j'en étais incapable. Mes jambes
étaient comme en bois. Des gouttes de sueur d'agonie perlaient sur mon front.
Cette énumération semblait ne devoir jamais finir. Mes péchés s'amoncelaient
devant moi comme des monceaux hideux de rats morts et d'autres animaux impurs,
tels scorpions et rats. Finalement, le plaignant s'arrêta de parler. Il
s'ensuivit un silence de mort. Tout ce que j'entendais, c'étaient les
battements de mon propre coeur comme s'ils provenaient d'infiniment loin. Ce
furent des instants horribles, en vérité. Ils pesèrent sur moi comme une chape
de plomb et s'éloignèrent en se fondant dans la nébuleuse sans limite de
l'éternité.
«
Un des vieillards brisa enfin le silence : "Quel châtiment devons-nous lui
infliger ?
«
— Quel châtiment devons-nous lui infliger ?" répétèrent les autres comme
un choeur de fantômes. Et le silence s'installa de nouveau.
«
Cela va nécessiter beaucoup de temps pour prononcer le jugement contre lui,
déclarèrent-ils après un moment. Entre-temps, qu'il se tienne ici jusqu'à ce
que nous ayons fait le tour exhaustif de la question.
Les mystiques vivant an terres d’Islam sont moins
célèbres ces derniers siècles si on met en comparaison la richesse inépuisable
du IXe au XIIIe siècles et au delà en Perse et en Inde[172].
Que faire de la
poussière de ce corps et d'un esprit volage,
Si ma belle est
loin de ma vue que faire de mon âme?
Pourquoi partir
pour La Mecque sans vin ni amour,
Que faire de cette
vieille bicoque abandonnée par Abraham?
Dois-je briser sur
ma tête les huit enfers et les huit paradis?
Si je ne la trouve
pas, que faire des deux mondes?
Je pose mes pieds
au sommet du ciel,
Et prends la place
de l'absence : que faire de cet espace?
Si chaque fragment
de lumière n'est pas semblable au soleil,
Que faire, jusqu'à
la fin des temps, du secret caché?
Toutes choses, à
part Dieu, ô Machrab, sont étranges...
Si je tiens une
rose à la main, que faire des épines ?[173]
§
Le paradis et sa
porte, les houris et les anges,
L'eau même de
l'être je veux les vendre un sou, peut-être.
…
.
Si je crie « Je
suis la Vérité », tous diront que c'est vrai
Comme Mansour, je
veux mettre ma tête sous la potence[174].
Machrab, pour les
flammes de ton amour, le feu de l'enfer
sera de l'eau,
Aux flammes de ton
amour, je vais l'assécher.
1823 Sheikh Al-Arabi ad-Darqawi (-1823)
Un autre me dit: "Comment guérir l'âme (an-nafs)?" Je lui répondis: "Oublie-la et n'y pense guère; car ne se souvient pas de Dieu qui n'oublie pas son âme (ou: qui ne s'oublie pas lui-même)." Vous ne pouvez donc pas concevoir que c'est l'existence du monde qui nous fait oublier notre Seigneur; ce qui nous Le fait oublier, c'est l'existence de nous-mêmes, de notre égo. Rien d'autre nous Le voile que le fait de nous occuper, non de l'existence comme telle, mais de nos désirs. Si nous pouvions oublier notre propre existence, nous trouverions Celui qui est l'origine de toute existence, et nous verrions en même temps que nous n'existons pas du tout. Comment pouvez-vous concevoir que l'homme puisse perdre la conscience du monde sans perdre celle de son égo? Cela ne se produira jamais.[175] 37
… c'est à lui qu'affluent les intuitions de I'Essence divine jusqu'à ce qu'il s'éteigne en Elle, en s'affranchissant de l'illusion d'une réalité autre qu'Elle, car c'est vers cela qu'Elle conduit tous ceux qui sont continuellement fixés sur Elle. Par contre, celui qui n'aspire qu'à la science ou à l'action exclusivement, ne reçoit pas intuition sur intuition; il ne s'en réjouirait d'ailleurs pas, puisque son aspiration vise autre chose que l'Essence divine, et que Dieu (exalté soit-Il) comble son serviteur selon la mesure de son aspiration . Certes, chaque homme participe de l'Esprit, de même que l'océan a des vagues, mais l'expérience sensuelle accapare la plupart des hommes: elle a saisi leurs coeurs et leurs membres et ne les laisse pas s'ouvrir à l'Esprit, puisque la sensualité est à l'opposé de la spiritualité et que les opposés ne se rejoignent pas. /Nous voyons d'ailleurs que le but spirituel n'est pas atteint par beaucoup d'oeuvres ni par peu, mais par la seule grâce, ainsi que le dit le saint Ibn’ Atâï-Llâh (que Dieu soit satisfait de lui) dans ses Hikam: "Si tu ne devais parvenir à Lui qu'après l'extinction de tes défauts et l'effacement de tes prétentions, tu ne parviendrais jamais à Lui. Mais lorsqu'Il veut te ramener vers Lui, Il recouvre ta qualité par la Sienne et tes attributs par les Siens et te ramène ainsi vers Lui par ce qui te revient de Sa part, non pas par ce qui Lui revient de ta part." Un des effets de la bonté, grâce et générosité divines, c'est qu'on trouve le maître qui éduque spirituellement, car sans grâce divine personne ne le trouverait ni ne le reconnaîtrait… 52-53
…dans ses Hikam: "Dieu ne t'est pas voilé par quelque réalité qui coexisterait avec Lui, puisqu'il n'y a pas de réalité hormis Lui; ce qui te Le voile n'est que l'illusion qu'il y ait une réalité outre Lui." 56
Le vénérable maître, le saint Ibn al-Bannâ (que Dieu soit satisfait de lui) dit dans ses "Enquêtes" :
"Comprends, car tu es une copie de l'Existence,
Pour Dieu, de sorte que rien de l'Existence ne te fait défaut.
N'y a-t-il pas en toi le Trône et l'Escabeau
Et le monde supérieur comme le monde inférieur ?
Le cosmos n'est qu'un homme en grand,
Et toi tu es comme le cosmos en petit."
Et le vénérable maître, le saint al-Mursî (que Dieu soit satisfait de lui) dit:
« O toi qui erre dans la compréhension de ton propre secret,
Regarde, car tu trouveras en toi l’Existence en sa totalité ;
Tu es l’Infini, en tant que Voie et en tant que Vérité :
O synthèse du mystère divin dans sa totalité ! » 100-101
Si tu désires t'affranchir de ton âme passionnelle (nafs), rejette ce qu'elle essaye de te suggérer et ne t'occupes point d'elle, car certes, elle ne cessera pas de t'assaillir et ne te laissera pas en paix ; elle te dira par exemple : tu es perdu ! Que ses insinuations ne te troublent ni ne t'effrayent, quoi qu'elle dise, mais restes assis, si tu étais assis, ou debout, si tu étais debout ; continue de dormir, si tu dormais, de manger, si tu mangeais, de boire, si tu buvais, de rire, si tu riais, de prier, si tu priais, ou de réciter, si tu récitais, et ainsi de suite. Ne l'écoutes pas, sauf si elle te dit : tu fais partie des croyants, de ceux qui connaissent Dieu, ou : tu es dans la main de Dieu, et Sa grâce et Sa générosité sont immenses. Car elle ne cessera pas de te harceler avec ses insinuations, tant que tu ne restes impassible comme nous l'indiquions, tout en te conformant à la coutume (sunnah) mohammédienne. Mais si tu lui prêtes l'oreille, elle te dira d'abord: tu es en perte! Puis: tu es un malfaiteur! Et si l'incroyance n'était pas la limite même de l'épreuve,[176] elle te dirait: tu es un incroyant, puis elle augmenterait encore ses accusations...
3. Du pur amour[177]
Dieu a dit à l'un
de Ses serviteurs" : "Prétends-tu M'aimer ? Si tel est le cas, sache
que ton amour pour Moi est seulement une conséquence de Mon amour pour toi. Tu
aimes Celui qui est. Mais Je t'ai aimé, Moi, alors que tu n'étais pas !"
Il lui dit ensuite
: "Prétends-tu que tu cherches à t'approcher de Moi, et à te perdre en Moi
? Mais Je te cherche, Moi, bien plus que tu ne Me cherches ! Je t'ai cherché
afin que tu sois en Ma présence, sans nul intermédiaire, le Jour où J'ai dit
"Ne suis-je pas votre Seigneur ?" (Cor. 7 : 172)16, alors que tu
n'étais qu'esprit (n'il!). Puis tu M'as oublié, et Je t'ai cherché de nouveau,
en envoyant vers toi Mes envoyés, lorsque tu as eu un corps. Tout cela était
amour de toi pour toi et non pour Moi."
Il lui dit encore :
"Que penses-tu que tu ferais si, alors que tu te trouvais dans un état
extrême de faim, de soif et d'épuisement, Je t'appelais à Moi tout en t'offrant
Mon paradis avec ses houris, ses palais, ses fleuves, ses fruits, ses pages,
ses échansons, après t'avoir prévenu qu'auprès de Moi tu ne trouverais rien de
cela ?"
Le serviteur
répondit : "Je me réfugierais en Toi contre Toi"."
§
14. Quand le soleil
se lèvera à son couchant.
La foi ne profite
en effet qu'aussi longtemps que l'on est voilé et que l'on n'a pas obtenu
l'évidence et la vision directe. Mais le lever du soleil rend les preuves
inutiles. Lorsque ce qui était caché devient évident, que ce dont on était
seulement informé est vu directement, l'âme ne tire plus profit de ce qu'elle
croit, mais seulement de ce qu'elle contemple et voit. Les états, les
intentions, les buts qui étaient les siens dans la phase de foi sont transformés.
Cette transformation doit s'entendre comme purement intérieure. Quant à
l'extérieur de cet être, il ne se modifie pas d'un iota. Il continue de se
comporter de la manière qui est agréée par la Loi sacrée et louable selon la
coutume et la loi naturelle…
§
15. De l'identité
suprême
Dieu (al-haqq : la
Réalité suprême) — qu'Il soit exalté ! — m'a dit : "Sais-tu qui tu es
?" Je répondis : "Oui, je suis le néant" manifesté par Ta
manifestation ; je suis la ténèbre qu'illumine Ta lumière."
Il me dit alors :
"Puisque tu sais, persévère fermement [en cette connaissance] et garde-toi
de revendiquer ce qui ne t'appartient pas : car le dépôt (amâna) doit être
remis à son propriétaire, et l'emprunt restitué. Le nom d'"être
contingent" t'appartient depuis toujours et pour toujours."
Il me dit encore :
"Sais-tu qui tu es ?" Je répondis : "Oui. Je suis réellement
Dieu (al-haqq). Mais, métaphoriquement et sous le rapport de la Voie, je suis
créature (al-khalq). Je suis l'être contingent quant à ma forme, mais je ne
peux pas ne pas être l'Être nécessaire. C'est le nom divin al-haqq qui
m'appartient par droit d'origine (asp ; le nom de créature n'est qu'un nom
d'emprunt et une formule distinctive…
A…llâ …ah !
C'était comme un appel désespéré, une imploration éperdue que, du fond d'une cellule, lançait un disciple solitaire, en méditation. L'appel se répétait d'ordinaire plusieurs fois de suite, puis tout retombait dans le silence.
Des profondeurs de l'abîme
J'ai élevé ma voix vers Toi, Seigneur !
[…] Ces versets des psaumes me revenaient à la mémoire. C'était en somme la même supplication, l'appel suprême d'une âme en détresse vers la divinité.
Je ne me trompais pas, car, plus tard, lorsque je demandai au cheikh ce que signifiait ce cri qui venait encore de se faire entendre, il me répondit :
— C'est un disciple qui demande à Allah de l'aider dans sa méditation.
— Et peut-on savoir quel est l'objet de sa méditation ?
— Arriver à se réaliser en Dieu.
— Tous les disciples y parviennent-ils ?
— Rarement. Cela n'est possible qu'à un petit nombre.
— Alors, ceux qui n'y parviennent pas restent désespérés
— Non, ils s'élèvent toujours assez pour avoir au moins la paix intérieure.
La paix intérieure. C'était le point sur lequel il revenait le plus souvent. Et c'était à cela sans doute qu'était due sa grande influence. Car, quel est l'homme qui n'aspire pas, d'une manière ou d'une autre, à la paix intérieure ? 25-26
Ce qui l'étonnait le plus, c'est que je pusse vivre en pleine sérénité d'esprit avec la conviction de l'anéantissement total, car il voyait bien que j'étais profondément sincère. Fragmentairement, à intervalles variés, quand il revenait sur cette question, je lui faisais entendre que c'était là plutôt humilité et non orgueil de ma part. L'inquiétude de l'homme vient de ce qu'il veut à tout prix se survivre à lui-même. Le calme est obtenu lorsqu'on s'est complètement débarrassé de ce désir d'immortalité. Le monde existait avant moi, il existerait après, sans moi... […]
— Le corps sans doute, fit-il. Mais l'esprit ?
— En effet, il y a l'esprit. Cette conscience que nous avons de nous-même. Mais nous ne l'avions pas en naissant. Elle s'est formée lentement avec nos sensations. Elle ne nous est venue que progressivement, peu à peu, avec la connaissance. Elle s'est développée parallèlement avec notre corps, a grandi avec lui, s'est fortifiée avec lui, comme une résultante de notions acquises, et je ne parviens pas à me convaincre qu'elle puisse survivre à ce corps qui, en somme, lui a donné naissance.
Il y eut un long silence. Puis, sortant de sa méditation, le cheikh me dit :
— Voulez-vous savoir ce qui vous manque ?
— Et quoi donc ?
— Il vous manque, pour être des nôtres et percevoir la vérité, le désir d'élever votre esprit au-dessus de vous-même. Et cela est irrémédiable.
Il me considéra longuement comme s'il lisait dans ma pensée. Puis, me regardant plus loin que les yeux, il me dit lentement :
[…]
-- Il est dommage que vous refusiez de laisser votre esprit s'élever au-dessus de vous-même. Mais quoi que vous en disiez et quoi que vous en pensiez, vous êtes plus près de Dieu que vous ne croyez. 31-33
Peut-être les initiés souriront-ils en lisant certaines de mes impressions, mais ils me sauront gré d'avoir été sincère et volontairement simple. Ils remarqueront aussi qu'en aucun endroit je n'ai employé le mot : foi. Cette réserve m'a été dictée par un scrupule. Je crois avoir compris que, dans l'esprit du cheikh, la doctrine ne constituait pas un acte de foi, mais une constatation de l'évidence.
Je me souviens lui avoir dit un jour que ce qui m'empêchait de chercher, selon son expression, à élever mon esprit au-dessus de moi-même, était, sans doute, le manque de foi.
Il me répondit par ces paroles :
— La foi est nécessaire pour les religions, mais elle cesse de l'être pour ceux qui vont plus loin et parviennent à se réaliser en Dieu. Alors, on ne croit plus, on voit. Il n'est plus besoin de croire quand on voit la vérité. » 37 [178].
1988
Sayd Bahodine Majrouh (-1988)
Rien à dire d'un
état mystique.
Que l'on en parle,
et il n'y a plus d'état
mystique. Seulement
du savoir.
Kharraqâni:
(TuO, 197 [179])
§
Le misérable Shebli
chemine au désert en compagnie de ses disciples, quand ils découvrent un crâne
portant
cette inscription « Ce misérable aura perdu ce monde-ci ainsi que
l'autre. »
Ce devait être un
prophète ou un saint, quelqu'un qui a trouvé Dieu, murmure respectueusement
Shebli.
Comment cela ?
s'exclament les disciples, interloqués.
« Faute
d'abandonner aussi bien l'autre monde que celui-ci, comme l'a fait ce sage,
répond Shebli, nul ne saurait atteindre Dieu. »
(TuO, 143)
§
Nuit et jour un
ignorant ânonnait cette prière :
« Seigneur !
Ouvrez-moi une porte par où fuir ma misère. »
Rab'ia, la sainte
femme soufre, l'entendit :
« Pauvre idiot
! Cette porte n'a jamais été fermée. »
(MuT, 174)
§
Surgit la
Voix :
« O Abdul
Hassan, Je dois te donner tout ce
que tu souhaites,
sauf Mon divin pouvoir. »
— Seigneur, murmure
Kharraqânî, « don-
ner, ne pas donner
» : à quoi rime ce dis-
cours ?... Seuls
des étrangers peuvent se parler
de la sorte, et
nous ne sommes pas des étrangers.
(TuO, 188)
§
On demande à
Kharraqânî :
— Maître, les gens
disent que vous avez vu Dieu. L'avez-vous réellement vu ? Quand, et où ?
— Bien sûr : en
tout lieu et à tout instant où je ne me vois pas, je Le vois, Lui.
(TuO, 199)
§
Le déploiement
L'univers et son
mouvement, de l'inexistence vers l'être ?
— Le déploiement
même de l'amour.
Ibn Arabî
(FuH, 105)
The Master continued[180] : " But you should remember that the heart of the devotee is the abode of God. He dwells, no doubt, in an beings, but He especially manifests Himself in the heart of the devotee. A landlord may at one time or another visit all parts of his estate, but people say he is generally to be found in a particular drawing-room. The heart of the devotee is the drawing-room of God. …
" But the bhaktas accept all the states of consciousness. They take the waking state to be real also. They don't think the world to be illusory, like a dream. They say that the universe is a manifestation of God's power and glory. God has created ail these—sky, stars, moon, sun, mountains, ocean, men, animais. They constitute His glory. He is within us, in our hearts. Again, He is outside. The most advanced devotees say that He Himself has become ail this—the twenty-four cosmic principles, the universe, and all living beings. The devotee of God wants to eat sugar, not to become sugar. (All laugh.)
" Do you know how a lover of God feels ? His attitude is : O God, Thou art the Master, and I am Thy servant. Thou art the Mother, and I am Thy child.' Or again : Thou art my Father and Mother. Thou art the Whole, and I am a part.' He doesn't like to say, I am Brahman.' …
" Thus Brahman and Sakti are identical. If you accept the one, you must accept the other. It is like fire and its power to burn. If you see the fire, you must recognize its power to burn aise. You cannot think of fire without its power to burn, nor can you think of the power to burn without lire. You cannot conceive of the sun's rays without the sun, nor can you conceive of the sun without its rays. 62-64
" Once someone gave me a book of the Christians. I asked him to read it to me. It talked about nothing but sin. (To Keshab) Sin is the only thing one hears of at your Brahmo Samaj too. The wretch who constantly says, I am bound, I am bound ' only succeeds in being bound. He who says day and night, I am a sinner, I am a sinner ' verily becomes a sinner.
" One should have such burning faith in God that one can say : What ? I have repeated the name of God, and can sin still cling to me ? How can I be a sinner any more ? How can I be in bondage any more ? '
" If a man repeats the name of God, his body, mind, and everything becornes pure. Why should one talk only about sin and hen, and such things ? Say but once, O Lord, I have undoubtedly done wicked things, but I won't repeat them.' And have faith in His name." 68
A DEVOTEE : " Sir, what is the way ? "
MASTER : " Discrimination between the Real and the unreal. One should aiways discriminate to the effect that God alone is real and the world unreal. And one should gray with sincere longing."
…
ANOTHER DEVOTEE : " Sir, to see you is the same as to see God."
MASTER : " Don't ever say that again. The waves belong to the Ganges, not the Ganges to the waves.
…
DEVOTEE : " Why do we not feel intense restlessness to realize Him ? " MASTER : " A man does not feel restless for God until all his worldly desires are satisfied. He does not remember the Mother of the Universe until his share of the enjoyment of woman ' and ‘gold ' is completed. A child absorbed in play does not seek his mother. But after his play is over, he says, Mother ! I must go to my mother.' 334
" The partial knower ' limits God to one object only. He thinks that God cannot exist in anything beyond that.
" There are three classes of devotees. The lowest one says, God is up there.' That is, he points to heaven. The mediocre devotee says that God dwells in the heart as the Inner Controller '. But the highest devotee says : God alone has become everything. All that we perceive is so many forms of God.' Narendra used to make fun of me and say Yes, God has become ail ! Then a pot is God, a cup is God ! ' (Laughter.)
" All doubts disappear when one sees God. It is one thing to hear of God, but quite a different thing to see Him. A man cannot have one hundred per cent conviction through mere hearing. But if he beholds God face to face, then he is wholly convinced. 346
ACTOR : " Sir, what is the proof that the soul is separate from the body ? "
MASTER : " Proof ? God can be seen. By practising spiritual discipline one sees God, through His grace. The rishis directly realized the Self. One cannot know the truth about God through science. Science gives us information only about things perceived by the senses, as for instance : this material mixed with that material gives such and such a result, and that material mixed with this material gives such and such a result.
" For this reason a man cannot comprehend spiritual things with his ordinary intelligence. To understand them he must live in the company of holy persons. You learn to feel the pulse by living with a physician." 381
MASTER : " You see, all these sufferings are because of a piece of loincloth '(note6 : A reference to the following story, which Sri Ramakrishna often told his devotees : There was a sannyasi whose only possession was two pairs of loin-cloths. One day a mouse nibbled at one piece. So the holy man kept a cat to protect his loin-cloths from the mouse. Then he had to keep a cow to supply milk for the cat. Later he had to engage a servant to look after the cow. Gradually the number of his cows multiplied. He acquired pastures and farm land. He had to engage a number of servants. Thus he became, in course of time, a sort of landiord. And, last of all, he had to take a wife to look after his big household. One day, one of his friends, another monk, happened to visit him and was surprised to see his altered circumstances. When asked the reason, the holy man said, "It is all for the sake of a piece of loin-cloth " 388
HAZRA : " The devotee really prays to his own Self."
MASTER : " What you say is a very lofty thought. The aim of spiritual discipline, of chanting God's name and glories, is to realize just that. A man attains everything when he discovers his true Self in himself. The object ot sadhana is to realize that. That also is the purpose of assuming a human body. One needs the clay mould as long as the gold image has not been cast ; but when the image is made, the mould is thrown away. The body may be given up after the realization of God. God is not only inside us ; He is both inside and outside. 480
1950
Ramana Maharshi (1879 - 1950)
CHAPITRE III[181]
LA DISCIPLINE MENTALE
D - Comment puis-je
discipliner mon esprit ?
M — Aucun esprit
n'est à discipliner, si l'on réalise le Soi. Le Soi resplendit lorsque le
mental disparaît. Le mental d'un Réalisé peut être actif ou inactif, chez lui
le Soi existe seul. Car le mental, le corps, et le monde ne sont pas séparés du
Soi. Ils ne peuvent demeurer en dehors du Soi. Pourraient-ils être quelque
chose d'autre que le Soi ? Lorsqu'on en est conscient, lorsqu'on a compris
cette vérité, pourquoi se tourmenter de ces ombres vaines ? Comment
pourraient-elles affecter le Soi ?
D — Mais si le
mental n'est qu'une ombre, comment fera-t-on pour connaître le Soi ?
M — Le Soi, c'est
le Coeur *, qui brille de sa propre lumière. L'illumination vient du Coeur et
se rend au cerveau, siège du mental. On voit le monde avec le mental, donc par
la lumière réfléchie du Soi. Le monde se perçoit par un acte du mental. Lorsque
ce dernier est illuminé, il est conscient du monde ; lorsqu'au contraire il est
dans la nuit, il n'a connaissance de rien.
Si l'on dirige le
mental vers l'intérieur, vers la source de l'illumination, la connaissance
objective cesse et le Soi brille seul dans le Coeur.
La lune brille
parce qu'elle réfléchit la lumière du soleil. Lorsque le soleil est couché, la
lune permet de distinguer les objets grâce à la lumière qu'elle reflète.
46 Mais quant à nouveau le soleil se
lève, personne n'a plus besoin de la lune, dont le disque est pourtant visible
dans le ciel. On peut leur comparer le mental et le Coeur. Le mental nous est
utile grâce à la lumière qu'il reflète. On l'emploie pour voir les objets.
Lorsqu'on le tourne vers l'intérieur, il s'immerge dans la Source
d'illumination, laquelle brille par elle-même. Le mental est alors comme la
lune pendant le jour.
Lorsqu'il fait
sombre, on a besoin d'une lampe pour s'éclairer. Mais quand le soleil est levé,
toute lampe devient inutile, car les objets sont visibles. Pour voir le soleil,
aucune lampe n'est nécessaire, il suffit de diriger le regard vers l'astre
lumineux du jour. De même, pour voir les objets, la lumière que le mental
réfléchit est nécessaire. Pour voir le Coeur, il suffit que notre esprit se
dirige vers lui. Alors le mental ne compte plus et le Coeur brille seul, de sa
propre lumière.
D — Après avoir
quitté l'Ashram * en octobre, je me suis senti enveloppé durant une dizaine de
jours par cette paix qui règne auprès de Sri Bhagavan. À chaque instant, au
plus fort de mes activités, je sentais au fond de moi-même cette paix au sein
de l'unité ; cela ressemblait au double état de conscience qui saisit lorsqu'on
somnole au cours d'une conférence ennuyeuse. Puis, tout disparut et les bêtises
accoutumées revinrent à la place. Le travail ne nous laisse pas assez de temps
pour la méditation. Suffit-il de se souvenir constamment que « JE SUIS »
pendant que l'on travaille ?
M — (Après un court
moment de silence). Si vous renforcez votre esprit, cette paix continuera sans
interruption. Sa durée est proportionnelle à la force mentale acquise par une
pratique assidue. Un esprit trempé de la sorte arrive à suivre le courant. En
ce cas, qu'il y ait ou non activité, le courant ne se trouve ni affecté, ni
interrompu. Le travail n'est pas l'obstacle, mais bien l'idée que c'est vous
qui le faites.
D — Faut-il méditer
de propos délibéré pour rendre le mental plus fort ?
M — Non, si vous
gardez toujours à l'esprit cette idée qu'il ne s'agit pas de votre travail à
vous. Au début, il faut faire effort pour s'en souvenir constamment, mais plus
tard cela devient naturel et continu. Le travail se fait alors tout seul et
votre paix garde sa pureté.
La méditation est
votre vraie nature. Vous l'appelez en ce moment méditation, parce que des
pensées étrangères vous distraient. Mais lorsqu'elles sont expulsées, vous
demeurez seul — c'est-à-dire, dans l'état de méditation, délivré de toutes
pensées. C'est votre véritable nature, que vous essayez actuellement
d'acquérir, en éliminant d'autres pensées. Cette élimination des pensées adventices,
vous l'appelez pour lors la méditation. Mais lorsque la pratique s'établit
enfin sur des bases solides, la nature réelle se déploie, et l'on découvre
qu'elle est la vraie méditation.
§
CHAPITRE VI
LA RÉALISATION DU SOI
D — Comment puis-je
obtenir la Réalisation du Soi ?
M — La Réalisation
n'est pas quelque chose qu'il faille obtenir ; elle est déjà là. Ce qu'il faut
faire, c'est rejeter l'idée : « Je n'ai pas réalisé. »
La sérénité, ou
paix, c'est la Réalisation. Il n'y a aucun moment où le Soi n'existe pas. Tant
qu'il se présente des doutes, ou le sentiment qu'on n'a pas réalisé, il faut
s'efforcer d'extirper ces pensées. Elles sont dues à la confusion entre le Soi
et le non-Soi. Lorsque ce dernier disparaît, le Soi seul demeure. Pour faire de
la place, il suffit d'enlever l'encombrement : nul besoin d'apporter l'espace
nécessaire en le prenant ailleurs.
D — Puisque la
Réalisation n'est pas possible sans vâsanâkshaya*, comment vais-je réaliser cet
état dans lequel les vâsanâ* sont détruits d'une manière effective ?
M — Vous êtes dans
cet état en ce moment !
D — Cela
signifie-t-il qu'en m'accrochant au Soi, les
vâsanâ seront
détruits à mesure qu'ils se présentent ? M — Ils se détruiront d'eux-mêmes si
vous demeurez
tel que vous êtes.
D — Comment vais-je
atteindre le Soi ?
M — Il n'y a pas à
obtenir le Soi. S'Il était quelque chose qu'il fallût conquérir, cela
signifierait qu'il ne
se trouve pas déjà
ici, maintenant, et à jamais. Toute chose acquise sera un jour perdue, elle est
par conséquent impermanente. Ce qui ne dure pas vaut-il la peine de tant
d'efforts ? C'est pourquoi, je le déclare, le Soi ne se conquiert pas. Vous
êtes le Soi, vous êtes déjà Cela.
En réalité, vous
êtes ignorant de votre état bienheureux. Cette ignorance vous domine et tire un
voile sur le soi pur qui est béatitude. Vos efforts doivent être uniquement
dirigés vers l'élimination de ce voile qui est l'identification du Soi avec le
corps, le mental, etc. C'est elle qui doit disparaître, pour laisser place au
Soi.
La Réalisation est
donc pour tous ; elle ne fait aucune différence entre les aspirants. Les seuls
obstacles proviennent de vos doutes concernant vos capacités et de la
conviction qui vous fait dire : « Je n'ai pas réalisé. » Il faut vous débarrasser
entièrement de ces obstacles.
D — Quelle est
l'utilité du samâdhi ? La pensée y subsiste-t-elle ?
M — Le samâdhi
permet Seul de découvrir la Vérité. Les pensées jettent un voile sur la
Réalité, qu'il est ainsi impossible d'atteindre en son intégrité dans des états
autres que le samâdhi.
Dans le samâdhi, un
seul et unique sentiment surnage : « JE SUIS », à l'exclusion de toute autre
pensée. — « JE SUIS » —, c'est « DEMEURER EN PAIX »
§
D — Il est des
moments où jaillissent de brusques lumières sur une conscience dont le centre
est à l'extérieur du moi normal, et qui paraît inclure la. Totalité.
Indépendamment de tout concept philosophique, comment Bhagavan me
conseillerait-il de m'y prendre pour obtenir, retenir et accentuer ces trop
rares illuminations ? L'abhyâsa* dans de telles expériences exige-t-il la
retraite ?
M — À l'extérieur
!... Qui fait l'expérience d'un extérieur et d'un intérieur ? Ils sont
concomitants à l'existence du sujet et de l'objet. Mais qui, à nouveau, est
conscient de ces derniers ? Après mûr examen, vous découvrirez qu'ils n'ont
jamais été qu'un seul : le sujet. Cherchez alors qui peut bien être ce sujet
unique ; cette analyse finira par vous conduire à la pure conscience, au-delà
du sujet.
Ce que vous appelez
le « moi normal », c'est le mental, ou esprit. D'étroites limites enserrent ce
mental, tandis que la conscience pure est au-delà de toute limitation. On y
parvient par l'investigation telle que je l'ai déjà esquissée.
Obtenir : Le Soi
est toujours là. Vous n'avez qu'une seule chose à faire, c'est d'arracher le
voile qui vous Le cache.
Retenir : Le Soi,
dès qu'Il est réalisé, devient votre expérience directe et immédiate. On ne Le
perd jamais.
Accentuer : Il
n'est pas question d'accentuer le Soi, car I1 est toujours semblable, sans
contraction ni expansion.
Retraite : Demeurer
dans le Soi, c'est la solitude. Rien n'est étranger au Soi. La retraite
implique le passage d'un lieu ou d'un état à un autre. Or, ni l'un ni l'autre
ne peuvent être extérieurs au Soi. Tout est le Soi ; la retraite est
impossible, inconcevable.
Abhyâsa : c'est
empêcher que rien ne vienne troubler la paix inhérente. Mais vous êtes toujours
dans votre état naturel, qu'il y ait ou non pratique de l'abhyâsa. Rester tel
que vous êtes, sans questions ni doutes, c'est votre état naturel.
D
— Lorsqu'on a fait l'expérience du samâdhi, peut-on obtenir également les
siddhi* ?
M — Pour que l'on
exhibe les siddhi, il faut que d'autres les reconnaissent. Toute personne qui
montre ainsi ses pouvoirs ne peut donc être un jnâni. Par conséquent, les
siddhi ne méritent même pas l'ombre d'une pensée. jnâ'na doit être le seul but
de vos recherches.
D
— Ma Réalisation aide-t-elle les autres ?
M — Oui ; c'est le
service le plus grand que vous puissiez leur rendre. Ceux qui ont découvert de
grandes vérités y sont parvenus dans les profondeurs tranquilles du Soi. Mais
il n'y a réellement aucun « autre » que l'on doive secourir. L'être Réalisé
voit uniquement le Soi, comme l'orfèvre ne prête attention qu'à l'or des bijoux
ornés de pierres précieuses qu'on lui donne à évaluer. Lorsque vous vous
identifiez avec le corps, vous êtes fatalement conscient aussi du
nom-et-de-la-forme *. Mais lorsque vous transcendez votre corps, les « autres »
aussi disparaissent. L'être Réalisé ne voit pas que le monde diffère de
lui-même.
D
— Ne serait-il pas préférable que les saints vivent en compagnie d'autrui ?
M — Il n'existe pas
« d'autrui » avec qui on puisse vivre. Le Soi est la seule Réalité.
D
— Ne devrais-je pas tenter de porter secours au monde qui souffre ?
M — La Puissance
qui vous a créé a créé le monde aussi. Si elle prend soin de vous, elle peut
bien prendre soin du monde... Puisque Dieu a créé le monde, c'est Son affaire
de s'en occuper, pas la vôtre.
D
— Et notre devoir de patriote ?
M — Votre devoir
consiste à ETRE, et non à être ceci ou cela *. « JE SUIS CELUI QUI SUIS »,
voilà le résumé de la vérité toute entière. On en décrit la méthode par la
phrase : « DEMEURE EN PAIX ».
62 Et que signifie
la paix ? Elle veut dire : « Détruis-toi », car chaque nom et chaque forme sont
une cause de tourment. « JE-JE », c'est le Soi. « Je suis ceci », c'est l'ego.
Lorsque le « Je » demeure seul et unique, c'est le Soi. Lorsqu'il prend la
tangente et dit : « Je suis ceci ou cela, je suis comme ci ou comme cela »,
c'est l'ego.
D — Qui est Dieu
alors ?
M — Le Soi est
Dieu. « JE SUIS » est Dieu. Si Dieu était extérieur au Soi, Il serait un Dieu
dépourvu de Soi, ce qui est absurde.
Tout ce qui est
requis pour réaliser le Soi, c'est d'ETRE PAISIBLE. Que peut-il y avoir de plus
aisé ? C'est pourquoi * âtma-vidyâ est la voie la plus facile à suivre.
§
66 M — La grâce est
le Soi. Elle non plus ne s'acquiert pas : vous devez simplement savoir qu'elle
existe.
Le soleil n'est que
lumière. Il ne connaît pas l'obscurité. Pourtant, vous parlez des ténèbres qui
fuient à l'approche du soleil. De même l'ignorance du fidèle, comme les vaines
ombres, s'évanouit devant le regard du guru. Vous êtes entouré de lumière
solaire ; cependant, si vous voulez voir le soleil, vous devez vous tourner
dans sa direction et le regarder. Il en est de même pour la grâce, que vous
découvrez par une approche convenable, alors qu'elle est pourtant toujours là,
à tout instant.
D — La grâce
aide-t-elle le chercheur à mûrir plus vite ?
M — Laissez tout
cela au maître ; abandonnez-vous à lui sans réserve.
De deux choses
l'une : ou vous vous abandonnez, parce que vous avez compris votre incapacité
et senti le besoin d'un Pouvoir Supérieur qui vous aide ou vous cherchez à
comprendre la cause de vos misères, vous remontez à la Source, et vous y
trouvez le Soi. De toutes façons, vous serez délivré de vos tourments. Ni Dieu
ni guru, n'abandonnent jamais l'adorateur qui s'est abandonné tout entier.
D — Que signifie la
prosternation devant le guru ou devant Dieu ?
M — Elle signifie
la soumission de l'ego et l'union complète avec la Source. Dieu, ou guru, ne
peuvent à aucun moment s'illusionner sur les génuflexions, les saluts et les
prosternations. Ils voient si l'ego est encore là, ou s'il a disparu.
§
84
M — Pourquoi spéculer sur ce qui arrivera plus tard ? Tout le monde sait que le
« Je » existe. À quelque école qu'il appartienne, le chercheur fervent doit
trouver d'abord ce qu'est le « Je ». Il sera temps ensuite de découvrir l'Etat
final et de savoir si le « Je » s'unit à l'Être Suprême, ou s'il reste en
dehors de Lui. Ne cherchons pas à deviner la conclusion, mais gardons l'esprit
ouvert.
D — Une sorte de
compréhension de l'état final ne serait-elle pas cependant un guide efficace,
même pour l'aspirant ?
M — Essayer de
définir en ce moment ce que sera l'état final de Réalisation ne sert à rien.
Cela n'a aucune valeur intrinsèque.
D — Pourquoi donc ?
M — Parce que vous
procédez selon un principe erroné. Votre raisonnement dépend obligatoirement de
l'intellect, dont la lumière procède du Soi. L'intellect n'est-il pas
présomptueux de s'ériger en juge, de vouloir mesurer ce dont il n'est lui-même
qu'une manifestation bornée et d'où il tient le peu de lumière qu'il a ?
Comment l'intellect,
qui ne peut atteindre le Soi, serait-il compétent pour apprécier la nature de
l'état final de Réalisation et à plus forte raison pour la définir ? C'est
comme si l'on essayait de mesurer la lumière du soleil à sa source en prenant
comme étalon la lueur d'une bougie. La cire fondra bien avant que la bougie ne
parvienne au voisinage du soleil.
Au lieu de vous
complaire dans de simples spéculations, consacrez-vous dès à présent à la
recherche de la vérité qui se trouve à jamais au fond de votre cœur.
§
[quelques dits extraits de La Connaissance de l’Être :]
1.Étant donné qu’il
y a une perception de nous-mêmes et du monde, nous devons nécessairement
admettre qu’il y a un Principe unique doué du pouvoir d’apparaître comme
multiple.
7…découvrir son
propre être dans son Etre et, se retirant en Lui être un avec Lui.
33.’Je ne me
connais pas moi-même’ ou ‘Je me connais moi-même’, parler ainsi est ridicule.
Quoi ! Y at-il donc deux soi, l’un destiné à objectiver l’autre ?
Avant Propos[182]
Il y a environ deux
ans que Râm éveilla pour la première fois, dans le cœur de Râmdas, Son humble
esclave, l'ardent désir de réaliser Son amour infini. Essayer de s'approcher de
Râm et de Le comprendre, c'est se retirer du monde des formes évanescentes, car
Râm est la seule réalité. Râm est la puissance mystérieuse et subtile qui
pénètre et soutient l'univers tout entier. Il n'a ni naissance ni mort. Il est
présent dans toutes choses et dans toutes créatures, qui n'apparaissent comme
entités séparées que grâce à leurs formes toujours changeantes. Se libérer de
cette illusion des formes, c'est réaliser immédiatement l'Unité, l'Amour de
Râm. L'amour de Râm, c'est l'amour de tous les êtres, de toutes les créatures,
de toute vie, de tout ce qui est en ce monde, car Râm est en tout, tout est en
Lui, et II est tout en tous. Pour réaliser cette grande vérité, il faut nous
soumettre, nous qui, par ignorance, croyons être des personnalités séparées, à
la volonté et à l'action de cette puissance infinie, de cet amour infini qu'est
Râm, l'Un qui pénètre tout. Par une soumission entière à Sa volonté, nous
perdons cette conscience du corps qui nous retient éloignés de Lui, et nous
nous trouvons dans un état d'union complète et d'identification avec Râm qui
est en nous et tout autour de nous. Dans cet état, la haine, qui n'est que la
conscience de la diversité, prend fin, et l'amour, qui est la conscience de
l'unité, est réalisé. Nous atteignons cet amour divin lorsque notre humilité
est si complète que notre affirmation de personnalité séparée, [18] notre
égoïsme, en est complètement anéanti. Quand ce stade est atteint, nous sommes
naturellement portés par la conscience éveillée de l'unité et de l'amour, à
faire le sacrifice de tous nos intérêts matériels pour le bien de nos
compagnons et des créatures qui sont les manifestations du même Râm. Tels
furent le sacrifice de Bouddha, celui de Jésus-Christ et, de notre temps, celui
du Mahâtmâ Gandhi. Ces trois grands hommes sont les plus parfaites
manifestations de Râm, la grande Vérité, l'Amour infini. Om Shri Râm.
Luttes et
initiations
Pendant près d'une
année, Râmdâs se débattit dans un monde plein de soucis, d'anxiétés et de
peines. Ce fut, par sa propre faute, une période terrible d’inquiétude et de
tension. Dans cet état de misère désespérée, un cri jaillit du cœur de Râmdâs :
« Où trouver le soulagement ? Où trouver la paix ? » Sa plainte fut entendue,
et dans le grand vide retentit une voix : « Ne désespère pas, aie confiance en
Moi, et tu seras libéré. » C'était la voix de Râm. Cet encouragement fut comme
une planche de salut jetée au nageur en péril qui se débat dans la mer
déchaînée. Une grande assurance tomba sur le cœur meurtri du malheureux Râmdâs
comme une douce pluie sur la terre assoiffée. Dès lors, une partie du temps
occupé auparavant par les choses du monde fut consacré à méditer sur Râm qui
octroya, dans cette période, paix et soulagement véritables. Peu à peu, son
amour pour Râm, le Donneur de Paix, augmenta. Plus Râmdâs répétait le nom de
Râm et méditait sur Lui, plus il ressentait de joie et de soulagement. Les
nuits, qui étaient libres de tout devoir terrestre, furent consacrées, à part
deux heures de repos, à chanter les louanges de Râm (Râm-bhajan). Sa dévotion
pour Râm progressait par sauts et par bonds.
Le jour, alors
qu'il était envahi par l'anxiété et le souci que lui causaient des ennuis
d'argent, des soucis de toute espèce, Râm venait à son aide d'une façon
inattendue. Aussi,[19] dès qu'il pouvait se libérer, même pour peu de temps, de
ses occupations matérielles, se mettait-il à méditer en prononçant le nom de
Râm. En marchant dans la rue il répétait : Râm. Râm. Il perdait toute
attraction pour les choses de ce monde. Habits recherchés et toiles fines
furent remplacés par le grossier khaddar[183]
; une simple natte fut substituée au lit. Pour sa nourriture, il réduisit à un
seul les deux repas de la journée, et plus tard, ce repas ne consista plus
qu'en bananes et pommes de terre bouillies. Les piments et le sel furent
complètement abandonnés. Il n'avait plus de goût que pour Râm, et sa méditation
sur Râm devenait continue, englobant toutes les heures de la journée et les
prétendus devoirs sociaux.
§
—
Donnez-moi donc un conseil, dit alors le Persan, pour que je puisse éloigner de
moi tout ce qui est illusoire et délivrer mon esprit des agitations qui font
son tourment en réalisant Dieu. Je me sens enchaîné par des attaches à mes
biens, ma maison, ma femme, mon argent.
— Vous avez trouvé
le diagnostic de votre mal, répondit Râmdâs, et vous avez une saine
compréhension du remède qu'il faut y apporter. Sachez tout d'abord que le Dieu
que vous cherchez est en vous. Il est la Lumière et l'Âme de l'Univers, et
l'unique et suprême but de la vie est de L'atteindre. Tout le mal vient de ce
que vous croyez être séparé de cette universelle Vérité. C'est votre ego qui a
dressé ce mur de séparation. Ayez un désir intense de Le réaliser, c'est-à-dire
d'apprendre à savoir que votre vie forme un tout avec la vie de l'Univers.
Abandonnez votre ego par une union constante avec Lui par la prière et la
méditation, et accomplissez tous vos actes sans aucun désir d'en obtenir
quelque gain. Au fur et à mesure que vous avancerez sur cette voie, qui est
celle de la dévotion, de la connaissance et du renoncement, votre attache aux
choses irréelles de la vie s'amoindrira et toutes les illusions qui encombrent
votre mental s'évanouiront. Votre cœur se remplira de l'Amour divin et votre
vision sera purifiée et égalisée, tandis que vos actions deviendront comme le
flot spontané de votre être immortel en vous apportant la joie et la paix
véritables. Tel est le point culminant auquel peut atteindre l'effort humain,
et l'unique but de la vie. (232)
§
Il faut mentionner
en passant que Râmdâs ne voyait nulle part ni impureté ni mal, mais il se
plaisait à témoigner des cas particuliers de pureté et de grandeur d'âme qu'il
rencontrait. Sa tâche ici est simplement de rapporter ses expériences touchant
les événements de sa vie errante ou les gens qu'il a eu l'occasion d'observer.
Il ne fait que présenter les faits comme un simple témoignage des
manifestations diverses de Dieu. Car le monde est une scène sur laquelle Il se
manifeste sous des milliers de formes, dans quantité de rôles. Râmdâs considère
tout en une même et seule vision lumineuse, et son amour pour tous est
invariable ; qu'il s'agisse de saints ou de pécheurs, il ne voit aucune
différence. C'est le Seigneur qui remplit tous les rôles dans le drame
terrestre.
Un Anglais nommé
Abbot, désirant s'entretenir avec Râmdâs, l'emmena un jour en auto dans son
bungalow, où lui et sa sœur le reçurent sur la véranda. La bonne dame anglaise
parla avec enthousiasme du Christ et de son enseignement, et Râmdâs acquiesça
parfaitement aux louanges qu'elle fit du Divin Maître. Mais son enthousiasme
alla si loin qu'elle s'exprima assez dédaigneusement sur le compte de Shri
Krishna, de Bouddha, etc.
« Mère, lui
dit-il, Râmdâs ne peut être d’accord avec vous sur ce point. Râmdâs tient Shrî
Krishna et Bouddha en aussi haute estime que Jésus , si ce n’est plus. Vous
portez ce jugement sur eux parce que vous ne les comprenez pas, de mêm que
certains Hindous portent un faux jugement sur le Christ parce qu’ils ne le
connaissent pas. » (262)
§
« Mahârâj, dit-il,
je suis dégoûté de cette vie. Moi aussi, je voudrais mener la vie d'un sâdhu,
car j'ai tourné le dos à une vie pleine de soucis et de chagrins.
Considérez-moi comme votre disciple et prenez-moi sous votre
protection.
— Râmji, répliqua
Râmdâs, rien n'est mauvais en ce monde ; c'est votre esprit qui est tourmenté.
Tant que votre esprit n'a pas l'ardent désir de déchirer le voile d'illusion
qui vous cache la Vérité, une renonciation extérieure ne sert de rien. C'est
comme si vous sautiez de la poêle à frire dans le feu. Le véritable bonheur
réside dans une attitude correcte vis-à-vis de la vie et du monde, et cette
attitude dépend d'une juste vision. Or celle-ci se trouve dans la Réalisation
de la Vérité de Dieu. Ne vous laissez pas tromper. Vous ne pouvez atteindre la
libération et la paix si vous vous contentez de tourner le dos au monde.
Apprenez à connaître votre état d'esprit. La liberté et la joie sont en vous,
mais pour y arriver, il vous faut maîtriser les désirs, l'âpreté au gain, et
les emportements. Ne vous attachez pas à Râmdâs, il n'est pas un gourou ; il ne
peut que vous montrer la voie. L'effort et la lutte sont vôtres ; soyez donc un
disciple de la Vérité. » (264)
1973
Henri Le Saux / Swami Abhishtktananda (1910-1973)
Né en Bretagne en 1910, Henri Le Saux entre à dix-neuf
ans à l'Abbaye de Kergonan. Ayant commencé à apprendre le sanskrit et le
tamoul, il part pour l'Inde avec l'autorisation de ses supérieurs et fonde
l'ashram de Shantivanam avec le Père Monchanin. Il croise Ramana Maharshi
(1879-1950). Rencontre fondamentale malheureusement très brève. Comme de
nombreux ermites, Le Saux se retire un temps dans une grotte de la montagne
d’Arunachala :
Du fond du coeur,
j'entendais sourdre un autre chant, au-delà de tout élan du désir comme de
toute quiétude qui pût encore se sentir. Arunâchala est inexorable. Il sèvre de
tout, il dépouille de tout, il arrache tout point d'appui où on serait encore
tenté de s'agripper : car tel il a voulu celui qu'il a appelé, et tel il le
rendra, libre et nu en la solitude de son coeur, libre et nu de la liberté et
de la nudité du Soi.
Arunâchala, guru
impitoyable, /qui me sevras de tout ce que j'aimais jusque-là, /de tout ce que
je savourais jusque-là, /de tout sur quoi je m'appuyais jusque-là, / les
choses de ce monde comme les choses de l'autre, / et me laissais suspendu /
libre et nu…[184]
Puis il « fait le saut » et le sannyasi se
fixe dans les Himalayas. Terrassé par une crise cardiaque en juillet 1973, il
meurt le 7 décembre. Extraits de ses dernières lettres :
Mais par rapport à
tout cela [vocations de jeunes dans certains monastères], je suis comme celui
qui a des repas merveilleux à sa disposition et qui souffre de voir ses frères
réduits à juste casser la croûte, car ils ne savent pas et sont tellement
conditionnés qu’ils ne savent même pas qu’il y a « cela » ! (8
mars 1973)
Pour le moment, je
suis partout frappé par la vie de moines hindous en marge du monde des swamis.
Rencontre récemment d’un garçon de vingt ans, vivant seul dans une maison
abandonnée, dans la jungle, en silence. Puis deux autres, dont un garçon nepali
de dix-huit ans, cachés dans un creux de falaise, nus ou vêtus de sacs, vivant
de blé macéré dans de l’eau et de fruits de la jungle. Gens auxquels nul ne
prête attention et qui sont bien plus vrais que tous nos swamis à robe orange
et tous nos moines à grande coule ! / L’Esprit n’est pas à chercher dans
un souvenir ni une institution. (22 mai 1973 ?)
L’autre jour, je
rencontrai dans un ashram hindou un Malayali qui avait goûté de Kurisumala
[ashram du P. Mahieu] et Shantivanam et qui maintenant est « parti »,
va d’ashram en ashram dans un dénuement total. Tels sont les vrais moines
chrétiens de l’Inde, même s’ils ne participent plus que fort rarement au rite.
L’Esprit les a appelés au-delà de tout signe. (7 juillet 1973).
Un infarctus qui me
prit alors que j’allais prendre le bus et que des circonstances providentielles
maintiennent dans des limites guérissables. En même temps une expérience
merveilleuse de « croiser » entre mort et vie, découverte que l’on
EST[185] !
Qu’importent les situations ? Joie et sérénité qui rendirent
inoubliables les deux semaines que je passais immobile au lit. (22 septembre
1973).[186]
Lu
‘K’uan Yü (1898 - ?) & Hsu Yun
Foreword, (p.10) : The aim[187] of the Ch'an sect is to strip the mind of all feelings and passions for the purpose of disentangling it from the phenomenal so that the self-nature can return to its normal state and operate in the normal way without hindrance. With this in view, Ch'an masters rarely used those Buddhist terms found in all sutras. For men are always prone to cling to the terminology which, in their quest for more learning and wider knowledge, can only stimulate their faculties of thought and intensify their discriminations. The masters taught their disciples to refrain from seeking enlightenment and Buddhahood, for the very idea of enlightenment and Buddhahood gave rise to the twin concept of reality of ego and reality of dharma which split their undivided whole into subject and object, the cause of their illusion and suffering. This is the reason why the usual terms found in sutras are rarely found in Ch'an texts, which seem very strange and incomprehensible even to Buddhists of the other schools. Those texts are as obscure and incomprehensible as Nostradamus's Prophecies of world events and puzzled readers frequently put them aside for ever, after reading a few pages. No learned masters took the trouble of giving a clear explanation of or comprehensive commentary on the sayings of their enlightened predecessors. Even if they quoted ancient sayings when giving instruction to their own disciples, their commentaries varying from a sentence to an entire gatha or poem, were equally obscure and confusing to beginners. […] If one applies one's discriminating mind to commenting on ancient sayings, one will behold only the linger instead of the moon which is actually pointed at.
We cannot, however, blame these masters for their seemingly obscure and abstruse sayings, because as soon as they used the terminology coined by the conditioned human intelligence, their disciples would cling to it, thus straying from the normal course of training. When a monk aske Yun Men: 'What is Buddha?' the master, knew that the questioner’s mind was stirred by the empty word `Buddha' and, in order to disentangle it from the illusion of Buddha, replied : 'A toilet stick.' In this, there was no disrespect for the Enlightened One, as the reply served only to wash the deluded mind of the disciple from this impure conception, for the Buddha as conceived by a deluded mind could never be the pure Buddha, who is beyond description. This particular case should not, however, be generalized, for the reply was appropriate only for the question at that particular moment. For this reason, Yun Men forbade his disciples to record his sayings. Likewise, we cannot follow master Tan Hsia's example and burn wooden statues of Buddha. Tan Hsia realized that the moment was ripe for enlightening a deluded monk who clung to these statues and disregarded his self-natured Buddha.
I Prerequisites… (pp.19 sq.)
From the Hsu Yun Ho Shang Fa Hui. The object of Ch'an training is to realize the mind for the perception of (self-) nature, that is to wipe out the impurities which soil the mind so that the fundamental face of self-nature can really be perceived. Impurities are our false thinking and clinging (to things as real). Self-nature is the meritorious characteristic of the Tathagata wisdom which is the same in both Buddhas and living beings. If one's false thinking and grasping are cast aside, one will bear witness to the meritorious characteristic of one's Tathagata wisdom and will become a Buddha, otherwise one will remain a living being. …
The outright cognizance of this pure and clean self-nature together with complete harmony with it, without contamination from attachment (to anything) and without the least mental differentiation, while walking, standing, sitting and lying by day or night is nothing but the self-evident Buddha(hood). It does not require any application of mind or use of effort. Moreover, there is no place for either action or deed, and no use for words, speech and thought. For this reason, it is said that the attainment of Buddhahood is the most free and easy thing which relies only on oneself and does not depend on others. …
Where does its easiness lie for a beginner? It only requires a believing, a long enduring and a mindless mind. A believing mind is, firstly, belief that this mind of ours is fundamentally Buddha, not differing from all Buddhas and all living beings of the three times in the ten directions of space, and secondly, belief that all Dharmas expounded by sakyamuni Buddha can enable us to put an end to birth and death and to attain Buddhahood. …
Hua t'ou [koan jap .] This One-Mind of yours and mine is neither within nor without nor between the two. It is also within, without and between the two and is like Space which is immutable and is all-embracing.
Écrit dans sa
vieillesse, un témoignage émouvant :
Souvenirs de jeunesse[188].
[Introduction :]
En lisant ces lignes, on serait tenté de croire qu'il faut s'élever jusqu'à des
régions abstraites, sublimes, que l'homme n'atteint qu'exceptionnellement,
qu'en de rares moments de son existence. Suzuki nous fait voir avec une
simplicité qui pourrait sembler peu conforme à l'importance et à la grandeur du
sujet que l'essence de la religion ne consiste pas dans une exaltation
momentanée, mais dans notre aptitude, dans notre disposition à rechercher, à
découvrir, à libérer dans l'ordinaire de la vie, dans les choses quotidiennes,
dans ce qui se passe partout et toujours et qui occupe les hommes constamment,
les étincelles cachées du divin.
Ma famille se
compose de médecins établis depuis plusieurs générations dans la ville de
Kanazawa[189].
Mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père étaient médecins et, de façon
inattendue, ils sont tous morts jeunes. Bien sûr, il n'était pas rare de mourir
jeune en ce temps-là, mais dans le cas d'un médecin exerçant sous l'ancien
régime féodal, c'était une double infortune, car la pension versée à la famille
par le seigneur tutélaire était sensiblement réduite. Ma famille, bien que de
rang samouraï, était déjà frappée par la pauvreté du vivant de mon père, et
après sa mort, alors que j'avais à peine six ans, nous devînmes encore plus
pauvres à cause des dif-(36)ficultés économiques qui touchèrent la caste des
samouraïs, dès l'abolition du système féodal.
La perte d'un père
à cette époque était sans doute plus dramatique qu'aujourd'hui ; tout dépendait
de lui en tant que chef de famille, tous les pas importants dans la vie : l'instruction
puis la recherche d'une situation sociale. Tout cela, je le perdis lorsque
j'avais dix-sept ou dix-huit ans. Ces épreuves me firent penser à mon destin
(karma). Pourquoi devais-je rencontrer de telles embûches à l'aube de ma vie ?
Ma réflexion commençait
à s'orienter vers la philosophie et la religion, et comme ma famille
appartenait à la branche zen Rinzaï, il était tout naturel que je me tourne du
côté du zen pour trouver des réponses à mes problèmes. Je me souviens d'être
allé au temple zen où ma famille était inscrite — c'était le plus petit temple
de Kanazawa — pour questionner le prêtre au sujet du zen. Comme beaucoup de
prêtres officiant dans des temples ruraux, il n'était pas très instruit ; de
fait, il n'avait même pas lu le Hekiganroku[190]
. Aussi l'entretien que j'eus avec lui fut-il de courte durée.
Je pris l'habitude
de débattre de questions philosophiques et religieuses avec les étudiants de
mon âge ; je me souviens que quelque chose me rendait toujours perplexe :
qu'est-ce qui fait pleuvoir ? Pourquoi est-il nécessaire que la pluie tombe ?
Aujourd'hui, lorsque je regarde en arrière, je me dis qu'il a pu y avoir dans
mon esprit quelque chose qui rappelle l'enseignement chrétien au sujet de la
pluie qui tombe également sur le juste et l'injuste. Au fil des circonstances,
j'entrai en relation, à la même époque, avec des missionnaires chrétiens.
Lorsque j'avais quinze ans environ, il y avait à Kanazawa un missionnaire de
l'Église orthodoxe [grecque]. Je me souviens qu'il me prêta un exemplaire de la
traduction japonaise de la Genèse en me recommandant de la lire. Je la lus,
mais cela me semblait dénué de sens. Au commencement était Dieu. Mais pourquoi
Dieu devait-il créer le monde ? Voilà ce qui me préoccupait au fond.
La même année, un
de mes amis se convertit au protestantisme. Il voulait que je devienne chrétien
et m'incitait à recevoir le baptême. Mais je lui répondis que je ne pouvais pas
être baptisé avant d'être convaincu de la vérité du christianisme. J'étais
toujours suspendu à cette question : pourquoi Dieu devait-il créer le monde ?
J'allai voir un autre missionnaire, protestant celui-là, et je lui 37 posai la
question. Il me dit que toute chose devait avoir un créateur pour venir à
l'existence et que le monde devait avoir un Créateur aussi. « Alors qui a créé
Dieu ? » demandai-je. « Dieu s'est créé lui-même, répondit-il, ce n'est pas une
créature. » Sa réponse ne me satisfaisait pas, et cette interrogation est
toujours restée la pierre d'achoppement à ma conversion au christianisme.
Je me souviens
aussi que ce missionnaire avait toujours avec lui un gros trousseau de clefs.
Cela me semblait étrange, car à cette époque personne au Japon ne tenait rien
sous clef. Aussi, lorsque je le vis avec toutes ses clefs, je me demandai d'où
lui venait le besoin de mettre en sûreté tant de choses.
C'est alors qu'un
nouveau professeur fut nommé dans mon école. Il enseignait les mathématiques.
Il les enseignait si bien que je commençai à y prendre goût. Il s'intéressait
aussi beaucoup au zen. Il avait d'ailleurs été l'élève de roshi Kosen[191],
un des grands maîtres zen de ce temps. Il faisait de son mieux pour éveiller la
curiosité de ses élèves pour le zen en faisant circuler des copies de l'oeuvre
de Hakuin Zenji, Orategama[192].
De prime abord, je n'y compris pas grand-chose, mais cela m'intéressait
tellement que, pour en savoir plus, je décidai d'aller voir un maître zen,
roshi Setsumon, qui vivait dans le temple Kokutaiji dans la province d'Etchu.
Je quittai la
maison sans savoir au juste comment me rendre au temple, avec cette seule
information qu'il se trouvait près de Takaoka. Je me rappelle avoir voyagé dans
une vieille voiture à chevaux, juste assez grande pour transporter cinq à six
personnes, et que nous avons passé le col de Kurikara à travers les montagnes.
La route et la voiture étaient en piteux état, je n'arrêtais pas de me cogner
la tête contre le toit. À partir de Takaoka, je pense avoir fait le reste du
trajet à pied jusqu'au temple.
J'arrivai là-bas
sans aucune introduction. Les moines semblaient bien disposés à m'accueillir.
Ils me dirent que le roshi était sorti, mais que je pouvais pratiquer zazen
dans une pièce du temple si j'en avais envie. Ils me montrèrent comment 40
m'asseoir et comment respirer et me laissèrent seul dans une petite pièce en me
disant de continuer ainsi. Après un jour ou deux consacrés à cette pratique, le
roshi revint et on m'amena le voir. Il est clair qu'à l'époque j'ignorais tout
du zen et de l'étiquette qui s'impose en sanzen. On m'avait simplement dit de
venir voir le roshi et je me présentai à lui en apportant ma copie de l'
Orategama.
L'essentiel de l'
Orategama est écrit dans une langue assez simple. Mais il y avait là-dedans
quelques termes zen difficiles que je ne pouvais saisir. J'en demandai
l'explication au roshi. Il se tourna vers moi en colère et me dit : « Pourquoi
me posez-vous une question aussi stupide ? » Je fus renvoyé dans ma chambre
sans aucun enseignement et on me dit de rester en position assise, jambes
croisées.
Je suis resté seul.
Personne ne mç disait rien. Les moines qui m'apportaient les repas ne
m'adressaient pas la parole. C'était la première fois que j'étais loin de la maison
et j'éprouvai bientôt un sentiment de solitude et la nostalgie du foyer. Ma
mère me manquait beaucoup. Après quatre ou cinq jours, je quittai le temple et
revins chez moi. Je ne me souviens pas de la manière dont je pris congé du
roshi, mais je me souviens bien de la joie qui m'habitait en retrouvant la
maison.
Je commençai alors
à enseigner l'anglais dans le petit village de Takojima qui se dresse sur la
péninsule de Noto — péninsule qui s'avance dans la mer du Japon. Il y avait là
un temple Shin habité par un prêtre lettré qui me montra un texte de l'école
Yuishiki intitulé Hyappo Mondo (Questions-Réponses sur les cent dharmas). Mais
c'était si ancien et si abstrus qu'en dépit de ma soif d'apprendre, je n'en
saisis pour ainsi dire rien.
J'obtins une autre
affectation comme enseignant à Mikawa, une ville située à environ cinq lis
(vingt-quatre kilomètres) de notre maison à Kanazawa. Là aussi ma mère me
manquait beaucoup et tous les week-ends, je faisais le chemin à pied pour me
retrouver près d'elle. Cela me prenait environ cinq heures et m'obligeait à
quitter la maison le lundi à une heure du matin de façon à être à l'école dans
les temps. Je restais accroché à la maison jusqu'à la dernière minute pour
profiter de ma mère aussi longtemps que possible.
J'ajouterai
incidemment que l'enseignement de l'anglais que je dispensais alors était assez
particulier, tellement particulier que, lorsque j'allai pour la première fois
aux États-Unis, personne ne comprenait ce que je voulais dire. Nous avions pris
l'habitude de tout transposer littéralement et je me rappelle que j'étais très
embarrassé par la façon (42) dont on dit en anglais : « Le chien a quatre
pattes », « Le chat a une queue ». En japonais, le verbe « avoir » n'est jamais
utilisé en ce sens. Si vous dites : « J'ai deux mains », cela s'entend comme si
vous teniez deux mains étrangères dans les vôtres. Plus tard, je développai
l'idée selon laquelle l'insistance mise par la mentalité occidentale sur la
possession est le signe de la place prépondérante accordée au pouvoir, à la
dualité, à la compétition, traits qui sont absents de la sensibilité orientale.
Pendant les six
mois que je passai à Mikawa, j'arrêtai mes études sur le zen. Je déménageai à
Kobe où mon frère travaillait comme avocat, et peu après il m'envoya à Tokyo
pour y suivre des études en me versant une pension de six yens par mois.
À cette époque, le
coût d'hébergement et d'entretien d'un étudiant s'élevait à environ trois yens
et cinquante sens. Je choisis d'étudier à l'université de Waseda, mais une des
premières choses que je fis en arrivant à Tokyo fut de me rendre à Kamakura
pour étudier le zen sous la direction de roshi Kosen qui était alors abbé de
Engakuji. Je garde le souvenir d'avoir marché tout le jour de Tokyo à Kamakura,
quittant Tokyo à la tombée de la nuit pour arriver à Kamakura tôt le matin
suivants[193].
Le moine shika,
l'hospitalier, ménagea mon premier entretien avec le roshi en présentant une
offrande de dix sens d'encens enveloppés dans du papier. La scène faisait
penser aux peintures de Daruma[194]
que j'avais déjà vues ; il s'en dégageait un authentique parfum zen. Le roshi
avait soixante-seize ans lorsque je le rencontrai pour la première fois.
C'était un grand homme, à la fois par la stature et la personnalité. Il
marchait avec peine à cause d'un choc récent. Il me demanda d'où je venais et,
lorsque je lui dis que j'étais né à Kanazawa, il s'en réjouit et m'encouragea à
persévérer dans la pratique du zen. Sûrement parce que les gens de la région
d'Hohuriku, aux alentours de Kanazawa, ont la réputation d'être patients et
appliqués.
La deuxième fois
que j'eus l'occasion de le rencontrer en entretien privé, il me donna le koan[195]
Sekishu, le « claquement d'une seule main ». Je n'étais pas du tout préparé à
ce moment-là à recevoir un koan. Sur le plan du zen, mon esprit était 44 comme
une page blanche, tout pouvait y être écrit. À chaque fois que je le voyais en
sanzen, il faisait simplement le geste de sortir sa main gauche en la dirigeant
vers moi, sans un mot, ce qui me plongeait dans un état de grande perplexité.
Je me souviens que je faisais tous les efforts possibles pour apporter des réponses
rationnelles à ce koan sur le claquement d'une main, mais naturellement roshi
Kosen les refusait toutes, et après quelques expériences de sanzen je me sentis
dans une sorte d'impasse.
Un entretien avec
lui me laissa une impression forte. Il prenait son petit déjeuner sur une
véranda donnant sur un bassin, assis sur une petite chaise assez rustique. Il
mangeait du gruau de riz qu'il retirait à la louche d'un pot de terre et il en
mettait dans son assiette. Après que je me fus prosterné trois fois devant lui,
il me demanda de m'asseoir en face sur une autre chaise. Je ne me rappelle pas
ce qui a été dit à cette occasion, mais chaque geste qu'il faisait — la manière
dont il me fit bouger pour m'installer sur la chaise, celle dont il se servait
de riz dans le pot — se grava en moi de façon indélébile. « Oui, me disais-je,
c'est ainsi qu'un moine zen doit se comporter. » Tout ce qui sortait de lui
était direct, simple, rempli de sincérité et, bien sûr, traversé par quelque
chose de plus qui ne peut être dit avec des mots.
Je n'oublierai
jamais non plus le premier enseignement que je suivis. C'était un événement
tout à fait solennel, commençant par la récitation du Sutra du Coeur par les
moines et par les derniers mots de Muso Kokushi[196]
: « J'ai trois sortes de disciples... » Le roshi se prosternait devant la
statue du Bouddha et se relevait ensuite sur son siège, en face de l'autel,
comme s'il entendait s'adresser au Bouddha plutôt qu'à l'assistance. Son
assesseur lui apporta le pupitre et, à ce moment-là, les chants prirent fin. Il
put alors commencer son enseignement doctrinal.
Celui-ci portait
sur le 42e chapitre de l' Hekiganroku, celui où Ho-kojo rend visite
à Yakusan, lequel, après leur entretien, invite dix moines à l'accompagner au
bas de la montagne, à la porte du temple. Chemin faisant, l'échange suivant a
lieu : « La neige fine tombe, flocon par flocon. Chaque flocon tombe à sa juste
place. »
Il m'apparaissait
que c'était là un bien étrange sujet de conversation pour des moines zen, mais
le roshi s'en tint à la lecture du passage sans ajouter de commentaire, lisant
comme s'il était à la fois absorbé et transporté par chaque mot du texte. Je
fus tellement saisi par cette lecture qu'alors même 46 que je n'y entendais
rien, je le revois encore assis sur sa chaise, le texte devant lui, lisant : «
La neige fine tombe flocon par flocon. »
Tout ceci se
passait en 1891. Il avait soixante-seize ans. J'en avais vingt et un. Il me
revient à la mémoire que cette année encore je participai au rite Toji, au
solstice d'hiver. Les moines travaillaient le riz pour en faire des galettes et
eurent une nuit entière de récréation. La première de ces galettes était
offerte au Bouddha, la seconde au roshi. Roshi Kosen était si friand de galettes
de riz trempées dans la sauce au daikon[197]
râpé qu'il n'en était jamais rassasié. Ce jour-là, il demanda un second service
que lui refusa son moine assistant au motif qu'il ne serait pas bon pour lui de
manger autant. Le roshi répondit : « Ça ira bien si je prends un médicament
pour la digestion. »
Le 16 janvier de
l'année suivante, en 1892, le roshi mourut. J'étais présent. Je me trouvais en
compagnie de ses moines assistants dans la pièce voisine. Tout d'un coup nous
entendîmes le bruit d'une lourde chute dans la chambre du roshi. Le moine de
service bondit dans la chambre et trouva le roshi gisant, inconscient, par
terre. Il semble qu'il ait eu une crise cardiaque en sortant des toilettes et
qu'il se soit cogné la tête en tombant. On appela immédiatement le médecin,
mais lorsqu'il arriva il constata qu'il était trop tard. Le roshi était déjà
mort.
Shaku Soen[198]
succéda à roshi Kosen comme abbé d'Engakuji. À la mort de Kosen, il revenait
d'un séjour d'études à Ceylan sur le bouddhisme Theravada et c'était déjà une
personnalité montante. Très brillant intellectuellement, il avait aussi reçu
son inka shomei; ou diplôme pour être roshi, alors qu'il était encore assez
jeune, chose inhabituelle à cette époque où l'on exigeait au moins quinze ans
de pratique pour atteindre un tel état de maturité spirituelle. Titulaire de
son inka, il était allé à l'université de Keio pour étudier des sujets propres
à l'Occident, ce qui, là encore, était assez inhabituel pour un prêtre zen.
Beaucoup de gens l'avaient critiqué d'avoir franchi ce pas, roshi Kosen
compris, qui l'avait averti que toutes ses études se rapportant à des thèmes
occidentaux ne 48 lui serviraient à rien. Mais Shaku Soen ne prêtait pas
attention aux critiques des gens et faisait son propre chemin. Ce fut dans
l'ensemble une personnalité remarquable, remplie d'élans non conventionnels.
C'est lui qui
accomplit les rites funéraires de roshi Kosen. Au printemps 1892, il était
nommé nouvel abbé et je commençai à le fréquenter en sanzen.
Il me donna Mu[199]
comme nouveau koan, voyant que je ne m'en sortais pas avec le « claquement
d'une seule main » ; il pensait que je pourrais obtenir mon kensho[200]
plus vite et plus tôt avec Mu. Il ne m'apporta aucune aide pour la résolution
de ce koan et, après quelques séances de sanzen avec lui, je dus reconnaître
que je n'avais plus rien à dire.
Suivirent quatre
années d'âpre lutte, de combat mental, physique, moral, intellectuel. Je
sentais qu'il était certainement assez facile de comprendre Mu dans son
principe intellectuel, mais comment soutenir une relation vécue, sur le terrain
de l'expérience, avec une chose aussi simple ? L'explication devait se trouver
dans un livre. Je lus donc tous les livres zen sur lesquels je pouvais mettre
la main. Dans le temple de Butsunichi où je vivais alors, il y avait un
sanctuaire consacré à Hojo Tokimune[201],
et l'on conservait dans une pièce de ce sanctuaire tous les livres et documents
appartenant au temple. Je passai tout l'été à lire tous les livres que je
trouvais. Bien que ma connaissance du chinois fût encore embryonnaire et que
cela m'interdisait l'accès au sens de bon nombre de textes, je faisais de mon
mieux pour recenser tout ce qui se rapportait à Mu, intellectuellement.
Un livre
m'intéressait tout particulièrement. C'était le Zenkan Sakushin (Coups de
fouets pour vous aider à franchir les barrières zen), compilé par un maître
chinois de la dynastie Ming répondant au nom de Shenko. C'était un recueil
d'écrits sur la discipline zen et sur les conseils donnés par différents
maîtres zen sur la manière de s'y prendre avec le koan.
Il me parut évident
de suivre un des conseils de ce livre : « Lorsque tu as assez de foi, ton doute
est assez grand. Quand ton doute est assez grand, tu as 50 suffisamment de
satori. Toute la connaissance, l'expérience, les sentences merveilleuses, les
sentiments de fierté que tu as accumulés avant ton étude du zen, tout cela tu
dois le jeter par-dessus bord. Mets toute ton énergie dans la résolution du
koan. Tiens-toi assis, dos droit, sans te soucier de savoir s'il fait jour ou
nuit, le mental uni-pointé sur le koan. Lorsque tu auras pratiqué cela pendant
quelque temps, tu sentiras que tu sors du cadre espace-temps, comme un homme
mort. Arrivé à cet état, quelque chose commence à monter en toi et c'est comme
si ton crâne allait voler en éclats. L'expérience soudaine que tu fais alors ne
vient pas de l'extérieur, elle jaillit du fond intime de ton être. »
Ainsi engagé sur la
voie de l'effort moral, je pris l'habitude de passer plusieurs nuits dans une
grotte située à l'arrière du temple de Shariden[202],
où une dent du Bouddha est conservée comme relique. Mais il y avait encore en
moi une fêlure dans la volonté, de sorte que je me laissais souvent aller à
quitter la posture assise dos droit et que je cherchais de bons prétextes pour
partir, comme la présence importune des moustiques.
J'étais très pris
pendant ces quatre ans par différents écrits, notamment par la traduction en
japonais de L’Évangile du Bouddha du Dr Carus, mais le koan continuait tout le
temps à me travailler dans les couches profondes de mon esprit. C'était, sans
aucun doute, mon « souci » dominant, et je me revois assis dans un champ,
adossé à une meule de riz, me disant que si je n'arrivais pas à comprendre Mu,
la vie n'avait plus de sens pour moi. Nishita Kitaro[203]
écrit quelque part dans son journal que je parlais souvent de suicide à cette
époque, bien que, personnellement, je ne m'en souvienne pas. Dès que je
réalisai que je n'avais plus rien à dire sur Mu, je cessai d'aller voir Shaku
Soen en sanzen, sauf pour le sosan ou sanzen obligatoire pendant la sesshin[204].
Il était alors fréquent que le roshi me batte.
Il arrive souvent
qu'une espèce de crise soit nécessaire dans la vie d'un homme pour le forcer à
investir toute son énergie dans la résolution du koan. Il en existe une belle
illustration dans le livre Keilyoku Soden (Histoires de ronces et de chardons),
composé par un disciple d'Hakuin, qui relate une série d'anecdotes piquantes
sur la pratique zen. 52
Un moine venait
d'Okinawa pour étudier le zen sous la guidance de Suio, un des grands disciples
d'Hakuin, homme rugueux et au caractère trempé. C'est lui qui apprit la
peinture à Hakuin. Le moine passa trois ans auprès de Suio à travailler sur le
koan du « claquement d'une seule main ». Le temps pour lui de revenir à Okinawa
approchait à grands pas et il n'avait toujours pas résolu son koan, ce qui le
rendait très déprimé. Il alla vers Suio en larmes. Le maître le consola en
disant : « Ne t'inquiète pas. Diffère ton départ d'une semaine et reste dans la
posture assise avec toute la détermination dont tu es capable. » Sept jours
passèrent, le koan était irrésolu. Le moine revint vers Suio qui lui conseilla
de repousser son départ d'une semaine encore. Lorsque cette semaine se fut
écoulée et alors qu'il n'avait toujours pas trouvé la solution de son koan, le
maître dit : « Il y a beaucoup d'exemples chez les anciens de gens qui ont
atteint le satori au bout de trois semaines, essayez donc une troisième
semaine. » Mais la troisième semaine passa sans que le sens du koan soit
dévoilé. Alors le maître dit : « Essayez cinq jours de plus. » Les cinq jours
passèrent sans que le moine soit plus avancé dans la résolution du koan. À la
fin le maître dit : « Cette fois essayez trois jours de plus et si, après ces
trois jours, vous n'avez toujours pas trouvé la solution, vous devrez mourir. »
Alors, pour la première fois, le moine décida de consacrer le peu de vie qui
lui restait à la résolution du koan. Et au bout de trois jours il la trouva.
La morale de
l'histoire c'est que chacun doit décider de mettre tout ce qu'il a dans
l'effort. « L'extrémité de l'homme est l'occasion de Dieu. » Il arrive souvent
qu'à l'instant même où l'homme tombe dans l'abîme du désespoir et décide de
mettre fin à ses jours, le satori vienne. Je reconnais que dans beaucoup de cas
le satori aurait pu survenir alors qu'on est déjà sur le chemin de la mort.
Dans le cours de la
vie ordinaire chacun se donne des possibilités de choix ainsi que de bonnes
raisons pour se justifier à ses propres yeux. Mais pour résoudre un koan chacun
doit aller jusqu'au bout de lui-même, sans se laisser d'échappatoire. Une chose
seulement doit être faite.
Cette crise ou
situation extrême survint pour moi lorsqu'il fut finalement convenu que je
devais aller en Amérique pour aider le docteur Carus à traduire le Tao te king.
Je compris que la sesshin rohatsu[205]
du 54 prochain hiver 1896 était la dernière opportunité qui m'était offerte de
participer à une sesshin et que si je ne parvenais pas, là, à résoudre mon
koan, jamais sans doute je ne serais capable de le faire. Il me fallait mettre
toute mon énergie spirituelle dans la sesshin.
Jusqu'à ce moment
j'avais toujours eu conscience que Mu occupait une place dans mon esprit. Or
tant que j'avais conscience de Mu, cela signifiait que je me considérais comme
une entité séparée de Mu, et ce n'était pas là le vrai samadhi. Mais vers la
fin de la sesshin, aux alentours du cinquième jour, je cessai d'être conscient
de Mu. J'étais un avec Mu, le « même » que Mu, si bien qu'il ne restait plus
trace de séparation impliquée dans la conscience de Mu. C'est cela le vrai
samadhi.
Et pourtant, cette
forme de samadhi n'est pas encore complète. Il faut émerger de cet état, s'en
réveiller, et cet éveil est prajna. Cet instant d'irruption hors du samadhi et
de vision pénétrante de ce « ce qui est », voilà le satori. Lorsque je sortis
du samadhi pendant la sesshin, je dis : « Je vois, c'est ça. »
Je n'ai aucune idée
du temps que je passai en samadhi. J'en fus réveillé par un son de cloche. Je
me rendis au sanzen avec le roshi qui me posa quelques sassho ou questions
tests sur Mu. Je répondis à chacune d'elles à l'exception d'une seule sur
laquelle j'hésitai. Aussitôt il me mit dehors. Mais le matin suivant, de très
bonne heure, je me présentai en sanzen, et cette fois je pus répondre. Je me
souviens de cette nuit où je marchai du monastère vers le temple où je résidais
à Kigenin : je contemplais les arbres baignés par la lumière de la lune ; ils
me semblaient transparents. J'étais transparent aussi.
Je voudrais
souligner l'importance de la prise de conscience de ce qui a été véritablement
expérimenté. Après kensho, je n'étais pas complètement éveillé à mon
expérience. C'était encore une sorte de rêve. Un degré plus profond de
réalisation devait se révéler plus tard, aux États-Unis, lorsque j'entendis
cette sentence zen : Hiji soto ni magarazu, « Le coude ne s'ouvre pas vers
l'extérieur ». Cela devint immédiatement clair à mes yeux. « Le coude ne
s'ouvre pas vers l'extérieur : cela semble décrire un état de contrainte, mais
je vis en un instant que ce qui pouvait passer pour une restriction naturelle
était en fait l'expression de la vraie liberté, et je sentis que toute la
question du libre arbitre venait de se résoudre pour moi.
Par la suite je ne
rencontrai plus aucune difficulté pour résoudre les koans. Bien sûr d'autres
koans sont nécessaires pour rendre kensho, l'expérience initiale, transparente,
mais c'est elle qui 56 demeure primordiale. Les autres viennent pour la
compléter et rendre possible une compréhension plus profonde et plus claire de
sa nature.
1900
Félix Ravaisson (1813-1900)
Le maître de Bergson.
Ravaisson insiste
avec Aristote sur une idée d'activité de l'Etre, d'une définition de l'Etre
comme énergie. Ce qui nous permet d'approcher l'Etre, ce n'est pas le langage
mathématique, ce n'est pas la discontinuité qu'impose arbitrairement la
quantité au réel qu'elle fragmente, c'est au contraire le geste qui explique
cette continuité du réel, le geste créateur, l'énergie et l'action qui sont à
sa source. C'est ainsi seulement que l'on peut percer ce plafond que la
philosophie kantienne infligeait à la métaphysique, condamnée à la seule
croyance, puisque cette activité première peut être ressentie avec l'esprit
humain: "en approfondissant davantage le principe posé par Aristote, on
arriv[e] à comprendre pleinement que substance et énergie sont même chose, et
qui dans l'action se fait voir à l'esprit qui réfléchit sur soi-même"
(p.28) La substance invisible et inaccessible peut être appréhendée sous un
mode intuitif.[206].
1933
Henri Bremond (1875-1933)
Le maître explorateur de textes spirituels du XVIIe
siècle fut Henri Bremond (1865-1933), dont l’approche de la mystique est voilée
sous le titre, le seul recevable à son époque, d’Histoire Littéraire du
sentiment religieux [207].
Parallèlement à cette vaste enterprise qu’il ne put mener à terme, Bremond est
l’auteur de nombreux ouvrages incisifs et spirituels.
2. Ce qui le fait entrer en nous, ce n'est pas non plus tel ou tel acte de dévotion ; il est en moi sans que je l'aime, avant que je l'aime. Où donc ? Dans la zone profonde qui est le foyer de tous nos actes, qui est nous-mêmes ; il y est, présent à tout ce qu'il y a de plus moi en moi. Présence obscure, insensible, puisqu'elle précède tous nos actes, même inconscients ; présence qui ne fait pas de moi un être moral, puisqu'elle n'a été méritée par aucune prière, par aucun effort. Il est là très agissant. Il y entretient, il y forme, y crée, y soutient cette inclination à l'aimer, ce besoin de lui dont François de Sales a si bien parlé. Cette inclination constante, substantielle, c'est tout notre être, orienté nécessairement vers Dieu présent par Dieu présent : inclination qui, je le répète, ne dépend aucunement de la volonté et qui peut ne passer jamais à l'acte. Elle est, pour ainsi dire, le revers de la présence divine, l'ombre réelle et vivante de cette présence...
3. Les mystiques ne sont pas des surhommes. La plupart d'entre eux n'ont pas d'extase, pas de visions... Leur privilège est la facilité avec laquelle ils se replient vers cette zone centrale, l'aisance, l'intensité avec lesquelles s'exercent chez eux ces activités profondes. Nous sommes tous mystiques en puissance, nous le devenons en fait, dès que nous prenons une certaine conscience de Dieu en nous ; dès que nous expérimentons, en quelque sorte, sa présence ; dès que ce contact, d'ailleurs permanent et nécessaire entre lui et nous, nous paraît sensible, prend le caractère d'une rencontre, d'une étreinte, d'une prise de possession. Il se peut, du reste, et, pour moi j'en suis quasi persuadé, que, dans la plus chétive prière, plus encore, dans la moindre émotion esthétique, s'ébauche une expérience du même ordre et déjà mystique, mais imperceptible et évanescente.
4. ...À la connaissance rationnelle qui se forme des idées et qui sera d'autant plus parfaite que ces idées seront plus nettes, ils opposent l'expérience, d'ailleurs très mystérieuse, mais réelle, qui se produit au centre de l'âme, et qui unit ce centre, non pas à une idée de Dieu, mais à Dieu lui-même. Qui a bien saisi cette distinction, tient la clef de la mystique[208].
1941
Henri Bergson (1859-1941)
A la fin d’une longue vie, le philosophe des sciences
découvre le champ mystique au-delà du religieux en lisant madame Guyon. Son
dernier ouvrage aborde un champ qu’il place au plus haut dans l’évolution de la
conscience – dans la sienne comme au sein de la nature. En quatre chapitres, il
passe de l’obligation morale à la religion statique puis à la religion
dynamique pour conclure sur la mystique[209].
Une âme capable et
digne de cet effort ne se demanderait même pas si le principe avec lequel elle
se tient maintenant en contact est la cause transcendante de toute chose ou si
ce n’en est que la délégation terrestre. Il lui suffirait de sentir qu’elle se
laisse pénétrer, sans que sa personnalité s’y absorbe, par un être qui peut
immensément plus qu’elle, comme le fer par le feu qui le rougit. Son
attachement à la vie serait désormais son inséparabilité de ce principe, joie
dans la joie, amour de ce qui n’est qu’amour. À la société elle se donnerait
par surcroît, mais à une société qui serait alors l’humanité entière, aimée
dans l’amour de ce qui en est le principe. La confiance que la religion
statique apportait à l’homme s’en trouverait transfigurée: plus de souci pour
l’avenir, plue de retour inquiet sur soi-même; l’objet n’en vaudrait
matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop
haute[210].
[…]
À nos yeux,
l’aboutissement du mysticisme est une prise de contact, et par conséquent une
coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. Cet effort
est de Dieu, si ce n’est pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une
individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa
matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine[211].
[…]
Qu’on adhère ou non
à la religion, on arrivera toujours à se l’assimiler intellectuellement, quitte
à se représenter comme mystérieux ses mystères. Au contraire le mysticisme ne
dit rien, absolument rien, à celui qui n’en a pas éprouvé quelque chose. […]
Mais posez cette incandescence, la matière en ébullition se coulera sans peine
dans le moule d’une doctrine, ou deviendra même cette doctrine en se
solidifiant. Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation,
opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer,
brûlant, dans l’âme de l’humanité. […] La religion est au mysticisme ce que la
vulgarisation est à la science.
Ce que le mystique
trouve devant lui est donc une humanité qui a été préparée à l’entendre par
d’autres mystiques, invisibles et présents dans la religion qui s’enseigne. De
cette religion son mysticisme même est d’ailleurs imprégné, puisqu’il a
commencé par elle. Sa théologie sera généralement conforme à celle des
théologiens. Son intelligence et son imagination utiliseront, pour exprimer en
mots ce qu’il éprouve et en images matérielles ce qu’il voit spirituellement,
l’enseignement des théologiens. Et cela lui sera facile, puisque la théologie a
précisément capté un courant qui a sa source dans la mysticité[212].
Dieu est amour, et
il est objet d’amour : tout l’apport du mysticisme est là. L’amour divin
n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-même. […Le philosophe] pensera
par exemple à l’enthousiasme qui peut embraser une âme […] La personne coïncide
alors avec cette émotion; jamais pourtant elle ne fut à tel point elle-même:
elle est simplifiée, unifiée, intensifiée[213].
Une énergie
créatrice qui serait amour, et qui voudrait tirer d’elle-même des êtres dignes
d’être aimés, pourrait semer ainsi des mondes dont la matérialité, en tant
qu’opposée à la spiritualité divine, exprimerait simplement la distinction
entre ce qui est créé et ce qui crée, entre les notes juxtaposées de la
symphonie et l’émotion indivisible qui les a laissées tomber hors d’elle. Dans
chacun de ces mondes, élan vital et matière brute seraient les deux aspects
complémentaires de la création, la vie tenant de la matière qu’elle traverse sa
subdivision en êtres distincts, et les puissances qu’elle porte en elle restant
confondues ensemble dans la mesure où le permet la spatialité de la matière qui
les manifeste[214].
Des êtres ont été
appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie
créatrice devant se définir par l’amour. Distincts de Dieu, qui est cette
énergie même, ils ne pouvaient surgir que dans un univers, et c’est pourquoi
l’univers a surgi. […] Sur la terre, en tout cas, l’espèce qui est la raison
d’être de toutes les autres n’est que partiellement elle-même. Elle ne
penserait même pas à le devenir tout à fait si certains de ses représentants
n’avaient réussi, par un effort individuel qui s’est surajouté au travail
général de la vie, à briser la résistance qu’opposait l’instrument, à triompher
de la matérialité, enfin à retrouver Dieu. Ces hommes sont les mystiques[215].
1943
Simone Weil (1909 - 1943)
Un génie pascalien pour traduire l’expérience de la
découverte mystique. Une vie intense, mais trop brève pour son plein
accomplissement .
LA PORTE
[…]
Attendant et
souffrant, nous voici devant la porte.
S'il le faut nous
romprons cette porte avec nos coups.
Nous pressons et
poussons, mais la barrière est trop forte .
Il faut languir,
attendre et regarder vainement.
Nous regardons la
porte; elle est close, inébranlable.
Nous y fixons nos
yeux; nous pleurons sous le tourment;
Nous la voyons
toujours; le poids du temps nous accable.
La porte est devant
nous; que nous sert-il de vouloir?
Il vaut mieux s'en
aller abandonnant l’espérance.
Nous n'entrerons
jamais. Nous sommes las de la voir…
La porte en
s'ouvrant laissa passer tant de silence[216].
*
Je sais bien qu'il
ne m'aime pas. Comment pourrait-il m'aimer? Et pourtant au fond de moi quelque
chose, un point de moi-même, ne peut pas s'empêcher de penser en tremblant de
peur que peut-être, malgré tout, Il m'aime[217].
L’âme ne se donne
pas, elle est prise[218].
Ne pas nommer Dieu
ce qui est vu et ne voit pas, mais ce qui voit et n’est pas vu / (on ne voit
pas Dieu, on se sent vu par lui)[219]
*
[…] Darling M. [
« Mime », sa mère], tu crois que j’ai quelque chose à donner. C’est
mal formulé. Mais j’ai moi aussi une espèce de certitude intérieure croissante
qu’il se trouve en moi un dépôt d'or pur qui est à transmettre. Seulement
l'expérience et l'observation de mes contemporains me persuadent de plus en
plus qu'il n'y a personne pour le recevoir.
C'est un bloc
massif. Ce qui s'y ajoute fait bloc avec le reste. À mesure que le bloc croit,
il devient plus compact. Je ne peux pas le distribuer par petits morceaux.
Pour le recevoir,
il faudrait un effort. Et un effort, c'est tellement fatigant!
Certains sentent
confusément la présence de quelque chose. Mais il leur suffit d'émettre
quelques épithètes élogieuses sur mon intelligence, et leur conscience est tout
à fait satisfaite. Après quoi, quand on m'écoute ou me lit, c'est avec la même
attention hâtive qu'on accorde à tout, en décidant intérieurement d'une manière
définitive, pour chaque petit bout d'idée à mesure qu'il apparaît : « Je suis
d'accord avec ceci », « je ne suis pas d'accord avec cela », « ceci est épatant
», « cela est complètement fou » (cette dernière antithèse est de mon patron).
On conclut : « C'est très intéressant », et on passe à autre chose. On ne s'est
pas fatigué.
Qu'attendre d'autre
? Je suis persuadée que les chrétiens les plus fervents parmi eux ne
concentrent pas beaucoup davantage leur attention quand ils prient ou lisent
l'Évangile.
Pourquoi supposer
que c'est mieux ailleurs ? J'ai déjà connu quelques-uns de ces ailleurs.
Quant à la
postérité, d'ici qu'il y ait une génération avec muscle et pensée, les imprimés
et manuscrits de notre époque auront sans doute matériellement disparu.
Cela ne me fait
aucune peine. La mine d’or est inépuisable […][220].
Baruzi a compris Jean de la Croix autant que cela est
possible intellectuellement et son ouvrage reste un des premiers à lire sur ce
maître. Il comprit aussi Fénelon et Mme Guyon plus profondément qu’aucun érudit
d’origine catholique ne pouvait le faire à son époque compte tenu de l’ombre
portée par la condamnation du quiétisme. Citons ce qui demeure une “bonne
feuille” de l’érudit s’approchant de l’inconnu mystique :
Cette intuition,
qu'on le veuille on non, est ressaisie de façon aiguë à
travers la tradition mystique catholique, par Fénelon et Mme Guyon, qu'elle
qu'ait pu être la doctrine qui s’y ajoute et dont Jean de la Croix n'est
nullement responsable. […] Mais il était indispensable de noter, à propos d'un
exemple significatif, que la mystique de Jean de la Croix, plus intimement que
toute autre expérience catholique, rejoint la vie spirituelle de ceux, à
quelque confession qu'ils appartiennent et qu'ils soient ou non attachés à un
dogmatisme déterminé, qui ont chassé de leur pensée toute représentation et
même toute notion de Dieu et se sont perdus en une Foi qui, en un autre sens
que la raison, mais aussi puissamment qu'elle, élimine les pensées médiocres,
l'anthropomorphisme grossier, les puérilités, le contenu empirique arbitraire.
Par là même, la doctrine de saint Jean de la Croix est liée, non seulement à
l'histoire de la spiritualité et de la mystique, mais à l'histoire des idées
religieuses et, plus généralement encore, à l'histoire de la pensée.
L'état théopathique
où nous serons conduits ne nous fera pas découvrir un Dieu à peine dégagé de
l'expérience humaine. Quelles que puissent être par ailleurs leurs
affirmations, ceux des mystiques qui, comme sainte Thérèse, ont eu un entretien
avec un Seigneur, maître de leur activité, ordonnateur de leur pensée, se
situent sur un autre plan et, en dépit d'eux-mêmes, sur un plan humain. Jean de
la Croix voudrait instaurer en nous une vie divine, au sens strict du mot. Il
est de ceux qui ont cru éprouver une expérience de l'infini et, selon la
remarque de Fritz de Hügel[221],
peut être compté comme l'un des plus grands parmi ceux-là. C'est cette
expérience qu'il faudrait surprendre à sa source et en nous fondant, pour
remonter jusqu'à elle, sur les textes mêmes, réfléchis en leur pureté native.
1961
Erwin Schrödinger (1887-1961).
Nous passons de littéraires érudits au
scientifique Nobel préparé par son domaine d’activité – physique quantique
débordant le sens commun – à un élargissement conceptuel. Il rend possible une
ouverture ou du moins la possible coexistence entre connaissance scientifique
et expérience mystique :
[…][222]
La grande avancée fut d'avoir l'idée que cette chose unique - esprit ou monde -
peut fort bien être capable d'autres formes d'apparence que nous ne pouvons
pas appréhender, et qui n'impliquent pas les notions d'espace et de temps. Cela
implique une libération complète de notre préjugé invétéré. Il y a
probablement d'autres ordres d'apparence qu'en forme d'espace-temps. Ce fut, je
crois, Schopenhauer qui détecta cela le premier chez Kant[223]. Cette
libération ouvre la voie à la foi, dans un sens religieux, sans aller
systématiquement contre les résultats clairs que l'expérience du monde, tel que
nous le connaissons, ainsi que la pensée pure énoncent indubitablement. Par
exemple - pour parler du cas le plus important - l'expérience telle que nous la
connaissons impose indubitablement la conviction qu'elle ne peut survivre à la
destruction du corps, avec la vie duquel (telle que nous connaissons la vie),
elle est inséparablement liée. Ne doit-il donc rien y avoir après cette vie ?
Non. Pas dans le type d'expérience dont nous savons qu'elle doit nécessairement
se dérouler dans l'espace et dans le temps. Mais, dans un ordre d'apparence
dans lequel le temps ne joue aucun rôle, la notion d' « après » est
dénuée de sens. La pure réflexion ne peut, bien sûr, nous garantir que cette
sorte de chose existe. Mais elle peut lever les obstacles apparents qui
s'opposent à ce qu'elle soit considérée comme possible. C'est cela que Kant a
fait par son analyse, et c'est cela qui, selon moi, fait son importance
philosophique.
Dans le seul domaine de la physique, la
« libération de notre préjugé invétéré » s’accentue aujourd’hui par
l’adjonction possible de dimensions permettant la diversité des résonances de
« cordes » identiques en vue de rendre compte de l’ensemble des
manifestations physiques [224].
1963
Aldous Huxley (1894-1963).
Esprit imaginatif au sein d’une lignée familiale
scientifique. Relevé de quelques passages suggestifs tendant à sortir de
dogmatismes peu britanniques [225] :
[Le roitelet]
dresse la tête, et l’espace d’une ou deux secondes, prend conscience de
lui-même, attendant, parmi l’obscurité du labyrinthe des branches, attendant
une délivrance dont il ne peut avoir la moindre notion. Mais nous, qui pouvons
atteindre, si nous le voulons, à la pleine connaissance de cette délivrance,
nous avons totalement oublié qu’il y a quoi que ce soit à attendre. […]
Les potins, les
rêves éveillés, la préoccupation de ses propres humeurs et de ses sentiments,
tout cela est funeste à la vie spirituelle. Mais entre autres choses, même la
meilleure pièce de théâtre, ou le meilleur récit, ne sont rien de plus que des
potins glorifiés et des rêves éveillés, artistiquement disciplinés. […]
La troisième chose
dont il faut se souvenir, c’est que la beauté est intrinsèquement édifiante; et
que les potins, les rêves éveillés et la simple expression du moi, sont
intrinsèquement inédifiants. Dans la plupart des oeuvres d’art, ces éléments
positifs et négatifs se neutralisent mutuellement. […]
La religion est
aussi une recherche […] au moyen de l’intuition intellectuelle pure, afin
d’explorer la réalité purement spirituelle […] Pour motiver cette recherche et
la guider (dans ses stades préliminaires) quelle sorte d’hypothèse explicative,
et en quelle quantité, nous faut-il? Aucune, disent les humanistes
sentimentaux; simplement un brin de Wordsworth, disent les gars qui prônent le
dôme bleu de la nature. Résultat: ils n’ont pas de motif qui les pousse […] À
l’autre bout de l’échelle, il y a les papistes, les juifs, les mahométans,
possédant tous des religions historiques, cent pour cent révélées. Ces gens
possèdent une hypothèse explicative au sujet de la réalité non-sensorielle, ce
qui signifie qu’ils ont un motif pour faire quelque chose afin de parvenir à
quelque connaissance de la question. Mais, parce que leurs hypothèses explicatives
sont trop soigneusement dogmatiques, la plupart d’entre eux ne découvrent que
ce qu’on leur a appris à croire. Mais ce qu’ils croient, c’est un pot-pourri de
choses bonnes, de moins bonnes et même de mauvaises. Les relations des
intuitions infaillibles des grands saints en matière de réalité spirituelle la
plus élevée sont entremêlées de relations des intuitions moins sûres et
infiniment moins précieuses de « psychiques » en matière de niveaux
inférieurs d’existence non-sensorielle; et à cela s’ajoutent de simples
imaginations, des raisonnements déductifs et des sentimentalismes projetés dans
une sorte d’objectivité secondaire, et adorés comme s’ils étaient des faits
divins. Mais à toute époque, et en dépit de la gêne imposée par ces hypothèses
explicatives excessives, quelques rares persistants passionnés poursuivent la
recherche jusqu’au point où ils prennent conscience de la Lumière Intelligible
et sont unis avec le Fondement divin.
Pour ceux d’entre
nous qui ne font congénitalement partie d’aucune Église organisée, qui ont
constaté que l’humanisme et le culte du dôme bleu ne suffisent pas, qui ne se
contentent pas de rester dans les ténèbres de l’ignorance spirituelle, dans la
malpropreté du vice, ou dans cette autre malpropreté de la simple respectabilité,
il semble que l’hypothèse explicative minima soit sensiblement comme suit:
Il y a une Divinité
ou Fondement, qui est le principe non manifesté de toute manifestation.
Le Fondement est
transcendant et immanent.
Il est possible aux
êtres humains d’aimer, de connaître, et de s’identifier, non plus
virtuellement, mais effectivement, avec le Fondement.
Atteindre à cette
connaissance unitive, réaliser cette identité suprême, tel est le but final et
l’objet de l’existence humaine[226].
Chimiste, Nobel.
[…][227]. The quote I
like best is that of Wolfgang Pauli, who said :
To us […] the only acceptable point of view appears to
be the one that recognizes both sides of reality - the quantitative and the
qualitative, the physical and the psychical - as compatible with each other,
and can embrace them simultaneously. It
would be most satisfactory if physis and psyche (i.e. matter and mind) could be
seen as the complementary aspects of the same reality.
Just realize what
Pauli is saying to us: one has as little reason to ask for the presence of
matter without its complementary aspect of mind as to ask for particles that are
not also simultaneously waves.
Although this
matter of mind embarrasses biologists, it is much easier to talk with
physicists about it because they tend to deal with mind, day in and day out.
...at the very center of modern physics is the realization that you cannot keep
yourself out of the experiment, and in fact, all scientific observations are
ultimately subjective.
There is a simple
example of the entry of consciousness into physics experiments. Any physicist
setting up an experiment on radiation, or elementary particles for that matter,
must decide beforehand which set of properties - particle or wave - they intend
to find. If a wave experiment is set up, they get a wave answer. If a particle
experiment is set up, they get a particle answer. One cannot get both answers
in one experiment.
*
[Schrödinger] asks
whether we are perhaps mistaken in thinking that there are as many minds as
there are bodies. Clearly there are many bodies, but perhaps there are many
fewer minds, perhaps only one.
*
Question : Would
any of the panel care to comment on paranormal phenomena? – Answer : What most interests me is the very
concept of a system of communication that we don’t have to pay the telephone
company for - a universal mind or a collective mentality […] What goes on in a
good mathematician’s head is close to the answer.
*
On the process
of imagination? The
degree to which we program our children is fantastic. A child is a wonderful
thing, and it lives in the whole universe. It does everything - it dances, it
sings, it paints pictures, it makes objects. Then comes the point, in our
culture at the age of eight or so, at which the family, the school, the whole
of society say to a child that it is time to stop playing […] the track
prevents the child from going anywhere else. Einstein and Bohr, the greatest
persons I have ever known, were also the most childlike in the sense of being
eager to explore just everything. Something terribly traumatic has happened to
all of us, as evidenced by our lack of memory of early childhood.
1997
François Roustang (1923-1997)
Nos analysants ou
nos patients n'ont que faire de notre amour, de notre sympathie, de notre
commisération ou de notre pitié. Ce qu'ils viennent chercher, c'est la source
de l'énergie, de la force et de la puissance, une source dont ils se sont
éloignés ou qu'ils n'ont jamais connu. Nous pouvons la leur donner dans la
mesure où, ne voulant rien de particulier pour eux, nous nous concentrons sur
nous-mêmes sans pensée, sans émotion, sans désir, et bien plus encore sans
inquiétude et sans angoisse, pour aller rejoindre l'origine de notre existence
ou plus simplement le fait de notre existence. Nous nous posons, nous nous
plaçons là devant eux ou à côté d'eux comme des arbres dont les racines vont
loin dans le sol, plantés dans la vie la plus dépouillée, à la fois esprit et
terre, en état de correspondance avec tout et avec rien, comme si nous étions
au commencement du monde, au premier matin [228].
Beaucoup plus proches de
l’expérience, en bonne compagnie de musiciens (Monteverdi, Bach) ou même de
peintres (Angelico, Rembrandt). Poètes de toutes origines[229].
Complainte
mortuaire à deux voix. (Afrique Équatoriale. Pygmées.)
L'animal court, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
L'oiseau vole, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
Le poisson fuit, il passe, il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
L'homme mange et dort. Il meurt. Et c'est le grand froid.
C'est le grand froid de la nuit, c'est le noir.
Et le ciel s'est éclairé, les yeux se sont éteints, l'étoile resplendit.
Le froid est en bas, la lumière en haut.
L'homme a passé, l'ombre a disparu, le prisonnier est libre.
Khmvuml Vers toi notre appel![230].
Chanson
Esquimau (Alaska, Groenland)
Purification.
Le grand flux de l'océan me met en mouvement,
il me fait flotter.
Je flotte comme l'algue à la surface des eaux.
La voûte céleste m'agite et l'air puissant
agite mon esprit
et me jette dans la poussière.
Je tremble de joie.
Mélopée.
O terre,
grande terre,
vois-tu ces monceaux
d’osssements qui blanchissent[231].
Tous ces os desséchés
se sont effrités
au souffle
de l'air puissant
de l'immense l'univers,
He, he, he !
Chanson.
Et je songe aux riens de ma vie quotidienne
en m'éloignant du rivage sur mon canot.
Dans l'idée que j'étais en danger
mes soucis infimes
me paraissent grands alors
et grand aussi me paraît le tourment
qu'imposent les besoins de chaque jour.
Et pourtant il y a une chose
qui est grande, une seule,
c'est dans la cabane au bord du chemin,
de voir venir le grand jour,
le jour naissant,
et la lumière qui emplit le monde.[232]
1785 Khwaja Mir Dard (1720-1785)
33 [233]
It's only the dawn of love, the way winds up the hill;
Weary not , ahead lie many hardships still.
The morning's caravan is ringing with the cry:
« Awake, O idlers, we are leaving, you sleep still. »[234]
Barren is this land, never grows green here the grass;
In vain you sow the seeds of desire, toil and till.
These are the wounds of love, they will never disappear
Even if you try to wash them; they are unwashable.
Time, O Mir, is jealous of Joseph's beauty;
So do not waste it, never has it returned, nor will.
86
We should have freely known the garden
Like the intimate scent of the rose;
We would have wafted then with the breeze,
And breeze itself we would have been.
Being all desire from head to foot
Has made a slave and servant of me;
Or else, had I been heart all free Of desire,
God I would have been.
What be they like, O Lord, who wish
To be admitted to bondsmanship?
I am filled with shame to think of it
That ever God I should have been.
Though such we are now that we have
A claim even on the Maker's pride,
If we had been entirely
Our own, what would we then have been?
90
The one whom we are seeking
Is present in everything;
Who therefore should we seek
And search for nothing?
An inn of selflessness
Is this universe,
Take heed and quickly come
Into your senses.
It is the capital
Of life's market place,
So bid for only the heart
And nothing else.[235]
100
It's all dust like the quicksand,
There is no water here;
The stormy sea of this world
Is nothing but a mirage.
If even you now saw
This city of the heart
You'll wonder how long it has
Remained uninhabited.
1837
Giacomo Leopardi (1789 - 1837).
L'INFINI [236]
Toujours j'aimai
cette hauteur déserte
Et cette haie qui
du plus lointain horizon
Cache au regard une
telle étendue.
Mais demeurant et
contemplant j'invente
Des espaces
interminables au-delà, de surhumains
Silences et une si
profonde
Tranquillité que
pour un peu se troublerait
Le coeur. Et
percevant
Le vent qui passe
dans ces feuilles — ce silence
Infini, je le vais
comparant
À cette voix, et me
souviens de l'éternel,
Des saisons qui
sont mortes et de celle
Qui vit encor, de
sa rumeur. Ainsi
Dans tant
d'immensité ma pensée sombre,
Et m'abîmer m'est doux en cette mer.
1843
Johann Christian Friedrich Hölderlin (1770 - 1843).
Ménon pleurant Diotima, II-III [237]
[…]
Ne suis-je donc pas
seul? Il faut que de très loin
Me soit venu un
signe, et je dois sourire, surpris,
De me sentir ainsi
comblé dans la douleur.
III
Lumière de l'amour
! éclaires-tu aussi les morts ?
Signes d'un temps
meilleur, brillez-vous dans ma nuit ?
Soyez, gracieux
jardins, et vous, montagnes empourprées,
Les bienvenus, et
vous, muets chemins des bois,
Témoins d'un tel
bonheur, et vous étoiles souveraines
Dont les regards
alors m'ont tant de fois béni !
Et vous, amants
aussi, ô beaux enfants du jour de mai,
Calmes roses, et
vous, lys, que de fois je vous loue !
Sans
doute les printemps s'en vont, une année chasse l'autre,
Alternant,
combattant, ainsi le temps passe en orages
Au-dessus
des mortels, mais non pour les yeux bienheureux,
Et aux amants une
autre vie est accordée.
Car les jours, les
ans des astres, tous étaient, Diotima
Autour de nous
éternellement réunis.
1934
Haïm Nahman Bialik (1873 - 1934)
Il est un langage
divin, silencieux et secret,
Muet et indistinct,
fait de nuances subtiles,
Ensorcelant, plein
d'images et visions de splendeur,
C'est le langage de
Dieu à ceux qu'il a choisis,
Par lequel
l'Éternel médite ses pensées,
Le Créateur exprime
les desseins de son coeur
Éclaire les rêves
ineffables ;
C'est le langage
des visions, qui se révèle
Dans une frange de
ciel bleu, dans son immensité,
Dans
la pureté des printemps d'argent, ou dans ses nuages noirs,
Dans
le frémissement de la moisson dorée, la puissance d'un cèdre majestueux
Dans le battement
de l'aile blanche d'une colombe,
Ou l'envergure des
ailes d'un aigle,
Dans
la beauté du coeur de l'homme ou dans l'éclat de son regard,
Dans la colère de
la mer, le jeu capricieux de ses vagues,
Dans la nuit
profonde, le silence des étoiles,
Le
crépitement des flammes, le mugissement de la mer de feu
Du soleil qui se
lève, du soleil qui décline
Dans ce langage,
langage suprême, la mare aussi
Me soumet son
éternelle énigme.
Là-bas,
dissimulée dans l'ombre, claire, sereine, silencieuse,
Elle
contemple le monde qui en elle se contemple, et avec lui elle change ;
Et pour moi elle
demeure la prunelle des yeux
Du prince de la
forêt aux mystérieux secrets,
Aux infinies
méditations.
Octobre 1905 [238].
1938
Ossip Mandelstam (1891 - 1938)
Pas de comparaisons
: le vivant est incomparable.
Avec quelle tendre
épouvante j'ai accepté
L'uniformité des
plaines toujours semblable,
Le cercle du ciel
devint mon infirmité.
Mais ce fut l’air,
l’air-serviteur, que j'invoquai,
J'attendais de lui
messages et dévouement,
Puis je me mis en
route et naviguai sur l’arc
Des voyages qui
n'ont pas de commencement.
J'irai content où
plus de ciel me fut donné,
Et vainement la
claire angoisse m'accompagne
Des coteaux jeunes
encore de Voronèje
Vers ceux de tous
les hommes, ceux radieux de Toscane.
(18 janvier 1937, Voronèje) poème 352.[239].
§
Non je ne suis pas
mort, je ne suis pas seul,
Tant qu’avec ma
compagne-mendiante
Je savoure
l’immensité des plaines,
Et la brume, et la
faim, et la tempête.
Dans la splendide
pauvreté, dans la somptueuse misère,
je vis seul,
satisfait et serein,
Ces jours et ces
nuits sont bénis […]
(Janvier 1937, Voronèje)[240].
§
Sur la terre vide,
rebondissant malgré soi
D’une exquise
démarche claudicante,
Elle s’avance, à
peine, à peine devançant
Sa rapide compagne,
et l’ami d’un an plus âgé.
Elle est portée par
la pesante liberté
De l’infirmité qui
donne de l’âme,
Et l’on dirait
qu’une splendide énigme,
Voudrait en sa
démarche s’attarder,
Nous enseignant que
ce temps printanier
Est l’aïeule de la
pierre tombale,
Et que tout va
commencer éternellement.
[…]
Ce qui fut démarche
va devenir inaccessible.
Les fleurs sont immortelles.
Le ciel est compact.
Et ce qui sera
n’est qu’une promesse.
(Mai 37, Voroneje)[241].
Et si tout à coup nous allions nous réveiller ? Vous, je ne sais pas où ni comment vous vous retrouveriez. Pour moi, toute cette histoire de la grande beuverie[242] et des paradis artificiels s'évanouirait dans les profondeurs du sommeil et je me réveillerais tout nu, prisonnier dans cette maison sans porte qui, juste au moment où le soleil se levait, se mettait à frémir comme un steamer qui part, à rouler et à tanguer et à m'envoyer dans tous les coins, bien réveillé cette fois, affreusement réveillé.
VI
La lumière du jour et le grand tremblement qui secouait l'édifice changeaient tout le décor. Les murs et les planchers se ramollissaient comme de la cire dans une fournaise, se plissaient, se creusaient en rigoles qui se refermaient en tuyaux mous d'où suintaient des liquides visqueux et tièdes. Je glissais et culbutais entre des masses humides qui se rétractaient comme de douleur à mon contact, une chaleur étouffante montait autour de moi, je tombais dans des trous d'eau saumâtre, je m'accrochais à des tiges flexibles que je sentais, sous mes mains, animées d'une pulsation étrangement familière.
Il arrive qu'aux moments de danger mortel l'émotion se trouve anesthésiée et l'appareil du langage paralysé. La pensée, libre des mots et de la peur, agit alors avec sa science et sa clarté propres, froidement, logiquement. C'est ce qui m'arrivait. Je reconnus vite que j'avais dégringolé jusque dans les étages inférieurs de la maison. Il y avait là de vastes chaudières sous pression, des moteurs, des systèmes compliqués de cordages et de leviers, tout cela fait de matières souples et baignant dans un lubréfiant tiède. Le combustible arrivait par un tuyau qui s'ouvrait à l'étage supérieur et à l'entrée duquel un concasseur le broyait et le malaxait. En bas, la bouillie ainsi produite passait par des alambics qui la purifiaient et en tiraient un liquide rouge. A l'étage intermédiaire, une pompe aspirait ce liquide et le refoulait vers les chaudières où il brûlait. De chaque côté de la pompe, deux grands soufflets de forge attisaient les feux. L'air entrait dans les soufflets par deux trous percés en haut, juste au-dessus du trou à combustible.
Je parvins avec difficulté à la chambre supérieure. C'était une sorte de poste de manoeuvre et d'observation. On ne pouvait regarder vers le dehors que par deux lentilles encastrées dans le mur, qui formaient comme une paire de jumelles. La chambre était encombrée de leviers, de manettes, d'appareils indicateurs et enregistreurs grâce auxquels il devait être possible de diriger tous les mouvements de la maison mobile.
Au premier essai que je fis de tourner un bouton, ma demeure fut prise d'une agitation désordonnée. Tout cognait contre tout. Je tirai sur une ficelle, il y eut une violente secousse, puis une chute brutale, un choc et tout bascula. Je continuai patiemment mes tentatives, tout à fait -détaché de ce que je faisais. Peu à peu, j'appris quels étaient les mécanismes dangereux à déclencher et ceux qu'il fallait constamment actionner pour que la maison ne s'écroulât pas. Je vis bientôt que c'était un travail quasi impossible et c'est alors qu'heureusement apparurent des serviteurs.
VII
C'étaient de grands singes anthropomorphes qui jusque-là étaient restés tapis, invisibles et silencieux, dans tous les recoins. Ils m'observaient et l'un d'eux, dès qu'il m'eut vu faire trois ou quatre fois la même manoeuvre, vint me faire signe que désormais il s'en chargerait. Les autres, tour à tour, sortirent de leurs ombres et, imitant merveilleusement mes gestes, prirent en main toutes les fonctions nécessaires au maintien et au bon ordre de l'édifice. Délivré de ces tâches, je m'installai au poste de commande, devant les jumelles et parmi mes appareils d'observation. Un réseau téléphonique me mettait en communication avec mes singes. J'appris ainsi à les commander à peu près, ce qui ne me laissait guère de repos, car souvent l'un d'eux s'assoupissait, un autre voulait en faire à sa fantaisie et il fallait les rappeler à l'ordre.
Parfois aussi une secousse inattendue me faisait tomber de mon siège jusqu'à l'étage d'en dessous où ma chute mettait le désordre ; la pompe et les soufflets commençaient à fonctionner beaucoup trop vite -- car, une fois le grand danger passé, les émotions anesthésiées se vengent -- et j'avais toutes les peines du monde à remonter.
Dresser des singes à entretenir et à mouvoir la mécanique, c'est difficile. Dresser des singes à équilibrer les impulsions et les réactions de la machine, c'est encore plus difficile. Dresser des singes à diriger le véhicule, je ne vois pas quand j'oserai même espérer y parvenir. C'est pourtant alors seulement que je serais le maître, que j'irais où je voudrais, sans attaches, sans peur, sans illusions ; mais me voici encore a rêver.
VIII
Enfin ma maison s'était lentement soulevée de terre sur deux piliers articulés. Deux grands balanciers, attachés à l'étage intermédiaire, maintenaient l'équilibre. Au bout des balanciers, des pinces semblaient agencées pour des usages très variés.
Prudemment, j'essayai de mettre ma maison en marche. Puisque je ne pouvais en sortir, eh bien, je me déplacerais non seulement avec elle, comme l'escargot, mais grâce à elle, comme l'automobiliste. Un automobiliste, justement, me disait qu'à force de conduire il finissait par sentir sa voiture comme si elle avait été son propre corps ; il se sentait alourdi par un passager supplémentaire et il percevait la dureté des graviers que les pneus chassaient sous eux. La même chose m'arriva bientôt avec ma demeure ambulante. Maintenant, quand je dis « je », c'est souvent de la maison qu'il s'agit et non de moi. Peut-être même qu'en ce moment je ne dis rien et que c'est ma maison qui parle à vos maisons ; en ce cas, plaçons ici, encore une fois, le procédé littéraire du réveil et reprenons le langage illusoire qui nous est si commode.
IX
J'achevai donc de me lever sur mes jambes, je m'étirai, dirigeai mes pas hésitants vers une armoire à glace et, par les trous de mes yeux, je regardai le reflet de mon véhicule. Toutes proportions gardées, c'était une assez bonne image de moi-même.
Je m'habillai et sortis dans la rue. Je marchai longtemps, laissant mes jambes me conduire. Que le monde était beau -- l'humanité à part ! -- Chaque chose à chaque instant accomplissait l'action nécessaire, sans discuter. L'unique unique sans s'altérer se niait indéfiniment en infinités d'unités qui reconfluaient en lui, la rivière allait mourir en mer, la mer en nue, la nue en pluie, la pluie en sève, la sève en blé, le blé en pain, le pain en homme -- mais ici, cela n'allait plus tout seul, et l'homme regardait tout cela de l'air ahuri et mécontent qui le distingue entre tous les animaux de la planète. Du haut en bas et du bas en haut, chaque chose -- à part l'humanité -- décrivait le cercle de sa transformation. Un tourbillonnement de plus en plus compact descendait jusqu'à la Terre, où le lourd protoplasme aux molécules trop grosses, ne pouvant plus descendre, se retournait et lentement remontait le courant, du bacille au cèdre, de l'infusoire à l'éléphant. Et le mouvement de ce cercle aurait été parfait de toute éternité, n'eût été l'humanité, rebelle à la transformation, qui essayait péniblement pour son compte dans la petite tumeur cancéreuse qu'elle faisait sur l'univers.
X
Comme ces pensées se déroulaient en moi, pour me confondre et me confirmer du même coup, je me trouvai nez à nez avec le vieux lui-même. En fait, il n'était pas si vieux que cela, et Totochabo n'était pas son vrai nom (c'était un sobriquet chipéway), c'était un homme ordinaire, seulement il en savait un peu plus long que nous. Je vis qu'un ancien mécanisme m'avait amené devant le café qu'il fréquentait et où nous avions perdu tellement de temps jadis à philosopher.
Il me proposa de nous asseoir un moment à la terrasse, commanda deux rince-cochons et me dit
-- Vous n'avez pas l'air encore bien remis de votre beuverie.
-- Quelle beuverie ? dis-je en sursautant.
Voyant que ma surprise était sincère, il me raconta comment, la veille, nous avions, à plusieurs camarades, fait un banquet très arrosé dans une guinguette de banlieue ; que vers la fin de la nuit j'étais tellement ivre qu'on m'avait couché sur une paillasse, dans une mansarde, et qu'on m'avait laissé là en pensant qu'après avoir cuvé mon vin je trouverais bien le chemin du retour. Ce récit éveillait quelques résonances dans ma mémoire, et je voulais bien y croire.
Alors, par questions méthodiques, il me fit raconter et mettre en ordre mes propres souvenirs de cette nuit-là ; ceux-là mêmes qui sont ci-dessus mis par écrit. Et je tentai de conclure :
-- Et c'est ainsi que j'ai vu que nous étions moins que rien, et sans espoir. Après quoi ne convient-il pas d'aller se pendre ? Il rit et dit:
-- Mais quoi de plus réconfortant que de constater que nous sommes moins que rien ? C'est donc qu'en nous retournant nous serons quelque chose. N'est-ce pas un grand réconfort pour la chenille d'apprendre qu'elle n'est qu'une larve, que son état de tube digestif semi-rampant est temporaire, et qu'après sa réclusion mortuaire dans la nymphe elle renaîtra papillon -- et cela, non pas dans un paradis imaginaire inventé par une philosophie chenillarde et consolatrice, mais ici même, dans ce jardin où elle broute laborieusement sa feuille de chou ? Or, nous sommes chenilles, et notre malheur est que, contre nature, nous nous cramponnons de toutes nos forces à cet état, à nos appétits chenillards, nos passions chenillardes, nos métaphysiques chenillardes, nos sociétés chenillardes. Seule notre apparence physique extérieure ressemble, pour un observateur atteint de myopie psychique, à celle d'un adulte ; tout le reste est obstinément larvaire. Eh bien, j'ai de fortes raisons de croire (sans quoi, en effet, il n'y aurait qu'à se suspendre) que l'homme peut atteindre l'état adulte, que quelques-uns y sont parvenus, et qu'ils n'ont pas gardé pour eux seuls les moyens d'y parvenir. Quoi de plus réconfortant ?
XI
Arrêtez un moment dis-je. Votre théorie de l'homme-chenille est ingénieuse, mais scientifiquement, permettez-moi de vous dire qu'elle ne tient pas debout. L'état adulte a pour caractéristique le pouvoir de reproduction. Or, l'homme se reproduit, et non seulement corporellement, mais aussi intellectuellement, ce que nous appelons enseigner. Donc un homme adulte est réellement un être adulte.
Je me flattais de connaître les défauts de sa cuirasse et je croyais bien, en lui envoyant ainsi, de la même volée, un argument scientifique, un syllogisme en forme et une citation de Platon, le réduire à quia. Mais je n'avais fait que lui préparer un triomphe facile, car il dit :
-- Qu'un instituteur père de famille serait un homme adulte, faudrait-il conclure ? Vouin, vouin. Mais, scientifiquement et autrement, Vous faites erreur. On a vu des larves d'insectes pondre, même sans fécondation, des oeufs viables. Mais je ne parlerai pas de ces faits accidentels. Outre l'homme, il existe un autre animal qui, dans les conditions naturelles, n'arrive jamais à l'état adulte et qui, pourtant, se reproduit régulièrement. Il s'est accommodé de son état embryonnaire et n'a pas plus que l'homme le désir d'en sortir. C'est la larve d'une espèce de salamandre que l'on trouve dans des mares et des étangs du Mexique et que nous nommons, d'après un mot du pays, axolotl. On n'était pas trop sûr de la place à lui attribuer dans les compartiments zoologiques jusqu'au jour où, ayant injecté à des axolotls des extraits de glande thyroïde, on les vit se transformer en un nouvel animal, qui, sans l'intervention de la curiosité touche-à-tout de l'homme, dite science naturelle, n'aurait peut-être nulle part existé dans notre ère quaternaire à l'état adulte.
« La différence entre l'axolotl et l'homme, c'est que, chez ce dernier, une intervention extérieure ne suffirait pas, tout nécessaire qu'elle dût être, pour déclencher sa métamorphose. Il faudrait encore, et essentiellement, qu'il renonçât à son enchenillement et voulût lui-même sa maturation. Nous passerions alors par une transformation bien plus profonde que celle de l'axolotl ; seul le changement de la figure corporelle serait moins sensible, aux yeux du moins de notre observateur atteint de myopie psychique, tandis que les formes de nos sociétés en seraient complètement refondues.
« Quant à l'enseignement, s'il n'est pas capable de provoquer ni de guider cette transformation, il reste une instruction de larve à larve. Il est fort possible, d'ailleurs, que les vieilles larves d'axolotls apprennent aux larves nouveau-nées à nager et à chercher leur nourriture.
« Autre remarque : si, comme vous avez dit justement, nous voyons ou plutôt imaginons tout à l'envers, peut-être conviendrait-il alors d'aller se pendre, mais alors, par les pieds ? »
XII
Comme il disait ces dernières paroles, d'autres habitués du café étaient arrivés, chacun portant son visage comme un panneau réclame à langue épaisse, et Johannes Kakur, qui avait pourtant conservé toute son agressivité, attaqua Totochabo :
-- Vous prétendez que nous marfons fur la tête et voyons tout à l'envers ? De quel droit? Quel est votre critérium de l'endroit et de l'envers? Répondez-nous, mais fette fois, fur un egvemple concret, et pas vavec des comparaivons vet des vanalovies vagues ! [sic]
Le vieux (conservons-lui ce grade) appela le garçon et se fit apporter un journal du matin. Il lut à haute voix ce titre :
DRAME DE LA JALOUSIE /« JE L'AIMAIS TROP », DÉCLARE LE MEURTRIER, ALORS JE L'AI TUÉE ».
puis cet autre :
AYANT TUÉ SON AMANT A COUPS DE MARTEAU, ELLE LE JETTE DANS UN PUITS AVEC SES DEUX ENFANTS
Cela suffira, dit-il pour l'exemple que j'ai choisi. La cause de ces destructions mutuelles, stupides et inutiles, nous l'appelons « amour ». Et à l'opposé, lorsque nous voulons exprimer le contraire de l'amour, que nous nommons haine, nous ne trouvons rien de plus fort ni de plus intelligent comme symbole que « l'eau et le feu » ; c'est pour nous l'image de deux ennemis irréductibles. Pourtant, l'un n'existe que par l'autre. Sans le feu, l'eau du monde serait un bloc inerte de glace, roche parmi les roches ; privée de tous les attributs du liquide, elle ne ferait jamais ni mer, ni pluie, ni rosée, ni sang. Sans l'eau, le feu serait mort de toute éternité, ayant de toute éternité tout consumé et calciné ; il ne pourrait faire ni flamme, ni astre, ni éclair, ni vue. Mais nous voyons tantôt l'eau éteindre le feu, tantôt le feu vaporiser l'eau ; et jamais nous n'avons la perception d'ensemble du parfait équilibre qui les fait exister l'un par l'autre. Quand nous voyons une plante pousser ou un nuage s'élever de la montagne, quand nous cuisons nos aliments ou nous faisons véhiculer par des machines à vapeur, nous ne savons pas que nous contemplons ni que nous utilisons les fruits de leur amour infiniment fécond. Nous continuons à dire « ennemis comme l'eau et le feu » et à appeler « amour » les suicides â deux et les meurtres passionnels.
« C'est pourquoi, et à cause de cent exemples du même genre, je maintiens que nous nous figurons tout à l'envers. Et constater cela me fait espérer ; mais ici encore cette espérance vous semblera désespoir : cette confiance que j'ai dans la puissance de l'homme vous semblera misanthropie et pessimisme. Tiens ! en disant ces mots, j'entends qu'ils résonnent maintenant dans ma tête comme des coquilles vides. Et, vous savez, je ne suis pas de ceux qui font resservir les coquilles d'escargots en les remplissant de colimaçons factices taillés dans du foie de veau. Je dois conclure là-dessus le grand discours que je vous avais promis sur la puissance des mots, car j'ai plusieurs choses urgentes à faire. »
Nous nous levâmes tous, car il y avait pour chacun de nous plusieurs choses urgentes à faire. Il y avait beaucoup de choses à faire pour vivre.
Ma mort n'est pas
la mort. Elle est la mort de tout ce que j'ai vécu sans l'aimer. La mort des
choses pour quoi je n'aurais pas su mourir.
Je suis le frère
d'un aveugle que je tiens par la main, il continue à marcher quand je m'arrête,
il commencera à courir quand je m'endormirai, il battra des ailes quand on nous
aura, lui et moi, oubliés[243].
Citations[244]
...Le moi n'est que le négatif de l'unité vivante, la soif de l'indivisible, qui se creuse avec des mirages. Fait que nous savons, n'ayant eu de joie qu'à sentir le moi se dissoudre aux lisières du temps ; et comme au large d'une source qui se fait de plus en plus exténuante et lointaine. .. Sauver son âme, ce n'est pas se sauver, mais s'abjurer. 16
Dans « Le Livre Mystique », il dit : ...Aimer la vie en elle, non en moi, lui donner une voix au lieu de parler d'elle ; atteindre à ce lyrisme d'avant l'erreur qui n'a que faire de la vérité. 26
Tout ce qui nous atteint doit être vécu de façon exemplaire. 100
Je ne mériterai pas de m'appeler poète, tant que je n'aurai pas compris c'est-à-dire devancé mon époque. J Je sais depuis longtemps que les hommes les meilleurs de ce temps sont communistes ; il m'a fallu scruter leurs passions pour connaître qu'ils le sont naturellement et que c'est à force d'être vrais et pour répondre à une exigence sentimentale qu'ils ont jeté les bases de leur doctrine. Il est venu un temps, oû tout homme au fond de sa joie, n'avait à rencontrer que son néant. Pour tant qu'elle fut pressentie en lui par une tendance éternelle, chacune de ses voluptés n'en restait pas moins un fruit du hasard. Elle était comme échappée d'un monde hostile à tout ce qui lui ressemblait. Alors tout homme bon et fort inventa le bien-être des autres en cherchant sa voie. Il ne fut que l'attente de ce bien-être alors qu'il se croyait plus enfoncé que jamais dans l'entreprise de sauver son coeur. Car il arrive un moment où le problème individuel ne comporte plus que des solutions collectives. (La tisane de sarments).
Pendant l'occupation sa chambre devient l'asile des Juifs persécutés. Benda, d'abord, puis chaque jour plus nombreux, les hommes et les femmes passent, et reprennent dans l'admirable exemple de cet homme, le courage, qui les avait abandonnés : « Tout le temps de la guerre j'avais pu garder près de moi des amis que leur naissance désignait à la haine, des morts-nés. Il avait fallu le mal qu'on me faisait pour m'apprendre que Français comme moi, ils avaient à répondre de la religion suivie par leurs parents ».
En 1942 Simone Weil qui se rend à l'abbaye d'En Calcat pour assister aux offices de la Semaine Sainte, entre dans la chambre. Rencontre importante dont une partie de la correspondance publiée nous donne la mesure. La même quête les tourmente.
Simone écrit : « Lever sa vie. Mieux tendre de toutes ses forces vers un bonheur, qui de tout ce que nous sommes nous serait une vision inépuisable. Ne mourir que lorsqu'on serait à jamais le bonheur et la gloire de la vie que l'on a vécue. On n'est soi que dans son coeur, on n'aime que ce qui nous fait de lui un asile. On n'est heureux que par la façon que l'on a d'être l'être de soi-même ». 102-103
[…] Dans la transparence du ciel violet, ce n'étaient pas les images de ma vie qui repassaient, mais comme un cortège dérisoire et déjà affecté de néant, tous les squelettes des projets qu'à chaque instant on forme sans le savoir et qui empêchent les sensations de constituer une masse confuse. Le désir d'aimer, le cadre que ma pensée prêtait à tous les retours vers la maison, tout cela se défaisait de soi-même, faisait reculer en s'évanouissant la forme qu'on prête à la vie pour n'en laisser subsister que l'instant présent qui était un peu de couleur, de la fraîcheur, du repos. Ah ! j'ai senti alors que tout ce qui en moi n'était pas s'évanouissait ; et il ne restait qu'une sensation au bas de laquelle j'étais déposé, inerte, comme un tas de chair assez lourd pour fine recouvrir, l'instant d'après, tout entier. Mon capitaine m'a parlé, je lui ai répondu avec beaucoup de calme et une indifférence qui n'était pas feinte : Il pleurait ; et je n'ai compris qu'à ce moment-là combien cet homme m'aimait : « Bousquet, m'a-t-il dit, mon petit Bousquet, on va vous guérir » - « Non, lui ai-je répondu, je suis perdu, mais cela n'a aucune espèce d'importance ». Et je me souviens que je lui ai demandé si j'avais fait tout ce qu'il attendait de moi ; et s'il était content de m'avoir eu sous ses ordres. Alors il m'a embrassé. Il m'a dit à l'oreille : « Bousquet, vous prierez pour moi ! » Il lui restait douze heures à vivre. /On m'emportait. Paralysie complète. C'était la deuxième vie qui commençait. Tu sais exactement mon état. Je ne me suis jamais levé, sauf l'été pour m'asseoir dans un fauteuil. 115 [245].
Confession spirituelle :
Je suis mécontent de moi. Je ne puis m'empêcher de lire ce qui paraît ni d'approfondir les doctrines qui nous sont proposées. C'est perdre mon temps, chaque jour m'en apporte une preuve nouvelle. Je ne peux pas renier la foi que j'ai mise dans les hommes. Je leur dois tant que mon coeur et mon espoir leur appartiennent. Quand je les vois se tromper, c'est ma plus belle chance qui naufrage. Et ils se trompent, presque tous : ils jouent avec des notions dont je sais la stérilité. Leur erreur m'a longtemps désorienté, maintenant elle me coule, je le sens et n'ai même pas assez d'air pour crier. Ce qui me reste à dire attend une présence humaine pour trouver sa voix ; et ce que j'ai déjà écrit a sa clarté dans cet échange que chaque jour rend un peu plus improbable. Chacun existe comme il peut. Bien content de ressembler à n'importe qui. Mais prendre la taille d'un homme, ce n'est pas accordé au premier venu. Je crois que je suis, mais je ne m'égalerai à moi-même que dans l'imagination bienveillante des autres. Croire en moi, c'est douter de tout et de moi-même, douter que cette croyance soit créatrice. Je n'existe que par l'assentiment des autres. Mon être est dans l'acte de foi qu'on fait à mon sujet. 116 […]Que ma direction morale soit simplifiée à l'extrême, c'est vrai. Des doctrines mineures aident l'homme à se diriger à travers ses propres absences. Sa vie est discontinue, il le sait, chacune de ses illuminations ressuscite l'à-coup de la naissance, comment l'ignorer ?
Lentement il dépouille la conscience de sa continuité illusoire. Une puissante certitude le guide. Ce n'est pas qu'il ait le privilège de se connaître. Bien loin de là ; mais il sait. qu'il n'a qu'à se connaître pour croître.
Mais se connaître est une opération difficile, presque impossible. Notre vie est tournée vers le dehors. Nous connaissons, hélas ! et cette façon de connaître nous aveugle. Elle est rassurante, nous immunise contre le vertige qui nous saisirait si nous nous regardions nous-mêmes. Nous connaissons la bonté, le courage, la charité, nous mimons assez bien ces sentiments : mais nous connaître à leur sujet c'est en sentir en nous le défaut. et il n'y a pas de plus douloureuse expérience parce qu'elle inaugure l'explosion du néant à qui nous donnons asile, nous tous, plus morts intérieurement que la mort dont nous avons fait un simulacre à la mesure de l'homme, — y projetant le froid noir qui est dans notre coeur. Nous nous réfugions dans l'image de l'homme. 120
L’esprit de la parole :
Il faut craindre les abus de la pensée : nous sommes entièrement possédés par la plus insignifiante de nos idées. La plus mince de nos raisons nous enlève le moyen de raisonner librement.
Originale ou commune, la pensée enveloppe l'homme comme une odeur, l'enfume et l'asphyxie.
Ni la mémoire, ni l'imagination ne nous envoûtent ainsi. Pas un souvenir qui ne consente à ses limites et ne s'incline au témoignage d'un souvenir plus complet. De même, l'imagination. Ce qui la borne détermine une imagination plus complète dont elle accepte de n'être que le mode mineur.
Mais la pensée se moque de la pensée : elle se prend pour un esprit. Non seulement elle confond ses limites avec celles de l'être, mais il lui semble que l'existence est son ombre. 143
1960
Raïssa Maritain (1883-1960)
Dans l'unité du cercle infini
O Dieu caché mon cœur est interdit en Ta présence
C'est l'heure de veiller avec mon ignorance
Sous l'unique et pure étoile de la Foi
C'est l'heure de veiller aux portes de moi-même
De moi comme une tour close de toute part
Dont Jésus a formé les murailles secrètes
Sans que nulle lumière ait éclairé Ses pas
Notre Dieu de pitié réparateur de nos désastres
J'ignore ce qu'Il opère
Ce qu'Il me donne, ce qu'Il obtient
Et comment Il transforme le péché en lumière
Ce visage de moi que Dieu fait en moi-même
Lui Seul le connaît puisqu'Il le veut ainsi
Des ténèbres sacrées Il couvre mon esprit
Le ciel divin ne m'est pas accessible
Qui brûle dans mon âme pour la déifier
C'est l'heure où je touche ce que la Foi recèle
Veillons aux portes éternelles
Durant la longue Nuit
Jusqu'au jour où Dieu dira à l'âme
D'entrer en soi-même et en Lui.[246].
1960
Jules Supervielle (1884-1960)
Rythmes célestes. Sous la chétive pesée de nos regards,
le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de
nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous
vivrions dans la terreur de milliards d'épées de Damoclès si nous ne sentions
au-dessus de nos têtes l'ordre, la beauté, le calme — et l'indifférence — d'un
invulnérable chef-d'oeuvre. L'aérienne, l'élastique architecture du ciel semble
d'autant plus faite pour nous rassurer qu'elle n'emprunte rien aux humaines
maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu'à leurs ruines.
L'édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un
espace infini. Et rien n'est plus fait pour nous donner confiance que tout ce
grave cérémonial dans l'avance et le rythme des autres, cette suprême dignité,
et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par
l'attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Tout ce qu'il y a de grand au monde est rythmé par le
silence : la naissance de l'amour, la descente de la grâce, la montée de la
sève, la lumière de l'aube filtrant par les volets clos dans la demeure des
hommes. Et que dire d'une page de Lucrèce, de Dante ou de d'Aubigné, du mutisme
bien ordonné de la mise en page et des caractères d'imprimerie. Tout cela ne
fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double
mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil... Le silence,
c'est l'accueil, l'acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)[247]
Née dans une famille très cultivée et peu religieuse,
Marie Rouget resta célibataire et s’éloigna très peu d’Auxerre. Sa vie ne fut
pas lisse pour autant : amour de jeunesse déçu (et l’attente d’un grand
amour qui ne viendra jamais), mort de son jeune frère un lendemain de Noël (d’où
son pseudonyme), crises de sa foi. Femme passionnée et tourmentée,
elle n'est souvent connue que pour ses œuvres de « chanson
traditionnelle », au détriment de ses écrits plus sombres, dont la valeur
littéraire et la portée émotive sont plus fortes.
ATTENTE
J'ai vécu sans le
savoir
Comme l'herbe
pousse...
Le matin, le jour,
le soir
Tournaient sur la
mousse.
Les ans ont fui
sous mes yeux
Comme à tire
d'ailes
D'un bout à l'autre
des cieux
Fuient les
hirondelles...
Mais voici que j'ai
soudain
Une fleur éclose.
J'ai peur des
doigts qui demain
Cueilleront ma
rose.
Demain, demain,
quand l'Amour
Au brusque visage
S'abattra comme un
vautour
Sur mon coeur
sauvage.[248]
1975
Patrice de la Tour du Pin (1911-1975)
Psaume XLVII
1. Lorsqu'un enfant se sent aimé de Dieu, il se laisse faire, — parce qu'il prend son plaisir dans l'amitié de Dieu.
4. Plus tard il se demandera ce que peut signifier cette injustice, — ceux qui se sentent aimés de Dieu et ceux qui ne le sentent pas.
6. Plus tard il se dira qu'il en est indigne, — et qu'elle est imaginaire pour se maintenir ainsi en lui.
7. Plus tard il s'étonnera qu'elle ne lui ait pas réservé un plus grand rôle, — car il se jugera en-dessous de son ambition.
12. Il n'aura plus aucun scrupule de cette place d'amour, — parce qu'il saura qu'on a beaucoup donné pour lui.
13. Il remerciera, et comme il se sentira proche, — il intercédera pour que d'autres âmes entrent dans l'amitié de Dieu.
14. Pour qu'elles puissent se recueillir ensemble et remercier ensemble, — parce que c'est un secret pour chacun, mais la joie commune de tous les enfants de Dieu[249].
L’instant béni où l’expérience mystique surgit le plus
souvent de façon inopinée ne peut être reproduit volontairement. Nul retour en
arrière n’est possible qui supposerait de remonter à contre-courant à sa
Source. Pour quelques-uns le contact ne se produira qu’une seule fois au cours
de leur existence qui retrouve son cours habituel – mais depuis chargée d’une
nostalgie. D’autres deviennent les pèlerins qui entreprennent un long chemin
après l’appel.
1849
Edgar Allan Poe (1809-1849)
Prémices de l’instant :
Il existe une
certaine classe de fantaisies d'une exquise délicatesse, qui ne sont point des
pensées et auxquelles je n'ai pu jusqu'à présent adapter le langage. J'emploie
le mot ‘fantaisies’ au hasard... Elles ne surgissent dans l'âme (si rarement,
hélas!) qu'aux heures de la plus intense tranquillité... et seulement en ces
courts instants où les confins du monde éveillé se confondent avec ceux du
monde des rêves. Je n'ai la notion de ces ‘fantaisies’ qu'aux premières
approches du sommeil et quand j'ai conscience de cet état. Je me suis rendu
compte que cette condition ne se réalise que pour une inappréciable minute...
De plus, ces fantaisies s'accompagnent d'une extase délicieuse qui dépasse en
volupté tous les ravissements du monde réel ou du monde des songes... [250].
Plus loin E. A. Poë
se reconnaît capable, mais seulement quand les conditions sont propices, de
provoquer ce phénomène, et il ajoute qu'il s'est appliqué à empêcher que le
passage à partir de... l'instant de fusion entre la veille et le sommeil...,
passage au-delà des extrêmes limites de la conscience, n'allât se perdre dans
le domaine du sommeil.
1855
Gérard de Nerval (1808-1855)
Une nuit je parlais
et chantais dans une sorte d’extase.
[…] J'étais dans
une tour, si profonde du côté de la terre et si haute du côté du ciel, que
toute mon existence semblait devoir se consumer à monter et à descendre. Déjà
mes forces s'étaient épuisées, et j'allais manquer de courage, quand une porte
latérale vint à s'ouvrir ; un esprit se présente et me dit : — Viens, mon frère
!... Je ne sais pourquoi il me vint à l'idée qu'il s'appelait Saturnin. Il
avait les traits du pauvre malade, mais transfigurés et intelligents. Nous
étions dans une campagne éclairée des feux des étoiles […] Elle me dit : « —
L'épreuve à laquelle tu étais soumis est venue à son terme ; ces escaliers sans
nombre que tu te fatiguais à descendre ou à gravir, étaient les liens mêmes des
anciennes illusions qui embarrassaient ta pensée[…] La joie que ce rêve
répandit dans mon esprit me procura un réveil délicieux. Le jour commençait à
poindre. Je voulus avoir un signe matériel de l'apparition qui m'avait consolé,
et j'écrivis sur le mur ces mots : « Tu m'as visité cette nuit. »[251].
1908
Lucie Christine (1870 - 1908)
Les cahiers de cette “mystique dans le monde”
furent publiés post-mortem par Auguste Poulain [252].
24 octobre 1884. Le plus parfait ne peut être ni le but, ni la pensée dominante de ma vie, même dans ses détails. Il est comme le balancier, que tient l'équilibriste tandis que ses yeux sont fixés sur le but [final] qu'il espère atteindre. Il est comme le gouvernail