Retour à la page d'accueil

2. Le nord de l’Europe du XIIe au XVe  siècle.

Copyright 2011 Dominique Tronc

Le nord de l’Europe englobe l’est de la France d’aujourd’hui, la vallée du Rhin, les Flandres et l’Angleterre. Nous présentons les courants et les figures mystiques en suivant cet ordre géographique ascendant qui est aussi celui d’un développement continu sur deux siècles. L’essor débute au milieu du XIIe siècle où Guillaume de Saint-Thierry adresse en 1144 sa Lettre d’or à des chartreux ardennais, atteint une plénitude au milieu du XIVe siècle lorsque Ruusbroec rédige (avant 1343), à Bruxelles, ses Noces spirituelles, enfin se prolonge en Angleterre, région relativement à l’abri des troubles et de la guerre dite « de cent ans ».

Le courant de réforme cistercien et chartreux (la Lettre d’or est destinée aux frères chartreux du Mont-Dieu) associant Guillaume de Saint-Thierry à Bernard de Claivaux naît dans l’est de la France ; il inspire très probablement le milieu des moniales et des béguines dont se détachent les figures des deux Hadewijch puis de Marguerite Porete ; celles-ci influent à leur tour les maîtres rhénans Eckhart puis Tauler, dont les contacts sont intimes avec le milieu féminin constitué de très nombreuses béguines et religieuses dominicaines. Les béguines sont également influentes sur le fondateur flamand Ruusbroec. Celui-ci connaît les chartreux de Hérinnes et rédige plusieurs ouvrages pour une clarisse amie. Enfin cette propagation de la flamme mystique atteint l’Angleterre, dont l’auteur du Nuage d’Inconnaissance est probablement chartreux tandis que le port actif de Norwich qui fait face et qui est en relation avec le continent abrite l’auteur des Revelations of divine love. Ces influences entrecroisées sont facilitées par l’intense circulation des idées et des textes dans le monde fluvial et maritime liant le Rhin à l’Angleterre en traversant les Flandres.

Mais la grande catastrophe de la peste traverse l’Europe et brise cet élan au milieu du XIVe siècle : une nouvelle époque moins originale commence, que nous n’évoquerons pas dans ce chapitre. La joie et l’ambition cèderont le pas à la crainte du jugement et à la primauté de l’ascèse, préservant quand même la flamme mystique au sein des mouvements de la Vie commune et de la Dévotion moderne.

Ainsi nous prenons pour lieu de départ de notre approche des mystiques la riche région des plaines centrales de l’Europe proches du Rhin. Le choix d’une date est plus hasardeux car la vie mystique remonte aux temps les plus anciens même si elle est confinée à des monastères pendant les troubles des invasions, dont les Vikings mènent la dernière vague destructrice tout au long du IXe siècle. Nous adoptons pour point de départ symbolique les conversations de Guillaume de Saint-Thierry avec Bernard de Clairvaux, qui eurent lieu peu après 1135, et dont naquirent les deux chef-d’œuvres des Sermons sur le Cantique de Bernard et de l’Exposé sur le Cantique de Guillaume.

Sur cet événement d’une rencontre entre deux moines, dont la portée sera considérable, nous avons le récit dans la Vie de S. Bernard rédigée par Guillaume : ce dernier raconte comment, immobilisés à l’infirmerie  du monastère, les deux amis purent échapper à la règle du silence et s’entretenir à longueur de journée de « spiritualité ». Guillaume, très humble, déclare que Bernard lui découvrit de ces choses « qu’on ne sait qu’en les éprouvant soi-même », ce qui lui aurait fait percevoir ce qui manquait à son amour. Guillaume apportait au débat une pénétrante analyse des divers « états » de la vie intérieure, nous dit son découvreur moderne bénédictin J.-M. Déchanet, dans sa préface à l’Exposé, qu’il rédige en 1960 en Afrique, au monastère Saint-Benoît du Katanga… [1]. La grandeur de cette figure mystique, dont les œuvres  ont longtemps été confondues avec celles de Bernard, est aujourd’hui bien servie par l’édition et les traductions. 

TABLE DES MATIERES PAGE SUIVANTE .

 


Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148). 2

Cisterciens, victorins, chartreux. 5

Les cisterciens et Bernard de Clairvaux (1091-1153). 5

Les victorins. 6

Les chartreux. 8

Trois Guigues. 8

Hugues de Balma (~1300). 9

Denys le chartreux (1402-1471). 10

Moniales et béguines. 12

Un nouveau mode de vie. 12

Deux Hadewijch. 13

Marguerite Porete. 14

L’essor dans la vallée du Rhin. 17

Maître Eckhart (~1260-1328). 17

Suso (~1295-1366). 19

Tauler (~1300-61). 20

Institutions pseudo-taulériennes et Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C. 22

Jan van Ruusbroec (1293-1381). 24

Un siècle de troubles. 24

La vie et les œuvres. 24

Thèmes ; l’incertitude des traductions ; aperçu des Noces spirituelles. 27

L’influence de Ruusbroec. 32

Le cercle des proches. 32

Grote et la « Vie commune ». La congrégation de Windesheim. 32

De la congrégation élargie de Windesheim aux jésuites. 33

Gerlach Peters (1378-1411). 34

L’Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?). 35

Henri van Herp (Harphius)(1400-1477). 35

L’Angleterre. 37

Ermites et recluses, l’Ancren Riwle) (~1240 ?). 37

Richard Rolle ( ~1295 ? -1349). 38

Walter Hilton ( ? -1396). 40

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance et son oeuvre (~1370). 40

Julian de Norwich (~1343 -après1416). 42

The book of Margery Kempe (~1373~1440). 43

 

 

 


Guillaume de Saint-Thierry (~1085-1148).

Après la rénovation opérée à Cluny, se manifeste à la fin du XIe siècle un courant tendant à réformer la vie monastique grâce à un retour à la vie ascétique et à l'austérité des pères du désert. Les deux principaux groupes religieux issus de ce courant sont les chartreux et les cisterciens : la grande Chartreuse est fondée en 1084, Citeaux en 1098.

L’héritage lointain de saint Benoît (~480 ~547) et du pape Grégoire (~540 ~604), qui promeut la règle bénédictine, envoyant une quarantaine de moines dans le lointain et petit royaume de Kent, dans la nation des Angles, « reléguée dans un coin du monde, demeurée jusqu’ici attachée au culte du bois et des pierres », est vivant et très divers. Les trois noms de Cluny, de Citeaux, et bientôt de Clairvaux, ne doivent pas occulter le foisonnement largement antérieur  de monastères et d’ordres : ainsi dans la période relativement paisible allant de 768 à 855 apparaissent 471 établissements monastiques. Les ermites réapparaissent massivement dès que les conditions d’une relative sécurité existent, soit après l’an mil : leur grande figure est Pierre Damien (- 1072). Plus tard, Cluny a de nombreux émules…[2]. 

Au XIIe siècle, ceux qui cherchaient Dieu avec un cœur sincère, tournaient leur regard vers la « lumière de l'Orient » de Guillaume de Saint-Thierry qui débute ainsi sa Lettre d’or :

Vers les frères du Mont-Dieu, par qui la lumière de l'Orient et l'antique ferveur religieuse des monastères égyptiens - le modèle de la vie solitaire, le type de la vie céleste - se répandent dans les ténèbres occidentales et dans les froidures des Gaules...[3]

Né à Liège autour de 1085, Guillaume de St Thierry rencontre Pierre Abélard lorsqu'il se met à l'école d'Anselme (-1117)  à Laon, ce dernier distinct mais contemporain d’Anselme de Cantorbery (-1109), l’auteur de la célèbre « preuve ». Guillaume est moine à Reims en 1113, abbé du monastère de Saint-Thierry en 1119. Le premier de ses opuscules est un traité sur La nature et dignité de l'amour qui demeurera son grand thème. Il devient ami de Bernard de Clairvaux (1090-1153), ce qui explique que l’on ait souvent confondu les œuvres de ces deux auteurs au bénéfice du célèbre fondateur et politique autant que spirituel. En 1135, Guillaume reçoit l'habit cistercien à l'abbaye de Signy, une fondation ardennaise toute récente. Vers 1138 il commente pour son propre compte le Cantique. La  Lettre d'or ou Lettre aux frères du Mont-Dieu, dont nous venons de citer l’ouverture, voit le jour à l'occasion d'un voyage fait vers 1144 dans une chartreuse récemment fondée, dont les frères sont en butte à la critique. Guillaume meurt en 1148.

Il doit beaucoup à Origène (~185 ~254) dont nous avons évoqué la possible fréquentation de Plotin (-270) à Alexandrie auprès d’Ammonios, père du néoplatonisme. Le lien est ainsi très fort avec l’Antiquité, facilement accessible par des manuscrits abondants à Clairvaux et à Signy.  « L’ombre d’un certain Plotin plane sur l’œuvre de Guillaume ... Pour les deux auteurs l’amour est une seconde puissance de l’âme, une sorte d’intellect qui lui permet d’atteindre et de voir (Guillaume préfère le mot « sentir ») ce qui est au-dessus d’elle, comme l’intellect lui permet de connaître ce qui est de même nature qu’elle » [4]. Guillaume bénéficie d’une solide formation qui lui permet de se confronter avec Abélard (1079-1142), en  s’opposant à une recherche dialectique de la vérité. Il ne peut se contenter d’une connaissance rationnelle qui empêche la connaissance intime et personnelle du mystère divin [5] : 

On atteint pourtant cette Vie plus sûrement par le sens de l’amour illuminé et humble que par n’importe quelles réflexions de la raison ; toujours meilleur qu’on ne le pense, on le pense cependant mieux qu’on ne l’exprime [6].

C'est par l'amour, comme par un sens, que le Créateur est perçu par la créature, c'est lui qui, comme un intellect, donne l'intelligence de Dieu [7].

Guillaume se heurte déjà au problème de la prédestination, promis à un bel avenir. Il suggère que la réponse est à trouver dans une expérience intime :

 La prescience de Dieu à ton sujet, c'est sa bonté envers toi ; la prédestination, sa bonté dès ce moment à l'œuvre en toi ; le choix, l'œuvre elle-même ; la connaissance, le sceau de la grâce [8].

 « Dieu n’aime rien d’autre que Lui-même en nous », et l’amour qui vient de Lui peut alors circuler, liant les hommes entre eux comme avec Dieu, ce qui suggère une grande unité, loin d’une dualité désespérante plaçant le pécheur face à son Juge :

De même que Dieu n'aime rien d'autre que Lui-même en nous, et que nous, nous avons appris à n'aimer que Dieu seul ; de même aussi commencerons-nous à aimer le prochain comme nous-mêmes, puisqu'en lui, c'est Dieu seul que nous aimons, comme nous-mêmes [9].

L’union est possible, elle vient par ressemblance, grâce à l’initiative amoureuse divine qui provoque la transformation de l’être, dont toute la nature fournit l’analogue :

L’amour de Dieu, l’Esprit Saint vient planer sur l’esprit des pauvres ... Et de même que le soleil se joue à la surface des eaux, les réchauffe, les éclaire, et puis les attire à soi, par sa chaleur, comme par une force naturelle, pour les rendre ensuite à la terre altérée, sous forme de pluie, au temps et lieu de la miséricorde divine, ainsi l'amour de Dieu se joue sur l'amour de ses fidèles, le pénètre de son souffle, le comble de ses bienfaits ; puis il ravit cet amour, qui le cherche par une sorte d'appétit naturel, et qui tend naturellement à s'élever comme le feu. Il l'unit alors à soi et l'esprit de l'homme croyant, possédé par Dieu, devient avec lui un seul esprit [10]. 

On retrouve le « lieu » indéterminé commun à tous les mystiques :

Mon âme a été créée dans ton amour ; je ne connais donc ni le ciel ni l’enfer. Si tu me brûles et me réduis en cendres, on ne trouvera pas en moi un autre être que Toi. Je Te connais, mais je ne connais ni la religion, ni l’infidélité  [11]


Cisterciens, victorins, chartreux.

Les cisterciens et Bernard de Clairvaux (1091-1153).

Les cisterciens, comme nous venons de le voir chez Guillaume devenu l’un d’entre eux, mettent l’amour et la charité à la première place. Mais un certain relâchement de la vie mystique se manifeste dès ~1250 lorsque les moines quittent leurs retraites pour peupler les universités naissantes où se développe l’influence scolastique. Les cisterciennes, telles que Béatrice de Nazareth (-1268), transmettront alors la flamme mystique. Elles ont été peu étudiées [12].

Bernard de Clairvaux, auquel on a attribué longtemps les œuvres de Guillaume de Saint-Thierry et aussi celles du chartreux Guignes II, demeure la grande figure de la réforme de Citeaux [13]. Cette réforme est issue de la tradition bénédictine et conserve des liens avec elle (l’abbé Robert, après avoir fondé Citeaux en 1098, retourne à l’abbaye bénédictine de Molesmes).

Le rayonnement de Bernard se manifeste très tôt. A vingt-un ans il entre à Citeaux qui est une jeune fondation relativement pauvre et d’observance stricte, avec son oncle, quatre de ses frères et plus de vingt de ses amis. A vingt-cinq ans il est envoyé par son abbé à la tête d’un groupe de douze moines pour fonder un monastère à Clairvaux. Les fondations se succèdent, qui demandent des voyages incessants, alors que sa santé sera toujours médiocre. Il est à la fois rigoureux et bienveillant, consolant la famille du novice Geoffroy de la manière suivante :

Je remplacerai auprès de lui son père et sa mère, son frère et sa sœur ... je le conduirai avec tant d’égards et de ménagements que son âme fera des progrès dans la vertu sans que son coprs succombe sous le poids des macérations ; en un mot, il trouvera beaucoup de charme et de douceur dans le service  de Dieu.[14].

Son activité réformatrice s’étend. Il favorise les deux premières croisades, il lutte contre les hérétiques sans aucun ménagement, contre Abélard (à l’instigation de son ami Guillaume), et même contre Pierre le Vénérable, le sage abbé de Cluny. Il dirige l’ancien moine de Clairvaux devenu le pape Eugène  III.

Cette intransigeance dans la vie publique au service de la « vraie foi » offre un contraste avec une vie intérieure orientée vers l’amour de Dieu et la charité, cette dernière étant à ses yeux la substance divine même. On retrouve là le même contenu vécu par les deux amis, mais les formes d’expression sont très différentes. Chez Bernard, le moine s’adressant à de larges publics fait appel à l’éloquence propre à la langue latine ; ce qui peut jeter un voile pour le lecteur moderne dont la sensibilité est bien différente de celle des auditeurs de sermons. Par contre, la méditation que partage avec nous Guillaume le solitaire facilite le partage de son intuition mystique.

Quelques courts extraits de Bernard livrent le chemin de l’amour qui vient de Dieu et retourne vers Lui.

Le salut ne dépend pas du mérite :

Quoi ? Penserais-tu par hasard que tu es l’auteur de tes mérites, que tu pourrais être sauvé par l’effet de ta justice, toi qui ne peux même pas prononcer le nom du Seigneur sans [le secours du] Saint-Esprit [15].

Mais de l’amour de Dieu seul :

 Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment il faut aimer Dieu ? Et moi, je vous répondrai : la raison d’aimer Dieu, c’est Dieu. La mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure. ... La raison pour laquelle nous devons aimer Dieu, c’est de l’aimer pour lui-même [16].

Cet amour vient de Lui, ce que nous éprouvons sans pouvoir en douter :

 Par où donc est-il entré ? ... En effet, il ne s’identifie avec aucune des choses qui sont au dehors. Cependant, il n’est pas venu du dedans de moi, puisqu’il est le bien ... quand mon cœur se réchauffe ... alors c’est pour moi l’indice de son retour [17]

Un, il s’étend entre tous ses bénéficiaires :

Toute déférence tombe devant le parfait amour ... ainsi maintenant s’établit ... comme entre deux amis intimes, un dialogue tout à fait familier. Il n’y a pas lieu de s’étonner : leur amour provient de la même source, il est donc réciproque [18]

La charité sans aucun vouloir d’intérêt propre s’identifie à la motion divine :

 Or, voici pourquoi je dis, de la charité, qu’elle est sans tache : c’est qu’elle a l’habitude de ne rien retenir pour elle de ce qui lui appartient. Mais celui qui n’a rien en propre tient, de Dieu, tout ce qu’il possède, et ce qui est à Dieu ne peut être souillé ... la charité est la substance divine elle-même et je n’avance là rien qui soit nouveau ou insolite, car Jean dit : Dieu est charité [19].

Concluons par cet hymne qui de la charité passe à l’amour pour atteindre sa source divine :

Qu’y a-t-il de plus agréable que cette conformité, de plus désirable que cette charité qui fait que ton âme ne se contente pas des enseignements qu’elle reçoit des hommes, mais s'approche avec confiance du Verbe, adhère sans cesse à Lui, l'interroge familièrement, le consulte en tout, la capacité de ton intelligence devenant la mesure de la hardiesse de tes désirs. Voilà vraiment le contrat d'un mariage spirituel et saint ... C'est trop peu dire : ce n'est pas un contrat : c'est un embrassement, oui, un embrassement, puisque la liaison parfaite de leurs volontés fait, des deux, un seul esprit. Il ne faut pas craindre que l'inégalité des personnes fasse boiter en quelque point cette union de volonté. Car l'amour ignore la crainte référentielle. [153] L'amour tire son nom d'aimer et non pas d'honorer. Celui qui est effrayé ou étonné, qui craint ou admire, celui-là honore : mais tous ces sentiments n'existent pas chez celui qui aime. L'amour a par lui-même sa plénitude. Lorsqu'il se fixe dans une âme, il absorbe en lui toutes les affections. C'est pourquoi celle qui aime, aime et ne sait rien d'autre ... Mais je lis que Dieu est charité [I Jean, 4, 16] ; je ne le lis pas qu'il soit l'honneur ou la dignité. ... L'amour est la seule tendance parmi tous les mouvements, les sentiments et [154] les affections, qui permet à la créature de répondre à son auteur, bien qu'inégalement ... Lorsque le Dieu aime, Il ne demande pas autre chose que d'être aimé, parce qu'Il n'aime qu'afin d'être aimé, sachant que ceux qu'Il aime seront rendus heureux par cet amour même. ...[155] Car, bien que la créature aime moins le créateur qu'elle n'en est aimée, cependant, si elle aime autant qu'elle le peut, il ne manquera rien à son amour, qui sera tout ce qu'il peut être [20].

Les victorins.

Le réveil de la pensée chrétienne proche des milieux scolastiques n’exclut pas toute vie mystique, ce dont témoigne l’heureuse synthèse qui prit place dans l’abbaye de chanoines réguliers de Saint-Victor de Paris. Hugues de Saint-Victor (- 1141) fut un contemplatif. Sa grande influence, renforcée par son successeur Richard ( ? - 1173), plus célèbre encore, ne peut être passée sous silence dans un panorama du nord de l’Europe (ici quelque peu étendu au centre).

La vie de Hugues ne présente aucun relief extérieur et il ne figure pas dans la liste des prieurs de l’abbaye  parisienne. L’infirmier de Saint-Victor a laissé un récit émouvant de sa mort sereine. On venait en pèlerinage sur son tombeau, malgré une certaine hostilité manifestant la lutte d’un rigorisme spirituel contre l’humanisme et l’union de science et de sagesse dont il est un représentant (on parla d’apparition où il aurait révélé qu’il souffrait dans le purgatoire à cause de son amour pour la science). En effet, parlant et écrivant latin, il goûtait Virgile – et il connaissait probablement l’hébreu, adoptant parfois des interprétations propres à l’école juive du nord de la France (Rashi (-1105), le grand commentateur juif du moyen âge, résidait à Troyes).

Hugues et Richard défendent, comme Guillaume et Bernard, le primat de l’amour qui seul introduit à la contemplation. Celle-ci a pour objet la vérité, qu’elle soit naturelle ou surnaturelle, « mais à l’encontre de la scolastique dont leur époque voyait apparaître les premiers essais, ils n’atteignent la vérité ni par induction ni surtout par déduction, mais par la méditation et la contemplation » [21].

Le De arrha animae est un livret adressé par Hugues à ses anciens confrères de Saxe (il serait lui-même d’origine probablement saxonne, peut-être flamande) où un échange entre l’Homme (Hugues) et l’Âme décrit le chemin qui mène à la beauté du Dieu d’amour [22]. L’assez large extrait suivant tente de rendre compte de la dynamique de l’ascension, malgré l’objection (« comment  aimer sans voir ? » ) que l’on retrouve à toutes les époques :

L'HOMME. ... Regarde le monde et tout ce qu'il contient. Tu y décou­vriras quantité de formes gracieuses et séduisantes qui enlacent les affections humaines et allument le désir de leur jouissance ... tu as fait connaissance avec toutes ces séductions, à peu près toutes, tu les as considérées, et pour la plus grande part, tu les as éprouvées. ... Dis-moi donc, je t'en supplie, ce dont parmi tout cela tu as fait ton unique objet, celui que seul tu voudrais étreindre, celui dont tu voudrais jouir toujours. ...

L'ÂME. - Comme je ne peux aimer ce que je n'ai jamais vu, ainsi, de tout ce qui s'offre à la vue, il n'est rien jusqu'ici que j'aie pu ne pas aimer, et cependant, parmi tout cela, l'objet qu'il faut aimer par-dessus tout, je ne l'ai pas encore trouvé. ... incertaine parmi les désirs, je ne puis être sans amour et le véritable amour, je ne le trouve pas.

L'HOMME. Mais tu possèdes un sérieux principe de salut : ton amour. Tu as appris à le modifier en un meilleur ; tu pourras donc être arrachée à l'amour de tout ce qui passe, si tu te vois proposer une beauté plus insigne, une beauté plus délicieuse à atteindre.

L'ÂME. - Comment pourra-t-on me montrer ce qui ne peut se voir ? Et ce qui ne peut se voir, comment l'aimer ? ... Il te faut donc ou approuver l'amour du visible, ou si tu me l'enlèves, montrer quelque autre chose dont l'amour soit plus salutaire et plus agréable.

L'HOMME. - Si tu estimes devoir aimer ces objets temporaires et visibles pour un certain charme en leur genre que tu leur reconnais, pourquoi ne pas plutôt t'aimer toi-même, toi dont l'image l'emporte en charme et en beauté sur toutes les choses visibles. Oh! Si tu te regardais! Oh! Si tu voyais ton visage, comme tu te confesserais répréhensible, pour avoir estimé digne de ton amour quelque chose en dehors de toi!

L'ÂME. - L'œil voit tout : lui-même il ne se voit pas; ce regard qui nous permet de voir tout le reste n'atteint pas la face qui le porte. ... A moins, par hasard, que tu ne m'apportes un miroir d'un genre spécial, où je puisse connaître et aimer la face de mon coeur. ...

L'HOMME. ... Tu as un fiancé et tu l'ignores. C'est le plus beau de tous, mais tu n'as pas vu son visage. Lui, il t'a vue, sans quoi il ne t'aimerait pas. Il n'a pas voulu jusqu'ici se présenter lui-même, mais il t'a envoyé des présents, il t'offre le cadeau des fiançailles, un gage d'amour, une marque de sa dilection. Si tu pouvais le connaître, voir ses traits, tu ne douterais plus de sa beauté. Tu saurais qu'un fiancé si beau, si accompli, si gracieux, un fiancé hors de pair, ne se serait pas épris d'amour à ton aspect si quelque charme singulier et admirable entre tous ne l'avait attiré. ... Le monde entier t'est subordonné, et toi, tu n'as pas honte d'admettre dans l'intimité de ton amour, je ne dis pas le monde entier, mais je ne sais quelle infime portion du monde, une portion qui ne l'emporte ni en perfection sur les belles choses, ni en utilité sur les nécessaires, ni en quantité sur les grandes, ni en bonté sur les excellentes. Ah! du moins si tu aimes ces créatures, aime-les comme des inférieures, aime-les comme des suivantes, aime-les comme des dons, comme le cadeau de ton fiancé, comme les présents d'un ami, comme les largesses d'un seigneur; mais que ces affections ne t'enlèvent pas cependant le souvenir de ce que tu lui dois. Aime ces créatures, non pas au lieu de lui; ni elles avec lui, mais elles pour lui; et lui pour elles, lui au-dessus d'elles. ...

L'ÂME. - Voudrais-tu agréer que je te pose une dernière question? Quelle est donc cette douceur qui parfois, lorsque je songe à lui, me touche et m'attache avec tant de véhémence et de suavité? C'est comme si j'allais m'être enlevée à moi-­même pour être ravie je ne sais où. Soudain je me trouve nouvelle et toute transformée, et je ne saurais exprimer comme je suis bien. Ma conscience est ensoleillée, j'oublie la peine de toutes mes misères passées, mon esprit exulte, mon intelli­gence s'éclaire, mon coeur s'illumine, mes désirs s'égaient, je vois que je suis ailleurs, je ne sais où; il y a là, à l'intérieur, quelque chose que mon amour tient embrassé, et je ne sais ce que c'est, et cependant je voudrais de toutes mes forces le retenir et ne le perdre jamais. ...

L'HOMME. - En vérité, c'est lui, c'est ton bien-aimé qui te visite. Mais il vient invisible, il vient caché, il vient insai­sissable. Il vient pour te toucher non pour que tu le voies; il vient pour t'avertir non pour que tu le saisisses; il vient non pour s'infuser tout entier, mais pour se laisser goûter, non pour remplir ton désir, mais pour attirer tes affections. ... puisses-tu ne reconnaître que lui, n'aimer que lui, ne suivre que lui, pour l'atteindre et le posséder lui seul! [23].

Richard présentera quatre degrés de l’amour ardent envers Dieu : Premier degré de la suavité intime, second degré de la contemplation, troisième où « l’âme oublie tout, jusqu’à perdre conscience d’elle-même » puis s’embrase du fer froid au fer rouge, quatrième degré de l’humilité où elle peut dire « ce n’est pas moi qui vis…[24] » ; « l’âme à ce degré devient immortelle et impassible ». En résumé, « Au premier et au second degré elle s’élève, au troisième et au quatrième elle se transforme » [25].

Les chartreux.

Le fondateur est Bruno (~1030-1101), chanoine à Cologne, chancelier de Reims, opposant courageux en 1077d’un prélat simoniaque, un parent du roi de France qui lui fait perdre charge et biens. Il se retire en 1084 avec six compagnons dans le massif de la Chartreuse près de Grenoble, mais est appelé à Rome en 1090. Finalement il rejoint avec des compagnons une solitude en Calabre où il meurt après dix années, « entouré de trente-deux de ses fils ».

On note l’influence probable sur le mode de vie chartreux du monachisme érémitique byzantin présent dans le sud de l’Italie. Celui-ci est intermédiaire entre la solitude érémitique et la vie commune cénobitique. La liturgie est simplifiée dans l’esprit du désert  : « Nous chantons rarement la messe, car notre but premier, notre soin principal, c’est la solitude et le silence…[26] » . Le chartreux « compte surtout atteindre les âmes à travers l’union divine, qui est à la fois le foyer unique de convergence de son activité et le centre de rayonnement surnaturel de sa vie » [27].

La vie cartusienne se caractérise par un sens d’union intime avec Dieu et de séparation de tout ce qui peut distraire de lui, ce que l’auteur de l’article « chartreux » nomme « esprit de virginité », apportant ainsi une interprétation profonde au thème virginal ; un esprit de simplicité écarte tout ce qui est factice, extraordinaire et exagéré, et favorise la sincérité et la droiture [28]. L’esprit d’effacement qui s’ensuit ferme toutes les voies de l’amour-propre. L’ascèse et l’isolement sont sources de paix : « l’horreur d’une si vaste solitude n’ôte point la joie aux religieux qui l’habitent » écrira Dom Martène au début du XVIIIe siècle [29].

Les chartreux exercent en effet une influence discrète mais continue à travers les siècles, en conservant leur mode de vie caché inchangé. Nous avons souligné leurs rapports plus larges malgré leur interdiction de se déplacer, provoquant la visite de Guillaume de Saint-Thierry à la chartreuse du Mont-Dieu vers 1145, et celle de Ruusbroec l’Admirable à la fin de sa vie à la chartreuse d’Hérinnes durant trois jours en 1362.

Au XVIe siècle les chartreux de Cologne publient l’abondant Denys le Chartreux, ainsi que van Herp (Harphius). Ils assurent  ainsi la transmission de l’esprit et des œuvres de Ruusbroec l’Admirable, traduites en latin par Surius, ainsi que de celles de Tauler et d’autres spirituels (incluant des textes d’Eckhart).

Au XVIIe siècle les chartreux de Paris, conduits par Beaucousin, traduisent Surius en un français précis, rendant ainsi possible l’influence de la mystique du nord sur tous les spirituels français.

Enfin une influence discrète continue de s’exercer de nos jours : nous allons bientôt citer les belles traductions des béguines Hadewijch I et II  faites par le chartreux J.-B. P[orion] (-1987) qui est également un auteur mystique resté anonyme [30].

Des citations prises chez des figures influentes du Moyen Age vont éclairer l’exercice contemplatif tel qu’il est pratiqué discrètement au sein des chartreuses à travers tous les siècles sans changement notable (ce qui autorise une rapide traversée des siècles) :

Trois Guigues.

Le premier chartreux du nom de Guigues (1083-1136) est tenu pour un « rare génie » par ses contemporains Pierre le Vénérable et Bernard [31]. Le second du même nom (– 1188) a influencé l’ermite anglais Rolle et s’accorde à l’auteur du Nuage d’Inconnaissance, qui est lui-même très probablement un chartreux [32]. Il existe enfin un intéressant Guigues du Pont (– 1297) [33].

Dans son Echelle, le second Guigues distingue quatre degrés : lecture, méditation, prière, contemplation. A ses yeux aucun maître spirituel ne remplace la lecture, mais l’exposition des degrés indique la profondeur de son expérience. Une voie « individuelle » est possible, si la grâce le permet, car le quatrième degré de contemplation n’est en rien dépendant des précédents. Le caractère d’un pur don propre à ce degré n’est toutefois pas souligné dans la récapitulation de la voie, dont se dégage un optimisme résolu, assez fréquent en ce premier moyen âge, plus rare après la grande peste [34]. Mais le Maître divin de la contemplation est exigeant :

Il est venu pour ta consolation, il se retire par prudence, pour que la grandeur de la consolation ne t’enorgueillisse pas [35]. ... Cet Époux est un Époux jaloux : s’il t’arrive d’admettre un autre amour, ou de t’appliquer à plaire davantage à un autre, aussitôt il s’éloigne de toi ... S’il voit en toi une tache ou une ride, il détourne aussitôt son regard, car il ne peut supporter aucune impureté [36].

 Aussi faut-il demander avec une vigueur qui en quelque sorte soit comparable à cette exigence, c’est le combat spirituel, compris à son niveau profond, au-delà de l’ascèse des sens :

…mon âme : une terre déserte et vide, invisible et informe ... Pourtant ... l’abîme inférieur et obscur appelle l’abîme supérieur  [37]. Demandez et vous recevrez ... le royaume de Dieu souffre violence, et ce sont les violents qui s’en emparent  [38]

S’ouvre alors la paix par et dans l’amour, seul « moyen » autorisé dans la voie mystique :

 Car ton intelligence a travaillé en vain, si tu n’aimes pas ce que tu as compris : la sagesse, en effet, est dans l’amour ... Là, dans l’amour, réside toute la force de l’âme, là se rassemble toute la nourriture vitale, et c’est de là que la vie est diffusée par tous les membres que sont les vertus [39].

Hugues de Balma (~1300).

L’auteur d’une Théologie mystique (nommée souvent par son début : Viae Sion lugent…) est prieur de la chartreuse de Meyriat, en Bresse, de 1289 à 1304. On n’a pas d’autres renseignements sur lui [40]. Son œuvre sera très influente en Espagne comme en France, car il allie l’élan à l’inconnaissance, thème qui sera repris par l’auteur du Nuage. Cette  doctrine de l’amour sans connaissance s’appuie sur Denys l’Aréopagite dont il veut être un fidèle commentateur, tandis que la pratique de fréquents élans affectifs développe le conseil donné par Guigues I. Denys et Guigues s’accordent sur l’élan car « la ténèbre contemplée par la théologie mystique n’est pas un néant abstrait et vide de tout, mais la suprême Réalité divine, débarrassée des brouillards créés dont notre procédé cognitif naturel l’enveloppe habituellement. Elle n’est ténèbre qu’à cause de nos yeux de hibou… » [41].

  Nous exposons sans être trop bref la progression proposée par la Théologie mystique de Balma. Parce qu’elle fut attribuée à saint Bonaventure, elle sera souvent reprise au cours des siècles au point de devenir le modèle « standard » de la voie mystique. Afin de ne pas rompre le fil de cet exposé de la voie, nous évitons de paraphraser les extraits suivants :

PROLOGUE :

[Vol. I, 125] § 1. Viae Sion lugent ... Les chemins de Sion pleurent ... Sont en effet appelés « voies » les désirs des âmes aiman­tes. Elles habitent encore un corps mortel et ces désirs les soulèvent en direction de Dieu et de la cité céleste, Jérusa­lem, au-dessus de toute raison et de tout intellect. ...[127] Dieu n'a pas créé l'âme pour qu'en sens contraire de sa propre généro­sité elle se rassasie d'une multitude de quaternions en peau de mouton [il s’agit des livres de l’époque], mais pour qu'elle soit le siège de la sagesse.

 [131] § 5. Cette voie vers Dieu est donc triple : voie purgative, qui dispose l'esprit à apprendre la vraie sagesse ; voie illuminative, qui par la ré­flexion éclaire l'esprit en vue de l'embrasement de l'amour ; voie unitive enfin, par laquelle l'esprit, par Dieu seul qui l'élève, est dirigé au-dessus de toute raison, de tout intellect, de toute intelligence.

 [133] § 6. [la voie illuminative] commence ici : « Nuit, mon illumination dans les délices. » L'âme s'élève ensuite à un degré et à un état beaucoup plus éminent en lequel chaque fois qu'elle le veut, sans aucune connaissance réflexive préalable, elle est immédiatement charmée en Dieu. Cela, nulle industrie humaine ne peut l'enseigner parfaitement.

LA VOIE PURGATIVE :

 [171] § 12. Il faut prier de toutes ses forces la clémence du Créateur non seulement pour lui-même ou pour ses proches, mais pour tous ... afin que, de même qu'il les a tous créés et rachetés, il daigne subvenir avec miséricorde à tous sans distinction.

LA VOIE ILLUMINATIVE :

[179] § 1. …le vrai soleil de la justice éternelle de la cité céleste, dont le soleil matériel est la similitude ou l'image obscure, n'attend rien d'autre, immobile à la porte du cœur, si ce n'est que par un essuyage purificateur un accès lui soit préparé pour se reposer heureusement en l'esprit comme dans un lit, enseignant l'âme, sa fiancée, par les irradiations des splendeurs spirituelles : ainsi de la part de celui qui accueille et de la part de celui qui se répand, l'irradiation spirituelle suit la purification.

[223] § 26. De même en effet que l'âme est la vie des corps, de même l'amour est la vie des esprits. ... Cette vie ne durera pas un moment du temps comme celle du corps ; elle s'étendra sur toute la durée des jours, toujours et à jamais. L'amour dont en vivant l'âme commence à aimer totalement l'époux ne cessera pas en effet à l'avenir.

[239] § 32. « Je vous referai », moi, non un autre, moi qui suis la Sagesse éternelle, née d'en haut ; je vous donnerai non seulement plus tard, mais maintenant même les consolations divines qui apaisent vos désirs ... Cela ne l'attendez pas de la spéculation…

LA VOIE UNITIVE :

[vol. II, 23] « Le roi m'a introduit dans le cellier à vin »  ... - il y a plutôt ici, d'étonnante manière, affliction corporelle - ; il éprouve seulement joie de ce qu'en cette tendance en acte il se dresse directement, sans détours, vers le très bien­heureux lui-même, lieu unique qui correspond naturelle­ment à sa dignité. § 9. ... Le corps ne pour­rait donc supporter les élans anagogiques sans grande souffrance, si celle-ci n'était tempérée par la joie que donne à l'esprit la rectitude de son aspiration.

[91] § 56. ... Parce qu'il ne s'attribue pas en effet les choses qu'il possède, mais les fait toutes tourner à la louange du dispensateur de toutes choses, il creuse en soi une conca­vité en luttant contre soi-même avec plus de vérité. Par elle, l'abondante pluie des grâces divines, franchissant monts et collines, s'introduit dans les endroits moins élevés, de telle sorte que plus grande aura été la concavité de l'humilité, plus elle sera capable de recevoir une grâce plus abondante.

 [133] § 83. Cette élévation dite « par ignorance » n'est rien autre qu'être mû immédiate­ment par l'ardeur de l'amour, sans miroir d'aucune créa­ture, sans réflexion préalable, sans même un mouvement concomitant de l'intelligence.

 [159] § 98.  …puisque toute appréhension dont on a déjà parlé est en dehors de l'élévation mystique, il faut cependant qu'en celle-ci il y ait ignorance, c'est-à-dire qu'il faut détruire absolument l'œil de l'intellect qui veut toujours en cette élévation appréhender ce vers quoi tend l'affectivité.

QUESTION DIFFICILE :

 [233] § 48.  … Je considère le mouvement de la pierre qui par son poids descend naturellement vers son centre. De même, dispo­sée par le poids de l'amour, l'affectivité s'élève vers Dieu sans aucune connaissance réflexive ou délibération, comme s'il elle se tendait vers son centre et, par ces mouvements, elle s'élève en un continuel désir ; elle at­teindra dans la béatitude éternelle l'accomplissement de celui-ci…

Denys le chartreux (1402-1471).

Il entra à la chartreuse de Zelem, le monastère du frère Gérard (-1377) qui décrivit la visite de Ruusbroec à Hérinnes, puis il fut inscrit à l’université de Cologne. Quatre ans plus tard, fixé à la chartreuse de Ruremonde, il composa de très nombreux ouvrages : l’édition latine moderne couvre 44 volumes [42]. Le livre II du De vita et fine solitarii est un « véritable petit traité de contemplation » dont Fénelon citera plusieurs passages. La théologie mystique de ce deuxième Denys associe les deux notions du pur amour et du nuage d’inconnaissance  :

C’est par l’ignorance actuelle de toutes choses et par un amour très ardent, qu’on atteint à la vision mystique [43].

C’est en contemplant et en aimant Dieu que nous nous rendons semblables à Lui. C’est pourquoi les contemplatifs sont appelés divins.

Le principal travail du solitaire, est de se maintenir dans une union aussi actuelle et aussi continue que possible avec Dieu ... de telle sorte que le souvenir de Dieu lui soit tellement fortement et amoureusement imprimé dans le cœur, qu’en aucune occupation, aucun lieu, aucun temps, il ne L’oublie, mais que toujours, qu’il mange, qu’il boive ou fasse autre chose, son esprit soit dirigé vers Dieu. [44].

 


Moniales et béguines.

Un nouveau mode de vie.

Tant d'abbayes de moniales cisterciennes ont été fondées au XIIIe siècle dans les Flandres que l'on a comparé cet exode de femmes fuyant le monde au mouvement qui a attiré les hommes dans les croisades. On construit dix abbayes dans la première génération suivant 1201, date de la fondation de l’abbaye de la Cambre. Tandis que beaucoup de cisterciens subissent l'attirance de l'érudition universitaire et perdent souvent leur vocation contemplative, les moniales restent fidèles à la spiritualité de Citeaux. Aussi les cinquante abbayes de cisterciennes fondées durant la première moitié du siècle en Flandres ne peuvent accueillir l'afflux toujours croissant de nouvelles vocations, ce qui encourage une forme mitigée de vie cloîtrée.

De nombreuses femmes s'installent à l'intérieur ou à proximité d'un hôpital ou d'une léproserie pour y travailler et prier dans la solitude, telle la première Hadewijch dont on suppose qu’elle acheva ses jours au service d’un hôpital. Naissent ainsi les « béguines », du terme néerlandais begijn dérivé du français beige, couleur de la laine naturelle de leurs vêtements non teints. La solution est originale et s’harmonise au développement d’une bourgeoisie urbaine : ces femmes contribuent par le tissage ou la broderie à la richesse des cités. Les béguines resteront cependant étroitement liées aux moniales cisterciennes : ainsi la béguine Ide de Nivelle était amie de la moniale Béatrice de Nazareth (1200-1268) [45].

Le biographe moderne de Ruusbroec résume ainsi la situation : « Les premières béguines ont été des femmes indépendantes, habitant seules, qui eurent l'audace de se jeter dans l'aventure d'une consécration personnelle et exclusive à l'amour divin et qui choisirent pour cela la vocation du célibat chrétien, sans émettre des voeux ni habiter des béguinages clôturés, ni entretenir des liens spéciaux avec la hiérarchie. Elles ont vécu comme des femmes pieuses, « religieuses » dans le contexte normal de la vie en société. Les évêques et les curés ont alors mis en oeuvre tous les moyens en leur pouvoir pour réunir ces indépendantes à l'intérieur d'enceintes bien murées et pour les soumettre à leur autorité et à leur juridiction. Et à l'aide de décrets, comme ceux du concile de Vienne (1312), ils y ont parfaitement réussi » [46]. Le mouvement des béguines dura cependant jusqu'au XVIIe siècle, non sans avoir une histoire marquée par les résistances de la « Dame », élue qui représentait leurs intérêts, à plusieurs pressions : celle de l’Eglise, qui tente de régulariser ce corps « informe » en le convertissant en ordre religieux soumis à des règles et contrôlé par des confesseurs ; celle de la bourgeoisie dont les béguines sont issues et qui souhaite une symbiose et une soumission étroite ; celle d’artisans auxquels elles font concurrence en filant et en brodant : à Louvain on peut toujours visiter leur paisible quartier enclos, délimité par deux rivières, car l’eau est nécessaire au travail du lin.

Certaines de ces femmes se laissaient emmurer à proximité d'une église ou d'un couvent pour y mener la vie érémitique. Un tel ermitage avait le plus souvent trois fenêtres : la première donnait sur le choeur d'un sanctuaire et rendait ainsi possible l’assistance aux offices, la seconde permettait d'avoir sur le monde extérieur des contacts assez fréquents, dont des entretiens spirituels, la troisième avait vue sur un petit jardin. En Italie, sainte Claire avait une cellule semblable près de San Damiano. La vie de ces recluses sera précisée au début de la section consacrée à l’Angleterre.

Une abondante littérature spirituelle et mystique se prolonge jusqu’au XVIIsiècle, dont on a seulement exploré les textes primitifs. Se détachent les figures d’Ivette de Huy (1157-1228) qui se retira dans une pauvre léproserie avant de se faire emmurer dans une cellule attenante à sa chapelle, de Marie d’Oignies, des deux Hadewijch, de Marguerite Porete…[47].

Deux Hadewijch.

La première Hadewijch (la critique a établi l’existence de deux béguines du même nom), active vers 1250, femme de grande culture, a lu Guillaume de Saint-Thierry et Richard de Saint-Victor. Elle connait les troubadours et la littérature courtoise.

L'amour (minne), thème central de ses poèmes, est une source vivante :  « C'est là que nous recevons la douce Vie vivante que la Vie donne à la vivante vie. On l'appelle Source vive, parce qu'elle nourrit et garde en l'homme l'âme vivante ». L’intuition qui chez Guillaume prenait le relais de la raison, et dont nous avons rapporté un exemple, celui d’une solution apportée au problème de la prédestination, laisse place à la célébration sans réserve du « noble amour », dont dérive l’amour courtois.

L’emploi du moyen-néerlandais succède ici à la prose latine utilisée jusque là par Bernard et Guillaume de Saint-Thierry, Richard de Saint-Victor, comme tous les clercs qui s’adressaient à leurs semblables. Exemple du rôle linguistique éminent de mystiques qui, confrontés à la difficulté d’exprimer leur vécu auprès de tous, et donc souvent dans des dialectes dédaignées des savants, les font accéder à l’expression littéraire, les deux Hadewijch, suivies bientôt par Ruusbroec, établissent le moyen-néerlandais ; le rhénan Eckhart contribue à la même époque à forger la langue allemande ; Jean de la Croix contribuera plus tard à l’espagnol. 

Les poèmes du noble amour des deux Hadewijch bénéficient d’une traduction française magnifique, œuvre déjà signalée du chartreux Dom Porion. Aussi nous en donnons des extraits conséquents qui expriment l’amour donné à celui qui se donne :

Ce que vraiment nous devons faire,

nous le savons dans un éclair

lorsque Vérité nous révèle

combien nous manquons à l'amour :

la douleur comme une tempête

assaille alors un noble cœur. ...

Qui donne tout à l'amour

en éprouve grande merveille;

l'âme adhère dans l'unité

au clair Objet qu'elle contemple,

puisant par l'artère secrète

à cette fontaine où l'Amour

ennivre les coeurs étonnés

de Sa divine violence [48].

 

Ce que l'Amour a de plus doux, ce sont Ses violences;

Son abîme insondable est sa forme la plus belle;

se perdre en Lui, c'est atteindre le but;

être affamé de Lui c'est se nourrir et se délecter;

l'inquiétude d'amour est un état sûr ; [...]

s'Il nous prend tout, quel bénéfice ! [...]

ne rien avoir, c'est Sa richesse inépuisable. [...]

Voilà le témoignage que moi-même et bien d'autres

nous pouvons porter à toute heure,

à qui l'amour a souvent montré

des merveilles, dont nous reçûmes dérision,

ayant cru tenir ce qu'Il gardait pour Lui.

Depuis qu'Il m'a joué ces tours

et que j'ai appris à connaître ses façons,

je me comporte tout autrement avec Lui :

Ses menaces, Ses promesses,

tout cela ne me trompe plus:

je le veux tel qu'Il est, peu importe

qu'Il soit doux ou cruel, ce m'est tout un [49].

La seconde Hadewijch a vécue probablement près de Bruges. Active vers 1280, elle décrit la nudité d'esprit. L'âme doit se vider et s'abîmer dans un non-savoir sans fond : « Si je désire quelque chose, je l'ignore, -  car dans une ignorance sans fond - je me suis perdue moi-même ». Ruusbroec reprend cette citation et s’en inspire lorsqu'il décrit la vision sans intermédiaire, consistant à être absorbé dans un simple regard.  Ruusbroec et le “bon cuisinier” Jan van Leeuwen, ont tenu cette Hadewijch en très grande estime : « Les livres de Ruusbroec ne comportent pour ainsi dire aucune citation d'auteurs ; seules l'Écriture et Hadewijch sont citées fort souvent et littéralement » [50].

Ah mon Dieu quelle aventure

de ne plus entendre, de ne plus voir

ce que nous suivons, ce que nous fuyons,

ce que nous aimons, ce que nous craignons.

Nous avons cru jadis posséder quelque chose,

mais c'est du tout au rien que nous chasse l'amour [51].

 

L'unité de la vérité nue,

abolissant toutes les raisons,

me tient en cette vacuité

et m'adapte à la nature simple

de l'Eternité de l'éternelle Essence.

Ici de toutes raisons je suis dépouillée;

Ceux qui n'ont jamais compris l'Ecriture,

ne sauraient en raisonnant expliquer

ce que j'ai trouvé en moi-même - sans milieu, sans voile - au-dessus des paroles [52].

Elle influence aussi une troisième béguine, au sort plus malheureux encore que celui de la première Hadewijch qui disparut en prenant peut-être refuge au service d’une léproserie ou d’un hôpital [53]. Il s’agit de la figure de Marguerite Porete, qui fut considérée longtemps comme une hérétique, à cause de sa fin dramatique.

Marguerite Porete.

Marguerite Porete (~1250-1310) naît peut-être à Valenciennes. Son Miroir des simples âmes anéanties apparaît en ~1290 avec trois approbations qui figurent en tête de versions latines et anglaises. L’évêque de Cambrai condamne l’ouvrage en 1300, le faisant brûler publiquement à Valenciennes. En 1306-1307, Marguerite Porete adresse des exemplaires à différents notables, notamment à l'évêque de Châlons-sur-Marne. De nouvelles dénonciations provoquent un nouveau procès diocésain. L'évêque de Cambrai est Philippe de Marigny, l’âme damnée de Philippe le Bel ; elle est conduite devant l'Inquisition de Haute-Lorraine, et de là devant l’Inquisition de Paris, aux mains de Guillaume de Paris, parfaitement compromis lui aussi par Philippe le Bel dans la lutte contre les Templiers. C'est face à ces bourreaux qu'il faut évaluer l'attitude de la prisonnière : refus de prêter un serment de loyauté préalable à l'instruction du procès,  puis refus de recevoir l'absolution pour des fautes qu'elle soutenait ne point avoir commises. Excommuniée, elle est déclarée relapse le 30 mai 1310 et consignée le lendemain au bras séculier pour être publiquement brûlée avec son ouvrage : l'exécution intervient le premier juin 1310 sur la place de Grève ; son compte rendu évoque la dignité de la victime tandis que le grand succès du Miroir explique la mise en scène impressionnante de son procès auxquels toutes les autorités de la Sorbonne participèrent [54].

Le texte du Miroir se présente comme un dialogue entre Raison, Amour, l’âme… Il vaut la peine de surmonter une forme littéraire étrangère aux habitudes du lecteur moderne [55]. Nous donnons un extrait du cinquième chapitre qui propose un plan en neuf points. Nous éclairons ce beau programme, d’expression très dense, par quelques extraits du développement qui lui fait suite : ils sont placés entre crochets à la suite de chaque point soulignés par l’emploi d’italiques [56] :

Amour : Mais il y a une autre vie, que nous appelons « paix de charité en vie anéantie » [ ...] demandant que l'on puisse trouver

I  une âme,

[Elle ne veut plus rien qui vienne par un intermédiaire, ... elle ne cherche pas la science divine parmi les maîtres de ce siècle mais en mépris véritable du monde et d'elle-même.]

II qui se sauve par la foi et sans œuvres,

[C'est-à-dire que cette âme anéantie a en elle-même si grande connaissance par la vertu de foi, et qu'elle est en elle-même si occupée à entretenir ce que Foi lui administre ... que rien de créé ne peut demeurer en sa mémoire sans passer brièvement du fait de cette autre occupation qui a investi son entendement. Cette âme ne peut plus faire d'œuvres ; aussi est-elle certainement assez excusée et justifiée, en croyant sans œuvrer que Dieu est bon sans mesure].

III qui soit seulement en Amour,

[Une telle âme ne mendie ni ne demande rien aux créatures.]

IV qui ne fasse rien à cause de Dieu,

[C'est-à-dire que Dieu n'a que faire de son oeuvre, et que cette âme n'a que faire de rien, sinon de ce dont Dieu a à faire. Elle ne se soucie pas d'elle-même; que Dieu s'en soucie, lui qui l'aime plus qu'elle ne s'aime elle-même !]  

qui ne délaisse rien à cause de Dieu,

VI à qui l'on ne puisse rien apprendre,

VII à qui l'on ne puisse rien enlever,

VIII ni donner,

IX et qui n'ait point de volonté,

[Tout ce que cette âme veut en y consentant, c'est ce que Dieu veut qu'elle veuille, et elle le veut pour accomplir la volonté de Dieu et non la sienne]. 

Marguerite, flamande, utilise une belle image marine pour indiquer comment l’esprit limité ne peut décrire l’infini divin :

Je sais en vérité que, pas plus que l'on pourrait compter les vagues de la mer par grand vent, personne ne peut décrire ou dire ce que saisit l'esprit, si peu et si petitement qu'il saisisse quelque chose de Dieu [57].

 La « bonté de Dieu », c’est-à-dire l’Amour, peut opérer simultanément - car il ne saurait être un simple moyen - l'anéantissement de la volonté humaine et l'envahissement libérateur par la vie divine :

Je me repose en paix complètement, seule, réduite à rien, toute à la courtoisie de la seule bonté de Dieu, sans qu'un seul vouloir me fasse bouger, quelle qu'en soit la richesse. L'accomplissement de mon œuvre, c'est de toujours ne rien vouloir. Car pour autant que je ne veux rien, je suis seule en Lui, sans moi, et toute libérée ; alors qu'en voulant quelque chose, je suis avec moi, et je perds ainsi ma liberté [58].

La « perte en Dieu » s’ensuit :

Le sixième état, c'est que l'âme ne se voie point elle-même, quelque abîme d'humilité qu'elle ait en elle, ni ne voie Dieu, quelque bonté très haute qui soit la sienne. Mais Dieu se voit alors en elle, par sa majesté divine qui illumine cette âme de Lui-même, si bien qu'elle ne voit rien qui puisse être hors de Dieu même…[59].

L’influence cachée de Marguerite Porete s’étendrait jusqu’à Catherine de Gênes, malgré la destruction de nombreux manuscrits [60].


L’essor dans la vallée du Rhin.

Les influences exercées sur le milieu rhénan par la cistercienne Béatrice de Nazareth (-1268) et par la première béguine Hadewijch (~1250) sont décisives [61]. Cette dernière combinait la mystique de l’amour, typique des cisterciens, à des thèmes qui annoncent Eckhart : nous ne sommes pas encore devenus ce que nous sommes, l’amour pourtant peut rendre éternel et sans cause [62]. Elle entretenait des relations très élargies avec une recluse de Saxe ainsi qu’avec de pieuses femmes de Cologne. Les deux Hadewijch, aussi influentes sur les rhénans que sur les flamands, ont cependant toujours vécu dans le pays flamand et écrit dans le dialecte brabançon du moyen-néerlandais.

Maître Eckhart (~1260-1328).

Eckhart (~1260-1328) est né près de Gotha en Thuringe et se forme dans le sillage d’Albert le Grand, au studium generale de Cologne. Il fait des séjours à Paris, où il est présent lorsque Marguerite Porete est brûlée vive. Chargé de fonctions délicates au sein de l’ordre dominicain, en Saxe et en Bohème, il développe à partir de 1313 une activité intense à Strasbourg auprès de nombreux monastères de dominicaines, et enfin à Cologne après ~1324, où il est probablement responsable du studium. Le célèbre procès qui lui est intenté naît de rivalités entre séculiers et réguliers ; il meurt à Avignon en 1329, avant la condamnation par l’irascible Jean XXII de vingt-huit articles tirés de son enseignement.

Laissant de côté une œuvre latine importante liée à son enseignement, de nature assez technique, nous sommes aujourd’hui sensibles à son liber « Benedictus » (Le livre de la consolation divine ; De l’homme noble), ainsi qu’à ses sermons, dont une soixantaine en latin nous sont parvenus de  sa main, et dont environ cent soixante en allemand ont été préservés par des notes d’auditeurs.

Tauler et Suso sont ses disciples dominicains ; Grote, disciple de Ruusbroec, lui rendit probablement souvent visite ; une rencontre avec Tauler est attestée [63]. Puis le nom même d’Eckhart sera oublié, mais son influence demeure par l’intermédiaire de quelques sermons inclus dans les Institutions pseudo-taulériennes de 1548, si influentes sur les spirituels du XVIIe siècle français. Sa redécouverte par von Baader a lieu au XIXe siècle, suivi d’un véritable culte célébré par les philosophes en Allemagne ; sa renommée atteindra la France où il apparaît dans les milieux universitaires comme le mystique du nord de l’Europe.

En effet, Eckhart accorde une place importante à la pensée comme le mode pouvant rendre compte abstraitement d’une remise totale à un Dieu qui se donne Lui-même : « Celui qui pense l’unité infinie ne peut être pensé Lui-même en dehors d’elle » [64]. La conception intellectuelle maîtresse d’Eckhart est approchée par Gilson ainsi : « Puisque l’âme tient par son fond le plus intime à la Déité, elle ne peut assurément jamais être hors de Dieu, mais elle peut, ou bien s’attacher à elle-même et s’éloigner de Lui, ou bien au contraire s’attacher à ce qu’il y a en elle de plus profond et se réunir à Lui. » Une continuité est ainsi posée qui atténue des effets psychologiquement nocifs d’un dualisme où la Déité est anthropomorphe : « Pour y parvenir l’homme doit s’efforcer de retrouver Dieu par delà les créatures, et la première condition pour y réussir est de comprendre qu’en elles-mêmes, c’est-à-dire indépendamment de ce qu’elles ont d’être divin, les créatures ne sont qu’un pur néant. C’est pourquoi l’amour des créatures et la poursuite du plaisir ne laissent dans l’âme que tristesse et amertume. La seule créature qui puisse nous ramener directement vers Dieu est l’âme elle-même, qui est la plus noble de toutes » [65].

Selon une description précisant théologiquement cette conception ainsi qu’« une sorte d’itinéraire spirituel de l’âme selon le type plotinien » : « Il s’agit de tendre à retrouver cette image éternelle et lumineuse de nous-mêmes dans le Fils de Dieu, au-delà de toute image sensible, de tout signe et de tout concept. Dieu est donc pour l’âme, le principe, le chemin et le terme ». Car l’âme est néant. Cependant il ne faut pas « imaginer faussement que Dieu aurait projeté ou créé les créatures hors de Lui dans quelque chose d’infini ou de  vide » car la création se continue à tout instant ; aussi « la créature reçoit-elle sans cesse son être du jaillissement éternel de l’Etre incréé ... Le retour en Dieu se réalise dans une participation à la vie intime de Dieu, grâce à une union de l’âme avec Dieu. Cette divinisation suppose du côté de Dieu une action qui se caractérise comme une filiation » [66].

Le quatorzième siècle voit ainsi s’opérer une scission entre le nominalisme universitaire « où la raison commence à connaître les lois naturelles des choses, mais où la foi renvoie à la puissance absolue d’un Dieu » et le mysticisme des couvents « qui va directement à Dieu sans passer par la nature, et ne retrouve ensuite la nature que toute pénétrée de Dieu et en quelque sorte résorbée en Lui ». Les mystiques sont bien éloignés de pratiquer une théologie mystique répondant au souhait du chancelier de l’université Gerson : « intelligence claire et savoureuse des choses qui sont crues d’après l’Evangile ».[67].

Le mode intellectuel est à priori aussi acceptable qu’une description d’un état, d’une révélation, de toute expérience particulière. Mais comme la dépendance vis-à-vis de la grâce disparaît dans l’exercice intellectuel pur, propres aux philosophes admirateurs de la puissance de pensée du témoin Eckhart, le risque d’effacer le témoignage, en ne s’attachant qu’au moyen « dialectique » utilisé pour en rendre compte, est grand.  Le culte d’Eckhart, est donc ambigu dès que l’on veut en déduire « une manière de », alors que c’est « sans manière et sans pourquoi » que s’accomplit l’accès à un être éternel [68].

Eckhart a-t-il vécu mystiquement au niveau de son génie intuitif ? L’historien bénédictin dom Vandenbroucke pense qu’il a rendu compte spéculativement d’expériences dont il fut témoin, en particulier chez des dominicaines et des béguines, et l’oppose à l’anglais Rolle, un mystique « autobiographique » [69]. On rapprochera la fascination exercée par Eckhart de celle qu’exercera Silesius, et qui sera l’objet d’un même doute, venant cette fois de l’érudit laïc Orcibal. Mais s’agit-il de prudences catholiques ou de doutes justifiés ?  Cependant Grote, disciple de Ruusbroec, mettait en garde contre sa pensée comme le fit aussi violamment un autre de ses disciples, le « bon cuisinier » de Groenendael.

En effet, peu d’auditeurs sont conscients de son point de vue a-temporel (et a-spatial) qui explique certains « dits » extrêmes : « Son message est l’éternité. Jean Tauler l’avait bien remarqué : faisant allusion tout ensemble aux discours d’Eckhart et à leur interprétation erronée par ses auditeurs [déjà !], il énonçait catégoriquement les affirmations suivantes : L’union de l’homme avec Dieu est un processus qui doit être compris « comme un agir hors du temps dans l’éternité, hors du créé dans l’incréé, hors de la multiplicité dans l’unité ». Et encore : « Cela rend Dieu plus proche que la prière (extérieure) : là ne peuvent absolument pas accéder ceux qui ont grandi selon leur raison naturelle, ceux qui se sont élevés dans leur propre mortalité et ont vécu selon leurs sens. C’est cela qu’enseignait et disait pour vous un maître bien-aimé, mais vous ne l’avez pas compris. Il parlait du point de vue de l’éternité, mais vous l’avez entendu selon la temporalité » [70].

Pour Eckart, l’éternité est une dimension qui fait irruption dans l’instant lui-même, « être-un » avec Dieu, ressenti dans un mouvement de conversion décisif, irruption dans le fond : ce que l’homme est, il l’est par un don, il ne peut rien par lui-même : « Comment en tant que néant de créature, pourrait-il posséder une capacité autonome d’expérience, en laquelle Dieu serait saisi comme un objet ? Eckhart exige au contraire de l’homme un renoncement sans limite à toute possession ... l’exclusion de tout avoir au plan spirituel ...  aux antipodes d’une réalisation de l’homme par lui-même » [71].

Des extraits courts ne peuvent rendre compte de la puissance de ses sermons, tel celui-ci sur la recréation perpétuelle dans la circulation divine :

Dieu accomplit dans l'âme sa naissance, engendre en elle sa parole ; et l'âme la reçoit seulement, puis l'offre aux puissances de diverses façons : tantôt comme désir, tantôt comme bon propos, tantôt comme œuvre de  charité, tantôt comme sentiment de gratitude, ou quelque autre forme qu'il revête pour venir à toi [72].

Il fait disparaître chez son auditeur toute possibilité d’un « entre-deux », en commençant par l’espace :

« Certaines gens simples s'imaginent qu'ils devraient voir Dieu comme s'il se tenait là et eux aussi. Cela n'existe pas ! Dieu et moi nous sommes un dans la connaissance. Et de même, si je tire Dieu en moi dans l'amour, ainsi j'entre en Dieu ! » [73].

Finalement Dieu seul « est » :

« Dieu n'aime rien en nous que sa bonté qu'Il nous manifeste. Comme le dit un saint : Dieu ne couronne rien que son propre ouvrage qu'il opère en nous ! Mais personne n'a besoin de s'effrayer si je dis que Dieu n'aime rien que soi-même : c'est là ce qu'il y a de meilleur en nous, il a en vue par là notre plus grande béatitude! Il veut par là nous attirer en lui afin que nous nous purifiions et qu'il puisse nous transformer en lui : en sorte qu'il puisse nous aimer en lui et s'aimer en nous. Il a lui-même un tel besoin de notre amour, qu'il nous attire en lui avec tout ce qui est propre en quelque manière à nous y faire entrer, que ce soient des choses agréables ou pénibles. » [74].

Suso (~1295-1366).

Il rentre à treize ans au couvent des dominicains à Constance. Sujet d’élite envoyé au Studium generale de Cologne, il rencontre Eckhart qui tire le jeune religieux d’un scrupule touchant sa vocation. Connaître puis aimer lui demandent de longues années de retraites et de pénitence avant de devenir le guide éclairé de moniales ferventes et cultivées : « Les enseignements de Suso se réfèrent à une expérience, ils s’autorisent du témoignage d’une vie qui lui valut la réputation d’un Saint-François de Souabe. ... le primat revient à une charité effusive et toujours présente. ... Il y a chez lui des contradictions, et elles surprennent assez pour inciter certains critiques à contester l’authenticité des parties de son œuvre où elles paraissent davantage » [75]. Il n’échappe pas à l’affrontement  du siècle entre les empereurs allemands et la papauté : peut-être est-il le « prieur de Constance » déposé par le chapitre de Lyon en 1348, alors que son innocence n’avait pas encore été reconnue. Ses dernières années semblent baignées d’une lumière sereine [76]. L’épisode du « guenillon » est resté célèbre :

 …il était assis, triste, dans sa cellule ... une voix dit en lui : « ouvre la fenêtre de la cellule, regarde et apprends. » Il ouvrit et regarda : il vit un chien, courant au milieu du cloître, et portant dans sa gueule un tapis râpé, et faisant avec ce tapis des gestes étonnants : il le jetait en l’air, le traînait par terre et y faisait des trous. ... il lui fut dit au-dedans : « Tout ainsi seras-tu dans la bouche de tes frères ... Il descendit prendre le tapis qu’il conserva de nombreuses années ... lorsqu’il allait éclater d’impatience il le prenait pour s’y reconnaître…» [77].

Cet épisode du guenillon jouant avec « un morceau de drap » sera ainsi plusieurs fois repris par madame Guyon, par exemple dans une lettre écrite après 1710, qu’elle adresse à « l’intellectuel » baron de Metternich, avec l’explication : « …Dieu lui fit comprendre que c’était ainsi qu’il [Suso] devait être en Sa main. »

Tauler (~1300-61).

Né autour de l’an 1300 d’une famille aisée de Strasbourg, il entre vers quinze ans au couvent des Dominicains. Il étudie dans les couvents d’Allemagne du sud, achevant sa formation dans sa ville natale. Cette période est troublée, ce qui perturbe la vie communautaire : tandis que certains frères connaissent l’abondance, d’autres souffrent de la faim. Des troubles politiques liés à l’excommunication de l’empereur poussent la majorité des frères à trouver refuge à Bâle, ville où la présence de Tauler est attestée en 1339. Les dominicains ne retrouvent leur couvent de Strasbourg qu’en 1343. Tauler est actif dans le cercle des « Amis de  Dieu ». Il se se rend à Cologne en 1346 ; il ressent, lors de la peste noire de 1347, « les coups de la main de Dieu  qui anéantit tant de milliers d’hommes par une mort soudaine. » Il est devenu le père spirituel de Rulman Merswin, banquier converti qui vivait à Strasbourg dans l’Ile Verte.

L’énigmatique figure de « L’ami de Dieu de l’Oberland » serait une fiction littéraire créée par ce dernier ou par son secrétaire. A cet « ami » était attribué un ensemble de seize traités, dont un fameux récit, probablement imaginaire, de la conversion de Tauler et vingt-deux lettres.[78].

Tauler exerce son apostolat « dans les sept couvents de Dominicaines et les quelques soixante communautés de béguines (chacune comprenant une à deux douzaine de femmes) de Strasbourg ». Un voyage à Paris devrait se placer après 1350 , tandis qu’une visite rendue à Ruusbroec aurait pu avoir lieu au cours de la décade suivante. Il est sûr que ce dernier a fait parvenir aux Amis de Dieu de Rhénanie en 1350 un exemplaire de L’ornement des noces spirituelles. Tauler meurt le 16 juin 1361, date gravée sur la pierre de son tombeau conservée dans le cloître de l’église protestante du Temple-Neuf, l’ancienne église des Dominicains. Son œuvre a exercée une grande influence, sur Silesius et même sur Luther aussi bien que dans le monde catholique, alors que les autres rhéno-flamands (dont Eckhart, condamné), tombaient dans un relatif oubli.

Le corpus tenu pour authentique comprend au moins quatre-vingt sermons. Leurs analyses « supposent une structure familiale de la communauté : la prieure est la mère, l’aumônier est le père spirituel, les membres de la communauté sont sœurs, filles, enfants ». Le public était composé essentiellement de religieuses ou de béguines. Tauler se désigne comme « maître de vie ». Ses emprunts à Eckhart et d’autres sont transformés de façon très personnelle.

Les trois étapes de la jubilation, de la nuit, du dépassement, débouchent dans une expérience d’unité avec Dieu dans le gemuet ou mens ou esprit, en rapport avec le grunt ou noble fond [79].

Dieu ne désire dans le monde entier qu'une seule chose, la seule dont il ait besoin, mais il la désire d'une façon si extraordinairement forte qu'il lui donne tous ses soins. Voici cette seule chose : c'est de trouver vide et préparé le noble fond qu'il a mis dans le noble esprit de l'homme, afin de pouvoir y accomplir son œuvre noble et divine [80]

Aussi l’homme prisonnier doit tendre à son terme divin et pour cela le percevoir. Tauler utilise une analogie visuelle : il utilise l’image de la fente ou d’un treillis, premier plan qu’il faut oublier, pour accommoder au but lointain :

« L'homme devrait tendre à Dieu avec tant d'application, qu'il n'ait plus d'attention pour toutes ces choses, qui se greffent de droite ou de gauche sur l'une ou l'autre grâces reçues. C'est tout comme quelqu'un qui, de toutes ses forces, regarderait très attentivement un objet à travers une fente étroite ou un treillis serré ; tant qu'il considère avidement, de toutes ses forces, l'objet ainsi regardé, l'intermédiaire ne l'empêche pas de voir; mais dès qu'il dirige son attention sur cet intermédiaire et qu'il se met à l'examiner, alors cet objet interposé, si petit et si mince soit-il, lui cache l'objet qu'il voulait regarder [81]

L’analogie est profonde, elle existe aussi dans d’autres traditions en lui ôtant tout caractère dualisant (le ciel remplace l’objet visé par l’archer au travers d’une fente) :

…comparons le Bhairava à un ciel vaste, lumineux et sans limite, qui ne serait perceptible qu’à travers un fin réseau de découpures bariolées, variées à l’infini et de surcroît constamment agitées n’ayant jamais vu le ciel autrement qu’à travers cet écran, on le confondrait avec la multitude de découpures tangibles et mouvantes, alors qu’en fait le ciel – à l’image de la pure conscience – reste intact en son essence inaltérable  indivise [82]

Voir ne suffit pas, il faut sortir de nous-mêmes dans la nudité, c’est-à-dire sans désir ni représentation :

Si nous voulons maintenant sortir de nous, bien plus nous élever en dehors et au-dessus de nous-mêmes, alors nous devons renoncer à tout vouloir, désir et agir propres. Il ne doit rester en nous qu'une simple et pure recherche de Dieu sans plus aucun désir d'avoir rien qui nous soit propre, et en quelque manière que ce soit, sans aucun désir d'être, de devenir ou d'obtenir quelque chose qui nous soit propre, mais avec la seule volonté d'être à lui, de lui faire place de la façon la plus élevée, la plus intime avec lui pour qu'il puisse accomplir son oeuvre et naître en nous, sans que nous y mettions obstacle. En effet, pour que deux êtres puissent n'en faire qu'un, il faut que l'un se comporte comme patient et l'autre comme agent : pour que l'œil puisse percevoir les images qui sont sur ce mur, ou tout autre objet, il doit n'avoir en lui aucune autre image. N'eût-il même qu'une image d'une couleur quelconque, jamais il ne pourrait en percevoir d'autre, de même l'oreille qui est pleine d'un bruit ne peut en percevoir un autre. Ainsi donc tout ce qui doit recevoir, doit être pur, net et vide [83].

L’élan donné par Dieu assure la plongée dans un calme silence, l’unification et l’engloutissement de l’esprit :

Quand la nature a fait ainsi ce qu'elle doit faire et ne peut pas aller plus loin, étant arrivé au plus haut degré, le divin abîme vient et fait jaillir ses étincelles dans l'esprit. Par la vertu de ce secours surnaturel, l'esprit transfiguré et purifié est tiré hors de lui-même et jeté dans une recherche et un désir de Dieu, dont l'élan extraordinaire, purifié ne saurait s'exprimer. ... cela dépasse toute mesure, puisque cela provient de l'immensité divine. Dans cet état, l'esprit, purifié et transfiguré, se plonge dans les divines ténèbres, dans un calme silence et dans une inconcevable et inexprimable unification. En cet engloutissement se perd toute convenance et toute disconvenance ; en cet abîme, l'esprit perd conscience de lui-même, et ne sait plus rien ni de Dieu, ni de lui-même, ni de la disconvenance, plus rien de rien, car il s'est abîmé dans l'unité de Dieu et a perdu le sentiment de toute distinction [84].

La contemplation n’est cependant pas le terme de la vie mystique mais constitue un viatique préparant l’homme à une longue purification ; le pèlerin passe par des chemins déserts, avant d’être divinisé et perdu dans l’être simple :

Voici maintenant le second degré. Quand Dieu a entraîné l'homme bien loin de toutes choses, qu'il n'est plus un enfant, quand il l'a fortifié par le rafraîchissement de la douceur, il donne alors en vérité du pain de seigle bien dur à celui qui est maintenant devenu homme et parvenu à l'âge de la maturité. ... Quand Notre Seigneur a ainsi bien préparé l'homme, par cette insupportable oppression (car cela le prépare mieux que toutes les pratiques que pourraient accomplir tous les hommes), alors le Seigneur vient et porte cette âme au troisième degré.... Dieu fait alors passer l'homme d'un mode encore humain de vie à un mode tout divin, de la détresse la plus complète à une sécurité divine. A ce degré, l'homme est tellement divinisé que tout ce qu'il est et opère, c'est Dieu qui l'est et l'opère en lui. Il est si élevé au-dessus du mode d'être naturel, qu'il devient réellement par grâce ce qu'est Dieu essentiellement par nature. Ici, l'homme a l'impression et le sentiment qu'il est comme perdu; il ne sait, il n'éprouve, il ne sent plus rien de lui-même. Il n'a plus conscience que d'un être tout simple [85]

Ce qui importe : s’enfoncer dans le renoncement !

Mes enfants, en deux mots : tout ce en quoi l'homme recherche son repos et qui n'est pas uniquement Dieu, sans mélange, tout cela est vermoulu. ... Ce qui importe est de s'enfoncer, purement et simplement dans ce bien pur, simple, inconnaissable, ineffable et mystérieux qu'est Dieu, en se renonçant à soi-même et à tout ce qui peut se dévoiler en lui [86]

La transformation passe par la nudité : néant dans le néant, l’homme est dans la meilleure situation possible !

L'homme à ce moment s'abîme si profondément dans son insondable néant, il devient tellement petit, si réduit à rien, qu'il en perd tout ce qu'il a jamais reçu de Dieu; il renvoie purement tout ce bien à Dieu qui en est l'auteur; il le rejette comme s'il ne l'avait nullement acquis, et il se trouve ainsi anéanti et nu autant que ce qui n'est rien et n'a jamais rien acquis. C'est ainsi que le néant créé s'enfonce dans le néant incréé ... Là l'esprit s'est perdu dans l'esprit de Dieu, il s'est noyé dans la mer sans fond. Et cependant, mes enfants, ces hommes sont en meilleure situation qu'on ne peut le comprendre et le concevoir. Cet homme devient alors un homme si profondément humain, si dégagé d'individualisme, si vertueux, si bon, d'une conduite si pleine de charité, familier et affable avec tout le monde, [et] cependant, l'on ne peut voir ou découvrir en lui aucun défaut [87]

Le chemin est : « Je ne suis pas » :

Bien chères enfants, celui qui parviendrait seulement à atteindre le fond de l'aveu de son propre néant, celui-là serait parvenu au chemin le plus aimable, le plus direct et le plus court, le plus rapide, le plus sûr menant à la vérité la plus haute et la plus profonde qu'on puisse atteindre en ce siècle. Pour cela, personne n'est trop vieux, ni trop faible, ni trop inexpérimenté, ni trop jeune, ni trop pauvre ni trop riche. Ce chemin c'est : « Je ne suis pas » Ah! Quelle valeur ineffable est enfermée dans cette parole : « Je ne suis pas. » Hélas! tournez la chose comme vous le voulez, il y en a bien peu qui veulent cette voie, car toujours nous voulons être quelque chose, oui, Dieu nous le pardonne : nous sommes et nous voulons et voudrions toujours « être » [88].

Au terme du chemin mystique personnel, la prière au service de la communauté des hommes devient alors possible car efficace :

…ils s'occupent de leurs amis, des pécheurs, des âmes du purgatoire, ils pourvoient en toute charité aux besoins de chaque homme en toute la sainte chrétienté, non pas en priant individuellement pour dame Mathilde ou Cunégonde, mais d'une manière toute simplifiée et essentielle. De même que d'un seul regard, je vous contemple tous ici, assis devant moi, ainsi embrassent-ils tout d'un seul regard, comme le font les contemplatifs. Puis ils reportent leurs regards dans l'abîme de l'amour, dans la fournaise d'amour, et s'y reposent. Alors cette ardente flamme d'amour retombe comme une rosée, sur tous ceux qui, dans la sainte chrétienté, sont dans le besoin, pour, de là, retourner bientôt dans l'abîme divin, à l'aimable repos des silencieuses ténèbres. C'est ainsi qu'ils entrent et sortent et demeurent cependant toujours dans l'aimable et silencieux abîme où est leur être, leur vie, où est aussi tout leur agir et tout leur mouvement. Où qu'on les rencontre, on ne trouve jamais en eux qu'une vie divine [89]

Tout un chemin a été ainsi tracé, de la contemplation à l’élan, de la purification à la perte de soi, condition du service de tous par la prière devenue efficace.

Institutions pseudo-taulériennes et Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C.

Tauler et son école sont devenus très influents dans les « trois mondes » chrétiens : monde catholique de la contre-réforme (Canisius est jésuite, Surius est chartreux), monde des grandes confessions protestantes (Luther, Silesius avant sa conversion), enfin monde infiniment varié des hétérodoxes et des piétistes (J. Böhme, S. Franck…). A cause du rayonnement unique de cette œuvre composite, nous donnons quelques détails sur l’historique des éditions des œuvres dites « de Tauler ». Une petite moitié provient de sa main, soit quatre-vingt trois sermons, et une grande moitié provient du milieu qui l’environnait, soit soixante-dix sermons, les Institutions, etc. Cette dernière et plus large partie du corpus qui ne sort pas directement de la plume de Tauler est souvent de très grande qualité.

La première édition de quatre-vingt-quatre sermons de Tauler parut en 1498 à Leipzig. En 1521, à Bâle, paraît une édition qui en ajoute quarante, provenant d’auteurs non déclarés, dont Eckhart. En 1543, à Cologne, paraît l’édition de Canisius, qui, outre les sermons de Tauler, ajoute vingt-cinq pièces qui ne sont pas de Tauler : lettres, Göttliche Lehre… (compilation de textes d’Eckhart, de Suso, de Ruusbroec, d’extraits de Tauler), Livre des neuf états de vie de son ami Rulman Merswin, légende d’Eckhart, textes de préparation à la mort… En 1548, toujours à Cologne, Surius édite les célèbres Institutiones, traduction latine de Canisius, avec quelques additions. Toutes les éditions qui suivent, dont les traductions françaises de 1614 puis de 1665 par Chardon, dépendent de Surius. Lui-même n’attribue le titre d’Institutiones qu’aux trente-neuf chapitres de la  Göttliche Lehre…, mais l’habitude a été prise d’utiliser le titre pour l’ensemble comprenant cent-cinquante trois sermons. On dispose aujourd’hui en français de deux traductions modernes, qui se complètent  heureusement [90].

Se limiter aux sermons de Tauler serait se priver de sources  de grande richesse intérieure. On a un seul manuscrit de sermons « peut-être corrigé par Tauler » [91]. Ceci ne doit pas exclure, pour des raisons de style ou de forme, certaines pièces traduisant son influence. A partir d'une notation sèche de sermons, certains auditeurs retravailleront leurs schémas au risque d’y introduire leurs styles et leurs orientations mais sans affecter trop grandement le contenu : faut-il éliminer pour cela leurs textes ?

La situation est comparable à celle du corpus eckhartien  qui nous a fait préférer l’édition traditionnelle de F. Pfeiffer à l’impitoyable sélection de l’édition critique dirigée par J. Quint. Cette situation se reproduira au XVIIe siècle en France dont la majorité des textes qui nous sont parvenus ont fait l’objet de remaniements : traités construits à partir de lettres, réécriture. C’est particulièrement le cas pour les « écrits » d’un Jean de Saint-Samson, aveugle dictant son œuvre, et pour ceux de monsieur de Bernières, « amélioré » par  son principal éditeur (un religieux) et devenus un succès de librairie sous le titre du Chrétien intérieur.

Le neuvième volume des Œuvres complètes de J. T. s’intitule L’Imitation de la vie pauvre de N.S.J.C[92].  Ce chef d’œuvre a souffert probablement de la date peu propice d’édition de sa traduction française et certainement de son caractère d’apocryphe. Il était cependant considéré par l’érudit Ch. Schmidt, au milieu du XIXe siècle, comme le « meilleur des ouvrages de Tauler, son œuvre principale. » [93]. Il apparaît comme très radical, insistant sur la pauvreté absolue, intérieure et matérielle, traduisant peut-être les vues de groupes hétérodoxes, ce qui a pu nuire à son appréciation. Son contenu est plus mystique que celui d’une grande partie de la célèbre Imitation de Thomas a Kempis, ce dernier étant marqué par l’ascèse.

L’Introduction de la seule édition (moderne) de L’Imitation de la vie pauvre défend la thèse de l’attribution à Tauler et explique les circonstances particulières de la parution de cet ouvrage traduit directement de l’allemand (et non plus du latin de Surius) par l’anonyme chanoine traducteur qui commet la note la plus longue que nous connaissions. Note très intéressante par sa profondeur, malgré son tribut à l’idéalisme post-Kantien de l’époque. Elle serait probablement devenue préface si son auteur avait consenti à sortir de son anonymat.[94].

Le texte de L’Imitation de la vie pauvre… est divisé en deux parties : « I, Nature de la vraie pauvreté ou de la perfection » : la pauvreté d’esprit nous rend semblable à Dieu dans son indépendance, sa liberté, son acte pur ; opérations de la nature, de la grâce. « II, Moyens pour arriver à la vraie pauvreté… » : Les obstacles rencontrés, quatre moyens à mettre en œuvre, quatre chemins, conclusion. Nous ne pouvons ici qu’inciter à découvrir cette œuvre méconnue, très dense par son contenu, parfois desservie par son style (ou par celui de la traduction ?) :

« Dieu ne peut pas donner à la volonté qui l'aime, un amour inférieur à celui qu'il reçoit, et celui qu'il reçoit n'est pas autre chose que la mesure comble qu'il donne, en se donnant Lui-même ; et c'est ainsi que la volonté, en cherchant de plus en plus à embrasser Dieu dans une étreinte amoureuse, se trouve devant un bien toujours plus grand à saisir et à embrasser encore… » [95].


Jan van Ruusbroec (1293-1381).

Un siècle de troubles.

Le siècle où vécut Ruusbroec est une période de luttes civiles entre les artisans et les patriciens peuplant les grandes villes. Elles n’ont rien à envier aux célèbres luttes intestines qui affligèrent les cités italiennes. S’y ajoutent, contrepoint aux luttes qui opposèrent au sud la papauté et l’Empire, des guerres entre bourgeois et noblesse locale renforcée par les chevaliers français venus par deux fois à leur secours ; finalement une compétition féroce entre flamands du nord et brabançons de la région de Bruxelles entraînera l’écrasement des communes suivie d’une longue servitude commune aux deux provinces.

A. Wautier d’Aygaliers livre une description très vivante de ces luttes sociales qui marquèrent le siècle de Ruusbroec [96] : « En 1280, il s'agit d'une véritable révolution, qui jette les artisans coalisés contre les patriciens. Elle court, comme une flamme, de ville en ville, soutenue en Flandre par le comte Gui de Dampierre, humilié de se sentir sous l'autorité croissante des gildes. » La lutte dure vingt ans et le patriciat demande l’aide de Philippe le Bel, mais « armés de piques, de masses ferrées, de terribles bâtons hérissés de pointes, les artisans se rallient dans la plaine de Courtrai » et livrent la célèbre bataille de 1302 dite des éperons d’or : « au soir, les cadavres des beaux chevaliers jonchaient la plaine, étoilé de milliers d'éperons d'or. ».

Les luttes se poursuivent alternant succès et défaites des métiers. En 1305, les métiers s'emparent de la maison commune et réorganisent l'échevinage. Mais le duc de Brabant taille en pièces les métiers, quelques semaines après, dans la plaine de Vilvorde. En outre, pour assurer par l'effroi une absolue obéissance, il fait enterrer vif les meneurs du mouvement. Inversement en 1327, règnera « une véritable terreur rouge » sous la direction de Jacques Peit, jusqu’au moment où les révoltés, à bout de souffle, sont écrasés à Cassel par Philippe de Valois. Ce dernier fait décréter en 1336 la cessation du commerce avec l'Angleterre, ce qui entraîne la ruine et la famine pour la Flandre laborieuse : « la laine anglaise, en effet, que les bouchers recueillaient sur les immenses troupeaux des Highlands, passait entièrement en Flandre, où les artisans la transformaient en ces somptueuses étoffes écarlates et rayées qui avaient porté le renom des ateliers flamands aux confins de l'Europe. » La révolte s’ensuit : « c'est un patricien maintenant qui prend en main la cause des appauvris : Jacques van Artevelde. Il n'hésite pas à appeler à son aide Édouard III, et réussit, par cette alliance, à rouvrir les marchés anglais. Il obtient, en outre, de la France, directement menacés par la puissance anglaise, la reconnaissance de la neutralité de la Flandre, et - fait absolument nouveau pour le temps - consacre la communauté d'intérêt de la Flandre et du Brabant par une association économique ».  

Mais suite à un échec militaire contre la France, tisserands et foulons en viennent aux mains en 1345. « Et comme s'il ne suffisait pas de ces malheurs, voici que les deux pays, de même aspiration, de même langue et d'intérêt commun, entreprennent une guerre sauvage au sujet de la seigneurie de Malines. Les communiers flamands envahissent le duché et taillent en pièces les Brabançons dans la journée du funeste mercredi ... Dès lors la destinée des deux pays va suivre une ligne identique. Séparés, alors que l'union eût été la garantie de leur commune victoire, ils vont être réunis dans la servitude. ... Le peuple a lui-même laissé passer son heure. C'est en vain qu'il se ressaisit en Flandre et se révolte une nouvelle fois contre le patricien dominateur, en 1379. Son destin est marqué, en dépit des vaillants efforts de Philippe Artevelde. Appelé une seconde fois contre les révoltés, le roi de France consomme l'écrasement des communes ». Cet écrasement final suivi du terrible massacre de Gand aura lieu en 1382, l’année qui suit la mort de Ruusbroec. Ils sont décrits d’un point de vue tout opposé à celui de Wautier d’Aygaliers, par le royaliste De Barante au début de son Histoire des duc de Bourgogne, attachant chef-d’œuvre romantique [97] : on y évoque cependant bien des horreurs et comment, après les massacres de bourgeois, les chevaliers bretons emportèrent sur leurs chariots les richesses des Flandres…

La vie et les œuvres.

Le biographe de Ruusbroec commence ainsi son Ruusbroec l’Admirable [98] : « Ses œuvres ont toujours trouvé de paisibles lecteurs et admirateurs ; avec application, des copistes les ont maintes fois retranscrites sur parchemin ou sur papier : plus de deux cents manuscrits en font foi. Mais pour la vie de Ruusbroec, nous ne disposons que d’un récit biographique dont de nombreux éléments sont sujets à caution… » Il s’agit d’un court écrit latin rédigé vers 1420 par un chanoine de Groenendael connu sous son nom latinisé d’Henricus Pomerius (-1469), qui suit le stéréotype médiéval des vies des saints [99].

 Cependant, contrairement aux habitudes des hagiographes, Pomerius omet tout éloge des parents et quelques détails donnés involontairement sur la mère font question. En effet, vers sa onzième année Ruusbroec est accueilli par le chanoine Jean Hinckaert tandis que sa mère se fixe au béguinage de Bruxelles.

Il fait les études qui préparaient normalement à être prêtre et il est cultivé, contrairement à une légende. Ordonné en 1317, il est chapelain de Sainte-Gudule à Bruxelles jusqu'en 1343 ; c’est « l’unique fait que nous connaissions avec certitude quant au séjour de Ruusbroec dans la capitale du duché de Brabant ». Ses cinq premiers traités ont été entièrement rédigés à Bruxelles : Le Royaume des Amants de Dieu, Les Noces spirituelles, la Pierre brillante, Les Quatre Tentations, De la foi chrétienne ; avant de partir à Groenendael, « la vallée verte », Ruusbroec a également rédigé la première partie de son traité le plus long, Le livre du Tarbernacle spirituel. « Ruusbroec expérimenta les sommets de l’expérience mystique tandis qu’il exerçait l’apostolat d’un simple prêtre, au milieu de l’intense activité de la ville… » [100].

Nous disposons de l’unique image suivante de sa vie en ville, dont on devine que Pomerius l’entendit raconter de vive voix par Ruusbroec car on y retrouve l’accent confiant de ce dernier :

Il était toujours paisible, silencieux, peu soucieux de son vêtement, ... Deux séculiers considérant la simplicité de son habit, l’un d’eux se mit à dire : plût à Dieu que je fusse doué d’une sainteté de vie aussi grande que celle de ce prêtre ! A quoi l’autre répondit : Pour tout l’or du monde, je ne voudrais certes pas être à sa place ; car alors, je n’aurais pas un seul jour de bonheur ! Ce que le saint homme entendant par hasard, pensait au fond de son âme : Ah ! tu connais peu de quelle suavité sont pénétrés ceux qui ont goûté l’esprit de Dieu ! [101].

A l’époque, les chanoines animent les écoles des villes en même temps qu’ils assurent des fonctions liturgiques. Mais certains recherchent une vie semi-cloîtrée « auprès des églises pour lesquelles ils ont été ordonnés, [ayant] table commune et dortoir commun », mettant en commun « tous les biens qui leur viennent de l’Église». Ce sont les termes utilisés dans une adresse aux évêques de France, un peu avant 1059 [102]. Au XIVe siècle, l’apogée du  grand mouvement de réforme est déjà passée : l’extension des ordres franciscains et dominicains qui ont un contact plus direct avec le peuple d’une part, et celui des universités qui diminuent le rôle des écoles cathédrales d’autre part, font progressivement disparaître les chanoines en tant que membres de communautés actives et le titre seul perdurera. Seule la « dévotion moderne » échappera à ce déclin.

Mais, à l’âge de cinquante ans, Ruusbroec décide, avec Hinckaert ( ?-1350) et Frank de Coudenberg ( ?-1386), de former  une congrégation de chanoines réguliers. « Le départ vers Groenendael ne fut pas décidé précipitamment, ni à la légère : c’est avant avril 1339 que Frank de Coudenberg avait renoncé à sa prébende et à son titre de chanoine »[103]. Les trois fondateurs s'établissent, durant la semaine de Pâques de 1343, dans la vallée de Groenendaal en forêt de Soignes, à une trentaine de kilomètres au sud de Bruxelles ; aujourd’hui une inscription marque l’emplacement, fort humide, de leur ermitage, qui devint un grand monastère, détruit aujourd’hui. Ils cherchent simplement une retraite et ils vivent durant les premières années sans règle ni supérieur. « Frank de Coudenberg fut nommé curé par l’évêque Guy de Cambrai : cela signifie qu’il avait la charge spirituelle du petit groupe (et des sangliers et des cerfs de la forêt !) Les nouveaux habitants de Groenendael construisirent une petite chapelle… » [104].

On note l'absence de toute institution fortement structurée, car « seuls les chartreux et les religieuses cloîtrées trouvent grâce à ses yeux. Et cependant Ruusbroec et ses compagnons ne sont pas entrés chez les chartreux, bien qu'ils connaissent l'existence de la chartreuse de Hérinnes (fondée en 1315). Ils ne sont pas entrés dans un couvent existant et ils n'ont pas davantage désiré en 1343 fonder un couvent nouveau. Vraisemblablement ils nourrissaient quelque méfiance à l'égard des institutions établies. Ils n'ont pas non plus cherché à prendre une règle qui leur imposerait un mode de vie déterminé. Mais ils se sont laissés porter par le désir intense de découvrir par eux-mêmes le mode de vie qui convenait le mieux à leur vocation intérieure. Les trois compagnons bruxellois ne partirent pas à Groenendaal pour y vivre selon un modèle déjà fixé. Ils sont restés pendant sept ans ce qu'ils étaient déjà à Bruxelles : des prêtres séculiers vivant en communauté. Cette méfiance à l'égard des structures extérieures et à l'égard d'obligations imposées du dehors est un trait caractéristique de la vie spirituelle des Pays-Bas. » [105].

Sept ans plus tard le groupe se transforme en ordre religieux sous la règle augustinienne, la plus souple. On devine la pression des institutions : « Au début de mars 1350, Frank de Coudenberg se mit en route pour Cambrai afin de prendre conseil auprès de l’évêque au sujet de bruits qui circulaient ... l’évêque décida de faire le voyage à Groenendael. Le 10 mars 1350, Frank de Coudenberg et Jean de Ruusbroec reçurent de ses mains l’habit des chanoines réguliers suivant la règle de Saint Augustin. Le lendemain, Frank de Coudenberg fut nommé premier prévôt du nouveau prieuré, et reçut plein pouvoir d’accueillir dans la communauté de nouveaux frères. Ainsi la chapellenie devint-elle prieuré. » Tel est le rapport concis de Sayman de Wijc, archiviste de Groenendael. [106].

Ruusbroec n'est pas un isolé, il visite certainement des franciscaines clarisses et des cisterciens voisins. Dès 1350 ses oeuvres diffusent à Strasbourg, Bâle, Cologne, et la « vallée verte » rayonne sur une constellation de fondations. Selon Pomerius [107] :

Quand ses confrères ou des visiteurs lui demandaient un mot d’édification, il se faisait le plus souvent un plaisir s’accéder à leur requête. Les mots lui coulaient alors de la bouche avec une telle abondance et une telle facilité, qu’une image se représentait à l’esprit, celle d’un tonneau rempli de nouveau vin ... D’autres fois, aucune parole ne jaillissait de ses lèvres, même lorsque les visiteurs étaient des personnes célèbres et haut placées. C’était alors comme s’il n’avait jamais reçu aucune lumière de l’Esprit Saint. Quand cela lui arrivait, il prenait sa tête dans les mains pour retrouver la lumière intérieure. Mais si elle ne lui était pas donnée, il disait sans honte : « Mes enfants, ne le prenez pas en mauvaise part, ce ne sera pas pour cette fois-ci. » 

Entre 1346 et 1361, Ruusbroec écrit quatre ouvrages pour une simple clarisse, sœur Marguerite de Meerbeke : une lettre très personnelle, Les sept clôtures, le Miroir du salut [ou de la vie] éternel[le], Les sept degrés de l’échelle d’amour spirituel. Ses dernières œuvres sont : Le livre de la plus haute vérité, expliquant son tout premier traité ; Les Douze Béguines, long ouvrage, peut-être une compilations d’écrits inédits par ses confrères ; une collection de sept lettres. Il meurt, âgé de 88 ans, en 1381.

L'œuvre de Ruusbroec peut et mérite d’être lue entièrement car elle n'est pas très volumineuse. L’édition critique est très recommandée pour ses introductions, ses glossaires permettant une approche directe du brabançon en s’aidant de la remarquable quasi-translittération anglaise, sans oublier la bonne adaptation latine de Surius. En français, la traduction récente par Dom Louf a pris heureusement le relai de celle des bénédictins de Saint-Paul de Wisques. Cependant elle ne fait pas oublier l’Introduction et la traduction structurée des Noces par  J.-A. Bizet [108].

On ne sait pas dans quelle mesure l’œuvre fut retravaillée, tout comme l’on doute de faits avancés par le biographe Pomerius. Jean Orcibal met en valeur les travaux des pères Ampe et Verdeyen et souligne « l’invraisemblance de l’épisode de l’hérétique Bloemardinne », ainsi que l’influence de Guillaume de Saint-Thierry [109].

Le Royaume des amants, le premier des écrits, présente déjà la racine unique d’une arborescence des thèmes incessamment repris dans les écrits qui suivront, mêlant les représentations et croyances médiévales du chanoine (parfois déconcertantes) à l’ouverture de la voie par le mystique accompli (mais peu métaphysicien ; on se situe en quelque sorte à l’inverse d’Eckhart). Cette racine est le thème fondamental de l’Amour, et de l’amour sous toutes ses formes, reprenant le terme Minne dominant chez Hadewijch II, la béguine qui inspira Ruusbroec. Cette racine qui supporte tout sous-jacente à toute l’œuvre est omniprésente dans le Miroir de la vie éternelle destiné à sœur Marguerite et plus simplement écrit. « Unité d’amour », « nu-amour », « ennivrement », l’étude de ces divers aspect reste à faire. Ruusbroec apparaît dès son premier écrit comme le chantre de l’amour comme tous les mystiques, mais lui rattache tout à cette origine-fin. Il s’agit d’un élan dynamique menant à l’unité et conjoint avec elle.

Le thème est par contre quasiment absent de présentations modernes assez complexes de notre mystique ! Ainsi dom Louf, son traducteur le plus récent, ne lui accorde aucune place dans son introduction au Royaume des amants et ne consacre au terme minne qu’une très modeste définition dans son glossaire répété à la fin de chaque volume. Peut-être à cause de l’omniprésence même du thème, jugé donc comme contituant une enveloppe trop vaste, le français ne disposant que d’un seul mot ambigu ; Nous nous limitons maintenant à présenter les Noces spirituelles, ouvrage structuré, comme le souligne l’heureux découpage opéré par le traducteur Bizet.

Thèmes ; l’incertitude des traductions ; aperçu des Noces spirituelles.

Intérieurement, il met en avant la grandeur de notre vocation mystique et affirme la possibilité de son  aboutissement : « Avec l'aide de la raison illuminée, le mystique peut connaître Dieu par Dieu. Cette illumination n'est pas le résultat d'un effort de compréhension mais bien d'une sagesse reçue en partage dans l'expérience intérieure. L'amour, en effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison ... Ruusbroec ne propose pas sa spiritualité à des âmes timides, mais bien à des amants intrépides, désirant mettre tous leurs talents au service du Bien-Aimé. Enfin la spiritualité de Ruusbroec possède un optimisme et un dynamisme extraordinaires. La nuit obscure de la vocation mystique n'est certes pas passée sous silence, mais cette nuit paraît courte en comparaison du jour rayonnant de soleil et de lumière » [110]. 

Cet aboutissement permet le service d'autrui « mais sa spiritualité ne comporte pas l'existence d'une clôture monastique et n'oriente pas l'homme vers une vie exclusivement contemplative. Le but dernier de l'ascension spirituelle n'est pas la contemplation divine, mais l'activité double de l'homme adonné à la vie commune (gemene mens), de celui qui peut aussi bien rentrer en lui-même dans la prière à Dieu que sortir vers le dehors pour le service du prochain. Ruusbroec décrit cet idéal en quelques images très simples : « L'esprit de Dieu nous pousse au dehors, pour l'amour et les oeuvres de vertu, et il nous aspire et nous ramène en lui pour nous faire reposer et jouir, et cela est vie éternelle. C'est de même que nous expirons l'air qui est en nous et aspirons un air nouveau... Ainsi donc, entrer dans une jouissance oisive, sortir dans les bonnes oeuvres et demeurer toujours uni à l'Esprit de Dieu, c'est là ce que je veux dire. De même que nous ouvrons nos yeux de chair pour voir et les refermons si vite que nous ne le sentons même pas, ainsi nous expirons en Dieu, nous vivons de Dieu et nous demeurons toujours un avec Dieu » [111].

L’aventure du retour de l’âme à Dieu par « les degrés que sont la découverte de la ressemblance, de l’union et de l’unité sans distinction [112] » forme le sujet des Noces spirituelles. Pour ce texte du Die Geestelike Brulocht / De ornatu spiritalium nuptiarum, accessible aux siècles passés par l’intermédiaire de la traduction latine de Surius, on dispose maintenant d’une traduction en anglais moderne, The Spiritual Espousals, qui fait face à l'original moyen-néerlandais en le suivant de très près [113].

Pour inciter à une grande prudence vis-à-vis de toute adaptation faite à partir d’une langue étrangère, nous comparons cinq traductions d’un court fragment emprunté à la conclusion des Noces. Elles montrent la diversité des perceptions intimes d’un passage essentiel, il est vrai assez obscur, alors même que tous les traducteurs veillent à éviter tout contresens. Nous soulignons en italiques quelques termes qui peuvent être équivoques : gouffre ou abîme ne rendent pas compte de la dynamique traduite par toubillon, whirlpool, wiel ; on relève des variations entre engloutir ou inclure ou embrasser…; ou bien entre céder ou se résorber… ; il existe un grand écart entre la paisible perte amoureuse ou la force et l’élan traduits par flot de l’amour ou loving transport.


Want in desen grondelosen [fathomless]  wiele [whirlpool]  der simpelheit [simplicity] werden [become] alle dinc [thing] bevaen [encompass] in ghebrukelijcker [enjoyable] salicheit [blessedness], ende [end] die gront [ground]  blivet [remain] selve al ombegrepen [unapprehended, uncomprehended], het en si met [with (whom)] weselijker [essential] eenicheit [oneness]. Hier vore [before, heterofore] moeten die persone wiken [yield], ende al dat in gode [Dieu]  levet [live], want hier en es anders [autre] niet dan een eewich [éternel] rasten [rest]  in eenen ghebrukelijcken omvanghe [caress, embrace] minlijcker [loving]  ontvlotentheit [transport].[114].

For in this fathomless whirlpool of simplicity, all things are encompassed in enjoyable blessedness, whereas the ground itself remains totally uncomprehended, unless it be by essential unity. The persons and everything that is living in God must yield before this, for here there exists nothing but an eternal rest in an enjoyable embrace of loving transport [115].

Dans ce gouffre sans fond de la simplicité toutes choses sont englouties en béatitude fruitive ; mais le fond lui-même demeure totalement incompris, si ce n’est de l’unité essentielle. Les personnes et tout ce qui vit en Dieu doivent céder devant cette unité ; car il n’y a ici autre chose qu’un repos éternel en un embrassement de jouissance où l’on se perd amoureusement [116].

Or dans ce gouffre sans fond de la Simplicité sont incluses toutes choses dans la béatitude fruitive, le fond y échappe toutefois, sauf dans l’unité essentielle. A cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici qu’un éternel repos dans l’embrassement exaltant où tout s’écoule dans l’amour [117].

Or dans cet abîme insondable de la Simplicité, toutes choses sont embrassées dans la béatitude fruitive. Mais l’abîme lui-même ne peut être embrassé par rien si ce n’est par l’Unité essentielle. C’est en lui que doivent se résorber les personnes divines et tout ce qui vit en Dieu, car il n’y a ici que repos dans l’embrassement fruitif du flot de l’amour [118].

Car dans le tourbillon sans fond de la simplicité, toute chose est étreinte dans la béatitude de la fruition, le fond échappant tout entier à notre saisie, sinon par le truchement de l’unité essentielle. Face à cette unité, les Personnes doivent céder et, avec elles, tout ce qui vit en Dieu. Car rien d’autre n’existe ici qu’un repos éternel, dans l’étreinte fruitive de l’écoulement d’amour [119].

Après l’analyse d’un tel fragment, proposons un aperçu de l’ensemble des Noces en reprenant la traduction de Bizet [120]. Une montée en forme de spirale revit par trois fois la citation évangélique extraite de la parabole des vierges folles et sages : « Voyez... sortez... ». Le premier niveau est celui où l'initiative divine et ses dons conduisent à l'abandon de notre volonté propre et à une extrême humilité. Alors nous sommes orientés vers Dieu, qui est tout intérieur. Au second tour viennent les épreuves, la détresse et un demi doute à la limite du désespoir, mais des rivières de grâces conduisent à la possession par l'Amour. L’unité émane de Dieu dont nous devenons un miroir, entrant dans le repos tout en aidant les créatures. Enfin, au dernier niveau, Dieu s'engendre Lui-même dans le silence où se perdent les amants.

« Voyez, l'époux vient, sortez au-devant de lui : » Ce que nous exposons selon trois niveaux : vie active des commençants, vie intérieure dans le désir de Dieu, vie de contemplation divine.

PREMIER NIVEAU : LA VIE ACTIVE.

« Voyez : » …survient une lumière plus haute de la grâce divine, pareille à un rayon de soleil versé dans l'âme sans mérite de sa part et sans désir adéquat. ...de la grâce de Dieu et de la libre conversion de la volonté éclairée par la grâce, jaillit la charité, c'est-à-dire l'amour divin ; et de l'amour divin résulte le troisième point, à savoir la purification de la conscience.

« L'Époux vient : » Dans le premier [avènement] Il s'est fait homme pour l'amour de l'homme, par charité. Le second avènement a lieu quotidiennement et se renouvelle fréquemment de maintes manières dans chaque cœur aimant, apportant de nouvelles grâces, de nouveaux dons, selon que chacun est capable d'en recevoir. Dans le troisième on considère sa venue pour le jugement ou à l'heure de la mort.

« Sortez : » Par l'abdication de la volonté propre en tout ce qu'on peut faire ou laisser faire, ou même souffrir, on ôte à l'orgueil toute matière et occasion de s'exercer et on porte l'humilité à son plus haut degré. ...L'engendrement se poursuit de l'abandon à la patience, douceur, bonté, compassion, libéralité. …le libéral ressemble à Dieu, car il ne vit en lui-même, il ne sent, que pour se répandre et donner.

« A sa rencontre : » Il faut se garder de poursuivre une double fin par l'intention, c'est-à-dire d'avoir Dieu en vue et quelque chose en outre.

SECOND NIVEAU : LE DESIR DE DIEU.

« Voyez : » La troisième unité, et la plus haute, est au-dessus de notre entendement et de tout ce que nous pouvons comprendre, et pourtant elle existe essentiellement en nous.  ...C'est ainsi que l'homme doit rapporter à Dieu toutes ses œuvres et toute sa vie, avec une intention simple et élevée, puis reposer au-dessus de toute intention, de lui-même et de toutes choses, dans l'unité sublime où Dieu et l'esprit aimant sont unis sans intermédiaire. ...Dieu nous est plus intérieur que nous ne le sommes à nous-mêmes, et son activité ou la motion qu'Il exerce en nous, naturellement ou surnaturellement, nous est plus proche et plus intime que notre propre activité.

« L'Époux vient, sortez : »

[Premier avènement] Automne de l'année (ou) ils sont un objet de dédain et de rebut pour tout leur entourage. Il arrive qu'ils tombent dans la maladie et différents maux. Certains sont en proie à des tentations d'ordre charnel ou spirituel, ce qui dépasse tout. De cette détresse résulte la crainte de la chute et du même coup un demi doute. C'est là le point extrême où l'on puisse s'arrêter sans verser dans le désespoir…

[second avènement] Moyennant le premier ruisseau, qui consiste en une lumière simple, la mémoire est élevée au-dessus des suggestions des sens, placée et établie dans l'unité de l'esprit. Moyennant le second ruisseau, qui consiste en une clarté infuse, l'entendement et la raison sont illuminés pour connaître différents modes de vertus, différents exercices et le sens caché des Ecritures d'une façon distincte. Moyennant le troisième ruisseau, qui consiste en une chaleur diffusée dans l'esprit, la volonté supérieure est enflammée d'un amour silencieux et dotée de dons abondants. C'est ainsi qu'on devient un homme d'esprit illuminé.

[troisième avènement] L'homme est alors possédé par l'amour, au point d'être obligé de perdre le souvenir de lui-même et de Dieu, et de ne plus rien savoir en dehors de son amour [121].

« A sa rencontre : »

[La base de toute union] …à la façon d'un miroir sans tache où l'image reflétée se conserverait toujours, et chaque fois que le regard s'y porte, c'est pour la connaissance, le principe d'un renouvellement perpétuel, à la lumière de nouvelles clartés. Cette unité essentielle de notre esprit avec Dieu ne subsiste pas par elle-même, mais elle demeure en Dieu, elle émane de Dieu, elle dépend de Dieu et elle revient à Dieu comme à son principe éternel [122].

[L'union avec intermédiaire] (1)Par tout œuvre rapportée à Dieu seul par intention simple avec amour, (2) dans la crainte de Dieu, (3) l'esprit de générosité, (4) le discernement, (5) la force, (6) L'intelligence, (7) L'unité de jouissance où tout mode s'abolit, qui donne la sagesse par motion divine.

[L'union sans intermédiaire]. Et dans cette lumière l'esprit s'évanouit à lui-même dans un repos de pure jouissance, car ce repos est sans mode et sans fond, et on ne peut le connaître que par lui-même, c'est-à-dire en s'y livrant. Si nous pouvions en effet le connaître et le comprendre, il se prêterait à quelque mode et quelque mesure : ainsi il ne saurait nous satisfaire, ce ne serait plus la quiétude mais une perpétuelle inquiétude. ... (1) L'homme devient immobile intérieurement, impuissant en lui-même et dans toutes ses oeuvres et il ne sait et ne sent rien d'autre au fond le plus intime de son être, dans son âme et dans son corps, qu'une clarté singulière avec un bien-être sensible et un goût pénétrant, (2) Par touche et œuvres d'amour, (3) Selon la justice, C'est ainsi que l'homme vit selon la justice : il va vers Dieu avec un amour fervent, par une activité qui est éternelle, et en Dieu, par l'inclination à la jouissance, il entre dans un éternel repos ; et il demeure en Dieu, encore qu'il sorte pour se porter vers toutes les créatures, avec un amour commun, dans la vertu et la justice.

TROISIEME NIVEAU : LA VIE DANS LA CONTEMPLATION DE DIEU.

Nul n'y peut parvenir par son industrie ou par sa subtilité, non plus que par aucun exercice, c'est seulement celui que Dieu veut unir à son esprit et transfigurer par le don de Lui-même, qui peut accéder à la contemplation divine et nul autre. …Car comprendre et entendre Dieu au-dessus de toutes les figures, tel qu'Il est en Lui-même, c'est être dieu de par Dieu, sans intermédiaire ou quelque différence capable de s'interposer comme obstacle. …celui qui veut comprendre doit être mort à lui-même et vivre en Dieu.

« Voyez : » En premier lieu il doit être bien ordonné extérieurement dans la pratique de toutes les vertus, intérieurement ne buter contre aucun obstacle, et ainsi être aussi dégagé de toute activité extérieure que s'il n'en exerçait aucune. Car s'il se préoccupe intérieurement de telle ou telle oeuvre de vertu, son esprit est envahi d'images, et aussi longtemps que durent ses préoccupations, il est incapable de contempler. En second lieu il doit adhérer à Dieu intérieurement, y appliquant son intention et son amour, comme enflammé d'une ardeur qui ne peut jamais s'éteindre. Dès l'instant qu'il sent en lui-même de telles dispositions, il est capable de contempler. En troisième lieu il doit se perdre lui-même dans l'indétermination sans modes, dans une ténèbre où tous les hommes adonnés à la contemplation s'égarent dans la jouissance, sans pouvoir jamais plus se retrouver eux-mêmes selon le mode des créatures.

« L'Époux vient : » …Toutes les opérations d'ordre créé et toutes les pratiques de vertu doivent ici se résorber, car ici Dieu s'engendre Lui-même.

« Sortez à sa rencontre : » …A cet endroit les personnes doivent se résorber, ainsi que tout ce qui vit en Dieu, car il n'y a ici qu'un éternel repos dans l'embrassement exultant où tout s'écoule dans l'amour. Et cela se passe dans l'Essence sans mode où, au-dessus de toutes choses, les esprits intérieurs ont élu leur séjour. C'est là que règne un ténébreux silence au sein duquel vont se perdre tous les amants. 


L’influence de Ruusbroec.

Le cercle des proches.

Jean de Leeuwen (~1300-1378), le « bon cuisinier », avait exercé plusieurs métiers avant d’entrer comme frère lai dans l’ermitage de Groenendael, sous la conduite de Ruusbroec. Il y remplira jusqu’à la fin de sa vie l’humble fonction qui est attachée à son nom, mais sera entre temps devenu l’auteur de nombreux traités spirituels de valeur :

L’homme doit sans cesse monter et descendre de la haute liberté de Dieu à l’humble connaissance de sa petitesse, entrer par la Trinité dans l’Un éternel, qui est l’Essence divine, pour s’épancher ensuite en œuvre de charité envers le prochain [123].

L’influence du « bon cuisinier » est visible sur Gerlach Peters ; on en trouve des réminiscences chez Gérard Grote et d’autres. Il nous renseigne sur ce que ressentent les membres de sa communauté. Critique d’Eckhart dans son Livret sur la doctrine de Maître Eckhart, doctrine dans laquelle il erra, il admire par contre profondément la doctrine d’amour de la béguine Hadewijch II :

L’amour de Dieu surpasse tout. Ainsi s’exprime aussi une sainte et glorieuse femme, appelée Hadewijch et qui sait enseigner ... pour ma part je considère la doctrine d’Hadewijch comme aussi véridique que celle de saint Paul [124].

 En 1362 Ruusbroec, qui approchait de soixante-dix ans, visita les chartreux d’Hérinnes durant trois jours car on sait qu’il ne leur était pas permis de sortir de la clôture. La chartreuse est à trente kilomètres - à vol d’oiseau - de Groenendael.  Le frère Gérard ( ?-1377) rédigera le rapport le plus précis que nous possédions sur cette circonstance particulière de la vie du robuste mystique. Des liens étroits se nouèrent avec différentes chartreuses, dont le couvent Sainte-Barbe à Cologne [125].

Grote et la « Vie commune ». La congrégation de Windesheim. 

Ruusbroec rencontra et influença Gérard Grote (1340-1384), qui traduisit en latin certaines de ses œuvres. Grâce à l’autorité de Grote, les écrits de la « Dévotion Moderne » vulgariseront la doctrine de Ruusbroec, mais ce fondateur des « Soeurs et Frères de la vie commune » est un ascète plutôt qu’un mystique [126]

Ses parents moururent de la grande peste lorsqu’il avait dix ans et Grote traduisit dans sa spiritualité l’angoisse qui couvrit une Europe dont la population diminua brutalement : ses arguments habituels étaient la justice de Dieu et les peines de l’Enfer ; le point de départ comme le point d’arrivée de la vie spirituelle sont pour lui le salut de l’âme [127]. Converti autour de sa  trente-quatrième année, il renonça à ses titres ecclésiastiques, fit donation de sa maison paternelle à un groupe de pieuse femmes, à l’origine des sœurs de la Vie commune, se retira dans une chartreuse pendant quelques années,  enfin se fit ordonner diacre pour pouvoir prêcher. Une carrière de missionnaire ambulant fut freinée en 1383 par une décision épiscopale ; Aussi « Grote a nourri à l'égard des couvents de son temps la même méfiance que celle exprimée par Ruusbroec dans ses ouvrages. Pour ce motif il a décidé que les Sœurs et Frères ne prononceraient aucun voeu ; ils s'affiliaient librement à l'une ou l'autre communauté et avaient la faculté de la quitter librement. La communauté leur offrait seulement un cadre favorable pour apprendre à vivre dans la ‘dévotion’ sous la poussée d'une inspiration intérieure » [128]. Son disciple Florent Radewijns (~1350~1400) [129], dont l’orientation est également ascétique, forme les premiers groupes des frères de la Vie commune, puis fonde la congrégation des chanoines réguliers de Windesheim [130].

 En 1412, après un retard lié au schisme d’Avignon, le chapitre de Groenendael, comportant cinq fondations, rejoignit la famille canoniale constituée dès 1387 autour des chanoines réguliers de Windesheim du diocèse d’Utrecht, qui en comportait déjà onze. L’essor de la congrégation de Windesheim ainsi élargie est rapide : de seize couvents en 1412 on passe à quatre-vingt-dix-sept en 1500, dont treize de femmes [131].

De la congrégation élargie de Windesheim aux jésuites.

Thomas a Kempis (1380-1471), l’auteur de  l’Imitation de Jésus-Christ, disciple de Radewijns, est un chanoine régulier de cette congrégation, au sein de laquelle on copie et recopie les œuvres de « Jean Rusbroche ». Gérard Zerbolt, mort en 1398 à trente-et-un ans, rassemble en un système raisonné et logique les principes spirituels de Radewijns.

Jean Mombaer (~1460-1501) de Bruxelles est le dernier écrivain notable de l’école, pour qui « la méthode envahit tout le champ de la spiritualité » [132]. Né à Bruxelles, il fait ses études à l’école des Frères de la vie commune située à Utrecht. La soif de lecture et d’étude le surmène ce qui le rend malade. Il devient l’ami d’Erasme (1467-1536). En 1496, il est envoyé avec six chanoines pour réformer l’abbaye de Château-Landon, exil dont les épreuves « défient l’imagination ». En 1501 il devient abbé de Ligny, lieu  humide et malsain. Il meurt la même année [133].

Mombaer propose l’usage de l’imagination qu’il met au service de la méditation, ce qui évoque déjà les Exercices d’Ignace de Loyola. Dans son Rosetum, les diverses parties de la main figurent une sorte de carte géographique des actes et devoirs du religieux. « En effet contrairement à ce que beaucoup croient, ce n’est pas en méditant d’une manière déjà très spirituelle et abstraite qu’on se prépare le mieux à l’ ‘abstraction’ de la contemplation : le méditant reste habituellement très attaché aux concepts et c’est des scènes imaginées qu’il se laisse plus facilement abstraire, c’est-à-dire passivement dénuder, parce qu’il se les fabrique et sait leur caractère provisoire, ce qui permet de n’y pas attacher trop d’importance. ... Grote en avait déjà conclu que le mieux était encore de se figurer les scènes de la vie du Christ comme contemporaine. L’influence de cet usage de l’imagination a été incalculable ; les peintres flamands l’ont rapidement appliqué. C’est ce triomphe de l’imagination au service de la dévotion qu’on appelle le réalisme flamand » [134].

On touche ici aux méthodes de méditation, très préférables aux actes extérieurs de la prière vocale où l’on occupait les moines par d’interminables liturgies, austérités, jeûnes prolongés, si épuisants qu’ils compromettaient la vie intérieure. Mombaer fit d’ailleurs des essais infructueux de réforme à Saint-Victor à Paris puis à Livry, en vue d’introduire des moments d’intériorité méditative. 

Finalement s’achèvera, assez loin de l’orientation mystique propre à Ruusbroec, qui certes ne peut convenir à tous, le rôle utile de la congrégation née à Windesheim : « L’auteur des Exercices spirituels n’avait certes pas lu les Ascensions de Gérard Zerbolt, mais entre ces deux œuvres les ressemblances d’esprit et de méthode sont telles qu’on ne peut nier une dépendance indirecte du premier à l’égard du second. Méthodes d’oraison fondées en psychologie, sujets gradués, des vérités fondamentales aux épisodes de la vie du Christ, examens de conscience particuliers, le tout en vue d’un but proposé nettement. La filière semble bien s’établir par le Rosetum de Mombaer et l’Ejercitatorio de la Vida espiritual publié par Garcia Jimenes de Cisneros, abbé de Montserrat, en 1500 » [135]. Les chemins bifurquent ainsi entre d’un côté une branche mystique, reprise par les chartreux de Cologne, éditeurs de Ruysbroec et de Tauler, et d’un autre une branche marquée par l’ascétisme, celle de la grande majorité des Frères et sœurs de la Vie commune, reprise par l’ordre des jésuites.

Avant de quitter les frères, nous présentons trois grandes figures, outre celle de Denys le chartreux (1402-1471). Cette dernière a été déjà évoquée malgré son caractère tardif lors de la présentation de son ordre (sa stabilité le place hors de l’évolution historique). Denys passa par la chartreuse visitée antérieurement par Ruusbroec et qui conservait son œuvre. L’œuvre propre au chartreux, influente au XVIIe siècle, constitue un relai important.

Gerlac Peters et Thomas a Kempis, presque contemporains, sont suivis à moins d’une génération par van Herp (Harphius). Ce dernier est avec Denys l’autre grand passeur de Ruusbroec, son « héraut ».

Gerlach Peters (1378-1411).

Gerlach Peters (1378-1411)  échappe à la tendance ascétisante régnant au sein des frères de la Vie commune.  Il était presque aveugle, ce qui retarda sa profession comme chanoine régulier du monastère de Windesheim et ses dernières années furent marquées par de terrible souffrances dues à la maladie de la pierre, dont il mourut à trente-trois ans. Il notait ses pensées en petits fragments, comme Pascal. Son ami Jean Scutken les rassembla en un témoignage admirable, le Soliloquium ou Monologue de l’âme avec Dieu. Peters aborde le premier un thème qui reviendra particulièrement au XVIIe siècle sous le terme de désappropriation : Dieu se manifeste au plus profond de l’âme, et la croissance spirituelle consiste en ce qu’Il chasse tout ce qui est illusoire :

Ce regard a tant de force et de puissance, que le cœur de l'homme et le corps lui-même ... défaillent ... Bientôt tout nuage se dissipe devant le regard intérieur, et l'âme devient conforme, selon son mode, à Celui qu'elle voit ; de sorte que tout ce qui est vain, tout ce qui est étranger à Dieu, tout ce qui n'est pas selon le divin modèle disparaît et s'évanouit comme  la fumée devant un vent violent [136].

Par l’introversion dans le fond de l’âme et l’unification des facultés sous l’emprise de la grâce,

Cette lumière de la vérité me réduit presque au néant ... et après que je me suis ainsi réduit à rien, elle s'empare de ce regard que je fixe sur elle ... L'unit étroitement à son propre regard pour ... que je considère en elle et avec elle tout ce qui est ou peut être comme elle-même le considère. Par là je perds toute préoccupation inutile ... tout ce que je suis ... j'y acquiesce...

Le mystique atteint et aime toute créature :

Et nous serons remplis d'une telle abondance, d'une opulence tellement débordante, qu'avec Jésus, nous nous répandrons sur toute la création de sorte que Dieu soit tout en tout. Nous désirerons que tous participent à la même richesse ... sans anxiété et dans la dilatation intérieure ... C'est ainsi, autant qu'il est en nous, que nous pouvons remplir le ciel et la terre et tout ce qu'ils contiennent, par notre amour, qui est Dieu.

Ainsi, malgré ses épreuves physiques, le mystique cherchera à vivre dans la paix et la dilatation intérieure, car « tout ce qui inquiète et oppresse l’âme, aussi bon qu’il paraisse, est signe qu’on ne vit pas dans la volonté de Dieu. Si l’esprit ne sait pas continuellement respirer ... c’est parce que le moi a construit autour de lui une étroite cellule et s’est isolé de l’espace divin. ... Parce que le moi aspire à jouir de cette liberté promise, il sera tenté de réaliser lui-même cette désappropriation : c’est l’illusion la plus subtile et la plus fréquente. » Gerlac oppose l’annihilation, non de la personne humaine, mais de la tyrannie oppressante et toujours renaissante du moi ».

« Vouloir posséder la vie, qui est fondamentalement don et ne devient pleinement vie que lorsqu’elle est reçue, apporte avec soi amertume et angoisse » [137] : à l’opposé, Gerlac exprime la vraie façon de prier : « Tous les élus rassemblés, nous les présentons et les offrons ... comme une famille de choix, exposant les misères et les tribulations de tous... ». 

L’Imitation de Jésus-Christ (~1408 ?).

Par contre, on ne peut guère parler d’influence de Ruusbroec sur ce livre, rédigé en langue latine, marqué par l’ascèse des frères de la Vie commune. Il a été le plus lu en chrétienté, en dehors de la Bible, donc par tous les mystiques. Il fit l’objet de plus de quatre mille éditions et de nombreuses traductions célèbres dont, en français, celle de Corneille, celle de Le Maistre de Sacy, celle de Lamennais. Attribué à Thomas a Kempis, il est issu de quatre traités rédigés par un seul auteur, dont le style s’affermit de livre en livre ; se détache le troisième, traitant de la vie intérieure. Cet auteur était  vraisemblablement un moine cloîtré.

L’homme doit combattre les requêtes de la nature humaine déchue pour se laisser imprégner des sentiments attribués au Christ. Le livre est « écrit en vue de la pratique et de l’expérience ; celles-ci sont conçues comme une montée progressive vers l’union avec Dieu. L’auteur de l’Imitation est de ceux qui estiment que le sens profond de la vie ne se trouve que dans l’intériorité » [138], comme le montre l’ouverture du troisième livre :

Heureuse l’âme qui entend le Seigneur lui parler intérieurement… Ils peuvent prononcer des paroles, mais non les rendre efficaces. Leur langage est sublime ; mais si vous vous taisez, il n’échauffe point le cœur [139].

La conformité est requise avant tout, même si l’ascèse est toujours présente :

…disposez absolument de moi en toutes choses. Je suis dans votre main, tournez-moi et retournez-moi en tout sens à votre gré [140].

Henri van Herp (Harphius)(1400-1477).

Le « héraut de Ruusbroec » est recteur chez les frères à Delft en 1445. On lui offre une maison à Gouda dont il devient le premier recteur, organisant avec succès des conférences spirituelles et faisant bâtir cinq ou six cellules pour les frères et les hôtes.  En 1450, frappé par le renouveau franciscain lors d’un voyage à Rome, il se fait frère mineur et sera actif à Malines, près de Bruxelles, et à Anvers : la province s’accroît de trois ou quatre nouveaux couvents. Il meurt gardien du couvent de Malines .

Sa doctrine spirituelle serait en retrait par rapport à celle de Ruusbroec si l’on suit l’édition postérieure à la censure romaine : il semblerait abandonner l’opinion de Ruusbroec selon laquelle, lorsque dans la vie suressentielle « l’union sans différence » est atteinte, l’âme demeure habituellement dans la Divinité, et en sort pour agir d’une manière parallèle à celle des Personnes divines » [141].

Son œuvre maîtresse, Le Miroir [Spieghel] de la Perfection, fut traduite en latin par un chartreux de Cologne en 1536 ; la Theologia mystica est un recueil d’œuvres rassemblées par ses disciples, dont la troisième partie, l’Eden, semble être une très intéressante préparation du Spieghel. Sa traduction française du début du XVIIe siècle mériterait d’être rendue disponible [142]. Il traite magnifiquement de l’amour de conformation:

[656] La flamme de la charité ne veut laisser aucun entre-deux entre soi et l’aimé. ... [683] Le conformé donc imitant jalousement son conformant, s’approfondit en Dieu par chacun moment, et étant fait un avec Dieu, habite toujours en unité. ... Il semble néanmoins à quelques-uns ... qu’ils n’aiment point Dieu, et ne se reposent en Lui : mais l’amour est cause de cette apparence ; car quand ils désirent aimer plus intensivement, qu’il ne leur est permis par leurs propres forces, et qu’ils viennent à défaillir à leur amour, ils se plaignent de ne point aimer. / Secondement par l’envoi des rayons de ce don [d’amour], notre esprit est illuminé intellectuellement et nous enseigne à considérer notre noblesse ... [685] Dieu opère en nous premièrement devant tous autres dons, et toutefois, est le dernier de tous, connu et senti de nous en sa propre nature. Car après être devenus simples d’esprit, chômant d’action, dénués de toutes images, immobiles, libres, morts à nous-mêmes, vivants à Dieu, nous avons ainsi cherché Dieu ... nous sentons la descente des grâces ... en ce renouvellement d’attouchement, l’esprit humain tombe en famine…

Selon Herp, l’affection amoureuse est plus importante que l’entendement ; l’accès à la vie mystique est préparé par l’oraison aspirative, prière courte et intense, selon quatre pas : s’offrir à Dieu totalement, requérir la volonté divine de se manifester afin que l’âme se connaisse, se conformer lorsque le feu de l’amour s’allume dans le cœur et consume les défectuosités, s’unir à la volonté divine en y déversant la sienne [143].

Il évoque avec lyrisme l’union mystique, traite  De la très heureuse déification de l’âme amoureuse et parcours huit échelons de l’échelle d’amour :

 [715] l’esprit et l’âme ne sont qu’une même substance ... l’esprit humain est quelquefois tant soustrait du corps, et de l’âme […) qu’il oublie tout ce qui est extérieur et pareillement ignore ce qui se fait ... par mémoire ou entendement… [720] Amy, montez plus haut.  Le monter est le progrès en l’amour divin, qui est un abîme sans borne…

Son influence fut très large. Elle s’exerçe (en parallèle avec Ruusbroec) chez les mystiques du nord par l’intermédiaire de La Perle évangélique. En Espagne il influence Osuna, un franciscain comme Herp, lui-même lu par Teresa. Au XVIIe siècle, il est connu de Constantin de Barbanson et de Benoît de Canfield, des chartreux et des capucins, du carme Jean de Saint-Samson ; plus tard le pasteur Poiret apprécie Herp et le fait connaître par sa Bibliotheca mysticorum (1708) qui eut une grande influence sur des écossais et des piétistes allemands [144].


L’Angleterre.

L’Angleterre accueille les influences des mystiques du nord car elle est en rapport constant avec le continent, livrant la laine traitée par les ateliers des Flandres. Dans ce microcosme, comparé à l’échelle du continent, « les mystiques anglais se complètent les uns les autres. La règle des recluses trace les lois générales de l’ascèse qui prépare la contemplation. Rolle rappelle les principes et montre le but dans toute sa splendeur : il s’agit d’inaugurer dès ici-bas la vie du ciel. Le Nuage d’Inconnaissance conduit l’âme aux degrés les plus élevés de l’union. L’Echelle de la perfection enseigne la correspondance à l’œuvre contemplative : Julienne de Norwich indique les résultats auxquels aboutit la vie décrite dans les traités précédents. Baker, venu plus tard, ... en développe les applications… » [145]. Nous allons présenter successivement ces œuvres, réservant toutefois celle de Baker, auteur du XVIIe siècle qui vécut sur le continent.

Ermites et recluses, l’Ancren Riwle) (~1240 ?).

Les solitaires étaient nombreux en Angleterre et ils ont laissé un groupe d’écrits d’un cachet très particulier. La règle des recluses (Ancren Riwle) [146], datée du second quart du XIIIe siècle, permet de cerner le mode de vie de Julienne de Norwich, d’approcher celui de Rolle, ermite, ainsi que celui de l’auteur chartreux du Nuage. Certains points suggèrent des rapprochements possibles avec les conditions de vie propres aux béguines rhéno- flamandes. 

Nous citons largement l’Introduction de la sœur A.M. Reynolds qu’elle composa à sa traduction de l’œuvre  de l’ermite Julienne de Norwich  parce qu’elle présente un tableau très vivant qui pâlirait d’un adaptation [147]. Ce mode de vie très particulier constitue l’un des aspects peu connus - malgré plusieurs regula dont l’une attribuée à saint Colomba et l’existence même du texte de la Riwle - d’un moyen âge diversifié, où vivent côte à côte des ermites, des reclus et des recluses, des chanoines, des moines, des frères franciscains ou dominicains… Laissons la sœur décrire les conditions de vie de ses devancières sur le chemin du salut en citant le contenu de la Riwle :

« Dans la plupart des cas, les cellules de reclus étaient contiguës à une église. En général, une des fenêtres de la recluserie s'ouvrait dans l'église. Il y en avait une seconde communiquant avec le monde extérieur, et une troisième pour donner de la lumière. L'espace dont disposait effectivement l'occupant d'une recluserie semble avoir été très variable. Il pouvait s'agir d'une simple cellule comme nous venons de la décrire ou de plusieurs pièces. Parfois aussi, un petit jardin faisait partie de la clôture, permettant de se détendre en cultivant quelques légumes ou tout simplement de prendre l'air. L'Ancren Riwle avertit les recluses de ne paraître que rarement à leur fenêtre : « Aimez le moins possible votre fenêtre. Qu'elles soient toutes petites, celle du parloir plus petite et plus étroite encore. Ayez des rideaux faits de deux sortes de tissu, un fond noir avec une croix blanche visible à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. »

« Bien que, ordinairement, l'ermite fût un solitaire au sens strict, à l'occasion, cependant, plusieurs personnes pouvaient habiter en solitaires le même bâtiment, comme ce fut le cas pour le petit groupe auquel était destinée primitivement l'Ancren Riwle. Même quand une recluse occupait seule sa cellule, elle devait être pourvue tout au moins d'une personne externe qui puisse veiller à son bien-être temporel. La servante de Julienne, Sarah, ainsi qu'une autre qui l'avait précédée, Alice, sont mentionnées avec Julienne elle-même sur des testaments contemporains. L'Ancren Riwle recommande qu'on ait deux femmes, « l'une restant à la maison, l'autre sortant quand c'est nécessaire », et elle donne des instructions minutieuses sur la manière de les traiter et sur la conduite qu'elles doivent avoir : « Autant qu'il vous sera possible, dit-on à la recluse, soyez généreuse avec elles pour la nourriture et le vêtement et pour tout ce qu'exigent les besoins corporels, même si vous êtes stricte et austère pour vous-même. » En retour, la servante doit « faire tout ce qui lui est commandé sans murmurer; que ses oreilles soient toujours éveillées à la voix de sa maîtresse ». « Qu'aucune de ces femmes, ajoute la Riwle, n'apporte ni ne colporte de racontars ou nouvelles futiles, et qu'elles n'en échangent pas entre elles. » ... Pour nourrir et habiller ses servantes et elle-même, la recluse pouvait compter sur les aumônes, les dotations, ou ses moyens personnels.

« La cérémonie officielle d'installation en clôture était assez symbolique et impressionnante pour faire ressortir la signification de la démarche accomplie par la candidate. On procédait d'abord à l'examen de ses aptitudes; habituellement un supérieur ecclésiastique était désigné à cet effet par l'évêque. S'il lui semblait que la postulante possédait les qualités requises d'âme, d'esprit et de corps, une date était fixée pour son entrée solennelle en clôture. Les détails de la cérémonie différaient selon les régions, mais le fond restait le même, comme il en va pour le cérémonial de profession des ordres et congrégations religieuses modernes. Dans toutes les versions du rite, la postulante assistait à la Messe le jour de son entrée en clôture ; quelquefois une Messe de Requiem était prescrite; d'autres fois, le choix était laissé à l'officiant. L'habit de recluse était béni et, à un moment donné de la cérémonie, soit durant la Messe soit aussitôt après, la candidate lisait la formule de sa profession. ... Puis on invitait la postulante à entrer, la porte était assujettie, et la procession repartait pour l'église où l'on disait des prières pour la nouvelle ensevelie. Dans le rite d'Exeter, toute la cérémonie ressemblait fortement à un véritable service de funérailles : on chantait l'In Paradisum pendant que la postulante pénétrait dans la recluserie, et l'on disait les prières pour la recommandation de l'âme sur le corps prosterné de la nouvelle cloîtrée ; enfin l'évêque, après le départ des assistants, ordonnait à la recluse, par la sainte obéissance, de se relever et de passer dans l'obéissance le temps qui lui restait à vivre…

« Comment s'y prenait-elle pour vivre, toujours plus intensément, dans le Christ ? ... nous pouvons nous demander si ses sœurs recluses faisaient une ascension aussi rapide [que celle de Julienne] et quelles étaient les armes spirituelles employées pour écarter les obstacles à l'union divine.

« A cette dernière question, l'Ancren Riwle fournit une réponse exhaustive. La première des huit parties, ou « Livres », est constituée de directives minutieuses sur la prière, liturgique et privée, à laquelle la recluse devait se consacrer avant tout. La deuxième partie traite de la garde du cœur ; elle se divise en cinq chapitres, correspondant aux cinq sens qui « gardent le coeur comme des veilleurs ». La troisième partie commente le verset : « Je suis devenu comme un pélican dans le désert ». Les tentations charnelles et spirituelles, avec les remèdes à employer, forment le sujet de la quatrième partie. La cinquième partie traite de la confession, et la sixième de la pénitence. La septième s'occupe de la pureté du cœur : pourquoi aimer Jésus-Christ et quels sont les obstacles à cet amour. La huitième partie est entièrement consacrée à régler des questions matérielles : nourriture, vêtement, relations avec le monde extérieur, etc.

« L'auteur de la Riwle impose fermement l'observance du silence. La recluse devait garder le silence la plus grande partie de la journée ; le vendredi, et plusieurs jours par semaine dans les temps de pénitence, ce silence devait être complet et absolu. Un silence strict était de même enjoint pour tous les jours de la Semaine Sainte. Mais cela ne signifiait pas, bien sûr, que les instructions indispensables ne pouvaient être données à la servante, encore moins qu'un étranger en quête de « conseil spirituel » devait être renvoyé inconsolé, car donner cette consolation spirituelle était un devoir capital de la recluse médiévale.

« Il ne s'agissait cependant pas, pour celle-ci, de manger son pain dans le silence et l'oisiveté : « …c'était à la fois un devoir et une récréation de lire beaucoup, d'écrire, et …de pratiquer un travail manuel ». Le travail manuel était requis même quand il n'était pas nécessaire comme gagne-pain. Les travaux d'aiguille étaient, naturellement, un métier que la recluse pratiquait beaucoup.

« L'Age d'or des reclus en Angleterre a, dit-on, coïncidé en gros avec la période 1225-1400. Le déclin semble avoir commencé avec le deuxième quart du XVe siècle, bien que de nombreux ermitages, y compris celui de Saint-Julien [l’ermitage de Julienne], aient continué de voir les reclus se succéder jusque bien avant dans le XVIe siècle. »

Le paysage sera « simplifié » par une Réforme qui fait disparaître en rendant à la vie civile tous ces clercs et ces nonnes ou pieuses femmes suivant l’exemple de Luther, puis par la Contre-réforme dont le concile de Trente resserre le contrôle sur les troupes consacrées mais dispersées, ne laissant place qu’à des fondations aux ordres, telle celle des jésuites. Cependant nous rencontrerons encore au XVIIe siècle une grande mystique, Jeanne de Cambry, recluse dans le nord de la France, tandis que vivent encore à Louvain les dernières béguines ; une littérature féminine couvrant quatre siècles reste à explorer en Belgique…

Richard Rolle ( ~1295 ? -1349).

On ne sait presque rien de la vie de Richard Rolle [148] : à dix-neuf ans il commence sa vie d’ermite et se sépare des règles anciennes : « Par le fait qu’il embrasse la vie érémitique, Rolle se met en marge de tout groupe social. Il ne demeure même pas, comme tant d’autres solitaires, dans le voisinage d’un monastère, et il n’éprouve pas le besoin d’une regula approuvée. Il n’a plus désormais de cadre de vie bien définie, et il se voit privé des avantages de la vie en société. Il erre çà et là. Il ne se livre à aucun travail rémunéré. Il vit de la charité d’autrui, connaît la faim, le froid, la nudité. Il est réduit à la mendicité : les solitaires « demeurent mendiants, à la porte [des riches] et ceci leur font porter leurs miettes [149]. » Il change souvent d’ermitage, puis entre en relation étroite avec une recluse d’Anderby, Marguerite Kirkby, avant de se fixer à Hampole où il entretient des relations avec un couvent de cisterciennes. La date de sa mort correspond à celle où la grande peste atteignit l’Angleterre.

L’Incendium Amoris est son œuvre la plus connue. Le Melos Amoris ou Chant d’Amour, écrit lorsque Rolle avait une « bonne trentaine d’années », se présente comme un poème en prose qui chante la pauvreté spirituelle, conséquence de la vie contemplative plutôt qu’un préambule. A l’opposé des spirituels dominicains germaniques qui enseignent des communautés, Rolle témoigne directement de sa propre expérience, son but étant d’y attirer les autres, comme le montre la belle ouverture du Chant :

L'amour rend l'âme audacieuse. Il l'extirpe du gouffre, dès lors que le feu du Créateur éternel l'embrase comme une bien-aimée. Puis il l'accueille sur des sommets qui dépassent la sagesse du monde, et alors tout lui devient indifférent, sauf la sainteté. Or, elle me presse à tel point, cette violence d'amour, que j'ose prendre la parole. Je veux instruire les autres et leur montrer la grandeur de ceux qui aiment avec feu, la justice de ceux qui jubilent en Jésus, l'amour de ceux qui chantent en harmonie avec le ciel, et enfin la clarté de ceux qui peuvent capter dans leur conscience l'ardeur incréée et la jouissance sans déclin. / Dès lors, voyant comment le Créateur a conduit le jeune homme (que je suis) jusqu'à l'éclosion de la vraie Justice, nul ne pourra désormais nier que Dieu ne donne sa douceur aux hommes dès cette vie, ne les glorifie, aujourd'hui encore, de la richesse de sa mélodie d'une saveur de miel, ainsi qu'il avait coutume de le faire pour les saints de jadis [150].

Et sur un mode plus objectif et comparatif, il insiste sans cesse sur l’expérience :

Sans un amour brûlant, sans l’expérience de la grâce qui soulève les saints et fait bondir les purs hors du péché, qui donc pourrait avoir, dès cette vie, la certitude de l’élection et du salut éternel ? Bien plus, supposez qu’un homme s’abstienne de toute haine et colère, ... si pourtant il est privé du chant qui purifie et ennoblit, le seul bien spirituel qu’il puisse espérer c’est d’être délivré des filets au jour de la terreur ... Sans cesse il lui faut se préoccuper de son salut et se tenir en garde ... Voici par contre celui qui visiblement a jeté au vent l’antique vanité. L’ennemi avec son astuce n’est plus sur sa route. La ferveur céleste, envahissante et savoureuse, s’allume en son âme, l’amour divin répand douceur et grâce en son cœur fidèle. Il avance à grands pas triomphants, participe gratuitement à la gloire, reçoit du ciel la joyeuse jubilation et devient le compagnon des chantres de l’amour [151]

Son appel à la conversion se présente coloré comme un tableau flamand de la fin du moyen-âge, auquel vient s’ajouter le clair-obscur d’un brouillard d’outre-Manche (que l’on retrouvera dans le Nuage d’Inconnaissance) :

Nous avons anéanti la Vipère venimeuse en rejetant tout ce qui est vil aux yeux de qui aime véritablement. C’est ainsi que survient le charme que nous convoitons, et que l’amour fait irruption dans le cœur de ceux qui chantent en accord avec les élus aimés de Dieu. Leur clarté s’affermit, leur conscience ne sombre pas dans le brouillard, mais s’éclaire de plus en plus jusqu’à ce que, bien-aimée de Dieu, l’âme soit transportée dans la demeure où il ne faudra plus apprendre, et contemple la Sagesse éternelle qui illumine tout ... Les orgueilleux et les pécheurs se verront abaisser dans leurs vices, affreusement tristes, et lorsqu’ils découvriront la nuit horrible que ne peuvent éclairer les rayons des étoiles [Sagesse, 17, 5.] et qu’une opacité sans limite les enveloppera, tous les cupides seront confondus avec les charnels qui étaient captifs de leurs convoitises. Ils tomberont dans la prison de brouillard et le chaos catastrophique. Les prélats pervers et tous les pécheurs pourris brûleront sans arrêt [152]

Au-delà de la lutte, c’est l’action divine qui seule peut embraser le cœur :

« Mon cœur est pareil à la cire, il fond au milieu de mes entrailles [Psaume 21,15]. » Exposée au feu, nous voyons la cire fondre et s’écouler en une sorte de pâte amollie par la chaleur. Le cœur, lui aussi, réconforté par la consolation de l’amour, mieux encore, saisi par son feu, brûle d’ardeur et aspire à entendre l’harmonie angélique. Oui, comme la cire subit l’action du feu, de même, soudain liquéfié, le cœur se sent embrasé jusqu’en ses plus secrètes profondeurs et, tel un joueur de cithare, enlevé jusqu’au ciel [153].

Rolle parle pour tous les ermites cachés dont l’ardeur fait fi des maisons comfortables. La vie mystique est le prélude, l’ « inchoation » de la vie céleste :

Tous alors vivraient dans la jubilation. Ils deviendraient justes. Ils brûleraient d'amour pour l'Auteur de l'univers. Ainsi les uns n'auraient-ils aucune part au châtiment du Charlatan détestable et les autres échapperaient-elles aux filets des séducteurs qui se lamenteront et pleureront d'avoir ri. Mais j'en suis convaincu : ces parfaits se cachent aux yeux des hommes et ne s'affichent pas comme font les autres. Leur existence est toute différente de celle qu'on mène pour l'ordinaire dans une maison de conven­tuels. Ils sont enflammés de façon singulière par le goût de la divine Sagesse. Ils brûlent, dans l'intime de l'âme, d'un amour sans limite qui les assimile aux Séraphins. Leur comportement extérieur, lui aussi, est supérieur à celui du commun et apparaît, à qui l'observe, supra­naturel et même impossible. Mais en réalité, si grande, si débordante, est pour ces amants l'allégresse de la jubilation et de la mélodie céleste, que cette vie leur devient facile et délectable alors que les autres la qualifient de dure et même d'intolérable. C'est ainsi que leurs mérites seront pour le monde un rempart sans prix, et que leurs prières pour la patrie apaiseront le Tout-Puissant [154].

Il insiste sur la possibilité de libérations offerte ici et maintenant, ce dont il témoigne personnellement:

L'entrée est libre, la porte s'ouvre, et elle est ensuite gardée contre toute incursion étrangère. O amour si bienfaisant! O bienfait si aimable! Il nous procure tous les biens et sans lui nous n'en possé­dons aucun pour notre salut. Il est le soutien de ma session, la joie de mon silence, le baume de ma pénitence, l'élan de ma prière, la douceur de ma méditation, l'aliment de ma contemplation, l'onction de mon chant, l'inspiration de mes écrits. Pas de faux pas pour qui l'aime! Le chemin est droit pour qui le garde [155].

Walter Hilton ( ? -1396).

Clerc devenu ermite, l’auteur de l’Echelle de perfection propose un manuel de la vie spirituelle, ce qui rend à prime abord le texte moins attirant que le Chant de Rolle ou que l’élan traduit dans le Nuage. Cependant « son langage rejoint fréquemment celui de Tauler. De façon plus explicite qu’aucun de ses prédécesseurs connus, il esquisse les degrés, qui seront familiers aux lecteurs de saint Jean de la Croix et des autres mystiques espagnols : la nuit active du retrait de tout ce qui peut satisfaire les sens, l’ardent désir de voir le Dieu invisible qui consume comme en un feu les imperfections de l’âme, les ténèbres de l’esprit, le rayon de lumière céleste qui dissipe ces ténèbres lorsque l’âme est « une vraie épouse de Jésus », et l’adhésion finale à « quelque chose des secrets de la sainte Trinité ». Hilton répète, avec tous les grands mystiques, que le progrès dans la contemplation est un libre don de Dieu, une grâce spéciale, « la même grâce que la première grâce » qui porte l’âme vers Dieu, car « la grâce progresse avec l’âme et l’âme avec la grâce » [156].

 Dieu est tout et il fait tout… Tu n’est rien sinon un instrument doté de raison sur lequel il travaille… car Dieu travaille en nous tous, à la fois il nous donne la bonne volonté et l’efficacité du travail [157]

L’auteur du Nuage d’Inconnaissance et son oeuvre (~1370).

L’auteur serait peut-être Adam Horsley de la chartreuse de Beauvale dans le South Nottinghamshire. On ne sait rien de plus [158]. Son œuvre comporte cinq titres : The Cloud of Unknowing, le plus célèbre et le plus long ; The Epistle of prayer ; Dionysius mystical Teaching ; Benjamen, une traduction libre de Richard de Saint Victor ; The Epistle of Discretion in the Stirrings of the Soul ; The Treatise of the discerning of Spirits [159]. 

Le titre du Nuage d’Inconnaissance est tiré du début du texte : « Here bygynnith a book of contemplacyon, the whiche is clepyd the clowde of unknowyng, in the whiche a soule is onyd with god ». Le brouillard anglais a pu fournir l’image du nuage obscur placé entre nous et Dieu, et aussi un nuage d’oubli placé entre nous et le créé, laissant deviner une solitude peut-être paisible. Rien n’est à faire, sinon par élan… On ne saurait surestimer l’importance de ce texte court qui forme, avec les Noces de Ruusbroec et les chefs-d’œuvres de Jean de la Croix (Cantique A, Vive flamme…), la trilogie à laquelle se réfèrent les mystiques d’Occident plus récents.

 Un commentaire jamais édité, que nous reprenons partiellement dans ce qui suit, en l’accompagnant de certains des extraits auxquels il fait référence, nous introduit au cœur de l’œuvre [160]  :

« La vie spécifiquement mystique ne consiste pas pour l'auteur de ce petit livre en une claire considération de quelque objet qui se situerait au-dessous de Dieu, quelque savant et favorable qu'il soit, comme la méditation sur les perfections divines, les dons de Dieu, les saints ou les béatitudes ; elle ne consiste pas non plus en un mouvement aigu de l'intelligence ni en curiosité d'esprit ou en imagination » :

…ce que tu dois, de même que ce nuage d'inconnaissance est au-dessus de toi entre toi et ton Dieu, c'est exactement de même mettre au-dessous de toi un nuage d'oubli entre toi et toutes les créatures jamais créées. Tu vas penser, peut-être, que tu es tout à fait loin de Dieu parce que ce nuage d'inconnaissance est entre toi et ton Dieu mais très certainement, si la conception en est bonne, tu es bien plus loin de Lui quand tu n'as point un nuage d'oubli entre toi et les créatures qui puissent jamais avoir été ou être faites. ... Car quoiqu'il soit pleinement profitable parfois de penser à certaines conditions et actions de telles créatures particulières, néanmoins ici, en cette oeuvre, le profit en est minuscule ou nul. Pourquoi donc ? C'est que le souvenir ou la pensée de quelque créature que Dieu ait jamais faite, ou d'une quelconque de ses actions, est une manière de lumière spirituelle : car l'oeil de ton âme est exactement fixé sur cela comme l'œil du tireur est fixé sur le but qu'il vise. Et je te dis une chose, c'est que tout ce à quoi tu penses, cela est au-dessus de toi pendant ce temps, et entre toi et ton Dieu : et d'autant plus es-tu loin et plus loin de Dieu, que tu as en l'esprit la moindre chose autre que Dieu. Oui ! et s'il est possible de le dire avec décence et convenance, pour cette oeuvre, cela ne sert que peu ou à rien de penser à la bonté ou à la perfection de Dieu [161]

« Par contre plus valable en soi et plus plaisant à Dieu est cet aveugle élan d'amour vers Dieu en lui-même et « un tel et secret empressement en ce nuage d'inconnaissance » [162]. La raison en est que «  l'amour peut en cette vie atteindre Dieu mais la science point » [163]. « Ce n'est pas une prière qui dure et s'alanguit mais un élan dont l'intensité s'accroît sans cesse parce qu'il reprend et se renouvelle :  « Ce n'est pas un long temps que réclame cette œuvre pour son réel achèvement. » En effet pour que cette œuvre s'accomplisse, nous dit l'auteur, « un rien de temps suffit ». Ce n'est qu'un brusque mouvement et comme inattendu qui s'élance vivement vers Dieu, de même qu'une « étincelle de charbon. »

Et merveilleux est-il de compter les mouvements en une heure se faire dans une âme qui a été disposée à ce travail. Et pourtant il suffit d'un seul mouvement entre tous ceux-là pour qu'elle ait soudain et complètement oublié toute choses créées [164].

« Cet élan suffit pour unir à Dieu. Mais à certains il convient de « l'avoir comme plié et empaqueté dans un mot [165] » afin de mieux s'y tenir et ce mot doit être bref, « Dieu », « amour » par exemple ; c'est avec ce mot qu'il nous est conseillé de frapper à coups redoublés sur le nuage d'inconnaissance et de rabattre toute manière de pensée « sous le nuage d'oubli » car à côté de ce nuage obscur qui se trouve entre l'âme et Dieu, l'auteur distingue un autre nuage « qui serait cette fois-ci non plus au-dessus de l'âme mais au-dessous d'elle [166] » ; nous avons là le nuage d'oubli qui s'interpose entre elle et les créatures. Le travail et l'effort qui reviennent à l'âme sont en effet de fouler aux pieds le souvenir de tout ce qui n'est pas Dieu et de perdre « toute idée et tout sentiment de son être propre. » Bien avant saint Jean de la Croix, ce moine anonyme du XIVe siècle décrit encore un autre aspect de l'obscurité qui rappelle la nuit obscure du saint. Il la nomme « l'affliction parfaite qui sert à purifier l'âme » :

Tu dois prendre en dégoût tout ce qui se fait en ton intelligence et en ta volonté, à moins qu'il n'y soit que Dieu seul. Parce que tout ce qui est autre, assurément, quoi que ce soit, cela est entre toi et ton Dieu. Rien d'étonnant que tu le détestes et cesse de penser à toi-même quand il te faut toujours avoir sentiment du péché, cet horrible et puant bloc massif de tu ne sais pas quoi, lequel est entre toi et ton Dieu, cette masse pesante qui n'est point autre chose que toi-même [167].

« Cette œuvre qui paraît si ardue au début deviendra facile parce que par la suite c'est Dieu qui voudra travailler seul, mais alors qu'on laisse cette œuvre agir en nous-même et nous conduire où elle voudra, sans nous y mêler « par crainte de tout embrouiller ». Qu'on devienne aveugle durant ce temps en rejetant tout désir de connaissance qui serait plus un obstacle qu'une aide » :

…qu'il te suffise pour toi de te sentir mu et poussé par cette chose que tu ne sais pas quoi et dont tu ne sais rien sinon que dans ce tien mouvement tu n'as aucune pensée particulière pour aucune chose au-dessous de Dieu et que cet élan nu est directement dirigé vers Dieu [168].

Julian de Norwich (~1343 -après1416).

Norwich était un centre ecclésiastique important à l’époque. L’époque de Julian « fut celle de Crécy, Poitiers et Azincourt, de la Peste Noire, de la Révolte des Paysans, de la montée des Lollards. Elle a vu quatre rois sur le trône d'Angleterre ... Les splendeurs du style flamboyant, telles qu'on peut les voir dans la cathédrale d'Exeter, certaines parties de la cathédrale d'York, des cathédrales de Lincoln et d'Ely, ont dû lui être familières ; et il est bien possible que des échos des disputes philosophiques et théologiques des scholastiques du XIVe siècle soient parvenus jusqu'à la solitude de l'ermitage de Saint-Julien, à Conisford, Norwich » [169]. Julian influence de nombreuses personnes avant même que ses Revelations of Divine Love soient connues. L’archevêque de Canterbury lui fait un leg testamentaire en 1416, Margery Kempe, étrange figure que nous allons bientôt évoquer, la rencontre [170]. Au XVIIe siècle, Julienne fut connue en France par l’intermédiaire du bénédictin Augustin Baker.

Ses écrits ont une qualité unique de transparence, de fraîcheur et de joie. « Julienne a laissé deux récits distincts de ces révélations dont l’un est beaucoup plus court que l’autre. On ne peut pas dire que l’un soit tiré de l’autre, car chacun forme un tout. Il semble que la version courte est première et plus voisine des événements. ... Sa langue est claire, précise et savante. ». « Elle avait été formée par une littérature écrite en grande partie pour des laïques ignorant le latin et souvent illettrés ... On leur parlait, avec un réalisme parfois macabre, des souffrances et de la mort du Christ. Mais, à mesure que nous lisons Julienne, nous voyons que ses descriptions n’ont rien de commun avec des méditations stéréotypées et que ses « seize révélations » constituent un document spirituel unique » [171].

Elle a connues les œuvres anglaises de son temps : celles de Rolle, le Nuage, le Benjamin Minor de Richard de Saint-Victor traduit par l’auteur du Nuage, l'Echelle de la Perfection, la Théologie Mystique de Denys, et elle est fortement influencée par la Riwle. « On trouve plus surprenant, à première vue, que certaines parties de la Version Longue [des Révélations] présentent des affinités avec les oeuvres de quelques auteurs du continent, notamment le grand dominicain Eckhart. Mais si l'on pense à l'influence qu'exerçaient alors les dominicains à Norwich, et aux relations commerciales intenses qui existaient entre Norwich et le continent, on comprend que des idées religieuses courantes à l'étranger aient pu aisément atteindre les oreilles même d'une recluse » [172]. Ruusbroec peut être ajouté à la liste de ces influences. Elle a peut-être lue la Bible en traduction française et utilise les paroles de la Sagesse dans sa belle ouverture aux révélations [173] :

Il me montra une petite chose de la grosseur d’une noisette, au creux de ma main, et, pour autant que je pouvais voir, ronde comme une boule. Je la regardai et me dis : qu’est-ce que cela peut bien être ? Et je reçus cette réponse : c’est tout ce qui est créé. Je fus stupéfaite que cela puisse subsister, car la chose me paraissait si petite qu’elle aurait pu disparaître soudain entièrement. Et dans mon entendement je reçu cette réponse : elle subsiste et toujours subsistera, parce que Dieu l’aime. Et c’est ainsi que tout ce qui existe reçoit l’être de l’amour de Dieu [174].

Les extraits suivants montrent la confiance, la liberté et la joie des Révélations qui contrastent avec beaucoup de textes de l’époque (que l’on pense à l’Imitation !), en particulier sur l’importance relative accordée au péché :

… Je voyais vraiment que Dieu fait toute chose, si petite soit-elle, que rien n'arrive par pur hasard, mais par l'éternelle providence de la sagesse de Dieu; c'est pourquoi il me fallait admettre que tout ce qui est fait est bien fait. De plus j'étais certaine que Dieu n'a pas fait le péché, aussi me sembla-t-il que le péché est un néant [175].

Mais je ne vis pas le péché, car je savais par la foi qu'il n'a en aucune façon de substance ni de participation à l'être, et qu'on ne peut le connaître que par la souffrance dont il est la cause. Et cette souffrance, c'est quelque chose qui subsiste, à mon avis, tant qu'il dure, car elle nous purifie, et fait que nous nous connaissions nous-même et demandions pardon [176].

Car la grande méconnaissance de l’Amour-Dieu est la source de nos souffrances et constitue le vrai scandale :

La raison pour laquelle nous sommes accablés par nos souffrances, c'est que nous méconnaissons l'Amour. ... Car beaucoup d'hommes et de femmes croient que Dieu est Toute-Puissance et peut tout faire ; et qu'Il est Toute-Sagesse et sait tout faire ; mais qu'Il soit Tout-Amour et veuille tout faire - là ils s'arrêtent court [177].

The book of Margery Kempe (~1373~1440).

Il faut ajouter à la liste « canonique » qui débutait cette section anglaise, le texte extraordinaire,  retrouvé en 1934, d’une femme issue du milieu citadin aisé du Norfolk, qui surmonta une folie greffée sur la peur, vécut quatorze grossesses, rencontra la dérision de beaucoup, mais aussi l’aide de clercs et d’ermites – dont Julian de Norwich – et affronta le risque d’être brûlée comme hérétique. Elle conserva l’amitié de son mari, entreprit des pèlerinages qui la menèrent en terre sainte, à Compostelle, en Pologne… et dicta finalement la première biographie spirituelle féminine, qui reste unique par sa franchise et son abondance de détails intimistes (ils prouvent qu’elle fut indubitablement mystique). On trouve, malgré la différence des environnements et des époques, des parallèles avec des témoignages appartenant au XVIIe siècle : portant sur la peur et ses effets, avec la Relation de Québec sur Marie de Vallées ; portant sur la vie intime dans le mariage, avec la Vie de Madame Guyon. Il faut accepter un effort d’accommodation pour aborder un texte si concret et détaillé qu’il se prête difficilement aux citations [178].


 



[1] Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des cantiques, Cerf, « Sources chrétiennes » [SC], [1962], 1998, Introduction, p. 10, note 2.

[2] Dom Guy Oury, L’héritage de Saint-Benoît, introduction aux auteurs spirituels de l’Ordre, Solesmes, 1988 ; dom Jean Leclercq, L’amour des lettres et le désir de Dieu, initiation aux auteurs monastiques du Moyen Age, Cerf, 1957.

[3] Lettre aux frères du Mont-Dieu, SC 223, § 1, 145.

[4]  J. Déchanet, Guillaume de Saint-Thierry, Beauchesne, Paris, 1978, 137 & 132.

[5]  P. Verdeyen, La théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, FAC, Paris, 1990, 14.

[6] Lettre…, op.cit., p. 381.

[7] Miroir de la foi, 390d.

[8] Exposé sur le Cantique, SC 82, 166.

[9] La contemplation de Dieu, 12, SC 61 bis, 113.

[10] Miroir de la foi, 394a. Cité par Déchanet dans ses notes à la Lettre…, op.cit., 410-411.

[11] Attar, Le langage des oiseaux, trad. Garcin de Tassy, 1843, chap. XXXVI, 169.

[12] DS 13.791. Sur les cisterciens v. DS 13.736/7, (I. Robert de Molesme) ; DS 13.737/814 (II. La spiritualité cistercienne) ; DS 5.274/87 (Feuillants). 

[13] DS 1.1454/99 (Bernard de Clairvaux).

[14] Saint Bernard, Œuvres I, Aubier, 1945, Introduction de M.-M. Davy, p. 33, cit. Epist. CIV, 3, c., 240a.

[15] Ibid.,  I, 267, faisant référence à I Cor. 12, 3.

[16] Ibid., I, 217/8, inspiré de Sévère de Milève : “…la sagesse incarnée de Dieu ... demande que Dieu soit aimé sans mesure”.

[17] Ibid., II, 126/7.

[18] Ibid., II, 71.

[19] Ibid., I, 254, faisant référence à I Jean, 4, 8.

[20] Ibid., II, 152-155.

[21] La spiritualité du Moyen-Age, Deuxième partie par Dom Fr. Vandenbroucke, Aubier, 1961, 282 sv., citation p. 294 ; DS 7.901/939.

[22] R. Baron, Hugues et Richard de Saint-Victor, introduction et choix de textes, “Le Gage des divines fiançailles”, traduction du De arrha animae, 94-102. 

[23] Ibid., op.cit., p. 96 sv.

[24] Galates, 2, 20, verset invoqué par tous les mystiques.

[25] Ibid., op.cit., p. 125-133.

[26] Citation des Coutumes, DS 2.716.

[27] DS 2.724 – v. sur les chartreux, DS 2.705/776.

[28] DS 2.725/7.

[29] Voyage littéraire…, Paris, 1717, 251, cit. DS 2.731.

[30] Amour et silence ainsi que Ecoles de silence, éditions Parole et silence, 2001. – v. la section « dom Porion » en dernière  partie du manuel.

[31] DS 6.1169.

[32] Guignes II, Lettre sur le vie contemplative (l’Echelle des moines) / Douze méditations, SC 163, 1970, “Introduction”,  p. 33 et p. 48.

[33] DS 6.1169/75 (Guigues I) ; DS 6.1175/6 (Guigues II) ; DS 6.1176/9 (Guigues du Pont) - Outre les volumes SC 88 ou 274 (Lettres des premiers chartreux) et SC 163, v. Guigues du Pont, Traité sur la Contemplation, Analecta Cartusiana, 1985. 

[34] Guigues II, Lettre…, SC 163, “Lettre, XII Récapitulation”, p. 107/9.

[35] Ibid., “Lettre…”, p. 103.

[36] Ibid., “Lettre…”, p. 105/7.

[37] Ibid., “Méditation V”, p. 151.

[38] Ibid., “Lettre…”, p. 115, faisant référence à Matthieu 7, 7 et 11, 12.

[39] Ibid., “Méditation X, p. 185 ; vertu pour virtus : qualité, vigueur, énergie.

[40] DS 7.859/873 ; Hugues de Balma, Théologie mystique, SC 408, 1995.

[41] DS 7.871.

[42] DS 2.705/776 (art. « Chartreux », dont en fait toute une partie est consacrée à ce Denys) ; DS 3.430/49 (art. « Denys le Chartreux »).

[43] De donis Spiritus Sancti, 523A (cité en DS 3.436).

[44] Œuvres, Tome 38, 406A & 394A.

[45] DS 12.715.

[46] DS 13.725 (P. Verdeyen, « Ruusbroec et ses disciples »).

[47] DS 12. 719 sv. (P. Verdeyen, « Les béguines »)

[48]J.-B. P[orion], Hadewijch d’Anvers, Seuil, 1954, p.78-79 [l’introduction, qui couvre cinquante pages denses, ainsi que les notes de cette éd., sont très précieuses], rééd. 1994 ;  Hadewijch, Lettres spirituelles…, Genève, 1972 ; Hadewijch, The complete works, New-York, 1980.

[49] Ibid., 117.

[50] DS 12.721 et sv.

[51] Ibid.,170-171. Ses poèmes sont traduits dans : Hadewijch d’Anvers, 116-182, comme venant d’une “plume différente” (Introduction, 45).

[52] Ibid., 182.

[53] Hadewijch, The complete works, New-York, 1980, 4-5. : “…Hadewijch’s authority among the Beguines met with opposition ... she was threatened with an accusation of teaching quietism ... was evicted ... It may perhaps be conjectured that … she offered her services to a leprosarium or hospital for the poor…”

[54] Marguerite Porete, Le miroir des âmes simples et anéanties, trad. M. Huot de Longchamp, Albin Michel, 1984. Nous reprenons des éléments biographiques donnés dans la vivante Introduction.

[55] Le lecteur sera aidé par  les “indications scéniques” et les “Quelques points de repère…” donnés en fin de l’Introduction, 32-35.

[56] Ibid., 55, 64 (pour les commentaires II à IV), 68.

[57] Ibid., p. 95. Cette image rapelle l’image marine que nous avons cité de Syméon. On pourrait faire deux anthologies des comparaisons naturelles de l’Immense déité, l’une avec la mer, l’autre avec la montagne.

[58] Ibid., p.116.

[59] Ibid., p. 200.

[60] Hadewijch d’Anvers, op.cit., note de J.-B. P[orion], 185.

[61] L. Cognet, Introduction aux mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1968 ; DS 13.506-521 (1987) ; de Béatrice de Nazareth, v. ses Sept degrés d’amour, trad. J.B. P[orion], « Ad Solem », Genève, 1972, publiés conjointement à des Lettres spirituelles de Hadewijch..

[62] Hadewijch, The complete works, New-York, 1980, p. 70, Letter 12 : « They who strive and desire to content God in love begin here on earth that eternal life by which God lives eternally. »

[63] v. DS 4.93/116, art. « Eckhart » ; L. Cognet, Introduction…; etc.

[64] DS 13.516-517.

[65] E. Gilson, La philosophie au Moyen Age, 2e éd., Payot, 1952, 699.  – Approche parallèle mais plus brutale dans Kolakowski, Main currents of Marxism, Norton, 2004, p. 27 sv., §5. Eckhart and the dialectic of deification : « …unremitting conviction that Being and God are one and the same … Hence the question as to the reason of creation does not figure, properly speaking, in his sermons and writings. »

[66] DS 4.99/101 (et v. la suite : 4.101/110).

[67] Bréhier, Histoire…, op.cit., 2004, 658 sv. (et v. sa présentation de Guillaume d’Ockham, 650 sv.).

[68] DS 13.518/9.

[69]  Introduction au Chant d’amour de Rolle, SC 168, 75.

[70] DS 13.513. La citation est de Tauler, Sermon, éd. Vetter, 15.

[71] DS 13.515.

[72] Eckhart, Œuvres, trad. P. Petit, Gallimard, 1942, p. 58. [Traduction inspirée, faite à partir de l’ancienne édition Buttner / Pfeiffer ; celle de J. Ancelet-Hustache, plus sèche, est faite à partir des travaux très - trop ? -critiques de J. Quint et de ses collaborateurs : « …personne ne pourrait nous empêcher de penser in petto que le pseudo-Eckhart est, lui aussi, un vrai Eckhart – et de préférer les anciennes éditions… » (P. Petit, Avant-propos, 11)].

[73] Ibid., p. 109.

[74] Ibid., p. 280-281.

[75] DS 7. 234.

[76] DS 7. 236/46.

[77] L’œuvre mystique de Henri Suso, « La Vie », Paris, 1946, chap. XX, 168.

[78] Sur Merswin, v. DS 10.1056/8. Sur tout le milieu, v. L. Cognet, Introduction..., chap. V, « Le mysticisme germanique médiéval » ; B. Gorceix, Amis de Dieu en Allemagne au siècle de Maître Eckhart, Paris, 1984. Ce dernier ne prend pas position.

[79] DS 15.61-71, dont les citations précédentes.

[80] Tauler, Sermons, trad. E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, Cerf, Paris, rééd.1991, p. 36.

[81] Ibid., p.61.

[82] Le Vijñana Bhairava, traduit et commenté par L. Silburn, De Boccard, Paris, 1959, « Introduction », p.15-16. Bhairava désigne, dans le Sivaisme du Cachemire médiéval, le Dieu suprême, Conscience encore indifférenciée.

[83] Tauler, Sermons, op. cit., 16-17.

[84] Ibid., 212-213.

[85] Ibid., 323-325.

[86] Ibid., 442.

[87] Ibid., 334.

[88] Ibid., 654-655.

[89] Ibid., 181-182.

[90] Œuvres complètes de J. T., 8 vol. [les sermons occupent 4 volumes], traduction de E.-P. Noël, 1911-1913, complétée par un 9e volume, traduction “par un prêtre du diocèse de Strasbourg” de L’Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C. - Tauler, Sermons, trad. sur l’allemand de E. Hugueny – G. Théry – M.A.L. Corin, Cerf, Paris, 3 vol., 1927-1935, rééd. 1991 en un volume que nous venons d’utiliser.

[91] DS. 15.72.

[92] L’Imitation de la Vie pauvre de N.S.J.C., A. Tralin, Paris, 1914. 

[93] Ibid., « Introduction », 17.

[94] Ibid. : la note couvre la majeure partie des pages 50 …à 75.

[95] Ibid., 355.

[96] A. Wautier d’Aygaliers, Ruysbroeck l’Admirable, Cahors 1909, 1923, p. 105-108. L’approche “sociale” et des options affirmées portant sur la spiritualité de Ruusbroec ont nui à la réputation d’un ouvrage attachant.

[97] M. de Barante, Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois, 1364-1477, Paris, 12 vol., 1837-1838.

[98] Paul Verdeyen, Ruusbroec l’Admirable, Cerf, Paris, 1990, p.7 ; v. aussi : DS 8.659/97, art. « Jean Ruusbroec » d’A. Ampe ; L. Cognet, Introduction aux mystiques Rhéno-flamands, Desclée, 1968, chap. VI « Ruusbroec » ; v. les introductions à la grande édition critique des Oeuvres de Ruusbroec (Corpus Christianorum, Brepols). 

[99] D. Jean Rusbroch ou de Ruysbroeck, Vie et Gestes suivis de son livre très parfait des Sept degrés de l’amour, [par Hello], Paris, Chamonal, 1909, p. 1-68.

[100] Verdeyen, op. cit., p.13.

[101] Vie et Gestes…, op. cit., chap. IV, p.12-13.

[102] DS 2.466, art. « chanoines réguliers ».

[103] Verdeyen, op.cit., p.34.

[104] Ibid., p. 38.

[105] DS 12.724 (art. “Ruusbroec”, P. Verdeyen).

[106] Verdeyen, op. cit., p. 42.

[107] Vie et Gestes…, op. cit., p. 47. 

[108] Edition critique dans le Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, volumes CI à CX, Brepols, 1989 sv. , où le texte critique brabançon, l’anglais, le latin et les variantes sont donnés en parallèle ; traduction récente par le bénédictin dom André Louf : Jan van Ruusbroec, Ecrits, Bellefontaine, 1993 sv. ; traductions anciennes de Wisques (puis d’Oosterhout) : Œuvres de Ruysbroeck l’Admirable, Bruxelles, Vromant, 1915-1938 ; introduction et trad. par Bizet : Ruysbroeck, Œuvres choisies, Aubier, 1946.

Nous indiquons maintenant les titres en quatre langues des œuvres en suivant  l'ordre de composition indiqué par Verdeyen, ce qui s’avère utile pour entreprendre une lecture suivie chronologique des douze pièces du corpus lorsque l’on suit plusieurs éditions :

1. Royaume des amants - Dat rijcke der ghelieven - The realm of Lovers - Regnum Deum amantium,

2. Les Noces spirituelles - Die geestelike brulocht - The spiritual espousals - De ornatu spiritalium nuptiarum,

3. La Pierre brillante - Vanden blinkenden steen - The sparkling stone - De calculo…,

4. Les quatre tentations - Vanden vier becoringhen - The four temptations - De quatuor…,

5. De la foi chrétienne - Vanden kerstenen ghelove - The Christian faith - De fide et iudicio,

6. Le livre du Tabernacle spirituel - Van den geesteliken tabernakel - The Spiritual Tabernacle - In tabernaculum foederis commentaria,

7. [ici débutent les écrits achevés ou composés entre 1346 et 1361 à Groenendael :] Première lettre (à soeur Marguerite) - Brieven - Letters – Epistolae,

8. Les sept clotures - Vanden seven sloten - The seven enclosures - De septem custodiis,

9. Le Miroir de la vie éternelle - Een spieghel der eeuwigher salicheit - A Mirror of Eternal Blessedness - Speculum aeternae salutis,

10. [peu avant 1359 :] Les sept degrés de l'échelle d'amour spirituelle - Van seven trappen - The seven rungs - De septem amoris gradibus,

11. Livre de la plus haute vérité - Boecsken der Verclaringhe - Little book of Enlightment - Samuel sive apologia,

12. Les Douze Béguines - Vanden XII beghinen - The twelve Beguines - De vera contemplatione.

[109] J. Orcibal, « Vers le vrai Ruysbroeck » (1976), Etudes…, op.cit., 835-845.

[110] P. Verdeyen, DS 12.727-728.

[111] Ibid., 12.726.

[112] J. Chambron, « Les trois avènements du Christ dans l’âme d’après Ruysbroeck l’Admirable » in Hermès I, Paris, 1981, p. 119.

[113] Jan Van Ruusbroec, Die Geestelike Brulocht, « Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis », vol. CIII, Brepols, 1988 (brabançon et variantes à droite, anglais et latin de Surius à gauche, p. 148-601).

[114] Die Geestelike Brulocht, op.cit., p. 599. _  Le glossaire brabançon-anglais, p. 637 sv., donne pour chaque mot toutes ses occurrences dans les Noces ; pour la forme des mots les plus courants et pour une introduction grammaticale : A. van Loey, Introduction à l’étude du Moyen-Néerlandais, Aubier, 1951. -  Il est ainsi facile, au moins pour une phrase-clé, aidé par la traduction-translittération anglaise (que nous faisons suivre avant les adaptations françaises), de remonter au brabançon, par ailleurs voisin de l’anglais médiéval.

[115] Rolfson (1988) : Die Geestelike Brulocht, op.cit., p. 598.

[116] Bénédictins de Wisques (1920) : Œuvres…, op. cit., vol. III, p. 219.

[117] Bizet (1946), op. cit., p. 365.

[118] Silburn (1969), qui se réfère à Bizet : Le vide, expérience spirituelle…, « Le vide, le rien, l’abîme », Hermès 6, p. 62.

[119] Louf, (1993) : Jan van Ruusbroec, Ecrits II, op.cit., p. 217.

[120] Bizet (1946), op. cit., “Les Noces spirituelles”, p. 179-361 ; nous omettons les références de chaque  passage : cet aperçu n’est proposé que pour inciter à l’approche du texte complet, car chaque nouvelle lecture conduit à un choix différent… - On se reportera au choix ample proposé par J. Chambron, « Les trois avènements du Christ dans l’âme d’après Ruysbroeck l’Admirable » in Les Voies de la Mystique, Hermès I (nouvelle série), Deux Océans, 1981, p. 119-139.

[121] L'unité de la nature divine ne l'empêche pas de se pencher sur chaque créature nettement distinguée en l'enrichissant de ses dons et en l'enflammant de son amour.

[122] L'esprit est une demeure de Dieu qui ne saurait sortir de lui-même.

[123] DS 8.606.

[124] cit. reprise de P. Verdeyen, Ruysbroec l’Admirable, p. 67-68.

[125] Ibid., p. 75.

[126] Ibid., p.82 - Sur la vie remarquable de Grote (ou Groote), l’expansion de sa fondation, les maîtres, le déclin et l’influence ascétique, v. DS 3.727/47, art. “Dévotion moderne” ; v. DS 6.265/74, art. “Gérard Groote”; G. Epinay-Burgard, Gerard Grote (1340-1384) et les débuts de la dévotion moderne, Wiesbaden, 1970.

[127] DS 6.267 & 272.

[128] DS 12.729.

[129] DS 5.427/34.

[130] DS 3.727.

[131] P. Verdeyen, op. cit., p. 92. 

[132] DS 3.730, 3.733/4.

[133] DS 10.1516/21.

[134] DS 10.1521.

[135] DS 3.745.

[136] Gerlac Peters, Le Soliloque Enflammé, Trad. [de l’édition de Cologne de 1616] par Dom E. Assemaine, moine de Saint-Paul de Wisques, Saint-Maximin, Var,  c.1921, p. 45 puis 96, 143, 144,  pour les extraits suivants.

[137] DS 12.1193-1194, citations extraites de l’art. « Peters » par Guido de Baere.

[138] DS 7.2339/67. 

[139] L’Imitation de Jésus-Christ, trad. de Lamennais, Livre troisième, chapitres I, II.

[140] Ibid., chap. XV.

[141] DS 7.358. (v. DS, 7.346/66, art. « Herp »).

[142] Harphius, Théologie mystique…, traduction [sur l’édition postérieure à la censure romaine] par J.-B. de Machault, Paris, 1616, « Livre troisième intitulé … Paradis des Contemplatifs », p. 622-847, à laquelle nous empruntons les citations (pagination entre crochets).

[143] C. Janssen, L’oraison aspirative chez Herp, Carmelus, 1956, vol. III, p. 47.

[144] DS 7.361/4.

[145] DS 1.642, art.  « Anglaise, écossaise, irlandaise (spiritualité) » ; G. Mursell, English spirituality…, London, Louisville, 2001 (vol. I : From Earliest Times to 1700).

[146] The nun’s rule being the ancren riwle modernised by James Morton with introduction by abbot Gasquet, London, 1907.

[147] Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…, éd. Bellefontaine, 1977, extraits de l’ Introduction [traduite de l’anglais], “La recluse”, p. 48 à 58.

[148] DS 13.572/90, art. « Richard Rolle » ; Le Chant d’Amour, SC 168-169 ; Incendium amoris, trad. M. Noetinger, 1929.

[149] Le Chant d’Amour, SC 168, 25.

[150] Ibid., Ch. 1, p. 99.

[151] Ibid., vol. I, p. 297 (Ch. 25).

[152] Ibid., vol. I, p.175, 177, 179 (Ch. 2).

[153] Ibid., vol I, p. 211 (Ch. 14).

[154] Ibid., vol. I, p.185 (Ch. 12) et v. Introduction, p. 82.

[155] Ibid., vol. II, p. 187 (Ch. 50).

[156] DS 7.528 (DS 7.525/30 art. “Hilton”).

[157] Ladder, Livre 2, Ch. 35, cité en DS 7.528 ; Walter Hilton, The Ladder of Perfection, Penguin ; e-text sur ccel.org (Cressy’s text, 1870).

[158] v. DS 11.497/508.

[159] L’édition de base en anglais ancien a été établie par P. Hodgson, 2 vol. (The Cloud… & Dionise…), Oxford Univ. Press, 1958 ; e-text en anglais ancien sur le net (The Cloud, P. Gallagher, Michigan Univ.) ; l’adaptation en anglais moderne du Cloud par Wolters, Penguin, 1961 (nombreuses rééd.), est décevante ; il en est de même de la traduction du Nuage par Noetinger, Solesmes, 1925, (rééd. 1977), cependant utile pour les Epitres ; la traduction d’Abel Guerne paraît préférable (Le Nuage d’Inconnaissance, Documents spirituels, Cahiers du sud 6, 1953).

[160] Commentaire par Lilian Silburn.

[161] Ch. 5. Nous utilisons la traduction du Nuage par Armel Guerne, Cahiers du Sud, 1953.

[162] Ch. 9.

[163] Ch. 8.

[164] Ch. 4.

[165] Ch. 7.

[166] Ch. 5.

[167] Ch. 43.

[168] Ch. 34.

[169] Julienne de Norwich, Une révélation de l’amour de Dieu…,  Bellefontaine, 1977, « Introduction », p. 30.

[170] The book of Margery Kempe, chap. 18.

[171] DS 8.1605/7, art. « Julienne de Norwich ».

[172] Une révélation…, op.cit., p. 36-37.

[173] DS 8.1608. Il s’agit de Sagesse, 11, 21-24 : “Oui, le monde entier est devant toi comme le poids infime qui déséquilibre une balance, comme la goutte de rosée matinale ... Tu aimes tous les êtres…”

[174] Ch. 5, première révélation.

[175] Une révélation…, op.cit., 1977, p. 92.

[176] Ibid., p.112.

[177] Ibid., p.148.

[178] The Book of Margery Kempe, Penguin classics, 1985. L’introduction et les notes par B. A. Windeatt, le traducteur en anglais moderne, constitue une aide précieuse.

Retour à la page d'accueil

Copyright 2011 Dominique Tronc