II
Textes mystiques associés
DES TRADITIONS EN TERRES MUSULMANES
CHRETIENNES ET INDIENNES
Dossier de travail assemblé par Dominique Tronc
Ce troisième tome présente un choix de témoignages reconnus par notre filiation et ailleurs ! Il incite à privilégier des vécus mystiques – diamants cachés dans leur gangue particulière. Ces témoignages universels se rejoignent contrairement à l’approche spécifique historique du tome précédent.
Table des matières
Contenus de ce tome de textes mystiques 2
TABLE DES DEUX PREMIERS NIVEAUX 3
Les Jaillissements de Lumière 183
I. SIVA — LE — MAGICIEN (MAYAVIN) 378
VIRUPÂKSA et le troisième Oeil 383
III. SIVA, DIEU D’AMOUR, AMANT D’UMÂ — PARVATI 386
V. SIVARATRI, LA NUIT MYSTIQUE 402
VI, SIVA DANSEUR AU GRAND BANQUET DE LA VIE 408
Du Commencement de l’Ordre 439
La vive flamme d'amovr ( Strophe première de la main de Cyprien) 549
Traduction de la Mère Marie du Saint-Sacrement 560
« Sur le Nuage » (Lilian Silburn) 614
Chapitre I. Divers retours de l’âme à Dieu. 676
Chapitre II. Voie active de la méditation. 677
Chapitre III. Voie passive de lumière 679
Chapitre IV. Voie passive en foi, premier degré 681
Chapitre V. Imperfections de ce premier degré. Sécheresses 685
Chapitre VI. Deuxième degré de la voie passive en foi. 688
Section I. Troisième degré de la voie passive en foi. Morts. 690
SECTION DEUXIÈME. Second degré de dépouillement. 693
SECTION TROISIÈME. Troisième degré du dépouillement. 694
SECTION QUATRIÈME. Entrée dans la mort mystique. 697
Chapitre IX. Quatrième degré de la voie passive en foi. Vie divine. 700
Chapitre I. Vie ressuscitée et divine 704
Chapitre II. Paix, et liberté divine 706
Table des matières
Contenus de ce tome de textes mystiques 2
TABLE DES DEUX PREMIERS NIVEAUX 3
Principes des Hommes du Blâme 83
La notice « Kharaqânî » de la Tadhkirat 96
La notice « Abû'l-Hasan Kharaqani » des Nafahât al-uns de Jami : 102
Extrait de l’ INTRODUCTION [Christiane Tortel] 103
Les Jaillissements de Lumière 183
AU NOM DE DIEU LE CLÉMENT LE MISÉRICORDIEUX 183
Vingt et unième illumination 196
Vingt-deuxième illumination 197
Vingt-troisième illumination 198
Vingt-quatrième illumination 198
Vingt-cinquième illumination 200
Vingt-sixième illumination 201
Vingt-septième illumination 204
Vingt-huitième illumination 204
Vingt-neuvième illumination 205
Trente et unième illumination 206
Trente-deuxième illumination 206
Trente-troisième illumination 207
Trente-quatrième illumination 207
Trente-cinquième illumination 208
Trente-sixième illumination 208
INTRODUCTION [Yann Richard] 211
Jâmi et le soufisme Naqsbandi 212
Chinese Gleams of Sufi Light 215
THE TWENTY-SEVENTH GLEAMS /51 233
Chapitre de la Séparation né de la Connaissance 252
Chapitre de l’Avertissement 258
Chapitre de la Voie subtile 263
Chapitre de la Vie subtile 263
Chapitre du Dire-sans-Faire 266
Chapitre de l’Homme sensuel 267
Chapitre de l’Abolition de l’Erreur 270
Chapitre de la Mauvaise Compagnie 272
Chapitre de la Bonne Compagnie 272
Chapitre des Preuves de la Sainteté 274
Chapitre de la Louange des Saints 275
Chapitre de l’Appréhension de l’Essence 277
Chapitre de l’Enseignement 278
Chapitre de la Reconnaissance de l’Époux 280
Chapitre de l’Indifférence 280
Chapitre de la Toute-Puissance 280
Chapitre de la Mort vivante 282
Chapitre de la Conscience hypocrite 283
Chapitre de la Recherche de l’Enseignement du Guru 283
Chapitre de la Tendresse et de l’Amour 284
Chapitre de la Clairvoyance 289
Chapitre de la [vraie] Naissance 289
Chapitre de la Compassion et de la Bienveillance 290
Chapitre de l’Antilope musquée 290
Sa place, son rôle et ses représentants 371
Les différents visages de Siva 373
I. SIVA — LE — MAGICIEN (MAYAVIN) 378
Conscience chez le jñânin. 378
Béatitude et liberté chez le yogin. 380
L’amour du Soi chez le bhakta. 380
PASUPATI, gardien du troupeau 381
VIRUPÂKSA et le troisième Oeil 383
III. SIVA, DIEU D’AMOUR, AMANT D’UMÂ — PARVATI 386
Origine divine de la bhakti 387
Indifférenciation et triangle du cœur : 387
V. SIVARATRI, LA NUIT MYSTIQUE 402
VI, SIVA DANSEUR AU GRAND BANQUET DE LA VIE 408
SAMATÂ, AMOUR GLORIEUX DE LA MAJESTÉ DIVINE 410
Le bhakta et son identification au cosmos 412
LA BHAKTI PAR RAPPORT AU YOGA ET A L’ILLUMINATION 417
L’amour et les moyens de délivrance : ascèse et yoga 418
CHAPITRE VI LA RÉALISATION DU SOI 425
CHAPITRE VII LE GURU ET SA GRÂCE 427
Sources infra soulignées. Pages p. de l’éd. « Huitième centenaire ». 432
EXPOSITION DU « NOTRE PÈRE » 436
Du Commencement de l’Ordre 439
CHAPITRE I COMMENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS COMMENÇA À SERVIR DIEU 439
CHAPITRE II DES DEUX PREMIERS FRÈRES QUI SUIVIRENT LE BIENHEUREUX FRANÇOIS 441
CHAPITRE IV COMMENT IL EXHORTA SES FRÈRES ET LES ENVOYA PAR LE MONDE 443
CHAPITRE V DES PERSÉCUTIONS QU’ENDURÈRENT LES FRÈRES EN ALLANT PAR LE MONDE 443
CHAPITRE VI DE LA CONDUITE DES FRÈRES ET DE L’AFFECTION QU’ILS AVAIENT L’UN POUR L’AUTRE 445
CHAPITRE VIII COMMENT IL ORDONNA QU’ON TIENNE CHAPITRE ET DES POINTS QU’ON TRAITAIT EN CHAPITRE 447
CHAPITRE IX QUAND LES MINISTRES 4 FURENT ENVOYÉS PAR TOUTES LES PROVINCES DU MONDE 448
CHAPITRE XI COMMENT L’ÉGLISE LES PROTÉGEA DES MAINS DE LEURS PERSÉCUTEURS 449
CHAPITRE XII DU TRÉPAS DU BIENHEUREUX FRANÇOIS, DE SES MIRACLES ET DE SA CANONISATION 450
[Prédiction que le corps de François sera honoré après sa mort] 452
[Transfert de François à la Portioncule et bénédiction de la cité d’Assise] 452
[Dernière visite de « frère Jacqueline »] 453
[L’humilité et la pauvreté, fondements de la religion des Frères mineurs 5] 454
[Bénédiction de frère Bernard ; sainteté et mort de frère Bernard] 455
[Des alouettes survolent la maison où gît François ; l’alouette, modèle du bon religieux] 456
[Mendier plus de nourriture que ce qui est nécessaire vole les autres pauvres 1] 457
[Le Christ promet de pourvoir aux besoins des frères s’ils demeurent fidèles à la pauvreté] 457
[Le Christ répond aux ministres qui veulent faire adoucir la Règle] 457
[François refuse tout privilège pour les Frères mineurs] 458
[Les trois plaintes du Christ à frère Léon 458
[François bénit les frères qui l’entourent ; paraliturgie de la Cène] 458
[Vingt-sept paragraphes empruntés à la Vita secunda [2C] de Thomas de Celano] 459
CHAPITRE LIII UN MANTEAU DONNÉ À UNE PETITE VIEILLE À CELANO 460
CHAPITRE LIV UN AUTRE PAUVRE À QUI IL DONNA UN AUTRE MANTEAU 461
CHAPITRE LV IL FIT DE MÊME ENVERS UN AUTRE PAUVRE 461
CHAPITRE LVI COMMENT IL DONNA UN MANTEAU À QUELQU’UN POUR QU’IL NE HAÏSSE PAS SON SEIGNEUR 461
CHAPITRE LVII COMMENT IL DONNA À UN PAUVRE LA POCHE D’UNE TUNIQUE 461
CHAPITRE LXIX LA PAROLE PROPHÉTIQUE QU’IL EXPLIQUA SUR LES PRIÈRES D’UN FRÈRE PRÊCHEUR 461
CHAPITRE XC TRANSPORTÉ DE JOIE, LE SAINT CHANTAIT EN FRANÇAIS 462
CHAPITRE CIV COMMENT IL RÉSIGNA SA PRÉLATURE EN CHAPITRE ET UNE PRIÈRE 462
CHAPITRE CV COMMENT IL RÉSIGNA SES COMPAGNONS 463
CHAPITRE CXV EXEMPLE D’UN BON FRÈRE ET LA COUTUME DES ANCIENS FRÈRES 463
CHAPITRE CXXXIX COMMENT ON DOIT ÊTRE AVEC SES COMPAGNONS 463
CHAPITRE CXLI CE QUE LE SAINT RÉPONDIT À UNE QUESTION SUR LES MINISTRES 464
CHAPITRE CXXXIII SA COMPASSION POUR LES MALADES 464
CHAPITRE CXX COMMENT AU TRAVAIL IL AVAIT EN HAINE LES OISIFS 465
CHAPITRE CIX SON HUMILITÉ ENVERS SAINT DOMINIQUE ET VICE VERSA ET LEUR CHARITÉ MUTUELLE 465
[Reprise de la Compilation d’Assise :] 466
[François convainc ses premiers frères d’aller demander l’aumône] 467
[François refuse que les frères se soucient du lendemain] 467
[François emmène un frère malade manger du raisin] 467
[Sanction d’une indiscrétion de l’évêque d’Assise] 467
[François délivre un frère de suggestions diaboliques] 468
[François s’oppose à ce qu’on construise « en dur » à la Portioncule] 469
[François ne veut pas d’une cellule qui a été appelée sienne] 470
[François, au plus mal, bénit les frères et dicte le Testament de Sienne] 472
[Souci de François que les églises soient propres] 472
[François accueille dans la religion frère Jean le Simple] 472
[François refuse un postulant qui avait distribué ses biens à sa parenté] 473
[François surmonte une longue et grave tentation de l’esprit] 473
[François s’impose comme pénitence de manger dans l’écuelle d’un lépreux] 474
[François est réconforté par le son d’une cithare dans la maison de Tabald, à Rieti] 475
[Restauration miraculeuse de la vigne du prêtre de Saint-Fabien] 475
[François prédit la conversion du mari d’une dame de Lisciano] 476
[François refuse d’admettre un jeune noble dans la religion mineure] 477
[François, très malade, désire manger du brochet et le Seigneur lui en procure] 477
[François connaît les pensées d’un frère qui récrimine] 477
[François connaît à distance le désir d’un frère venu demander sa bénédiction] 478
[François prie pour un abbé, qui en ressent immédiatement le bienfait] 480
[L’amour du Christ fait se détourner François de ses propres souffrances] 480
[Un homme spirituel rencontre François pleurant sur la passion du Christ] 480
[Réponse de François à un frère qui l’invite à se faire lire les Écritures] 481
[François confesse en public avoir mangé gras durant une maladie] 481
[François se refuse à toute hypocrisie dans le vêtement et la nourriture] 481
[François confesse sa vanité après avoir donné son manteau à une vieille femme] 482
[François compose l’Écoutez, pauvrettes pour la consolation de Claire et de ses sœurs] 484
[Amour et révérence de François pour toutes les créatures] 486
[À Rieti, François donne son manteau à une femme souffrant d’une maladie des yeux] 486
[Facilité et détachement avec lesquels François offrait sa tunique] 487
[François découd une pièce d’étoffe de sa tunique pour la donner à un pauvre] 487
[À Rivo Torto, François demande au troisième frère de donner son manteau à un pauvre] 488
[Du bétail est guéri par de l’eau ayant lavé les mains et les pieds de François] 488
[À Rieti, un signe de croix tracé par François guérit le clerc Gédéon] 488
[François honore un frère qui revient joyeux de l’aumône] 490
[Ayant confirmation qu’il va bientôt mourir, François s’écrie : « Bienvenue, ma sœur Mort ! »] 491
[Suite du récit du novice qui désirait avoir un psautier] 494
[Fin du récit du novice qui désirait avoir un psautier] 494
[À la Portioncule, François édicte un règlement contre les paroles oiseuses] 495
[François est consolé par le chant d’une cigale qu’il a apprivoisée] 498
[François endure le froid afin d’être un modèle et un exemple pour les frères] 498
[La honte éprouvée par François lorsqu’il rencontrait plus pauvre que lui] 499
[François corrige un frère qui a dit du mal d’un pauvre] 499
[La stratégie employée par François pour convertir des brigands] 499
[François dévoile l’imposture d’un frère qui passait pour saint] 500
[Alors qu’il est l’hôte d’un cardinal, François est battu par des démons] 501
[François effectue un carême de quarante jours sur le mont Alverne] 502
[Fin CA, début du ms. Little :] 504
[Prière devant le Crucifié de Saint-Damien 1] 504
[Un frère voulait secrètement avoir la tunique de François 2] 504
[Un frère voulait avoir un écrit de la main de François 3] 504
[Comment François se dévêtit et s’assit nu par terre devant ses compagnons 3] 504
[Du persil qu’il envoya chercher de nuit dans le jardin 1] 504
[Comment un frère qui avait fait scandale contre son frère sortit de la religion 4] 505
[Un frère désirait voir le bienheureux François et prendre son conseil 1] 506
CANCIONES QUE HACE EL ALMA EN LA INTIMA UNIÔN CON DIOS 510
La vive flamme d'amovr ( Strophe première de la main de Cyprien) 549
qui traittent de la plus intime vnion & transformation de l'Ame en Dieu. , 549
CANTIQVE QVE CHANTE l'Ame en l'intime vnion auec Dieu. 550
EXPLICATION DV I. COVPLET, 552
Traduction de la Mère Marie du Saint-Sacrement 560
Introduction à la Vive flamme d’amour [Marie du S.-S.] 560
Avant-Propos à la seconde Vive Flamme d’amour [Marie du S.-S.] 563
La seconde Vive Flamme d’amour 565
« Sur le Nuage » (Lilian Silburn) 614
COMMENCE ICI LA PRIÈRE DU PROLOGUE 617
COMMENCE ICI LE CHAPITRE VINGT ET SEPTIÈME Qui œuvrera en l’œuvre de grâce que dit ce livre. 634
Une oeuvre préservée et d'influence souterraine 666
Un enseignement qui couvre la carrière mystique 667
Une ouverture sur le quiétisme 674
Chapitre I. Divers retours de l’âme à Dieu. 676
Chapitre II. Voie active de la méditation. 677
Chapitre III. Voie passive de lumière 679
Chapitre IV. Voie passive en foi, premier degré 681
Chapitre V. Imperfections de ce premier degré. Sécheresses 685
Chapitre VI. Deuxième degré de la voie passive en foi. 688
Section I. Troisième degré de la voie passive en foi. Morts. 690
SECTION DEUXIÈME. Second degré de dépouillement. 693
SECTION TROISIÈME. Troisième degré du dépouillement. 694
SECTION QUATRIÈME. Entrée dans la mort mystique. 697
Chapitre IX. Quatrième degré de la voie passive en foi. Vie divine. 700
Chapitre I. Vie ressuscitée et divine 704
Chapitre II. Paix, et liberté divine 706
Bistami m.849 – Sulami m.1021 - Kharaqânî m.1033
- Attar m.1230 - Naqshband m.1389 - Jâmi m.1492
- Sirhindi m.1624 1
Shatahât
1
Chaque jour qu’Abû Yazid ne ressentait nul mal ni souffrance, il s’adressait â son Seigneur, disant :
– Mon Dieu, aujourd’hui, Tu m’as donné mon pain et Tu ne m’as pas donné ma peine, sans laquelle je ne puis manger mon pain 1 [appel de note].
2.
Mon Dieu, demain Tu supplicieras par le feu des étrangers qui ne connaissent pas leur bourreau. Pourquoi ne serait-ce pas moi que Tu vouerais au bûcher ? Au moins saurais-je qui est mon bourreau.
3.
Abû Yazid souffrait, mais il ignorait pourquoi. â qui l’approchait, il disait :
– Connais-tu un remède â ce mal qui atteint mon cœur ?
Certains lui répondaient :
– Mange ceci.
D’autres :
– Bois cela.
Une fois, en pèlerinage, un personnage lui rendit visite. Abû Yazid l’interrogea. Il lui répondit :
– J’ai trouvé dans certains écrits que lorsque Dieu désire prendre un amant, Il lui ravit le cœur et le dépose dans la crainte et la nostalgie, pour qu’il se décante. Une fois épuré, Dieu se fait aimer de lui et l’aime â Son tour.
â ces paroles il saisit pourquoi il souffrait. Le visiteur lui dit encore :
– A mon arrivée, j’ai déposé le bât près du chameau, et je suis venu ; j’aurais parlé, que tu me l’aies demandé ou non.
Ainsi Abû Yazid comprit que le mal du cœur provient de la nostalgie de Dieu et de l’aspiration vers le Vrai 2. Et il obtint liaison et proximité qui lui permirent d’adorer Dieu et de servir la mère jusqu’â ce qu’il fût parvenu où il fut parvenu.
4.
– Dis-nous toi aussi un mot sur le respect du maître.
– Si Dieu ouvre â Son serviteur une vision plus lumineuse que ce soleil et que le maître le convie â une tâche très ordinaire et qu’il abandonne sa vision pour se consacrer â cette tâche, dira-t-on que cela donne un aperçu du respect que l’on doit au maître ?
5.
Abû Yazid était illettré. Et s’il est permis d’émettre des réserves sur sa formation dogmatique, nul doute que sa science ésotérique était parfaite. Or un des docteurs fut choqué par ses paroles.
– Ces paroles sont-elles issues de la science ? lui dit-il.
– As-tu acquis l’intégralité de la science ? lui dit Abû Yazid
– Non.
– Ces paroles font donc partie de la moitié de la science que tu ignores.
Un autre docteur fut non moins heurté par ses paroles.
– Ces paroles ne sont pas issues de la science, lui dit-il.
– Regarde dans tel livre, â telle page, lui dit Abû Yazid ; tu trouveras confirmées mes paroles.
Il chercha â l’endroit indiqué et constata qu’en effet la science corroborait ses affirmations.
6.
Mon Dieu, ne fais pas de moi un savant ou un ascète ou un proche. Si Tu décides de m’introduire dans Ta science, initie-moi â une infime parcelle de Tes secrets.
7.
Jeunesse vouée â la science, réclame la science dans la science, car la science que tu ignores est science.
Jeunesse consacrée â l’ascèse, demande l’ascèse dans l’ascèse, car l’ascèse â laquelle tu n’as pas accès est ascèse.
Jeunesse soumise â la crainte, appelle la crainte dans la crainte, car la crainte qui n’est pas tienne est crainte.
8.
Abû Mûsa3, tu pars en Arménie. Si en chemin tu rencontres un homme qui parle de ces sciences-lâ et qu’il est renié par les uns et honoré et cru par les autres, propose â ceux-ci de s’adresser â Dieu, leurs vœux seront exaucés.
9.
Ahmad ibn Khidhrawayh4 arriva de Balkh par la porte ouvrant sur la voie qui mène chez Abû Yazid. Il se retourna vers ses disciples qui étaient au nombre de mille et leur dit :
– Quiconque parmi vous vole dans les airs, marche sur l’eau, celui dont les vœux s’exaucent, ou accomplit de semblables prodiges peut m’accompagner chez ce maître ; â ceux qui ne disposent pas de tels pouvoirs cette visite ne sied pas : qu’ils nous quittent.
Personne ne partit. Ils étaient tous confirmés ; chacun d’eux était capable de tels prodiges et avait atteint tel rang ou était parvenu â tel degré. Comme ils sont tous restés, il leur dit :
– Venez ! allons voir comme nous serons assimilés â une pièce d’argent4bis que nul ne considère.
Ils entrèrent chez Abû Yazid qui parla sans que personne ait pu ni s’arrêter sur un mot ni comprendre.
Ahmad l’interrompit :
– Change de registre afin que je saisisse ton propos.
Quand Abû Yazid finit de parler, Ahmad lui dit :
– J’ai vu, â la porte de ta rue, Satan crucifié, battu.
Abû Yazid répliqua :
– Les voleurs sont battus aux portes des sultans.
En sortant de chez lui, Ahmad dit :
– Tous ceux que je rencontre, je les appelle â Dieu, excepté Abû Yazid : j’aurais convié â Dieu quelqu’un issu de Lui.
Dans la maison d’Abû Yazid une pièce était baptisée salle des bâtons. Les compagnons d’Ah-mad y déposèrent les leurs qui étaient au nombre de mille : chacun en possédait un.
10.
Ne cite pas nos paroles â quiconque. Oublie-les. Répète-les aux chameaux dans le déserts.
11.
– Je t’aime, lui dit un disciple.
– Que peut contenir un cœur quand même il serait rempli d’amour ? lui répliqua Abû Yazid.
– Je t’aime d’un amour qui dépasse l’amour d’Abû Mûsa 6 [neveu, serviteur, disciple préféré, premier chaînon de transmission].
_ Soit ! mais Abû Mûsa fait partie de nous-même.
Puis il ajouta :
– Doucement ! si tu aimais vraiment, tu ne connaîtrais pas le repos la nuit et la quiétude le jour. Mais tu es sincère â ta façon.
12.
Dieu, Très Haut, avait un ami nommé Ibrâhîm.
Nous aussi, nous avons un ami du nom d’Ibrâhîm 7 [proche disciple portant le nom même du Prophète].
13.
Il y a ceux qui sont venus â notre amitié avec leur personne, d’autres avec leur argent, d’autres avec leur cœur. Et Ibrâhîm Ma'âdhân y est venu avec sa personne, son argent, son cœur ensemble. Contentant tel ou tel, il trouva honneur et estime. Sans ces choses qui renforcent les cœurs, la vie ne vaudrait rien.
14.
Un des disciples 8 prétendait qu’il faisait autant sinon plus que le maître. Quand Abû Yazid l’apprit, il dit :
– Bien sûr qu’il fait ce que je fais, mais le Prince des croyants est un. Si quelqu’un descend de la montagne et dit : « Je suis le Prince des croyants », il aura bientôt la tête coupée9 [comme le rebelle d’un village proche de Bistam].
15.
– Qu’est-ce que le soufisme ?
– Serrer la corde et contenir le corps.
16.
Je vis le Seigneur de Gloire en rêve. Je lui dis :
– Comment aller vers Toi ?
Il répondit :
– Laisse ton moi et viens.
17.
Je fus englouti pendant quarante ans dans l’océan des œuvres. En émergeant, je vis que j’étais lié par le zonnâr 10 [ceinture des mages, symbole d’incroyance].
18.
Pas un qui ne se soit plongé dans l’océan des œuvres, il n’y a que moi qui me suis immergé dans l’océan de la grâce.
19.
Quelqu’un frappa chez Abû Yazid.
– Qui demandes-tu ?
– Abû Yazid.
– Pars, prends garde ! il n’y a que Dieu dans cette maison.
20.
Un homme vint chez Abû Yazid.
– Qui réclames-tu ?
– Abû Yazid.
– Mon enfant, Abû Yazid réclame Abû Yazid depuis quarante ans.
21.
Un jour, Abû Yazid nous dit :
– Allons voir cet homme qui prétend â la sainteté.
Il y avait dans la localité de Qûmis un homme connu pour son ascèse et sa crainte de Dieu. Nous accompagnâmes le maître. Quand l’homme quitta sa maison et entra dans la mosquée, il lança un crachat vers la qibla. Abû Yazid dit :
– Levez-vous, partons sans le saluer ; cet homme ne respecte pas l’une des convenances prescrites par la loi de Muhammad. Comment peut-il être fiable lorsqu’il déclare atteindre les stations des saints et des véridiques ?
22.
Que de proches loin de nous ; que d’éloignés proches de nous !
23.
Qui a mené Abû « Abbâs de la contrée de Daylam12 [disciple visiteur] jusqu’ici ? Et qui accueille ceux-lâ qui sont â cette porte ?
24.
Je me suis plongé dans l’océan de la gnose jusqu’â atteindre le palier de Muhammad. Et j’ai vu entre lui et moi mille stations. En m’approchant de l’une d’elles, je fus brûlé.
25.
Dieu, Très Haut, me dirigea dans l’art de la culture. Ainsi ai-je semé en moi toutes sortes de prières. Et Il me guida dans le métier de blanchisseur. Depuis, je n’ai cessé de me laver et de procéder â toutes sortes d’ablutions qui ne m’apportèrent point la pureté.
26.
La condition des femmes est meilleure que la nôtre. La femme se retrouve pure une fois par mois, deux fois peut-être, car elle se lave â grandes eaux après les règles. Quant â nous, nous ne sommes même pas capables d’être purs une seule fois dans notre vie.
27.
Abû Yazid ne cesse de réclamer, mais rien ne peut être ajouté â l’unicité 14.
28.
J’ai répudié par trois fois le monde, irrévocable. ment, sans retour. Puis je suis allé seul â Dieu, Glorieux et Sublime. Je L’ai invoqué â mon secours : Mon Dieu et mon Maître, je T’implore de la voix de celui qui n’a plus personne que Toi. Lorsqu’Il a su que ma supplique était sincère et désespérée, Il m’inspira d’oublier mon moi entier ; puis, devant moi, Il érigea les créatures bien que je m’en fusse déjâ détourné.
29.
– Comment as-tu obtenu un tel rang ?
– J’ai rassemblé toutes les nécessités de la vie, je les ai fagotées avec la corde du contentement, je les ai chargées sur le mangonneau de la sincérité, et je les ai lancées dans l’océan du désespoir. Alors je fus soulagé.
30.
– Par quoi as-tu obtenu ce que tu as obtenu ?
– Par rien.
31.
– Par quel moyen parvient-on â Dieu, Très Haut ?
– Par la mutité, la surdité, la cécité.
32.
– Par quoi ont-ils obtenu ce qu’ils ont obtenu ?
– Par la perte de ce qu’ils ont et le constat de ce qu’Il a.
33.
– Comment es-tu parvenu où tu es parvenu ?
– Ainsi ai-je procédé : d’abord, j’ai commencé par Le prendre comme Maître, Lui, le Glorieux. Ensuite, je me suis dis : « Si ton Seigneur ne te contente pas, nul autre dans les cieux ni sur terre ne te contentera. » Aussi ai-je employé ma langue â Son invocation et mon corps â Son service ; dès qu’un organe s’épuisait, j’en stimulais un autre. Enfin, une voix m’interpella : « Abû Yazid, Abû Yazid ! »
34.
Vint â moi un homme d’argent qui me dit :
– Abû Yazid, comment as-tu acquis une telle dignité ?
– La dignité ne s’acquiert pas. Mais le Vrai m’a honoré de huit distinctions pour ensuite m’acclamer : « Abû Yazid ! »
1. Je me suis vu en arrière, devancé par tous.
2. J’ai accepté d’être brûlé par le feu pour qu’en soient épargnées Ses créatures.
3. Mon but est de faire entrer la joie dans le cœur du croyant.
4. Je ne garde rien pour le lendemain.
5. Je désire la miséricorde de Dieu plus pour les autres que pour moi.
6. Je me consacre â déposer la gaité dans le cœur du croyant et â en dissiper l’anxiété.
7. Je salue le premier ceux des croyants que je rencontre pour leur exprimer ma compassion.
8. Si Dieu me pardonnait le jour du Jugement et m’autorisait â intercéder, je commencerais par agir en faveur de ceux qui m’ont porté tort et préjudice.
35.
Louange â moi, louange â moi ! je suis mon Seigneur, Très Haut15 [Subhânî, c’est, avec le Anâ’l-Haqq (Je suis le Vrai) de Hallaj (mort en 922), la parole la plus célèbre et la plus audacieuse dans le soufisme].
36.
– Toi, qui es-tu ?
– Je suis qui est Layla et quiconque est Layla est moi 16 [référence au couple de Layla et Majnûn qui incarne l’amour fou].
37.
Telle est ma joie â Ta rencontre, Toi que je crains. Quelle serait ma joie si, en Ta présence, je me sentais en paix ?
38.
Si vous voyez un homme ayant reçu le don des prodiges au point de s’asseoir en tailleur dans l’air, n’en soyez pas dupes avant de vous assurer comme il agit en ce qui concerne l’exhortation et le déni, le respect des règles et l’application de la loi.
39.
Lorsque tu t’arrêtes devant Dieu Très Haut, agis comme si tu étais un mage voulant lâ même couper le zonar.
40.
Pas une personne que Dieu ne façonne pour Lui-même, ne consacre â Son invocation, ne préserve de l’erreur, n’entretienne en son cœur, qui ne soit au préalable soumise au pouvoir de Pharaon, lequel la désavoue et la lèse.
41.
J’avais sollicité Dieu pendant trente ans. Dès lors que je croyais Le désirer, c’était Lui en vérité qui me réclamait.
42.
– Compte pour moi, dit quelqu’un â Abû Yazid en lui jetant des pièces de monnaie. Combien as-tu ?
– Un, répondit Abû Yazid.
Il lui jeta encore d’autre pièces.
– Un, dit Abû Yazid.
– Que dis-tu ?
– Je ne connais rien, sinon le un. La somme provient de un et un ne provient pas de la somme. Car le calcul ne se réalise que par le un. Si dans un mille entier, il manque le un, s’effondre le nom de mille parmi les mille.
43.
Abû Yazid parlait des attributs, tu le voyais joyeux, en repos. Et parlant de l’essence, il s’élançait et disait :
– Éterne ! éterne ! éterne ! par le secret de l’éternité !
44.
Quelqu’un reprocha â Abû Yazid :
– Tu es célèbre pour ton ascèse et ta dévotion. Mais je ne te connais pas beaucoup de dévotions.
Alors Abû Yazid s’agita et dit :
– L’ascèse, la dévotion et la connaissance dérivent de moi.
45.
– Comment vas-tu ce matin ?
– Ni matin ni soir ! le matin et le soir sont pour celui sur qui l’attribut a prise ; et moi, j’échappe â tout attribut.
46.
En mon tréfonds, j’eus une intention pieuse. Il me fut alors dit :
– Notre trésor regorge d’œuvres. Si tu Nous veux, tu n’as qu’â être dans l’humilité et le dénuement.
47.
â ses débuts, une nuit parmi les nuits, Abû Yazid n’obtint pas la volupté de l’obéissance qui lui était familière. Il dit â Abû Mûsa :
– Regarde s’il y a de la nourriture ou des mets dans la maison.
Celui-ci chercha et trouva une demi-grappe de raisin. Il l’en informa. Abû Yazid dit :
– Donne-la â quelqu’un ; notre maison s’est transformée en épicerie.
48.
Une nuit parmi les nuits, il alluma une lampe. Mais la lumière de cette lampe l’éclairait mal et lui procurait un sentiment de tristesse. Il en avertit les compagnons, lesquels, après avoir enquêté, dirent :
– Nous avons emprunté une bouteille d’huile pour une seule dose, or nous en avons pris deux doses.
49.
J’ai désobéi â ma mère deux fois et chaque fois j’ai subi un dommage. Une fois, je jetai du toit des branches d’absinthe. Elle me dit :
– Abstiens-toi !
Je me suis avancé et j’ai lancé un bout ; puis j’ai voulu le rattraper pour lui obéir ; je suis alors tombé du toit et me suis blessé au nez. J’attribuai cette blessure â ma désobéissance. Une autre fois, elle me demanda â boire et dit :
– Prends une jarre.
J’en pris deux. Dès que je fus dehors, vint â moi un ivrogne qui me frappa et brisa les deux jarres. J’estimai que cela était dû â mon écart de son ordre.
50.
Abû Yazid dit â sa mère :
Rappelle-moi un fait qui m’aurait entaché jadis et dont je ne puis me souvenir. Car parfois je ne parviens pas â goûter â la volupté de l’oraison. Elle lui dit :
– J’ai réfléchi â ta demande ; j’ai beau chercher, je ne trouve rien sinon qu’une fois, comme tu pleurais, je t’avais porté chez des voisins et t’avais fait lécher un doigt de leur mets.
Depuis, il prit â cœur de s’amender.
51.
Une nuit, l’enfant de ses voisins, les mages, pleurait, car ils étaient sans lumière. Alors il leva sa lampe â la hauteur de leur fenêtre et l’enfant se tut. Ainsi leur était apparue sa mansuétude. La mère — qui était absente pendant que son fils pleurait — dit au père :
– Ne vois-tu pas â travers un tel geste la mansuétude d’Ibn « Issâ Sharûshân « 8 [son grand-père qui professait la religion des mages avant de se convertir] ?
Il s’en étonna en effet. Et par la grâce de cette mansuétude, ils se convertirent tous â l’islam, jusqu’au dernier.
52.
Une nuit, la mère d’Abû Yazid lui dit :
– Donne-moi â boire.
Il sortit â la recherche de l’eau pour la satisfaire.
â son retour, il vit qu’elle dormait. Il garda 1a cruche dans la main jusqu’â son réveil. â moment, elle lui dit :
– Abû Yazid, où se trouve l’eau ?
– La voici !
Elle prit la cruche qui était suspendue â son doigt, lequel avait gelé par l’intensité du froid. Un bout de peau resta collé â l’anse. Voyant cela, elle l’interrogea. Il lui répondit :
– C’est la peau de mon doigt ; je m’étais dit : « Si j’avais posé la cruche et dormi, tu aurais pu la chercher sans la trouver. » En outre, tu ne m’as pas donné l’ordre de la poser. Aussi l’ai-je gardée par désir de te contenter et d’accomplir ta volonté.
Elle dit :
– Que Dieu soit satisfait de toi !
53.
– Comment as-tu atteint ce que tu as atteint ?
– Dites ce que vous voudrez, mais moi je pense que cela est dû au consentement de la mère.
54.
Un vendredi, alors qu’Abû Yazid se dirigeait vers la mosquée pour la prière, qu’il avait plu, et que la boue était partout, son pied glissa. Pour ne pas tomber, il s’appuya du bout de la main sur un mur. Une fois sûr d’avoir retrouvé l’équilibre, pensant â ce qu’il venait de faire, il se dit : « Je dois me mettre â la recherche du propriétaire de ce mur et lui proposer réparation pour ce que je me suis permis ; mieux vaut continuer mon chemin pour la mosquée, la prière n’attend pas ; pour lui j’ai tout mon temps. » Plus tard, il identifia le propriétaire du mur ; on lui dit :
– C’est un mage.
Il s’approcha de sa maison et l’appela. Le propriétaire sortit. Abû Yazid lui relata l’incident et lui demanda quelle réparation lui était due. Le mage dit :
– Votre religion contient une telle précision et toutes ces prévenances ? Je crois en Dieu et en son Prophète !
Il crut, ainsi que tous les gens de sa maison par la grâce d’un tel acte.
« Abd Allah Dastani 19 [«Le shaykh des shaykhs», Dastani] dit :
– Abraham l’ami de Dieu a découvert l’excellence de cette communauté. Il dit : « Seigneur, fais-les entrer dans ma communauté. » Dieu dit : « Je n’en ferai rien ; ils appartiennent â la communauté d’Ahmad20 [Autre nom de Muhammad]. » Il dit : « Alors, consacre-moi par leur intermédiaire l’hymne de la louange. » Dieu Très Haut institua les prières l’invoquant, lui et les siens, dans l’oraison des « Bénédictions 21 [Abraham et les siens sont évoquées dans les Bénédictions par lesquelles s’achève la prière avant le salut final]. Telle fut sa réponse â cette demande. De même, Moïse, sur lui le salut, vit leur éloge dans la Tora. Il dit : « Mon Dieu, fais-les entrer dans ma communauté. » Dieu dit : « Je n’en ferai rien, ils sont de la communauté d’Ahmad. » Il dit : « Si tu ne les fais pas entrer dans ma communauté, laisse-moi entrer dans la leur. » Dieu dit : « Leur pureté va loin, tu ne les rejoindras ni les atteindras. » De même Jésus, sur lui le salut, vit leurs vertus dans l’Évangile. Il dit : « Mon Dieu, fais-les entrer dans ma communauté. » Le Très Haut dit : « Je n’en ferai rien, ils sont dans la communauté de Muhammad. » Il dit : « Si tu ne les fais pas entrer dans ma communauté, laisse-moi entrer dans la leur. » Et Il l’éleva dans les cieux pour le rendre â la terre, â la fin des temps, et le faire entrer dans cette communauté.
Une partie de ce discours est parvenue â Abû Yazid qui dit :
– Crois-tu qu’ils aient quelque attirance pour vos scandales ? C’est qu’ils n’ont vu que les hommes dont la tête dépasse l’empyrée et les pieds s’enfoncent dans la poussière, le reste de leur corps ayant disparu.
56.
La conjonction avec Dieu se réalise par quatre stations :
1. Ils ont essaimé, et les voilâ qui s’arrêtent, endoloris par le fardeau des inspirations qui leur adviennent.
2. Il les congédie d’où ils savent entrer et Il vient â eux par une autre porte.
3. Il tarde â se présenter â eux ; alors ils disent : « Nous ne quitterons pas les lieux. »
4. De toutes parts, Il les assiège. et ils ne peuvent plus se dérober.
57.
– Es-tu Abû Yazid ?
– Qui est Abû Yazid ? Plût â Dieu que je voie Abû Yazid 22 !
58.
Je suis entré chez Abû Yazid. Je l’ai vu troublé, debout devant une flaque d’eau. Il me dit :
– Viens !
Puis il ajouta :
– Un homme m’interrogea sur la pudeur ; aussi lui ai-je parlé quelque peu de cette science ; il se mit alors â tourner, tourner jusqu’â devenir comme tu vois : il avait fondu.
59.
– Se peut-il que se dresse un écran entre l’initié et Dieu ?
– Non, car Son voile c’est Son Soi 23 [Huwiyya, ipséité].
60.
â l’origine, les initiés sont égaux dans la connaissance de l’Un. Ensuite, ils diffèrent selon le dessein de Dieu.
61.
Le parachèvement des véridiques correspond aux premiers états des prophètes.
62.
Douze ans, j’étais le forgeron de mon moi, cinq ans le miroir de mon cœur. En une année, je guettais ce qui germait entre eux deux. Or je vis que j’étais ceint â la taille par un zonnâr. Je m’appliquais â le couper, douze ans. Je m’observais encore. Je découvris qu’un autre zonnâr me liait en dedans. Je le coupais de nouveau cinq ans tout en me demandant comment en finir, ce qui me fut révélé. Et je regardai du côté des créatures et je vis qu’elles étaient toutes mortes ; â leur mémoire j’entonnai quatre fois le tekbir25 [Allah Akbar « Dieu est Très Grand »].
63.
S’il arrive â l’homme d’être en accord avec lui-même ; si la gaité emplit son cœur â cause de l’excellente pensée qu’il a de son Seigneur ; si, par acte de volonté, il réalise le bien-fondé de Cette pensée ; si sa volonté même s’attache au bon vouloir de son Créateur ; s’il désire selon le désir de Dieu ; élève son cœur â la hauteur de Dieu ; s’il assujettir son mouvement â l’autorité de Dieu ; si tel serviteur va où il veut selon le vouloir de Dieu Très Haut ; s’il s’arrête où Dieu souhaite, partout, en toute connaissance et en tout vouloir : tel homme sera en tout climat avec Lui ; pas un site, de lui, ne se vide : si ce serviteur a été avec Dieu, certes, il aura été en toute région ; et s’il n’était pas avec Dieu, il n’aurait été nulle part. Le souffle de l’homme est rivé â son cœur, et son cœur est attaché â sa pensée, et sa pensée est liée â sa volonté, et sa volonté est soumise au bon vouloir de Dieu Très Haut. Dieu dit : “Je suis où Mon serviteur M’évoque en pensée 26 [hadith].” Si Dieu est dans la pensée même du serviteur, ce sera comme si tel serviteur était où est Dieu. De même que Dieu n’abandonne jamais Son serviteur, où qu’il se trouve, de même le serviteur ne délaisse point son Dieu où qu’il se trouve. Et Dieu ne quitte point un séjour pour un autre. Si donc le serviteur authentifie l’excellente pensée qu’il a de Dieu, telle pensée dépendra de Dieu comme son cœur dépend de sa pensée, et son souffle de son cœur. Aussi va-t-il d’où il veut â lâ où il veut selon le bon vouloir de Dieu. Et toute chose lui advient sans qu’il bouge et sans peine : viennent â lui l’Orient et l’Occident au complet. Dès qu’il évoque une contrée, cette contrée â lui se présente, tandis qu’il reste où il est. Car jamais Il ne disparaît d’une contrée. Il est Celui qui jamais ne disparaît et qui en toute pérennité demeure. Il est Celui-lâ même que rien n’abolit et qui est de toute éternité. Comprends cela. Les choses Le poursuivent, et Lui ne pourchasse rien. C’est que les choses accèdent â l’être par Dieu.
64.
Je passais par Sa porte : on ne s’y bousculait pas : ceux d’ici-bas sont voilés par ce monde ; et ceux de l’au-delâ sont occupés par l’autre monde ; et les prétendus soufis sont empêchés par le boire, le manger et la mendicité ; et leurs supérieurs sont obscurcis par les concerts sacrés et les références aux autorités. Tandis que les vrais maîtres du soufisme ne sont couverts par aucun de ces voiles. Aussi les ai-je vus perplexes, ivres.
65.
On rapporta â Abû Yazid que Sahl 27 [un disciple] conférait de la
gnose. Il dit :
– Sahl a cheminé sur le rivage de la gnose, mais il ne s’est pas plongé dans la mer houleuse.
– Abû Yazid, comment serait celui qui plongerait dans une telle mer ?
– Il disparaîtrait aux yeux des créatures et ne compterait plus parmi ceux qui peuplent la terre.
66.
Hatem 28 [maître soufi] dit devant Abû Yazid :
– Ainsi ai-je parlé â mes élèves : « Ne peut être mon disciple quiconque parmi vous n’intercède pas, au jour de la Résurrection, en faveur de ceux qui sont destinés â la fournaise pour les faire entrer dans le Jardin. »
Abû Yazid répliqua :
– Quant â moi, je leur aurais dit : « Ne compte parmi mes disciples que celui qui restera vigilant le jour de la Résurrection : chaque fois qu’un monothéiste sera condamné au feu, il lui prendra la main et le mènera au jardin. »
67.
Dis-moi que faire pour me rapprocher de mon Seigneur?
– Aime les saints de Dieu pour qu’ils t’aiment. Dieu, Très Béni et Très Haut, regarde dans le cœur de ses saints soixante-dix fois chaque jour et nuit. Et peut-être, voyant ton nom inscrit dans le cœur d’un de Ses saints, te pardonnerait-Il.
68.
Un traditionniste 99 [docteur en hadith] dit â Abû Yazid, qui était encore enfant :
– Mon garçon, excelles-tu dans la prière ?
– Oui, si Dieu le veut, répondit Abû Yazid.
– Comment pries-tu ?
– Je proclame : « Dieu est Très Grand », avec acquiescement ; et je récite en psalmodiant ; et je m’incline avec vénération ; et je me prosterne avec humilité ; et je salue empli de paix30.
– Mon garçon, si tu as cette compréhension, ce mérite, cette connaissance, pourquoi laisses-tu les gens te toucher dans l’intention d’être bénis ?
– Ce n’est pas moi qu’ils touchent, mais une parure dont je fus apprêté par mon Seigneur. Comment leur interdirais-je cela ? Telle parure appartient â un autre que moi.
69.
J’étais entré31 chez Abû Yazid. Je m’étais réjouis de sa compagnie. J’avais beaucoup appris. Au moment où je l’allais quitter, il me dit :
– Homme de dévotion 32, quand même Il t’aurait donné tout ce qu’Il avait donné aux prophètes, dis-Lui : « Je Te veux, je ne veux que Toi. »
70.
Circumambulant autour du Temple, je Le sollicitais. Après être parvenu â Lui, je vis le Temple tourner autour de moi33.
71.
J’avais assisté34 â une séance chez Abû Yazid où on entendait certains dire :
– Un tel a appris d’un tel. Abû Yazid dit :
– Les malheureux ! ils s’instruisent de mort â mort ; quant â moi, j’ai acquis notre science du Vivant qui ne meurt pas.
72.
Les humains parlent en se référant â Lui ; et moi, je puise ma parole même en Lui.
73
Comment as-tu reçu cette grâce ?
Je me suis dépouillé de mon moi comme la vipère de sa peau. Puis je me suis regardé : j’étais Lui.
74.
Je n’ai rien mangé de ce que mangent les hommes, pendant quarante ans.
75.
Balkhi arriva chez Abû Yazid qui lui dit :
– Pourquoi erres-tu tant ?
– L’eau stagnante pue.
– Sois un océan, tu ne pueras point.
76.
Une nuit parmi les nuits, j’ai sollicité mon cœur ; mais je ne l’ai pas trouvé ; quand ce fut le point du jour, j’ai entendu une voix dire :
– Abû Yazid, voici que tu sollicites un autre que Nous.
77.
Louange â moi, louange â moi ! que ma condition est grande36 !
78.
Je me suffis â moi, je me suffis37 [détournement â la première personne d’une expression consacrée â Dieu] !
79.
Les humains voient en moi un être â leur ressemblance. S’ils me voyaient paré de mon attribut dans le royaume du Mystère, ils mourraient de stupeur.
80.
La séparation est semblable â la conjonction. Celle-ci fonde celle-lâ. L’une et l’autre ont un nom et un cours. Sur chaque cours s’exerce le savoir de la séparation. S’Il est conjoint dans la séparation, Il révèle le mystère de Son éternité. Et si telle révélation augmente, la séparation retourne â elle-même, sans abolir la conjonction, ni se renier.
81.
L’affaire38 [par ce terme familier Abû Yazid désigne l’expérience] s’achève avec : Point de dieu hormis Dieu39 [première partie de la shahada, profession de foi].
82.
L’affaire s’achève par la connaissance de mon éloge et au terme de ma perfection.
83.
Tu étais pour moi miroir, et c’est moi qui suis devenu le miroir.
83.
L’homme vraiment homme est celui qui reste assis et â qui les choses viennent, ou parlent, où qu’il soit.
84.
Il m’introduisit dans un endroit où Il me montra que toutes les créatures sont â ma portée.
85.
J’ai accompli le pèlerinage une première fois, lâ je vis le Temple. La deuxième fois, je vis le Maître du Temple, sans voir le Temple. La troisième fois, je ne vis ni le Temple, ni le Maître.
87
La volupté accordée au serviteur lui procure une joie qui le prive des vérités de la proximité.
88.
Qu’au moins40 courent au-dedans de l’initié les attributs du Vrai et le mode de la souveraineté.
89.
L’orant L’adore selon son état, et l’initié L’adore en tout état.
90.
J’aurais souhaité que Dieu Très Haut fît du monde une seule bouchée. Il me l’aurait offerte, et je l’aurais jetée entre les pattes d’un chien afin que les hommes ne se laissent pas abuser. S’Il me suppliciait dans le feu de la géhenne â la place de tous les hommes, cela ne me coûterait pas tant j’ai prétendu L’aimer. Et s’Il les épargnait tous, cela ne Lui serait pas beaucoup ; n’a-t-Il pas dit : « Je suis, â l’égard des créatures, Clément, Compatissant41 » ?
91.
Les aspirants â la connaissance occupent trois postures dans leur relation avec Dieu : il y a les insouciants qui Lui réclament des faveurs ; et les incapables qui Le fuient ; et ceux qui s’arrêtent où cessent la sollicitation et la fugue.
92.
– Abû Yazid, dirent de nouveaux venues. Nous avons suivi l’enseignement de Dhul Nûn42 [maître égyptien] et d’Abû Sulaymân43 [maître syrien] et nous en avons tiré profit. Mais depuis que nous t’écoutons, nous nous sommes réjouis et détournés de nos premiers maîtres.
– Quels hommes excellents ! s’exclama Abû Yazid. Ils ont parlé de la mer des états limpides ; et moi, je parle de la mer de la pure grâce. Aussi leur discours est-il composite et le mien net. Il y a loin entre celui qui dit : « Moi et Toi », et celui qui dit : « Toi c’est Toi. »
93.
Dhul Nûn l’Égyptien dit â quelqu’un qui allait rendre visite â Abû Yazid :
— Demande â Abû Yazid : « Jusqu’â quand ce sommeil et ce repos alors que la caravane est passée ? »
L’homme arriva et transmit le message. Abû Yazid répliqua :
– Dis â mon frère Dhul Nûn que l’homme, tout l’homme, est celui qui dort la nuit entière. Le matin, il se réveille serein dans la demeure et la caravane n’est toujours pas arrivée.
De retour, le messager rapporta ce qu’il avait entendu ; Dhul Nûn dit :
– Ce sont des paroles que n’atteignent pas nos états : Que la félicité soit son lot !
94.
Interrogé sur la Table conservée, il dit :
– Je suis la Table conservée44 !
95.
Ne vous fiez pas aux fugaces apparences : elles miroitent en ces déserts où se perd qui n’a pas d’antécédents.
96.
Les hommes se repentent de leurs péchés. Et moi, je me repens de dire : « Point de dieu hormis Dieu,. Car je dis cela avec la voix et les lettres. Et le Vrai est hors la voix, hors les lettres.
97.
Lorsque vous péchez, un seul repentir suffit ; mais dans l’obéissance, le repentir est infini.
98.
Mon Dieu, si Tu les graciais tous, depuis Adam jusqu’au jour de la Résurrection, Tu ne gracierais qu’une poignée de terre. Et si Tu les brûlais tous, Tu ne brûlerais qu’une poignée de terre.
99.
Les élus de Dieu se répartissent entre quatre (sic) degrés. Il y a d’abord ceux qui séjournent dans la stupeur ; ils ne supportent pas l’inspiration qu’ils reçoivent ; ils cherchent â se décharger de son poids ; mais ils sont interdits de choix. Il y a ensuite ceux qu’Il séduit et qui disent : « Nous ne céderons pas. » Et il y a enfin ceux qu’Il assiège et qui ne peuvent s’évader.
100.
J’avais, pendant trente ans, invoqué Dieu. Puis je me suis tu. C’est alors que je découvris que mon invocation était mon voile.
101.
Le recueillement se reconnaît â cinq indices : en évoquant son moi, on s’appauvrit ; en se remémorant son péché, on se repent ; en se représentant le monde, on médite ; en imaginant l’au-delâ, on se réjouit ; en invoquant le Souverain, on s’honore.
102.
Qui regarde les êtres avec l’œil de la science les honnit et les fuit en se réfugiant en Dieu, Glorieux et Sublime. Et qui les regarde avec l’œil de la vérité, les absout et devient pour eux la voie qui mène â Lui 45.
103.
Depuis trente ans, chaque fois que je voulais invoquer Dieu, Glorieux et Sublime, je m’étais gargarisé et lavé la langue, par déférence pour Lui.
104.
Dans l’oubli du moi, l’invocation du Créateur du moi46.
105.
La perfection de l’initié s’acquiert dans la brûlure d’amour pour son Seigneur.
106.
Qui fait de lui-même jaillir la science de l’éternité doit disposer des lumières de l’essence.
107.
Se trompe sur mon compte celui qui ne voit pas en ma preuve la contrainte, en mes instants le leurre, en mes états la dérision, en mes paroles l’imposture, en mes serviteurs le défi, et en mon propre moi le discrédit.
108.
S’Il distillait en moi une jubilation, je serais indifférent â toute chose.
109.
L’ascète est celui qui, jetant sur Lui un regard furtif, demeure captivé au point de n’en plus détourner les yeux. L’orant est celui qui, en ses oraisons, se voit inonder par la grâce de Dieu Très Haut ; son oraison même se noie dans la grâce.
110.
Tous les noms désignent les attributs, seul « Dieu » désigne l’essence. Le nom est un indice qui mène au sens ; et par le sens on reconnaît l’essence ; et par les noms on saisit les attributs ; et par les attributs on perçoit l’essence. Celui qui admet les attributs sans reconnaître l’essence n’est point musulman. On appelle musulman celui qui consacre l’essence avant de se préoccuper des attributs. Il devra ensuite adopter les attributs. La preuve de cela : si un homme proclame : « Point de dieu hormis le Miséricordieux » ou « Point de dieu hormis le Clément » ; quand il alignerait tous les autres noms, jamais il ne serait musulman avant de prononcer : « Point de dieu hormis Dieu. » Celui qui célèbre ce seul nom qui est Dieu, établis tous les autres noms qui sont contenus en lui et en dérivent. De ce nom proviennent les sens de tous les autres noms. Et tel nom recouvre l’être des noms. Tel nom n’a besoin de nid autre que lui-même. Car Dieu Très Haut S’est réservé la jouissance exclusive de ce nom et a fait participer Ses créatures â tous les autres noms. â l’exception de tel nom. Il est permis de qualifier l’homme de savant, clément, généreux, selon le sens même de ces noms. Mais il n’est pas autorisé d’appeler l’homme « Dieu », Son nom étant : « Point de dieu hormis Dieu. » Et jamais l’on ne s’adresse â Dieu par un de Ses noms sans obtenir pour soi-même quelque avantage ; sauf pour ce qui concerne le nom « Dieu », lequel représente la part de Dieu seul â laquelle ne peut accéder le serviteur. C’est-â-dire : celui qui réclame â Dieu Sa miséricorde dit : « O. Miséricordieux ! », et celui qui demande Sa générosité dit : « O. Généreux ! », et celui qui cherche Sa libéralité dit : « O. Libéral ! » Sous chaque nom git un sens, â répartir entre les humains pour les affaires de ce monde et de l’autre : tous les noms, hormis « Dieu » ; tel nom renvoie â l’unicité de Dieu Très Haut ; le moi n’en a point part. Celui qui veut être doté par Dieu s’adresse â Lui par les noms des attributs ; et celui qui prétend â Son essence, L’invoque par le nom de l’essence.
111.
Je L’invoquais en invoquant la variété de Ses créatures. Il invoqua â Son tour la variété des créatures pendant que je continuais de L’invoquer. Puis je L’invoquais en m’inspirant de Sa propre invocation. Et Il m’invoqua tandis que je ne cessais de L’invoquer.
112.
L’ayant connu par moi-même, je fus anéanti. Le connaissant par Lui, je survis.
113.
J’ai aimé Dieu et haï mon propre moi. J’ai haï ici-bas et aimé Dieu. J’ai délaissé le monde et atteint Dieu. J’ai préféré le Créateur aux êtres créés et vivre dans Son intimité.
114.
J’ai rencontré sur la route du pèlerinage un Noir.
Il me dit :
– Où vas-tu ?
– â La Mecque.
– Tu as laissé Celui que tu cherches â Bistam.
Et tu ne le sais pas ! Tu Le cherches et 11 est plus près
de toi que la veine du cou.
115.
– Quand le serviteur atteint-il Dieu Très Haut ?
– Malheureux, qui a pu L’atteindre ? Si un atome de Lui apparaissait aux créatures, il ne resterait rien du monde ni de ce qu’il contient.
116.
Qui regarde les humains par la science les abomine ; et qui les regarde par la vérité leur accorde sa compassion 49.
117.
Qui regarde les créatures par les créatures les honnit ; et qui les regarde par le Créateur les prend en pitié.
118.
Il entendit quelqu’un dire :
– Je trouve étrange qu’on connaisse Dieu et qu’on Lui désobéisse.
Il répliqua :
– Je trouve étrange qu’on connaisse Dieu et qu’on L’adore.
119.
â Dieu, des serviteurs qui se seraient plaints aussi bruyamment que ceux de l’enfer si le paradis leur était apparu dans sa splendeur.
120.
– Quand agit l’homme en accord avec la servitude ?
– Quand il n’a plus de volonté.
– Comment cela ?
– Quand sa volonté, son souhait, son désir s’assimilent â l’amour de son Seigneur ; quand sa volonté n’entreprend rien sans connaître la volonté et l’assentiment de Dieu, Glorieux et Sublime.
121.
Il dit :
– Le croyant n’a pas de moi.
Puis il récita :
— « Dieu a acheté aux croyants leur personne. »
Comment peut-on conserver son moi quand on a vendu sa personne ?
122.
Dire la science en parlant et en écoutant : telle est l’initiale station de l’unicité.
123.
Interrogé sur le nom suprême, il dit :
– Tu le trouves en proclamant : « Point de dieu hormis Dieu », tout en étant absent â toi-même.
124.
Quelqu’un approcha Abû Yazid et lui dit :
– Je voudrais m’installer avec toi dans la mosquée.
– Tu n’en seras pas capable.
– Sois indulgent et consens.
Il consentit. Le nouveau venu passa une journée sans qu’on l’eût nourri. Il tint bon. Au deuxième jour, il dit :
– Maître, nous voudrions de la nourriture.
– Jeune homme, la nourriture chez nous est â Dieu.
– Maître, il faut ce qu’il faut.
– Jeune homme, il faut Dieu.
– Maître, je voudrais quelque chose qui entretienne mon corps dans l’obéissance de Dieu.
– Jeune homme, les corps ne sont entretenus que par Dieu.
125.
– Qu’est-ce que le soufisme ?
– C’est l’attribut du Vrai dont se vêt le serviteur.
126.
J’ai vu le Seigneur de Gloire en rêve. Il me dit :
– Tout le monde réclame de Moi des faveurs, toi seul ne réclames que Moi.
127.
Abû Yazid fut interrogé sur le sens de cette parole divine : « Il est le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché. »
Il dit :
– Il est le Premier, car Il dévoile les états du monde pour qu’ils n’y succombent pas. Il est le Dernier et Il leur révèle les conditions de l’au-delâ afin qu’ils ne le mettent pas en doute. Il est Apparent au cœur de Ses saints, ainsi ils L’aimeront. Il est caché au cœur de Ses ennemis, alors ils Le nieront.
128.
Il y a dans l’obéissance tant de désastres que vous n’avez pas besoin d’exciter la rébellion.
129.
– On dit que la profession de foi : « Point de dieu hormis Dieu », est la clé du paradis.
– On dit vrai. Mais la clé n’ouvre pas sans une serrure. Et la serrure de « Point de dieu hormi Dieu » est composée de quatre choses qui sont une langue sans mensonge ni médisance, un cœur sans ruse ni traîtrise, un ventre sans péché ni soupçon, une œuvre sans caprice ni déviance.
130.
Dieu Très Haut a proposé aux hommes commandements et interdits ; comme ils Lui ont obéi, Il leur offrit certaines de Ses robes d’honneur ; celles-ci les divertirent de Lui. Quant â moi, je ne veux rien de Dieu sinon Dieu.
131.
Mon esprit fut élevé dans les cieux, j’ai traversé le royaume de l’Invisible. En chemin, j’ai salué et honoré l’esprit de chaque prophète, hormis celui de Muhammad, lequel était entouré de mille voiles de lumière qui paraissaient au premier coup d’œil aisés â franchir.
132.
Un jour, il m’a semblé que j’étais le maître du temps. Je suis sorti sur la route du Khorasan ; et je me suis assis ; je me suis imposé cette condition ; j’ai juré que je ne me lèverais pas tant que le Vrai ne m’enverrait pas quelqu’un qui m’identifierait Ainsi suis-je resté assis pendant trois jours et trois nuits. Au quatrième jour vint â moi un homme borgne qui m’observa du haut de sa monture. Je vis en lui un état qui m’incita â dégager les mains et â faire un signe de la tête au chameau. Celui-ci se mit â s’enfoncer dans la terre sèche. L’homme me regarda et dit :
– Tu m’amènes â ouvrir l’œil clos, ce qui ferait engloutir Bistam et ses habitants alors qui Abû Yazid est parmi eux.
Quand il se retourna vers moi, je perdis connaissance. Puis je dis :
– D’où viens-tu ?
– Du temps où j’ai établi le lien entre toi et le Vrai, dit-il. J’ai dû franchir trois mille parasanges pour venir â toi.
Il dit encore :
– Abû Yazid, préserve ton cœur ! Puis il détourna le visage et s’en alla.
133.
Parmi les habitants de Bistam, il y avait un homme qui était assidu aux réunions d’Abû Yazid. Il ne manquait aucune de ses séances.
– Maître, lui dit-il un jour. Depuis trente ans je jeûne sans cesse ; la nuit je prie ; je me suis détourné des plaisirs : et rien dans mon cœur de cela que tu évoques ; pourtant j’ai foi en tout ce que tu dis et l’approuve.
– Si tu jeûnes et pries trois cents ans, lui répondit Abû Yazid, tout en demeurant tel que tu es, tu ne découvriras pas un atome de cette science.
– Pourquoi, maître ?
– Parce que tu es voilé par ton moi.
– â cela il y a remède. Comment ôter ce voile ?
– Oui, mais tu ne consentiras ni ne feras.
– Certainement, je consentirai et ferai ce que tu me diras.
– Va dans l’heure chez le coiffeur. Rase-toi les cheveux et la barbe. Enlève ces vêtements. Enveloppe-toi d’une bure. Mets-toi autour du cou une musette. Remplis-la de noix. Réunis autour de toi les enfants et dis de ta plus haute voix : « Oyez les enfants ! celui qui m’assène une gifle, je lui donne une noix. » Puis entre dans le souk où tu es le plus estimé : que tous ceux qui te connaissent te voient dans cet état.
– Abû Yazid, louange â Dieu ! tu voudrais que je fasse cela ?
– Tu blasphèmes en disant : « Louange â Dieu ! »
– Et pourquoi ?
– Car c’est toi que tu honores et loues.
– Abû Yazid, je suis incapable de faire cela. Mais indique-moi autre chose et je m’exécuterai.
– Commence par cela avant toute chose. Ainsi abaisserais-tu ton prestige et avilirais-tu ton moi. Ensuite, je te ferai savoir ce qui conviendrait pour toi.
– Je ne le supporterai pas.
– Je t’ai dit que tu ne consentirais pas. Je le savais.
134.
Il y avait dans la contrée d’Abû Yazid un docteur de la loi qui était le savant dans la région. Il alla vers Abû Yazid et lui dit :
– On me rapporta sur ton compte des choses extraordinaires.
– Il en existe d’autres bien plus extraordinaires, lui répliqua Abû Yazid.
– Ta science, de qui et d’où te vient-elle ?
– Ma science est un don de Dieu, Glorieux et Sublime ; elle illustre ce dit de l’Envoyé de Dieu : « Qui agit par ce qu’il sait, Dieu lui fait hériter ce qu’il ignore », et cet autre dit : « Il y a deux sciences : la science évidente qui est la preuve de Dieu pour Ses créatures ; et la science ésotérique qui contient le savoir salutaire. » Ta science, ô docteur, fut transmise, d’une voix â l’autre, pour l’enseignement, non pour l’œuvre. Et ma science, ce sont les inspirations qui me viennent de Lui.
– Ma science est corroborée par la chaîne des autorités : des plus grands aux plus grands, jusqu’â l’Envoyé de Dieu, â l’ange Gabriel, â Dieu, Glorieux et Sublime.
– Docteur, le Prophète possédait une science provenant de Dieu et â laquelle n’étaient initiés ni l’ange Gabriel, ni l’ange Michaël.
– Certes, mais je voudrais authentifier cette science dont tu te réclames.
– Oui, je te préciserai cela dans la mesure de la connaissance qui est fixée dans ton cœur.
Puis il reprit :
– Docteur, sais-tu que le Glorieux et Sublime parla formellement â Moïse, qu’Il parla â Muhammad — lequel Le vit ouvertement — comme il parla aux prophètes â travers Ses révélations ?
– Assurément.
Puis il dit :
– Docteur, sais-tu que les paroles des véridiques et des saints proviennent d’une inspiration qu’Il suscite en eux ? Ne sais-tu pas que ce sont Ses bienfaits et Ses confirmations qui les incitent â prononcer la sagesse au profit de la communauté ? Dieu n’a-t-Il pas inspiré la mère de Moïse quand elle mit son enfant dans le coffret et le jeta dans le fleuve ? N’a-t-Il pas inspiré Khadir dans l’affaire du bateau, l’affaire du jeune homme et l’affaire du mur ? Khadir lui-même n’a-t-il pas affirmé â Moïse : « Je n’ai pas agi de ma propre initiative, mais d’après une science provenant de Dieu, Glorieux et Sublime », lequel dit : « Nous lui avons conféré une science émanant de Nous » ? Aussi n’a-t-Il pas inspiré Joseph en sa prison ? De même pour Abû Bakr qui révéla â Aicha que telle femme était enceinte d’une fille ; et quand la mère mit au monde une fille, Abû Bakr dit : « Cela me fut inspiré. » Et « Umar ne fut-il pas inspiré quand il cria sur la chaire : « O Saria, la montagne ! » ? De semblables exemples ne manquent pas. Dieu réserve aux êtres qu’Il inspire Ses bienfaits en puisant dans Sa grâce et Sa générosité. Et Dieu distingue les uns des autres dès qu’il s’agit de l’inspiration et de la sagacité.
Le docteur se leva et dit :
– Tu m’as donné accès au fondement et tu m’as mis du baume au cœur.
135.
Il y a deux paradis : le jardin des délices, qui est provisoire ; et l’éden de la gnose, qui est éternel.
136.
– Dieu est Très Grand, dit quelqu’un.
– Que signifie cette parole ? lui demanda Abû Yazid.
– Il est plus grand que toute chose.
– Prends garde ! tu Le limites. â quoi peut-Il être mesuré pour paraître le Très Grand ?
– Que veut donc dire cette parole ?
– Il est le Très Grand car Il ne peut être comparé aux hommes, ni soumis â l’analogie, ni perçu par les sens.
137.
– Qui nous recommandes-tu comme compagnon ?
– Qui vient â ton chevet lorsque tu es malade et te pardonne quand tu es en faute.
138.
– Faut-il que Dieu accorde aux hommes Sa satisfaction pour qu’Il leur octroie le paradis ?
– S’Il t’accordait Sa satisfaction, que t’apporteraient de plus les palais du paradis ?
139.
Un jour, devant Abû Yazid, un homme s’exclama :
– Dieu !
Abû Yazid le repoussa fortement et dit :
– Tais-toi !
140.
Avance dans le domaine de l’unicité et tu parviendras â la demeure de l’esseulement ; puis vole dans le domaine de l’esseulement et tu atteindras la vallée de la perpétuité. Et si tu as soif, Il te servira â boire dans une coupe qui te désaltérera â jamais de l’invocation.
141.
Abû Yazid sortit pour se rendre au pèlerinage en partageant sa monture avec un compagnon de Bistam. Quand son compagnon souhaita aborder la campagne, Abû Yazid approuva. Mais il alla d’abord acheter quelques objets qu’il déposa sur le chameau dans la partie de la litière qui lui était réservée. Son compagnon lui dit :
– Le chameau ne peut porter tous ces effets. Comme il n’arrêtait pas de l’importuner, Abû Yazid faisait celui qui n’entendait pas, et attribuait son impertinence â son manque de scrupules.
Quand ils se remirent en route, Abû Yazid dit â son compagnon :
– Malheureux, baisse la tête : sommes-nous â dos de chameau ?
Il regarda et constata que la litière flottait au-dessus du chameau. Il en fut étonné et s’écria :
– Abû Yazid, il y a plus d’une coudée entre le dos du chameau et la litière.
– Cesse donc de m’exaspérer.
– Comment as-tu obtenu cela, Abû Yazid ?
– Malheureux, qui d’autre est capable de cela sinon Dieu ?
142.
Quand Abû Yazid souhaitait s’isoler, il entrait dans une maison et en bouchait tous les orifices pour que n’y pénétrât plus une voix qui le distrairait de son Seigneur.
143.
Quelqu’un calomnia Abû Yazid. Cela parvint â l’un de ses adeptes, lequel lui assena un coup de poing. L’ayant su, Abû Yazid dit :
– S’il n’existait pas de tels hommes, qui pourrait assener de tels coups de poing ?
144.
Abû Yazid demanda â l’un de ses disciples de lui acheter un pain. Celui-ci lui rapporta un pain brûlé. Abû Yazid lui ordonna de le rendre et dit :
– Comme s’ils se disaient que ces proches de Dieu mangent n’importe quoi !
Puis il le pria de choisir le pain le plus fin et le plus blanc.
145.
Certes, Il est l’Un, mais que de fois tu auras recours â Lui avant de devenir un homme.
146.
Quelqu’un vint du Khorasan et dit :
– Ceux du Khorasan te saluent.
– Demande aux maîtres du Khorasan s’ils peuvent se réconcilier avec leur état premier de quiétude ; s’ils ne l’ont pas déjâ fait, que cette réconciliation souffle sur eux comme une brise.
147.
Abû Yazid apprit qu’un tel, son voisin le mage, était malade. Il lui rendit visite. Lorsque le mage vit Abû Yazid, il dégagea sa tête de son lit et posa son visage â même la terre par considération et déférence pour son visiteur, lequel resta une heure, puis se décida â partir. Parvenu au patio, Abû Yazid leva les yeux vers le ciel comme pour l’interroger sur le sort du malade. Dans le vestibule, voici que l’un des enfants du mage le rattrapa et l’interpella :
– Mon père te dit : “Par le pouvoir de Dieu sur toi, ne pars pas.
Il resta. Le malade lui parla ainsi :
– Abû Yazid, expose-moi les principes de l’islam.
Il les lui exposa. Et le mage devint musulman. Puis il trépassa. Abû Yazid se chargea de tout et l’enterra.
148.
Si tu prétends que ta prière est constante, c’est qu’elle est intermittente. Si tu t’en détournes, tu tombes dans l’incroyance, et si tu t’en prévaux, tu régresses dans le paganisme.
149.
Abû Yazid dit :
– Le soufi du Khorasan dit : « Laisse le dépôt où sont amassées tes richesses ! Laisse-le ! Si tu laisses ce dépôt, ne sois pas tenté par soixante-dix autres. »
150.
Ce sont choses étonnantes que les deux hontes : la honte du serviteur quand il transgresse et la honte du Maître quand Il châtie.
151.
– N’as-tu pas honte ?
– J’aurais honte si j’avais â te brûler dans le feu.
152.
Rien ne perturbe l’initié, et toute chose lui est limpide.
153.
Par ta connaissance de Dieu, tu affaiblis le feu et par ton ignorance tu l’alimentes. Qui connaît Dieu honore le paradis, mais le paradis lui est insalubre.
154.
– Qu’en est-il de toi et de la prédication ?
– Quelle prédication ? Le seul prédicateur est Dieu, et Dieu disant : « Ô Mes serviteurs ! »
155.
Chaque jour, mille individus s’engagent dans cette troupe. Mais le soir venu, ils ne partent pas réconciliés avec la foi.
156.
Le dévot n’attend pas sous le palmier. Il cueille les fruits d’un arbre nain et poussiéreux. et en mange un peu. S’il avait, le malheureux, patienté sous le palmier, il aurait dégusté un fruit bien meilleur.
157.
J’ai pris deux musettes ; j’ai accroché la première derrière toi et j’y ai mis ce qui est â toi ; j’ai accroché la seconde devant toi et j’y ai mis ce qui est aux autres.
158.
Il y avait dans le voisinage d’Abû Yazid un docteur de la loi qui le jalousait. Un homme se présenta â Abû Yazid et lui déclara :
– Souvent ce docteur nous accoste et nous dit : « Pourquoi ne pas vous occuper de ce qui vous importe ? Pourquoi ne pas vous intéresser â ce qui vous profite ? Qu’est-ce qui vous porte â servir cet excité inapte â la purification ? »
Abû Yazid répliqua :
– Dites-lui : « Mêle-toi de tes affaires ; attache-toi â ta religion ; si tu es laissé â ton propre sort, je ne garantis pas que tu mourras musulman. »
Informé de ces propos, le docteur s’irrita. Il arriva que ce docteur tomba gravement malade et recommanda de n’être pas enterré dans un cimetière musulman : c’est qu’il professait la foi des chrétiens. Abû Yazid dit :
– Il ne vous coûte rien de glorifier vos frères et de protéger leur réputation. Mais il n’est pire mal que de les humilier et leur manquer de respect.
159.
Dieu Très Haut répandit les saints sur la terre. Que veulent donc tous ces jaloux ?
160.
Les dévots de Bistam m’accablent. J’aurais souhaité ne les avoir jamais rencontrés.
161.
Dévot, montre-toi tel que tu es.
162.
J’avais pensé me faire construire une coupole verte qui défierait l’air. Après ma mort, ma dépouille y aurait été conservée. Mais je craignis la flèche que m’auraient décochée les dévots. Ils auraient dit : « Regarde cet écervelé ; pour qui se prend-il ? Il veut paraître. » Je dus abandonner le projet et ne fis rien.
163.
Une fois, dans la grande mosquée, son bâton tomba et fit tomber un autre bâton. Il ordonna â l’un de ses disciples de les remettre en place et de demander au propriétaire lésé la réparation qu’il lui devait. Il dit :
– Agis avec discrétion, qu’aucun dévot ne te remarque.
164.
Le dévot, au milieu des hommes, est comme le requin dans la mer. Celui-ci est craint par les poissons tant il frappe et lacère. Mais le dévot se lacère lui-même et ne le sait pas.
165.
Ils font l’éloge de Dieu et le dévot croit qu’ils font leur propre éloge.
166.
Quelqu’un troubla la vision d’Abû Yazid un court instant. Il le vit se secouer.
– Abû Yazid, qu’est-ce qui secoue les hommes ?
– Tu peux peiner vingt ou trente ans sur le chemin de la sincérité ; tu apprendras peut-être ce qui secoue les hommes. Mais depuis quand veux-tu, en tes bégaiements, savoir ce qui secoue les hommes ?
167
Bien que j’en fus quarante ans la sentinelle, le cœur s’était révélé infidèle. Tu es infidèle dès que tu te tournes vers un autre que Lui.
168.
Abû Yazid atteignit le Tigre â la hauteur de Bagdad, Et le fleuve rassembla ses deux rives pour l’honorer, Abû Yazid s’assit et dit :
– Je suis transporté d’une rive â l’autre moyennant quelques sous : je ne renoncerai pas â trente ans de rigueur pour une somme aussi modique.
169.
De la prière je ne retiens que la peine du corps, et du jeûne que la faim du ventre.
170.
La proximité ne s’acquiert pas ; l’être essentiel est celui qui marche et dont les jambes s’enfoncent dans le trésor.
171
Est présomptueux celui qui revendique telle condition tandis qu’il délaisse la lecture du Coran, repousse les privations, refuse d’assister aux funérailles et de rendre visite aux malades.
172.
Abû Yazid n’assistait pas aux funérailles, ni n’allait présenter ses condoléances ; il ne rendait pas non plus visite aux malades. On lui dit :
– Jadis, les saints rendaient visite aux malades, assistaient aux funérailles et allaient présenter leurs condoléances.
Il répondit :
– Ils agissaient ainsi guidés par leur raison ; ils ne sont pas comme moi qui suis dépossédé de ma raison.
173.
On dit â un mage du temps d’Abû Yazid :
– Convertis-toi â l’islam.
Il répondit :
– Si l’islam est tel que le pratique Abû Yazid, je n’en puis endurer l’ardeur ; et s’il est comme ils en usent, je n’en voudrais pas.
174.
J’ai vu le Seigneur de Gloire en rêve.
tion tandis qu’il délaisse la lecture du Coran,
– Que veux-tu ? me dit-il.
– Je ne veux vouloir que selon Ton vouloir.
– Je suis â toi comme tu es â Moi.
175.
Je m’étais trompé au début de mon affaire : j’avais cru que je L’invoquais et voici que Son invocation avait précédé la mienne ; j’avais pensé que je Le sollicitais et que je Le connaissais, mais Sa connaissance avait devancé la mienne ; j’avais estimé que je L’aimais, pourtant c’est Lui qui m’avait le premier aimé, et je m’étais figuré que je L’adorais tandis qu’Il avait déjâ mis â mon service les créatures de la terre.
176.
La Tradition recommande l’abandon du monde et la Loi ordonne la compagnie du Seigneur. Celui qui se conforme â la Tradition et â la Loi parfait sa connaissance. Le Livre le conduit â la compagnie du Seigneur et la Tradition le guide â travers le monde.
177.
Le soufi est celui qui prend le Livre de Dieu de sa main droite et la Tradition de Son Envoyé de sa main gauche. Et qui regarde d’un œil le jardin et de l’autre le feu. Et qui se drape de ce monde et se vêt de l’au-delâ. Et qui, en attendant, se met â la disposition du Seigneur : « Me voici, ô Dieu, me voici ! »
178.
Le monde pour ceux qui le peuplent est un leurre dans un leurre ; et l’au-delâ pour ceux qui lui sont destinés est une joie dans la joie ; et l’amour de Dieu est une joie de lumière.
179.
– Comment vois-tu les créatures ?
– Par Lui, je les vois.
180.
Qui préfère ce monde â l’au-delâ voit son ignorance triompher de sa science, ses futilités de son invocation, sa rébellion de son obédience. Et qui choisit l’au-delâ constate que son silence domine son discours, et sa pauvreté sa richesse, et sa peine sa joie, et son cœur son amour, et son tréfonds sa proximité ; alors son moi sera enchaîné aux liens du service, et son cœur sera captif dans la crainte de la séparation, et son tréfonds sera en paix dans l’intimité de l’amitié.
181.
Refuge de toute offense ! la femme, qui a ses règles, devient pure après trois jours, dix au plus. Et toi, ô moi, tu demeures impur depuis vingt et trente ans. Quand seras-tu pur ? Tu devrais être pur dans ta station entre les mains du Pur.
182.
– Comment as-tu connu Dieu ?
– Si tu Le connaissais, tu ne m’aurais pas interrogé. Qui ne connaît pas Dieu ne saisit pas le propos de qui Le connaît. Et qui Le connaît se passe de la question.
183.
Dieu dit au mécréant : « Crois ! » ; â l’hypocrite : « Sois loyal ! » ; au rebelle : « Reviens ! » ; â l’amant : « Consens ! » ; â l’initié : « Contemple ! ».
184.
Il y a trois façons de cheminer sur la voie de la servitude vers Dieu Très Béni et Très Haut : ce sont celle du vulgaire, celle de l’élite, et celle de l’élite dans l’élite.
Quant au cheminement qui consiste â sauvegarder la servitude du vulgaire, il varie selon cinq types de serviteurs :
1. Le serviteur coupable, suspect, non repentant, séduit par le monde, oublieux de l’au-delâ, acceptant les vanités d’ici-bas : celui-lâ, quand même il révérerait Son Seigneur, ne saura jamais distinguer la part que réclame Dieu pour que soit préservée Son inviolabilité. Or, il n’est pas nuisible â cet homme de ne craindre pas Dieu. Car il n’est pas repenti, Dieu en décidera selon Son désir : s’Il veut, il le condamnera ; et s’Il veut, Il lui pardonnera : cet acte de justice dépend de Lui seul.
2. Le serviteur simulateur en ses œuvres, briguant la louange et l’éloge des autres ; en se consacrant â l’adoration et au service de Dieu, Glorieux et Sublime, il vise â conquérir la considération des gens, ainsi que l’honneur et la mention parmi les grands. Trouvant son compte en ce monde sans envisager les rétributions de l’au-delâ, donnant tout ce dont il dispose pour soigner sa renommée, tel homme est perdant, inconscient.
3. Le serviteur docile â Dieu Très Haut, soumis â Son commandement, se conformant â Ses règles, évitant toutes les infractions, s’éloignant des fautes, obéissant â l’ordre divin, imitant la Tradition de l’Envoyé de Dieu, Glorieux et Sublime : tel serviteur est d’un bon conseil tant pour Dieu et pour lui-même que pour les croyants et les croyantes. Loué par Dieu et Ses serviteurs, vigilant â sauvegarder la servitude envers Dieu, il est la droiture même.
4. Le serviteur désirant se répandre en actes de générosité, prompt â accomplir des oraisons supplémentaires après s’être acquitté de toutes les obligations, abondant en ses prières surérogatoires, solliciteur d’œuvres pies, troquant ici-bas pour l’au-delâ, portant ses jours dans l’obédience de Dieu : celui-lâ se comporte avec Dieu comme demandeur de récompense, cherchant â Le satisfaire, en quête de ce qui loge en Son sein, marchant dans les pas des prophètes et des envoyés : béni soit-il !
5. Le serviteur qui s’attache â fréquenter la demeure où contenter Dieu, précepteur de sou propre moi, appliqué â en extirper les défauts, guerrier contre tel ennemi, homme d’effort, de veille, de sursaut, nourrissant la contradiction avec son moi, ne suivant pas sa passion, indifférent â ses relances, aspirant â le briser, le menant vers une destination claire, tantôt se relevant, tantôt s’écroulant, en constant combat contre son ennemi jusqu’â l’octroi de la victoire : celui-lâ est un serviteur digne, gardien de la servitude nécessaire â l’exercice du Seigneur.
Quant â la marche de l’élite, elle est aussi illustrée par cinq (sic) figures :
1. Le serviteur repenti â son Dieu, regrettant fût-ce le peu qu’il a pu perdre en ce qui a trait â son Seigneur, allant vers Lui avec son cœur, fuyant les créatures pour se réfugier en Lui.
2. Le serviteur affligé, terrifié, lui qui connaît la menace et la promesse, l’espoir et le désir, chaste, généreux de par Dieu, sincère, Le remerciant pont Ses bienfaits, satisfait de Son décret, convaincu â jamais.
3. Le serviteur s’abstenant de tout ce qui le distrait de Dieu, Glorieux et Sublime, s’écartant d’ici-bas, se tournant vers l’au-delâ, préférant â tout le reste l’invocation de son Seigneur.
4. Le serviteur déléguant sa décision â Dieu Très Haut, content de Son don, le cœur reposant en Lui, sans mouvement en Sa demeure, Le mandatant en toute affaire, souhaitant devenir Son intime et Son proche courtisan, ne désirant, d’ici-bas et de l’au-delâ, rien d’autre que Lui.
185.
– Quelle est la chose la plus ardue dans l’expérience de Dieu ?
– Je ne puis te répondre.
– Et qu’en est-il de la chose la plus commode ?
– Je ne puis te le dire.
– Et quelle est la chose la plus pénible dans l’expérience du moi ?
– Je ne puis répondre.
– Et la chose la plus aisée ?
– C’est quand, mon moi ayant refusé d’obéir â l’une de mes prescriptions, j’ai décidé de ne rien boire, pas même l’eau, pendant un an.
186.
Mon moi était en larmes tant que je le guidais vers Lui. Maintenant que c’est lui qui m’y a conduit, le rire ne le quitte plus.
187.
J’ai répudié le monde par trois fois, irrévocablement, sans retour. Puis je suis allé seul â Dieu. Je l’ai invoqué â mon secours : « Mon Dieu et mon Maître ! je T’implore de la voix de celui qui n’a plus personne que Toi. » Lorsqu’Il a su que ma supplique était sincère et désespéré, Il m’interdit tous les dons qui étaient â ma portée pour me faire advenir â Son ego et me porter vers l’extrême intelligence dont sont doués les vifs d’esprit : lâ, Il me fit saisir Sa demande sans recourir au comment, dans le règne de : « Point de dieu hormis Dieu. » En tel lieu, Il me combla de Ses dons durant bien longtemps. Puis Il me fit sortir et me conduisit vers le domaine de l’unicité. Après, Il me fit jouir de Son abondante souveraineté et de la splendeur de Son essentialité. Et Il dit :
– Mon cher, sois Ma puissance, Mon signe, Mon attribut sur ta terre ; sois une lumière dans ton univers et un phare parmi tes créatures.
Ensuite, Il jeta sur moi les tentures de Ses lumières : j’en fus intégralement couvert. Et Il m’éclaira par la lumière de Son essence, disant :
– Toi Ma preuve !
Je répondis :
– Tu es Ta propre preuve, je ne puis être Ta preuve.
188.
Dans le monde du Mystère, j’ai entendu une voix :
– Abû Yazid, comment perçois-tu Mon effet sut
toi ?
Je dis :
– C’est Ton effet sur moi.
Puis Il m’éleva vers l’aire bien gardée de Son mystère et dit :
– Mon cher, sois un mystère dans Mon mystère. Je dis :
– Mon Cher, Tu es Ton propre mystère, rien qu’en Toi-même.
189.
– J’ai appris que trois personnes ont leur cœur sur le cœur de l’ange Gabriel.
– Je suis ces trois personnes ensemble.
– Comment ?
– Mon cœur est un, ma préoccupation est une, mon esprit est un.
– Et j’ai appris qu’une seule personne a son cœur sur le cœur de l’ange Israfel.
– Je suis cette personne unique.
190.
Je suis comme un océan exterminateur qui n’a ni début ni fin.
191.
Mystère connu, vision disparue ; et moi, je suis au mystère présent, â la vision existante.
192.
Esprit sans esprit pour un nom réel : si l’on révélait une part de cette lumière précieusement cachée, l’affaire finirait dans : « Point de dieu hormis Dieu. »
193.
L’affaire s’achève avec la perfection de ma condition.
194.
– Si, le jour du Jugement, Dieu te disait : « Mon serviteur, va-t-on accomplir pour Moi au moins une prosternation ? », que Lui dirais-tu ?
– Je Lui dirais : « Lorsque je m’interrogeais sur Toi, je répondais par Toi ; et lorsque je T’interrogeais sur moi, je Te répondais par Toi. »
195.
Tu as élu des hommes et Tu les as honorés ; ils ont obéi â Tes commandements et n’y sont parvenus que par Toi. La mansuétude que Tu leur a accordée précédait leur obéissance.
196.
Le serviteur ne pourra aimer son Créateur s’il ne s’épuise â solliciter Son consentement, secrètement et publiquement : ainsi Dieu apprendra-t-il en regardant le cœur d’un tel serviteur que celui-ci ne désire que Lui.
197.
Venez au désir de ceux qui sont privés, â la nostalgie de ceux qui progressent, au repos de ceux qui passent par l’oubli, â l’amour de ceux qui sont parvenus, â la volupté de ceux qui sont conjoints, venez â l’intimité du Seigneur des mondes.
198.
Par leurs oraisons, les initiés préservent leur être même auprès de leur Seigneur ; n’ont-ils pas laissé â Son côté toute chose ?
199.
Sur le parvis, voix, cris, agitation de ceux qui sont dans la nostalgie et la crainte du Maître de la maison. Au-dedans, calme, célébration, dignité, bienséance, dans la connaissance du Maître.
200.
L’initié obtient la joie dès qu’il s’aperçoit qu’il est capable de toute chose : il se voit dans la capacité de se mouvoir selon sa propre volonté ; il ne fait aucun cas de l’impulsion qui est â l’origine de son mouvement après avoir su qu’il en est lâ par sa capacité même ; mais il sait qu’il ne franchit pas les frontières de la servitude au moyen d’une telle capacité.
201.
Cherche Sa passion â l’opposé de ta passion et Son amour dans la haine de ton moi ; tu parviendras Le connaître dans la passion contraire, et â L’aimer dans la haine du moi.
202.
Coupe-toi de l’artifice, de l’usurpation, de la parade, de l’astuce. Ton cœur s’élèvera au-dessus du royaume, â travers l’éclat de Son trône, indifférera â tout ce qui n’est pas Lui.
203.
Ne charge pas ton cœur d’une idée Le concernant, tu risques de L’assimiler â ce qu’Il n’est pas. Méditant Son attribut, tu Le trouves ; imaginant Son essence, tu Le perds.
204.
Tu ne rejoins la créature qu’en allant vers elle, mais tu n’atteint le Créateur qu’en usant de patience. Et si tu désires le solliciter, réclame Sa présence dès que tu seras revenu de ce qui n’est pas Lui.
205.
L’initié ne se lamente pas, quand même on découperait son cœur aux ciseaux. De Lui, il ne désespère point. Il ne se laisse pas tromper par Son stratagème, quand même il serait tenté par le pardon. Il ne se réfère â Lui que par Lui, quand même il marcherait sur l’eau et dans les airs. Il ne repose pas de Sa peine, quand même il garderait le lit. Il ne s’En distrait pas, quand même il se rendrait au marché. Et rien ne l’apaise sinon Lui dans le règne des cieux.
206.
L’initié se tait, il ne voudra dire mot que devant son Maître. Il ferme les yeux, il ne voudra les ouvrir qu’â Sa rencontre. Il pose sa tête sur Son genou, il ne la voudra lever que « le Jour où l’on soufflera dans la trompette » : c’est que Son intimité est intense.
207.
Ton moi est ta monture : laisse-le mourir en chemin, et jamais tu n’arriveras.
208.
Sois le chevalier du cœur, le fantassin du moi.
209.
L’esprit du croyant est comme la mèche dans le verre : il éclaire dans le règne de l’Invisible. Et Dieu Très Haut apparaît â qui Le contemple dans Son essence.
213.
Ils Le connaissent, ils fuient les créatures.
214.
Deux choses les mettent en péril : l’abandon du respect et l’oubli du don.
210.
Le Vrai est comme le soleil éclatant. â Sa vue, on en est convaincu. Court â sa perte celui qui exige une preuve devant l’évidence.
211.
Ils boivent dans Sa coupe d’amour, ils plongent dans l’océan de Son intimité et savourent la douceur de Ses confidences ; ils Le connaissent vraiment, ils sont bouleversés par Sa grandeur.
212.
Ils Le connaissent, ils sont dans la joie ; pour que telle joie ne les abandonne pas, ils logent dans Sa connaissance.
215.
Serais-tu démon ? Je m’entourerais d’une enceinte et t’interdirais d’approcher, ainsi tu ne me disputerais rien. Viendrais-tu de Dieu ? Je Lui demanderais de te transférer de la demeure du service au lieu de la générosité.
216.
Le Vrai fouilla du regard le tréfonds des êtres. Il s’aperçut qu’ils étaient tous vides de Lui, hormis mon cœur où Il s’était vu en plénitude. Il s’adressa â moi en me glorifiant :
– Ils sont tous Mes esclaves, sauf toi qui es Moi.
217.
Je suis mon Seigneur Très Haut.
218.
Un compagnon, s’apprêtant â voyager, dit â Abû Yazid :
– Donne-moi un conseil.
– Je t’en donne trois :
1. Si tu es en compagnie d’un personnage grossier, intègre ses mauvaises manières â ton savoir-vivre : ainsi la cohabitation sera paisible.
2. Si un bienfaiteur te comble de ses faveurs, remercie toujours Dieu : c’est Lui qui éveille la sympathie des cœurs.
3. Dès que surgit en toi une épreuve venue de Dieu, agis vite pour t’en libérer, elle n’est rien pour un être de patience.
219.
– Comment reconnaître l’initié ?
– C’est celui qui ne se laisse pas griser par Son invocation, qui ne se lasse pas de Sa vérité, qui ne partage l’intimité qu’avec Lui.
220.
Dix préceptes constituent la règle du corps : 1. Accomplir les obligations légales ; 2. Éviter les interdits ; 3. Être modeste â Dieu ; 4. S’abstenir d’offenser les frères ; 5. Guider le vertueux et le libertin ; 6. Solliciter le pardon ; 7. Réclamer le consentement de Dieu dans toutes ses affaires ; 8. Délaisser la colère, l’orgueil, l’outrage et la dispute qui engendre l’hostilité ; 9. Être son propre conseil ; 10. Se préparer â la mort.
221.
Dix recommandations font le château du corps : 1. Se protéger les yeux ; 2. Habituer sa langue â l’invocation ; 3. Procéder â l’examen de conscience ; 4. Utiliser la science ; 5. Respecter la bienséance ; 6. Vider le corps des préoccupations mondaines ; 7. Se mettre â l’écart des humains ; 8. Combattre le moi ; 9. Être abondant dans la prière ; 10. Se conformer â la Tradition.
222.
Dix qualités fondent la noblesse du corps : la mansuétude, la pudeur, la science, le scrupule, la crainte, le caractère affable, l’endurance, la conviction, la contenance, l’abandon de l’interrogation.
223.
Dix errements ruinent le corps : l’amitié pour l’indifférent â sa religion, l’évitement des gens de bien, la subordination au moi, l’aversion pour la communauté, la fréquentation des hérétiques, l’immixtion dans les affaires d’autrui, l’accusation de ses semblables, la quête de notabilité, les vanités du monde.
224.
Dix états mènent le corps â la mort : le manque d’éducation, l’excès d’ignorance, la fortune, les désirs charnels, la quête du pouvoir, l’attrait du monde, l’amour du moi, la gloutonnerie.
225.
Dix défauts rendent le corps vil : l’animosité, la colère, l’orgueil, l’outrage, la querelle, l’avarice, l’ostentation du dénuement, l’abandon du respect, la grossièreté, la renonciation â l’équité.
226.
– Comment est la voie ?
– Sois absent â la voie, tu atteindras Dieu.
227.
Il suffit au croyant de savoir que Dieu se passe de son œuvre.
228.
Manifeste ou cachée, la sincérité demeure la même. Cependant, l’amour et la foi collaborent dans le cœur de l’homme sincère : dès que la foi augmente, l’amour de Dieu croît. Dieu Très Haut dit : « Ceux qui ont la foi sont les plus ardents dans l’amour de Dieu. » Pour confirmer cette parole divine, l’homme sincère décoche, avec l’arc d’ici-bas, la flèche de la séparation ; il coupe, avec le couteau du désespoir, la gorge de la cupidité ; il met â son moi le mors de la crainte et le conduit avec le fouet de l’espoir ; il porte la chemise de la constance et s’enveloppe du manteau de l’endurance. Lui sont égaux la privation et la jouissance, la pénurie et l’abondance, le blâme et la louange. L’affectation est en lui abolie tant au-dehors qu’au-dedans : il ne distingue plus entre la petite monnaie et les pièces d’or, sachant que la bénédiction donne â la petite monnaie plus de valeur qu’aux pièces d’or. De se trouver face â un chat lui est plus funeste que d’être affronté â un lion. S’il est en tel état, le paradis dit :
– Mon Dieu, que ce serviteur soit parmi mes habitants.
Le paradis ne réclame que lui. Et si l’enfer le voit ainsi, il saura que sa lumière effacerait ses gerbes d’étincelles ; alors l’enfer s’en préserve. Si tel serviteur était élevé au ciel le plus haut, sa gratitude serait celle même qui aurait été exprimée dans la plus grande calamité. Et si Dieu le descendait du ciel le plus haut pour le faire loger dans le degré le plus bas de l’enfer, sa gratitude serait celle même qu’il eût éprouvée quand il eût été dans le ciel le plus élevé.
229.
Toi qui as vendu tout contre rien, et toi qui n’as rien acheté en cédant tout ! il y a dans ton obédience des fléaux qui te détournent du mal.
230.
Ils étaient quatre et Abû Yazid était leur cinquième,
L’un d’eux dit :
– Comment sont les saints de Dieu dans la sainteté ?
– Ils sont consentants, dit le deuxième, quand même Il les enfermerait dans l’eau ou le feu.
– Et toi, qu’en penses-tu ?
– Qu’aucun souci ne pénètre leur cœur pour ce qui concerne la subsistance qui leur est promise, dit le troisième, quand même Il transformerait le ciel en cuivre et la terre en fer et qu’il ne pleuve plus et que la végétation ne pousse plus.
– Et toi, qu’y ajoutes-tu ?
– Que leur cœur ne change pas â l’égard de Dieu, dit le quatrième, quand même Il abattrait sur eux toutes sortes de catastrophes et qu’Il les broierait cent fois par jour entre la pierre de la calamité et la pierre du désastre.
– Quant â moi je ne dirais pas ce que vous avez dit.
– Que dirais-tu ?
– Le saint est pleinement saint lorsqu’il dit â cette montagne : « Ote-toi de lâ », et qu’elle se meut. Et la montagne s’ébroua. Et Abû Yazid s’écria :
– â quelle intrigue me mêles-tu ? Tu voudrais que mon secret avec Dieu fût divulgué parmi les créatures ?
Alors la montagne retrouva sa stabilité.
231
Quelqu’un dit â Abû Yazid :
– Épure avec moi ton cœur ; pour cela, une heure suffit ; puis je t’entretiendrai de quelque chose.
– Depuis trente ans, lui répondit Abû Yazid, il en est ainsi : je cherche â épurer mon cœur avec Dieu Très Haut, et il n’est toujours pas épuré. Comment l’épurer avec toi en une heure ?
232.
Renoncer au monde c’est suggérer sa futilité.
233.
– Qu’est-ce que le soufisme ?
– C’est le rejet du moi dans la servitude et l’attachement du cœur â la souveraineté, et l’utilisation de ce qui est conforme â la Tradition, et la conception de Dieu comme totalité.
234.
– Parmi ceux qui me rendent visite, certains s’éloignent de moi poursuivis par la malédiction de Dieu.
– Comment cela ?
– Il se peut qu’une personne me rende visite pendant que je suis sous la domination du Vrai. Puis elle s’éloigne de moi et m’excuse : celle-lâ sera protégée par la miséricorde divine. Et il y a ceux qui me rendent visite et me voient sous l’empire de l’extase. Alors ils se retournent contre moi et m’attaquent. Ceux-lâ seront harcelés par par la malédiction de Dieu.
235.
– Je ne parviens pas â obtenir le repentir.
– La gloire est â Dieu, et toi, tu réclames la gloire.
236.
– Qu’est-ce que la Confiance ?
– Et toi, qu’en dis-tu ?
– Voilâ ce qu’en disent nos compagnons : « Ton cœur doit rester impassible quand même les fauves seraient â ta droite et les vipères â ta gauche. »
– Oui, c’est presque cela, dit Abû Yazid. Mais écoute ceci : si tu discrimines entre les bienheureux du paradis et les suppliciés de l’enfer, tu quittes le domaine de la Confiance.
237.
Si les humains savaient, ils me renieraient.
238.
Point de Vrai sinon éclatant en moi ; aussi suis-je reconnu dans la conditions même du Vrai ; et il n’y a point de Vrai sinon moi.
239.
Je circumambulais autour du Temple sacré ; après être parvenu â Lui, je vis le Temple tourner autour de moi.
244.
Voilâ longtemps, il dit â sa mère :
– Toi qui m’as mis au monde, je t’en conjure ! As-tu agi d’une manière illicite â cause de moi quand tu m’allaitais ? Je ne voudrais pas qu’un événement fâcheux fût inscrit dans mon cœur â mon insu. Cela me voilerait â Dieu.
Sa mère lui dit :
– Je ne me souviens de rien sinon qu’un jour je suis allée chez des voisins, toi dans mon giron ; je me suis servie de leur fiole d’huile et je t’ai oint la tête sans rien leur dire. Une autre fois, je t’ai enduit les yeux de leur kohol, sans leur permission.
Abû Yazid dit :
– Dieu demande des comptes â Son serviteur pour le poids d’un atome.
Puis il dit :
– Ne sais-tu pas que Dieu a dit : « Qui aura fait le poids d’un atome de bien, le verra : et qui aura fait le poids d’un atome de mal le verra » ? Et ce que tu me révèles pèse plus qu’un atome ; aussi suis-je dans la crainte d’être coupé de mon Seigneur.
241.
Son affection est mon affection et mon affection est la Sienne ; Sa passion est ma passion et ma passion est la Sienne ; Son amour est mon amour et mon amour est le Sien.
242.
Les flots de Sa passion ont déferlé, l’eau même a brûlé, moi seul fus épargné, ainsi demeure l’Un tel qu’Il est, unique â jamais, puisqu’Il est l’Un.
243.
Au plus secret du cœur je T’évoque
Je suis anéanti Tu demeures
Mon nom est effacé
Effacés les vestiges de mon corps
Tu me réclames je réponds
II n’y a que Toi
C’est Toi qui me console
Par l’œil de l’imagination
Où que je me trouve Tu es lâ.
244.
Qui en subit les ravages lui offre tout ce qu’il aura possédé.
245.
Par Toi, je Te désigne. Tu es le commencement et l’aboutissement. Qu’elle est bonne l’inspiration qui émane de Toi et engendre les pensées du cœur ! Que c’est doux de marcher vers Toi, l’imagination fertile, sur la voie du mystère ! Dieu, comme Il est beau cela qu’il est impossible aux créatures de dévoiler, aux langues de décrire, aux intellects de saisir !
246.
Dans l’oubli de mon moi, j’invoque le Créateur du moi.
247.
Rien de surprenant â ce que je T’aime, moi pauvre serviteur ! Mais il est étonnant que Tu m’aimes, Toi le Souverain Omnipotent !
248.
â un inconnu venu frapper â sa porte, Abel Yazid
dit :
– Que veux-tu ?
– Je cherche Abû Yazid.
– Moi aussi, je suis â la recherche d’Abû Yazid depuis vingt ans.
249.
â Dieu des élus parmi Ses serviteurs. S’Il les privait un seul instant de Sa vision, ils appelleraient l’aide pour quitter le paradis, â l’instar de ceux de l’enfer qui implorent pour être délivrés du feu.
250.
Les gens du paradis accomplissent le rite de la visite. â leur retour, Il leur propose des effigies : qui en choisit une ne revient plus â la visite.
251.
Mieux vaut pour le serviteur être â jamais dans la pauvreté. Démuni de tout, il n’aura recours ni au renoncement, ni â la dévotion, ni â la science. Ainsi survivra-t-il â tous les autres. Et leur ayant survécu, il les aura laissés derrière lui.
252.
Il m’est parvenu que Dieu Très Haut dit : « Qui vient â moi coupé de tout, Je lui accorderai une vie sans mort, lui offrirai un royaume impérissable et mettrai Ma volonté dans la sienne.
253
Abû Yazid dit :
— Dieu Très Haut dit : « Si Mon serviteur fait de Moi son occupation dominante, Je mettrai son appétit et sa délectation dans Mon invocation, Je lèverai le voile entre lui et Moi et serai l’image qui ne quitte plus ses yeux. »
254.
– Quand l’homme atteint-il la limite qu’atteignent les hommes dans cette affaire ?
– Dès lors qu’il a connaissance des défauts de son moi, il atteint la limite. Tel est le terme. Puis le Vrai Très Haut le rapproche selon le zèle qu’il déploie pour surveiller son moi instigateur.
255.
Quelqu’un lit :
— « La rigueur de ton Seigneur est redoutable. »
Abû Yazid dit :
– Ma rigueur est plus redoutable que Sa rigueur.
256.
– Il nous est parvenu que tu es un des sept.
– Je suis tous les sept.
257.
– Toutes les créatures se rangent sous la bannière de Muhammad.
– Par Dieu, ma bannière est plus haute que la bannière de Muhammad. Ma bannière est faite d’une lumière derrière laquelle se rangent les démons, les djinns et tous les hommes, y compris les prophètes.
258.
Louange â moi, louange â moi ! Que mon pouvoir est grand !
259.
Pas une image dans les cieux n’est semblable â la mienne, et pas un de mes attributs ne peut être connu sur terre.
260.
Mes attributs ont disparu dans Son mystère ; et le mystère n’a point d’attribut qui puisse être connu.
261.
Moi je ne suis pas moi et pourtant je suis moi ; je suis Lui et je reste moi ; je suis Lui et Il reste Lui.
262.
Dhul Nûn lui envoya un tapis de prière ; il le lui renvoya et dit :
– Qu’en faire ? Qu’il m’envoie plutôt un coussin pour m’y adosser en tout repos.
263.
– J’ai appris que tu te déplaces d’Orient en Occident en un rien de temps.
– Cela est possible, mais pénible. Tandis que le croyant essentiel, où qu’il aille, l’Orient et l’Occident sont entre ses mains : il puise où il veut.
264.
– Par quel moyen as-tu obtenu la connaissance ?
– Par un moi nu et un ventre qui a faim.
265.
Quelqu’un vint â Abû Yazid et lui dit :
– Abû Yazid, les rochers et les montagnes sont desséchés ; les gens ont besoin de pluie.
Abû Yazid dit â son domestique :
– Va voir si les gens ont réparé leurs gouttières.
– Tu t’inquiètes de leurs gouttières ! dit l’homme. Ah ! si seulement Dieu les avait arrosés.
– Ce sont de pauvres gens ; il ne faudrait pas qu’ils subissent des dommages.
A peine l’homme fut-il dehors que la pluie se déversa sur la plaine et la montagne. Pourtant personne ne vit Abû Yazid prier ou invoquer ; seulement, il s’était préoccupé de cela.
266.
Chaque fois qu’Abû Yazid voyait les signes et les prodiges, il demandait â Dieu de les authentifier. Alors se présentait â lui une lumière jaune sur laquelle était inscrit avec une lumière verte : « Point de dieu hormis Dieu ; Muhammad envoyé de Dieu ; Abraham ami de Dieu ; Moïse confident de Dieu ; Jésus esprit de Dieu » Il acceptait donc Ses signes et Ses prodiges après s’être appuyé sur ces cinq témoignages. Il en était ainsi â ses débuts ; ensuite il se détacha de cette pratique et la dépassa.
267.
– Abû Yazid, un homme est mort au Tabaristan. Les gens ont assisté â ses funérailles. Lâ, je t’ai vu avec Khadir, sur lui le salut, vous vous donniez l’accolade. Puis les gens se sont dispersés, et je t’ai vu dans les airs.
– Il en fut ainsi.
268.
– Quel est le plus grand nom de Dieu ?
– Dis : « Point de dieu hormis Dieu », tout en t’y fixant résolument.
– Comment cela ?
– Tu le sauras quand tu L’invoqueras.
269.
– Il nous a semblé voir chez toi des êtres comme femmes et hommes. Qui sont-ils ?
– Ce sont des anges qui viennent â moi et m’interrogent sur la science.
270.
– On dit que toute chose est contenue dans la Table.
– Je suis la Table Conservée en entier.
271
Qui parle de l’éternité doit être éclairé par les fanaux de l’éternité.
274.
Qui parle de la splendeur de la souveraineté doit être parcouru par le mode de la souveraineté.
275.
Le Vrai m’arrêta devant Lui â travers mille stations. â chaque station, Il m’offrait le royaume, et moi je disais :
– Je n’en veux pas.
â l’ultime station, Il me dit :
– Que veux-tu ?
Je répondis :
– Je veux ne plus vouloir.
276.
Mon Dieu, les créatures sont â Toi ; Tu es leur propriétaire ; qu’ai-je â m’interposer entre vous, n’était-ce l’insouciance ?
277.
Par Dieu, je progresse ; par moi-même, je régresse ; quand on retrouve son moi, on choisit ; quand on le perd, on est choisi.
278.
L’initié ne cesse d’apprendre. Les connaissances sont destinées â cela. L’initié s’abîme en elles. Lorsqu’il parle de sa condition, l’initié découvre qu’il ne sait rien.
279.
Mon cœur fut élevé dans les cieux. Il déambula, erra et s’en retourna. Je lui dis :
– Qu’as-tu apporté ?
Il me répondit :
– L’amour et le consentement.
280.
Trois sont les plaisirs de ce monde : l’intimité d’un ami cher, la compagnie d’un roi généreux, le débat en de fécondes séances.
281.
– Vienne le jour de la Résurrection ! Je dresserais ma tente aux portes de l’enfer.
– Pourquoi, Abû Yazid ?
– â ma vue, l’enfer s’éteindrait. Aussi serais-je une miséricorde pour les êtres.
282.
Les extatiques ne captent une part de la présence qu’une fois absents dans leur présence ; et c’est moi qui les informe de la présence qui fut la leur. Dès qu’Il s’absente, me voilâ tout présent ; â peine présent, me voilâ déjâ absent. II en est ainsi, car la chose ne s’accorde pas avec son contraire.
283.
Ce monde est aux gens du commun, l’au-delâ â l’élite. Qui veut s’associer â l’élite se doit de ne pas participer â ce monde avec les gens du commun. Ce monde est le miroir de l’au-delâ. Qui observe â travers ce miroir l’au-delâ est sauvé. Et qui s’en divertit est perdu : il aura obscurci son miroir.
284.
Mon Dieu, si Tu sais, dans ta prescience, que Tu infligeras les sévices du feu â l’une de Tes créatures, agrandis ma propre créature, et que l’enfer ne contienne nul autre que moi.
285.
Si Tu disais : fais-Nous don de tout
Aussitôt je me serais exécuté
Il suffirait de mettre au feu de moi le dixième
â la gloire du Souverain j’exsuderais
Ton amour est un devoir comment le suivre
Si je ne renonce pas aux autres devoirs ?
286.
Abû Yazid fit la prière derrière un imam dans quelque mosquée. L’instant d’après, l’imam lui dit :
– D’où tires-tu ta subsistance ?
– Attends que je refasse ma prière. N’est pas licite la prière faite derrière qui ne connaît pas le Dispensateur.
287.
Abû Yazid fut interrogé sur l’élévation des bras dans la prière, il dit :
– C’est un usage établi par l’Envoyé de Dieu. Mais fais en sorte que ton cœur soit élevé vers Dieu, cela vaut mieux.
288.
Peut-être réclamerais-je pour moi les châtiments de Dieu les plus sévères, tant ce moi me maltraite. Or je promène mon esprit â travers tous les châtiments de Dieu Très Haut et je ne trouve pas châtiment plus sévère que l’insouciance. L’insouciance â l’égard de Dieu l’espace d’un clin d’œil est plus redoutable que le feu.
289.
J’ai traversé les déserts et atteint les steppes. J’ai parcouru les steppes et suis arrivé au royaume de l’Invisible. J’ai franchi le royaume de l’Invisible et suis parvenu â la souveraineté même. Et je dis :
– Dispense !
Et Il répondit :
– Je te fais don de tout ce que tu auras vu.
Je dis :
– Tu sais que je n’ai rien vu.
Il dit :
– Que veux-tu ?
Je dis :
– Je veux ne plus vouloir.
Il dit :
– Nous y consentons.
290.
Une fois, je fus élevé et je séjournai entre Ses mains.
Il me dit :
– Abû Yazid, Mes créatures veulent te voir.
– Mon Cher, je ne voudrais pas les voir ; mais si Tu le souhaites, je ne puis refuser. Pare-moi de Ton unicité : si Tes créatures me voient, elles diront : « Nous t’avons vu », et c’est Toi qu’elles auront vu, pas moi.
Ainsi fit-Il : Il me fit lever, me para, m’éleva ; puis Il dit :
– Va vers Mes créatures.
Je fis le premier pas. Au deuxième pas, je m’évanouis. Alors Il clama :
– Rendez Mon ami. Il ne peut se passer de Moi.
291.
Parvenu â Son unicité — et la première seconde est dédiée â la pure unité — je m’étais dirigé â l’aide de l’entendement pendant dix ans. Une fois l’entendement émoussé, je fus changé en oiseau dont le corps était l’unité et les ailes la durée. Je continuais de voler dans les cieux du comment pendant dix ans. Je volais loin, parcourant huit cent mille fois la distance entre le Trône et la poussière. Je ne cessais de voler jusqu’â ce que j’eusse franchi les frontières de la durée. Puis je survolais la scène où l’on témoigne de la pure unité tantôt en initié absent â sa condition d’être créé, tantôt en être créé absent de son état d’initié.
292.
Si l’initié avait dans tous les coins et recoins de son cœur cent mille anges ayant la dignité de Gabriel, Michaël, Israfel, il ne ressentirait point leur présence. Jamais il ne devrait s’apercevoir de leur existence dans l’univers de Dieu. S’il les pressentait, il ne serait pas initié.
293.
Il dit :
– Mon cher, voici Ma splendeur ! sois Mon vaisseau â travers ses flots.
Je répondis :
– Mon Cher, telle est Ta splendeur ! qui est Ton attribut. Sois donc Ton vaisseau â travers Tes propres flots. Quant â moi, je n’ai point besoin de cela.
294.
Il dit :
– Mon cher, tel est le tapis de Ma passion.
Viens ! J’y suis en Ma passion que voici.
Je répondis :
– Je ne viendrai pas. Ce qui m’importe de Toi est autre que Toi.
295
Interrogé sur l’apprentissage de la science, il dit :
– La quête de la science et des chroniques de l’Envoyé conviennent â qui est en quête du Prophète et du Vrai. Mais cette quête éloignera de Dieu et de Son Envoyé si l’on s’en sert pour briller dans le monde
296
– Depuis quarante ans, je ne me suis jamais appuyé sur un mur sinon dans une mosquée ou dans un couvent.
– Pourquoi ne l’as-tu jamais fait ? Cela est permis.
– J’ai entendu Dieu dire : « Qui aura fait le poids d’un atome de bien, le verra ; qui aura fait le poids d’un atome de mal, le verra », qu’est-ce qui peut être permis ?
297
– Es-tu Abû Yazid ?
– Et qui est Abû Yazid ? Ah ! si j’avais vu Abû Yazid !
298.
– Qu’est-ce que le renoncement ?
– Le renoncement est sans importance
– Pourquoi ?
– J’étais dans le renoncement pendant trois jours, au quatrième jour, je m’en suis détourné.
– Comment cela ?
– Le premier jour j’avais renoncé â ce monde et â ce qu’il contient, le deuxième jour j’avais renoncé â l’au-delâ et â ce qu’il recèle, le troisième jour j’avais renoncé â ce qui n’est pas Dieu, quand fut venu le quatrième jour, je n’avais plus rien sinon Dieu. Je compris. Et j’entendis une voix dire :
– Abû Yazid, ne te mesure pas â Nous.
Je répondis
– C’est la parole que j’attendais
Et la voix me dit
– Tu as trouvé ! tu as trouvé !
299.
Je n’ai cessé de pleurer jusqu’â ce que j’aie ri. Et je n’ai cessé de rire jusqu’â ce que je n’aie plus ri ni pleuré.
300.
Le serviteur demeure savant tant qu’il est ignorant, mais quand son ignorance cesse, son savoir disparaît.
301.
Il y a trois sortes de connaissances :
1. La connaissance des gens du commun : c’est celle de la servitude et de la souveraineté, de l’obédience et de l’infraction, de l’ennemi et du moi.
2 La connaissance de l’élite : c’est celle de l’honneur et de la grandeur, du bien-agir et du bienfait, de la réussite aussi.
3 La connaissance de l’élite dans l’élite : c’est celle de l’intimité et des confidences, de l’aménité et de l’apaisement, puis c’est celle du cœur, du tréfonds.
302.
Nul besoin qu’il soit invité, il est Son convive â jamais.
303.
J’appelai â moi les humains pendant cinquante ans. Personne ne répondit â mon appel. Je m’en détournai et allai seul â Lui. Je découvris qu’ils étaient déjâ auprès de Lui.
304.
Je fus mis â l’épreuve par la parade des dons : on étala devant moi les dons de ce monde : je m’en détournai. On me proposa les dons de l’au-delâ mon moi en fut attiré, mais Il me prévint que ce ne sont que leurre : je les refusai. Constatant qu’on ne pouvait me tromper, Il me révéla les dons divins
305.
Quand Il m’a fait surplomber le domaine de l’unicité, j’ai répudié mon moi et suis allé â Dieu Je l’ai appelé â mon secours :
– Mon Dieu, je T’invoque ! Il ne reste que Toi pour ma supplique.
Lorsqu’Il a su que mon invocation était sincère et désespérée, Il m’inspira d’oublier mon moi entier, et les créatures et les règnes. Je me suis alors débarrassé des soucis et suis resté sans tourment. Je n’ai plus cessé de traverser les royaumes l’un après l’autre. Je suis parvenu de nouveau â eux ; je leur dis :
– Levez-vous ! que je passe.
Ils se levèrent et je passai je me suis éloigné d’eux Et Il me fit approcher encore en m’aménageant un sentier plus près de l’esprit que du corps Il dit :
– Abû Yazid, ils sont tous Ma création, sauf toi.
Je dis :
– Je suis Toi et Tu es moi
306.
Connais Ton Seigneur sans connaître ton moi sinon â travers la vision du cœur et ne te laisse pas abuser par ce qui n’est pas Lui
307.
Tel est le testament spirituel qu’Abû Yazid destina â son serviteur et disciple favori Abû Mûsa : il dit :
– Je te recommande de t’adonner entier â ton Seigneur, et tous les jours de ta vie Ne détourne pas ton visage de Lui, pas même un instant. Tes mouvements dépendent de Lui, tu Le rencontreras nécessairement et t’arrêteras devant Lui, responsable de tes actes. Retrousse donc les manches et prépare-toi â la vie future. Ne sois pas insouciant, prête attention, évite la somnolence de ceux qui sont divertis, réveille-toi du sommeil des étourdis. Redresse-toi entre les mains de ton Maître, matin et soir. Sois constant dans Son invocation, régulier dans Son service, bienveillant â Son égard. Ne provoque personne â cause de Lui. Sois patient en cas de calamité. Accepte Son jugement, Son décret, Sa puissance, le bon choix pour Son serviteur, contente-toi de Sa grâce, sois assuré de Lui, crois â Sa rencontre, sois certain de Sa promesse et de Sa menace. Accorde ta confiance au Vivant qui ne meurt pas. Invoque-Le, implore Son secours dans toutes tes affaires. Prends garde â Lui tant que tu vis. Fuis les créatures et réfugie-toi en Lui. Délègue-Lui toute chose.
308.
– Abû Mûsa, quel art enseigne « Abd Rahîm ?
– L’art de renoncer au monde.
– Et quelle est la dignité du monde pour que ce docteur ressente le besoin d’exposer comment y renoncer ?
309.
Abû Yazid sortit de nuit avec Abû Mûsa. Ils entendirent le gardien chanter â tue-tête « Point de dieu hormis Dieu » et « Dieu est Très Grand ». Abû Yazid se retourna vers son compagnon et dit :
– Abû Mûsa !
– Me voici !
– Passe chez ce gardien, demande-lui quel est son salaire pour la nuit, propose-lui le double et dis-lui de chanter autre chose qu’il n’invoque plus mon Cher avec une telle désinvolture.
310
Abû Yazid dit :
– Les plus voilés â Dieu sont trois : l’ascète l’est en raison de son renoncement, l’orant en raison de ses prières, le savant en raison de sa science.
Il poursuivit :
– Pauvre ascète, il porte la vêture du renoncement et court dans le sillage de ses confrères. S’il savait l’insignifiance du monde et ce peu de chose auquel il renonce ! S’il savait quelle est sa place dans le monde parmi les ascètes ! L’ascète est celui qui, du premier coup d’œil, se laisse captiver par Lui et ne détourne son regard vers nul autre Quant â l’orant, c’est celui qui, en sa prière, voit plus la grâce de Dieu que la prière, laquelle disparaît dans la grâce. Et le savant ! s’il savait que toute la science que fit apparaître Dieu se réduit â une ligne de la Table ! que dirait-il ? Que sait-il de cette science ? Et au prix de quels efforts ?
Et il dit :
– Le savant est celui dont la science est Dieu : il puise en Lui quand il veut, ce qu’il veut, sans mémoire ni livres. Ces trois-lâ seront dotés de quelque chose le jour du Jugement.
311
Un homme, parmi les puissants, vint â Abû Yazid et lui dit :
– Il m’est donné le royaume des deux demeures.
– Ce n’est rien ! ce sont les deux demeures d’Iblis.
Comme l’homme s’en allait, Abû Yazid le fit revenir et lui dit :
– Si tu es sincère dans ce que tu prétends, convoque un astre du ciel.
Cette fois, l’homme resta.
312.
– Abû Yazid, j’ai atteint le but.
– Lequel ?
– Il m’a octroyé le don de voler dans les airs et de marcher sur l’eau.
– Cela compte-t-il ? D’autres créatures de moindre importance font de même : les poissons courent sur l’eau et les oiseaux volent dans les airs. L’excellent serviteur est celui qui embrasse tous les règnes en un clin d’œil.
313
Deux hommes arrivèrent chez Abû Yazid. L’un d’eux dit :
– Abû Yazid, je suis venu â toi par-delâ sept mers en moins d’une heure.
Abû Yazid le regarda presque fâché et dit :
– Rien d’extraordinaire ! il ne te fut octroyé que la force motrice des hirondelles.
Le deuxième homme dit :
– Je suis venu â toi par-delâ le levant en moins d’un jour.
– Ne te leurre pas ! il ne t’a été donné que la marche d’un jour.
Abû Yazid ajouta :
– Que de créatures marchent sur l’eau et dans les airs sans qu’elles aient auprès de Dieu quelque valeur ! Et cela n’est pas extraordinaire. Ce qui l’est, ce sont les secrets contenus dans le cœur de Ses saints, que pas un ange ne découvre.
314
– Pourquoi Dieu a-t-Il créé les êtres ?
– Dieu a créé les êtres pour manifester Sa force, Il leur accorde la richesse pour révéler Sa générosité, Il les Fait mourir pour déployer Son implacable puissance ; Il les ressuscite pour exprimer Sa grandeur, Il leur demande des comptes pour déclarer Sa justice, Il fait entrer les croyants au paradis pour qu’apparaisse Sa miséricorde.
315
Qui s’en tient â la servitude doit observer deux préceptes : craindre son péché et ne pas s’émerveiller de son œuvre.
316
Livre-moi â Toi, il ne me reste pour les confidences que Toi.
317
Finalement, après l’accomplissement, ils s’en retournent vers cette chose unique demander grâce.
318
En L’invoquant, je prélève de Dieu la part qui me revient Dans mes instants d’insouciance, c’est Lui qui prend de moi la part qui Lui revient.
319
Aucune chose ne met en joie l’initié, et rien ne l’effraie.
320
Abû
Yazid entra dans une ville. Il fut suivi d’une foule nombreuse
Il quitta la ville. Ils le suivaient encore.
– Qui sont-ils, ceux-lâ ?
– Ils t’accompagnent.
– Seigneur, je Te demande de n’être pas poux eux Ton propre voile, ni de faite de moi le voile qui Te cacherait â leurs yeux.
Puis il dirigea la prière de l’aube. Et, se retournant vers eux, il dit :
– Je suis moi, point de dieu hormis Moi, adorez-Moi !
Ils dirent :
– Abû Yazid est devenu fou.
Et ils le laissèrent.
321
Il y avait dans le Khotosan une femme, une reine, qui renonça au monde et se consacra â Dieu. Elle emprunta la voie d’Abû Yazid. Elle était fascinée par lui et par son invocation. Elle était assidue dans l’adoration On lui dit :
– Raconte comment Dieu t’a honorée.
– J’étais passionnée par les allusions d’Abû Yazid. J’avais demandé â Dieu ; Glorieux et Sublime, de me le montrer dans le monde du Mystère. Pendant que je Le sollicitais, Il m’éleva une nuit dans les cieux — ce fut une ascension suscitée par une inspiration. Parvenue au septième ciel, je m’en allai vers le Trône, et je fus interpellée : « Empresse-toi ! empresse-toi ! » J’arrivai au Trône. Puis je m’envolai vers les voiles, lâ aussi je fus interpellée : « Rapproche-toi de Moi ! » Je traversai les voiles et me trouvai dans le lieu d’où je pouvais contempler le Vrai gérant Son œuvre, inspectant Son royaume. Je dis â qui était avec moi : « Où est Abû Yazid ? » Il me dit. « Abû Yazid est devant toi » Puis on me fit porter deux ailes avec lesquelles je volais accompagnée par le témoin de mon anéantissement dans la manifestation du Vrai en moi. Tel témoin m’emporta, en tant que Lui et non en tant que moi, pour atteindre l’unicité rien qu’en elle-même. Telle unicité incite les phénomènes â se révéler par des signes qui leur sont propres.
Elle continuait de raconter et elle reprit.
– Après cela, je surplombai l’espace où se déploie l’essence du Vrai. On me dit « Où aller alors que voici Abû Yazid ? » Je fus ensuite élevée dans un jardin vert et splendide où ployait une branche de perles blanches sur laquelle il était écrit « Point de dieu hormis Dieu, Abû Yazid confident de Dieu. »
Elle parlait et parlait, décrivait ce qu’elle avait vu et franchi, racontait, et elle poursuivit :
– Je dis. « Voici Abû Yazid. » Il dit « C’est l’endroit d’Abû Yazid. Abû Yazid est â la recherche d’Abû Yazid pour le faire venir ici. »
322
Un homme dit â Abû Yazid :
– Il m’est parvenu de toi un signe auquel je crois, mais parfois le doute m’assaille, je voudrais que tu parles et que tu dissipes mon doute.
– Que veux-tu entendre, malheureux ?
– J’ai appris que tu marches sur l’eau et dans les airs et que tu vas â La Mecque entre l’appel et le début de la prière, t’y prosterne et reviens.
– Mais malheureux, ce que tu évoques est sans importance Si le croyant a reçu cela, il aura reçu ce que reçoit l’oiseau qui ignore la rétribution et le châtiment. Un tel croyant est plus grand pour Dieu que le corbeau. Quant au fait que je vais â La Mecque entre l’appel et le début de la prière, n’importe quel djinn s’y rend de cette façon et revient porteur de nouvelles. Si donc le croyant a obtenu cela, il aura obtenu ce qu’obtient n’importe quel djinn. Et le croyant est plus honorable pour Dieu que le djinn.
Puis il s’agita, se convulsa et dit :
– Le croyant excellent est celui vers qui La Mecque vient et tourne autour de lui avant de rejoindre sa place et cela lui advient sans qu’il s’en aperçoive, comme s’il était ravi.
323
– Les disciples ne se lassent pas de l’errance et de la quête.
– Mon Ami est sédentaire, Il n’est pas nomade Et moi je partage son séjour, je ne voyage pas.
Et il dit :
– Que penses-tu de l’eau de mer ? Le Prophète n’en a-t-il pas dit « C’est la pureté même ; et sa charogne est licite » ?
Et il dit :
– Tu vois les fleuves courir, bruire, retentir dès qu’ils approchent la mer et s’y mêlent, leurs bruits et leurs grondements cessent, la mer ne s’en ressent pas ils ne lui ajoutent rien, la quitteraient-ils, ils ne lui retrancheraient rien.
Et il dit :
– Il en est des hommes comme il en est des cours d’eau et de la mer tant que les cours d’eau sont solitaires, ils coulent fougueux et grondent. Dès qu’ils touchent la mer et s’y confondent, leurs bouillonnements et ronronnements s’évanouissent ; ils ne la font pas monter ; s’en détacheraient-ils, elle ne baisserait pas.
324.
– J’ai appris que tu disposes du Très Grand nom, je voudrais que tu me le révèles.
– Le Très Grand nom de Dieu n’a pas de limite fixée. Tu parviendras â l’obtenir si tu purifies ton cœur par Son unicité en tel état, tu prendras n’importe quel nom et tu iras d’est en ouest et tu reviendras et tu décriras.
– Louange â Dieu ! il est donc possible â l’homme d’aller dans l’heure d’est en ouest et de revenir et de décrire ?
– Oui, et il n’y a pas d’inconvénient â ce que l’homme marche en Son Très Grand nom dans les contrées du ciel et de la terre, tout ce qui est autre que Dieu sera sous ses pieds il pourra fouler le soi de son choix.
– Quelle est donc cette station ?
– Cette station ne se décrit pas. Tu peux te la représenter comme un miroir â six faces : si Dieu désire regarder Ses créatures, Il observera â travers cet homme qui est Son miroir ; Il verra Ses créatures â travers lui et prendra en main leurs affaires.
325.
Dhul Nûn l’Égyptien avait offert un tapis de prière â Abû Yazid. Celui-ci le refusa. Il dit au messager :
– Dis â Dhul Nûn : « Ce tapis convient â quelqu’un comme toi, tu prierais dessus. »
Dhul Nûn lui envoya une seconde fois un coussin parfaitement ouvragé. Abû Yazid dit au messager :
– Retourne-le-lui et dis-lui : « Qui est lui-même un coussin ne peut apprécier ton coussin. »
Tout cela eut lieu â la fin de sa vie il avait fondu, il était fané, ne restait de lui que la peau et les os.
326
Jusqu’â quand cet ego s’interposant entre Toi et moi ? Je Te demande d’effacer mon ego. Que mon ego soit Toi. Ainsi il ne restera que Toi, et c’est Toi seul qu’on verra, Cher.
327
Toi qui désires que Ton ego soit mien, ne vois-Tu pas que je T’ai déjâ offert mon propre ego ? Fais donc ce que Tu veux.
328
En invoquant Dieu, Glorieux et Sublime, Abû Yazid pissait du sang.
329
– Abû Yazid, il nous parvient souvent de toi des paroles que nous désavouons.
– Les mots sortent de ma bouche sous l’impulsion de l’extase. Et on les saisit d’après le sens courant. Puis on me les attribue.
330
Seigneur, je T’ai demandé d’être â leurs yeux Ton propre voile, or Tu fis de moi le voile.
331
Au commencement et longtemps, le Vrai Très Haut me fit séjourner devant les portes des savants. Il m’accorda l’amitié des hommes instruits. Vint le moment où je considérai suffisantes les sciences que j’avais acquises. Je m’étais dit que j’avais assez appris et que j’étais digne d’accéder au haut rang de savant et d’initié. Alors le Vrai Très Haut me porta et me montra la foule des savants et des initiés : ils se bousculaient et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied Ainsi réduit â rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai Je dis :
– La science et la connaissance sans la vérité ne sont qu’allégation.
Je pensais que la vérité était dans la science et la recherche.
Puis le Vrai Très Haut me fit séjourner longtemps auprès des orants J’avais fréquenté les groupes autour des mihrab. Jamais je n’avais manqué les premiers mots de l’officiant. Alors le Vrai me porta et me montra les orants prosternés, en adoration près de la porte. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Ainsi réduit â rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai Très Haut.
Et Il me fit séjourner longtemps auprès des jeûneurs Et Il me porta et me montra la foule des jeûneurs souffrant la faim, liant, près de la porte, l’abstinence du jour aux prières de la nuit. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Alors je m’en fus sans avoir atteint le Vrai.
Et II me fit séjourner longtemps auprès des visiteurs de Son Temple. Et Il me porta et me montra la masse des pèlerins, ayant répondu â l’appel, s’étant mis en état de consécration, marchant â vive allure, déferlant « par des chemins encaissés », se dirigeant vers Lui. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Ainsi réduit â rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai Très Haut.
Puis II me fit séjourner longtemps auprès des guerriers de la foi J’avais sabré avec eux Ses ennemis. Et Il me porta et me montra la troupe pullulante de ces guerriers, ceux qui avaient tué et ceux qui étaient tués, enveloppés dans leurs blessures, ils étaient tous devant Lui. Et parmi eux il n’y avait place où je pouvais poser pied. Ainsi réduit â rien, je m’en fus sans avoir atteint le Vrai.
Je dis :
– Mon Dieu, aie pitié de moi et de ma perplexité. Accorde â Ton serviteur une station qui me rapprocherait de Toi. Que je n’y sois pas bousculé par un concurrent ou un émule. Tu m’as montré tous ceux qui m’ont devancé auprès de Toi. Tu as constaté que je suis incapable de les rejoindre.
Le Vrai m’interpella :
Abû Yazid, personne ne M’approche plus près que celui qui vient â Moi avec ce qui n’est pas â Moi.
– Mon Dieu, qu’est-ce qui n’est pas â Toi et permet de T’approcher ? Où acquérir ce qui n’est pas â Toi ?
– Abû Yazid, le dénuement et la pauvreté ne sont pas â Moi. J’ai le moyen de faire approcher de Mon tapis qui le désire.
– Mon Dieu, montre-moi les gens de la pauvreté et du dénuement.
Il me les montra. C’était une bande disséminée Je n’avais vu chez eux ni bousculade ni concurrence. Il n’y avait â leur porte ni vacarme ni chahut. Je Lui promis de ne rien préférer au dénuement et â la pauvreté. Et je demeure fidèle â ma promesse. Et il ne se passe pas d’heure sans qu’Il m’envoie une marque d’honneur.
Et je dis :
Mon Dieu, ainsi Tu me distingues parmi Tes créatures.
Il dit :
– Seul obtiens ce prestige qui choisit la pauvreté et le dénuement, les supporte, les apprivoise.
332
Les plus voilés â Dieu le sont par trois voiles : par le renoncement, la prière, la science. Si le malheureux savait que le monde est peu ! Qu’a-t-il donc possédé de ce peu et â quoi aura-t-il renoncé ? Puis il dit :
– Le renoncement restaure le paganisme : avec lui une nouvelle croyance s’ajoute â Dieu. L’ascète est celui qui, du premier coup d’œil, est captivé par Dieu et ne détourne son regard ni vers un autre ni vers lui-même. Il en est qui sont voilés par leur renoncement, d’autres par leurs prières, d’autres encore par leur science. Et le paradis est le voile suprême. Les gens du paradis logent dans le paradis et qui loge ailleurs qu’en Lui est voilé.
333
â Dieu des serviteurs : s’Il s’était voilé â eux en ce monde et dans l’au-delâ, ils ne L’auraient pas adoré.
334
– Dieu Très Haut est-Il un ?
– Tu dis un comme tu dis mille. Mille est une défectuosité, et un est une défectuosité qui ne renvoie pas â une qualité cela ne peut caractériser Dieu.
335
J’ai disparu dans la majesté de la Toute-Puissance. Et j’ai plongé dans les océans de l’Invisible. Et j’ai traversé les voiles de la divinité. Et j’ai atteint le Trône. Le trouvant vide, je m’en suis emparé et j’ai
Dit :
– Maître, où T’invoquer ?
Or, Il ôta les voiles. Et j’ai vu que j’étais moi. En effet, j’étais moi. Je changeais au gré de ma demande tout en restant moi, je n’étais jamais autre, tout en devenant ce que je devenais.
336
Je suis sorti une première fois pour le pèlerinage. Et la foule eut raison de moi. La deuxième fois, c’est le Temple qui eut raison de moi. La troisième fois, de même. â ma dernière tentative, je fus interpellé dans quelque désert :
– Où vas-tu, Abû Yazid ?
– â Lui.
– Tu L’as laissé derrière toi, â Bistam.
Ainsi fus-je averti de ma méprise.
337
Sorti pour le pèlerinage, je fus accueilli par un homme dans quelque désert. Il me dit :
– Abû Yazid, où vas-tu ?
– â La Mecque.
– Combien as-tu d’argent ?
– Deux cents dirhams.
– Circumambule autour de moi sept fois et donne-moi ton argent, j’ai une famille â charge. J’ai circumnanbulé autour de lui et je lui ai donné les deux cents dirhams.
338
– Comment vois-tu les créatures ?
– Par Lui, je les vois et par Lui, je m’en passe, louange â moi, Très Haut !
339
Qui connaît Dieu est frappé de stupeur et n’est plus disposé â parler.
340
Interrogé sur le rang de l’initié, il dit :
– Il n’y a pas de rang, mais l’avantage le plus élevé de l’initié c’est Son existence.
341
J’ai connu Dieu par Dieu et j’ai connu ce qui n’est pas Dieu par la lumière de Dieu.
342.
L’initié est celui qui mange ce qu’il trouve, dort où qu’il se trouve et ne se préoccupe que de son Seigneur.
343
Survenant, l’amour de Dieu domine tout plus de volupté terrestre, ni de volupté céleste, seule reste la volupté du Miséricordieux.
344.
Dieu Très Haut dit : « Les maîtres ne font pas de leurs esclaves ce que je fais : mes actes ne se décrivent pas. »
345
Les rois ferment leurs portes et Ta porte demeure ouverte â qui Te sollicite, Dieu.
346
Louange â Qui s’éleva et devint le Très Haut ! Louange â l’Illustre Très Illustre, le Plus Près, le Très Proche ! Louange au Créateur de la lumière, grâce au Créateur de la lumière ! Louange au Créateur de la lumière, jugement au Créateur de la lumiére ! Louange au Créateur de la lumière, justice au Créateur de la lumière ! Louange au Créateur de la lumière et par Sa bénédiction ! Louange au Créateur de la lumière, Glorieux et Sublime, en Sa majcsté.
347
Quand même se présenterait â l’initié tout ce que Dieu Glorieux et Sublime a créé, du Trône â la poussière, en un défilé comprenant toutes les contrées du ciel et de la terre, avec cent mille mille Adam et leurs postérités, chacune comptant le double de cent mille mille fois mille, et de celles-lâ la descendance, chacune â son tour comptant cent mille mille, et les mondes que tous ceux-lâ ont conquis et qui sont au nombre de cent mille mille milliers de milliers, quand même se cacheraient dans les coins et recoins de son cœur Gabriel, Michaël et Israfel ensemble la vocation d’un tel initié (en état de transe, parvenu â la vaste station où la notion de lieu est abolie) est de ne ressentir rien de tout cela et de ne savoir pas que tout cela existe dans l’univers de Dieu no
348
L’initié est au-delâ de ce qu’il dit, le savant en deçâ.
L’initié s’occupe de son Seigneur, le savant de son propre moi.
349
L’ascète est préoccupé par ce qu’il mange et l’initié par ce qu’il espère.
350
L’ascète dit « Comment je fais ? », et l’initié dit : « Comment Il fait ? »
351
L’espoir de l’ascète : les prodiges ici-bas, les stations dans l’au-delâ. L’espoir de l’initié la pérennité de la foi ici-bas, la grâce accordée aux créatures dans l’au-delâ.
352
Ton éloignement est Ta proximité
Tu m’as ravi et investi de Ton esprit
Les attributs entre nous ne discernent pas
On m’appelle et c’est Toi qu’on demande.
353
– Qu’as-tu entendu de plus marquant dans les leçons de ton ami « Abd Rahîm ?
– Il a dit. « Demeure impassible, que tu sois appuyé sur un lion ou sur un coussin. »
– Votre ami, comme nous-même, n’aura rien fait tant qu’il ne se sera pas appuyé sur le Vrai et qu’il n’aura vu rien d’autre que Lui.
354
Quelqu’un frappa â la porte d’Abû Yazid
– Qui demandes-tu ?
– Abû Yazid.
– Pars ! il n’y a dans la maison que Dieu Glorieux et Sublime.
355
Cher au cœur de Tes saints ! la grâce provient de Toi ainsi que le surcroît.
356
Quarante ans, j’étais la sentinelle du cœur. Ainsi aux aguets, je découvris que mon moi était le Seigneur et que le Seigneur était le serviteur.
357
Les soufis sont des enfants dans le giron du Vrai.
358
L’ascète se préoccupe de ne se nourrir point, et l’initié se préoccupe de ce dont il se nourrit.
359
Mon Dieu, Tu as créé ces êtres sans qu’ils aient su et Tu les as liés â leur foi sans qu’ils aient voulu, si. Tu ne les aides pas, qui donc les aidera ?
360
Ils s’étaient rassemblés autour d’Abû Yazid. Après avoir baissé longuement la tête, il la releva soudain et leur dit :
– Depuis qu’ils sont autour de moi, telle est la pensée qui occupe mon esprit je suis â la recherche d’un grain pourri, que je vous révélerais, afin que vous soyez â même d’en supporter la charge, Mais je n’ai pas trouvé.
361
Est empli d’orgueil le serviteur qui croit qu’un mal
plus grand peut émaner d’un autre que lui.
362
Un homme vint â Abû Yazid et dit
– Conseille-moi !
– Regarde le ciel.
Il regarda. Abû Yazid dit :
– Sais-tu qui a créé cela ?
– Dieu.
– Qui l’a créé t’observe où que tu sois. Crains-Le.
363
Quelqu’un envoya une natte, il ajouta â son cadeau ce mot « Prie dessus la nuit » Abû Yazid lui écrivit en réponse : « J’ai rassemblé les prières des peuples habitant les sept cieux et les sept terres et j’en ai bourré un oreiller que j’ai mis sous ma joue. »
364
J’ai lutté trente ans et je n’ai pas trouvé combat plus éprouvant que l’acquisition de la science. J’aurais persévéré dans cette voie, n’était-ce la controverse des savants, laquelle est bénéfique sauf pour ce qui concerne l’esseulement devant la radicale unité.
365
Ne se connaît pas lui-même qui a pour compagne la concupiscence.
366
Le paradis n’a aucune chance de séduire les amants, lesquels sont tout â leur amour.
367
La connaissance pour l’essence du Vrai est une ignorance. Et la science pour la vérité de la connaissance est un délit. Et qui s’exprime par l’allusion risque de restaurer le paganisme.
368
Béni soit celui dont la préoccupation est une, et qui ne charge pas son cœur par ce que ses yeux ont vu, ce que ses oreilles ont ouï. Qui connaît Dieu renonce â tout ce qui le divertit de Lui.
369
â Dieu des serviteurs, s’Il se cachait â eux l’espace d’un clin d’œil et qu’il leur était donné tous les Jardins, ils n’en auraient que faire. Comment donc se fieraient-ils â ce bas monde et â ses parures ?
370
– â qui implorer secours pour affermir sa prière ?
– â Dieu, si tu Le connais.
371
Par Toi, je Te désigne. Et par Toi, je parviens â Toi.
372
Umm « Ali, une fille de grande naissance, a décidé de céder â son époux Ahmad dix mille dinars de sa dot, â condition qu’il la mène chez Abû Yazid. Il la mena. Elle entra et s’assit devant lui en se couvrant le visage. Ahmad lui dit :
– J’ai vu en toi une chose étrange : tu as dévoilé ton visage devant Abû Yazid.
– C’est qu’en le regardant, je perds ce par quoi le sort m’a favorisée. Et quand je te regarde, je me retrouve telle que je suis.
En sortant, Ahmad dit â Abû Yazid :
– Que me recommandes-tu ?
– Apprends l’esprit chevaleresque auprès de ton épouse.
373
– Abû Yazid, j’ai vu une chose extraordinaire.
– Malheureux, qu’as-tu vu ?
– J’ai vu ton sanglot transpercer les voiles et atteindre Dieu.
– Malheureux, le sanglot parfait, quand il survient, n’a pas de voile â passer.
374
Abû Yazid, qu’est-ce qui peut voiler l’initié â Dieu ?
– Malheureux, quoi d’autre peut voiler celui dont Il est le voile ?
375
Qui écoute les hommes et parle avec eux, Dieu lui accorde d’être dans la confidence de son Seigneur.
376
Seigneur, fais-moi comprendre qui Tu es, je ne peux le comprendre que par Toi.
377
L’ascète sincère, tu le rencontres, tu le crains, tu t’en sépares, tu le plains. Et l’initié, tu le crains que tu le rencontres ou t’en sépares.
378
Je préfère qu’on me dise : « Pourquoi n’as-tu pas fait ? », plutôt que « Pourquoi as-tu fait ? »
379
La faim est une nuée. Quand le serviteur a faim, le cœur lui prodigue une pluie de sagesse.
380
Interrogé sur la parole du Très Haut : « Nous sommes â Dieu et â Lui nous retournons », il dit :
– Quand tu dis « Nous sommes â Dieu », tu reconnais que la possession est â Dieu, et quand tu dis « â Lui nous retournons », tu reconnais ce qui t’appartient en propre. »
381
Yahya ibn Mu'âdh écrivit â Abû Yazid : « Je suis ivre tant j’ai bu dans la coupe de Son amour. » Abû Yazid lui envoya cette réponse : « Tu étais ivre, mais tu n’as rien bu quand ce fut â ton tour de boire. Un autre que toi a bu les mers des cieux et de la terre et il ne s’est toujours pas désaltéré, sa langue pend et il dit “Encore ! ” »
382
Les saints de Dieu sont cachés avec Lui dans le voile de l’intimité. Comme les jeunes filles gardées dans la maison, personne ne les voit ni en ce monde ni dans l’au-delâ, sinon les quelques proches pour qui la visite est licite. Quant aux autres, ils ne les voient que pris dans leur voile, en vérité, ils ne voient que le voile.
383
– Le serviteur parviendrait-il â Lui en une seule heure ?
– Oui, et il en perçoit le bénéfice, mais le gain est â la mesure du voyage.
384
Ils ne L’invoquent que dans l’insouciance et ne Le servent que par intermittence.
385
Ne me coupe pas de Toi par Toi.
386
Les créatures les plus éloignées de Dieu sont celles qui Le suggèrent le mieux.
387.
– Quel est l’homme d’exception ?
– C’est celui qui n’a pas besoin que tu lui dissimules quoi que ce soit de ce que sait Dieu de toi.
388
Plus proche de Dieu, plus large pour Ses créatures.
389
Il ne porte ses présents que sur des montures dociles, domptées.
390
Ah ! si les créatures m’avaient connu ! Cela leur aurait suffi.
391
Sois aux aguets, il te parviendrait un instant où tu ne venais nul autre que Lui dans le ciel, nul autre que toi sur terre.
392
J’avais regardé Dieu avec l’œil de la science certaine après qu’Il m’eut détourné de tout ce qui n’est pas Lui et éclairé par Sa lumière. Il me montra les merveilles de Son mystère. Il me montra Son Soi et je regardai par Son Soi mon ego, lequel disparut. Je regardai ma lumière par Sa lumière, ma gloire par Sa gloire, ma puissance par Sa puissance. Et je vis mon ego par Son Soi, et ma grandeur par Sa grandeur, et ma dignité par Sa dignité. Je Le vis avec l’œil du Vrai et Lui dit :
– Qui est celui-lâ ?
Il dit
– Celui-lâ n’est ni Moi ni autre que Moi, point de dieu hormis Moi.
Et Il changea mon ego par Son Soi. Il fit disparaître mon moi en Son Soi et me montra Son Soi seul que je vis par Son Soi. Regardant le Vrai par le Vrai, je vis le Vrai par le Vrai, et je demeurais dans le Vrai par le Vrai un temps où je m’étais trouvé sans souffle, ni langue, ni oreille, j’étais sans savoir et Dieu créa en moi un savoir issu de Sa science, et une langue provenant de Sa faveur, et un œil émanant de Sa lumière. Et je Le regardais par Sa lumière, et je savais par Sa science, et je me confiais â Lui dans la langue de Sa faveur Et je dis :
– Qu’en est-il de Toi ?
Il dit :
– Je suis â toi par toi, point de dieu hormis toi.
Je dis :
– Ne me trompe pas par mon propre moi. Je ne serais pas satisfait de Toi si je passais par moi et non par Toi, mais je serais satisfait de Toi si je passais par Toi et non par moi.
Il m’accorda le bienfait de Sa présence sans passer par moi. Et je me confiais â Lui sans passer par moi.
Je dis :
– Ce que j’ai m’a été accordé par Ta main généreuse, ô mon espérance.
Il dit :
– â toi de te soumettre â Mon commandement et â Mon interdit.
Je dis :
– Qu’ai-je â faire de Ton commandement et de Ton interdit ?
Il dit :
– L’éloge que Je t’adresse est dans Mon commandement et Mon interdit. Je te félicite d’avoir accepté Mon commandement. Et Je t’aime pour avoir respecté Mon interdit.
Je dis :
– En me félicitant, c’est Toi-même que tu félicites, et lorsque Tu blâmes, ce ne peut être que Toi l’objet du blâme, ô mon espérance, espoir dans mes calamités, remède â mes malheurs Tu es le commandeur et le commandé, point de dieu autre que Toi.
Il se tut. Je sus que Son silence était Son consentement. Puis il dit :
– Qui t’a appris ?
Je dis :
– Celui qui interroge est plus savant que celui qui est interrogé. Tu es Celui qui répond et Celui â qui Tu réponds, Celui qui interroge et Celui qui est interrogé. Point de dieu autre que Toi.
Il me dispensa de Sa preuve Et je fus satisfait de Lui par Lui et Il fut satisfait de moi par Lui : me voilâ donc étant par Lui tandis que Lui demeurait Lui, point de dieu hormis Lui. Puis Il m’éclaira par la lumière de l’essence, et je me mis â Le regarder avec l’œil de la grâce. Il dit :
– Demande ce que tu veux de Ma grâce, Je te donnerai.
Je dis :
– Je Te préfère â Ta grâce, â Ta générosité. Je suis satisfait de Toi par Toi. C’est â Toi que j’aboutis. Ne me propose rien d’autre. Viens â moi sans rien d’autre que Toi. Ne me séduis pas par Ta faveur, Ta générosité, Ta grâce. La grâce provient de Toi â jamais et â Toi elle retourne. Tu es Celui qui promet et la chose promise, Celui qui désire et la chose désirée, laquelle s’est détachée de Toi. De même la question s’est détachée de Toi par Toi.
Il garda longtemps le silence. Puis Il me répondit :
– Ce que tu as dit est vrai, vrai ce que tu as entendu, vrai ce que tu as vu, vrai ce que tu as authentifié.
Je dis :
– Assurément Tu es le Vrai, et par le Vrai est perçu le Vrai. Tu es le Vrai et par le Vrai est authentifié le Vrai. Et c’est â l’adresse du Vrai et par le Vrai que s’entend le Vrai. Tu es Celui qui entend et Cela qui s’entend. Tu es le Vrai et Cela qui est authentifié. Point de dieu autre que Toi.
Il dit :
– Tu n’es rien sinon le Vrai. Par le Vrai, tu as parlé.
Je dis :
– C’est Toi le Vrai. Ta parole est vraie. Et le Vrai par Toi est vrai. Tu es Toi, point de dieu autre que Toi.
Il me dit :
– Et toi, qu’es-tu ?
Je Lui dis :
– Et Toi, qu’es-tu ?
Il me dit :
– Je suis le Vrai.
Je dis :
– Je suis par Toi.
Il dit :
– Si tu es par Moi, Je suis toi et tu es Moi.
Je dis :
– Ne me trompe pas par Toi sur Toi. Assurément, Tu es Toi, point de dieu autre que Toi.
Et quand j’allai vers le Vrai et que je séjournai avec le Vrai par le Vrai, Il créa pour moi les ailes de la gloire et de la magnificence. Je volai de mes ailes. Mais je ne pus atteindre la limite de Sa gloire et de Sa magnificence. Je L’appelai pour que le secours vînt de Lui, par Lui afin de pallier mon incapacité d’être avec Lui sinon par Lui. Il me regarda avec l’œil de la prodigalité. Il me rendit fort par Sa force, Il me para, Il me couronna du diadème de Sa noblesse, Il m’isola dans Son esseulement et Son unicité, Il me fit porter Ses attributs que jamais Il ne partage. Puis Il me dit :
– Sois unique dans Mon unicité, esseulé dans Mon esseulement, lève ta tête couronnée du diadème de Ma noblesse, sois altier dans Ma gloire, majestueux dans Ma Toute-Puissance, va vers Mes créatures avec Mes attributs que je voie Mon Soi dans ton moi. Ainsi qui te verrait Me verrait, qui viendrait â toi viendrait â Moi. O Ma lumière dans Ma terre, Ma parure dans Mon ciel.
Je dis :
– Tu es mon œil dans mon œil, ma science dans mon ignorance. Sois ta propre lumière, montre-Toi par Toi-même. Point de dieu hormis Toi.
Il me répondit dans la langue du consentement et dit :
– Comme tu es savant, serviteur !
Je dis :
– Tu es le Savant et Ce qui est su, Tu es l’Esseulé et le Seul, Tu T’isoles dans Ton esseulement, Tu es Unique dans Ton unicité. Ne me divertis pas de Toi par Toi.
Et Il me dispensa de Sa preuve dans Son esseulement et par Son unicité dans Son unicité. Et je séjournais auprès de Lui, sans m’être isolé dans Son esseulement. Je séjournais avec Lui par Lui. Il annihila mes attributs dans Ses attributs, et destitua mon nom par Son nom, et effaça mon antériorité par Son antériorité, et ma postériorité par Sa postériorité. Et je Le regardais en Son essence, laquelle ne peut être perçue par ceux qui décrivent, ni atteinte par ceux qui savent, ni saisie par ceux qui œuvrent. Et Il me regarda avec l’œil de l’essence après que fut destitué mon nom, que furent effacés mes attributs, mon antériorité, ma postériorité, ma qualité. Il m’appela par Son nom, et me surnomma par Son Soi et se confia â moi dans Son unicité. Il dit :
– Ô Moi !
Je dis :
– Ô Toi !
Il me dit :
– Ô toi !
Et Il me dispensa de Sa preuve. A peine m’appelait-Il par un de Ses noms que je L’appelais par le même nom : â peine m’attribuait-Il un de ses attributs que je Lui rendais. Et je fus coupé de toute chose par Lui J’étais resté longtemps sans esprit, ni corps, comme mort. Puis il me fit revivre après m’avoir fait mourir. Et Il dit :
– â qui appartient le règne aujourd’hui ?
Comme Il m’avait ressuscité, je dis :
– â Dieu l’Un l’Irrésistible.
Il dit :
– â qui le nom ?
Je dis
– â Dieu l’Un l’Irrésistible.
Il dit :
– â qui le choix ?
Je dis :
– Au Seigneur Très Puissant.
Il dit :
– Je t’ai redonné vie par Ma vie et Je te concède Mon règne, et Je t’appelle par Mon nom, et Je te laisse juger par Mon jugement, et Je te convaincs de Mon choix et Je te mets en accord avec les noms de la souveraineté et les attributs de l’éternité.
Je dis :
– Je ne sais pas ce que Tu veux. J’étais â moi, Tu n’avais pas consenti. J’étais â Toi par Toi, Tu n’avais pas consenti.
Il dit :
– Ne sois pas â toi ni â Moi Je suis â toi où tu n’es pas. Sois donc â Moi où tu n’es pas. Et sois â toi où tu es déjâ, avant d’être â Moi lâ aussi.
Je dis :
– Mais je ne puis agir ainsi que par Toi.
Il me regarda avec l’œil de la puissance Il m’anéantit par Son être et se manifesta en moi par Son essence. Je fus par Lui. Et Il interrompit le dialogue intime. La parole devint une. Tout, en tout, devint un.
Il me dit :
– Ô toi
Je dis par Lui :
– Ô moi.
Il me dit :
– Tu es l’esseulé.
Je dis :
– Je suis l’esseulé
Il me dit :
– Tu es toi.
Je dis :
– Je suis moi. Si j’étais moi en tant que moi, je ne dirais pas : « Je suis moi. » Mais comme je ne suis pas moi, sois donc Toi, Toi.
Il me dit :
– Moi, Je suis Moi : que Je parle par Son ego ou par Son Soi, Ma parole atteste l’unicité. Mes attributs sont les attributs de la souveraineté et Ma langue est la langue de l’unicité. Et Mes attributs témoignent qu’Il est Lui, point de dieu hormis Lui. Tout ce qui fut le fut par Son être tel qu’il aura été. Et tout ce qui sera par Son être, le sera comme il sera. Mes attributs sont ceux de la souveraineté, Mes allusions sont celles de l’éternité, et Ma langue est celle de l’unicité.
393
Interrogé sur ce qui distingue l’amant de Dieu, il dit :
– Incliné ou prosterné, l’amant de Dieu est préoccupé. Et s’il ne peut plus, il se détend dans l’invocation verbale et la louange. Et s’il ne peut plus, il se réconforte dans l’invocation mentale. Tandis que Dieu accorde â celui qu’Il aime une prodigalité égale â celle de la mer, une sollicitude égale â celle du soleil, une humilité égale â celle de la terre.
394
– Instruis-moi avant que je parte.
– Abû Mûsa, sache que l’enseignement des hommes n’en est pas. Écoute ce récit de ma mère : elle était enceinte de moi, on lui présentait une écuelle de nourriture licite, sa main se tendait et s’attardait, devant une écuelle de nourriture interdite, sa main ne se tendait pas. Tire enseignement de cette histoire et pars.
395
Je suis allé dans le désert et j’ai vu (il avait plu) un herbage dans lequel mon pied s’enfonça comme dans un parterre de neige.
396
Les pèlerins tournent autour du Temple et réclament la pérennité. Les fidèles d’amour tournent autour du Trône et appellent â la rencontre.
397
Mon Dieu, que celui qui m’atteint par ses actes ou en parole soit couvert de Tes félicités comme quand le vent se lève et que la vallée se couvre de neige.
398
Qui retourne â la demeure du moi n’est plus disposé â invoquer la moindre aspérité.
399
Voyant de belles pommes rouges, Abû Yazid dit :
– Quels bons fruits !
Une voix l’interpella :
– Abû Yazid, n’as-tu pas honte d’apposer mon nom sur un fruit ?
Après cela, il ne put se rappeler le nom du Très Grand pendant quarante jours.
Il dit :
– Mon Dieu, Tu m’as averti : je ne toucherai plus aux fruits de Bistam tant que je vivrai.
400
Qui retourne â la demeure du moi n’est plus disposé â invoquer Ses paroles.
401
Je me suis levé la veille, cherchant â invoquer Dieu. Mais je ne pus. Il m’a paru grossier ce mot que j’avais prononcé quand j’étais enfant. Je me suis dit : « Comment L’invoquer par une langue sur laquelle a affleuré un tel mot ? »
402
Cette parole est comme une chute de neige l’été : que cela arrive est étrange, mais que cela dure est encore plus étrange.
403
De tous ceux qui entrent par cette porte, pas un ne réussit â parler ni â écouter. Il est pénible pour l’impotent d’être obligé de faire tout de lui-même et de manger de ses propres mains.
404
Que dis-tu de celui â qui on accorda deux soutiens s’il veut, il s’appuie sur celui-lâ, et s’il veut, il s’appuie sur celui-ci.
405
Abû Yazid parlait des stations élevées et des degrés supérieurs qu’il avait atteints Cela parvint â quelqu’un qui dit :
– Ceci n’est pas â même d’être.
On rapporta ce propos â Abû Yazid qui répondit
– Dis-lui « Et toi, es-tu â même d’être ? »
406
L’invocation de Dieu â haute voix est une insouciance.
407
Si le maître envoyait en course un de ses élèves et qu’en chemin, passant devant une mosquée, il entende le muezzin et se dise « J’entre d’abord dans la mosquée et je fais ma prière, je remettrai ma course â plus tard », tel élève tomberait dans un puits sans fond.
408
Il te suffit de ne voir en nul autre que Lui l’aide qui te soutient, le trésorier qui gère ton bien, la preuve qui authentifie ton œuvre telle serait la Confiance.
409
Les humains pensent que la voie qui mène â Dieu est plus notoire que le soleil, et plus évidente. Quant â moi, je Lui demande de m’ouvrir de Sa voie serait-ce l’équivalent d’une pointe d’aiguille.
410
– Quel est le signe le plus glorieux de l’initié ?
– Il partage ta table, se mêle intimement â toi, te rend hommage tandis que son cœur demeure dans le royaume du sacré.
411
Qui est sincèrement libre au sein même de l’union s’en tient avec tout son être aux convenances de la servitude tandis qu’en son tréfonds il contemple le Vrai. Et lorsqu’il se retrouve dans la séparation, il réunit les efforts dont sont capables les zélés de Sa servitude une telle somme d’efforts ressemblerait aux atomes de poussière qui voltigent dans une raie de lumière.
412
– Quand l’homme atteint-il la station des hommes dans cette affaire ?
– Lorsqu’il aura connu les défauts de son moi et qu’il en aura triomphé.
413
C’est très beau que tu ne saches pas que tu es un homme du mal, mais si tu es examiné et interrogé, tu tombes dans l’accusation.
414
Il me rendit fou par mon propre moi, j’ai trépassé. Il me rendit fou par Lui, j’ai survécu. Il me rendit fou par Lui et moi ensemble, je suis entré dans l’absence. Puis il me déposa sur la marche de la lucidité et m’interrogea sur mes états. Je dis :
– Venant de moi la folie est anéantissement, de Toi elle est pérennité, de Toi et moi, elle est clarté. Et en tout état, Tu es l’édifice préféré.
415
Junayd dit :
– Les gens marchent d’un pas forcé dans leurs domaines. En atteignant le domaine d’Abû Yazid, ils marchent â leurs aises, et vite.
416
Le soufisme est une resplendissante lumière qui captive les regards dès qu’ils l’entrevoient.
417
Le moi considère le monde, l’esprit la vie future, la connaissance le Maître. Celui en qui le moi triomphe comptera parmi les damnés, celui en qui l’esprit domine rejoindra les zélés, celui en qui la connaissance s’étend accompagnera les pieux croyants.
418
Moïse, sur lui le salut, a désiré voir Dieu. Moi, je n’ai pas cherché â Le voir, c’est Lui qui a voulu me voir.
419
Abû Yazid était â La Mecque avec un de ses élèves. Quand il entra â Médine, La Mecque vint et tourna autour de lui. Or, son élève perdit connaissance et tomba â terre. Quand il retrouva ses esprits, Abû Yazid lui caressa la tête et dit :
– Tu fus surpris.
– Oui.
– Par Dieu, si c’était Bistam qui était venu â moi cela n’aurait pas été assez.
420
Abû Yazid partit voir un de ses frères â Balkh. Après lui avoir rendu visite, il alla au bord de l’Oxus, par-delâ Balkh. â son arrivée, les deux rives du fleuve se réunirent. Il dit :
– Seigneur, pourquoi ce stratagème ? Par Ta gloire, mon Cher ! je ne T’ai pas adoré pour cela. Par Ta gloire ! je n’ai pas désiré cela.
Puis il revint sur ses pas sans avoir traversé le fleuve.
421
J’ai convié mon moi â Dieu, il se rétracta, je l’ai abandonné, je suis allé â Lui seul.
422
– Tous craignent le Jugement, ils voudraient en être épargnés, et moi je demande â Dieu de me juger.
– Et pourquoi ?
– Peut-être me dirait-Il : « Mon serviteur », et je répondrais : « Me voici ! » Ainsi Il ferait de moi ce qu’Il voudrait.
423
J’ai vu les hommes ici-bas prendre plaisir â boire, â manger, â convoler. De même dans l’au-delâ. J’ai mis alors mon plaisir en Son invocation ici-bas, en Sa contemplation dans l’au-delâ.
424
Qui prend connaissance avec le langage, Dieu lui octroie un entendement pour parler avec les hommes. Et si c’est â Lui qu’il désire s’adresser, Dieu lui accorde une intelligence qui le dispose â se confier â son Seigneur.
425
J’ai invité mon moi â l’obéissance de Dieu, il a refusé. Aussi l’ai-je privé d’eau pendant un an.
426
Dieu Très Haut possède un breuvage qu’il offre la nuit â Ses amis. Ils en boivent, et leurs cœurs, mus par Son amour et Sa nostalgie, s’envolent vers le très haut royaume de l’Invisible.
427
Dans mon cœur Tu as semé le grain d’amour
Avant le jour de l’Appel serai-je soulagé
Dans l’union Tu m’as blessé le cœur
Le désir croît dès qu’apparaît l’amour
Il me sert â boire mon cœur renaît
La coupe des amants puise dans la passion
N’était-ce le Vrai qui les protège
Les initiés divagueraient dans les vallées.
428
Abû Yazid vit un homme conduisant un âne. Il dit :
– Quel est ton métier ?
– Je suis le serviteur â l’âne.
– Que Dieu emporte ton âne, ainsi seras-tu le serviteur de Dieu, non d’un âne.
429
– Tu es Abû Yazid !
– Mais qui est Abû Yazid ? Qui le connaît ? Abû Yazid appelle Abû Yazid et ne le trouve pas.
430
Le Premier et le Dernier, l’Apparent et le Caché â ces quatre noms les saints ont part. Est parfait qui s’y annihile après en avoir été imprégné. Qui participe â l’Apparent constate les merveilles de Sa puissance. Qui se joint au Caché observe ce qui advient dans les tréfonds. Qui prend part au Premier se voit chargé des temps passés. Et qui scrute le contenu du Dernier établit le lien avec le futur.
431
Interrogé sur la connaissance après que lui furent dévoilés ses pouvoirs, il dit :
— « Quand les rois pénètrent dans une cité, ils la saccagent. »
432
Les êtres ont des états, l’initié n’en a pas. Les vestiges de son moi se sont effacés. Il ne contemple que Dieu Très Haut, dans le sommeil, dans la veille.
433
Interrogé sur l’amour, il dit :
– Réduis ta propre abondance â peu, et transmue la pénurie de ton Aimé en prospérité.
434
Je suis étonné quand on dit
J’invoque mon Seigneur
L’ai-je oublié pour L’invoquer
J’ai bu l’amour coupe après coupe
Il y a toujours â boire
Et j’ai soif encore
435
Dieu fit d’Iblis un chien parmi Ses chiens Il fit de ce monde une charogne. Il fit asseoir Iblis où finit ici-bas, où commence l’au-delâ. Il lui dit « Je mets sous ton autorité quiconque se penche sur la
Charogne. »
436
Un des amis d’Abû Yazid raconte :
« Je connaissais un jeune homme consacré â la retraite. Je lui demandai :
— As-tu vu Abû Yazid ?
— Non.
Quelques jours plus tard, â la même question, il répondit aussi :
— Non.
Sui mon instance, il m’expliqua :
— J’ai vu Dieu, je me passe d’Abû Yazid. Je le harcelai. En vain. Il m’irrita. Je dis :
— Voir Abû Yazid une fois te serait plus utile que voir Dieu soixante-dix fois.
Il dit :
— Allons â lui.
Nous partîmes â la recherche d’Abû Yazid. Le voilâ sortant du fleuve la pelisse renversée sur l’épaule. â sa vue, le jeune homme cria et expira. Je dis â Abû Yazid :
— Que signifie cela ? Il affirme avoir vu Dieu et il n’en est pas mort, il te voit et il meurt ?
— Oui Il voyait Dieu â la mesure de son état. En me regardant, il vit Dieu â la mesure de mon état, ne pouvant s’y maintenir, il est mort.
Puis, nous l’avons transporté, lavé, enveloppé dans un linceul, Abû Yazid pria sur lui, l’inhuma et pleura. »
437
J’étais assis une nuit dans mon mihrab. Au moment où j’étendis la jambe, une voix m’interpella :
– Qui fréquente les rois doit se conformer aux règles de la bienséance.
438
Qui prétend obtenir l’union en assaillant le Vrai a besoin de s’en tenir â la servitude.
439
Une fois Abû Yazid appela â la prière. Et, en rassemblant les gens, il vit dans une rangée un homme portant les signes du voyage. Il s’en approcha et lui parla. L’homme se leva et quitta la mosquée. Plus tard, interrogé par un des présents, il dit :
– J’étais en voyage. Et en l’absence d’eau, je me suis purifié par ablutions sèches. Et, oubliant mon état, j’ai pénétré dans la mosquée. C’est alors qu’Abû Yazid me dit « L’ablution sèche n’est pas licite en pays habité » Je sortis, donc.
440
â félicité éternelle, grâce éternelle.
441
Il me porta une fois entre Ses mains et me dit :
– Abû Yazid, Mes créatures veulent te voir. Je répondis :
– Pare-moi de Ton unicité, habille-moi de Ton ego, élève-moi â Ton unité. Alors si Tes créatures me voient, elles diront « Nous t’avons vu. » Et c’est Toi qu’elles auront vu, pas moi.
442
– Dès que j’avais atteint le royaume de Son unicité, j’étais changé en oiseau dont le corps était l’unité, et les ailes la durée. Tandis que je continuais de voler dans les cieux du comment dix ans. Je volais en ces cieux jusqu’â cent mille fois. Et je ne cessais de voler au point de franchir le domaine de l’éternité. J’y vis l’arbre de l’unité.
Après avoir décrit son sol, ses racines, son tronc, ses branches, ses fruits, il dit :
– Et je regardais, et je savais que tout cela n’était que leurre.
443
Je survolais le domaine du Non-Être. Et je ne cessais de le survoler dix ans. Et je devins un non-être â l’intérieur du Non-Être, étant par le Non-Être. Et je surplombais le territoire de la déperdition, et je m’étais perdu dans la perte de toute perte. Ainsi m’étais-je perdu je m’étais perdu dans le territoire de la déperdition, étant par le Non-Être, â l’intérieur du Non-Être, dans la perte de toute perte. Puis je survolais la scène où l’on témoigne de la pure unité tantôt en initié absent â sa condition d’être créé, tantôt en être créé absent â son état d’initié.
444
J’ai planté ma tente près du Trône.
445
Traversant un cimetière juif, il dit
– Excusés !
Passant par un cimetière musulman, il dit
– Dupés !
446
Que Tu m’obéisses, Seigneur, est plus glorieux que je T’obéisse.
447
Adam — sur lui le salut — a vendu pour une bouchée la présence de son Seigneur. Si Dieu acceptait mon intercession en faveur des premiers et des derniers, cela ne serait pas pour moi grand-chose : j’aurais intercédé tout au plus pour une bouchée d’argile.
448
S’Il agréait ton intervention en faveur de toutes les créatures, cela ne serait pas beaucoup. Ce ne serait qu’une intercession pour un morceau d’argile.
449
Passant par un cimetière juif, Abû Yazid dit :
– Que sont-ils ceux-lâ pour que Tu les supplicies ? Suffit ! des os qui ont tant subi ! Pardonne-leur.
450
– Qu’est-ce que le feu ?
– Demain je m’en réclamerais ; Et je dirais « Que je sois pour ceux qui lui sont destinés la victime expiatoire. » Sinon, je l’avalerais.
451
– Qu’est-ce que le paradis ?
– Un jeu d’enfants.
452
Je me suis plongé dans un océan dont les prophètes n’ont pas franchi le rivage.
453.
On récita devant Abû Yazid :
— « Le jour où nous rassemblerons en nobles invités ceux qui craignent le Miséricordieux. » Il s’agita, s’excita et dit :
– Qui demeure chez Lui n’a pas â être invité, il est Son convive â jamais.
454
J’ai aimé Dieu et haï mon moi. J’ai détesté ici-bas et aimé l’obéissance â Dieu.
455
Junayd dit :
– Dans le Vrai de Bistami, ils ont tous péri sous l’empire de l’illusion. Même Bistami.
456
Qui meurt d’amour est racheté par Sa vision. Qui meurt de passion est racheté par Sa commensalité.
457
– Les initiés qui rendent visite â Dieu dans l’au-delâ sont de deux sortes : les uns Le rencontrent quand et où ils veulent, les autres Le voient une seule fois.
On lui dit
– Comment ?
Il répondit
– Quand les initiés Le rencontrent pour la première fois, Il leur établit un marché où l’on ne vend rien que des effigies d’hommes et de femmes, ceux qui pénètrent dans le marché ne visiteront plus jamais Dieu.
Il dit :
– Ici-bas comme dans l’au-delâ, Il te trompe par le marché. Tu es â jamais l’esclave du marché.
458
J’ai songé demander â Dieu Très Haut de me soustraire au besoin de nourriture et de femmes. Puis je me suis dis : « Comment adresser une telle requête â Dieu alors que Son Envoyé ne l’a pas fait ? » Aussi me suis-je abstenu. Mais Dieu m’a déchargé du désir des femmes, au point que mon indifférence est égale devant une femme ou un mur.
459.
La duplicité des initiés vaut mieux que la droiture des disciples.
460
– Quel âge as-tu ?
– Quatre ans.
– Comment est-ce possible ?
– Pendant soixante-dix ans, j’étais voilé, je ne Le vois que depuis quatre ans, le temps du voile ne compte pas.
461
– Pourquoi exaltes-tu la faim ?
– Si Pharaon était dans la faim, il n’aurait point dit « Je suis votre Seigneur, le Très Haut », et si Coré était dans la faim, il n’aurait pas été rempli de violence, et tant que Tha’laba vivait dans la faim, il était loué de tous ; une fois rassasié, l’hypocrisie en lui apparut.
462
La contraction du cœur dans la dilatation du moi, et la dilatation du cœur dans la contraction du moi.
463
– Qui est le prince ?
– Qui n’a plus de choix, le choix du Vrai devient le sien.
464
L’impiété de ceux qui aspirent ardemment est plus saine que la foi des indolents.
LES DITS DE BISTAMI Shatahât, traduit de l'arabe, présentation et notes par Abdelwahab Meddeb, Librairie Arthème Fayard, 1989.
Édition intégrale des « dits ». Les notes érudites sont omises ou parfois résumées entre crochets. Leurs appels sont maintenus.
L'esseulé et le leurre
Abû Yazid Bistami (777/778-848/849) /1 3 est né et a vécu â Bistam 2, petite ville de la province de Qûmis 3. Située dans une vaste vallée au pied des monts Alborz, Bistam se trouve dans le Tabaristan, au sud de la mer Caspienne, â l'orée du Khorasan et de l'Irak Ajami4 (actuelle province de Rayy), â l'extrémité nord du grand déserts. A part de brefs bannissements, qui seraient au nombre de septs, et dont il convient de minimiser l'importance, â part, peut-être, passant par Bagdad', un pèlerinage â La Mecque'', â part quelques déplacements dans la région, dont un l'aurait mené loin, jusqu'â Balkh, et au-delâ, sur les rives de l'Oxus 9, Abû Yazid aurait vécu l'essentiel de ses jours â Bistam. D'ailleurs, il prône la sédentarité comme mode d'être et récuse l'errance'''. L'initié ne se déplace pas, ce sont les lieux, les hommes et les choses qui viennent â lui, où qu'il se trouve ".
Sharûshân, le grand-père de Bistami, est le premier de la famille â se convertir â l'islam 12. Et son père 'Issa, musulman de naissance donc, était un des notables de Bistam. Comme les villes de l'Iran
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â l'époque, Bistam était divisée en un quartier où vivaient les autochtones demeurés mages, et en un quartier fondé par les colons arabes où habitaient les musulmans. Né, élevé dans le quartier des mages, Abû Yazid rejoignit plus tard ses coreligionnaires dans le quartier musulman où il préférait fréquenter une toute petite mosquée plutôt que la mosquée cathédrale, pourtant â quelques dizaines de mètres. Comme cette mosquée était très étroite, une «inspiration divine» engagea son voisin arabe Wâfid â lui céder son fenil (matbana). La mosquée fut agrandie. Puis Abû Yazid construisit un réduit pour ses retraites '3.
Bien que controversée, la question de sa formation n'est pas essentielle. Abû Yazid manifesta très vite son indépendance. C'était un chercheur solitaire. Sunnite de rite hanéfite (très répandu â l'époque dans la région), on sait néanmoins qu'il fut initié â la «science de l'unité» 14 par son ami Abû Sindi, â qui il apprit en échange les rudiments de la Loi. La consonance du nom de cet initiateur introduit la dimension indienne qui se mêlerait â l'islam et au zoroastrisme ainsi qu'au bilinguisme (arabe/persan), installant -Bistam dans la culture du mélange, somme toute naturelle, dès lors qu'on pénètre en Mie centrale.
On dit qu'Abû Yazid fut illettré, que sa formation dogmatique était insuffisante et contrastait avec sa maîtrise ésotérique". En tous les cas, il n'a pas laissé d'écrits. La tradition lui attribue quelque cinq cents dits. Et la monographie que lui consacre Sahlaji (xie siècle) — source principale de ce livre — utilise, en rapportant ses dits et faits, la généalo-
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gie de la transmission (isnâd) qui fut inventée par les fondateurs de la science du hadith (paroles et actes du Prophète). Bien qu'évoqués furtivement, les critères de fiabilité sont similaires: il est exigé que les transmetteurs aient une origine sûre et reconnue et soient véridiques18.
On estime que la première collecte des dits de Bistami fut réalisée par Junayd de Bagdad (mort en 911)19 par l'intermédiaire du transmetteur le plus privilégié, Abû Mûsa, neveu et disciple favori d'Abû Yazid. Cet Abû Mûsa aurait dicté â Junayd les sentences de son oncle et maître en persan; Junayd les aurait traduites en arabe et commen-tées2°.
Outre les preuves historiques et archéologiques, outre la cohérence doctrinale, ces dits sont authentifiés par leurs matériaux. En eux sont déposées les vérités physiques et humaines du lieu. On y rencontre des mages et des musulmans, des Arabes et des Persans. Les citations en persan et les iranismes parsèment le texte. La syntaxe parfois dans l'écart signalerait la langue seconde. Il n'empêche que cette parole transcrite apporte â la langue une étonnante et juvénile fraîcheur. D'avoir ainsi noué l'écriture et la parole évite la rhétorique qui fut funeste en d'autres contextes. Il est émouvant de retrouver dans ces dits anciens certains accents poétiques et inventifs des illettrés contemporains, vifs en leurs paroles, mots que prononcent encore nos mères et grand-mères, derniers témoins d'une ancienneté que le siècle estompe.
Ces textes demeurent en accord avec la valeur commune, la référence convenue, l'adhésion â la mythologie islamique et â ses récurrentes figures 21.
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L'audace et la liberté ne débordent et ne déconstruisent qu'â l'intérieur de ces références. On a tendance â l'oublier, je le rappelle.
En remontant la genèse des images, l'on retrouve les paradoxes du climat et du site. La montagne alentour exhibe sur les cimes ses neiges éternelles. Le désert et son ardeur sont au voisinage. L'hiver déploie sa rudesse, l'été son âpreté. L'on passe du froid intense et des parterres de neige â la canicule et â la poussiéreuse sécheresse. Parfois le vent s'engouffre dans la vallée comme pour châtier et d'autres fois il souffle comme pour réconcilier. Les jardins, en leur chatoiement, constituent un miracle dans l'hostilité environnante. L'ombre, les arbres, les fruits, le bruissement de la rivière ou de la rigole : tant de signes bucoliques sont saisis par la parole d'Abû Yazid, lequel, par l'association du nom seul, aura élevé sa ville natale â la plus haute mémoire. Hors de lui, n'en doutons pas, qu'aurait-on mentionné d'un tel bourg sinon peut-être ses jardins fertiles 22 ?
Surnommé le «sultan des initiés» (sultan al-'arifin)23, Bistami est considéré comme une des plus grandes figures du soufisme. Les manuels les plus anciens lui accordent une place de choix. Il est reconnu et commenté par ceux qui ne professent pas des opinions proches. Junayd — qui prône une théorie contraire fondée sur la sobriété (çahw) —dit: «Abû Yazid est parmi nous comme Gabriel parmi les anges24. » Sa tombe a, depuis toujours, accueilli pèlerins et visiteurs. C'est un lieu qui a la réputation d'être bénéfique. Hujwiri (mort en 1072)
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y séjourna pour chercher â déchiffrer l'énigme d'une vision qui le harcelait25. Ayant aperçu de loin et en surplomb telle tombe, le shaykh Abû Sa'îd ibn Abî al-Khayr (967-1048) déclare: «Lâ vous pourrez retrouver tout ce que vous aurez perdu26.» Après s'en être approché et s'être recueilli en son enceinte, le même shaykh dit: «Tel est le lieu des purs, n'y pénètrent pas les mauvais 22.» Le nom de Bistami (lequel n'aurait jamais quitté l'Iran profond) continue de veiller en de nombreux sites. Des mausolées en ravivent le souvenir jusque dans la vallée du Nil ou dans les franges ouest du Maghreb.
Il aura été le précurseur des malamatis, ces «gens du blâme», adeptes de l'école fondée par Hamdûn ibn Qaççâr (mort en 885) et qui affichent une apparence scandaleuse pour cacher leur piété et faire s'éloigner d'eux les humains. Ainsi jouiraient-ils de la proximité hors le prestige et en la solitude 28. Ce principe de solitude est recommandé par Bistami â ses disciples directs. Il leur réclame, en effet, d'abandonner toute compagnie et d'orienter leur vie vers les postures du retrait. Ces disciples, soumis â son enseignement, sont appelés tayfûris, mot qui dérive d'un des pronoms de Bistami, Tayfûr, et qui signifie faucon en persan 29.
A l'imitation de leur maître, les tayfûris privilégient l'ivresse (sukr). A l'intérieur du soufisme, un grand débat divise les sectateurs de l'ivresse et les partisans de la sobriété. Le maître de Hujwiri — qui est un disciple de Junayd — disait: «L'ivresse est l'aire de jeu que fréquentent les enfants et la sobriété le vaste espace qu'arpentent les hommes".» S'agit-il de réduire les paroles proférées en telle voie â l'irresponsabilité de l'enfant et de l'homme atteint
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par l'ivresse? N'oublions pas que telle voie élève l'aspiration vers des hauteurs vertigineuses. L'ardeur alimente l'énergie du mot au risque du blasphème. L'aventure spirituelle doit être menée aux confins, au péril de l'impiété. Aux timorés, aux indolents, aux réducteurs, aux requis est laissée l'adhésion â la foi tranquille, sans l'âpre enjeu m. Ibn Taymiyya (mort en 1328), le grand censeur des soufis, qu'il assimile â des incarnationistes, s'empare de l'irresponsabilité due â l'ivresse pour disculper Bistami compté parmi les parfaits (al-açihhâ')32 dont les outrances sont le produit de l'anéantissement, de l'absence. L'extase qui est au bout de l'ivresse ne s'allie pas au discernement. Selon le même Ibn Taymiyya, de tels dits doivent être celés; ils ne peuvent circuler ; personne n'est en droit de les transmettre, ni les diffuser ou rapporter.
Tel appel â la circonspection signale la crainte des voix qui nous parviennent de la part de ceux qui ont franchi et qui habitent l'autre rive; ceux qui font résonner en nous l'écho des paroles d'outre-monde, témoignage poétique et métaphysique de la transfiguration qui rehausse la personne et dont les bribes sublimes ne peuvent guère être associées au balbutiement de celui qui trébuche par incontinente faiblesse sur le terrain de la perte du sens et de la conscience. Certes, en les paroles qui fusent hors la bouche des non-dupes, il y a une tonalité qui ressemble â la grâce édifiante du non-savoir comme il peut fleurir sur les lèvres des enfants et des saints. Mais l'ouïe qui capte et la mémoire qui conserve sont celles de l'homme ayant atteint la maturité cynique et néanmoins innocente.
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Faut-il rappeler que la question de l'ivresse est liée au phénomène du shath (rendant audible la shatha, pluriel shatahât) dont Bistami est le fondateur? Sans en évoquer la diachronie qui, comme toutes les grandes découvertes, est limpide33, vais-je me hasarder â proposer un équivalent français au shath? Non que la tâche soit impossible (notre condition est de voltiger d'une langue â l'autre au risque du vertige), mais pourquoi augmenter un répertoire déjâ épais? Chaque proposition s'empare d'une facette et suggère dans son sillage une interprétation qui ébauche une perspective. Qu'ajouter au shath perçu comme locution, colloque, langage extatique, divin ou théopathique, parole inspirée ou â double sens, paradoxe, outrance ou pieux blasphème, ou encore divagation extatique et autre sentence hybride34?
Qu'en est-il du phénomène lui-même? Avant de devenir un terme technique, le mot shath signifie en langue arabe le mouvement qui produit le débordement 33. Deux images l'illustrent : le moulin â grain qui, en tournant, laisse déborder ce qui est moulu; et la rivière dont le lit étroit ne peut contenir une eau abondante, laquelle se répand sur les rives. Ainsi en est-il des extatiques en qui les mystères intensément bougent: ne parvenant pas â se contenir dans la lumineuse tension intérieure, leur extase déborde et court sur leur langue qui les traduit en des expressions étranges, choquantes, paradoxales 36.
Si le shath était une parole inconsciente et obscure, cela ne représenterait qu'un discours pythique de plus, avatar supplémentaire de l'enthousiasme.
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Déclarer que telles paroles d'extase échappent aux commandes de la conscience diminue leur portée. Elles ne seraient pas la manifestation du divin dans l'humain. S'il en était ainsi, la relation serait passive. Or Dieu est une personne. L'initié en est une autre. Si l'un veut parler pour l'autre, le locuteur conquiert un nouveau statut. L'ambition d'être cet autre sujet exige une revalorisation du pronom. Sous prétexte que c'est le moi qui disparaît, l'on destitue l'Autre et l'on occupe sa place. Bistami aura été le premier â franchir ce pas et â dire je en s'attribuant les moyens du grand Autre 37. Il efface les guillemets", il ne cite pas. Il ne sacrifie pas sa signature et ne se contente pas d'être l'enregistreur. C'est lui en personne qui émet en tant que créateur de la lettre. Cette incursion dans le pouvoir du grand Autre permet d'exprimer l'«orgueil de soi». Bistami réalise â la première personne le désir d'être ce qu'il ne peut être. Cette opération s'assimile â un défi qui ébranle l'édifice de la croyance. Certes, telle conquête est provisoire. Le retour au langage commun et â la condition d'homme est vécu comme un exil. Et les instants de la transfiguration sont redéployés dans la lucidité de l'ironie. L'argument du ravissement et de la disparition du moi est destiné â restreindre l'ampleur du scandale.
Dans la relation de la personne â Dieu, l'interrogation sur le pronom se prolonge. Dans le shath, l'appropriation de la première personne est unilatérale et provisoire. Dans les dialogues intimes et les confidences (munâjât), le pronom est au coeur du débat. Dieu s'adresse â la personne par l'intermédiaire du pronom de la deuxième personne, et la personne s'adresse â Dieu par le même moyen. Cette
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équivalence trouble la hiérarchie. Il ne sert de rien â Dieu de proposer â la personne de loger dans le même pronom. Dès lors qu'on est deux et que l'un s'adresse â l'autre, le partage du pronom est acquis. Il semble que la personne entrevoit l'égalité qu'implique un tel partage. Pour que la fusion se réalise, l'un des deux termes doit disparaître. La négociation est âpre. Il arrive que la personne se laisse convaincre. Elle voudrait acquiescer. Au moment où l'accord se profile, au moment où l'un consent â se fondre dans l'autre, le jeu des pronoms est relancé. Dieu parle de lui-même â la troisième personne 39 en s'adressant â celui qui est devenu lui. Voilâ donc Dieu parlant de lui-même â travers cette troisième personne comme pour confirmer l'invocation des tiers. C'est lui en personne qui avalise l'indécidable dans lequel ses proches l'ont cantonné. La troisième personne n'est-elle pas la personne absente? N'est-il pas légitime de douter de son existence ? Quoi qu'il en soit, la troisième personne renouvelle la solitude de l'être quand même elle laisserait vacante la place de la première personne.
Passant tour â tour de la fulgurante conquête de la première personne â son refus raisonné, circulant librement entre le grand Je et le je ordinaire, Bistami, dans son attitude d'«esseulé devant la radicale unité 44, diffère la fusion et entretient la séparation et la division au sein de la doctrine de l'union. Telle division l'habite. Bistami est partagé â l'intérieur de sa personne qui se prête â de multiples métamorphoses. Ce n'est pas par incapacité qu'il ne se complaît pas dans l'union. Il en connaît le chemin et l'emprunte quand bon lui
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semble. Mais ce qui est acquis ne l'est pas â jamais. De telle facilité il se détourne. Il est héroïque en son exigence. La relance est de tous les instants.
[...]
La disposition d'Abû Yazid â porter le fardeau de la culpabilité universelle, son expiation des péchés de tous, sa hantise du mal, tout cela l'incite â commencer par repérer la faute en lui en menant une introspection permanente. Il voudrait neutraliser le mal en l'assumant, en l'affrontant. Telle vigilance entraîne Abû Yazid â la recherche du premier souvenir (assimilé au premier oubli) en enquêtant auprès de sa mère Car la faute s'inscrit dans l'être dès le berceau" et la conscience qui la détecte veille jusque dans le séjour utérin51.
La parcimonie n'a pas cours. Le don de soi est aussi intégral que le retrait. Rien n'est acquis, tout est recommencement. La question de l'Absolu demeure irrésolue, telle semble être la stratégie de Dieu que prône Abû Yazid. Aussi se méfie-t-il de la grâce, de la faveur, du bienfait, de la récompense. Il n'y perçoit que séduction, ruse, dessein caché, stratagème, tromperie52. Si glorieuse que puisse être la conquête, il est recommandé de rompre les termes de l'échange, de refuser la logique du marché, de se dépouiller pour retourner â son irrévocable solitude sans avoir été dupé, ni abusé. Les merveilles de l'Invisible pourraient n'être que leurre53.
(ÉPÎTRE DES HOMMES DU BLÂME)
(RISÂLAT AL-MALÂMATIYYA)
Louange â Dieu, qui a choisi parmi Ses serviteurs des hommes qu’Il a établis comme guides spirituels sur Sa terre ! Par l’effet de l’adoration qu’ils Lui vouent, Il a donné la beauté â ce qu’ils manifestent de leur personne dans leur comportement, et grâce â la connaissance qu’ils ont de Lui et â l’amour qu’ils Lui portent, Il a illuminé leur être intime. Il leur a fait comprendre ce qu’était leur propre âme charnelle, en les rendant capables de la maîtriser et en les instruisant de ses ruses, et Il les a aidés â la traiter avec dédain et mépris. Ainsi, les savants ce sont eux, pour tout ce qui concerne Dieu et les règles qu’Il a instituées, et ce sont eux qui maintiennent l’ordre qu’Il a établi et qui en comprennent les bienfaits, « et Dieu réserve spécialement Sa Miséricorde â qui Il veut » (Coran, II, 105, et III, 74).
Tu m’avais demandé — et que Dieu t’assiste ! — de t’exposer quelle est la voie spirituelle suivie par les Hommes du Blâme, ainsi que leurs principes moraux et leurs états mystiques. Il faut que tu saches qu’ils n’ont écrit aucun traité doctrinal, ni rédigé aucune œuvre biographique ; on ne trouve â leur sujet que morale, vertus, et discipline spirituelle. Je ne vais donc mentionner, dans la mesure de mes moyens et de mes possibilités, que quelques éléments se rattachant â tout cela, mais susceptibles de suggérer ce qu’il y a au-delâ et qui touche â leur attitude intérieure et â leurs états mystiques.
Sache — et que Dieu t’assiste dans la voie droite ! — que les maîtres en matière de sciences et d’états spirituels se répartissent selon trois catégories :
La première comprend ceux qui se consacrent aux sciences des règles générales et qui s’évertuent â les compiler, â les mettre â l’abri, â les répandre et â les léguer (â la postérité). Mais ils n’ont aucune compétence dans ce qui est le domaine de l’élite spirituelle, les hommes des pratiques mystiques, des expériences intérieures, et des contemplations. Lâ où ils sont savants, c’est en ce qui touche â l’aspect extérieur de l’islam, et lâ où ils sont passés maîtres, c’est en ce qui concerne les points de divergence et les questions juridiques ; c’est ainsi qu’ils se font les gardiens des bases de la Loi et des fondements de la Religion. C’est â eux que l’on se réfère, quand il s’agit de vérifier la correction des pratiques au sein de la communauté, et de les déterminer en fonction du Livre saint et des traditions du Prophète. Ils sont donc les savants de la Loi et les guides de la Religion, mais tant que les vanités de ce bas monde éphémère ne viennent pas se mêler â leurs actes et les souiller en raison de leurs tendances naturelles, car alors on ne saurait les suivre et ils n’en sont plus dignes.
La deuxième catégorie comprend l’élite de ceux â qui Dieu a réservé spécialement de Le connaître, et qu’Il a coupés définitivement de toutes les préoccupations et de tous les désirs qui sont le lot des autres hommes. Pour ces êtres d’élection, c’est Dieu leur unique préoccupation et leur seul désir. Au contraire de tous, ils ne prennent aucune part aux réalités d’ici-bas, dont la valeur n’est que relative. Ils n’ont pas la moindre aspiration pour ce monde dans lequel ils sont plongés de tous côtés, ou, plus exactement, leurs aspirations n’en forment plus qu’une, grâce â Lui, et portée vers Lui. La compagnie du monde ne saurait leur offrir le moindre repos, alors que pour les autres êtres il est impossible qu’il en soit ainsi. Pour être plus précis encore, ils constituent « l’élite de l’élite », ceux â qui Dieu réserve spécialement toute sorte de faveurs exceptionnelles [ou « charismes »], et qu’au plus intime d’eux-mêmes Il a retranché des réalités créées, de sorte qu’ils n’existent que pour Lui, par Lui et vers Lui. Et cela après qu’ils ont suivi parfaitement la voie des pratiques spirituelles, et qu’ils se sont préservés de leur âme charnelle par le moyen des mortifications. La partie secrète de leur être regarde vers la Réalité divine et se tourne vers les mystères divins, tandis que leurs membres sont revêtus de la beauté des actes d’adoration qu’ils accomplissent. Extérieurement, rien en eux n’est en désaccord avec les règles de la Loi, cependant qu’intérieurement ils ne cessent de contempler le monde caché. C’est â eux que s’applique cette parole du Prophète : « Pour celui qui a rassemblé ses aspirations en une seule, Dieu les comble toutes ». Voilâ quels sont « les hommes de la connaissance de Dieu ».
La troisième catégorie est représentée par ceux â qui l’on a donné le nom de Malâmatiyya, que Dieu a revêtus de la beauté intérieure de Ses faveurs exceptionnelles, comme le fait d’être gratifié de Sa « proximité », de l’honneur insigne d’être admis en Sa présence, et d’être réuni â Lui. Dans le secret le plus profond de leur être, ils ont réalisé véritablement tout ce qu’implique la notion d’« union », puisque pour eux toute séparation est devenue impossible dans quelque état qu’ils se trouvent. Confirmés dans les degrés sublimes de l’union, de la proximité, des relations intimes avec Dieu, et de la « liaison » avec Lui, ils sont alors l’objet des soins jaloux de l’Etre divin. C’est ainsi qu’Il les cache au monde, ne montrant d’eux aux créatures que leur aspect extérieur, ce qui implique qu’ils apparaissent comme séparés de Dieu, s’adonnant aux sciences exotériques, â l’étude des dispositions de la Loi et des bons usages, et aux pratiques religieuses assidues, en même temps qu’est sauvegardé leur état d’union totale avec l’Etre divin et de « proximité ». En vertu de cet état spirituel sublime, la réalité intérieure de leur être ne laisse aucune trace â l’extérieur. Il en était ainsi pour le Prophète, qui fut élevé aux plus hauts degrés de la proximité divine et de l’approche de Dieu, « â la distance de deux arcs, ou même plus près encore » (Coran, LIII, 9), mais qui, ensuite, lorsqu’il revint vers les créatures, ne parla avec elles que des choses extérieures sans qu’aucune trace de ce rapprochement et de cette proximité ne parut sur sa personne. L’état spirituel dont nous avons parlé précédemment est, quant â lui, comparable â celui de Moïse, dont personne ne put regarder le visage après que Dieu lui eut parlé. Il est semblable â celui des soufis, qui constituent la deuxième catégorie que nous avons mentionnée, et qui laissent paraître les lumières dont leur être intime a été gratifié.
Quand ceux qui aspirent â Dieu deviennent les disciples des Hommes du Blâme, ceux-ci leur recommandent le comportement qu’eux-mêmes adoptent â l’extérieur : accomplir avec empressement les actes d’obéissance (â Dieu), agir selon les prescriptions de la Tradition â tous les moments et respecter â la fois extérieurement et intérieurement les règles des bons usages, constamment et dans toutes les circonstances. Ils ne leur laissent pas la possibilité d’avoir des prétentions spirituelles, de parler des signes miraculeux ou des charismes (dont ils pourraient faire l’objet), ni de se fier â cela pour en tirer argument, mais ils leur suggèrent de veiller plutôt â la correction de leurs pratiques spirituelles et de continuer leurs mortifications. C’est ainsi que le novice suit la voie qui est la leur et qu’il s’éduque selon leurs propres règles. S’ils constatent qu’il accorde une importance exagérée â quelqu’une de ses actions ou â un certain état mystique, ils lui en montrent clairement les défauts qui les entachent et lui recommandent d’y mettre fin. De cette façon, les disciples ne sauraient se complaire dans aucune de leurs actions ni s’y reposer. Quand un novice prétend, devant eux, â un certain état intérieur ou â une certaine « station spirituelle », ils l’amènent â en minimiser l’importance tant que la sincérité de sa volonté n’est pas véritablement confirmée et que les états spirituels ne sont pas réellement apparus en lui. Ils lui recommandent alors d’adopter ce qui est leur propre comportement, tenir secrets les états intérieurs et ne montrer que le respect des règles qui concernent les commandements de Dieu et Ses interdictions, car c’est ainsi que l’on peut vérifier la réalité des stations spirituelles chez le disciple pendant sa période de noviciat. â leurs yeux, de la rectitude du noviciat découle la correction des stations spirituelles, sans parler de « la station de la connaissance ».
Quand celui qui aspire â Dieu est éduqué par d’autres maîtres, ceux-ci l’abandonnent librement â ses prétentions pendant son noviciat. Il s’attribue alors en cachette les états intérieurs des plus grands chefs spirituels, puis il les revendique. Et les jours qui passent ne font que le détourner et l’éloigner toujours davantage des chemins de la vérité divine. C’est la raison pour laquelle Abû Hafs de Nîshâpûr, le cheikh de ce groupe de spirituels, déclarait : “Les disciples des Hommes du Blâme font l’expérience de la « virilité spirituelle » sans le moindre danger pour eux, et il leur est impossible de faire apparaître quoi que ce soit de cette “station”, car leur comportement extérieur est â découvert tandis que leur réalisation intérieure, elle, reste cachée. Il n’en va pas de même pour les disciples des soufis qui manifestent les grossières illusions de leurs prétentions et des charismes, risibles pour tout spirituel averti. Leurs prétentions sont grandes, mais il n’y a guère chez eux de véritable réalisation.” Ces paroles m’ont été rapportées par Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân d’après son père, qui les avait entendues de la bouche même d’Abû Hafs. Je tiens d’Ahmad ibn « Isâ d’après Abû-l-Hasan al-Qannâd qu’on avait posé â Abû Hafs la question : « Pourquoi vous êtes-vous désignés par ce nom ? » Il avait alors répondu : « Les Hommes du Blâme, ce sont des êtres qui ont pris soin de préserver les moments privilégiés où ils sont avec Dieu et de garder le contrôle de leurs secrets les plus intimes, se blâmant alors eux-mêmes de manifester quoi que ce soit de leurs degrés de “proximité” et de leurs états d’adoration. En conséquence, ils ne montrent d’eux-mêmes au monde que des apparences déplaisantes et lui cachent ce qu’il pourrait approuver.
C’est ainsi que le monde les blâme â son tour sur des signes purement extérieurs, tandis que leur propre blâme ne porte que sur les réalités intérieures qu’ils sont les seuls â connaître. Dieu les a gratifiés du dévoilement des mystères, de la connaissance des diverses réalités cachées, du don de clairvoyance â l’égard des créatures et de la manifestation de Ses faveurs exceptionnelles â leur endroit. Mais ils ont tenu caché tout ce qui leur venait ainsi de Dieu, ne montrant d’abord que le blâme de leur propre âme et leur opposition â ses désirs, et ensuite, â l’intention des autres hommes, ce qui pouvait les tenir â l’écart, pour que le monde les repousse et qu’alors soit préservé pour eux leur état d’intimité avec Dieu. Telle est la voie des Hommes du Blâme. »
Ahmad ibn Ahmad le malâmatî m’a rapporté cette information d’Ibrâhîm al-Qannâd : « J’ai demandé â Hamdûn al-Qassâr ce qu’était “la Voie du Blâme”, et voici quelle fut sa réponse : “C’est, en toute circonstance, renoncer â plaire au monde et ne pas rechercher son approbation dans le domaine de la morale et du comportement, sans pour autant donner prise au moindre blâme en ce qui concerne Dieu”. »
Interrogé sur les Hommes du Blâme, « Abd Allâh ibn Manâzil les définit ainsi : « Ce sont des hommes dont la spiritualité ne laisse apparaître pour le monde aucun signe extérieur, qui â l’intérieur d’eux-mêmes n’ont aucune prétention â l’égard de Dieu, et dont le secret de leurs relations avec Lui échappe â la connaissance (limitée) de leur âme et de leur cœur. »
J’ai entendu mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd dire â leur propos : « Personne n’atteindra â quoi que ce soit de leur degré spirituel, tant qu’â ses propres yeux toutes ses actions n’apparaîtront pas comme de l’hypocrisie et tous ses états intérieurs comme de vaines prétentions. »
On avait demandé â l’un de leurs maîtres par quoi il fallait commencer pour être des leurs, et voici ce qu’il avait répondu : « Maîtriser l’âme charnelle, la traiter avec mépris, lui interdire tout ce qui lui procure la tranquillité, le repos ou la confiance, et avoir de l’estime pour son prochain et bonne opinion de lui, faire preuve de bienveillance â l’égard de ce qui peut être déplaisant en lui, tout en se considérant soi-même comme vil et méprisable et en ayant la pire opinion de soi-même. »
D’après le récit fait par un cheikh qui accompagnait Hamdûn al-Qassâr dans une réunion, on s’y était mis â parler d’un de leurs compagnons, dont on mentionnait les abondantes invocations de Dieu. « Oui, mais il est constamment distrait, dit alors Hamdûn. — Ne doit-il pas rendre grâce â Dieu pour les bienfaits qu’Il lui accorde, et de la manière la mieux appropriée qui est de L’invoquer par la langue ? fit remarquer l’un des assistants. — Ne doit-il pas avant toute chose être conscient de l’imperfection dont il se rend coupable par le manque d’attention de son cœur dans l’invocation ? », répliqua Hamdûn.
Dans une lettre adressée par Abû Hafs â Shâh al-Kirmânî, j’ai relevé ce passage : « Sache, mon frère, que celui qui méconnaît l’indigence et la faiblesse de son âme dans l’accomplissement de tous ses actes d’obéissance les imprègne d’hypocrisie ! Il manque également de perspicacité â l’égard de son âme, celui qui ne prend pas soin de s’en protéger en la conjurant et ainsi de lui tenir la bride haute en toute circonstance. Il sait pourtant très bien que sous des apparences de docilité elle incite par nature au mal (Coran, XII, 53) et qu’elle ne se soumet â l’acte d’obéissance qu’en dissimulant sa rébellion, ce qui nécessite qu’il lui oppose le blâme â tous les instants et qu’il ne la laisse jamais en paix. »
On rapporte cette sentence de Yabyâ ibn Mu'âdh : « Celui dont la sincérité envers Dieu est totalement pure n’aime pas que l’on voie sa personne, ni que l’on répète ses paroles. »
On avait interrogé l’un d’eux sur la situation spirituelle des Hommes du Blâme, et voici sa réponse : « Dieu s’est chargé de préserver leurs secrets et de cacher ceux-ci derrière le rideau de l’apparence extérieure. Quand ils sont avec le monde, c’est en tenant compte du point de vue du monde, et ils ne se distinguent pas des autres hommes (se mêlant â eux) dans les marchés et dans leurs moyens d’existence, et quand ils sont avec Dieu, c’est en tenant compte du point de vue de la vérité profonde (de leur être) et de l’investiture divine dont ils sont l’objet. Ce qui est intérieur, en eux, reproche alors â leur personne apparente sa complaisance â l’égard des hommes et du monde en prenant les traits du commun des croyants, cependant que leur être extérieur reproche â leur personne intime de demeurer dans le voisinage de l’Être divin sans prêter attention aux réalités hostiles dans lesquelles il se trouve plongé. Telle est la situation des plus grands maîtres et des seigneurs de la spiritualité. »
On demanda â Abû Yazîd [Bistami] quel était le signe le plus remarquable du véritable gnostique : « C’est, dit-il, que tu le vois en train de manger et de boire en ta compagnie, de plaisanter avec toi, de te vendre ou de t’acheter quelque chose, cependant que son cœur est dans le Royaume de la Sainteté divine. Tel est le signe le plus prodigieux. »
Selon une autre parole d’Abû Yazîd : « Celui qui a véritablement réalisé la liberté dans l’union parfaite maintient constamment ses membres dans le respect des règles qu’impose la condition de serviteur, alors que sa vision intérieure contemple l’Être divin, mais celui qui est dans l’état de séparation totale aurait beau, pour réaliser cette servitude (parfaite envers le Seigneur), rassembler tous les efforts de ceux qui se mortifient, ce ne serait qu’en pure perte. »
Je tiens de « Abd al-Rahmân ibn Muhammad qu’ayant interrogé « Abd Allâh al-Khayyât sur le « Blâme », il avait obtenu la réponse suivante :
« Celui qui fait une différence entre le blâme qu’il s’adresse â lui-même et le blâme que lui adressent les autres et dont la réaction intérieure et instantanée n’est pas la même en pareil cas, est encore dans l’aveuglement grossier qui l’attache â sa nature, et il ne saurait avoir atteint le degré des hommes de spiritualité. »
L’un d’eux, â qui l’on demandait quel homme méritait qu’on lui attribue les vertus de « la chevalerie de la foi », le définit ainsi :
« C’est celui en qui l’on trouve le repentir implorant d’Adam, l’intégrité de Noé dans la piété, la fidélité d’Abraham â la parole donnée, la sincérité d’Ismaël, la pureté totale de Moïse dans l’intention, la patience de Job, les pleurs de David, la générosité de Mohammad, la bonté d’Abou Bakr, l’ardeur d’Omar, la pudeur d’Othmân, et la science d’Ali. C’est celui qui en plus de tout cela, méprise sa propre personne, qui considère comme dérisoire ce qui le concerne et que n’effleure pas la pensée que la situation dans laquelle il se trouve ait quelque importance ou qu’elle puisse être un motif de satisfaction. C’est celui qui voit les défauts de son âme et les imperfections de ses actes et, en même temps, la supériorité que son prochain a sur lui en toute circonstance. »
Abû Hafs aperçut l’un de ses disciples en train de critiquer la vie d’ici-bas et les hommes ; il lui déclara alors : « Tu viens de montrer ce qu’il était séant pour toi de cacher ; dans ces conditions, tu ne participeras plus â nos assemblées et tu ne seras plus notre disciple. »
Abû Ahmad ibn « Isâ m’a rapporté ces paroles qu’il avait entendues de la bouche « Abû Zakariyyâ » al-Sinjî : « Les états mystiques, pour ceux qui en sont gratifiés, sont comme des dépôts confiés â leurs soins, et s’ils les montrent, ils sortent des limites assignées aux dépositaires. » Sur ce thème, Muhammad ibn » al-Hasan a cité les vers suivants :
1. Quelqu’un â qui on aurait communiqué un secret et qui le dévoilerait publiquement, on ne serait plus sûr de lui et on ne lui ferait jamais plus de confidences.
2. On le tiendrait â l’écart, il ne jouirait plus du bonheur des relations familières, et l’intimité se changerait pour lui en froideur distante.
3. On ne saurait donc porter son choix sur quelqu’un qui divulgue les secrets ; l’affection â son égard serait désormais exclue, tout â fait exclue !
Je tiens d’Abû Tâhir Ahmad ibn Tâhir, d’après Abû-l-Hasan al-Sharkî et Mahfûz, qu’Abû Hafs considérait comme répréhensible pour ses disciples la pratique des voyages en dehors de l’obligation du Pèlerinage (â la Mekke), de la participation aux expéditions militaires, de la visite rendue â un maître spirituel, ou de la recherche de la science (des traditions du Prophète). Ceux qu’il estimait répréhensibles étaient alors les voyages répondant â un désir (de satisfaction purement personnelle). Il disait que « la virilité spirituelle » impliquait la clairvoyance â l’égard des désirs. Hamdûn al-Qassâr lui objecta : « Dieu n’a-t-Il point dit : “N’ont-ils donc pas parcouru la terre et réfléchi (â la fin de ceux qui étaient avant eux) ?” (â six reprises dans le Coran ; par exemple, XXX, 9). Abû Hafs lui répondit : “Ce parcours n’est destiné qu’â ceux qui ne peuvent réfléchir que par ce moyen, mais pour celui â qui la voie (spirituelle) a été ouverte en restant â demeure, voyager reviendrait â quitter le chemin et â s’égarer.”
“Abd Allâh al-Hajjâm (« le barbier, poseur de ventouses ») avait demandé â Hamdûn al Qassâr s’il devait renoncer â gagner sa vie ; sa réponse fut la suivante : “Garde tes moyens d’existence ! il me plaît mieux que l’on t’appelle “Abd Allâh « le barbier » plutôt que “le gnostique” ou “l’ascète”.”
Un maître malâmatî fut interrogé sur l’humilité, et son interlocuteur lui dit : « Tu considères comme condamnable de montrer quoi que ce soit de ses états spirituels, mais l’humilité peut-elle faire autrement que se manifester physiquement ? » — “C’est lâ, malheureux, une conception très éloignée des vérités spirituelles telles qu’elles sont réalisées ! Il y a humilité quand une instruction divine surgit dans la partie la plus secrète de l’être, qui la reçoit dans la soumission, et tout ce qui est extérieur dans l’homme se plie â la discipline de cette instruction. Pense â cette parole du Prophète : « Quand Dieu Se manifeste â une chose, elle se soumet â Lui humblement. » Y a-t-il donc révélation divine uniquement pour la partie secrète de l’être ? En réalité, quand elle se soumet humblement â la théophanie, elle engendre dans tout ce qui est extérieur chez l’homme le respect de ce qui convient en pareil cas.”
L’un d’eux également a déclaré “La meilleure compagne de l’homme est la science spirituelle, constituée d’exemples â suivre, et où l’âme charnelle et égoïste ne saurait en aucune façon trouver de quoi la satisfaire puisque la science s’emploie â contrecarrer les tendances naturelles. Et la pire compagne de l’homme est la dévotion affichée, car il ne cesse de s’en parer et d’en faire état alors que s’y mirer complaisamment n’est qu’orgueil et glorification de soi. Voyez comment les anges, qu’accompagnaient les actes d’obéissance, échappèrent â toute ostentation par ces paroles : « Nous glorifions Ta louange et nous proclamons Ta sainteté » (Coran, II, 30) ; et, alors qu’ils avaient atteint le degré de la science spirituelle, voyez ce qu’ils dirent : ‘Nous n’avons nulle science (excepté ce que Tu nous as enseigné)’ (II, 32). Voilâ pourquoi la meilleure compagne de l’homme est la science, et la pire compagne la dévotion qui s’affiche.”
On demanda â Abû Yazîd quand un spirituel atteignait le niveau des « hommes véritables » : « C’est, répondit-il, quand il connaît les défauts de son âme et que la suspicion dans laquelle il la tient est sans faiblesse. »
Selon un autre malâmatî : « Quiconque veut se soustraire définitivement au sentiment de fierté qu’il éprouve â son propre sujet ou â la considération qu’il accorde â ce qu’il possède, qu’il prenne donc conscience de ceci : d’où vient-il, où est-il, comment est-il, â qui appartient-il, de qui est-il issu et où va-t-il. Quand il aura une véritable connaissance de ces diverses situations, qui le concernent, sa propre personne ne comptera plus â ses yeux et elle lui paraîtra indigne d’intérêt. Bien plus, il verra qu’elle est d’une nature blâmable et que toutes les actions qu’elle accomplit sont entachées de fautes. Rien d’extérieur ne le remplira plus alors de fierté et rien de ce qui est en lui ne donnera plus prise â l’illusion séductrice. »
L’un d’eux a dit aussi : « En matière de foi, le serviteur de Dieu n’atteindra le niveau des hommes de spiritualité que lorsqu’il cessera de penser au passé et â l’avenir et qu’il vivra le moment présent en conformité avec la volonté de Celui â qui il appartient. Et ce comportement a pour effet de suspendre la responsabilité du serviteur de Dieu devant la Loi. »
Pour les Malâmatiyya, l’homme parfait dans ses actes est celui dont l’attitude extérieure offerte aux regards des novices, reste conforme â la discipline liée â la condition de serviteur de Dieu, pour qu’ils la prennent comme modèle â suivre et qu’ils l’adoptent â leur tour. Et, en même temps, le secret de son être et son état intérieur restent, pour ceux qui poursuivent le même but que lui, conformes au bon ordre qui régit les états spirituels et â ce qui convient â la contemplation, conditions selon lesquelles le secret de l’être peut contempler la vérité divine â tout moment. Celui qui y parvient s’y annihile tout en assistant au spectacle des créatures et en gardant un œil sur elles. C’est ainsi que la partie la plus intime de son être est un modèle pour la réalisation spirituelle des gnostiques et qu’en même temps son comportement extérieur est un modèle pour la discipline des novices. Une telle situation est le fait des guides spirituels sincères. Un exemple comparable est fourni par cette parole du Prophète : « Mes yeux dorment, mais mon cœur, lui, ne dort pas. » Il nous a avisés ainsi que la partie extérieure de l’homme dort et est en état de sommeil spirituel, mais que sa partie la plus secrète a le pouvoir de rester constamment éveillée, de contempler, et d’être dans la proximité de Dieu.
On demanda â un malâmatî : “Pourquoi, pour vous, les âmes nécessitent-elles le blâme â tous les instants ? — Parce que, répondit-il, elles sont (par leur nature, comparables â) des mains (liées), dont l’une serait faite d’orgueil, coulée dans le moule des ténèbres opaques et prisonnière des témoignages (admiratifs) du vulgaire, et dont l’autre serait faite d’ignorance, coulée dans le moule de l’aveuglement stupide et prisonnière des filets des désirs insatiables. Le remède â leur administrer est de se détourner d’elles ; la discipline â leur imposer est de contrecarrer leurs désirs ; les mesures de précaution â prendre avec elles consistent â veiller â les blâmer.” Et il ajouta : “Dieu a soustrait Ses prophètes et Ses envoyés â la considération complaisante que même eux pouvaient avoir â l’égard de leurs propres actes. Voyez ce qui s’est passé pour Moïse, l’Interlocuteur de Dieu, quand il a dit “Pour que (mon frère Aaron et moi) nous Te glorifiions abondamment”, et que Dieu lui a répondu “Déjâ, une première fois, Nous avons été bienveillant envers toi” (Coran, XX, 33 et 37). Or, cela sous-entend :
‘Comment saurais-tu te prévaloir auprès de Moi de tes louanges et de tes glorifications, en oubliant toutes les faveurs que tu as reçues de Moi — faveurs incluses dans Sa parole : Je t’ai attaché â Moi en te réservant spécialement Mes bienfaits (XX, 41) — et dont font partie les louanges que tu M’adresses en en faisant grand cas ! ’.”
On posa â l’un d’eux cette question : “Pourquoi humiliez-vous votre propre âme et n’en montrez-vous que ce qui vous attire le blâme du monde ? — C’est, dit-il, parce que l’âme a d’abord été créée dans un état méprisable, â partir d’un « liquide vil » (Coran, XXXII, 8, et LXXVII, 20) et d’une “boue â laquelle il a été donné une forme” (XV, 26, 28, 33), et ce sont les paroles que lui a adressées l’Être divin qui lui ont alors communiqué une certaine noblesse. Elle s’en est enorgueillie, méconnaissant que ce qu’il y a de noble en elle lui est surajouté et confié en dépôt, et ne fait pas partie de sa nature innée. Si l’âme est abandonnée â ses instincts avides, elle se plonge dans l’aveuglement, elle outrepasse ses droits et elle s’enfonce de plus en plus fermement dans ses tendances naturelles. L’homme que Dieu assiste de Ses faveurs est celui qui montre â son âme ce qu’elle vaut exactement et qui lui fait comprendre que tout ce qui la concerne, actions ou états, est blâmable. Cela afin que rien ne la rassure ni soit pour elle un sujet de fierté puisque tout ce qu’il y a de noble chez elle appartient â Dieu et fait partie de ce qu’Il lui a confié généreusement, des faveurs que Son attention bienveillante lui a accordées et des précieuses instructions dont Il l’a gratifiée.”
Selon un autre malâmatî : « Que celui qui désire connaître le degré d’aveuglement de son âme et l’état de corruption de sa nature prête donc l’oreille aux éloges qu’on lui adresse ; s’il décèle alors en son âme la moindre réaction anormale, c’est qu’elle n’est pas faite pour la Vérité divine, puisqu’elle se fie complaisamment â des louanges dénuées de tout fondement et qu’elle s’émeut d’une critique tout aussi imméritée dans la réalité. Mais s’il traite son âme â tous les moments avec le mépris qui lui est dû, aucun éloge n’aura plus d’effet sur lui et il ne prêtera plus la moindre attention aux critiques ; c’est alors qu’il accédera â la condition spirituelle des Hommes du Blâme. »
Abû Yazîd disait : “Douze ans, j’ai été le forgeron de mon âme, et cinq ans le miroir de mon cœur. L’année qui suivit, je considérai le résultat de ce qui s’était passé entre-temps et je découvris qu’une ceinture d’infidélité (la ceinture des mazdéens, symbole du dualisme) s’était nouée en moi. Au bout de cinq ans d’efforts pour tenter de la trancher, j’eus une révélation et c’est alors que les créatures m’apparurent comme des cadavres. Je fis sur elles la prière des morts, avec les quatre takbîr.. »
Cela est conforme â la parole divine : “Ce sont des morts et non pas des vivants qui ne savent point.”(Coran, XVI, 21.) Abû Yasîd est le guide et le chef des “Hommes de la Connaissance” et ce qu’il confiait ainsi de lui-même et de son cas personnel est un exemple des signes distinctifs de ces spirituels et de leurs vertus. Tout ce qu’il avait fait, et la discipline qu’il s’était imposée, jusqu’au moment où les créatures parurent â ses yeux dans leur nature périssable et qu’il cessa de s’intéresser â elles et de chercher â leur plaire, tout cela, dis-je, appartient aux degrés spirituels les plus élevés. Citons â ce propos cette autre parole de Dieu :” Celui qui était mort et â qui nous avons redonné la vie… “(Coran, VI, 122), c’est-â-dire « qui était mort en raison de son âme et de son intérêt pour les créatures, et â qui Nous avons redonné la vie en le soustrayant aux créatures, moyennant Nous-même en échange ».
Selon Abû Yazîd encore : “Ceux qui sont les plus « voilés » par rapport â Dieu sont trois catégories d’hommes, et ils le sont par trois choses : le savant par sa science, le dévot par son culte et l’ascète par son renoncement. Si le savant était conscient de la valeur réelle de ce qu’il sait, s’il se rendait compte que le savoir possédé par toutes les créatures réunies et concernant tout ce que Dieu a fait apparaître dans le monde ne représente qu’une seule ligne de ce que la Plume divine a tracé sur “La Table bien gardée” (Coran, LXXXV, 22), s’il considérait ensuite quelle est sa science en regard de la somme des connaissances communiquées par Dieu aux créatures, il comprendrait que s’en glorifier et s’en parer est de sa part une totale aberration ! Si celui qui s’impose l’ascèse gardait présente â l’esprit la parole divine qualifiant la totalité de ce bas monde de “peu de chose” (Coran, IV, 77), s’il était conscient de ce que représente ce qu’il possède de ce “peu de chose” et de la valeur de ce â quoi il renonce ainsi, il saurait que ce dépouillement ne doit pas être pour lui un sujet de fierté ! Quant au dévot, s’il reconnaissait que le culte qu’il Lui voue n’a été rendu possible que par une pure bonté de la part de Dieu, l’importance qu’il attache â sa dévotion disparaîtrait complètement devant la considération de tous les bienfaits dont Dieu le gratifie !”
On demanda â un maître malâmatî : « Comment faire pour que l’accomplissement d’une œuvre pie n’entraîne pas la vision complaisante de soi-même et la présomption ? — C’est, répondit-il, quand l’homme est tenu occupé â la fois par la joie d’accomplir un ordre et la pensée que c’est de l’Être divin que provient ce commandement, que naît dans son cœur une crainte respectueuse. Cette crainte mêlée â cette joie, toutes deux suscitées par le commandement de Dieu, détournent alors son attention de tout ce qui peut concerner les apparences et les manifestations de sa personne. »
On posa â l’un d’entre eux la question : “Comment se fait-il que ces gens (les Hommes du Blâme) ne reconnaissent â leur âme aucun état spirituel, qu’ils ne font cas d’aucun acte d’obéissance de sa part, qu’ils ne lui attribuent rien de valable et qu’ils l’abandonnent ! — Comment lui reconnaîtrait-on quoi que ce soit, puisqu’elle n’est rien, que rien ne lui appartient, dénuée de tout et condamnée â périr ! Et si un don divin s’effectue dans l’homme, nul besoin pour lui de le manifester, car la réalité spirituelle, pourtant maintenue cachée, parle d’elle-même ; un pieux ancien n’a-t-il point dit : “Il s’en faut de peu que le visage du croyant ne parle de ce qui se trouve dans son cœur. ”” Telle fut sa réponse.
La plupart de leurs maîtres mettaient les disciples en garde contre le fait de trouver du plaisir dans les actes de dévotion et d’obéissance ; c’était â leurs yeux une faute grave. Dès que l’homme de spiritualité se complaît dans quelque chose et qu’il s’en délecte, cela prend de l’importance chez lui et dans son esprit, et quiconque, parmi les disciples, se félicite de ses propres actions, y prend plaisir ou les considère d’un œil satisfait, déchoit du rang de ceux que l’on respecte. Je tiens de “Abd al-Wâbid ibn « Alî al-Sayyârî, d’après son oncle maternel al-Qâsim ibn al-Qâsim al-Sayyârî, la parole suivante de (son maître) Muhammad ibn Mûsâ al-Wâsitî : “En toute circonstance, prenez garde â l’âme (charnelle et égoïste) !” C’est ainsi qu’un malâmatî saluera quiconque met de la mauvaise grâce â lui répondre et qu’il omettra de le faire pour quelqu’un qui lui rend bien volontiers ses salutations. Pour la même raison, il renoncera â la compagnie de celui qui se réjouit de sa présence et il donnera la préférence â la société d’un homme qui le méprise. Il adressera ses demandes â celui dont il essuie les refus et il ne sollicitera pas celui qui lui accorde satisfaction. Il ira au-devant de l’homme qui se détourne de lui et inversement. Il fera des dons â celui qui ne l’aime pas et s’en abstiendra â l’égard de celui qui l’aime. Il préférera séjourner auprès de quelqu’un qui le trouve déplaisant plutôt qu’auprès de celui qui souhaite sa venue. Il fréquentera quelqu’un qui le déteste et non pas quelqu’un qui éprouve de l’affection pour lui. Il mangera ce qui lui inspire du dégoût plutôt que ce qui le met en appétit (variante textuelle : « Il mangera en compagnie de quelqu’un qui lui inspire du dégoût plutôt que d’un convive qui excite son appétit. »). S’il a le désir de rester lâ où il est, il voyagera, et s’il lui prend l’envie de partir, il demeurera fixé au même endroit. Et ainsi de suite. En toute circonstance, les Malâmatiyya choisissent délibérément de contrecarrer l’âme, renonçant â tenir le moindre compte de ce qui la délasserait et lui procurerait la tranquillité. Ils font, par ailleurs, tous leurs efforts pour ruiner leur réputation et se déconsidérer aux yeux de ceux qui les respectaient. Ils adoptent un comportement qui les expose aux critiques, même s’il reste, au regard de la religion, dans les limites permises, comme le fait d’entretenir des relations avec des individus qui n’appartiennent pas â leur niveau social ou de fréquenter des lieux qui les discréditent. Tout cela est destiné â masquer leur condition spirituelle et â préserver les moments privilégiés (de leurs expériences intérieures) de tout ce qui pourrait y faire obstacle, sans parler de l’humiliation et de l’abaissement qu’ils s’infligent par de telles apparences. Conformément aux recommandations de leurs maîtres, c’est de cette manière qu’ils assurent la protection de leurs « états spirituels » et des secrets de leurs relations avec Dieu contre toute indiscrétion.
1. Ils considèrent comme du polythéisme (ou « associationnisme ») le fait de se parer d’un acte extérieur de dévotion et comme de l’apostasie celui de se parer d’un état intérieur.
2. Ils ont pour règle de ne pas accueillir par une manifestation de fierté les dons (matériels) qui leur sont octroyés (par la Providence) et de solliciter avec humilité. Et pourtant, si l’on interroge n’importe qui sur ce sujet, il dira que s’il est vrai que quémander suppose l’abaissement, dans les dons gracieux dont on bénéficie il y a place pour la fierté. Ce n’est pas le cas pour la nourriture, que l’on mange humblement, puisque la condition de serviteur (sous la dépendance de Dieu) ne saurait être un sujet d’orgueil. Les Malâmatiyya se fondent sur cette parole du Prophète : « Je ne suis qu’un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs. » On pourrait objecter que ce principe est en opposition apparente avec ce que la Tradition nous apprend, quand le Prophète dit â Omar : “Cet argent que Dieu t’envoie (sans doute au moment du partage du butin distribué par le Prophète au retour d’une expédition) sans que tu l’aies demandé ou convoité, accepte-le donc !” On répondra qu’Omar considérait cela comme une occasion de se montrer fier et que le Prophète, s’en étant rendu compte, l’engageait â s’opposer â cette réaction personnelle et â se soustraire â l’orgueil. La phrase du Prophète signifiait donc : « Que cela ne soit pas pour toi une raison de te montrer fier. » Rejeter la mansuétude dont on est l’objet est, en effet, une manifestation d’amour-propre, et elle engendre l’orgueil.
1. Satisfaire aux droits (d’autrui) sans exiger (en retour) la satisfaction des siens.
2. S’ils doivent se déposséder d’un bien, ils préfèrent que cela se passe de la façon la plus pénible pour eux, plutôt que le contraire, pour éviter, par exemple, toute complaisance personnelle dans le fait d’en faire don généreusement, ou parce qu’ils ont honte de le faire précisément â contrecœur. C’est ainsi que l’on m’a raconté qu’un cheikh malâmatî avait été dépouillé de son argent et qu’il disait (pour masquer sa satisfaction) â ceux qui s’en saisissaient : “Cet argent est illicite (sous-entendu “pour moi”) et il n’est pas licite pour vous.” On lui demanda pourquoi il l’avait déclaré illicite et il répondit : « En réalité, ils n’ont fait que prendre ce qui leur appartenait, rien n’était â moi, mais c’est de cette façon que ce qui est dû est soutiré â celui qui rechigne â le donner. » Ce comportement de leur part se fonde sur cette parole du Prophète : « Le vœu ne saurait dispenser de ce qui est dû, il ne sert qu’â l’avare qui renâcle â s’en acquitter. »
3. Selon eux, c’est l’inattention qui permet aux hommes de regarder avec complaisance leurs propres actes et leur condition spirituelle. S’ils pouvaient considérer attentivement ce que Dieu leur apporte, ils tiendraient pour méprisable en toute circonstance ce qui vient d’eux-mêmes et ils estimeraient que ce qui est porté â leur crédit représente bien peu de chose en comparaison de ce qui est en leur défaveur.
4. â ceux qui leur témoignent de l’aversion, ils opposent la maîtrise de soi, la patience, l’humilité, l’indulgence et la bienveillance, sans attendre qu’on leur rende la pareille. Et ils s’appuient en cela sur une parole que Dieu adressait â Son Prophète : « Réponds en échange par une action encore meilleure ! »
5. Tenir l’âme en suspicion dans toutes les circonstances, qu’elle marque de l’empressement ou non, qu’elle fasse preuve d’obéissance ou non, et en aucun cas ne l’approuver ni prendre son parti.
6. Selon eux, également, quand une expérience intérieure de l’esprit se manifeste au « secret » (sur la hiérarchie des niveaux de conscience), celui-ci s’en attribue complaisamment l’apparence. Quand une expérience intérieure du secret se manifeste au cœur, elle se transforme pour le secret en appropriation idolâtre. Quand une expérience intérieure du cœur se manifeste â l’âme, elle part en poussière. Quand un homme fait étalage de ses œuvres et de ses expériences intérieures, c’est l’effet de l’aveuglement stupide de sa nature et du Démon qui se joue de lui. Pour celui qui dédaigne ces tromperies, il n’y aura que progression, et son ascension â travers les différents degrés des expériences intérieures ne s’interrompra plus. Il s’élèvera du niveau du secret jusqu’â celui de l’esprit sans que le cœur n’en sache rien ; il s’élèvera du niveau du cœur jusqu’â celui du secret sans que l’âme n’en sache rien ; et il s’élèvera du niveau de l’âme jusqu’â celui du cœur sans que sa nature (inférieure) n’en sache rien. Ce sera pour lui le dévoilement : il regardera de lui-même ce qu’il voudra et il le contemplera tel qu’il est. Son cœur, â son tour, sera doté de la vision, et des informations lui seront communiquées concernant les réalités cachées. Mais la contemplation obtenue par l’esprit et le secret se fera sans qu’il n’y ait plus, en aucun cas, appropriation par le cœur et l’âme. En même temps, sa personne extérieure restera fermement attachée â la science (des pratiques de la Loi) en tenant assidûment l’âme en suspicion, l’accusant d’être dans l’illusion trompeuse et de se laisser entraîner dans les pièges. C’est ainsi que cet homme évitera de se commettre avec elle et de déchoir alors du rang des Justes.
Interrogé sur ce qui caractérise les Hommes du Blâme, l’un d’eux répondit que c’est la suspicion continuelle. Leur circonspection est en effet constante, et celui chez qui elle est solidement établie repousse facilement tout ce qui est douteux et ne commet pas d’actes impies.
Muhammad ibn al-Farrâ » m’a rapporté cette réponse, qu’il avait entendue de la bouche de « Abd Allâh ibn Manâzil, quand on lui avait demandé si un malâmatî pouvait émettre des prétentions : « Qu’est-ce donc qui lui appartiendrait, pour s’en prévaloir ! »
« Abd Allâh ibn Muhammad avait posé â Abû « Amr ibn Nujayd la question : « Le malâmatî a-t-il une caractéristique qui puisse le définir ? », et sa réponse, telle qu’il me l’a répétée, fut la suivante : « Certes oui ! Extérieurement, il est dépourvu de toute affectation, intérieurement, il est dépourvu de toute prétention et rien (de ce monde) ne saurait l’habiter. » « Abd Allâh m’a rapporté également qu’une autre fois il avait interrogé Ibn Nujayd sur la signification de cette appellation d’« Hommes du Blâme », et qu’il avait alors déclaré : « Elle découle nécessairement des qualificatifs qui ont été attribués â l’être humain (par le Coran) : “L’homme a été créé d’impatience” (Coran, XXI, 37) ; “En vérité, l’âme est l’inspiratrice constante du mal” (XII, 53) ; “L’homme a trop de hâte” (XVII, 11) ; “En vérité, l’homme est plein d’ingratitude envers son Seigneur” (C, 6) ; “L’homme a été créé versatile” (LXX, 19). Un être dont la nature est telle mérite-t-il les louanges ou le blâme ! Voilâ ce que signifie l’appellation “Ahl al-Malâma”. »
Leurs maîtres aiment revêtir l’aspect des gueux tout en agissant en hommes vertueux, et ils recommandent également aux disciples de rester dans les souks, d’y être présents physiquement tout en s’en échappant mentalement. Mon aïeul (Ibn Nujayd) m’a répété ce que lui avait confié Abû Muhammad al-Jawni, un disciple d’Abû Hafs ; celui-ci lui avait donné la directive suivante : « Tiens-toi au souk pour t’assurer un moyen d’existence, mais garde-toi bien d’utiliser ce que tu y gagneras pour te nourrir, dépense-le en le distribuant aux pauvres et, pour pouvoir manger, mendie auprès des gens ! » Al-Jawnî ajouta : « Mais, quand je leur demandais l’aumône, ils s’exclamaient : “Voyez cet homme insatiable et cupide ! Il travaille toute la journée et en plus il mendie ! ” Cela dura jusqu’â ce qu’ils eurent vent de ce que m’avait ordonné Abû Hafs et, â ce moment-lâ, ils m’accordèrent leurs dons. Après cette expérience, Abû Hafs me dit alors de renoncer â la fois â gagner ma vie et â pratiquer la mendicité, et c’est ce que je fis. »
Abû Hafs s’était écrié : « Les gens parlent de “proximité”, d’“union”, de degrés spirituels élevés, et moi, tout ce que je demande â Dieu, c’est qu’Il me montre la voie â suivre, ne serait-ce que le premier pas â faire. » Et Abû Yazîd al-Bistâmî déclarait : « Les gens croient que le chemin qui mène â Dieu est plus clair et plus connu que le soleil, et moi, tout ce que je Lui demande, c’est qu’Il m’en accorde ne serait-ce que l’équivalent d’une tête d’aiguille ! »
Plus les relations qu’ils peuvent avoir avec Dieu sont parfaites et plus elles sont élevées, plus les grands cheikhs font preuve d’humilité et moins ils font cas de leur condition spirituelle et de leur propre personne. L’effet de cette discipline est qu’elle sera suivie par les novices et, en même temps, la réalisation parfaite de leurs relations avec l’Être divin leur évitera de porter leur attention sur une autre réalité que Lui et d’être alors privés de cette « station » spirituelle qu’ils ont atteinte. On avait dit â l’un d’eux : « Comment se fait-il que la présomption soit si rare chez vous ! » Et il avait répondu : « Les prétentions ne sont-elles point qu’aveuglement stupide et absurdité ridicule ! Si celui qui les émet faisait un retour sur lui-même, il se rendrait compte que son âme est dépourvue de tout ce qu’il affiche et â cent lieues de tout ce qu’il déclare. Ne se retrouverait-il pas alors dans la situation décrite par le poète : “Il y a de la désolation dans les yeux de celui qui a soif et qui cherche l’eau du regard, quand est coupé le chemin qui le mènerait â l’aiguade. ” »
J’avais demandé â Muhammad ibn al-Farrâ » quelle était la règle fondamentale des Hommes du Blâme, et voici quelle fut sa réponse : « Plus la réalisation de leurs rapports avec Dieu est parfaite et plus l’expérience qu’ils vivent dans un moment privilégié est de nature élevée, plus ils cherchent refuge (en Lui), plus ils supplient humblement, plus ils restent attachés â la voie de la crainte et de la frayeur, car ils ont peur que la condition dans laquelle ils se trouvent ne soit l’occasion de se laisser entraîner dans un piège. Ils sont comme les compagnons des prophètes, décrits par Dieu quand Il dit : “Combien de prophètes, dont des disciples en grand nombre ont combattu (ou' ont été tués ‘, selon une autre lecture coranique) â leurs côtés, sans avoir perdu courage en face de ce qui les atteignait dans la voie de Dieu et sans avoir faibli ! ” (Coran, III, 146). Voilâ quelles étaient leurs qualités, telles que Dieu les a énoncées, et Sa Parole est la Vérité. Mais ensuite Il a évoqué leur témoignage â l’égard de leur propre personne en dépit de leur condition spirituelle précédente. Leurs seules paroles étaient : “Seigneur ! pardonne-nous nos péchés et nos écarts de conduite, affermis nos pas, et secours-nous contre le peuple des mécréants ! ” (Coran, III, 147). » Rappelons â ce propos ces mots du Prophète lui-même : « Je ne suis qu’un serviteur, et je mange comme mangent les serviteurs » On peut rapprocher de cette attitude ce que disait Abû Hafs, et qui m’a été rapporté par « Ali ibn Bundâr d’après Makifûz : « Depuis quarante années, ce que j’éprouve dans mes rapports avec Dieu c’est qu’Il me jette le même regard qu’aux réprouvés (Ahl al-shaqâwa), et toutes mes œuvres montrent bien que je suis voué au malheur éternel. »
La méthode suivie par Abû Hafs et ses disciples consistait â exhorter les novices aux œuvres pies et aux mortifications en leur en vantant les nobles mérites et les bienfaits et en les encourageant ainsi â l’accomplissement sans relâche des pratiques spirituelles et â la lutte incessante avec soi-même. (A l’inverse) la méthode de Hamdûn al-Qassâr et de ses disciples était de restreindre aux yeux des novices la portée de ces pratiques et de leur montrer les défauts qui les entachent, afin qu’ils n’en tirent pas vanité, ce qui serait fâcheux pour eux. Quant â Abû « Uthmân, il s’est tenu dans un juste milieu, adoptant une position intermédiaire. Il disait ceci : « Les deux méthodes sont bonnes, mais il y a un temps pour chacune. Quand le novice vient nous trouver, au début, nous lui recommandons la réalisation parfaite des pratiques spirituelles pour qu’il s’applique avec assiduité â l’accomplissement des œuvres et qu’il s’y tienne fermement. Lorsqu’il en est ainsi, que le novice a fait preuve de persévérance et que son âme a trouvé la quiétude, c’est alors que nous lui dévoilons les défauts de ses pratiques. Par la révélation de ses insuffisances, qui rendent ses œuvres imparfaites â l’égard de Dieu, il prendra ces défauts en aversion. De cette façon, il demeurera ferme dans l’accomplissement des œuvres, mais sans en subir la séduction trompeuse. Sinon, comment pourrions-nous lui montrer les défauts des œuvres dont il serait dépourvu ! Il ne peut donc s’agir que de lui dévoiler le défaut d’une chose â laquelle il se sera (préalablement) appliqué avec conviction. » C’est peut-être la méthode la plus équilibrée.
Une autre réponse â la question portant sur « la Voie du Blâme » est la suivante : « C’est, pour le malâmatî, ne pas se faire remarquer par quoi que ce soit qui pourrait le distinguer des autres hommes, ni (par exemple) dans sa façon de se vêtir, ni dans sa manière de marcher ou de se tenir dans une réunion. C’est aussi respecter les préceptes de la vie extérieure quand il est en leur compagnie, tout en gardant une parfaite vigilance qui le maintiendra dans un isolement intime. Ce qu’il manifestera de sa personne ne présentera aucune différence apparente avec la leur ; rien ainsi ne le distinguera d’autrui, mais sa réalité intérieure ne se pliera pas â cette conformité. Il s’associera aux gens pour tout ce qui concerne les choses ordinaires et la vie normale, et c’est de cette façon que rien ne le différenciera des autres hommes. »
« Qu’est-ce que le Blâme ? », et quelqu’un donna cette définition : « C’est ne pas afficher ce qu’il y a de bon en toi et ne pas dissimuler ce qu’il y a de mauvais en toi. »
On avait demandé â un malâmatî : « Comment se fait-il que vous ne participiez pas aux séances de samâ' (réunions mystiques, accompagnées de chants, aboutissant â des transes extatiques) ! — Ce n’est pas, répondit-il, parce qu’elles nous déplaisent ou que nous les désavouons, mais parce que nous craignons qu’elles ne dévoilent malgré nous les “états” intérieurs que nous gardons secrets, et qu’â nos yeux ce serait très grave pour nous. »
Je tiens de Muhammad ibn Ahmad al-Sahmî, d’après Ahmad le fils de Hamdûn, que ce dernier, interrogé une autre fois sur le Blâme, avait dit : « C’est la crainte des Qadarites et l’espérance des Murjites. »
Pour ce qui concerne les séances de samâ », le désir d’y assister ne leur paraissait recommandable qu’â ceux qui restaient maîtres d’eux-mêmes, sans se laisser aucunement dominer par le samâ », même en cas de pratique prolongée.
7. Selon eux, il y a quatre sortes d’invocation de Dieu : par la langue, par le cœur, par le « secret », et par l’esprit. Si l’invocation de l’esprit est réalisée parfaitement, le secret et le cœur se taisent, et c’est l’invocation de la contemplation. Si l’invocation du secret est réalisée parfaitement, le cœur et l’esprit se taisent, et c’est l’invocation de la crainte révérencielle. Si l’invocation du cœur est réalisée parfaitement, celle de la langue cesse, et c’est l’invocation des bienfaits et des grâces ; mais si le cœur est distrait, la langue s’occupe â invoquer, et c’est l’invocation routinière.
D’après eux, également, chacune de ces différentes invocations comporte un risque. Celui qui menace l’invocation de l’esprit est le regard de convoitise du secret. Le danger pour l’invocation du secret est le regard de convoitise du cœur, et pour celle du cœur, c’est le regard de convoitise de l’âme. Le risque de l’invocation de l’âme (!) est qu’elle considère son acquisition avec complaisance et lui accorde une importance exagérée. L’âme peut aussi rechercher dans l’invocation une récompense, comme de parvenir par ce moyen â une « station » spirituelle. L’homme le plus médiocre (en pareil cas) est celui qui voudrait la montrer aux autres et les attirer â lui grâce â elle ou â ce qu’elle implique, et c’est lâ (le signe de) la disposition naturelle la plus vile et la plus basse.
Un malâmatî a dit ceci : « En créant les hommes, Dieu a revêtu de beauté certains d’entre eux : Il leur a octroyé les dons de Ses lumières, Il leur a accordé de Le contempler et d’être en parfaite harmonie avec Lui, et Il leur a prodigué ce qu’Il avait disposé pour eux avec sollicitude de toute éternité. Il en a mis d’autres dans les ténèbres : celles de leur âme, de leurs tendances naturelles et de leurs passions. Ceux qu’Il a ornés, ce sont « les Hommes du Tasawwuf » Cependant, ils ont montré au monde les faveurs exceptionnelles (ou « les charismes ») de Dieu â leur égard et ils se sont mis â s’en parer et â en parler, dévoilant aux créatures les secrets de l’Etre divin. Mais il y a une troisième catégorie, celle des Hommes du Blâme : ils ne montrent aux autres que ce qui leur convient — pratiques religieuses, conduite morale ou activités naturelles — et ils prennent bien garde que personne ne puisse jeter un regard ou avoir accès aux précieuses réalités cachées qui sont la propriété de l’Être divin et qu’Il leur a confiées en dépôt, évitant aussi d’en retirer du respect et de la considération. Plus encore, ils veillent avec un soin jaloux sur toutes leurs vertus et leurs œuvres méritoires, craignant de les montrer et sachant le parti que l’âme en tirerait. En conséquence, ils ne laissent voir aux autres que ce qui est de nature â les déconsidérer â leurs yeux et â leur attirer l’humiliation et le rejet. Ainsi désapprouvés par le monde, ils sauvegardent tout â la fois la pureté de leurs œuvres extérieures et celle de leur réalité intérieure. Citons â ce propos cette parole de l’un d’eux : “La Voie du Blâme consiste â montrer aux créatures la condition de la « séparation » et â maintenir cachée la réalisation intérieure de “l’Union parfaite” â Dieu.”
8. L’un de leurs principes est de réprimer le plaisir que procurent les actes d’obéissance, car il y a lâ un poison mortel.
9. Ils ont également pour règle d’exalter l’importance de tout ce qui, en eux, appartient â Dieu dans quelque domaine que ce soit, et de compter pour peu de chose ce qui vient d’eux-mêmes quand ils se confortent â Ses volontés et qu’ils accomplissent des actes d’obéissance. Dans leurs relations avec Dieu, ils s’attachent â respecter les limites qui leur sont imposées et â ne pas délibérément prononcer des paroles qui les trahissent ni â révéler un état mystique qui doit rester secret.
En rapport avec ce principe, on peut citer les paroles suivantes de Muhammad ibn Mûsâ al-Farghânî (al-Wâsitî) : “Dieu a créé Adam de Sa Main et Il lui a insufflé de Son Esprit, Il a dit aux Anges de se prosterner devant lui et Il lui a enseigné tous les noms (des êtres), mais ensuite Il l’a averti : “Il ne dépend que de toi de ne pas y avoir faim et de ne pas y être nu” (Coran, XX, 118 ; allusion aux suites de la Tentation et de la Chute). Il lui faisait ainsi savoir ce qui était en son pouvoir afin qu’il n’excède pas les limites de sa condition.”
On m’a rapporté ces mots d’un de leurs maîtres : « Celui qui ne s’appuie que sur lui-même fait preuve de démesure, et il sera la proie du relâchement. »
Je tiens de Mansûr ibn “Abd Allâh al-Isfahâni, d’après « Umayy al-Bistâmî, ces paroles d’Abû Yazîd : « Celui qui ne considère pas que ce qui est présent dans sa conscience est un phénomène qui s’impose â lui d’une nécessité naturelle, que les événements qui se produisent en lui â certains moments sont du domaine de l’illusion trompeuse, que ses expériences intérieures sont des pièges qui lui sont tendus, que ses paroles sont des mensonges et que sa dévotion est de l’impudence (ou “un acte intéressé”, selon une variante textuelle), un tel homme, dis-je, a une vision fausse. »
Muhammad ibn al-Fadl écrivit â Abû “Uthmân pour lui demander quelles étaient pour le serviteur les œuvres et les expériences intérieures absolument pures, et voici sa réponse : « Sache — et que Dieu t’honore de Sa satisfaction ! — que seules sont ainsi celles que Dieu permet au serviteur de réaliser sans la moindre affectation de sa part, et en le soustrayant â la considération complaisante de lui-même et de ceux qui le regardent ; quant aux expériences intérieures, seule sera absolument pure pour lui celle du secret intime de son être, qui n’est connue que des grands spirituels. Selon la parole divine :
“Voilâ (ce qui est prescrit), et quiconque respecte les lois de Dieu, pour lui elles sont alors l’objet de la piété du cœur” (Coran, XXII, 32). Cela signifie pour moi — mais Dieu le sait mieux — que celui qui respecte les lois divines est l’être qui suit le Livre de Dieu et la Tradition de Son Prophète, et que c’est dans son cœur qu’il respecte tout cela, jusqu’â ce qu’il soit devenu impossible pour lui de ne pas s’y conformer et de ne pas renoncer â son libre arbitre. C’est lâ le signe des hommes sincères, et c’est ce que nous demandait notre maître Abû Hafs et que recommandaient les plus grands de ses disciples. »
Mansûr ibn'Abd Allâh m’a rapporté, d’après “Umayy et le père de ce dernier, ces mots d’Abû Yazîd : « Si je pouvais réciter en toute sincérité la parole sacrée : « Il n’y a absolument pas d’autre divinité que Dieu », je n’aurais plus â me soucier du reste. »
On raconte qu’Abû Hafs aurait dit : « Les actes d’obéissance prescrits sont en apparence une source de satisfaction personnelle alors qu’en réalité cela procède d’une illusion. Ce qui était de l’ordre de la prédestination peut en effet faire partie des prescriptions, et celui qui se réjouit de l’accomplir ne se trouve donc que sous l’empire de l’illusion. » Il aurait dit aussi : « L’âme a été créée malade, sa maladie ce sont ses propres actes d’obéissance, et le remède qui a été prévu pour elle est de ne compter que sur ce qui a été décrété par Dieu de toute éternité. C’est ainsi que le serviteur ne cessera d’exécuter les actes d’obéissance, tout en s’en détachant. »
J’ai lu dans le livre de Ruwaym intitulé La Preuve des gnostiques un chapitre qui se rapproche beaucoup de la position adoptée par les Malâmatiyya. On lui avait en effet posé la question suivante : “Comment l’homme peut-il être dégagé de toute responsabilité dans le « repos » et la “motion” (termes utilisés par la scolastique musulmane, dans la problématique de l’action), alors qu’il a été fait “se reposant” et “se mouvant” ; ou encore comment peut-il être dépourvu de libre arbitre, alors qu’il a été fait “optant volontairement” et “faisant preuve de discernement” ?” Et voici quelle fut la réponse de Ruwaym : “En tout cela sa responsabilité ne saurait être dégagée tant que sa « motion » ne provient pas d’un autre que lui-même et tant que son “repos” n’est pas attribuable â un autre que lui-même ; et il ne saurait être dépourvu de libre arbitre tant que celui-ci n’est pas en parfaite conformité avec le libre arbitre de l’Être divin en lui et â son sujet. Si c’est le cas, “repos” et “motion” lui appartiendront selon les apparences, alors que dans la réalité profonde ni “repos” ni “motion” ne lui sont attribuables, et il en ira de même pour son libre arbitre puisque celui-ci sera le libre arbitre de l’Être divin â son sujet.” C’est l’une des conditions spirituelles les plus sublimes, dont la connaissance cachée est très proche des enseignements que les Hommes du Blâme maintiennent secrets sans rien en divulguer.
10. On m’a communiqué un propos tenu par Sahl ibn “Abd Allâh et qui est également voisin des conceptions des Malâmatiyya. Il disait ceci : « Le croyant n’a plus d’âme, car elle a disparu — Et où s’en est-elle allée ? lui demanda-ton — Elle est partie lors du Pacte conclu avec Dieu, selon Sa Parole : « Dieu a acheté aux Croyants leur âme et leurs biens en échange du Paradis pour eux. » » (Coran IX, 111).
11. L’un de leurs principes est exprimé par ces mots d’Abû Alî al-Jûzjânî, qui m’ont été rapportés par Muhammad ibn “Abd Allâh al-Râzî : « La bonne opinion â l’égard de Dieu est le but de la connaissance dont Il est l’objet, et la mauvaise opinion â l’égard de l’âme est le point de départ de la connaissance dont elle est l’objet. »
Je tiens de Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ”, d’après Abû-l-Hasan al-Sharkî, cette information transmise par Abû “Uthmân : « â un homme qui lui avait demandé une directive personnelle, Abû Hafs fit la recommandation suivante : “Que ta dévotion envers ton Seigneur ne soit pas pour toi un moyen de devenir un objet de culte ! Mais fais en sorte que l’acte d’adoration que tu accomplis envers Lui soit bien le signe visible de ton attachement â Son service et de ta condition de (parfait) serviteur, car celui qui regarde avec complaisance ses actes de dévotion n’adore (en réalité) que lui-même. ” »
Un autre malâmatî a dit : « Celui qui se retourne vers les créatures avant d’être parvenu au terme de la Voie rebrousse chemin, et la discipline qu’il s’était imposée auparavant engendre alors en lui la soif de domination et la recherche d’une position élevée dans le monde. Mais celui qui s’en revient vers les hommes après avoir atteint le terme ultime devient un guide spirituel dont l’enseignement est précieux pour ceux qui aspirent â Dieu. »
Selon ce que m’a rapporté Abû “Amr ibn Muhammad ibn Ahmad ibn Hamdân d’après son père, quand Abû Hafs regagnait sa demeure, il revêtait, entre autres habits portés par les hommes de spiritualité, soit la tunique rapiécée, soit le froc de laine blanche, mais quand il sortait et se mêlait aux gens, il endossait la tenue des habitués des souks, car il estimait que se vêtir autrement, comme s’il était chez lui, aurait été alors sinon de l’ostentation du moins de l’affectation.
12. Il faut être éduqué par un guide spirituel et se référer â lui pour tout ce qui concerne les connaissances théoriques et les expériences intérieures. Ahmad ibn Ahmad m’a répété cette parole d’Abû « Amr al-Zujâjî : « Quand bien même un homme parviendrait aux degrés et aux « stations » les plus élevés, jusqu’au dévoilement des mystères, s’il n’a pas de maître, cela ne lui sert de rien. » Et le cheikh Abû Zayd Muhammad ibn Ahmad le Juriste m’a rapporté ce mot d’Ibrâhîm ibn Shaybân : « Celui qui ne reçoit pas l’éducation d’un maître est un homme vain. »
Chez les Malâmatiyya, la plupart des cheikhs considèrent comme répréhensible que l’on attire l’attention sur soi par certaines pratiques de dévotion telles que le jeûne continu, le silence perpétuel, ou encore les oraisons récitées ostensiblement après la Prière rituelle, pour être connu et faire parler de soi. On peut rapprocher de ceci l’histoire que raconte Bishr al-Hâfî (« le Va-nupieds ») : « Je m’étais rendu chez al-Mu’âfâ ibn “Imrân, et je frappai â la porte. Quand on me demanda qui était lâ, je répondis : “C’est Bishr”, mais, et ce fut plus fort que moi, j’ajoutai : “le Va-nu-pieds”. J’entendis alors la voix d’une petite fille â l’intérieur de la maison, qui me cria : “Hé ! mon oncle (avec le sens familier et moqueur de ‘mon vieux’), si tu mettais deux sous dans l’achat d’une paire de sandales, tu serais débarrassé de ce nom”. » L’on rapporte une tradition du Prophète dans laquelle il mettait en garde contre « les deux notoriétés fâcheuses » : « Le mal est déjâ lâ pour un homme quand on le montre du doigt soit pour une affaire de ce bas monde, soit pour une chose qui concerne l’autre monde 30. »
La plupart de leurs maîtres désapprouvent également que l’on siège au milieu des gens pour leur adresser des admonitions et des discours édifiants. « C’est, disent-ils, dépenser pour les créatures ce que l’on a de meilleur en soi ; que reste-t-il alors pour l’Être divin ? Et si on leur parle des expériences intérieures des pieux Anciens, on leur fait du tort, car on leur fraye la voie aux prétentions. » Abû « Amr ibn Hamdûn m’a communiqué â ce sujet ce qu’avait déclaré Abû Hafs â Abû « Uthmân : « Siéger ainsi au milieu des gens, c’est quitter Dieu pour s’en revenir vers le monde ; considère donc quelle sorte d’homme tu seras alors devenu ! »
13. Selon eux, toute œuvre et tout acte d’obéissance qui font l’objet d’un regard complaisant de ta part et qui ont ton approbation personnelle sont entachés de nullité. Ils s’appuient en cela sur ce que disait « Alî ibn al-Husayn : « Si ton action est accompagnée par un regard de satisfaction de ta part, c’est le signe qu’elle n’est pas acceptée (par Dieu), car l’acceptation t’est enlevée et t’échappe, mais ce que tu accomplis sans considération complaisante de ta part montre que l’acceptation est effective. »
14. Il est de règle pour eux de considérer que l’on est soi-même imparfait et, en même temps, que les autres ont des excuses pour ce qui les concerne. « Abd Allâh ibn Muhammad al-Mu’allim m’a répété ce que disait en ce sens Abû Bakr al-Fârisî (al-Tamastânî) : « Le meilleur des hommes est celui qui voit le bien chez autrui et qui sait que les voies qui mènent â Dieu sont nombreuses, différentes de celle qu’il suit. C’est de cette façon qu’il considère dans son propre cas les imperfections qui sont en lui, sans voir celles des autres ou leurs insuffisances. » Mon aïeul Ismâ'îl ibn Nujayd m’a rapporté, également â ce sujet, cette parole de Shâh al-Kirmânî : « Celui qui regarde les créatures humaines avec ses propres yeux est toujours en litige avec elles, mais celui qui les regarde avec les yeux de l’Être divin leur trouve des excuses pour ce qui les concerne, et il sait qu’elles ne peuvent que ce qui a été déterminé pour elles (de toute éternité). »
15. Un autre de leurs principes est la garde du cœur, dans les relations avec Dieu, par la perfection de la contemplation, et la garde du moment privilégié de l’expérience intérieure, dans les relations avec le monde, par l’observance parfaite des convenances ; c’est aussi maintenir cachées les faveurs exceptionnelles (accordées par Dieu sous forme de charismes) quand elles se manifestent, sauf s’il est impossible de ne pas les montrer. C’est pour la même raison qu’Abû Muhammad Sahl déclarait : « Le moment privilégié (du recueillement dans l’expérience intérieure) est pour toi la chose la plus précieuse, consacre-lui donc tous tes soins ! » Abû « Abd Allâh al-Harbî disait également : « Il n’y a rien de plus précieux en ce monde que ton cœur et que ton moment privilégié de l’expérience spirituelle, et en privant ton cœur du bénéfice de l’accès â la connaissance des réalités cachées, en ne tirant pas profit de la discipline de l’âme en vue du moment privilégié de l’événement mystique, tu laisserais perdre les choses qui sont les plus précieuses pour toi. »
16. La réalisation de la condition de serviteur se fonde, pour les Malâmatiyya, sur deux éléments essentiels : la conscience parfaite de son propre dénuement â l’égard de Dieu et l’imitation parfaite de Son Envoyé. Cela ne laisse â l’âme ni trêve ni repos.
17. L’homme doit être, selon eux, l’adversaire de son âme, lui refusant son agrément quelles que soient les circonstances. Cela est illustré par les paroles de « Alî ibn Dâwud al'Akkî que m’a rapportées Abû Bakr ibn Shâdhân : « Le croyant est le procureur de Dieu, (il plaide) contre sa propre âme pour tout ce qui le concerne : sa vie intérieure, ses œuvres, ses invocations et ses paroles profanes. »
18. Ils estiment qu’attacher de la considération â l’œuvre que l’on accomplit et en tirer vanité provient d’un manque d’intelligence et de l’aveuglement de la nature. Comment pourrais-tu être fier de ce qui ne t’appartient en aucune façon et qui t’est apporté par quelqu’un d’autre ! Te l’attribuer serait dénué de tout fondement et, dans la réalité, il n’y a entre cette œuvre et toi aucune relation d’appartenance, car tu t’y trouves conduit (par Dieu) et contraint de l’accomplir. En retirer de la fierté n’est-ce donc point manquer de compréhension et être aveuglé par ses dispositions naturelles ? On rapporte â ce sujet la tradition suivante du Prophète : « Celui qui affecte de posséder une chose qu’on ne lui a pas donnée est semblable â l’homme qui revêt une tenue destinée â tromper les gens. »
Muhammad ibn « Abd Allâh m’a répété ce mot de Muhammad ibn « Alî al-Kattânî : « Comment un être doué de raison peut-il se glorifier de son œuvre, alors qu’il sait bien que le pouvoir de l’accomplir ne lui appartient aucunement ! »
19. Ils ont pour règle de ne pas parler de la science de la spiritualité, de ne pas s’en prévaloir, ni de dévoiler devant les profanes les secrets divins qu’elle renferme. Je tiens de Mansûr ibn « Abd Allâh que « Abd Allâh ibn Muhammad alNîsâbûrî (al-Murta’ish) * posa â Abû Hafs la question : « Comment se fait-il que, contrairement aux Bagdadiens, entre autres, vous ne parliez pas (de ces choses) et pourquoi préférez-vous garder le silence ? — C’est, répondit-il, parce que nos maîtres savaient bien ce qu’ils faisaient en restant muets (sur ce sujet) et qu’ils ne parlaient qu’en cas de nécessité, respectant en cela les convenances selon les situations, et en accord avec Dieu, car ils étaient devenus Ses dépositaires sur la terre qui Lui appartient, et le dépositaire veille avec un soin jaloux sur ce qui lui a été confié. »
20. Leur conception concernant le samâ » est que l’effet qu’il produira sur un mystique expérimenté consiste dans la « crainte révérencielle ». Si celle-ci est totale, elle l’empêchera de remuer et de pousser des cris. Muhammad ibn al-Hasan al-Khashshâb m’a rapporté cette parole de « Alî ibn Hârûn al-Husrî : « Quand il y a une correspondance heureuse entre un samâ' véritable et le cœur d’un mystique confirmé, diverses faveurs divines viennent l’orner. La première de toutes est que sa crainte révérencielle se manifeste aux autres participants et elle est â ce point parfaite que plus personne ne bouge en sa présence, ni ne crie, ni ne perd son calme. Ce qui se passe réellement quand il assiste â un samâ, c’est que l’expérience intérieure qu’il vit dans cet instant privilégié l’emporte sur celles des autres participants et qu’elle s’impose â eux ; ils sont alors sous son empire et sous sa loi. »
21. La pauvreté, selon les Malâmatiyya, est un secret de Dieu pour l’homme de spiritualité et, si jamais il la laisse apparaître, il sort des conditions qui définissent la qualité de dépositaire (des secrets divins). Pour eux, le pauvre n’est tel que si personne ne le sait, excepté Celui envers qui il est totalement dénué ; sinon il ne s’agit plus pour lui de ce qui définit la pauvreté, mais l’indigence ; et, s’il y a beaucoup de nécessiteux, rares sont les (véritables) pauvres ! Cette conception est illustrée par ces mots de Shâh al-Kirmânî qui m’ont été transmis par Muhammad ibn Ahmad ibn Ibrâhîm d’après Talla al-Shiblî : « La pauvreté est un secret divin pour le serviteur et, s’il la garde cachée, il est alors un dépositaire digne de confiance, mais, s’il la montre, le nom de pauvre lui est retiré. »
22. Ils recommandent de ne pas se singulariser par une tenue vestimentaire différente de celle des autres et de se comporter au milieu des gens de la même façon qu’eux, tout en s’efforçant de rester intérieurement irréprochables. Ils se fondent en cela sur ce hadîth du Prophète : « Dieu ne regarde pas votre apparence, mais c’est votre cœur et vos intentions qu’Il regarde. »
23. L’une de leurs règles est aussi de détourner leur attention des défauts d’autrui en se préoccupant de ceux qui sont enracinés dans leur propre âme, en se méfiant de sa malfaisance, en la tenant constamment en suspicion, en restant fermes pour la corriger et vigilants â l’égard de ses faux-fuyants et de ses secrètes intentions. Ils s’appuient en cela sur la parole divine : « En vérité, l’âme est l’inspiratrice constante du mal. » Il en est ainsi, sauf, comme il a été dit, pour celui â qui Dieu accorde la maîtrise de cette âme et â qui il permet de la vaincre en s’opposant constamment â elle, puis de lui faire suivre la voie de la conformité (â la volonté divine) après celle du désaccord. Selon cette tradition du Prophète : « Bienheureux celui qui est trop absorbé par le souci de son propre défaut pour s’occuper de ceux des autres hommes. »
24. Celui qui donne ne doit aucunement, selon leurs principes, regarder son geste avec complaisance puisque ce qu’il a â donner appartient â Dieu et qu’il fait seulement parvenir leur dû â leurs destinataires ; et s’il remet â autrui ce qui lui revient de droit, comment, dans ces conditions, pourrait-il faire l’important ? Cette attitude se fonde sur une tradition rapportant les faits suivants : Abû Mûsâ al-Ash’arî, avec d’autres hommes de sa tribu, était allé trouver le Prophète pour lui réclamer des montures (lors d’une redistribution du bétail recueilli par le versement de l’aumône légale) ; le Prophète (mécontent) avait alors juré qu’il ne les leur donnerait pas. Par la suite (grâce â une expédition qui lui fournit des chamelles comme butin), il leur donna les montures qu’ils avaient demandées. Ils pensèrent alors que l’Envoyé de Dieu avait oublié son serment et (par un pieux scrupule) ils se rendirent auprès de lui pour lui rappeler ses paroles. Il leur répondit : « Celui qui vous les a accordées, ce n’est pas moi, mais c’est Dieu. » Il avait dit aussi (en une autre occasion) : « Moi, je distribue, et c’est Dieu qui donne. » Quand le serviteur comprend la vérité profonde de tout cela, il est soustrait â la vision satisfaite de ses largesses et de sa générosité.
25. Selon eux, le serviteur qui connaît le moins bien son Seigneur (ou « qui est dans l’illusion », d’après une variante textuelle) est celui qui croit que ce qu’il fait et l’acte d’obéissance qu’il accomplit lui attirent un don divin, et que celui-ci correspond â ses vertus. Ils estiment que le serviteur n’acquerra rien dans le domaine de la connaissance spirituelle tant qu’il ne comprendra pas que ce qui lui vient de son Seigneur est dans tous les cas un effet de Sa Faveur et non pas de ses propres mérites. Ils se fondent en cela sur cette parole du Prophète : « Nul d’entre vous n’entrera au Paradis du seul fait de ses œuvres. — Pas même toi, ô Envoyé de Dieu ? — Pas même moi, sauf si Dieu me couvre de Sa Miséricorde. »
26. Ils recommandent de ne pas attirer l’attention sur le vice du prochain — â moins qu’il ne soit déshonorant — et ils se réfèrent alors â ce qu’avait dit le Prophète â Hazzâl : « Si tu l’avais caché avec ton manteau, cela n’aurait-il pas mieux valu pour toi ? »
27. Ils désapprouvent que l’on adresse une demande â Dieu, sauf si l’on est dans la détresse totale. N’est tel â leurs yeux que celui qui ne trouve pour lui-même, ni en Dieu, ni auprès des hommes, aucune issue, rien qui lui appartienne, ni aucune assise. Son recours au Seigneur se fera donc avec un cœur brisé et un sentiment d’impuissance, sans qu’il puisse mettre en avant sa vie intérieure et ses œuvres. Il se fera dans la condition de celui qui n’a absolument rien et qui est dépouillé de tout. C’est dans ce cas que la demande est permise et que l’on peut espérer qu’elle sera exaucée. Cette conception peut s’appuyer sur ce qu’avait répondu Abû Hafs quand on lui avait demandé : « Avec quoi te présenteras-tu devant ton Seigneur ? — Qu’est-ce que le pauvre peut bien offrir au Riche, sinon son dénuement envers Lui ! » Abû Yazîd disait également : « Je fus interpellé au plus profond de moi-même : “Mes trésors sont remplis de présents (de Mes serviteurs), mais si c’est Moi (‘Nous’ dans le texte) que tu désires, alors c’est l’abaissement et le dénuement que tu dois M’offrir”. »
28. Selon les Hommes du Blâme, il y a un certain relâchement de l’attention qui peut-être un effet de la miséricorde divine et qui est réservé â celui qui consacre tous ses instants aux mortifications et aux pratiques spirituelles. Quand Dieu veut le traiter avec ménagement et indulgence, il suscite en lui une négligence momentanée qui lui apporte un soulagement. Interrogé sur cette inattention miséricordieuse, leur cheikh Abû Sâlib (Hamdûn) donna la réponse suivante : « Elle pourrait être destinée, par exemple, â quelqu’un qui ne peut regagner sa couche qu’en se traînant sur le sol, épuisé par les efforts qu’il a fournis et qui, dès qu’il est allongé, se comporte “comme une graine sur une poêle â frire” ! »
29. Ils considèrent que s’agiter dans la recherche des moyens de subsistance est un signe annonciateur du malheur, tandis que s’en remettre au destin qui suit son cours et s’y reposer en confiance est un signe annonciateur de la félicité. C’est pourquoi Hamdûn disait : « Dieu a créé les hommes dans un état de totale dépendance envers Lui, sans la moindre échappatoire possible pour eux, et le plus heureux est donc celui qui, conformément â ce que Dieu attend de lui, cherche le moins â se tirer d’affaire par ses propres moyens. »
30. Il leur déplaît d’être servis ou d’être traités avec respect, ou encore que l’on recherche leur compagnie, et ils déclarent : « Qu’a donc â voir un esclave avec de telles prétentions ? Elles ne conviendraient qu’â des hommes qui seraient libres. » Ce comportement trouve sa justification dans la réponse de Hamdûn â la question : « Qu’est-ce que le serviteur ? », et qui m’a été transmise par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » d’après « Abd Allâh ibn Muhammad ibn Manâzil : « C’est, dit-il, celui qui adore et qui ne veut pas être adoré. » Rappelons aussi cette parole d’Abû Hafs (citée au paragraphe 13 en termes légèrement différents) : « Que ta dévotion ne soit pas pour toi un moyen de devenir â ton tour un seigneur réclamant que ses serviteurs lui rendent un culte ! »
30. Leur position concernant la clairvoyance (firâsa, également « connaissance intuitive », « lecture des pensées », « divination ») est que l’homme doit s’en méfier pour ce qui le concerne et que le croyant ne saurait la revendiquer pour lui-même. Cela est conforme â cette recommandation du Prophète : « Prenez garde â la clairvoyance du croyant (car il regarde avec la lumière de Dieu). » Et celui qui redoute la clairvoyance d’autrui â son endroit, comment pourrait-il y prétendre pour lui-même ? C’est ce que disait Abû Hafs.
31. Une autre de leurs règles de vie était ainsi énoncée par Abû Sâliki (Hamdûn), dans les termes qui m’ont été rapportés par Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » d’après Ibn Manâzil : « Le croyant doit être pour ses frères un flambeau pendant la nuit et une canne pendant le jour. » Il entendait par lâ le parfait soutien qu’il leur apporte dans leurs préoccupations et leurs besoins.
32. Ce que raconte Abû « Uthmân au sujet de son maître Abû Hafs correspond encore â une autre de leurs conceptions : « Abû Hafs avait déclaré que si l’on avait beaucoup de science on agissait peu et que si l’on avait peu de science on agissait beaucoup. Je vins donc le trouver pour lui demander ce que ces paroles signifiaient : “Celui qui a beaucoup de science, me répondit-il, considère la plupart de ses œuvres comme ayant peu de prix parce qu’il est conscient de ses imperfections dans leur accomplissement, tandis que celui qui a peu de science grossit l’importance de la moindre de ses œuvres parce qu’il n’y voit pas ses insuffisances et ses défauts. »
33. Selon eux, ce que l’oreille entend ne doit pas l’emporter sur ce que l’œil voit. Cela veut dire que l’opinion flatteuse que l’on entend â son sujet ne doit pas l’emporter sur l’expérience et la vision que l’on a de ses propres faiblesses. C’est également â Abû Hafs que l’on doit la formulation de ce principe qui peut s’appuyer sur la parole du Prophète (passée en proverbe) : « Être informé, ce n’est pas la même chose que voir de ses propres yeux. » Omar avait dit aussi : « L’homme qui est victime d’une illusion, c’est celui que vous avez vous-mêmes trompé. »
34. Ils ont pour règle de s’abstenir de parler des questions spirituelles délicates et des allusions symboliques, de ne pas s’adonner â leur étude, mais de s’en tenir au domaine de ce qui est ordonné ou défendu. Ce comportement peut se fonder sur ce que m’a rapporté ‘Abd Allâh ibn « Alî d’après Ishâq le fils d’Ibrâhîm ibn Shaybân : « Muhammad ibn al-Qâsim al-Halwânî écrivit â mon père une lettre dans laquelle il multipliait les allusions (aux réalités spirituelles). Mon père lui adressa alors la réponse suivante : « Mon frère, si tu suivais les commandements de Dieu et Ses interdictions, tu t’en porterais mieux. » Mon aïeul m’a communiqué â ce sujet un propos d’Abû' Iyâd : « Quand la pensée des œuvres pies est enlevée â l’homme, il se met â parler des ambitions spirituelles les plus magnifiques et des connaissances les plus subtiles sans la moindre retenue. »
35. Leur point de vue sur la remise confiante â Dieu (concernant les moyens de subsistance) est illustré par ce que disait Abû Yazîd, et qui m’a été transmis par Ibn ‘Abd Allâh (al-Râzî) d’après ‘Umayy al-Bistâmî « Pour t’en remettre â Lui, tu n’as qu’â considérer qu’il n’y a pas d’autre « intendant » que Lui, ni, pour ta subsistance, d’autre “fournisseur” que Lui, ni d’autre témoin de tes actes que Lui. »
36. Ils ont pour principe de maintenir cachés les signes miraculeux et les charismes (dont ils pourraient faire l’objet), et de les considérer comme des pièges qui leur seraient tendus et comme un éloignement de la Voie qui mène â l’Être divin. Muhammad ibn Shâdhân m’a rapporté cette parole d’Abû ‘Amr al-Dimashqî : « De même que Dieu a prescrit aux prophètes de manifester les signes miraculeux et les charismes, il a prescrit de même aux saints de les maintenir cachés pour éviter qu’ils ne fassent tomber les hommes dans l’erreur. »
37. Ils recommandent de s’abstenir de pleurer lors du samâ’, de l’invocation ou de l’instruction spirituelle — entre autres circonstances — mais de s’appliquer â contenir son affliction, ce qui, en outre, est une discipline recommandable pour le corps. On peut citer, pour justifier cette position, les paroles adressées par Abû Bakr Muhammad ibn « Abd al — » Azîz al-Makkî â un homme qui pleurait pendant une réunion spirituelle qu’il tenait — paroles qui m’ont été transmises par Muhammad ibn ‘Abd Allâh : « Le plaisir que les larmes te procurent est le prix qu’elles te font payer. » Abû Hafs, quant â lui, laissait ses disciples libres de pleurer si c’était sous l’effet du regret (des fautes commises), et c’était pour lui très louable. Abû ‘Uthmân était en désaccord avec lui sur ce point, disant que les pleurs de regret faisaient disparaître celui-ci, et qu’il était préférable que se fassent sentir les effets d’un regret prolongé plutôt que de le soulager par les larmes. Mais il y a aussi les pleurs de l’âme qui se consume, et dont chaque larme ruine le corps et l’épuise, comme l’a dit le poète :
« Ce ne sont point des larmes qui coulent de mes yeux, mais c’est mon âme qui fond goutte â goutte. »
38. Voici encore l’une de leurs recommandations : « Ce qu’il faut, c’est que ce soit ta demeure qui apporte â ta place un témoignage édifiant le jour de ta mort, et non pas que tu affiches ta pauvreté tout le long de ta vie. Qu’elle soit donc, quand tu mourras, semblable â celle des pieux Anciens, nos maîtres en matière de pauvreté ! » Ils disent aussi : « Fais, aux yeux du monde, comme si tu étais riche et comme si tu n’étais pas dans le besoin, et cela toute ta vie, et, quand tu mourras, c’est ta demeure qui fera voir que tu étais pauvre. Pour ceux qui ne feront que passer, ta mort apparaîtra alors comme un soulagement, et pour ceux qui resteront, elle sera une leçon exemplaire. » Ils peuvent se fonder en cela sur cette parole qu’adressait Abû Hafs â Abd Allâh al-Hajjâm : ‘Si tu es un « chevalier de la foi » (fityân, “homme véritable”, “homme fort”, spirituellement parlant), ta demeure servira d’exhortation pour les autres “fityân” (pluriel de fatâ) le jour de ta mort.’
39. Il convient, selon eux, de s’abstenir de faire appel â toute créature humaine et de lui demander de l’aide, car on sollicite uniquement ainsi un être qui est lui-même dans le besoin et la dépendance, peut-être encore plus nécessiteux et plus démuni que soi, sans qu’on n’en sache rien. Ils se réfèrent â ce que disait Hamdûn, et qui m’a été communiqué par Mansûr ibn ‘Abd Allâh d’après Abû « Ali al-Thaqafi : « Pour une créature, implorer le secours d’une autre créature, c’est agir comme un prisonnier qui appelle â l’aide un autre prisonnier. »
40. Quand ils constatent qu’une de leurs prières est exaucée, il est de règle, chez eux, de s’en affliger et d’en éprouver de l’inquiétude, estimant que c’est une ruse et un piège qui leur est tendu. Cela est illustré par un récit qui m’a été conté par al-Duqqî d’après Abû Nasr al-Râfi’i, et dans lequel Abû ‘Uthmân al-Nîsâbûrî relate les faits suivants : « Nous nous étions rendus dans un endroit montagneux en compagnie d’Abû Hafs ; il s’était arrêté de marcher et il nous parlait quand soudain une gazelle (ou “un daim”, selon d’autres auteurs) vint s’agenouiller devant lui. Abû Hafs se mit alors â pleurer, bouleversé, et nous lui en demandâmes la raison ; il nous répondit : ‘II m’était venu â l’esprit que si nous avions pour cette nuit quelque animal â manger, nous pourrions faire un repas tous ensemble, et â peine cette pensée s’était-elle imposée â moi qu’une gazelle a surgi, comme vous avez pu le constater. Qu’est-ce qui alors me préservera du danger de devenir comme Fir'awn (le ‘Pharaon’ du Coran, personnage démoniaque et symbole de la prétention â la divinité) dont les demandes étaient exaucées et que pourtant Dieu a voué finalement au malheur ! ’. »
41. Les subsistances doivent être acceptées, selon eux, quand il en résulte un abaissement de la personne, et elles doivent être refusées si elles fournissent l’occasion pour l’âme de se glorifier ou pour la nature de satisfaire son avidité. ‘Isâm al-Balkhî avait envoyé quelque chose (argent ou nourriture) â Hâtim al-Asamm qui l’avait alors accepté. On lui en demanda la raison : « J’ai, dit-il, estimé qu’en le prenant ce serait pour moi une façon de m’abaisser et, pour lui, un motif de fierté, tandis qu’en le refusant c’est moi qui serais fier et lui qui serait abaissé ; j’ai donc préféré sa fierté â la mienne et mon abaissement au sien. »
42. Pour ce qui concerne leurs règles de conduite, voici encore, entre autres exemples, d’après ‘Abd Allâh ibn Muhammad ibn « Abd al-Rahmân al-Râzî, la réponse d’Abû « Uthmân Sa'îd ibn Ismâ'îl, interrogé sur la question des relations fraternelles : « La perfection de ces relations se traduit extérieurement de la façon suivante : tu mets largement tes propres bien â la disposition de ton frère sans, de ton côté, convoiter les siens ; tu fais preuve d’équité â son égard sans exiger la réciprocité ; tu suis ses avis sans que pour autant il se range aux tiens ; tu supportes de sa part qu’il se montre distant envers toi sans que tu lui rendes la pareille ; tu attaches une grande valeur â son moindre bienfait tout en tenant pour peu de chose ce qui lui vient de toi. »
Je citerai enfin, pour résumer tout ce qui a été dit, les paroles de l’un des maîtres de cette communauté spirituelle, Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ ». Al-Ahdab, serviteur et disciple d’al-Qannâd, lui avait demandé ce qu’étaient les Malâmatiyya et ce qu’ils professaient : ‘Ils n’ont, répondit-il, aucun enseignement officiel et ils n’ont rédigé aucun traité. En revanche, ils ont eu un maître, portant le nom de Hamdûn al-Qassâr, qui définissait ainsi le malâmatî : « C’est un homme qui, intérieurement, est dépourvu de toute prétention et qui, extérieurement, est dépourvu de toute affectation et de toute ostentation, et pour qui le secret qui existe entre Dieu et lui échappe aux regards indiscrets de sa propre âme, â plus forte raison aux autres créatures ».’ Muhammad ibn Ahmad al-Farrâ » ajoutait : ‘On m’a raconté que le cheikh de Bagdad, Abû-l-Hasan al-Husri, informé â leur sujet par al-Hâjib, s’était alors écrié : “Si jamais il était possible qu’â notre époque il y ait un prophète (après Muhammad) ce serait l’un d’entre eux ! ”’
Sulamî, La Lucidité implacable, Épître des Hommes du Blâme, Traduit de l’arabe, présenté et annoté par Roger Deladrière, Arlea, 1991.
Futuwah, Traité de chevalerie soufie, Traduction et introduction par Faouzi Skali, Albin Michel, 1989,
Jean-Jacques Thibon, L’œuvre d’Abû ‘Abd al-Rahmân al-Sulamî (325/937-412/1021) et la formation du soufisme, Institut français du Proche-Orient, Damas, 2009. [ouvrage majeur qui comporte des extraits].
I
Bagdad et Nîshâpûr. -Mystique extatique et discipline de l'arcane
L'histoire de la mystique musulmane est marquée par l'apparition au IXe siècle — le IIIe de l'ère hégirienne — d'une nouvelle forme de spiritualité, couramment désignée par l'expression « la Voie du Blâme », et qui se distingue de ce que l'on appelle « la Voie du Soufisme ». Ses représentants, les Malâmatiyya ou « les Hommes du Blâme », sont tous originaires de la cité de Nîshâpûr, capitale de la vaste province iranienne du Khurâsân, et dont le rayonnement intellectuel et spirituel commençait déjâ â rivaliser avec celui de Bagdad. Les hommes de Nîshâpûr développeront au cours des ixe et x` siècles les principes d'un idéal de vie qui recevra le nom de mystique khurâsânienne, pour l'opposer â mystique extatique des soufis, qualifiée d'irâqienne de bagdadienne. Et ce sont ces notions et ces règles nouvelles que le célèbre hagiographe Sulamî — lui aussi Nîshâpûr, où il mourut en 1021/412 de l'hégire —expose dans l'ouvrage dont nous présentons la traduction.
Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler d'abord, brièvement et en nous permettant de renvoyer â nos précédentes publications, les origines du soufisme. A la fin du VIIIe siècle/IIe de l'hégire, l'appellation collective de « soufis » aurait désigné, pour commencer, un certain groupe parmi les ascètes de Koufa, sans doute parce qu'ils se singularisaient par le port d'un vêtement de laine (sûf) blanche en signe de pénitence. Un siècle plus tard, le mot est appliqué â la corporation des mystiques de Bagdad, tels que Junayd « le seigneur de la Tribu spirituelle » (mort en 911/298) et Hallaj (mort martyr en 922/309). Leur doctrine, « la science du tasawwuf » ou soufisme, était fondée, comme tout ce qui est islamique, sur le savoir et l'enseignement des anciens maîtres, transmis oralement par une « chaîne » remontant jusqu'au Prophète de l'islam, la spiritualité (haqîqa) faisant partie, comme la Loi (sharî'a), du message coranique et traditionnel â communiquer (selon le voeu formulé par Muhammad lors du « Pèlerinage d'Adieu », peu de temps avant sa mort).
Les soufis croyaient â la possibilité d'une expérience intérieure, vécue hic et nunc, et la « réalisation spirituelle » désignée par les mots abwâl, baqâ'iq al-abwâl, ou encore tahqîq — était le but de leur quête mystique. Le point de départ de celle-ci était le pacte initiatique (bay'a, mubâya'a), par lequel le cheikh accordait au disciple sa bénédiction et l'autorisait â pratiquer sous sa direction et sa sauvegarde l'invocation de Dieu (dhikr), sans laquelle la « réalisation » d'une expérience intérieure était considérée comme impossible. Aux yeux des soufis, les prodiges, les phénomènes miraculeux (karâmât), étaient les signes visibles de la sainteté (walâya, â la fois « amitié divine » et «proximité de Dieu »). L'invocation pouvait se faire en collectivité et être accompagnée de la récitation de poèmes mystiques ou de chants, et parfois aussi de danses. Ces séances de « samâ' » (« audition spirituelle ») pouvaient aboutir â l'extase (wajd), et cette pratique s'est maintenue jusqu'â nos jours dans les confréries musulmanes, notamment celle des « derviches tourneurs ».
Les Malâmatiyya de Nîshâpûr prendront vigoureusement le contre-pied de la plupart des thèses et des pratiques des soufis. A commencer par la règle de ne pas se distinguer extérieurement des autres musulmans : pas de vêtement spécial, ni « froc blanc » (sûf), ni « tunique rapiécée » (muraqqa'a), qui pourraient attirer l'attention sur soi et montrer que l'on est un moine vivant dans le siècle. Pas de dévotions surérogatoires et excessives, ce qui serait de l'ostentation si elles sont faites en public. Une extrême réserve â l'égard des séances de « samâ' » et de l'extase provoquée. Une méfiance non moins grande pour ce qui concerne les expériences intérieures (abwâl) et les signes miraculeux (karâmât) qui, pour eux, ne prouvent rien. La plupart des hagiographes considèrent comme un saint (walî) un homme « dont les prières sont exaucées » ; aux yeux des « Hommes du Blâme », c'est plutôt un signe inquiétant, une « ruse » ou « un piège tendu ». S'il arrive que l'un d'entre eux bénéficie de relations particulières avec Dieu, celles-ci doivent rester totalement cachées et â l'abri de toute indiscrétion.
Cette implacable discipline de l'arcane contraste avec la mystique affichée des soufis extatiques, et elle justifie le qualificatif d'umanâ' (« dépositaires dignes de confiance ») que les Malâmatiyya s'efforçaient de mériter. A leurs yeux, la véritable vie intérieure était « un secret entre le Seigneur et le serviteur » que Dieu lui confiait et qu'il se devait de ne pas trahir. Il est remarquable que le cheikh al-Akbar (« le plus grand des Maîtres ») Ibn 'Arabî (mort en 1240/638) placera, comme Sulamî, les Malâmatiyya au-dessus des soufis, et les désignera par ce terme d'umanâ' (cf Futûhât,chap 73, p. 20). Également en accord avec ce que Sulamî écrit au début de son Épître des Hommes du Blâme, Ibn 'Arabi dira que les Malâmattiyya sont des « spirituels » et que les soufis sont des « psychiques ».
II
Le blâme de soi et le refus de toute complaisance
La notion du « moi » haïssable, et l'encouragement au combat qu'il faut mener contre lui, remontent aux origines de l'Islam. Selon une parole du Prophète, « ton pire ennemi est l'âme que tu portes entre tes flancs », et au retour d'une expédition contre les Infidèles il avait déclaré : « Nous voici revenus de la petite guerre sainte â la grande guerre sainte. » L'âme charnelle (nafs) et ses vices ('uyûb) ont fait l'objet chez les premiers ascètes, et ensuite chez les soufis, de la plus grande vigilance. L'un des plus anciens traités de spiritualité, L'Observance des droits de Dieu, écrit par Muhâsibî (mort â Bagdad en 857/243), contenait un très long chapitre sur le riyâ', â la fois ostentation, hypocrisie, et considération de l'opinion d'autrui, qui enlèvent aux oeuvres toute valeur.
La vertu opposée est l’ikhlâs, la pureté totale de l'intention. L'accent avait déjâ été mis sur ce sujet par les soufis, puis par les fityân khurâsâniens, les « chevaliers de la foi », dont les Malâmatiyya sont, pour une bonne part, les héritiers. Mais ceux-ci insisteront davantage encore, non plus sur la considération de l'opinion d'autrui, mais sur la bonne opinion â l'égard de soi-même. L'un des mots qui reviennent le plus souvent dans l'Épître des Hommes du Blâme est celui de « complaisance », ru'yat al-nafs (ru'ya étant un terme de la même racine que celui de riyâ', et dérivé d'un verbe signifiant « voir »). Lâ encore les fityân avaient frayé la voie aux Malâmatiyya, par leur exaltation de la vertu de sincérité (sidq), énergique et héroïque, capable, comme la foi, d'opérer des miracles. De même que l'opposé de la pureté d'intention était la considération de l'opinion d'autrui, de même l'opposé de la sincérité était, pour les fityân et les Malâmatiyya, le regard de satisfaction porté sur soi-même. Les Hommes du Blâme pourchasseront avec une lucidité impitoyable les formes les plus diverses et les plus subtiles de la complaisance, tout particulièrement dans l'accomplissement des pratiques de dévotion ou des exercices de mortification. Ils mettront en garde leurs disciples contre le plaisir que peuvent procurer les oeuvres pies ou les « actes d'obéissance », et aussi contre l'importance exagérée qu'ils pourraient attacher â leur accomplissement. C'est cela le blâme constant de l'âme.
III
L'expérience intérieure et la hiérarchie des niveaux de conscience
A deux reprises, dans son Épître, Sulami mentionne la conception des Malâmatiyya concernant la hiérarchie des niveaux de conscience. Une première fois â propos de l'« ascension » (taraqqî) aboutissant â la contemplation (mushâhada), et une seconde fois au sujet des différentes sortes d'invocation (dhikr). L'ordre ascendant est le suivant : l'âme (nafs), le coeur (qalb), le « secret » (sirr), l'esprit (rûb). L'expérience intérieure peut se situer aux trois niveaux supérieurs, et elle apparaît comme un transfert de la conscience soit au niveau du coeur, soit â celui plus élevé du « secret », soit au niveau ultime de l'esprit. En aucun cas, il ne saurait y avoir d'expérience intérieure au niveau de l'âme, mauvaise et ténébreuse par nature.
Cette notion de transfert de la conscience au cours de l'expérience intérieure n'était pas nouvelle, et on la trouve chez les soufis. Ce qui semble appartenir en propre aux Hommes du Blâme, c'est l'idée de la dégradation possible de ce qui est « réalisé » â un certain niveau par interférence avec le niveau immédiatement inférieur. Les mauvais regards de l’âme â l'égard de ce qui la dépasse, regards d'indiscrétion et de convoitise (ittilâ'), peuvent, selon les Malâmatiyya, affecter le coeur et même le « secret » qui tentent d'attirer â eux et de s'attribuer l'expérience réalisée au niveau supérieur. Cela explique la prudence et la méfiance des Hommes du Blâme â l'égard des « états mystiques » (ahwâl) qu'ils qualifient volontiers de prétentions illusoires, surtout quand il s'agit des soufis.
IV
De la sainteté cachée dans l'anonymat â la sainteté protégée par la mauvaise réputation
Le mot de Kierkegaard : « La forme du serviteur est l'incognito », convient parfaitement au comportement des Malâmatiyya. « Dépositaires des secrets divins », ils s'appliquaient â les préserver des regards indiscrets. Pour y parvenir, ils s'efforçaient de rester anonymes et inconnus, ne se distinguant en rien de la foule des croyants, « marchant dans les souks et parlant avec les gens », respectant les usages de la vie en société et les coutumes ordinaires. C'est ainsi que leur degré de spiritualité et leur sainteté passaient totalement inaperçus.
Ils auraient pu se contenter de ne pas attirer l'attention sur eux, et se satisfaire de cette discrétion et de cet effacement volontaire. Mais ils sont allés plus loin encore, en s'exposant systématiquement au blâme d'autrui. C'est le principe malâmatî du talbîs, de la dissimulation de la condition spirituelle sous des apparences déplaisantes. A leurs yeux, le meilleur moyen de cacher leur vie intérieure était d'avoir mauvaise réputation, et ils s'y employaient courageusement. Cela explique qu'â partir d'une certaine époque les Malâmatiyya aient été injustement confondus avec les Qalandanjya (les Kalandars), mystiques excentriques, dont certains recherchaient l'extase dans le haschisch. Suhrawardî (mort en 1234/632) remettra les choses au point et rétablira la vérité dans ses 'Awârif al-Ma'ârif.
V
L'auteur : Sulamî
Le cheikh Abû 'Abd al-Rahmân al-Sulamî de Nîshâpûr, qu'Abû Nu'aym désigne constamment par son prénom et ceux de ses ascendants Muhammad ibn al-Husayn ibn Mûsâ, est né en 937/325 et est mort en 1021/412. Il était particulièrement bien placé pour parler des Malâmatiyya et les sortir de l'obscurité dans laquelle ils s'étaient enfermés volontairement. Son grand-père maternel, Ibn Nujayd (Abil 'Amr Ismâ'îl), qui pratiquait le talbîs, était en effet un malâmatî disciple d'Abû 'Uthmân. Parmi ses informateurs, Sulamî comptait aussi des Malâmatiyya de la deuxième génération des disciples formés par le fondateur Hamdûn al--Qassâr, â savoir Ibn al-Farrâ' et Ibn Fadlûya, ainsi que des informateurs issus de la lignée d'Abû 'Uthmân, comme Ibn Bundâr et al-Sha'rânî al-Râzî, ainsi qu'Abû 'Amr ibn Hamdân, fils du malâmatî Ibn Sinân, â la fois disciple d'Abû Hafs et d'Abû 'Uthmân. Sans Sulamî nous ignorerions presque tout de la vie des Hommes du Blâme et de leur doctrine, et les autres hagiographes n'ont fait que reproduire en partie ou en totalité les informations recueillies par Sulamî.
Mais sa notoriété n'est pas due uniquement â son Épître des Hommes du Blâme. Sulamî a composé une centaine d'ouvrages sur la mystique musulmane, dont vingt-sept seulement nous ont été conservés. Le plus important, dont il existe deux éditions, est celui qu'il a consacré â cent trois mystiques, des ixe et xe siècles, regroupés selon cinq générations, sous le titre Les Classes des Soufis (Tabaqât al-Sûfiyya). Chaque mystique y a une notice biographique, puis sont mentionnées ses sentences les plus instructives. On y retrouve celles des Hommes du Blâme, que Sulamî a jugé bon d'inclure parmi les soufis, tenant compte sans doute de ce qui pouvait les rapprocher plutôt que de ce qui les opposait. Il n'est pas seulement un historien de la mystique musulmane, mais aussi un maître spirituel, comme en témoignent d'autres ouvrages, tels que Les vices de l'âme et leurs remèdes et Le recueil des règles en usage chez les soufis, dont le texte arabe a été publié par Etan Kohlberg. Il est important de noter aussi que Sulamî dirigeait â la fin de sa vie un khânqâh, sorte de couvent et de lieu de retraite temporaires, et que l'un de ses plus célèbres disciples fut Qushayrî, l'auteur de l'Épître sur le soufisme, dont toutes les notices biographiques sont la copie de celles de Sulamî. Un autre disciple notoire est al-Bayhaqî, dont Le Livre majeur du renoncement cite plus de cent soixante informations que Sulamî lui avait transmises oralement.
2 On rapporte que le Shaykh Bâyazîd allait en pèlerinage une fois par an â Dihistân, â l’orée de la pierraille, lâ où sont enterrés les martyrs. En traversant Kharaqân, il s’arrêta tout â coup, comme s’il avait senti quelque chose. « Nous ne sentons rien », dirent les disciples. “Oui, mais moi, je sens monter de ce village de brigands l’odeur d’un Homme. C’est un homme qui s’appelle `Alî, et dont la kunya, le patronyme, est Abû’l-Hasan. Il m’est supérieur de trois degrés. Il supporte une femme abominable. Il cultive la terre et fait pousser des arbres.”
[…]4
10 On rapporte qu’un groupe de braves gens décida de partir en voyage. « Maître, demandèrent au Shaykh les voyageurs, pourrais-tu nous conseiller une prière qui nous protégerait en cas de malheur ? » « Si jamais vous êtes en difficulté, invoquez Bû’l-Hasan ! » * « Nous n’invoquerons donc pas Dieu ? » « Non », répondit le Shaykh*, réponse qui n’eut pas l’heur de plaire â tout le monde. Ils partirent néanmoins. Sur la route, ils furent attaqués par des bandits. L’un d’entre eux, aussitôt, invoqua le Shaykh et devint invisible. Les voleurs se dirent : « Il y avait pourtant bien quelqu’un par ici, où est-il donc passé avec sa bête et son chargement ? » Sa personne ainsi que ses biens ne subirent aucun dommage, contrairement aux autres qui se retrouvèrent nus comme des vers et délestés de tous leurs biens. [1. 20] Lorsqu’ils découvrirent leur compagnon sain et sauf, ils ne cachèrent pas leur étonnement. Le rescapé leur révéla alors la clef du mystère. De retour chez le Maître, ils lui demandèrent : « Pour l’amour de Dieu, explique-nous cette énigme ! Nous avons tous invoqué Dieu et nos affaires ont mal tourné, alors que, lui, il t’a invoqué, et il est sorti indemne. » « Vous qui invoquez Dieu, leur dit le Shaykh, vous l’invoquez sans y croire, alors que Bû’l-Hasan, lui, L’appelle de tout son cœur. Invoquez Bû’l-Hasan, il invoquera Dieu â votre place et tout ira bien pour vous. Si vous invoquez Dieu machinalement ou en ayant la tête ailleurs, vous n’en tirerez jamais rien ! »
[…]
16 *** 5 On raconte qu’Avicenne, intrigué par la renommée du Shaykh, décida de se rendre â Kharaqân. Lorsqu’il atteignit la demeure du Shaykh, le Shaykh était parti ramasser du bois. Il demanda où il pouvait le trouver. « Qu’est-ce que peut bien fricoter ce traître â la religion qui ne raconte que des mensonges ? » lui lança sa femme. [MM., fol. Sa]. Sa femme s’appelait Maybatî. Elle débita ainsi toutes sortes d’injures sur son compte. [1. 10] Quelle épreuve devait être la vie avec une femme qui le critiquait devant tout le monde ! ? Avicenne se dirigea vers la campagne, dans l’espoir de rencontrer le Shaykh… Il finit par le trouver. Le Shaykh avait chargé une énorme balle de bois sec sur le dos d’un lion. Éberlué, Avicenne demanda au Shaykh des explications. « Lorsque j’ai été capable de supporter le poids de cette bête sauvage — c’est-â-dire sa femme Maybatî —, le lion s’est chargé de mon fardeau. » J’ai entendu de la bouche d’un homme respectable qu’il tenait aussi un serpent â la main ; lorsqu’ils arrivèrent â la porte de l’hospice, le lion et le serpent s’en allèrent. Husayn Wahab, qui en a été le gardien pendant trente ans, dit qu’il a vu le lion rôder autour de la tombe. Ils arrivèrent donc â la maison. Avicenne se mit â son aise et commença â parler. Il fut particulièrement bavard. Le Shaykh avait mis â tremper une motte d’argile pour réparer un mur. Il se leva. « Je te demande de m’excuser, mais je dois réparer ce mur », prétexta le Shaykh. Il grimpa sur le mur. Soudain, la pioche lui glissa des mains. Avicenne se précipita pour la ramasser, mais avant qu’il n’en ait eu le temps, la pioche était retournée dans la main du Shaykh. Avicenne reçut un choc et fut â ce point convaincu par son histoire que, par la suite, il introduisit la voie dans la philosophie, comme on le sait 20 [1. 20].
[…]
18 On raconte qu’un homme vint voir le Shaykh, lui disant qu’il voulait porter le froc. « Permets-moi d’abord de te poser une question, lui dit le Shaykh, si tu me donnes la réponse, tu seras digne de porter le froc. » « Est-ce qu’un homme qui met un voile sur sa tête devient une femme ? » « Bien sûr que non ! » répondit l’homme. [p. 208] « Est-ce qu’une femme qui met des vêtements d’homme devient un homme ? Alors toi aussi, si tu n’étais pas déjâ un homme dans cette voie, tu ne le deviendras pas davantage en portant le froc. »
[…]
21 *** On raconte qu’un soir le Shaykh annonça : “Lâ-bas, dans cette vallée, des voleurs vont se mettre â l’œuvre et il y aura du grabuge. On s’informa, le Shaykh avait vu juste. Par malheur, cela se passa la nuit même où l’on trancha la tête de son fils et où on la déposa sur le seuil de sa porte. Et cela avait totalement échappé au Shaykh. Sa femme, toujours prête â le dénigrer, lui dit : « Qu’est-ce que tu penses d’un bonhomme qui est capable de dire ce qui se passe au diable vauvert et qui ignore que l’on vient de couper la tête de son fils et de la jeter devant sa porte ? » “Lorsque j’ai vu ces choses, répondit le Shaykh, le rideau était levé, mais lorsque l’on a tué mon garçon, il était baissé.” La mère se pencha sur la tête, coupa une mèche de ses cheveux, l’y déposa et commença â se lamenter. A son tour, le Shaykh coupa une touffe de sa barbe et imita son geste. “C’était notre œuvre â tous les deux, et nous l’avons perdue tous les deux, puisque tu coupes tes cheveux, je me coupe la barbe””
22 On rapporte que le Shaykh se trouvait un jour dans l’hospice avec quarante derviches. Ils n’avaient plus rien â manger depuis une semaine. Un inconnu frappa â la porte. Il apportait un sac de farine et un mouton. « J’ai apporté ça pour les soufis ! » cria l’homme. Ayant entendu la nouvelle, le Shaykh déclara : « Que celui qui se prétend soufi accepte ! Quant â moi, je n’ai pas l’audace de me moquer du soufisme. » Les bouches restèrent closes et l’homme repartit avec sa farine et son mouton 27.
23 On raconte que deux frères vivaient avec leur mère. Tous les soirs, l’un des frères se consacrait au service de la mère et l’autre au service de Dieu [1. 20]. Celui qui était employé au service de Dieu y prenait grand plaisir. Il demanda â son frère de le laisser, cette nuit encore, servir Dieu â sa place. La situation resta donc inchangée. Mais cette nuit-lâ, il s’assoupit au milieu d’une prosternation. Il rêva qu’une voix lui disait : « ***Nous vous avons pardonné â tous les deux, mais c’est grâce â ton frère. » « Mais Seigneur, se plaignit le frère, je me suis attaché au service de Dieu et lui au service de la mère, et c’est â cause de lui que Vous me pardonnez ? » “Tout ce que tu fais, vois-tu, [p. 211] Nous n’en avons nul besoin, tandis que ta mère, ne peut, elle, se passer du dévouement de ton frère 28.”
[…]
28 On raconte qu’un jour, au comble de l’exaltation, il dit des choses scandaleuses. Une voix susurra â son oreille : « Il semble que tu n’aies pas peur de *la mort* 32, Bû’l-Hasan ! » « J’ai eu un frère qui avait peur de *la mort*, Seigneur, mais je n’appartiens pas â cette race. » “Est-ce que la première nuit, tu n’auras pas peur de Nakîr et de Munkar 33 [les deux anges au jugement du défunt] ?” continua la voix. “Le chameau qui a deux dents n’a pas peur de la cloche [de la caravane]” [1,20]. « Tu n’as pas peur, non plus, du Jugement dernier et de ses rigueurs ? » « Je pense que demain, lorsque Tu me sortiras de la tombe et que Tu réuniras les hommes sur la grande esplanade, je me déferai de ce costume qui est moi, Bû’l-Hasan et je plongerai dans la mer de l’Unicité. Tout deviendra un. *Puisqu’il n’y aura plus de Bû’l-Hasan, vers qui se tourneront l’Huissier de l’angoisse et le Héraut de l’espoir ? »
29 On raconte qu’une nuit, comme il était en train de prier, une voix lui dit : « Prends garde, Bû’l-Hasanû ! Est-ce que tu veux que Je raconte â tout le monde ce que Je sais sur toi pour qu’on te lapide ? » « Et Toi, Seigneur, est-ce que Tu veux que je raconte â tout le monde ce que je sais de Ta miséricorde et de Ta générosité, pour que plus personne ne fasse une seule prière pour Toi ? » « Tais-toi et Je me tairai », répondit la voix.
[…]6
36 “Lorsque je fus arrivé tout près du Trône, les anges vinrent m’accueillir, deux par deux. Très fiers, ils se présentèrent : « Nous sommes les chérubins et nous sommes immaculés. » ‘Et moi, je suis celui qui dit “C’est Lui Dieu !”’ répliqua Bû’l-Hasan. Ils en prirent pour leur grade et les Maîtres furent satisfaits de ma réponse.”
39 « On me rassembla comme une poignée de terre, puis un vent violent me dispersa â travers les sept cieux et les sept terres, tandis qu’il ne restait plus rien de moi. »
44 « Je suis, pour ainsi dire, un emprunt â l’immensité de Dieu 39, je veux dire que tout ce qui était moi est effacé en Dieu, et ce qui reste est pure fiction. »
47 “Toutes les choses que l’on m’a fait avaler sur Dieu, je les Lui ai renvoyées avec ce message : « Si Tu me donnes quelque chose, Seigneur, donne-le en t’assurant de ne pas l’avoir déjâ laissé passer sur les lèvres de quelqu’un depuis Adam jusqu’au Jour dernier, car je me refuse â manger les restes des autres. »”
70 *« Tu ne parles pas ? » lui dirent les disciples. “On ne peut rien dire de la station qui est la mienne [1. 20]. Si je vous disais ce qu’il y a entre moi et Lui, les hommes ne seraient pas capables de le mettre en pratique, et si je vous disais ce qu’il y a entre Lui et moi, cela reviendrait â mettre le feu â une botte de paille. Je n’aime pas parler de Lui quand je suis avec moi-même, et quand je suis en Sa présence, c’est une respectueuse pudeur qui m’en empêche.”
88 “* Tout ce que je sais sur Dieu est immense, et tout ce que je ne sais pas est encore plus immense.* Tout ce que j’ai dit aux hommes, je l’ai dit en tenant compte de leur capacité â comprendre. Si je parlais aux hommes de Sa grâce, ils me traiteraient de fou […]”
102 « Les savants disent qu’il faut connaître Dieu au moyen de la raison. Mais comment la raison, qui ne se connaît pas elle-même, pourrait-elle conduire â Dieu ? Comment peut-on connaître Dieu autrement que par Dieu 43 ? Nombreux sont les hommes de la raison qui ont cherché dans le monde créé. Je les ai pris par la main, je les ai fait sortir du monde créé et je leur ai montré le chemin vers Dieu. L’endroit que j’ai atteint est inaccessible au créé. »
111 « Le Jour dernier Dieu dira : “Intercède pour mes serviteurs !” “La miséricorde t’appartient, Seigneur, répondrai-je, le serviteur t’appartient. Ta générosité envers les créatures est bien supérieure â la mienne.” »
119 « Je ne suis ni un dévot, ni un ascète, ni un savant, ni un soufi. Mon Dieu est unique et, de par Ton Unicité, je suis unique. »
120 « Serait-il vraiment homme celui qui ne se tiendrait pas devant Dieu comme se tiennent le ciel, la terre et les montagnes »
121 « Quiconque se comporte avec bonté n’est pas bon, car la bonté est un attribut de Dieu. »
126 « Mon Seigneur m’a fait voir les choses qui m’encombraient (litt. : mon bazar). Certaines venaient de ce que je disais, d’autres de ce que j’écoutais, et d’autres encore de ce que je savais. Lorsque je mis le nez dans ce bazar, les encombrements disparurent. »
144 « J’ai laissé ce monde aux habitants du monde et l’autre monde aux habitants du Paradis, je suis entré alors dans un lieu où rien de créé ne peut pénétrer. »
151 « Les hommes parlent de ce qu’il y a entre eux et Dieu, et Bû’l-Hasan parle de ce qu’il y a entre Dieu et lui. »
168 « Les hommes ne sont pas d’accord sur la question de savoir si on Le verra ou non demain. Bû’l-Hasan pratique le commerce au comptant. Est-il concevable, en effet, de vendre â crédit â un mendiant qui n’a rien â manger, qui n’a d’autre couche que ses vêtements et d’autre oreiller que son turban ? »
174 « Le Jour dernier, fis-je remarquer â Dieu, la justice tranchera tout, mais cette justice qui existe entre Toi et moi ne tranchera rien du tout. »
181 « Ô mon Dieu ! [1. 20] ne me laisse pas lâ où je devrais dire : “les créatures et Dieu” ou : “Toi et moi”. Accueille-moi quelque part où je n’existerai plus, quelque part où tout sera Toi. »
187 « Ô Seigneur ! tout ce qui était â moi, je Te l’ai donné, et tout ce que Tu m’as donné, je Te l’ai rendu afin d’effacer ce qui était moi et que Tu deviennes tout. »
195 « Certains de Tes serviteurs aiment le jeûne et la prière, d’autres le pèlerinage et la guerre sainte, d’autres encore la science ou les exercices de piété. Préserve-moi de tout cela, car ma vie et mon amour ne sont destinés qu’â Toi. » [1. 20]
202 « En toute chose [1. 10], il faut d’abord chercher pour trouver, sauf dans cette affaire, où il faut d’abord trouver pour chercher. »
210 [MM., fol. I2a] « Si jamais on te dit que la porte s’ouvrira grâce â la continence, au jeûne, au Coran, â la science ou au renoncement, n’en crois rien, elle ne s’ouvrira pas. Cette porte s’ouvrira grâce â la générosité, cette porte est la porte de la générosité. C’est ainsi qu’une maison de terre crue a été construite pour HâtimTâ'î 54 en Enfer. »
235 « Le regard des Hommes reste fixé sur l’abscondité de Dieu jusqu’â ce que quelque chose descende dans leur cœur, une chose qui leur fait goûter tout ce que les saints et les prophètes ont goûté. »
243 « Certains ont compris que Dieu était présent du début â la fin 56. Que Dieu nous compte parmi eux ! Les autres sont ceux que Dieu a créés et qui n’ont pas compris que Dieu était avec eux du début â la fin, et qu’â la fin il y a la résurrection. »
« La voix de Dieu m’a dit : “Mon serviteur, ce que tu cherches n’existe pas a priori, alors comment pourrais-tu le trouver a posteriori ? C’est une voie qui commence avec Dieu et qui finit avec Lui, ce serviteur ne l’a-t-il donc pas encore compris ?” »
252 « Tant que Dieu laisse Son serviteur au milieu des hommes, sa pensée ne peut se détacher d’eux, mais lorsqu’Il sépare son cœur des hommes, sa pensée ne s’attache plus â rien de créé. Sa pensée est avec Dieu, cela veut dire que, dans son cœur, toute pensée a disparu. »
263 « Tout homme se flatte de son savoir, jusqu’au moment où il comprend qu’il ne sait rien. Lorsqu’il comprend qu’il ne sait rien, il a honte de ce qu’il sait et cela jusqu’â ce que sa connaissance atteigne la perfection. »
270 « Dans cette foire, il y a un marché appelé le “marché des Hommes” ou encore le “marché de Dieu”. Ce marché fait partie de la voie de Dieu, l’avez-vous déjâ visité ? » [Les disciples] ayant répondu non, il leur dit : « Dans ce marché, il y a de belles images. Lorsque les voyageurs y pénètrent, ils n’en sortent plus [1. 20]. Ces belles images sont les pouvoirs surnaturels, les actes de piété en tous genres, ce bas monde et l’autre. Les voyageurs y prennent racine et n’arrivent pas â Dieu. Il vaut mieux pour l’homme qu’il laisse les créatures, qu’il s’installe avec Dieu dans un lieu solitaire, qu’il se prosterne humblement et traverse l’océan de la grâce pour arriver â Dieu et être enfin délivré de lui-même. Tout se meut devant lui et il reste en retrait. »
273 « Le vrai derviche est celui pour lequel n’existe ni ce monde ni l’autre, il est celui qui ne retire de jouissance ni de l’un ni de l’autre. Ce monde et l’autre sont bien trop insignifiants pour être mis en balance avec le cœur. »
278 « On ne peut parler des états, car, si on le pouvait, ce ne serait plus des états, mais une science. »
279 « Tout ce qui est créé se trouve en Bû’l-Hasan, mais, en lui-même, il n’y a plus de place pour Bû’l-Hasan. »
286 « Tu oses dire qu’ils parlent de la Réalité ? Lorsque la Réalité se dévoile, le discours est suspendu, car il est impossible d’en parler. »
287 « Dieu fait venir assoiffés tous les prophètes et les saints et Il les fait revenir assoiffés. »
291 « Il existe deux chemins, celui qui conduit au but et celui qui écarte du but. Celui qui écarte du but est celui que l’homme parcourt lui-même pour arriver â Dieu, et celui qui conduit au but est celui que Dieu parcourt avec l’homme. Par conséquent, celui qui dira : “Je suis arrivé â Lui”, n’y sera pas arrivé, tandis que celui qui dira “On m’a fait arriver â Lui”, y sera arrivé 57. »
292 « Celui qui L’a trouvé cesse d’exister, celui qui L’a trouvé ne meurt pas 58. »
295 « â Dieu appartiennent des hommes dans le cœur desquels il n’y a ni est ni ouest, ni terre ni ciel.
303 “Ne t’imagine jamais être â l’abri d’Iblis, il te parlera de la connaissance dans sept cents stations.”
315 “Quand as-tu vu Dieu ?” “Lorsque j’ai cessé de me voir moi-même.”
316 [p. 238] “Je ne compte pas parmi les hommes accomplis celui qui a l’esprit traversé par la pensée du bien et du mal.”
317 “Je ne t’ai jamais dit de ne pas t’acquitter des œuvres, mais tu dois savoir que tu les fais seul ou qu’On les fait avec toi. Le vrai commerce est celui que l’homme pratique avec le capital de Dieu. Si tu confies ton capital â Dieu, tu seras gagnant : tu as Dieu au départ, tu as Dieu â l’arrivée et tu l’as aussi dans l’intervalle. Tes affaires marcheront grâce â Lui et non grâce â toi. Celui qui voudra diriger lui-même ses affaires n’atteindra jamais le but.”
319 “Ô vous, hommes de cœur ! sachez qu’on ne peut Le voir ni avec le froc ni avec le tapis [de prière]. Celui qui partira avec une telle idée peut être sûr d’échouer, et cela vaut pour tout le monde. L’homme vrai est celui qui n’a plus de moi ni d’existence personnelle.”
324 “Tous les hommes se demandent ce qu’ils pourraient apporter Lâ-bas qui soit digne de Lâ-bas. Il est impossible d’apporter Lâ-bas quelque chose d’ici-bas. Ils apportent *de Lâ-bas* quelque chose qui est inconnu *ici-bas*, et cette chose est l’inexister.”
325 “Est imam celui qui a parcouru toutes les voies.”
337 “Le soufi est quatre-vingt-dix-neuf mondes. Le premier de ces mondes s’étend du ciel â la terre et de l’orient â l’occident, et son ombre recouvre tout ce qui existe. Quant aux quatre-vingt-dix-huit autres, on ne peut ni les décrire ni les voir.”
341 “Tout le monde parle de celui qui est absent, mais on ne peut pas parler de Celui qui est présent.”
342 “Dieu construit un édifice de lumière sur le cœur de Ses amis, puis un autre et encore un autre au-dessus de celui-ci, jusqu’â ce qu’ils atteignent un lieu où tout devient Dieu.”
343 “Dieu a transféré dans ces Hommes quelque chose de Son exister. Si quelqu’un prétend qu’il s’agit d’incarnationnisme, je répondrai qu’il s’agit de cette lumière de Dieu : ‘Il a créé les créatures dans une ténèbre, puis Il les a inondées de Sa lumière’” [hadith].
357 “Si tu Lui donnes ton inexister, Il te donnera Son Exister.”
366 Un jour, il demanda â un homme où il allait. “Au Hedjaz !” “Et que vas-tu donc y faire ?” “J’y vais chercher Dieu.” “Mais où est donc le dieu du Khorassan pour qu’il faille aller le chercher au Hedjaz ? L’Élu a dit d’aller chercher la science jusqu’en Chine, mais il n’a pas dit d’aller y chercher Dieu.”
378 [p. 243] *** “Il faut un étonnement semblable â celui de l’oiseau qui a quitté son nid pour chercher sa nourriture et qui, ne l’ayant pas trouvée, ne sait plus comment revenir.”
400 *** “Ne parlez que si celui qui écoute voit Dieu et n’écoutez que si celui qui parle voit Dieu.”
410 “Pour atteindre Dieu, il faut passer trois caps. Le premier, c’est atteindre la vision et dire ‘Allâh’, le deuxième, c’est dire ‘Allâh’ en n’ayant plus de moi et, le troisième, c’est dire ‘Allâh’ par Lui et en Lui.”
415 *** “Combien d’hommes vivant sur cette terre sont morts, en réalité, et combien d’hommes couchés sous la terre sont vivants, en réalité.”
419 “Celui dont le cœur aura brûlé â cause de la passion qu’il a pour Lui sera réduit en cendres. Le vent de l’amour se lèvera et emportera ses cendres pour en emplir le ciel et la terre.”
422 *** “Le premier pas, c’est dire ‘Allâh’ et rien d’autre, le deuxième, c’est brûler et, le troisième, être consumé.”
425 [MM., fol. I 2 b] On demanda â un Maître comment il allait. “Comment peut aller quelqu’un de qui Dieu attend une prière sans distraction, dont l’Élu attend qu’il suive sa tradition, dont l’ange de la mort attend l’âme, dont l’âme inférieure attend la satisfaction des désirs, dont lblis attend les péchés, les enfants qu’on leur donne â manger, et les créanciers qu’on leur donne des sous ?!”
427 “Dans l’invisible, il y a une mer et, sur cette mer, la foi des créatures est comme un fétu de paille. Le vent souffle sur la mer et la houle pousse le fétu tantôt vers la droite, tantôt vers la gauche et ainsi de suite.”
431 “Si quelqu’un te demande si le mortel verra l’Éternel, dis-lui que, aujourd’hui dans ce monde mortel, l’homme mortel connaît l’Éternel. Demain, cette connaissance se changera en lumière, et il verra l’Éternel dans le monde éternel avec la lumière de l’Éternité.”
433 Plus le disciple aura du respect pour le Maître, plus la compréhension qu’il aura de lui sera pénétrante. »
443 « Il y en a beaucoup qui travaillent et peu qui gagnent, il y en a beaucoup qui gagnent et peu qui donnent. L’homme vrai est celui qui travaille, qui gagne et qui donne. »
445 « *Les docteurs* disent que l’on peut connaître Dieu par la preuve. C’est bien sûr par Dieu que l’on peut connaître Dieu. Comment peux-tu imaginer qu’Il puisse être connu par le créé ? »
446 « Celui qui aime trouve Dieu, celui qui trouve Dieu s’est oublié lui-même. »
449 « Je connais des gens qui se consacrent â l’exégèse du Coran, les Hommes se consacrent â l’exégèse d’eux-mêmes. Est savant celui qui est savant sur lui-même, et non celui qui est savant par la science. »
453 On l’interrogea sur la ruse de Dieu. « La ruse de Dieu, c’est Sa grâce, c’est le nom qui a été donné â Sa manière de faire avec les awliyâ' »
469 « Qui est l’emblème de la pauvreté ? » « Celui qui a le cœur noir. » « Que veux-tu dire ? » « Après le noir, il n’y a pas d’autre couleur 69. »
470 « En quoi consiste la confiance dans la Providence ? » « C’est ne plus faire de distinction entre le lion, le serpent, le feu, la mer et l’oreiller, car dans le monde de l’Unitude tout est la même chose. (1. 10) Va le plus loin possible dans ce monde de l’Unitude, car si tu prends la voie, tu en tireras grand profit et tu n’auras plus peur. »
471 « Qu’est-ce que tu fais ? » « Je médite toute la journée et je dégage. » « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Je veux dire que je chasse du cœur toute idée qui est étrangère â Dieu. »
481 « Si Dieu transformait le monde en or et s’Il en faisait cadeau â un croyant, celui-ci le dépenserait en totalité pour Lui plaire. En revanche, si tu donnes une seule pièce d’or â un mesquin, il creusera un puits et l’y cachera afin qu’après sa mort ses héritiers la trouvent et se disputent. »
482 « Je quitte ce monde avec quatre cents pièces d’or de dette. Je n’en ai pas remboursé un seul sou, et mes créanciers se suspendront â mes basques le Jour dernier. Mais au bout du compte, je préfère qu’il en soit ainsi plutôt que d’avoir manqué de secourir celui qui était dans le besoin. »
491 « J’ai rêvé, une nuit, que j’étais transporté au ciel. Je vis un groupe d’anges qui sanglotaient. Je leur demandai qui ils étaient. Ils me répondirent : “Nous sommes ceux qui aiment Dieu.” “Sur cette terre, leur dis-je, on appelle cet état ‘fièvre et frissons’ (fisara), vous n’aimez pas vraiment.” Comme je m’éloignais, je vis arriver les chérubins qui me dirent : “Tu as donné une bonne leçon â ces gens, ils n’aiment pas Dieu vraiment.” Ceux qui aiment vraiment ne font plus la différence entre la tête et les pieds, les pieds et la tête, entre l’avant et l’arrière, l’arrière et l’avant, entre la droite et la gauche, la gauche et la droite. Celui qui retrouve une seule parcelle de lui-même ne verra pas une seule parcelle de Dieu. [1. 10]. Je descendis ensuite dans l’abîme de l’Enfer. Je lui dis : “Brûlons ensemble et l’on verra quel est celui qui brûle le plus fort !” »
492 « Je demandai â Dieu qu’Il me fasse voir â moi-même tel que je suis. Il me fit voir dans des hardes crasseuses. Je me regardais et dis : “C’est donc moi ?” “Oui, c’est bien toi”, répondit la voix. », Mais alors qu’est-ce que cette détermination, cette grandeur d’âme, ce désir passionné, cette langueur et ces pleurs ? » « Tout cela, c’est Moi, et toi, c’est l’autre ! » »
493 « Lorsque je vis Son Exister, mon inexister surgit de Son Exister. Lorsque je vis mon inexister, Son Exister démontra mon inexister. Perplexe, je me retirai un moment en moi-même, puis je dis : “Cela ne me regarde pas.” »
495 Quelque temps après, quelqu’un rêva au Shaykh et lui demanda ce que Dieu avait fait avec lui. « Il m’a remis le livre [de mes actes]. Je lui ai demandé en quoi ce livre pouvait me concerner, puisqu’Il savait ce que je ferais avant que je le fasse, et puisque je le savais moi aussi. “Donne-le donc aux Grands Scribes, ils n’ont qu’â le lire, puisque c’est eux qui l’ont écrit, et permets-moi de passer un moment en Ta compagnie.” »
496 On rapporte que Muhammad ibn al-Husayn 73 a dit : ***« J’étais tombé malade et l’angoisse de la mort me serrait le cœur. Le Shaykh me dit : “Au bout du compte, il faudra mourir, c’est cela qui te fait peur ?” J’acquiesçai. “Si je meurs avant toi, et même si trente ans ont passé, je serai près de toi au moment où tu mourras.” Le Shaykh mourut, et je guéris. [1. 10] On rapporte que son fils Dâwûd [MM.fol. I 5 b] a dit : “Au moment de mourir, mon père s’est redressé en disant : ‘Entre donc, sur toi le salut !’ Je demandai â mon père qui il voyait. ‘C’est le Shaykh Abû’l-Hasan qui est lâ, comme il me l’a promis autrefois. Il est lâ pour que je n’aie pas peur. Il est venu avec quelques Hommes.’ Il dit et rendit l’âme — que Dieu lui fasse miséricorde !” »
526 Le Shaykh demanda â un soufi qui, â son avis, méritait de porter le nom de derviche. « C’est celui qui a complètement oublié le monde », répondit-il. « Non point, répliqua le Shaykh, le derviche est celui dont le cœur est vide de toute distraction. Il parle, mais il n’est pas distrait par ce qu’il dit ; il voit, mais il n’est pas distrait par ce qu’il voit ; il entend, mais il n’est pas distrait par ce qu’il entend ; il mange, mais il est indifférent au goût de la nourriture ; il ne connaît ni le mouvement ni l’absence de mouvement, il ne connaît ni la tristesse ni la joie. Voilâ qui est le derviche. »
548 « Pour les Hommes, il y a trois niveaux dans la perfection. Le premier niveau consiste â te connaître comme Dieu te connaît — et j’en connais peu qui soient arrivés lâ —, le deuxième consiste â ce que tu sois et qu’Il soit, et le troisième, â ce que tout soit Lui et que tu ne sois pas. » […]
575 « La souffrance des Hommes est une tristesse qui dépasse les deux mondes. Cette tristesse leur vient du désir qu’ils ont de Le mentionner comme Il Le mérite, mais ils n’y arrivent pas. »
576 « Tous les matins et toutes les nuits, il y en a qui Le cherchent désespérément, mais ne Le trouve que celui qu’Il a choisi. »
594 Abû Yazîd a dit : « Les hommes les plus éloignés de Dieu que je connaisse sont ceux qui s’en disent les plus proches. »
634 Le Shaykh Abû’l-’Abbâs al-Qassâb a dit : “Lorsque Dieu veut couvrir de Ses grâces l’un de Ses serviteurs et le hisser au rang des Hommes parfaits, Il ôte de son cœur tout ce qui n’est pas Dieu. Le serviteur se trouve alors désemparé, car Il l’a dépouillé de tout ce qu’il possédait. Il reste quelque temps dans cet état, jusqu’â ce que s’éveille en lui ce désir : « Ô mon Dieu ! c’est Toi que je veux. » En disant cela, il apporte la preuve â ce que dit Dieu : “Ô mon serviteur ! tu es â Moi.” Lorsque Dieu dit : “Tu es â Moi”, le désir du serviteur augmente dans son cœur, et il dit : “C’est Toi que je veux !” C’est l’amour de Dieu qui l’a conduit â aimer Dieu.”
640 Shiblî a dit : « Ce que je veux, c’est ne pas vouloir. » « Cela, c’est encore vouloir », corrigea le Shaykh Abû’l-Hasan.
664 Une nuit, après avoir terminé ses prières et récité ses litanies, le Shaykh Abû’l-Hasan Kharaqânî ouvrit son cœur â Dieu et dit : « Ô Seigneur ! le jour de la résurrection, lorsque l’on remettra â chacun le livre de ses actes et qu’on lui fera voir tout ce qu’il a fait, lorsque viendra mon tour et que je devrai parler, je sais déjâ quelle sage et pertinente réponse sera la mienne. » Aussitôt, une voix retentit dans son cœur :
« Ô Abû’l-Hasan ! tu peux dire dès maintenant tout ce que tu aimerais dire le jour du Rassemblement. » “Ô Seigneur, lorsque Tu m’as créé dans le ventre de ma mère, Tu m’as fait dormir dans la noirceur de l’impuissance et lorsque Tu m’as mis au monde, Tu m’as fait cadeau d’un estomac vide qui fit qu’â peine né je me mis â hurler de faim. Lorsqu’on me coucha dans le berceau, j’ai pensé que c’était la fin de mes misères, mais voilâ que l’on me ficela les jambes et les bras et que l’on me rendit la vie impossible. Lorsque j’eus atteint l’âge de raison et que je fus capable de m’exprimer correctement, je me dis qu’â présent j’étais au bout de mes peines. Mais on me confia au maître d’école qui me châtia avec la baguette de la discipline, je restais terrorisé. Lorsqu’enfin je lui échappai, Tu me plaças sous le joug des pulsions sexuelles, elles se firent tellement pressantes que je ne pensais plus qu’â ça. Lorsque je pris femme par peur de l’adultère et du châtiment de la débauche, Tu m’envoyas des enfants, et Tu m’enfonças leur amour dans le cœur, Tu gâchas ainsi mon existence dans le souci de les habiller et de les nourrir. Lorsque je fus libéré de ce tracas, Tu m’imposas la corvée de la vieillesse et Tu rendis mes membres douloureux. Lorsque je fus délivré de ces souffrances, je me dis qu’enfin, maintenant que ma mort était arrivée, j’allais pouvoir me reposer. Mais Tu me jetas dans les bras de l’ange de la mort qui, après m’avoir fait subir mille tourments, m’arracha mon âme avec son sabre sans merci. Lorsque je me fus tiré d’affaire, Tu m’abandonnas dans une tombe aveugle et dans les profondeurs de cette nuit et de cette désolation, Tu m’envoyas deux grands personnages pour me demander : « Quel est ton dieu et quelle est ta religion ? » A peine étais-je sorti indemne du questionnaire, que Tu me tiras de ma tombe et, en ce jour du grand rassemblement, dans l’atmosphère étouffante de la résurrection et dans la plaine des regrets, Tu me remis mon livre et Tu me demandas de le lire. Ô Seigneur, ce livre, c’est celui que je viens de lire. Toutes ces choses m’ont empêché de Te rendre le culte qui T’est dû et c’est â cause de toutes ces peines et de tous ces soucis que je n’ai pu Te servir comme Tu l’attendais. Mais Toi, qu’est-ce qui T’empêche de faire miséricorde et de pardonner les fautes ?” La voix répondit : « Ô Abû’l-Hasan, Je te pardonne par Ma grâce et par Ma générosité ! »
On lui demanda qui pouvait parler du fanâ' et du baqâ' en connaissance de cause. “C’est celui que l’on a accroché au ciel par un fil et qui ne lâche pas prise lorsque souffle sur lui un vent [d’une telle violence] qu’il arrache les arbres et les maisons, fait s’écrouler les montagnes et se vider les rivières.”
« Les savants et les dévots sont innombrables sur cette terre, il faut que tu fasses partie de ceux qui vivent du matin au soir et du soir au matin comme Dieu le veut. »
« Le cœur le plus pur est celui dans lequel il n’y a plus personne ; les œuvres les meilleures sont celles qui sont vides de toute ingérence du créé, les aumônes les plus licites sont celles qui te coûtent, et les amis les meilleurs sont ceux qui consacrent leur vie â Dieu. »
5. La notice « Abû'PAbbâs Qassâb » du Supplément de la Tadhkirat al-awliyâ' de Farîd al-dîn `Attâr* :
« La différence entre vous et moi ne tient qu’â un détail : vous parlez devant moi et moi, je parle devant Lui, vous écoutez ce que je dis, et moi, j’écoute ce qu’Il dit, c’est moi que vous voyez et c’est Lui que je vois. Autrement, il n’y aurait pas de différence entre vous et moi. » [1. 20]
« Les Maîtres sont ton miroir, tu les vois tel que tu te vois. »
« Quelle importance démesurée accordons-nous ici-bas â des choses qui n’en ont pas la moindre Lâ-bas ! »
‘Les soufis viennent ; tous, ils demandent une chose [p. 185] ou un degré particulier, mais moi, je ne demande rien. Tous veulent être quelqu’un et, moi, je ne veux être personne. Ce que je veux, c’est ne pas être moi.’
« Il n’y a ni connaissance, ni vision, ni ténèbres, ni lumière, ni anéantissement, il n’y a que l’Exister. »
« Si quelqu’un cherchait Dieu, en plus de Dieu, il y aurait un autre dieu. C’est Dieu qui cherche Dieu, c’est Dieu qui trouve Dieu et c’est Dieu qui connaît Dieu. »
Un homme rêva â la résurrection. Il chercha le Shaykh dans tous les coins, mais ne le trouva nulle part. Le lendemain, il alla raconter son rêve au Shaykh. ‘Ce rêve ne t’a pas été inspiré par hasard. Comme je n’ai pas existé, comment pourrait-on me trouver ?
Kharaqânî, Paroles d’un soufi, Abû’l-Hasan Kharaqânî (960-1033), Présentation, Traduction du persan et notes par Christiane Tortel, Seuil, 1998.
Il s’agit ici d’un choix opéré avec suppression de références et de notes.
Le corpus littéraire rassemblé autour de Kharaqânî
Abû'l-Hasan Kharaqânî (mort en 1033) est l'un des premiers grands soufis d'origine iranienne sur lequel nous disposons d'un corpus littéraire.
Comme de nombreuses personnalités mystiques de son époque, il ne savait ni lire ni écrire. Ce corpus ne contient donc aucun écrit personnel, mais des notes biographiques et des dits, soit recueillis par ses disciples, soit dispersés, çâ et lâ, dans la littérature soufie.
L'essentiel de ce corpus se compose de deux textes principaux. Le plus ancien, le Nûr al-'ulûm,« La Lumière des Sciences », a été rédigé par un auteur anonyme appartenant â l'entourage immédiat du Maître. Ce texte nous est parvenu sous une forme abrégée, consignée dans un manuscrit unique datant de la fin du xme siècle, il est conservé au British Museum. Le Nûr al-`1,dûm a été édité plusieurs fois en Iran.
Le second texte est l'oeuvre du très célèbre poète et hagiographe iranien, Farîd al-dîn `Attâr, mort vers 1220. La version de Farîd al-dîn `Attâr est plus complète que celle qui compose le Nûr al-'ulûm. `Attâr a sans doute utilisé la version intégrale de cette source disparue pour composer sa notice sur « Abû'l-Hasan Kharaqânî ». Ladite notice se trouve dans l'unique oeuvre en prose de `Attâr, la Tadhkirat al-awliyâ' . Cette vaste hagiographie a été traduite en français au xixe siècle par Pavet de
stems le titre : Le Mémorial des saints. Cette traduction n'a pas été établie â partir de l'original en persan, mais â partir d'une version en turc ouïgour.
[...]
Abû'l-Hasan Kharaqânî dit lui-même n'avoir eu ni Maître ni disciples. Il a cependant hérité la direction spirituelle d'Abû'1-`Abbâs Qassâb Amulî, « le Boucher » d'Amul. Nous avons donc joint â ce recueil la traduction de la notice « Abû'1-`Abbâs Qassâb » du Supplément de la Tadhkirat al-awliyâ' , ainsi que celle des Nafahât aluns, les « Effluves de l'Amitié », une Vie des Saints achevée au xve siècle par le célèbre hagiographe 'Abd al-Rah. mân Jâmî.
Abû'l-Hasan Kharaqânî a été unanimement reconnu comme le Qutb, le Maître suprême de son époque. Outre le sultan Mahmûd, nombreux furent les chercheurs de vérité qui vinrent lui rendre visite. Certains d'entre eux jouissaient déjâ d'une très haute qualification spirituelle, comme Abû Sa`îd ibn Abî'l-Khayr (mort en 1049), tandis que d'autres étaient destinés, grâce â son impulsion, â atteindre un rang encore plus prestigieux dans l'histoire du soufisme iranien, comme Khwâja `Abdullâh Ansârî de Harât (mort en 1088). Ces trois personnalités au fort caractère donnent â cette séquence de l'histoire du soufisme une physionomie particulièrement attachante et émouvante, marquée par le sceau de l'amitié et de la reconnaissance mutuelle ; les textes décrivant cette relation ont été rassemblés dans un chapitre.
Les éléments du corpus réuni autour de Kharaqânî sont constitués en majeure partie par des catalogues de ses dits. L'expressivité rude et presque violente de ces dits est dénuée de toute trace de logomachie ; elle possède en elle-même une efficience initiatique que la célébrité du Maître suffit â démontrer. Un bref chapitre sera donc consacré â l'analyse du discours direct de Kharaqânî.
Abû'l-Hasan Kharaqânî jouit d'une popularité remarquablement pérenne dans le monde islamique qui déborde les limites géographiques de l'Iran. En Turquie, par exemple, parmi les historiettes édifiantes qui sont imprimées sur les almanachs, on peut lire certains récits se rapportant â sa vie merveilleuse'. Au Bangladesh, le Maître Qâdirî Mawlânâ 'Abd al-Jabbâr de Chittagong (né vers 1940), n'illustre pas seulement son enseignement en puisant dans la geste du Maître, mais il fait aussi réciter â ses disciples des litanies dans lesquelles Khara-qânî est invoqué 2.
La célébrité de Kharaqânî n'est pas seulement le fruit du caractère exceptionnel de sa personnalité, elle dérive en même temps d'un certain atavisme spirituel qu'il partage avec le très grand Abû Yazîd Bastâmî, le Maître des Gens du Blâme, mort en 874. Une vingtaine de kilomètres séparent les deux bourgades de Bastâm et de Kharaqân, un siècle et demi séparent Abû'l-Hasan de Bâyazîd. Ces deux personnages sont liés l'un â l'autre par le principe de rattachement initiatique an-historique ; ils se sont, en effet, connus et reconnus dans le monde de l'esprit. Ce principe de rattachement par la via pneumatica caractérisera un certain nombre de confréries, dont la Naqshbandiyya. Le nom de Kharaqânî apparaît donc en amont sur la liste de la généalogie initiatique de cet ordre né au xive siècle en Asie centrale. Dans un chapitre consacré â la succession de Kharaqânî, nous verrons que ce rattachement est d'ordre sympathique et qu'il est fondé sur des instances d'ordre non pas historique, mais doctrinal.
Un autre oiseau s’avança
3246 Un autre oiseau lui dit : « Toi qui sais le chemin
Ô huppe ! Notre vue est encore obscurcie !
Cette Voie semble longue, pénible et dangereuse !
Combien de parasangs faudra-t-il parcourir ? »
La huppe répondit : « Nous avons devant nous
Sept vallées â franchir avant de voir le Seuil
De ce chemin personne n’est jamais revenu
Et personne ne sait quelle en est la longueur
Impatient que tu es ! Comment donc t’infirmer
De ce lointain rivage dont nul n’est revenu ?
Insensé que tu es ! Tous ceux qui sont partis
Lâ-bas se sont perdus ; qui pourrait t’informer ?
Au début, il y a la vallée du Désir
Puis, vallée sans rivage, la vallée de l’Amour
La troisième est la vallée de la Connaissance
La quatrième, la vallée de la Plénitude
La cinquième, la vallée de l’Unicité pure
La sixième, terrifiante, est la Perplexité
La septième vallée et aussi la dernière
C’est le Dénuement et l’Anéantissement
Après cela, tu ne pourras plus avancer
Tu seras aspiré sans pouvoir te mouvoir
Lors, pour toi une goutte sera un océan. »
Première vallée : la vallée du Désir
Quand tu pénétreras la vallée du Désir
Tu seras assailli d’épreuves â chaque instant
Ici, â tout moment, mille afflictions te guettent
Le plus beau des oiseaux, ici, n’est qu’une mouche
Ici, il faut peiner bien des années durant
Vivre bien des états changeants et passagers
Ici, il faut jeter tes richesses au vent
Et jeter aux orties tout pouvoir temporel
Il faudra te noyer dedans ton propre sang
Il faudra t’arracher â tout ce qui t’attache
Et puis, quand tu n’auras plus rien entre les mains
te faudra laver ton cœur de ce qui est
Dans ton cœur purifié de tous les attributs
Alors irradiera une lumière pure
Celle de Son Essence et de Sa Majesté
Lorsque cette lumière aura conquis ton cœur
Le Désir essentiel y sera décuplé
Alors, même s’il y a des flammes sur la route
Et cent autres vallées plus pénibles et plus rudes
Par amour, comme un fou, tu embrasses la flamme
Te laissant embraser comme le papillon
Lors, ivre de désir et chercheur de secrets
â l’échanson de l’âme, au repli de ton être
Tu demandes â goûter une gorgée de vin
3268 Et quand tu auras bu â la coupe des secrets
Tu en oublieras tout, ce monde et l’autre monde
3269 Noyé dans l’océan avec des lèvres sèches
Tu chercheras dans l’âme le secret de l’Esprit
Dans l’espoir passionné de percer les secrets
Tu ne craindras pas même le dragon dévoreur
Pour que s’ouvre une porte, tu accueilleras tout
L’incroyance, le blasphème, la malédiction même
La porte une fois ouverte, qu’importe tout cela
Puisqu’il n’y a derrière, ni foi, ni incroyance.
La malédiction d’iblis
Amr ibn al-Osmân, le Mecquois, a consigné
Cette histoire sur Satan, riche d’enseignements :
Quand dans le corps d’Adam pétri d’eau et d’argile
Dieu insuffla une âme de son propre expire
Il voulut faire en sorte qu’aucun être angélique
Ne sût rien de cette âme ni de sa vérité
Et s’adressant aux anges : « Vous, habitants des cieux
Prosternez-vous devant Adam ! » ordonna-t-il
Et les anges posèrent le front jusques â terre
Et ainsi aucun d’eux ne perçut le secret
Mais Iblîs déclara : « â cet instant précis
Personne ne verra se prosterner Iblîs !
Même si pour cela on me tranche la tête
Qu’importe ! Je tiendrai tête sans baisser le front
Je sais que cet Adam n’est pas fait que d’argile
Je donnerai ma tête pour percer ce mystère. »
Ainsi, comme il avait gardé la tête haute
Et qu’il épiait tout, il vit donc le secret
Dieu le Très-Haut lui dit : « Espion de grand chemin
Voilâ donc que tu voles Mes secrets en ce lieu !
Tu as vu ce trésor que Je voulais cacher
Il te faut donc mourir si Je veux éviter
Que toi tu le divulgues â l’univers entier
C’est ainsi que les rois, quand ils cachent un trésor
Font périr les agents témoins de la cachette
Afin de les réduire au silence, le sais-tu ?
Et toi donc qui as vu Mon trésor bien caché
Je vais te faire trancher la tête sans tarder
Sinon, si Je te laisse la tête et la vie sauve
Tu vas â l’univers divulguer Mon secret ! »
3288 « Donne-moi un répit, lui répondit Iblîs
Moi qui suis disgracié, trouve-moi un remède ! »
3289 « Tu auras un répit, répondit le Très-Haut
Cependant tu devras porter autour du cou
Le collier, pour toujours, de la malédiction
Et puis tu porteras, pour prix de ta traîtrise
Le titre de “menteur” jusqu’au Jour du Jugement ! »
Alors Iblîs Lui dit : « Je suis maudit ? Qu’importe ?
Puisque ce pur trésor â moi s’est révélé
Tu es Maître absolu du destin et des êtres
De la malédiction comme de la clémence
Si ma part du destin est la malédiction
Je l’accepte sans crainte, car où est l’antidote
Il faut bien en regard une part de poison
Toutes les créatures recherchent la clémence
Mais moi je prends sur moi cette malédiction
La clémence sans doute a bien plus de clients
Mais moi, â corps perdu, j’ose la malédiction ! »
C’est cela le désir qu’il te faut désirer
Mais hélas, tu ne sais ; tu ne cherches qu’â vaincre
Si de jour et de nuit, tu ne Le trouves pas
C’est le désir qui manque et non pas Sa présence.
La mort de Shebli
Au moment de mourir, le cœur rempli d’attente
Les yeux voilés de pleurs, Sheblî se tourmentait
Ayant ceint la ceinture de la perplexité
Il se tenait assis sur un grand tas de cendres
Tantôt, avec ses larmes, il inondait ces cendres
Tantôt il se jetait des cendres sur la tète
Quelqu’un fit remarquer qu’en ce moment suprême
On ne vit pas souvent comportement pareil
« Mais je brûle, dit-il, que veux-tu que je fasse ?
La jalousie me brûle et possède mon âme
Moi qui ai renoncé â ce monde et â l’autre
Voilâ que je jalouse Iblîs intensément
Car lui, il a reçu cette malédiction
Et â lui fut échu ce don auquel j’aspire
Tandis que moi, Shebli, j’ai le cœur consumé
Voilâ que le Seigneur donne â d’autres Ses gemmes !
Si de la main du Roi tu reçois un présent
Pierre ou joyau, qu’importe et quelle différence ?
Si le joyau t’honore et la pierre t’humilie
Cela veut dire que Lui, ici, ne compte pas
Ne rejette pas l’un pour ne chérir que l’autre
Regarde seulement la main qui l’a donné
Si l’Être aimé te jette une pierre clans l’ivresse
C’est mieux que des joyaux reçus d’une autre main
Les vrais hommes le savent : il faut dans le désir
Chaque heure, avec ardeur, faire don de sa vie
Dans ce chemin jamais il ne faut s’arrêter
Le désir ne doit pas, même un instant, cesser
Si le désir s’essouffle, serait-ce qu’un moment
On n’est qu’un apostat ignorant de la Voie.
La quête de Madjnûn
L’un des proches de Madjnûn le vit un jour en peine
Tamisant la poussière au milieu du chemin
Il lui dit : « Ô Madjnûn, que cherches-tu ainsi ? »
« Ma foi, lui dit Madjnûn, rien d’autre que Leylî »
« Leylî, dans la poussière ? rétorqua son ami
A-t-on jamais trouvé de perle dans la boue ? »
« Je la cherche partout, lui répondit Madjnûn
Dans l’espoir de soudain la trouver quelque part ! »
La patience de Jacob
Yûsof de Hamadan, grand imâm de son temps
Connaisseur des secrets et sage clairvoyant
Disait : “Pour qui sait voir, de la Terre jusqu’aux cieux
Chaque chose qui est, est semblable â Jacob
Chaque parcelle cherche â retrouver Joseph
Chaque atome recherche ce qui lui fut perdu
Il faut sur Son chemin la douleur et l’attente
Que le temps d’une vie passe dans l’une et l’autre
Si tu n’y atteins pas, qu’importe, persévère
Et ne renonce pas â percer les mystères
Dans le désir il faut une infinie patience
Mais comment quand on souffre, assumer la patience ?
3323 Attends avec patience, de gré ou bien de force
Dans l’espoir de trouver une voie de guidance
3324 Comme un enfant lové au sein de la matrice
Sois toi-même avec toi et demeure en toi-même
Ne sors pas de toi-même, ne serait-ce qu’un instant
Et nourris-toi de sang car dedans la matrice
La seule nourriture est nourriture de sang
Tes passions, tes chimères viennent tous du dehors
Nourris-toi donc de sang et attends, comme un homme
Ainsi par la douleur s’ouvriront tous les nœuds.
Les graines de millet
Un jour qu’Abû Sa’id était dans le chagrin
En larmes, le cœur brisé, il alla vers les plaines
Et lâ, il vit de loin un lumineux vieillard
Qui avait mis le joug â un bœuf, dans un champ
Le sheykh alla vers lui et il le salua
Et puis il lui parla du poids de son chagrin
En entendant cela, le vieillard répondit :
« Sais-tu, Abù Sa’id, que si l’on remplissait
De graines de millets, pas une fois, mais cent fois
Le monde tout entier, de la Terre jusqu’au Trône
Et qu’un oiseau devait picorer une graine
Une seule, tous les mille ans, et puis recommencer
Ainsi cent fois de suite, vider le monde entier
Au bout de tout ce temps, ce serait encore tôt
Pour que parvienne â toi un effluve de Lui. »
Il faut aux désirants une grande patience
Mais tous n’ont pas reçu ce don-lâ en partage
Il te faut le désir au-dedans de ton être
Pour que dans l’ombilic le sang devienne musc
Quand le désir s’étend du tréfonds de ton être
Il peut noyer de sang l’univers tout entier
Qui n’a pas le désir n’est qu’un mort, sache-le !
Corps dénué de vie, un mur blanc et sans âme
Qui n’a pas de désir n’est qu’un pur animal
Que Dieu nous garde d’être cet être sans esprit !
Même si on te donne un joyau dans les mains
Il faut que ton désir se fasse plus ardent
3342 Celui qui se contente du joyau qu’il possède
Il en devient l’esclave et le joyau l’attache
3343, Car tout ce qui t’arrête en chemin, sache — le
Devient comme une idole et toi, son idolâtre
Ta raison limitée fait que ton cœur se vide
Car le vin, enivré, t’a ravi la raison
Ne te laisse donc pas enivrer pour si peu
Désire toujours plus, désire â l’infini !
Mahmud et le chercheur d’or
Une nuit que Mahmûd allait seul, sans armée
Il vit sur son chemin un de ces chercheurs d’or
Qui tamisent la terre, tout couverts de poussière
Il avait fait autour de lui des tas de terre
Généreux, le sultan y jeta son bracelet
Et s’en fut â cheval, léger comme le vent
La nuit d’après, le roi revint au même lieu
Il y vit le même homme, attelé â sa tâche
« Ce qu’hier dans la terre tu as trouvé, dit-il
Suffirait pour payer dix fois un lourd tribut
Pourquoi te retrouvé-je encore â tamiser ?
Tu n’en as plus besoin, vis donc la vie d’un roi ! »
L’homme lui répondit : « J’ai trouvé ce trésor
Ici dans la poussière, en tamisant la terre
Et comme c’est ainsi que me vint la fortune
Jusqu’â mon dernier souffle il en sera ainsi. »
Toi aussi, sois ainsi, fidèle â cette porte
Afin qu’elle s’ouvre enfin. Et pour qu’elle apparaisse
Ne te détourne pas du chemin qui es tien
Ce sont tes yeux, hélas, qui sont toujours fermés
Entre dans le désir et alors tu verras
Que la porte jamais n’est fermée devant toi !
La porte
Tout ravi â lui-même, un homme un jour disait :
« Ô Dieu, fais que pour moi s’ouvre enfin cette porte ! »
En entendant cela, Râbi’a rétorqua :
« Crois-tu, pauvre ignorant, qu’elle fût jamais fermée ? »
Deuxième vallée : la vallée de l’Amour
Après cela paraît la vallée de l’Amour
Qui atteint â ce point est noyé dans le feu
On ne peut en ce lieu qu’être feu tout entier
Celui qui ne l’est pas, que sa joie soit tristesse !
Car l’amant véritable est semblable â un feu
Brûlant, impétieux, le visage éclatant
Il ne songe jamais â cc qui adviendra
Et il jette avec joie cent mondes dans les flammes
Bien au-delâ du doute comme des certitudes
Il ne sait rien de l’incroyance ou de la foi
Dans sa voie, bien et mal sont mêmes, exactement
Car quand advient l’amour, restent ni l’un ni l’autre
Mais prends garde pourtant, ô toi qui es pécheur !
Car ce n’est pas â toi que s’adressent ces mots
Tu es dénégateur : ceci n’est pas pour toi !
L’amant est prêt â perdre au comptant ce qu’il a,
Car ne compte pour lui que l’union de l’Aimé
Les autres comptent sur les promesses de demain
Mais pour lui, tout se joue ici et maintenant
Tant que l’on ne s’est pas consumé tout entier
Comment se libérer des chagrins dévoreurs ?
Comment trouver en soi l’élixir de la joie
Sans fondre tout son être dans le feu et les flammes ?
Tel un faucon qui brûle, palpitant de désir
Tant qu’il n’a pas atteint â son lieu d’origine
Tel un pauvre poisson qui s’agite en tous sens
Quand arraché â l’eau et jeté au désert
Il suffoque et espère retourner â la mer
Ici, l’amour est feu et la raison, fumée
Quand cet amour advient, il fait fuir la raison
La raison ne sait rien des folies de l’amour
L’amour n’est pas l’affaire de la raison humaine
Tu pourrais voir l’amour, en comprendre l’essence
Et savoir d’où il vient, si on te faisait don
Du don de clairvoyance venu de l’invisible
C’est l’être de l’amour qui fait être chaque feuille
C’est l’ivresse d’amour qui les fait se pencher
Si tu ouvrais enfin les yeux de l’invisible
Les atomes du monde t’ouvriraient leurs secrets
Mais si l’œil que tu ouvres est l’œil de la raison
Tu ne pourras jamais voir l’amour tel qu’il est
Seule une âme éprouvée peut éprouver l’amour
Seul qui s’est libéré peut entrer dans l’amour
Toi qui n’es pas amant, qui n’as rien éprouvé
Tu n’es qu’une âme morte, indigne de l’amour !
3379 Dans ce chemin il faut un cœur mille fois vivant
Qui puisse â chaque instant faire don de cent vies !
Le khoja amoureux d’un marchand de foqâ »
3380 il y avait un khoja qui avait tout perdu
Pour l’amour d’un garçon, un marchand de foqâ’ [boisson]
Sa passion était telle qu’il perdit la raison
Et par cette folie, donc sa réputation
Il vendit tous ses biens et ses propriétés
Pour acheter en échange du foqâ' au marchand
Quand il ne resta rien et qu’il devint très pauvre
Dans son cœur son amour s’en accrut tant et plus
Les passants lui donnaient du pain par charité
Et pourtant, tout le temps, il était affamé
Car, voulant seulement rassasier son âme
Il donnait tout le pain en échange du foqâ »
Il restait lâ, assis, le ventre toujours vide
Pour acheter â boire, assez pour cent personnes
Un homme qui passait un jour lui demanda :
« Pauvre bougre éperdu, dis-moi, qu’est-ce que l’amour ?
Livre-moi ce secret ! » ‘L’amour, répondit-il
C’est vendre l’univers pour un verre de foqâ » !’
Tant que n’adviendra pas cet état, en effet
Que savoir de l’amour et de cette brûlure ?
La peau de mouton
La tribu de Leylî ne laissait pas Madjnûn
S’approcher de l’aimée, jamais, pas même un peu
Il rencontra un jour un berger dans la plaine
â qui il acheta, tout enivré d’amour
3392 Une peau de mouton dont il se recouvrit
Et puis, â quatre pattes, se mêla au troupeau
3393 Demandant au berger de le laisser aller
Au milieu des moutons : « Oh, pour l’amour de Dieu
Mène-nous en troupeau jusqu’auprès de Leyli
Pour que je puisse humer son parfum un instant
Que je jouisse un peu d’être dans sa présence
Caché sous cette peau, invisible â ses yeux ! »
Si même dans un souffle tu pouvais ressentir
La douleur du désir comme le fit Madjnûn
Oui, tu serais un homme dans chacune de tes fibres
Hélas, tu ne sais pas désirer en vrai homme
Tu ne partages pas ce destin dans l’arène.
Caché sous cette peau, au milieu du troupeau
Madjnûn arriva donc en présence de l’aimée
En la voyant si près, il se mit â trembler
Puis, perdant la raison, il perdit connaissance
L’amour le submergea, il fut comme noyé
Et le berger alors l’emporta dans la plaine
Et l’aspergea d’eau fraiche pour dissiper l’ivresse
Et éteindre le feu qui dévorait son âme
â quelque temps de lâ, Madjnûn, le fou d’amour
Rencontra au désert des gens qui l’accueillirent
L’un d’eux lui dit : « Noble Madjnûn, toi qui vas nu
Choisis un vêtement, celui que tu désires
Je te le donnerai volontiers dans l’instant ! »
« Tout vêtement n’est pas digne de mon aimée
Hors la peau de mouton, quel habit me siérait ?
Il me faut une peau comme tout vêtement
Et brûler du sepand contre le mauvais œil
La soie et le brocart de Madjnûn, c’est la peau
Qui aime Leyli d’amour ne veut que cette peau
Je humai son parfum caché sous cette peau
Comment pourrais-je alors me vêtir autrement ?
Mon cœur sous cette peau reçut d’elle un message
Ne pas le reconnaître, c’est n’être qu’une peau ! »
I “amour, s’il est amour, t’arrache â la raison
Change du tout au tout cela même que tu es
Et le moindre tribut a payer pour cela
Pour cet effacement de tous tes attributs
Est de donner ta vie et fuir les vanités
Si tu es prêt, alors, avance, la tête haute
Car ce n’est pas un jeu que de jouer sa vie.
La balle de polo
Un jour, un pauvre hère tomba fou amoureux
D’Ayâz et la nouvelle s’en répandit partout
C’était un amoureux clairvoyant en tout point
Il savait de l’amour les folles exigences
Quand son aimé allait â cheval par la ville
Derrière lui le pauvre homme courait â perdre haleine
Et quand Ayâz allait au terrain de polo
Son amant, éperdu, suivait des yeux sa balle
On se chargea d’aller raconter â Mahmûd
Qu’un mendiant, un manant, osait aimer d’amour
Ayâz, le bel éphèbe, favori du sultan !
â quelques jours de lâ, Ayâz s’en retourna
Au terrain de polo et le pauvre mendiant
Tout éperdu d’amour, courait derrière lui
Hébété, il fixait la balle de ses yeux
Lui-même comme une balle frappée de plein fouet
Le sultan, en cachette le regardait agir
Il le vit, l’âme en peine et la face blêmie
Brisé, le dos courbé tel un mail de polo
La tête comme une balle, courant de tous côtés
Il manda donc cet homme et lui parla ainsi :
« Tu veux, pauvre mendiant, boire dans le verre du roi ? »
« Tu me traites de mendiant, lui dit le misérable
Pourtant, au jeu d’amour, moi, je ne t’envie rien
Amour et pauvreté vont ensemble, c’est sûr
Ici, le capital, c’est d’être dépourvu
La pauvreté toujours est le sel de l’amour
L’amour, sans aucun doute, ne sied qu’â un mendiant
3425 Toi, tu possèdes un monde et un cœur éclatant
Mais il faut â l’amour un cœur comme le mien
Il faut un cœur brûlé, consumé par le feu
3426 Tu disposes, il est vrai, des moyens de l’union
Or, il faut en amour l’absence et la patience
Pourquoi tout mettre en œuvre pour jouir de l’union
Quand l’amour ne s’éprouve qu’en la séparation ? »
« Toi qui n’es plus dans l’être, fit remarquer le roi
Pourquoi ne cesses-tu de fixer cette balle ? »
Le mendiant répondit : « La balle est comme moi
Éperdue et vouée tout entière â l’aimé
Elle sait ce que je vaux et je sais ce qu’elle vaut
Nous sommes l’un et l’autre le jouet de son jeu
Nous sommes tous les deux voués â notre errance
L’âme seule nous retient, nous, sans pieds et sans tête
Nous savons l’un et l’autre ce que l’autre ressent
Et nous nous confions les douleurs qu’il nous cause
Pourtant, le plus heureux de nous deux, c’est la balle
Car il lui est donné quelquefois de baiser
Le fer de son cheval au cœur de la mêlée
Certes, je n’ai comme elle, plus ni tête ni pieds
Ma souffrance pourtant est tellement plus intense
Le maillet du polo ne frappe que son corps
Mais moi, pauvre de moi ! c’est mon âme qu’il blesse
S’il est bien vrai qu’Ayâz la frappe tant et plus
Du moins la poursuit-il de ses assiduités !
J’ai beau être cent fois plus blessé qu’elle n’est
Sans lui, je suis derrière, devant elle pourtant
La balle quelquefois jouit de sa présence
Mais moi, je suis toujours, hélas, si loin d’Ayâz !
Parfois elle est unie â lui, dans la Présence
Et peut goûter alors â la joie de l’union
Moi qui n’ai jamais pu goûter â cette union
Je vois bien que je suis, â ce jeu, le perdant ! »
« Pauvre homme, dit Mahmûd, tu prétends devant moi
Que tu as accédé au rang de pauvreté
Mais si ce que tu dis n’est pas qu’un vain mensonge
Il te faut me prouver ce â quoi tu prétends ! »
« C’est vrai, dit le mendiant, tant que j’aurai la vie
Je ne pourrai prétendre â la vraie pauvreté
Si je fais dans l’amour don de ma pauvre vie
Ce sera lâ le signe que j’ai atteint ce rang
Ô roi, où est en toi l’essence de l’amour ?
Donne ta vie, sinon, ne prétends pas aimer ! »
Sur ces mots, il rendit l’âme â l’Âme des âmes
La vie qui l’animait en ce monde le quitta
Mahmûd, en le voyant étendu sur le sol
En conçut un chagrin qui noircit l’univers.
Si tu crois que donner sa vie est peu de chose
Viens ici, tu verras ce qu’est un vrai pillage
Si on te dit soudain : « Entre ! » pour que tu entendes
Le doux chant de l’appel, le tambour du départ
Tu seras tellement retourné corps et âme
Que tu mettras en jeu tout ce que tu possèdes
Et puis, je te le dis, une fois entré lâ
Ta raison et ton âme en seront bouleversées.
« Entre ! »
Un Arabe se rendit un jour jusques en Perse
Et fut fort étonné des coutumes locales
Il allait, ignorant, visitant le pays
Et parvint par hasard, au lieu-dit Qalandar
Il vit lâ une bande de derviches exaltés
Joyeux drilles qui avaient, sans un mot, tout quitté
Filous, escrocs, chanceux, joueurs invétérés
Des purs et durs plongés dans des vices variés
Chacun avait en main une coupe de vin
Du vin trouble que boivent les ivrognes fieffés
3457 En les voyant ainsi, notre homme fut subjugué
Et sa raison, dans ce torrent, fut emportée
3458 Le découvrant ainsi — l’âme toute ravie
La raison emportée — les derviches lui dirent :
« Entre donc, homme de rien ! ». Et lui, s’exécuta
Il entra ; cela suffit ; c’en fut fait de lui
Une coupe de vin suffit â l’enivrer
Il fut anéanti, en vrai déshonoré
Or, il avait sur lui beaucoup d’or et d’argent
Que d’un seul coup d’un seul il perdit dans le jeu
L’un des filous le fit boire encore et encore
Et puis on le chassa, dépouillé, de ces lieux
Il retourna alors au pays des Arabes
Lèvres sèches, l’âme en peine, dénudé, misérable
Ses proches de lui dire : « Tu es bien mal en point
Où sont passés tes biens ? Où étais-tu passé ?
Tu as perdu ton or et récolté l’angoisse
Ainsi donc, ton voyage en Perse a fait ta ruine !
Des bandits t’ont volé ? Où est passé ton or ?
Dis-nous par le menu ce qui t’est arrivé ! »
« J’allais tranquillement par les chemins de Perse
Répondit-il, quand j’arrivai â Qalandar
Après… je ne sais plus si ce n’est que je fus
Dépouillé de mon or et que j’ai tout perdu. »
On demanda : « Décris-nous Qalandar ! ». Et lui :
« Je n’entends de cela qu’“Entre donc !” et c’est tout ! »
3470 De fait, ce pauvre Arabe était anéanti
Il était terrassé par ce seul « Entre donc ! »
3471 Entre donc en ce lieu ou passe ton chemin
Soit tu fuis et renonces, soit tu plonges corps et âme
Tu reçois â ce prix les secrets de l’amour
Tu pénètres â ce prix dans la Voie de l’amour
Tu donneras ta vie, tu seras dénudé
Il ne te restera qu’« entre donc ! » en partage.
L’amoureux qui voulait tuer sa bien-aimée
Il y avait un homme aux vertus élevées
Qui tomba amoureux d’une grande beauté
Mais par un coup du sort la femme qu’il aimait tant
Devint malade et maigre, jaune comme un roseau
Le jour dans son éclat devint la nuit pour elle
Autour d’elle la mort rôdait, venant de loin
En entendant cela, l’amant vint en courant
Un poignard â la main. Il disait : « Il me faut
Tuer ma bien-aimée, mon amour, mon idole
Je ne veux pas la voir mourir de sa belle mort ! »
Les gens lui répondirent : « Tu as perdu tes sens !
Mais pour quelle raison veux-tu l’assassiner ?
Ne souille pas ta main de ce sang et renonce !
Bientôt elle mourra, et de sa propre mort.
Quelle est l’utilité d’assassiner un mort ?
Seul un fou trancherait la tête d’un mourant !
« C’est que si je la tue, rétorqua l’amoureux
La loi du talion s’appliquera â moi
On me tuera et puis, â la Résurrection
On me brûlera pour elle, comme on brûle la chandelle
Je veux dans mon désir qu’aujourd’hui on me tue
Que demain on me brûle. Pour elle. Cela suffit
Ainsi dans l’au-delâ aussi bien qu’ici-bas
Je serai son tué, son brûlé, exaucé. »
Les amants sont ceux-lâ qui dedans cette Voie
Mettent leur vie en jeu et renoncent aux deux mondes
Leur vie ne compte plus et ils ont arraché
Leur cœur, complètement, au monde d’ici-bas
Une fois la vie laissée, ils vont, le cœur léger
Au lieu d’intimité avec la bien-aimée.
La mort d’Abraham, l’Ami de Dieu
Lorsque Abraham était sur le point de mourir
Résistant â l’archange de la mort, Azraël
Il disait : « Retire-toi et va-t’en dire au Roi
De ne pas exiger l’âme de Son Ami ! »
Le Seigneur répondit : « Si tu es Mon ami
Alors â ton Ami, fais le don de ta vie
Faut-il donc t’arracher la vie avec l’épée ?
Entre amis, faudrait-il s’inquiéter de sa vie ? »
Quelqu’un qui était lâ lui demanda, surpris :
« Ô chandelle du monde, pourquoi ne veux-tu pas
Remettre â Azraël le souffle de ta vie ?
Les amants véritables ne sont-ils pas aussi
Ceux qui donnent leur vie ? Pourquoi la retiens-tu ? »
“Comment rendrais-je l’âme, répondit Abraham
Quand entre Lui et moi se met l’ange de la mort ?
Quand j’étais dans le feu, même quand Gabriel7
Me dit de faire un vœu, j’ai détourné la tête
Car il faisait écran entre mon Dieu et moi
Je n’ai pas regardé un instant Gabriel
Comment puis-je livrer mon âme â Azraël ?
Voilâ, je ne peux pas donner mon âme ainsi
Tant que je n’entendrai pas l’ordre de mon Dieu
Tant qu’Il ne dira pas : « Donne-la, Je le veux ! »
Quand j’aurai entendu cette injonction expresse
Même des milliers d’âmes ensemble réunies
Ne seront â mes yeux qu’un tout petit grain d’orge
â qui dans les deux mondes, donnerais-je mon âme
Tant qu’Il ne l’a pas dit ? Cette parole suffit.”
Troisième vallée : vallée de la Connaissance
Après cela, sans début ni fin, tu verras
Apparaître la vallée de la Connaissance
En ce lieu, maintes voies peuvent être choisies
Mais personne ne change pour autant de nature
Aucune voie, ici, n’est pareille â une autre
Il y a les pèlerins du corps et ceux de l’âme
L’âme et le corps sans cesse se dilatent, se rétractent
Ils progressent et régressent, â des degrés divers
Parmi toutes ces voies ici qui se présentent
Chacune est différente, chacune a sa mesure
Comment, dans cette voie propre â l’Ami de Dieu
Une pauvre araignée pourrait-elle marcher
Dans les pas d’un géant, les pas de l’éléphant ?
Chacun chemine donc selon sa perfection
Et sa proximité reflète ce qu’il est
Une mouche qui vole â hauteur de ses forces
Pourra-t-elle jamais égaler l’ouragan ?
3510 Comme chacun chemine â sa manière propre
Aucun oiseau jamais ne volera comme un autre
3511 Ainsi, la Connaissance prend différentes formes
De fait, l’un y accède en priant au mihrab
Quand un autre chemine en priant une idole
Une fois le soleil Connaissance levé
Au firmament sacré de cette Voie céleste
Chacun devient voyant, mais selon ce qu’il est
Trouvant la vérité dans le rang qui est sien
L’énigme de chaque atome s’éclaire alors enfin
La fournaise du monde en devient roseraie
On voit â l’intérieur et non plus l’extérieur
On ne voit plus rien d’autre en dehors de l’Aimé
Dans tout ce que l’on voit, on ne voit que Sa Face
Et dedans chaque atome apparaît Son reflet
Pour toi, cent mille mystères y seront dévoilés
Et ils t’apparaîtront comme un soleil radieux
Mais parmi cent mille hommes égarés et perdus
Seul un seul pleinement pourra voir les secrets
Il faut un homme parfait, une âme hors du commun
Pour plonger et nager en cette mer profonde
Si tu pouvais goûter un peu de ces secrets
Chaque instant, tu verrais ton désir s’attiser
Ici, la perfection de la soif est atteinte
Ici, les sangs versés seront justifiés
Même si tu parviens â atteindre le Trône
N’oublie jamais de dire : « N’y a-t-il rien de plus ? »
Immerge-toi dans l’océan de Connaissance
Sinon, va, couvre-toi la tête de poussière !
Plongé dans le sommeil, ô toi qui ne sais pas
Accueillir cette joie, consacre-toi au deuil !
Si tu ne connais pas les bonheurs de l’union
Pleure et porte le deuil de la séparation !
Si tu ne peux pas voir Sa Face de Beauté
Lève-toi et supplie d’accéder aux secrets !
Ce que tu ne sais pas, désire-le ; aie honte
D’être ainsi comme un âne égaré, sans licou !
Larmes de pierre
Il y a dans les montagnes de la Chine un homme
Pétrifié, qui verse des larmes jour et nuit
Chacune de ses larmes, quand elle atteint le sol
Devient une pierre. Or, si l’une de ces pierres
3530 Atteignait les nuages lâ-haut dans le ciel
Jusqu’â la fin des temps, il pleuvrait des regrets.
3531 La science est cet homme pur et véridique
Recherche-la toujours, serait-ce jusqu’en Chine
Mais les insouciants, les ingrats, les manants
L’ont fait tellement souffrir qu’elle s’est pétrifiée
Ce monde de souffrances n’est qu’obscures ténèbres
Et la science en elle, un joyau lumineux
Joyau de connaissance, vivifiante pour l’âme
Qui dans l’obscurité peut devenir ton guide
Et toi, dans ces ténèbres sans début ni fin
Tu es comme Alexandre, privé de la guidance
Si de ces beaux joyaux, tu prends une brassée
Tu auras des regrets de ce qu’il faut laisser
Si tu ne reçois rien, toi qui n’es bon â rien
Tu seras plus encore rongé par les regrets
Que tu aies ce joyau ou que tu ne l’aies pas
Tu seras, je le crains, toujours dans les regrets
Ce monde et l’au-delâ sont dans l’âme perdus
L’âme est cachée au corps, le corps â l’âme, perdus
Il te faut dépasser ce double égarement
Et tu auras atteint le point propre â l’humain
Si d’ici tu arrives â ce point spécifique
Te seront révélés des secrets bien cachés
Si par un grand malheur tu t’arrêtes en chemin
Tu seras tout entier noyé dans les sanglots
Veille durant la nuit, jeûne durant le jour
Pour qu’en toi se réveille ce désir de savoir
Perds le sommeil et puis l’appétit de ce monde
Entre dans le Désir, â perdre le désir !
L’amoureux endormi
Un amoureux transi, las de pleurs et de larmes
S’était endormi lâ, sur un talus de terre
Sa bien-aimée s’en vint â son chevet et vit
Qu’il dormait d’un sommeil profond et sans conscience
Elle lui écrivit sur-le-champ une lettre
Qu’elle attacha â la manche de l’endormi
Lorsque l’amant se réveilla, il lut la lettre
Et des larmes de sang coulèrent de son cœur
Elle disait : « Ô toi, muet et endormi Lève-toi !
Il est temps ! Si tu es un marchand
Pour amasser de l’or ; si tu es un ascète
Pour veiller et servir ton Seigneur jusqu’au jour
Si tu es amoureux, sois honteux, car vraiment
On ne doit point dormir quand on est un amant !
Les vrais amants le jour se consacrent au vent
Et la nuit, tout brûlants, â l’éclat de la lune
Toi, tu vas sans éclat, rien le jour, rien la nuit
Alors ne prétends pas être de ces amants
Si un amant s’endort ailleurs qu’en son linceul
Il est bien amoureux, mais de lui seulement
Toi, c’est par ignorance que tu vins â l’amour
Alors dors bien, surtout, car tu n’es pas des miens. »
L’amour sentinelle
Il y avait un jour un homme fort amoureux
Qui était sentinelle et veillait jour et nuit
Dans l’insomnie d’amour, sans jamais de repos
Quand un ami lui dit : « Dors donc pour une nuit ! »
« Pour moi, répondit-il, mes veilles de sentinelle
Font un avec l’amour, alors comment dormir ?
Avez-vous jamais vu dormir la sentinelle
Surtout s’il est en plus fou d’amour pour une belle ?
C’est lâ un poids en plus par-dessus mes épaules
C’est un poids sur un poids, il n’y a rien â faire
Comment pourrais-je bien trouver quelque repos
â qui emprunterais-je un semblant de sommeil ?
Chaque nuit l’amour vient et m’éprouve â loisir
L’amour m’est sentinelle qui veille le veilleur. »
Il allait par les rues exhibant son bâton
Et tantôt se frappait de chagrin le visage
Lui qui ne mangeait plus, lui qui ne dormait plus
S’il venait, par mégarde, â s’assoupir un peu
L’amour, â tous les coups, l’attendait au tournant
Il ne laissait personne dormir pendant la nuit
Dès que l’on s’endormait, il criait, il hurlait
L’un de ses amis dit : « Ô toi qui brûles ainsi
Ne peux-tu pas dormir un instant dans la nuit ? »
« Il ne sied pas, dit-il, â une sentinelle
De dormir, pas plus qu’â un amant ne convient
Une face qui ne soit pas inondée de larmes. »
Car â la sentinelle il faut les nuits de veille
Et â l’amant il faut dans l’eau perdre la face
Quand les larmes surviennent au moment de dormir
Comment fermer les yeux, glisser dans le sommeil ?
Puisqu’il est sentinelle et amant â la fois
Son sommeil a sombré dans l’océan des larmes
Oui, pour la sentinelle l’amour est excellence
Il en fait un veilleur qui ne peut plus dormir.
3572 Celui qui sait le prix de veiller dans la nuit
Sera-t-il jamais pris dans les rets du sommeil ?
Alors veille ! Ne dors pas si tu es dans la quête !
Mais si tu ne te paies que de mots, endors-toi !
Sois une sentinelle sur les chemins du cœur
Car autour de ton cœur des brigands sont tapis
Nombreux sont ces brigands, voleurs de grands chemins
Toi, préserve contre eux ton cœur, ce pur joyau
Lorsque la vigilance deviendra ta nature
L’amour apparaîtra, et puis la Connaissance
Dans cette mer de sang, par la veille nocturne
Ce qui doit advenir est Connaissance pure
Quiconque â su veiller en longues insomnies
Retourne avec un cœur éveillé au Seigneur
Puisque la condition de l’éveil est la veille
Sois fidèle en ton cœur et dors peu si tu peux !
Mais â quoi bon parler quand ton être se noie ?
Quel cri pourrait sauver un homme qui se noie !
Les amants ont atteint aux limites extrêmes
Tous, ivres dans l’amour, ont trouvé le sommeil
Et toi aussi, patiente en voyant que ces autres
Vaillants et valeureux ont bu ce qu’ils ont bu
Quiconque trouve en lui le goût de Son amour
Trouve la clé qui ouvre les portes des deux mondes
Femme, elle deviendra un homme hors du commun
Et homme, il se muera en une mer profonde.
Femmes et hommes
S’adressant â un homme, Abbâsa dit un jour :
« Sache donc, toi qui aimes, que si le mal d’amour
Se lève même un peu et illumine un cœur
S’il s’agit d’une femme, un homme naîtra d’elle
Et il engendrera une femme s’il est homme. »
La femme n’est-elle pas née du premier Adam ?
Ne sais-tu pas qu’un homme naquit de Marie ?
Tant que cela qui doit illuminer ton cœur
Ne sera pas levé pleinement en ton être
Dans ta vie et ton âme, rien ne se dénouera
Et quand cela viendra, tu auras le Royaume
Tu pourras récolter ce que ton cœur désire
C’est cela le Royaume et aussi la fortune
Un seul de ses atomes est un monde de sens
Et si tu te contentes du royaume d’en bas
Tu resteras sans fruit, et pour l’éternité
Car la vraie royauté est dans la connaissance
Fais tout ce que tu peux pour obtenir cela
Qui est ivre du monde des connaissances pures
Est souverain des mondes et de tout le créé
Le royaume du inonde lui paraît une paille
Les coupoles du ciel ne sont rien qu’une coupe
Ah, si les rois du monde pouvaient seulement
Goûter une gorgée de la mer sans rivage
L’affliction et le deuil enserreraient leur âme
Et ils n’oseraient plus se regarder en face.
La vraie royauté
Un jour que Mahmûd allait son chemin, il vit
Un de ces fous d’amour qui habitent les ruines
Sa tête était ployée sous le poids des malheurs
Son dos était courbé, écrasé de douleurs
Quand son regard tomba sur le roi, il lui dit :
« Va-t’en, je te préviens, ou je te donnerai
Cent bons coups de bâton pour te faire éloigner !
Car tu n’es pas un roi, tu n’es qu’un être vil
Tu es un infidèle aux grâces de ton Dieu ! »
« Je suis le roi Mahmûd, rétorqua le sultan
Et non un infidèle ! Parle-moi autrement ! »
« Pauvre ignorant, répondit l’homme, si tu savais
De qui tu t’es éloigné, toi, perdu, errant !
Tu n’aurais pas assez des cendres et de la terre
Il te faudrait du feu pour t’en couvrir la tête ! »
Quatrième vallée : la vallée de la Plénitude
Après paraît la vallée de la Plénitude
Où il n’y a plus de but et plus de prétention
Quand souffle le vent glacial de l’Indifférence
Qui ravage un pays entier en un instant
Tous les sept océans ne sont rien qu’un étang
Et les sept planètes, rien qu’une pauvre étincelle
Et les huit paradis, un corps mort, rien de plus
Et quant aux sept géhennes, rien qu’un morceau de glace
3608 Et pourtant, chose étrange, une infime fourmi
Peut être â la mesure de centaines d’éléphants
Et pour qu’un seul corbeau remplisse son jabot
Cent mille vies humaines n’y suffiraient pas même
Cent mille anges vêtus de vert furent brûlés
Afin qu’un seul Adam allumât son manteau
Et des milliers de créatures durent rendre l’âme
Pour que Noé construisit l’arche salvatrice
Des milliers de moustiques assaillirent l’armée
De Pharaon pour qu’Abraham pût triompher
Combien de nouveau-nés eurent la tête tranchée
Pour que Moise, enfin, pût voir la Vérité ?
Et combien se ceignirent de l’infidélité
Pour que Jésus devint confident des Secrets !
Combien d’âmes et de cœurs pillés et ravagés
Pour que le Messager pût monter jusqu’au Trône !
Ancien ou bien nouveau, ici, plus rien ne vaut
Rien de ce que l’on fait, rien de ce que l’on veut
Tu peux voir tout un monde de cœurs calcinés
Moi, je pourrais te dire que cela n’est qu’un rêve
Des milliers d’âmes noyées dedans cet océan
Ne sont qu’une rosée dans la mer infinie
Si cent mille personnes sombrent dans le sommeil
Elles ne sont qu’un atome abrité dans une ombre
Si les cieux et les astres s’écroulaient tous ensemble
Ce ne serait pas plus qu’une feuille qui tombe
Si tout s’annihilait, du poisson â la lune
Ce ne serait rien d’autre, en cette perspective
Qu’une fourmi tombée, impuissante, en un puits
Si d’un coup les deux mondes venaient â disparaître
Ce serait une pierre enlevée â la terre
Si humains et démons s’évaporaient soudain
Ce serait une goutte retirée â la pluie
Si tous les corps vivants redevenaient poussière
Ce serait comme un poil en moins dans un pelage
Le tout et la partie seraient anéantis
Que ce serait une paille envolée de la Terre
Si les neuf cieux ensemble perdaient leur chemin
Ce serait une goutte perdue dans les huit mers.
Tombé dans un puit
Il y avait un jeune homme dans notre village
Aussi beau que Joseph et que la pleine lune
Il tomba dans un puits, fut recouvert de terre
Puis sauvé par un homme qui passait près de lâ
3629 Sa vie avait ainsi basculé sous la terre
Lui qui était passé â deux doigts de la mort !
3630 Cet excellent jeune homme se nommait Mohammad
De lui â l’autre monde, il n’y avait qu’un pas
Et quand son père le vit choqué et sans parole
Il lui dit : « mon fils, lumière de mes yeux
Mohammad, ô mon âme, fais plaisir â ton père
Dis un mot ! » Et son fils répondit : « Mais quel mot ?
Où ? Qui ? Mais où est Mohammad ? Où est ton fils ?
Où, tous ? » Il dit cela, rendit l’âme et c’est tout.
Viator avisé, regarde bien le monde !
Regarde : où sont passés Mohammad et Adam ?
Où sont passés Adam et tous ses descendants ?
Que reste-t-il des noms, du tout et des parties ?
Où sont la terre et les montagnes, les mers, les cieux ?
Les péris, les démons, les humains et les anges ?
Où sont tous ces millions de corps pétris d’argile
Et tous ces millions d’âmes créées du pur Expir ?
Tous ont dû traverser les affres de la mort
Mais où sont-ils passés, néants d’âmes et de corps ?
Si tu passais au crible ce monde et l’autre monde
Et cent fois ces deux-lâ, pour voir ce qu’il en reste
Tu verrais qu’il ne reste rien sur ton tamis
Quand tu te trouves seul aux dédales de la mort.
Une goutte dans l’océan de l’être
Youssef de Ramadan qui était clairvoyant
Qui avait un cœur pur et éclairé disait :
« Si pendant des années tu voles dans l’Empyrée
Et puis que tu descends aux tréfonds de la terre
Tu verras que tout ce qui fut, est et sera,
Tout le créé, bien ou mal, jusqu’au moindre atome
N’est qu’une goutte d’eau dans l’océan de l’être
Rejeton du non-être, â quoi lui sert-il d’être ? »
Cette vallée n’est pas si aisée â franchir
Naif et ignorant, c’est toi qui le crois tel
Si du sang de ton cœur, la route devient mer
Tu n’auras guère passé que la première étape
Même si tu parcours des distances infinies
Tu ne seras encore que dans le premier pas
Nul pèlerin n’a vu la fin de ce chemin
Nul ne connut jamais de remède â ce mal
Si tu t’arrêtes lâ, tu seras pétrifié
Un cadavre immobile, un corps rigidifié
Pourtant, si au contraire tu cours â perdre haleine
Tu ne pourras entendre la voix qui dit : « Entre ! »
Tu ne peux dans ce cas ni rester, ni aller
Il vaudrait mieux pour toi ni naître, ni mourir !
Ta voie est difficile ! Que pourrais-tu bien faire ?
Ton travail est pénible et tu n’as point de maître !
3653 Sois impatient et sois patient, dans le silence
Ne fais plus rien, fais plus que tout, avec constance
Détache-toi de tout et continue ton œuvre !
Dis-toi qu’elle n’est rien et redouble d’efforts !
Ainsi, si les efforts pouvaient être un remède
Tu aurais â la fin de quoi te racheter
Et si aucun effort n’était d’aucun secours
Tu aurais tout ton temps, lâ-bas, pour ne rien faire
Abandonne â l’oubli tout ce que tu as fait
Oeuvrer et oublier, voilâ ce qu’il faut faire !
Comment savoir que faire quand on ne peut savoir ?
Je te souhaite qu’enfin tu saches et que tu fasses !
Que tu chantes la joie, que tu pleures le deuil
Ne perds jamais de vue le détachement pur
Ce détachement-lâ, fruit de la Plénitude
Cet éclair jaillissant qui enflamme cent mondes
Et les réduit en cendres en son feu dévorant
Cent univers ici sont réduits en poussière
Si un monde n’est plus, en cette vallée, qu’importe ?
Signes sur le sable
N’as-tu donc jamais vu ces savants sans sagesse
Qui tracent sur du sable tous les signes du ciel ?
Et qui font apparaître en des formes diverses
Aussi bien les planètes que les astres mouvants ?
Ils conjurent la Terre et la voûte céleste
Et en tirent des décrets, les formes du destin
Ils montrent le zodiaque, et les constellations
Qui se lèvent et se couchent et qui font l’horoscope
Ils tirent les augures, heureux ou malheureux
Ils disent la naissance et prédisent la mort
Quand ils en ont fini de leurs divinations
Ils renversent le sable et défont les images
Comme si tout cela, au fond, ne fut jamais
Comme si les images n’avaient pas existé
La forme de ce monde instable et tortueux
Est comme la surface de ce carré de sable
3670 Si tu n’as pas la force d’accepter cela
Alors, retire-toi, n’approche pas de lâ !
C’est ici que les hommes se transforment en femmes
Et c’est ici qu’ils perdent les signes des deux mondes
Si tu n’as pas la force d’aller ce chemin
Quand tu serais montagne, tu ne vaux pas une paille
L’illuminé
Il y avait un homme familier des secrets
Devant qui se levèrent les voiles des mystères
Alors il entendit une voix qui disait :
« Vieux sage, fais un vœu, il sera exaucé ! »
L’homme lui répondit : « Je vois que les prophètes
Ont souffert mille maux, subi mille souffrances
Que toujours, des malheurs, ils eurent la part belle
Si eux, les envoyés, ont reçu ces malheurs
En partage, â quelle joie pourrais-je bien prétendre ?
Moi, vieillard esseulé, je ne veux rien du monde
Ni bonheur, ni malheur, laisse-moi seul, sans rien !
Les meilleurs ont ici reçu le pire sort
â quel heureux destin peut prétendre un vaurien ?
Les prophètes étaient rois au royaume des affres
Mais moi, je ne puis pas les suivre, laisse — moi ! »
Hélas, j’ai beau parler du tréfonds de mon âme
Si cela ne te met pas en branle, â quoi bon ?
Bien que tu sois tombé dans la mer des dangers
Tu es comme l’écume et tu flottes sur l’eau
Si tu savais quel monstre est lâ, au fond des eaux
Pourrais-tu seulement plonger dans cette voie ?
Dans ton âme, tes pensées sèment d’abord le trouble
Puis, quand tu as plongé, quand ton âme jamais
Trouvera le rivage qui jamais ne se trouve ?
Le goût du miel
Une mouche volait, en quête d’un repas
Quand, voyant une ruche de miel dans un coin
Elle fut tout excitée â l’idée de goûter
De ce nectar sucré, et s’écria ainsi :
« Quelle noble créature pourrait venir m’aider
â entrer dans la ruche en échange d’un grain d’orge ?
Si seulement je pouvais me lover dans ce creux
Je serais si heureuse, petite mouche â miel ! »
Un qui passait par lâ trouva la solution
Et fit entrer la mouche contre un petit grain d’orge
Une fois dans le miel, la mouche ressentit
Un étau se fermer sur ses pattes menues
Chaque battement d’aile disloquait ses jointures
Plus elle se débattait, plus l’étau se serrait
Alors, désespérée, elle dit dans un cri :
« Ainsi, je vais mourir, c’est lâ mon châtiment
Ce miel assurément, m’est plus fort qu’un poison
Maintenant je suis prête â payer deux grains d’orge
Pour me sauver d’ici et d’une mort certaine ! »
Ici, nul ne connaît de répit un instant !
Nul ne pourra jamais passer cette vallée
S’il n’est pas arrivé â la maturité
Cela fait si longtemps que ton cœur agité
Promène çâ et lâ sa vaine négligence !
Tu as mené ta vie sans récolter de fruits
Crois-tu qu’il te sera donné une autre vie ?
Lève-toi ! Et franchis cette aride vallée !
Envole-toi ! Renonce â ta vie, â ton cœur !
Car tant que tu seras attaché â toi-même
Tu seras un païen, ou pire, un ignorant !
Sacrifie donc ta vie et fais don de ton cœur !
De peur qu’ils ne t’éloignent de la Plénitude.
La fille du maître-chien
Il y avait un sheykh de grande renommée
Qui tomba amoureux, tout ascète qu’il était
De la fille d’un maître-chien. Amoureux fou !
Cet amour était tel que dans son cœur épris
Tourbillonnaient sans cesse des vagues de sang
3702 Dans l’espoir de la voir, ne serait-ce qu’un instant
Il dormait â son seuil, la nuit, avec les chiens
Ayant appris cela, la mère de la fille
Lui dit : « Te voilâ égaré dans le désir
Pauvre homme ! Mais sais-tu bien que nous gardons des chiens ?
Il te faudra entrer dans la même carrière
Et être maître-chien toute une année durant
Si tu veux épouser celle que tu adores. »
L’amoureux, sans faiblir, accepta aussitôt
Il enleva son froc et devint maître-chien
Ainsi se rendit-il, tout une année durant
Tous les jours au bazar, accompagné d’un chien
Il avait un ami, un soufi lui aussi
Qui, voyant son état, lui en fit un reproche :
« Tu as été trente ans un homme pur et droit
Que fais-tu ? A-t-on vu un homme ainsi se perdre ? »
Le sheykh lui répondit : « Tu ne sais rien de rien
Silence ! Si tu lèves le voile sur ce secret
Le Très-Haut qui, Lui, sait la clé de ces secrets
Fera tomber sur toi ce qui m’est arrivé
En t’entendant ainsi me faire des reproches
Il remettra ce chien de ma main dans la tienne. »
Hélas ! J’ai tant parlé de mon cœur et du sang
Versé sur cette Voie, sans homme â qui parler
Hélas ! J’ai trop parlé et j’ai parlé en vain
Puisque nul parmi vous n’a cherché les mystères
Si vous reconnaissiez les secrets de la Voie
Alors â mes paroles, vous seriez éveillés
Mais j’aurais beau parler, tant et plus, et encore
Vous restez endormis ! De quoi vous sert un guide ?
Un mot
Un disciple un beau jour demanda â son maître :
« Donne-moi une perle, un mot sur la Présence ! »
« Laisse-moi ! dit le maître, je ne dirai pas mot
Tant que tu n’auras pas purifié tout ton être
Car â quoi peut servir le musc dans la souillure ?
â quoi bon un tel mot donné â un ivrogne ? »
Cinquième vallée : la vallée de l’Unicité
Alors paraît la vallée de l’Unicité
Station de l’Unité, où tout est unifié
Ceux qui ont traversé ce grand désert aride
Têtes multipliées jaillissant d’un seul col
Se retrouvent un seul ; nombreux ou quelques — uns
Qu’importe ? Ils ne sont qu’un dans leur pluralité
Ici, en ce chemin, le multiple est dans l’Un
Une fois un toujours sera égal â un
Pourtant, l’Un qui advient n’est pas le nombre un
L’un dépasse le nombre et l’autre, les limites :
Alors, renonce donc aux deux éternités
Les deux s’étant perdues â tes yeux pour jamais
D’elles que reste-t-il ? Rien. N’en fais plus mention !
Et puisque tout est rien et que rien est le tout
Que reste-t-il alors qu’un abîme sans fond ?
Monde de cire
Il y avait un fou â qui l’on demanda :
« Dis-nous, qu’est-ce que le monde et de quoi est-il fait ? »
« Ce monde plein d’honneurs et d’infamies aussi
Est un objet de cire, peint de mille couleurs
Mais si quelqu’un venait â caresser l’objet
Il ne resterait plus que de la cire informe
Le monde tout entier n’est autre que cela
Va ! Toutes ses couleurs ne sont qu’une, crois — moi
Alors, tout étant un, le deux n’existe pas
Ni toi non plus, ni moi. » Ainsi parla le fou.
Louche
Une vieille femme un jour alla voir Bou’Ali
Lui offrant en présent quelques pépites d’or
Le vieux sage lui dit : « Mais je me suis promis
De ne rien accepter de personne, sauf de Dieu. »
« Ô mon cher Bou’Alî, lui répondit la vieille
D’où vient que tu vois double ? Tu n’es donc pas un homme
â régler nos affaires ! As-tu les yeux qui louchent ?
Pour croire que tu vois, lâ, un autre que Lui ? »
Lâ, dans cette vallée, on voit Lui et rien d’autre
Car il n’y a lâ-bas ni temple ni Ka'ba
3738 Pour qui parvient ici, toute chose qu’il entend
Provient de Lui. Le pilier de son existence
C’est Lui. Et il ne voit plus rien désormais
Hormis lui. Et il ne sait pas d’autre éternel
Que ce Lui. Il est en Lui, de Lui, avec Lui
Mais aussi en dehors, au-delâ, par-delâ !
Qui ne s’est pas noyé dedans l’Unicité
Aura beau être humain, il ne sera pas homme !
Bons ou mauvais, les hommes ont reçu en partage
Un soleil au tréfonds invisible de leur être
Ce soleil un beau jour en nous se fera jour
Levant de son visage le voile qui le recouvre
Une fois arrivé au soleil de ton être
Sache que bien et mal ne seront plus de mise
Car le bien et le mal ne sont que si tu es
Quand tu es submergé, l’illusion disparaît
Tant que tu restes pris dans ton egoité
Dans le bien et le mal tu demeures englué
Et pour toi, le chemin paraît long et sans fin
Depuis que du néant tu as été créé
Tu es le prisonnier de ta propre prison
Hélas ! Si tu pouvais être comme tu fus
C’est-â-dire sans être, suspendu au néant !
Purifie donc ton être des souillures du péché
Et puis deviens poussière, comme une poignée d’air
Tu ne sais quelles taches impures et ténébreuses
Se cachent dans ton corps et souillent ta nature
En toi vont en secret des serpents, des scorpions
Ils ont l’air assoupis et tapis dans les coins
Mais si tu les dévoiles, ne serait-ce qu’un peu
Ils deviennent soudain comme mille dragons
Chacun a en lui-même un enfer habité
De serpents qu’il lui faut purifier et vider
Si tu te purifies de tes nombreux démons
Tu pourras reposer, heureux, dessous la terre
Sinon, dedans ta tombe, scorpions ou bien serpents
Te mordront â l’envi jusqu’au Jour du Jugement
Qui ne sait pas ce qu’est cette haute pureté
Quel qu’il soit, il n’est rien qu’un pauvre vermisseau.
Jusqu’â quand, ô « Attâr, parler pour ne rien dire ?
Reviens donc aux mystères secrets de l’Unité
Lorsque l’homme de la Voie arrive dans ce lieu
Dans son cheminement, le lieu même disparaît
Il se perd, car ici justement il se trouve
Et il devient muet, se mettant â parler
3760 Il deviendra partie, il deviendra le tout
La partie et le tout, puis ni partie ni tout
Les attributs ne sont qu’une forme après tout
Mais ils ne sont pourtant ni l’âme ni le corps
De chacun de ces quatre provient chacun des quatre
Cent mille ici, étrange, font bien plus que cent mille
â l’école où s’apprend ce secret prodigieux
Des milliers de raisons ont les lèvres assoiffées
Mais qu’est-ce que la raison ici, pauvre impuissante
Enfant sourd de naissance. hélas, et misérable ?
Qui a reçu l’éclat d’un atome du secret
Détourne le regard des attraits des deux mondes
Dépouillé de lui-même, il ne lui reste rien
Que le néant des mondes qui ne lui sont plus rien
Et bien qu’il ne soit plus, il est, précisément
Car il est â la fois et l’être et le néant.
Libération d’un esclave
Le vieux sage Loqman dit un jour â son Dieu :
« Je suis vieux et perdu, mon errance est sans fin
Or, après une vie de longue servitude
On affranchit l’esclave pour prix de ses services
Moi, je suis ton esclave, ô mon Dieu,
Ô mon Roi Et j’ai sous le harnais blanchi â Ton service
J’ai longuement souffert, accorde-moi la joie !
Je suis devenu vieux, fais de moi un homme libre ! »
Une voix en son âme alors se fit entendre :
« Ô toi, l’ami intime de Mon intimité
Pour qui veut s’affranchir de son état d’esclave
Doivent s’annihiler la raison et la loi
Alors, viens, quitte-les et fais le premier pas ! »
« Seigneur, Lui dit Loqmân, moi, je ne veux que Toi
Qu’ai-je â faire de la raison ou de la loi ? »
Ainsi renonça-t-il â l’une comme â l’autre
Et se mit â danser dans une danse folle
Disant : « Je ne sais plus qui je suis, si je suis
Je ne suis plus esclave, mais que sais-je et que suis-je ?
Disparu l’esclavage ! La liberté aussi !
Dans mon cœur, plus de peine et plus de joie non plus
Je suis sans attribut et je ne le suis pas
Je suis le connaissant sans connaissance aucune
Es-Tu moi ? Suis-je Toi ? Je ne sais même pas !
En Toi, j’ai disparu. Plus de dualité ! »
Noyade
Un amant se jeta un jour dans un cours d’eau
Pour sauver son aimée qui allait se noyer
Quand ils se retrouvèrent ensemble sur le rivage
La belle s’écria : « Mon Dieu, quelle inconscience !
Je suis tombée dans l’eau et j’allais me noyer
Mais pourquoi t’es-tu, toi, mis ainsi en danger ? »
Son amant répondit : “Je me jetai â l’eau
Parce que toi, c’est moi, où est la différence ?
ll a fallu longtemps pour que je puisse dire
Que ton « toi » et mon “moi” ne sont qu’un désormais
Es-tu toi ? Suis-je moi ? Reste-t-il une trace
De la dualité ? Avec toi, je suis toi
Puisque toi, tu es moi et moi, toi, pour toujours
Nous ne sommes qu’un corps. Il n’y a rien d’autre â dire !”
Tant qu’il y a toi et moi, il y a pluralité
Et quand cela se lève, apparaît l’Unité
Il faut te perdre en Lui : voilâ l’Unicité
Perdre jusqu’â la perte : voilâ l’Unité pure !
La parade
Un jour que la splendide et invincible armée
De Mahmûd paradait pour la gloire, exhibant
Fantassins, éléphants jusqu’â perte de vue
Monté sur une hauteur, le sultan regardait
Ce spectacle grandiose, en compagnie d’Ayâz
Son bien-aimé, et de Hasan, son bon vizir
La terre tout entière grouillait de cette armée
Comme une fourmilière s’agitant tant et plus
Jamais, de mémoire d’homme, on n’avait vu armée
Si formidable en nombre, si vaste, inégalée
Alors, le sultan dit, s’adressant â Ayâz :
« Cette armée si puissante et nombreuse est â moi
Mais moi, je suis â toi, et toi, tu es mon roi ! »
Malgré ces mots émis de la royale bouche
Ayâz demeura impassible, indifférent
Il ne montra aucun signe de gratitude
Et il rit comme si le roi n’avait dit mot
Hasan en fut troublé et dit : « Ne vois-tu pas
Qu’un roi a honoré l’esclave que tu es ?
Et toi, tu restes lâ, debout, sans te courber ?
Sans montrer aucun signe de reconnaissance ?
3799 Pourquoi ne rends-tu pas les hommages â ton roi ?
Ce n’est pas lâ la voie de la vraie gratitude. »
« Il y a â cela deux réponses, dit Ayâz
Qui avait écouté les reproches du vizir,
La première c’est que, face au roi, que peut faire
Un pauvre malheureux pour dire sa gratitude ?
Se rouler dans la terre ? Lui parler en geignant ?
Mais même se montrer infime face â lui
C’est se montrer encore, se croire digne de lui
Qui suis-je pour me livrer â une telle action ?
Qui suis-je pour me montrer et prouver que j’existe ?
Il est le maître ici, â lui sont les esclaves
Moi, qui suis-je ? â lui sont l’ordre et la dignité
Pour toutes les bontés qu’il octroie chaque jour
Pour la grâce qu’il fit aujourd’hui â Ayâz
Je ne sais pas de mot. Comment lui rendre hommage ?
Quand les mondes loueraient jour et nuit son essence
Cela ne serait rien pour dire sa grandeur !
Comment faire montre alors du néant de mon être ?
Qui suis-je, moi pauvre Ayâz, pour faire preuve d’être ?
Non, je ne pourrai pas me courber, dire merci !
Qui suis-je pour prétendre â cette dignité ? »
Hasan loua Ayâz pour ce qu’il avait dit.
« Je pourrai certifier, ajouta le vizir
Que tu es, parmi tous, le plus reconnaissant
Et digne des bienfaits que notre roi t’octroie.
Mais quelle était, dis-moi, la deuxième réponse ? »
« Je ne puis la donner devant toi, dit Ayâz
Mais si le roi et moi étions tout seuls ensemble
Je pourrais en parler en toute intimité
Comme tu ne fais pas partie du cercle intime
Comment te parlerais-je, â toi, qui n’es pas roi ? »
â ces mots, le sultan renvoya le vizir
Rejoindre promptement les rangs de son armée
Car dans le cercle intime, il n’y a ni moi ni nous
Et encore moins Hasan, même fin comme un fil !
« Nous voilâ entre nous, dit alors le sultan
Dis-moi ce qui ne peut se dire qu’aux initiés ! »
Et Ayâz répondit : « Chaque fois que mon roi
Jette de par sa grâce un regard bienveillant
Sur moi qui ne suis rien, son regard me saisit
Et son éclat absorbe mon être tout entier
Devant la gloire du roi, soleil en majesté
Je me sens si infime que je deviens néant
Comme il ne reste rien de moi, pas même un nom
Comment me prosterner en une action de grâce ?
Si tes yeux voient encore quelqu’un dans ce moment
Ce quelqu’un n’est pas moi, ce quelqu’un est le roi !
Quand tu octroies la grâce, une seule ou bien mille
Tu le fais en seigneur, tu le fais â toi-même !
Quand une ombre se perd dans l’éclat du soleil
Que peut-elle bien faire, comment courber l’échine ?
Ton Ayâz est une ombre au jardin de ta grâce
Perdue et éperdue au soleil de ta face
Puisque ton serviteur est devenu néant
Et qu’il ne reste rien de lui devant ta gloire
Fais, toi, ce que tu veux ; il n’est plus ; toi, tu sais. »
Sixième vallée : la vallée de la Perplexité
Et puis, après cela, vient la Perplexité
Vallée de la douleur et de l’inassouvi
â chaque inspir ici, une lame te lacère
Et chaque expir exhale des plaintes déchirantes
Ici, que de « hélas ! », de douleurs, de brûlures
Ici, la nuit, le jour ne sont ni nuit ni jour
Chaque cheveu, ici, saigne continûment
Et ce sang, en coulant, écrit le mot « hélas ! »
Qui atteint â ce point, â force de douleur
Est un feu pris de glace, une glace brûlée
Quand il arrive ici, dans la Perplexité
La stupeur le saisit et il perd tout repère
Ce que l’Unicité imprima dans son âme
En lui, de lui se perd ; même perdre se perd
Et si on lui demande : « Es-tu sobre, es-tu ivre ?
Es-tu ou n’es-tu pas, dis-moi, existes-tu ?
Te tiens-tu dans le centre ou la périphérie ?
Es-tu au bord des choses ? Caché ou révélé ?
Néant ou éternel ou bien les deux ensemble ?
Ou bien ni l’un ni l’autre ? Es-tu toi ou pas toi ? »
Il dira : « Je ne sais, non, je ne sais plus rien
Je ne sais même pas si vraiment je ne sais
Possédé par l’amour, mais je ne sais de qui
Ni croyant, ni incroyant, mais alors, que suis — je ?
Je ne sais rien, vraiment, de l’amour qui me tient
Mon cœur est plein d’amour et pourtant il est vide. »
Était-ce un rêve ?
Il y avait un roi dans un vaste royaume
Qui avait une fille plus belle que la lune
Ornement du palais et rivale des fées
Joseph par sa beauté, et puits par sa fossettes
3842 Chacune de ses boucles avait cent cœurs blessé
Chacun de ses cheveux se frayait dans les âmes
Sa face-pleine-lune était un paradis
Qui se levait au ciel de ses deux beaux sourcils
Lorsque de ces deux arcs, elle lançait ses flèches
Les deux arcs dans le ciel se courbaient devant elle
De ses narcisses enivrés, les cils étaient
Sur la route des sages de piquantes épines
Elle était un soleil, la Dame des beautés
Damant cent fois le pion â l’éclatante lune !
Ses lèvres, deux rubis, nourriture des esprits
Faisaient l’admiration, même du Saint-Esprit
Et quand elle riait, même l’eau de la vie
Mourante et assoiffée, voulait boire â ses lèvres
Regarder sa fossette, abîme en son menton
C’était tomber au fond du puits le plus profond
Et qui tombait au piège de sa face de lune
S’enfonçait dans le puits sans corde de salut
Or, un jour, un esclave rayonnant de beauté
Entra dans le palais au service du roi
Il conjoignait en lui le soleil et la lune
Et il les éclipsait par l’éclat de sa face
Il n’avait pas d’égal de par le vaste monde
Et sa beauté causait un trouble universel
Partout où il allait, dans la rue, au bazar
Tous étaient fascinés par sa beauté solaire
Il se trouva qu’un jour, la royale princesse
Vit par hasard l’esclave dans toute sa beauté
Son cœur en fut ravi et blessé jusqu’au sang
Sa raison s’échappa et battit en retraite
L’amour alors survint et occupa la place
Et la douce princesse but le calice amer
Un temps, elle pensa, réfléchit, médita
Puis les affres d’amour la prirent tout entière
Le désir la brûlait de son feu incessant
Elle se consumait d’être loin de l’aimé
Cette belle princesse avait â son service
Dix esclaves chanteuses aux voix de rossignol
Des joueuses de flûte sans égales en leur art
Et qui ravissaient l’âme, comme le roi David
Elle leur avoua quel était son état
Sans honte et sans remords, prête â quitter la vie
Car â quoi bon la vie quand on a découvert
Un amour éperdu pour la Vie de la vie ?
3864 « Si j’avoue mon amour â l’esclave, dit — elle
Il pourrait se tromper, car je ne peux tout dire
Et mon honneur, hélas, peut avoir â souffrir
De m’abaisser ainsi au rang de cet esclave
Mais si je ne peux pas conter ce qui m’arrive
Je mourrai de chagrin sous le voile du secret
Cent fois, je me suis dit qu’il faut prendre patience
Mais je n’y puis tenir, ma patience est â bout
Il me faut ce cyprès, que je puisse en jouir
Dans le plus grand secret, sans même qu’il le sache
Si je pouvais ainsi parvenir â mes fins
Mon âme irait enfin en paix, et exaucée. »
Les esclaves chanteuses ayant oui cela
Lui répondirent en chœur : « Sois tranquille, ô princesse
Ce garçon que tu veux, nous te l’amènerons
En secret dans la nuit, sans qu’il n’en sache rien. »
Ainsi, le lendemain, l’une d’elle se rendit
Auprès du bel esclave et fit venir du vin
Dans ce vin, elle versa une drogue spéciale
Qui le ravit, le pauvre, â lui-même et au monde
Une fois qu’il eut bu et qu’il perdit conscience
La belle enchanteresse en fit ce qu’elle voulait
Du matin jusqu’au soir, elle le laissa ivre
Sans conscience de rien et absent aux deux mondes
Puis quand la nuit tomba, vinrent les autres chanteuses
Elles roulèrent l’esclave dans un linge de lit
Et le portèrent ainsi, caché, â leur maîtresse
Ensuite elles l’installèrent sur le trône d’or fin
Et lui couvrirent la tête des perles â foison
Au milieu de la nuit, encore â demi ivre
L’esclave ouvrit des yeux encore tout alanguis
Et vit qu’il se trouvait en un palais sublime
Semblable au paradis et sur un trône d’or !
Il se vit entouré de chandelles ambrées
Et de bâtons d’encens qui embaumaient la pièce
Idoles de beauté, des esclaves chanteuses
Chantaient â ravir l’âme et le corps tout autant
Et le vin circulait parmi cette assemblée
Comme un soleil mêlé aux lueurs des chandelles
Mais parmi ces douceurs et ces plaisirs des sens
ll fixa un visage, celui de la princesse
Sans vie et sans raison, dans la contemplation
Il ne savait plus rien de lui ni des deux mondes
Sa langue était muette, son cœur rempli d’amour
Et son âme en extase devant cette splendeur
Ses yeux ne quittaient plus le visage de l’aimée
Ses oreilles écoutaient la musique des sphères
Le doux parfum de l’ambre emplissait ses narines
Dans sa bouche, il avait le goût d’un feu liquide
3889 La princesse lui tendit une coupe de vin
Et pour l’accompagner lui donna un baiser
Ses veux restèrent alors sur le visage aimé
Devant tant de beauté. il resta stupéfait
Et comme il ne pouvait proférer aucun mot
ll répandait des larmes et se tenait la tête
Et quant â la princesse, belle comme une idole
Elle versait sur lui le torrent de ses larmes
Et puis elle baisait ses lèvres et répandait
Le sucre sur le sel, l’un â l’autre mêlés
Tantôt elle défaisait sa chevelure folle
Et tantôt se perdait dans ses yeux. Subjuguée
Lors l’esclave, enivré de sa douce présence
Ni lui-même ni un autre et les veux grands ouverts
Contempla cette vue jusqu’au lever du jour
Quand l’aube se leva â l’orient du monde
Et que souffla la brise annonçant le matin
Vaincu, le bel élu sombra dans le sommeil
Et tel, il fut porté jusque dedans sa couche
Au bout de quelque temps, quand il revint â lui
Lui, le si bel esclave â la peau d’argent pur
Il resentit en lui une émotion intense
Sans savoir cependant quelle en était la cause
Mais â quoi bon l’émoi quand la cause n’est plus ?
La fortune l’avait submergé tout entier
Lui qui ne possédait ni fortune ni bien
Alors il recouvrit sa tête de poussière
S’arracha les cheveux et déchira sa robe
Quand on lui demanda ce qui lui arrivait
Il dit : « Je ne peux pas vous raconter cela
Ce que dans mon ivresse j’ai vu de mes yeux
Je sais que nul, jamais, ne le verra en songe
Nul jamais ne vécut et ne vivra jamais
Ce qui m’est arrivé et me laisse hébété
Ma langue ne peut dire ce que mes yeux ont vu
Secret inégalable et source de stupeur ! »
« Mais reviens donc â toi, lui dirent ses amis,
Parle-nous, même un peu ! le Et lui de leur répondre :
“Hélas, je ne le puis ! Je ne sais même pas
Si c’est moi qui ai vu, moi qui ai entendu
Ces choses stupéfiantes. C’était peut-être un autre !?”
“Ton trouble et ta folie, suggéra un idiot
Ne sont finalement que le fruit de tes rêves !”
“Je ne sais vraiment pas, lui répondit l’esclave
Si j’étais éveillé ou si c’était un songe
Si c’était de l’ivresse ou la pleine conscience
Il n’y a dans le monde rien de plus étrange
Que cet état mêlé de conscience et de songe
3914 Je ne puis ni le dire et ni pourtant me taire
Et je ne peux pas même ici perdre conscience
Cet état m’a saisi et imprègne mon âme
Pourtant, je ne peux pas en retrouver la trace
J’ai vu une beauté aux perfections sublimes
â laquelle jamais n’accéda un mortel
Le soleil devant elle n’est qu’un atome infime
Je ne sais rien de plus. Dieu seul sait ce qu’elle est !
Que pourrais-je bien dire quand ma raison s’égare ?
Oui, c’est vrai, je l’ai vue et cela est certain
Non, pourtant, je crois bien que je ne l’ai pas vue
C’est entre oui et non qu’est ma perplexité.”
La mère éplorée
Un sage qui avait le don de clairvoyance
Vit une mère pleurer sur la tombe de sa fille
Il se dit en lui-même : “Cette femme l’emporte
En savoir sur les hommes. Contrairement â nous,
Elle voit clairement de qui elle est privée
Elle connaît la cause du chagrin qui la ronge
Bienheureuse, elle sait la raison de son deuil
Et qui elle doit pleurer. Alors que moi, hélas !
Je suis dans le tourment. Nuit et jour dans le deuil
Mais sans savoir jamais pour qui je dois pleurer !
Je souffre, je m’afflige et je verse des larmes
La source de mon mal pourtant m’est inconnue
Je suis perdu, perplexe, noyé dedans mes pleurs
Mais qui est l’être aimé dont je suis séparé ?
Cette femme cent fois, mille fois me dépasse
Pour la seule raison qu’elle sait qui pleurer
Et moi, je n’en sais rien si ce n’est que ce mal
Me ronge et me dévore dans la perplexité !”
En cette station où le cœur disparaît
Que dis-je ?, où la station elle-même disparaît
La raison est vaincue, elle a perdu le fil
La pensée égarée, elle a perdu la clé
Qui arrive â ce point, â coup sûr, perd la tête
De ses quatre murailles, il ne trouve plus la porte
Ici, qui peut trouver la porte et le passage
Trouverait le secret total en un seul souffle.
Où est la clé ?
Un soufi entendit un jour sur son chemin
Un homme qui geignait et qui se lamentait
3934 “Ah, j’ai perdu ma clé ! Quelqu’un l’aurait trouvée ?
Car la porte est fermée et je ne peux entrer
Que faire en ce malheur qui a frappé ma vie ?
Que faire si la porte reste â jamais fermée ?”
“Mais pourquoi t’affliger, dit-il au pauvre hère
Quand, fût-elle fermée, tu sais où est la porte
Si tu restes devant, assis assez longtemps
La porte s’ouvrira, c’est une certitude
Ta peine est surmontable, mais la mienne est terrible
Car la perplexité me brûle tout entier
Je suis lâ, en suspens, ne sachant rien de rien
Je n’ai ni clé, ni porte, ni maison, ni chemin
Plût â Dieu que je pusse aller vers quelque part
Et trouver une porte, ouverte ou bien fermée !”
Les hommes n’ont de part qu’a de pures illusions
Personne n’a accès â la réalité
â celui qui demande : “Comment faire ?”, je réponds :
“Renonce justement au ‘comment’ qui t’occupe !”
Qui atteint la vallée de la Perplexité
Entre dans des désirs qui n’ont jamais de fin
Jusques â quand errer dans la Perplexité ?
Toute trace effacée, comment m’y retrouver ?
Je ne sais, je ne sais… Si je pouvais savoir
Cette perplexité s’en trouverait accrue
Ici, quand je me plains, c’est une action de grâce
La foi est incroyance et l’incroyance, foi !
Tout est parti au vent
Pris des douleurs du désir, le sheykh Nasrabad
Fit le Pèlerinage quarante années de suite
Seul, â pied, sans secours et dans le dénuement
Puis, les cheveux blanchis et le corps affaibli
On le vit torse nu, ceint du zonnar des guèbres
Le cœur et l’âme en feu, la paume vers les cieux
Il tournait tout autour du feu sacre des guèbres
Sans se vanter pourtant et sans forfanterie
On lui dit “Que fais-tu, vieux sage ? N’as-tu pas honte ?
Toi qui quarante fois fis le pèlerinage
Toi qui es notre maître, te voilâ mécréant ?
Voici que tu fais preuve d’immaturité ?
Auprès des grands mystiques, tu souilleras ton nom
Quel sheykh autre que toi se livra sans vergogne
â cette forfaiture ? Sais-tu ce qu’est ce feu ?”
Hélas, leur dit le sheykh, mon état est extrême
Le feu a consumé mon être tout entier
Tout ici a brûlé, ma moisson et ma vie
Tout est parti au vent, mon honneur et mon nom
Me voilâ devant moi, hébété et hagard
Je n’ai plus de ressource, je ne sais plus de ruse
Quand le feu prend dans l’âme et la réduit en cendres
Que laisse-t-il du nom ? Où passe le renom ?
Tant que ce feu tiendra mon âme entre ses flammes
Je tiendrai en dégoût le temple et la Ka'ba
Si la perplexité te saisissait aussi
Tu serais comme moi assailli de désirs ! »
Abîmes de perplexité
Il était une fois un novice au cœur pur
Qui rêva de son maître, parti dans l’au-delâ
Il lui dit : « J’ai le cœur immergé dans le sang
De la perplexité, et toi, comment es-tu ?
Tu es parti, hélas, et mon cœur a pris feu
Perplexe, loin de toi, je brûle dans ce feu
De la stupéfaction, je cherche le secret
Mais toi, dans l’au-delâ, dis-moi comment tu es ? »
« Je suis, lui dit son maître, plus perplexe que toi
Et je me mords sans cesse les mains, dans ma stupeur
lci, au fond du puits, comme en une prison
Notre perplexité dépasse de loin la vôtre
3967 Un seul infime atome de perplexité
Vécue dans l’au-delâ est plus immense encore
Que cent hautes montagnes dans le monde d’en bas ! »
Septième vallée : vallée du Dénuement et de l’anéantissement
3968 Puis vient le Dénuement, l’Anéantissement
Quelle langue peut dire cet état, ce néant ?
C’est un monde d’oubli, d’absence et de silence
Où l’âme déambule hagarde, muette et sourde
Tu verras en ce lieu cent mille ombres éternelles
Disparaître, absorbées au cœur d’un seul soleil
Quand l’océan du Tout se met â bouillonner
â la surface de l’eau, quelle image peut rester ?
Les deux mondes ne sont qu’une image, un reflet
De ce vaste océan, c’est la seule certitude
Quiconque dit l’inverse est en pleine illusion
Et celui qui se perd dans l’océan sans fin
Trouvera le repos en se perdant lui-même
Car dans cet océan débordant de repos
Le cœur ne trouve rien que la perte absolue
Puis, s’il lui est donné de revenir â lui
En lui s’ouvrira l’œil qui peut voir les secrets :
Il verra le comment, le pourquoi du créé
Quand les hommes matures, viators véritables
Se jettent dans l’arène, au cœur de la douleur
Ils perdent au premier pas jusqu’au chemin lui — même
Que reste-t-il alors ? Rien de rien, aucun pas !
Ceux qui se sont perdus au début du chemin
Quand bien même des humains, ils ne sont que des pierres
Livrés au feu des flammes, l’aloès et le bois
Brûlent pareillement et se réduisent en cendres
3980 Il semble en apparence que c’est la même chose
Pourtant en qualité, combien de différences !
3981 Quand un être est impur et se fond dans la mer
Il n’en reste pas moins vil de par son essence
Mais si un être pur entre dans l’océan
Il ne sait pas qu’il est et ainsi disparaît
Ses mouvements alors épousent ceux des flots
Et, cessant d’exister, il acquiert la beauté
Il n’est plus et il est, comment cela peut être ?
Je ne sais, car cela échappe â la raison !
Un cheveu dans la chevelure de l’Aimé
Un soir, l’Amant de Tûs, océan des secrets
Conseilla un disciple : « Fonds, encore et toujours
Fonds dans l’amour, entièrement, et â la fin
Tu t’amenuiseras jusqu’â n’être qu’un cheveu
Si infime, si fin que l’Aimé te fera
Une place au milieu de sa belle chevelure. »
C’est une certitude : qui devient un cheveu
Trouvera une place dans cette chevelure
Si tu es de ceux-lâ qui connaissent la Voie
Si tu es clairvoyant, cela, tu le verras
S’il te reste de l’ego, si infime soit-il
Ta vilenie fera déborder les enfers.
Se libérer de soi
Il y avait un jour un homme qui pleurait
Dans son amour pour Dieu, maintes larmes de sang
Quand on lui demanda la raison de ces larmes
« Demain quand le Seigneur m’appellera â Lui
Et que nous nous verrons Face â face, dit-il
Quarante mille ans durant, Il donnera audience
â Ses élus. Puis soudain, revenant â eux
Des délices de l’union, ils tomberont encore
Dans le désir, la soif et la supplication
C’est cela que je pleure : le retour â moi-même
De voir, même un instant, de mon propre regard
Que pourrais-je bien faire de moi-même, cet instant ?
Cette douleur est telle qu’on pourrait se tuer
Tant que je suis moi-même, tu vois ma vilenie
Libéré de moi-même et de l’égoïté
3998 Je serai sans moi-même, précisément ce Dieu. »
3999 Quand disparaît l’ego : anéantissement
Puis quand le néant même dépasse le néant
Cc qui advient alors : survivance éternelle
Ainsi, ô cœur épris et sens dessus dessous !
Si tu passes le pont et les plus hautes flammes
Ne crains pas de voir l’huile brûler dans la lampe
Et faire une fumée aussi noire qu’un corbeau
Car l’huile dans les flammes perd sa nature d’huile
Et en se consumant, elle devient si noire
Qu’elle peut former les lettres où se donne le Coran
Si tu veux arriver â ce point du chemin
Il te faut arriver au néant et au rien
Annihile le soi, anéantis l’ego
Et puis de ce néant, chevauche une Borâq
Revêts-toi d’un manteau tissé dans le non-être
Et bois jusqu’â plus soif â la coupe du rien
Porte sur toi le voile de l’indignité
Et rabats sur ta tête la cape du non-être
Le pied â l’étrier de la dissolution
Monte sur la monture de l’insignifiance
Pars de rien, va vers rien et accomplis le rien
Ceins ta taille de rien et sens dessus dessous
D’une belle ceinture tressée de beau néant
Ferme bien les deux yeux et après ouvre-les
Pour les enduire alors du kohl noir du néant
Perds-toi et, plus encore, perds que tu t’es perdu
Et puis de cela même ne garde aucune trace
Avance ainsi, toujours, dans un pur abandon
Pour atteindre â la fin au monde où tout se perd
Mais s’il reste dans toi une trace d’ici-bas
Tu ne trouveras pas trace de l’autre monde.
Les papillons
Une nuit, tourmentés, pleins d’un désir ardent
Pour la chandelle, les papillons se réunirent
Ils se disaient entre eux « Il faut que l’un de nous
Nous donne des nouvelles d’elle, notre chandelle ! »
L’un d’entre eux vola donc vers un château lointain
Et vit briller lâ-bas la flamme de la chandelle
Puis s’en revint conter tout ce qu’il avait vu
Décrivant la chandelle telle qu’il l’avait perçue
Or, il y avait un sage parmi cette assemblée
Qui dit : « Il ne sait rien, hélas, de la chandelle ! »
Un autre s’en fut donc, s’approchant de plus près
Traversant la lumière, il frôla de ses ailes
Le feu de la chandelle, fut vaincu, s’en revint
Révéla quelque chose des secrets de l’Aimée
Et trouva quelques mots pour évoquer l’union
« Cela ne nous dit rien, lui rétorqua le sage
Et tu n’en sais pas plus que l’autre papillon ! »
Un autre papillon tout enivré d’amour
Alla donc en dansant se jeter dans la flamme
Il embrassa le feu, se perdit avec joie
Et le feu l’embrasa, fit rougeoyer ses membres
Faisant de tout son corps un flamboyant brasier
Le sage papillon qui fut témoin de loin
Qui vit que la chandelle avait saisi son être
Dans l’éclatant flambeau de sa propre lumière
Dit : « Ce papillon-lâ sait de quoi il retourne
Lui seul — et aucun autre — a saisi le secret ! »
Seul parmi tous les autres peut accéder au vrai
Qui ne sait rien et qui ne laisse aucune trace
Tant que tu ne t’es pas abîmé corps et d’âme
Comment saisirais-tu ce qu’est l’Âme de l’âme ?
Et qui veut te montrer un atome de savoir
Met â feu et â sang les tréfonds de ton âme
4031 Ici, où même un souffle ne saurait être admis
Personne, tant qu’il est lui, ne pourrait trouver place.
Un coup derrière la nuque
4032 Un soufi cheminait, sans attache et sans but
Quand il reçut soudain un coup derrière la nuque
Il se retourna donc, surpris, le cœur en sang
Vers l’homme au cœur de pierre qui l’avait agressé
« Celui que tu as frappé, lui dit-il, n’est plus ;
Depuis plus de trente ans, il est mort â ce monde ! »
« Tu es bien prétentieux et bien peu pratiquant !
Rétorqua l’agresseur, les morts parlent-ils donc ?
Tu devrais avoir honte de tenir ce langage ! »
Car tant que tu exhales encore le moindre souffle
Tu ne peux pas rejoindre l’intimité du Souffle
Tant qu’il reste de toi, ne serait-ce qu’un cheveu
Tu ne peux pas prétendre â la Proximité
En toi même une seule once d’appartenance
Devient comme cent mondes de séparation
Si tu veux parvenir â cette station-lâ
Cela est impossible tant qu’il reste un cheveu
De tout ce que tu as, fais un grand feu de joie
Brûle jusqu’aux sandales qui protègent tes pieds
Lors, dénué de tout, ne songe pas au linceul
Et jette-toi tout nu dedans les hautes flammes
Quand toi et tous tes biens ne seront plus que cendres
Tes pensées, tes croyances vacilleront un peu
Mais si, comme Jésus, il te reste une aiguille
Sache que cent brigands t’attendent au tournant !
Jésus qui avait tout laissé pour Son amour
Garda sur le visage la marque de l’aiguille
Ici où le fait même d’exister forme un voile
Rien ne vaut, ni pouvoirs, ni honneurs et ni biens
Un â un, laisse aller tout ce que tu possèdes
Et puis dedans toi-même, construis ta solitude
Alors, réunifié dans le ravissement
Tu te retrouveras par-delâ bien et mal
4047 Et quand ne restera ni le bien ni le mal
Tu connaîtras l’amour et tu deviendras digne
D’entrer dans le néant qui est propre â l’amour.
Le prince et le mendiant
4048 Il y avait un roi qui avait en partage
Tout l’éclat de la lune et la gloire du soleil
Ce roi avait un fils aussi beau que Joseph
Si unique en beauté, en grandeur et en charme
Que jamais on ne vit personne l’égaler
â la cour, les plus beaux, les plus nobles seigneurs
Étaient tous â ses pieds, esclaves de ses charmes
Si jamais dans la nuit on écartait le voile
Un soleil se levait â l’horizon du monde
Face â tant de beauté, la parole perd la face
La beauté de sa face faisait pâlir la lune
Si de ses boucles noires on avait fait une corde
Le long de cette corde, cent mille cœurs seraient
Descendus dans le puits obscur de leur destin
Sa longue chevelure étendait la langueur
Chandelle, il éclairait les ténèbres du monde
Mais je pourrais parler bien des années durant
Sans pouvoir dire vraiment les boucles ensorceleuses
De ce prince en tout point égal â un Joseph
Les narcisses de ses yeux, en une seule œillade
Faisaient un feu de joie du monde tout entier
Et quand il épandait le sucre de ses rires
De toutes parts les fleurs éclosaient, sans printemps
Quant â sa bouche, que dire ? Elle était si menue
Qu’il semblait que soudain elle avait disparu
Quand il sortait du voile qui protège les rois
Il mettait â feu et â sang tout l’univers
Il était la tourmente des âmes et des corps
Mais tout ce que je dis n’en peut rien dire encore
Quand le prince s’en allait â cheval dans la plaine
Des épées dégainées le protégeaient des gens
Ft si quelque étourdi le suivait du regard
Aussitôt il était chassé de son chemin
Parmi tous ses sujets, un derviche inconscient
Tomba éperdument amoureux de ce prince
Il n’avait en retour que chagrin et tourment
Il se mourait d’amour, mais il n’osait rien dire
Et comme il ne pouvait trouver aucun soutien
Dans son âme et son cœur, il cultivait sa peine
Nuit et jour il restait prostré dans son attente
Indifférent aux autres, rivé â son amour
Il n’avait en ce monde ami ni confident
Ainsi en lui croissait en secret so