PIERRE DE POITIERS





 « LE JOUR MYSTIQUE »

DE

PIERRE DE POITIERS



Avertissement

En complément des extraits heureusement choisis au sein de cette «lumière» ou Jour mystique par sœur Marie de l’Enfant-Jésus, puis édités dans la collection «Sources mystiques» du Centre Jean-de-la-Croix, je livre ici le texte dans son intégralité.

L’ensemble édité en 1671 couvre deux tomes et comporte plus d’un million et demi de caractères; Il couvre ici un seul volume ou manuel de sept cents pages, en petit corps, avec interlignes et marges réduites -- disponible aussi en fichier *. docx aisément exploitable.

Pierre de Poitiers est un «médecin de l’âme» qui a tenté de couvrir son domaine d’expertise. Il mérite un effort allant au-delà d’une appréciation accordée à bien d’autres mystiques. On ne feuillettera pas d’une traite l’outil ici assemblé. Il sera consulté comme on le fait d’un manuel de santé.

C’est l’unique et dernier exposé paru en occident chrétien couvrant la vie mystique considérée dans sa pratique et dans son ensemble. En 1671 les novices franciscains capucins se font rares et la littérature de direction pratique va disparaître de notre horizon culturel. Mais il demeure ce testament de Pierre de Poitiers, édifice construit en défense de la vraie mystique.

Le Jour Mystique peut se comparer (avec l’avantage d’être rédigé en notre langue en bonne facture littéraire) à certains traités ou sutras bouddhiques. Ces derniers sont monumentaux et procèdent par reprises successives du même sujet vu selon divers angles.

Ici, avec moins de répétitions, Pierre de Poitiers éclaire les coins et les recoins obscurs d’une intériorité qu’il a expérimentalement vécue (malgré ses dénégations). La tâche est accomplie avec une intelligence et une clarté filles du grand siècle. L’exposé est remarquable par son équilibre. Il se débite mal en morceaux choisis ce qui justifie ce complément apporté à l’édition de sœur Marie. Allons à la découverte du monument.

Dominique Tronc.



Dominique et Murielle Tronc, Élisabeth Beauchet et sœur Marie ont tour à tour transcrit et corrigé leurs saisies. Le présent dossier intégral date de février 2011. Je l’ai révisé en 2017



Pierre de Poitiers (~1610-1683) Conseiller des puissants et défenseur des mystiques.

Pierre de Poitiers prend l’habit en 1625 et assure de nombreuses charges à partir de 1648, séjourne à Rome où il est apprécié par deux papes et par Christine de Suède. Il publie son ouvrage longuement médité en deux tomes comportant dix traités.

Le Jour mystique ou l’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, par le Révérend Père P. de P. Provincial des Capucins de la province de Touraine, publié chez Denys Thierry en 1671 se propose d’apporter toute la lumière possible sur la «science amoureuse»1. Il défend auprès de Rome l’exercice de l’oraison de foi nue contre Nicole et d’autres «anti-mystiques».

Sa pensée est d’une très grande clarté pour définir les notions mises en cause (oraison de repos, foi nue, etc.) et il utilise la raison pour convaincre dès qu’il le peut. Il affirme l’expérience mystique avec grande sérénité.

On lira l’introduction au choix imprimé cité précédemment (non reprise). Puis la notice reprise infra, extraite du Dictionnaire de Spiritualité. Ensuite un relevé onomastique établit la chronologie des charges et éclaire la vie de l’auteur par quelques événements. Son exploitation reste à faire. On sait que «l’auteur du Jour mystique» a été particulièrement apprécié par Madame Guyon : un aperçu de sa présence dans les Justifications de 1694 précède enfin l’œuvre de Pierre.



Notice du Dictionnaire de Spiritualité.

[col.1653] 56. PIERRE DE POITIERS, capucin, + 1684. — Pierre, dont on ignore la date de naissance, prit l’habit religieux le 10 octobre 1625. En 1648 il commence une longue série de charges en étant élu 4e définiteur provincial de Touraine.

En cette qualité, il est à Nantes le 26 avril 1648 et signe le protocole par lequel la Province de Touraine cède six cou­vents à celle de Bretagne. C’est le point de départ d’un schisme chez les Capucins tourangeaux : Pierre tient ferme à l’exécution des décrets de cession et à l’union des religieux. Dans cet esprit, il renonça à sa voix passive au chapitre de 1653, et en 1654 il sera désigné comme assistant du commis­saire général Claude de Bourges pour la pacification de la province. En 1650, il avait été nommé maître des novices : sa méthode de formation attira de nombreuses vocations. En 1653 il est confesseur des Capucines de Tours, en 1655 2e définiteur et gardien de Tours, puis provincial de 1657 à 1659, en 1661 et 1662; il redevient 1er définiteur et de nou­veau provincial de 1663 à 1665 et de 1669 à 1671.

Cette année-là, étant au chapitre général à Rome, il y est élu définiteur général. Clément x et Innocent xi l’eurent en grande estime et ce dernier lui donna les restes du martyr saint Irénée. Il les ramènera à Poi­tiers et sa sœur, Mme de Chantgnien, fera aménager au couvent une chapelle pour les y conserver. À Rome Pierre est directeur spirituel de la reine Christine de Suède. De retour en France il est réélu provincial de 1679 à 1681, année où il promulgua un règlement pour la province. Il meurt à Poitiers en 1684 et est enterré dans la chapelle de saint Irénée.

Pierre de Poitiers aurait laissé manuscrites des œuvres de philosophie et de théologie, mais on ne connaît de lui qu’un ouvrage imprimé : Le jour mysti­que ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mysti­que «par le R.P. P. de P. Provincial des Capucins de la Province de Touraine» (2 vol., Paris, Denys Thierry, 1671).

On voit que l’auteur gardait un demi-anonymat. Séraphin de Bourgogne l’a publié en latin : Dies mysticus... (Rome, Angelo Tirassi, 1675). Comme les approbations s’échelon­nent de 1669 (à Rome par François Pallu, le fondateur des Missions étrangères de Paris, puis Rouen, par Louis-François d’Argentan) jusqu’en 1671 (Paris), on sent que l’auteur a lon­guement travaillé avant de soumettre son ouvrage à douze censeurs.

Le mot «Jour» dans le titre signifie «lumière» (cf. t. 1, p. 16) et se trouve complété par «éclaircisse­ment» qui lui est joint. En effet dès les premiers mots de la dédicace à Jésus-Christ, Pierre dit : «Je prétends [col.1654] d’éclaircir les profondes matières de l’oraison et de la théologie mystique... qui est amour savant et science amoureuse». Quel est le besoin de cet éclaircissement, alors que «nous avons un grand sujet de louer Dieu de ce que nous voyons en ce siècle une si grande mul­titude d’écrivains sacrés» (t. 1, p. 26)? C’est que, parmi ces écrivains, il en est qui critiquent et même repoussent l’exercice de l’oraison mystique. «Je connais même des personnes d’autorité, et qui sont en estime et réputation de grande science, de vertu et d’expérience dans les choses spirituelles, lesquelles dissuadent la lecture des livres de ces mesmes autheurs (mystiques) comme estant dangereux et pleins d’erreurs» (t. 1, tr. 1, ch. 1, p. 7-8). Le Jour a donc une intention apologétique.

Henri Bremond le fait se dresser particulièrement contre Pierre Nicole. Mais comme le Traité de l’oraison de ce der­nier date de 1679 (DS, t. 11, col. 309-18), il ne peut être ques­tion de cette œuvre dans Le Jour mystique. Il s’agirait plutôt des Visionnaires, de 1665-1666, où Nicole critique toute mystique, à propos des Délices de l’esprit, de Desmarets de Saint-Sorlin. Nous aurons l’occasion de saisir une ou deux mises au point par Pierre de Poitiers.

Mais le capucin est-il lui-même un mystique? Son humi­lité ou son réalisme lui font écrire : «L’explication de ces matières mystiques demandoit des connaissances expérimen­tales que je n’ay pas» (t. 1, p. 8). Il le redira autrement au t. 2, dans l’argument du livre 4 (p. 285-86) à propos des phéno­mènes mystiques élevés : «Il faudroit icy pour les déclarer quelques (âmes) de celles qui en ont fait les bienheureuses expériences. A ce défaut je tâcherai d’exposer par ordre... le tout selon que je l’ay pu apprendre par la lecture des autheurs les plus mystiques qui en ont parlé et écrit selon leurs expériences». Or il est intéressant de noter que Pierre cite ses «autheurs» avec des références précises, et on voit bien qu’il les a lus et annotés.

En plus des Pères de l’Église, il est remarquable que les noms qui reviennent sont ceux de Benoît de Can­feld, Bernard de Clairvaux, Bonaventure, Constantin de Barbançon, François de Sales, Gerson, Harphius, Honoré de Paris, Jean de la Croix, Louis du Pont, A. Rodriguez, Ruusbroec, Tauler, Thérèse d’Avila, Thomas d’Aquin et les Victorins. Cet éclectisme pose une question : Pierre de Poitiers nous livre-t-il une doctrine personnelle en une matière dont il prétend n’avoir pas l’expérience? Il s’avère pourtant être autre chose qu’un compilateur.

Comment analyser ces 1579 pages réparties en livres, traités, chapitres et sections? Par bonheur, l’au­teur est clair et sa langue sobre. Aussi bien prétend-il que l’oraison mystique «peut être enseignée aux per­sonnes qui vivent dans le siècle et à celles mêmes qui y sont le plus occupées; qu’on y doit instruire les novi­ces ou commençants, les simples et les ignorants aussi bien que les doctes» (t. 1, p. 15; cf. p. 407-08; t. 2, liv. 3, tr. 5, ch. 1). Cette large ouverture à l’oraison mystique nécessite une excellente connaissance de la chose. Pierre ne s’attarde ni à ce qui traite de la médi­tation ni aux exercices de la vie purgative; il aborde d’emblée la nature de l’oraison mentale. Il la définit : «Exercice des puissances spirituelles de l’âme, ten­dantes, par différentes opérations intérieures et pieu­ses, à la parfaite adhérence et union à Dieu, au moyen de laquelle elle puisse devenir un même esprit avec Luy» (t. 1, p. 92). Elle est donc un exercice, compre­nant différentes opérations, ayant pour but l’union à Dieu jusqu’à la transformation en lui.

D’où trois sortes d’oraisons (liv. 1, tr. 1, ch. 2, sect. [col.1655] 4) : a) La méditation et considération comme exercice des trois facultés raison, mémoire et volonté; b) la «contemplation affirmative», pour laquelle Pierre renvoie à Thomas d’Aquin (2 a 2ae, q. 186) : «vue de la vérité... (par l’âme) pénétrée de lumière céleste, au moyen de laquelle la volonté se porte aux affec­tions»; c) la «contemplation négative» (t. 1, p. 123) qui est la contemplation mystique au sens propre : «sans formes et images, laquelle (contemplation) n’aperçoit ni l’objet qu’elle contemple, qui est Dieu, ni la façon dont elle y tend et s’y repose, les actes de l’âme en cette oraison étant directs et ne pouvant être réfléchis». Ici, nulle référence à un auteur. Ou encore (t. 1, p. 28) : «Contemplation appelée négative, laquelle ignore l’objet qu’elle contemple et qui n’est point autre que celle qui est sans formes ou images, ou autrement l’oraison mystique ou de quiétude». Sur un autre plan, l’oraison mystique ou «repos» pourra être «savoureuse» ou «sans goût», ce qui est une «distinction essentielle» (liv. 1, tr. 1, ch. 7, sect. 6). Ni l’une ni l’autre ne sont de soi incompatibles avec des extraversions, des occupations, des aspirations intérieures à produire des actes; mais nous verrons que ces actes risquent d’être nuisibles. Et cette matière est si importante qu’après en avoir déjà traité dans le premier tome, l’auteur y emploie le livre 4 du second (p. 283-702). Mais aux sections 12 et 13 du ch. 10 du tr. 7, l’aboutissement de l’oraison, il ne dépasse pas «l’extase» comme phénomène extraordinaire (p. 480-83).

Si tout baptisé est normalement apte à l’oraison de quiétude, quelle est la partie de l’âme où se développe la contemplation mystique? Pierre répond que c’est la pointe ou cime de l’âme, là où est la ressemblance avec Dieu. À ce propos il discute les problèmes de vocabulaire autour de la notion de syndérèse (t. 2, liv. 3, tr. 6, ch. 5). Mais il précisera : «La suprême pointe de l’esprit n’est autre chose que la volonté et l’intel­lect, sans oublier même le sens. Je n’y mets pas la mémoire, d’autant que l’opinion la plus probable est que ce n’est que l’intellect même qui réfléchit sur ses actes déjà passés, et partant nous ne l’omettons pas pour l’exclure, car elle est aussi comprise (t. 2, liv. 3, tr. 6, ch. 6, sect. 15).

La lumière dans laquelle est conduite l’oraison mystique est «la foi nuë, seule capable de faire un jour mystique dans les sacrées ténèbres de cette oraison» (t. 1, liv. 2, tr. 3, arg.). Tout le livre 2 traite ainsi «de la foi nuë, tant divine qu’humaine et de la satisfaction que la foi nuë doit produire en l’âme». C’est une foi «différente de la commune» (liv. 2, tr. 3, ch. 5). Elle est en même temps actuelle et habituelle (ibidem, ch. 9 et 10); infuse ou acquise, résidant à la pointe de l’entendement (ch. 23). Tout ce traité de la foi nue est par­ticulièrement original et compte le moins de citations d’auteurs.

Selon Pierre, la volonté a aussi son rôle dans la contemplation mystique. Il dit que même la quiétude est un acte et que par conséquent elle est sous la dépendance de la volonté (liv. 1, tr. 1, ch. 10, sect. 1). Mais cette volonté, selon les paroles de la dédicace à Jésus-Christ, doit être «en conformité avec la vôtre». On rejoint ici tout le problème de l’exercice de la volonté libre dans la soumission à la volonté de Dieu. D’où certains aspects paradoxaux : il est nuisible au progrès mystique de vouloir à tout prix produire des actes, images, pensées (liv. 1, tr. 2 en entier); mais dans le repos mystique sans goût, il est normal de [1656] sentir le désir, voire le besoin, de produire des actes pour sortir de la sécheresse (liv. 1, tr. 1, ch. 7, sect. 6); cependant il faut s’en garder soigneusement.

C’est peut-être sur ce terrain de la volonté et de la grâce que Pierre se heurte avec les opposants de la vie mystique. D’une part il pense — à l’encontre de Nicole, dit Bremond — que, même par les exercices de la volonté humaine, c’est Dieu qui fait agir et cesser d’agir en toutes les voies spiri­tuelles (liv. 1, tr. 1, ch. 5). D’autre part, il critique fortement les directeurs de conscience qui encouragent à produire des actes, comme ceux qui détournent de l’oraison par peur de l’illusion (liv. 2, tr. 3, ch. 28, sect. 2). Au contraire, il trouve que la tâche du directeur spirituel est importante et il lui sug­gère d’abondantes directives : «Le prudent directeur doit... rechercher et discerner quel est le caractère de ces âmes, quel le dessein de Dieu sur elles et la qualité des grâces qu’elles en reçoivent : afin d’y accommoder ses instructions» (liv. 1, tr. 1, ch. 1, sect. 9–10).

Finalement, quel est l’objet de cette oraison contemplative? C’est Dieu qui est l’objet de toute oraison en tant qu’Il est le souverain bien (liv. 1, tr. 1, ch. 11). La «sagesse» qu’est l’oraison a pour objet «la divinité, non raccourcie et bornée, ou revestuë de for­mes et images, comme elle est dans les oraisons de méditation, ou contemplation affirmative; mais au-dessus de tout concept et de toute comparaison, se cachant et ne se laissant aborder que dans les nuages... une jouissance de Dieu présent qui la (l’âme) trans­forme et la rend une naïve image de toutes ses perfec­tions» (liv. 1, tr. 1, ch. 1, sect. 1). Ici encore Pierre contredit la tendance jansénisante, en affirmant que c’est l’unique grâce de Jésus-Christ qui pousse vers Dieu, mais bien directement à Lui «tel qu’Il est en Lui-même et en tant que fin de toute créature» (liv. 4, tr. 9, ch. 3). Ces pages font d’ailleurs partie du dernier traité de Pierre qu’il intitule : «Du sacrifice de Jésus — Christ ou méthode succincte et facile qui enseigne à l’âme à se transformer en Jésus crucifié et à se cruci­fier avec lui, et qui comprend les actes principaux et plus excellents de l’oraison mentale». Montrant le Christ en croix et sur l’autel comme le premier qui ait réalisé le sacrifice mystique de l’âme souffrante (non seulement comme modèle, mais dans sa gratia capitis), le capucin poitevin se montre fidèle à la tradition de François d’Assise et de Bonaventure, en même temps qu’il se fait l’écho sans doute de l’école française, bien qu’il n’en cite aucun auteur.

Pierre de Poitiers semble avoir réussi la tâche qu’il se proposait dans sa dédicace au Christ : «Écrire un cours et une somme de théologie mystique» (t. 1, p. 8 et 10). Aussi est-ce un auteur capital non seulement pour la connaissance de l’état de la science mystique en France au 17e siècle, mais l’un des théologiens mys­tiques les plus complets et les plus profonds.

Rome, Archives générales des Capucins, G 135, p. 73-100 et 101-106. — Bibl. des Capucins de Paris, ms 21, ms 49 (Memor. Prov. Tur.) et plusieurs autres mss. — Bullarium Cap., t. 5, p. 66. — Bremond, Histoire littéraire..., t. 4, p. 387, 388, 523, 524, 538, 576, 577, 579. — Lexicon Capuccinum, Rome, 1951, col. 1350. — Dictionnaire des Lettres françaises, 17e siècle, Paris, 1954, p. 802. — LTK, t. 8, 1963, col. 377. — DS, t. 1, col. 435; t. 5, col. 1378; t. 8, col. 1467.

Willibrord-Christian VAN DIJK.

Fiches onomastiques

Les fiches «Pierre de Poitiers» du classeur onomastique portant sur les capucins de la Bibliothèque franciscaine de Paris [BFP] livrent des informations très bien datées et leurs références. Le classement de ces notes de travail permet d’établir solidement une chronologie des charges et éclaire par quelques événements concrets la vie de Pierre de Poitiers (~1610-1683). Reprise :

RÉFÉRENCES. 

Imprimés : Lexicon Cap. Col. 1350 & Mauzaize II — 470486583 IV-689 (639?) & Bull.Cap.

Manuscrits : BFP 21 (cité 7 fois), 43, 49, 52, 57, 70, 87, 91, 104 (3), 118, 147, 172 (3), 173, 175, 177 (3), 179, 190, 192, 193, 930, 959, 976, 1000, 1031 (2), 1189, 1575, 1582, 1585, 1678, 1773, 1776, 1869, 2019 A, 2275, BMPoitiers 106, A.D. Loiret.

CHRONOLOGIE 
Avant 1640 

1625.10.12 Inductus (ms.52 p.158)

1625-1632 (?) Lettres mystiques adressées les unes à Melle Chantegais à Poitiers les autres à la mère Renée de l’Ascension dominicaine à Poitiers — originaux B.M. de Poitiers ms.106 (87)  & 1625-1682 (?) «Lettres mystiques du fr. Pierre capucin et autres…» adressées à Melle Chantegain, à la Mère Renée de l’Assomption, dominicaine à Poitiers (BM de Poitiers ms106 [82] – BFP ms.1773 p86) («C’est un peu au hasard que j’ai mis cette réf au nom de P. de P. en raison du sujet et de la ville»)

1640-1650 

1648.01.17 4e déf. prov. Touraine à Tours (ms21 p84) «fut un confesseur ordinaire des capucines de Tours» (ms21 p86) & (ms172 p28)

1648.04.26 cité à Nantes C.P. Bretagne avec tout le défin. prov. de Touraine, il y signe la cession à la Bretagne de 6 couvents Tourangeaux & 1648.05.01. Prend part à Nantes à la signature du décret qui donne 6 maisons tourangelles à la prov. de Bretagne (ms1031 p 27) & 1648.11.00 au C.P. d’Orléans tient pour l’exécution du décret de Nantes (ms1031 p85)

1650.11.02 dirige l’opposition au CP de Blois, y ayant été envoyé ad hoc par le P. Hubert d’Alençon, visiteur; il était alors maître des novices (ms104 f ° 24v ° et 34 r °)

1650-1660 

1652 ?.01,13 CP Blois renonce à sa voix active et passive pro bono pacis (ms57 f ° 97v ° — ms1575 p7v ° — ms1582 p14r °) & ms104 f ° 52v ° & 1653?. 01.13 au concordat de Poitiers pendant le litige entre Bretagne et Touraine, il renonce à sa voix passive pour le concordat prov. suivant (ms1000 p4)

1653.05.29 écrit d’Angoulême au P. Alphonse de Paris, prov., le mal que fait dans la mission du Poitou la querelle de l’archevêque de Sens contre les capucins (Mauzaize, Prov. paris, t.2 p 583 & rôle à Rome dans l’affaire des custodes au C.G. (ibid. p486) & confesseur de la reine de Suède (ibid.p470)

1654 assistant de Claude de Bourges dans la pacification de la prov. de Touraine et notamment du couvent d’Orléans (ms976 p35sq.)

1654.08.22 à Péronne le roi signe son décret d’exil (ms104 f ° 47-48) – «Pour tous compléments et éclaircissements voir Michel Raphael et Yves de Nevers d’une part; Claude de Bourges et Louis de Champigny d’autre part» (ms104 f ° 73sq)

1654.10.13 participe à la prise de possession du couvent d’Orléans contre Isidore de Niort et les 16 religieux occupant les lieux (A.D. Loiret, B224 p150 – ms174 f ° 16v ° et 80 r ° détaillé)

1655.04.23 2e déf. prov. Touraine à Orléans (ms21 p86); en même temps reste gardien de Tours et confesseur extraordinaire des capucines de Tours & 1655 2e déf. Prov. Touraine (ms172 p28) & «voir ce même ms pour Prov. en1657, 58, 59, 63, 65, 69, 70, 79, 80 pour 1er déf. Prov. 1661, 62

1657? Éloge non circonstancié (3 lignes — ms190 f ° 15r — Bull.Cap.V, 66)

1657.05.04 Prov. de Tours à Poitiers (ms21 p86) & 1657.05.14 étant Prov. de Touraine, approuve les «Thèses royales» du P. Bernardin de Poitiers (ms118 f ° 75) «Est-ce bien P. de P.?»

1658.03.30 Prov. de Tours à Poitiers (ms21 p86)

1659.11.01 Prov. de Tours à Orléans (ms21 p87)

1660-1670 

1661.08.12 1er déf. Prov. Touraine à S.Aignan (ms21 p87)

1662.09.29 1er déf. Prov. Touraine à Blois (ms21 p87)

1663.07.27 Prov. Touraine à Orléans (ms21 p87)

1664.11.25 se trouve au couvent d’Argentan comme Prov. de Touraine et Définiteur général, pour y accueillir le Père Général en visite (ms1678 F p25-26)

1665.01.23 Prov. Touraine à Poitiers (ms21 p88)

1665.04.23 «le (ms175 f ° 6r °) le dit gardien de Tours, mais les tables du P. Ubald d’Alençon le disent provincial en 1663 et 1665’

1669.05.17 Prov. Touraine à Tours (ms21 p88)

1670-1680 

1670.09.05 Prov. Touraine à Poitiers (ms21 p88)

1671 Le Jour mysti­que ou l’éclaircissement de l’oraison et théologie mysti­que «par le R.P. P. de P. Provincial des Capucins de la Province de Touraine» (2 vol., Paris, Denys Thierry, 1671).

1671.05.14 au CG comme Prov de Touraine (ms1585 f21r °) & 1671.05.15 élu Déf. Gral à Rome (Lex.Cap. col.315/320) & 1670 élu Déf. Gén. (ms70 p121)

1671.05.22 Le min. gral écrit à une clarisse de Tours, sœur Marie les anges, qu P. de P. est déf.gral à Rome et qu’il lui a demandé conseil sur un sujet qui n’est pas précisé (ms930 p7)

1672 Définiteur général [D.G.] à Rome (ms21 p89) & Prov. de Tours & Préfet des Missions de ladite prov. ès qualités (ms49 p29) & étant prov. de Touraine et déf. Gral il envoie une lettre aux missionnaires d’Alep (ms193, p60-61)

1673.04.24 étant D.G; il diffuse une circulaire : les évêques veulent faire la V.C. des couvents de leurs diocèses; il faut veiller à ne faire aucune critique du clergé diocésain; (quand les évêques viennent) qu’on fasse entrer tous les religieux dans leur cellule et qu’on ferme toutes les portes; si les évêques forcent les portes, qu’on ne les empêche pas, mais que les supérieurs fassent seult appeler un notaire pour constat protestant à l’avance de la nullité de tout ce qui pourrait être entrepris; tout cela est sur le conseil de la commission pontificale réunie ad hoc (ms 2019A dossier 4; ibid. T)

1673.07.14 de Rome écrit au custode de Mésopotamie lui disant de maintenir des pères à Chypre quand les Italiens y viendront pour les informer, et pareillement maintenir des Italiens en Géorgie pour former les Tourangeaux qui y irons (ms1189 p79)

1677 (ou avant — ) Donna une réponse au P. Vincent de Troyes sur la nécessité de la pitance quotidienne des religieux et le recours à l’argent pour cela en cas de besoin (ms91 p458) & assistant de Claude de Bourges dans le litige Touraine-Bretagne (ms959 p82)

1678 rentra de Rome en province de Touraine

1679.08.11 Chapitre Provincial de Saumur élu provincial (ms177 f ° 33r °) & (ms21 p90)

1679-1680 étant provincial a autorisé Henri de Palluau, gardien de Saumur à contracter un emprunt d’argent pour des travaux (ms177 f ° 34r° v °)

Après 1680 

1680.08.23 Prov. Touraine à Angers (ms21 p90)

1681.06.12 Congrégation intermédiaire; signe comme provincial une série de règlements liturgiques (ms147 f ° 54 – 173 f ° 159) & étant Prov. de Touraine, signe et promulgue le règlement provincial (ms147 f ° 54)

1683 ou 84 décès

1684 Poitiers (ms179 pp.16v °, 20 v ° - Mauzaize IV p689 [639?])

1684 éloge développé (ms43 pp77-85)

1688.10.22 d’Alep, le P. Jean-François de Sillé écrit à M. Gazil de demander au P. P. de P. l’envoi de missionnaires (ms192 f ° 151r °) «txt latin» (BFPms190 p15 — Bull.Cap. V p66) & Jean-François de Sillé lui fait demander des missionnaires pour Alep (ms87 p20r °)

1697 ?.11.21 à l’assemblée de Saumur il est nommé gardien à Partenay, mais il refuse et Hilaire de Port de Piles fut mis en sa place (ms177 f ° 40v °)

Le Jour mystique est traduit en italien par Séraphin de Bourgogne : Rome 1675 (ms1869 p213); P. de P. fut le directeur spirituel de l’ancienne reine Christine de Suède & séjourna 7 ans à Rome

Note sur lui (ms2275).

Le Jour mystique dans les «Justifications»

Pierre de Poitiers figure à la fin des clefs (au nombre total de 67), car il est le plus moderne des mystiques cités  :

IV Centre, fond de l’âme, § 9, 0.2page, livre1-traité1-chap10-section2 : 1-1-10-2

X Consistance, § 48, 1,0, 2-3-10-8

XVI Dieu enseigne l’âme, § 14, 0,3, 1-1 -- 10

XVII Distractions, § 19-21, 4,7, 4-7-6-6 & 8

XIX Expérience, §18, 1,0, 3-5-2-2

XXIII Foi nue, § 48-51, 2,5, 2-3-2 —, 2-3-4-1, 2-3-5 —, 2-3-6-1

+ renvoi à tout le troisième traité du livre 2

XXVII Humilité, §20, 1,3, 1-1-1-10

XL Nudité, §19, 0,7, 1-1-1-5

+ renvoi à tout le livre 2

XLVII Prière vocale, §16-17, 3.0, 1-1-5-7

LI Quiétude I, §50-51, 0.7, 1-1-6-1

+ renvoi au livre 1 traité 1 ch.3 à 13

LII Rassasiement, § 13-14, 0,7, 1-1-10-4, 3-6-8-4

LXIV Tromperie, § 13-14, 2,0, 1-1-5-4 & 5, 3-3-9-2

LXVI Union, § 81-83, 3,4, 1-1-1-9, 1-1-2-2, 1-1-2-3

LXVII Volonté de Dieu, §38, 3,0, 1-1-10-2

qui achève les Justifications (avant un ajout réf.Canfeld

Voici en Florilège environ la moitié du volume des extraits retenus par Madame Guyon :

Taulère dit qu’Albert le Grand assure que le centre de l’âme est très merveilleux, très pur et très certain; que c’est la chose qu’on peut le moins arracher, et qui de toutes peut être le moins empêchée; qu’elle est la plus inhérente et qui persévère le plus; que nulle contrariété ni adversité ne se trouve dans ce fond; point d’image, point de sensualité, point de mutabilité; il est sans aucune différence ou distinctions, qui procèdent de la fantaisie, comme dit saint Denys; -- il est le suprême entre toutes les choses, et il n’y a rien qui soit au-dessus de lui. Il est appelé très pur2 parce qu’il n’a rien de commun avec la matière, ni avec les choses matérielles; très certain, d’autant que ses voies donnent la certitude à toutes les autres. -- Ce fond ne peut être arraché ni par la sensualité, ni par les défauts des vices et des tentations charnelles : il ne peut non plus être empêché, l’âme ayant acquis une grande lumière par son étude, par son effort, et par sa diligence, qui lui est tournée en nature et en habitude; en sorte qu’elle n’y ressent plus aucune peine ou difficulté. Il est fixe et invariable, parce qu’il ne ressent aucune contrariété, et que le plaisir qui se ressent en ce fond n’est mêlé d’aucune douleur ni goûté dans la partie sensible. [JM 2-3-10-8, X Consistance, Rapporté par Taulère, sermon 2, dimanche 3 après la Trinité («l’âme porte en elle-même une étincelle, un fond, dont Dieu, qui cependant peut tout, en peut pas éteindre la soif, si ce n’est en se donnant soi-même.» Sermons, Cerf, 1991, 281)].

L’oraison, ainsi que disent les saints Pères, est une élévation de l’âme en Dieu, un entretien familier et réciproque entre la créature et son Créateur, qui lui découvre ses secrets, et lui révèle ses mystères, pour se faire aimer d’elle en se faisant connaître : mais il ne fait cette grâce qu’à celles qui sont petites à leurs propres yeux, et qui demeurent abaissées devant lui par la connaissance de leur néant, par l’aveu de leur faiblesse et par le sentiment de leurs misères et de leur indignité. [JM 1-1-10, XVI Dieu enseigne l’âme.]

... puisque ce tourment et agitation de la partie inférieure ne nous ôte point le goût et le repos de la quiétude de la volonté, de quoi nous mettons-nous en peine? Qu’il demeure tant qu’il voudra : il suffit que nous soyons assurés que Dieu nous le laisse pour exercer notre patience.

Le second avis que je donne à l’âme, est de ne s’efforcer pas plus que de raison, de ramener le sens à son devoir; parce que cet effort qu’elle fera pour l’apaiser et l’attirer à son goût, ne lui peut être que préjudiciable en tel état pour plusieurs raisons : premièrement, parce qu’il est inutile, le sens n’obéissant pas à la raison. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l’inquiétude, croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal; et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût. Le troisième raison est que travaillant son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d’affaires qu’elle n’en peut digérer. Le soin d’apaiser ses sens est seul capable d’engloutir toute son attention; celui d’entretenir le goût de Dieu n’en demande pas moins : ayant deux fusées à démêler si difficiles qu’à peine peut-elle satisfaire à une, comment le pourrait-elle à toutes deux? Et ainsi elle tombera accablée sous le faix, comme l’a remarqué sainte Thérèse. La quatrième raison est, que le pénible et inutile travail que prend l’âme d’apaiser le sens troublé, lui fait perdre le goût de son repos savoureux; parce que l’attention qu’elle donne aux sens, diminue celle qu’elle doit à l’entretien de ce goût; et que le défaut d’attention et de coopération à telles grâces les diminue, ou fait évanouir tout à fait. [...] L’entendement a honte de voir qu’il n’entend pas ce que l’âme veut, et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné, car il ne s’assied et ne se repose en chose aucune. La volonté est si plongée en Dieu que l’inquiétude de l’entendement lui donne une grande peine; et partant il ne faut point qu’elle en fasse cas, car il lui ferait perdre beaucoup de ce dont elle jouit : mais il faut qu’elle le laisse là et qu’elle s’abandonne entre les bras de l’amour : car Sa Majesté lui enseignera ce qu’elle doit faire en ce temps-là; et presque le tout gît à s’estimer indigne d’un si grand bien, et à s’employer en Action de grâces. Il arrive souvent que quelqu’un voulant empêcher un autre de se noyer, se noie avec lui et perd la vie qu’il lui veut sauver : ainsi l’âme voulant tirer le sens au point de tranquillité et de repos, se noie avec lui dans les eaux de ses inquiétudes, perdant la grâce de son précieux repos. [JM 4-7-6-6, XVII Distractions.]

Ce n’est pas à la faveur de la science humaine qu’on arrive à la connaissance de la Théologie mystique, qui est sans formes et sans images, c’est-à-dire, qui enseigne l’oraison sans pensées et sans autre acte qu’un repos obscur. C’est le sentiment des mystiques.

Personne, disent quelques-uns (Harphius. Théologie mystique, livre 3, préface.) ne peut comprendre les secrets mystiques par la profondeur de la science, ou par la subtilité de l’intelligence, ou par quelque exercice que ce soit; mais la seule très heureuse expérience y conduira ceux auxquels il plaira à la divine libéralité de se communiquer. [JM 3-5-2-2, XIX Expérience.]

Je puis tirer de ce que dessus cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, que c’est une connaissance générale du souverain bien, sans distinction des personnes ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchie. [JM 2-3-2, XXIII Foi nue.]

L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable, parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en quoi : ainsi l’acte de ce repos et simplement non aperçu; puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison.

La foi nue a son siège au sommet de l’entendement; comme le repos l’a au sommet de la volonté. La foi commune à son siège dans l’entendement; c’est pourquoi encore que ces deux sortes de croyances soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son effort plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, qui est, que la foi commune ne simplifie pas l’entendement, comme fait la foi mystique, qui le dépouille de toutes pensées. C’est pourquoi elle est appelée simple et non la commune. [JM 2-3-6-1, XXIII Foi nue.]

C’est par l’humilité, je veux dire par l’anéantissement et le dénuement de lumière, de sentiments, de facilité à produire ses actes et ses affections, que Dieu veut introduire l’âme au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendus du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu. -- C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité, et d’une dépendance continuelle de son Dieu; auquel elle dit avec plaisir, par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé (Isaïe 26, 12) : C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous; ne faisant presque autre chose de sa part, qu’anéantir comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu. [JM 1-1-1-10, XXVII Humilité.]

Cette âme ayant tout abandonné à son Dieu, son être et la capacité de son être; tout son plaisir est de se laisser faire en elle et par elle tout ce qui Lui plaira, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans les obscurités et tentations, en vue et par le respect de Celui qui est et qui opère toutes choses en elle, selon qu’Il l’entend et le veut, par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout; aimant tous les états qu’Il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire, par des actes non réfléchis et aperçus de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit. Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est aimé en l’âme au-dessus de toutes pensées et de tout acte apercevable. [JM 1-1-1-5, XL Nudité.]

Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années aux méditations, et qui sont déjà bien avancés, et disposer à cette manière de prier avec quiétude intérieure, en la présence de Dieu; leur donnant avis (note : comme fait le Moyen Court) de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu : Et cela ne cause point de division dans les Communautés, d’autant que la forme de prier par affections avec peu de discours, est commune à plusieurs... [JM 1-1-5-7, XLVII Prière vocale.]

Dans l’oraison mystique, l’âme par la foi nue s’élève à un très pur amour; et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu, parce qu’Il est goûté et savouré, et que, comme dit très bien saint Grégoire, l’amour même est une connaissance, qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment; outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus l’union y est étroite. [JM 1-1-1-9, LXVI Union.]

Le vrai Dieu d’infinie Majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité, comme son épouse ce (note : voyez Explication du Cantique) et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec Lui comme avec son époux : tout est commun entre eux; ils s’accordent partout; ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ces biens, qu’elle se réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de Lui-même; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’Il lui veut et lui communique ses mêmes biens : et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent les loix de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance. [JM 1-1-2-3, LXVI Union.]

L’objet de l’oraison de repos, n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tant que dure cette quiétude qui n’admet aucune pensée : ce qui se prouve par les raisons suivantes.

La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs. Ou s’il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe, qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose; d’autant que l’entendement ne lui peut donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose encore qu’il le voit, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entendement présent bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est : de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi; ce qui donne une grande conjecture, que l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé, que l’entendement ne lui fasse voir la convenance, qu’il y a entre elle et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sympathie avec la volonté, qu’il la tire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances que cet objet présente à la volonté; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu, et qui ne le peut être, il faut dire que c’est le Souverain bien qui lui est représenté, auquelle elle se porte sans savoir à quoi elle tend.

Secondement : dans cette oraison la volonté se repose en Dieu, plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre, sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre : ainsi le fer est tiré par l’aimant, sans connaître la convenance qu’il a avec lui. -- L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme, qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur, va embrasser ce cher aimant : ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui; néanmoins (note : voyez Moyen court, chapitre 11 paragraphe 3 de la pente centrale) par une sympathie naturelle, avec les forces que la grâce lui donne, elle se porte à lui; et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme, que Dieu, à l’image duquel elle est créée? La ressemblance est cause d’amour et d’union; et comme Dieu est la source de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer, comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose beaucoup pour préserver le chef; ainsi par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout : mais cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.

La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison : car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens et même de la partie raisonnable, jusqu’au faîte de la pointe de l’esprit; montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle-même, et que tout ce qui est créé; puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter au-dessus de soi. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme, ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant les rayons de la vue autant qu’elle veut, elle voit néanmoins son objet si obscurément, qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet, sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle. [JM 1-1-10-2, LXVII Volonté de Dieu, clé qui achève les Justifications (précédant un ajout donnant de nombreuses références à la Reigle de Canfield).]





LE JOUR MYSTIQUE OU L’ÉCLAIRCISSEMENT DE L’ORAISON ET THÉOLOGIE MYSTIQUE

Par le Révérend Père P. de P., Provincial des Capucins de la Province de Touraine.

TOME PREMIER

À Paris, chez Denys Thierry, rue Saint-Jacques, à l’enseigne de la Ville de Paris, MDCLXXI [1671]. 3.

À Jésus-Christ [Tome I page ii]

LA SAGESSE INCARNÉE RÉSIDENTE ET CACHÉE sous les espèces du très adorable SACREMENT DE L’AUTEL.

Je prétends d’éclaircir les profondes matières de l’oraison et de la théologie mystique4; je veux mettre la main dans les trésors de la science de Dieu, pour attirer les plus précieuses vérités, et exposer aux yeux des âmes simples ce qu’il y a de plus secret dans les mystères de la grâce, de plus caché dans les opérations de son esprit. Ô Jésus! le Verbe de Dieu, je me dois et ne veux pas entreprendre de publier cet ouvrage, sans avoir demandé à cet effet la faveur de votre très sainte et toute-puissante bénédiction, et sans l’avoir présenté sur l’autel de votre gloire, par l’entière consécration que je lui en fais avec une [2v °] très profonde humilité. Il est tout vôtre, non seulement parce que vous êtes le principe de toutes les choses bonnes, qu’il n’a été conçu qu’à la faveur de vos aspirations, qu’il n’a été commencé et achevé que par le secours de vos grâces, et qu’ainsi il vous doit être rapporté comme à sa légitime fin; mais il est encore et plus particulièrement vôtre, parce qu’il vous regarde et vous considère comme l’objet et le sujet uniques de tous ces traités.

J’y parle aux âmes mystiques de cet amour savant et de cette science amoureuse, de cette sublime sagesse dont votre Apôtre entretenait les parfaits5; et c’est vous mon Sauveur qui êtes le Prince et le Seigneur des sciences6; c’est en vous que sont cachés et renfermés tous les trésors de la Sagesse7; c’est vous qui en avez la clef comme le Maître, et qui seul pouvez ouvrir et fermer comme il vous plaît.8

Je découvre le fond de la mystique, que vous avez rendu un abîme qui ne peut être rempli que de Dieu, qui a pour objet la connaissance et l’amour de ses incompréhensibles perfections; et c’est vous, mon Seigneur, qui seul pouvez combler cet abîme qui soupire après vous, parce que vous êtes l’objet et le trésor de son entendement, sous la considération d’une ineffable beauté, comme vous êtes la vie et le repos de sa volonté par l’amour jouissant de son infinie bonté.

Cet objet est si éminent que, de toutes les lumières, celle de la foi nue est seule capable de l’éclaircir et de le découvrir à l’âme, qui vous connaît d’autant plus qu’elle sait que vous surpassez toutes ses connaissances, toutes les idées et les images de l’être créé, et vous êtes d’autant plus cher et plus précieux à son cœur qu’elle prend plaisir d’adorer et [3 r °] d’aimer en silence une beauté et une bonté qui se peut seule parfaitement connaître, et qui surpasse infiniment tout ce qu’elle en peut comprendre et concevoir.

Mais, ô Jésus, mon Sauveur, où est-ce que notre science mystique vous peut rencontrer avec plus d’avantage que dans le très auguste et très secret mystère de l’Eucharistie, où vous avez choisi votre résidence entre les hommes jusqu’à la fin des siècles? C’est là où l’âme contemplative trouve rassemblés en vous tous les trésors de la divine Sagesse9, qui peuvent donner une vie excellente à sa connaissance et à son amour, et où vous-même, sous le voile des faibles espèces qui vous couvrent à nos yeux, pouvez et devez être, dans la vie que vous y menez, le sacré modèle de celle de l’âme mystique.

Notre sainte théologie vous considère comme son unique objet. Premièrement, en vous-même, en votre propre et naturelle beauté, et comme fin dernière de tous les désirs de l’âme, capable d’exciter et d’allumer en elle des affections très ardentes et très pures. Et secondement elle vous regarde dans l’âme mystique, ou mystiquement opérante, à laquelle il vous plaît de vous communiquer, comme un Soleil divin10, qui par la force et la douceur de ses rayons s’écoule et s’insinue jusqu’au fond et au centre de son être, pour y paraître non borné ou revêtu de formes et d’images, mais en votre pure et incompréhensible bonté, afin d’y donner le repos à tous ses désirs, par les opérations de votre Esprit les plus saintes et les plus divines.

C’est particulièrement en l’Eucharistie, qui est un mystère de foi et d’amour, que vous faites excellemment, ô divin Jésus! les fonctions de la fin dernière à l’égard de l’âme qui vous y [3v °] reçoit dignement. Car je puis dire véritablement que vous êtes son Époux, ainsi que vous lui avez promis11; vous contractez avec elle un divin mariage, en vertu duquel vous l’admettez à la communauté ou à la communication de tous vos biens, dont le plus grand c’est vous-même; vous la faites seoir12 à votre table13, où vous la nourrissez d’un pain de vie et d’intelligence; vous l’abreuvez de l’eau de votre sagesse14, et par elle vous faisant connaître et vous faisant aimer comme l’Être suprême entre les intelligibles, et souverainement désirable, vous la rassasiez de vous-même, seul capable de la satisfaire et de remplir le sein de sa vaste capacité, et ainsi en vous donnant entièrement à elle, vous la rendez en vous, par vous et avec vous, très contente et parfaitement heureuse.

Vous n’êtes pas seulement, ô Jésus! le trésor précieux de l’âme sainte, vous êtes encore l’amas, l’assemblage et le comble de tous les trésors du ciel et de la terre; et c’est en vous que toutes choses sont comprises15. Vous êtes en votre divine nature le bien souverain et infini qui, n’étant parfaitement connaissable qu’à vous seul, ne pouvez être infiniment et dignement aimé que de vous-même; et s’il y a quelque chose de précieux après vous et au-dessous de ce que vous êtes en votre pure divinité, c’est cette heureuse portion de la nature humaine que vous avez jointe à vous en unité de personne, et que vous avez remplie de toutes les grandeurs et perfections de votre divinité, pour être avec elle le trésor infini et universel de l’âme sainte. Vous êtes son bien souverain en votre divinité, et notre sainte théologie vous envisage sous cette considération, comme l’unique objet de son repos et de sa perfection. [4 r °]

C’est dans l’oraison que son entendement, par un acte de foi nue, forme une vision intime, par laquelle elle est rendue une très belle image et ressemblance de votre éternelle beauté; et par un acte d’amour jouissant, sa volonté est détrempée dans votre douceur, qui est un goût et un ressentiment actuel de votre divine bonté, et une complaisance parfaite en vous et en tous les biens que vous possédez, qui lui donne part à votre félicité. Et en tant que vous êtes homme uni à Dieu, vous êtes le médiateur unique de sa rédemption16, vous êtes la porte17 précieuse par laquelle elle est introduite au secret de sa divinité, la voie18 par laquelle elle doit marcher à vous comme à sa fin, la cause méritoire de toutes les grâces qui lui sont nécessaires pour y arriver, et le modèle parfait qu’elle doit suivre en toutes choses19. Vous êtes un divin composé qui est l’abrégé et la merveille de toutes vos merveilles, puisque vous faites vous-même en votre divinité partie de votre ouvrage. Vous êtes le Roi et le Chef20 de tous les hommes, auquel ils se rapportent par de secrètes et ineffables liaisons, et comme tel vous avez la plénitude des grâces pour les faire couler sur votre Église, et sur tous ceux qui ont l’honneur de composer ce Corps, dont vous êtes l’adorable Chef.

C’est pour cela, mon Sauveur, que l’union amoureuse de l’âme avec vous est la chose la plus souhaitable et la plus excellente qui soit au monde; parce qu’elle la met en possession de tout ce qui est à vous, de toutes vos grâces, de tous vos mérites, de vos actions, de vos travaux, de vos souffrances, de votre mort, de votre divinité, de votre humanité, de votre vie, de vos mystères, de vos vérités, de vos vertus, et de tout ce que vous êtes; puisque [4v °] l’union parfaite rendant toutes choses communes entre les amis, l’âme ne peut ni vous aimer ni être aimée de vous, sans communiquer à tous vos biens et trouver en vous son entière plénitude.

Mais quand est-ce, ô aimable Jésus! que vous êtes tout le bien et le bonheur de l’âme sainte, et qu’elle peut dire que vous lui êtes toutes choses plus véritablement que quand vous vous communiquez à elle dans le mystère de l’Eucharistie, et qu’à la faveur d’une foi vive et nue, elle vous y découvre présent, et qu’elle en jouit par un très pur amour? Il n’y a rien pour lors, ô mon cher Jésus! dans les trésors de votre divine sagesse, dont vous ne fassiez part à cette âme éperdument désireuse de vous posséder entièrement. Là, selon vos promesses, vos mains libérales sont ouvertes sur elle, pour lui faire part de tous vos dons, de vos grâces et de vos faveurs. Là, vous lui communiquez la gloire que vous avez reçue de votre Père, et qui comprend tout ce que vous avez de lui en l’une et l’autre de vos natures, divines et humaines. Il vous a donné sa divinité et toutes ses perfections en vous engendrant21, et vous les lui communiquez en la communiant22. Il vous a donné la sainte Humanité dans laquelle réside la Divinité et toute sa plénitude23. Il vous communique la science divine et incréée que vous possédez comme Dieu, et aussi la perfection de la sagesse et de la science, tant bienheureuse qu’infuse, qui comprend toutes les vérités et toutes les lumières créées que vous recevez en tant qu’homme uni à Dieu; et ainsi, comme dans votre divinité vous possédez toutes les grandeurs infinies incréées, et en votre humanité toutes les excellentes créées, les âmes qui vous reçoivent participent à tous vos biens. [5 r °]

Quand vous viviez sensiblement sur la terre, une vertu générale sortait de toutes les parties de vous-même pour donner la vie ou la santé aux corps qui l’avaient perdue24. Et quand vous vous donnez tout entier, ô Jésus Homme-Dieu, à une âme bien disposée à vous recevoir par une vive foi et par un amour fervent, vous imprimez sur toutes les parties qui la composent l’activité de votre vertu, et non seulement vous agissez au-dedans d’elle par la production de vos grâces et en vous donnant vous-même, qui êtes le Dieu de la grâce, mais vous la faite agir par un retour d’amitié qui vous redonne tout, et en faveur de cette donation mutuelle qui comprend tous les actes d’une parfaite bienveillance, vous voulez et prétendez que l’union de l’âme qui vous approche soit si étroite avec vous, que vous la comparez à l’unité qui est entre votre Père et vous dans le mystère de la Trinité25. Car comment ne serait-elle pas une même chose avec vous, puisqu’elle a tous vos biens en vous possédant vous-même, comme vous êtes un avec votre Père, duquel vous avez tout reçu?

Dans cette heureuse consommation, l’âme ressent un être nouveau rapportant26 au vôtre, où tout ce qui est humain, votre vie, votre être, vos opérations sont en propriété à votre divine Personne; vous êtes en elle par votre amour et par votre esprit, le principe d’une vie divine; et, prenant une pleine possession d’elle, vous la transformez, vous la remplissez de votre vertu, de votre lumière, de votre chaleur, de votre action, vous en faites une nouvelle créature27, et lui communiquez des dispositions, des sentiments, et des inclinations absolument [5v °] contraires à l’état où la corruption de la nature l’avait mise.

C’est là que vous êtes un mystère de foi28. C’est là que vous communiquez votre sagesse, qui est le principal des dons de votre Esprit29. C’est là que vous êtes ce livre écrit dans l’intérieur et à l’extérieur30, qui marque les admirables perfections dont votre Personne est toute brillante par dehors en son humanité, et par dedans en sa divinité. Livre que les âmes bienheureuses dans le ciel lisent continuellement avec un souverain plaisir, et qui sur la terre est plus doux que le miel31 à la bouche intérieure des âmes mystiques qui le ruminent, et qui par le goût qu’elles ressentent dans l’union qu’elles ont avec vous, qui êtes la souveraine bonté, comprennent bientôt et avec facilité les plus grands secrets de l’oraison et théologie mystique.

Mais, ô Jésus! mon Sauveur, si en votre suprême et infinie bonté, vous êtes le cher et tout aimable objet de l’âme mystique, si vous opérez en elle tant de merveilles, si vous êtes le Dieu de son cœur32 et le trésor unique33 de sa volonté, il faut avouer que vous lui êtes un trésor et un Dieu caché34, et que vous ne lui paraissez que sous les sacrés voiles et le divin nuage de votre incompréhensibilité. Les lumières de la foi dont vous l’éclairez lui apprennent que votre sublime divinité fait sa demeure dans une lumière inaccessible35 aux yeux des mortels, et que vous choisissez au-dehors de vous la pointe et la suprême portion de l’âme, comme le lieu qui seul est capable de vous loger dignement parmi les hommes.

Les espèces, les figures et les représentations des choses créées n’abordent point l’âme dans cette [6 r °] haute région, parce qu’elle y est élevée au-dessus de ses autres puissances, et que là vous concourez avec elle pour produire des oraisons mystiques et des quiétudes sans formes et images, qui sont des actes cachés à l’âme même qui les opère.

Et quoiqu’elle vous sache très présent par le repos que vous lui donnez dans le sommeil mystique de sa contemplation, vous demeurerez toujours pour elle incompréhensible et invisible, non par défaut de lumière et de perfection de votre part, mais plutôt par un excès de l’un et de l’autre, dont elle n’est pas capable. Et c’est dans ce même excès que vous êtes le digne et le noble objet de l’oraison mystique ou de l’âme mystiquement opérante, laquelle, éclairée des fortes, quoique sombres lumières d’une vive et nue foi, ne se plaît que dans la contemplation d’une beauté qui surpasse ses pensées, et dans l’amour d’une bonté qui, pour être infinie et sans bornes, n’a que plus de rapport à sa volonté, que rien de fini de peut contenter.

Sagesse incarnée, il n’y a point d’état où vous soyez plus cachée à nos yeux qu’au mystère de l’Eucharistie, soit qu’on vous y considère en vous-même, ou dans les âmes à qui vous daignez vous communiquer dans cet adorable sacrement. En votre divine nature vous y vivez de la même vie36 que vous recevez dans le sein de votre divin Père, vie de gloire toute éclatante d’infinies perfections; et vous y opérez les miracles d’une bonté et d’une sagesse égales à votre toute-puissance; mais tout cela nous est caché. Et dans votre vie humainement divine et divinement humaine, quoique le feu de votre divin amour y soit très brûlant, qu’il ne puisse y être sans agir, et qu’il opère en effet37 [6v °] selon l’excellence de sa vertu, travaillant toujours à l’étendue de votre règne dans le salut et la perfection des hommes, il semble néanmoins que vous n’opérez rien sous le voile des espèces qui vous couvrent, et qu’à juger de ce qui paraît au-dehors, vous n’y exercez aucune action de vie.

Vous y êtes même en état de mort, et comme une victime immolée; et si vous y prenez une nouvelle vie, c’est pour y faire par l’image de la mort une reconnaissance et un hommage continuel de l’être que vous recevez de votre divinité, protestant solennellement qu’elle est le premier et le souverain Être nécessaire, subsistant par soi-même, que toutes choses dépendent d’elle, et qu’elles doivent être employées, usées et consommées à sa gloire. Mais, ô Jésus! vous n’êtes pas moins caché dans l’état de votre humilité et de vos abaissements que dans celui de votre gloire; dans les opérations de votre mort ou de votre vie mourante, que dans celle de votre vie agissante.

Je vous considère, ô Jésus le Dieu caché, environné des sacrés voiles qui vous couvrent dans l’Eucharistie, et élevé sur les tabernacles comme sur un trône mystique, où vous êtes le divin Maître et le sacré Docteur de la théologie mystique, et où vous enseignez aux âmes par les exemples de votre vie cachée comment, avec vous et à votre imitation, elles doivent vivre retirées de toutes choses et d’elles-mêmes pour s’unir à vous.

Vous êtes, ô Jésus! dans l’état de votre vie humaine, par la grâce de l’union hypostatique, le premier vivant de cette manière de vie, qui est toute retirée en Dieu, et votre âme sainte, dans cette demeure secrète, est, par une application profonde, [7 r °] toujours attachée et collée au sein de votre même divinité; et non seulement vous êtes le premier vivant, mais encore le sacré modèle sur lequel les âmes mystiques se doivent former, et le principe de leur vie intérieure et secrète, par la communication des grâces que vous leur avez méritées à cet effet, et par le saint amour que vous répandez dans leurs cœurs. Cet amour est un poids38 qui a pour centre le beau sein de votre divinité, et par l’opération de cet amour vous les retirez d’elles-mêmes et de tout ce qu’elles peuvent voir ou aimer en l’objet d’elles-mêmes; et les unissant avec votre très sainte humanité, par elle et avec elle vous les cachez et abîmez heureusement dans votre divinité39.

C’est particulièrement, ô l’amour des hommes, par le mystère de l’Eucharistie que vous conservez et augmentez cette vie intérieure et mystique dans les âmes; parce que la communion bien faite est de sa nature le plus excellent des actes de religion, le culte le plus relevé dont on puisse honorer votre Majesté suprême, le lien le plus étroit dont l’âme puisse être unie avec vous, et l’organe principal de toute la perfection qu’elle peut jamais acquérir. Et comme vous êtes en ce mystère une victime d’amour toute destinée à la gloire de votre propre divinité, à qui vous sacrifiez ce que vous avez d’être, de vie, d’honneur, à qui vous offrez votre âme, votre corps, et votre sang, séparés, non pas réellement, parce que cela n’est pas convenable à l’état de votre vie glorieuse, mais mystiquement, en ce que par la vertu des paroles sacramentelles le corps est mis séparé du sang, vous apprenez à l’âme, par cette mort mystique, qui est une vie et réelle représentation du sacrifice de la Croix, qu’elle ne [7v °] peut ressentir les impressions et les effets admirables de votre mort que par une mort volontaire, qui soit l’imitation de la vôtre.

C’est l’opération secrète de votre amour dans l’âme mystique, ô mon Sauveur, qui est le glaive tranchant du sacrifice qui la fait victime avec vous; si ce n’est par la séparation réelle et véritable de son corps et de son sang, c’est par la division plus intime de son âme et de son esprit, de la vie basse et animale d’avec celle qui est la plus haute et spirituelle. Cette opération est comme un tombeau où elle expire à la vie de la nature, où le faux être est enseveli avec ses opérations, pour établir sur ses ruines la vie de votre esprit.

Il n’est pas possible, mon cher Sauveur, que l’âme, dans ce mystère, vous voie par votre amour encore vivant après votre mort, pour mourir toujours en qualité d’hostie, sans se livrer avec ses puissances à ce même amour, qui l’abaisse profondément comme votre très sainte humanité, jusque dans l’abîme du néant, pour adorer et reconnaître continuellement la grandeur de votre être infini, qui la transforme dans l’image de votre mort, lui faisant des blessures mortelles par lesquelles sa vie s’épanche sans cesse, son âme et son esprit sortent continuellement d’elle par la recherche ou la souffrance de toutes sortes de peines, par l’acceptation amoureuse et volontaire de délaissements et abandons intérieurs, par le détachement de toutes consolations humaines et même spirituelles, et par le retranchement de tout ce qui pourrait nourrir la vie du propre amour; afin qu’étant réduite au néant d’elle-même, vous soyez tout en elle; et que vous qui êtes le seul être véritable, ayez le pouvoir de faire d’elle, tant à l’être qu’à l’opération, tout ce qu’il vous plaira. [8 r °]

Mais, ô Jésus! combien vous êtes caché dans ce mystère, en vous-même et en vos opérations! Quatre paroles à voix basse vous mettent sous les espèces, et vous n’y êtes pas plus tôt que vous commencez d’y opérer, et cependant votre présence, votre vie et votre opération sont un secret pour les sens et pour la raison, qui ne vous y peuvent découvrir. Vous entrez en l’âme qui vous reçoit, et lui communiquez la grâce et la vie surnaturelle, sans qu’elle le sente ou qu’elle le voie; tout cela se dérobe à ses yeux, et sans le secours de la foi elle n’aurait pas le bonheur de vous connaître et de vous adorer. Ainsi votre vie divine demeure cachée40 en elle-même et dans l’abîme de ses propres grandeurs, à elle seule connaissable, et la vie de votre humanité est cachée dans votre divinité.

Les âmes mystiques, qui sont les images de votre sainteté sur la terre, sont cachées comme vous, et on ne connaît le plus souvent de toute leur vie que quelques actes extérieurs qui frappent les sens et qui ne déclarent pas le mérite ni la beauté de leur intérieur. Votre conduite est admirable sur elles, lorsque non seulement vous vous cachez, mais que vous les cachez encore elles-mêmes à leurs propres yeux, les réduisant à des états où elles ne voient que leur néant et ne sentent que leurs misères; et qu’opérant en elles les merveilles de votre amour, vous permettez que leurs saintes et véritables affections soient démenties par des sentiments tout contraires.

C’est par ces sortes d’épreuves que vous prenez plaisir de détruire en elles tous les raisonnements de la nature, de captiver leur esprit et leur jugement sous la majesté de votre révélation, que vous les préparez au pur Amour par l’entière conformité de leur [8v °] volonté à la vôtre, et par un abandon sans réserve à vos divines dispositions, et que vous les rendez capables, selon le désir de votre Père céleste, d’adorer Dieu, qui est pur Esprit, en esprit et en vérité41, à la faveur de leur foi animée du pur amour qui, résidant en leur plus haute pointe, offre ses victimes sur le sommet de cette montagne spirituelle, détruisant et anéantissant tout ce que les sens et la raison ont d’impur et de moins digne de s’élever à l’adoration de l’incompréhensible majesté du premier Être.

C’est pour entretenir cet esprit d’oraison et d’adoration intime dans les âmes fidèles, que vous avez voulu établir votre résidence parmi elles, et y être, sous les sacrées espèces, l’Arche vive et mystique de la nouvelle Alliance, figurée par celle de l’Ancien Testament, qui faisait pour lors toute la joie et tout le bonheur de votre peuple.

Dans l’Arche de la Loi ancienne était un vase d’or, où était conservée cette manne précieuse, qui était un pain pétri de la main des anges pour la nourriture des enfants d’Israël, pendant le voyage qu’ils faisaient vers la Terre promise, et qui avait en soi le goût et la suavité des viandes les plus exquises. Ici, sous les espèces sacramentelles, vous êtes un pain céleste, non pétri de la main des anges, mais formé par vous-même et de vous-même; pain non seulement vivant, mais communiquant la vie, et la vie de gloire aux anges dans le ciel, et celle de la grâce aux hommes sur la terre : pain qui les nourrit, qui les maintient, et qui leur sert d’un saint viatique et d’une sacrée provision pour le voyage de l’éternité. Les douceurs et les suavités de ce pain céleste sont toutes divines, mais elles sont secrètes et cachées42, comme celle de la manne, et ne [9 r °] peuvent être reconnues que des âmes qui s’en approchent et qui le reçoivent dignement.

Au-dessus de l’arche ancienne était le propitiatoire de fin or43, où Dieu résidait d’une façon invisible et extraordinaire, pour y recevoir les adorations souveraines de son peuple et avoir sujet de lui départir ses faveurs. Ici vous êtes le vrai propitiatoire de la loi de grâce, où votre divinité unie à votre humanité est élevée au-dessus d’elle, comme le chef sur son corps44, d’où découlent sur elle et par elle sur tous les hommes, les onctions et les bénédictions sacrés qui les rendent dignes d’être les membres vivants du corps de votre Église, dont vous êtes l’adorable Chef.

Là étaient deux chérubins en forme humaine45, qui avaient les ailes étendues comme pour embrasser et protéger l’arche qui était au-dessous, et les yeux tournés l’un vers l’autre et fixement arrêtés sur le propitiatoire qui était au milieu d’eux, en signe de l’admiration et de l’adoration profonde qu’ils rendaient à la divinité extraordinairement présente. Ici toutes les âmes mystiques suspendues sur les ailes de leur contemplation ont, d’une part, les yeux de leur esprit fixement attaché sur votre invisible et infinie divinité, qu’elles aiment, qu’elles adorent et qu’elles regardent comme une bonté et une perfection incompréhensible, qui est la fin où aboutissent tous leurs désirs; et de l’autre, elles se tiennent fortement et étroitement liées à votre sainte humanité comme au moyen de leur salut et de leur perfection.

Mais encore mieux, ô Jésus! ces deux chérubins en forme humaine sont une naïve figure de votre sainte Mère et de son virginal époux saint Joseph qui, comme deux chérubins aux grandes ailes, par [9v °] la plénitude de leur science ont été destinés par état pour demeurer toujours à vos côtés, et ne vous abandonner jamais : leurs fonctions auprès de vous, ô le Dieu-homme, comme de ces deux grands anges auprès de l’arche, ont été, pendant votre vie voyagère et mortelle, d’étendre le zèle de leur protection sur votre humanité déifiée, de la nourrir, de l’élever et de la servir, particulièrement pendant le temps de la divine enfance, et d’ailleurs de tenir les yeux de leur haute et sublime contemplation toujours ouverts sur votre divinité présente, pour en admirer, adorer et révérer les mystères par les hommages continuels de leur connaissance et de leur amour.

Oh, quelles obligations, mon Sauveur, ont tous les hommes à ces deux chérubins de la loi nouvelle, de s’être si dignement acquittés envers vous des services et de l’amour dont ils vous sont tous redevables!

S’il faut porter jugement de l’amour et de la révérence qu’ils ont eus pour votre sacrée Personne par les commissions et les offices pour lesquels vous les avez choisis et appelés auprès de vous, que peut-on penser d’assez rare de l’amour envers vous de celle que vous avez élue pour être votre mère, dans le sein de laquelle vous avez résidé neuf mois entiers, qui de son cœur a fait un temple et un autel, sur lequel vous avez reçu non seulement les offrandes et les premières adorations de votre humanité déifiée, mais qui a été encore elle-même un temple vivant, adorant et rendant un continuel hommage à vos infinies perfections? De celle qui, étant votre mère, est encore par vous la mère et la réparatrice de tous les fidèles, comme vous êtes par elle le dispensateur de vos grâces, [10 r °] dont vous l’avez faite la trésorière. De celle qui est le trône, le paradis, la maison et le siège magnifique, où vous, qui êtes la Sagesse incarnée, vous êtes reposé. De celle qui est la plus parfaite image de vos perfections, l’effet de votre toute-puissance, et l’objet de vos plus délicieuses complaisances, à qui vous avez voulu vous assujettir en la nature que vous avez prise d’elle, comme elle était dépendante de vous en tout son être.

De celle enfin qui est la première en l’ordre des pures créatures, qui en la nature et en la grâce approche de plus près votre sacrée Personne, et qui par cette liaison reçoit de plus riches et de plus intimes influences.

Et que pouvons-nous dire d’assez excellent en faveur de cet autre chérubin incarné, le glorieux saint Joseph, que vous avez établi chef d’une famille où vous êtes le fils, et Marie la mère; que le Saint-Esprit, que la Vierge, votre divine mère, et vous-même avez tant de fois appelé votre père, et qui hors la génération corporelle l’était en toutes les façons dont ce nom peut être entendu : père par affection, puisque jamais fils unique ne fut aimé de père comme vous le fûtes de Joseph; père par le droit qu’il avait sur le corps virginal dont vous voulûtes prendre chair, et qui est ainsi le père de Dieu et l’époux de la mère de Dieu; que vous avez choisi pour être le tuteur de votre divine enfance, et comme le sauveur de celui qui est le Sauveur de tous les hommes. Vous avez même voulu vous assujettir à lui46 comme à votre supérieur, lui donnant pouvoir sur vous, que les séraphins ne méritent pas de servir. Après tant de grâces et de privilèges qu’il a reçus de vous, ne peut-on pas croire avec piété qu’après sa sainte épouse, il a été le plus [10v °] attaché d’affection à votre humanité sacrée, et le plus profond adorateur de votre divinité; qu’il a eu un désir de vous voir plus ardent, plus pur et plus saint que ceux qui n’ont jamais été conçus par les saints Pères47; que sa contemplation a été la plus élevée, qu’il a pénétré plus avant dans les merveilles de votre Incarnation, qu’il est la seconde des pures créatures; et que comme au-dessous de votre sainteté il n’y en a point qui ne cède à celle de Marie votre mère, aussi n’y en a-t-il point au-dessous de la sainteté de votre mère, qui ne cède à celle de Joseph votre père?

Ils sont donc tous deux les plus proches de vous, les plus unis à votre sacrée personne, et vous sont conséquemment les plus semblables et les plus participants de vos divines perfections. Et qui peut donc douter qu’ils n’aient été les plus grands contemplatifs de la Loi nouvelle, et ceux qui ont pénétré plus avant dans les mystères de votre vie? Vous êtes le seul livre qu’ils ont étudié, sur lequel ils ont médité, et dont ils ont pratiqué les admirables leçons. Si votre saint Évangile témoigne que tous ceux qui vous écoutaient étaient ravis en admiration de votre sagesse et de vos réponses48, s’il nous assure encore que votre père et votre mère étaient dans l’étonnement des choses qui se disaient de vous et les repassaient dans leurs cœurs49, quelle devait être l’admiration de Marie et de Joseph, ces deux chérubins, lorsqu’ils vous regardaient et considéraient en vous-même, que leurs yeux vous voyaient, que leurs mains vous touchaient, qu’ils vous portaient sur leur sein, et que vous les appeliez des noms de père et mère, lorsque vous obéissiez à leurs voix, que vous les serviez et pratiquiez les autres anéantissements de votre grandeur? [11 r °] Toutes vos œillades, vos paroles, vos démarches, tous vos pas étaient pour eux autant d’objets d’admiration.

Mais quand, dans leur oraison ou à la conférence privée et secrète de vos trois admirables Personnes, vous, qui êtes le Fils de Dieu, nourri dans le sein de votre Père éternel, leur découvriez le secret de vos ineffables mystères, que vous les entreteniez des trois Personnes divines, de l’économie de votre Incarnation, des perfections adorables de votre divinité, de ses procédures amoureuses envers les hommes, et surtout envers ceux qui avaient été choisis pour des choses si grandes, quels éclats, quels rayons de lumière dans leur esprit, quels embrasements d’amour dans leurs cœurs? En quel abîme d’oraison, d’admiration, d’abaissement et d’adoration étaient-ils en votre divine et continuelle présence? Sans doute ils ne pouvaient que s’écrier l’un à l’autre, comme ces deux séraphins d’un de vos prophètes, que vous êtes le trois fois saint50.

Je vous conjure, ô Jésus! par les inestimables privilèges que vous avez accordés à ces deux anges incarnés, par la sublime et ardente dévotion que vous avez versée en leurs âmes vers votre sacrée et toute aimable personne, par leurs admirables mérites et leurs puissantes intercessions, de nous donner leur favorable protection; afin que par eux vous daigniez venir à nous, et que par nous-mêmes nous méritions d’avoir accès à vous et de ressentir les effets de vos infinies bontés; et puisque leur sein corporel et spirituel a été le trône et le siège sur lequel vous, qui êtes la Sagesse du Père, avez pris plaisir de reposer, que vous les avez rendus les maîtres, les dominateurs et les [11v °] protecteurs de toutes les âmes qui prétendent s’appliquer à la vie intérieure et mystique, toute cachée en vous, et le parfait modèle qu’elles doivent imiter, faites connaître à ces âmes les admirables vertus, les élévations, les oraisons, les adorations, les exercices, l’intérieur sublime et relevé de ces deux anges terrestres, parfaits imitateurs de votre adorable vie, afin qu’étant connus ils vous fassent connaître, vous qui êtes l’original, le modèle et la source de leur sainteté et de celle de tous les hommes. Surtout, par le pouvoir efficace que vous leur avez accordé de pouvoir répandre cette solide dévotion vers votre sacrée Personne dans les âmes et de leur donner entrée en votre famille et en la grâce spéciale qu’elle contient, qu’ils nous obtiennent de vous un doux et fort amour pour votre très sainte humanité, et une communication intime avec votre infinie divinité.

Ô Jésus! mon Sauveur, qui dans votre vie divinement humaine, êtes notre Apôtre et notre pontife souverain, le grand et l’important ministre de l’état du Père céleste, qui avez témoigné faire plus d’estime du gain d’une âme seule que de tout un monde sans elle, qui n’êtes descendus du ciel en terre que pour y apporter le feu du divin amour51 et le faire brûler dans le cœur de tous les hommes, qui ne demeurez parmi eux, résidant sous les espèces sacramentelles, que pour être leur nourriture et leur communiquer une vie spirituelle et plus abondante, accordez-leur cette grâce singulière de s’exercer souvent dans les considérations de la vie cachée que vous menez pour l’amour d’eux au très adorable Sacrement de l’autel; faites-leur de là entendre votre voix, ou plutôt faites [12 r °] en sorte qu’ils prêtent l’oreille intérieure à votre divine voix qui, sortant continuellement des tabernacles où vous faites votre demeure, va trouver tous les cœurs pour crier, non sensiblement et hautement comme vous faisiez autrefois pendant le temps de votre vie voyagère, en un jour de fête solennelle, mais secrètement et puissamment, chaque jour et chaque moment : Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi52, qui suis une source de vie toujours coulante, qu’il boive et qu’il se désaltère dans mes divines eaux. Et puisque vous y êtes le Prince la véritable sagesse, communiquez-la aux âmes, en leur accordant le don de l’oraison décrite et tracée grossièrement en ces traités, mais représentée au vif dans vos exemples, dans les divins exercices que vous avez en la sainte Eucharistie et dans les attraits secrets que vous y communiquez aux âmes qui s’unissent dignement à vous.

Et comme je ne me suis proposé autre fin, éclaircissant l’oraison et la théologie mystique, que de donner ouverture aux âmes pour vous connaître, vous aimer, vous goûter en vos divines excellences, et servir par ce moyen à la communication et à l’établissement de votre esprit et de votre vie en elles, agréez, mon Sauveur, ce petit ouvrage, et en lui, acceptez ma très cordiale servitude, prosterné dans l’abîme de mon néant, et ne respirant que votre gloire et le salut des âmes.

Je l’expose aux rayons de vos yeux divins, afin que leur lumière, descendant sur lui, excite les flammes du divin amour en ceux qui le liront, et éclaire les nuages et les obscurités que mon ignorance et ma faiblesse ont laissés autour de ces matières si profondes, et qui sont au-dessus de ma capacité et de mes expériences. Et en le soumettant très humblement [12 v °] au jugement et à la correction de l’Église votre Épouse, dont la foi et la fidélité est inviolable53, je le mets sous la toute-puissante protection de votre incomparable bonté. Faites, ô Jésus! qu’il réussisse au plus grand bien des âmes, pour le salut et la perfection desquels vous avez bien voulu mourir, et dont il vous plaît faire votre couronne et votre gloire.[13r °]

Approbation de Mgr l’évèque d’Héliopolis

J’ai lu avec beaucoup de consolation un livre intitulé Le Jour mystique, ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique. La doctrine qu’il enseigne m’a paru également nécessaire et solide; et l’on peut assurer des voies qu’il montre ce qu’a dit un Père de l’Église des livres du grand saint Hilaire évêque de Poitiers, qu’on y peut marcher sans crainte de broncher. La foi, qu’elle donne pour guide dans tous les sentiers de la vie intérieure, met à couvert des tromperies et illusions de la nature et du démon, et les moyens qu’elle propose sont si justes, qu’il suffit de s’y arrêter pour ne s’en pas écarter, mais pour arriver heureusement à l’union divine.

Ce qui est fort remarquable est qu’elle éloigne des extrémités, où tombent beaucoup de personnes spirituelles qui veulent conduire les âmes par un même chemin. Elle enseigne les voies de l’Esprit de Dieu, et non pas celles de l’esprit de l’homme. Elle apprend à aller à Dieu selon le mouvement de sa grâce, et non pas selon la fantaisie des créatures. Elle enseigne aux âmes à ne se pas élever d’elles-mêmes, quand l’Esprit de Dieu ne les attire pas. Elle leur enseigne à ne pas résister à ses attraits, quand il lui plaît de les élever. Elle fait voir l’inutilité des âmes qui veulent se mettre dans le repos quand Dieu veut qu’elles opèrent encore à l’ordinaire, et la [13v °] perte inestimable que font celles qui opèrent toujours, quand le mouvement de la grâce les met dans le repos. Ainsi elle traite dignement des plus hauts degrés de la contemplation, sans exclure les voies de la méditation ou de l’oraison de discours, et elle parle avec un tempérament si juste des voies différentes, que les personnes véritablement spirituelles auront tout sujet d’en être satisfaites, et de bénir Dieu, le Père des lumières, qui les a inspirées pour sa gloire et le salut des âmes, qui trouveront dans cet ouvrage des moyens merveilleux pour faire un très grand progrès dans les voies de l’esprit les plus saintes et les plus divines.

Elles y verront que, comme la sainte oraison est nécessaire à tout le monde, tout le monde aussi la peut faire, quoiqu’en manières différentes. Elles y découvriront que, comme l’oraison du discours ou de la méditation est bonne et excellente pour plusieurs, il y en a aussi beaucoup qui, ne pouvant pas méditer, soit par l’infirmité du corps ou de l’esprit; soit par les obstacles qui viennent du dehors, ne sont pas pour cela incapables de l’oraison. Les âmes scrupuleuses y trouveront des remèdes excellents; les timides, des motifs puissants pour s’encourager; celles qui sont plus éclairées, de bonnes et solides lumières; celles qui sont tentées d’inconstance, des raisons fortes pour persévérer malgré toutes les aridités, les sécheresses, les obscurités, les insensibilités, les répugnances et toutes les autres peines qui arrivent en le service de Dieu, et particulièrement dans l’exercice de l’oraison. Enfin, je puis dire que cet ouvrage est comme la tour de David dont parle l’Écriture, d’où pendent mille boucliers et toute l’armure des plus forts, qui sera utile aux imparfaits et aux parfaits, aux commençants [14 r °] et aux avancés, aux ignorants et aux savants, aux personnes qui ont besoin de direction et aux directeurs qui conduisent; que l’Église en sera édifiée, et notre Seigneur Jésus-Christ en tirera sa gloire.

Fait à Rome ce 1er juillet 1669. François, évêque d’Héliopolis, vicaire apostolique de Tonquin.

Approbation des docteurs.

Comme on ne peut lire sans admiration le traité intitulé Le Jour mystique ou L’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, aussi ne peut-on lui refuser l’approbation sans injustice. Je souscris d’autant plus volontiers à celle-ci que j’espère que les âmes, outre le fruit qu’elles tireront de ce traité et qu’il leur fera faire un progrès merveilleux dans la vie spirituelle, y trouveront encore des douceurs et des consolations, qui ressentent fort celles du Paradis. Mais je ne puis m’empêcher de les avertir que, puisque voici un traité de la véritable sagesse, laquelle selon le mot latin n’est autre qu’une science savoureuse, sapientia, sapida scientiam, aussi elles ne verront jamais combien il y a de douceur avec Dieu et en Dieu, que par le goût et la pratique de ces hautes et sublimes vérités, auxquelles elles se doivent élever avec l’auteur de cet ouvrage; lequel, comme l’aigle, est allé chercher la moelle du cèdre jusqu’au plus haut du Liban. En un mot, si elles ont le courage de s’élever jusque-là, non seulement elles n’y trouveront [14v °] rien de contraire, ou à la foi, ou aux bonnes mœurs, mais elles sauront des vérités de Dieu, que ne savent point les plus habiles du monde; c’est-à-dire que, comme assure le Fils de Dieu, elles sauront ce qu’ignorent les docteurs et les maîtres en Israël, et que le Père céleste a révélé aux petits.

À Poitiers, ce 31 de janvier 1670.

F. Élie Couraud, docteur en théologie et provincial des Frères Prêcheurs.



Autre approbation.

Nous, soussignés docteurs en théologie de la faculté de Paris, certifions avoir lu un livre intitulé Le Jour mystique où l’Éclaircissement de l’oraison et théologie mystique, que nous avons estimé digne de la piété de son auteur; et non seulement nous n’y avons rien trouvé de contraire à la foi catholique, mais l’avons jugé très utile pour porter les âmes à l’union parfaite avec Dieu.

Fait à Poitiers, ce quatrième de décembre de l’année 1669.

F. Maurice Cherprenet, docteur en théologie et provincial des Frères Prêcheurs.

F. André le Fée, docteur, comme ci-dessus.





Table des Traités, des chapitres et des Sections du premier Tome

[22 pages que nous omettons, puis commence…]



LE JOUR MYSTIQUE

OU L’ÉCLAIRCISSEMENT DE L’ORAISON

ET DE LA THÉOLOGIE MYSTIQUE

Livre premier.

DE LA NATURE DE L’ORAISON MYSTIQUE ET DE L’EXCESSIVE ACTIVITÉ OU PROPRIÉTÉ D’IMAGES

Traité premIER.

De l’existence, de la nature, de l’objet, et des espÈces de l’oraison mystique.

Argument

Comme toutes les matières que l’on traite dans une science doivent emprunter leur ordre et leur suite de l’objet qu’elles considèrent : ayant à éclaircir et à donner du jour au secret de [2] l’oraison mystique, qui est une sagesse divine dont Dieu est l’objet, il semble à propos que nous commencions à expliquer et prouver ce qui lui est de plus essentiel. C’est pourquoi, en ce premier traité qui doit être comme la base et le fondement de tous les autres, après avoir parlé de l’oraison générale, j’explique et prouve l’existence de l’oraison mystique; je fais voir sa nature, ses qualités, son objet et ses différentes espèces, et j’enseigne quelle doit être la conduite de l’âme dans les différents états de cette oraison. Cela se verra par ordre dans les chapitres et les sections suivantes. Le tout sous les auspices et moyennant le secours de la grâce de Jésus-Christ, que je supplie très humble m’accorder à cet effet. [2]

[TRAITE I, Tome I Page 3]

CHAPITRE PREMIER. Pour servir de préface à tout l’ouvrage.

Remarques nécessaires à l’intelligence de ces traités d’oraison et de théologie mystique.

SECTION I. Dessein général de l’ouvrage, et l’excellence de son sujet.

Le sage, après avoir attentivement considéré et curieusement décrit tous les traits de la divine beauté sous le nom de la sagesse, confesse qu’il en est devenu amoureux54; qu’ensuite il en a fait les recherches et désiré de la prendre pour épouse, pour jouir de ses très pures délices, de ses honneurs et de ses richesses, qu’il dit être inestimables, [4] et se rendre avec elle et par elle parfaitement heureux.

La théologie ou l’oraison mystique que j’entreprends de dépeindre en ce petit ouvrage est en son objet cette même Sagesse, ou la belle Divinité, pour la jouissance de laquelle nos âmes sont créées. Et je n’ai d’autre dessein, dans l’effort que je veux faire en élevant mes idées pour en former le portrait et l’exposer aux yeux dans les plus vives et plus éclatantes couleurs, que d’en concevoir de l’amour, et en donner à ceux qui voudront s’appliquer à la lecture de ces écrits.

Et comme cette divine Sagesse promet la vie éternelle, c’est-à-dire une vie sainte, heureuse, et comblée de toutes sortes de biens, à ceux qui tâcheront de l’éclairer par des lumières qui la puissent rendre plus connaissable, et par ce moyen, plus aimable, je la prends pour l’objet unique de tous ces traités; et la considère premièrement en elle-même, en sa propre et naturelle beauté, et comme l’objet de notre oraison et théologie mystique; et secondement, en l’âme à qui elle daigne se communiquer.

Elle est en elle-même la bonté suprême et la perfection incompréhensible, capable d’exciter et d’allumer dans les cœurs des affections très ardentes de foi, si elles étaient aperçues [5] de nos yeux spirituels. En effet, la lumière seule de son visage fait le bonheur et la félicité des saints.

Elle est encore le soleil de l’âme, se communiquant à elle et la rendant formellement sage et belle, par la participation de ses lumières et de ses beautés divines. Elle est dans son entendement une lumière très sublime et très active, qui l’emporte dans la pure contemplation de la Divinité, qui forme en elle une vision intérieure, par laquelle elle est rendue une très naïve image et ressemblance de Dieu. Elle est dans sa volonté un goût et un ressentiment actuel de la bonté infinie du même Dieu, une complaisance et un repos intime et viscéral en lui et en tous les biens qu’il possède.

Cette Sagesse produit en l’âme mystique, ou agissante mystiquement, la plus sublime de toutes les opérations, soit qu’on la considère à l’égard de son sujet, qui est la pointe et le sommet de cette même âme, relevée au-dessus de toutes les autres puissances; soit à raison de son objet surpassant tous les objets; car c’est la Divinité, non raccourcie et bornée, non revêtue de formes et images, comme elle est dans les oraisons de méditation ou contemplation affirmative; mais au-dessus de tout concept et de toute comparaison, se cachant et ne se laissant aborder [6] ni connaître que dans les nuages55 et les ténèbres majestueuses de son incompréhensibilité; soit à raison du moyen de l’atteindre, qui est la foi nue, la plus excellente de toutes les lumières, au-dessous de celle de la gloire; soit enfin à raison du terme de cette opération, que je puis appeler le sublimé, la quintessence, et le par-dessus de tout ce qui peut être produit par la créature, puisqu’elle est en l’âme une expression et une jouissance de Dieu présent, qui la transforme et la rend une naïve image de toutes ses perfections; comme si elle était peinte des couleurs de la Divinité même, avec un éclat intérieur si merveilleux qu’il surpasse toutes les paroles et les pensées humaines.

La méthode que j’observe en tout cet ouvrage est d’expliquer et éclaircir ce qu’il y a d’obscur et de secret dans la science et les livres mystiques, non seulement par les textes de l’Écriture, par l’autorité des Pères et par les expériences des saints; mais encore par les raisons et les règles exactes de la théologie scolastique, puisque les vérités de celle-ci sont les solides fondements qui soutiennent et affermissent les divines théories de la mystique; étant toutes deux sœurs et filles d’un même père, qui est le Seigneur des sciences, elles doivent s’entraider et se prêter un secours mutuel. [7]

SECTION II. Raisons ou motifs qui ont porté l’auteur à faire ces traités mystiques, sa méthode, l’ordre et la suite des matières contenues en cet ouvrage.

Il n’y a personne qui n’approuve que ceux qui font profession d’écrire de la théologie scolastique, devant que de descendre à l’explication particulière des matières théologiques, fassent quelques questions prolégomènes, et qu’après leur commun et très saint maître saint Thomas, ils demandent s’il y a une doctrine sacrée et théologique; si c’est une science, et quelle elle est; si même après cela ils prouvent l’existence de leur objet, demandant s’il y a un Dieu. Parce qu’il y a des athées qui le nient; et de plus, qu’il est bien séant à un chacun de ne pas ignorer l’art ou la science dont il fait profession.

On sait qu’il y a plusieurs sortes de personnes de toutes conditions, entre lesquelles quelques-unes ne connaissent rien ou très peu des matières mystiques, et d’autres blâment et décrient la doctrine et les livres de tous les auteurs mystiques, leur imposant de croire des choses tout à fait éloignées de la raison et du sens. Je [8] connais même des personnes d’autorité, et qui sont en estime et réputation de grande science, de vertu et d’expérience dans les choses spirituelles, lesquelles dissuadent la lecture des livres de ces mêmes auteurs, comme étant dangereux et pleins d’erreurs.

Ces considérations, et quelques autres encore, m’ont fait concevoir dès il y a longtemps le désir et le dessein de faire comme un cours et une somme de théologie mystique, et d’y traiter les questions les plus propres à éclaircir et dénouer un sujet si obscur et si difficile; entre lesquelles les plus nécessaires sans doute sont celles qui traitent de son existence, de sa nécessité, de sa nature, de ses propriétés et de ses espèces, que la plupart des auteurs mystiques, au moins tous ceux que j’ai lu, supposent sans en apporter de preuves. En quoi je puis dire que je n’ai pas eu peu de difficulté; non seulement parce que l’explication de cette matière mystique demandait des connaissances expérimentales que je n’ai pas, et que j’ai été obligé de mendier des autres, ce qui fait que je n’en puis et n’en dois écrire qu’avec confusion; mais encore parce qu’ayant entrepris de traiter toutes les matières mystiques que je jugeais nécessaires à l’intelligence de cette science secrète, et avec le plus d’ordre que je pourrais [9] pour aider par ce moyen à lui donner plus de jour, je me suis vu engagé de former plusieurs questions qui n’ont pas été touchées par les théologiens mystiques et scolastiques; j’entends ceux que j’ai lus, et qui m’ont donné sujet de faire quelques efforts plus pénibles pour reconnaître et discerner leurs sentiments plus communs et assurés, desquels j’ai tâché de ne me point éloigner en tout cet ouvrage.

J’ai été conseillé par des personnes fort savantes et pieuses, qui ont eu la lecture de quelques matières mystiques que je traite en cet ouvrage premièrement par de fort longues questions, de les distinguer par de courtes questions, afin de donner plus de clarté à un sujet qu’ils disaient non seulement obscur et relevé, mais aussi traité d’une méthode et par des questions assez nouvelles et particulières. Mon premier dessein avait été de séparer les matières de tout l’ouvrage en deux tomes, mettant en l’un celles qui sont de la pure doctrine de la théologie mystique, et en l’autre, celles de la morale et pratique de cette même théologie. Mais j’ai trouvé en effet ces deux sortes de matières si conjointes et si liées ensemble, que j’ai cru ne les pouvoir séparer sans les affaiblir, et j’ai pensé que cette façon d’écrire ne passerait point pour extraordinaire [10] puisqu’on a bien vu paraître des théologies scolastiques et affectives François, et d’autres traités de piété, qui exposent quelques mystères de la plus sublime et profonde théologie, et dans lesquels les auteurs, pour s’expliquer, usent des termes de leurs sciences. Ce qui me fait juger qu’on ne trouvera pas mauvais si dans une mystique raisonnée, je me sers de quelques termes qui lui sont propres et affectés.

Si mon dessein n’avait pas été de traiter exactement les matières mystiques, j’aurais sans doute omis quelques questions plus délicates, qui semblent être moins nécessaires à ceux qui ne cherchent que la pratique; mais comme je fais une espèce de cours et de somme de théologie mystique, j’ai cru ne devoir pas en omettre la discussion et l’explication, sans quelques défauts; car, si on n’y prend garde, celles que je traite sont tout à fait nécessaires pour établir la doctrine mystique et en résoudre les difficultés.

Il ne faut donc pas s’étonner s’il y a plusieurs choses difficiles dans tout le cours de l’ouvrage. Car puisque cette théologie mystique est la reine des sciences, et celle qui parle le plus hautement et le plus dignement de Dieu, que sa doctrine, à cause de son objet et de sa matière, a un degré de dignité singulière, contemplant et regardant [11] Dieu sous cette très excellente raison d’incompréhensible et infiniment aimable au-dessus de toutes pensées et de tous actes formés ou imaginés, et qu’elle s’applique particulièrement à déclarer les opérations de ce même Dieu plus spirituel et surnaturel dans les âmes, on ne la peut traiter suffisamment, si on ne fait connaître ce qui est nécessaire à la perfection d’un acte mystique.

Pour cet effet il a fallu expliquer tant de choses différentes, mais pourtant toutes rapportées au sujet principal de l’oraison mystique, par le moyen desquels je prétends donner une clef pour ouvrir et découvrir les secrets mystiques cachés en plusieurs livres, qui sans ces lumières sont presque inintelligibles. Et ainsi, quoique je sache que tous ne sont pas indifféremment capables de comprendre ce qu’il y a de plus relevé dans quelques théories de cette science, et que pour ceux-là on pouvait omettre les questions les plus difficiles; j’ai néanmoins considéré qu’il y en a plusieurs autres qui désirent et demandent de voir ce qu’il y a de plus solide, et de plus éminent dans cette sainte théologie, capable d’exercer la force de leurs esprits; et j’ai espéré de même que par là quelques scolastiques deviendraient plus affectionnés, ou se montreraient moins [12] opposés à une oraison qu’ils verraient solidement fondée sur les vérités de leur théologie. Il y a aussi je ne sais quelle grandeur et je ne sais quelle générosité dans les âmes que Dieu attire par ces voies mystiques, qui leur font souhaiter d’entendre parler et d’être instruites de ces matières ou opérations plus cachées qu’elles goûtent, et qui les portent à l’admiration et à l’amour de la divine bonté, qui peut et veut faire de si grandes choses en elles. Cependant je peux dire que comme je me suis efforcé de n’omettre aucune des questions qui ont paru nécessaires à l’intelligence du sujet que j’ai entrepris, aussi me suis-je étudié d’éviter, comme le recommande l’Apôtre, toutes les inutiles, tenant à grand avantage parmi quelques occupations qui m’ont été assez ordinaires, de ne point perdre le temps en discours superflus, considérant d’un côté la fin de mon ouvrage si éloigné, et de l’autre celle de ma vie qui vraisemblablement est si proche.

Je divise tout l’ouvrage en quatre livres, et chaque livre en quelques traités. Dans le premier traité du premier livre, je donne des preuves de l’existence de l’oraison mystique, et je décris sa nature et ses différentes espèces. Je fais voir qu’il y en a de deux sortes, l’une appelée savoureuse, et l’autre [13] sans goût; qu’elles sont quelquefois compatibles et d’autres fois incompatibles avec les actes et les pensées de la méditation, et comment l’âme se doit conduire en leurs différents états. J’explique ensuite quel est l’objet du repos mystique, et prouve, par raisons et par autorités des mystiques, que c’est Dieu considéré comme souveraine bonté présente à l’âme, et je donne selon les occasions la résolution des difficultés qui se rencontrent.

Je joins un second traité à ce premier qui a pour titre : de la propriété des images, ou de l’excessive activité. Où, après avoir déclaré combien cette propriété et cette activité sont ennemies de l’oraison mystique par les violences indiscrètes auxquelles elles portent l’âme pour lui faire produire des actes, lorsqu’elle les doit laisser, je marque ensuite qu’il y a des efforts raisonnables qu’elle ne doit pas négliger; après quoi je m’étends un peu sur les dommages, ou les mauvais effets, que produit en elle cette excessive activité, et finis en déclarant quelles en sont les causes, que je réduis à trois, qui sont les démons, le mauvais directeur, et les âmes mêmes.

Dans le second livre, je fais un traité de la foi nue nécessaire pour adresser et conduire la volonté en son repos mystique; et [14] comme cette matière est fondamentale pour l’intelligence de l’oraison mystique, je l’explique exactement et nettement, et, après avoir déclaré quelle est la nature de la foi nue divine, en tant qu’elle est différente de la commune, je prouve qu’elle est nécessaire à l’exercice de l’oraison mystique. Je parle ensuite d’une autre espèce de foi nue, appelée humaine, que je fais voir être aussi nécessaire à l’oraison de repos. Je déclare quel est leur objet matériel, et quel le formel, quel le sujet ou la puissance dans laquelle elle réside, quelles les conditions et les qualités de l’une et de l’autre croyance; et en particulier quelle est leur certitude qui doit persuader à l’âme, qu’elle s’unit à Dieu par cette sorte d’oraison, y donnant quelques moyens et quelques remèdes pour surmonter le mal assez ordinaire des doutes et des craintes raisonnables.

Ce traité de la foi nue, qui a dû nécessairement être un peu long à raison du grand nombre de matières que j’y comprends est suivi d’un autre, qui peut être dit le complément du premier; où je fais voir que la foi nue doit produire en l’âme qui pratique l’oraison mystique une vraie et bonne satisfaction; qu’elle doit tâcher de l’acquérir, et en faire usage pendant le temps de son oraison; et particulièrement de celle [15] qui est sans goût. Je déclare quels sont les causes et les effets, et aussi quels sont les empêchements de cette satisfaction en l’âme; et je finis par la résolution de quelques difficultés proposées contre la doctrine laquelle y est établie.

Le troisième livre contient aussi deux traités. Le premier desquels parle du sujet éloigné de l’oraison ou théologie mystique, je veux dire de ceux à qui l’on doit, ou à qui l’on peut enseigner cette sorte d’oraison; et le second, du sujet prochain de cette même oraison, et le fond de l’âme, ou la pointe de l’esprit.

Je fais voir dans le premier, que les infidèles et les pécheurs sont incapables de la théologie mystique; mais qu’elle peut être utilement enseignée aux personnes qui vivent dans le siècle, et à celles mêmes qui y sont le plus occupées; qu’on y doit instruire les novices commençants, les simples et les ignorants, aussi bien que les doctes. Et je prouve ensuite par raison et autorité que cette théologie mystique se doit enseigner indifféremment à tous ceux qui s’appliquent et s’adonnent à l’oraison mentale. Après cela, je demande si notre Seigneur Jésus-Christ a pu pratiquer cette sorte d’oraison; si la sainte Vierge l’a exercée; si quelques-uns ont eu des grâces [16] ou des privilèges incompatibles avec elle; et enfin, si elle peut convenir aux âmes de purgatoire.

J’explique dans le second traité, quel est le fond de l’âme ou la pointe de l’esprit, sujet prochain de l’oraison mystique. Je déclare qu’elle est la division, ou la distinction des trois parties ou facultés de cette âme; m’arrêtant particulièrement sur la troisième appelé communément la pointe, ou cime de l’esprit; prouvant que cette troisième partie n’est ni l’essence, ni la substance de l’âme, ni la syndérèse, ni une puissance réellement distincte des trois supérieures, mémoire, entendement et volonté, ni la méditation par voies de pensées ou discours, ni même la contemplation appelée affirmative; mais que la seule contemplation négative et sans forme est la fonction de cette pointe, dont je fais voir la force, la noblesse et l’excellence. Je me suis efforcé de donner à ce sujet tout le jour et l’éclaircissement qui m’a été possible, non seulement parce qu’il est obscur et difficile en soi et peu expliqué par les auteurs, quoiqu’ils en parlent fort souvent; mais aussi parce que la connaissance de cette merveille ne peut être que très utile à la méditation.

Le quatrième livre est divisé en quatre traités. Dans le premier desquels j’explique [17] par ordre les différentes espèces de l’oraison mystique savoureuse. Je fais voir combien Dieu est admirable dans la grandeur, dans la multitude, et dans la diversité des douceurs, des goûts et des de suavité qu’il communique à l’âme.

Dans le second, je déclare aussi les différentes espèces de l’oraison ou repos mystique sans goût, qui font voir quelles sont les épreuves et les voies aimablement sévères et délicieusement rigoureuses, par lesquelles Dieu va exerçant les âmes mystiques pour les conduire à la pureté de son amour.

Je joins à ce traité celui du sacrifice de Jésus-Christ, ou de Jésus se sacrifiant sur la Croix et sur nos autels, que je propose à l’âme souffrante pour être dans cet état, l’objet et le modèle de son sacrifice mystique.

Enfin je conclus tous les traités précédents par un quatrième et dernier, dans lequel je présente quelques sujets qui peuvent servir d’une bonne matière pour l’entretien des âmes qui aspirent au repos de l’oraison; et quelques avis très utiles pour s’y bien conduire; finissant par quelque motif que je leur donne de travailler sérieusement à l’affaire de leur salut et de leur perfection. Les matières que je traite étant si liées et si [18] unies, et la disposition en étant si claire, j’ai cru n’en devoir point faire de table particulière, puisque le seul titre des chapitres et des sections feront toujours mieux voir toute la conduite que j’observe en la composition de cet ouvrage.

Mon principal dessein, comme je l’ai déjà insinué, est d’expliquer, déclarer, établir, et défendre les vérités mystiques d’une façon scolastique et raisonnée : en sorte néanmoins qu’en même temps je tâche de les rendre familières et intelligibles à tous, autant que l’excellence et la sublimité du sujet le peut permettre; descendant de la théorie, qui travaille et éclairer l’entendement, à l’explication des opérations pratiques de cette science et oraison mystique : afin que le lecteur soit rendu, comme parle un Apôtre, non seulement intelligent et savant, mais aussi dévot et opérant.

J’en facilite les intelligences par des applications et des exemples familiers en chaque sujet, et use de termes communs, clairs et faciles; évitant une élocution trop recherchée, nullement propre à l’expression de ces matières, si spirituelles, dévotes, et mystiques, où il semble que les paroles persuasives de l’humaine sagesse font évanouir l’onction de l’esprit, et cette force et vertu secrète qui semble ne se pouvoir [19] conserver que sous l’écorce de ces paroles simples et naïves avec lesquelles le Saint-Esprit s’est expliqué, publiant ces vérités par la bouche des Apôtres et des âmes apostoliques, et dont il paraît que le fils de Dieu notre Seigneur s’est servi dans son Évangile.

C’est la belle raison que donna autrefois un excellent mystique, et l’oracle des théologiens de son temps, lorsqu’étant commandé de faire une prédication en l’auguste assemblée des pères du concile général de Constance, il accepta humblement l’ordre qui lui en fut donné, avec cette protestation remarquable de la faire sans parade et sans artifice d’éloquence, en paroles toutes simples et communes; à son ordinaire, disait-il; et de peur que cette simplicité ne semblât blesser le respect et le mérite d’une si docte et si illustre compagnie, il avança, pour préface de son discours, que la parole de Dieu qui allait sortir de sa bouche n’étant pas plus précieuse que celle qui s’était incarnée, elle ne devait pas se produire avec plus d’atours et ornements; et que le Verbe de Dieu humanisé sortant du sein de la Vierge n’ayant pas voulu être enveloppé en des draps de soie, ni posé dans un berceau d’or enrichi de pierreries, mais plutôt être emmailloté en de pauvres langes et de simples drapeaux, et déposé en une [20] crèche, il semblait que ce même Verbe énoncé ne devait paraître que sous un équipage de paroles simples et naïves. Ce qui même a fait dire au prince des théologiens mystiques, que les comparaisons grossières sont les plus propres, pour traiter avec honneur l’auguste majesté des vérités sublimes et secrètes, dont l’explication est réservée à notre théologie mystique.

SECTION III. De l’utilité et de la nécessité de cette science mystique.

Comme je ne puis, aussi n’ai-je pas dessein de renfermer dans le raccourci d’une petite section les fruits et les utilités de la théologie mystique, parce que tout ce qui se dit communément des profits de l’oraison, de la méditation, de la contemplation parfaite, de l’union et familiarité avec Dieu, se doit appliquer à cette science et théologie mystique, qui est la plus haute élévation de l’âme en Dieu, et l’union la plus étroite et la plus immédiate avec lui. C’est pourquoi un auteur célèbre entre les mystiques a grande raison de dire que, comme entre toutes les sciences il n’y en a point de plus sublime, de plus divine, ni même de plus difficile que la [21] mystique, qu’aussi en peut-on trouver de plus utile. Elle est, dit-il, profitable aux docteurs scolastiques, et pour faire naître en eux, ou leur inspirer peu à peu l’amour des choses divines, et l’ardent désir de faire eux-mêmes l’épreuve de ce qu’ils n’ont appris que par le rapport de la foi, dont ils traitent et qu’ils enseignent aux autres par de doctes, mais difficiles et épineuses raisons. Comme aussi afin de pouvoir instruire les moins savants des secrets nécessaires pour arriver à l’intime union avec Dieu; ce qui ne peut faire sans la connaissance de la théologie mystique, que ce même auteur appelle ailleurs l’école de l’amour, la sapience et la très parfaite connaissance de Dieu, conformément à la pensée du séraphique mystique, qui estime que dans l’âme contemplative, l’amour, la théologie mystique et l’oraison parfaite sont ou la même chose, ou au moins qu’elles sont inséparables; que cette science est une connaissance de Dieu expérimentale, acquise par la conjonction et union de la volonté embrasée avec le même Dieu qui, par un lien sacré s’appliquant au cœur humain, l’attire à soi pour l’y consommer dans l’unité parfaite. Et comme il n’y a rien de plus utile à l’âme que ce qui lui sert pour obtenir sa vraie, sa sainte, et sa bienheureuse fin, [22] qui est la possession et la jouissance de son Dieu, et que la théologie mystique est la chose du monde qui nous en donne une plus parfaite connaissance, et nous y conduit plus hautement et plus sûrement par ses préceptes, il faut conclure que c’est elle dont nous avons le plus besoin.

De plus, cette science, dans ses profits, est préférable à toutes les autres, parce que celles-ci semblent borner leurs avantages à éclairer le seul entendement; mais la mystique entre les sublimes lumières qu’elle communique à l’âme, embrase doucement le feu de ses affections.

Les sciences humaines ne remplissent pas le cœur de l’homme, dit le sage, mais le laissent vide et plein de vanité; la science mystique le comble de toutes sortes de véritables biens, seuls capables de satisfaire et de remplir le sein et l’abîme de sa vaste capacité. Ce qui fait dire à un dévot mystique, parlant du secret et de l’intime de l’âme dans l’oraison mystique, que celle qui, par une foi vive et une charité ardente, entre et fait sa demeure dans cette intime, est véritablement grande; parce, dit-il, qu’elle devient riche, heureuse, glorieuse et grande à mesure qu’elle se remplit de Dieu, source infinie de toute grandeur, de toute beauté et de tout bonheur. Or c’est à la faveur [23] des actes de connaissance et d’amour, que Dieu, objet intelligible et aimable, s’insinue en cet état, s’y rend présent et l’attire à soi. Il n’y a rien dans les trésors de la divine Sagesse, dont l’époux ne fasse voir quelque échantillon à ces âmes éperdument désireuses de le connaître pour l’aimer et en jouir; il prend plaisir de se manifester à elles dans ses grandeurs, afin de les rendre grandes et magnifiques; parce qu’elles ne le peuvent être que de la grandeur de l’Époux qui, tout brillant des lumineux rayons de son éclatante beauté dans leurs entendements, et possédant leurs volontés par sa bonté, les transforme tellement en soi, qu’elles deviennent une même chose avec lui par la perfection de leur amour.

C’est pourquoi le Saint-Esprit dit que cette science est plus précieuse que tous les trésors de la terre; et que tout ce qui peut être l’objet de l’ambition humaine ne lui peut être comparé; qu’elle est plus douce que le miel à l’âme qui la possède; et que son nom même qui est celui de la sagesse marque la faveur ou la suavité spirituelle qu’elle lui communique. Ce qui fait qu’étant instruite en l’école de cette secrète théologie, éclairée des vues et des vives lumières de la foi, dont elle se sert en ses opérations mystiques, pour envisager [24] sérieusement la fin dernière de sa création, il n’est pas possible qu’elle ne lui donne tous ses désirs, toutes ses recherches et ses amours.

Si cette science mérite d’être estimée et recherchée de l’âme qui aspire à la perfection, à cause de son utilité et de ses profits si notables, elle le doit être encore davantage à cause de sa nécessité, que je tire des paroles de notre Seigneur même, lequel nous enseigne que nous devons aspirer à l’état de la présence de Dieu continuelle par le moyen d’une oraison sans relâche, qu’il nous recommande sur toutes choses. Or il est impossible d’arriver à cet heureux état d’oraison, ou de présence de Dieu habituée, qui est la fin de tous les exercices intérieurs, sans la science de l’oraison mystique. Premièrement, parce qu’elle apprend à l’âme qu’il y a de certains états où, ne pouvant et ne devant produire des actes sensibles, ou qui soient réfléchis ou aperçus, elle se doit contenter de ceux qui sont directs et ne se peuvent apercevoir; qu’elle doit laisser les discours et les pensées de la méditation, et se satisfaire d’une oraison qui n’a ni pensée ni discours, quand Dieu l’appelle à un simple repos en un objet qui n’est point aperçu. En effet, comment cette âme pourrait-elle se tenir en ce simple [25] repos et en ce doux acquiescement au bon plaisir de Dieu, incompatible avec le discours et les bonnes pensées, si elle ne la connaissait pas, et si même elle ne croyait pas qu’il y ait d’autres oraisons mentales que celles qui se font avec les actes intérieurs dont l’objet peut être aperçu?

Secondement, cette théologie apprend à l’âme qui prétend à l’oraison continuelle quels sont les temps pendant lesquels il faut quitter les bonnes pensées et les opérations sensibles de la méditation, pour pratiquer celles de l’oraison mystique; quelle est la nature de cette oraison et ses différentes espèces. Elle lui apprend que cette oraison de repos n’exclut pas toujours la production des actes ni les bonnes pensées; mais qu’elle s’en sert quelquefois comme de troupes subsidiaires, qui viennent à son secours : que souvent même elle peut compatir avec les occupations les plus distrayantes, si elles sont nécessaires; et qu’enfin, quand le repos mystique est passé elle doit reprendre le soin de produire des actes qu’elle n’a laissé que pour une meilleure attention au repos mystique, qui en sa nature n’est autre chose qu’une parfaite complaisance au bon plaisir de Dieu. [26]

SECTION IV. Quels sont les auteurs qui doivent être appelés mystiques.

Nous avons sans doute un grand sujet de louer Dieu de ce que nous voyons en ce siècle une si grande multitude d’écrivains sacrés qui traitent les choses saintes avec tant d’abondances de lumière, de science et de piété, qu’il semble que nous soyons arrivés au temps prédit par le prophète, auquel la terre devait être remplie de la science de Dieu; leurs écrits enrichissent l’Église de toutes sortes de connaissances. Quelques-uns d’entre eux s’appliquent tout entier à enseigner les principes et les éléments de la doctrine chrétienne; les autres la soutiennent et la défendre contre les entreprises des hérétiques ou des novateurs; quelques autres donnent des exercices et des méthodes d’oraison pour les âmes qui s’y appliquent; et enfin quelques autres, quoiqu’en plus petit nombre, traitent des choses plus intérieures, et de l’oraison ou théologie mystique, pour les âmes qui aspirent à une charité ou à une présence de Dieu parfaite, qui est la fin de la loi et de la vie chrétienne. Je choisis ce même sujet, et quoique le chemin et la méthode que je prends [27] dans l’explication des mystères de cette science sacrée soit un peu différente de celle qu’ils ont tenue, comme il se peut connaître par l’ordre, par la suite, et même par la qualité des matières marquées en la section précédente, je fais néanmoins profession de suivre en tout la doctrine des plus saints et savants mystiques; car leurs lumières et leurs expériences me servent partout de conduite; je tiens ferme sur le principe invariable de leur foi, telle qu’elle est approuvée par l’Église, qui a canonisé leur doctrine avec leur vie.

Mais afin qu’on puisse plus aisément connaître quels sont ceux entre les auteurs qui peuvent porter la qualité de mystiques, je remarque que ceux qui ont traité de l’oraison mentale sont de trois sortes. Quelques-uns ne parlent que de l’oraison qui se fait par production d’actes, de méditations, d’affections et de saintes pensées; ceux-ci peuvent être appelés spirituels. Les autres traitent de la contemplation, mais seulement de celle qu’on nomme affirmative, laquelle a une connaissance de Dieu et des choses divines qu’elle contemple, ou réfléchie, ou qui le peut être, et admet quelques images, quoique subtiles et déliées. Et on peut donner à ceux-là le nom de contemplatifs. Mais les derniers sont ceux qui [28] parlent de la contemplation appelée négative, laquelle ignore l’objet qu’elle contemple, et qui n’est point autre que celle qui est sans formes ou images, ou autrement : l’oraison mystique, ou de quiétude, qui n’aperçoit point l’objet de son repos, et ce sont eux seulement qui, à proprement parler, peuvent être appelés mystiques.

Plusieurs de ceux qui ont connaissance de la contemplation affirmative ne l’ont pourtant pas, et moins encore l’expérience de cette oraison mystique ou de quiétude, qui est sans formes et images; néanmoins, parce qu’entre eux quelques-uns ont fait lecture des livres mystiques, ils en disent quelque chose, et approuvent la division des parties de l’âme inventée par les mystiques, dont la troisième s’appelle la suprême pointe de l’esprit, qui n’a point d’autre fonction que cette oraison de repos, sans formes ou pensées. Mais comme ils ont fort peu de pratique, ils ont attribué à cette suprême pointe la contemplation réfléchie de Dieu ou des choses divines. Je n’en ai pourtant lu aucun qui nie que cette autre contemplation sans formes soit aussi la fonction de cette même pointe de l’esprit. Et ainsi ils admettent deux opérations ou fonctions de cette troisième portion ou de ce fond de l’âme; l’une [29] qui est la contemplation affirmative dont l’objet est aperçu; et l’autre l’oraison de repos et sans pensées, dont l’objet est inconnu. Il faut pourtant avouer que, parlant ainsi, ils prennent cette pointe non précisément et proprement, mais trop largement, puisqu’Aristote et les autres philosophes qui ont parlé de cette contemplation claire et affirmative, ne l’ont pas mise en cette suprême pointe, qu’ils n’ont pas même reconnue.

Il faut donc dire que, quand l’âme se trouve dans un état de contemplation ou d’oraison qui la tient en grand repos et silence, sans qu’elle puisse s’apercevoir de l’objet et du terme de ce repos, elle doit croire que c’est sa pointe qui contemple; et tout le contraire, si elle s’aperçoit de son objet : car pour lors ce ne peut être une contemplation de cette suprême portion.

C’est en ce sens qu’il faut entendre quelques bons auteurs et vraiment mystiques, comme entre autres Gerson et Ruusbroec, lorsqu’ils appellent l’intelligence du nom de pointe de l’esprit, parce que l’intelligence étant une contemplation affirmative, qui s’aperçoit bien de l’objet qu’elle contemple, elle ne peut être qu’improprement appelée pointe de l’esprit. [30]

SECTION V. D’où procèdent des difficultés qui se rencontrent à traiter ou à entendre les matières mystiques, et les auteurs qui en ont écrit; avec l’explication de quelques termes obscurs dont ils usent, et qui comprennent le mystère et le secret de leur silence.

Saint Denis, le maître des maîtres en la théologie mystique, prouve dans un excellent traité qu’il en a fait que la nature de Dieu est si relevée qu’il n’y a aucune comparaison ni proportion de tout ce qu’il est avec ses créatures, qui sont des dépendances essentielles et des effets bornés de sa puissance et de sa bonté infinie. Qu’ainsi il n’y a point de lumière, point d’intelligence, point d’idée, point de notion qui puisse aborder la sublimité et la subtilité de cet être infini, à lui seul compréhensiblement connaissable; et que si la nature prétend arriver à quelque connaissance de cet être divin, ce n’est pas par voie de lumière, mais de ténèbres; ce n’est point par la parole, mais par le silence, qui avoue en ne disant mot qu’il est incompréhensible et ineffable. C’est pourquoi il défend de parler des mystères de cette science à ceux qui demeurent en eux-mêmes, et qui estiment pouvoir [31] égaler l’étroite capacité de leur intelligence à la grandeur immense de celui qui excède infiniment toutes les dimensions qui aient jamais été, ou qui puissent être créées.

Il enseigne à l’âme que, pour traiter comme il faut et avec la révérence qui est due à cet être sublime, premièrement elle ne doit jamais mesurer les choses qui sont au-dessus d’elle à l’aune de sa faible intelligence, ni comparer les divines aux humaines, ni juger des ineffables par celles qui tombent sous le sens.

Il faut en second lieu, dit-il, pour éviter l’illusion et la tromperie de ses pensées, qu’elle considère qu’il y a en elle une vertu naturelle intelligente, par le moyen de laquelle elle peut envisager les objets qui lui sont proportionnés, et une autre surnaturelle, qui lui est communiquée par grâce et par faveur, pour se pouvoir unir aux choses divines; et qu’ainsi, étant élevée au-dessus de soi par le don d’une lumière sacrée, elle n’attire et n’abaisse pas en soi les choses divines, pour en juger ou parler selon les raisons humaines, mais plutôt qu’elle sorte entièrement hors de soi-même pour s’établir en Dieu, et y demeurer comme déifiée.

C’est en cette union et conjonction intime, que l’âme ose demander à son Dieu, aussi bien que Moïse, son fidèle et son [32] plus confident serviteur, quel est son nom et l’expression de son être; et qu’elle reçoit avec lui, pour réponse cet oracle de la bouche divine, qu’il est l’Être, et qu’il est le seul qui peut, qui veut, et qui mérite d’en porter le nom; que tout ce qui n’est pas cet Être divin subsistant par soi-même, n’est rien de soi, et ne peut jamais porter méritoirement le nom d’être, s’il est comparé à celui de Dieu toujours seul, et auprès duquel tous les autres ne sont point de nombre, pour ce qu’ils sont en sa présence comme s’ils n’étaient point. Or celui, dit le divin Apôtre, qui, n’étant rien, pense être quelque chose, se trompe et s’abuse soi-même, et ne connaît pas bien son néant, parce qu’il ignore que Dieu est le seul Être.

Dieu étant le seul Être, de soi et par soi-même est nécessairement infini, éternel et immuable; et tout être créé étant essentiellement une pure, continuelle et absolue dépendance de Dieu, reçoit de lui tout ce qu’il est, et n’étant rien de soi ni par soi-même, il est en tout mouvant et relevant de son souverain domaine.

Dieu étant le seul Être de soi, à lui seul encore appartient d’opérer en lui-même, immuablement, éternellement, infiniment; et, hors de lui-même et dans ses [33] créatures raisonnables, de faire ce qui lui plaît, leur communiquant librement l’être, la liberté et l’opération, qui est ainsi plus l’être et l’opération de Dieu que de la créature.

De là vient, dit saint Augustin, qu’il est difficile de parler comme il faut de Dieu et de la créature, par deux raisons opposées. De Dieu, par l’excès de son être et de son opération; et de la créature, par le défaut de cet être même et de son opération; de sorte qu’il se fait un combat de mots et d’expressions, quand il est question de parler de ces deux extrêmes. Qu’y a-t-il, dit ce Père, qui en apparence soit plus à nous et plus nous que nous-mêmes? Et cependant il est très vrai qu’en effet il n’y a rien moins à nous, rien moins en nous, et rien moins nous, que nous-mêmes et nos opérations, puisque tout ce que nous sommes et tout ce que nous opérons est plus l’être et l’opération de Dieu que de nous, qui ne devons et ne pouvons être qu’une pure dépendance du seul et premier Être.

Cette dépendance est le grand et continuel hommage que Dieu demande d’une âme qu’il a formée à sa ressemblance, et dont elle s’acquitte par le libre exercice de la connaissance qui lui est donnée de la vérité de l’Être divin qui, subsistant de soi-même, en soi-même, et pour soi-même, [34] fait subsister toutes choses en lui, par lui, et pour lui-même; et par un acte de sa volonté embrasée du feu du saint amour, qui lui fait vouloir, consentir et se réjouir que Dieu soit le seul Être de soi, et de n’être rien d’elle-même, mais de lui, de qui et en qui à chaque moment elle veut puiser son être et son opération, pour les rapporter uniquement à la gloire et au plaisir de celui qui les lui donne.

L’âme mystique, ainsi prévenue de ces hautes et sublimes lumières de la foi nue, ne peut envisager cet Être seul infiniment parfait, sans lui faire en même temps une profonde révérence jusque dans le néant, où elle se tient par hommage et dépendance continuelle de tout ce qu’elle est, et de tout ce qu’elle opère.

Je crois, dit-elle avec adoration, ô mon Dieu! seule et première vérité, ce que vous me révélez de vous-même, que vous êtes un Être subsistant en trois adorables Personnes, infini, immuable, éternel, seul nécessaire, et dont les perfections immenses sont à vous seul compréhensivement connaissables. Que cet Être qui est en vous, et vous-même, est une beauté et une bonté infinie, qui seul mérite d’être connu, regardé et aimé à l’infini; et que vous-même, étant seul une connaissance et un [35] amour infini, êtes aussi seul capable de vous regarder, de vous estimer et de vous aimer dignement, et par cet amour de vous vouloir le bien infini qui est vous-même, dans la possession duquel vous ressentez une joie et des délices dignes seulement de votre être infiniment parfait, et renfermées dans le centre de votre incompréhensibilité.

Cette âme sait que son Dieu, dans la profondeur de ses jugements et de ses décrets, surpasse tous les entendements créés, et soumet le sien à la croyance de ce qu’elle ne saurait comprendre, et, le captivant sous sa Parole souveraine, elle abîme sa connaissance sous l’infini de la sublimité et inaccessibilité de l’Être de Dieu, se réjouissant de se voir surmontée par la grandeur immense de ces vérités impénétrables.

D’autres fois, elle considère que dans cet Être suprême, il y a une liberté glorieuse à l’égard de toutes ses créatures, qui sont l’objet de sa toute aimable, toute sage et infinie puissance, par laquelle il choisit entre elles, anéanties devant le trône de Sa Majesté, celles qui lui plaît regarder, pour leur donner l’être et leur partager le degré qu’elles en doivent posséder par sa pure grâce; car elle n’ignore pas que cet Être divin étant suffisant à lui-même, il ne peut [36] former ses créatures que par le pur motif de sa bonté, et par l’inclination qui lui est naturelle de se contenter en bien faisant.

Enfin, de tous ces beaux principes elle tire cette excellente conclusion, qu’il est bien juste que Dieu fasse tout ce qu’il lui plaira des ouvrages de ses mains, et qu’il se soumette à lui par une obéissance sans réserve. Tout son désir est de vivre conformément aux excellentes et précieuses vérités qui lui sont révélées, de se conduire, et de marcher désormais dans la belle lumière de la foi, qui ne lui fait voir aucun maître que celui qui est incompréhensible, seul existant, et opérant en soi et en toutes choses; afin que, dans la splendeur de cet Être infiniment adorable et souverainement aimable, toute créature, et elle-même, s’éclipse, se perde et s’efface de devant ses yeux, et qu’il demeure seul l’objet unique de sa vue et de son amour.

Ainsi elle est contente et satisfaite de tout ce qui arrive au monde en elle, et hors d’elle : parce que c’est un Dieu qui le fait, qui ne peut que très bien faire toutes choses, et qu’il cherche et trouve son bon plaisir partout. Et son exercice, n’étant plus maîtresse d’elle-même ni de ses désirs, est de se conformer en toutes choses et en toute occasion à cette volonté divine, par des actes de [37] joie, d’admiration, de bienveillance, de révérence, de résignation, et enfin un abandon entier et irrévocable. Et après lui avoir abandonné l’intime et la capacité de son être, tout son plaisir est de la laisser faire en elle et par elle tout ce qu’elle voudra, par les ténèbres ou par les lumières, par les rebuts ou par les caresses, par les privations ou par l’abondance; demeurant tranquille dans l’inquiétude des sens, dans le soulèvement des passions, dans ces obscurités et tentations; en vue et par le respect de celui qui est, et qui opère toutes choses en elle selon qu’il l’entend et le veut par le motif de son bon plaisir, le suivant en tout; aimant tous les états qu’il y opère, même les plus obscurs et dénués, et lui adhérant pour lors par un repos mystique, c’est-à-dire par des actes non réfléchis et aperçus, de foi et d’amour nu en la pointe de son esprit.

Par ce nu consentement, par cet abandon muet, par cet amour pur, l’incompréhensible est élevé en l’âme au-dessus de toute pensée et de tout acte apercevable. C’est ici où elle est dépouillée de tout être et de toute opération propre ou propriétaire, où elle peut dire avec le prophète quelle est réduite au néant sans savoir comment : parce que Dieu même, opérant en elle d’une manière très intime, la dénue de l’attache [38] secrète qu’elle avait aux actes qui lui paraissaient les plus simples, de ses abandons, de ses complaisances et semblables, qu’elle produisait à sa mode et d’une façon trop humaine et moins abandonnée à ce même Dieu, duquel elle doit recevoir toutes choses, et la production de ses actes et l’incapacité d’en produire, par une entière dépendance, seule capable de la réduire à l’état d’union, et même d’unité divine, que notre Seigneur a demandée et obtenue pour elle, ainsi que nous allons voir dans la section suivante.

SECTION VI. Suite du sujet précédent.

De ce que nous venons de dire dans la section précédente, et de ce que nous ajouterons en celle-ci, il sera aisé de conclure qu’il doit y avoir une grande difficulté à bien expliquer, et à entendre les opérations mystiques. Les raisons de cette difficulté se prennent, et de la part du sujet dans lequel résident ces opérations, et de l’objet qu’elles regardent, et du moyen de l’atteindre, et du terme de ces mêmes opérations.

Le sujet dans lequel résident ces opérations, c’est la pointe et le sommet de l’âme relevée au-dessus de ses autres puissances : car comme on ne peut connaître l’opération [39] de cette pointe, on ne peut non plus connaître la pointe même, ou le centre de l’âme, qui ne se discerne que par son opération, comme l’esprit de l’homme non plus que ses puissances ne se connaissent que par leurs opérations. Ces opérations sont cachées, non seulement au démon, mais à l’âme même qui les produit; parce qu’elles sont un repos, et que ce repos est un consentement obscur et non aperçu de la volonté, qui ne sait en quoi elle repose, ou à quoi elle consent. C’est une introversion de l’âme en son fond, dans lequel elle ne peut produire ni recevoir que des actes mystiques, qui sont des quiétudes sans formes et images, où Dieu opère au-dessus de toute intelligence. C’est une contemplation, ou une infusion passive dans cette âme, et un feu d’amour très ardent, mais secret, qui la porte à l’union et à la transformation en Dieu, telle et si excellente qu’il semble qu’on n’en peut parler que comme de Dieu même, qui est plus vivant et opérant en elle qu’elle-même; et de cette conjonction, et union très intime et inexplicable, naît en elle une douceur et une expérience de Dieu qui surpasse toute science. [40]

Si le sujet des opérations mystiques est difficile à comprendre, leur objet le doit être davantage; joint que c’est la divinité même, non raccourcie et bornée, ou revêtue de formes et images, mais telle qu’elle est en elle-même, au-dessus de tout concept et de toute pensée, et considérée dans le centre de son incompréhensibilité. Or comme cet objet est le plus relevé de tous, la science mystique qui le regarde surpasse toutes les autres sciences en mérite et en dignité.

Celles-ci ont pour objet des choses qui tombent sous le raisonnement humain; celle-là est si sublime, et si cachée en ses mystères, que comme a remarqué un des plus anciens et plus illustres mystiques du monde, elle excède la vue et l’effort de toute intelligence naturelle. Le plus sage des hommes,56 parlant aussi de l’excellence de cet objet divin sous le nom de la Sagesse, dit qu’elle a choisi pour sa demeure le lieu très haut; non seulement parce qu’elle se cache dans la profondeur infinie de son être, pour n’être parfaitement connaissable qu’à elle-même; mais encore parce qu’elle choisit au-dehors d’elle la pointe ou la suprême portion de l’âme, comme le lieu qui seul est capable de le loger parmi les hommes. Et comme cette science est si [41] relevée par l’excellence de son objet, Dieu même, dit ce sage, s’en est réservé la maîtrise, et il promet par l’un de ses prophètes qu’il y instruira lui-même ses enfants, et qu’ils n’auront point d’autres précepteurs que lui.

Si nous considérons le moyen dont l’âme se doit servir en l’oraison mystique pour atteindre son objet, qui est la foi nue, c’est la plus excellente de toutes les lumières au-dessous de celle de la gloire; mais aussi la plus subtile et la moins connaissable, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique. Elle est appelée nue, parce qu’elle ne donne de connaissance de Dieu à la volonté, et ne le lui propose que sous le concept général de Souverain Bien, et non sous le concept distinct d’aucunes perfections ou attributs particuliers. Nue encore, parce qu’elle élève l’âme au-dessus de tous les sentiments et de toutes les raisons humaines, qu’elle la dépouille de la connaissance de ses opérations, et qu’elle ne fait voir l’objet qui lui donne le repos, qu’obscurément, sa lumière ne lui montrant pas distinctement qu’elle se repose en Dieu, qui lui demeure caché, aussi bien que son acte, qui ne peut être réfléchi ni aperçu par une connaissance intuitive et formelle.

Enfin, s’il est question de parler du [42] terme de l’opération mystique, je puis dire, que c’est le plus noble qui puisse être produit par la créature dans l’état surnaturel de la grâce, puisque c’est une contemplation pure de la divinité, une jouissance de Dieu présent, qui rend l’âme une naïve image de toutes ses perfections. C’est une complaisance intime, qui transforme l’âme en Dieu, et qui l’unit plus immédiatement à lui.

Il est vrai que dans les méditations et dans les contemplations affirmatives, la charité opère, et que gagnant la volonté de l’âme, elle change sa vie en celle du bien-aimé; en sorte qu’elle ne veut que ce que Dieu veut, et que tout ce qu’il veut. Mais il faut avouer que les actes mystiques de l’oraison de repos sont plus unissants et plus transformants, et qu’encore qu’il y ait plusieurs et différents degrés de charité unissante, ou plusieurs sortes d’union divine, celle néanmoins qui se fait par les actes d’un amour mystique est si intime et si immédiat, qu’elle semble seule entre toutes les autres mériter absolument et par excellence le titre d’une parfaite union.

C’est de là que quelques théologiens mystiques, ne se pouvant satisfaire des noms plus ordinaires qu’on lui donne, ont inventé quelques termes dont ils se sont servis, pour expliquer l’éminence de cette union, [43] telle qu’ils la ressentaient et plus conforme à leurs expériences. Comme quand ils disent que l’âme, par la force de son divin amour, est unie à Dieu sans moyen57; qu’elle le contemple et le voit autant qu’il peut être vu en l’état de cette vie; qu’elle cesse d’opérer, par une sainte oisiveté; qu’elle est morte et anéantie en elle-même; qu’elle est déifiée, toute transformée en Dieu, cachée et vivante en lui et de lui; et pour dire tout, et plus que tout, en un grand mot : qu’elle est un autre lui-même, ou un même esprit avec lui.

En quoi ces théologiens ont suivi leur grand maître le divin Apôtre qui, parlant des âmes élevées, dit qu’elles sont mortes, ensevelies, anéanties et cachées en Jésus-Christ, et par Jésus-Christ en Dieu; nous enseignant par ces termes mystiques que l’opération secrète du Saint-Esprit dans ces âmes est comme un tombeau, où elles expirent à la vie de la nature; ou le faux être est enseveli avec ses opérations, pour établir sur ses ruines la vie de la grâce et de Jésus-Christ, qui par ses opérations mystiques les embrasse, les abîme et les perd en soi-même, les pénétrant en sorte qu’elles ne se sentent non plus que si elles étaient anéanties en elles-mêmes; pouvant dire avec ce même Apôtre, que [44] l’amour divin, au rapport du plus éminent de ses disciples58, avait rendu extatique, qu’elles ne vivent plus elles, mais que Jésus-Christ leur Dieu et leur Époux vit en elles, duquel elles sont si intimement possédées, qu’elles n’agissent plus ni d’elles-mêmes, ni en elles, ni par elles, ni pour elles-mêmes, mais suivant en tout l’esprit dominant et victorieux de celui qui est en elles plus qu’elles-mêmes, et qui, par les douces opérations qu’il produit en leur fond, suspend leurs propres actions, ne demandant d’elles qu’une entière obéissance et une soumission fidèle à ses attraits.

Et quoique l’âme ainsi embrasée et possédée de son Dieu en l’union mystique paraisse à quelques-uns n’opérer pas, parce qu’en effet elle n’opère pas d’elle-même, ayant quitté ses opérations propriétaires, il est néanmoins vrai qu’elle est d’autant moins oiseuse que moins elle semble opérer, et qu’elle est d’autant mieux et plus saintement occupée que moins elle paraisse agir; parce que l’union mystique qui se fait par des actes directs est ordinairement plus surnaturelle, plus divine, plus éloignée de l’opération humaine, et que sans être retiré par les vues, les réflexions, et les recherches de l’amour-propre, elle puise plus immédiatement sa vie, sa force, et son opération [45] en Dieu, duquel elle est, en cet état sublime et relevé au-dessus d’elle, de toutes ses lumières et de sa capacité naturelle, une libre, actuelle et entière dépendance. Et je puis dire que cette dépendance dans l’âme est à proprement parler cet anéantissement divin qui la conduit à la parfaite union. Anéantissement qui consiste non dans la destruction de son être naturel, ou libre et moral – puisque Dieu, qui lui a donné, lui veut encore conserver tout le bien qu’elle possède –, mais dans la connaissance qu’elle doit avoir qu’elle n’est d’elle-même qu’un pur néant, et que son être sensible, intellectuel et raisonnable, ses puissances, ses opérations, bien plus, que son être surnaturel et toutes les grâces qu’elle a reçues sont des impressions de sa bonté et des effets de sa libéralité, qui ensuite exigera d’elle les devoirs de sa reconnaissance et de son amour. C’est le fort argument dont se sert le divin Apôtre pour porter la créature à l’acquit de ses devoirs envers la majesté de Dieu : «Qu’as-tu, lui dit-il, que tu n’as pas reçu?» et même, puis-je ajouter, que tu ne reçoives à chaque moment, par la conservation de ce que Dieu t’a déjà donné; et si tu l’as reçu et le reçois toujours, n’est-il pas injuste, dit ce même Apôtre, que tu en dérobes la gloire à [46] Dieu pour te la donner à toi même, refusant d’en rendre l’hommage et la reconnaissance à l’auteur de tous les biens? L’âme s’acquitte de ce devoir par la dépendance et la soumission libre de sa volonté à celle de son Dieu, n’agissant non plus d’elle-même que si elle n’avait point de liberté, qui ne lui est donnée en effet, que pour lui en faire un libre et volontaire sacrifice, à l’imitation de Jésus-Christ qui, pour lui donner l’exemple en lui-même d’une parfaite dépendance, s’est anéanti dans sa volonté humaine, par la soumission et l’obéissance entière qu’il a rendue à son divin Père en toutes choses, et jusqu’au point de mourir sur une croix. Car bien que Jésus-Christ homme-Dieu eût deux volontés, comme il avait deux natures subsistantes en une même Personne divine, et que toutes les actions et les souffrances de cet homme-Dieu procédassent de ces deux volontés unies, c’était pourtant avec cette distinction et cette différence, qu’elles étaient de la volonté divine comme maîtresse et commandante, et de la volonté humaine comme sujette et obéissante, selon laquelle le fils de Dieu a toujours été soumis à son Père, et nous a enseigné, par parole et par exemples, que toute la perfection de l’âme est réduite à ce seul [47] point d’une entière dépendance de sa volonté à la volonté de Dieu; à quoi tend encore, comme à sa fin dernière, la pratique véritable des opérations de la vie mystique.

SECTION VII. L’union qui se fait par l’amour mystique est glorieuse à Dieu comme elle est très utile et honorable à l’âme.

Bien que nous ayons considéré que l’union de l’âme avec son Dieu peut être si intime et si étroite qu’elle arrive par elle à une transformation parfaite en lui, et à l’honneur même de devenir un même esprit avec lui, il ne faut pas néanmoins se persuader que l’élévation de l’âme se fasse par le rabais de la majesté de Dieu, ni que Dieu en lui-même prenne quelque chose de la bassesse de l’homme, lorsque par grâce et par faveur il l’élève à la participation de ses divines grandeurs. Car l’âme bien instruite en l’école de la théologie mystique, dans les plus secrètes et intimes privautés avec Dieu, le traite avec tant d’honneur et de référence qu’elle ne dérobe rien à la grandeur de son être; et dans ses unions plus étroites, elle n’intéresse59 point la gloire de son Unité, [48] puisqu’elle ne s’y élève qu’en s’abaissant, et qu’elle n’y peut arriver que dans l’actuelle dépendance et l’amoureuse soumission qu’elle lui rend. Car cet acte d’union, cet acte d’amour unissant et, si je l’ose dire, unifiant, contient premièrement une connaissance de foi d’un objet infini, très unique, infiniment et uniquement aimable, en la présence duquel l’âme et toutes créatures demeurent anéanties. Et secondement, un acquiescement amoureux au divin plaisir, par lequel elle lui fait un sacrifice d’honneur de sa propre vie, puisque ce n’est pas vivre à soi, ni en soi-même, mais plutôt mourir, que de ne pas suivre les mouvements qui lui sont naturels, être réduit au néant de son être et de sa propre opération, pour laisser vivre en soi la volonté de Dieu, confessant ainsi qu’il n’y a que Dieu seul qui mérite de vivre et de régner sur le néant. Ce qui est admirable dans le règne de Dieu sur l’âme, ainsi noblement et divinement anéantie, c’est qu’il imprime en elle je ne sais quelle vertu et je ne sais quelle force opérante qui fait que l’âme s’offre à cet anéantissement dans l’anéantissement même, et que le plus intime d’elle s’unit à la vertu et à la puissance qui opère cet anéantissement si glorieux à Dieu, et qui lui fait goûter, au moins en sa pointe [49] le plaisir de se voir et laisser détruire à [?] cette unique et pour cet unique objet, qui veut seul être la vie et la gloire de soi-même en toutes choses.

C’est là un prélude de l’état glorieux qui doit faire la consommation du bonheur dans la vie future, où Dieu, dit l’Apôtre, sera tout en tous les saints, et seul vivra et régnera en eux, comme tous les saints seront vivants en lui, de lui et pour lui seul. Dieu sera tout en Dieu par la communication qu’il leur fera de sa vie de gloire, et eux seront tous les seules choses [?] en lui par le rapport d’eux-mêmes à cette unique tout, dans lequel ils se posséderont d’autant plus qu’ils seront moins à eux et eux-mêmes, passant ainsi, par la pureté de leur amour, dans la possession et dans la jouissance passive de Dieu, puisqu’ils ne seront remplis, comme parle l’Apôtre, de toute sa plénitude, que pour le plaisir qu’il prend, qui est la fin dernière de leur création. Ainsi cette unité s’opère dans les bienheureux et dans les âmes saintes et mystiques, non par la transformation de Dieu en elle, qui serait multiplicité, et rabaisserait Dieu au-dessous de lui-même, mais par la transformation morale d’elles en Dieu, dans lequel elles se perdent heureusement, pour y trouver une vie, non seulement pleine de plaisir [50] et de bonheur, mais aussi de perfection. Car si la forme donne la perfection au composé, s’unissant à la matière et se la soumettant, pour lui communiquer l’être, la bonté, le mouvement et la vie, Dieu, s’unissant à l’âme qui lui est parfaitement soumise, lui communique un être, une vie, une beauté, une perfection et des opérations toutes divines. En sorte que, comme nous voyons que le fer mis dans une fournaise ardente perd ses propres qualités pour se revêtir de celles du feu, qui est un agent plus puissant, au moyen desquelles il paraît transformé en feu et produit les mêmes effets, ainsi l’âme abîmée par amour dans la fournaise ardente de la Divinité, qui est un feu vivant, bouillant et consommant, ce noble agent prenant un empire doux et absolu sur une âme qui lui est abandonnée, la dépouille de ses qualités imparfaites, pour la revêtir des siennes toutes divines, par lesquelles il l’élève à une vie si sainte et si semblable à la sienne qu’elle pourrait dire avec l’Apôtre qu’elle ne vit plus elle, mais que Jésus-Christ vit en elle. Elle ne vit plus elle-même, parce qu’elle a renoncé à tout ce qui pourrait nourrir sa première vie de péché et de corruption. Elle ne vit plus, parce que ce n’est plus ni la loi de la nature, ni la concupiscence [51] ni la volonté propre qui l’animent et qui la meuvent. Elle ne vit plus par elle, parce qu’il ne paraît plus rien en elle d’elle-même, et que l’amour en a fait le sacrifice. Mais pourtant elle est vivante, parce que Dieu est en elle le principe d’une nouvelle vie. Elle agit, non plus d’elle-même, mais selon que l’Esprit divin l’applique, parce qu’elle lui a soumis tous ses mouvements, et que sa raison, ses facultés et ses opérations, sont pleinement assujetties, et rendent un hommage continuel à la vie de Jésus-Christ.

SECTION VIII. Différence entre la morale ou la sagesse des mystiques ou parfaits chrétiens, et celle des philosophes ou sages païens.

Il est utile, et même très important, après avoir déclaré quelques effets de la sagesse divine dans les âmes mystiques, de remarquer la grande différence, et même l’opposition qui se trouve entre la morale ou la sublime sagesse de nos philosophes chrétiens, ou théologiens mystiques, et celle des plus sages païens. Ce qui mérite d’autant plus de considération que l’une et l’autre morale avançant certaines maximes, qui paraissent avoir quelque rapport et [52] quelques convenance entre elles, les esprits moins éclairés pourraient se persuader qu’elles seraient fort semblables, et de là prendre sujet, ou d’estimer trop la sagesse des profanes, ou trop peu la science des saints. Pour ne nous pas tromper au juste discernement que nous en devons faire, je fais voir ici leurs qualités opposées, sur lesquelles il sera aisé d’en connaître la distinction et le différent caractère.

La morale des chrétiens et la théologie ou la sagesse des mystiques, est solidement établie sur Jésus-Christ homme-Dieu, qui a été donné aux hommes pour leur enseigner en terre une doctrine céleste. Cette doctrine produit l’humilité dans ses disciples, parce qu’elle est fondée, non sur la raison humaine, mais sur l’autorité, et la révélation divine, et parce qu’elle ne peut entrer dans l’esprit, dit le divin Apôtre, qu’en captivant l’entendement pour le soumettre au service et à l’obéissance de Jésus-Christ. Si nous entrons dans cette école, et qu’avec ses Apôtres et ses disciples nous prêtions60 l’oreille au discours de sagesse et de grâce qui coulent de sa bouche, nous entendrons qu’il leur propose, leur enseigne et leur explique familièrement les plus belles et les plus sublimes vérités de son Évangile. Il leur parle et les [53] entretient des grandeurs et de la majesté de Dieu et de ses perfections incompréhensibles; du néant de la créature en sa présence; des miséricordes, des douceurs et des caresses de la providence divine sur les âmes qui se confient en elle; de la nécessité absolue et indispensable de la grâce en toutes les bonnes actions; et de la très profonde dépendance que la créature doit avoir de son Créateur, puisque tout le bien, toutes les vertus, toute la connaissance, toute la sainteté qui peut être en elle ne viennent pas d’elle, mais de Dieu; et que tout le mal qui s’y rencontre est d’elle et non pas de Dieu; et par conséquent que l’honneur et la gloire qui suit les bonnes actions appartient à Dieu seul; comme le mépris et le blâme est le partage de la créature, qui d’elle-même n’a de puissance que pour le mal, comme elle est tout impuissante pour le bien.

La sagesse des philosophes, ou la philosophie des sages du monde, n’ayant pour principe que la raison humaine, est pour l’ordinaire profane et orgueilleuse, et ne reconnaissant pas Dieu qui est le Seigneur des sciences, elle ne produit dans ces faux sages que la multiplicité et la vanité de leurs discours.

La philosophie chrétienne rend ceux qui la professent non seulement humbles [54] et modérés, mais reconnaissants et amoureux de Dieu; parce que, leur enseignant qu’ils reçoivent tout de lui, comme du principe et de l’auteur de tous les biens, elle leur apprend encore de lui en rendre grâce, et de lui donner en toutes choses et de toutes choses la gloire qu’il en mérite.

La philosophie des païens étant superbe et ignorante, rends ses sectateurs insolents, méconnaissants61 et ingrats des biens qu’ils reçoivent de l’auteur de l’être; et quoique que Dieu les ait favorisés de ces lumières, et que ses grandeurs invisibles, sa puissance éternelle et sa divinité, comme dit l’Apôtre, se soient rendu comme visibles à leurs yeux en se faisant connaître par ses ouvrages; ils ne l’ont pourtant pas glorifié comme Dieu, et ils ne lui ont point rendu grâces, mais ils se sont égarés dans leurs vains raisonnements, et sont devenus plus aveugles par leurs propres lumières.

La philosophie chrétienne, humiliant ses sages en la présence de Dieu, et les lui attachant par un très pur amour, les ont rendus des instruments bien propres pour être appliqués à l’étendue de son règne. C’est la remarque du divin Apôtre, que quand il a plu à Dieu de bâtir le grand ouvrage de sa religion, et que pour le fonder il a fallu détruire tout ce qui s’y opposait, il n’a voulu [55] choisir que les personnes les plus ravalées et en apparence les moins capables. Considérons, dit-il, mes frères, ceux d’entre vous que Dieu a appelés à la foi : il y en a peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu de nobles, mais Dieu a choisi les moins sages selon le monde pour confondre les puissants; il a choisi les plus viles et les plus méprisables selon le monde, et ce qui n’était rien, pour détruire ce qui était de plus grand, afin que nul homme ne se glorifie devant lui, et que celui qui se glorifie ne se glorifie que dans le Seigneur. C’est par eux, continue cet Apôtre, qu’il a détruit, selon la prophétie d’Isaïe, la sagesse des sages, et aboli la science des savants. Que sont devenus, dit-il, ces sages? Que sont devenus les docteurs de la loi? Que sont devenus ceux qui recherchent avec tant de curiosité les sciences de ce siècle? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse de ce monde lorsque, voyant que le monde avec la sagesse humaine ne l’avait point reconnu dans les ouvrages de sa sagesse divine, il lui a plu de sauver par la folie de la prédication ceux qui croiront en lui? Et en effet, par qui est-ce que Dieu a opéré toutes ces merveilles, sinon par ces hommes de néant, c’est-à-dire approfondis dans l’humilité par la connaissance de leur néant et de leur faiblesse? Ce sont [56] ceux qui disaient, parlant d’eux-mêmes : «Il semble que Dieu nous traite, nous autres Apôtres, comme les derniers des hommes, comme ceux qui sont condamnés à mourir dans l’amphithéâtre, nous faisant servir de spectacle au monde, aux anges, et aux hommes.» Ce sont eux qui, tout anéantis qu’ils étaient, ont entrepris l’ouvrage de la conversion du monde, qui l’ont partagé et divisé entre eux, comme un pays de conquête, et qui, ayant pour contraire toute la sagesse des philosophes, toute la puissance des monarques, toute l’éloquence les orateurs, par les armes de leur milice qui ne sont point charnelles, mais puissantes en Dieu, ont, dit l’Apôtre, renversé les remparts qu’on leur opposait, ont détruit le conseil de la sagesse humaine et toute la hautesse et la superbe de ceux qui s’élèvent contre la science et connaissance de Dieu; qui, par la foi qu’ils ont prêchée et établie, ont réduit en servitude tous les esprits pour les soumettre à l’obéissance de Jésus-Christ, et qui ont assujetti les monarques, les empires et toutes les académies du monde à la folie et à la simplicité de la Croix.

La science profane, ayant enflé le cœur de ses philosophes, les a conduits jusqu’à l’impiété, qui a été punie, dit l’Apôtre, par l’abandonnement aux passions infâmes et aux [57] dérèglements de l’esprit; ceux qui ont voulu passer pour les sages du monde, sont devenus fols et insensés, et comme ils n’ont pas voulu connaître Dieu, Dieu les a livrés à l’égarement d’un esprit dépravé et corrompu, jusqu’au point de rendre à la créature l’adoration et le culte souverain qui est dû au créateur; et après avoir changé la vérité de Dieu en mensonge, ils ont transféré l’honneur qui n’est dû qu’au Dieu incorruptible à l’image d’un homme corruptible, et à des figures d’oiseaux, de bêtes à quatre pieds et de serpents; leur volonté s’est mise à la suite de leurs passions infâmes, et les a portés à des actions honteuses et indignes de l’homme. Et voilà la fin de cette belle philosophie, et où aboutissent en eux et en ceux qui les suivent ces maximes enflées et orgueilleuses de leur morale.

La philosophie chrétienne et mystique, qui paraît une espèce de folie aux sages du monde, est en effet et en vérité la souveraine sagesse de Dieu, qui seule peut rendre les hommes véritablement sages; parce que, comme dit le plus sage et le plus savant de nos philosophes chrétiens, ce qui est folie selon les sages du monde est la véritable sagesse de Dieu, et l’infirmité apparente des simples est une force divine.

N’est-ce pas une souveraine sagesse, à un [58] esprit humain prévenu de la grâce, de captiver son entendement sous la parole et l’autorité d’un Dieu, qu’il reconnaît pour la première vérité; et d’apprendre de lui les règles infaillibles et les belles maximes d’une sage et sainte morale, qui lui enseigne à considérer la condition de la créature par rapport à l’être et à l’infinie grandeur de celui qui l’a formée, qui lui apprend que cette créature, étant tirée du néant, n’a de son origine qu’une pure puissance et capacité de recevoir de la main de Dieu, et que même elle n’a point cette capacité et puissance d’elle-même, puisqu’étant un pur néant de soi, elle est plutôt une opposition et contradiction à l’être, et que la puissance qui peut être en elle n’a de fondement que sur la toute-puissance de Dieu, à qui rien ne peut résister. Quoi de plus juste que le raisonnement du grand Docteur des gentils tiré de ces principes, lorsque, s’adressant à la créature prévenue des grâces et des faveurs de Dieu, il lui enseigne qu’elle n’est rien, qu’elle n’a, qu’elle ne peut et qu’elle n’opère rien d’elle-même, mais qu’elle reçoit tout de la pure grâce et miséricorde de Dieu, qui conséquemment doit seul recevoir et recueillir la gloire et l’honneur de toutes ses actions? Il ne peut jamais, ce semble, assez redire à son gré ce qu’il pose comme le fondement de [59] toute la morale et perfection chrétienne, que l’âme reçoit tout de la grâce et qu’elle lui doit tout, que les vertus chrétiennes ne sont pas celles qu’on appelle simplement morales, au moyen desquels les philosophes ont pu atteindre à quelque degré de perfection et de félicité purement humaine, et qui n’excède62 pas les forces de la nature; mais qu’elles sont divines, parce qu’elles se forment en l’âme chrétienne par une secrète assistance de l’Esprit de Dieu et de sa grâce. Cet Esprit divin et cette grâce lui est tellement nécessaire, dit cet Apôtre, pour les bonnes actions qui la peuvent conduire au salut, à la perfection et à la jouissance de Dieu qui est sa dernière fin, qu’elle est insuffisante d’elle-même comme d’elle-même, d’avoir la moindre bonne pensée qui la dispose à la vérité, pour faire quelque chose digne de Dieu et de la vie éternelle; elle a besoin d’une grâce qui l’éveille, qui l’éclaire et qui l’excite, et cette grâce prévient et son mérite et sa liberté; en sorte qu’elle ne peut s’y disposer par les forces de sa nature et de sa volonté seule pour consentir à l’appel et à la voix de Dieu ou à la grâce qui l’éclaire et qui l’excite à quelque bonne action. Elle a encore besoin d’une grâce qui l’aide et qui opère avec elle, et cette grâce est une influence spéciale de Dieu, par laquelle, [60] comme par un principe effectif, il concourt avec la volonté humaine pour donner librement son consentement à ce qu’il demande d’elle. Enfin elle a besoin de grâce pour conserver la grâce même, et quelque vertu qu’elle ait acquise, c’est un trésor qu’elle possède en un vaisseau de terre, qu’elle ne conservera qu’en reconnaissant avec une très profonde humilité que Dieu seul, qui donne la grâce, en est aussi le conservateur, et que la donnant gratuitement dans le premier moment, la continuation et la persévérance dans la grâce et dans les bonnes œuvres dépend continuellement de sa bonté.

Maintenant, se faut-il étonner si l’on voit dans les âmes vraiment chrétiennes, prévenues de ces lumières et de ces aides de la grâce, une si profonde humilité? Est-ce merveille que les Apôtres, les premiers sages du christianisme, ces hommes vraiment divins, si relevés par le don de Dieu, les fondateurs de la religion, éveillant et convertissant tant de milliers d’âmes au son de leurs prédications, tout brillants et éclatants de miracles, demeurassent toujours anéantis en eux-mêmes, s’estimant et se confessant serviteurs inutiles, selon les instructions qu’ils en avaient reçues de leur divin Maître, puisqu’en effet ils reconnaissaient que toutes leurs actions, leurs miracles, la conversion des [61] homme, et qu’eux-mêmes étaient l’ouvrage de Dieu et de sa grâce, et que seul il en méritait toute la gloire? Je suis, disait l’un d’eux, ce que je suis, par la grâce de Dieu; c’est elle qui n’est pas vaine et inutile en moi, et je puis toutes choses en celui qui me fortifie. Pourquoi nous regardez-vous avec des yeux d’admiration? disait le premier de cette troupe apostolique à tous ceux qui s’étonnaient des miracles qu’ils opéraient; apprenez que ce n’est point nous qui opérons ce prodige, mais Dieu seul qui les opère en nous. Cette force et cette puissance ne viennent pas de nous, quoiqu’elle soit en nous; parce que nous n’agissons que comme instruments conjoints à cette cause toute-puissante et en sa vertu. Mais en même temps que la grâce anéantit ainsi par humilité ces saintes et pures créatures et toutes les âmes véritablement chrétiennes, elle les relève au plus haut point de gloire et de perfection où elles puissent arriver. Si elles ne font, si elles ne peuvent et si elles n’opèrent rien d’elles-mêmes, elles font, elles peuvent, elles opèrent tout en Dieu qui les fortifie; et si avec les divins Apôtres elles se glorifient dans leurs infirmités, c’est alors que la vertu de Dieu paraît davantage en elles et que l’on peut voir combien leurs vertus sont saintes, élevées et divines. Qu’y [62] a-t-il, je ne dirai pas dans la vie des sages du monde, mais dans leurs livres, dans leurs beaux discours, dans leurs maximes, qui égale ou qui approche la perfection de tant de simples âmes du christianisme qui se sont consacrées à Dieu, qui ont combattu contre leurs appétits, et triomphé de leurs passions et de tous les ennemis de leur salut? Quelle comparaison de la sagesse et des connaissances de ces philosophes aux63 belles lumières, aux sacrées onctions et aux expériences de Dieu auxquelles parvient l’âme éclairées d’une foi opérant par la charité? C’est par elle que cette âme est purgée et illuminée pour pénétrer les secrets de Dieu, et apprendre de lui, parmi ses doux embrassements, des mystères qu’il cache aux sages et aux prudents de la terre; et comme la charité croît dans les divines unions, la sagesse croît aussi, en sorte que l’âme, par l’exercice du saint amour, arrive bientôt à la plénitude de la science.

La vie et la morale des philosophes sont toute telles que les principes sur lesquels elle est formée; et il faut dire avec un sage chrétien, qu’il n’y a point de vraie vertu chez les païens, et qu’elles y sont autant fausses que leur sagesse est vaine. Car il ne peut y avoir de vertu où il n’y a point de véritable sagesse; il ne peut y avoir de sagesse [63] où il n’y a point de vérité; ni de vérité sans humilité chrétienne, qui est un sentiment juste qui naît en l’âme de la connaissance révélée de la grandeur de Dieu et de sa bassesse originaire, de ce qu’il mérite et de ce qu’elle lui doit de services et de révérence, qui la porte à l’aimer, à l’adorer, à dépendre de lui, et à s’y soumettre en toutes choses.

Considérez et examinez un peu les maximes, les sentences, les discours moraux de ces philosophes, et vous découvrirez les extravagances et les impiétés d’une sagesse folle et criminelle, toute contraire à celle des sages chrétiens. Ils nous diront que le sage doit trouver sa félicité en soi-même sans la chercher ailleurs, qu’ils sont contents, non pas quand il s’ajoute quelque chose à leurs biens, mais quand ils retranchent leurs désirs; que le sceptre de la raison leur suffit pour se rendre maîtres d’eux-mêmes et de leurs passions. Leur présomption passe jusqu’à faire une insolente profession d’enseigner leur doctrine, et de promettre à ceux qui la suivent le bonheur et la félicité par les seules forces et par les seules inventions de leur esprit. Outre que l’amour injuste et criminel que ces faux sages ont eu pour eux-mêmes les a portés par un attentat sacrilège, dit l’Apôtre, à se préférer à Dieu, à entreprendre sur ses droits, à s’approprier tous les [64] biens qu’ils en ont reçus ; comme s’ils étaient les créateurs d’eux-mêmes et de leurs fortunes, ils se sont établis hors de Dieu et contre Dieu, le principe et la fin de leur vie et de leurs actions, pour se donner une gloire souveraine qui ne peut appartenir qu’au premier des êtres; et ainsi, se vantant d’être sages, ils sont devenus fols, et cette folie criminelle a obligé Dieu, dit l’Apôtre, à les abandonner à eux-mêmes et à leur propre sens, en sorte qu’ils ont été convaincus de leur folie par le désordre et l’extravagance de leurs actions, puisque nonobstant leurs sublimes spéculations, et les discours et les maximes de leur sagesse, ils se sont laissés gourmander à leurs passions déréglées et sont tombés en des excès de superstition et d’abominations qui ont prostitué en eux la nature de l’homme et déshonoré sa raison.

Je puis dire en finissant cette section, que comme il est difficile que la bouche ne parle et que la main n’écrive de l’abondance du cœur, aussi est-il malaisé que les écrits des profanes ne portent leur caractère, et que comme il y a je ne sais quoi de vie et de divinement animé dans les livres des saints, qui semble insinuer doucement l’esprit de piété, de lumière et de dévotion avec laquelle ils ont été composés, et qui en rend la lecture très utile, aussi est-il à craindre [65] que la science, les maximes et les discours des profanes répandus dans leurs ouvrages ne retiennent le poison de la vanité, qui a été comme l’âme de leurs auteurs, et qu’ils ne se glissent subtilement dans l’esprit des lecteurs, si par l’humble et véritable connaissance d’eux-mêmes, comme par un antidote sacré, ils n’en purgent le venin et n’en corrigent la malignité.

SECTION IX. Dispositions nécessaires à ceux qui veulent s’adonner ou s’appliquer à l’oraison et théologie mystique, ou faire profit en la lecture des livres qui en traitent.

Le Saint-Esprit qui si souvent et en tant de différents endroits de sa divine Parole nous recommande la prière et l’oraison, qui sont une communication ou un entretien amoureux et familier entre Dieu et l’âme, nous avertit aussi de ne pas entreprendre ce divin exercice sans y apporter les conditions qui y sont requises. J’en remarque cinq principales : la première est la pureté de conscience [66] et la haine du péché; parce que, comme dit le Saint-Esprit, la sagesse qui est la vraie oraison et théologie mystique n’entre jamais dans une conscience souillée de péché pour y faire sa demeure, mais elle cherche la pureté. La raison est que la sagesse est un don de Dieu très précieux qui n’est jamais sans la charité. C’est par le moyen de la sagesse que l’âme connaît et contemple Dieu, qu’elle le considère comme le Souverain Bien qui comprend toutes les beautés, toutes les bontés, toutes les perfections concevables; mais non seulement elle le connaît, mais en même temps elle s’y unit par la charité, comme à celui qui est souverainement aimable. Dans cette union, elle le possède, elle le goûte, elle le savoure; c’est de là, ainsi qu’a remarqué saint Bernard, que vient le mot sapience, qui veut dire une connaissance accompagnée du goût des choses divines et de Dieu même qui, étant bon et la Bonté essentielle, produit en la volonté qui lui est unie par amour une douceur et une suavité qui ne peut être expliquée, ni bien entendue, sinon de ceux qui en ont l’expérience. Il est donc nécessaire que l’âme qui prétend à l’union divine s’éloigne du péché, qui est une conversion ou une attache aux biens périssables toute opposée à l’amour de Dieu. [67]

De plus, dans l’oraison mystique l’âme, par la foi nue, s’élève à un très pur amour et c’est par cet amour que Dieu est connu. Il est connu et aperçu parce qu’il est goûté et savouré et que, comme dit très bien Saint Grégoire, l’amour même est une connaissance qui procède dans les âmes de l’union avec celui qu’elles aiment, et outre que d’autant plus que l’amour est exquis dans les opérations mystiques, d’autant plus union y est étroite. C’est pourquoi c’est aux âmes mystiques particulièrement que s’adresse l’Apôtre, quand il les exhorte d’être ambitieuses des dons plus précieux de la grâce et de se disposer à marcher par la plus excellente voie qu’il leur montre, qui est celle qui conduit au plus parfait amour de Dieu, ce qui fait qu’il faut conséquemment qu’elles s’éloignent de l’amour désordonné d’elles-mêmes et des créatures. Car pour ce sujet ce même Apôtre dit que l’homme animal, qui vit selon le cours de ses inclinations sensuelles, ne peut concevoir les choses de Dieu, il ne peut les voir, il ne peut les goûter, il ne peut les aimer. Il ne peut les connaître, parce que son entendement est obscurci des ténèbres et des noires vapeurs que lui causent son péché et sa mauvaise vie. Il ne les peut voir, parce que les grâces Saint-Esprit sont célestes [68] et qu’il a ses yeux, comme dit le prophète, fixement arrêtés sur la terre. Il ne peut les goûter ni les aimer, parce que ceux qui vivent selon la chair sont possédés de l’amour des choses de la chair, comme ceux qui vivent selon l’Esprit sont possédés de l’amour des choses de l’esprit. Ce qui est tellement vrai, particulièrement en l’état de l’oraison mystique, que même l’attache aux meilleures pensées peut servir d’obstacles aux opérations de Dieu dans le fond de l’âme, la suspension des actes propres et le dénuement de toutes pensées étant souvent en elle une disposition nécessaire pour la jouissance de Dieu.

Toutes les choses qui sont au monde ont une façon particulière par laquelle elles se laissent posséder, comme la musique et l’harmonie se possèdent par l’oreille, et la couleur par la vue. Dieu, très spirituel et tout Esprit, ne se laisse posséder que par les actes des puissances spirituelles, qui sont l’entendement et la volonté. C’est à la faveur des puissances et de leurs actes que les âmes s’avancent et s’approchent de lui, le touchent, l’embrassent et s’unissent à lui; la pureté leur est donc nécessaire pour se joindre à ce très pur Esprit. Si elles prétendent devenir une même chose avec lui par l’union de plus intime, elles doivent se défaire des moindres [69] taches d’impureté et imperfection qu’elles pourraient avoir contractées dans l’attache et l’affection aux choses créées, comme la sainte épouse des Cantiques qui, pour être admise aux plus secrètes communications de son Époux, avait lavé les pieds de ses affections, et qui en effet goûtant de très pures délices dans l’union avec ce pur Esprit, avait grande peur de resalir ces mêmes pieds. J’ai répandu, disait-elle, tant de larmes intérieures, par lesquels j’ai purifié mes pieds, je veux dire mes pensées et mes affections, avec lesquelles je touchais quelquefois la terre, afin d’avoir accès à mon Dieu; je l’embrasse, et je goûte combien cet Époux est aimable et bon aux âmes qui le trouvent : me pourrai-je bien résoudre à quitter ce troisième ciel, ce sommet de l’esprit, où Dieu se fait voir et goûter au-dessus de tout et de toute vue sensible, pour revenir encore sur la terre, et au commerce de mes sens? C’est épouse était sans doute hautement élevée et jouissante de son Dieu au-dessus de toutes choses dans l’oraison mystique, puis même qu’elle craint de se souiller et de se salir par quelques nuages d’obscurités et d’ignorances, ou par les ombres et les images de quelques choses temporelles. Cet état et cet exercice est si spirituel et si élevé, ainsi que [70] remarque sur ce lieu un excellent mystique, que les opérations et les représentations intellectuelles sont souvent des empêchements et des obstacles à la parfaite union : parce que comme le Soleil ne peut imprimer sa ressemblance sur une eau agitée, qui doit apaiser les vagues et se tenir accoisée pour recevoir les lumineuses impressions de cet astre; de même, quand il plaît à Dieu opérer dans une âme, et par ses opérations divines imprimer en elle sa connaissance et son amour, elle doit laisser tous les mouvements propres et s’abandonner généreusement entre les mains de celui qui l’a aimée devant qu’elle fût, et pour une plus haute fin qu’elle-même.

La seconde disposition nécessaire à l’âme qui veut recevoir dans l’oraison l’impression de la divine Sagesse, c’est le désir de la posséder. Car comme les mauvais désirs sont la source et la cause des péchés en ceux qui les commettent, le Saint-Esprit nous enseigne que le vrai désir d’acquérir la sagesse est le commencement de la sagesse même. Il dit même que cette sagesse n’attend pas qu’on la vienne trouver, mais qu’elle va au-devant de ceux qui la cherchent. Elle-même promet son amour, ses richesses, et la possession de soi-même à ceux qui la désirent. J’aime, dit-elle, ceux qui m’aiment, et [71] ceux qui dès le matin veilleront après moi me rencontreront, je marche dans les voies de la justice pour enrichir ceux qui ont de l’amour pour moi.

La raison de ce désir dans l’âme qui soupire après la Sagesse, se doit prendre de la nature et de l’excellence du bien qu’elle désire qui, se faisant connaître, se fait aimer, et se faisant aimer excite le désir qui est le premier pas de l’amour vers l’objet aimé. Il est difficile de déclarer combien grands sont le mérite et le prix de cette Sagesse. Elle est dans l’âme qui la possède la vraie connaissance et le seul amour de Dieu qui perfectionne ses deux principales puissances et remplit leur capacité. C’est cette perle évangélique, dont notre Seigneur nous parle avec tant d’avantages, et ce trésor caché pour l’acquisition duquel il faut abandonner toutes choses, par un détachement absolu et une entière pauvreté d’esprit. C’est ce Royaume des cieux qui est au-dedans de nous et qui mérite que nous fassions effort et violence pour le pouvoir acquérir. C’est cette sagesse dont l’Apôtre entretient les âmes parfaites, et Jésus-Christ l’homme Dieu qui a été fait et notre rédemption et notre sagesse. Enfin cette Sagesse est l’amour de Dieu même, préférable à toutes choses, non seulement [72] corporelles, mais même à toutes les autres vertus et grâces spirituelles qui, étant répandue dans nos cœurs, y attire64 le Saint-Esprit, qui est la charité essentielle et personnelle, puisque, comme dit le disciple bien-aimé, la charité est Dieu même. Ce qui comprend en un seul mot toutes les louanges qu’on peut donner à la charité, puisqu’on lui peut appliquer en quelque façon, et à l’âme qui la possède, ce qui se dit de Dieu même. Dieu est le souverain bien; et la charité l’est aussi, puisque par la charité il est communiqué à l’âme. Dieu est infiniment et uniquement désirable; cette charité l’est aussi, au moyen de laquelle l’âme peut dire que Dieu lui est toutes choses. Sans Dieu l’âme n’est rien et ne peut rien; avec lui et par lui elle est et peut en quelque façon toutes choses; elle est sa fille bien-aimée et précieuse devant ses yeux : et nous venons de dire le même de la charité, par laquelle elle reçoit tous ces biens; et ainsi il faut conclure que l’âme doit nourrir en son cœur, pour cette charité qui est la vraie sagesse des chrétiens, les mêmes désirs qu’elle aurait pour Dieu même; puisque, selon la conséquence de cet Apôtre65, Dieu étant charité, il est nécessaire que celui qui a la charité demeure en Dieu, comme dans le centre de son bonheur, et que Dieu demeure en lui [73] pour y être l’objet de sa connaissance et de son amour, qui fait sa véritable sagesse. Que si cette sagesse est un don si précieux, le désir de la posséder doit être très grand dans l’âme, parce que, comme remarque l’angélique docteur66, elle est autant capable et disposée à le recevoir, qu’elle le souhaite avec plus d’ardeur, et qu’elle présente des désirs plus embrasés de l’obtenir à celui qui a promis de la donner à ceux qui la demanderaient.

C’est ainsi que le plus sage des hommes67 déclare l’avoir obtenue de Dieu. Il marque l’estime qu’il en a faite, la préférant à toutes les richesses, à toutes les grandeurs, à toutes les beautés du monde; en sorte que ces choses, qui font l’objet de la plus haute ambition des esprits vulgaires, ne lui paraissaient que comme de la boue, ou quelques grains de sable, en comparaison des infinis trésors que lui communiquait cette Sagesse en se donnant elle-même. Il dit ensuite qu’elle lui a été accordée parce qu’elle avait été l’objet unique de sa demande, aussi bien que de ses plus ardents souhaits.

C’est encore par de semblables désirs de voir et de posséder la divine sagesse dans une chair mortelle que les saints Pères l’ont attiré du ciel en terre; et méritait au moins par une espèce de congruité, qu’elle s’unit à la [74] nature humaine pour son salut et sa rédemption.

Les ardentes affections qu’ils avaient pour ce grand bien, les a68 disposés et rendus capables de le recevoir : car reconnaissant que cette grâce dépendait entièrement de la bonté de Dieu, les désirs qu’ils en avaient les pressaient de la lui demander instamment : et l’Église fait une mention solennelle de leurs vœux et de leurs ardentes prières, par lesquelles ils conjuraient cette Sagesse de descendre du ciel en terre, et l’appelaient de tous les noms et en toutes les manières qui la pouvaient plus exciter à se communiquer aux hommes.

Et non seulement ils désiraient et demandaient cette grâce; mais comme celui qui désire efficacement une fin en veut aussi les moyens, ayant le désir véritable d’obtenir cette sagesse, ils n’épargneraient ni les soupirs, ni les prières, ni la pratique des vertus et des actions les plus saintes qui pouvaient contribuer quelque chose à leur en mériter l’acquisition. Ce qui apprend à l’âme qui prétend obtenir l’esprit d’oraison et de véritable sagesse à s’y disposer par le désir, et avec le Prophète, d’exciter en soi ce désir par la méditation ou considération des excellences de cette sagesse; afin que connaissant qu’elle est un don de Dieu [75] très singulier qu’il promet d’accorder à ceux qui le demandent, elle s’adresse souvent avec les Apôtres à Jésus-Christ le maître des hommes, et qu’elle lui die69 avec eux : «Seigneur, enseignez-moi l’oraison», avec confiance qu’elle n’en sera pas refusée, puisque celui même qui lui ordonne de la demander promet de l’accorder à sa prière.

Un troisième moyen dont l’âme se doit servir pour se perfectionner dans l’oraison mystique et en acquérir l’esprit, c’est la pratique ou l’exercice de l’oraison même; je veux dire l’actuelle et fidèle correspondance à suivre dans l’oraison les attraits de la volonté de Dieu; soit par la production d’actes quand ils sont nécessaires pour l’entretien et la conservation de l’oraison; soit par le délaissement volontaire de ces mêmes actes, quand il plaît à Dieu de donner quelques quiétudes incompatibles avec les bonnes pensées; parce qu’il est très certain que la négligence de produire les actes de bonnes pensées et saintes affections, quand on le peut, ou le trop grand empressement d’en produire, quand Dieu les veut suspendre par ses douces opérations au fond de l’esprit, sont également préjudiciables au bien de l’âme et à sa perfection. Car il faut remarquer que Dieu, dans [76] l’actuelle oraison, peut opérer en elle et par elle en plusieurs façons : ou lui ordonnant d’agir, c’est-à-dire de produire les actes de ses méditations, ou l’attirant par des opérations agréables d’amour ou de jouissance, ou l’exerçant par les tentations, les soustractions, les stérilités et les abandons. En quelque façon que Dieu opère, il faut que l’âme s’accommode et s’ajuste à son divin plaisir; et que selon les différents états dans lesquels elle se trouve, elle suive sa volonté en toutes choses par une fidèle correspondance à tous les mouvements de la grâce, qui lui est donnée pour cet effet; et je puis dire que cette actuelle pratique de l’oraison est le plus excellent moyen et la meilleure méthode dont l’âme se puisse servir, pour arriver bientôt à la perfection de l’oraison mystique. Car comme il ne suffit pas à ceux qui veulent apprendre les arts et les sciences d’en connaître les règles ou d’avoir des maîtres qui les leur enseignent, mais qu’il est nécessaire qu’ils étudient ou qu’ils travaillent selon ces règles; de même au présent sujet, où il question de l’art et de la science de bien parler à Dieu et de s’unir à lui par un amour mystique, après les règles prescrites par les maîtres de cette sublime science, il faut que l’âme s’y applique avec diligence [77] par l’oraison actuelle, qui perfectionne merveilleusement ses deux principales puissances, dans lesquelles réside la Sagesse, remplissant son entendement de lumières célestes, et embrasant sa volonté des ardeurs de la charité. Car plus elle est attentive à Dieu, mieux elle le connaît, et plus sa connaissance est grande, plus grands aussi sont les désirs qu’elle a de le posséder, sa capacité devient plus étendue pour la jouissance de ce souverain bien.

SECTION X. suite du précédent sujet

La quatrième disposition, et des plus nécessaires pour acquérir la Sagesse, c’est l’humilité, selon l’oracle du Fils de Dieu, qui veut que le superbe soit humilié et que l’humble soit élevé. Il n’y a rien de plus grand que Dieu et il ne peut y avoir dans l’âme une plus sublime grandeur que celle de s’approcher de Dieu ou de s’unir à lui; or l’oraison, ainsi que le disent les saints Pères, est une élévation de l’âme en Dieu, un entretien familier et réciproque entre la créature et son créateur, qui lui découvre ses secrets et lui révèle ses mystères pour se faire aimer d’elle [78] en se faisant connaître; mais il ne fait cette grâce qu’à celles qui sont petites à leurs propres yeux, et qui demeurent abaissées devant lui par la connaissance de leur néant, par l’aveu de leurs faiblesses et par le sentiment de leurs misères et de leur indignité.

Quelques-uns s’étonnent et demandent pourquoi la Sagesse éternelle, ayant à se manifester aux hommes par son Incarnation, a voulu attendre tant de siècles, et jusqu’à la plénitude des temps, puisqu’ils avaient après leur faute un si grand besoin de remède et des miséricordes de leur Médiateur. Mais la réponse et la résolution du saint Docteur70 sont que ces hommes n’étaient pas encore assez humiliés, et qu’il ne connaissait pas encore assez la nécessité qu’ils avaient d’un libérateur. Et le fondement de sa résolution est que, comme la superbe avait été le principe de la perte de l’homme, il était raisonnable que l’humilité donnât l’ouverture à sa réparation. Dieu laisse les hommes dans la loi de la nature; puis il leur donne la loi écrite par les mains de Moise; cependant leur mal, au lieu de diminuer, allait ce semble toujours croissant, qui enfin leur ayant fait reconnaître ce besoin qu’ils avaient d’un libérateur, les a portés à s’humilier devant Dieu pour le lui demander, et ainsi ils l’ont obtenu. Mais qui peut avoir obligé [79] Dieu de choisir entre les pures créatures la sainte Vierge, pour être la Mère de cette Sagesse incarnée, sinon son humilité? Toutes les vertus étaient grandes en elle, et elles la rendaient singulièrement recommandable au-dessus de toutes les femmes; elles y étaient en souverain degré; néanmoins, elle reconnaît et assure dans son cantique, que l’humilité entre les autres a gagné le cœur de Dieu, et par ses charmes a attiré le Verbe divin dans son sein et entre ses bras. L’excellent Apôtre remarque que ce mystère de la profonde sagesse de Dieu a été confié, pour le connaître et l’enseigner au monde, aux plus vils et aux plus méprisés, c’est-à-dire aux plus humbles qui fussent pour lors entre les hommes.

C’est par cette même vertu de l’humilité que Dieu veut élever les âmes jusques au sommet de l’oraison et théologie mystique, qui est la véritable sagesse; puisque Jésus-Christ nous assure que le Père céleste n’en veut découvrir les mystères, ni révéler les secrets, qu’aux petits et aux humbles qui, par une libre et amoureuse soumission, captivent leur esprit sous les vérités qui leur sont proposées, sans autre raison que celle qui se prend de l’autorité et de la révélation divine. Les faux sages et les vrais superbes, qui ouvrent les yeux avec irrévérence [80] et témérité pour les jeter sur les grandeurs de Dieu et en pénétrer les mystères, sont accablés et opprimés du poids de la gloire, et s’aveuglent par leurs propres lumières; mais les humbles, sagement inspirés de lier les ailes de leur entendement, et s’estimant indignes et incapables d’envisager l’éclat de cette gloire, reçoivent le divin rayon qui les conduit à la vraie connaissance de Dieu. Ô merveille! s’écrie l’aigle de nos docteurs, considérant le naturel de Dieu qui, relevé sur le trône de ses grandeurs incompréhensibles, prend plaisir d’abaisser ses yeux pour considérer avec complaisance ce qu’il y a de plus bas dans le monde. Vous vous élevez, dit-il, et donnez l’essor à votre esprit pour atteindre, par la sublimité de vos pensées, à la connaissance de cette Majesté suprême, et elle s’éloigne de vous; vous vous humiliez sous sa puissante main, et elle s’approche de vous. Ô mon Dieu! qu’il est bien vrai que vos voies ne sont pas les nôtres et que vos pensées sont plus éloignées et plus différentes des nôtres, que le ciel donne le de la terre. L’âme se persuade quelquefois que par les efforts de son esprit et par les industries de sa raison, elle pourra acquérir cette science savoureuse de Dieu, seule capable de faire son bonheur; elle se persuade que pour [81] s’entretenir avec son Créateur, il faut haranguer, faire de beaux discours, enfler ses conceptions, pour mesurer et égaler, si elle pouvait, ses grandeurs immenses, et se mettre comme en parallèle avec cet Être suprême; elle invente des moyens ou des méthodes, pour s’occuper par une grande diversité d’actes, de lumières, de raisonnements, de méditations, de discernements et autres choses, qui lui font couler le temps plutôt en leur recherche, et d’elle-même71, qu’en celle du plaisir et de la volonté de Dieu, qu’elle ne connaît même pas. Et cependant, c’est par l’humilité, je veux dire que c’est par l’anéantissement et par le dénuement de lumières, de sentiments, de facilités à produire ses actes et ses affections, que Dieu la veut introduire au secret de sa face. On a beau lui recommander cette mort entière d’elle-même, cet abaissement et cet assujettissement de son entendement, cette humilité qui la doit rendre aussi simple, aussi douce et aussi docile qu’un enfant : toutes ces théories ne la peuvent instruire du secret de son néant et de l’humilité, si vous-même, ô mon Dieu, qui êtes descendus du plus haut des cieux pour nous enseigner, ne lui apprenez cette vertu, non seulement par vos paroles et par les exemples admirables que vous en avez laissés, mais aussi par les [82] lumières, par les mouvements, par les inspirations secrètes que vous lui en donnez et par des moyens si cachés, qu’elle seule qui en a l’expérience en peut dire quelque chose. Si quelquefois vous la touchez dans le fond de son intérieur, et qu’au lieu de recevoir anéantie cette infusion intime, elle s’avance d’elle-même pour tirer de là des affections vigoureuses, pleines de suc et de saveur, ou pour produire par ses propres efforts des actes de louanges, de bénédiction, de résolution de vous aimer, souvent elle tombe dans l’extroversion et l’égarement, et au lieu d’approcher, elle s’éloigne de vous. Que si elle veut s’appliquer ou se recueillir d’elle-même, elle perd l’attention qu’elle cherche et tombe dans le trouble, dans les peines, dans les obscurités et dans les incapacités d’oraison. C’est par là que Dieu instruit l’âme, et que par les lumières secrètes de la grâce qu’il lui donne, elle s’avise enfin du dessein de ce même Dieu sur elle, et comprend que son principal exercice doit être de se tenir dans l’humilité, dans l’abandon et dans la soumission entière à tout ce qu’il plaît à ce Seigneur faire d’elle, soit par la plénitude ou par le dénuement, par la sécheresse ou par la douceur et les facilités, par la stérilité ou par l’abondance, par les ténèbres ou [83] par la lumière. Elle admire, et avec raison, l’infinie bonté et l’incompréhensible sagesse de Dieu, de s’être servie des désirs actifs et impétueux qu’elle avait de se contenter et satisfaire elle-même, pour la réduire à un état d’impuissance où elle pût connaître ces vérités, qui lui auraient été cachées sans ce coup de miséricorde. Ô mon Dieu, s’écrie-t-elle, combien douce, amoureuse et miséricordieuse est cette punition qui tire ainsi le remède de mes maux, mon salut et ma perfection de mes plus grandes misères! Quelle bonté de m’avoir donné les lumières et les discernements pour connaître un chemin si caché, et les désirs de vous y suivre; d’avoir captivé mon entendement pour lui faire croire que ce sont ici les moyens dont il vous plaît de vous servir pour me conduire à vous, et desquels je dois user pour vous rendre désormais l’honneur, la gloire et l’amour, que vous méritez!

C’est ainsi que l’âme entre dans les sentiments d’une vraie humilité et d’une dépendance continuelle de son Dieu, auquel elle dit avec plaisir par les paroles d’un prophète parfaitement éclairé dans la connaissance de son néant : «C’est vous, ô mon Dieu, qui opérez tout en nous», ne faisant quasi autre chose de sa part qu’anéantir [84] comme imperceptiblement ses propres mouvements et ses opérations, pour laisser vivre en elle la vie et les opérations de Dieu. Et comme elle reconnaît par ses propres expériences que l’oraison mystique, qui est la véritable sagesse, est un don de Dieu, elle ne présume point de le pouvoir acquérir, ni par l’effort de ses études et de ses méditations, ni par les industries de son esprit; mais elle le demande humblement à celui qui le peut accorder, comme elle l’espère avec confiance et le reçoit avec reconnaissance de son infinité bonté.

Une cinquième disposition ou un cinquième moyen fort utile et avantageux à l’âme pour acquérir la science de l’oraison mystique, est d’y être instruite par quelque directeur, qui doit être, autant qu’il le peut, pieux, expérimenté dans les voies mystiques et raisonnablement docte; afin qu’il sache, qu’il veuille et qu’il puisse conduire les âmes qui lui sont confiées dans les voies de Dieu et résoudre leurs difficultés, qui se rencontrent si différentes dans le cours de l’oraison et de la vie intérieure. Le premier et principal devoir du directeur, que saint Paul appelle le père des âmes, est de bien connaître le trait ou l’attrait de Dieu en celles qu’il conduit, pour coopérer avec lui et avec elles et pour former [85] et façonner leur vocation spirituelle, qui n’est ordinairement qu’ébauchée quand elles se mettent entre ses mains.

Pour cet effet, le prudent directeur doit, par conférence privée, ou selon que Dieu lui inspirera, rechercher et discerner quel est le caractère de ces âmes, quel le dessein de Dieu sur elles, et la qualité des grâces qu’elles en reçoivent; afin d’y accommoder ses instructions, de les conduire dans leurs dispositions, et de ne pas empêcher les opérations surnaturelles de Dieu en elles par une conduite contraire à celles de son Esprit.

Il faut connaître les manières différentes par lesquelles Dieu a coutume de conduire les âmes en leur intérieur, qui se réduisent à deux plus générales. L’une par voie de plénitude de lumières, de sentiments, de facilités, de production d’actes, de méditations, d’affections, de bonnes pensées et semblables, ou de goûts et suavités mystiques que Dieu va communiquant dans les différentes espèces de ce doux repos.

L’autre manière opposée est celle de dénuement, dans lequel l’âme n’a pour partage que la misère, la pauvreté, les ténèbres et les sécheresses, pendant lesquelles Dieu ne laisse pas de s’écouler dans son [86] intérieur, et jusques à son fond; mais d’une façon quelquefois insensible et secrète qui ne se discerne que par la paix et le repos que l’âme possède dans ses privations.

Le directeur, ayant reconnu le dessein de Dieu sur une âme, il lui doit enseigner que la solidité de la dévotion consiste à bien connaître la volonté de Dieu, pour la suivre en quelque état que ce soit; évitant le défaut dans lequel tombent la plupart des directeurs, qui considèrent et estiment les voies en elles-mêmes, et préfèrent les unes aux autres, non par rapport à la volonté de Dieu qui les doit choisir selon son plaisir, mais selon leur propre goût et affection, attirant ainsi les âmes et les faisant marcher dans leurs propres voies, où ils s’efforcent de les engager sans discrétion.

Le directeur fidèle et charitable fera donc connaître à l’âme quelle est l’idée véritable de la perfection à laquelle Dieu la destine. Parce qu’il arrive souvent qu’elle estime perfection ce qui ne l’est pas en effet, ou qui n’en a que l’apparence. Elle se persuade qu’elle ne peut être parfaite si elle n’est toujours unie à Dieu de pensée et d’affection, d’une façon qui lui soit connaissable ou sensible; si elle ne suit ses divins mouvements dans une paix, dans une tranquillité et dans un dégagement entier [87] de tout le créé, mais facile et agréable. Et comme cependant elle éprouve ses misères et les faiblesses de la nature corrompue, elle se sert de moyens violents pour arriver à la fin qu’elle s’est proposée, et ces moyens ne lui succédant pas, elle se trouble, elle s’inquiète de s’en voir éloignée, et tombe quasi dans un désespoir de la jamais atteindre.

Mais c’est ici que le directeur lui enseignera que tout son dessein dans les voies d’oraison doit être de s’attacher uniquement à Dieu, c’est-à-dire à son bon plaisir, ne désirant d’autre perfection que celle de lui plaire ni d’autres moyens pour y tendre et aspirer que ceux qu’il voudra. Il lui dira que les troubles et les inquiétudes dans l’âme ne procèdent que du dérèglement de la volonté, moins soumise qu’elle ne devrait à celle de Dieu et trop attaché à ses sentiments et à ses lumières; que tous les états dans lesquels elle se trouve, hors celui du péché, sont ordonnés de Dieu, qui veut quelquefois éprouver la fidélité de ses épouses72 par les peines, par les sécheresses et les tentations; qu’elle ne doit jamais se troubler pour les changements d’états, mais conserver son cœur dans la paix : parce que si Dieu lui ôte le moyen de faire oraison par les voies des méditations, [88] des affections — qui sont fort bonnes et dans lesquelles elle se doit exercer, quand Dieu les accorde —, il lui donnera la grâce, quand il désirera autre chose d’elle, de faire sa volonté par l’état de simplicité et de dénuement; ou de pratiquer la patience; ou enfin quelque autre chose, qui pour ce temps-là lui sera plus agréable et par conséquent meilleure, et même plus utile à sa perfection qu’en celles où elle voudrait s’occuper à sa mode. Ainsi il lui fera connaître qu’une âme qui cherche Dieu dans la soumission qu’elle lui doit le trouvera partout; qu’elle sera aussi contente dans la sécheresse, que dans la consolation ou dans l’abondance; qu’il n’importe de souffrir ou de jouir, d’agir ou de cesser les opérations, pourvu que la volonté de Dieu s’accomplisse dans la soumission parfaite, qui est la véritable marque du saint amour, qui par cette pratique pénètre le fond du cœur et y jette, comme dit l’Apôtre, des racines si profondes qu’elles lui font produire les actes des vertus en tout temps et en toutes occasions, et non moins dans les contradictions, dans les délaissements et dans les abandons que dans les plus grandes consolations, quoique souvent ces vertus s’y pratiquent insensiblement, et que ni l’objet des mouvements de l’âme vers Dieu, ni la [89] façon dont elle y tend ne soit pas73 aperçue, au moins avec réflexion.

Ce discernement des différents états où les âmes se peuvent trouver, et la méthode de les conduire conformément à ces mêmes états, est si nécessaire au directeur pour ne pas brouiller leurs voies, qu’il doit s’efforcer de l’acquérir par la lecture des livres spirituels ou mystiques, et particulièrement par l’oraison; parce que la voie de la contemplation mystique étant si spirituelle, si surnaturelle, et si secrète, il ne la peut sans doute bien enseigner aux autres, si lui-même ne l’a bien apprise dans l’école de l’expérience; afin qu’étant maître en cette doctrine céleste, il puisse découvrir aux âmes la profondeur des secrets de Dieu, ainsi que parle l’Apôtre, et les trésors immenses d’une âme qui possède cette paix divine surpassant tout sentiment.

Le sage directeur pourra aussi ordonner aux âmes qu’il gouverne la lecture des livres qu’il jugera être les plus propres, particulièrement ceux qui traitent de l’oraison de nudité et de simplicité, qui peuvent les éclairer et les assurer dans leurs voies. Et je puis dire qu’un bon auteur, bien approuvé et qui suit les sentiments des saints, peut en cas de besoin servir d’un bon directeur, et d’autant meilleur que [90] celui qui lit ne s’attache qu’à sa doctrine et non à sa personne. La conférence avec les personnes vraiment spirituelles et intérieures est aussi d’un merveilleux profit à l’âme, comme elle lui est d’une singulière consolation.

J’avertis ici le directeur qu’il doit s’acquitter de ses devoirs envers les âmes avec un grand courage et une exacte fidélité, se souvenant que la chose la plus divine de toutes les divines est de coopérer avec Dieu au salut et à la perfection des âmes. Et que la conduite d’une âme seule dans les voies de la grâce est plus importante devant Dieu que le gouvernement purement politique d’une grande monarchie. La grâce sanctifiante et la divine charité, qui donne l’être spirituel à l’âme, est un si haut prix, qu’un seul degré de cette divine et suréminente qualité vaut mieux que toute la nature sans elle : elle rend cette âme fille de Dieu, héritière de sa gloire, et de tous ses biens. C’est à raison de cette précieuse charité qu’elle contracte et pratique une vraie amitié avec Dieu, et qu’ils doivent être présents l’un l’autre, et converser mutuellement ensemble, jusques au point que cette suprême Majesté proteste que ses délices sont d’être avec ces âmes, qui sont ses chères épouses. De là vient que Dieu, qui [91] a une merveilleuse providence dans la conduite de toutes ses créatures, fait plus d’état de contribuer à la perfection d’une âme, et de la conduire par ses grâces dans la voie surnaturelle, que de gouverner ses autres créatures par le concours purement naturel qu’il donne à leurs actions, pour les conduire à une fin temporelle.

Cela doit donner au directeur l’idée et le discernement de l’importance de sa fonction, et l’obliger à donner toute son application à la conduite spirituelle des âmes qui lui sont confiées, sachant assurément que c’est travailler hautement pour l’intérêt de Dieu son bon maître, que d’établir et étendre son royaume en elles, et de les lui rendre paisibles entre les mains. Et c’est ce que je prétends, en donnant au public ce petit traité de théologie mystique, que je soumets entièrement, non seulement au jugement de l’Église catholique, apostolique et romaine, à qui j’ai promis, selon la règle que je professe, une particulière obéissance, mais encore à celui de ses docteurs. [92]

CHAPITRE II. De l’oraison en général.

SECTION I. Ce que c’est que l’oraison.

Il est aisé de comprendre, par tout ce que les saints Pères disent de l’oraison mentale, et par ce que les plus sages maîtres de la vie spirituelle en enseignent, qu’ils entendent plus communément, par le terme d’oraison mentale, un exercice des puissances spirituelles de l’âme, tendantes par différentes opérations intérieures et pieuses à la parfaite adhérence et union avec Dieu, au moyen de laquelle elle puisse devenir un même esprit avec lui. C’est pourquoi conformément à cela ils la décrivent en plusieurs et diverses façons.

Quelques-uns nous disent que l’oraison mentale est une conversation douce et un entretien mutuel et familier entre Dieu et l’âme, qui peut souhaiter ce qui lui plaît, [93] et le demander confidemment à son Créateur sans crainte d’être éconduite.

L’oraison, disent les autres, est une clé dans la main du juste, qui lui ouvre les portes du Paradis, et tous les coffres où sont renfermés les trésors, et les finances de Dieu, pour en obtenir toutes sortes de faveurs.

Quelques autres ont appelé l’oraison une fonction ou une action angélique, nous enseignant par le nom dont ils la relèvent, que ceux qui pratiquent l’oraison mentale entrent en quelque société et en quelque commerce avec les anges; et que comme ces purs esprits, au moyen de leurs facultés spirituelles, vivent toujours en la présence de Dieu, lequel ils voient, ils aiment, ils servent, ils adorent, et dont ils jouissent, comme étant leur objet béatifique, ceux, de même, qui pratiquent le saint exercice de l’oraison mentale peuvent être dits méritoirement des anges humains, ou des hommes angéliques, qui par leurs facultés spirituelles, mémoire, entendement et volonté, s’attachent, comme ces purs esprits, selon que l’état de cette vie mortelle le peut permettre, par connaissance, par amour, par adoration et par d’autres actes semblables, à celui qui est leur commun Seigneur, et le légitime objet de leur félicité. [94]

Mais selon ma pensée la meilleure définition de l’oraison, qui lui est plus essentielle et qui aussi est la plus communément reçue, est celle que lui donnent quelques Pères, disant qu’elle est une ascension, une montée, une élévation de l’âme en Dieu. Je dis qu’elle est la meilleure, parce qu’elle comprend toutes sortes d’actes intérieurs qui occupent l’âme de Dieu, et la disposent à son union, que prétend l’oraison.

D’où il faut conclure que, bien que quelques saints restreignent l’oraison mentale ou vocale au point de la simple demande qu’on fait à Dieu de quelque chose convenable, néanmoins, dans le sens le plus commun des Pères et des auteurs qui ont écrit de l’oraison, elle a plus d’étendue, et comprend tous les actes intérieurs qui tendent au culte divin; et ainsi nous pouvons dire que l’oraison mentale est une sérieuse application de l’entendement à la contemplation ou méditation de Dieu, des choses divines et des vérités importantes au salut, ordonnée pour enflammer la volonté à fuir les vices, à pratiquer les vertus, et enfin à aimer Dieu de tout son cœur. Sous cette définition, quelques-uns comprennent, et avec beaucoup de raison, toutes les choses qui peuvent être opérées en la vue de Dieu par le motif de sa gloire et [95] de son divin plaisir, de quelque nature qu’elles puissent être, non seulement les choses commandées et qui sont d’obligation, mais aussi les naturelles, ou nécessaires, comme sont le boire, le manger et semblables.

C’est pourquoi un saint évêque de nos jours, grand maître en l’art de bien prier, considérant que notre Seigneur nous enseignait et recommandait une oraison sans relâche et sans intermission, en tirait cette conséquence, qu’on pouvait donc prier par pensées, par paroles, par actions, et par souffrances, et qu’ainsi il n’était pas nécessaire à celui qui veut faire oraison d’être toujours à genoux ou en méditation actuelle, ni même de quitter ses occupations et emplois, quand ils sont nécessaires, ou prescrits par la volonté de Dieu : mais qu’il pouvait faire oraison en tous lieux, en tout temps, en toute rencontre, s’il voulait porter Jésus-Christ en son cœur, par l’amour; sur la langue, en prononçant ou annonçant ses louanges; sur les bras, par les bonnes œuvres; sur les épaules, en supportant son joug, les sécheresses et les stérilités qu’il permet; et de même en tous ses sens intérieurs et extérieurs, ne voulant qu’on désirât autre suréminence, extase ou ravissement que celui de la vie et de [96] l’opération, se surmontant soi-même en ses inclinations naturelles, pour ne vivre plus ni à soi et en soi, ni pour soi, mais à son Sauveur, en son Sauveur et pour son Sauveur, renonçant ainsi, selon le précepte du divin Époux, à tout ce qui est de l’homme extérieur, pour être de ses vrais disciples, et le suivre par une parfaite conformité.

Tout le secret, donc, d’une bonne et véritable oraison, est de voir, d’aimer, d’embrasser et d’exécuter la volonté de Dieu en toutes choses, en la façon, dit un Père, que les anges la font dans le ciel. Les anges, bien qu’occupés à la garde des hommes et en d’autres ministères de salut, ne laissent pas de demeurer en la présence de Dieu, de l’aimer, de l’adorer et de le louer sans intermission; et notre Seigneur, qui ordonne de prier sans cesse, veut conséquemment que parlant, conversant, agissant ou souffrant, nous accomplissions ainsi en toutes choses sa divine volonté. Or le meilleur moyen que nous ayons d’entrer dans cette pratique est de graver profondément en nos esprits cette vérité, que toutes choses arrivent selon le décret de la volonté divine, ne les regardant point en elles-mêmes, ni dans le rapport qu’elles peuvent avoir à nos inclinations ou intérêts, pour spirituels qu’ils soient, mais dans l’ordre de [97] cette même volonté, pour le service et plaisir de laquelle les nôtres ont été créées, et qui par conséquent doivent opérer uniquement par l’intention de cette fin, leur vrai et légitime objet.

À quoi se rapportent l’usage fréquent des aspirations et oraisons jaculatoires si fort recommandées par les anciens Pères, et dont ils se servaient avec un merveilleux succès, pour entretenir en soi l’esprit de dévotion et d’oraison, s’élevant à Dieu tantôt par adoration, tantôt par invocation, tantôt par Actions de grâces, par louanges, admirations, résolutions et bons propos de le servir selon la diversité des rencontres, prenant sujet de leurs emplois journaliers et de tout ce qui se passait en eux et hors d’eux, de se retirer toujours en lui et de se maintenir en sa présence.

En cette façon, tant s’en faut que les occupations extérieures, les peines et les aridités d’esprit, et autres choses qui nous arrivent par la volonté de Dieu, soient un empêchement à l’oraison, qu’au contraire il y a en elles une force secrète et une capacité morale de nous élever à lui, si nous en savons faire bon usage; en sorte qu’au lieu de nous divertir de l’oraison, elles nous y attachent, et deviennent elles-mêmes une fort bonne oraison. [98]

SECTION II. De l’oraison au sens de l’Écriture.

L’oraison, bien que faite ici-bas en terre, est néanmoins fille du ciel et une de ses plus nobles productions, laquelle, étant surnaturelle en son être et en ses opérations, a Dieu pour père et la grâce pour mère. C’est pourquoi le divin Apôtre dit qu’il n’appartient pas aux hommes d’apprendre à bien prier, puisqu’ils ne le savent pas eux-mêmes; mais qu’il est nécessaire que l’Esprit de Dieu descende dans leurs cœurs, pour y être le divin père-maître74 de cette sublime science.

C’est lui, dit le même Apôtre, qui en a enseigné l’art et la méthode aux anciens prophètes pour en instruire les autres; et il leur promettait comme une insigne faveur cet esprit de prières et de grâce, dont il les a remplies avec abondance, et qui paraît dans leurs divins écrits.

Mais il semble qu’entre tous et par-dessus tous, le très illuminé prophète David ait excellé en l’art et en la pratique de l’oraison. Il prend, dans ses Psaumes, le sujet plus ordinaire de ses méditations sur les perfections de Dieu, ou comme reluisante dans [99] les beautés visibles et sensibles de toutes les créatures de ce grand monde, par lesquelles il s’élève à celui qui est la beauté et bonté par essence, ou reconnues par les plus hautes lumières de la foi et de la loi de son Dieu, qui faisait, comme il confesse lui-même tant de fois, le plus doux et le plus fréquent objet de ses méditations, dans lesquelles son cœur devenait si ardent du feu sacré du saint amour, qu’il étincelait en mille flamboyantes affections. Tantôt vous le voyez dans les sentiments d’une intime confiance vers Dieu, qu’il reconnaît pour son père et protecteur; tantôt il est dans la crainte, et dans la vive appréhension de ses jugements; tantôt il a le cœur percé d’un vif regret de ses fautes et de ses offenses commises contre l’infinie bonté de Dieu souverainement aimable; tantôt il est touché d’amour et de complaisance pour ses beautés ravissantes; tantôt de zèle de sa gloire, de l’étendue de son règne, et de le voir connu, aimé, servi et adoré de toutes les créatures. Quelques autres fois il est dans la reconnaissance et Action de grâces pour la grandeur et le nombre de ses bienfaits, ou dans les protestations de ne vouloir que lui, qu’il dit être le Dieu de son cœur et son partage pour jamais. D’autres fois il gémit et pleure [100] nuit et jour inconsolablement, de se voir encore si éloigné de son Dieu, et privée de la vue de cette divine beauté après laquelle il soupire, comme étant seule la fontaine qui peut éteindre la soif de ses ardents désirs. Enfin, portant la vue de sa considération sur le temps auquel un Dieu devait naître en la chair humaine, il témoigne un amour tendre et passionné, jusques à pâmer et défaillir pour ce salutaire, dont en mille endroits il décrit la beauté, les vertus, les exemples, la vie, les souffrances, la mort et le triomphe dans les cieux, avec un nombre d’affections différentes qui accompagnent partout la contemplation de ces ravissants mystères.

Salomon, le fils de cet excellent Roi, qui a eu le bonheur d’être la figure du Verbe incarné, nous décrit merveilleusement bien dans le Cantique des cantiques la méthode et la pratique d’une parfaite oraison; car ce livre qu’il a composé comme organe particulier du Saint-Esprit, est un pourparler et un entretien sacré et familier entre Dieu et une âme singulièrement aimée et ardemment amoureuse de ce divin Époux, qui explique et comprend les plus hauts secrets du divin amour, et de toute l’oraison unitive; où il décrit, avec un artifice admirable, les divers accidents [101] d’amour que souffrent les âmes qui sont arrivées au point de l’intime et souveraine union avec Dieu. Et le Docteur que l’Église appelle très grand en la science de bien expliquer et exposer les sacrées Écritures, faisant voir quels est le nombre, l’ordre et le sujet des livres de Salomon, remarque que ce sage prince a eu trois dons particuliers : Salomon, prédicateur, et aimable au Seigneur; et que conformément à ces trois dons il a écrit trois livres, les Proverbes, l’Ecclésiaste et le Cantique, qui comprennent de suite tous les traités qui composent le cours entier de la vie intérieure et parfaite dans l’exercice de l’oraison.

Le premier est comme une introduction à la vie dévote et intérieure; le second est un exercice pour ceux qui profitent au saint amour; et le troisième, auquel aboutissent les deux autres, est pour les hommes parfaits et consommés en la divine charité.

Dans le premier, l’âme est instruite comme elle se doit disposer à la venue de l’Époux, lavant et effaçant les taches de ses péchés par les larmes de la pénitence. Dans le second, comment elle se doit parer de l’ornement des vertus afin de lui plaire, l’appelant cependant par de saints désirs et par des affections ardentes, qui lui font [102] ressentir une douce impatience de le voir. Dans le troisième, l’épouse est présentée en l’âge parfait, et en la présence de son Époux qui, se faisant voir dans la beauté de ses différents attraits, excite en elle de très pures, saintes et admirables affections. Tantôt elle est surprise d’un extrême et violent désir de sortir de la prison de sa chair mortelle, pour se voir en liberté avec cet Époux; tantôt elle est gémissante, pour s’en voir éloignée; une autre fois elle n’est plus de la terre, mais elle devient citoyenne et citadine de la céleste Jérusalem, pour converser avec lui dans l’état de sa gloire; tantôt elle meurt à elle-même, et puis incontinent elle vit en son bien-aimé, et son bien-aimé en elle; une autre fois elle l’aime de tout son cœur et n’est pas satisfaite, elle demande des compagnes pour l’aider à aimer cette bonté infiniment aimable, et non jamais assez aimée; et enfin, ce livre déclare, sous une diversité de symboles, les plus doux et les plus secrets mystères du saint amour qui se passent entre Jésus-Christ et son Église, ou chacune des âmes de ses épouses, spécialement de celles qui, par une oraison continuelle, sont arrivées jusqu’à l’honneur d’une familiarité et conversation intime avec le céleste Époux. [103]

Mais plus excellemment que Salomon et que tous les autres, Jésus-Christ, le Maître et le Docteur des hommes, pendant les jours de sa conversation sur terre, leur a enseigné la prière et l’oraison mentale, non seulement par exemple, employant la plupart des jours et des nuits en prière, mais aussi les instruisant très particulièrement de la nature et des conditions de la vraie oraison.

Tantôt il leur dit que la prière doit être mentale et spirituelle, parce que Dieu, qui en est l’objet, étant esprit, le Père et le créateur des esprits, il cherche les orateurs et des adorateurs d’esprit et de vérité : qu’ainsi il n’est pas nécessaire, en priant, de parler beaucoup de la langue, mais bien du cœur embrasé de saintes affections.

Une autre fois, il leur enseigne que tout le bonheur de l’homme en cette vie et en l’autre consiste en la connaissance du seul vrai Dieu et de Jésus-Christ son fils; leur apprenant par là que, Dieu étant la première cause et la dernière fin de l’homme, et lui étant ce même Dieu fait homme pour les conduire au ciel, ils devaient s’occuper à le bien connaître, afin de les adorer, louer et aimer, et par ce moyen commencer sur terre à mener une vie bienheureuse; ce qui se fait par l’oraison [104] mentale, au moyen de laquelle ils acquièrent la connaissance et l’amour de Dieu, et de Jésus-Christ, homme-Dieu. Il leur recommande la pureté d’intention dans leurs oraisons, les exhortant d’entrer dans leur cabinet, c’est-à-dire au plus secret et intime de leurs âmes, fermant sur soi la porte des sens, et se cachant aux hommes pour s’exposer à Dieu, à qui seul il faut complaire, et de qui ils doivent attendre la récompense. Il leur fait comprendre que l’oraison doit être la principale et la plus importante occupation de la vie, leur commandant de prier toujours sans jamais désister, et leur insinuant par là qu’ils se doivent ressouvenir le plus qu’ils pourront de la présence de Dieu, en tous lieux, en toutes occupations, dans tous états, élançant leur esprit et leur cœur vers lui, plus par saintes pensées, par douces et ardentes affections, que par prononciation de paroles.

À l’instance de ses Apôtres à qui il avait fort recommandé de prier et qui lui en demandaient la façon, il dresse cette excellente et méthodique oraison, appelé de son nom «dominicale», ou «du Maître», aussi courte et succincte en paroles qu’elle est riche en instruction et abondante en mystères. [105]

Et qui plus est, ayant pendant les jours de sa chair mortelle et passible, ainsi que parle l’Apôtre, offert des prières et des supplications à Dieu pour tous les hommes, il a voulu, comme Grand Prêtre et sacrificateur éternel, et même comme victime immolée, se laisser à son Église afin d’être en cette qualité, en elle et par elle, l’hommage religieux et la souveraine prière qu’elle doit présenter journellement à Dieu, pour s’acquitter dignement de tous ses devoirs envers cette suprême Majesté, accompagnant ce sacrifice honoraire de son Sauveur et de son Époux de toutes sortes d’actes intérieurs, d’adoration, d’anéantissement, de louanges, d’offrandes, de demandes, de remerciements et semblables, qui tous portent et conduisent l’âme à l’intime union avec Dieu, et à cette heureuse transformation et consommation en lui qui est la fin à laquelle prétend la parfaite oraison.

De ce que nous avons dit, il est aisé de connaître que, l’oraison mentale devant être une action des trois puissances de l’âme, mémoire, entendement et volonté, qui sont purement spirituelles, celle qui se fait par la seule voie ou par le geste, posture et autres témoignages sensibles et purement extérieurs du corps, sans attention de l’âme, n’est pas une vraie oraison, ni [106] agréable à Dieu. Si néanmoins l’oraison et l’adoration extérieure sont accompagnées de l’élévation du cœur et de l’attention de l’esprit, elle est une véritable prière et une action angélique, non à raison des paroles que la bouche prononce, ou des gestes que forme le corps, mais à cause des bonnes pensées et des saintes affections qui l’accompagnent, et en sont comme l’âme; et il est même bien raisonnable que l’homme, qui a reçu de Dieu le corps et l’âme, emploie l’un et l’autre conjointement à l’aimer, à le servir et à l’adorer.

SECTION III. Excellence de l’oraison.

Saint Augustin parlant en général de l’oraison, dit qu’il ne connaît rien de plus excellent, rien de plus relevé en toute la religion chrétienne.

Et saint Jean Chrysostome, descendant plus aux particuliers de ses excellences : Quelle gloire, s’écrie-t-il, quelle félicitée à une créature d’approcher de son Créateur par le moyen de l’oraison, de traiter familièrement avec lui, de lui demander et en obtenir ce qu’il lui plaît!

Saint-Augustin dit davantage et assure qu’il n’y a rien de plus utile, et de plus [107] profitable à toute notre vie; et que c’est savoir bien vivre, que de savoir bien prier. Et la raison qu’en donnent tous les Pères est : d’autant qu’il n’y a rien qui nous puisse plus servir pour bien régler toute notre vie et aplanir toutes les difficultés qui s’y rencontrent, que la fidèle pratique de l’oraison mentale.

Sa nécessité paraît assez clairement dans les paroles du Fils de Dieu, qui nous enseigne qu’il faut, c’est-à-dire qu’il est nécessaire de toujours prier; et cette nécessité nous est rendue évidente par l’expérience, qui nous fait connaître, qu’ayant continuellement besoin de la faveur du Ciel, pour l’obtenir il est nécessaire de la demander.

C’est la pressante raison qu’apporte l’angélique Docteur, lorsqu’il dit que souvent plusieurs grâces, même des nécessaires au salut, ne nous seront jamais conférées de Dieu que par le moyen de l’oraison, sa divine Providence l’ayant ainsi décrété et ordonné de toute éternité; en la même façon qu’elle a déterminé de ne nourrir et conserver les hommes que sous la condition qu’ils sèmeraient et cultiveraient la terre pour en recueillir les fruits.

Mais il me semble que toutes les louanges qu’on peut donner à l’oraison sont excellemment comprises en celle que renferme [108] sa définition, qui l’appelle une élévation, ou union de l’âme avec Dieu, qui peut monter jusqu’au point d’une parfaite transformation et unité d’esprit avec cette suprême Majesté, ainsi que dit l’Apôtre qui, expliquant ailleurs comme se fait cette unité et cette transformation : «Nous autres, dit-il parlant de soi et de ses semblables, contemplant la gloire de Notre Seigneur, nous nous transformons en sa même image, passant d’une clarté à une autre clarté, selon que nous sommes poussés du Saint-Esprit.» Par ces paroles, l’Apôtre nous enseigne que la méditation des perfections glorieuses de Dieu est en l’âme contemplative, ou contemplante, une vive image ou une vivante expression de ces mêmes perfections, d’où procède le saint amour, unissant la volonté à la bonté qu’elle a connu, la faisant sortir d’elle-même pour adhérer à l’objet aimé, dans lequel elle fait sa demeure de cœur et de pensée, vivant plus en Dieu qu’en soi-même, et demeurant toute transformée en lui, sinon quant à la nature, ce qui n’est pas possible, au moins dans sa glorieuse qualité, n’ayant plus qu’un même cœur et une même volonté avec lui.

De cette doctrine bien conçue, il est facile de juger pourquoi tous les saints Pères et docteurs de l’église, de concert et [109] comme à l’envi, ont dit qu’il n’y avait rien de plus honorable, rien de plus doux, rien de plus utile à l’âme, que d’être ainsi unie et transformée en Dieu par l’oraison.

L’honneur en est grand; car si la servitude chrétienne est préférable à la couronne des rois et à l’empire du monde, quelle gloire sera-ce à une âme de devenir l’épouse de Dieu, et en cette qualité de s’unir étroitement à lui? Le vrai Dieu d’infinie majesté regarde, aime et traite l’âme qui lui est unie par la charité comme son épouse; et l’âme réciproquement regarde et aime Dieu, et traite avec lui comme avec son époux; tout est commun entre eux, ils s’accordent partout, ils agissent et conversent amoureusement ensemble avec une mutuelle intelligence. L’exercice de cette amitié, qui procède en l’âme d’une charité parfaite, fait qu’elle veut à Dieu tous ses biens, qu’elle s’en réjouit, et qu’elle s’y complaît pour l’amour de lui-même; et Dieu réciproquement aime efficacement l’âme, en sorte qu’il lui veut et lui communique ces mêmes biens : et plus l’union est étroite, plus ces deux esprits observent la loi de cette amitié divine, plus ils s’embrassent et jouissent l’un de l’autre par une mutuelle bienveillance. [110]

Si la gloire d’une âme unie à Dieu par les actes de l’oraison est grande, il faut dire que le plaisir qu’elle y ressent ne l’est pas moins : car l’oraison est le temps et le lieu de délices mutuels entre Dieu et l’âme, qui conversent ensemble avec des privautés dignes de l’infinie bonté et de la condescendance de cette suprême majesté. Je souhaite, disait une âme bien élevée, que mon entretien agrée à mon Dieu, car pour moi je n’ai point de plaisir qui égale celui d’ouïr sa voix et de jouir de sa présence.

C’est pour cette raison que quelques saints Pères et docteurs de l’Église ont assuré que le plaisir que l’âme ressent en l’oraison, si elle a atteint quelque degré d’union considérable, se peut appeler le Paradis de la terre. Le plus parfait bonheur de l’homme en cette vie, dit le Docteur séraphique, est d’être tellement uni à Dieu, qu’avec toutes ses forces et ses puissances étant recueillies en lui, il devienne un même esprit avec lui, en sorte qu’il ne ressente et ne voie que lui, et que toutes ses affections, plongées et réunies dans la joie du saint amour, reposent doucement dans la jouissance du Créateur.

Et l’Angélique en parle en même sens, lorsqu’il dit que dans les hommes parfaits, tels que sont ceux qui sont en la voie unitive [111] et qui ont atteint quelque éminent degré d’oraison, il y a quelque commencement de la béatitude future; parce que bien qu’en cette vie ils ne puissent avoir la parfaite jouissance du souverain bien, qui est réservé pour l’autre, où ils verront Dieu face à face, et à rideaux tirés, il y a pourtant en eux quelque ressemblance et quelque participation de cette éternelle félicité dans l’actuelle jouissance qu’ils ont de Dieu en l’oraison unitive; puisque cette jouissance est une expérience vitale des douceurs de Dieu, et une certaine intime conjonction de ce souverain bien avec l’entendement sous la raison de souveraine vérité; et avec la volonté sous celle d’une bonté universelle, souverainement délectable, qui peut sans doute, et doit être appelée un avant-goût de la béatitude, l’âme produisant pour lors les actes les plus parfaits qui soient possibles, et que les théologiens appellent pour cet effet du nom de béatitudes.

Ce qui est bien remarquable et considérable en tout ceci, c’est que la gloire et le plaisir qui est dans l’oraison sont inséparablement accompagnés d’une perfection et sainteté égale à tous les deux; car comme l’union de l’âme avec Dieu se fait par la charité, qui est le lien de toute perfection, et [112] que le propre de tout amour, et surtout du divin, comme plus efficace, est de transformer la volonté en ce qu’elle est, aimant Dieu elle demeure toute déifiée et transformée en lui par la participation de son esprit, opérant plus que par ses passions et ses instincts, d’où résulte en elle une ressemblance merveilleuse dans la vie et dans le cœur avec le bien-aimé, fondée en une parfaite conformité de sa volonté à la sienne, d’où procède nécessairement l’exercice continuel de toutes les vertus qui rendent une âme vraiment sainte, et lui font toucher le point de cette haute et sublime perfection recommandée dans l’Évangile par notre Seigneur, où il nous exhorte de nous efforcer d’acquérir une perfection semblable à celle du Père céleste.

SECTION IV. De trois sortes d’oraisons.

Bien que les espèces d’oraison traitées par les saints Pères et par les maîtres de la vie spirituelle paraissent fort différentes et en grand nombre, on les peut néanmoins réduire à trois générales, qui comprennent toutes les autres.

La première, qui est la plus commune, est celle qui s’exerce par voie de méditations [113] ou de considérations, dont on tire les affections et résolutions convenables. La seconde est appelée contemplation affirmative. Et la troisième contemplation négative.

L’oraison appelée de méditation n’est autre chose qu’une ou plusieurs considérations tirées sur quelque sujet ou mystère, afin d’exciter et porter les affections en Dieu et aux choses divines; ou bien, c’est une œuvre des trois puissances intérieures et spirituelles de l’âme, mémoire, entendement et volonté, sérieusement employées ou appliquées à connaître et aimer celui par qui, et pour qui elles ont été créées.

La seconde sorte d’oraison, que nous avons nommée contemplation affirmative, se fait en l’âme par une simple vue de la vérité qu’elle veut méditer, sans aucune variété de discours, étant éclairée et pénétrée d’une lumière céleste au moyen de laquelle sa volonté se porte incontinent et sans peine aux affections d’admiration, d’amour, de désir, de joie, de complaisance et semblables.

La troisième sorte d’oraison est la contemplation négative, autrement appelée par les mystiques sans formes et images, laquelle n’aperçoit ni l’objet qu’elle [114] contemple, qui est Dieu, ni la façon dont elle y tend et s’y repose, les actes de l’âme en cette oraison étant directs et ne pouvant être réfléchis. Car comme l’âme, dans sa voie surnaturelle, peut être éclairée de deux lumières – l’une distincte qui lui fait connaître des vérités aperçues et réfléchies ou qui le peuvent être; l’autre indistincte, générale et confuse, qui ne lui fait rien voir de distinct et de particulier, mais lui donne une idée générale de Dieu comme d’une bonté infinie, dans laquelle elle se repose – la première lumière lui peut servir dans les oraisons de discours et de méditations, ou de la contemplation affirmative; la seconde n’est en usage que dans l’oraison mystique.

Ces trois sortes d’oraison semblent être fort bien figurées par les paroles de l’Époux dans les Cantiques, où il convie ses amis à manger et à boire, et ses favoris à s’enivrer tout à fait. Le manger représente assez naïvement l’oraison qui se fait par voie de méditations et de discours, parce que, comme celui qui mange la viande la doit mâcher et ruminer devant que de la transmettre en son estomac et la convertir en sa substance, à quoi il semble qu’il y ait un peu de [115] peine, l’âme, de même, dans l’oraison de discours, doit bien considérer et comme ruminer les mystères divins et les matières saintes qui lui doivent servir de nourriture, pour en tirer des affections convenables et proportionnées aux sujets de ses méditations; car la volonté, ne pouvant aimer si l’entendement ne connaît, et celui-ci ne pouvant connaître si la mémoire ne lui suggère, il faut que ces trois puissances concourent à l’excellente action de l’oraison méditante ou discursive, à quoi l’âme favorisée de la grâce doit encore donner son travail et son industrie.

Celui aussi qui boit ou qui avale doucement quelque liqueur précieuse sans avoir la peine de mâcher et ruminer, représente bien l’état de la contemplation affirmative, où Dieu présente à l’âme une table bien garnie pour la rassasier; car cette contemplation surnaturelle est une vue de Dieu et des choses divines amoureuse, simple, sans discours et considérations particulières, accompagnée d’admiration, d’amour et d’autres affections saintes vers la divine Essence, qui lui sert plus ordinairement d’objet – quoiqu’elle puisse être quelquefois appliquée à pénétrer plus distinctement quelque perfection divine, ou la Trinité des Personnes, ou l’œuvre de l’Incarnation; [116], mais tout cela se représente à l’esprit dans une vue plus générale que celle de la méditation, et qui contient éminemment les actes d’adoration, de demande, de louange, d’offrande et semblables.

L’ivresse que cause un vin fort et précieux peut être le symbole de la troisième forme d’oraison, qui est la mystique; le Saint-Esprit exprime assez souvent la douceur de ses consolations, ou la force de ses attraits, par la comparaison d’un vin exquis, en ce que, comme le vin bu avec abondance prend un empire sur la raison, une faim sacrée des onctions célestes, ayant pénétré une âme, lui donne une sainte ivresse et une divine aliénation, qui la fait sortir d’elle-même, l’obligeant de crier avec un homme extatique : Il faut que je meure à la vie de mes opérations propres et ordinaires, pour abandonner la pointe de mon esprit aux divines passions et suivre leurs excès. Ce qui lui arrive quand elle est dans un état d’oraison ou contemplation mystique, qui la tient en grand silence et repos, sans qu’elle puisse s’apercevoir de l’objet et du terme de ce repos. Quand elle est dans une oraison de méditation de contemplation affirmative, c’est-à-dire quand elle médite ou contemple quelque vérité aperçue, elle ne quitte pas les actes; [117], car ces sortes de méditations, ou de contemplations, sont des actes de l’entendement ou de la volonté qui lui correspondent; mais quand elle est dans une contemplation obscure et mystique, dans laquelle elle ignore ce qui lui est donné à contempler, elle quitte alors tous les actes et toutes les opérations ordinaires, pour se tenir en un seul repos mystique, qui est à proprement parler un consentement, ou une complaisance de volonté obscure et non aperçue, dans le souverain Bien aimable, que l’entendement lui représente directement et sans réflexion. L’échelle de Jacob, remplie d’esprits angéliques qui montaient et descendaient par ses degrés, peut encore être le symbole de nos trois formes d’oraison, et des hommes angéliques qui font profession de s’élever par les degrés de l’oraison, qui est l’échelle mystérieuse par laquelle ils montent à Die — puisque, comme nous avons dit, l’oraison est une montée, une ascension et une élévation de l’âme en Dieu par ces différents degrés.

Les anges qui sont au bas de l’échelle appuyée sur la terre, et qui commencent à s’élever, marquent ceux qui s’adonnent à l’oraison, dont ils tâchent de monter les [118] premiers degrés, dans lesquels ils pratiquent l’oraison de discours, s’efforçant par diverses considérations de reconnaître les vérités de la foi et de s’en instruire, tirant de saintes affections conformes aux mystères qu’ils ont médités; qui sont plus ordinairement ceux de la vie, de la passion de Jésus-Christ, et de la doctrine toute céleste qu’il nous a enseignée, en tirant des conclusions, et des résolutions pour l’amendement de leur vie. Et ainsi ils se disposent par le recueillement intérieur, et l’usage des méditations prescrits par les plus sages maîtres de la vie spirituelle, à être élevés jusqu’aux degrés de la contemplation, que notre Seigneur fait même goûter quelquefois aux imparfaits commençants pour les attirer à son amour.

Les anges qui ont quitté la terre et tiennent le milieu de l’échelle, mais n’ont pas encore atteint le sommet où Dieu repose, figurent les âmes profitantes, et qui ont déjà bien avancé dans la voie de l’oraison; tel qu’était celle qui désirait et demandait des ailes de colombe pour voler et se reposer. Ces âmes ont déjà abandonné la terre, elles ne marchent plus par la voie des méditations de leur entendement, en tant qu’il déduit une connaissance d’une autre, et une conséquence d’un principe; et [119] leurs volontés ne se portent plus à Dieu, aux choses divines, en tant qu’elles leur sont représentées par raison et discours; mais à la faveur de leurs ailes mystiques, qui sont de simples regards de leur intelligence, et la propension affectueuse d’une volonté pleine de suavité en Dieu, elles se tiennent suspendues par le vol de la contemplation, et sans aucun travail pénètrent les choses divines, les goûtent dans le repos et par leur simple et amoureux regard se maintiennent dans leur attention à la divine présence.

Ceux des anges qui sont arrivés au faîte de l’échelle sur laquelle Dieu est appuyé, représentent fort bien les âmes mystiques qui, s’élevant au-dessus de tous les actes d’entendement apercevables et réfléchis, et des affections qui leur correspondent, atteignent jusques à leur sommet et jusques à leur pointe, seuls capables de contempler Dieu en lui-même d’une façon inconnue, et de se reposer ainsi entre ses bras. Je veux dire que dans cet état l’âme est conduite par une lumière indistincte, générale et confuse, sans notion particulière de quoi que ce soit, sinon de Dieu comme incompréhensible, qu’elle adore et qu’elle aime dans sa plus haute pointe, qui en demeure pleine de recueillement, d’amour et de silence, quoi [120] qu’elle ne s’en aperçoive pas, à raison de la simplicité de cette opération.

La première oraison étant toute dans les actes de la méditation, se peut expliquer par le discours, et il est aisé d’en donner et d’en suivre les méthodes.

La seconde, qui est la contemplative, est sans discours, élevée au-dessus des méditations, et se trouve dans un grand jour, qui lui expose les vérités qu’elle veut connaître, mais ce grand jour n’est que pour elle; elle ne peut déclarer par parole ce qu’elle voit et ce qu’elle aime, parce que c’est une manne qui n’est connue et goûtée que de celui qui la reçoit.

Mais ce qui se voit et se goûte dans l’oraison mystique, ou contemplation négative, est si secret et si caché, que celui même qui le reçoit ne peut ni expliquer, ni entendre ce que c’est; ainsi que Cassien l’a fort bien remarqué, rapportant à ce propos une sentence de ce fameux Père des déserts, saint Antoine, qu’il appelle divine ou céleste, qui dit que l’oraison de celui qui se souvient de soi ou qui entend et prend garde à sa propre prière, n’est pas parfaite.

L’âme, dans la contemplation affirmative, et même dans la méditation, s’unit bien à Dieu; car toute oraison prétend cette union; mais dans ces deux sortes d’élévation [121] il y a quelques nuages et quelques entre-deux, l’âme ne s’unissant à la divine bonté, que par le moyen de ses discours et de ses vues; au lieu que dans cette troisième oraison mystique, elle y est immédiatement unie, ainsi que nous l’expliquerons amplement en tout cet œuvre75.

Jacob, cet illustre patriarche, semblait être arrivé au point de cette union mystique et sans entre-deux représentée par le sommeil de son corps pendant la grande vision de son esprit; ce qui paraît assez par les admirables sentiments qui lui en restaient, marqués par le Saint-Esprit; savoir est un respect, et une référence profonde de la présence de Dieu en tous lieux, et un repos en sa bonté, déclaré par le vœu autant aimable qu’extraordinaire qu’il fait à l’issue de son oraison, de tenir le Seigneur pour son Dieu, c’est-à-dire de le servir d’un culte d’amour spécial, et de le regarder désormais comme celui qu’il avait de nouveau déterminément choisi pour être l’unique objet de toutes ses complaisances.

Je ne prétends pas traiter ici des deux premières sortes d’oraison, qui sont la méditation, et la contemplation affirmative, que plusieurs bons et savants auteurs enseignent en sorte qu’il semble qu’on n’y puisse rien ajouter. [122]

J’entreprends seulement d’éclaircir et expliquer la troisième sorte d’oraison, appelée mystique ou contemplation négative, qui semble en avoir plus de besoin : et si je parle des deux autres, ce n’est qu’autant qu’il sera nécessaire pour la parfaite intelligence de celle-ci. Car comme il y a de la liaison et de la dépendance en l’usage de ces trois sortes d’oraisons, et qu’elles s’entraident toutes pour former en l’âme une présence habituelle de Dieu, il est malaisé de les séparer absolument, et même, je puis dire que, comme l’oraison mystique ne rejette pas toujours celles qui se font par voie d’actes et de pensées, mais plutôt s’en sert quelquefois comme de troupes auxiliaires, pour se conserver et maintenir dans son bien-aimé repos, aussi les lumières de cette oraison mystique peuvent apporter beaucoup de jour à ce qui est de plus obscur dans les deux autres, et que les maximes qu’elle donne sont fort utiles, et souvent nécessaires pour la résolution et l’éclaircissement des difficultés qui s’y rencontrent. [123]

CHAPITRE III. Du nom de l’oraison mystique, et en quel sens on le doit prendre.

L’oraison mystique est celle que les théologiens mystiques appellent communément sans formes et images, et que nous pouvons dire être sans actes et sans pensées. Ou bien comme parlent les autres : c’est un repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelé acte, quoiqu’en effet il le soit, parce que ni son opération ni l’objet de son repos ne sont pas aperçus.

Et comme il est difficile à ceux qui n’ont pas l’intelligence de cette mystique théologie de comprendre comment l’âme peut faire oraison sans formes et images, et en sorte qu’elle soit sans pensées, production d’actes d’entendement et de volonté, puisque l’oraison étant un parler avec Dieu, et les pensées étant les paroles de l’âme, il semble qu’on ne peut pas parler à Dieu sans penser en lui, non plus que l’aimer sans affection. C’est pourquoi il faut remarquer d’abord :

Premièrement, qu’il y a deux sortes de [124] formes et images, ou pour parler plus intelligiblement, deux sortes de pensées, ou d’actes intérieurs; les uns sont appelés mystiques, c’est-à-dire non aperçus ni réfléchis, sans lesquels l’oraison de repos ne se peut pratiquer; les autres peuvent être aperçus et réfléchis. Or quand nous disons qu’il faut quelquefois faire oraison sans formes ou images, sans pensées ou actes, nous n’entendons pas parler des images ou des actes mystiques et non apercevables, mais seulement des autres, qui peuvent être réfléchis et aperçus.

Secondement, que sous le nom de pensées, actes, formes et images, je comprends les opérations de l’affection, ou de la volonté, aussi bien que celle de l’entendement et de l’imagination, qui semblent s’expliquer mieux par le mot d’actes, comprenant ceux de toutes ces puissances.

Troisièmement, que le mot d’images vient de l’imagination, et que celui de formes signifie les images formées par l’imagination, sans lesquelles l’entendement ni la volonté ne peuvent opérer communément et naturellement. D’où vient que les mystiques, par les formes et images, entendent les opérations apercevables de nos puissances intérieures, tant de la partie inférieure que de la supérieure. [125]

Quatrièmement, que bien que les mots de formes ou images soient plus usités parmi les mystiques que ceux de pensées et d’actes, je me servirai plus ordinairement de ceux-ci, comme plus intelligible.

Et cinquièmement, que la connaissance de ceci est très nécessaire, parce que sans elle nous ne pouvons bien entendre, et moins encore bien pratiquer tout ce que nous avons à dire et à expliquer sur le sujet de l’oraison mystique. [126]

CHAPITRE IV. De l’existence de l’oraison mystique, appelée communément contemplation sans formes ou images

SECTION première. S’il y a quelque oraison mystique, où il faille citer les actes ou les pensées.

Cette question fondamentale est des plus disputées, et dont la connaissance est la plus nécessaire, puisque toute la fabrique et l’édifice de cette oraison ne peut subsister ni s’élever que sur la supposition de son existence, sur quoi je trouve deux opinions fort contraires. L’une est qu’il n’y a point d’oraison mentale qui exclut les formes et les images, en sorte qu’elle soit sans pensées et sans production d’actes d’entendement et de volonté. Cette opinion est assez commune chez les scolastiques, et chez les autres qui ne sont pas appelés mystiques. Entre lesquels Crombecius [127] la tient formellement, soutenant que l’inaction dans l’oraison, l’oraison sans pensées, est une chose inconnue à plusieurs, obscure, difficile à comprendre, et telle que jusques à présent on a eu peine de connaître en fond ce que c’est; et il dit ailleurs que les saints Pères ont estimé que ne s’occuper pas de bonnes pensées en l’oraison était une pernicieuse oisiveté.

Les raisons qu’ils apportent pour combattre cette sorte d’oraison sont :

Premièrement, qu’il semble y avoir de la contradiction à dire qu’on puisse faire oraison, parler à Dieu sans pensées; on ne peut parler à quelqu’un sans penser à lui, les pensées sont les paroles de notre esprit, on ne peut donc parler à Dieu sans penser à lui.

Secondement, les pensées de Dieu non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison.

Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, une oraison ne peut être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.

Quatrièmement, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent le plus en Dieu.

Cinquièmement, l’expérience journalière fait connaître que si on veut chasser une pensée, il en naît une autre. [128]

Sixièmement, une âme sans pensées est comme une souche de bois, la raison n’opérant point en elle, puisqu’elle n’opère que par pensée.

Septièmement, il semble que rejeter les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus.

Huitièmement, ce serait tenter Dieu que d’agir de la sorte.

Neuvièmement, cette sorte d’oraison comme on la décrit a quelquefois tant d’attrait pour l’âme qui la pratique, qu’elle semble perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales, et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers.

En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune méthode de prier, que saint Ignace a enseignée, et que les docteurs recommandent ordinairement. Je donnerai plus facilement et plus intelligiblement les résolutions aux objections proposées contre cette oraison mystique, après avoir dans les sections suivantes prouvé l’existence et expliqué la nature de cette même oraison. [129]

SECTION II. Opinion affirmative et véritable qu’il y a une oraison mystique dans laquelle il faut quitter les formes et les images ou les actes et les pensées

L’opinion commune des mystiques et contemplatifs, qui est sans doute la véritable, est qu’il y a quelque oraison et quelque temps auquel il faut quitter les formes et les images, c’est-à-dire les pensées, actes et opérations, quoiqu’ils soient différents à expliquer quand, comment et quelles opérations il faut quitter, et je n’en ai lu aucun qui ne soit de cet avis.

Saint Denys Aréopagite, qu’on peut appeler le grand maître des mystiques, parle admirablement et divinement bien de cette oraison ou théologie mystique presque dans tous les livres, conduisant l’âme par la foi négative à la plus haute et intime union avec Dieu.

Ruusbroec, que quelques-uns ont appelé un second saint Denys pour la profondeur de ses théories, après avoir appris cette doctrine et cette sorte d’oraison dans l’école de l’expérience, l’enseigne si souvent en tous ses livres, qu’il y revient quasi à chaque pas. [130]

Harphius et Tauler font de même en plusieurs lieux de leurs écrits.

La sainte mère Thérèse a rempli ses livres de lumière et de discernement divins pour l’intelligence de cette oraison qu’elle appelle de repos ou de quiétude.

Le bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le maître et le disciple de sainte Thérèse, tant en sa Montée qu’en sa Nuit obscure, par ses obscurités donne jour à cette oraison, tous ses livres ne parlant d’autre chose.

Le père Benoît de Canfeld, en sa troisième partie de La Volonté de Dieu, n’enseigne autre chose.

Les saints Bernard et Bonaventure, et Richard de Saint-Victor ont été d’excellents contemplatifs, qui en ont écrit en même sens.

Enfin je puis dire que tous les contemplatifs et mystiques ont pratiqué, et ceux qui en ont écrit ont enseigné cette sorte d’oraison en leurs livres, dans lesquels ils en parlent si souvent que vous diriez que cette doctrine est le refrain de leur céleste harmonie. Je remets à en marquer plus bas les autorités lorsque nous aurons fait voir quelle est cette oraison mystique que nous allons décrire. [131]

CHAPITRE V. Description de l’Oraison Mystique, et de ses différentes espèces.

SECTION I. Ce que c’est que l’oraison mystique.

L’oraison mystique de laquelle nous traitons, autrement appelée de quiétude, ou oraison sans formes et sans images, ou sans actes et sans pensées, est à proprement parler un certain repos de l’âme en Dieu, qui n’est pas appelée opération ou acte, quoi que vraiment il le soit, parce que ni l’objet de son repos, ni son opération ne sont pas aperçus, ou bien par ce qu’elle ne connaît pas distinctement son objet et la façon dont elle s’y repose.

Je tire la description de cette sorte d’oraison, des écrits et des sentiments des auteurs et docteurs de la théologie mystique qui l’expliquent, tantôt sous le terme d’oraison de quiétude de repos, tantôt sous [132] celui d’oraison sans actes, sans discours, sans méditations, ou sans pensées; et d’autres fois, et cela plus communément, sous le de contemplation sans formes et images, ainsi que nous allons voir dans les sections suivantes.

SECTION II. L’oraison mystique expliquée et décrite par les mystiques sous le terme d’oraison de repos, ou sans actes, méditations et discours.

Je mets à la tête des autorités pour la preuve et la description de cette oraison mystique, celle de sainte Thérèse qui, ayant eu une pratique si familière et une expérience si douce de cette sorte d’oraison, est très croyable dans ce sujet, et doit passer pour une grande maîtresse en fait de théologie mystique. Elle enseigne donc que l’âme doit, au temps de la quiétude, avec douceur et sans bruit se tenir coie76; et s’expliquant : «J’appelle, dit-elle, bruit, chercher avec l’entendement plusieurs paroles et considérations. Que la volonté donc, poursuit-elle, en ce temps-là se tienne en repos, et qu’elle entende et connaisse qu’alors on ne négocie pas avec Dieu à force de bras, lesquels sont comme deux grosses [133] bûches posées sans discrétion pour étouffer cette étincelle.» Et parlant de la suspension des puissances de l’âme et de la brièveté de sa durée : «Elle dure peu, dit-elle, sans que quelqu’une des puissances retourne à son être; la volonté est celle qui tient la toile, car quant aux deux autres puissances, elles recommencent bientôt à importuner, mais comme la volonté demeure ferme et arrêtée, elle les suspend derechef, et elles demeurent encore quelque peu en cet état, mais ensuite elles retournent à vivre, c’est-à-dire à leurs opérations.»

«Nous ne pouvons pas, dit-elle en son Château, rentrer dans ce cellier par nos propres diligences; Sa Majesté est celle qui nous y doit mettre, et qui doit entrer au centre de notre âme.» E pour faire davantage paraître ses merveilles : «Il ne veut pas que de notre part il y ait autre chose, sinon que la volonté soit toute rendue à lui; il ne veut pas qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens, mais il veut entrer dans le centre de notre âme sans aucune porte.»

Je mets ensuite le témoignage du bienheureux père Jean de la Croix, que je puis appeler le fils et tout ensemble le père et le directeur spirituel de cette sainte Mère, qui en plusieurs endroits de ses écrits enseigne que dans cet état d’oraison de repos, [134] Dieu conduit l’âme dans une voie telle que si elle voulait opérer d’elle-même et par son industrie, elle troublerait l’action de Dieu en elle au lieu de l’aider. Qu’on ne doit pas contraindre ni obliger l’âme à méditer ni à s’exercer dans les actes à force de discours, ni à les procurer avec attachement, saveur et ferveurs; parce que ce serait d’être un obstacle à Dieu, qui infond la notion amoureuse sans beaucoup de différence, expression et multiplication d’actes. Il le prouve par la comparaison d’un peintre qui voudrait colorer un visage branlant et agité, qui au lieu d’asseoir et d’appliquer ses couleurs à propos, ne ferait que barbouiller, en disant de même que quand l’âme est en paix et en repos intérieur, elle sera troublée et distraite par les opérations et affections, telles77 qu’elles puissent être. Et ailleurs, blâmant les mauvais directeurs : «Il viendra, dit-il, quelqu’un qui ne sait que frapper sur l’enclume comme d’un forgeron, qui dira : Allez, tirez-vous de là, c’est perdre le temps et demeurer oisif, méditez et faites des actes, car il est besoin que vous fassiez des diligences de votre part, ce sont des illusions et des tromperies; parce que ne comprenant pas que cette âme est déjà en la vie de l’esprit, pour laquelle il y a plus de discours, où le sens cesse [135] et où Dieu est particulièrement agent, il lui ôte la solitude et la retraite, et ruine par conséquent l’ouvrage excellent que Dieu peignait en elle.» Ce qu’il confirme encore en disant que ceux qui n’entendent pas cette contemplation de quiétude troublent les âmes qui y sont, pensant qu’elles sont oisives, et les forces de méditer, discourir et produire des actes; ce que ne pouvant faire, à raison que ce n’est plus là le chemin par lequel Dieu les conduit, elles s’inquiètent, pensant être perdues, et leurs conducteurs les aident bien à le croire, leur desséchant l’esprit et leur ôtant l’onction dont Dieu les parfumait en la solitude et en la tranquillité, ce qui est un grand dommage. Pour cela, dit-il ailleurs, il était convenable à l’âme amoureuse, pour parvenir à son but, de sortir de nuit, lorsque tous les domestiques de la maison, c’est-à-dire les opérations ordinaires, les passions et les appétits, seraient endormis, qui empêchent toujours ses biens : tous leurs mouvements nuisent plus qu’ils ne servent à recevoir les biens spirituels de l’union d’amour. Et enfin, il dit que la très parfaite contemplation, en son profond et tout surnaturel repos, est empêchée par les filles de Jérusalem, qui sont les bons discours et les méditations, si on en veut user en ce même temps. [136]

SECTION III. L’oraison mystique décrite et expliquée sous le terme de contemplation sans formes et images.

Cette oraison mystique est aussi souvent appelée contemplation sans formes ou images, c’est-à-dire sans actes, pensées ou opérations qui puissent être aperçues.

Les créatures, dit Tauler parlant de cette oraison sous le nom de Royaume de Dieu, nous servent d’empêchement, en ce que notre esprit s’en forme les images, et y adhère avec propriété : car si nous pouvions nous rendre libres de toute image, propriété et affection, rien ne pourrait faire obstacle au royaume de Dieu en nous.

Si l’esprit, dit Ruusbroec, entreprend de contenter Dieu par lui-même dans sa propre lumière sans moyen, il est nécessaire qu’il soit libre de tout acte extérieur, comme s’il était sans action; car si l’esprit s’occupe au-dedans des actes des vertus, dès là il s’embarrasse d’images en son intérieur, pendant lesquelles il ne jouira jamais de la liberté requise pour la contemplation.

Tenez pour tout assuré, dit le père Benoît, que nuls actes, méditations, pensées, [137] aspirations ou opérations ne profitent ici (il entend l’oraison mystique) nul discours, exercice, enseignement, ni aucun moyen ne doit être entre l’âme et la volonté de Dieu. Et il dit plus bas qu’il ne faut pas combattre les pensées superflues et distractions, ni attacher son esprit à quelque exercice particulier; qu’il ne faut retenir aucunes formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, non pas même de Dieu et de ses perfections, qu’il ne faut pas désirer l’union sensible, ni chercher assurance ou connaissance expérimentale de son union; parce que tout cela se fait par des actes qui ne sont pas Dieu, auquel l’âme doit s’attacher immédiatement sans aucun moyen.

Il ne faut plus, dit le père Jean de la Croix, embarrasser l’âme dans les formes, les imaginations ou autres discours, de peur de l’inquiéter et la retirer de sa paix.

Et c’est le sentiment commun des théologiens mystiques, que l’âme en cette oraison étant capable de s’unir à Dieu intimement, le moindre petit entre-deux peut empêcher l’écoulement de la divine clarté, ce qu’ils entendent non pas seulement des péchés les plus menus, mais aussi des formes, des images, et des notions; parce que toutes ces choses sont un milieu entre le Soleil divin et le miroir de l’âme, qui en doit être [138] revêtu. Ce qui est bien conforme à la doctrine de saint Denis, qui dit que les choses divines étant sans limites et incompréhensibles, nous les devons entendre, autant qu’il est possible, sans bornes, moyens, figure ou proportion, n’attirant pas l’objet à nous et ne joignant notre entendement sinon à ce qui est suressentiel, et ainsi le séparant des formes, des figures, ou des images, sans s’arrêter en choses ni moyen créé; et c’est cela même que veulent entendre les mystiques quand ils disent qu’il faut fuir tout concept de Dieu. Toutes ces propositions mystiques et façons de parler communes aux contemplatifs font voir qu’il y a une oraison et contemplation sans formes ou images, c’est-à-dire sans pensées ou productions d’actes, et tous les auteurs qui approuvent la cessation d’opération, ou la bonne oisiveté en l’oraison de repos, doivent encore approuver le délaissement de toutes pensées, comme Linconiensis, saint Bonaventure, Harphius et autres, car l’âme qui a des pensées et des actes est opérante. [139]

SECTION IV. Réflexion sur les deux sections précédentes, et quelle conséquence on en doit tirer pour la créance de l’oraison mystique.

Tous les auteurs que nous venons de citer, outre plus grand nombre que nous pourrions rapporter en preuve de l’oraison mystique telle que nous la décrivons, doivent avoir un grand poids sur tous les esprits raisonnables et chrétiens, pour les persuader, même les convaincre, qu’il y a une oraison et contemplation sans formes et images, nonobstant l’opinion contraire de quelques autres; car outre que l’argument négatif de ceci ne prouve rien, les mystiques parlent selon l’expérience qu’ils en ont eue.

Or il n’est pas croyable qu’un si grand nombre d’auteurs aient été trompés en matière d’oraison, qu’ils fréquentaient ordinairement et qui était toute la consolation de leurs âmes; Dieu est trop fidèle pour permettre que de saints personnages qui ne respiraient que sa gloire aient été déçus en une chose qui était toute la conduite et toute la direction de leur vie; vu même que les uns ont été canonisés de l’Église, les autres ont opéré quantité de [140] miracles, qu’entre eux-mêmes il y en a eu de très savants, et que tous ont vécu d’une vie très sainte et très exemplaire.

Qui pourrait dire sans erreur et sans témérité, que sainte Thérèse, dont la doctrine aussi bien que la vie est approuvée par l’Église et proposée à tous les fidèles, ait été trompée, elle qui a consulté tant de gens doctes et de saints personnages, et qui avait une âme si délicate, et si grande crainte de l’illusion? Il est vrai que la plus grande peur de cette sainte dans le commencement était sur le point que nous traitons; il ne faut que lire attentivement sa vie qu’elle a écrite elle-même, pour apprendre que tous ceux qui étaient ignorants en la vie mystique voulaient l’empêcher de pratiquer cette oraison silencieuse à laquelle Dieu l’appelait. Là l’on peut voir combien de consultations faites et de résolutions données sur ce sujet, en sorte que nous pouvons dire que, comme la résurrection du Sauveur a été affermie par le doute des Apôtres, au témoignage de saint Grégoire, cela ayant été cause que le même Sauveur usa de plusieurs arguments pour la prouver, ainsi qu’il est remarqué dans les Actes, aussi la vérité que nous traitons s’est affermie par la résolution des doutes et des difficultés que cette sainte avait en sa pratique. De [141] là, il est aisé de comprendre quel jugement on doit former de ceux qui, sans avoir égard à tout ce que dessus, décrient par leurs discours et leurs mauvais écrits cette science des saints, je veux dire les pratiques et les exercices de cette vie mystique et cachée dans les âmes humbles, ne se souvenant pas de ce que dit Notre Seigneur, que le Père céleste révèle aux petits et aux humbles les secrets et les mystères qu’il tient cachés aux sages et prudents d’une sagesse plus humaine que divine. Ils doivent appréhender qu’on ne leur applique ces paroles de l’Apôtre : l’homme animal ne connaît et ne goûte pas les choses de Dieu et de son esprit, et celles de l’Apôtre saint Jude, qu’ils blasphèment ce qu’ils ignorent.

SECTION V. L’oraison mystique prouvée par l’Écriture sainte.

[141] Un des plus beaux et des plus élevés discours que Notre Seigneur ait jamais faits fut celui qu’il eut avec la Samaritaine, où entre plusieurs choses éminentes dont il l’entretint, il lui dit que Dieu était esprit, et que comme tel il cherchait des adorateurs d’esprit et de vérité; comme insinuant qu’il ne pouvait être adoré en vérité [142] s’il n’était adoré spirituellement, c’est-à-dire d’une manière rapportante à la nature de Dieu, qui est tout esprit. C’est pour cela que le même Sauveur enseigne ceux qui veulent prier le Père céleste d’entrer dans le plus intime de la chambre mystique, qui est le cœur, le fond, et le sommet de l’esprit, de fermer la porte sur soi, congédiant toutes les images créées, pour s’unir par des actes spirituels à Celui qui est un pur acte et un pur esprit. En figure de quoi Dieu commandait en l’Exode78 que l’autel sur lequel on offrait le sacrifice fût vide au-dedans, pour nous apprendre qu’une âme qui veut être un autel consacré à Dieu par oraison et adoration doit être vide au-dedans d’images et de pensées : et il semble qu’en quelque sens on pourrait appliquer aux âmes trop attachées aux pensées et images, ces paroles du royal Prophète79 : que tous ceux-là soient confus qui adorent les idoles, et se rendent comme idolâtres de leurs pensées et de leurs images, ne les voulant jamais quitter, et se glorifiant dans leurs simulacres, ne croyant point faire oraison sans eux, et mettant toute leur gloire à les former au-dedans d’eux-mêmes. Adorez-le, tous ses anges, poursuit-il, comme s’il voulait dire : ce ne sont pas ceux qui se confient en leurs images internes qui adorent [143] Dieu en l’esprit épuré, mais les anges qui sont séparés de la matière, ou les âmes angéliques non attachées à une oraison matérielle ou qui puisse être aperçue, et qui adorent Dieu comme les anges, sans locutions mentales et discours d’entendement. Sion, dit-il ensuite, l’a entendu et s’en est réjouie. Le Temple, qui est appelé maison d’oraison, était sur la montagne de Sion; Sion est sur la croupe des autres montagnes. Ce qui veut dire que la pointe de l’esprit se réjouit lorsqu’on lui annonce que, nonobstant l’incapacité qu’elle sent de prier dans ses portions supérieure et plus basse, la porte lui est ouverte pour s’élever jusque dans sa région suprême, et là faire oraison, et s’unir à Dieu sans formes, images ou pensées80. On pourrait faire passer en même sens ce qu’il dit ailleurs, que ceux, dit-il, qui se glorifient en leurs simulacres, soient faits semblables à eux : ils ont une bouche pour faire oraison dans le secret de l’esprit, et ne parlent point à Dieu; ils ont des yeux pour le voir dans le nuage de la contemplation obscure, et ne le voient pas; ils ont des oreilles pour l’entendre d’une façon qui est au-dessus de l’intelligence, et ils demeurent sourds, comme des troncs sans aucune vie, parce que ne connaissant point d’autre oraison que celle qui se fait avec des images, des discours et [144] des pensées; et, n’en pouvant avoir de bonnes, nécessaires pour la vraie oraison, ils sont contraints de demeurer transformés en idoles et en chimères qui, remplissant leur esprit, les laissent sans oraison et sans vie mystique.

Il est donc vrai qu’il y a une oraison qui se pratique sans aucunes pensées, et que s’il ne fallait quelquefois quitter les images ou pensées, la science de la théologie mystique s’évanouirait, puisque c’est en cela particulièrement qu’elle consiste, et même, quelques-uns estiment qu’il n’y a point d’autre théologie mystique que la contemplation sans formes et images.

SECTION VI. L’oraison mystique prouvée par raisons, en répondant aux objections faites contre elle.

Nous donnerons dans les suivants traités une quantité de raisons, qui seront des preuves de l’existence, de la nature et des qualités de cette oraison mystique. Je me contente ici d’en apporter quelques-unes que j’avance en répondant aux objections faites ci-dessus au chapitre trois, section première, contre l’existence de cette oraison.

La première objection est qu’on ne peut [145] parler à quelqu’un sans penser à lui, puisque les pensées sont les paroles de l’esprit, et qu’ainsi on ne peut parler à Dieu sans penser à lui. Je réponds que le goût de parler signifie s’unir à Dieu, et qu’il y a une oraison par laquelle on s’unit à Dieu sans pensées par un repos; et conséquemment si parler signifie s’unir, par ce repos l’âme parle à Dieu.

Secondement, les pensées de Dieu, non seulement nous servent pour faire oraison, mais sont la même oraison. Je réponds qu’il ne faut pas laisser les pensées pour faire l’oraison qui se fait avec pensées; mais oui bien pour pratiquer celle qui doit être sans pensées.

Troisièmement, l’oraison étant union avec Dieu, il semble qu’une oraison ne doive pas être contraire à l’autre, non plus que le jour au jour.

Je réponds premièrement qu’il n’y a point d’inconvénient de dire qu’on se puisse unir à Dieu par deux choses incompatibles, comme par la foi en ce monde, et par la vision en l’autre. Secondement, je réponds que, comme la foi et la vision ne sont pas contraires en ce qui est de l’objet, mais seulement en la façon de l’atteindre, la foi connaissant Dieu obscurément et la vision clairement et intuitivement,­ et ­que, comme [146] un homme nu et vêtu ne diffère de soi-même qu’en un accident, aussi l’oraison sans pensées ne diffère d’avec celle qui se fait par pensées, en l’union avec Dieu, puisque toutes deux s’y unissent, mais en la manière de s’unir à lui; parce que l’une s’y unit immédiatement (ainsi que disent les mystiques et que nous l’expliquerons ailleurs) et l’autre s’y unit par le moyen de ses actes et pensées.

Quatrièmement81, les âmes les plus dévotes sont celles qui pensent le plus à Dieu. Je réponds qu’il n’est pas toujours ainsi, puisque les âmes les plus saintes laissent quelquefois les pensées, pour mieux faire oraison.

Cinquièmement, nous expérimentons tous les jours que si nous voulons chasser quelques pensées de notre esprit, il y en naît plusieurs autres. Je réponds que cela n’est pas toujours vrai, spécialement quand Dieu suspend les pensées par son opération plus intime, comme l’expérience le prouve.

Sixièmement, une âme sans pensées ressemble à une souche de bois, la raison n’opérant point en elle, qui n’opère que par pensées. Je réponds que cela ne se peut dire que par des âmes qui n’ont pas expérimenté cette mystique opération. [147]

Septièmement, il semble qu’abandonner les pensées soit mépriser les actes de charité et des autres vertus. Je réponds qu’il n’y a que l’intention qui fasse le mépris, ce n’est pas un mépris de quitter un bien moindre pour un plus grand, comme la foi au ciel pour la vision, et les figures pour la vérité; on ne quitte les pensées que tandis qu’on est en un état plus parfait. Ce serait plutôt mépriser les grâces de Dieu si l’on retenait des opérations humaines et acquises pour laisser les infuses et les grâces extraordinaires.

Huitièmement, il semble que ce soit tenter Dieu de vouloir prier sans pensées. Je réponds que ce n’est pas tenter Dieu que de prier sans pensées, quand il nous veut occuper sans elles, car en cela il nous manifeste assez sa volonté sans autre inspiration ou révélation.

SECTION VII. Trois autres objections résolues.

Cette sorte d’oraison, ainsi qu’on la décrit, a quelquefois tant d’attraits pour quelques âmes, qu’elle semblant perdre la dévotion aux saints, aux oraisons vocales et cesser de demander à Dieu ce qui est nécessaire à l’Église et aux particuliers. [148]

Je réponds que c’est tout au contraire, et qu’on estime davantage toutes ces choses, comme des moyens par lesquels on est arrivé à ce dont on jouit; et que comme les uns sont plus propres aux oraisons vocales qu’aux exercices intérieurs, on leur conseille d’en user; aux autres au contraire qui ont plus d’attraits à l’intérieur, de moins faire d’oraison vocale, qui est comme un moyen pour allumer la dévotion intérieure. Saint Thomas dit que quand l’oraison vocale n’est pas de préceptes, elle doit cesser lorsque l’esprit se sent enflammé [2.2.q.83.a.12] : parce qu’ayant atteint la fin, c’est bien fait d’en jouir sans s’arrêter par trop aux moyens. Il est porté en la vie de saint Ignace [Liv.2.ch.1], qu’il ne pouvait avancer à dire son office, à cause de la grande communication qu’il avait avec Notre Seigneur, et que ses compagnons demandèrent pour lui au pape la permission de le quitter, d’autant qu’il l’occupait tout le jour, s’arrêtant presque à chaque parole pour recevoir la visite de Dieu, car étant obligé à le dire il s’en devait acquitter. Je dis de plus qu’en cette forme d’oraison on ne laisse pas les demandes; qu’au contraire, par un moyen secret, on demande mieux sans dire mot, afin de s’occuper en ce qui plaît pour lors davantage à Dieu, et l’on obtient plus tôt, parce qu’on gagne mieux la volonté [149] du Seigneur qui le doit donner, lequel, sachant toutes les nécessités et connaissant l’intention et les désirs de ses serviteurs, qui omettent de demander pour s’occuper entièrement à faire sa volonté, se confiant en sa douce providence, il ne manque pas de leur donner et de les contenter comme en chose dont il s’est chargé. Il dit par son prophète qu’il fera la volonté de ceux qui le craignent [Ps.144, 19], et ce même prophète donne pour moyen d’obtenir tous les désirs du cœur, de se réjouir au Seigneur [Ps.36,4], et puis il y a d’autres temps propres à demander.

En dixième lieu, il semble que cette sorte d’oraison empêche la commune institution de prier que Saint Ignace a enseignée et qui est ordinairement recommandée par les docteurs.

Je réponds qu’au contraire elle la favorise; car quand notre Seigneur ne prévient pas d’une spéciale inspiration, il faut commencer par là; et c’est d’elle que procède cette autre forme d’oraison, puisque par le moyen de la méditation l’âme parvient à la quiétude de la contemplation, et l’auteur des Exercices par une grâce spéciale a monté de l’une à l’autre, étant dit de lui qu’il se portait à l’oraison plus passivement, jouissant de ce qu’on lui donnait, qu’activement, travaillant avec le discours, parce [150] qu’il se reposait déjà comme celui qui était au terme du chemin. Et bien que la commune façon de prier se doive ordinairement proposer à tous, si toutefois Notre Seigneur admet dès le commencement quelqu’un à l’oraison de quiétude, il doit y être aidé. On la peut aussi conseiller à ceux qui se sont exercés quelques années ès méditations, et qui sont déjà bien avancés et disposés à cette manière de prier avec quiétude intérieure en la présence de Dieu, leur donnant avis de ne pas quitter tout à coup les actes, mais peu à peu; et cela ne cause point de division dans les communautés, d’autant que la forme de prier par affection, avec peu de discours, est commune à plusieurs, et c’est ce qui est plus parfait, et aussi plus rare en l’oraison; car la perfection ne se trouve toujours qu’en bien peu. Plût à Dieu qu’il y en eût davantage : ils réveilleraient les tièdes, et ce n’est point mal fait de marcher ainsi par une foi particulière; car Dieu ne fait pas des faveurs singulières à ceux qui se contentent de marcher par le grand chemin ordinaire.

Enfin, on peut objecter que ceux qui vont par ce chemin sont susceptibles d’orgueil, de propriété et d’autres défauts et qu’ils oublient les choses nécessaires.

Je réponds que tous les défauts qu’on verra [151] en ceux qui usent de cette oraison, ne viennent pas de sa pratique, mais plutôt de ce qu’on ne la pratique pas bien, et de la faiblesse, de l’indisposition et de l’imperfection du sujet, qu’il faut corriger et amender. Les mêmes défauts, et souvent de plus grands, arrivent à ceux qui usent de discours; parce que la vanité se mêle davantage dans les choses qui sont avantageuses de la part de l’entendement; et puis une chose n’est pas mauvaise, quoiqu’on en puisse faire mauvais usage. [152]

De deux sortes d’oraison mystique, l’une savoureuse et l’autre sans goût. Et premièrement de celle qui est savoureuse.

L’oraison mystique que nous décrivons est de deux sortes : l’une est savoureuse et l’autre est sans goût, que nous expliquerons dans les chapitres et sections suivantes. Commençons par celle qui est savoureuse.

CHAPITRE VI. Du repos mystique savoureux.

SECTION première. Définition du repos mystique savoureux.

L’oraison de repos mystique savoureux est une plaisante et agréable tranquillité au repos l’esprit, avec une allégresse de tout l’intérieur, qui est [153] accompagnée d’une inclination et mouvement au bien.

Je dis premièrement que cette oraison est un agréable repos et tranquillité, ce qui tient lieu de genre, et qui n’empêche pourtant pas qu’elle ne distingue cette oraison de celle qui se fait avec discours intérieurs et pensées savoureuses et plaisantes, qui sont accompagnées d’allégresse, mais ne sont pas l’oraison de repos, comme l’animal est genre à la brute, quoiqu’il la distingue de l’homme.82

Secondement, j’appelle ce repos : plaisant avec allégresse de tout l’intérieur, pour faire distinction par ces paroles de cette oraison d’avec celle du repos mystique sans goût, qui n’a pas cette allégresse et n’est pas plaisant à tout l’intérieur; parce qu’il est sans goût et fort déplaisant au sens. Et bien qu’il ne soit pas entièrement désagréable à la partie supérieure, il ne la peut néanmoins établir en l’allégresse convenable; et ainsi il ne peut rendre tout l’intérieur allègre comme fait le repos savoureux. Et encore qu’il se rencontre quelquefois du trouble et de la révolte en la partie inférieure, pendant que dure le goût de ce repos mystique savoureux, ainsi que je ferai voir ci-après, cela n’empêche pourtant pas que quand l’âme rentre en soi par ses [154] souvenirs tranquilles, elle ne mette tout l’intérieur en allégresse jusqu’à ce que les fougues de la partie inférieure recommencent; ce qui n’est pas au repos mystique sans goût, pendant lequel l’âme ne peut jouir de cette allégresse et de ce plaisir, au moins qui soit goûté.

Troisièmement, ces paroles : avec un mouvement et inclination au bien et au service de Dieu, sont ajoutées pour mettre différence entre l’allégresse que donne ce repos mystique et la tranquillité naturelle ou l’allégresse mondaine, laquelle, bien qu’agréable à la nature, ne donne pourtant pas cette inclination au service de Dieu.

SECTION II. Expression plus particulière de cet état en l’âme et ce qu’il y produit

Figurez-vous qu’une personne est en grand contentement et allégresse, à raison de quelque bonne nouvelle, ou de quelque heureux succès. L’allégresse que donne le repos mystique n’est pas de même; parce que cette personne a présent l’objet de la chose qui la recrée; mais au repos mystique savoureux l’âme n’a pas son objet présent en sa pensée, je veux dire qu’elle ne s’aperçoit pas de la chose qui [155] met ainsi son intérieur en joie. La personne qui est en ce repos serait mieux représentée par quelqu’un qui serait tout gai, sans savoir d’où cette gaieté lui viendrait; ce qui arrive quelquefois quand on est en belle humeur. Il semble que sainte Thérèse nous décrit cet état quand, parlant de cette oraison, elle l’appelle un grand et quiet contentement de volonté, sans toutefois savoir déterminer au vrai ce que c’est. Mais il y a cette différence entre la gaieté naturelle et celle que cause ce repos mystique, que la première porte l’âme à rechercher la satisfaction des sens et de la nature; et la seconde porte et incline à plaire à Dieu, à la mortification et au service divin, le tout avec gaieté et allégresse.

Cette allégresse surnaturelle arrive comme à l’impourvu83, sans que l’on sache d’où elle peut venir; parce que quelquefois l’âme se trouve plongée en cette dévotion sans aucune pensée pieuse qui ait précédé ou suivi; et d’autres fois elle naît par le moyen de quelque bonne méditation qui lui fraie le chemin, comme serait par exemple celle de l’amour que Dieu nous a porté en souffrant pour nous, ou celle de son infinie grandeur, bonté, et semblables qui établissent l’âme en une dévotion si douce qu’elle lui donne une [156] allègre tranquillité, dont le goût s’entretient quelque temps sans l’aide des méditations qui l’ont produite, comme une rivière retenue coule d’elle-même, après qu’on lui a levé la bonde. De quelque côté que vienne cette allégresse, ou de quelques bonnes pensées, ou de Dieu sans elles84, il est certain que tandis qu’elle dure, elle cause en cette âme une grande inclination au bien; et même quand elle est passée, cette inclination ne cesse pas, non plus qu’une résolution que quelqu’un aura prise entendant le sermon d’un prédicateur ne discontinue pas quand il est sorti de chaire. Cette âme reste très affectionnée au service de Dieu, et à ne vouloir jamais que lui, parce que ce mouvement au bien est une pièce essentielle à ce doux repos.

Et c’est le sentiment de nos mystiques, lorsque parlant de cette connaissance générale de Dieu, que son Esprit suave inspire en la portion supérieure de l’âme, ils disent que cette oraison donne à l’âme toute la liberté et inclination au bien, et le pouvoir de faire avec joie et facilité ce qui autrement aurait semblé fort amère et difficile. [157]

SECTION III. Descriptions différentes du repos mystique savoureux, faites par les théologiens mystiques.

Outre la définition que nous avons donnée qui explique les parties essentielles du repos mystique savoureux, nous trouvons chez les contemplatifs plusieurs belles descriptions, qui en expliquent les parties accidentelles.

Cette oraison, dit saint Bonaventure [Tract.de septem grad.contempl.], est une admirable et suave tranquillité, procédant en l’âme d’une douceur infuse qui lui est accordée en faveur de ses oraisons fréquentes. L’expérience de ce repos ne se donne qu’à ceux qui sont grands spirituels, qui, dilatant et épanouissant le sein de leurs pieux et saints désirs, méritent de recevoir les écoulements sacrés des plus secrètes grâces inconnues aux âmes sensuelles et présomptueuses, et étant nourris d’un aliment si divin, leur raison est éclairée, leur concupiscence adoucie, leur irascible modéré, et on ne peut douter que ce repos déifique ne soit l’effet de leur ardente dilection.

Quand l’âme, dit Hugues de Saint-Victor [Lib.2 de Anima cap.30], commencera par pure intelligence à s’élever au-dessus de soi-même, à rentrer [158] toute en la clarté d’une lumière immatérielle, et à tirer des choses qu’elle voit intérieurement une certaine saveur d’une intime suavité pour en abreuver son intelligence, et la convertir en sapience, en cet excès d’esprit se trouve et s’obtient cette paix qui surpasse tout sentiment, afin qu’au ciel il soit fait un silence comme de demi-heure; en sorte que l’esprit du contemplatif ne soit troublé d’aucun tumulte de pensées diverses, ne trouvant rien ou qu’il demande par désir, ou qu’il refuse par dégoût, ou qu’il accuse par haine : il est tout recueilli dans le repos de sa contemplation; il est introduit en une certaine affection fort inaccoutumée, et à je ne sais quelle douceur, qui serait sans doute une grande félicité, si elle était toujours ressentie; la sensualité n’y opère point, non plus que l’imagination, mais toute la partie inférieure de l’âme est cependant privée de ses fonctions, et sa portion plus pure est introduite en ce secret du repos intime et souveraine tranquillité par une heureuse jouissance.

Harphius dépeint ce même repos avec d’autres couleurs [Theol.Myst.l.2.part.4.ch.61]. Alors, dit-il, le Père céleste élance de sa face une certaine lumière brillante et simple en la plus haute pointe de la simple et nue pensée, élevée par-dessus le sentiment et la pensée, par-dessus et au-delà [159] de la raison, à savoir en la pureté élevée de son esprit : au reste cette lumière n’est point Dieu, mais une certaine avant-courrière lueur intellectuelle qui ne peut être comprise ni du temps, ni de la raison, ni de la nature, ni de la considération. C’est, dit-il, un certain milieu clarifié entre Dieu et nous, qui est plus noble et plus élevé que tout ce que Dieu a créé. Il parle ailleurs presque en mêmes termes et en même sens, et ajoute que par cette lumière la nature est perfectionnée, et que notre simple et nue pensée est un miroir vivant, auquel cette lumière brille, qui demande de n’être point terni d’aucunes autres images, et auquel Dieu se fait voir simplement, sans distinction de personnes en la seule nudité de sa nature et substance, non pas à la vérité comme il est en sa gloire ineffable, mais il se montre à chacun selon la mesure de la lumière qui lui est communiquée : lumière qui apporte aux esprits contemplatifs une vraie connaissance de Dieu autant qu’elle est possible en cette vie. Il dit ensuite, que cette image de Dieu laquelle est une certaine clarté immense, est si admirablement savoureuse à l’esprit, qu’il se plonge en elle, et devient une même chose avec elle, étant en quelque façon mort en soi et vivant en cette même lumière. [160]

SECTION IV. Suite du sujet et quelques autres descriptions du repos mystique savoureux.

Il est bien juste d’entendre sur la nature et les qualités de cette oraison de quiétude les sentiments de la sainte Mère Thérèse [Chât.dem.5.ch.3] : en cette oraison, dit-elle, il n’est pas nécessaire à l’âme d’user d’artifice pour suspendre la pensée, voire même l’amour actuel; et si elle aime, elle n’entend pas comment, ni même ce qu’elle voudrait; et enfin elle est comme celui qui de tous points est mort au monde pour vivre davantage en Dieu qui est une mort savoureuse : je dis mort, parce que c’est une suave et délectable abstraction de l’âme de toutes les opérations qu’elle peut avoir étant au corps; et je dis savoureuse, parce qu’encore que l’âme soit vraiment au corps, il semble pourtant qu’elle se sépare de lui pour être mieux en Dieu. Et en son Chemin de perfection, il naît, dit-elle, en l’âme un repos et une paix intérieure fort entière, et il semble que rien ne lui manque, car Dieu la met près de soi, la joint à sa présence et lui donne une tranquillité des [161] puissances et comme par signes lui donne à entendre le goût de ce qui se donne à ceux que le Seigneur porte à son Royaume : de manière que nous pouvons dire que cette oraison est un grand et paisible contentement de la volonté, par lequel elle sent au plus intérieur de soi-même une grande joie et une parfaite satisfaction. Alvarez de Paz décrit ce repos en disant que c’est une certaine allégresse de la volonté, qui ne cherche rien sinon de persévérer en Dieu dans lequel elle fait sa demeure; l’âme alors se voit proche de lui, aimée de lui, et en grande estime, et comme une fille très chère protégée et environnée de sa singulière providence, et en cela la volonté se repose par amour comme en l’accomplissement de son désir qu’elle a déjà obtenu.

Un autre dépeint cette quiétude en disant que l’âme se trouve enfin tout abîmée dans le divin amour, en cette obscure, caligineuse85 et ignorante façon de procéder; là, tout abîmée dans les divins embrassements, non seulement elle boit l’eau de la grâce et le vin précieux de l’amour divin en sa source fontale, mais elle en reste tout enivrée et perdue, allant toujours au-delà de tout, et enfin y perdant la charte et le nord, c’est-à-dire les pensées et les [162] discours. Et poursuivant à expliquer ce repos : des choses, dit-il, qui se passent, il lui est aisé de conjecturer que c’est ici le faubourg de l’éternité, l’arrhe ou le gage de la vie céleste, et que le seul paroi de la vie mortelle est ce qui la sépare d’avec les bienheureux; car son état n’est que paix et joie au Saint-Esprit, avec quelque participation d’immobilité et d’impassibilité, en sorte que quand elle voudrait, elle ne pourrait s’affliger pour chose aucune, tandis que dure une telle jouissance; il lui est avis que si on lui perçait le corps, si on lui ouvrait les entrailles et si on faisait l’anatomie de tout ce qu’elle est, on n’y trouverait que Dieu pénétrant le tout jusqu’aux moelles les plus intimes, comme si ce qui meut et informe le corps était devenu tout divin, déiforme et déifié. Il dit ailleurs, parlant de ce même état, que c’est un attouchement de Dieu en la suprême portion de l’âme, causé par l’actuelle présence de son Esprit avec sa sainte opération, remplissant tellement l’âme de cette sienne divine communication, qu’il l’élève à une actuelle expérience de la façon avec laquelle on vit en Dieu au-dessus de la raison humaine, autrement qu’on ne le saurait comprendre avec tout l’effort naturel. Cela se fait ainsi au repos savoureux par lequel [163] l’âme vit en Dieu, et s’unit à lui par une opération qui l’élève au-dessus de toutes lumières et connaissances des raisons humaines.

Le père Benoît décrit [Volonté de Dieu.part.3.ch.6] tout au long cette contemplation sans formes et images, qui a le miel sur la bouche. Cette opération d’amour divin, dit-il, est si intime, si puissante et si efficace, qu’elle opère plus vivement en l’âme qu’elle n’avait jamais encore senti, et si fort qu’elle tire l’âme encore plus hors d’elle que jamais; si ardent est ce feu d’amour, qu’il consomme en elle toute impureté; et enfin si étroite est cette union, qu’elle est tout abîmée en Dieu, toutes ses imperfections sont noyées, consommées et anéanties; et par même moyen elle reçoit une nouvelle lumière et une autre capacité au-dessus de celle qu’elle avait, et est rendue capable d’opérer surnaturellement hors et par-dessus elle-même et toute intelligence naturelle et humaine. L’âme est ici enivrée et abîmée de tant de clarté et de lumière, qu’elle en est couverte comme d’un vêtement, transformée en elle, et faite une avec la lumière même. Car comme en cette étroite union Dieu est la source et la fontaine de cette lumière inaccessible et est plus intimement dans l’âme et plus près d’elle qu’elle[164]-même, et qu’en cette union familière nul secret de son Époux, qui lui est convenable, lui est celé; elle voit par conséquent ce mystère plein de toute joie et étonnement, à savoir l’Époux, Dieu éternel, comme tout découvert en elle; elle le contemple à souhait et sans voile ou image, elle le voit comment en plein midi86 se reposant en elle ainsi qu’en sa propre maison, opérant doucement et familièrement en elle et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d’elle qu’elle-même, qu’elle est plus lui qu’elle-même, et qu’elle le possède, non comme quelque chose, ni comme elle-même, mais plus que toute chose, et plus qu’elle-même. Selon cette lumière, elle se conduit en sorte que sa joie, sa vie, sa volonté, son amour et ses regards sont plus en lui qu’en elle-même, et cela d’autant plus qu’il est meilleur et plus digne qu’elle, et qu’elle a expérimenté qu’il est plus doux et plus suave qu’elle, et enfin qu’elle le voit plus beau et plus glorieux qu’elle. Voire, ayant parfaitement connu qu’en lui est toute beauté et douceur, et qu’en elle il y a rien que de l’amertume de malice, elle demeure, elle réside et vit uniquement en lui et rien en elle-même, d’où suit qu’elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu et toute Dieu, et rien en elle-même, rien à elle-même, rien [165] pour elle-même, rien elle-même; elle est toute en l’esprit, volonté, lumière et force de Dieu et rien en son esprit, en sa volonté, en cette lumière, et en sa capacité propre et naturelle. En cette capacité, en cet esprit, en cette lumière, elle contemple l’essence de Dieu; ici elle connaît les choses secrètes et impénétrables; ici elle a accès à la lumière inaccessible; ici elle découvre des mystères ineffables, ici elle voit les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables; car plus elle est unie à Dieu, plus elle connaît les mystères secrets; et puisque Dieu s’est montré à elle, comment les autres choses qui lui conviennent ne lui seraient-elles pas révélées, et ayant trouvé en elle-même la source de toute douceur et de toute volupté et la fontaine de toutes les délices et de tous les plaisirs, comment ne serait-elle pas noyée en ce gouffre de douceur spirituelle et abîmée dans l’impétueux torrent de la volupté céleste? Comment les secrets de Dieu ne seraient-ils découverts à celle à qui il a ouvert et montré son sein; ou comment ces mystères seraient-ils cachés et inconnus à celle à qui il s’est découvert et montré soi-même? [166]

SECTION V. Autre description de l’oraison de repos savoureux, et que l’on peut l’expliquer affirmativement ou négativement.

Après toutes ces descriptions, s’il m’est permis d’en apporter encore une autre qui ne doit tenir rang que comme la moindre, je dirai que l’oraison de repos mystique savoureux n’est autre chose qu’un goût et une saveur spirituelle qui s’entretient sans pensées, sans actes et sans autres opérations qui paraissent, si ce n’est un goût, non du palais de la bouche corporelle, ni quelquefois du sens; mais du pur esprit, et qui n’est autre chose que goût; en sorte que l’âme qui est en cette oraison ne saurait dire qu’elle fasse autre chose que goûter et savourer.

En confirmation de ce que dessus, on peut décrire cette oraison d’une façon affirmative ou négative. Affirmative, disant que c’est un contentement de l’âme et un repos suave, plaisant, délicieux, qui borne ses désirs et arrête ses recherches. On la décrit d’une façon négative, disant que c’est une oraison sans pensées, sans discours, sans actes, sans connaissance, sans amour, sans opération qui soit aperçue. Enfin [167] c’est quelque chose, car on n’en peut douter, mais on ne saurait dire ce que c’est, comme on sent bien le vent et on en ouït le son, sans pouvoir voici dire ce que c’est. Donc ce repos est une suavité, un plaisir, un goût, un contentement et puis c’est tout; contentement que nous ne pouvons avoir de nous-mêmes ni retenir par force, c’est un flux et reflux d’un océan de volupté, qui a son cours selon le moment que Dieu lui donne indépendamment de nos volontés.

SECTION VI. Ce qui se fait ou se passe dans l’âme pendant le repos mystique savoureux

Bien qu’il soit fort difficile de dire ce que c’est que l’oraison de repos mystique savoureux, cela n’empêchera pas que nous ne tâchions d’expliquer comment elle se fait, et ce qui se passe en l’âme pendant un temps si agréable.

Si jamais vous avez été en quelque dévotion sensible, vos pensées pour lors étaient accompagnées d’une grande douceur, vous sentiez au-dedans de vous un état agréable en produisant vos actes, vos méditations étaient coulantes et vos affections douces. Si vous retranchiez toutes [168] ces pensées, toutes ces méditations, tous ces actes, sans laisser échapper le repos, la tranquillité, la douceur, le plaisir de la dévotion que vous sentiez, vous vous trouveriez bien avant dans le repos que nous décrivons; ne changez point l’état ou la condition en laquelle vous étiez, faites seulement abstraction de l’opération que vous ressentez et vous goûterez ce repos savoureux; car c’est la même oraison que la précédente, excepté qu’en l’une l’âme a des pensées, et en l’autre elle n’en a pas.

Ou bien figurez-vous un état auquel vous avez de bonnes pensées accompagnées de grande suavité : le doux repos savoureux qui peut rester après que ces pensées sont écoulées est l’oraison mystique savoureuse que nous décrivons. Car il arrive quelquefois que l’âme est touchée de quelques bonnes pensées qui passent, et qu’il en reste en elle un goût et plaisir qui y continue et que Dieu y soutient sans les pensées précédentes, comme on ôte les cintres qui soutiennent une voûte quand elle est achevée; et je puis dire que ce goût savouré est l’oraison même de repos savoureux.

Je vais vous dire une chose à laquelle peut-être vous n’avez pas encore pris garde. Lorsque vous étiez en ces pensées si douces, en ces méditations si coulantes et [169] en ces dévotions si agissantes, vous étiez dans l’oraison du repos savoureux, mais vous ne vous en aperceviez pas, parce que vous étiez attentif à vos pensées et à vos opérations et non pas au repos et à la tranquillité en laquelle vous goûtiez vos pensées et vos opérations; mais quand vous ne pensez plus à rien, et ne produisez plus vos actes habituels, alors vous vous apercevez bien que vous êtes en repos et en agréable tranquillité, parce que vous n’avez plus que cela à faire, ni attention à autre chose. Il en est de même que quand vous mangez un abricot confit, car pour lors vous ne sentez pas entièrement la douceur naturelle de ce fruit, d’autant qu’elle est comme couverte et surmontée par celle du sucre; mais si on en ôtait et séparait le sucre, vous ressentiriez son goût naturel : vous êtes de même en une oraison en laquelle vous avez des méditations et des actes fort doux et agréables; votre âme se repose en cette douceur et goûte une certaine tranquillité et sérénité, mais elle ne pense pas qu’elle se repose en cette douceur, parce que les pensées et les actes qui l’occupent empêchent une telle attention; mais quand toutes les pensées et méditations cessent et qu’il ne lui reste plus que le même goût et le même repos en lui, alors elle l’aperçoit [170] bien, parce que rien n’empêche plus l’attention ou réflexion sur lui.

SECTION VII. Explication plus ample de ce qui se passe en ce repos.

Pour mieux comprendre comment se fait ce repos mystique savoureux, représentez-vous une épouse qui depuis longtemps n’a vu son époux, l’ayant cru mort; il revient inopinément, et à son abord elle se laisse couler doucement sur ses bras et sa poitrine, sans pouvoir faire autre chose que souffrir cette douce et amiable liquéfaction. C’est ainsi que l’âme s’épanche, s’incline et s’écoule en son Dieu, avec cette différence que cette épouse voit celui sur qui elle penche son chef, mais l’âme n’aperçoit pas celui sur qui elle s’incline; cette épouse sait bien sûr sur qui elle repose, et l’âme, non, ressentant seulement une douce ardeur et un agréable épanchement.

L’expérience fait connaître que dans les passions extraordinaires d’amour, de douleur et semblables, les opérations de l’âme sont peu aperçues. En une excessive douleur, elle devient toute stupide, et souvent ne peut faire autre chose que de demeurer [171] abîmée en sa douleur. Il en est de même dans la passion d’amour, et de la grande délectation, telle qu’est celle où se trouve l’âme pendant le repos mystique savoureux, où elle demeure comme pâmée d’amour, sans faire autre chose que goûter cette délectation.

Je considère cette âme comme un petit enfant collé sur le sein et les mamelles de sa mère. Ce poupon sent beaucoup de douceur à en tirer le lait savoureux, il ne pense ni aux richesses, ni aux honneurs, ni à quoi que ce soit, si ce n’est à cette seule douceur qu’il ressent; car les trésors de cet enfant sont ces mamelles, et son âme n’a pour lors ni d’autre objet ni d’autre pensée. L’enfant est en repos sur le sein de sa mère, et l’âme repose sur celui de Dieu; l’enfant a une grande complaisance et un grand amour pour le sein de sa mère sans le connaître, et l’âme une grande complaisance en Dieu, sans avoir même la pensée de Dieu; parce que, comme l’enfant ne fait pas réflexion sur son opération, mais seulement sur le goût qu’il ressent, de même l’âme, ne s’apercevant point de son opération, connaît seulement le goût qu’elle ressent; l’enfant ouvre la bouche pour sucer cette douce liqueur de lait, sans quoi il ne l87’attirerait pas, quoique pourtant il fasse peu de choses de sa part; aussi [172] l’âme consent à cette grâce et la désire, car sans cela elle la perdrait; mais tout ce qu’elle fait est bien peu, goûtant seulement, avalant ou recevant ce doux lait. Si quelquefois la mère ôte son tétin, ou qu’il échappe à l’enfant par quelque accident, il le reprend aussitôt, quand il n’est pas rassasié, ou s’il ne peut le reprendre il crie après; et si par distraction cette grâce échappe à l’âme fidèle, elle la reprend aussitôt; si elle ne peut, elle crie après par soupirs et aspirations qui y tendent. Quelquefois l’enfant crie à sa mère devant qu’elle lui donne le tétin; quelquefois elle le lui présente d’elle-même sans qu’il crie, sachant que son heure est venue; et Dieu aussi quelquefois ne donne cette grâce à l’âme qu’après qu’elle a longtemps crié et soupiré en l’oraison et d’autres fois il la donne sans qu’elle y pense, sachant que c’est l’heure la plus propre pour son avancement. L’enfant jouit et se réjouit de ce lait; sa jouissance est sa réjouissance; ainsi ne pouvez-vous quasi distinguer la jouissance d’avec la réjouissance de cette âme. La mère ne laisse pas d’avoir ses mamelles pleines, quoique son enfant les suce; et Dieu ne se prive pas de ses plaisirs, quoiqu’il nous en fasse part. Le lait rend l’haleine fraîche et douce; cette grâce rend l’oraison aisée et facile; un enfant [173] de lait est tendre et simple et on en fait ce qu’on veut, et cette grâce rend l’âme obéissante, en sorte que Dieu en fait ce qu’il lui plaît. C’est la mère qui applique l’enfant à la mamelle, parce qu’il ne le ferait pas de lui-même; et il faut que Dieu donne cette grâce à l’âme, qui ne la peut avoir de soi-même.

CHAPITRE VII. Du repos mystique qui est sans goût.

SECTION I. Quel est ce repos mystique sans goût.

Il serait aisé de tirer la définition ou la description de ce repos sans goût de celles que nous avons données à celui qui est savoureux, en disant que c’est une oraison ou un repos en un objet qui n’est point aperçu, accompagné d’un mouvement ou inclination pieuse à faire le bien, mais confite en amertume. Il est néanmoins à propos, pour en connaître plus exactement [174] la nature, de faire voir ici les convenances et les différences qui se rencontrent entre ces deux repos mystiques, le savoureux et celui qui est sans goût.

SECTION II. Convenances et différences qui se rencontrent entre les deux repos mystiques, le savoureux, et celui qui est sans goût.

Bien que ces deux oraisons ou repos mystiques diffèrent essentiellement entre eux, ils ne laissent pas de convenir en quelque chose.

Le repos savoureux convient avec celui qui est sans goût, premièrement en ce qu’il est un repos en un objet qui n’est point aperçu. Deuxièmement, c’est un mouvement pieux et une fruition de la volonté. Troisièmement, l’entendement y a une connaissance mystique et cachée. Quatrièmement, ces deux repos sont deux principales parties de l’oraison de repos mystique, et deux genres subalternes, qui ont sous soi plusieurs espèces. Cinquièmement, ce sont deux sortes d’oraisons sans formes, images ou pensées.

Ces deux repos sont aussi différents en plusieurs choses, bien que communément les mystiques ne les distinguent pas.

La première différence qui se rencontre entre ces deux repos est qu’en celui qui est [175] sans goût, il y a une grande sécheresse et une grande difficulté de faire oraison. Le repos savoureux au contraire est doux, plein de dévotion emmiellée et lumineuse. Cette différence est la même qui se trouverait entre deux personnes, dont l’une ayant grande faim mangerait une viande de grand appétit, et l’autre qui, étant dégoûtée, mangerait pour la seule nécessité. Dans les deux, c’est un même repos en un même objet mystique et caché, lequel ne peut être aperçu, et une même opération; mais l’une est agréable au goût, et l’autre est sans aucun goût; l’une porte son sucre avec soi, que l’âme laisse fondre en sa bouche, l’avalant sans remuer les lèvres, c’est-à-dire ses puissances; l’autre laisse aussi fondre la pilule amère, puisqu’en repos et sans faire autre mouvement, elle avale patiemment l’amertume de son délaissement.

La seconde différence est prise de la satisfaction que le repos savoureux donne à l’âme; parce qu’étant si agréable, il ne peut que lui apporter un grand contentement. Il lui donne une attention sans savoir à quoi, et qui est si délicatement exercée, qu’il lui semble que ce n’est pas attention. Cette attention lui donne d’ailleurs une quiétude qui croît si fort, qu’en ses puissances et en toute elle-même, elle [176] demeure comme endormie, sans faire aucun mouvement ni action aperçue sinon de la seule volonté, qui encore ne fait autre chose que recevoir le plaisir et la satisfaction que la présence de ce bien-aimé objet mystique et caché lui donne. Mais ce qu’il y a de merveilleux, c’est que cette volonté fait à peine réflexion sur ce plaisir dont elle jouit quelquefois sans s’en apercevoir; au contraire, pendant le repos mystique sans goût, l’âme n’a aucune satisfaction que celle qu’elle prend par la force de la raison; l’entendement est obscurci par le trouble de l’imagination, et par les affections déréglées qui font comme les roues d’une horloge démontée.

La troisième différence est tirée de la cause efficiente et des effets différents. 1 ° L’oraison de repos mystique sans goût se peut exercer avec le seul concours de la grâce commune à tout chrétien; il faut une grâce plus extraordinaire pour le savoureux. 2 ° Le repos sans goût est acquis par notre industrie avec le secours de la grâce commune, et il faut suivre des règles pour cela : mais on se trouve dans le savoureux devant que d’y avoir pensé. 3 ° Au premier l’âme contribue beaucoup du sien; au second quasi rien que de recevoir le trait divin. 4 ° On acquiert bien plus facilement [177] celui qui est sans goût que l’autre; parce que la grâce ordinaire s’expose plus que l’extraordinaire, et Dieu donne bien plus aisément celui qui est sec et sans saveur que le doux, celui-ci n’étant pas nécessaire pour le salut, ni pour la perfection, ni même pour la pratique de l’oraison continuelle, comme l’est celui qui est sans goût, ainsi que nous prouvons ailleurs. 5 ° Les contemplatifs peuvent prendre une habitude de repos sans goût qu’ils ne quittent jamais, ce qui n’est pas du savoureux.

Leurs effets sont encore différents. Le repos savoureux ne détache pas tant l’âme des sens et du propre amour comme le sec; parce que celui-là est plus agréable à la nature, quand bien même il ne serait pas sensible; mais celui-ci fait plus la guerre à l’amour-propre.

SECTION III. Suite du sujet précédent, et quelques autres différences entre ces deux repos.

La quatrième différence qui se rencontre entre ces deux repos, est que le savoureux peut-être dit la cause exemplaire de celui qui est sans goût, Dieu apprenant à l’âme à faire oraison sans pensées quand elle ne les peut avoir, et à produire de petits [178] actes secs, ainsi qu’elle faisait en en produisant de doux pour rappeler ce repos, lorsqu’il diminuait. De là quelques théologiens mystiques font voir que le repos patient est l’ombre du savoureux, qui est son prototype exemplaire; disant que le repos savoureux apprend à celui qui est sec à produire des actes d’amour sans mendier le secours de l’entendement. Ce qu’ils avancent parce qu’ils tiennent que la voie mystique enseigne à se convertir à Dieu par de purs actes d’amour et de volonté, sans s’arrêter aux actes de l’entendement.

La cinquième différence est de la part de l’objet, ou de la manière d’y tendre, en ce que le repos mystique savoureux est tellement confit en ses délices, qu’il semble être une même chose avec elles : comme le repos sec avec ses obscurités et ténèbres, ainsi qu’un abricot confit au sucre semble être tout sucre, et une olive confite au vinaigre, toute aigreur et toute amertume.

La sixième différence entre ces deux repos est que le savoureux semble être le complément et la perfection de celui qui est sans goût; car Dieu versant un peu de sirop sur cette amertume et sur cette patience, il n’y aura plus de différence entre ces deux repos, étant tous deux délicieux. Le grand contemplatif Baltasar Alvarez [179] témoigne en la lettre qu’il en écrit à son Père Général que quand Dieu lui enseigna l’oraison de repos mystique, il commença par celui qui est sans goût, le tenant dans l’espace de deux ans en désolations et sécheresses, lui se mettant en la présence de notre Seigneur comme un pauvre qui attend l’aumône; et au bout de deux ans, il fut appelé à un autre et bien plus haut exercice, qui aboutissait, dit-il, au repos et à la tranquillité.

La septième différence procède du désir de produire des actes. Or ce désir est essentiel au repos mystique sans goût, parce que l’âme étant en sécheresse, doit avoir un désir et s’efforcer de faire oraison, sur peine de demeurer oisive. L’oraison de repos savoureux n’a pas ce désir de produire des actes ni de faire autre oraison que celle du susdit repos, dont88 nous déduirons quelques raisons en la section suivante. [180]

SECTION IV. Quelques raisons pour lesquelles dans le repos mystique sans goût l’âme doit avoir le désir de produire des actes et non pas dans le savoureux.

On peut apporter plusieurs raisons pour lesquelles un de ces repos admet en l’âme le désir de produire des actes et l’autre ne l’admet pas.

La première est qu’en l’oraison mystique agréable il y a un goût et des délices qui retiennent l’âme et l’empêchent de désirer autre chose; ce qui ne se trouve pas en l’oraison de repos sans goût, où l’âme n’a rien qui l’arrête ou la satisfasse; car si elle repose, c’est parmi les épines. Quand vous avez en bouche quelque friand morceau sans savoir ce que c’est, vous le retenez avec plaisir; mais s’il est amer, vous voudriez qu’il en fût déjà dehors, et quoi que vous mangiez l’un et l’autre, c’est bien différemment. De même en ces deux sortes d’oraisons : pendant les sécheresses, l’âme a un repos patient; mais elle désirerait être hors de cet état et produire des actes, et même elle s’y efforce; ce qui est désirer efficacement de sortir de cette oraison sèche, à raison du mauvais goût qu’elle a; mais [181] dans la jouissance savoureuse, elle goûte sa douceur sans désirer qu’elle se perde, disant volontiers avec saint Pierre : Il est bon de demeurer ici.

La seconde raison : ce repos plein de goût donne à l’âme une attention bien plus délicate que ne fait pas celui qui en est privé; si l’un est comparé à un air gai et serein, l’autre l’est à un air grossier, qui remplit la tête de vapeurs et cause des maladies. Je veux dire que ce repos sans goût remplit l’esprit de distractions et de stérilité, qui sont comme des indispositions de l’oraison; et comme l’on ne demeure pas volontiers en un lieu où l’air est fort mauvais, et que l’on ne quitte qu’à regret celui qui est sain, doux et agréable, il ne faut pas s’étonner si l’âme se tient aisément dans la douceur du repos mystique, et si elle désire de sortir de ses aridités et de ses impuissances par la production de quelques actes.

Troisième raison : l’âme, par des méditations et autres actes d’oraison, cherche le goût et la dévotion; or pendant le repos savoureux, elle a ce même goût et cette même dévotion; elle n’a donc que faire de désirer de produire de tels actes, puisque la présence de la fin fait cesser le désir des moyens : mais dans l’oraison sans goût, elle veut acquérir par les actes cette dévotion [182] goûtée que l’état des sécheresses lui a ravie.

Quatrième raison : si l’âme, étant en sécheresse, avait le désir de faire ce qu’elle peut pour produire des actes d’oraison et pour avoir attention à Dieu, elle ne pourrait se tenir en repos sans inquiétude; car c’est ce désir efficace qui lui donne sujet de se contenter, dans la créance qu’elle doit avoir qu’elle fait ce qu’elle peut, que Dieu n’en demande pas davantage et qu’elle fait sa volonté. Mais dans l’oraison jouissante et savoureuse, elle voit qu’elle est dans un bon état, conforme à la volonté de Dieu, et qu’elle n’a besoin de désirer autre chose que de se tenir en la jouissance de ses délices. Elle connaît de plus que cette oraison est meilleure que celle dans laquelle on produit des actes; et ainsi ce repos sacré lui donne une plus grande assurance de n’être pas oisive, que l’autre; et dans ce plaisir extraordinaire où elle ne fait que se reposer, elle sait pourtant bien qu’elle a quelque chose au-dedans qui la maintient.

SECTION V. Cinquième raison et remarque notable sur le sujet de la production d’actes en l’oraison mystique.

La cinquième raison est qu’en cette jouissance savourée l’âme sent un attouchement intérieur qui lui défend de faire autre oraison que celle de se reposer; parce que ce repos est une suspension de tout autre acte intérieur, comme lui étant contraire; et ainsi il les exclut, comme je ferai voir plus amplement ci-après. Au lieu que le repos sans goût, bien qu’il soit mystique aussi bien que le savoureux, n’est pourtant pas directement exclusif de tout acte intérieur, mais seulement indirectement, parce qu’il procède de la possibilité d’en produire; et cette impossibilité ne devant pas plaire à l’âme, elle doit désirer d’en produire. Mais le repos savoureux n’étant pas donné de Dieu comme un supplément aux défauts des actes, ainsi que l’autre, mais seulement à raison de sa propre honnêteté et perfection, l’âme n’a aucun fondement de désirer de tels actes et de telles opérations; et elle a même un motif formel de les exclure, puisqu’ils sont essentiellement différents, et qu’à raison de [184] leur propre nature ils ne peuvent subsister ensemble. Le repos sans goût n’est pas de sa nature et directement exclusif de tout acte, mais seulement indirectement; ce qui veut dire que quand l’âme est en sécheresse, si elle pouvait produire des actes, elle le ferait; mais ne le pouvant pas, elle prend un repos patient; et cette patience et souffrance n’exclut pas directement et par soi-même la production d’actes; mais seulement par accident et comme indirectement, par ce qu’elle ne les peut produire.

Vous devez remarquer sur ce que je viens de dire, qu’il ne faut point produire d’actes dans le repos savoureux, que cela se doit entendre quand il est en vigueur, parce que, comme je ferai voir ci-après, quand il s’abaisse, qu’il se diminue ou qu’il se perd, il en faut produire pour le rappeler, et qu’ainsi quand je dis qu’il exclut le désir de produire des actes, j’entends que ce désir ne fait pas partie de son essence comme au repos mystique sans goût, ce qui n’empêche pas que le désir de produire des actes, et la même production d’actes, ne tiennent compagnie au repos mystique savoureux; car souvent ces deux sortes d’oraisons se prêtent la main pour se maintenir. Quand le [185] repos savoureux est aux abois, il reprend cœur par le moyen des actes, comme aussi les actes et les méditations retournent à la dévotion qui leur échappe par le moyen du repos savoureux, aiguisant en quelque façon l’appétit de leur opération languissante, de même manière qu’un malade rentre en appétit par quelque confiture qui lui fait trouver goût aux autres viandes. Car il arrive assez souvent que les méditations et les bons actes dans l’âme s’alentissent avec le temps, leurs flammes s’éteignant faute de bois; et si en cet état elle peut exercer un repos savoureux, par ce moyen elle pourra réparer le goût de ses actes et les continuer avec douceur.

SECTION VI. Il y a distinction essentielle entre les deux repos, le savoureux et celui qui est sans goût.

Le repos mystique savoureux et celui qui est sans goût sont deux oraisons essentiellement distinctes, et les deux principales espèces du repos mystique en général, plus communes et plus nécessaires. Il paraît qu’ils sont essentiellement distincts : premièrement, par les différences que nous en avons [186] rapportées, qui sont presque toutes distinctes essentiellement entre elles. 2 ° Nous avons prouvé que la sécheresse et le désir de produire des actes se trouvent en l’oraison de repos sans goût, comme parties essentielles, et non dans le savoureux. 3 ° Je dis pour raison qu’un acte d’entendement ou de volonté produit avec un concours plus surnaturel extraordinaire est plus parfait essentiellement qu’un autre produit avec un moindre, quoiqu’ils aient même objet. Or le repos savoureux est produit avec un concours plus surnaturel.

En quatrième lieu, l’Écriture sainte semble nous donner quelque crayon de ces deux sortes de repos, sous le nom de deux sabbats, qui signifient repos. Elle parle du premier, qui représente celui de la Loi ancienne parmi les obscurités et les figures, sous le nom de septième jour; et du second, qui figure le dimanche, jour du repos de l’Église, sous celui du huitième jour qui succède au septième des juifs. Le premier représente le repos sans goût et obscur, et le second celui qui est avec goût, qui est aussi déclaré, ce semble, par le prophète Isaïe, parlant d’un repos qu’il appelle le sabbat délicat et glorieux, et selon la version des Hébreux, sabbatum delitiae, un sabbat qui est les mêmes délices. [187]

Je dis de plus que ces deux repos sont les deux principales espèces du repos mystique en général : car nous le divisons en plusieurs autres espèces, savoir en repos mystique composé, en extatique, et en compatible ou incompatible avec les pensées et les actes; mais toutes ces différences ne sont qu’accidentelles, excepté l’extatique qui est aussi une différence essentielle, parce qu’elle ne se retrouve point au repos sans goût, n’y ayant point de sécheresse pendant l’extase. Et de plus ces deux espèces d’oraison, la savoureuse et sans goût, sont plus communes, n’y ayant guères de contemplatifs habitués à l’oraison continuelle à qui Dieu ne les fasse goûter, mais l’extatique se donne rarement. [188]

CHAPITRE VIII. Ces deux sortes d’oraison sont quelquefois compatibles, ou incompatibles avec les actes.

SECTION I. L’oraison de repos admet quelquefois la production d’actes.

Quelques-uns doutent si l’oraison de repos admet la production d’actes et de pensées. Leurs raisons sont : premièrement parce que ce repos étant une oraison de quiétude, que les mystiques appellent communément contemplation sans forme ou image, qui ne veut dire qu’une oraison sans pensées, il semble conséquemment qu’elle ne les admet pas. 2 ° Parce que le repos et la production d’actes sont contraires, comme se reposer et agir, car se reposer c’est cesser d’agir, ils sont donc incompatibles. 3 ° Les sécheresses qui sont en l’oraison de repos [189] sans goût empêchent de produire des actes; et cette oraison ne pouvant être sans sécheresse, elle doit être sans actes.

Nonobstant, je dis que l’oraison de repos n’exclut pas la production d’actes ni les bonnes pensées d’oraison; et qu’ainsi on en peut avoir quelques-unes pendant telle oraison. Ce qui se prouve premièrement, parce que si en l’oraison de repos l’âme ne produit point d’actes, et s’entretient par de bonnes pensées, cela procède de ce qu’elle ne le peut, ou de ce qu’elle ne le veut pas. Si elle ne veut pas s’entretenir en aucune bonne pensée le pouvant, elle cesse pour lors d’être en la vraie oraison de repos mystique, et plutôt est-elle dans une fausse oisiveté. Que si elle est en telles sécheresses qu’elle ne plus avoir aucune bonne pensée, ce n’est pas pour lors le repos mystique qui les exclut, mais l’âme qui ne les peut pas avoir.

2 ° Cette oraison de repos sans goût ne peut être une vraie oraison, si l’âme n’a un désir de produire des actes, et si elle ne s’efforce de s’entretenir en de bonnes pensées quand elle pourra; or ce n’est pas là les exclure. Quand le bon Pasteur va chercher la brebis égarée, c’est pour la rapporter au bercail. Si vous cherchiez un ami par toute la ville, qui pourrait juger que vous [190] eussiez envie de le chasser de votre maison? Et quand l’âme, étant dans l’oraison de repos sans goût, poursuit tant qu’elle peut la production d’actes et s’efforce de loger en son cœur les bonnes pensées, pourrait-on se persuader qu’elle n’en veut point, puisqu’au contraire plus les sécheresses sont grandes, et plus elle doit désirer et procurer d’avoir ces bonnes pensées?

Si l’oraison de repos savoureux, qui n’a pas un désir de produire des actes, et même en quelque façon en a un contraire, n’exclut néanmoins pas toujours les bonnes pensées, qui peuvent lui être quelquefois grandement utiles, ainsi que je ferai voir ailleurs, combien moins le repos mystique sans goût les doit-il exclure?

SECTION II. Quelques remarques sur le sujet de ces oraisons; et réponse aux arguments de l’opinion contraire.

Sur ce que nous avons avancé et prouvé, que l’oraison de repos admet quelquefois la production d’actes, il est nécessaire de remarquer que cette oraison n’est pas de repos quand l’âme produit des actes, parce que les bonnes pensées ne sont que troupes subsidiaires qui viennent au [191] secours du repos mystique; et comme celui qui prétend aller en un pays éloigné chemine quelquefois et quelquefois se repose, parce que ces deux choses sont nécessaires à son voyage, quoique marcher ne soit pas se reposer, ni au contraire, de même celui qui entreprend la carrière de l’oraison doit quelquefois marcher par la production de bons actes ou des bonnes pensées, et quelquefois se reposer par la cessation de ces mêmes actes. L’oraison de repos mystique dépasse celle qui se fait par actes et par pensées, comme celle-ci n’est pas l’oraison de repos mystique; mais chacune d’elles aide l’âme et lui prête secours pour achever plus facilement le voyage de la perfection de l’oraison qu’elle prétend.

La différence qu’il y a entre le repos mystique savoureux et celui qui est sans goût, et que celui-là admet d’autant moins les bons actes, les bonnes pensées que sa suavité est grande, parce que pour lors il en a moins de besoins pour s’entretenir. Celui-ci au contraire étant d’autant plus parfait que plus grandes sont les sécheresses, l’âme qui est dans cet état doit aussi avoir plus de désir d’opérer, sans inquiétude pourtant, si elle le pouvait faire, pour ne pas tomber en la fausse oisiveté. [192]

Pour réponse aux arguments de l’opinion contraire, je dis au premier, qui assurait que l’oraison de repos sans goût est sans forme et sans images, c’est-à-dire sans pensées, que le repos mystique en son essence même n’admet point de pensée, mais que cela n’empêche pas qu’il n’en puisse être accompagné, comme la substance en soi-même n’admet aucun accident, ce qui n’empêche pas qu’elle n’en soit revêtue : le corps humain comme tel n’a point de vêtements, mais bien en tant qu’il est revêtu.

J’ai répondu au second, lorsque j’ai dit que, bien que cheminer et se reposer soit choses contraires, ils ne laissent pas de s’entraider à parfaire le même chemin.

Je réponds au troisième que les sécheresses n’empêchent pas toute production d’actes, comme le dégoût n’empêche pas qu’on ne puisse manger un peu. Ou bien on peut dire que comme dans les dégoûts il y a du plus et du moins; et que quelquefois ils sont si grands qu’ils empêchent tout à fait le manger et quelquefois ils ne l’empêchent pas, il en est de même des sécheresses à l’égard des actes. [193]

SECTION III. Il se prouve par autorité que l’oraison mystique savoureuse admet quelquefois les bonnes pensées.

Faisant voir maintenant par l’autorité des mystiques ce que nous avons prouvé ci-dessus, que les oraisons de repos sont quelquefois compatibles et quelquefois incompatibles avec les bons actes intérieurs; et commençant par l’oraison savoureuse, nous pouvons apprendre d’eux qu’elle admet quelquefois les bonnes pensées.

Le Père Benoît, parlant du moyen de s’attacher immédiatement à Dieu, dit qu’il est de deux façons. L’un par la seule influence, la douce opération et la très intime inaction89 de la seule volonté de Dieu, par laquelle elle anéantit toutes les actions de l’âme, et la simplifie et consomme en elle. L’autre se fait, non par cette seule opération, mais encore par quelques très subtiles industries de notre part; non que ces industries soient des actes de l’âme, mais que plutôt elles servent pour assoupir toutes ses opérations actuelles et pour la rendre plus nue.

L’âme, dit Sainte Thérèse parlant de cette [194] oraison, demeure si courageuse par cette union, que si à l’heure on la mettait en pièces pour Dieu, ce lui serait une grande consolation; alors se font les promesses et les résolutions héroïques; là est la force des désirs; alors on commence à fuir le monde et à voir clairement sa vanité, et l’humilité demeure plus augmentée.

Elle dit ailleurs, que l’âme doit connaître qu’il n’y a aucune cause pour laquelle Dieu lui fasse un si grand bien, que sa seule bonté; elle peut demander à sa divine Majesté les dons et les grâces qui lui sont nécessaires; le [sic] prier pour l’Église, pour ceux qui se sont recommandés à elle et pour les âmes du Purgatoire; enfin elle ne doit pas, en cet état, quitter du tout l’oraison mentale, ni même quelques paroles vocales, si quelquefois elle veut ou a la puissance d’en user.

Le secret de cet état, dit un autre, consiste à donner place à la divine prévention quand il en est temps, et à se servir aussi un peu de son industrie quand la nécessité le requiert, laissant ou retenant quelque chose de son effort, quand la disposition intérieure le demande.

Un docteur moderne remarque deux sortes d’oraison de quiétude : l’une par voie de réunion de toutes les puissances, [195] de toutes les vertus et de tous les dons de grâce en l’union de l’esprit. L’autre par voie de suspension et de soustraction de l’écoulement actuel de la grâce sur les puissances, elle étant toute recueillie avec tous ses dons en l’unité de l’esprit. D’où on distingue une double opération de la grâce au fond de l’âme : l’une, lors qu’elle y est sans opérer dans les puissances actuellement; l’autre, lorsqu’elle opère en elles.

SECTION IV. Cette oraison savoureuse est quelquefois compatible avec les extroversions et occupations.

Non seulement cette oraison admet quelquefois les actes intérieurs des bonnes pensées ou méditations; mais je dis plus : qu’elle compatit quelquefois avec les extroversions et occupations, quoique beaucoup distrayantes, si elles sont nécessaires. L’âme, pour lors, a des souvenirs tranquilles de son intérieur, avec des goûts suaves qui ne sont interrompus que par les distractions involontaires; mais comme l’abeille retourne à sa ruche pour goûter derechef son miel, après avoir couru çà et là, ainsi l’âme contemplative, quoique abîmée d’occupations et embarrassée d’affaires, [196] retourne doucement dans ce goût emmiellé, par ces souvenirs tranquilles qui viennent de fois à autres sans peine; et cette âme ne fait pour lors d’autre oraison que cela.

Sainte Thérèse, parlant [en sa Vie, ch.17] de cet état d’oraison : encore, dit-elle, que ceci semble être une même chose avec l’oraison de quiétude dont j’ai parlé, c’est pourtant chose différente, parce qu’en celle-là il semble que l’âme ne voudrait pas se remuer ni détourner pour ne perdre pas la sainte oisiveté de Marie; et en celle-ci, elle peut aussi être Marthe; et de sorte qu’elle opère ensemble en la vie active et en la vie contemplative, et se peut occuper en des œuvres de charité et en des affaires selon son état, et même à la lecture.

S’il arrive, dit un théologien mystique [Secrets Sentiers, part.2.ch.7], qu’il soit nécessaire à l’âme d’être au milieu des occupations ou des empêchements extérieurs, elle ne doit pourtant pas perdre courage, s’estimer du tout incapable de cette pitance céleste; mais supposé que ses occupations soient invincibles, et qu’elle ne puisse autrement, elle doit les regarder, non pas comme des empêchements, d’un esprit chagrin et involontaire, mais les comprendre, les embrasser et les identifier avec soi-même et avec la nature inférieure, afin que dans son élévation elle les laisse en bas [197] avec la nature, s’accommodant de sa part à toutes sortes d’évènements, apprenant à passer par-dessus tout et à trouver du repos dans l’inquiétude, de la paix dans le trouble, et enfin Dieu en toutes choses.

Il ne faut pas croire, dit saint François de Sales [De l’amour de Dieu, liv.6ch.8], qu’il y ait aucun péril à perdre cette sacrée quiétude par les actions du corps ou de l’esprit qui ne se font ni par légèreté ni par indiscrétion; car, dit Sainte Thérèse, c’est une superstition d’être si jaloux de ce repos que de ne vouloir ni tousser, ni cracher, ni respirer, de peur de le perdre, d’autant que Dieu, qui donne cette paix, ne l’ôte pas pour de tels mouvements nécessaires, ni pour les distractions et évagations d’esprit, quand elles sont involontaires; et la volonté étant une fois bien amorcée à la présence divine, ne laisse pas d’en savourer les douceurs, quoique l’entendement et la mémoire se soient échappés et débandés après des pensées étrangères et inutiles. [198]

SECTION V. Cette oraison est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées.

Nous avons assez prouvé ci-dessus par le sentiment des mystiques que l’oraison de repos est quelquefois incompatible avec les actes et les pensées, lorsqu’ils la décrivent sous les noms d’oraison mystique ou contemplation sans formes et sans images, autrement : sans actes et sans pensées; néanmoins pour plus grande confirmation, nous apporterons ici quelques-unes de leurs autorités.

Les notions, dit le bienheureux Père Jean de la Croix, se reçoivent passivement dans l’entendement sans qu’il fasse rien de soi; d’où vient que pour n’en pas empêcher le profit, il n’y doit plus rien faire que se tenir passivement, la volonté inclinant au libre consentement sans entremettre sa capacité naturelle, parce qu’elle troublera très facilement par son activité ces notions délicates, qui sont une savoureuse intelligence. Aussi ne les doit-elle pas rechercher, de peur que l’entendement n’en forme d’autres de soi, et que le diable puisse entrer avec d’autres diverses et fausses. Cette doctrine ne s’entend pas seulement de l’acte de [199] parfaite contemplation, dont le repos surnaturel est empêché par les discours et les méditations, mais aussi durant que notre Seigneur communique la simple, générale et amoureuse œillade susdite, ou que l’âme aidée de la grâce se met en elle, parce qu’alors elle doit procurer de se tenir en repos sans entremêler d’autres formes ni figures ou notions particulières.

Il n’est pas besoin, dit sainte Thérèse [Château, Demeure 5e, ch.1], d’user d’artifice pour suspendre la pensée ni même l’amour actuel. C’est une mort savoureuse; je dis mort, parce que c’est une suave et délectable abstraction ou séparation en l’âme de toutes les opérations qu’elle peut avoir au corps; et je la dis savoureuse, parce que bien que l’âme soit vraiment au corps, il semble néanmoins qu’elle se sépare de lui pour être mieux à Dieu.

Et la même sainte, parlant des plaisirs qu’il y a en l’union ou oraison de quiétude [En sa Vie, ch.18] : tous les sens, dit-elle, sont tellement occupés en cette jouissance, qu’aucun d’eux ne reste désoccupé pour se pouvoir employer en autre chose, ni intérieurement, ni extérieurement.

Le père Benoît, parlant du moyen sans moyen de s’unir à Dieu [3e partie, ch.3], ou à la Volonté essentielle, et assurant que la continuation de cette divine volonté suffit pour cela, dit [200] qu’une de ces continuations se fait par la seule influence, par la suave opération, et par la très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l’âme et la simplifie et consomme en elle. Et ailleurs [3ep., ch.6], parlant de la dénudation d’esprit qui se rencontre en l’oraison de quiétude, il l’appelle opération divine, pour exclure, dit-il, l’opération humaine, qui ne peut être sans formes ou images; parce que comme un contraire ne peut opérer son contraire, de même l’opération imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstraite et vide de toutes images. Il donne autre part la raison pour laquelle il faut dans cette oraison être sans actes; qui est que pendant que nous faisons quelque aspiration ou opération, nous sommes dedans nous, et que cette essence n’est comprise que hors de nous, elle n’est comprise que quand l’âme est patiente, et elle est agente quand elle produit quelque acte; elle est dessus nous, et tous nos actes sont dessous nous. Quand le sens ou l’entendement sort pour faire quelque opération, l’âme sort aussi vers le même objet, et ainsi elle est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter au-dessus de soi. [201]

SECTION VI. Comment l’oraison mystique sans goût est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées, et qu’elle doit être la conduite de l’âme en cet état.

Il peut arriver en deux façons que cette oraison mystique sans goût soit incompatible avec les bonnes pensées.

Premièrement, si une âme qui veut faire oraison, se trouve accablée de distractions ou de délaissements, et ne peut méditer à l’ordinaire, ni produire les actes intérieurs, et que cependant cette âme dans ce désarroi sente une force intérieure qui la maintienne en une oraison de quiétude sans goût; cette force intérieure accompagnée de cette quiétude sans goût l’entretiendra quelquefois tellement sans aucun acte, que si elle en veut produire quelqu’un, cette force intérieure se dissipera, parce que l’attention qu’elle voudra avoir à faire effort de produire des actes (quoi que ce soit pour lors le plus souvent en vain) empêchera celle qu’elle devrait appliquer à cette force et quiétude sans goût, qu’elle doit entretenir, à moins de quoi elle s’évanouira.

Secondement, quand l’âme contemplative dès le matin s’étant proposé à l’ordinaire [202] de s’entretenir avec Dieu et de remplir son esprit de bonnes pensées et méditations, trouve toutes les portes fermées, elle est contrainte d’attendre, se contentant du désir d’entrer en l’oraison des bonnes pensées quand elle y trouvera ouverture; mais s’il arrive cependant que Dieu lui donne une grande force de l’esprit et une quiétude sans pensées, qui contiennent naturellement une résignation à la volonté de Dieu et une souffrance de son bon plaisir, elle doit pour lors quitter les désirs angoisseux de pensées et d’actes, pour conserver l’attention à ce repos sans goût par une complaisance à la volonté de Dieu, qui ne veut pas pour lors qu’elle produise des actes, puisqu’elle ne le peut; car encore qu’elle ne perde pas entièrement le désir de produire des actes, quand elle le pourra faire tranquillement, vu que nulle oraison de repos sans goût ne perd un tel désir, mais le conserve inviolablement, néanmoins, quand l’oraison de repos sans goût est si forte, il faut qu’elle quitte le soin de produire des actes pour s’attacher uniquement à l’attention de cette forte quiétude, qui en son essence n’est autre chose qu’une parfaite complaisance au bon plaisir de Dieu, qui ne veut pas la seconder à produire des actes. Et quoique qu’elle ne s’aperçoive pas de cette complaisance, qui [203] n’est que virtuelle dans cette quiétude, désirant de faire oraison par actes et ne le pouvant, mais sentant cette force d’esprit qui la met dans une tranquillité sans goût, elle doit alors quitter toute autre attention pour adhérer à cette force, non pas par un désir formel de quitter et rebuter l’oraison qui se fait avec actes, mais simplement par un désir de se plonger en cette quiétude présente. Et quand cette force qui lui conserve cette attention et cette quiétude sans goût sera passée, il lui est permis de reprendre le soin de produire ses actes, et même on le lui conseille, parce que si elle n’agissait ainsi, elle ne ferait pas une bonne oraison. La raison est qu’elle n’a quitté ses actes, sinon parce qu’avec le soin de les produire elle ne pouvait entretenir l’attention à cette force; mais quand cette force est passée, elle fait bien de les reprendre, ne les ayant laissés que pour une meilleure attention. [204]

SECTION VII. La doctrine précédente est confirmée par l’autorité des mystiques.

Les théologiens mystiques qui nous disent que l’oraison de quiétude savoureuse est quelquefois incompatible avec les bonnes pensées l’assurent encore de celle qui est sans goût.

Durant l’aridité, dit le bienheureux Jean de la Croix [Nuit obscure.l.1.ch.10], où Dieu tire l’âme de la voie des sens à celle de l’esprit, où l’on ne saurait opérer ni discourir de Dieu par les puissances de l’âme, les spirituels sont en grande peine, non tant de leur aridité que de la peur de s’égarer par ce chemin, pensant que Dieu les a délaissées; ils tâcheront alors d’attacher leurs puissances à quelque objet de discours, pensant que s’ils ne font cela et ne se sentent opérer, ils ne font rien; ce qu’ils entreprennent avec un grand dégoût et répugnance de l’âme qui se plaisait en ce repos; mais se détournant de l’un, ils ne profitent guère en l’autre.

Ces biens, dit-il ailleurs [Vive flamme, 3e couplet, v.3, §8], ces grandes richesses, ces élévations, ces délicates onctions et ces notions du Saint-Esprit, qui sont si subtiles, si pures, si délicates que ni l’âme ni celui qui la gouverne ne les entend [205], mais seulement Celui qui les met pour se rendre l’âme agréable, très facilement et avec la moindre action que l’âme voudra faire d’appliquer le sens ou l’appétit, de vouloir s’attacher à quelque notion ou à quelque suc, sont aussitôt troublées et empêchées, ce qui est un grand dommage. Ce qu’il confirme en un même lieu [§9] en disant : l’entendement qui ne sait et ne peut comprendre comme Dieu est, va à grands pas sans savoir où; il ne doit pas pour lors s’embarrasser en des intelligences distinctes, mais cheminer en parfaite foi; et, comme il dit plus haut, détaché de toute notion propre, de tout appétit et affection de la partie sensible, avec une pure négation, avec pauvreté d’esprit, et sevré du lait de la mamelle.

Un théologien moderne et mystique semble décrire cet état : quand il plaît à Dieu, dit-il, de faire en nous un monde nouveau, il supprime l’écoulement de sa grâce et la contient au fond de notre esprit et en l’intime de notre âme, laquelle est comme ensevelie dans les ténèbres d’une sombre nuit; ainsi l’intérieur demeure couvert d’obscurité, d’effroi et d’étonnement; la volonté reste toute glacée de crainte, de défiance et de pusillanimité; l’intellect, obscurci d’ignorances, de doutes, de [206] blasphèmes : la mémoire est brouillée d’un chaos de fantômes et de représentations confuses de véritables maux et de faux biens : les sentiments sont abîmés en une mer de tristesses, de chagrins et d’ennuis; mais c’est alors que la grâce redouble sa lumière et sa chaleur, et qu’elle dispose l’homme à un état d’une plus glorieuse rénovation.

SECTION VIII. Cette oraison mystique sans goût compatit quelquefois avec les bonnes pensées, et même avec les occupations.

Il est assez facile à l’âme de connaître que cette oraison compatit quelquefois avec les bonnes pensées : puisque se trouvant en sécheresse, l’expérience lui enseigne que souvent elle se peut tenir en un repos résigné au bon plaisir de Dieu, et selon sa pointe demeurer en tranquillité, produisant des actes de l’oraison patiente, plutôt que de l’agissante, et disant à Dieu : je souffre, mon Seigneur, ces sécheresses et ces aridités pour votre amour, je ne suis point digne de vos douceurs, pardonnez-moi mes péchées qui sont causes de l’endurcissement de mon cœur.

D’autres fois cette même oraison est compatible avec les occupations les plus [207] distrayantes, et même c’est quasi la seule oraison que l’âme peut pratiquer plus ordinairement pendant un tel temps; car pour lors elle aura de la peine à exercer celle qui se fait avec de bonnes pensées, des méditations, des discours, des aspirations, parce que l’attention qu’elle a et doit avoir aux affaires l’empêche. Les oraisons surnaturelles et de quiétude savoureuse dépendent de Dieu, qui ne les donne pas toujours; reste donc celle de quiétude sans goût, qu’elle peut facilement pratiquer en tel temps. Car quand elle aperçoit son intérieur si diverti par les occupations, et qu’elle a un désir de faire oraison et de s’unir à Dieu par elle, ne pouvant faire davantage, elle se doit contenter de cela, se tenant dans un désir tranquille de s’appliquer à Dieu, qui est tout ce qu’elle peut pour lors; et renouvelant ce désir par les souvenirs tranquilles qui lui viennent de temps en temps, et un acte de résignation enveloppé en tels souvenirs, elle contente Dieu, qui n’en demande pas davantage; et elle doit demeurer satisfaite, faisant tout ce qu’elle peut pour lors. [208]

SECTION IX. Raison pourquoi l’oraison de quiétude compatit quelquefois avec les bonnes pensées, et quelquefois elle n’y compatit pas.

Cette raison se prend de l’attention de l’âme à Dieu, qu’elle a plus forte dans une oraison que dans l’autre, et comme le même souffle ou le vent qui éteint la flamme d’une chandelle allume celle d’un brasier selon les différentes dispositions du feu, ainsi les mêmes bonnes pensées qui nourrissent, entretiennent, et rallument la flamme de l’amour divin caché dans l’oraison, peuvent éteindre cette étincelle, ainsi que l’appelle sainte Thérèse [En sa Vie, ch.15].

Pour entendre cette difficulté, qui n’est pas petite, il faut savoir que l’entendement et la volonté ont deux sortes d’objets : les uns sont réfléchis, ou le peuvent être; les autres ne le sont pas et ne le peuvent être. Les premiers sont appelés tels, lorsque l’entendement pense ou contemple quelque chose, ou que la volonté désirant ou refusant quelque objet, l’entendement, voulant y regarder, voit bien ce qu’il pense ou contemple, ou ce que la volonté fuit ou aime. Mais l’objet qui ne peut être réfléchi, et que nous appelons mystique, c’est celui [209] que l’entendement ne peut reconnaître. Ainsi, dans l’oraison de quiétude l’entendement s’aperçoit bien du repos de l’âme; mais il ne sait en quoi cette âme se repose, et cette attention est appelée abstraite. Or parlant du premier objet qui peut être aperçu, quelquefois l’entendement y est si fort attentif, qu’il perd l’attention à tout autre, et suspend l’opération des autres puissances, comme l’on dit qu’Archimède était si attentif à ses mathématiques qu’il ne s’aperçut pas de la prise et du sac de la ville où il était, ce qui arrive à plusieurs autres qui sont ainsi attentifs à quelque vérité, qui n’entendent et ne voient chose aucune, même de celles qu’ils ont présentes, et ne pensent pas être une heure dans une attention, où ils en passent plusieurs. Ce qui procède de ce que la question ou l’objet qui les occupe, pour être pénétré, demande une grande attention, ce qu’ils ne feraient jamais en perfection s’ils voulaient se divertir à penser à d’autres choses, ou prendre garde à ce qui se passe auprès d’eux; de sorte que cette opération suspend toutes les autres attentions. Il en est de même de l’autre objet direct et qui ne peut être réfléchi, tel qu’est celui de l’oraison de quiétude, qui est quelquefois tel que, pour être suffisamment pénétré, [210] il suspend toutes les autres attentions. Ainsi le dit la sainte Mère Thérèse [En sa Vie, ch.18]. Si Archimède, par exemple, se fût diverti, ou qu’il eût discouru avec quelqu’un de ses amis, jamais il n’eût approfondi le secret qui occupait son esprit; il fallait qu’il l’eût abstrait de tout autre chose, et si quelqu’un l’eût diverti pour lors, il eût perdu sa pointe, et n’eût pas pénétré son objet. Il faut dire de même de l’oraison sans pensées, qui pour être pénétrée demande une entière attention; et quand Dieu la donne, il suspend l’opération de toutes les puissances, afin que toutes les attentions se réduisent en une, et que si pour lors l’esprit se voulait rendre attentif à quelques méditations ou pensées, quoique bonnes, elle ferait évanouir cette oraison. Mais quand l’esprit n’a pas un objet si profond à considérer, quoiqu’il se divertisse ou écoute quelque autre chose, cela n’empêchera pas qu’il ne rentre aussitôt en sa première attention, parce qu’elle n’occupe pas entièrement l’esprit. Je dis le même des oraisons, entre lesquelles l’une peut être compatible avec les actes, et l’autre ne le peut être. Et si quelquefois un même esprit pénètre mieux un même objet en un temps qu’en un autre, cela peut procéder de la diversité des lumières plus ou moins [211] grandes : parce qu’ayant de plus grandes lumières, il est tellement occupé par ce qu’il découvre qu’il ne peut souffrir d’autres pensées.

SECTION X. Résolution d’un doute sur ce sujet, et instruction de ce que doit faire l’âme dans l’oraison de repos sans goût.

Quelqu’un pourrait penser vous dire que cette lumière qui captive l’attention ne se trouve pas dans l’oraison de quiétude sans goût, puisque l’esprit y semble couvert de ténèbres. Mais je réponds que s’il est couvert de ténèbres, ce n’est pas en sa pointe, où est une lumière qui reluit parmi les ténèbres des sens; et quoi que pour lors on ne puisse quelquefois produire d’actes, l’âme néanmoins, pour n’être pas oisive, doit avoir un désir efficace de s’entretenir avec Dieu par le moyen des actes, selon qu’elle peut. Mais arrivant qu’elle ait une forte quiétude, et une tranquillité qui lui donne assurance morale qu’elle plaît à Dieu en tel état, avec un contentement en la pointe pendant ce délaissement et cette soustraction du secours divin, cette résignation et cette quiétude est une lumière qui remplit toute cette pointe [212] et demande sa totale attention, à faute de quoi elle périt; parce qu’encore que cette âme retienne toujours un désir de produire des actes quand elle pourra, elle ne s’y efforce pourtant pas alors par la virtuelle connaissance qu’elle a qu’elle ne le peut, et que telle quiétude dans laquelle elle est la maintient assez en union avec Dieu, n’étant autre chose qu’une forte résignation à son bon plaisir. J’appelle grande attention toute celle que l’âme peut avoir alors, parce que les sens qui regimbent l’empêchent souvent; elle satisfait quand, abandonnant le soin inquiet de produire des actes, elle applique son attention à se tenir tranquille, résignée et soumise au bon plaisir de Dieu.

SECTION XI. Comment l’âme se doit conduire dans les différents états de cette oraison compatible ou incompatible avec les pensées.

Quand donc, ô âme contemplative, vous vous trouverez en l’oraison de repos ou de quiétude savoureuse, vous devez laisser les actes si le goût se perd en agissant, et souffrir cette quiétude sacrée autant que les ailes de sa contemplation se pourront étendre; mais si son [213] goût compatit sans déchet avec vos actes, tâchez de l’entretenir avec eux. Je dis le même par proportion de l’oraison de quiétude sans goût, car tant que dure le repos, qui n’a résidence que dans la pointe, il faut que vous vous contentiez de cette oraison qui vient pour vous visiter, et ne veut pas que vous vous divertissiez de sa compagnie et de sa présence, pour vous mettre en peine de faire entrer par force, et quasi par-dessus vos forces, des pensées et des actes; parce que, quand elle vous verra si empressée à faire entrer en votre intérieur une oraison avec laquelle elle n’est pas compatible, et que vous ne lui ferez pas si bon visage qu’à elle, elle vous abandonnera-là, ne voulant ni les pensées, ni le soin empressé de les produire. Elle demande que la volonté lui tienne compagnie, demeurant en repos avec elle. Elle ne se met pas en peine que les sens fassent les chevaux échappés; pourvu que votre volonté demeure en repos avec cette quiétude, elle ne vous quittera point tandis que sa commission et son temps dureront, car il est borné; mais aussitôt que votre volonté lui faussera compagnie, s’occupant à vouloir produire des actes, elle s’enfuira, et d’autant plus tôt que le soin de produire des actes sera plus empressé [214] et approchant de l’inquiétude, ennemie de l’oraison de quiétude. Ainsi, quand vous verrez que cette oraison de quiétude s’entretiendra d’elle-même, alors elle n’aura que faire d’autres actes; mais quand vous vous apercevrez que cette quiétude tirera à la fin, il lui faut donner de l’aide comme à une personne à qui le cœur manque. Que si quelquefois, à raison de la pauvreté d’esprit, vous ne pouvez produire des actes de l’oraison agissante, c’est-à-dire des méditations, des aspirations et semblables, vous en pourrez produire de ceux de l’oraison souffrante, j’entends de résignation et de conformité au bon plaisir de Dieu, qui peuvent fortifier l’oraison sans goût.

CHAPITRE X. Les oraisons de repos mystique compatibles ou incompatibles avec les actes et les méditations sont de même espèce.



Pour connaître si l’oraison de quiétude incompatible avec les bons actes et les pensées est différente d’espèce de celle qui est compatible avec les mêmes actes, il faut considérer si cette compatibilité ou incompatibilité sont des différences essentielles ou accidentelles. Or nous disons qu’elles sont seulement accidentelles, et que partant elles ne rendent pas ces oraisons de diverses espèces.

La raison est parce qu’aux opérations de l’âme l’on ne prend la différence essentielle que de la part du principe ou de l’objet différent; or la compatibilité ou l’incompatibilité ne varient ni l’un ni l’autre.

Premièrement, elles ne varient pas le principe, car l’oraison de quiétude savoureuse a le même principe surnaturel, étant infuse de Dieu, avec celle qui est sans goût. Secondement, il y en a encore moins du côté de l’objet ou de la façon d’y tendre, car toutes les oraisons de quiétude ont même objet, auquel elles tendent de mêmes façons.

CHAPITRE X. De l’objet de l’oraison de repos mystique, et quel il est.

SECTION I. L’âme en cette oraison a un objet dans lequel elle se repose.

[216] Pendant l’oraison de repos, l’âme a un objet auquel elle se tient attachée, se reposant en lui par jouissance.

1 ° La raison en est que ce repos est une opération et un acte des puissances de l’âme, qui ne peuvent opérer sans tendre vers quelque objet; et c’est une contradiction manifeste de dire qu’il se puisse trouver un acte de volonté, lequel ne tende point à quelque objet, vu que ce même acte n’est autre chose qu’un mouvement vers son propre objet; et partant, la volonté ne peut opérer sans tendre à quelque chose, et il faut dire le même des actes de toutes les autres puissances.

2 ° Cela se confirme par ce que dit saint [217] Thomas : que chaque puissance active selon sa nature se porte à son acte et à son objet; et il est nécessaire qu’elle prenne son essence, et la distinction de tous deux; et de là vient que les puissances ne se peuvent bien définir que par les actes et par les objets. Ajoutez à cela l’axiome de philosophie que les actes sont spécifiés par les objets, d’où on tire les conséquences nécessaires qu’il n’y a point de puissance en acte qui ne se porte et ne tende à quelque objet; or puisqu’en l’oraison de repos les puissances internes de notre âme sont en acte, il faut dire que cette oraison se repose en quelque objet. C’est pourquoi sainte Thérèse dit que quand cette quiétude est grande et dure longtemps, il lui semble que si la volonté était attachée à quelque chose, elle ne pourrait pas persévérer en cette paix.

3 ° Si cette oraison est un acte, il faut que ce soit un mouvement de quelque puissance; si c’est un mouvement, il y a deux termes, celui du départ et celui de l’abord; et quel autre terme d’abord peut-il y avoir à l’égard des puissances que leur objet?

4 ° Cette oraison ne serait point différente de l’oisiveté, qui est une cessation d’opération, si elle n’avait point d’objet; et même ce ne serait point oraison, puisque toute oraison mentale se porte à quelque objet. [218]

5 ° Si l’oraison de repos n’avait point d’objet, l’âme ne s’apercevrait pas de l’état auquel elle est mise, lors, par exemple, que cet objet la relève de ses distractions et lui fait hausser sa pointe hors les sécheresses. Or elle voit fort bien ce changement, car au moins la volonté sort de ses distractions; et ce changement d’état de la volonté suppose un changement d’objet, puisque c’est l’objet qui spécifie, c’est-à-dire qui donne l’état et la condition aux opérations de l’âme.

6 ° Tout ce qui agit regarde quelque fin ou quelque motif, encore plus les agents libres; l’oraison de repos est une action libre, qui a conséquemment quelque fin, qui n’est autre que son objet.

7 °. L’objet meut et excite les puissances, il y a donc quelque objet qui meut notre volonté en la pratique de cette oraison; ce qui ne se peut nier au repos mystique savoureux, parce que le goût que l’on ressent est un puissant motif pour exciter l’âme à se tenir en repos. Je dis le même du repos sans goût; car nonobstant les sécheresses, l’âme ne laisse pas de s’y plonger, ce qui ne se peut faire qu’à raison de quelque secret objet qui n’est pas aperçu.

8 ° L’objet met la puissance en opération. Or en cette oraison la pointe de l’esprit est opérante, elle a donc un objet. [219]

SECTION II. Dieu est l’objet de l’oraison de repos mystique. Ce qui est prouvé par raisons.

Après avoir vu qu’il y a un objet en l’oraison de repos mystique, il faut considérer quel il est.

L’objet de l’oraison du repos mystique n’est autre que Dieu, auquel l’âme se repose tandis que dure cette quiétude qui n’admet aucune pensée; ce qui se prouve par les raisons suivantes :

La première est prise de la façon avec laquelle la volonté se repose en son objet; car cet objet n’est point aperçu de la volonté, disent plusieurs; ou s’il l’est, comme il est plus probable, cette connaissance est si déliée et si directe qu’elle ne peut pas savoir en quoi elle se repose; d’autant que l’entendement ne lui peut pas donner plus de connaissance qu’il n’en a. Or l’entendement ne saurait dire quel est l’objet auquel la volonté se repose, encore qu’il le voie, comme on ne peut discerner une chose qu’on voit de loin. L’entendement présente bien à la volonté un objet désirable, mais il ne peut dire ce que c’est; de sorte qu’en cette oraison la volonté se repose sans savoir en quoi; ce qui donne une grande conjecture que [220] l’objet de cette oraison n’est pas créé, puisque la volonté, étant une puissance libre, ne se porte jamais à aimer un objet créé que l’entendement de lui fasse voir la convenance qu’il y a entre elles et son objet, et le bien qui y est. Car un objet créé n’a pas une telle sympathie avec la volonté, qui l’attire à soi comme naturellement. Il faut donc que le bien de cet objet soit aperçu d’elle comme convenable; et pour cet effet il est nécessaire que l’entendement raisonne et discoure sur les convenances de cet objet présenté à la volonté; ce qui ne se peut faire sans un acte réfléchi ou aperçu, ou au moins qui le puisse être par l’entendement, lorsqu’il se réfléchira sur son acte. C’est pourquoi, quand la volonté se porte à un objet qui n’est point aperçu et qui ne le peut l’être, il faut dire que c’est le souverain bien qui lui est représenté, auquel elle se porte sans savoir ce à quoi elle tend.

2 ° Dans cette oraison, la volonté se repose en Dieu plutôt par sympathie que par connaissance, comme les choses pesantes se portent à leur centre sans connaissance de la convenance qu’il y a entre elles et leur centre. Ainsi le fer est tiré par l’aimant sans connaître la convenance qu’il a avec lui. Le même arrive à la volonté lorsqu’elle se tient en repos sans savoir en quoi; l’entendement [221] ne fait autre chose que lui montrer son objet sans raisonner dessus, et sans lui découvrir la beauté et la convenance du même objet avec elle; cependant elle s’y porte avec affection, ce qui fait bien voir qu’il y a une grande sympathie entre cet objet et la volonté. L’entendement en cette oraison ne fait autre chose que ce que fait la main de l’homme qui prend la pierre d’aimant pour l’approcher du fer d’une distance proportionnée, lequel, sans être poussé ni élevé autrement que d’une sympathie naturelle, malgré sa pesanteur va embrasser ce cher aimant; ainsi l’entendement présente et approche son objet de la volonté, sans lui découvrir quel il est, et sans l’aider à s’élever vers lui; elle néanmoins, par une sympathie naturelle avec les forces que la grâce lui donne, se porte à lui et s’y repose sans savoir en quoi, non plus que le fer attaché à l’aimant. Or qui peut avoir une si grande sympathie et convenance avec notre âme que Dieu, à l’image duquel elle est créée? [Harphius, lib.1, Theol.Myst. cap.106] La ressemblance est cause d’amour et d’union, et comme Dieu est la fontaine de tout bien, chacun a inclination naturelle de l’aimer comme un bien commun, de même que les fleuves sortant de la mer y retournent par un instinct naturel. Le bien commun est préféré au particulier, et chaque [222] partie s’incline et se porte au bien du tout, ce qui fait que la main s’expose aux coups pour préserver le chef; ainsi, par un instinct naturel, chacun se dédie à Dieu comme à la fontaine de la béatitude, et comme une partie au bien du tout; et cela s’accomplit bien plus parfaitement par la vertu de charité.

La troisième raison est prise de la façon avec laquelle la volonté embrasse son objet en cette oraison; car c’est en s’élevant au-dessus de tout ce qui est créé et d’elle-même, au-dessus des sens, et même de la partie raisonnable, jusques au faîte de la pointe de l’esprit, montrant bien que son objet est plus relevé qu’elle et que tout ce qui est créé, puisque pour l’atteindre il faut s’élever au-dessus de tout, et monter à la plus haute guérite de son plus haut château. Et ce qui est plus considérable, c’est que cette âme ainsi élevée au-dessus des plus hautes montagnes des choses créées, étendant le rayon de sa vue autant qu’elle peut, elle voit néanmoins son objet si obscurément qu’elle ne s’en peut apercevoir, tant il se montre élevé au-dessus de tout. Or qui peut être si fort élevé au-dessus de l’âme faite à l’image de Dieu, que Dieu même? Ce qui confirme ceci, est que l’âme ne pourrait s’élever plus haut pour atteindre un objet [223] sans savoir quel il est, si elle n’avait pour lui une inclination naturelle, qui est créée avec elle; ainsi que la vertu nutritive élève l’aliment en haut sans connaître le bien qui en revient, mais par la seule inclination qu’elle y a. Or notre âme n’a point d’inclination ou propension naturelle, principalement selon la plus haute portion, à aucun bien créé, mais seulement à l’incréé, qui est Dieu. C’est donc où l’âme se repose en cette oraison.

SECTION III. Quatre autres raisons pour prouver le même sujet.

La quatrième raison est prise de la manière avec laquelle l’âme fait oraison, car elle quitte tous actes et toutes pensées, et fait un vide qui excite Dieu à la remplir. Dieu, dit Tauler, et la nature ne souffrent point de vide. C’est pourquoi, quand l’âme se vide et se fait quitte de toutes choses, Dieu la remplit, bien qu’elle ne le sente pas, car si le ciel descendrait plutôt sur la terre que d’y permettre le vide, parce que la nature ne le peut souffrir, combien moins l’Auteur de la nature le souffrirait-il dans une âme? Si donc quelqu’un se plaint que dans ce vide il ne sent [224] point Dieu, qu’il y demeure un peu de temps, et il s’en verra bientôt rempli.

5 ° La même chose se prouve par les effets de cette oraison, qui retire l’âme des distractions et la rend intérieure, ce qui est propre à Dieu et aux choses de Dieu. De plus, cette oraison retire l’âme de l’affection de tout objet créé, ce qui fait connaître que rien de créé n’est l’objet de ce repos, mais Dieu seul. En troisième lieu, ce repos donne une inclination à Dieu et aux choses divines.

6 ° Cela se prouve encore par la façon dont l’entendement éclaire la volonté et l’excite à se reposer dans son objet, car c’est en lui donnant seulement une lumière générale et non distincte ou confuse. Or l’entendement ne peut pas exciter l’âme à se reposer en un bien particulier et distinct par une lumière et connaissance générale. Il faut donc que l’âme, en cette quiétude, se repose en un bien général qui n’est autre que Dieu.

7 ° Enfin on peut connaître que Dieu est l’objet de cette oraison par l’état auquel se trouve l’âme avant que de la commencer, car son désir n’est autre que de s’unir à Dieu par acte d’oraison. Or quand elle entre dans cette oraison, tous ses désirs cessent, d’autant que le repos est l’accomplissement [225] des désirs de l’âme; il s’ensuit donc bien qu’elle est unie à Dieu durant cette quiétude, et qu’elle repose en lui, encore qu’elle ne s’en aperçoive pas; autrement le désir qu’elle avait auparavant continuerait encore, et l’âme ne serait pas contente pendant sa quiétude, ce qui est contre l’expérience. On connaît par- que cette oraison fait reposer l’âme comme en sa dernière fin, parce qu’elle accoise en elle non seulement le désir de s’unir à Dieu, mais encore tous les autres, n’aspirant point à la jouissance d’un autre objet, mais seulement la souhaitant plus parfaite. Ce qui est tout assuré dans l’oraison de repos savoureux, dans laquelle l’âme désirerait être plongée et comme perdue dans l’océan de délices dont elle n’a que le bord de ses lèvres arrosé. Et quoiqu’il y ait plus de difficulté à croire que dans l’oraison de quiétude sèche et sans goût, l’âme ait l’accomplissement de tous ses désirs, possédant cette rose ou ce lys parmi les épines, je veux dire cette quiétude parmi tant d’inquiétudes et ce repos parmi tant d’afflictions et de désolations, il est pourtant vrai que, si la quiétude et le repos sont parfaits, l’âme ne désire jouir d’autre objet que de celui qu’elle possède dans ce repos si traversé. Et quoiqu’elle n’en jouisse qu’un moment, [226] elle aperçoit néanmoins quelque chose dans cet objet capable de la satisfaire; et, s’il était pleinement goûté, de la désaltérer entièrement de toute la soif qu’elle pourrait avoir; et la portion supérieure, qui seule en jouit, ne veut point prendre le change, mais souhaiterait de seulement goûter ce repos en toute sa plénitude; et cette âme voit bien que la quiétude qu’elle ressent et la tranquillité dont elle jouit est une chose spirituelle et conforme à ses désirs spirituels les plus relevés, de sorte que s’ils étaient accomplis entièrement, elle ne désirerait plus rien. D’où il faut inférer que Dieu est l’objet de l’oraison de quiétude, tant de la savoureuse que de celle qui est sans goût, puisqu’elle s’y repose comme en sa dernière fin, et que Dieu seul est la dernière fin de l’homme.

SECTION IV. Preuve de ce que dessus par autorité.

Je prends la première autorité du très mystique et très illuminé prophète David, qui dit que le lieu de la demeure de Dieu est celui de la paix. Or l’âme, dans cette oraison, est dans un état de paix, et d’une paix si profonde qu’elle la conserve parmi les plus grands abandons et les plus grandes désolations intérieures. Il dit ailleurs au [227] même sujet : Je dormirai et me reposerai en paix en cela même, sans dire en quoi [Ps.4,9]; par où il explique bien l’oraison de repos, pendant laquelle l’âme ne sait en quoi elle se repose, il semble que ce soit en la même quiétude.

Les Pères grecs et latins entendent ce repos de la tranquille oubliance des choses temporelles et de la contemplation des choses divines, pendant laquelle l’âme ne se repose qu’en Dieu, et arrive même jusqu’à l’oubli de toutes pensées, et ce prophète montre assez que Dieu était l’objet de son repos, par ce qui suit : Pour autant, dit-il, Seigneur, que vous m’avez établi singulièrement en espérance, c’est-à-dire : j’aurais l’honneur de me reposer en vous.

Seigneur vous nous avez fait pour vous, dit saint Augustin, et notre cœur ne peut avoir de repos s’il ne s’établit en vous. Il semble que ce grand saint veuille comparer notre âme à l’aiguille frottée d’aimant, qui est toujours en mouvement et en inquiétude jusqu’à ce qu’elle regarde son nord. L’âme, ayant été touchée et imprimée de Dieu dans sa création et formée à son image et ressemblance, ne trouve aucun repos ès créatures, parce que l’accomplissement de ses désirs est en Dieu seul. Puis donc que cette oraison établit l’âme dans un grand [228] repos, c’est une marque de la divine présence; et le repos de l’âme en cet état consiste en ce qu’elle croit que Dieu demande d’elle seulement le repos; et comme tous les désirs de cette âme se terminent et aboutissent à la volonté et au bon plaisir de Dieu, croyant que Dieu veut qu’elle demeure ainsi, ce repos est l’accomplissement de ses désirs.

L’union amoureuse, dit Gerson [Theol.Myst.conf.42], en laquelle consiste la théologie mystique, accoise l’âme, rassasie sa faim et l’affermit. Car comme chaque chose se tient en repos lorsqu’elle a acquis sa perfection, et que notre esprit, par amour, est conjoint au souverain bien perfectionnant, il faut ensuite par nécessité qu’il y trouve son repos, son rassasiement et sa sûreté. Ainsi la matière possédant sa forme, la pierre étant en son centre et chaque chose ayant atteint sa fin n’a plus d’inclination pour d’autres choses; et l’âme raisonnable se joignant à Dieu s’unit au souverain bien, car Dieu est son souverain bien, son centre, sa fin et toute sa perfection : que pourrait-elle donc rechercher ou désirer après cela?

Dieu, dit Ruusbroec [Lib.de vera contempl.cap.47], se fait voir à l’âme élevée tel qu’il est en sa nature, c’est-à-dire nu, sans fond, sans bornes, sans mesure et sans fond, et c’est de cette sorte qu’il se donne [229] pour objet à l’affection élevée et à l’âme oisive, c’est-à-dire dégagée et détachée de toutes choses.

SECTION V. Quelques autres autorités en preuve du même sujet.

Quand les théologiens mystiques nous assurent que Dieu est l’objet de la pointe, du fond et du centre de l’âme, ou de l’oraison sans formes, images, discours et méditations, ils nous enseignent par même moyen que Dieu est l’objet de l’oraison de repos, puisque l’oraison de repos et la pointe ou le fond de l’âme ont le même objet, parce que l’oraison de repos, ainsi que nous verrons, est la fonction de la pointe ou du centre de l’âme, et cette pointe ou fond de l’âme est sa suprême puissance, laquelle n’atteint point son objet que par l’oraison de repos, comme cette même oraison n’atteint son objet que par le moyen de cette suprême puissance; d’où on conclut nécessairement que si Dieu est l’objet de la suprême puissance, ou de la pointe de l’esprit, il doit être aussi l’objet de l’oraison de repos mystique.

Les puissances supérieures, dit Ruusbroec, sont attachées à Dieu par un continuel amour, rempli de la vérité divine, et [230] établies dans la possession d’une liberté ignorant les formes et les images, et par ce moyen l’esprit est plein de Dieu, mais plutôt le possède avec surabondance sans aucun moyen.

Tauler dit [Cant.4] que la très agréable Trinité luit dans les intérieurs et s’écoule intimement dans le fond qui n’a ni nom ni images; dans ce fond l’esprit se trouve sans forme, comme abîmé dans l’immensité de Dieu.

La volonté, dit un autre [Secrets Sentiers, 2e part. ch.15], étant la puissance la plus noble de notre âme, est aussi celle qui a en son centre et au plus intime de son fond la présence réelle et l’immédiate assistance de l’Être divin.

Du Pont, en la Vie du père Baltasar Alvarez, dit [ch.15 §1] que ce grand contemplatif avait coutume de dire que quand Dieu, dans l’oraison, ôte le discours à l’âme, c’est un signe que Sa Majesté en veut être la maîtresse, parce que d’y entrer toutes les portes étant closes est un des privilèges de celui qui l’a créée, incommunicable aux bons et aux mauvais esprits; par ainsi il est très sûr et très éloigné d’illusions; la paix et la joie que l’âme ressent alors est un indice de la même Majesté qui est présente.

Enfin, quand les théologiens mystiques appellent cette oraison nudité ou dénudation, intelligence indistincte, silence obscur, [231] anéantissement, union immédiate et essentielle, amour tranquille, introversion en son essence, et quand ils disent que par l’abstraction l’âme trouve Dieu, qu’il opère en elle, ou qu’ils emploient d’autres termes semblables, ils ne veulent dire autre chose, sinon que Dieu est l’objet de ces sortes d’oraisons mystiques.

SECTION VI. Dieu est l’objet de l’oraison mystique savoureuse.

Il est bien aisé de donner des preuves pour faire voir que Dieu est l’objet de cette oraison mystique savoureuse.

Nous prendrons la première de l’état de la pente en cette oraison, qui est d’être pleines de délices. Elle sent une suspension de toutes ses puissances par un objet qui n’est point aperçu, mais pourtant très agréable. Or il est inconcevable qu’un objet créé qui ne s’aperçoit point puisse suspendre toutes les puissances, les attirer à soi et leur donner une telle satisfaction, et que l’âme ne pouvant faire aucune réflexion sur cet objet, il attire néanmoins toute son attention, et la plonge dans des délices inexplicables; il faut dire que c’est Dieu qui opère cette merveille, qui est un objet tout-puissant, capable de recréer l’âme en la façon qu’il lui plaît. [232]

La seconde preuve se tire de l’excellence et de la grandeur des joies que Dieu communique en cette oraison. Les mystiques tiennent qu’elle surpasse toutes celles qui peuvent être goûtées en ce monde, d’où il faut inférer qu’elles doivent naître d’un Objet incréé, puisque l’objet ne peut donner de joie que selon qu’il est délectable, comme la viande fait ressentir au palais plus de goût qu’elle n’en a en soi; or il n’y a point d’objet créé qui puisse donner de tels délices; elles procèdent donc d’un Objet incréé et infini.

La troisième. Ces joies et ces délices sont des goûts spirituels, comme dit sainte Thérèse et les autres mystiques, donnés des mains libérales de Dieu. Or il n’y en a que de deux sortes, ou de ceux qui se communiquent par de bons actes et pensées, ou des autres qui se donnent sans elles. Quand Dieu donne des goûts en la première façon, c’est par le moyen des actes d’oraison mentale, qui élèvent l’esprit à Dieu et le mettent en sa présence, de sorte que c’est la présence de Dieu qui cause ce goût. Il faut aussi croire que cette même présence de Dieu produit ces goûts dans l’âme, lorsqu’elle est dans l’oraison de repos sans actes ni pensées, puisqu’ils ne peuvent être causés que par elle. [233]

SECTION VII. Suite du sujet précédent. Quatrième preuve par l’autorité des mystiques.

Pour une quatrième preuve, on pourrait apporter les témoignages de tous les auteurs mystiques; contentons-nous de deux ou trois, qui nous apprendront le sentiment de tous les autres.

Laissons parler sainte Thérèse [Chemin de perfection, ch.31], puisqu’elle veut et peut nous enseigner ce secret, dont elle a eu tant et de si douces expériences. Je veux, dit-elle, vous déclarer cette oraison de quiétude selon qu’il a plu à Notre Seigneur me la faire entendre. C’est un accroissement et une paix en laquelle Dieu l’établit par sa présence, parce que toutes les puissances s’accoisent; elle sent une grande délectation au corps et une grande satisfaction et contentement en son intérieur; elle est si contente de se voir auprès de la fontaine, que même sans boire elle se voit rassasiée, et ne lui semble pas qu’il y ait plus rien à désirer.

Du Pont, en la Vie du père Baltasar Alvarez, parlant de l’état de cette oraison [ch.15 §1] : Elle donne, dit-il, une aide et un contentement à l’âme si grand, qu’il semble que [234] Notre Seigneur la mette en son royaume, et qu’elle se voit établie au milieu des biens qu’elle ne s’était jamais imaginés.

Quelques théologiens prouvent encore que par cette oraison l’âme jouit de la présence de Dieu, et partant que c’est son objet, parce que la délectation et le repos ne doivent point tenir rang parmi les fins ou les termes; vu que selon le jugement de tous les théologiens, principalement de saint Thomas, ils doivent être mis entre les moyens, ou bien ne peuvent être obtenus sinon avec la chose que l’on recherche en qualité de fin. C’est pourquoi le repos et la délectation se ressentent en cette visite céleste, à cause que l’âme, par la vraie charité a Dieu présent, elle l’appréhende comme tel, et l’expérimente par le contentement incroyable, la joie immense et le repos qui lui surviennent, témoins assurés de cette divine présence et mutuelle bienveillance.

SECTION VIII. Dieu est l’objet de l’oraison mystique sans goût.

On pourrait douter si l’oraison mystique sans goût aurait Dieu pour objet, vu que l’âme en cet état, par les distractions, [235] les aridités et désolations intérieures, semble si éloignée de lui.

Je dis néanmoins qu’on peut connaître que cette oraison ne peut avoir autre objet que Dieu.

Premièrement par l’état où se trouve l’âme dans cette oraison; car qui pourrait tenir sa partie supérieure si tranquille pendant le désarroi des tentations et des désolations de l’inférieure, sinon Dieu? C’est le lieu de sa demeure, son cabinet et sa couche royale. On rapporte qu’un petit poisson fut autrefois capable d’arrêter un grand vaisseau, quoique tous les vents donnassent dans les voiles, et que toutes les rames y aidassent, qui pour ce prodigieux effet est appelé rémore ou arrête-nef. Il faut dire que la nature a donné à ce petit animal une vertu extraordinaire pour arrêter le vaisseau. Je dis le même par proportion, qu’il faut un bras puissant pour affermir la partie supérieure de l’âme attaquée par les tentations; et d’où lui peut venir cette force, sinon de Dieu qui, étant attaché et collé à cette partie plus haute, ou plutôt l’attachant à soi par amour, l’arrête malgré tous les efforts des sens et des passions? Nous savons que la partie supérieure n’est pas immobile et inébranlable de soi, non plus que l’inférieure, qu’il faut beaucoup de raisons et de considérations [236] des châtiments, des récompenses, etc., qui lui rendent Dieu présent, pour la fixer; et nonobstant cela, combien y en a-t-il qui succombent aux tentations? D’où peuvent donc procéder cette force et cette vertu à l’âme attaquée, sans considérations qui l’excitent, si ce n’est de la présence de Dieu en elle, et de l’union qu’elle a avec lui, bien qu’elle ne s’en aperçoive pas? Dieu seul est inébranlable par nature; l’âme le peut être par la grâce de Dieu, en vertu de laquelle le Prophète dit que ce même Dieu ne sera point ébranlé au milieu d’elle, c’est-à-dire dans son opération centrale, que nous pouvons dire être l’oraison de repos mystique.

Secondement, lorsque l’âme entre en soi par un souvenir tranquille, renouvelant son repos interrompu par les distractions et les oubliances naturelles, tout l’intérieur se met en paix, au moins pour un moment; les inquiétudes et les troubles de la partie inférieure faisant comme une trêve pour un peu de temps avec la plus haute pointe de l’esprit, et la laissant jouir de son repos sans goût, tandis que sa délicate introversion dure; et encore que tout aussitôt les traverses et les émotions des sens retournent et recommencent leurs révoltes ordinaires, il suffit que durant le moment de ce souvenir tranquille il s’apaise : comme si un coup [237] de tonnerre faisait cesser un grand bruit par l’étonnement qu’il donne à ceux qui l’entendent. Cette émeute de passions semble vouloir mettre en pièces la partie supérieure; mais, chose admirable! s’arrêtant et se montrant à ceux qui la poursuivent, elle leur ôte la force et le pouvoir, en la vertu de celui qui, se présentant aux Juifs, les fit tomber à la renverse; et vous diriez que les sens étonnés craignent d’empêcher la jouissance et l’attention de ce repos si sec; et si ce repos durait plus longtemps, ils demeureraient renversés. Il faut bien dire que l’objet qui occupe l’âme est Dieu, qui a un plein pouvoir sur les puissances inférieures et sur les supérieures, sur les démons et sur l’enfer. C’est un bien universel qui fait évanouir tous les autres, une cause générale qui fait cesser et obéir les particulières. Ce n’est pas merveille que cela arrive dans l’oraison savoureuse quand il y a des distractions, comme il se rencontre quelquefois, parce que ce repos est tout sucré, les sens comme les abeilles en sentent l’odeur qui les parfume et le miel qui les apaise; mais dans l’oraison sans goût, où l’objet n’attire par aucun suc, c’est merveille que les sens quittent leurs objets agréables, et que ce repos sans goût soit plus efficace que toutes les raisons et tous les discours de l’entendement [238] qui bien souvent ne saurait apaiser les sens émus. Il faut que ce soit Dieu qui, d’un clin d’œil et d’une parole, commande aux vents et aux tempêtes de se taire et de faire silence. Les passions et les autres choses qui émeuvent la partie inférieure contre la raison sont de la nature des choses graves et pesantes, qui attirent en bas et font souvent, dit l’Apôtre, courber la partie supérieure. Or les choses graves ne se reposent qu’en leur centre. Puis donc que l’expérience fait voir que toute dévotion de la partie inférieure cesse un moment de temps, et qu’elle se repose, comme la pointe de l’esprit, dans le même objet de la partie supérieure, il faut dire que cet objet est le centre de la partie inférieure et de toutes les passions, aussi bien qu’eux de la supérieure; et partant, que c’est le centre universel où toutes choses se reposent comme en leur fin dernière, qui ne peut être que Dieu. Car le repos en Dieu est si conforme à toute l’âme, que les sens quittent leurs propres opérations pour participer un peu à ce repos et à cette paix qu’ils connaissent par instinct être bien plus conformes à leur béatitude. Car encore que ce repos n’ait aucune douceur sensible, il a pourtant une possession de Dieu qui a le goût de la béatitude de l’âme, dont les sens sont comme les membres, ou pour mieux dire, les parties. [239]

Troisièmement, si cet objet qui donne repos à la plus haute portion de l’âme était quelque chose de créé, il faudrait qu’il fût entré par l’imagination; car tous les objets de la partie supérieure passent par l’imagination. Or il n’entre rien dans l’imagination d’une telle âme, qui la puisse contenter; au contraire, tout est bandé contre elle; il faut donc que ce soit Dieu qui, en qualité d’Objet, peut entrer dans la partie supérieure sans passer par l’imagination, qui peut même entrer dans l’imagination sans qu’aucune puissance s’en puisse apercevoir, comme il fait ici. Lorsqu’on voit, dans les contrées où se trouve l’aimant, que les clous s’arrachent des navires, on reconnaît qu’il y a une grande sympathie entre l’aimant et le fer; et quand la volonté se retire et s’arrache comme par force de tous les sens et de leurs objets, auxquels elle est naturellement si collée, pour se porter à un objet sans savoir quel est et sans pouvoir réfléchir sur lui, il faut dire qu’il y a une sympathie très grande entre cet objet caché à ses yeux, et à l’âme raisonnable. [240]

SECTION IX. Sentiments des mystiques sur ce sujet.

Comme il n’y a point de personnes, entre celles qui aspirent à l’habitude d’une oraison continuelle, qui n’aient passé par ces états sombres et fâcheux, qui sont comme des dispositifs nécessaires à l’union intime avec Dieu, elles ont eu conséquemment la pratique de l’oraison mystique sans goût, dont quelques-unes d’entre elles ont laissé les théories dans leurs écrits.

Il semble que le Prophète royal veuille parler [Ps.38,8] de cette oraison obscure et sèche en soi-même, lorsque, décrivant sa stérilité : Et maintenant, dit-il, quel est mon attente, sinon le Seigneur?

Et que veut insinuer le divin Apôtre, quand il nous dit [Gal 3,9] qu’il est attaché à la croix avec Jésus-Christ, sinon qu’il possède Jésus dans la croix, et que l’âme peut se reposer en lui dans les plus grandes souffrances?

Un sage et vertueux mystique, appelé l’Idiot, dit que la marque évidente que puisse avoir une âme de la demeure de Dieu en elle et d’elle en Dieu, est quand elle souffre de grands maux, et qu’il lui semble que Dieu l’a oubliée, et elle lui; et qu’étant [341 en fait 241, mais il y a cent pages omises dans la numérotation!] accablée de peines, néanmoins au fond de son cœur et à sa plus haute pointe, malgré les sens et les passions qui crient, elle est tellement d’accord avec Dieu qu’elle ne veut que ce qu’il veut et ce qui lui plaît.

Et le sentiment commun de tous les spirituels est que dans cet état de souffrance l’union de l’âme est très intime avec Dieu, parce que l’amour qu’il a produit est tout divin, qui élève l’âme par-dessus tout le terrestre et lui fait trouver son Dieu même dans les plus grandes obscurités et abandons; qu’avec l’épouse elle est comme un lys odorant entre les ronces des tribulations, ou comme une belle rose entre les épines des distractions; qu’elle se trouve liée avec lui dans une paix et une tranquillité admirable; que dans les multiplicités elle est une et unique, sans division, toute à son grand tout, ce qui lui fait trouver de la douceur en toutes les peines et amertumes de cette vie; qu’enfin elle ne se doit jamais laisser emporter au chagrin, à la tristesse, ni aux inquiétudes, de peur de troubler la paix de sa conscience, où elle a coutume de voir son divin objet et se rendre par ce moyen bienheureuse. Tauler dit [Serm. In comm. plur…] que Dieu permet tant d’abandons, de sécheresses et de renversement en l’âme pour lui apprendre à ne se reposer qu’en lui. [342]

SECTION X. Dieu seul est l’objet de cette oraison, et l’inclination aux choses divines en est l’effet.

Après avoir vu que Dieu est l’objet de l’oraison mystique, on peut demander s’il est seul son objet, ou si les choses divines peuvent en être l’objet moins principal. Je réponds et dis premièrement que Dieu seul est l’objet de cette oraison. Ce qui se prouve premièrement parce que le repos de l’âme est un acte de jouissance, qui a pour objet la fin et non par le moyen; car l’âme se repose en sa fin; or Dieu seul est la fin de cette oraison; les choses divines ne sont que les moyens pour rendre à Dieu, et qui y conduisent.

Secondement, l’objet de l’oraison de repos n’est point aperçu, et l’âme ne peut avoir un acte de réflexion sur lui; mais oui bien sur les choses divines qui sont ainsi recherchées et poursuivies par notre esprit.

Troisièmement, l’objet de cette oraison est dans la pointe de l’esprit, cette oraison étant une opération de la plus haute puissance de l’âme; les choses divines sont dans la partie qui raisonne.

Quatrièmement, cette oraison ne varie [343] point ni d’opération ni de puissance; c’est une opération uniforme, qui atteint toujours son objet de même façon; les choses divines sont diverses, qui demandent l’exercice de diverses puissances et opérations, de connaissance, d’amour, de foi, et autres. Cette oraison n’a point ces divers actes et opérations.

Cinquièmement, cette oraison est sans pensées, formes et images, les choses divines ou qui regardent le service de Dieu ne se peuvent pratiquer sans elles.

Je dis et répond en second lieu que l’inclination aux choses divines est en l’âme l’effet de cette oraison. Premièrement, parce que la tranquillité qu’elle ressent la porte au bien. Secondement, c’est un acte de charité qui est obéissant, comme dit un excellent théologien, et ainsi il incline à l’obéissance de Dieu. En troisième lieu, il nous élève au-dessus des sens vers Dieu et les choses célestes; et enfin, c’est une complaisance en Dieu. [344]

SECTION XI. Remarque notable sur l’oraison de repos sans goût.

Sur ce que nous venons de dire, que l’inclination au culte et au service de Dieu et aux choses divines est l’effet de l’oraison de repos, il est bon de remarquer que, bien que l’oraison de repos accompagné de sécheresses assez souvent n’ôte pas à l’âme qui se trouve dans cet état les répugnances qu’elle peut ressentir à ce qui est vertueux, au moins quant à la partie inférieure, néanmoins comme son propre est de la porter à se tenir contente pendant les répugnances de cette même partie, elle acquiert une certaine aversion quasi imperceptible à tout ce qui lui plaît, et un désir de lui contredire en tout comme à son propre ennemi, et conséquemment au mal, auquel elle la porte; ensuite de quoi elle lui donne une inclination au bien qu’elle n’aperçoit quasi pas, tant elle est déliée et détachée des sens, et qui même est diamétralement opposée à leur inclination. D’où suit encore que la propension au bien et au service de Dieu qui naît et se nourrit ainsi dans la stérilité, est ordinairement plus ferme que celle que donne l’oraison [345] de quiétude savoureuse. Car on voit assez souvent que quand sa douceur est passée, l’inclination et la facilité que l’on avait à la vertu s’évanouissent; au lieu que celle qui est causée par l’autre oraison est indépendante et de la douceur, et du trouble qui peut accueillir l’âme; ce qui fait qu’elle demeure constante et inébranlable, et ce qui la doit encore obliger de se rendre fidèle à bien souffrir comme il faut l’état de sécheresse, c’est-à-dire avec une entière soumission à la volonté de Dieu. [346]

CHAPITRE XI. Sous quelle considération Dieu est l’objet de l’oraison mystique, ou de quiétude.

SECTION I. Dieu est l’objet du repos mystique sous la considération de souverain bien.

Notre esprit, n’étant pas capable de connaître Dieu par un seul concept, en forme plusieurs et divers afin de le pouvoir comprendre : et comme notre œil ne voit le ciel entier, quoi que non divisé en soi, qu’à diverses reprises, ce qui procède de son excessive grandeur et de notre vue trop bornée, de même, quoique toutes les perfections de Dieu ne soient en lui qu’une seule et très simple perfection, nous formons néanmoins diverses pensées de sa bonté, de sa sagesse, de son amour et de ses autres attributs, à raison de l’infinie perfection de ce même Dieu et de [347] notre trop étroite capacité. Ce qu’étant supposé :

Je dis que Dieu est l’objet de l’oraison mystique, non sous la considération de quelque perfection particulière, mais sous celle de souverain bien, contenant en soi tous les biens et toutes les perfections, comme étant la fin dernière de tout désir. Ce qui se prouve par les raisons suivantes, qui peuvent servir d’autant les motifs d’aider cette souveraine bonté.

La première raison est que le bien est l’objet de la volonté, et puisque dans cette oraison il y a un repos qui la satisfait, il faut que l’objet qui opère et produit ce repos soit un bien; et ce bien ne peut être faux, puisque ce n’est pas le sens qui est satisfait, mais la partie la plus haute de l’âme; c’est donc un bien vrai et spirituel. Et comme nous avons fait voir que cet objet n’est pas une chose créée, on doit conclure que c’est un bien incréé, qui n’est autre que le souverain bien. Ce qui se confirme parce que le repos de l’âme est un acte de volonté, dont l’objet est le bien, et ce bien est un vin très pur qui n’est point frelaté de quelque apparente vérité, puisqu’il est sans formes, sans images ou sans pensées, qui sont les moyens avec lesquels les sens mixtionnent le bien, et de faux le [348] rendent apparemment vrai; mais le bien auquel repose l’âme dans cette oraison étant sans pensées, ne peut être que vrai. Tout objet créé atteint la puissance par pensées, c’est donc un bien incréé auquel l’âme se repose sans pensées, et par une manière extraordinaire.

La seconde est que la volonté se porte au bien créé ou incréé; or dans cette oraison elle ne se porte point au bien créé, puisqu’elle en est détournée pour se reposer en Dieu seul. Et de plus,

troisièmement, l’âme, dans toutes les tentations ou agitations des passions, rendue intérieure par son bien-aimé repos, est détournée du mal; sur quoi je fonde ce raisonnement : ce qui contrarie à un mal est un bien; ce qui contrarie à tout mal est un bien universel; le repos mystique contrarie à tout mal; il contient donc un bien universel. Or le bien universel est le bien souverain; et ainsi le repos mystique contient le souverain bien, ce qui ne peut être qu’en tendant à lui comme à son objet, lequel il embrasse avec tant d’amour qu’il se détourne de tout le mal qui lui est contraire.

Quatrièmement, le propre de la partie aimante est de se reposer au bien plus ou moins relevé selon qu’elle est en elle plus [349] ou moins excellente. L’appétit sensitif se porte à un bien terrestre, la volonté supérieure agissant raisonnablement se porte à un bien plus relevé, et puisque le repos mystique procède de la puissance souveraine et la plus haute de l’âme, et que c’est une de ses opérations les plus sublimes, il faut dire qu’elle se repose en un bien le plus relevé qui soit, et qu’une puissance souveraine se repose en un bien souverain.

Cinquièmement, plus l’âme se repose au souverain bien comme en son objet, plus elle a les conditions du vrai repos, et au contraire. Or quel repos mérite mieux ce nom que le mystique? Le propre du repos est de faire cesser toutes opérations; plus on opère et moins on repose; l’âme opère en tous les repos jouissants, hors celui-ci, car ils se font avec formes, images et pensées. Si l’âme, par exemple, produit un acte de repos avec délectation ès perfections divines, c’est bien un repos de l’âme; mais il y a quelque opération mêlée qui empêche que ce repos ne soit si parfaitement tel que s’il se faisait sans ces images et ces discours intérieurs; au lieu que le repos mystique est plein, qu’il n’a rien que le repos, et conséquemment c’est un repos au souverain bien comme en son objet.

Sixièmement. L’âme est quelquefois en de si grandes [350] tentations qu’elle ne peut produire aucun acte, ni avoir aucune pensée de résistance actuelle : tout ce qu’elle peut faire est de se tenir en ce repos mystique, qui la met en un pur désaveu de toutes ces tentations; car elle voit bien qu’elle n’y veut pas consentir. Il s’ensuit donc que sa volonté est attachée à un objet, qui éminemment contient le désaveu de ces tentations, lequel ne peut être autre que le souverain bien.

Septièmement, cette oraison est un mouvement amoureux et divin qui est par-dessus notre portée et au-dessus de nous. Or nous ne pouvons aimer aucun bien particulier au-dessus de nous ni plus que nous; il faut donc que ce que nous aimons soit un bien universel, c’est-à-dire souverain.

Huitièmement, cet objet est un bien; or cet objet n’a aucunes conditions particulières, car s’il en avait, elles paraîtraient; c’est donc un bien illimité, souverain, infini, et universel.

Neuvièmement, l’oraison de repos est contraire à l’inclination des sens, qu’on détourne de leurs objets qui sont des biens particuliers. Si donc l’inclination de cette oraison leur est contraire, il faut qu’elle se porte au bien universel, car il n’y a que ces deux sortes de biens.

Dixièmement enfin, on ne parvient à [351] cette oraison, ni à son objet, que par la foi. Or la foi nous apprend à nous reposer dans notre dernière fin, qui est le souverain bien.

SECTION II. Preuves par autorités que Dieu, comme bien souverain, est l’objet de cette oraison.

Il ne serait pas nécessaire de confirmer par le sentiment de nos mystiques une vérité si claire que celle qui assure que Dieu comme bien souverain est l’objet de cette oraison, n’y ayant rien de plus commun dans leurs écrits; je ne laisserai pourtant pas, pour plus ample déclaration, d’en rapporter quelques autorités.

Chaque chose, dit Gerson [Theol.Myst. conf.42], demeure en repos aussitôt qu’elle possède et qu’elle joint ce qui lui donne sa dernière perfection, et notre esprit étant par la charité parfaite uni et conjoint à l’objet qui le perfectionne, il est nécessaire qu’il y trouve son repos, son rassasiement, et sa fermeté : parce que Dieu est son souverain bien, son centre, sa fin, et toute sa perfection.

Harphius en même sens, et quasi en mêmes termes [Lib.I Theol.Myst. cap.101], dit que notre esprit, par un parfait amour, étant joint à ce qui le perfectionne, y trouve son repos, comme ayant acquis sa perfection, sa fin et son centre. [352]

L’instinct du Saint-Esprit, dit Ruusbroec [Lib. De vera contempl. Cap.16], nous émeut au-dedans, et nous sentons être, ou naître en nous un certain désir insatiable, qu’aucune raison des créatures ne peut ni arrêter ni contenter, parce que l’Esprit de Dieu exige du nôtre que de tout notre effort, sortant hors de nous-mêmes, nous nous écoulions et perdions en lui.

Il dit ailleurs [Ibidem, cap.29] que Dieu, qui est le premier objet des esprits élevés en nudité, et la béatitude suressentielle, selon son essence au-dessus de toute essence, renferme indifféremment au-dedans de soi, en une quiétude simple, les divines Personnes et les esprits que les excès élèvent au-dessus d’eux-mêmes en un état où il n’y a ni lieu ni temps, ni enfin chose aucune qui se puisse exprimer de paroles. Toutes ces preuves, et d’autres qui sont sans nombre, marquant un si grand repos et une si profonde paix dans les âmes qui pratiquent cette oraison, font assez connaître qu’elles n’en peuvent jouir que dans l’objet d’une souveraine bonté. [353]

CHAPITRE XII. Si cette oraison a un objet matériel et formel, et quel il est.

Je remarque deux opinions sur ce sujet. La première est de ceux qui assurent qu’il y a quatre sortes d’actes de la volonté qui n’ont point d’objet matériel, savoir l’attention, la fruition, la joie, et le repos; à cause, disent-ils, que ces quatre actes n’ont point d’autre objet que la fin, et que la fin n’est pas un objet matériel, mais seulement formel : puisque l’objet formel étant celui qui excite la volonté — c’est là à proprement parler la fonction de la fin; ce qui leur fait conclure que la fin est un objet formel, et non pas matériel. Et suivant cette opinion, il faudrait dire que l’oraison de repos n’aurait point d’objet matériel, puisque le repos est seulement un acte de la volonté, qui ne se porte à la fin que comme à son propre et immédiat objet.

La seconde opinion est plus véritable, qui dit que l’oraison de repos mystique a [354] pour son objet matériel Dieu en tant qu’il est le souverain bien, ou la fin dernière; et que la bonté ou la perfection de ce souverain bien, de cette fin dernière, qui émeut la volonté à se reposer en lui et à le désirer, est son objet formel. Ce qui se confirme et s’explique par la doctrine des théologiens, qui remarquent que quelquefois l’objet matériel et le formel sont réellement distincts et séparés, comme il arrive en l’acte de la volonté, qui se porte vers les moyens, parce qu’alors les mêmes moyens que la volonté appète sont l’objet matériel, et le formel est la bonté de la fin, à raison de laquelle on les désire. D’autres fois ces deux objets ne sont pas réellement, mais seulement formellement distincts; comme il arrive en l’acte de la volonté qui se porte vers la fin; car alors l’objet matériel est la chose désirée comme fin; et le formel est la bonté de la même chose, qui excite la volonté à son amour ou à son désir. Ainsi en l’oraison de repos, la volonté se reposant en Dieu comme en sa fin dernière, il faut que ce soit l’objet matériel, et que la bonté ou la perfection de Dieu, qui l’attire à se reposer en lui comme dans sa fin dernière, soit l’objet formel; parce que ces deux objets ne sont pas réellement distincts, mais seulement selon notre façon d’entendre. [355]

Aussi saint Thomas dit que l’attention se peut porter à divers objets subordonnés les uns aux autres; c’est-à-dire à diverses fins, dont l’une tend à l’autre; ce qui ne se peut faire si l’une n’est le motif de l’autre; et partant l’une tient le rang d’objet matériel, et l’autre de formel. Il en faut dire de même de l’acte de repos en la fin, quoique déjà obtenue et de laquelle on jouit, si la volonté se repose en diverses fins subordonnées l’une à l’autre; car l’une sera le motif de l’autre; et conséquemment l’une l’objet matériel, et l’autre le formel. C’est ainsi que dans notre oraison la volonté ne se repose en la fin dernière que pour l’amour d’elle-même et de sa perfection. D’où suit que le souverain bien, qui est notre fin dernière, est l’objet matériel de l’oraison de repos, et la perfection, où la bonté, de ce souverain bien est l’objet formel du même repos. De là on peut connaître l’excellence du repos mystique ou de l’âme qui le pratique, laquelle par lui imitant Dieu même en ce qu’il ne se repose qu’en soi-même, et à cause de sa pure bonté. [356]

Chapitre XIII. Dieu comme présent est l’Objet de cette oraison.

On peut demander si cette oraison se porte à Dieu et tend à lui comme présent ou comme absent, c’est-à-dire comme le cherchant ou bien comme jouissant de lui. Ou autrement, si cette oraison donne à l’âme qui l’exerce la jouissance de Dieu comme présent, ou seulement le désir, comme étant absent et éloigné d’elle.

Devant que de répondre, je remarque qu’on peut considérer la présence de Dieu en plusieurs sortes. Premièrement, il y en a une naturelle et substantielle, ainsi appelée parce que la substance de Dieu est présente à toutes les créatures. Secondement, il y a une autre présence de Dieu nommée habituelle, qui se fait par l’infusion de la grâce, au moyen de laquelle Dieu est dit présent à la substance de notre âme, et par l’infusion des vertus surnaturelles, par lesquelles il est présent à ses puissances [357] d’une présence habituelle. Troisièmement, il y a une troisième présence de Dieu actuelle dans l’âme, qu’on peut appeler objective, lorsque par quelque acte de ses puissances, elle se porte à Dieu comme à son objet; si c’est par un acte de désir, il est considéré comme absent; si par une jouissance, comme présent.

Or nous ne parlons point ici de la présence naturelle ou substantielle, car l’on ne s’en peut séparer; ni de l’habituelle, car l’oraison de repos ne suppose pas nécessairement la grâce justifiante; mais nous parlons d’une présence actuelle, ou objective; et demandons si en l’oraison de repos l’âme désire Dieu, ou quelque chose de Dieu, qu’elle n’a pas; ou bien si elle jouit de lui comme présent et le possédant.

Pour l’éclaircissement, il faut savoir que bien que, comme nous venons de dire, l’acte de désir se porte à Dieu ou aux choses divines comme absentes, puisque nous ne désirons que les choses que nous n’avons pas, et que celui de jouissance au contraire se porte aux choses comme présentes, puisque l’on ne jouit que de ce que l’on possède comme présent. ; néanmoins, en l’école de la théologie mystique, les actes de désir et de jouissance sont censés [358] nous mettre en la présence de Dieu, et tous les Pères de la vie spirituelle appellent présence de Dieu la pensée qu’on a de lui et des choses divines, soit en désirant, soit en jouissant, parce que ce sont actes d’oraison mentale, et que de tels actes, selon les mêmes Pères, nous mettent en la présence de Dieu. Et bien que les actes de désir se portent à Dieu comme absent, il ne laisse pas de se rendre présent à l’âme comme objet de sa pensée, quoiqu’elle ne l’est pas par jouissance; et ainsi, bien que les choses divines, comme la grâce justifiante, les vertus et autres telles choses qui servent à l’oraison mentale, ne soient pas Dieu, les actes néanmoins que l’âme produit en l’objet de ces choses, sont dits l’élever à Dieu et la mettre en sa présence, parce que la fin dernière de tels actes est l’union à cette divine bonté, fontaine et objet de la béatitude, et que tous les actes d’oraison mentale y tendent comme au centre de leur parfait repos.

Cela supposé, je réponds en un mot que l’âme, dans l’oraison de repos, non seulement se porte à Dieu qui est son objet, comme présent, et non comme absent, mais de plus, que la jouissance qu’elle en a peut en quelque façon être appelée seule [359] la vraie présence de Dieu, puisqu’elle est sans milieu d’aucunes images, actes ou pensées, ainsi qu’il est amplement déclaré en tout cet ouvrage.

Fin du premier traité. [360]



TRAITE II. De la propriÉTÉ des images, ou de l’excessive activitÉ. [Tome I page 360]

Argument.

Après avoir déclaré dans le premier traité que l’oraison mystique est un repos de l’âme en Dieu qui se fait sans actes, sans discours, sans méditations ou pensées, je parle en celui-ci de l’excessive activité et de la propriété d’images, ennemi de ce divin repos, parce que c’est un empressement en l’âme qui la porte à opérer avec discours des pensées, dans le temps auquel elle se doit contenter d’un simple repos et laisser les opérations sensibles. Je fais voir quelle est la nature et quelles sont les différentes espèces de cette excessive activité, comment l’âme qui aspire à l’oraison continuelle et à la parfaite union avec Dieu ne doit point avoir d’attache ou de trop grande affection à l’oraison qui s’exerce par la voie des actes et des pensées, ni faire d’efforts trop violents pour [361] les produire, puisqu’il les faut quelquefois laisser afin de se tenir en un repos résigné à la volonté de Dieu. Je marque ensuite quels sont les états dans lesquels elle doit quitter les actes, au moins de l’oraison agissante, pour se servir de ceux de la souffrante, ou pâtissante, quoique la même. Je fais voir qu’elle est louable, si dans le temps où elle peut produire tranquillement quelques actes de l’oraison agissante, elle se fait un effort raisonnable et une douce violence pour continuer sa méditation à la faveur de quelques bonnes pensées et considérations, qui servent beaucoup pour embrasser la volonté en l’amour divin. Et pour conclusion je déclare quelles sont les causes de l’excessive activité dans les âmes, et combien grands sont les dommages qu’elles en reçoivent; ce que j’exagère d’autant plus que ces activités ou attaches déréglées aux bonnes pensées, qui sont en effet de grands obstacles à la perfection, paraissent peu considérables et sont prises même pour des perfections par quelques personnes peu pratiques dans ces voies mystiques; et cette grande illusion procède en elles de ce qu’elles ne connaissent, ou au moins ne considèrent pas l’état des âmes qui sont attaquées par des recherches de la nature, d’autant plus secrètes et déliées qu’elles sont plus avancées dans les voies d’oraison, et de tentations plus subtiles du démon, qui tâche de les retirer du [362] conclave de l’amour et de les divertir en mille multiplicités d’actes sensibles, pleins de vivacité naturelle, qui au lieu de fortifier affaiblissent la volonté, lui faisant faire de vains efforts en la poursuite d’une attention que Dieu ne veut pas et qu’elle ne peut moralement avoir. Et secondement, de ce qu’elles ne sont pas instruites des grands dommages que reçoit par telles attaches l’âme qui fait profession de la vie intérieure et parfaite, en ce que, par des opérations qui sentent trop le naturel et l’humain, elle demeure en elle-même, elle trouble la paix et le tranquille repos de l’Époux céleste, se conduisant trop activement en sa présence, elle empêche son opération dominante et l’empire absolu qu’il veut prendre sur elle, et pour chercher avec trop d’empressement la tranquillité du sens, elle s’éloigne de celle de sa plus haute portion, qui est le lieu de sa demeure. [363]

CHAPITRE I. De l’excessive activité.

SECTION I. De la nature et des espèces de l’excessive activité.

L’excessive activité dont parlent les mystiques est un empressement en l’âme et une volonté de produire des actes sensibles ou qui soit aperçus, quand elle se doit contenter de ceux qui ne se peuvent apercevoir; ou quand elle veut opérer avec pensées et discours, lorsqu’elle se doit satisfaire d’une oraison qui n’a ni pensée ni discours, mais un simple repos en un objet qui n’est point aperçu; enfin cette volonté ou désir d’opérer, quand elle se doit reposer et cesser ses opérations sensibles.

Il y a diverses espèces de cette excessive et trop grande activité en l’oraison.

La première est quand l’âme s’efforce [364] de produire des actes, lorsqu’elle ne peut et ne doit faire autre chose que se tenir en un simple acquiescement au bon plaisir de Dieu, et qu’elle veut franchir une impossibilité morale qui est en elle pour l’opération, ne se contentant pas des actes de résignation, patience et autres semblables, plus propres de l’oraison patiente que de l’agissante.

La seconde est lorsque Dieu donnant à l’âme une quiétude et un goût incompatible avec les discours et les bonnes pensées, elle veut en avoir qui étouffent ce goût; car c’est l’activité de vouloir pour lors faire autre chose que se tenir en cette douce quiétude et laisser fondre ce sucre que Dieu met en la bouche, sans remuer les lèvres, et sans faire autre chose que prendre plaisir à le goûter. L’âme qui se conduit autrement est semblable à celui qui mêlerait l’absinthe avec le miel dans une même bouche, ou qui sèmerait de l’ivraie sur le bon grain.

La troisième, lorsque l’âme se pouvant entretenir d’un seul ou de peu d’actes qu’elle goûte, elle les multiplie et en produit plusieurs qu’elles ne goûte pas; ce qui sans doute est une mauvaise activité; d’autant que la multiplication de tels actes qui ne sont assaisonnés de ce goût font perdre celui [365] qu’elle avait aux autres; parce que les goûts intérieurs se perdent faute d’attention. Or l’âme, donnant son attention sur d’autres que ceux qu’elle goûte, est moins appliquée à ceux-ci, l’attention divisée à plusieurs et diverses choses, étant moindre à chacune d’elles.

La quatrième, il y a encore activité lorsque l’âme ne pouvant produire aucun acte avec goût, elle néglige d’en produire quelques-uns sèchement et sans goût, quoiqu’elle le puisse; parce qu’elle ne veut pas se contenter de tels actes; mais elle bande et force sa tête pour ressentir et goûter ce qu’elle produit. Cet effort est excessif; blâmé de tous les spirituels, et marque d’un grand amour-propre.

La cinquième est, lorsque Dieu donne à l’âme quelque vue, au moyen de laquelle elle peut contempler le mouvement et les ressorts de son intérieur, et qu’elle les étouffe pour être plus occupée de pensées, discours et bons actes, qui est encore une espèce d’activité blâmable, parce que tous ces actes ne la rendent pas intérieure et ne lui profitent point tant qu’une telle vue, par laquelle elle pourrait apprendre comment va l’horloge intérieure, quels en sont les mouvements, et comment il la faut entretenir ou redresser quand elle est démontée, [366] ce qui pourtant se doit entendre, quand cette vue ou envisagèrent vient avec une seconde abondance de l’âme; parce qu’autrement il y aurait quelquefois danger d’oisiveté.

SECTION II. De la propriété des images, et ce que c’est.

L’excessive activité et la propriété des images sont quasi mêmes choses; car la propriété d’images ou d’actes est une excessive activité; seulement elle dit quelque chose davantage. L’excessive activité dans une âme la porte à ne vouloir faire oraison que celle qui se passe en pensées et actes qui puissent être aperçus; et ne sait ce que c’est que de pratiquer l’oraison de quiétude qui se fait sans eux. Mais la propriété d’images ou actes, dans une âme, est un attachement tel à l’oraison qui se fait avec pensées, méditations, discours et actes affectifs, qu’elle ne veut point du tout croire ni déférer à ceux qui lui disent qu’il y a une oraison sans pensées et sans actes autres qu’un repos qui ne sait en quoi il se repose. Propriété à un religieux, c’est retenir quelque chose contre la volonté de son Supérieur; et l’âme qui est si attachée à produire des actes qu’elle ne les veut quitter quand il faut pour [367] donner lieu à l’oraison de quiétude et quand le bien de l’oraison continuelle le demande, les retient contre la volonté de Dieu qui est son premier supérieur; et une telle âme ainsi propriétaire blâme tous ceux qui parlent de l’oraison de quiétude. Nous verrons en quelque autre lieu qu’il se trouve plusieurs personnes de cette sorte, qui blâment avec beaucoup d’indiscrétion, et non sans faute, cette sorte d’oraison, condamnent ceux qui la conseillent, empêchent et interdisent la lecture des livres qui en ont écrit, et persuadent à tous autant qu’ils peuvent, qu’il ne faut jamais quitter les bonnes pensées et les méditations, et qu’il n’y a point d’autres oraisons mentales que celles qui se font avec les actes intérieurs aperçus et dont l’objet est connu, et que toutes ces contemplations obscures et mystiques ne sont que des rêveries. Il semble que Dieu accomplisse sur ces personnes le châtiment dont il les menace par un de ses prophètes [Ps.94, 11], jurant en sa colère qu’ils n’entreront jamais dans son repos. [368]

SECTION III. L’âme ne doit avoir attache aux images, actes et pensées.

L’âme qui prétend à l’oraison continuelle et parfaite union avec Dieu doit fuir non seulement la propriété d’images en la façon que nous l’avons expliquée, mais il lui est aussi nécessaire de n’avoir pas trop d’attache ou affection excessive à l’oraison qui s’exerce par la voie des actes et pensées. On peut tirer les preuves de cette vérité, premièrement, de la part des maux que cause cette propriété et trop grande affection de produire des actes, que nous déduirons plus bas. Secondement, de la part des images ou actes dont l’âme est propriétaire. Car je demande à cette âme pourquoi elle se tient si fort attachée à son oraison d’actes et de pensées qu’elle ne veut pas quitter pour celle qui n’en a point, quand il en est temps et la saison. Est-ce qu’elle croit que cette oraison qui se fait avec bonnes pensées et actes sensibles soit sa fin dernière, pour y demeurer fixe, et non pas Dieu seul en qui son affection se doit arrêter? Ne sait-elle pas que ces bonnes pensées et ces actes intérieurs sont seulement des moyens pour tendre à cette fin [369] et qu’ainsi quand elle connaît que telle est la volonté de Dieu, elle les doit quitter pour se tenir en repos en un objet inconnu, comme on laisse un moyen qui tend à une fin, pour en prendre un autre qui selon les circonstances présentes y a plus de rapport? Peut-être dira-t-elle que c’est l’amour de Dieu qui la tient ainsi attachée à ses actes; qu’elle craint de ne pas bien employer le temps de son oraison, si elle ne l’occupe de bonnes pensées. Mais je lui réponds que l’amour même la doit exciter à les abandonner, et que la persuasion qu’elle a de ne pouvoir faire oraison autrement que par bonnes pensées est mal fondée, ainsi que nous le prouvons en plusieurs endroits, et préjudiciable, puisqu’elle lui ferme la porte de l’oraison continuelle en laquelle consiste le vrai moyen de la perfection et l’influence de tous biens spirituels. Entendons sur ce sujet quelques-uns de nos mystiques.

SECTION IV. Sentiments des théologiens mystiques sur la doctrine précédente.

Tous les auteurs mystiques blâment dans les âmes qui font profession d’oraison et de vie intérieure, cette propriété d’images, et cette attache trop grande [370] qu’elles ont à la production de leurs actes quand elles sont dans le temps ou dans l’état auquel elles les doivent laisser, pour suivre passivement le trait de Dieu en elles, les accusant d’une mauvaise conduite en la vie contemplative.

Il semble que le Royal Prophète parle de ces âmes, lorsqu’il dit [Ps.72,27] que leur iniquité procède comme de la graisse et qu’elles sont passées dans l’affection du cœur. L’hébreu, selon la traduction de saint Jérôme, au lieu du mot d’iniquité porte celui d’un œil, et au lieu d’affection du cœur, les peintures du cœur. Comme si cette illuminé prophète voulait dire que l’affection qu’ont quelques-uns aux créatures et aux images du cœur est la cause en eux d’un mauvais œil, c’est-à-dire d’une mauvaise conduite, ou bien qu’ils recherchent avec grande attache les pensées et les consolations sensibles.

Quelques spirituels, dit le bienheureux Jean de la Croix, s’abusent grandement qui, s’étant exercés par les images, formes, et méditations convenables aux commençants, et étant attirés de Dieu à des bien plus spirituels par la privation des goûts de la méditation, n’osent quitter les moyens sensibles dont ils ont coutume de se servir, et s’efforcent de les retenir, et d’aller par la voie de leurs considérations et méditations [371] comme auparavant, en quoi ils travaillent beaucoup avec peu ou point de goût, au contraire l’aridité, le travail et l’inquiétude de l’âme croissent et augmentent.

C’est un grand aveuglement, dit saint Thomas, et une excessive folie en plusieurs qui cherchent toujours Dieu, qui soupirent continuellement après lui, le désirent, crient, et heurtent journellement à sa porte dans leurs oraisons, ayant néanmoins Dieu véritablement demeurant en eux, puisque, selon le témoignage de l’Apôtre, ils sont le temple de Dieu vivant, et que leurs âmes, ainsi qu’il est dit en la Sagesse, sont le trône du même Dieu, sur lequel il est séant en continuel repos. Y a-t-il quelqu’un qui soit fol jusqu’au point de chercher un outil et instrument par les champs, qu’il sait être enfermé sous la clé en sa maison; ou qui s’en puisse jamais servir utilement et à propos, pendant qu’il s’amuse à le chercher? Ou qui est celui qui pourra se fortifier d’une viande qu’il désire, mais dont il ne veut pas goûter? On doit dire le même de tous ceux qui s’occupent toujours à chercher Dieu et ne s’arrêtent jamais à en jouir.

Quelques-uns, dit le Père Benoît [3e partie ch.14], renversent l’ordre, laissant leurs actes et leurs opérations quand il faudrait fidèlement [372] opérer par amour pratique, et les produisant quand il les faudrait laisser et jouir de Dieu par un amour passif; car les uns tombent en une fausse oisiveté, et les autres en une préjudiciable activité.

Plusieurs, dit-il ailleurs, ne cessent de produire des actes fervents et des opérations naturelles, s’éloignant par elles d’autant plus de la vraie union est éminente contemplation, qu’ils pensent ainsi s’en approcher, et vivant d’autant plus en eux-mêmes et en la créature, que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son essence, n’étant leur opération ni intime, ni pure, mais extérieure et impure. Et ceux-ci font non seulement contre la pureté et l’intimité d’opération, mais aussi contre le temps et la saison, parce qu’ils opèrent toujours, sans donner lieu à l’amour jouissant. Il dit au même endroit qu’il peut y avoir de l’excès dans les actes de volonté, non que l’amour et la ferveur puissent être trop grands, qui ne le peuvent être assez, mais parce que telle ferveur peut-être mal conduite, et beaucoup retardée par trop d’actes : comme lorsque l’âme, sentant le trait et l’attrait de l’Époux céleste, se comporte trop activement en sa présence, multipliant et produisant trop d’aspirations, d’oraisons jaculatoires et d’affection de cœur, au [373] moyen de quoi le Saint-Esprit ne peut si bien entrer en cet état; de sorte que s’appuyant plus sur l’industrie de ses propres actes naturels qu’en l’attrait surnaturel de son Époux, elle n’est jamais tirée hors d’elle-même, et demeure toujours en même état.

CHAPITRE II. De la violence excessive et indiscrète de l’âme à produire des actes quand elle est en telles sécheresses que moralement parlant cela ne lui est pas possible.

SECTION I. Quelques remarques sur ce sujet.

Je remarque trois sortes de personnes spirituelles, ou qui s’appliquent à l’oraison mentale, lesquelles néanmoins faute d’oraison de quiétude ne pourront jamais arriver au but de la pratique ou exercice de l’oraison, qui est l’oraison continuelle habituée. [374]

Les premières sont celles qui, trop ignorantes des choses spirituelles, ne savent pas qu’il y ait une oraison mentale sans actes ni pensées; elles méditent les mystères de la foi, produisent des affections excitées par leur méditation, et quand elles ne peuvent avoir leurs opérations accoutumées, elles se persuadent ne pouvoir faire oraison. J’ai fait voir leur erreur.

Les secondes savent qu’il y a une oraison mystique de quiétude recommandée par les saints; mais par leur orgueil et propre sagesse, elles ne la veulent pas pratiquer, et de plus condamnent ceux qui s’y exercent et les livres qui en parlent.

Les troisièmes savent qu’il y a une telle oraison, la croient et ont bons désirs de la pratiquer; mais elles ne peuvent jamais se persuader que ce soit le temps de la faire; elles pensent toujours être au temps de méditer; et quoique les Docteurs mystiques assignent le temps déterminé, quand il faut quitter les méditations, elles se persuadent toujours que c’est par leur faute si elles ne produisent leurs actes, et ce sont celles-là qui se font des violences excessives à produire de bonnes pensées et des méditations, lorsqu’elles devraient cesser pour se contenter du repos.

Je remarque en second lieu qu’il y a trois [375] sortes de violences à l’égard de la production d’actes en l’oraison. La première est celle qui excède les forces de l’âme, en sorte que moralement parlant elle ne les peut produire. La seconde indiscrète, quand elle s’efforce de les produire lorsqu’elle ne le doit pas faire, mais se tenir en repos. La troisième est raisonnable et discrète.

SECTION II. Il ne faut pas faire effort trop violent pour produire des actes.

Ce que dessus étant supposée, je dis que quand l’âme est en sécheresses, et qu’elle a de la peine à produire des actes de l’entendement ou de la volonté, elle n’est pas obligée de se faire une violence excédant ses forces pour les produire, mais que pour lors elle les doit laisser, pour se tenir dans un repos résigné au bon plaisir de Dieu.

Pour éclaircir ce point, qui est important, remarquez qu’il y a deux sortes d’impossibilité : l’une absolue, l’autre morale. L’absolue est celle qui est entièrement au-dessus de nos forces, comme nous disons qu’en l’homme il y a impossibilité absolue de voler. La morale est lorsqu’on ne peut faire les choses sans des violences extrêmes ou excessives. Un malade de fièvre continue [376] pourrait bien quelquefois par une possibilité absolue faire un voyage à pied ou jeûner un carême, se faisant des violences extrêmes au péril même de sa vie; mais parlant moralement et raisonnablement, il ne le peut pas faire; c’est pourquoi il est dispensé du voyage ou du jeûne. Ainsi pouvoir faire une chose moralement parlant, c’est ne la pouvoir faire sans une violence extrême et notablement préjudiciable.

Appliquons ceci au sujet de l’oraison et disons que quelquefois l’âme est en tel sécheresses et distractions, que bien qu’absolument parlant elle pût produire des actes et concevoir quelques bonnes pensées ou méditations, elle ne le peut néanmoins sans un bandement et une violence préjudiciable à la santé; et pour lors elle est censée ne pouvoir produire d’actes, parce qu’elle ne le peut sans un effort excessif. Or Dieu n’exige pas d’elle de si grandes violences, parce que son joug est doux. Les théologiens moraux nous apprennent que la divine bonté ne demande pas de si grandes violences, même dans les choses de plus étroite obligation. Dans l’examen de conscience, le pénitent n’est pas obligé, disent-ils [Reginal.l.4.§.8 – Bonat.disp.5.q.5.sect.2.p.2.§1], d’apporter toute la diligence possible et telle qu’il n’en puisse avoir une plus grande. Une médiocre suffit, dit Navarre, et qui soient jugée telle [377] par un homme prudent, autrement il ne se persuaderait jamais de s’être acquitté de son devoir. Je dis le même à l’égard des autres obligations chrétiennes, qui ne sont telles que quand l’observance est moralement possible. Or si en des choses nécessaires à salut Dieu ne demande pas de l’âme des violences extrêmes, mais douces et raisonnables, combien moins ès choses de dévotion?

Ne vous tourmentez donc pas, pauvres âmes, ne vous faites plus tant de violences pour produire des actes que l’état de votre stérilité vous rend souvent moralement impossible; souffrez de bon cœur que Dieu vous en dépouille, afin que dans cette désappropriation intérieure vous puissiez rencontrer la vraie pauvreté d’esprit.

Mais le mal est que souvent l’âme ne se veut pas contenter de tel petit acte de souffrance et de patience presque inconnus à l’entendement encore trop grossier, quoiqu’ils soient bien meilleurs, parce qu’ils se pratiquent toujours avec douceur et sans violence; et ne sont point troublés par le désir qui reste de produire d’autres actes quand on le pourra. Et c’est peut-être pour cela que ces actes de résignation, de patience, d’attente et semblables, sont appelés actes de l’oraison de quiétude, quoique [378] ceux-là soient aperçus et non les autres. C’est pourquoi quand on les appelle actes de l’oraison de quiétude, cela veut dire seulement qu’ils l’accompagnent, et qu’ils empêchent l’âme qui la pratique de tomber en fausse oisiveté; parce que d’ailleurs cette oraison n’a d’autres actes que sa quiétude et son repos.

SECTION III. Quelques temps ou états dans lesquels il faut quitter les actes de l’oraison agissante.

L’on peut considérer deux sortes d’oraisons : l’une qu’on appelle agissante, l’autre pâtissante. L’agissante s’exerce au moyen des bonnes pensées, des discours, des méditations, des affections et d’autres actes aperçus. La souffrante se pratique par les actes de résignation, de patience, d’humiliation, et semblables, qui ne sont quasi pas apercevables, de façon que plusieurs ne croient pas faire oraison avec ces sortes d’actes.

S’il arrive que vous soyez travaillé de quelque mal de tête ou de quelque autre incommodité notable qui s’excite ou s’augmente par les actes de l’oraison agissante, vous les devez laisser, et vous contenter de faire oraison avec les seuls actes de l’oraison [379] souffrante, quoique peut-être, vous faisant grande violence, vous puissiez produire quelques actes de l’oraison agissante, parce que pour lors vous êtes censé ne le pouvoir moralement. Et ces actes d’oraison pâtissante ou patiente, jamais ou rarement n’accroissent le mal de tête ou autres incommodités. C’est pourquoi, dans l’infirmité ou maladie, on les peut produire, et l’effort qu’on fait pour cela est doux, se fait en tranquillité, et n’intéresse point la santé. Aussi tels actes sont propres à l’oraison de quiétude, non pas comme enfermés en son essence ou en sa nature, mais parce qu’ils l’accompagnent, l’aident, lui servent et sont toujours bienvenus en sa compagnie.

Si vous avez quelque empêchement intérieur de produire des actes de l’oraison agissante, quittez-les pour pratiquer ceux de la patiente : parce qu’il n’arrive que fort rarement, et possible jamais, que l’on soit dans un état si affligé et si abattu qu’on ne puisse produire ces actes, qui sont faciles quand les autres sont impossibles. Ce sont des lieux de refuge qui ne manque jamais au besoin, et il y faut recourir dans la nécessité. Ces empêchements intérieurs peuvent être : premièrement, les grandes affaires qui demandent attention, comme [380] les études, les conversations ou occupations distrayantes. C’est pour lors que les actes de patience, de dépendance, de soumission et semblables sont faciles, ne demandant telle attention, puisque l’acceptation de la peine que l’on a pour lors à faire oraison sert d’une suffisante oraison. Secondement, l’âme peut être empêchée de produire des actes par les troubles intérieurs; car tels actes de l’oraison agissante se doivent pratiquer par un intérieur tranquille et possesseur de soi-même Des actes de l’oraison agissante mal prise et mal conçue peuvent bien troubler l’âme si elle les veut produire, quand elle ne le peut; mais les actes de l’oraison souffrante au contraire, parce qu’ils apaisent les troubles et les inquiétudes causées par les sécheresses, par les extroversions, etc.

SECTION IV. Suite du sujet. Comment l’âme se doit conduire pendant les doutes.

Quand l’intérieur de l’âme est aucunement altéré à cause des doutes qu’elle a, si elle peut ou si elle doit produire des actes de l’oraison agissante, elle fera bien pour lors de s’attacher aux actes de la patience jusqu’à ce que, les doutes étant [381] apaisés, elle puisse produire les actes de l’oraison agissante, doucement et avec un intérieur tranquille. Suffit pour cela qu’elle soit assurée qu’elle ne peut produire les actes de cette oraison agissante sans difficulté; car ils doivent être produits par un intérieur accoisé, ce qui n’est pas durant semblables doutes.

Mais d’autant que tels actes ne sont guère sensibles et ne satisfont pas une âme grossière accoutumée à des actes plus aperçus, spécialement lorsqu’ils durent longtemps, elle pourra douter si elle ne doit point s’efforcer davantage à produire des actes de l’oraison agissante. Nonobstant elle doit continuer son exercice, se mettant en l’oraison de repos, quoique sans goût; tâchant de n’être point oisive, et de s’entretenir avec de petits actes de patience. Et pour connaître quand il sera temps qu’elle fasse effort pour produire des actes de l’oraison agissante, elle doit prendre lumière seulement de la foi nue, c’est-à-dire d’une lumière qui soit par-dessus la raison et l’essence, et même qui leur soit contraire; car si elle consulte les sentiments, et même quelquefois la raison, ils lui diront toujours qu’elle doit opérer plus qu’elle ne fait, principalement devant qu’elle ait acquis une habitude de repos et de [382] tranquillité, parce qu’ils veulent se contenter eux-mêmes et non pas Dieu; et la raison est si obscurcie devant que d’avoir acquis cette habitude, qu’elle croit ce que son sentiment lui dit. Elle doit donc s’en rapporter à la foi, ou à un intellect éclairé d’une lumière insensible; et quand elle a une fois jugé par cette lumière qu’elle ne peut et ne doit pas opérer, elle ne doit plus écouter la criaillerie des sens qui réclament contre cette lumière épurée; car pour lors s’élèvent plusieurs petites craintes qu’elle ne se flatte ou qu’elle ne se trompe, qui veulent empêcher sa quiétude.

CHAPITRE III. De la violence ou effort raisonnable et discret.

SECTION I. Quelle est cette violence.

La troisième sorte de violence que j’ai marquée ci-dessus est raisonnable, douce et tranquille, que tous les contemplatifs approuvent, et que les âmes dévotes doivent embrasser. Et la différence qu’il y a entre celle-ci et les autres est que ceux qui s’efforcent de produire des actes de violences indiscrètes travaillent beaucoup, et s’ils arrachent du fond de leur cœur quelques bonnes pensées, c’est avec tant de trouble et d’anxiété que l’intérieur n’en est point satisfait. Ceux, au contraire, qui font un effort raisonnable, produisent doucement leurs actes, satisfont et étanchent toute la soif et le désir qu’ils ont de faire oraison. [384] Cette violence raisonnable est bonne et vertueuse parce que la vertu conforme à la raison est au milieu, et que les excès sont sans raison et vicieux. Or les vrais contemplatifs doivent suivre la raison, et fuir ce qui n’est pas raisonnable, car en suivant la raison ils produiront leurs actes avec douceur d’esprit et tranquillité de cœur.

Quand donc vous pourrez produire tranquillement des actes de l’oraison agissante, faites-vous une douce violence, et ne demeurez pas en ceux de l’oraison patiente, faute de vous faire un effort raisonnable, parce que les actes d’entendement serviront beaucoup pour embrasser votre volonté en l’amour divin, et des actes fervents de la volonté convertissent beaucoup à Dieu et forment en vous de bonnes habitudes. Cette douce violence consiste à aller peu à peu, d’actes en acte, selon la facilité que vous ressentirez en vous-même à exciter votre cœur à dévotion. Vous ne devez pas vous efforcer de pleurer ou de soupirer; mais si les larmes viennent et coulent d’elles-mêmes, vous ne les devez pas empêcher.

Mais, direz-vous, l’imagination est forte; les passions sont vives; on ne les réprime qu’avec grande violence. [385]

Je vous réponds que le sens et les passions sont de la nature des lions, qui veulent, dit-on, être gagnés et gouvernés par douceur ou par une douce rigueur. De plus, il faut que votre partie supérieure soit maîtresse de l’inférieure, et que sans se mettre en peine de tous ses dérèglements, elle fasse oraison malgré elle, produisant avec cette douce violence tantôt des actes de l’oraison agissante, tantôt de la souffrante, attendant le bon plaisir de Dieu. Il n’y a point de lâcheté dans cette douce violence; les violences indiscrètes ne sont pas durables; les âmes dévotes ne laissent pas de faire des efforts raisonnables, allant toujours leur petit train, réprimant toutefois doucement et courageusement leurs appétits; et par ce moyen elles arrivent bien plus tôt à l’habitude d’oraison que les autres, comme le pèlerin qui va son pas le long du jour, arrive plus tôt au gîte que celui qui court, qui perd haleine, qui se fatigue, et est contraint de demeurer en chemin; mais le pèlerin qui va son pas le long du jour ne laisse pas de peiner, se privant du plaisir du repos, et le contemplatif force son repos naturel par un travail assidu, et se prive du vain contentement que reçoivent ceux qui perdent le temps à divers exercices qui les divertissent de l’oraison. [386]

SECTION II. Confirmation de ce que dessus par autorité des mystiques.

Comme les Pères de la vie mystique blâment les violences indiscrètes, qu’ils disent être très préjudiciables à l’oraison, ils recommandent aussi celles qui sont raisonnables, comme très utiles et nécessaires pour éviter l’oisiveté, qui est la rouille de nos puissances et la ruine de l’oraison.

Il faut, dit Harphius [Theol.Myst.lib.2.p.3.cap.40], quand la grâce ne nous aide pas sensiblement, s’efforcer de temps à autre de produire des aspirations, bien qu’avec peine et travail; en quoi plusieurs se méprennent beaucoup faute d’expérience en cette voie de l’esprit, se persuadant que dans l’exercice de ces aspirations, l’homme est toujours rempli des douceurs spirituelles; vu qu’au contraire il doit souvent élever son cœur avec grande peine et effort, comme il arrive à celui qui lève de terre quelque chose bien pesante; en sorte que par l’excès de l’effort la nature en souffre de la peine et beaucoup d’incommodité, si ce n’est que le Saint-Esprit, par l’abondance de sa grâce, l’adoucisse et soulage le cœur. Et au même lieu, la nature, dit-il, [387] en soi animale et indomptable, tire toujours en bas; c’est pourquoi il est nécessaire de la relever par un exercice continuel vigoureux, et de l’accoutumer aux choses spirituelles, de peur qu’elle n’abatte trop l’esprit; mais que plutôt elle le suive sans l’empêcher, comme on accoutume les animaux les plus farouches, à force de les exercer par le travail, à porter les charges sans résistance. Et encore, poursuit cet auteur, que l’homme chrétien doit presque continuellement élever son esprit, même se faisant beaucoup de violence, il doit néanmoins toujours demeurer en repos de cœur, et avec réflexion faire le discernement du temps auquel il doit travailler, comme quand il se sent fort par le secours de la grâce, d’avec celui auquel il se sent dans une notable privation de cette même grâce, parce que lors il doit descendre à la considération de ses défauts, pour entrer dans le mépris de soi-même ou méditer la vie et la passion de Jésus-Christ.

Celui qui s’applique à l’oraison doit bien prendre garde, dit un auteur moderne [P.Constantin, Secrets Sentiers, 2e p., ch.5], sous prétexte de se faire violence de ne tomber pas dans l’inconvénient de se bander la tête et ruiner la santé de son corps : car quelque grand désir qu’il puisse avoir, il doit être soumis à l’ordre du bon [388] plaisir de Dieu, se contentant de suivre peu à peu selon qu’il en donnera la grâce, et lors que l’esprit est assoupi et l’état de l’âme pesant par défaut d’aide et de prévention de grâce, et que les fantômes sont importuns, il faut céder, non en laissant son désir intérieur, mais se servant de ce qui le peut conserver et maintenir.

CHAPITRE IV. Effets ou Dommages de la mauvaise activité.

SECTION I. Dommage qu’elle cause à l’âme.

Quoique les effets ou les dommages de cette mauvaise activité soient en grand nombre à l’égard de celui qui tombe dans cet excès, je les réduis néanmoins à trois, dont les premiers regardent l’âme, les seconds, le corps, et les troisièmes, tous les deux.

Pour ce qui est des premiers, qui regardent l’âme, tous les spirituels remarquent [382] que les dommages que ressentent et reçoivent les âmes de cette mauvaise activité sont grands et en grand nombre. Je me contente de les indiquer ici, rapportant plus bas les autorités desdits Pères sur ce sujet.

Je dis donc que cette mauvaise activité :

Premièrement, détruit l’oraison, tant celle qui se fait par voie d’acte et de pensées que celle de repos ou mystique.

Secondement, elle empêche l’union de l’âme avec Dieu et l’opération de Dieu en elle.

Troisièmement, ceux qui veulent toujours produire leurs actes sans s’exercer en l’oraison de quiétude ne pourront jamais arriver à cette pauvreté d’esprit que Notre Seigneur a tant recommandé, dont les mystiques font tant d’état, et qui consiste particulièrement à n’être point si propriétaire de ses actes et de ses satisfactions en l’oraison, qu’on ne les quitte aisément quand il plaît ainsi à ce même Seigneur, qui en doit disposer à sa volonté.

Quatrièmement, elle inquiète l’âme et la dégoûte de l’oraison, parce que se trouvant en état de ne pouvoir produire d’actes, elle abandonne l’oraison dont elle se croit incapable.

Cinquièmement, l’âme qui veut faire [390] plus que se tenir en un repos tranquille, lorsque faire davantage détruit sa quiétude, premièrement, satisfait à son amour-propre, qui ne se recherche par moins dans l’excès ou dans la trop grande activité d’oraison, que dans le défaut ou dans la paresse. Secondement, elle veut être trop assurée de ses propres opérations et les trop connaître pour satisfaire, non à la plus haute pointe de l’esprit, mais au sens, ou au plus à la raison aveugle et mal réglée. Troisièmement, c’est n’être pas assez spirituel et détaché des sens. Quatrièmement, elle tombe en oisiveté, car ne pouvant faire oraison comme elle voudrait, elle est contrainte de tout quitter. Cinquièmement, elle est scrupuleuse et manque de confiance en Dieu, quand elle se force à produire des actes, ou qu’ayant des goûts elle les étouffe, recherchant ou admettant des actes non compatibles avec eux.

Ayez donc, ô âme dévote qui prétendez de vous unir à Dieu par l’oraison, confiance en cette divine bonté, et tâchez de goûter combien elle est douce et suave. Si elle vous prive de la nourriture ordinaire de vos actes et méditations, ce n’est pas pour vous laisser famélique, mais plutôt pour vous admettre à sa table, et vous y donner une viande angélique. Et quand il vous semblera [391] que vous n’aurez que des croûtes à manger ou des os à ronger, faites comme la Cananée, et tenez-vous comme une chienne sous sa table, indigne de davantage, vous assurant que Dieu ne vous abandonnera pas, mais qu’il se souviendra de vous dans votre patiente humilité.

SECTION II. Dommage que l’excessive activité cause au corps.

Les dommages que cette activité cause au corps, sont bien considérables, car si quelqu’un dans l’aridité, ne pouvant produire d’actes, s’efforce de tirer ou exprimer violemment quelques pensées ou affections, il intéresse sa santé et se cause des maux de tête, d’estomac, et autres maladies. J’ai connu plusieurs personnes qui pour telle violence sont tombées en des maux de tête et d’estomac continuels et incurables, et ont rendu leurs puissances ou inutiles ou imbéciles à opérer par des efforts indiscrets, en faussant leurs organes par une attention trop tendue, soit à chasser les distractions, ou à mettre en leur place de bonnes pensées. La maison de Dieu est une maison d’oraison, où loge ce grand Roi, et où il doit être aidé et adoré; ce Louvre et ce palais [392] ne s’édifie pas des ruines du corps, qui doit concourir avec l’âme pour la production des actes d’oraison et d’adoration; et si l’un élève et l’autre renverse le bâtiment, que leur en revient-il, dit le Sage, sinon une peine sans profit?

SECTION III. Dommage que cause l’excessive activité à tout l’homme.

Enfin, les maux que cause à tout l’homme cette mauvaise activité sont sans nombre. Elle gêne l’esprit, rend l’oraison ennuyeuse et en empêche l’habitude; parce que l’âme ne pouvant pas toujours produire des actes, et ne connaissant pas ou ne voulant pas pratiquer l’oraison sans actes, elle se porte à chercher des divertissements qui lui servent de remède contre l’ennui et le dégoût.

Secondement, elle provoque la folie, débilite le cerveau, jetant l’homme dans des excès continuels d’inquiétudes et bandements de tête. Dans l’état de sécheresses, elle donne la torture à l’esprit pour se souvenir de ses actes, pour chasser les pensées inutiles, et faute de s’accommoder au temps, à l’état, et aux grâces que Dieu donne, par lesquelles il enseigne intérieurement [393] ce qu’il faut faire pour suivre ses attraits, il fait toutes choses mal et à contretemps, intéressant quasi toutes les parties du composé dans ce désordre général.

Troisièmement, les personnes, par cette activité, deviennent insupportables à elles et aux autres; elles sont en peine jour et nuit, importunent leurs supérieurs ou directeurs, et après avoir été résolues quantité de fois, elles ne se trouvent jamais bien résolues; elles croient ne point faire oraison ni produire bien leurs actes de contrition, de foi et les autres, si elles ne les font à leur mode, qui ne les satisfait pas non plus.

Quatrièmement, elle n’est pas moins nuisible que la fausse oisiveté, car ce sont les deux ennemis de l’âme contemplative. L’une la fait désister de l’oraison par fainéantise et inutilité, ce qui est bien contraire au bon usage des puissances, l’autre empêche la suave et douce opération de Dieu. L’une interrompt l’oraison continuelle, l’autre ne fait pas un petit dommage, la rendant inhabile aux excellentes opérations du divin Esprit, et ainsi lui fait perdre le temps, la portant à faire ce qu’elle ne peut, et à ne pas faire ce qu’elle doit, et ternissant l’éclat du diadème dont Dieu voulait couronner son chef. Les pierres précieuses qui embellissent cette couronne [394] sont les oraisons différentes dont Dieu favorise les contemplatifs; l’excessive activité est celle qui empêche la splendeur et l’éclat que ces oraisons doivent recevoir de la présence divine, parce qu’elle met un entre-deux qui empêche la réflexion des rayons du divin Époux, qui ne se possède parfaitement que dans le repos et la tranquillité de l’oraison.

SECTION IV. Effets ou dommages de la mauvaise activité, prouvés par les raisons et les autorités des mystiques.

Ce n’est pas sans grande raison que tous les Pères spirituels blâment la mauvaise et trop grande activité, et l’appellent très dommageable aux âmes, puisque cette activité est dans l’excès, et que l’excès est mauvais, même dans les meilleures choses. Trop de viandes, quoique bonnes, causent de mauvaises humeurs au corps; et trop d’actes et de bonnes pensées suffoquent au lieu de nourrir l’âme, et ruine son tempérament spirituel. Entendons ce que nous disent et sur cette maladie de l’âme nos médecins spirituels, et en profitons.

Quelques-uns nous enseignent : premièrement [395] que cette trop grande activité détruit l’oraison, tant celle qui s’exerce par les bonnes pensées que la mystique, autrement celle de repos. Ces biens, disent-ils [Jean de la Croix, Vive flamme.3, Cant. v.3 § 8], ces grandes richesses, ces élévations et délicates onctions du Saint-Esprit, sont aussitôt troublées et très facilement empêchées par la moindre action que l’âme voudra faire, s’attachant à quelque notion ou suc, ce qui est un grand dommage. Ces directeurs qui disent : Allez, tirez-vous de là, prenez, méditer, faites des actes, ne voyant pas que le temps des actes qu’ils désirent de l’âme et la voie de discours est déjà passée, que cette âme est en la vie d’esprit en laquelle Dieu est particulièrement agissant, qu’ils lui ôtent la solitude et la retraite, détruisent par conséquent l’ouvrage excellent de Dieu en elle, de façon que l’âme ne profite ni en l’une ni en l’autre; ils n’entendent90, ni dans la voie d’oraison de quiétude, ni en celle de discours.

Quelques-uns, se voyant comme tirés par la main hors la vie active et de leurs actes accoutumés de discours, méditations et aspirations, ne savent où ils en sont, ni comme il s’y faut comporter, ainsi ils s’en détournent et rejettent cette pure et nue contemplation, estimant que la pratique [396] spirituelle de l’âme qui n’est accompagnée de ses actes accoutumés et discours d’entendement est sans profit et vérité. [P. Benoît, Volonté de Dieu, 1ere partie, ch.18; Règle de perfection…]

Le second mal et dommage de cette excessive activité, selon quelques autres, est qu’elle empêche l’union de l’âme avec Dieu et aussi l’opération de Dieu en elle. Il y a cette différence, disent-ils, entre les amis de Dieu et ses enfants, que les amis de Dieu s’attachent à leurs exercices intérieurs avec quelque propriété, lorsqu’ils embrassent l’attrait d’amour qu’ils ont pour Dieu, comme la meilleure des choses auxquelles ils prétendent arriver. De là vient que leurs actes les empêchent d’atteindre à la nudité dégagée d’images; parce que leur intérieur est tout rempli de la ressemblance et des idées d’eux-mêmes et de leurs actions, et encore, bien qu’ils se sentent portés à aimer Dieu avec une grande ardeur, néanmoins ils retiennent une certaine propriété d’eux-mêmes; et quoiqu’ils aient pris la résolution de servir Dieu sans relâche et de lui plaire pour jamais; toutefois ils ne veulent point mourir à toute propriété d’esprit, ce qui fait qu’ils ne seront jamais consommés et embrasés en l’unité d’Amour.

Dans les actes de volonté, il peut, disent-ils [397] y avoir de l’excès lorsque leur ferveur est mal conduite et retardée par leur multiplicité [P. Benoît, Volonté de Dieu, 3e partie, c.18]; comme lorsque l’âme, se sentant l’attrait de l’Époux, se comporte trop activement en sa présence en produisant trop d’aspirations, oraisons jaculatoires et affections de cœur; au moyen de quoi le Saint-Esprit ne peut si bien entrer en cette âme, la posséder, et par union parfaite y faire sa demeure; et cette âme s’appuyant plus sur l’industrie de ses propres actes naturels qu’en l’attrait surnaturel de son Époux, n’est jamais tirée hors d’elle-même, et se fiant plus en sa propre opération qu’en l’élévation du Saint-Esprit, elle demeure toujours en même état.

Un troisième mal et dommage causé par cette activité est, disent quelques mystiques, qu’elle empêche la pauvreté d’esprit tant estimée de tous les contemplatifs, et qui consiste à ne s’affectionner point tant aux actes et discours, qu’on ne les quitte aisément quand il faut.

Pour mon regard, dit sainte Thérèse [En sa Vie, ch.22], je crois que quand en cette oraison d’union l’âme, pour s’aider, fait quelque chose de sa part, combien qu’il lui semble que cela l’avance, néanmoins tout tombera bientôt par terre comme chose sans fondement; et je doute si elle arrivera jamais à la vraie [398] pauvreté d’esprit; c’est à savoir de ne chercher point de goût et de consolation dans l’oraison.

Ils disent enfin, pour un quatrième mal, que cette activité inquiète l’âme et la dégoûte de l’oraison. C’est pitié, dit le bienheureux Jean de la Croix [Liv.2 du Mont Carmel, ch.12], que, l’âme désirant la paix et le repos de quiétude intérieure, on l’inquiète et on la tire au-dehors à l’extérieur, ce qui n’arrive qu’avec un grand dégoût et répugnance de l’âme, qui désire demeurer en cette paix comme en son propre centre.

Il y a des âmes, dit-il ailleurs [Prologue du Mont Carmel], qui au lieu de se laisser aller à Dieu l’empêchent par leur indiscrète opération et répugnance; et ne sachant opérer, sinon par les sens, quand Dieu les veut mettre en ce vide et en cette solitude où elles ne peuvent user des puissances ni faire des actes, pensant être inutiles, elles tâchent d’agir plus expressément et sensiblement, en quoi elles se distraient et remplissent d’aridité et de dégoût. Et c’est de ces mêmes âmes que parle sainte Thérèse, quand elle dit [En sa Vie, ch.22] qu’elles pensent que tout est perdu, si elles ne sont toujours en dévotion. Et par tous ces sentiments nos mystiques font connaître que cette activité n’est souvent pas moins nuisible que la fausse oisiveté, parce que si celle-ci est contraire au [399] bon usage des puissances, l’autre empêche et souvent ruine en elle les douces et excellentes opérations de Dieu.

CHAPITRE V. Causes de l’excessive activité.

SECTION I. Les démons sont l’une des causes de l’excessive activité.

On peut avoir quelque raison de s’étonner, et de demander comment il est possible qu’on ait tant de peine à persuader aux âmes contemplatives de pratiquer l’oraison de quiétude, et à les empêcher de tomber en des excès d’opération, vu que naturellement elles sont portées au repos et ennemie de toute opération violente.

Je réponds qu’il y a trois causes principales de l’excessive activité et violence dans [400] l’oraison, qui sont les démons, les directeurs, et les âmes mêmes qui s’appliquent à l’oraison.

Les démons se servent de plusieurs ruses et inventions pour empêcher ou ruiner l’exercice de l’oraison dans les âmes qui s’y adonnent.

Premièrement, ils tâchent de leur persuader de bander toutes leurs forces pour produire des actes, quoiqu’elles ne le puissent pas; ce qu’ils font en plusieurs façons, excitant des sécheresses, des tentations, de fausses imaginations, remplissant les sens, endurcissant le cœur et empêchant en elles la production des bons actes; puis, les ayant mises en cet état, ils les émeuvent et poussent à se forcer par excès à former des actes fervents, afin que ressentant leur impuissance, ils les jettent dans l’inquiétude, et ensuite dans le désespoir de jamais pouvoir faire oraison, imitant celui qui, après avoir lié les pieds des chevaux, les pousserait à toute bride pour les faire marcher.

Secondement, ils font comme un mauvais horloger qui avance ou retarde l’horloge, pour mettre tout en désordre, afin que, ne sachant à quelle heure on vit, on fasse toutes choses à contretemps. C’est ainsi que les démons, ne pouvant entièrement empêcher l’oraison, avancent ou reculent [401] les opérations des hommes hors de leur temps, les portant à opérer quand il faut reposer, ou au contraire, pour dérégler leurs oraisons et par elles toutes leurs actions.

Troisièmement, quand ils voient que Dieu communique quelques oraisons de quiétude aux âmes, ou qu’elles les veulent pratiquer, le temps en étant venu, ils leur proposent de bonnes pensées et plusieurs bons actes, afin que, s’y attachant, elles se détournent de l’oraison sans pensées, et après qu’ils ont ainsi détraqué et démonté ces âmes, ils leur offrent les bonnes pensées, afin qu’ainsi elles demeurent sans oraison.

Quatrièmement, quelques mystiques remarquent que les diables tâchent d’épouvanter par des horreurs, des craintes, des douleurs corporelles, par des bruits ou des sons extérieurs, les âmes qui entrent dans le recueillement, pour les tirer au-dehors et les divertir de l’intérieur, jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, ils les abandonnent.

SECTION II. Seconde cause, les directeurs.

La seconde cause, qui est quasi universelle et des plus dangereuses, et qui est la source de plusieurs maux dans les âmes, sont les directeurs, qui leur persuadent de [402] toujours produire des actes sans jamais faire halte; ils veulent que leurs apprentis travaillent toujours sans repos.

L’âme se peut reposer de trois façons en l’oraison. La première est quand prenant quelque heure pour faire oraison, et ne pouvant méditer, elle quitte l’oraison pour un temps jusqu’à ce qu’elle puisse produire des actes à son gré.

La seconde, quand elle abandonne l’oraison mentale pour toujours, par découragement de ce qu’elle ne la peut faire comme elle désirerait. Ces deux sortes de repos ne valent rien, et le second est encore pire que le premier.

La troisième manière de se reposer en l’oraison est lorsque l’âme, ne pouvant produire des actes, se tient en attente et quiétude, faisant du mieux qu’elle peut pour se tenir attentive à Dieu; elle ressemble aux soldats qui, voyant leurs ennemis en déroute et se défaire eux-mêmes, se contentent de tenir bonne posture et de garder leur poste. Cette âme n’est pas oisive lorsque, ne pouvant produire les actes de l’oraison qui se fait avec pensées, elle se tient paisible, parce qu’elle fait ce qu’elle peut et s’unit ainsi à Dieu; mais le directeur qui presse l’âme de courir après des pensées et des actes qu’elle ne peut atteindre et qui [403] sont en déroute, et qui la porte à employer toutes ses puissances aux opérations qui lui sont presque impossibles, ressemble à un capitaine imprudent, qui, ne pouvant souffrir ses soldats en bonne posture, les oblige de courir après des gens en déroute et défaits, les fatiguant en sorte que, quand ils joignent l’ennemi, ils ne peuvent plus combattre. De même cette pauvre âme qui prétend à l’oraison demeure tellement fatiguée par le travail qu’elle prend à vouloir produire des actes quand il n’en est pas temps, que la victoire qui lui était assurée dans le repos lui échappe des mains, et qu’elle demeure sans oraison.

J’ai dit que cette cause est presque universelle, parce qu’il n’y a guère de directeurs qui ne soit frappés à ce coin. Cela est si commun, dit un bienheureux et excellent directeur [Jean de la Croix, Vive flamme, v.3], qu’à peine trouverez-vous un maître spirituel qui ne gouverne ainsi les âmes que Dieu attire au recueillement et à la contemplation. [404]

SECTION III. Combien ces mauvais directeurs sont dommageables aux âmes.

Le danger est grand de ce côté-là plus que de la part du diable ou de l’âme même; car si le directeur est expert, il découvrira les artifices du démon et anéantira ses desseins; et comme l’âme qui s’adonne à l’oraison se laisse conduire, elle ne sera point trompée; mais si le directeur n’est pas ce qu’il doit être, il fera de très grands maux; car à son égard il sera un de ces conducteurs aveugles dont parlait notre Seigneur, qui, se voulant mêler de guider les autres, se précipitent eux-mêmes, et découvrent leur ignorance et leur malice. À peine trouvera-t-on un de ces conducteurs, dit un maître de la théologie mystique [Jean de la Croix, Vive flamme, v.12.§4], qui puisse s’acquitter du devoir envers les hommes, si, outre la science et la discrétion, il n’a encore l’expérience de ces choses relevées, ne pouvant sans elle y acheminer celle que Dieu y attire.

Or les directeurs qui poussent l’âme à ces grandes activités font assez connaître qu’ils n’ont pas l’expérience de ces choses spirituelles, et méritent grand blâme, parce que si bien ils se persuadent donner une [405] bonne conduite, ils ne sont pas exempts de fautes, dit l’auteur susnommé, parce que c’est par orgueil qu’ils mettent leur faux en la moisson d’autrui [Vive flamme, v.3, §11], qu’ils se font juges d’une oraison qu’ils n’entendent pas, et qu’ils entreprennent sur une conduite qu’ils devraient laisser à d’autres plus éclairés. Moins excusables encore sont ceux qui, sachant bien que plusieurs contemplatifs enseignent cette oraison, la rejettent néanmoins et la défendent le plus qu’ils peuvent, contraignant les âmes engagées en leur conduite d’opérer toujours par les actes de leur méthode, quoique leur état y répugne, aimant mieux tirer et exprimer à force quelque goutte d’eau d’un rocher, je veux dire quelques actes d’un intérieur sec, que de laisser couler un baume suave et doux d’une oraison de quiétude. Qui peut excuser de malice ces sortes de directeurs, voire et d’être rebelles à la lumière? Cependant le nombre en est grand, et trop grand pour le profit des pauvres âmes qui se veulent adonner à l’oraison mentale, principalement continuée91.

C’est le second mal que causent ces directeurs, et qui est à l’égard de leurs disciples, dont premièrement ils troublent la paix, les empêchant de donner lieu à l’oraison de quiétude à laquelle Dieu les [406] appelle, ce qui n’est pas un petit dommage pour eux, parce qu’ils perdent ainsi les précieuses onctions dont Dieu les parfumait en leur tranquillité. Secondement, ils empêchent en eux leur progrès en la pratique de l’oraison continuelle, et s’ils y avaient quelque entrée, ils les font retourner en arrière. C’est pourquoi le bienheureux Jean de la Croix avertit ces âmes de prendre garde en quelles mains elles se mettent, parce que quel sera le maître et le père, tel sera encore le fils et le disciple.

Troisièmement, la conduite de tels directeurs offense encore la divine bonté, parce que, résistant à la volonté de Dieu qui appelait ces âmes à cette sorte d’oraison, ils sont responsables de la perte de leur vocation. Ils devraient appréhender de mettre si hardiment et si témérairement la main sur cette arche qui porte la présence de Dieu, et craindre que sa justice ne s’irrite contre eux, comme elle fit contre Oza; parce que, comme dit le susnommé auteur, ils font injure et commettent irrévérence vers le Seigneur, mettant leurs mains rudes et grossières sur les ouvrages de ce même Seigneur, à qui il n’a pas peu coûté de conduire ces âmes jusqu’à cette solitude afin de parler à leur cœur; et les directeurs ne doivent pas, dit-il, se faire [407] leurs principaux conducteurs, mais suivre seulement les pas et les vestiges de Dieu, qui doit être l’agent et eux les instruments, qui doit accommoder l’âme, non à leur mode, mais à celle de leur divin directeur.

SECTION IV. Troisième cause de la mauvaise activité, l’âme même.

La troisième cause de la fausse activité et de l’excessive violence à produire des actes, c’est l’âme même qui se fait telles violences, et qui peut y être induite et incitée par cinq motifs : premièrement, par le démon; secondement, par le directeur; troisièmement, par l’amour-propre; quatrièmement, par l’inclination particulière; et cinquièmement, par l’opiniâtreté.

La première cause, c’est le démon, qui s’intéresse fort dans l’affaire du salut ou de la perfection de l’âme. Il appréhende qu’elle ne surgisse à bon port au havre de l’oraison de quiétude; il sait quel profit lui en reviendrait, quelle gloire et quel plaisir à Dieu; il se transfigure en ange de lumière; il lui persuade qu’elle perdrait le temps en cette sorte d’oraison; car il n’y a guères [408] d’âmes, dit un directeur bien expert [Jean de la Croix, Vive flamme, cant.3.v.3.§14], marchant par ce chemin, qui ne ressentent les attaques du malin esprit, et souvent beaucoup de dommages; ils se mettent dextrement sur le passage qui est du sens à l’esprit, pipant et attirant l’âme par le même sens, l’entretenant en des choses sensibles, de peur qu’elle ne lui échappe; l’âme malavisée s’y arrête assez souvent et croit même que Dieu la visite et qu’elle ne perd rien.

La seconde cause sont les directeurs : elle s’y fie, mais qu’auparavant elle prenne garde à les bien choisir, après avoir demandé à Dieu un père et un directeur fidèle et charitable, qui puisse être son conducteur et son Raphaël dans une route si peu frayée que celle de cette oraison mystique.

La troisième, c’est l’amour-propre, lequel naît dedans nous comme un mauvais germe et un provin de nos sens, et partant brutal comme eux. Cet amour, ne pouvant pas comprendre une opération si spirituelle que celle de l’oraison sans pensées, persuade à l’âme d’y renoncer, comme à une chose où il ne voit goutte; il est incité par les sens, qui ne goûtent point cette opération si subtile à laquelle ils contribuent fort peu. L’amour-propre qui veut contenter les sens, excite l’âme à prendre une opération qui soit plus sensible, il l’aveugle [109] et empêche de connaître la tromperie des démons et l’ignorance des directeurs, et ne manque jamais de raisons pour éloigner cette oraison.

La quatrième, c’est l’inclination qu’elle a à produire des actes et à se faire grande violence quand elle ne le peut qu’avec peine, comme aussi la répugnance qu’elle a en la pratique de cette oraison de repos. Mais il est difficile d’expliquer en quoi consiste une telle inclination et répugnance, parce qu’il semble au contraire que l’âme devrait avoir inclination à l’oraison de repos, et répugnance à se faire telle violence; sur quoi il faut considérer que cela pourrait être ainsi si l’âme contemplative était seulement éclairée de la raison; mais parce qu’en l’oraison souvent elle est troublée par les démons, aveuglée par les sens et trompée par son amour-propre, de là vient qu’incitée par ces motifs, elle prend des désirs et des inclinations trompeuses, ce qui fait qu’elle incline plus à produire des actes, même avec grande violence, qu’à se tenir en une douce quiétude. Car comme cette âme ne prend l’ordre que du dictamen de son jugement trompé par les susdits motifs, il ne se faut pas étonner si ses inclinations, qui d’elles-mêmes devraient être bien réglées, se changent en d’autres mal conduites, [410] parce que cette âme a une inclination primitive à toutes les autres d’obéir au dictamen de son jugement, qui tourne le timon de toutes les autres inclinations de son côté. C’est ce qui fait que l’on voit communément que les âmes qui pratiquent l’oraison mentale sont bien plus portées à celles qui se font avec de bonnes pensées et acte pieux, qu’aux autres de quiétude et qui sont sans lesdites pensées; et quand les directeurs les leur font pratiquer, ils ont bien de la peine à leur persuader qu’elles font bonne oraison, aimant bien mieux produire des actes, quoiqu’aux dépens de leur quiétude et avec une violence excessive.

La cinquième cause, c’est l’opiniâtreté, qui attache si fort l’âme à l’oraison qui se fait avec bonne pensée, que jamais elle ne la veut quitter; et au lieu de goûter le sucre et la manne du ciel, elle la recrache pour goûter les aulx et les oignons de l’Égypte. Le bienheureux Jean de la Croix compare ces âmes opiniâtres à des enfants dépités et mutins, que la mère veut porter sur le sein et qui ne le veulent pas souffrir, qui crient pour être mis à terre, et qui pendant ce temps ne marchent, ni ne laissent aller la mère; et dit qu’ainsi ces âmes, par leur résistance ne voulant demeurer entre les bras de Dieu, souvent empêchent son [411] opération et demeurent inutiles en elles-mêmes, et pleines de troubles et d’inquiétudes.

SECTION V. Preuve par autorité de ce qui s’est dit des causes de l’excessive activité.

Il est utile d’appuyer ce que nous venons de dire des causes de l’excessive activité, de l’autorité des saints et des maîtres de la vie mystique, afin que l’âme qui aspire au bonheur de l’union et oraison continuelle étant éclairée de leurs saintes lumières, puisse apercevoir les pièges que lui tendent les ennemis de sa quiétude, et les éviter avec une diligente circonspection. Quoiqu’il me fût aisé de rapporter ici plusieurs autorités de divers auteurs, je me contente néanmoins, pour me référer autant que la matière le peut permettre, de celle du bienheureux Jean de la Croix, dont le témoignage seul peut valoir pour plusieurs autres, et ce d’autant plus qu’ayant été dans une singulière pratique et expérience de l’oraison de quiétude, et ayant eu le bonheur de communiquer si souvent et si familièrement avec sainte Thérèse, qui était aussi très savante en cette théologie mystique, il parle de concert avec elle, pour nous [412] enseigner ce que l’onction et l’expérience lui ont appris des secrets mystiques. Voici ce qu’il nous dit sur le sujet des causes de l’excessive activité.

L’âme étant avertie que le principal agent de cette affaire (il parle de l’oraison de repos) est Dieu qui la conduit par la main où elle ne saurait aller sans lui, tout son principal soin doit être de regarder à n’apporter point d’obstacle à la guide, qui est le Saint-Esprit. Elle pourrait être empêchée de le suivre, si elle se laissait guider par un autre aveugle. Or il y a trois aveugles qui la pourraient égarer, savoir, le démon, le maître spirituel et l’âme, qui veut s’avancer sans jamais reculer.

Et parlant du démon, l’une des trois causes de l’excessive activité : Un des aveugles, dit-il, qui peut détourner l’âme en ce genre de recueillement, c’est le diable, qui veut que l’âme soit aussi aveugle que lui, lequel en ces très hautes solitudes où l’on reçoit les délicates onctions du Saint-Esprit, dont il est très marri, à cause que l’âme lui échappe des mains, qu’il ne la peut reprendre, et qu’il voit qu’elle s’agrandit merveilleusement, tâche à la réduire, en cette nudité et aliénation, à quelques cataractes de notions et de ténèbres de goûts sensibles, parfois bons, [413] pour mieux appâter l’âme et la fait retourner à ce qui est du sens, en quoi il la distrait et retire aisément de cette solitude où le Saint-Esprit opère secrètement ses grandeurs.

Il dit ailleurs [Cant.3.14] : Le moindre dommage que le diable fasse en ceci à plusieurs âmes est très grand; car il n’y en a guère qui marchent par ce chemin qui n’en ressentent les attaques et beaucoup de dommages. Le malin se met dextrement sur le passage qu’il y a du sens à l’esprit, et attirant l’âme par le même sens, il l’y entretient, de peur qu’elle ne lui échappe, et l’âme s’y arrête et croit que Dieu la visite.

Il fait voir en plusieurs endroits que les directeurs, que nous avons dit être la seconde cause de l’excessive activité dedans les actes [Vive flamme.Cant.3.v.3.§8], ont souvent une conduite très préjudiciable aux âmes, spécialement à celles que Dieu tire à la contemplation et au recueillement, qu’ils en retirent, leur disant que c’est perdre le temps et demeurer oisif, et qu’il faut méditer et produire des actes; et bien que ce dommage, dit-il, soit tel qu’il ne se peut estimer, il est néanmoins si commun qu’à peine trouvera-t-on un maître spirituel qui ne traite ainsi les âmes que Dieu commence de recueillir.

Il les avertit de prendre garde et de [414] considérer que le Saint-Esprit est le principal agent et moteur des âmes dont il ne perd jamais le soin ni de ce qui importe à leur avancement, pour arriver plus promptement à lui, et qu’eux ne sont pas les agents, mais les instruments pour adresser les âmes par la règle de la foi et de la loi de Dieu, selon la mesure de l’esprit qu’il donne à chacun; qu’ils les doivent gouverner non à leur mode, mais à celle de Dieu, considérant le chemin par lequel il les veut conduire, s’ils ne savent; et s’ils l’ignorent, qu’ils laissent là ces pauvres âmes sans les troubler davantage.

Il prévient, sans admettre, les mauvaises excuses que pourraient donner ces directeurs. Peut-être, dit-il, ont-ils un bon zèle, et ne manquent que pour n’en savoir pas davantage; mais il réplique qu’ils ne sont pas excusés devant Dieu des conseils téméraires qu’ils donnent sans avoir bien entendu de quel esprit l’âme est portée, se mêlant de ce qu’ils ignorent, au lieu de les renvoyer à d’autres plus intelligents qu’eux. Ce n’est pas peu de faire perdre à l’âme des biens inestimables par un conseil égaré, de façon que celui qui va ainsi témérairement sera puni selon le dommage qu’il aura fait; parce qu’il ne faut pas manier à l’aveugle les affaires de Dieu, mais avec vigilance, même en chose si [415] relevée et si délicate, où le gain et la perte sont quasi infinis.

Il excuse bien moins les directeurs infidèles qui, par des intentions mauvaises et de vains respects, empêchent les âmes de sortir de leurs mains, incapables de les conduire, et menace cette faute, qu’il dit naître d’une folle présomption et orgueil, d’un rude châtiment de Dieu.

Au surplus il avise l’âme que Dieu tire à une intime union, de bien prendre garde à quel directeur elle se commet et confie, parce, dit-il, que tel est le maître, tel sera le disciple; tel le père, tel le fils. Et ajoute qu’à peine en trouvera-t-elle un capable, selon toutes ses parties, de l’aider en ses besoins, parce qu’il doit être sage, discret et expérimenté.

Et un peu plus bas il fait aussi voir que l’âme même peut être obstacle en soi-même aux conduites de Dieu. Il arrivera, dit-il [Vive flamme.Cant.3.v.3.§16], que Dieu s’efforcera de retenir l’âme en cette quiétude silencieuse, et qu’elle résistera, criant avec l’imagination, et tâchant de marcher par les actes de l’entendement : comme les enfants que les mères portent entre leurs bras, qui crient et se débattent pour être mis à terre, et qui pendant cette opiniâtreté ne marchent pas, et ne laissent point marcher leur mère. L’âme [416] poursuit-il, doit bien prendre garde que pendant l’opération de Dieu en elle, elle ne marche bien plus vite, quoiqu’elle ne le sente pas, que si elle allait d’elle-même; parce que Dieu la porte entre ses bras sans peine de sa part; et quoiqu’il lui semble ne rien faire, elle avance bien plus que si elle s’en mêlait, puisque c’est Dieu qui opère; et elle ne doit pas s’étonner, si elle ne s’aperçoit pas de cette opération qui est au-dessus du sens. Qu’elle s’abandonne donc entre les mains de Dieu et qu’elle se fie en lui, avec cela elle marchera sûrement, n’y ayant de péril que quand elle voudra agir d’elle-même.





LIVRE SECOND DE LA FOI NUE TANT DIVINE QU’HUMAINE ET DE LA SATISFACTION QUE LA FOI NUE DOIT PRODUIRE EN L’ÂME

TRAITE III [Tome I page 417]

De la foi nue divine et humaine.

Argument

[417] Puisque, comme nous avons vu dans le premier traité, l’oraison mystique est un repos de l’âme en Dieu et que ce repos est un acte de sa volonté qui tend à lui sous la considération [418] de bien souverain, souverainement aimable, et la fin de tous ses désirs, il est nécessaire qu’elle y soit conduite et adressée par une lumière divine qui, lui découvrant les beautés de ce ravissant objet, l’excite à se reposer en lui, je fais voir en ce troisième traité que cette lumière ne peut être autre que la foi nue, seule capable de faire un jour mystique dans les sacrées ténèbres de cette oraison, et sans lever le voile de dessus le visage de l’incompréhensible beauté et bonté de Dieu, de porter l’âme aux saintes unions avec cet objet, qu’elle fait paraître d’autant plus aimable que moins il est connu. Les autres lumières qui éclatent dans la partie sensible de l’âme ou dans la raisonnable ne sont pas propres à former une si haute connaissance, parce qu’elles n’ont point de proportion avec la fin que l’âme prétend, qui est la jouissance de Dieu; lequel est infiniment relevé au-dessus de toutes les opérations humaines et naturelles, en sorte que tout ce que le sens peut appréhender de lui, ou l’entendement en concevoir, ou la volonté en goûter par elle-même, est très éloigné de cet Être divin, et conséquemment incapable de l’unir à ce suréminent objet. Le flambeau de la foi nue peut seul découvrir ce Dieu caché, que Saint Paul assure être inaccessible aux yeux des mortels, et dont le trône, au dire du Prophète, est environné de nuages et d’obscurités. Lla lumière de ce flam[419]beau luit dans le sommet de l’âme, semblable à cette nuée merveilleuse qui servait de guide aux enfants d’Israël; elle est tout ensemble et ténébreuse et obscure — puisqu’elle captive toute la connaissance de l’entendement humain, lui faisant avouer qu’il ne savait rien de Dieu, qu’il n’en peut parler comme il faut, et qu’à son égard il n’est que ténèbres et ignorance —, mais lumineuse et éclatante comme la nuit du Prophète, dont il faisait son plus beau jour — puisqu’il n’y a pas dans l’âme de plus claire et de plus noble connaissance de Dieu que celle que lui enseigne la docte ignorance de la foi nue, qu’elle ne peut connaître celui qui en lui-même est infini, incompréhensible et ineffable. J’explique bien au long la nature de cette foi nue et prouve son existence et sa nécessité pour les opérations mystiques. Je parle ensuite de ses qualités, de ses actes et de son habitude. Je remarque aussi que dans l’oraison de repos il y a une autre sorte de croyance en foi nue, appelée humaine, qui est nécessaire à cette oraison. J’examine quel est l’objet tant matériel que formel de l’une et de l’autre croyance divine et humaine, quel est le sujet où elles résident, quelle est leur certitude et comme on s’en doit servir pour l’exercice de son oraison, d’où elle doit bannir les doutes et les craintes qui ne sont pas raisonnables, et enfin je finis ce traité important en donnant la résolution de quelques difficultés qu’on pourrait former pour dissuader la pratique de cette oraison. [420]

CHAPITRE I. Des choses qui concourent à former le repos mystique, et premièrement de la foi, laquelle est nécessaire pour diriger la volonté.

Nous avons déclaré que Dieu, en tant que souverain bien, contenant en soi tous les biens et toutes les perfections, ou en tant que fin dernière de tous nos désirs, est l’objet de l’oraison mystique; et que l’âme, par cette sorte d’oraison, se repose en lui. Or comme ce repos est un acte de la volonté jouissante de son divin objet, il faut qu’elle soit dirigée par une lumière qui lui fasse voir cet objet et l’excite à se reposer en lui : parce que si l’âme ne croyait que Dieu est la souveraine bonté et fin dernière, elle ne s’y reposerait pas. Cette lumière est celle de la foi infuse, l’acte de laquelle est de croire que Dieu est le souverain bien et la fin dernière, ou l’essence de Dieu sous le titre de souveraine bonté, souverainement parfait et sur tout92 aimable. [421]

La raison en est, que premièrement dans cette oraison mystique, qui est un repos en Dieu, la volonté se porte à lui sous le titre de souveraine bonté, et s’y tient comme en sa fin dernière; or nous avons dit que la foi doit diriger et éclairer la volonté, en lui montrant la beauté ou la perfection de son objet, et les motifs pour lesquels elle se doit tenir en tranquillité, puisque cela seul peut attirer l’âme à s’y reposer.

Secondement, ce repos, ainsi que nous avons dit, est un acte d’amour de Dieu sur toutes choses, que la volonté ne peut produire si la foi ne lui propose Dieu comme fin dernière et souverainement parfaite.

Troisièmement, il serait impossible que l’âme se repose en Dieu, y prenant son contentement, si elle ne croyait qu’il y a un Dieu, qui est le repos et l’assouvissement de ses désirs, et conséquemment son souverain bien. Et comme93 la volonté ne saurait produire un acte de contrition si la foi ne lui proposait cette lumière : qu’il faut réparer le tort et l’injure faite à la bonté de Dieu, elle ne peut non plus produire un acte d’amour, si la foi ne l’éclaire pour lui faire connaître qu’il est aimable par sa bonté. [422]

Et de ceci, on peut apprendre que, quand la volonté veut produire quelque acte de vertu chrétienne, la foi lui propose non seulement son objet matériel, mais encore le formel, je veux dire le motif par lequel elle l’induit à l’embrasser. Si l’âme, par exemple, veut produire un acte de charité, la foi ne lui proposera pas seulement qu’il y a un Dieu qui est objet matériel de vertu, mais aussi qu’il est souverainement aimable, étant notre fin dernière, notre souverain bien, et souverainement parfait, et ainsi des autres; parce que le propre de l’entendement est d’éclairer suffisamment la volonté pour faire son action, l’excitant par des motifs proportionnés à embrasser son objet, lesquels motifs se prennent de l’objet formel. [423]

CHAPITRE II. De la foi en tant qu’elle sert à l’oraison mystique

Les saints docteurs de la théologie mystique tâchent de nous expliquer la nature de la foi en tant qu’elle sert à l’oraison de repos, lui donnant plusieurs noms, et la décrivant en plusieurs sortes.

Quelques-uns disent que cette foi est une lumière pure, simple, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l’expérience, qui réside dans la pointe de l’âme et qui contemple Dieu sans aucun milieu ou entre-deux.

D’autres l’appellent universelle, parce qu’elle n’est point bornée à un bien particulier; ardente, parce qu’elle cause en l’âme l’embrasement du divin amour.

Ils la nomment aussi nue, qui est le terme le plus commun, dont ils usent; premièrement parce qu’elle n’a de connaissance de Dieu que générale, et non sous le concept distinct de bonté, de sagesse, de puissance [424] ou d’autre attribut particulier. Secondement, parce qu’elle est dépouillée de la connaissance de son acte. Et en troisième lieu, parce qu’elle est, disent quelques-uns, dépouillée de tout recherche du propre amour, du soutien des raisons humaines et des sentiments de la chair et du sang; et les autres, par une plus naïve et meilleure raison, parce qu’elle ne peut être aperçue par connaissance intuitive et formelle, c’est-à-dire, qu’elle ne peut faire voir en quoi la volonté se repose, ne faisant connaître l’objet qui lui donne le repos qu’obscurément, sa lumière ne lui montrant pas distinctement, qu’elle se repose en Dieu; mais en quelque objet non aperçu et dépouillé de connaissance réfléchie.

De ce que dessus, je puis tirer cette définition de la foi divine, en tant qu’elle sert à l’oraison mystique, et dire que c’est une connaissance générale du souverain bien sans distinction des perfections ou des attributs particuliers, et qui ne peut être réfléchi. Je l’appelle connaissance parce que c’est un acte de foi; elle est générale, étant sans distinction de perfections particulières; je dis qu’elle est connaissance du souverain bien, parce que c’est sous cette vue et sous cette considération qu’elle attire la volonté, et qu’elle ne peut être réfléchie.

CHAPITRE III : D’une autre espèce de foi nue humaine nécessaire à l’oraison mystique.

[425] Comme l’âme qui est dans l’oraison mystique ou de repos a besoin d’une foi nue divine qui réside en son entendement, produit94 un acte non aperçu que Dieu est son souverain bien, et excite ou dirige la volonté à se reposer en lui, il faut encore qu’elle soit aidée de la foi humaine, qui lui persuade que se tenant en repos dans l’oraison mystique, elle est suffisamment appliquée selon la volonté de Dieu; et comme la foi divine commune est appuyée d’une foi humaine aussi commune, qui aide et qui fortifie l’âme pour l’opération, le même se doit dire proportionnément de la foi mystique à l’égard de cette âme, lorsqu’elle pratique l’oraison de repos.

La foi divine, par exemple, lui apprend que les bonnes œuvres procédantes d’un principe de grâce sont méritoires, et la foi [426] humaine lui persuade aussi que les pratiquant elle mérite en effet, ce qui sans doute lui donne beaucoup de courage et de vigueur pour les accomplir; et il semble que faisant une bonne action, l’aumône si vous voulez, elle forme ce raisonnement en soi-même : L’aumône accompagnée de toutes les conditions requises pour le mérite est une bonne action et qui mérite la vie éternelle; or l’action que je fais est telle, je mérite donc la vie éternelle. La première proposition est de foi, et son motif divin, qui est la divine révélation; la seconde est conjecturale et probable, fondée sur des raisons aussi probables, et la conclusion de même, et il est pourtant vrai qu’ordinairement elle ne s’acquitterait pas de ces bonnes actions si par telles raisons elle ne croyait pas les pratiquer en effet, et par elles acquérir la vie éternelle; et ces raisons lui sont un motif, non pour croire que les bonnes œuvres sont méritoires, car pour cela le motif de la révélation divine est nécessaire, mais pour opérer en conséquence de ce que Dieu a dit, et cette foi est seulement humaine, qui n’est pas infaillible, et ainsi il paraît que très souvent, et presque toujours, elle ne ferait pas une action chrétienne, quoiqu’elle la croie bonne en foi par révélation, si elle ne la croyait encore bonne en elle et méritoire, par des [427] raisons persuasives qui forment une foi humaine.

J’applique ceci à l’oraison de repos : l’âme sait de foi divine que se reposer en Dieu comme en son bien souverain et le centre de ses désirs est une action agréable à Dieu, une oraison, une élévation ou une union avec lui, mais elle ne sait que de foi humaine que son repos dans l’oraison fait une action agréable à Dieu et une union avec lui; il est pourtant vrai que cette assurance morale et cette persuasion fondée sur des raisons probables lui donnent une merveilleuse force et courage à faire oraison ou à y persévérer avec patience, et que le défaut de cette persuasion l’affaiblit, la créance qu’elle est là pour le bon plaisir de Dieu étant le fondement qui l’affermit. [428]

CHAPITRE IV : Convenances entre la foi nue et la commune chrétienne95.

SECTION I : Quatre sortes de convenances entre ces deux croyances.

Pour comprendre parfaitement ce que c’est que la foi nue, ou qu’elle est sa nature, il faut voir en quoi elle ressemble à la foi commune et en quoi elle en diffère; parce qu’ainsi on pourra connaître toutes ses propriétés. Nous apporterons donc premièrement leurs convenances.

La première est que, comme la foi commune se peut considérer ou en tant qu’elle est divine et relevée96, ou en tant qu’elle est humaine ou97 seulement probable, la foi nue peut être divine ou humaine. En tant que divine et relevée, elle a même habitude que la commune, et est infuse au baptême; et en tant qu’elle est humaine, c’est seulement une croyance que la patience que [429] l’on prend en repos et en tranquillité est une occupation et oraison agréable à Dieu.

La seconde ressemblance est que ces deux croyances ont même objet formel, puisque c’est Dieu en tant que première vérité qui ne peut mentir.

La troisième convenance est que la foi nue humaine opère en la même façon que l’humaine qui n’est pas nue; je veux, par exemple, pratiquer quelque bonne action, ou extérieure comme l’aumône, le jeûne, ou intérieure comme un acte d’amour divin ou d’oraison mentale : ces œuvres supposent deux actes de foi, l’un de la divine et infuse, l’autre de l’humaine et acquise. La foi infuse m’apprend que ces bonnes actions et autres semblables plaisent à Dieu, et que si elles sont pratiquées avec les circonstances requises, elles sont méritoires de la vie éternelle; mais quand je m’acquitte de ces bonnes actions, croyant qu’elles ont toutes ces circonstances, et qu’ainsi elles plaisent à Dieu et qu’il les récompense d’une gloire éternelle, cette croyance n’est pas infuse, mais seulement humaine et conjecturale : parce que je n’ai point de révélation que je sois en grâce et que j’aie les autres conditions requises pour le mérite.

La foi nue opère en la même façon : car en tant qu’elle est infuse, elle m’apprend que [430] Dieu est le souverain bien et que notre âme doit se reposer en lui comme en sa fin dernière, et que ce repos est une bonne action agréable à Dieu, et méritoire si elle a toutes les conditions requises — Je parle d’un repos jouissant qui est un acte d’amour sur toutes choses. Mais la foi humaine acquise me persuade que la patience que je prends, quand je ne puis faire autre chose en l’oraison, est ce même repos. C’est ainsi que la foi nue opère en la même façon que la foi commune, et que la foi humaine applique la foi infuse en toutes les deux croyances.

La quatrième ressemblance est en la manière d’opérer : parce que comme les bons chrétiens, qui ont une croyance habituelle que les bonnes œuvres sont méritoires devant Dieu et qu’ils lui agréent quand ils en pratiquent quelques-unes à dessein de lui plaire, renouvellent en eux un acte de foi infuse que telles bonnes actions qu’ils opèrent, et semblables, sont allouées de Dieu pour recevoir leur récompense, bien que souvent ils les fassent sans s’en apercevoir et par un acte virtuel ou enveloppé dans l’action même, qui n’empêche pas qu’il ne soit formellement produit; ainsi, en la pratique des bonnes œuvres, la foi opère par un acte implicite et caché dans les bonnes 431 œuvres; mais quant à la foi humaine par laquelle ils croient que leurs bonnes œuvres sont agréables à Dieu et méritoires, elle n’opère pas si souvent par un acte virtuel ou non aperçu, parce que, donnant l’aumône ou produisant un acte d’amour, ils s’aperçoivent assez souvent qu’ils le font, et que ce sont de bonnes actions et qui plaisent à Dieu, quoiqu’il soit aussi vrai que quand quelqu’un est habitué à cette croyance, elle opère aussi par un acte non aperçu; comme celui qui est habitué à jeûner le carême, ou à faire d’autres actions semblables intérieures ou extérieures, souvent n’y fait pas de réflexion, bien qu’il les croie chrétiennement bonnes et méritoires, et qu’il soit certain qu’il ne les ferait pas s’il ne les croyait telles et utiles pour son salut; ainsi la foi infuse et humaine opère souvent par acte non aperçu et enveloppé dans l’action même dont on ne se peut apercevoir.

La foi nue opère en la même façon, soit que nous la considérions en tant qu’elle est infuse, ou en tant qu’elle est humaine. En tant qu’infuse, non seulement elle opère inconnument en l’âme, mais elle ne peut pas opérer autrement, parce que son acte, en elle, est que Dieu est son souverain bien et la fin en laquelle tous ses désirs doivent reposer; [432] or elle ne se peut apercevoir de cela par aucune réflexion sur soi-même.

La foi nue acquise et humaine enseigne l’âme que son repos est un repos en Dieu, et partant action méritoire, et au commencement elle a cette connaissance par un acte réfléchi et apercevable, et même souvent il lui faut bien des raisons pour le lui persuader; mais quand une fois elle a acquis l’habitude de croire que sa patience, son repos et le désir qu’elle a de produire des actes sans le pouvoir est une action bonne et bien agréable à Dieu, elle le sait par un acte non aperçu. Supposons, par exemple, que cette âme est habituée à la pratique de l’oraison de repos sans goût : toutes les fois qu’elle se trouve en sécheresse et ne peut faire autre chose que se tenir en repos, sans faire réflexion ou penser si ce repos est une bonne action, ou si elle plaît à Dieu, elle ne laisse pourtant pas de le croire, et si elle ne le croyait pas, elle abandonnerait cette action pour en faire une autre; et néanmoins cette croyance ne s’aperçoit pas, et ce repos cache et enveloppe deux actes de foi nue : l’un révélé, à savoir que Dieu est le souverain bien auquel tous nos désirs doivent reposer; et un qui n’est que d’opinion humaine, à savoir que la patience et le repos auquel elle se tient pour lors est un acte d’amour méritoire. [433]

SECTION II : Suite du sujet. Six autres convenances.

La cinquième convenance entre la foi chrétienne commune et celle qui est nue se tire de ce qu’elles ont mêmes effets. Elles éclairent toutes deux la volonté et l’induisent à l’amour de Dieu sur toutes choses, la disposent à l’union avec lui, et enfin la conduisent à la perfection; car l’âme ne peut atteindre à ces choses sans les lumières de la foi chrétienne, et nous avons vu que ce sont aussi là les effets de la foi nue.

La sixième est en ce que les actes de la foi humaine, tant de la commune que de la nue, n’ont qu’une certitude probable, et seulement fondée sur des conjectures. Quand quelqu’un, par exemple, croit que ses bonnes œuvres sont agréables à Dieu et méritoires, cette croyance humaine n’est fondée que sur des conjectures probables, non plus que la croyance qu’il peut avoir que l’oraison de repos qu’il pratique est agréable à Dieu et une œuvre méritoire.

La septième : ces deux croyances s’accordent dans l’assurance morale qu’elles doivent donner à l’âme que leurs actions sont [434] bonnes et agréables à Dieu, et comme la foi humaine commune doit donner, à l’âme qui fait ses actions pour plaire à Dieu, une assurance morale et probable qu’elles lui plaisent en effet, et telle qu’elle chasse bien loin toutes sortes de craintes scrupuleuses qui la rendraient pusillanime dans la pratique des bonnes œuvres, par opinion ou pensée qu’elles lui seraient inutiles; en même façon cette âme doit pratiquer l’oraison de repos avec telle assurance morale que cette oraison est bonne et un état agréable à Dieu, qu’elle renvoie bien loin toutes les appréhensions qui la pourraient faire douter s’il est ainsi, et empêcher par ce moyen la tranquillité de son oraison; ce qu’elle fera si elle croit fermement que l’oraison de repos, quoique sans goût, n’est pas moins bonne devant Dieu que celle qui se fait par la production d’actes.

Et il faut ici remarquer que la foi nue humaine a plus de sujet de chasser, non seulement les doutes qui peuvent donner de l’appréhension à l’âme, mais encore les hésitations et toutes les choses qui lui peuvent causer quelque inquiétude, que non pas la foi commune humaine. Parce que les inquiétudes qui attaquent l’âme pendant les bonnes œuvres n’empêchent pas toujours [435] qu’elles ne soient telles; mais toutes les inquiétudes qui surviennent à l’oraison de repos, si elles sont volontaires, empêchent que ce ne soit une vraie oraison. Car l’oraison mystique dit essentiellement une quiétude et une tranquillité à laquelle l’inquiétude est diamétralement opposée; et partant toutes les craintes, tous les doutes et les pusillanimités qui inquiètent l’âme doivent être éloignés de l’oraison de repos sans goût.

La huitième : la foi chrétienne n’est pas contraire à la crainte de Dieu, ni servile, ni filiale, ni toute autre raisonnable, car elle ne nous enseigne pas qu’elles soient mauvaises; et si telles craintes ne nous inquiètent pas, elles n’empêchent pas l’oraison de repos sans goût; et même si elles ne troublent que la partie inférieure, elles ne sont pas contraires à ce repos, qui est seulement dans la pointe de l’esprit; de sorte que l’inquiétude, qui ne peut pincer cette pointe, ne nuit pas à l’oraison de repos.

La neuvième : la foi humaine, par laquelle nous conjecturons probablement que nos bonnes œuvres sont agréables à Dieu et méritoires, ne doit pas être fondée sur l’estime orgueilleuse de nous-mêmes, pensant être quelque chose, mais sur la confiance en la bonté divine qui ne rebute [436] pas le service qu’on lui rend, quand on s’efforce de le conditionner des circonstances requises. Aussi la foi nue humaine, par laquelle une âme se persuade que la patience pendant les distractions et le repos auquel elle se tient font une bonne oraison et agréable à Dieu, se fonde sur la confiance en Dieu, sachant que celui qui est affligé possède son âme en patience.

La dixième : cette croyance morale que nos œuvres sont méritoires, et cette confiance en Dieu, s’acquiert par deux moyens : savoir premièrement, par raisons humaines et secondement par autorité de personnes en qui nous devons avoir croyance et qui nous assurent que telles œuvres sont agréables à Dieu.

De même la foi nue par laquelle nous croyons que notre patience et notre repos est une oraison et état agréable à Dieu, se doit acquérir premièrement par le raisonnement ou par la force des raisons apportées en ce livre, et d’autres que l’on peut inventer, secondement par autorité du directeur, qui doit être cru, lors qu’il nous assure que le repos est bon et utile, et qu’il est l’oraison que Dieu pour lors demande de nous. L’on peut aussi croire les livres qui traitent de cette matière; car à l’exception de l’assurance que nous donnent les choses [437] qui se voient intuitivement, il n’y en a pas d’autre que des raisons et des personnes dignes de foi.

CHAPITRE V : En quoi la foi mystique est différente de la commune.

La première différence se prend du côté de l’acte, en ce que la foi commune a un acte virtuel; le propre duquel, bien qu’il ne soit apercevable en soi, est d’être ordinairement enveloppé dans un autre qui peut être aperçu et que l’on connaît; comme l’acte de foi virtuel, lequel un ignorant croit et qu’il ne connaît pas, est contenu dans un acte de foi aperçu, qui est celui par lequel il croit tout ce que croit l’Église, ainsi l’acte de contrition est contenu en celui de l’amour de Dieu sur toutes choses.

L’acte de foi nue ou mystique est enveloppé dans un autre, qui humainement n’est pas apercevable : parce qu’encore que dans cette oraison on s’aperçoive bien qu’on repose, on ne sait pourtant pas en [438] quoi; ainsi l’acte de ce repos est simplement non aperçu, puisque l’objet ne se peut voir, qui est celui qui spécifie cette oraison mystique ou de quiétude, ainsi que je fais voir autre part.

La seconde différence est de la part de l’objet; car l’objet matériel de la foi nue ou mystique, en tant qu’elle est révélée, est seulement que Dieu est le souverain bien et la fin dernière où tous nos désirs doivent se reposer; et en tant qu’elle porte titre de mystique, elle ne nous fait connaître que cela sans nier le reste, comme la foi de l’unité de Dieu qu’avaient les Juifs avant la venue de Jésus-Christ ne niait pas la pluralité des Personnes. Mais la foi commune révélée a son objet plus étendu, parce qu’elle croit formellement toutes les choses révélées et donne bien plus à connaître que ne fait la mystique. Si ce n’est qu’on voulût dire que, puisque c’est une même foi, elles ne peuvent avoir un objet matériel différent. Mais sans m’arrêter à la façon de parler, je fais voir seulement comment ces deux manières de croire atteignent diversement leur objet matériel.

La troisième différence se tire de la part de leurs opérations ou effets. L’opération de la foi nue est plus resserrée que celle de la foi commune, de même que leur [439] objet, parce que ces croyances n’opèrent que selon l’étendue de leur objet. La foi nue n’opère point hors de l’oraison de repos, dans laquelle elle dirige seulement la volonté, ou l’excite à l’amour jouissant qui se retrouve en ce repos; la foi commune porte à l’amour de Dieu, du prochain et de toutes les vertus.

La quatrième différence est en l’obscurité : le propre de la foi est d’être obscure. Nous voyons maintenant, dit l’Apôtre, au miroir et en en énigme, c’est-à-dire obscurément; c’est pourquoi la foi commune est obscure aussi bien que la mystique; mais avec différence que l’obscurité de celle-ci est plus grande que celle de l’autre, parce que la foi commune est obscure d’un côté et claire de l’autre : obscure du côté de la chose que l’on croit, car l’entendement ne la pénètre pas intuitivement — j’ai la croyance d’un paradis, cependant je ne le vois pas; et si je le voyais, ce ne serait plus foi — mais la foi est claire du côté de son acte, parce que je vois bien que je crois un paradis. Mais en la foi nue ou mystique, la chose que je crois m’est cachée et aussi son acte, parce que dans l’oraison de repos je ne vois pas que je me repose en Dieu ni que j’exerce un acte de foi dans ce repos. Et si on dit que la foi [440] commune peut aussi être obscure en son acte, comme lorsqu’il est virtuel, je réponds qu’il y a encore différence d’obscurité, parce que cet acte de foi virtuel peut être rendu formel ou aperçu, ce qui ne peut être en l’oraison de repos ou mystique, parce que si on y produisait des actes de foi aperçue, elle changerait de nature et ne serait plus oraison de repos, dont les opérations ne peuvent être aperçues, mais ce serait une oraison de production d’actes. Et de plus nous avons montré ci-dessus combien l’acte de la foi nue était plus apercevable que celui de la foi commune virtuelle, puisque l’acte dans lequel la foi nue est enveloppée ne peut être aperçu.

La cinquième différence est dans leur sujet, la foi nue ayant son siège au sommet de l’entendement, comme le repos l’a au sommet de la volonté; la foi commune a son siège dans l’entendement. C’est pourquoi, encore que ces deux sortes de croyance soient par-dessus le sens, et même au-dessus de la raison, la foi mystique pourtant prend son essor plus haut, s’élevant au-dessus de toute opération apercevable. D’où suit une autre différence, savoir que la foi commune ne simplifie pas l’entendement comme fait la mystique, qui le dépouille de toutes pensées; c’est pourquoi [441] elle est appelée simple, et non la commune.

On peut mettre pour sixième différence celle qu’apporte un auteur mystique, qui dit que l’homme intérieur, ou celui qui opère sans formes ou images, tient la même croyance que tous professent de bouche en proférant le symbole, mais que ce qu’il a de plus que les autres, c’est qu’il la goûte et la ressent d’une façon plus élevée, et que comme un enfant de six ans et un docteur prononçant le même symbole le comprennent néanmoins fort différemment, il faut dire de même du chrétien commun et de cet homme intérieur. Le premier a une foi lumineuse en son intérieur et en a une vue claire et distincte : le second, qu’il appelle un homme élevé et caché (par l’oraison mystique) possède une croyance au-dessus de la lumière, au-dessus de toutes formes et images, sans distinction de ce qu’il croit, en une certaine ténébreuse et uniforme simplicité, et avec une savoureuse expérience. [442]

CHAPITRE VI : De l’existence de la foi nue divine.

SECTION I : Cette existence prouvée par raisons.

Nous avons déclaré quelle est l’essence de la foi nue divine; il faut voir maintenant son existence, et savoir si une foi telle que nous l’avons décrit se trouve en l’oraison mystique ou de repos.

Les docteurs mystiques, particulièrement les modernes, assurent que la foi nue ci-dessus décrite se trouve en l’oraison de repos. Leurs sentiments se soutiennent par les raisons suivantes :

Premièrement, la volonté opère dans cette oraison ainsi que nous avons dit; or il est certain que la volonté ne peut opérer si l’entendement ne l’éclaire par quelque lumière qui la dirige. Cette lumière n’est autre que la foi nue; ce qui se [443] prouve par ce que j’ai fait voir, savoir que l’entendement, dans cette oraison de repos, n’a point d’autre opération que celle de la foi nue; d’où il faut conclure que la volonté se tient en ce repos par la croyance, bien qu’obscure, que lui donne l’entendement, lui persuadant que son souverain bien est présent, qui l’oblige de s’y reposer; et l’entendement l’a appris par les raisons qui le lui ont persuadé.

Secondement, l’âme connaît par son expérience qu’elle ressent une grande satisfaction dans ce repos, particulièrement quand elle en a acquis une parfaite habitude; or il n’est pas possible que la volonté eût une si grande approbation de son action, quand elle est obscure, comme est celle-là si l’entendement ne lui donnait quelque lumière par laquelle elle aperçût qu’elle est en bon chemin; ce qui ne se peut qu’en lui faisant voir la convenance et la proportion qu’il y a entre elle et son objet, qui est Dieu, qu’elle lui présente comme le souverain bien, seul capable de la satisfaire.

Si quelqu’un voulait dire que cette satisfaction de la volonté ne procède point d’aucune lumière que l’entendement lui présente pour l’assurer qu’elle repose en un objet convenable, mais d’une connaissance expérimentale qui se fait ressentir et [444] reconnaître dans toutes les opérations agréables — comme une personne qui mange une viande délicieuse n’a que faire de persuasion pour croire qu’elle est agréable ou proportionnée au goût, parce que de soi elle contente assez; et comme un prédicateur qui a trouvé une riche invention pour un sermon est satisfait sans qu’il soit nécessaire que l’entendement s’assure que cela est conforme à son désir.

Je réponds que, dans la jouissance des choses d’elles-mêmes agréables et délectables à l’âme ou au corps, il n’est pas besoin des persuasions de l’entendement, parce que le goût qui résulte satisfait assez de lui-même; c’est pourquoi cela peut être vrai en l’oraison de repos savoureux dont nous parlerons ailleurs; mais en celle de repos sans goût, il faut que l’entendement opère, pour donner à la volonté un goût intellectuel, lui faisant voir la proportion qu’il y a entre elle et l’objet, dans lequel elle repose.

Troisièmement, ce repos étant une oraison, ainsi que je l’ai prouvé, et conséquemment un culte divin, il doit être conduit par la foi, qui est la lumière qui dirige toutes les opérations chrétiennes; et cette foi est appelée nue ou mystique pour les raisons que j’ai déduites.

Quatrièmement, il n’y a aucune raison [445] au-dedans qui persuade à la volonté que l’objet dans lequel elle se repose est son bien; il faut donc que cela vienne du dehors et que l’entendement, n’étant éclairé au-dedans par raisons formées de lui pour persuader le repos à la volonté, tire ses lumières de dehors, ce que ne peut être que par le moyen de la foi.

Cinquièmement, il y a en ce repos une lumière qui est obscure; or notre entendement n’a aucune lumière ténébreuse que celle de la foi, qui est pour cet effet comparée à une lanterne [Ps.118.v.105], et la volonté ne se porterait pas, au moins avec tant de repos, à un objet si obscurément connu, si cette connaissance n’était par forme de croyance, qui produit en l’âme les mêmes effets que la claire connaissance, quand la foi est certaine; bien qu’une connaissance plus claire contente davantage. Nous ne nous portons pas moins aux exercices de vertu pour acquérir le ciel, que nous ne connaissions que par la foi, que si nous connaissions par raison naturelle qu’il y en a un. Les philosophes ayant connu par la raison un Dieu éternel, créateur de toutes choses, et ne pouvant conséquemment ignorer l’honneur que la créature doit à celui de qui elle dépend, ne lui ont pourtant pas, dit l’Apôtre [Romains 1,21], rendu la gloire qu’ils devaient : et le bon [446 chrétien] le sert et l’adore, le connaissant par la seule révélation.

Vous direz qu’il est aidé de la grâce et non pas les autres. Je réponds que Dieu ne la leur aurait pas refusée s’ils eussent fait ce qui était en eux, et qu’il l’ôte ordinairement à ceux qui ne concourent pas avec elle.

Puis donc que la volonté, ainsi que nous voyons, est si collée à ce repos et y reçoit tant de satisfaction sans aucun discours, il faut qu’il y ait en elle un motif aussi puissant que le discours de la raison, pour la persuader et la tenir en ce repos. Or n’y en ayant point d’autre que celui de la Révélation : ceux qui pratiquent l’oraison de repos sans goût doivent être persuadés en leur entendement que le souverain bien est en ce repos; qui fait qu’ils ne s’y ennuient, et ne croient pas perdre le temps d’y demeurer.

SECTION II : Suite des raisons pour la preuve de l’existence de la foi nue.

La foi nue est une pièce si essentielle et si importante à l’oraison mystique, qu’il ne faut pas plaindre le temps, ni les raisons qu’on emploie à la bien établir; c’est pourquoi j’en ajoute encore quelques-unes [447] à celles de la section précédente.

Sixièmement : bien que le repos soit sans saveur et souvent amer en foi, la volonté néanmoins s’y arrête et s’y plaît en même façon que s’il était bien savoureux, sans se mettre en peine d’être en l’un ou l’autre état, d’amertume ou de suavité; ce qui fait voir que la volonté prend un goût raisonnable, et indépendant des sens. Si quelqu’un prenait une potion ou un morceau bien amers aussi volontiers que les viandes les plus savoureuses, on dirait, que c’est à cause qu’il les croit fort utiles à sa santé. De même, quand on voit une âme également satisfaite du repos sans goût et de celui qui est savoureux, ce que l’expérience apprendra à ceux qui en auront acquis l’habitude, il faut que l’âme croie que l’un lui est autant profitable et agréable à Dieu, que l’autre. Et comme dans le repos savoureux elle reconnaît, par le goût qu’elle y a, si conforme à sa volonté et qui lui donne tant de plaisir spirituel et surnaturel, que c’est son Dieu et son souverain bien, elle s’attache de même au repos sans goût, où elle croit le même objet; et parce que cette croyance n’est pas aperçue de l’âme,  elle est appelée foi nue.

Septièmement, ce repos est un mouvement de l’âme vers le souverain bien [448] auquel elle ne se peut porter que par la foi, ou les raisons naturelles; il n’y a point de raisons naturelles; il faut donc dire que c’est par la foi.

Huitièmement, le propre mouvement de la foi est d’élever un esprit par-dessus tout raisonnement, comme il paraît dans le mystère de l’Eucharistie où, conduits par la foi, nous nous élevons en la toute-puissance de Dieu y opérant tant de merveilles, et reconnaissons Jésus-Christ réellement présent sous les accidents, malgré tous les raisonnements humains opposés par les hérétiques, et les persuasions ou les répugnances de nos sens : or en ce repos l’âme s’élève par-dessus tous les sentiments et raisonnements en un objet inconnu, donc elle ne le peut faire que par le mouvement de la foi.

Neuvièmement, l’assurance avec laquelle la volonté se tient en cette oraison de repos sans avoir aucune lumière, ni des sens ni de la raison, qui lui fait connaître qu’elle est en bon chemin, est une bonne raison pour prouver qu’il y a une foi nue divine. Si un aveugle se trouvait la nuit dans un bois plein de tant et de si différents chemins, que le jour, même les plus clairvoyants et routiers eussent de la peine à les tenir sans s’égarer, et que cependant ce pauvre [449] aveugle arrivait sans guide au but où il prétend, il n’y a personne qui ne dît que quelque bon génie l’aurait conduit si droit. De même, quand on voit notre volonté aveugle cheminant par la nuit obscure d’une oraison où les plus éclairés ne voient goutte, et allant droit à Dieu avec si grande assurance, n’a-t-on pas sujet de dire que quelque lumière secrète et non aperçue la conduit?

Or cette lumière ne peut être que la foi nue, l’âme n’ayant point d’autres connaissances.

Dixièmement, en toutes les afflictions, qu’ont les chrétiens, ils ne peuvent être consolés que par les lumières de la foi, ou des raisons naturelles. L’âme sent ici un grand repos et une grande consolation parmi tant de détresses où il faut passer dans la vie intérieure, non par les raisons humaines ou celles de la foi, réfléchies; il faut donc que ce soit par les directes.

Onzièmement, le repos s’insinue fort doucement en la volonté, et plus son habitude croit dans l’âme, plus elle sent cette quiétude douce et savoureuse; ce qui ne peut être si l’entendement ne proposait à la volonté des lumières qui lui montrent la convenance de son objet, ce qui ne se fait que par la foi nue, comme nous avons vu.

[450] Douzièmement enfin, cette foi est possible, puisque tant de docteurs le disent et tant de raisons le confirment; et de plus je ferai voir que l’âme la peut facilement acquérir et qu’elle en a grand besoin.

SECTION III : Réponse à quelques objections qu’on peut faire contre l’existence de la foi nue.

La première peut être qu’il n’y a point de foi nue, parce que toute foi est divine ou humaine, c’est-à-dire qu’elle procède, ou de la révélation de Dieu, ou de l’autorité des hommes qui nous apprennent quelque chose. Elle n’est pas divine, car il faudrait que Dieu l’eût révélée, ni humaine, car elle viendrait de la part des hommes, ou au moins de quelques raisons humaines, et tout cela ne se peut faire sans discours, que la foi humaine n’admet pas, il ne peut donc y en avoir.

Je réponds qu’il se peut faire que la foi soit divine et humaine tout ensemble, ainsi que je ferai voir plus bas, et que, bien que la foi nue n’admette le raisonnement en sa pratique et usage, elle peut néanmoins avoir été formée par le discours et par le raisonnement. Quelqu’un, par exemple, lisant ce traité de la foi nue, croira en effet [451] qu’il y en a une et pourra la pratiquer; et quoiqu’il l’ait acquise par le raisonnement, il l’exercera sans lui. Car de même que l’espèce générale des universaux, qui a été tiré des particuliers, car elle y a son fondement, subsiste seulement dans l’entendement, l’homme général, ou abstrait, n’a être que dans mon entendement, quoiqu’il soit tiré de tous les hommes singuliers; ainsi, bien que la foi nue, en sa première origine, soit tirée de plusieurs discours, son acte pourtant, qui n’est que dans l’entendement, est abstrait de tous ces discours.

Seconde objection : chaque chose produit son semblable, le raisonnement ne produit donc pas une foi et une croyance nue, puisqu’il ne l’a pas en foi; et ainsi, une notice fondée sur des principes de raisonnement et de connaissance réfléchie le doit aussi être.

Je réponds que si cet argument était vrai, on ne pourrait tirer de connaissances générales des choses particulières, ce qui est contre toute la philosophie et l’expérience.

Troisième objection : la foi doit être certaine, quoiqu’inévidente, parce que si elle n’était telle, on n’y pourrait adhérer fermement; or quelle certitude peut-on avoir d’une chose qu’on ne connaît pas! Et puisque la lumière que donne la foi nue n’est [452] pas réfléchie ni connue, comme nous le prouverons et qu’il se connaît assez, mais obscure et telle que nous ne la pouvons apercevoir, il s’ensuit que nous n’y pouvons fermement adhérer, ni la tenir pour chose certaine. Car si on voit tant de doutes, tant d’erreurs et tant de tromperies dans les choses qui concernent la foi chrétienne, et en celles mêmes que nous devons avoir aux sciences humaines qui sont certaines et réfléchies, avec quelles assurances pourrons-nous nous appuyer sur une foi dépouillée de toutes opérations aperçues et réfléchies, que nous ne connaissons point? Je réponds que la certitude d’une foi est en elle-même, et non dans l’intellect de celui qui croit, car autrement la foi chrétienne et les sciences humaines n’auraient point de certitude; et tant de sentiments et d’opinions différentes d’hérétiques et de philosophes sur le sujet de la foi chrétienne et des sciences humaines les rendraient incertaines; ce qui ne se peut dire sans absurdité.

Quatrième objection : il semble que l’Écriture insinue par la bouche de l’Apôtre [II Corinthiens, 5.v3.4.6.7] qu’il n’y a point de foi nue, lorsqu’il dit que nous soupirons et gémissons après la demeure céleste, désirant en être survêtus, si néanmoins nous sommes trouvés non [453] pas nus, mais revêtus; et pour montrer qu’il l’entend de la foi, il dit ensuite que cheminant par la foi, nous désirons être vêtus; il s’ensuit donc que la foi n’est pas nue; outre que peu d’auteurs, et encore modernes, en ont parlé, et fort obscurément.

Je réponds à cette autorité de l’Apôtre qu’il ne veut pas dire qu’il n’y ait point de foi nue. Voici comme il parle : nous savons que si notre maison terrestre se dissout, nous aurons une maison éternelle au ciel, si toutefois nous sommes trouvés vêtus, non point nu, car nous qui sommes en cette habitation gémissons, étant chargés, d’autant que nous ne désirons point être dépouillés, mais survêtus, afin que ce qui est mortel soit englouti par la vie; par quoi sachant que, quand nous sommes absents du Seigneur — car nous cheminons par la foi, mais nous avions bonne volonté d’être plutôt hors de ce corps et être avec le Seigneur. Les saints Jean Chrysostome et Ambroise expliquent ainsi ces paroles : nous obtiendrons la maison de la gloire céleste si nous sommes revêtus de la grâce, charité et autres bonnes œuvres, et non pas si nous en sommes dépouillés. C’est aussi le sens que saint Paulin [Epistr.8] donne à ces paroles, disant que nous obtiendrons cette gloire, si étant dépouillés du corps, nous ne sommes pas nus et privés [454] des bonnes œuvres; car si nous en sommes revêtus, Dieu nous survêtira comme d’une nouvelle robe, qui est l’étole d’immortalité. D’autres expliquent, et plus conformément à la lettre, que nous sommes nus quand nos âmes sont séparées de leurs corps, et revêtues quand elles y sont unies, et que nous serons survêtus quand nos âmes, ayant été réunies à leurs corps en la résurrection, jouiront encore de la gloire. En tout cela saint Paul ne pense point à dire que notre foi doit être revêtue et non pas nue; mais bien que nous devons être revêtus de vertus et de bonnes œuvres cependant que nous marchons par la foi, afin que nous soyons survêtus de gloire quand la foi se changera en vision. [455]

CHAPITRE VII. De la nécessité de la foi nue divine pour l’oraison de repos.

SECTION I : Si la foi nue divine est nécessaire. Première opinion négative

La première opinion est que la foi nue n’est point nécessaire à l’oraison de repos. Les raisons qu’on peut apporter en preuve sont telles :

La première, que si elle était nécessaire, ce serait pour diriger la volonté en ce repos; ce qui se ferait, ou en montrant à la volonté que son bien est en repos — ce qui n’est pas, puisque la volonté ne s’aperçoit point de telle remontrance — ou en lui persuadant de se tenir en ce silence, ce qui ne peut se faire sans des raisons persuasives que la foi nue n’admet pas.

Seconde raison : pour pratiquer l’oraison de repos, il ne faut que la patience; car pendant [456] les sécheresses ou les grandes désolations intérieures, il suffit à l’âme, pour pratiquer cette oraison, de les souffrir avec patience; et pour la pratique cette patience, elle n’a pas besoin de la foi nue; elle n’est donc point nécessaire pour l’oraison de repos.

Troisième raison : si cette foi nue était nécessaire, elle le serait ou à l’entendement ou à la volonté; non à l’entendement, car elle l’aveugle plutôt qu’elle ne l’éclaire, puisqu’elle est dépouillée de toute connaissance, de tout discours et de toute raison, qui font les moyens de l’illumination; et si elle aveugle l’entendement, comment éclairerait-elle la volonté? Si une rayure sur un œil l’empêche de voir, comment éclairerait-il le pied?

SECTION II. Seconde opinion affirmative et véritable : que la foi nue est nécessaire à l’oraison de repos. Raisons de sa nécessité.

Je dis que la foi nue est très nécessaire à l’oraison de repos. Premièrement, parce que si la volonté a besoin de lumières pour se conduire en toutes choses, quoiqu’elle y ait une inclination naturelle, combien plus en une opération si obscure que [457] nonobstant qu’elle soit éclairée de cette foi nue, elle n’y voit goutte et ne comprend elle-même son action? Et de plus, tant s’en faut qu’elle ait une inclination naturelle à cette oraison de repos, que plutôt elle y a grande répugnance; ce qui se voit par expérience, en ce que bien qu’on exhorte si fort les âmes à la pratique cette oraison, on ne peut les y résoudre : elles croient toujours perdre le temps, et ne rien faire. Il semble de plus, quelquefois, que toutes les tempêtes de la mer s’élèvent, que les vents soient déchaînés. Je veux dire que toutes les passions, les fantômes, les imaginations de la partie inférieure, les obscurcissements de la supérieure et tous les délaissements de Dieu se ressentent en cette âme; elle ne peut faire oraison : la porte du ciel lui est fermée, celle de l’enfer ouvert, qui donne entrée à tous les débords de ses passions. C’est l’état où se trouvent la plupart des âmes en leurs sécheresses, auxquelles nous conseillons pour rafraîchissement d’avoir recours à l’oraison de repos. Et si pour lors la volonté n’est pas même assistée de la foi nue, comment sera-t-elle en assurance? Si la foi commune infuse au baptême ne lui fournit alors aucune lumière, au moins directe, qui lui donne libre accès à Dieu, n’en pouvant avoir de réfléchie, comment voulez-vous qu’elle [458] sorte de ces embarras, elle qui erre souvent en plein jour, prenant le faux pour le vrai — comme il paraît dans les sciences humaines, qui sont si certaines et fondées sur des raisons si claires, comme est la théologie morale qui enseigne la pratique des vertus?

Secondement, si nous avons besoin de la foi pour nous conduire en toutes nos actions chrétiennes et qui regardent le culte divin, il faut dire qu’elle nous est encore nécessaire pour l’oraison de repos, qui tend au même culte : or nous connaissons manifestement que la foi n’y opère pas par discours et par pensées réfléchies, ou revêtues de ses lumières ordinaires; car l’âme ne peut alors produire aucun acte d’oraison; et bien que la foi nous apprenne qu’en l’oraison mentale il en faut produire si l’on peut, elle ne nous enseigne pourtant pas en cet état de sécheresses aucun moyen de le faire. Nous avons donc besoin à tout le moins de foi nue, c’est-à-dire qui opère par actes directs. Car il n’y a que deux façons d’opérer, par actes directs, ou réfléchis; elle n’opère point par ceux-ci; il faut donc que ce soit par les directs; ou bien nous serions entièrement privés des opérations de la foi en la conduite d’une oraison tout angélique et séparée de l’opération des sens.

Troisièmement, puisque nous avons [459] prouvé qu’il est nécessaire que l’entendement opère en ce repos, il a besoin ou des sens internes pour opérer, ou d’espèces infuses de Dieu; tout cela ne se fait point en l’oraison de repos, les sens y empêchant plus qu’ils ne servent, et Dieu d’ailleurs ne donnant aucune lumière infuse ressentie de l’âme, qu’il laisse fort désolée. On ne peut penser que l’entendement puisse alors opérer par autres actes que par ceux de la foi, ou réflexes; ce que non : il en faut donc de directs.

Quatrièmement, une personne qui se noie a besoin pour se sauver de se prendre à tout ce qu’elle trouve; l’âme, en ses désolations, peut dire avec le Prophète [Ps.68,2] que les eaux ont pénétré jusques au profond de son âme; et si pour lors elle ne trouve autre appui pour se garantir du naufrage que la foi nue, faut-il demander si elle est nécessaire? Si un malade à l’extrémité ne trouvait qu’un remède qui peut lui sauver la vie, ne lui serait-il pas nécessaire? Un voyageur dans un pays étranger, sans habitude, sans connaissance de la langue, n’aurait-il pas besoin d’un truchement? Cette âme spirituelle est aux extrémités et au hasard de perdre l’oraison et la présence de son Dieu, qui est sa vie; il n’y a que la foi nue, en tel état, qui la lui puisse conserver; elle est en un pays perdu où [460] on ne peut parler que la langue du pays, ni faire autre oraison que celle des anges; la seule foi nue lui peut servir de truchement : qui doutera qu’elle lui soit nécessaire?

SECTION III. Deux autres raisons de la nécessité de la foi nue.

J’ajoute aux raisons précédentes que la foi nue est nécessaire à l’âme : premièrement, afin qu’elle puisse avoir une vraie satisfaction; car il arrive quelquefois qu’elle soit en des dégoûts tels, que le repos, pendant ce temps-là, et les souvenirs tranquilles qu’elle a, ne semblent pas être oraison, et partant ce repos si langoureux et dégoûtant (qui est comme un lys entre épines), si peu aperçu — et même produit avec si grand dégoût — avec ses faibles souvenirs, ne satisfera jamais l’âme, si elle ne croit en la raison; car le sens ne pourra jamais persuader que cela suffit; je veux dire que ce repos est une bonne oraison et que Dieu ne demande en tel état autre violence de l’âme; parce que moralement parlant, elle ne peut alors davantage. Ne vous affligez donc plus, puisqu’il ne faut que croire que vous faites oraison pour la pouvoir pratiquer. 461

Secondement, elle est nécessaire afin, disent quelques mystiques, que Dieu puisse librement accomplir sa volonté en l’âme, parce que l’opérer de Dieu libre et amoureux en nous, selon le dessein qu’il a eu de toute éternité de s’y glorifier, demande une foi bien nue, aussi bien qu’un amour très pur, pour n’empêcher pas par notre propre raison, ni même pas nos désirs, quoique bons en apparence, l’opération de sa grâce, si secrète et si cachée au sens, et même à l’esprit, que la foi seule toute nue, accompagnée de l’amour, la peut découvrir et s’y abandonner.

Je ne prétends pourtant pas, en prouvant la nécessité de la foi nue, dire qu’elle soit nécessaire au salut. Car bien qu’il soit nécessaire pour être sauvé de croire qu’il y ait un souverain bien, sur tout aimable, il ne l’est pourtant pas de le croire par un acte de foi nue et mystique; il suffit de le croire par une foi ordinaire et un acte réfléchi et aperçu. 462

SECTION IV. Réponses aux arguments faits contre la nécessité de cette foi nue.

Je réponds au premier que la foi nue remontre à la volonté que son bien est en ce repos, et qu’elle s’en aperçoit bien directement, c’est-à-dire sans réfléchir et reconnaître qu’elle s’en aperçoit; et il n’est pas inconvénient de dire qu’elle lui persuade aussi directement.

Je réponds au second qu’on ne saurait pratiquer la patience méritoirement sans un acte de foi; et si cette patience n’est pas réfléchie, mais seulement directe (comme en repos ici), la foi qui la dirige doit être de même, et c’est ce que nous appelons foi nue.

Je réponds au troisième qu’un acte direct n’aveugle pas l’entendement, mais l’éclaire plutôt, puisque c’est une connaissance; et si une connaissance sans discours aveuglait, les anges de Dieu même seraient aveuglés par leurs connaissances. [463]

CHAPITRE VIII. La foi nue humaine nécessaire; raisons de sa nécessité.

Outre ce que nous avons dit ci-dessus en preuve de l’existence de la foi nue humaine, il est important d’apporter ici quelques raisons de sa nécessité.

La première est que la foi humaine est nécessaire pour persévérer en l’oraison : parce que quand l’âme s’assure ou se persuade qu’elle fait l’oraison ou la volonté de Dieu, cette assurance ou persuasion lui donne une merveilleuse force et courage à persévérer avec patience. Comme au contraire, le défaut de cette assurance l’affaiblit; car, comme dit un docteur mystique [P. Benoît, p. I, ch.2], par quel motif se tiendra-t-elle en l’oraison et en patience, si elle a perdu la croyance qu’elle est là pour le bon plaisir de Dieu et qu’elle fait oraison, je veux dire qu’elle s’unit à Dieu! Quel fondement l’affermira, si elle branle par hésitations! Comment son édifice demeurera-t-il ferme, si les pilotis sont abattus? Quand quelque pauvre a songé [464] la nuit qu’il est roi ou grand Seigneur, éveillé, il se moque de cela parce qu’il le croit impossible; mais s’il le croyait possible, peut-être y penserait-il davantage; et ainsi de toutes les autres choses; que si de même l’âme ne croit pas ce repos vraie oraison, elle n’aura garde de s’y arrêter, non plus qu’à des songes.

Seconde raison : on peut tirer la nécessité de quelque chose des inconvénients qui arriveraient si elle n’était pas. Si l’âme n’était assurée que ce repos est oraison, elle se priverait, par inquiétude, et de l’oraison, et de tous les biens qu’elle en reçoit; elle perdrait le mérite de la persévérance et n’avancerait pas dans la vie spirituelle, dont le progrès dépend particulièrement de l’oraison. J’ai cru, dit le Prophète [Ps.115,1], à cause de quoi j’ai parlé. Sur lequel verset saint Paul dit [II Cor. 4,13] : Nous croyons aussi, à cause de quoi nous parlons. Sans cette croyance, on n’ose parler; et on n’ose se tenir en repos sans la croyance que ce repos est une union avec Dieu; parce que nous croyons, nous parlons, c’est-à-dire, nous prions. On ne peut parler en assurance, si ce n’est des choses de la foi; [Ps.115,11] l’homme parlant de soi-même est sujet au mensonge à cause de l’ignorance de son esprit; et sans la foi nue, nous ne pouvons nous assurer en l’oraison de repos. Si vous [465] ne croyez, vous n’entendrez pas, dit Isaïe; mais si vous ne croyez que vous faites la volonté de Dieu ou que, vous reposant en son bon plaisir, vous lui être agréable, jamais vous n’entendrez ou ne comprendrez en quoi consiste la vraie oraison ou union avec Dieu. Celui qui veut trop fixement regarder le soleil s’éblouit, et qui arrête trop les yeux pour discerner l’opération de son entendement et de ses puissances en l’oraison s’aveugle au lieu de s’éclairer. Il faut marcher à la lumière que nous donne la raison, sans voir ni notre entendement reluire, ni notre volonté opérer; il suffit que la raison bien éclairée nous enseigne que les puissances opèrent, quoique cela ne paraisse pas.

Troisième raison : la foi nue humaine est nécessaire pour tranquilliser l’âme et lui donner un repos parfait, en lequel consiste tout le bonheur de la vie contemplative. Car, comme cette croyance chasse toute inquiétude de l’esprit, elle met l’oraison de repos comme en son trône. La croyance contraire rend l’âme inquiète, car comment ne le serait-elle pas, pensant qu’elle ne fait point d’oraison? Et comment acquerrait-elle une habitude de tranquillité intérieure?

Quatrième raison : cette foi humaine est [466] le fondement de la foi divine directe et mystique; car la foi nue ne produit son acte mystique et direct que par une grande tranquillité; et même on ne connaît autre acte que la seule tranquillité et paix de l’âme, ou quiétude, qui exclut toute inquiétude, et l’on ne peut avoir cette quiétude sans croire que ce repos est oraison. Tellement que, comme le sacrement de mariage est fondé sur le contrat civil, sans lequel il ne subsisterait pas, ainsi la foi nue divine est fondée sur l’humaine, et l’acte direct sur l’acte qui est réfléchi; ôtez celui-ci, le direct n’est pas; et si la foi nue humaine n’y est plus, la divine cesse; et ainsi, ne croyant pas faire oraison, nous ne pouvons avoir ce repos mystique.

Cinquième raison : enfin, sans cette croyance, l’âme est aveugle aux choses spirituelles, sa volonté ne se porte quasi qu’aux choses sensibles et ne sait point comme il faut s’élever au-dessus d’elle. [467]



CHAPITRE IX. Si la foi nue est actuelle ou habituelle.

SECTION I. La foi nue est un acte.

On peut douter premièrement s’il y a un acte en la foi nue. Secondement, quel il est. Troisièmement, s’il est formel ou virtuel. Quatrièmement, si elle peut former une habitude. Et par le mot d’acte nous entendons opération, comme par celui d’habitude, principe d’opération.

La première opinion dit que la foi nue n’est pas un acte, mais une habitude. Le père Benoît semble être de ce sentiment, lorsqu’il dit [p.3.c.12] qu’il serait contraire à la pureté de la simplicité de la foi nue, si elle avait multiplication de raisonnement, parce qu’elle lui ferait produire des actes, et par [468] conséquent causerait être et non l’anéantissement; et plus bas il dit que la foi nue est prompte et plus tôt produite qu’un acte.

Nonobstant cela, je dis, avec commun des théologiens mystiques, que l’âme pratiquant l’oraison de repos exerce un acte de foi nue. Le Père spirituel, dit le bienheureux Jean de la Croix [Liv.3 du Mont.c.7], doit apprendre à l’âme qu’il conduit à vider sa mémoire des appréhensions (il entend : des visions, notions ou sentiments), puisqu’elles ne la peuvent point tant aider à l’amour de Dieu que le moindre acte de vive foi et d’espérance, qui se fait au vide de tout cela. Or le vide de toute notion c’est l’oraison de repos; donc le repos produit un acte de vive foi.

Le Père Benoît est de même opinion [p.3.c.12] appelant la foi nue lumière qui contemple Dieu sans moyen ni entre-deux; étant lumière, elle éclaire actuellement; si elle contemple Dieu, il faut que ce soit un acte dont le propre est d’opérer ou plutôt d’être l’opération même. Si vous opposez, que le dit Père au même lieu, tient que la foi nue ne produit point d’actes, et que cela serait contraire à la pureté de sa simplicité, je réponds qu’il l’entend des actes qui se font avec discours intérieurs, parce qu’ordinairement les actes se font ainsi. C’est pourquoi il dit au même lieu qu’il n’appelle pas la ressouvenance de cet anéantissement qui est l’oraison de repos introversion, parce qu’elle dit acte dont cette ressouvenance n’a quasi rien pour sa grande pureté, nudité et simplicité : or c’est la foi nue qui opère cette ressouvenance dont il parle, que j’appelle souvenir tranquille, ainsi que je dirai ci-après.

SECTION II. Raisons qui prouvent que la foi nue est un acte.

La première raison se prend de la définition que nous avons donnée à la foi nue, que nous avons dit être une connaissance générale du souverain bien. Car si elle est connaissance, c’est une opération de l’entendement, et partant son acte.

La seconde raison : l’homme, par la prière, exerce des actes de foi; car, demandant à Dieu, il le reconnaît auteur des biens qu’il demande; ce qu’il fait en lui proposant ses désirs pour être accompli par sa libéralité. Saint Léon dit [Serm.I…] que la droite foi se doit rencontrer en toutes les vraies prières. Le cri de la prière, dit Saint Hilaire, a sa force dans l’esprit de la foi. Celui qui demande à Dieu professe de croire qu’il peut donner [468] et même qu’il est vrai et fidèle à accomplir ses promesses [Ps.118]. C’est pourquoi Suarez dit que la foi est le fondement de l’oraison, comme de toutes les choses qu’on espère. Elle est, dit l’Apôtre, le fondement des choses que nous espérons et même de toute justice et de toutes vertus, comme dit le Concile de Trente, et spécialement de l’oraison; parce que le premier pas pour aller à Dieu, c’est la foi, et toutes les conditions nécessaires pour bien prier, sont fondées en la foi : Comment invoqueront-ils celui en qui ils n’ont pas cru? dit l’Apôtre. Puis donc que ce repos est oraison, il y a un acte de foi.

Troisième raison : l’oraison de repos est une contemplation; or l’acte de contemplation en foi et en sa substance est un acte de foi produit, ou est un acte théologique et quasi scientifique, dit Suarez, qui prouve que c’est un acte de foi par saint Augustin, saint Grégoire et saint Thomas, lequel dit qu’en l’acte de contemplation, il ne se trouve point d’erreur; quelquefois néanmoins la vérité contemplée n’est pas révélée en foi, mais seulement déduite des choses révélées; c’est pourquoi cet acte de contemplation est seulement une vérité théologique. Or [469] cela s’entend de la contemplation, où la chose contemplée est expliquée à l’intellect et aperçue; mais en l’oraison de repos, où il ne peut y avoir d’acte aperçu ou réfléchi, mais seulement et caché et mystique, la vérité contemplée ne peut être seulement théologique, parce que tel acte en déduit du discours, comme dit Suarez au même lieu, et partant il faut dire que la contemplation que j’appelle oraison de repos est seulement un acte de foi, qui est appelée nue pour les raisons alléguées.

Quatrième raison : nous avons prouvé qu’en l’oraison de repos, la volonté se repose en Dieu comme au souverain bien et en la fin dernière de tous ses désirs : or la lumière de l’entendement qui propose cela à la volonté chrétienne est un acte de foi.

Cinquième raison : ce repos se renouvelle souvent, et l’habitude que l’on en a excite à l’acte; c’est donc un acte de foi renouvelée et réitérée. [470]

SECTION III. Réponse à quelques objections contre l’actualité de la foi.

Première objection. Si l’âme produisait des actes de foi nue, elle les pourrait ressentir et apercevoir, ce qu’elle ne fait pas. Je réponds que les actes réfléchis se sentent et aperçoivent, mais non pas les directs; ce qui s’entend non seulement de ceux qui ne peuvent être réfléchis, comme la foi nue et l’oraison de repos, mais encore de ceux qui le peuvent être, par exemple, quelques pensées de vengeance ou de murmure, en celui qui n’y ferait pas réflexion; car telles pensées ne sont pas réfléchies, mais elles le peuvent être; et ainsi, tels actes peuvent être, et n’être pas aperçus.

Deuxième objection : les actes de foi, pour être méritoires, doivent être libres; ce qui ne peut être, si l’entendement n’éclaire la volonté, ce qui n’est pas dans la foi nue. Je réponds qu’il y a des actes virtuels par lesquels nous pouvons mériter, bien que nous ne les connaissions pas. Comme un pauvre paysan croit beaucoup de choses qu’il ne connaît pas, et plusieurs saints font des choses de grande [471] perfection, et néanmoins s’estiment de grands pécheurs; il se trouve aussi quelquefois des personnes scrupuleuses qui pensent offenser Dieu en des actions méritoires.

Troisième objection : le Père Benoît dit que si la foi nue produisait des actes, elle causerait l’être et non l’anéantissement. Je réponds, outre ce qui a été dit ci-dessus, que ce Père ne décrit la foi nue que selon son exercice, et qu’il ne fait pas état de la dépeindre de toutes ses couleurs, comme nous. J’ajoute qu’il fait voir seulement ce qu’elle agit selon son même exercice, qui est de persuader l’âme et lui faire croire qu’il n’y a que Dieu seul. C’est pourquoi il dit que si l’âme produisait beaucoup d’actes, elle causerait divers êtres, et la foi, par conséquent, ne pourrait produire une connaissance dépouillée de toute existence, hormis de celle de Dieu, qui est la seule opération de la foi nue selon son exercice. C’est pourquoi il dit que la foi doit être nue, dépouillée de toute autre croyance que de celle de Dieu; par où il ne prétend pas nous obliger à croire qu’il n’y ait rien que Dieu, mais seulement à considérer les autres êtres comme s’ils n’étaient qu’un pur néant au regard de lui, ne produisant autre acte dans l’oraison que celui qui anéantit toutes choses en [472] la présence de Dieu. Mais il n’y a personne qui ne voie que par ces paroles, le Père Benoît n’entend pas dire que la foi nue soit une habitude et non pas un acte, qui est-ce que l’objection devait prouver. Je puis encore répondre qu’il veut seulement dire que la foi nue ne produit point d’actes avec discours d’entendement, mais non pas qu’elle soit un acte mystique et direct; au contraire, disant que la foi nue s’exerce bien plus tôt que ne fait un acte, il entend qu’il est plus aisé de pratiquer un acte mystique, c’est-à-dire un repos, que non pas un acte avec discours d’entendement. Car quand l’âme, par exemple, se tient en repos, la foi nue a bien plus tôt opéré qu’elle n’aurait dit : Mon Dieu, je vous aime, ou produit quelque acte semblable; et cette foi est un acte mystique de connaissance, qui cause en la volonté un repos et une quiétude jouissante. [473]

SECTION IV. Quel est l’acte de la foi nue.

Ayant vu que la foi nue est un acte de notre entendement, approchons de plus près et considérons quel est cet acte.

Je dis qu’en l’oraison de repos, l’âme professe par un acte de foi que Dieu est le souverain bien, puisqu’elle repose tous ses désirs en lui, comme dans leur centre; car rien ne peut terminer tous les désirs, que le souverain bien.

Or une des plus sublimes professions de foi que l’âme puisse faire est de croire que Dieu est le souverain bien; car c’est dire qu’il est souverainement aimable; qu’il lui faut obéir; qu’il le faut craindre et aimer comme notre dernière fin. Nous avons prouvé que ce repos est un repos en Dieu, faisant voir qu’il est son objet, et qu’ainsi, l’âme qui se repose en lui professe qu’il est souverainement bon. Ce qui se confirme encore en ce que ce repos est contraire à tout ce qui n’est point Dieu, puisque par lui toutes les distractions, toutes les passions et toutes les choses, qui ne sont point de Dieu, ou de sa volonté, sont anéanties en l’âme, qui croit qu’il n’y a [474] que Dieu qui soit digne d’être, et sa volonté de régner.

Je dis premièrement que cet acte de foi est seulement virtuel, c’est-à-dire enveloppé en un autre acte, comme l’acte de foi commune est compris virtuellement dans les actes d’amour et de contrition; et les ignorants, croyant tout ce que l’Église leur propose à croire, font une profession de foi virtuelle de plusieurs choses qu’ils ne connaissent et n’entendent pas. Mais parce qu’en l’oraison de repos, l’âme n’a pas les pensées formelles des choses que la foi nue croit, il faut dire que son acte n’est que virtuel, qui ne laisse pourtant pas d’être véritable, d’éclairer la volonté et de l’induire à se reposer au souverain bien, car elle ne se tiendrait pas en ce repos avec une si grande assurance et tranquillité sans cette lumière, et si elle ne connaissait actuellement que son souverain bien est présent; car notre cœur, formé pour ce bien souverain, serait toujours agité dit saint Augustin, s’il ne se reposait en lui.

Il faut néanmoins remarquer que tout acte de foi virtuelle n’est pas appelé foi nue; autrement on pourrait dire que ces pauvres paysans qui croient par un acte virtuel tout ce que croit l’Église auraient un acte de foi nue, ce qui est contre le [475] commun usage des scolastiques; même, ce mot n’est pas d’eux, mais des contemplatifs qu’on appelle théologiens ou docteurs mystiques, qui ont inventé ce terme pour signifier, non pas simplement un acte de foi virtuel, mais direct, qui ne peut naturellement être réfléchi, ce qui n’empêche pas qu’il ne soit virtuel, puisqu’il est enveloppé en ce désir tranquille qu’a l’âme de faire oraison, qui est cette oraison de repos. [476]

CHAPITRE X. De l’habitude de la foi nue.

SECTION I. Comment la foi nue forme des habitudes et comment elle peut être dite habituelle.

La foi nue ne forme point d’habitudes autrement que la foi chrétienne qui n’est pas nue. Et comme les actes de foi virtuelle contenus dans les actes de charité et d’amour de Dieu enracinent toujours davantage l’habitude de la foi et la fortifient de plus en plus, comme font les actes formels de la même foi, aussi le fréquent exercice de l’oraison de repos, qui contient un virtuel exercice de l’acte de foi nue, c’est-à-dire une fréquente croyance que Dieu seul est le souverain bien et qu’à lui seul tous nos désirs doivent tendre et se terminer, enracine davantage [477] l’habitude de cet acte de foi que Dieu seul est le souverain bien; et plus l’âme pratiquera l’oraison de repos, plus elle se fortifiera en cette habitude.

Il faut dire de même de la foi humaine que son habitude s’enracine toujours de plus en plus, à mesure qu’on exerce cette oraison, car l’âme s’assure toujours davantage que ce repos est une bonne oraison et union avec Dieu.

Je dis secondement que la foi nue peut être appelée habituelle, et quelques mystiques la nomment ainsi, mais il prennent le mot habituelle pour celui de continuelle; non qu’ils veuillent que l’âme soit toujours en acte de contemplation, ou qu’elle ne soit point distraite de son objet, mais parce qu’elle ne l’est pas, au moins volontairement.

Mais si c’est une foi infuse, comment s’y peut-on habituer? Je réponds que les uns ont une foi plus ferme que les autres : d’où vient que quelques-uns souffrent le martyre pour elle, et d’autres la renient, parce que dans les uns l’habitude est plus enracinée que dans les autres, ayant produit, ou plus d’actes de cette foi, ou de plus fervents, dont un seul peut planter une habitude en l’âme plus que plusieurs autres lâches, comme un [478] grand coup de marteau enfonce plus un clou que plusieurs faibles.

SECTION II. Comment on peut s’habituer à la foi nue.

L’âme ne peut s’habituer à la foi nue en produisant des actes exprès de cette foi, mais en s’habituant à l’oraison de repos, de même qu’elle ne s’habitue à l’oraison de repos qu’à mesure qu’elle s’habitue au désir tranquille de faire oraison. La raison en est qu’elle ne peut produire des actes exprès de la foi nue, puisqu’ils sont sans discours et sans pensées. Et de plus, nous avons dit que c’était un acte virtuel, qui conséquemment ne se peut produire que dans un autre; or il est compris dans l’oraison de repos; il ne se saurait donc produire que par l’oraison de repos, laquelle oraison, pour même sujet, ne peut s’habituer que par le désir tranquille de faire oraison; parce que l’âme ne peut s’habituer à ces opérations qui ne peuvent être réfléchies, que par des actes aussi réfléchis qui les contiennent virtuellement ou expressément; car comment pourrait-elle produire ou pratiquer directement, c’est-à-dire formellement, ou expressément et à dessein, une opération qu’elle ne connaît [479] pas, un acte qui est seulement direct et ne peut être réfléchi? Il faut donc qu’elle s’y habitue par un acte réfléchi qui le contienne et qu’elle puisse connaître; or le désir tranquille de faire oraison contient l’oraison de repos et la foi nue; et partant, l’âme qui se veut habituer à tous les deux doit s’habituer au désir tranquille de faire oraison, c’est-à-dire à renouveler toutes les fois qu’elle est distraite et qu’elle s’aperçoit de la distraction, le désir de faire oraison; premièrement, par production d’actes, et si elle ne le peut, se tenir en un repos tranquille; car à mesure qu’elle s’habituera à ce désir tranquille, elle s’habituera à la foi nue, et je ne crois pas qu’il y ait d’autre moyen d’en acquérir une habitude, que celui-là — ce qui s’entend quand l’habitude est acquise; car pour l’infuse, Dieu la peut donner comme il lui plaît.

Si vous dites que la foi nue, en tant qu’elle est divine, est infuse, je réponds que, bien que l’habitude de la foi nue soit infuse, ses actes néanmoins, avec discours ou sans discours, directs ou réfléchis, sont chose acquise et non infuse, à laquelle on peut s’habituer; si ce n’est que Dieu, par le don de sapience et par un repos agréable, nous donne la pratique de la foi infuse et accompagnée d’un goût savoureux. [480]

Nous dirons ci-après que quelquefois l’âme rentre en foi avec la seule oraison de repos, sans le désir actuel de faire oraison; savoir, quand elle se trouve en un état si distrait et en telle sécheresse, que se souvenant de son intérieur, elle ne peut faire autre chose que se tenir en tranquillité, se contentant d’un souvenir tranquille, sans même qu’elle pense au désir qu’elle a de faire oraison, actuel, bien qu’elle l’ait virtuellement.

De là, direz-vous, on pourrait inférer que, pour s’habituer à l’oraison de repos, et par conséquent aux opérations de la foi nue, le désir actuel de faire oraison n’est pas nécessaire, puisque ce repos ne dépend pas de ce désir en sa pratique; je réponds qu’il se peut faire qu’une âme, après avoir acquis une grande habitude de se tenir en ce repos et de se contenter de ses souvenirs tranquilles, elle le fera sans penser actuellement à ce désir de faire oraison; mais il ne suit pas de là qu’on puisse acquérir cette habitude de repos tranquille sans la pratique des désirs tranquilles de faire oraison. [481]

CHAPITRE XI. Si la foi nue est infuse ou acquise.

SECTION I. La foi nue est infuse.

Je dis que la foi nue est surnaturelle et infuse quant à son habitude; et c’est le sentiment commun des théologiens scolastiques que tout acte surnaturel selon la voie ordinaire demande une habitude surnaturelle qui le produise; or la foi nue étant, comme nous avons vu, un acte surnaturel d’entendement, cet acte doit procéder d’une habitude surnaturelle.

C’est aussi le sentiment des théologiens mystiques. Le Père Benoît, parlant de l’intime opération qui se fait quand l’âme est abattue et sans souvenance de Dieu, qui est le repos sans goût, dit que cette intime opération se fait, non tant par un mouvement naturel que par la vertu de la pure [482] foi, qui est surnaturelle et une vertu infuse; non tant par l’homme que par le Tout même, qui par son lustre, par son inspiration et par sa lumière la frappe et réveille, comme lui disant : Me voici. Il semble dire que la foi nue qui se pratique en l’oraison de repos sans goût (car il parle de celle-là), non seulement est une vertu ou habitude infuse, mais aussi que Dieu excite par soi-même à l’exercice de son acte. Il répète encore ailleurs que cette foi est purement divine, non humaine; je l’appelle, dit-il, simple, pour exclure tout raisonnement comme lui étant contraire, à cause qu’il la rend humaine, et elle doit être divine. Il parle de la foi nue.

Quelques autres appellent cette foi nue une puissante grâce qui tient toujours le fond de l’âme en la splendeur de la foi nue et du pur amour.

D’autres disent, que la foi nue nous doit donner autant de certitude de la présence de Dieu en tout lieu, que la claire vision en donne aux bienheureux, et plus que toute autre chose; or rien ne peut opérer cela qu’une foi révélée.

Cela même se peut prouver par raison, parce que l’objet de la foi nue est des choses révélées, qui appartiennent à la foi vertu théologale; or la croyance de cet objet [483] révélé, qui est un des articles proposés à croire, est un acte de la foi qui est vertu théologale; il procède donc d’une habitude infuse, et les mêmes raisons qui prouvent que l’habitude de la foi théologale est infuse le prouvent encore de celle-ci, puisque c’est la même habitude.

SECTION II. L’objet et les actes de la foi nue sont surnaturels.

Il est aisé de connaître que les actes de la foi nue sont surnaturels et des dons de Dieu, parce que ces actes ont le même objet tant matériel que formel, qui est celui de la foi commune. Et il est certain que l’objet et les actes de la foi théologale commune sont surnaturels et des dons de Dieu. Premièrement, l’objet l’est : nous rendons grâce à Dieu, dit l’Apôtre, de ce que vous avez reçu de nous la parole de la foi, non comme parole des hommes, mais comme parole de Dieu, ainsi qu’elle l’est en effet. Et notre Seigneur même, parlant à Saint Pierre sur la confession qu’il avait faite de la divinité, lui dit que non la chair et le sang, mais le Père céleste lui en avait découvert et révélé le mystère. L’acte de croyance est aussi un don de Dieu; il vous a été donné [484] dit l’Apôtre aux Philippiens, de croire en Jésus-Christ. Et cette vérité a été définie par le saint concile de Trente, lorsqu’il prononça anathème à celui qui dira que l’homme peut, sans la grâce du Saint-Esprit prévenante et sans son aide, croire, espérer et aimer ainsi qu’il appartient pour recevoir la grâce de la justification. Si donc l’objet et les actes de la foi nue sont les mêmes que ceux de la théologale, il s’ensuit qu’ils sont des dons de Dieu.

C’est le sentiment du P. Benoît quand il dit que nulle opération humaine ne peut effectuer la dénudation et que nous ne pouvons naturellement contempler sans formes et sans images, ce que nous examinerons ci-après; et plus bas il appelle la lumière de la foi nue, déiforme; car encore qu’il semble là parler du repos qui est avec goût savoureux, c’est la même chose de celui est sans goût, car il le tient aussi surnaturel.

Il est vrai que, comme disent les théologiens, l’on peut bien quelquefois croire les mystères révélés avec une foi acquise sans un secours surnaturel, comme les hérétiques en peuvent croire quelques-uns, et qu’ainsi l’on pourrait bien croire les objets de la foi nue par un acte purement humain, en sorte que toute la foi nue serait seulement [485] humaine, mais nous parlons ici de la foi nue en tant qu’elle est en un chrétien, qu’on doit présumer être infuse, aussi bien que la foi qui n’est pas nue.

SECTION III. Dans la foi nue il y a une habitude naturelle acquise.

Outre l’habitude, l’acte et l’objet surnaturel, que nous avons dit être dans la foi nue, il y a une autre habitude naturelle, acquise par un acte naturel, dont l’objet est purement naturel; parce qu’outre la croyance d’un souverain bien, l’âme croit que ce repos est oraison, et que cette opération en elle est une œuvre chrétienne et méritoire, ce qui n’est pas révélé; tellement que la foi nue est en partie divine, et en partie humaine, parce que bien que la lumière directe par laquelle la foi nue éclaire l’entendement à se porter au souverain bien soit divine et fondée sur la révélation du même bien souverain, le repos néanmoins qu’elle cause n’est pas accompli, s’il n’est suivi de la satisfaction, qui est un acte réfléchi; de sorte qu’il y a deux actes dans la foi nue : un direct, par lequel elle se porte au souverain bien directement; l’autre réfléchi, qui assure l’âme qu’elle fait oraison et donne de [486] la satisfaction. Cet acte direct par lequel l’entendement montre à la volonté que Dieu est bon et seul sa fin dernière est le premier acte de la foi nue; et partant, en son premier acte, elle est divine; et l’autre réfléchi, qui est le second, fondé sur l’opinion que l’âme a conçu par raisonnement, est l’acte d’une foi humaine.

Et il ne faut pas trouver cette doctrine extraordinaire, puisque ces deux sortes d’actes se rencontrent en la foi qui n’est pas nue. Quand je fais, par exemple, de bonnes œuvres, j’exerce un acte de foi divine, croyant que les bonnes œuvres sont nécessaires au salut, que l’on mérite par elles la vie éternelle et qu’elles sont un culte divin; et j’exerce un autre acte de foi humaine, qui est que ces bonnes œuvres que je pratique sont telles, parce que si je ne croyais pas mériter par elles, je n’aurais garde de les faire.

De même, quand une âme se tient en un repos sans goût, ne pouvant faire autre oraison, la foi nue enseigne la volonté que Dieu est sa dernière fin; car elle n’a autre intention que de se reposer en lui, puisqu’elle l’a de faire oraison par tel repos, ce qui est un acte direct; et elle en a un autre réfléchi, qu’elle fait oraison, c’est-à-dire qu’elle se repose en Dieu comme en sa fin dernière. [487]

SECTION IV. Quelques difficultés sur ce sujet avec leurs résolutions.

Première difficulté : si l’acte réfléchi par lequel l’âme croit faire oraison et se reposer en Dieu comme en sa fin dernière n’est qu’un acte purement humain, elle ne sera donc point assurée de foi infaillible et révélée qu’elle fait oraison, ou que ce repos soit une vraie oraison. Je réponds qu’il est vrai, et qu’il n’est pas inconvénient de dire que l’âme n’a pas cette assurance infaillible de faire oraison, et qu’il lui suffit de l’avoir morale. Et les chrétiens non plus dans leurs prières n’ont pas d’assurance infaillible de faire de bonnes actions ni de vraies oraisons comme ils en ont intention, c’est-à-dire bonnes et méritoires; parce qu’ils ne savent pas si elles ne sont point viciées de quelques mauvaises circonstances, et encore moins, si elles sont méritoires, puisqu’ils ignorent s’ils sont en grâce, sans laquelle on ne peut mériter. J’ajoute que l’âme, dans l’oraison de repos mystique, au moins devant qu’elle y soit habituée, semble avoir moins d’assurance que ce repos en soi soit oraison, que celle qui fait l’oraison commune par la voie des méditations, qui [488] sont actes apercevables et qu’elle connaît assurément être des élévations de son esprit à Dieu; ce qui n’est pas si manifeste de l’oraison de repos, dont les opérations sont si cachées, mais il suffit que cela soit probable.

Seconde difficulté : il semble que cet acte réfléchi par lequel l’âme croit faire oraison en ce repos n’est pas un acte de foi nue, qui n’est pas réfléchi.

Je réponds qu’un acte peut être réfléchi en deux façons. La première, lorsque l’entendement réfléchit sur son acte déjà fait pour le connaître, et il n’y a que l’intellect doué de raison qui puisse avoir cette opération. La seconde est une connaissance expérimentale, qui procède de la présence de quelque chose. Quelqu’un est surpris, par exemple, d’une grande douleur interne, il a double connaissance : l’une par un acte réfléchi, discourant sur ce qui peut être la cause de sa douleur, l’autre expérimentale, qui est le sentiment de la même douleur. Or je dis que la foi nue dans l’âme a un acte réfléchi en la seconde manière, et non en la première, parce que ce repos la satisfait, et qu’elle en a une connaissance expérimentale; ce qui s’aperçoit bien mieux au repos savoureux; car plus le goût est suave, plus aussi cette connaissance expérimentale [489] s’aperçoit, ainsi que nous le verrons en son lieu.

Troisième difficulté : cette foi humaine admet les discours humains, au moins comme en sa cause; puisqu’elle s’acquiert par raisons qui persuadent à l’âme de croire que ce repos est oraison, comme dit le P. Benoît; or la foi nue ne doit admettre aucun raisonnement, puisque c’est pour cela qu’elle est appelée nue; et que, comme dit ce Père au même lieu, elle exclut tout raisonnement.

Je réponds que, comme remarque le même Père en cet endroit, la foi nue n’exclut pas le raisonnement quant à son acquisition, mais seulement quant à sa pratique; et même la foi qui n’est pas nue peut être persuadée par les raisons qu’on apporte, qui peuvent servir de dispositions pour introduire cette même foi dans l’âme d’un infidèle.

Quatrième difficulté : une foi ne peut être composée de deux habitudes, dont l’une soit divine et l’autre humaine; autrement il y aurait deux sortes de foi nue.

Je réponds que cela ne répugne pas, non plus qu’il n’est pas impossible que j’aie l’habitude de charité infuse et une autre de charité acquise envers les pauvres, non par le motif d’amour divin, mais de compassion [490] naturelle; ou bien que j’aie l’habitude de foi infuse et une autre de croyance des mêmes choses, non pour ce que Dieu les a révélées, mais parce que les raisons m’en assurent — car on pourrait croire que Dieu n’a pas révélé ces choses et cependant croire qu’elles sont véritables.

CHAPITRE XII. Comment dans l’oraison de repos la foi humaine est nue aussi bien que la divine.

On peut connaître que la foi humaine de l’oraison de repos est nue aussi bien que la divine : premièrement, parce qu’elles opèrent toutes deux sans discours; secondement, parce qu’elles ont mêmes connaissances expérimentales, et troisièmement, parce qu’elles sont toutes deux abîmées dans le repos et concourent de même à la pratique. Elle opère sans discours d’entendement, elle est nue parce qu’elle n’a point de raison qui fasse voir à l’âme comme elle se repose en Dieu; elle ressemble à la foi divine, parce qu’en quelque [491] façon elle est par-dessus la raison ou bien par-dessus les sens, puisque sans vue et sans apparence, elle fait croire à l’âme qu’elle se repose en lui. Et comme les conclusions théologiques sont tirées de la foi et des choses révélées, la foi nue humaine est aussi tirée des mêmes choses révélées. Car la foi enseigne à l’âme que Dieu est sa fin, et qu’elle doit se reposer en lui; d’où elle infère que, désirant par ce repos de s’établir en lui, elle y est comme en son vrai centre. Et comme les conclusions théologiques ne font pas une foi divine, mais théologique, de même une foi nue acquise se fait une foi raisonnable, qui conséquemment ne semble pas être par-dessus la raison, mais bien par-dessus le sens, qui ne goûte pas comment, sans actes aperçus, on peut se reposer en Dieu, et se porter à un objet sans le connaître autrement que fait la foi nue. L’âme donc, par la foi nue humaine, est dépouillée d’une connaissance claire, et sans connaître, elle croit qu’elle se repose en Dieu et s’unit au souverain bien, sans savoir comment. [492]

CHAPITRE XIII. L’oraison de repos n’est oraison à notre égard que dans l’acte humain de la foi nue.

Je dis que l’oraison de repos n’est oraison à notre respect que dans l’acte humain de la foi nue, parce qu’elle ne nous paraît telle que dans la croyance que nous avons que ce repos sans goût est un repos en Dieu et par conséquent oraison. Non que je veuille dire que la croyance la fasse oraison — car quand on ne le croirait pas, si l’âme se repose véritablement en Dieu elle ne laissera pas d’être oraison —, mais seulement qu’elle ne l’est pas à notre connaissance.

Et une âme peut-elle pratiquer l’oraison de repos sans croire que ce soit un repos en Dieu et oraison? Oui, et il arrive assez souvent qu’une âme, étant en grande sécheresse, prend patience et attribue même cet abandon à ses péchés, et le reçoit comme un châtiment de Dieu, sans pourtant croire faire oraison, bien qu’il soit possible qu’en cela même elle la pratique noblement. Cependant, si vous demandez à cette âme et à [493] d’autres semblables, ce qu’elles ont fait en l’oraison, elles vous diront qu’elles n’y ont rien fait. Le mal que peut causer et cause ordinairement cette fausse croyance en telles âmes, est que ne croyant pas faire oraison, ou craignant d’être trompées dans cet état, elles ne se reposent pas profondément et avec assurance, mais ressemblent à celui qui est couché sur un lit où il y a des épines, ou qui appréhende que les sergents ne le viennent prendre. C’est ce que veulent insinuer quelques mystiques lorsqu’ils disent que la foi nue est quelquefois plus crue que ressentie, parce que son opération se fait le plus souvent par-dessus tous les sentiments de la nature, et que l’acte d’oraison de repos sans goût, ou plutôt de la douce remise de l’esprit en Dieu, se fait par un simple souvenir ou par un regard amoureux jeté en Dieu, plutôt cru que ressenti. L’âme doit donc croire qu’elle est en oraison, quoiqu’elle ne le ressente pas. [494]

CHAPITRE XIV. La foi nue en tant qu’humaine est acquise.

Bien que la foi nue en tant qu’elle est divine soit infuse de Dieu; néanmoins en tant qu’humaine elle est acquise par le raisonnement et confirmée par l’expérience; parce qu’étant humaine elle doit avoir un principe humain. C’est une foi nue, dit le P. Benoît, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l’expérience, d’autant, dit-il, que sa connaissance est fondée sur la raison, sur la philosophie sur les docteurs, sur les Écritures et sur les exemples. Et il dit après que cette foi n’exclut pas le raisonnement qu’en sa pratique, non en sa cause et acquisition. Il dit au même lieu qu’elle est confirmée par l’expérience, savoir quand l’âme tirée et abîmée en Dieu se voit en ce gouffre être réduite à néant; car par ainsi sa lumière et sa foi est grandement augmentée, de sorte qu’il est aisé ensuite de croire à cet anéantissement, c’est-à-dire cette oraison de repos, et par cette lumière de s’y enfoncer. Les discours, l’expérience et les persuasions humaines aident [495] grandement cette foi nue, et il se pourra faire que celui qui lira toutes les raisons qui sont dans ces traités se persuadera aisément, étant en ce repos, qu’il fait oraison, quoique ce soit par une foi nue, c’est-à-dire qui, en sa pratique et en l’exercice de son acte, se fait sans discours et pensées mentales; et l’expérience acquise par diverses pratiques donnera à l’âme une habitude et facilité de croire, quand elle sera en ce repos, qu’elle fera oraison.

CHAPITRE XV. La pratique et la connaissance de la foi nue sont surnaturelles.

Il faut dire que la pratique et la connaissance de la foi nue sont également surnaturelles, ce qui semble contraire à la doctrine du Père Benoît, qui dit que la foi nue, en sa pratique, est divine et exclut tout raisonnement qui la rendrait humaine; mais il faut dire que le raisonnement n’empêche pas la foi d’être divine. Je crois qu’il y a un Dieu, et par révélation, puisque l’Écriture en assure, et par raisonnement, de [496] sorte que c’est une foi divine et humaine. Secondement, nous prouvons les mystères de notre foi contre les hérétiques par raisonnement, quoiqu’il ne soit pas le motif de notre croyance, parce que s’il l’était, la foi ne serait qu’humaine. Si la foi nue est divine, sa connaissance et sa pratique seront de même, et si elle est humaine, sa connaissance et sa pratique seront humaines et acquises; car il est vraisemblable que le Père Benoît appelle la pratique de la foi nue divine parce que Dieu donne le touchement de l’anéantissement et de la foi qui la dirige, quoiqu’elle soit humaine en ses motifs et en ses raisonnements. [497]

CHAPITRE XVI. De l’objet matériel de la foi nue divine.

SECTION I. Opinions différentes sur ce sujet.

Les choses que la foi nue croit sont son objet matériel; et comme celui de la foi commune, qui est vertu théologale, est tout ce qui nous est révélé et proposé à croire, il faut dire que la foi nue en tant que divine, étant la même habitude, son acte doit aussi être des choses révélées.

La première opinion est que l’objet matériel de la foi nue, en tant qu’elle est divine, sont toutes choses révélées de Dieu qui nous sont proposées pour être crues. Je n’ai trouvé cette opinion en aucun auteur, mais elle se peut prouver, parce que tel est l’objet matériel de la foi chrétienne, qui la première vertu théologale. [498] Et puisque nous avons dit que la foi nue, en tant que divine, était la même, il semble qu’elle doive avoir même objet tant matériel que formel; et n’importe pas que l’une soit nue et l’autre non, parce que cela ne varie pas les choses essentielles; autrement il y aurait différentes habitudes contre ce que nous avons dit; or l’objet est une chose essentielle à la foi; il faut donc que tant la foi nue que celle qui ne l’est pas, aient un même objet tant matériel que formel.

La deuxième opinion est que l’objet de la foi nue est la croyance de l’immensité de Dieu et de sa divine providence. Tel semble avoir été le sentiment de quelques mystiques, qui disent que pour arriver à ce repos tranquille, il faut prendre toutes choses de la main de Dieu, et que l’effet de cette foi nue en notre entendement est de donner à l’âme autant d’assurance de la présence, de la puissance, du bonheur et de la gloire de Dieu en nous et en toutes choses, qu’en peuvent avoir les bienheureux dans le ciel, et de la porter à la révérence, à l’amour et à l’attention à la présence de Dieu, autant que les anges mêmes, qui y sont heureusement nécessités par la présence intuitive. Cette opinion semble bien probable; puisque, selon saint Thomas, [499] tous les articles révélés, qui sont l’objet matériel de la foi, sont compris sous ces deux généraux que Dieu est et qu’il a de la providence envers les hommes, comme dit l’Apôtre. Si donc la foi nue en tant qu’elle est une habitude infuse, est la même fois que la théologale, et son objet conséquemment le même, il suivra bien que ces deux points seront l’objet matériel de la foi nue, puisqu’ils sont aussi l’objet de la foi théologique.

La troisième opinion est celle du P. Benoît, que l’objet de la foi nue est Dieu : le rien et le tout. Cette lumière de foi, dit-il, (il parle de la nue) en un clin d’œil revient à l’actuelle contemplation de Dieu et de ce rien. Et plus haut il dit que la foi nue doit voir sans cesse cet abîme de rien et de tout. Et plus haut encore, que cette foi contemple Dieu. D’où nous jugeons que son opinion est que ces trois choses sont l’objet matériel de la foi nue; car ce que la foi contemple et regarde est ce qu’elle croit, et les choses qu’elle croit sont son objet. Par le tout, il entend Dieu, qui en sa souveraine perfection contient éminemment tout être, non seulement créé, mais encore possible. Par ce rien, il entend la créature, qui n’est qu’un néant à l’égard de Dieu. Ce qu’il dit ainsi à raison de son exercice [500] qui tend à habituer l’âme à cette pensée et à cet acte réflexe que Dieu est tout et que la créature n’est rien, anéantissant ainsi toutes choses par une vue d’esprit sans discours d’entendement ou actes produits, qui est la même chose que l’oraison de repos.

SECTION II. Trois autres opinions de l’objet matériel de la foi nue.

Une quatrième opinion est que cet objet est la vérité universelle. Tel semble être le sentiment d’Harphius, lorsqu’il dit que les puissances supérieures sont immédiatement unies à Dieu en une simple connaissance de toute vérité et en un certain éminent sentiment et goût de tout bien, laquelle simple science et ressentiment ou goût de Dieu se possède dans l’amour essentiel. Quiconque, donc, voudra parvenir à ce bien, dénude sa puissance intellectuelle, et par le moyen de la foi qu’il l’élève au-dessus de la raison, où éclate le rayon du soleil éternel, instruisant et montrant toute sa vérité.

La cinquième opinion est que l’objet de la foi nue est l’existence de Dieu, que Gerson semble embrasser quand il dit qu’il y a un amour haletant après Dieu et [501] imparfait, tel qu’est celui que la foi de l’existence de Dieu peut faire naître en une âme. Par cet amour imparfait, il entend le repos sans goût; parce qu’il dit que c’est celui dont il est parlé en la théologie mystique de S. Bonaventure, qui est sans connaissance d’entendement qui le précède ou l’accompagne.

La sixième opinion est que l’objet de la foi nue est l’essentielle présence de Dieu, que semble tenir le P. Honoré, disant : il faut examiner si avec la foi nue nous sommes affermis en l’essentielle présence de Dieu, quoique nous ne la goûtions pas. La foi nue donne donc cette présence, puisqu’elle nous y affermit.

SECTION III. La foi nue suppose un sujet qui a la foi virtuelle de tous les articles révélés, quoiqu’elle n’en exerce pas des actes exprès.

Je dis premièrement que la foi nue suppose un sujet qui a la foi, au moins virtuelle, de tous les articles que croit l’Église. Ce qui se prouve, parce que nous parlons de la foi nue en tant qu’elle est une habitude infuse; or la foi infuse croit au moins virtuellement tous les articles révélés que propose l’Église; car dès lors que l’âme voudrait [502] en exclure quelqu’un, elle perdrait la vertu infuse et deviendrait hérétique.

Mais, direz-vous, on peut pratiquer naturellement l’oraison de repos sans goût; la foi infuse n’est donc pas nécessaire; et cependant la foi nue opérera pour lors, car la volonté, en cette oraison, ne se dirige que par la foi nue; donc cette foi nue ne suppose pas la croyance de tous les articles révélés.

Je réponds que je ne parle que du repos qui est dirigé par la foi nue infuse, de même que celui qui aime Dieu sur toutes choses naturellement, ne suppose pas la croyance de tous les articles révélés; mais oui bien celui qui aime Dieu d’un amour surnaturel.

Je dis secondement que, nonobstant ce que dessus, la foi nue dans l’âme n’exerce pas des actes formels ou exprès de tous les articles révélés, mais seulement de ceux qui sont nécessaires pour diriger la volonté en ce repos. Le premier est assez clair, puisque nous voyons bon nombre de personnes simples qui pratiquent l’oraison d repos sans connaître expressément beaucoup de choses que l’Église croit du mystère de la Trinité, de l’Incarnation et d’autres semblables. Le second se prouve parce que l’âme, dans l’oraison de repos, n’a aucune pensée [503] ni acte réfléchi, mais seulement un acte direct que j’appelle repos; l’entendement n’est donc occupé qu’à dresser la volonté vers l’objet qui l’attire; car si l’entendement avait d’autres opérations, on les apercevrait. Et de plus, en cela la foi nue opère, comme celle qui est commune. Quand un chrétien, par exemple fait oraison qu’on appelle pétition, demandant à Dieu quelque faveur, il produit un acte de foi formel, non de tous les articles révélés, mais seulement de ceux qui sont nécessaires pour bien diriger la volonté à demander à Dieu, qui est de le connaître auteur des biens qu’il demande; car s’il ne le croyait tel, et qu’il les peut et veut donner, il ne les demanderait pas; la foi, donc, à tout le moins par un acte direct, s’il n’est réfléchi, fait voir à la volonté que Dieu est auteur des biens qu’elle lui demande. Il faut dire de même de tous les actes de vertu que produit la volonté, comme de contrition, d’amour de Dieu sur toutes choses, d’espérance et semblables, dans lesquels la foi n’exerce que les actes qui sont nécessaires pour montrer à la volonté la beauté de telles vertus et les motifs qui la doivent inciter à les embrasser. Le même arrive en la foi nue, qui n’a autre exercice que de diriger la volonté, de l’exciter à se tenir en un repos tranquille en vue de la divine bonté. [504]

SECTION IV. Quel est l’objet de la foi nue infuse.

La croyance d’un Dieu en tant qu’il est le souverain bien ou la fin dernière, ou l’essence de Dieu comme souverainement bonne et parfaitement aimable, est l’objet de la foi nue en tant qu’elle est infuse. Ce qui se prouve premièrement, parce que dans ce repos, la volonté se porte à Dieu sous ce titre, et s’y tient comme en sa fin dernière. Or nous avons dit que la foi doit éclairer et diriger la volonté en lui montrant la beauté ou la perfection de son objet, et les motifs pour lesquels elle doit se tenir ainsi dans cette tranquillité; et rien ne l’y peut émouvoir que de lui proposer sa fin dernière, qui attire l’âme à s’y reposer tranquillement. Secondement, nous avons fait voir que ce repos est un acte d’amour divin sur toutes choses; or, pour la production de cet acte, la foi doit proposer à la volonté Dieu comme fin dernière, souveraine bonté et perfection. Troisièmement, il est impossible que l’âme se repose en Dieu, prenant tout son plaisir, sans croire qu’il y a un Dieu, qui est le repos et le contentement de ses désirs, et conséquemment son souverain bien et sa fin dernière; comme quand [505] la volonté produit un acte de contrition ou de charité, la foi lui propose, ou la lumière qu’il faut satisfaire à la divine justice, ou celle qu’il faut aimer Dieu pour sa bonté.

Il s’ensuit, direz-vous, de ce que nous avons dit, qu’en la pratique d’oraison de repos, la foi nue opère en la même façon que la foi commune ou qui n’est pas nue, en la production de l’acte de charité; car celle-ci propose à la volonté aimante que Dieu est digne d’être aimé pour sa bonté et souveraine perfection, c’est-à-dire parce qu’il est le souverain bien. À quoi je réponds que, puisque l’oraison de repos est un acte d’amour de Dieu sur toutes choses, aussi bien que la charité, il n’y a point d’inconvénient que la foi, qui dirige l’un et l’autre acte, présente à la volonté le même objet et l’éclaire de même lumière. Ce n’est pourtant pas de même façon; comme aussi l’opération de la volonté ne se fait pas de même; car en l’opération de la charité ordinaire, tant la foi que la volonté opèrent par discours, pensées et actes formels; et dans le repos, sans discours et pensées et par des actes directs et virtuels.

De ce que dessus, on apprend que quand la volonté veut produire quelque acte de vertu chrétienne, la foi lui propose non seulement son objet matériel, mais encore [506] le formel, c’est-à-dire le motif pour l’induire à l’embrasser. Si quelqu’un par exemple veut produire un acte de charité, la foi ne lui proposera pas seulement qu’il y a un Dieu qui est l’objet matériel de cette vertu, mais aussi qu’il est souverainement aimable, à cause qu’il est notre fin dernière, le souverain bien et souverainement parfait parce que le propre de l’entendement est d’éclairer suffisamment la volonté pour faire son action, et ainsi l’exciter par des motifs proportionnés à embrasser son objet, lesquels motifs sont dans l’objet formel.

SECTION V. La croyance de l’immensité de Dieu ni de sa providence n’est pas l’objet de la foi nue.

Je dis que la croyance de l’immensité de Dieu ni de sa providence, je veux dire les motifs et les raisons qui s’en peuvent tirer et qui persuadent à l’âme que toutes choses arrivent par ses ordres, ne sont pas l’objet de la foi nue. Je m’explique : quand une âme est inquiétée de ce qu’elle ne peut faire oraison ou qu’elle a de grandes sécheresses, distractions ou tentations, elle peut dire en elle-même : Eh bien, Dieu dispose de toutes choses, elles n’arrivent que par les ordres de sa [507] providence, il ne les permettrait pas en moi, s’il ne savait le bien qu’il en doit tirer pour mon salut. Par ces considérations et ces motifs, elle s’accoise et demeure en repos, et ainsi peut penser que tels motifs et telles considérations peuvent être l’objet de son repos, qui est l’opinion de quelques mystiques, comme nous avons remarqué ci-dessus.

Je dis néanmoins que ces considérations et motifs ne sont pas l’objet de la foi nue, parce qu’ils n’habituent pas l’âme au repos, mais seulement à la patience; or formellement parlant, l’oraison de repos n’est pas la patience; car encore qu’elle la contienne éminemment ou virtuellement, elle ne l’est pourtant pas formellement, comme l’amour de Dieu sur toutes choses contient éminemment un acte de contrition, car autrement il ne justifierait pas, et un acte de contrition contient virtuellement un amour de Dieu sur tout, et toutefois l’amour de Dieu n’est pas formellement ni essentiellement la contrition; car autrement les bons anges n’auraient cet amour non plus que de contrition, n’ayant point de péchés; et nous disons que l’oraison de repos est comme nous avons prouvé un amour de Dieu, lequel est patient.

Pourquoi, direz-vous, cette patience ne [508] sera-t-elle pas oraison de repos, puisqu’elle a même effet? Je réponds que pour aimer Dieu de tout son cœur, la patience est nécessaire, et que sans elle on ne le peut; mais il ne s’ensuit pas que la patience soit l’acte d’amour, que plutôt ils sont essentiellement distincts; car les bienheureux ont des actes d’amour et non de patience; donc, bien qu’il soit vrai que l’âme, pour pratiquer l’oraison de repos, doive prendre patience parmi les aridités, l’oraison ne consiste pourtant pas dans cette patience; car le propre de cette vertu est, comme dit saint Augustin, de souffrir sans trouble et sans tristesse les choses adverses. Et bien que la volonté accepte ces choses adverses qui sont l’objet de la patience, avec silence et repos, elle ne s’y repose pourtant pas comme en sa dernière fin et en son souverain bien; elle aspire à un autre repos plus parfait que celui-là; et bien que l’âme, dans l’oraison de repos, pratique un acte de patience, ne s’inquiétant point parmi les sécheresses et les tentations, son principal but et fin dernières n’est pas cette souffrance, mais de se reposer en son souverain bien; car elle a désir de faire oraison, et si par la foi nue humaine elle ne se persuadait de le faire, elle ne demeurerait pas satisfaite ni en plein repos, bien qu’elle souffrît les sécheresses par raison de la volonté de [509] Dieu qui l’ordonne; et même elle quitterait l’oraison pour faire autre chose, estimant qu’elle y perdrait le temps d’oraison, quoique d’ailleurs elle pratiquât toujours la patience; mais elle a un repos bien plus élevé que cela par la croyance qu’elle a qu’elle fait oraison par ce repos, et que par lui elle s’unit à Dieu seul.

L’immensité n’est pas aussi l’objet de la foi nue, parce qu’elle n’attire pas la volonté à se reposer en Dieu par un amour de complaisance : les diables la croient, et plusieurs pécheurs, sans l’aimer; or la foi nue propose à la volonté un objet qui l’attire et la charme.

Les diables, direz-vous, connaissent aussi que Dieu est le souverain bien et très parfait. Je réponds qu’ils ne le reconnaissent pas comme leur souverain bien, mais comme rigoureux juge et vengeur de leurs crimes. Plusieurs théologiens, direz-vous encore, savent que Dieu est notre souverain bien et vivent ses ennemis par le péché qu’ils commettent contre lui. Je réponds avec l’Apôtre qu’ils ne connaissent pas efficacement, puisque le confessant de bouche, ils le renient pas leurs actions et que plutôt ils croient la volupté et le plaisir dans les créatures, plus aimables que Dieu. [510]

SECTION VI. La vérité universelle n’est pas l’objet de la foi nue.

Je dis que la vérité universelle n’est pas l’objet de la foi nue, car il faut remarquer qu’il y a deux sortes de vérités : l’une qui est transcendante et est commune à toutes choses, par laquelle tout être tant créé qu’incréé est appelé vrai c’est-à-dire une vraie entité; l’autre se prend pour véracité, par laquelle quelqu’un est vrai ou véritable en ce qu’il dit. La première vérité s’appelle vérité d’être; et l’autre, vérité de parole. Ceux qui disent que la foi nous enseigne toute vérité, entendent le mot de vérité en la première façon, et par cette vérité universelle, veulent dire : toutes choses vraies; or il est certain que la vérité universelle prise en cette façon n’est pas l’objet matériel de la foi nue, ni même de celle qui est commune. Car encore que l’objet de la foi nue ne soit pas si étendu que celui de la foi qui ne l’est pas, puisque la foi nue ne considère Dieu que sous la perfection du souverain bien, et que la foi qui ne l’est pas a pour objet tous les articles révélés de Dieu; néanmoins la vérité universelle n’est pas son objet, parce qu’elle n’est pas toute révélée et qu’il y a plusieurs [511] choses qui sont ignorées et d’autres qui ne sont que problématiquement crues.

On peut opposer que la foi, celle même que nous appelons nue, croit Dieu comme souverain bien, c’est-à-dire comme contenant tous les biens et la perfection de tous les êtres; et puisque la connaissance du souverain bien comme présent est l’objet de la foi nue, la connaissance aussi de toutes les vérités sera aussi son objet. Je réponds que ce mot de toute vérité ou vérité universelle se prend en deux façons. Premièrement, pour une vérité qui comprend toutes les autres éminemment; il n’y a que Dieu seul qui les comprenne ainsi. Secondement, pour toutes les vérités particulières, tant créées qu’incréées, comme semble les vouloir prendre Harphius. En la première façon, la vérité universelle est l’objet de la foi nue, mais non en la seconde. Et pour ce qui est de la seconde acception du mot de vérité, qui veut dire véracité, si on veut prendre vérité ou véracité universelle pour une vérité infinie, cette vérité fera l’objet formel de la foi nue comme je l’expliquerai ci-après. [512]

SECTION VII. Comment le tout et le rien et la présence de Dieu essentielle peuvent être dits l’objet de la foi nue.

Je dis premièrement que le tout et le rien peuvent en quelque façon être dits l’objet de la foi nue, parce que professer que Dieu est tout, c’est dire qu’il contient éminemment la perfection de tout être possible, et par conséquent de tout bien; or le souverain bien est l’assemblage de tous biens, et dire que la créature n’est rien, c’est déclarer et insinuer qu’on ne doit pas se reposer en elle, mais en Dieu, comme au tout et au souverain bien.

Je dis secondement que la présence de Dieu essentielle peut aussi être dite l’objet de la foi nue; parce que ceux qui avancent cette proposition entendent par cette présence essentielle le souverain bien connu sans réflexion, ou bien expérimenté dans la pointe qu’ils appellent essence de l’âme, ce qui s’entend en l’oraison de repos. C’est pourquoi le P. Honoré cité pour cette opinion ajoute : quoique nous ne goûtions cette présence et n’ayons qu’un repos sans goût. [

SECTION VIII. La connaissance du souverain bien est l’objet de la foi nue comme présent et intime à l’âme et non comme absent et éloigné.

Nous avons fait voir que la connaissance du souverain bien était l’objet de la foi nue. J’ajoute ici que cela se doit entendre en tant qu’il est présent et intime à l’âme et non comme absent et éloigné d’elle. La raison en est que l’acte de repos auquel il excite la volonté suppose un objet comme présent, puisque le repos est un acte de l’âme jouissant par lequel elle se repose en quelque chose présente.

Cette conclusion se prouve encore par l’autorité des docteurs mystiques, lorsqu’ils disent, parlant de la foi qui s’exerce en l’oraison de repos, qu’elle est en l’âme une croyance certaine de la présence divine, dont les effets sont la vue, la recherche et le mouvement qu’elle a vers elle; que cette âme ne recherche autre connaissance que de pénétrer intimement jusques au lieu sacré de la demeure de Dieu en soi; que déjà retirée en elle-même, elle s’efforce de s’élever plus outre à Dieu par-dessus soi, non par aucune imagination, discours, ou autre conception intérieure, mais en abnégation de [514] tout, pour enfin le pouvoir trouver selon que réellement, essentiellement et par soi-même il est présent à chacun de nous, désireux de se communiquer au sommet de l’esprit par l’infusion de ses grâces, le croyant, et s’y inclinant comme à un bien souverainement aimable et de tous points désirable.

Ils parlent de l’oraison de repos en laquelle ils disent que l’âme ne cherche autre connaissance que la présence de Dieu en soi. Car où est-ce que l’âme s’élèverait ainsi à Dieu par cette abnégation qu’en la susdite oraison, où elle cherche cette présence de Dieu par la foi nue? Et la connaissance que donne cette foi nue à l’âme du souverain bien présent, fait qu’elle s’y repose comme en son centre et ne désire rien autre chose.

SECTION IX. Résolution de quelques difficultés ou objections contre la section précédente.

On peut objecter premièrement que si Dieu était présent, on le connaîtrait, et que le repos se porte à un objet inconnu. Je réponds que la volonté se repose en un [515] objet inconnu par acte réfléchi, mais non inconnu par acte direct.

On oppose secondement, que nous avons dit que dans l’oraison il y a un acte de désir qui dit un objet absent. Je réponds qu’il y a deux actes, dont l’un est un désir de faire oraison par ce repos; mais ce repos considère Dieu présent, et la foi nue humaine apprend à l’âme qu’elle fait oraison par ce désir.

On oppose en troisième lieu que considérer le souverain bien comme présent n’est pas un acte de la foi divine, mais humaine, parce que l’âme ignore si elle est en grâce et partant si Dieu lui est présent en cette façon surnaturelle; or la foi nue ne le considère pas autrement présent, car nous avons dit que l’immensité n’était pas l’objet de la foi nue.

Je réponds que l’immensité seule qui considère Dieu comme présent à toutes choses n’est pas l’objet de la foi nue, mais il est l’objet de la foi nue divine, considéré et cru comme le souverain bien présent à l’âme par son immensité, parce que cela est révélé. [516]

CHAPITRE XVII. Les lumières de la foi nue causent en l’âme une préférence de Dieu à toutes choses et une conformité à sa volonté.

La foi nue donne à l’âme connaissance que le bien universel est préférable à tous les particuliers, parce que le bien universel est le souverain bien qui contient tous les biens; et l’âme en oraison de repos s’élevant au-dessus de tous les biens particuliers, sans s’arrêter ni s’attacher à aucun, il est croyable que la foi nue lui fournit des lumières pour s’en détacher.

Elle lui en donne aussi pour produire des actes de résignation, de soumission et de conformité à la volonté de Dieu en ce qui est de souffrir les sécheresses, les soustractions, les incapacités d’agir. Car comme nous avons dit que la volonté produit de tels actes, il faut que la foi nue lui en fournisse des lumières; elle fait voir à l’âme que la volonté de Dieu et son bon plaisir s’accomplissent dans tels états qu’il désire d’elle, qu’elle les subisse avec patience; la foi nue [517] lui fait voir ces choses ou semblables par une connaissance directe et habituelle, comme la foi explicite la fait par la connaissance expresse et réfléchie.

CHAPITRE XVIII. De l’objet de la foi nue en tant qu’elle est acquise et humaine.

SECTION I. Quel est son objet?

Il faut remarquer premièrement que la foi nue se considère en deux façons : et comme infuse, et comme humaine; que toutes deux ont au repos sans goût leurs opérations. Il faut parler de l’objet de toutes deux.

Remarquez en second lieu que comme l’objet de la foi nue divine est la chose qu’elle croit, pour exciter ce repos que l’âme ne peut exercer sans croire que Dieu soit sa dernière fin; qu’aussi les choses qu’elle croit faire et pratiquer en ce repos sont l’objet de la foi humaine.

Ce que supposé [518] je dis que l’objet de la foi nue en tant que divine et infuse, c’est Dieu, et que l’objet de la foi nue en tant qu’humaine, c’est nous-mêmes, ou bien c’est la croyance qu’a l’âme qu’elle fait oraison par ce repos. La divine excite le repos, et l’humaine la tranquillité et satisfaction propre qu’elle ressent dans le repos. Satisfaction si nécessaire que sans elle l’âme ne se pourrait pas reposer dans l’oraison et ainsi ce ne serait ni vrai repos, ni vraie oraison sans cette croyance. Car si l’âme ne croit, ou ne pense pas faire oraison, elle n’a pas intention ni désir de la faire, et qui n’a pas ce désir ne la fait pas.

SECTION II. Résolution de quelques difficultés sur la section précédente.

Mais, direz-vous, plusieurs âmes qui n’ont point ouï parler de l’oraison de repos, et qui étant distraites et arides prennent pourtant patience en l’objet de la volonté de Dieu font les mêmes choses que celles qui se persuadent faire l’oraison de repos, parce qu’elles ont un repos sans goût, un mouvement en Dieu et un désir de faire oraison; il semble donc que la foi nue divine opère en elles, puisqu’elles ne peuvent prendre patience sans produire un [519] acte de foi qu’il faut tout souffrir pour Dieu et n’avoir que sa volonté pour objet, qui est un acte d’amour, et cependant elles n’ont point de foi nue humaine, ne croyant pas faire oraison.

Je réponds que ces âmes, à parler en rigueur, ne font pas oraison, puisqu’elles n’ont pas dessein de la faire par cette patience. Je réponds encore mieux, que ces âmes ne laissent pas de faire oraison, et ont désir de le faire virtuellement; parce que croyant que cette patience plaît à Dieu, elles ont désir par elle de s’unir et conformer à sa volonté et croient le faire; et si elles ne pensent pas faire oraison, cela procède de l’erreur de leur entendement qui ne sait pas que tout mouvement pieux et élévation de l’esprit en Dieu soit oraison; si ce n’est qu’on peut dire qu’ils le savent virtuellement, et qu’en cette façon ils font oraison.

Donc, direz-vous, l’objet de la foi nue humaine n’est pas croire qu’on fait oraison, mais qu’on plaît à Dieu, car la foi nue opère cela en eux.

Je réponds que précisément l’objet de la foi nue humaine est de croire qu’on plaît à Dieu, mais de plus qu’on fait oraison, quand on sait bien que tout mouvement pieux est oraison; mais il suffit à ceux qui ne le savent pas d’avoir désir de faire oraison comme ils l’ont. [520]

Je dis néanmoins en second lieu, que la foi nue n’opère point en ceux-ci, et qu’ils n’ont pas l’oraison de repos telle que nous la décrivons, parce que leur foi opère expressément et avec réflexion : ils produisent des actes de patience et n’ont pas ce repos par lequel ils s’unissent à Dieu, ni la croyance que ce repos ou désir tranquille de faire oraison est oraison, ou au moins union avec Dieu.

SECTION III. Suite et résolution de quelques autres difficultés.

On oppose premièrement que de croire que ce repos est oraison ou que par lui l’âme s’élève et s’unifie à Dieu n’est pas un acte de foi humaine, mais infuse, parce que nous avons montré que c’est un amour de Dieu sur toutes choses; or la foi divine nous apprend qu’aimer Dieu sur toutes choses est une oraison en la façon que nous prenons ce mot, c’est-à-dire élévation ou union de notre esprit à Dieu.

Je réponds que la foi divine nous apprend que se reposer en Dieu comme en sa fin dernière et souverain bien est une union de notre esprit à Dieu, et par conséquent vraie oraison; mais la foi divine ne [521] m’apprend pas que ce repos que je pratique est une union avec Dieu, une élévation et oraison vraie, chrétienne et méritoire telle que j’appelle la vraie oraison; de même que la foi m’apprend qu’un acte d’amour est union à Dieu, mais non pas que celui que je produis soit tel et méritoire, comme nous le croyons pourtant par une foi humaine, sans laquelle difficilement ferions-nous aucune bonne action; aussi croyons-nous moralement que ce repos est une union avec Dieu.

Seconde objection : il n’est point révélé que le repos de l’âme pendant les sécheresses, où elle ne sait en quoi elle se repose, soit un repos en Dieu; et ainsi croire que l’oraison de repos soit un repos en Dieu et une oraison n’est pas une foi divine, mais humaine.

Je réponds qu’il est certain, et la foi nous l’enseigne, que se reposer en Dieu par un acte direct ou réfléchi est s’unir avec lui et un culte divin, d’où on tire une proposition théologique que l’oraison de repos est telle, ce qui n’est pas article de foi, si ce n’est qu’on dise que c’est un acte de charité. Il est révélé que l’acte de charité est une union avec Dieu et un culte divin; mais que ce repos soit tel, c’est une proposition théologique, c’est-à-dire humaine, mais tirée d’une proposition révélée. [522]

Troisième objection : de là suit que l’objet de la foi nue humaine est que l’oraison de repos est un acte d’amour et oraison, et que celle que je pratique est aussi oraison.

Je réponds que par la satisfaction qu’a l’âme pendant ce repos, s’exercent ces deux actes de foi humaine; que ce repos est un repos en Dieu et partant oraison, et qu’elle fait pour lors oraison ou acte de culte divin; le premier acte est enveloppé dans le second.

SECTION IV. Quelles sont les choses que la foi humaine croit.

Premièrement, l’âme croit qu’en ce repos elle n’est pas oisive. Secondement, qu’elle ne perd point le temps. Troisièmement, qu’elle ne peut point produire des actes, ni opérer autrement qu’en se tenant en repos, et que c’est le temps de pratiquer cette oraison. Quatrièmement, qu’elle ne peut pour lors faire davantage. Cinquièmement, qu’elle peut autant s’unir à Dieu par la pointe de son âme que par tous les sens et qu’ils ne sont point nécessaires. Sixièmement, elle doit croire que le désir qu’elle a de faire oraison est oraison devant Dieu qui répute la volonté pour l’effet. Septièmement [523] elle doit bien être persuadée que sa partie supérieure ne laisse d’être bien unie à Dieu, quelque désordre qu’il y ait ès basses demeures des sens. Huitièmement, que l’impossibilité ou incapacité de produire des actes, endurée patiemment est une bonne oraison, souvent plus méritoire que les autres, et moins sujette aux tromperies de l’amour propre. Neuvièmement, elle doit penser que l’oraison ne consiste pas seulement à produire des actes, avec ou sans sentiment, ni même à ressentir quelques oraisons ou opérations surnaturelles, mais au désir efficace de la faire, c’est-à-dire à tâcher de produire des actes et, ne le pouvant, se tenir en repos en la volonté de Dieu qui l’ordonne ainsi; car en cette croyance consiste la vraie tranquillité. Dixièmement, dans les sécheresses et les soustractions de facilités d’oraison, elle se doit persuader aisément qu’elle ne peut produire des actes, car difficilement arrive-t-il qu’en tel état l’âme puisse davantage que se tenir en repos, et sans doute elle le serait si elle pouvait, parce que le grand désir qu’elle a de faire oraison l’y obligerait. Onzièmement, elle doit de plus croire qu’elle a bonne volonté de faire oraison, car la peine qu’elle ressent à ne la pouvoir faire est une marque du désir qu’elle en a, lequel désir, quand il est trop angoisseux, [524] est mal réglé et procède du propre amour; et partant, elle doit par force d’esprit empêcher son inquiétude et croire que si elle pouvait, elle produirait des actes, quoique les sens répugnent à cette croyance, parce que cette répugnance est des sens et non de la raison. Douzièmement, ne vous allez pas persuader que ces sécheresses viennent de vos fautes, quand vous apportez une diligence morale. Treizièmement, croyez enfin que vous pouvez être aussi agréable à Dieu en cet état de sécheresses que si vous étiez ravi au troisième ciel, et peut-être davantage; que Dieu vous ordonne le repos et que ce repos sans goût est oraison très agréable à Dieu, et du rang des bonnes actions chrétiennes. [525]

CHAPITRE XIX. De l’objet formel de la foi nue, tant la divine que l’humaine.

Les motifs qui nous excitent à croire les choses qui sont comprises dans l’objet de la foi nue, c’est-à-dire les choses dont elle donne lumière à la volonté, sont l’objet formel de la foi nue. Ce qu’étant supposé :

Je dis premièrement que l’objet formel de la foi nue, en tant qu’elle est divine, est le même que celui de la foi commune; parce que, comme nous avons dit, c’est une même habitude et vertu, et partant, comme les théologiens assurent que c’est la première vérité qui est le motif pour lequel on croit les choses que Dieu a révélées — c’est-à-dire que l’on croit en lui, parce qu’il ne peut mentir — c’est la même raison pour laquelle la foi nue croit son objet, qui est que Dieu est le souverain bien, souverainement aimable, et que la volonté se doit reposer en lui comme en sa dernière fin; et elle croit cet objet, parce que [526] c’est la première vérité qui l’a révélé.

Je dis secondement que l’objet formel, c’est-à-dire le motif pour lequel la foi nue, en tant qu’elle est humaine, croit son objet matériel, sont les raisons humaines qui le persuadent. Je m’explique : l’objet matériel de la foi nue humaine est de croire que l’âme qui s’unit à Dieu par l’oraison de repos sans goût ne perd pas le temps. Or les motifs qui nous le font croire sont les raisons humaines dont nous avons parlé et autre semblables que l’on peut trouver, qui sont l’objet formel et le motif de cette foi nue et croyance humaine, que nous faisons oraison pendant tel repos. Ce qui fait dire au Père Benoît que la foi nue est aidée de la raison et que sa connaissance est fondée sur la philosophie, sur les docteurs, sur les Écritures et sur les exemples. [527]

CHAPITRE XX. Que les actes de la foi nue divine et humaine peuvent être aidés par le raisonnement.

Encore que l’objet de la foi révélée et divine soit la première vérité, tant en la foi nue qu’en l’acte de la foi commune, néanmoins les actes de l’une et l’autre foi n’excluent pas le raisonnement. Quelqu’un, par exemple, croit le mystère de l’Eucharistie, même sans autre raison ni motif que celui de la Révélation, cela n’empêchera pas qu’il ne puisse se servir de raisonnements tels que peuvent être les arguments des théologiens qui convainquent l’erreur des hérétiques ou répondent à leurs objections, par lesquels sa croyance demeurera plus éclaircie et plus ferme. De même, disons-nous que la foi nue divine est aidée à produire son acte de repos en Dieu inconnu, de connaissance réfléchie, par raisons, aussi bien que la foi nue humaine, et ces raisons peuvent être qu’il est juste de se tenir en repos et content sous le bon plaisir de Dieu; que chose aucune n’arrive que par sa providence et pour le mieux; que toutes les désolations ne nous peuvent nuire, si nous les voulons souffrir pour son amour, et plusieurs autres semblables qui peuvent être prises des choses révélées ou non révélées, comme toutes les autres preuves des mystères de notre foi, qui admettent aussi des raisons philosophiques.

CHAPITRE XXI. Il ne faut point chercher des raisons dans l’exercice actuel de l’oraison de repos.

Nous avons dit que l’entendement se peut servir des raisonnements pour persuader la volonté de produire l’acte de repos, et que la foi nue, tant divine qu’humaine, ne les rejette pas au sens et en la façon que nous avons expliquée c’est-à-dire pour exciter la volonté à souffrir patiemment pendant les sécheresses, se tenir en repos et croire que ce repos est oraison.

Il faut néanmoins savoir qu’en la pratique de l’oraison de repos, l’âme ne doit pas [529] s’arrêter à chercher toutes ces raisons, parce qu’étant lors en sécheresse, elle ne le pourrait pas rencontrer; et cherchant ce qu’elle ne pourrait trouver, elle se troublerait, et au lieu de l’oraison de quiétude, elle tomberait dans l’inquiétude. Et comme quand le chrétien veut pratiquer de bonnes œuvres, il ne va pas chercher les raisons qui lui font croire que les bonnes œuvres sont méritoires, et qu’un prêtre allant dire la messe ne cherche point de raisons pour se persuader qu’il y doit sacrifier le vrai corps de Jésus-Christ, bien que lorsqu’il les lisait dans les théologiens, il se sentait éclaircir et raffermir en la foi de ce mystère, il suffit aussi à celui qui veut pratiquer ce que lui enseigne la foi autrefois fortifiée par raisons, tant divines qu’humaines, de se servir seulement de l’habitude qu’il a de croire ce qu’il veut pratiquer; parce qu’autrement, allant toujours chercher des raisons persuasives des articles qu’il veut croire, il pourrait même exciter des doutes contre la foi, parce qu’on n’a pas toujours présentes les raisons qu’on a eues de croire.

Je dis de même d’une âme qui est en l’oraison, quand elle est incapable de produire des actes, elle ne doit pas pour lors aller chercher les raisons qui lui ont persuadé qu’il ne faut en tel état que se tenir en l’oraison de [530] repos sans goût, mais pratiquer fidèlement cette oraison, sans r