LA VIE MYSTIQUE
CHEZ LES FRANCISCAINS
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Tome III
LA VIE MYSTIQUE
CHEZ LES FRANCISCAINS
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
Tome III
Figures féminines, minimes et héritiers
Études historiques par Pierre Moracchini, Dominique Tronc, Jean-Marie Gourvil
Centre Saint-Jean-de-la-Croix
Collection «Sources mystiques» 2014
Plan de la série :
LA VIE MYSTIQUE
CHEZ LES FRANCISCAINS
DU DIX-SEPTIÈME SIÈCLE
I
Introduction et florilège issu de traditions franciscaines (observants, Tiers Ordres, récollets)
II
Florilège de figures mystiques de la réforme capucine
III
Figures mystiques féminines, minimes
Un regard sur les héritiers
Le cadre historique
Avertissement
Ce dernier tome comporte des parties d’importance inégale.
La première partie achève le florilège mystique franciscain présenté aux tomes précédents par des figures appartenant à trois groupes souvent laissés de côté par suite de la rareté des traces imprimées. Il s’agit en premier lieu de figures féminines mystiques ; puis d’exemples appartenant à l’Ordre « associé » des minimes ; enfin de rares mystiques du Siècle des Lumières, époque qui vit un apparent épuisement franciscain.
La seconde partie, plus vaste, caractérise ce tome III comme un volume constitué essentiellement d’études. Il livre au lecteur trois aperçus sur les cadres de vie propres aux franciscains du Grand Siècle : Pierre Moracchini et Jean -Marie Gourvil ont accepté de participer à notre entreprise de restitution par deux synthèses très neuves, l’une de l’historien, l’autre du sociologue ; s’ajoute notre regard porté sur la population capucine d’un nécrologe demeuré inexploité.
Enfin l’entreprise de restitution des mystiques franciscains au Grand Siècle s’achève sur des outils : un aperçu situant nos figures au sein d’une turba magna, des tableaux de synthèse, l’index des noms, une table succincte portant sur les trois tomes de ce florilège et des aperçus historiques à l’époque classique.
FLORILÈge DE TEXTES
Page de titre de la première édition de la règle de sainte Claire destinée aux capucines parisiennes
Franciscaines
Les clarisses et les religieuses des branches réformées ou proches (capucines, récollettes, annonciades…), pratiquaient pleinement la pauvreté :
Nous déclarons n’avoir aucune provision qui nous puisse durer pendant une année, sans mendier ; ne possédant ni par nous-mêmes, ni par personnes interposées, aucun champ, prés, vignes, vergers, maisons, rentes ou revenus annuels, obligations ni retenues, nous contentant de la journalière mendicité ; et supplions, par les entrailles sacrées de Jésus-Christ, toutes les religieuses qui nous doivent succéder, de la garder de la même sorte ; et que, sous aucun prétexte, elles ne veuillent jamais recourir au Saint-Siège pour avoir quelque privilège, ni de se servir de ceux du saint concile de Trente [pour avoir la propriété en commun] 1.
Ce qui demeurait vivace au XXe siècle comme en témoigna la traductrice d’Eckhart, Jeanne Ancelet-Hustache. Elle livre un touchant témoignage oculaire sur la vie que menaient encore de 1920 à 1925 des clarisses attachées à la plus discrète pauvreté, suivant un mode austère qui ne varia guère au cours des siècles 2.
Les filles de sainte Claire étaient cependant fort nombreuses :
Un premier catalogue dressé par le ministre général François de Gonzague en 1587 énumère environ six cents couvents de sainte Claire. Un catalogue du siècle postérieur porte jusqu’à
Cérémonial de Besançon, imprimé en 1671, cité dans l’Histoire abrégée de l’ordre de sainte Claire d’Assise, Lyon, 1906, II, 273.
Jeanne Ancelet-Hustache, Les Clarisses, Grasset, 1929, exemples concrets racontés dans le chap. vii, « La très haute pauvreté, le travail et l’aumône », 171-188.
12 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
neuf cents le nombre des maisons dirigées par les Frères mineurs ; un nombre à peu près égal était sous la juridiction des ordinaires : de telle sorte qu’en tout il y avait environ cinquante mille clarisses 3.
Mais elles sont peu représentées dans les « Vies de… », même si ce genre hagiographique est multiforme au XVIIe siècle. Ces ouvrages rapportent souvent des « dits », perles à découvrir au sein de textes prolixes. Dans le cas des carmélites ou des bénédictines, ils sont souvent publiés à la demande de telle ou telle supérieure de couvent, voire de confesseurs qui aimeraient briller par leurs directions 4.
Mais cette recherche de reconnaissance est découragée sous les obédiences franciscaines, du moins en ce qui concerne les branches féminines. Outre le contrôle exercé par les frères ou par les ordinaires, intervient une différence de niveau culturel liée à un recrutement en général plus simple que celui des car-mélites (mais nous verrons bientôt qu’il n’affecta pas la qualité d’une modeste bibliothèque mystique). Il n’en demeure pas moins de belles exceptions :
Pendant la Renaissance, en plein bouillonnement humaniste, des dames cultivées, dont beaucoup venaient des cours princières, choisirent la pauvreté et la simplicité de sainte Claire, et entretinrent de monastère en monastère des rapports fraternels. Elles laissèrent des poèmes religieux, en latin ou en italien, et des traités mystiques 5.
En France, les annonciades furent fondées en 1501 par Jeanne de Valois, reine infortunée 6.
Histoire abrégée de l’ordre de sainte Claire d’Assise, Lyon, 1906, II, 263.
En témoigne chez les bénédictines la disciple de Benoît de Canfield que nous rencontrerons dans le deuxième volume, les ouvrages de la Mère de Blémur, etc. Les Vies de carmélites sont très nombreuses, à commencer en France par les multiples ouvrages sur Madame Acarie, première Marie de l’Incarnation, sur et de la Mère Madeleine de Saint-Joseph, etc.
DS, art. « Les clarisses », 5.1416.
Guide pour l’histoire des ordres et congrégations religieuses, sous la direction de Daniel-Odon Hurel, Brepols, entrée « L’Annonciade », 166-168. (Pierre
Puis les capucines apparaissent, fondées par Françoise de Saint-Omer. La vénérable Mère se servait pour entretenir l’esprit et la ferveur de ses filles d’ouvrages issus d’excellents mystiques. Nous en donnons en note infra la liste : elle figure dans l’édition locale de 1666 sous forme d’un bloc continu dont l’étendue semble indiquer qu’il provient de quelque inventaire 7. Elle révèle les beaux titres choisis pour une petite bibliothèque mystique. Liste éloquente, comprenant entre autres : l’Eden de Harphius, certaines des Institutions attri-buées à Tauler, le meilleur de Thérèse d’Avila, la Vie de Cathe-rine de Gênes, Canfeld, Constantin de Barbanson, en majo-rité auteurs récents de premier rang. Leurs textes, destinés à des « filles » de culture probablement modeste, sont plus exi-geants que ceux proposés dans de nombreuses communautés religieuses modernes. On comprend ainsi aisément
que ces lectures spirituelles avec les réflexions qu’elle [Françoise] faisait sur icelles ont été l’un des plus puissants et plus efficaces moyens par lesquels elle connaissait avoir grandement profité à ses enfants spirituels, et un fort éperon pour les faire marcher à grands pas dans le chemin de la perfection.
Ses filles ont souvent remarqué que, quand elle leur faisait ces leçons spirituelles, elle recevait des grâces de Dieu et
Moracchini). – V. dans le même Guide les entrées pour d’autres franciscaines, clarisses de diverses variétés, récollettes…
7. La Vie de la vénérable Mère Sœur Françoise de Saint-Omer, fondatrice de la réforme des religieuses… dites vulgairement capucines… par F. Mathias de Saint-Omer, capucin, à Saint-Omer, 1666. – Voici la liste, p. 131 : « Les livres dont elle avait coutume de se servir en ces lectures étaient les suivants : Le Traité de la perfection religieuse, par le R. Père Pinelli de la Compagnie de Jésus. L’Oratoire des religieux. Le Miroir des novices, par S. Bonaventure. Le Mantelet de l’Époux [par Pierre Deschamps]. La Paix de l’âme. Les Douze Mortifications de Harphius, et une partie de la Théologie mystique [l’Eden]. Une partie des Institutions de Tauler. Le Chemin de perfection, et une partie des Demeures de l’âme, composés par la séraphique Mère sainte Thérèse de Jésus. La Vie de sainte Catherine de Gênes. Les Traités de la volonté de Dieu, du R. Père Benoist de Canfeldt [sic]. Les Secrets Sentiers de l’amour divin, du R. Père Constantin de Barbanson, capucin. La Méthode de servir Dieu. La première partie des Chroniques de l’Ordre de saint François, et quelques autres manuscrits du R. Père Augustin de Béthune, provincial des Pères capucins. »
14 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
des lumières telles et si grandes, que sa face paraissait tout enflammée, tout embrasée ; et la chose passait parfois si avant, qu’elle était contrainte de se retirer à l’écart 8.
C’est donc l’amour qui l’a fait aller de Saint-Omer à Lille ; et qui l’oblige maintenant de quitter Lille pour venir à Douai y fonder et bâtir un convent de la Réforme. […] Elle partit de Lille le 20 de juillet 1630 […] avec six religieuses […] et arri-vèrent à Douai le même jour qu’elles étaient parties de Lille. Monsieur Sylvius, docteur et professeur en théologie, doyen de l’église collégiale de Saint-Amé les reçut. […] [Elle] demeu-ra un peu plus de six ans. […] Là où est l’amour il n’y a point de peine ni de travail ; que s’il y a de la peine et du travail, on aime cette peine, on se plaît dans ce travail 9.
La fondatrice rappelée à Saint-Omer y achèvera ses jours.
§
De rares figures s’écartent d’un modèle « mystique » pieux où les stigmatisées sont nombreuses car le sujet de méditation le plus apprécié à l’âge baroque est Jésus crucifié 10. Outre une sobriété que l’on va découvrir infra, rappelons que Catherine de Bar, à laquelle nous avons consacré un chapitre au tome I, fut annonciade avant de devenir bénédictine et qu’elle fut en contact étroit avec l’esprit franciscain par son confesseur le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô. La vénérable Mère Fran-
Ibid., p. 132.
Ibid., p. 202-204. Constantin de Barbanson († 1631) et Augustin Baker († 1641) résidèrent à Douai, Jeanne de Cambry († 1639) fut ermite et conseillère de spirituels à Cambrai. Des béguinages subsistaient encore ; la région constituait un milieu favorable à la vie mystique. On a relevé précédemment les influences exercées par Constantin de Barbanson sur Baker, sur Dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai, sur F. Sylvius de l’Université – ce dernier reçut Sœur Françoise à son arrivée à Douai, nous venons de le citer –, enfin sur les capucines de Flandre, dont Sœur Ange de Douai.
Rien de surprenant à cet effet physique. Trois belles « ouvertures » neurobiologiques confirmées nous font mieux comprendre aujourd’hui le complexe esprit-corps : J. Eccles, Évolution du cerveau et création de la conscience, 1992 ; A. Varela, L’Inscription corporelle de l’esprit, 2002 ; C. Koch, The Quest for Consciousness, 2004.
çoise de Saint- Bernard, clarisse, a été également présentée au même tome I par des extraits d’une Vie relatée par l’his-torien du Tiers Ordre Jean-Marie de Vernon. Nous n’avons pas entrepris d’étudier Jeanne de Jésus de Neerinck (1576-1648), récollette 11, ni Véronique Giuliani (1660-1727), célèbre clarisse italienne 12.
Ana Maria de San José (1581-1632), clarisse
Nous avons recherché longtemps une figure pour que l’Espagne soit présente, comme nous avons pu le faire pour l’Italie avec Gregorio da Napoli, et pour les Flandres et la Hollande avec Constantin de Barbanson et avec le « Jean de la Croix du Nord ».
La Cité mystique de Dieu de la célèbre visionnaire francis-caine conceptionniste déchaussée Maria d’Agreda (1602-1665) 13 n’a pas été retenue. En effet ce récit des Évangiles, centré sur des événements supposés advenus à la Vierge et pendant l’enfance de Jésus, n’aide guère celui qui chemine sur la voie intérieure, même si sagesse et intelligence — cette der-nière parfois trop visible — sont associées au récit historicisant mythique. La vie mystique est là réduite à des révélations satis-faisant la curiosité dévote 14. Pouvions-nous percevoir quelque
Lekeux-Martial, Une apôtre de la contemplation [...] Mère Jeanne de Neerinck, fondatrice des pénitentes récollectines, Paris, Lethielleux, 1965.
DS 16.473/83 (Lazaro Iriarte) : « Représentante la plus caractéristique de la mystique de l’époque baroque. » Diario de 22 000 pages manuscrites, « mine d’informations sur toutes sortes d’expériences mystiques et phénomènes corporels… » Nombreuses biographies et études sur cette extatique.
Traduction française : La Cité mistique de Dieu, miracle de sa toute-puissance, abîme de la grâce, histoire divine et la vie de la très sainte Vierge Marie Mère de Dieu, notre reine et maîtresse, manifestée dans ces derniers siècles par la même sainte Vierge
la Sœur Marie de Jésus, abbesse du monastère de l’Immaculée Conception de la ville d’Agreda, de l’Ordre de saint François…, traduite par la P. Thomas Croset, Marseille, 1695 (vol. I), Brusselle, 1715 (vol. I-III).
Le modèle sera repris par le poète romantique Clément Brentano rapportant les visions de l’augustine Anne-Catherine Emmerich (1774-1824).
16 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
valeur à l’enseignement associé, dépourvus que nous sommes d’une « simplicitas cordis semblable à la sienne 15 » ?
Par chance, grâce à l’ouvrage d’Isabelle Poutrin, Le Voile et la Plume… 16, la figure moins connue d’Ana Maria de San José (1581-1632) révèle une authentique mystique vivant dans l’Espagne franciscaine (« tardive », car la grande période espa-gnole religieuse précède d’un siècle la française) :
Les parents d’Ana Maria, Juan Derecho et Maria de Orcluha, lui donnèrent l’exemple de la pratique de l’oraison, des pieuses lectures et de la fréquentation des franciscains. Elle-même dé-crivit sa famille, qui vivait dans la région d’Avila, comme « des gens simples, de lignage très pur ». Elle prit en 1602 l’habit de clarisse déchaussée au couvent de la Inmaculada Concepcion de Salamanque. Peu après sa profession en 1603, elle connut une période de grandes épreuves spirituelles.
Ana Maria de San José occupa successivement les divers emplois du couvent, dont celui de maîtresse de novices pendant dix ans, et gouverna de 1627 à 1630 la communauté, qui comptait alors vingt-quatre religieuses. Mais Ana Maria était avant tout une contemplative en perpétuel état d’oraison qui connaissait de nombreuses extases. […]
Son directeur le franciscain Juanetin Niño exigea d’elle des comptes-rendus écrits de sa vie d’oraison, recevant ainsi une multitude de papiers qu’il résolut un jour de détruire. En 1632, la maladie de la religieuse laissant présager sa fin prochaine, le P. Niño lui ordonna d’écrire une relation détaillée de sa vie et des événements survenus dans l’oraison. Sœur Ana Maria rédigea du 1er mars au 1er avril une autobiographie […], mourut le 14 mai de la même année. Les franciscains entreprirent aussitôt de promouvoir une cause de béatification. Un procès ordinaire fut instruit dans les diocèses de Ségovie et de Salamanque. En
Comme le recommande Julio Campos dans sa notice, DS 10.508/13.
I. Poutrin, Le Voile et la Plume, autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne, Madrid, 1995, « Ana Maria de San José : union et divinisation », biographie : 12. Ana Maria de San José, p. 92-99, texte, p. 408-411.
1632 toujours, Juanetin Niño en publia le questionnaire ainsi que l’autobiographie de la religieuse.
Dans ce texte, elle raconte son abandon total à la grâce agis-sante de son Maître, le Christ, qui la fait passer de la petitesse de l’imaginaire et des sentiments humains à la vastitude pai-sible de la réalité spirituelle :
[Couvent des franciscaines déchaussées de Salamanque, 1632 :]
Je ressentis un désir croissant de lui ressembler en tout, dans les souffrances, les affronts et dans la sainteté, dans la vie et dans la mort, désirant vivre et mourir dans une extrême abjec-tion, et cela me transportait fort, et il me disait souvent : « Ma fille, je te fais l’héritière de tout ce que j’ai souffert, comme si tu l’avais souffert ; je te fais l’héritière de mes plaies, de toutes mes vertus, et de ma vie et de ma mort » et, bien que j’esti-masse cela, je lui disais : « Seigneur, je veux souffrir dans mon corps et sentir en lui, pour l’amour de vous, ce que vous avez souffert pour l’amour de moi. » Voilà ce que je faisais, et mon Seigneur me disait toujours que j’étais en possession de son amour, de sa vie et de ses mérites, et il est vrai que je voyais en moi la ressemblance avec lui en toutes choses.
Finalement vint le moment où furent accomplis les désirs de me voir transformée par amour et par grâce en mon Maître le Christ. Et tandis que je me trouvais en grande oraison, ou dans un ravissement, je me vis tout entière faite une avec lui ; et je vis en moi par grâce celle que lui avait par nature. Ici, il faut comprendre que cette participation est plus ou moins grande, car tous les saints ont eu ou auront d’autant plus de sainteté qu’ils ressembleront plus au Christ. Pendant cette grande faveur, je disais au sens propre : « Je vis, et je ne vis plus ; parce que je ne vis plus, sinon en mon Christ, et lui est moi, et moi, je ne suis plus moi 17. » Je voyais en moi, plus claire qu’en plein jour, la ressemblance avec le Christ, et cela me semblait être comme quand la mer déborde et que des trésors
17. Cf. Ga 2, 20.
18 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
apparaissent. La perfection des vertus, de toutes ensemble et de chacune séparément, apparut, la perfection des huit béati-tudes, et finalement, j’étais faite un seul esprit avec celui du Christ 18 — et aussi les mystères qui sont cachés dans l’esprit de l’Église. Je possédais la clef de l’enfer et la domination sur lui, et sur toutes les choses de la terre ; et je me voyais reine dans le ciel, par la perfection de la pauvreté en esprit, vertu dont la perfection ressortait beaucoup. Dans mon cœur, j’avais le Christ crucifié dans mon cœur lui-même, et autour toutes les vertus, et la patience qui était ma bien-aimée venait soutenir la tête du Christ, car c’est par cette vertu que toutes les autres sont couronnées et glorifiées ; j’avais coutume de dire: « Paix et science », et je le répétais d’une autre manière : « Paix et sagesse, sagesse et paix » font naître de grands fruits dans l’âme qui les possède. L’amour et la reconnaissance envers mon Maître croissaient démesurément : il n’y a pas de mots pour les dire.
Finalement l’amour fut comblé selon cet état de transfor-mation ; et il grandit tant que cet amour même me donna des fièvres, une veille de l’Ascension. […]
Dans ces fièvres que j’ai dites, j’eus un ravissement ou un rêve spirituel, ou pour mieux dire une mort spirituelle, de sorte que je peux dire que je mourus ; les religieuses crurent d’ailleurs que je me mourais, non de cette manière, mais à cause des fièvres, à ce qu’il semblait. Dans ce ravissement ou mort, je fus emmenée au lieu du jugement, et devant ce juge et les nombreux amis qui lui servaient de témoins, toute ma vie fut exposée, et chaque péché et chaque imperfection avec tous leurs détails, ainsi que tous les bienfaits et les grâces que j’avais reçues jusques alors. Et le juge m’ordonna de me juger moi-même et de délivrer la sentence. Je me fis donc mon propre juge, comme si j’étais le juge et que cette âme n’eût pas été la mienne, et j’arrêtai que j’étais digne d’être maudite par Dieu, indigne de sa présence et condamnée à l’enfer, que je méri-
18. Cf. I Co 6, 17.
tais en toute justice ; et qu’il était plus important que s’exerçât l’attribut de la justice et les autres (car tous concourent à la condamnation ou au salut), que cette âme ne fût sauvée. Ce fut une opération si grandiose que seul pourra l’apprécier celui qui sera passé par là, car on ne peut la pondérer.
C’est là que je fus pardonnée, et il me semble que je fus confirmée en grâce et que me furent ôtés les accidents du pé-ché originel ; du moins, j’en conservai longtemps la certitude, et il me semblait véritable que je n’avais plus les accidents du péché originel et que je fus mise en la justice originelle, et demeurai dans cet état et dans la connaissance de moi-même. Là, au centre du rien, dans le vide et l’anéantissement du sen-timent exact de ce que je suis, et de rendre à Dieu ce qui lui appartient ; et il me semble que non seulement depuis lors, je n’ai plus confessé d’orgueil ni de vaine gloire, mais que mon premier mouvement y est étranger et que, même, j’en suis res-tée incapable. Et bien que Notre Seigneur m’ait dit maintes fois qu’il m’avait pardonné, et qu’il m’ait semblé que c’était chose faite, car on ne peut recevoir une telle communication de Dieu sans grâce ni amitié, cependant ce fut vraiment le jour du jugement, et ce que j’ai dit n’est qu’une esquisse en compa-raison de ce dont j’ai fait l’expérience à ce moment et des biens qui m’ont été communiqués.
Quelque temps plus tard, comme j’étais en oraison, j’en-tendis en moi une voix qui me dit : « Donne-moi ce que tu as dans le cœur et tu me verras » ; ce qui revient à dire : et tu me connaîtras ; et je dis : « Seigneur, j’abandonnerai tout pour accomplir en tout votre sainte volonté et vous plaire. » J’abandonnai toutes choses en m’abstrayant de tout, comme s’il n’y avait plus rien pour moi, ni au ciel ni sur terre, que Dieu seul ; et en cette solitude je n’éprouvais pas de sécheresse, au contraire, je jouissais d’une tranquillité, d’une paix et d’une sérénité d’âme qui ne peut se comparer à rien ; et, sans ressentir de ferveur, chaque fois que par un avertissement amoureux et très secret et délicat, dont il me semble que c’était un message
20 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
de l’Esprit Saint porté délicatement dans l’âme, j’étais élevée au-dessus de tout le créé et me trouvais hors de mon corps très loin de moi, et plongée en Dieu, et dans ces vols de l’esprit que j’eus durant ces jours de paisible solitude — et ils furent nombreux —, il me fut enseigné qu’il me fallait, pour devenir un être spirituel, bannir de moi l’amour de tout ce qui n’était pas purement Dieu pour être élevée à la connaissance du Père, et cheminer à présent comme sans appui pour le chercher en esprit et en vérité.
Et il me fut communiqué dans ces moments l’estime, la re-connaissance et l’amour envers mon Maître, et l’on m’apprit à le considérer comme mon Sauveur, modèle, ami, frère et Seigneur, mais sans avoir pour principal objet son Humani-té, comme je le faisais, et malgré mon grand amour pour la Sainte Trinité, je ne me tournais pas vers elle, car je trouvais toutes choses en mon Maître, et j’espérais qu’il m’élèverait à la connaissance du Père, que j’aimais par sa médiation, et il en fut ainsi. […]
Il s’agit là d’une autre vie spirituelle, nouvelle, dans l’aban-don et l’abnégation des facultés et des sens ; volant dans la foi, loin de tous les sentiments, les facultés purifiées, chemi-nant dans la pure foi, avec le désir de voir Dieu qui m’avait été donné et d’être transformée en lui. Et, comme je disais auparavant : lui ressembler dans les vertus, la sainteté, les souf-frances et les affronts, là, dans cet autre mode, je disais : être transformée dans la ressemblance à Dieu dans la bonté et la participation à ses attributs, lui ressembler dans la pureté, être emplie de cette lumière éternelle ; et finalement, tout ce qui est au mode de Dieu et fait de nous un seul esprit avec lui. […] Cet état me fut donné en plénitude, et je ne sais pas si je me trouvais en-dehors des limites de mon être naturel, mais je sais bien que je me trouvais dans un ravissement très profond, plongée dans les abîmes de ma petitesse, très loin, plus bas que les enfers, car je disais : « Vous me trouverez là où commence le rien. » De cette extrême bassesse et de ce vide de mon être, je re-
gardais cette très haute majesté dans la sublimité de sa grandeur, devant qui tous les bienheureux étaient presque comme rien, et à la fin, tout ce qui est pure créature, même la Sainte Vierge, qui seule est plus que tous les autres ensemble, se trouve aussi à une distance infinie, parce qu’elle est pure créature.
Depuis cette très haute majesté, il me regardait, et par ce regard il m’élevait et me faisait un seul esprit avec lui. Et, en m’élevant, il me laissait dans une bassesse encore plus grande, et depuis cette bassesse que je lui rendais dans la connaissance de cette très haute bonté, et je descendais où son regard me plaçait, et je lui rendais, et lui m’élevait, et les splendeurs qui m’étaient communiquées de lui, et l’amour et la connaissance extrême que je recevais dans cette vision de Dieu étaient tels qu’il est possible de les recevoir en cette vie ; là, on me fit connaître des secrets immenses, là me fut donnée une humilité céleste qui naît de la connaissance de Dieu ; car jusque-là, ce qui semble une humilité parfaite consiste davantage dans la connaissance de soi ; mais dans cet état, il s’agit de celle qu’on a au ciel, et avec elle me resta un esprit effectif de louange de Dieu. […]
Là me furent donnés la connaissance, l’amour, l’estime et la valeur du mystère de l’Incarnation. Et je voyais les bien-heureux qui, ayant aimé Dieu pour lui-même, lui rendaient grâces, dans l’admiration et la louange, d’être sorti de lui-même pour nous communiquer son être divin et élever notre poussière à une telle dignité. Et je connaissais là la dignité du Christ, et je jouissais de ses biens comme s’ils eussent été les miens ; et j’étais inspirée d’un grand amour envers le Maître, lui étant reconnaissante d’être parvenue à un tel état grâce à son amour, à son enseignement et à ses mérites, et mon divin Seigneur, Maître et Sauveur me regardait, se réjouissant de voir le Père (vers qui il m’avait élevée) me favoriser autant. Et il me faisait comprendre que, de même que moi je jouissais de ses biens, lui jouissait des miens.
Là, il semblait que j’eusse perdu la foi et l’espérance ; car c’était comme la possession et la vision de Dieu. Ce manque
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de foi, ou du moins sa petitesse, et d’espérance aussi, car il me semblait ne plus l’avoir, me durèrent plusieurs jours. Et cette expérience que Dieu me regarde, et qu’il me glorifie dans ce regard et m’abaisse et m’élève, et que je lui rende et l’attire par mon regard d’anéantissement, ainsi qu’une infinité d’effets, me restèrent présents quelque temps. Mais l’état de transfor-mation en son être divin et d’être devenue un seul esprit avec lui, l’aimant toujours et le connaissant sans interruption, resta toujours stable depuis lors.
L’esprit de contemplation, les jugements de Dieu et ses des-seins sur les créatures suscitaient en moi un grand amour ; et jamais pourtant je n’avais éprouvé de tentations dans le do-maine de la foi ni en d’autres, mais toujours, au contraire, en me souvenant du pouvoir, du savoir et de la bonté de Dieu, je trouvais la foi toute simple ; mais dans cette faveur c’était diffé-rent, car non seulement tout m’apparaît simple, mais surtout, plus il agit selon le mode de son pouvoir, de sa bonté, de sa justice et de sa miséricorde, plus ses jugements me sont chers, et quand parfois il me fait connaître ses desseins, plus je les vois distants, plus est douce ma satisfaction, même s’il semble s’agir de rigueurs et de châtiments extrêmes.
Mes craintes ont disparu et aucune pensée ne m’arrête, et je n’en éprouve aucune qui me donne l’ombre d’un souci ou le chagrin de rien, ni désagrément, ni sécheresses, ni ferveurs, car en l’absence de la ferveur l’esprit est un avec Dieu, l’aime et s’embrase dans la douceur, et les sens sont amoureusement soumis aux facultés, et les facultés à l’esprit, et l’esprit à Dieu ; et finalement tout est en Dieu, et Dieu est l’agent de cette créature, et elle n’est plus en elle-même, sinon en lui.
Anne-Marie du Calvaire (1644-1673), clairette
Anne-Marie du Calvaire (1644-1673) fut élevée près de son aïeule maternelle Anne de Montaigne, de la famille du célèbre écrivain, puis elle fut mise à dix ans en pension au monastère des clarisses urbanistes de Limoges, pratique habituelle pour élever les filles au XVIIe siècle. Nous reviendrons ci-dessous sur le remarquable récit de son enlèvement à l’âge de quinze ans.
La même année 1659, accompagnée de trois religieuses du Grand Couvent, elle fonda un « Petit-Couvent de réforme » colettine pour pratiquer une « vie de pauvreté et de retraite sans “demi-mesure”. […] Au nouveau couvent de “solitude”, […] on ne s’appelle plus Madame, mais Sœur ; on travaille de ses mains, on se lève à minuit pour réciter Matines ; on garde les pieds nus tout le temps […], le silence est strict ; un rideau opaque cloué à la grille du parloir empêche de voir les visiteurs. Bref, on observe à la lettre la règle d’Urbain IV ».
« Sœur du Calvaire a voulu être converse, comme saint François “frère laïc”. Mais pour faciliter l’adoption des mesures d’austérité nécessaires à la Réforme, elle se soumet au désir de ses supérieurs qui lui demandent de devenir sœur choriste : elle reçoit donc le voile noir à la Pentecôte 1661. » Suit l’approbation papale en 1664. Des Constitutions seront livrées à l’imprimeur en 1671.
En 1666 « elle contracta avec M. de Bretonvilliers, second supérieur général du séminaire de Saint-Sulpice, une étroite alliance spirituelle. De 1668 à sa mort [cinq ans plus tard, très probablement d’une tuberculose], elle subit un vrai martyre dans son corps — langueurs, maux de poitrine, toux, crachements de sang, vomissements jusqu’à vingt-six fois par jour — et dans son âme : tentations contre sa vocation, contre la Réforme, contre la foi, peines intérieures. Ni plaintes ni murmures : aucune sœur ne put soupçonner ses tourments
24 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
que nous ne connaissons que par son confesseur et par son autobiographie spirituelle 19 ». [181]
Dirigée par M. de Bretonvilliers, le successeur de M. Olier, de tendance ascétique, Anne-Marie unifia la spiritualité franciscaine avec la doctrine de l’anéantissement. Chez les franciscaines, l’oraison mentale demeure centrée sur le Christ, à partir de la participation à la Passion ; mais bien vite l’oraison d’Anne-Marie devint passive « sans que je le connusse », puis le sentier mystique la mena par dépouillement à l’amour et à l’union 20.
Son Autobiographie 21 relate une vocation orientée, car dès onze ans, on lui lit de pieuses biographies des saints. Aussi « je croyais que quand je serais religieuse, je serais sainte et que je verrais des yeux du corps Notre Seigneur comme eux ». Pour cela, elle voulait être sœur converse : « J’avais une grande aver-sion pour être de chœur. » Aussi bien, à treize ans, « j’avais de la vanité jusques à notre chapelet que j’avais accommodé de rubans et je le portais ainsi à mon bras ».
Ce parcours classique de petite fille élevée au couvent va brusquement être interrompu avant qu’elle ait atteint l’âge des
« Les “Clairettes” du Petit-Couvent de Limoges du vivant de la fondatrice (1659-1673) », Bull. de la Société Archéologique et Historique du Limousin, tome XCI (1964) et « Les “Clairettes” […] de 1673 à 1733 », tome XCIV (1967), par les religieuses clarisses. Ces contributions contiennent, outre une introduction ouvrant sur l’histoire franciscaine de la province, des notices d’une rédaction sobre et toute « scientifique », témoignages très intéressants pour leurs observations sur la vie physique (indiquant une « longévité moyenne remarquable, malgré l’extrême austérité de vie et la faiblesse de santé de beaucoup d’entre elles »), la vie sociale et personnelle des vingt premières « clairettes » [nombre porté à soixante avec l’apport du second article]. La notice numéro 3 porte sur la fondatrice. La communauté passera la Révolution.
Outre « Les “Clairettes”… », op.cit. : DS, Art. « Les clarisses » 5.1419 ; M. P. Laforest, Limoges au XVIIe siècle, 1862, chap. ix « La Mère du Calvaire » ; Désiré des Planches, Anne-Marie du Calvaire, Paris, 1936 (nous n’avons pas vu ce dernier ouvrage).
Ms. 1077 des Archives de Haute-Vienne, cahier de 143 pages, transcrit en 1960. Nous citons cette transcription communiquée par M. Christian Gaumy. Le transcripteur inconnu (une religieuse ?) ponctue et améliore « une orthographe extraordinairement déficiente ».
quinze ans lui permettant de prononcer des vœux : elle se fait enlever ! Le cas n’est pas unique dans le siècle, mais il est remar-quable de disposer comme ici du récit de l’intéressée : nous ne résisterons donc pas au plaisir de le citer. Il témoigne d’une cer-taine ambivalence :
Il vint dans le couvent une damoiselle de la ville qui disait qu’elle voulait être religieuse : les sœurs du couvent en eurent beaucoup de joie. [...] Étant proche du grand portail — il y avait une barre de bois que l’on pouvait ôter sans pouvoir ouvrir la serrure — elle me demanda si l’on pouvait l’ôter. Je lui dis que oui et même je commençai. Je fus bien étonnée quand je vis la porte ouverte et la fille qui me tenait et deux hommes qui me prirent et me mirent dans un carrosse qui allait si vite et voir qu’on me fermait ma bouche avec les mains afin que l’on ne m’entendît crier. [...] L’on me mit sur un cheval où un homme me tenait comme un enfant, assis sur lui. [...]
L’on nous aida à mener dans une chambre où il y avait du feu. On nous bailla des noix confites. [...] [8] Tous ces messieurs se retirèrent de la chambre où j’étais et il ne demeura qu’un prêtre 22 et celui qui me voulait. [...] [Il] était debout, car, pour moi, j’étais assise proche du feu. Il dit qu’il répondait pour tous deux. Le prêtre dit des oremus. Je connus bien que c’était qu’il nous épousait car j’avais autrefois été à cette cérémonie.
Le soir après le souper, ces messieurs dansaient. [...] Je disais dans moi-même : « C’est bien la volonté de Dieu, puisque je ne l’ai point cherché. » Je croyais bien que je demeurerais avec cette personne. Je sentais même de l’affection pour lui. Il me témoignait beaucoup de complaisance et toutes les caresses que l’on a accoutumées de faire en de semblables occasions. Ce mot de « madame » me plaisait fort. Je me voyais délivrée de l’esclavage de la religion sans l’avoir cherché. [...]
22. Le peu recommandable Pierre D***, chanoine théologal de Saint-Martial, sera l’un des condamnés.
26 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Je couchais la nuit avec une jeune mariée. Il semblait que tout venait pour me perdre. J’avais l’esprit tout rempli du monde, comme si j’y eus demeuré longtemps. Le matin, on me donna un déshabillé. On me traitait comme l’on fait dans le monde, ce qui m’agréait fort. On me frisait.
Il faut compléter ici le récit de cet enlèvement du 2 fé-vrier 1658 :
Commencèrent à paraître en vue du château les troupes envoyées de Limoges. Il y avait deux cents hommes : le vice-sénéchal qui les commandait somma le château de se rendre ; mais les assiégés s’étaient barricadés. […] Le lendemain dimanche, sur le soir, six cents hommes cernaient la place et le lundi matin 4 février, toute résistance étant impossible, Joseph D*** demandait à capituler 23.
Le récit autobiographique peut reprendre :
Mon confesseur entra dans la chambre où j’étais. [...] Il me dit qu’il fallait retourner dans le couvent où j’étais, ce qui me donna bien de la peine, car, pour être religieuse, je croyais que je ne le pouvais pas être après les choses qui s’étaient passées et je n’en avais aucune envie. J’étais comme un oiseau qui est sorti de sa cage. Il me semblait qu’ayant goûté le monde, je ne pouvais plus goûter la religion.
Cette forte opposition est confirmée par une demande de reculer la décision d’être religieuse et par les termes forts du récit :
Mon terme s’approchant, mon déplaisir croissait. [...] La religion me paraissait comme une potence qu’on me devait faire mourir. [11]
Mais survient le « coup de grâce » :
23. M. P. Laforest, Limoges au XVIIe siècle, 1862, p. 533 avec la note : « Ces mouvements de troupes coûtèrent aux de Malden [la famille des poursuivants] trois mille livres. » Suivra un procès des coupables du rapt d’une mineure (qui n’avait pas encore tout à fait quatorze ans), plusieurs condamnations à mort (par contumace) et surtout une forte amende… Joseph D***, un trésorier général de France, fut condamné. Il s’agit probablement de l’affrontement entre deux familles puissantes.
Dans un moment, je vis le monde et la religion qu’on représenta comme si l’on m’eût fait voir un miroir. J’eus mon esprit fort éclairé touchant ces deux vocations. Ayant eu ces connaissances, je n’attendis point mes quinze ans pour faire ma dernière résolution. Je la fis de cette façon : j’étais assise à terre ; je pris le pied de la couchette de notre lit en criant assez haut : « Je serais religieuse. » [11]
Il est suivi de la découverte progressive de la vie mystique :
Je commençais à être plus exacte à mon oraison. Je me trouvais plus en paix. Je donnais un coup de pied tout à fait au monde pour le quitter pour jamais. [...] J’étais bien aise de demeurer devant le Saint Sacrement sans rien faire où j’étais fort contente. Notre Seigneur m’attirait à l’oraison passive sans que je le connusse. [12]
Toutefois l’angoisse est bien présente au moment de franchir le seuil de la vie religieuse :
J’appréhendais fort à m’aller engager : c’était comme si on voyait un bourbier, qu’on appréhendât d’enfoncer le pied dedans. [...] Quand je fus dans l’église, toutes les peines s’évanouirent : je demeurais dans un doux repos. On connut sur mon visage quelque chose de ce qui se passait au-dedans : il devint enflammé ; quand je sortis, j’étais fort pâle. [14]
Dès lors le chemin mystique est ponctué de « paroles » intérieures, dont la meilleure et dernière sorte est la suivante :
La huitième [sorte] est qu’on n’entend rien, ni extérieurement ni intérieurement. Mais Notre Seigneur inspire à l’âme ce qu’il veut, sans paroles. Elle comprend mieux ce qu’il désire d’elle que s’il lui parlait. Celle-ci est la dernière [sorte] que je sache. Tant plus deux amis s’aiment et se fréquentent, les paroles leur sont moins nécessaires que ne serait à d’autres personnes. [19]
Ces « paroles » sont des injonctions formulées par l’Époux (les « paroles » figurent entre guillemets) :
« Je t’assure que si je trouve ton cœur vide des choses du monde, je le remplirai du mien. Si tu comprenais ce que je te
28 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
veux faire, si tu m’es fidèle, tu en serais étonnée. Je veux que tu t’abandonnes entièrement à ma volonté, sans que tu te mettre en peine de rien qui te touche toi-même, comme si tu n’étais pas. [...] » [15] « Fais que ton cœur ne soit que le mien. [...] » [16]
« Ma fille, j’aime mieux que tu travailles lorsqu’il s’agit de ton office ou d’autres occupations qui te sont commandés, que de me prier. Prends garde à une chose : au lieu de me chercher, tu te chercherais toi-même. [...] » [17]
« Ma fille, je veux que tu te dépouilles jusques à ta chemise, comme ton père François. » [...] Si l’on me faisait justice, l’on m’enfermerait dans un lieu où je ne verrai jamais le jour. [...][20]
« Cette mort que je demande de toi, c’est que ta volonté meure dans la mienne. [...] Du feu de mon amour, je brûlerai et consumerai tout ce qui est en toi qui m’est désagréable afin que tu puisses vivre de la vie de ton Époux. » J’ouïs bien d’autres choses, mais je ne m’en ressouviens pas. [...] [23]
L’amour prend place tandis que toute perception distincte s’évanouit :
Je sens en moi un feu qui me consume. Cet état d’abaisse-ment me porte à l’amour et l’amour me porte à la souffrance. La pensée qui occupe présentement l’esprit, c’est : Je suis assise à l’ombre de mon bien-aimé 24. [...] « Au lieu de toi, c’est moi qui ai travaillé en toi, [...] encore bien que tu ne me sentes pas et les opérations que j’ai faites en ton âme sont prodigieuses et avec cela elles sont presque imperceptibles. » [...]
Je n’ai quasi aucune pensée ; je n’y fais rien ; je demeure dans cet état fort contente ; je ne désire aucun goût sensible ; je demeure beaucoup plus à genoux que je n’avais accoutumé ; je sens que je suis occupée au-dedans de moi même, mais je ne saurais dire en quoi : c’est que c’est presque imperceptible à mes yeux. Je sens une grande foi ; je ne sais d’où cela vient,
24. Ct 2, 3.
avec un grand désir d’aimer Dieu et de lui plaire. [...] Tout le matin, j’étais comme une souche de bois. [...] [21]
« Je t’ai dit souvent que je te voulais consumer. — Qu’en-tends-tu par ce mot de consumer ? — Cela veut dire que mon amour brûlera tout ce qui est en toi qui m’est désagréable. Tu n’auras plus de soin que de moi ; mes désirs seront les tiens. [...] La consolation et la sécheresse te doivent être dans l’indif-férence. Laisse-toi conduire à moi sans te mettre en peine de rien. Tu sais bien comme je t’ai détachée de toutes les créa-tures ; tu as encore besoin de te détacher de toi-même. » [40]
Elle peut définir avec netteté et présenter en ordre ascendant les expériences de plusieurs opérations de l’Amour reçu :
Il y a plusieurs opérations de l’amour dans nous [...] 1. C’est qu’il veut que nous lui ouvrions notre cœur sans que nous mettions de notre côté aucune résistance. 2. Il vide tout ; le véritable amour ne se trouve que dans le vide de nous-mêmes ; il ne saurait s’accorder avec celui que nous nous portons. Au commencement, l’on sent des faiblesses avec des agitations de corps, à cause que l’amour n’est pas encore parfait ; on sent ses grands transports de joie. 3. D’autres fois, on sent l’amour dans soi qui opère avec grande douceur et paix intérieure : il nous faisait sentir de grandes consolations et nous donnait de témoignages bien signalés de son amour. J’ouïs : « Je veux que tu sois une même chose avec moi. » Il nous ravissait parfois l’esprit à lui. [...] 4. L’amour au-dessus des sens : on n’a plus ces agitations de corps ; le feu qui est au-dedans consomme tout jusques à ne sentir rien de sensible ; on s’est brûlé sans le sentir. [...] Le véritable amour est de ne rechercher point ses intérêts [...] Quelquefois, comme elle ne sent plus ce feu divin, elle croit qu’il n’est plus en elle ; c’est alors qu’il y est davantage : c’est qu’il opère d’une façon si intime que nous ne nous en apercevons pas. Il détruit nos passions. [...] [30]
La présence Dieu. Dans ce temps que je l’avais, je n’avais aucune pensée ; je me perdais en lui ; des défaillances avec
30 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
mes sens qui étaient assoupis, une paix intérieure et un grand silence : je n’entendais aucun bruit dans moi-même. [36]
Aimer sans aimer veut dire aimer sans savoir qu’on aime et si l’on plaît à Celui qui nous aime. Tant plus je souffrais, mon désir s’augmentait. [41]
Parfois des analogies très visuelles qui lui viennent à l’esprit, peut-être aussi des rêves, expriment mieux que toute pensée discursive le sens profond de ce qu’elle vit :
J’eus une vision intellectuelle [non corporelle]. Je vis mon Époux qui était vis-à-vis de moi ; il y avait un rideau noir qui faisait un entre-deux et m’empêchait de s’approcher de Lui. Je ne laissais pas de le voir : j’étais plus haute que le rideau. Je me hâtai de passer par-dessus. Cela me causa bien de la crainte : peut-être étais-je en péché mortel ? Ma conscience ne me remordai 25 pas d’aucun péché que je n’eûs confessé. J’eus la connaissance que ce rideau voulait dire l’état des sécheresses. Dans ce temps, Notre Seigneur ne laisse pas d’être avec nous, mais nous ne le connaissons pas. [...] Il était avec moi, mais l’obscurité de mon esprit, qui était ce voile noir, empêchait que je ne le sentais pas proche de moi. [42]
Une vision met en image la médiation par Notre Seigneur Jésus-Christ, qui mène à la rencontre avec l’ineffable divin :
Je vis, au plus haut de la grille de notre chœur, Notre Seigneur Jésus-Christ qui fit asseoir son Père éternel dans une grande chaise devant moi. Notre Seigneur se mit à genoux devant son Père en façon de suppliant pour me présenter à lui. Le Père éternel ne me regarda point jusques à ce que son Fils l’en eût prié. Après, il me regarda et il mit ses deux mains comme s’il m’eût voulu recevoir entre ses bras. Je ne savais point la forme de son visage : l’éclat qui sortait de Sa Majesté était si grand qu’il m’empêcha de le voir. [43]
Finalement tout s’accomplit dans une union ainsi exprimée :
25. Remorder : causer des remords.
Tant plus je recevais des grâces de Dieu, j’étais davantage abîmée dans ma bassesse. L’union que j’avais était plus forte et plus intime : c’était dans la partie supérieure. Cet amour qu’on a pour Dieu ne dépend pas du temps ni des goûts ni parce que l’on reçoit de lui des grâces plus grandes, mais on l’aime seulement parce qu’il est aimable, et, comme il l’est toujours, nous devons aussi l’aimer toujours dans les peines et les afflictions. J’étais si convaincue qu’il m’aimait et que tout ce qu’il faisait, c’était pour mon plus grand bien ; cela était cause que j’aimais tout ce qu’il lui plaisait de m’envoyer.
Je crois que ce qui me conservait cette paix intérieure que je sentais, c’était de ne vouloir et ne désirer rien que la volonté de Dieu. Il est vrai que je n’avais point d’autres désirs dans ce monde que celui-là. Il me semblait que mon esprit était plus proche de Dieu qu’il n’était avant. Je trouvais ce que je n’avais jamais bien compris, qui était qu’on ne peut point se séparer de Dieu si l’on ne le veut. Il me semblait qu’il nous avait mises dans sa demeure et que tout le bruit que l’on faisait autour de moi était au-dehors, qui ne me pouvait point distraire, car c’était tout dans la partie inférieure. [45]
Germaine d’Armaing, un contre-exemple
Germaine d’Armaing, clarisse comme Anne-Marie du Calvaire, nous offre le cas d’une pratique ascétique extrême, ce qui peut devenir fort dangereux lorsqu’elle est comme ici tentée par un comportement masochiste : nous livrons (exceptionnellement !) ici un témoignage qui s’oppose à la vie intérieure telle qu’elle exposée tout au long de notre florilège. Germaine confie à un confesseur 26 :
La cinquième semaine et station lugubre et pitoyable que je fis, fut la cruelle flagellation. C’est ici, mon Père, où le cœur me manque, où ma plume s’arrête et ne peut passer outre. Il
26. La Vie et les vertus de la Sœur Germaine d’Armaing, religieuse des pauvres filles de la première règle de sainte Claire, du faubourg Saint-Cyprien de Toulouse, 1700.
32 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
faut que la seule obéissance qui me commande m’éveille et me fortifie, pour vous expliquer jusques à sa fin une si lamentable entreprise. Mais avant que de vous dire comment tout se passa dans cette flagellation, je vous prie me pardonner, si je m’en explique si grossièrement. Mais c’est à un Père à qui je rends raison de toute ma conduite et à qui je parle avec toute la confiance filiale.
Désirant faire sur moi une vraie effigie d’un Ecce Homo, je m’en fus dans le chœur à deux heures après minuit. Je fermai bien toutes les portes. J’avais porté quatre sortes de fouets, deux disciplines de corde, une de chaînes de fer et une poignée de verges. Je me dépouillai ; et la tête nue, je me donnai quinze coups à quatre diverses reprises, de chacun de ces instruments de pénitence, et le tout ensemble fut soixante coups de fouet que je me donnai. Je ne saurais, mon Père, vous exprimer combien en cette posture si pitoyable, je ressentais de la douleur par tout mon corps [169], et combien je fus sensible à tous ces coups. Certes les larmes me découlaient des yeux. Je ne puis vous dire ceci sans grande confusion. Je me plaignais pendant que je me flagellais si rudement. Je dis à mon Dieu, en versant des larmes, qu’il pardonnât à ma sensibilité. En vérité, j’ai souffert autant qu’une pauvre créature en est capable.
Ensuite je mis sur ma tête, que j’avais nue, une couronne d’épines ou de ronces que j’avais faite, qui me tenait tout le tour de la tête. Je me l’enfonçai si avant et avec tant de vitesse que je semblais ivre, voulant venger la répugnance naturelle que j’avais pour toutes ces peines. J’en portai plusieurs jours les cicatrices sur le front et sur la tête, qui me faisaient beaucoup de mal. Je semblais en ce pitoyable état un Ecce Homo : effigie lamentable, qui avait quelque rapport à son original. Que c’est peu, mon Père, au prix de ce que j’aurais voulu faire (si j’avais eu la force) pour un Dieu qui a tant souffert pour moi !
La sixième semaine et station que je fis fut le portement de la croix. Je mis sur mes épaules une grande et pesante croix, ayant sur ma tête, que j’avais nue, la couronne d’épines qui
me tenait toute la tête. Je me traînai par terre sous cette croix, comme l’on faisait à mon cher Époux par les rues de Jérusalem.
[170] Dans la septième semaine, qui fut la Semaine sainte, je fis ma dernière station, qui fut d’aller en esprit sur le Calvaire. Je priai notre bonne Sœur Magdelaine de me rendre service et de m’accompagner devant le Très Saint Sacrement, où je me fis crucifier de la manière que je vous dirai. Ayant porté une grande croix au chœur, les portes bien fermées, à deux heures après minuit, je me couchai sur cette croix, que j’avais étendue au milieu du chœur ; je me fis attacher les mains et les pieds avec des instruments de fer en forme de clous ; je me fis mettre sur le côté un cœur de fer à pointes ; la tête que j’avais nue était chargée d’une couronne de ronces, qui me faisait beaucoup souffrir. Dans cette posture, ainsi crucifiée, je sentais des douleurs par tout mon corps ; je dis toutes les paroles que Jésus-Christ proféra en croix ; et quand je vins à dire « J’ai soif », je me fis donner un breuvage que j’avais apprêté, composé de suie, de vinaigre et d’absinthe, breuvage que je trouvai si amer que ma bouche était toute dans l’amertume. Enfin je dis la dernière parole : In manus tuas, etc. Je recommandai mon âme à Dieu, et je rendis mon esprit, en esprit, sur cette croix ; je restai environ une heure en cet état en oraison ainsi crucifiée. [171] Je ne saurais, mon Père, vous dire tout ce qui se passa en ce moment dans mon intérieur ; j’étais comme n’étant plus de ce monde ; je ne me regardais plus dans mon corps, mon âme était dans le sein du Père éternel, par l’amour dont je me sentais pénétrée, lui ayant, en cet état, comme rendu mon esprit. Mon corps ne semblait avoir plus de mouvement ni de vie.
La chère Sœur Magdelaine me regardait en ce pitoyable état comme un corps qui n’était plus animé, et toutes deux n’étions presque plus de ce monde. Enfin elle me détacha de cette croix ; je ne fus pas plutôt en liberté de mes mains et de mes pieds, que je me prosternai à genoux devant le Très Saint Sacrement, où je fis oraison, en action de grâces, de la faveur qu’il m’avait accordée de faire ce qu’il m’avait inspiré
34 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
il y a environ deux ans. Cette oraison dura trois heures : il me semblait qu’il n’y avait qu’un moment que j’étais en cet état. Je fus tout interdite, quand j’entendis heurter à la porte du chœur, une religieuse qui venait sonner la cloche pour l’office, à cinq heures et demie, dans le temps que je croyais n’en être pas deux.
Il ne faut malheureusement pas croire que ce contre-exemple soit unique 27.
27. Le fils de Marie de l’Incarnation du Canada est admiratif d’une compagne de sa mère, car on lui trouve sur la tête une « calotte armée de pointes de fer ». « Elle portait encore deux chaînes de fer à ses deux pieds. Les disciplines dont elle se servait étaient aussi des chaînes de fer. » (Dom Claude Martin, La Vie de la Vénérable Mère Marie de L’Incarnation, 1677, p. 263 et p. 268.)
Un exemple célèbre d’ascèse, raconté par Rodriguez, lu par de très nombreux spirituels du siècle, est fourni par François-Xavier dans les hôpitaux de Venise : pour vaincre la répugnance qu’il avait à donner les soins réclamés par un malade, il porte à sa bouche le pus d’un ulcère et « toute la nuit suivante il lui semblait avoir encore ce pus dans la gorge sans pouvoir arriver à s’en débarrasser, tant avait été forte la violence qu’il avait dû faire à tous ses instincts » (DS 1.99, art. « Ascèse » par J. de Guibert – ce dernier ne s’émeut guère de l’excès).
L’appréciation réservée portée sur le sujet par un Benoît de Canfield annonce la modération de sa dirigée réformatrice bénédictine Marie de Beauvilliers. Benoît déclare avec humour : « Plusieurs saints et saintes […] qui baisaient et léchaient les plaies et ulcères des pauvres […] pourront au moins servir pour la condamnation de la délicatesse » (La Règle de Perfection, PUF, 1982, p. 242). Consulter les notes attenantes édifiantes d’Orcibal sur François, les deux Catherine (de Sienne et de Gênes), Élisabeth de Hongrie. Peut-être la pauvre Germaine n’avait-elle simplement pas rencontré de confesseur raisonnable…
Minimes
Les minimes ne font pas partie à proprement parler de la famille franciscaine, mais leur fondateur François de Paule fut très influencé par son voyage à Assise, et cet ascète partage l’esprit de François. L’Ordre atteignit son plus grand dévelop-pement au XVIIe siècle et possédait plus de 150 couvents en France 28. Il était présent dans tous les secteurs de la vie intel-lectuelle : ainsi le Père Marin Mersenne († 1648) est une figure scientifique notable qui mit en relation Pascal et Descartes. Parallèlement l’Ordre eut nombre d’auteurs spirituels plutôt que mystiques 29. Ils mettaient l’accent sur l’esprit de pénitence issu de la charité.
Deux minimes mystiques, ne pouvant à eux seuls justifier un volume de notre collection, risqueraient de rester à l’écart. Nous les agrégeons donc ici à la famille franciscaine : il s’agit de l’intellectuel et saint poète Nicolas Barré, puis de l’auteur Boniface Maes, dont la brève Théologie mystique exerça une grande influence.
Nicolas Barré (1621-1686), frère minime et poète
Nicolas Barré (1621-1686) est une figure brillante de l’Ordre des frères minimes : il est très tôt chargé de la grande bibliothèque du couvent de la place Royale, fréquentée par les élites intellectuelles. Il écrira plus tard à un confrère :
Benoist Pierre et André Vauchez, Saint François de Paule et les minimes, en France de la fin du XVe au XVIIIe siècle, coll. « Perspectives historiques », Presses Universitaires François-Rabelais, 2010.
DS 10. 1239/55, art. « Minimes ».
36 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Enseignant la théologie, il faut que vous vous sentiez dans une dépendance toute particulière de Dieu, en vous efforçant de vivre selon les vérités éternelles. Et quoi que vous fassiez, ne supprimez jamais l’oraison un seul jour. Sans elle tout va de travers, et si pauvre qu’elle puisse être, elle nous anoblit, nous soutient, nous procure en secret, peu à peu, de grandes bénédictions qui nous manquent sans elle. Ne craignez pas que vos études en souffrent, au contraire, elles en prendront une noblesse, une étendue et une solidité toutes particulières. Le contact avec Dieu dans l’oraison […] apporte une connaissance divine bien plus haute, et fait un effet bien autre que ces livres morts, de papier, qui sont entre les mains des savants 30.
Mais à l’âge de trente-six ans, plongé dans l’angoisse et le doute, il est envoyé à Amiens, sa ville natale, pour refaire ses forces, puis à Rouen. « Peu à peu un chemin de paix, de sérénité, s’ouvre en lui : consentir à Dieu au plus profond de l’obscurité… » Il acquiert un don pour lire dans les cœurs : « Une expression quasi proverbiale court dans la ville lorsqu’on parle d’un mécréant : “Il faudrait le conduire au père Barré”. » Touché par la misère des jeunes de quartiers pauvres, il sou-tient la naissance d’écoles populaires à Rouen puis à Paris, tout en continuant sa tâche de directeur spirituel. À sa mort, « des foules se précipitent jusqu’à son couvent au quartier du Marais, en s’écriant: “Le saint des minimes est mort !” » 31
Ce poète exprime très sobrement une expérience mystique dont on sent qu’elle a été précédée par la nuit. Une telle expé-rience est distincte des sentiments religieux exprimés avec une effusion confinant à l’emphase par de nombreux auteurs, par ailleurs remarquables, mais qui sortent du cadre que nous nous fixons, tels ses prédécesseurs Jean de La Ceppède
Lettre 18, citée par sa biographe B. Flourez, Marcheur dans la nuit, Nicolas Barré, éd. Saint-Paul, Paris-Fribourg, 1992, p. 47.
Nicolas Barré, Le Cantique spirituel suivi de Lettres spirituelles, Arfuyen, 2004 (v. note bibliographique des pages 133 à 136 ainsi que la pièce 45 de la page 67) ; DS 10.1239/55, art. « Minimes » ; B. Flourez, Marcheur dans la nuit…, op. cit.
(c. 1550-1623) et Claude Hopil (av. 1585-apr. 1633). Par la suite Madame Guyon (1648-1717) exprimera avec une même précision admirable le vécu mystique dans des poésies-chan-sons écrites en prison, sans rechercher la qualité poétique.
Citons du Cantique spirituel de Nicolas Barré :
Cette nuit est un excellent jour, On y voit tout sans rien y voir, On y sait tout sans rien savoir,
On y possède tout sans crainte. […]
44
Ne sortir point hors de soi-même, Se trouver toujours être en Dieu, N’avoir ni ne voir de milieu,
Être animé par ce qu’on aime, Sentir Dieu agir dedans soi, Ne plus se conduire par soi, Laisser tout à la Providence, N’opérer plus humainement, Font encore la différence
De ce ténébreux monument 45
Dieu, par qui tout est en être,
fond, par qui tout se soutient,
milieu, en qui tout se tient,
Roi, que tout a pour son maître,
Esprit pur et souverain,
qui portez tout dans votre main, Vie qui animez toute âme, soyez ainsi, par vos bontés, L’esprit, le principe, et la flamme qui anime nos volontés.
Outre qu’il partage avec Surin ce premier rang des poètes, Nicolas Barré a écrit des maximes et de belles lettres de direc-tion à divers correspondants. Ces dernières, publiées en 1697, rappellent dans leur esprit celles d’Archange Enguerrand — les
38 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
dates sont proches. Mais ici, l’insistance sur l’acceptation de la nuit, sur la résignation et « l’obéissance aveugle », sur le néant comme véritable place de l’âme, sur notre « iniquité considé-rable », n’est pas assez équilibrée par l’incitation à un abandon libérateur. Nous les omettons donc, préférant tirer de l’oubli celles du manuscrit d’Enguerrand, d’autant que celles de Barré ont déjà été rendues accessibles 32.
Heureusement il existe un moyen d’échapper à « l’hor-reur de soi » :
Moyens pour parvenir à la plus haute perfection.
Le Royaume des cieux, c’est Dieu en nous, Jésus en nous ; mais Dieu seul, et Jésus seul, par la mort et la destruction de nous-mêmes. C’est là cette pierre précieuse pour laquelle ac-quérir il faut tout vendre, c’est-à-dire nous renoncer en tout. C’est là ce trésor caché dans un champ, c’est-à-dire : et en notre cœur, et en nous-mêmes. Il le faut découvrir.
Ce marchand qui l’a trouvée est charmé 33 pour le reste de sa vie. Il ne pense plus à lui, il ne se soucie plus de rien ; il quitte et abandonne tout, il change tout en cette pierre précieuse 34. Ayant tiré ce trésor du champ, il ne fait plus de cas dudit champ, il n’en veut plus, il l’oublie. [...] Imitons ce marchand, cherchons là cette pierre précieuse et nous la trouverons en nous oubliant entièrement. (547).
Boniface Maes (1627-1706)
Boniface Maes est né à Oudenarde ou à Gand. Il entre à Ypres chez les minimes dans le comté de Flandre en 1647, est prêtre en 1653, lecteur en philosophie, missionnaire itinérant, puis remplit des charges au plus haut niveau de son Ordre de
Nicolas Barré, Œuvres complètes, Cerf, 1994 [Introduction par Michel Dupuy ; documents biographiques ; textes fondateurs ; statuts et règlements ; maximes ; lettres ; réflexions et avis ; cantique spirituel]. – Max Huot de Longchamp a relevé particulièrement les lettres 8, 12, 16, 17, 51 et les réflexions et avis p. 553 et 555.
Au sens fort : ravi, captivé.
Cf. Mt 13, 44-45.
1669 à 1701. Il meurt à Gand, après avoir publié de nom-breux ouvrages malgré ses occupations multiples 35.
Théologie mystique (1668)
Sa Théologie mystique ou Traité de vie spirituelle fut éditée ou traduite vingt-cinq fois au moins. Sa vertu réside en une grande clarté, certes parfois un peu froide, associée à la brièveté. Nous reprenons la traduction du latin par le Père Lekeux 36 d’une partie de la troisième partie relative à la vie contemplative, soit la fin de son chapitre ii et la totalité de son chapitre iii. Nous laissons de côté les épreuves, écueils et considérations qui suivent (chapitres iv à ix).
Troisième partie. De la vie contemplative
Chapitre ii, § 3. Du troisième exercice
L’âme qui, par les précédents exercices de la vie active et de la vie contemplative, est déjà parvenue au parfait renoncement de toutes les choses créées, à un entier abandon d’elle-même au bon plaisir de Dieu pour le temps et pour l’éternité, et enfin à un amour de Dieu purifié de tout égard à aucune ré-compense ou consolation, en telle sorte que son cœur, devenu parfaitement libre et prêt au bien, y soit porté désormais par une tendance quasi naturelle, cette âme s’exercera de la façon suivante : elle s’appliquera à comprendre et à croire d’une foi vive qu’elle est en Dieu et que Dieu est en elle, comme la lumière est dans l’air et l’air dans la lumière, selon la parole de l’Apôtre : Nous vivons, nous nous mouvons, nous existons en Lui 37. Et qu’elle ne se représente aucune modalité de cette pré-sence divine, car Dieu nous est présent d’une manière inef-fable qui dépasse notre esprit et notre imagination. Ensuite,
DS 10.67/8
P. Boniface Maes, récollet, Théologie mystique ou Traité de vie spirituelle, traduit du latin par le P. Martial Lekeux, coll. Caritas, Bloud & Gay, Paris, 1927.
Ac 27, 28.
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qu’elle s’adresse à Dieu ainsi présent, pour lui dire son amou-reuse adoration, et qu’elle lui renouvelle le don de son abné-gation d’elle-même et de tout le reste, et l’offrande d’un très pur amour.
Ayant fait cela avec ardeur et de tout son cœur, se contentant alors de l’acte pur et simple de foi en la présence de Dieu en elle, suspendant autant que possible son esprit de toute ima-gination et de toute pensée discursive, qu’elle tourne simple-ment son cœur vers Dieu, qu’elle glisse vers lui par la seule force de l’amour, ou plutôt qu’elle se repose en lui, laissant son cœur s’écouler suavement, sans effort, sous l’action de sa grâce, s’abstrayant de tout autre objet que cette sereine dou-ceur, cet isolement de l’esprit en Dieu, cet amoureux bouil-lonnement du cœur, fermant l’accès à toute distraction. Et alors elle éprouvera au-dedans d’elle-même une sorte de vide et d’oubli de toutes choses et elle sentira son cœur s’agiter peu à peu, suavement et sans arrêt, et son souffle se presser de spirituelle ferveur, parce que cette amoureuse émotion du cœur est, comme dit saint Bonaventure, « le feu de la sagesse » (Incendie de l’amour, chap. ier).
Quant à ce que Dieu opère ensuite dans une âme préparée de la sorte, cela, nul ne le comprend, ni celui qui écrit, ni celui qui lit, ni celui qui l’éprouve, parce que c’est incompréhensible.
Remarque : j’ai dit au début de ce paragraphe : « L’âme qui déjà est parvenue par les autres exercices au parfait renonce-ment, etc., cette âme-là entreprendra le présent exercice » : car cet exercice (comme on le conçoit aisément) exige une âme parfaitement dépouillée d’amour terrestre et de distractions de l’esprit. C’est l’exercice des parfaits, et non des commençants ni des imparfaits. Ceux donc qui l’entreprennent avant d’être arrivés là veulent voler plus haut que ne peuvent atteindre leurs ailes ; aussi ils n’en retireront (du moins à l’ordinaire) que l’aridité.
Chapitre iii. Des effets produits par les précédents exercices Premier effet. La suavité du cœur
C’est une certaine douceur sensible que l’on éprouve au fond de l’âme, qui la rend toute brûlante et en fait jaillir l’amour, la louange, la reconnaissance envers son Dieu si bon, au point qu’elle commence à trouver de la suavité à ce qui auparavant lui paraissait amer et pénible, tandis que ce qui autrefois lui donnait du plaisir lui devient insipide et sans charme.
À propos de cette douceur, il faut remarquer ce qui suit :
1°. Elle est donnée généralement aux débutants afin que, goûtant par là combien il est plus doux de servir Dieu que le monde, ils soient encouragés à se mettre en quête de l’amour parfait.
2°. Que ces débutants, encore imparfaits, ne s’imaginent pas que leur amour est aussi grand que la douceur qu’ils goûtent : celle-ci donne l’impression d’un amour très fervent, mais qu’ils ne s’y trompent point, car ce n’est pas l’intensité de la douceur ressentie qui est la mesure de la charité, mais bien la solidité des vertus et la fidélité à observer les commandements.
3°. Il peut arriver que cette douce tendresse envers Dieu soit due à des facteurs naturels plutôt qu’à la grâce, qu’elle soit le fait, par exemple, d’un tempérament affectueux ou d’une excitation de la sensibilité plutôt que d’une tendance surnaturelle de la volonté.
On s’en rendra compte à ce signe : que l’âme s’en trouvera portée à un moindre bien et éloignée du plus parfait, qu’elle sera attirée plutôt par la saveur des choses que par leur uti-lité surnaturelle.
4°. Quand ceux qui expérimentent cette douceur sont des commençants, il arrive facilement, à cause de leur imperfection, qu’ils s’y arrêtent, s’y reposent et s’y recherchent eux-mêmes. Alors, si s’est Dieu qui la leur avait donnée, il la leur retire.
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5°. Il peut même se faire qu’elle soit l’œuvre du démon, qui l’insinue dans l’âme pour y allumer la gourmandise spirituelle (qui consiste à désirer la grâce par recherche égoïste), afin que, poursuivant avec des efforts indiscrets cette délectation qui flatte son amour-propre, l’homme en arrive à ruiner ses forces physiques, ou encore pour le détourner d’œuvres plus utiles en l’occupant par là, ou bien pour que, trompé par l’abondance de ces suavités, il vienne à se croire parfait, etc.
Deuxième effet. L’ivresse spirituelle
La grâce de Dieu déborde parfois, à l’instar d’une rivière, pour envahir les puissances émotives de l’âme ; et elle presse l’homme, le pousse et le stimule à se dresser de toutes ses forces réunies vers les hauteurs divines, pour réaliser une sorte d’identification amoureuse avec Dieu ; cette émotion se sent dans le cœur, siège des puissances affectives.
Et parfois s’ensuit l’ivresse spirituelle, qui est une irruption de tendresse savoureuse et d’intimes délices plus grande que le cœur n’en peut désirer ni contenir.
Et il arrive que ce trop-plein de grâce éclate à l’extérieur en des gestes et des transports divers : chez les uns ce sont des hymnes d’adoration et des chants d’allégresse, chez d’autres, des flots de larmes et des gémissements, chez d’autres des paroles étranges. Ceux-ci tremblent de tous leurs membres, ou sont tellement agités qu’ils sont contraints de courir, de sauter, de battre des mains, ceux-là, vaincus par l’excès de la jouissance, défaillent et languissent. Certains éprouvent une si violente effervescence qu’il leur semble qu’ils vont se rompre sous l’excès des délices, comme un vase clos plein de ferment. Parfois même le corps devient comme rigide, et les membres contractés refusent leurs services sous l’action subite de la fer-veur et de la suavité, jusques à ce que l’ardeur de l’âme s’apaise et rende cours aux fonctions naturelles.
Apprenez par là que quand vous voyez chez un homme cer-tains de ces merveilleux transports qui sont propres aux mys-
tiques, il ne faut pas aussitôt les juger témérairement et railler ces choses comme l’effet du délire, d’une exaltation maladive ou de maléfices démoniaques. Il peut néanmoins y avoir là une grande illusion.
Enfin, comme la joie élargit le cœur de l’homme, le contem-platif reçoit parfois une surabondance d’allégresse qui dilate à tel point son cœur qu’il en meurt. Cela est arrivé à plusieurs.
D’ailleurs ces touches de la douceur divine ont ceci de propre, surtout quand elles se répètent plus fréquemment et avec plus de violence, que, réconfortant l’esprit, elles débi-litent le corps.
Note. on pourrait se demander à ce propos s’il vaut mieux subir cet affaiblissement du corps pour fortifier l’esprit par l’ardeur de l’amour et ne pas repousser la grâce offerte ; ou bien, de crainte de s’exténuer, se soustraire à la dévotion et s’adonner aux œuvres extérieures pour réparer ses forces.
Réponse. Il faut conseiller, semble-t-il, aux personnes trop faibles de se soustraire parfois au labeur de la dévotion, et de ne pas s’acharner à la produire d’elles-mêmes, comme pour arracher de leur cœur et en extraire de force des sentiments de ferveur, car un tel effort épuise jusques aux plus robustes.
Que si la grâce s’offre sans laborieuse recherche et pénètre d’elle-même dans leur âme, ils ne doivent alors ni la repousser ni s’y abandonner tout à fait, surtout s’ils savent que cela les affaiblit fortement ; mais qu’ils s’y attachent avec modération.
La raison en est qu’il vaut mieux jouir, pour un temps, avec moins d’avidité des grâces de la dévotion, que de les perdre tout à fait, en épuisant ses forces et en ruinant sa santé, et d’en être alors privé sans retour.
Que si certains perdent ainsi irréparablement cette grâce, c’est parfois la faute du confesseur, qui n’a pas su les diriger avec prudence et les mettre en garde contre ce péril.
Mais parfois aussi c’est leur propre faute : parce qu’ils se laissent dominer par une sorte de gourmandise spirituelle et
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recherchent ces délices avec intempérance, et que, sentant leur corps s’affaiblir, ils n’en ont cure, du moment qu’ils jouissent de cette douceur ; d’où vient que finalement la santé est abî-mée sans remède. Ou bien ils s’imaginent (et ceci est assez fré-quent chez les contemplatifs) qu’il est peu d’hommes, même parmi les confesseurs, capables de comprendre suffisamment la vie contemplative ; et ils ne prennent conseil de personne et, se gouvernant eux-mêmes, ils tombent dans toutes sortes d’erreurs et de défauts ; à moins que, appuyés sur Dieu seul, ils ne marchent dans un grand mépris d’eux-mêmes et une parfaite abdication de leur volonté propre.
Troisième effet. L’illumination de l’esprit
C’est une lumière divine qui donne aux contemplatifs une mystérieuse connaissance des choses de Dieu et de la vie spirituelle.
Ils découvrent dans les Écritures des vérités si sublimes, si cé-lestes, si divines et des sens si profonds qu’aucun docteur n’en pourrait trouver de semblables. « Je sais un homme, dit notre bienheureux frère Roger [de Provence] parlant de lui-même, qui, dans l’espace des matines, fut élevé cent fois, et peut-être à chaque verset, à la plus haute intelligence des secrets divins. »
Parfois l’esprit est ravi au-dessus de lui-même, et il reçoit des illuminations merveilleuses sur la Sainte Trinité, l’éternelle génération du Fils, les opérations de l’Esprit Saint, etc.
Dans certains cas aussi, le contemplatif reçoit la révélation de choses utiles à lui-même ou aux autres, ou il est instruit des choses spirituelles par des images ou des apologues, où les événements futurs lui sont dévoilés. Ces visions ou révé-lations sont le plus souvent présentées à l’âme sous forme de figures imaginatives.
Cela arrive aux contemplatifs qui sont brûlants d’amour pour Dieu, parce que l’amour est le principal mobile qui pousse les amis à se révéler l’un à l’autre leurs secrets. Ce qui fait dire à Ri-
chard [de Saint-Victor] : « De la grandeur de l’amour dépend la mesure des révélations divines » (De la contemplation, livre IV).
Note. Par suite de la faiblesse humaine, ces effets exposent fortement à la tentation de vaine gloire ou de présomption, surtout si l’homme est encore novice dans la contemplation : dès qu’il commence à expérimenter ces grâces, aussitôt l’idée lui vient qu’il est déjà saint, grand ami de Dieu, meilleur que les autres, etc. Et de fait, certains, donnant accès à cette insidieuse tentation, en deviennent présomptueux et sages à leurs propres yeux, ne prétendent plus être instruits par per sonne, prisent très haut tout ce qui vient d’eux-mêmes, et se repaissent intérieurement de vaine gloire.
De là est née cette opinion, qui chez certains actifs est deve-nue une sorte d’axiome, que les contemplatifs méprisent d’or-dinaire les actifs, parce qu’ils estiment leur vie contemplative plus parfaite que celle des autres.
Mais il convient de distinguer : cela est vrai des contempla-tifs imparfaits, mais non pas des parfaits, car à mesure que le parfait reçoit des dons, il en devient plus humble, plus recon-naissant, plus détaché de sa volonté propre, plus attentif à faire le bon plaisir de Dieu, ne se reposant dans aucun don, mais uniquement dans l’Auteur de tous les dons.
Et voici la pratique par laquelle ils arrivent à cet état : dès qu’ils sentent un mouvement de vaine gloire ou de présomp-tion, aussitôt, par un amoureux retour du cœur, ils s’efforcent de rapporter à Dieu tous les dons, les grâces, les vertus et les consolations spirituelles qu’ils en ont reçus, reconnaissant parfaitement qu’ils les doivent non à eux-mêmes ou à leurs mérites, mais uniquement et purement à l’immense et géné-reuse bonté de Dieu, s’avouant même indignes, dans l’intime conviction de leur propre misère, de toutes les largesses que Dieu leur fait, tirant de tous les dons matière, non à la pré-somption ni au mépris des autres, mais à la louange spirituelle et aux actions de grâces.
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Gardez-vous donc bien de donner accès dans votre cœur à un désir curieux de recevoir des dons spirituels, des douceurs expérimentales ou sensibles, des révélations, etc., de peur que l’Ange des ténèbres trouvant dans cette curiosité et cette re-cherche de vous-mêmes une voie ouverte à son action ne se transforme en ange de lumière pour vous décevoir.
N’est-il donc jamais permis à l’âme dévote, dira-t-on, de désirer ces choses ou de les demander à Dieu ?
Je réponds ceci : on le peut pour autant qu’il nous semble que par là notre cœur s’enflammera davantage d’amour envers Dieu. Mais désirer ou demander ces faveurs pour nous y com-plaire n’est ni utile ni même licite ; car ce n’est point là pur amour, mais recherche de nous-mêmes.
Aussi ceux qui aiment vraiment Dieu, quand il les visite par de telles grâces, tout en les recevant avec joie, pour ne point paraître ingrats, n’en sont pourtant guère affectés. Sainte Co-lette en est un exemple : comme le Christ voulait lui faire de grandes révélations, elle lui dit : « Seigneur, je ne désire point cela ; mais que je connaisse mes péchés et que je vous aime ! Cela me suffit. »
Quatrième effet. L’isolement intérieur
À force de tâcher par une application si assidue et si intense de l’esprit et de la volonté, à s’occuper sans cesse de Dieu, il arrive aux contemplatifs de paraître privés de leurs sens exté-rieurs, si bien qu’ils perdent la conscience de ce qui se passe au-dehors, que voyant ils sont comme aveugles, et entendant comme sourds, etc. ; vous diriez qu’ils ne sont pas présents
eux-mêmes, mais c’est tant ils sont intérieurement attentifs
Dieu et absorbés en lui. Comme l’épouse du Cantique, ils dorment (quant à leurs sens extérieurs), mais leur cœur veille dans un actif commerce avec le Bien-Aimé ; et cette veille est si intense que leurs sens extérieurs ne reçoivent plus d’impres-sion qui puisse faire empreinte sur leur âme ; et cela en arrive au point que l’homme contemplatif, privé de la mémoire des
choses inférieures, devient semblable à un être céleste plutôt qu’à un homme terrestre.
Remarque. Je crois toutefois que les mystiques pèchent par-fois en ceci, en s’abandonnant volontairement à cette emprise de l’absorption intérieure au temps où ils s’acquittent d’œuvres extérieures auxquelles ils doivent être attentifs.
La raison en est qu’ils remplissent mal ces offices extérieurs : ils font par exemple des erreurs au choeur, ils ne lisent pas bien, etc., et par là ils troublent les autres. Toute chose a son temps, il convient de faire l’une et de ne pas négliger l’autre.
Que toutes vos œuvres, dit l’Apôtre, soient faites avec ordre 38. Et nul ne doutera que cette contemplation soit désordonnée et par conséquent déplaisante à Dieu, qui éloigne des œuvres de l’obéissance ou empêche de s’en bien acquitter.
Cinquième effet. L’identification au Christ
Par la pratique constante et énergique des exercices de la vie contemplative, les hommes en arrivent, avec la grâce de Dieu, à une telle perfection : la chair, à la fin, c’est-à-dire la partie sensuelle, obéit en eux si spontanément à l’esprit que, sans aucune souffrance ni révolte dans cette partie inférieure, ils cherchent à reproduire en tout l’humanité du Christ, dési-rant, pour être mieux conformes à lui, se voir privés de toute consolation et en butte à toute souffrance tant corporelle que spirituelle, disant avec le Christ : Mon cœur (c’est-à-dire mon désir) a attendu l’opprobre et la misère 39 ; et ils sont devenus si foncièrement humbles qu’ils se croient dignes de toutes les peines, et que, sans aucune fiction, ils se placent dans leur propre opinion au-dessous de toutes les créatures, souhaitant, d’esprit et de coeur, être méprisés de tous, injuriés de toutes fa-çons et livrés par Dieu à toute tribulation, affliction, anxiété et désolation, afin de pouvoir ainsi suivre Jésus en tout, jusques à sa très ignominieuse mort sur la croix ; ils souhaitent plus vive-
I Co 14, 40.
Ps 68, 21.
48 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
ment l’abandon, le mépris et la souffrance que la consolation et les honneurs.
Et ainsi ils deviennent les fils très chers de Dieu et Dieu déverse sur eux la plénitude de ses dons, et parfois même il les élève jusques à la contemplation de sa divine Essence.
Ceux-là peuvent dire avec saint Paul : À Dieu ne plaise que je me glorifie sinon dans la croix de Notre Seigneur Jésus-Christ 40 ; et : Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi 41. Car ceux-là ont vraiment cessé de vivre pour eux-mêmes et ne vivent plus que pour Dieu seul ; ceux-là se sont vraiment dépouillés d’eux-mêmes et ont revêtu Dieu tout en-tier ; vraiment, ils ont passé d’eux-mêmes en Dieu.
Ga 6, 14.
Ga 2, 20.
Un regard sur les héritiers
Cette section voudrait « assurer une belle sortie » en ras-semblant des figures du XVIIIe siècle témoignant d’une per-manence du vécu mystique, toutes branches franciscaines confondues. Mais il semble que le « fil » mystique soit rompu chez les franciscains, ou du moins que ces derniers ne puissent plus s’exprimer publiquement à l’aide d’imprimés sur ce qui devient potentiellement « quiétiste » (et nous n’avons pas entrepris l’exploration de fonds manuscrits) 42.
Toutefois le capucin Ambroise de Lombez chante la paix intérieure et prend avec courage la défense du quiétisme. La clarisse Jeanne de la Nativité n’a probablement manqué que d’une direction éclairée : son cas illustre le glissement qui s’opère de la sobriété à l’appréciation positive de manifesta-tions, apparitions, etc., en l’absence de directeurs spirituels possédant une bonne discrimination. Il faut probablement chercher ailleurs la fécondité franciscaine qui se renouvelle au cours des âges… par exemple chez les descendants de « l’École du cœur » (tome I, au sein du Tiers Ordre).
42. On rencontre quelques mystiques ailleurs, surtout chez les jésuites, représentés par François-Claude Milley (1668-1720), Jean-Pierre de Caussade (1675-1751), Jean-Nicolas Grou (1731-1803), Pierre-Joseph de Clorivière (1735-1820). – On sait combien le P. de Caussade dut prendre de précautions dans ses publications.
50 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Les successeurs dans « l’école de l’amour pur »
C’est sur une note néanmoins optimiste que nous termi-nerons cette longue exploration des mystiques franciscains 43. Nous pensons que non seulement les membres de « l’École du cœur » appartenant aux deux Tiers Ordres franciscains de la table des noms établie au tome I, mais encore leur descen-dance « étoilée » dans et hors cadre français catholique, for-ment la principale contribution du franciscanisme, couvrant deux siècles.
L’importance incomparable de cette voie mystique a été occultée parce qu’elle se situe à cheval entre corps religieux et société laïque. Ils alternent leurs membres responsables ; chez les laïcs des vœux particuliers prennent la place de règles 44. Il s’agit bien de quiétistes 45.
La proposition s’accorde avec la condamnation de Bernières (post-mortem en 1687, en même temps que Molinos), puis d’un ensemble élargi (bref Cum alias, 1699). Établie pour le siècle 46, l’histoire de l’« École du cœur » se poursuivra. La retracer demande que l’on explore les courants souterrains qui prirent le relai des cercles mystiques formés à Blois autour de Madame Guyon et à Cambrai autour de Fénelon.
Accompagné de notes trop abondantes sur un sujet à première vue étranger
notre objet « franciscain » : elles rassemblent quelques points de rencontre au cas où le travail ne serait pas repris par nous.
Le Père Chrysostome – Monsieur de Bernières (vœux propres au Tiers Ordre séculier) – le prêtre Jacques Bertot – Madame Guyon (vœux suscité par Geneviève Granger, Vie… ; vœux de pauvreté, d’obéissance… prononcés lors de son veuvage, Lettre au duc de Chevreuse) et l’archevêque de Cambrai… Le mélange est tout moderne.
Il ne s’agit pas du quiétisme : l’appellation est vague, les propositions condamnées ne se retrouvent pas dans les textes. V. Pacho et J. Le Brun dans le
Dict. de spir.
Reconnaissance externe du rôle de transmission assurée par Bertot : « Il y a plus de vingt ans que l’on voit à la tête de ce parti M. Bertau [sic], directeur de feu madame de Montmartre. […] [Madame Guyon] était, disait-il, sa fille aînée… » (Madame Guyon Correspondance II, Années de combat, 2004, pièce 504, 815-816) ; notre étude, « Une filiation mystique… », XVIIe siècle, janvier-mars 2003, 95-116.
Les relais se constituèrent au début du XVIIIe siècle : en Suisse, à Morges près de Lausanne (où Dutoit fut pasteur) rencontrant un écho lors du « réveil » suisse, en Allemagne (dont Fleischbein 47), en Hollande à Rijnsburg (cercle autour de Poiret, influent sur Tersteegen 48), en Écosse à Aberdeen (fusion avec la tradition spirituelle épiscopalienne), etc.
Les influences furent larges dans le monde catholique, chez des figures mystiques que l’on trouve rassemblées autour du thème de l’abandon. Il s’agit du P. Milley 49, du P. de Caussade de façon directe 50, du P. H. Ramières 51, de dom
Lehodey 52 et d’autres 53.
Le comte Friedrich von Fleichbein (1700-1774), v. notre édition de la Vie… de Madame Guyon, 1008.
Gerhard Tersteegen (1697-1759) « découvrira les écrits de nombreux mystiques, notamment ceux de Madame Guyon […] dont il traduira une partie » (G. Tersteegen, Traités spirituels, Labor et Fides, 2005, Préface par M. Cornuz, 10).
François-Claude Milley (1668-1720), s.j., en rapport avec Jean-Pierre de Caussade (1675-1751), s.j., par l’intermédiaire de la Mère de Siry : « deux maîtres de l’abandon qui ont puisé à la même source » (J.-P. de Caussade, Traité…, coll. Christus, 1979, Introduction par M. Olphe-Galliard, 38 – V. du même, La Théologie mystique en France au XVIIe siècle, 1983). – J. Bremond, Le Courant mystique au XVIIIe siècle, l’abandon dans les lettres du P. Milley, 1943 : « J’ai vu les lettres spirituelles de M. de Bernières ; cet ouvrage surpasse tous les autres. […] J’y ai trouvé mes sentiments pour la conduite de l’abandon si bien marqués, et exprimés en termes si ressemblants, que je croyais presque l’avoir copié avant que de le connaître. Les personnes […] disent que c’était moi qui avais fait ces lettres. » (p. 183, à la Mère de Siry, 29 juillet 1708 ; v. aussi p. 354.)
L’Abandon à la Providence divine n’est pas de lui ; v. à ce sujet, dans sa réédition (coll. Christus, 2005), l’introduction « définitive » de Dominique Salin, qui reprend et ajoute à Olphe-Galliard (en le citant), et qui doute de l’attribution à une dame de Nancy proposée par J. Gagey. Il est maintenant clair que « l’image d’un Caussade auteur spirituel majeur […] n’a pas résisté à cette mise à plat » (15), tandis que la liaison avec la Visitation de Meaux explique l’« inspiration guyonnienne » (19).
Le P. H. Ramières, s.j., (1821-1884), premier éditeur de L’Abandon à la Providence divine.
Dom Vital Lehodey (1857-1948), Le Saint Abandon, 1919.
« L’Abandon à la Providence divine fait figure de superbe rejeton de la tradition guyonnienne […] qui inspirera notamment le P. Grou puis, au XIXe siècle, la spiritualité dite de l’abandon ou de l’enfance, illustrée par Mgr Gay et Thérèse de Lisieux » (D. Salin, introduction citée, 19-20).
52 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Il reste largement à explorer, en partant de telles figures. La discrétion imposée par les condamnations (catholique, mais aussi protestantes) rend le travail de recherche très difficile. Il a depuis longtemps été suggéré 54. Nous disposons de solides études dispersées 55. Nous espérons disposer aussi du temps nécessaire pour l’entreprendre.
Ambroise de Lombez (1708-1778)
Cet « isolé » ne peut être oublié (et justifierait à lui seul ce cha-pitre consacré aux héritiers). Entré chez les capucins en 1724, Frère Ambroise devint un éminent directeur et fut chargé de réformer le couvent de Paris en 1765. Après avoir rempli diverses charges, le « saint François de Sales du XVIIIe siècle » mourut en réputation de sainteté dans les Hautes-Pyrénées 56.
Ses nombreux ouvrages ont une forme littéraire pure et achevée. Répondant à des demandes plutôt spirituelles que mystiques, ils ramènent toute la vie spirituelle et mystique à la paix intérieure. Cette orientation s’oppose à l’esprit d’un jansé-nisme devenu rigide. La défense de la mystique et de l’oraison est assurée sans compromis.
Les 90 Lettres spirituelles sur la paix intérieure 57 de Frère Ambroise traduisent une direction ferme, souvent suivie de règles de conduite. Le quiétisme est cité avec approbation, puis défendu — ce qui est très exceptionnel :
Lettre 29
En effet, si le quiétisme est une émanation et un raffinement de théologie mystique, le quiétisme étant une erreur condam-
Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique,
Paris, 1931, Livre IV « la synthèse doctrinale », chap. ii, 442.
Citées dans nos éditions des œuvres de Madame Guyon. Les noms de Bremond (sa défense de Fénelon), d’Henderson (les Écossais), Cognet (son Crépuscule des mystiques), Orcibal (sur Wesley et d’autres), se détachent par leur valeur.
DS 1.430.
Lettres spirituelles sur la paix intérieure, 1766, 1774, 1776 du vivant de l’auteur, suivies de nombreuses rééditions (nous utilisons celle de 1837).
née par l’Église, la théologie mystique dont elle émane, et dont elle est un raffinement, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus pur, doit elle-même être condamnée. Si on admet la conséquence, il faut supprimer tout ce qu’ont écrit là-dessous le célèbre et ancien auteur des ouvrages attribués à saint Denis l’Aréopa-gite, saint Thomas, saint Bonaventure, saint Jean de la Croix, sainte Thérèse et une infinité d’autres saints et presque tous les théologiens. Cette conséquence, quelque extrême qu’elle soit, n’a pas arrêté cet auteur, qui n’a pu s’apercevoir qu’elle sortait naturellement de son principe. Il ne paraît pas éloi-gné de condamner à un éternel oubli cette partie de la théolo-gie, qui est pourtant, si on y fait bien attention, une des plus recommandables, puisqu’elle regarde l’union intime de l’âme avec Dieu, qui est la fin de toute la religion, et [187] qu’elle explique les secrets des communications divines. Mais cette science sacrée n’est, aux yeux de cet auteur, qu’une science mystérieuse et abstraite, et qui, par conséquent, est peu intel-ligible, et ne sert qu’à alambiquer les esprits. Ce n’est pas tout : elle les conduit même à l’illusion, par ses expressions hyper-boliques. Il est vrai qu’il semble mettre un tempérament à sa proposition, en ajoutant que cette science conduit à l’illusion les personnes qui sont assez simples pour prendre à la lettre ces expressions hyperboliques. Mais cet adoucissement est tout à fait insuffisant. Si cet auteur n’en voulait pas à la théologie mystique en elle-même, mais seulement à l’abus qu’on en peut faire, pourquoi a-t-il dit que les expressions de cette science sont hyperboliques ? Sa proposition est indéfinie, et par consé-quent universelle, comme l’est toute proposition indéfinie en matière doctrinale. Toutes les expressions de cette science sont donc hyperboliques ; elle n’a donc aucun principe clair et inva-riable. Ces expressions hyperboliques ne présentent les choses que sous des images grandes et des termes exagérés, qui ne donnent jamais des idées justes. D’ailleurs l’auteur ajoute que ces expressions conduisent insensiblement à l’illusion. Mau-vais effet de cette science, qui en rend la théorie dangereuse et la pratique [188] suspecte. Cette science est donc, non seu-
54 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
lement inutile, mais encore funeste; et par conséquent digne d’être proscrite, puisqu’elle est obscure dans ses principes, incertaine dans ses conclusions, dangereuse dans sa pratique.
Lettre 30
[194] La mysticité dans son principe, c’est Dieu même qui attire l’âme à lui, parce qu’elle a été faite pour lui ; et qui se communique à elle, parce qu’il veut bien être à elle. La mysti-cité dans son objet, c’est la connaissance et l’amour de Dieu, qui est tout ; et la connaissance et le mépris de nous-mêmes, qui ne sommes rien.
Lettre 31
Les ennemis de la vie mystique en veulent surtout à l’oraison mentale, dans laquelle il leur semble qu’on est oisif et qu’on perd le temps. Cette erreur serait pardonnable, je ne dis pas à des païens, puisque tous leurs philosophes ont estimé la réflexion et que l’excellence de leurs maximes prouve la pro-fondeur de leurs méditations ; je ne dis pas à des musulmans, qui, connaissant l’Être suprême et la spiritualité de notre âme, doivent estimer la méditation qui nous élève à Dieu et qui est la plus noble opération de l’être pensant ; mais ce serait par-donnable à des gens qui croiraient qu’il n’y a rien au-dedans de nous que de la matière, et qu’étant de pures machines nous ne faisons rien quand nous ne mettons pas en jeu les ressorts de notre mécanisme. Mais que des chrétiens qui croient qu’il y a un Dieu, que ce Dieu les a créés [200], qu’il les a créés pour lui-même, c’est-à-dire pour le connaître, pour l’aimer et pour le servir ; qu’ils sont composés de matière et d’esprit ; que les opérations de celui-ci sont incomparablement plus nobles que les mouvements de celle-là ; qu’il y a une vie future et des biens et des maux éternels que tous les penchants de notre nature corrompue nous entraînent vers ces derniers, etc. : que ces gens-là soient ennemis de la méditation, c’est ce qui est tout à fait inconséquent et inconcevable.
Lettre 67
Vous exigez de moi une règle de conduite. Mais la situation où vous vous trouvez est-elle bien susceptible de beaucoup de pratiques de règle et d’uniformité ? Je crois donc que la meil-leure règle que je puisse vous prescrire, c’est de vous tenir unie à Dieu, et de vous rendre attentive à sa voix et souple à ses mouvements. Élevez souvent votre esprit à lui ; mais n’allez pas le chercher loin : il est au milieu de votre cœur ; renfermez-vous-y, et vous l’y trouverez. Une règle de conduite vous gêne-rait beaucoup dans l’état où vous êtes et vous jetterait peut-être dans bien des scrupules ; et je souhaite beaucoup que vous jouissiez de la sainte liberté des enfants de Dieu. Je le remercie de tout mon cœur des sentiments d’amour pour lui et de déta-chement de toutes les choses qu’il vous inspire. Livrez-vous-y sans réserve : on ne peut excéder en amour de Dieu, et en déta-chement de tout ce qui n’est point Dieu. Mais on peut excéder en austérités corporelles ; c’est pourquoi je ne vous en pres-cris aucune. D’ailleurs vos défauts sont dans l’esprit et dans le cœur bien plus que dans le corps ; ce serait donc prendre le change, que de porter vos coups sur le dernier. Humiliez-vous, simplifiez-vous, rompez votre raideur : c’est de quoi vous avez le plus de besoins. Faites encore taire votre imagination, qui agit trop, qui multiplie trop ses vues et qui probablement vous indispose par là à l’oraison. Celle-ci n’est jamais si bonne que lorsque l’âme est en silence, quoiqu’elle ne soit pas oisive.
Le Traité de la paix intérieure 58 aborde la vie de foi :
Chapitre viii
[…] [71] Cette vie de foi est encore très mortifiante, parce qu’elle ôte tout appui sensible. Elle fait disparaître les vives peintures de l’imagination, auxquelles, toutes fausses qu’elles
58. Traité de la paix intérieure, 1757, 5e éd. 1776 – Plus de 60 éditions en France et nombreuses traductions (nous utilisons l’éd. de 1839).
56 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
sont, l’on aimerait mieux s’attacher que de ne tenir à rien ; elle ôte l’attache que l’on avait pour les grandes austérités qui sont hors le cas de devoir et d’attrait, et dans lesquelles une âme que Dieu conduit au dépouillement chercherait une ressource ; elle fait compter pour rien les goûts sensibles, qui sont, en effet, moins que rien dans ceux qui les estiment quelque chose. Une âme à qui, dans cette privation de tout appui sensible, il ne reste plus que la foi avec ses obscurités, l’espérance avec ses incerti-tudes, la charité, encore plus enveloppée de ténèbres que l’espé-rance et la foi ; l’accomplissement des devoirs communs, qui n’a rien de personnel ; la paix du cœur, qui n’a rien de piquant qui nous rappelle et nous rende présents à nous-mêmes ; une méditation sèche des mystères de Jésus-Christ et de toutes les vérités de la religion, et un profond oubli de toutes les choses du monde ; cette âme, dis-je, se trouvant comme seule avec Dieu seul, frémit de cette vaste solitude ; mais si elle se confie en Dieu, si elle est contente de n’avoir que lui seul, qu’elle in-téressera ce Dieu d’amour à sa sanctification, qu’elle fera de grands progrès dans les voies intérieures, que la paix s’affermira dans son cœur ! Elle sera comme suspendue en l’air, et soute-nue par son seul abandon à la divine Providence, ainsi que le prophète Habacuc n’était porté que par un de ses cheveux 59 ; mais qu’elle sera en sûreté par un soutien si faible en apparence !
[188] Article 7. Ce n’est pas encore assez de vous être détaché des moyens particuliers de vertu et des consolations sensibles que l’on goûte quelquefois dans sa pratique, si vous ne vous détachez encore de la vertu même, non par indifférence ou par dépouillement réel, mais par désappropriation et par une continuelle dépendance de la volonté de Dieu. Reconnaissez, mais sincèrement, et non par une idée superficielle de votre esprit, mais par un sentiment intime de votre cœur, que ce que vous en avez, vous le devez à la miséricorde divine, et non pas seulement ou principalement à vos soins et à vos travaux, quoique vous vous en soyez donné beaucoup pour l’acquérir,
59. Cf. Dn 14, 34.
et que vous ne deviez jamais vous relâcher à cet égard. Ne vous en attribuez pas plus que vous n’en avez ; rabattez même toujours beaucoup de l’idée que votre amour-propre vous en donne, et voyez sa médiocrité sans dépit et l’éminence de celle d’autrui sans envie.
Jeanne de la Nativité [Le Royer] (1731-1798), clarisse
« Jeanne Le Royer, fille de cultivateurs bretons, orpheline très tôt, entre à 19 ans chez les clarisses de Fougères, d’abord comme servante, puis comme sœur converse, avant d’en être chassée par la Révolution. Elle savait lire, mais non écrire, si bien que c’est l’aumônier du couvent qui recueillera les récits de ses visions, prophéties et autres souvenirs spirituels d’une touchante naïveté, le tout occupant trois puis quatre volumes publiés après la Révolution, dont le succès fut alors considé-rable 60. » Elle se croit favorisée d’apparitions (démons, anges, saints, le Christ), de révélations et de prophéties 61.
Oraison sans le faire exprès !
1. Jamais personne ne m’a appris à faire oraison ; je crois qu’il n’y a eu que Dieu même. Dès ma tendre enfance, lorsque j’étais seule dans les champs à garder les vaches, je pensais, sans savoir que ce fût là faire oraison et que cela était agréable à Dieu. Je m’entretenais, la plus grande partie des matinées, tantôt sur les mystères de la Passion de Notre Seigneur, tantôt sur les jugements de Dieu, d’autres fois sur l’enfer, et sur tout ce qui me venait dans la pensée au sujet de Dieu. Je m’en lais-
Vie et révélations de la Sœur Nativité, écrites sous sa dictée…, 1817, 3 vol. ; 2e éd., 1819, 4 vol. (le vol. IV donne en supplément une Relation des huit dernières années, dictée par Jeanne à des compagnes après la fermeture du couvent ; les édi-tions suivantes aménagent le texte. – Nous reprenons le titre « Oraison sans le faire exprès ! », le texte, la notice et des commentaires donnés par le Père Max Huot de Longchamp, Prier à l’école des saints, Centre Saint-Jean-de-la-Croix, 2008, 308-309.
DS 8.855 art. « Jeanne de la Nativité » (Rayez).
58 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
sais pénétrer comme si j’y avais été, sans savoir que ce fût une oraison ou une prière.
Je fus dans cette erreur jusqu’au temps que j’entrai en reli-gion. Quand je voyais des religieuses être à genoux en silence, j’étais bien inquiète en moi-même de ce qu’elles faisaient. Je le leur demandai ; elles me répondirent qu’elles faisaient orai-son. Cela ne me satisfit point ; je ne comprenais point ce que c’était que cette oraison-là, et je ne savais quoi mettre dans cette oraison. [...]
J’eus recours aux livres. J’en trouvai, qui m’instruisirent comment il fallait faire. Je me dis en moi-même : « Ô mon Dieu, je n’ai jamais fait l’oraison ; il faut travailler et m’ap-pliquer à la faire ! » Il y eut des fois que je m’appliquais par la force de mon esprit à suivre les pratiques ; enfin, l’oraison étant finie, que je n’étais pas encore venue à bout de suivre toute cette méthode d’oraison qu’on trouve dans les livres ; avec cela, un cœur sec comme des allumettes, l’esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence. Je disais au Bon Dieu, bien mécontente : « C’est donc comme cela que vous voulez qu’on fasse oraison ! »
Il arrivait quelquefois que quand je me mettais à faire l’oraison, que j’invoquais le Saint-Esprit, et que je me met-tais en la présence de Dieu, notre divin Sauveur me rendait si sensible qu’il attirait à lui mon esprit et mon entendement, et qu’oubliant toutes les méthodes d’oraison, je n’y pensais plus. Quand la supérieure donnait le signal pour sortir de l’oraison, qui, à ce qu’il me semblait, ne m’avait duré qu’un moment, je sortais cependant avec les autres, bien mécontente de mon sort. « Ah ! Seigneur, disais-je, je n’ai point fait l’oraison ! » Je retournais à mon travail, où j’avais l’habitude de parler fort peu, et je réfléchissais sur les principaux points qui m’avaient le plus touché dans la lecture que j’avais faite le matin. [...] Notre adorable Sauveur, voyant l’embarras et la peine où j’étais par rapport à l’oraison, m’en délivra lui-même et me fit connaître que j’eusse à laisser la méthode des livres. Il m’ensei-
gna lui-même en me disant : « Réfléchissez et pensez dans votre cœur, quand vous êtes à l’oraison, et méditez-y de la manière que vous le faites en travaillant. [...] Mettez-vous en ma pré-sence avec humilité, invoquez l’assistance du Saint-Esprit ; je me charge de vous fournir et de vous marquer les matières sur lesquelles il faut faire l’oraison 62. »
62. Vie et révélations de la Sœur de la Nativité…, IV, 147 sq. – Commentaire de Max Huot de Longchamp :
« En soi, cette bienheureuse inconscience n’a rien d’inquiétant, mais elle devient une difficulté quand, par bonne volonté, on se met à vouloir apprendre une méthode de prière : sans s’en rendre compte, on interrompt l’oraison en s’efforçant de penser à Dieu, ce qui crée une distance mentale entre lui et nous, alors que nous étions tout simplement en sa présence. Et pour faire ce qui est marqué dans les livres, on se force à imaginer des scènes évangéliques, à produire des idées pieuses, etc., “l’esprit bandé, et toujours dans une sorte de violence”. Et comme au même moment notre esprit se détourne de Dieu pour s’occuper de sa propre activité, on se sent“un cœur sec comme des allumettes”.
Faut-il donc renoncer à apprendre l’oraison ? Non, mais renoncer à la fabriquer ; tout comme on apprend à se parler quand on s’aime, mais à condition que l’amour soit là ! Et quand il est là, apprendre à parler devient bien vite apprendre à se taire.
Et quand finalement on se résout à ne plus « fabriquer » son oraison, mais que l’on se tourne tout simplement vers Dieu, l’innocence est rétablie et le trouble cesse. Et sans le savoir, Jeanne nous donne d’une ligne la meilleure des méthodes d’oraison : “Mettez-vous en ma présence avec humilité, invoquez l’assistance du Saint-Esprit”... et Dieu lui-même se chargera du reste !
On voit que toute la difficulté de Jeanne tenait à une mauvaise direction spiri-tuelle ; son impuissance à réfléchir durant les temps consacrés à l’oraison venait en réalité de sa vocation fortement contemplative : “Notre divin Sauveur me rendait si sensible, qu’il attirait à lui mon esprit et mon entendement.” Au lieu de l’en culpa-biliser, il aurait fallu lui montrer que cela n’était que l’intensification à la chapelle, de ce qu’elle vivait spontanément au travail. »
LE CADRE HISTORIQUE
Plan ecclésiastique de Paris, première moitié du XVIIIe siècle détail nord-est
Un Grand Siècle franciscain à Paris (1574-1689)
par Pierre Moracchini,
rédacteur en chef de la revue Études franciscaines
« Parisius, Parisius, quare destruis ordinem sancti Francisci ? Paris, Paris, pourquoi détruis-tu l’ordre de saint François 1 ? » Les reproches du frère Gilles d’Assise († 1262) continuent de retentir à nos oreilles, mais ils paraissent infondés au regard de l’histoire. Paris n’a pas démérité de l’ordre fondé par François d’Assise. Ainsi, au XIIIe siècle, grâce à son université et au Studium gene-rale des franciscains, Paris a assuré la formation de saint Bona-venture, le plus grand théologien franciscain de tous les temps et le premier réformateur de l’Ordre. Sept siècles plus tard, dans le Paris fiévreux de 1968, deux frères mineurs, Damien Vorreux (1922-1998) et Théophile Desbonnets (1923-1988), ont pour la première fois mis à la disposition du public en traduction fran-çaise l’ensemble des sources franciscaines — constituant ainsi le célèbre Totum. Ils révolutionnaient ainsi l’accès à la figure du Poverello, entraînant à leur suite des initiatives comparables en d’autres langues et permettant à la recherche historique d’accom-plir des progrès décisifs 2. Bien loin d’avoir détruit Assise, Paris a
Analecta Franciscana, III, Quaracchi, 1897, p. 86.
Suite au huitième centenaire de l’approbation par le pape de la forme de vie des premiers frères a paru un Totum entièrement refondu : François d’Assise, Écrits, vies, témoignages. Édition du VIIIe centenaire, Cerf-Éd. franciscaines, 2010, deux volumes, 3418 p. Dirigé par Jacques DALARUN, cet ouvrage est le fruit d’une collaboration internationale et du travail d’une dizaine de traducteurs.
64 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
sauvé l’Ordre avec Bonaventure, et, de nos jours, la capitale fran-çaise a permis aux frères de renouveler leur lien avec François.
Plus modestement, depuis les années 1220, Paris n’a jamais cessé d’accueillir les membres de la grande famille franciscaine, hommes et femmes, réguliers et séculiers, y compris après la Révolution et les expulsions des XIXe et XXe siècles.
Dans cette longue histoire franciscaine de Paris émerge une période particulièrement faste, marquée par de nombreuses fondations et par l’envolée des effectifs, un « Grand Siècle fran-ciscain » qui s’étend des années 1570 aux années 1680. Deux évènements d’importance ouvrent clairement cette phase heu-reuse de l’histoire parisienne de l’Ordre : l’arrivée des capucins (1574) et le chapitre général des cordeliers (1579). L’autre borne chronologique apparaît moins nette, mais nous pouvons consi-dérer comme terme à ce « Grand Siècle franciscain » l’installation des clarisses capucines dans leur nouveau monastère, aux abords de la place Vendôme, en 1689. Cette dernière date marque sim-plement la fin du temps des fondations et le commencement d’une nouvelle ère, au cours de laquelle les fils de saint François, toujours très actifs dans leurs couvents et dans les paroisses pari-siennes, voient néanmoins décliner leur influence et leur prestige dans certaines couches de la société.
Ce siècle de prospérité n’est pas spécifique au mouvement franciscain 3. Après les guerres de Religion, la réforme catholique se manifeste notamment par un renouveau de l’ensemble des réguliers. Pendant les années 1600-1660, Paris se couvre d’une soixantaine de nouveaux établissements conventuels, vingt pour les hommes, quarante pour les femmes 4. Ces religieux, souvent issus des branches réformées des ordres anciens, s’implantent en
Dominique DINET, Religion et société : les réguliers et la vie régionale dans les diocèses d’Auxerre, Langres et Dijon (fin XVIe-fin XVIIIe siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, 950 p. en 2 volumes.
Histoire du diocèse de Paris, sous la direction de Bernard PLONGERON, Paris, Beauchesne, t. 1, 1987, p. 230.
majorité dans les espaces encore libres des faubourgs 5. Dans cette profusion de fondations nouvelles, les fils et les filles de saint François se distinguent par une grande diversité de dénomina-tions, d’habits et de statuts. Les Parisiens de l’époque ne per-çoivent certainement pas qu’un capucin du couvent du Marais, une annonciade de Popincourt, un cordelier du Grand couvent, une religieuse anglaise de la rue de Charenton ou encore une clarisse urbaniste du faubourg Saint-Marcel appartiennent en réalité à la même famille religieuse 6.
Entre 1650 et 1660, point culminant de la présence francis-caine en termes de nombre d’implantations et sans doute d’effec-tifs, Paris et les villages limitrophes comptent vingt-deux com-munautés, onze pour les hommes (cordeliers, capucins, récollets, tertiaires réguliers) et onze pour les femmes (clarisses, capucines, élisabéthines, annonciades, récollettes) 7. Mais cette apparente parité n’a pas grande signification. Certaines de ces commu-nautés sont de vénérables institutions qui traversent tout l’Ancien Régime (le Grand couvent des cordeliers) ; d’autres connaissent une existence beaucoup plus éphémère, liée aux guerres (Lor-raine) ou aux persécutions (Irlande). La plupart sont placées sous la juridiction d’une branche du premier Ordre de saint François (Observance ou capucins), sauf deux couvents de femmes qui dépendent de l’Ordinaire, c’est-à-dire de l’archevêque de Paris 8.
5. La carte intitulée Enceinte ecclésiastique ancienne et moderne de la ville et fauxbourg de Paris divisée en 42 paroisses et dédiée à messieurs les curés et à tous autres ecclésiastiques par A. D. MENARD (mi-XVIIIe siècle ?) présente à la fois le découpage paroissial de la ville et les implantations conventuelles.
En revanche, il faut toujours rappeler que les minimes, fils de saint Fran-çois de Paule, ne se rattachent pas à la famille franciscaine. Voir Pierre MORAC-CHINI, « Mineurs, Minimes et religieux réformés dans la France moderne », dans
Saint François de Paule et les Minimes en France de la fin du XVe au XVIIIe siècle, Benoist PIERRE et André VAUCHEZ (dir.), Tours, Presses Universitaires Fran-çois-Rabelais, 2010, p. 91-107.
Voir les tableaux en annexe.
Par ailleurs, certaines communautés féminines, que nous ne mentionnons pas dans notre recensement, ont pu se rattacher temporairement ou lointainement
la mouvance franciscaine. Ainsi, les augustines hospitalières de la Charité Notre-Dame, fondées par Mère Françoise de la Croix (1591-1657) et établies auprès de
66 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Dans la mesure où l’une de ces branches, l’Observance 9, est elle-même subdivisée en familles autonomes (récollets, corde-liers...), et que plusieurs provinces de chaque famille peuvent disposer chacune d’une maison à Paris, on imagine le patchwork institutionnel que constituent toutes ces implantations francis-caines. « À Paris, écrit l’annaliste Jean-Marie de Vernon, du Tiers-Ordre régulier, le grand convent des cordeliers est immédiatement sujet au Général, & forme comme une province particulière. La communauté des religieuses du fauxbourg Saint-Marceau 10, avec celle de sainte Claire, proche l’hostel d’Angoulesme 11, & les Pères qui les conduisent, sont de la province de France, mais le convent des religieux, & le monastère des religieuses de l’Ave Maria, sont de la province de France parisienne. Depuis vingt ans trois mai-sons de religieuses annonciades sont establies à Paris. Deux sont gouvernées par les cordeliers de la province de France parisienne ; l’autre par ceux de la province de Touraine pictavienne 12. »
Pour étudier ce Grand Siècle d’histoire franciscaine à Paris — un grand siècle également pour la production mystique des fran-ciscains —, nous suivrons approximativement l’ordre chronolo-gique, et nous marquerons huit étapes dans notre progression.
la Place Royale en 1628, ont des origines franciscaines. Entrée comme tertiaire régulière dans un hôpital de Louviers, Françoise de Croix rejoint Paris après 1622, en compagnie de quelques novices. En janvier 1625, elle obtient des lettres patentes de Louis XIII l’autorisant à ouvrir un hôpital pour femmes et filles malades. Ce n’est qu’en 1628 que les sœurs doivent quitter la règle du Tiers-Ordre Régulier de saint François pour prendre celle de saint Augustin. « Mais elles se reconnaîtront toujours filles de saint François et garderont dans leur règle, dans leur costume et dans leur vie matérielle cet apport spirituel qu’il n’était pas difficile d’harmoniser avec les exigences augustiniennes du service des pauvres. » Marie-Claude DINET-LECOMTE, Les Sœurs hospitalières en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. La charité en action, Paris, H. Champion, 2005, p. 114.
Sur ce grand mouvement de réforme franciscaine, voir en général les travaux de Ludovic VIALLET, et plus particulièrement, Les Sens de l’observance. Enquête sur les réformes franciscaines entre l’Elbe et l’Oder, de Capistran à Luther (vers 1450-vers 1520), Münster, Lit Verlag éd., 2014 (coll. Vita Regularis, 57), 392 p.
C’est à dire les clarisses de Saint-Marcel, voir infra.
Les « petites cordelières », alors établies dans le Marais, voir infra.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, Paris, 1667, t. III, p 331.
1. Nous évoquerons tout d’abord l’héritage médiéval : le Grand couvent des cordeliers, le monastère de l’Ave Maria et celui du faubourg Saint-Marcel. 2. Nous poursuivrons avec les capucins, arrivés à Paris en 1574. Nous traiterons de leurs trois couvents parisiens, Saint-Honoré, Saint-Jacques et le Marais. 3. Nous nous attacherons ensuite à Vincent Mussart et à sa réforme du Tiers-Ordre régulier : les couvents de Picpus, de Notre-Dame de Nazareth et de Belleville. 4. Puis nous considèrerons les récollets, leur grand couvent du faubourg Saint-Laurent, et leur résidence du faubourg Saint-Germain. 5. Nous n’oublierons pas les nom-breuses communautés féminines fondées au XVIIe siècle : capu-cines, élisabéthines, annonciades, récollettes et tertiaires sous la juridiction de l’Ordinaire. 6. Nous évoquerons enfin le Tiers-Ordre séculier avant (7.) de nous interroger sur les liens entre toutes ces communautés franciscaines et (8.) d’esquisser les évo-lutions qui se font jour, dans le monde franciscain et au-dehors de lui, à la fin de notre Grand Siècle 13.
1. L’héritage médiéval
Au début des guerres de Religion, le Paris franciscain com-porte trois pôles principaux, le Grand couvent des cordeliers, et deux monastères féminins, les clarisses de l’Ave Maria et les cor-delières du faubourg Saint-Marcel.
1.1. Le Grand couvent des cordeliers
Si l’on en croît la production historiographique récente — essentiellement l’ouvrage de Laure Beaumont-Maillet 14 —,
À notre connaissance, un seul ouvrage récent passe en revue la plupart des communautés franciscaines présentes à Paris à l’époque moderne : Les Ordres men-diants à Paris, sous la direction de Jean-Pierre WILLESME, Paris, Musée Carna-valet (catalogue d’une exposition qui n’a jamais été montée), 1992, 224 p. Ce livre est particulièrement utile du point de vue de l’iconographie.
Laure BEAUMONT-MAILLET, Le Grand couvent de Paris, Étude historique et archéologique du XIIIe siècle à nos jours, Paris, Librairie Honoré Champion, 1975, 495 pages. Sur cet ouvrage, voir Jérôme POULENC, « Une histoire du Grand Couvent des cordeliers de Paris des origines à nos jours », Archivum Franciscanum
68 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
l’histoire du Grand couvent des cordeliers à l’époque moderne se résume à une longue décadence : après les riches heures du XIIIe siècle, marquées par la présence des théologiens qui ont fait la gloire de l’École franciscaine (de Alexandre de Halès à Jean Duns Scot), le Studium generale a perdu son aura internatio-nale ; traversé par de multiples crises internes, il n’a jamais réussi à se réformer. Ce tableau n’est certes pas totalement inexact, mais il néglige bien des éléments susceptibles de donner une image beaucoup plus positive de la vénérable institution franciscaine 15.
Au début des années 1570, le Grand couvent occupe toujours l’emplacement le long de l’enceinte de Philippe Auguste que l’abbé de Saint-Germain-des-Prés avait accordé en 1230 aux frères mineurs. Sur les plans anciens de Paris, il est facilement reconnaissable à l’ordonnancement si particulier de ses bâtiments : deux imposantes constructions, presque dans le prolongement l’une de l’autre, mais sur un axe légèrement différent, dominent l’ensemble ; il s’agit de l’église, détruite à la Révolution, et du réfectoire, toujours visible à l’intérieur de la faculté de médecine. Commencée dans les années 1250, consacrée en 1262 sous le vocable de sainte Marie-Madeleine puis considérablement agrandie, l’église se présentait comme un édifice étroit, démesurément long (105 mètres), avec un chœur entouré de vingt-cinq chapelles. Le 19 novembre 1580, elle est fortement endommagée par un incendie, mais, « par le moyen des aumosnes et bienfaicts du roi, reine, princes et princesses, ensemble des gentilshommes et par le moyen des questes qui pour ce ont esté faites en la ville de Paris 16 », les réparations vont
Historicum [désormais : AFH], 69, 1976, p. 474-495. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 88-123.
Pour une réévaluation du rôle du Grand couvent à l’époque moderne, notamment sur le plan intellectuel, voir les travaux de Jakob SCHMUTZ, « L’héritage des subtils, cartographie du scotisme de l’âge classique », Les Études philosophiques, 2002, n°1, p. 51-81 et « Le petit scotisme du Grand Siècle. Étude doctrinale et documentaire sur la philosophie au Grand Couvent des Cordeliers de Paris, 1517-1771 », Quaestio, 8, 2008.
Gilles CORROZET, Les antiquitez, croniques et singularitez de Paris, Paris, Nicolas Bonfons, 1586, f. 98.
bon train, et le 21 décembre 1583, le maître-autel est à nouveau consacré par Julien de Saint-Germain, coadjuteur de l’évêque de Paris 17. Mais seul le chœur était alors terminé. Il faudra attendre la fin des guerres pour restaurer la nef. Les travaux ne s’achèveront qu’en 1606.
À l’époque du long conflit qui, au cours du XVe siècle, oppose les partisans d’un retour à l’observance de la règle (observants) aux tenants d’une via media (conventuels), et aboutit à la scission de l’ordre de saint François en 1517, le Grand couvent appartient clairement à la mouvance conservatrice des conventuels. Réformé en 1502 par le ministre général Gilles Delphin, il est incorporé à l’Observance après 1517, tout comme les ex-provinces conventuelles de France, de Touraine et de Bourgogne (Saint-Bonaventure). En réalité, les religieux du Grand couvent vont continuer à user de privilèges propres aux conventuels, comme celui de posséder en commun des biens immobiliers et des rentes, ou encore celui de pouvoir installer des troncs dans leur église. Les ministres généraux vont souvent chercher à faire disparaître ces particularismes, mais sans grand succès. La tendance au retour au giron conventuel 18 se fera jour régulièrement parmi les religieux du Grand couvent (et ceux des ex-provinces conventuelles) et aboutira en 1771 à la fusion des observants français avec les frères mineurs conventuels 19.
En 1585, Christophe de Thou, président du Parlement de Paris, et son fils, Jacques-Auguste, offrent pour ce maître-autel une Adoration aux bergers de Jérôme I Francken (1540-1610), aujourd’hui conservée à Notre-Dame de Paris. Les Couleurs du ciel. Peintures des églises de Paris au XVIIe siècle, Guillaume KAZEROUNI (dir.), Paris, Musée Carnavalet, 2013, p. 66-67. Un nouveau maître-autel, connu par une gravure de Jean Marot, a été construit en 1634 ; il était couronné par une peinture de Philippe de Champaigne, Dieu le Père créant l’univers matériel, aujourd’hui au musée des Beaux-Arts de Rouen. Ibid., p. 150-153.
Voir Pierre MORACCHINI, « “Il y a deux sortes de cordeliers en France.” Une requête de Guillaume d’Hugues, Ministre Général des Conventuels, auprès du roi Henri IV (ca. 1609-1610) », Études franciscaines, nouvelle série, t. 2, 2009, p. 375-402.
Bref Sacram minorum familiam du pape Clément XIV, 9 août 1771. Sur cette question, nous renvoyons à notre étude, « Restructuration dans l’Ordre de saint François au XVIIIe siècle : la conventualisation des Observants français
70 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Durant la deuxième moitié du XVIe siècle, le Grand couvent appartient donc officiellement à l’Observance et cela lui permet d’accueillir le chapitre général de l’Ordre, le 7 juin 1579. Nous avons déjà noté que cet évènement d’importance, conjointement avec l’entrée en scène des capucins (1574), ouvrait notre Grand Siècle franciscain. En effet, le désir d’une réforme encore plus stricte travaillait de nombreux frères (y compris d’authentiques observants), mais les premiers religieux strictement réformés arrivés à Paris, les capucins, formaient un ordre à part entière, un ordre séparé de l’Observance. Cela constituait une réelle difficulté pour beaucoup de nos cordeliers. Pour se réformer, il leur aurait fallu, comme on disait à l’époque, quitter « leur religion » 20. Or, parmi les mille deux cents pères capitulaires rassemblés au Grand couvent pour le chapitre général, figuraient des religieux à la fois strictement réformés et restés au sein de l’Observance, essentiellement les riformati italiens et les déchaux espagnols 21. Cette situation offrait de nouvelles perspectives aux cordeliers français désireux de se réformer.
« À introduire la réforme en France, écrira plus tard l’historien récollet Charles Rapine, servit de beaucoup la célébration du chapitre général tenu à Paris l’an 1579 auquel se trouvèrent les vocaus de toutes les nations du monde, entr’autres grand nombre
(1771) » dans Religieux et religieuses pendant la Révolution (1770-1820), Lyon, Profac, 1995, t. 1, p. 193-220.
Bernard DOMPNIER, « Les séductions de la vie capucine entre XVIe et XVIIe siècle. Autour des demandes de changement d’habit », dans Identités franciscaines à l’âge des Réformes, Frédéric MEYER et Ludovic VIALLET (dir.), Clermont-Ferrand, P.U.B.-P., 2005, p. 185-207.
Pierre de l’ESTOILE, Registre-Journal du règne de Henri III, Madeleine Lazard et Gilbert Schrenck (éd.), t. III, 1579-1581, Genève, 1997, p. 30. À propos de ce chapitre général voir René BENOIST, Exhortation aux Françoys, et principalement Parisiens, de recevoir humainement & chrestiennement les religieux de l’ordre de saint François, dicts Frères mineurs, en la célébration de leur chapitre général, & élection d’un ministre général, assignée en ceste ville de Paris, pour cest année 1579 au iour & aux octaves de la Pentecoste. Paris, N. Chesneau, 1579, et Clément SCHMITT, « Un prêtre de Paris recommande à la charité des fidèles les religieux convoqués au chapitre général de 1579 », AFH, 88, 1995, p. 559-566.
des réformez d’Italie 22, comme le B. P. Ange du Paz 23, des deschaus & recollects d’Espagne, mesmes de toutes les provinces des Indes, lesquels comme ils traversèrent diverses provinces de France, les embausmèrent de l’odeur de la saincteté de leur vie, & laissèrent par toutes les provinces & convents où ils passèrent avec leurs bons exemples, la semence de la Réforme, resveillans & excitans en beaucoup de bons religieux un désir de les imiter, & faire reflorir la religion en France par l’establissement de la Réforme 24. »
Ainsi, ce chapitre général réuni au Grand couvent a donc ouvert la voie à la réforme récollette, même si celle-ci, en raison des guerres, ne prendra véritablement son essor dans la moitié nord de la France qu’une vingtaine d’années plus tard.
Pour l’époque moderne, il n’existe aucune étude précise concernant l’effectif global du couvent parisien. En 1671, les statuts adoptés lors d’une ultime tentative de réforme considèrent que le Grand couvent peut entretenir jusqu’à cent cinquante religieux 25. Ce nombre, déjà très inférieur à ce qu’il était au Moyen Âge, n’est sans doute pas toujours atteint. Un siècle plus tard, au temps de la Commission des Réguliers, la communauté ne compte plus qu’une soixantaine de religieux.
Dans cet ensemble de frères, il faut tout d’abord prendre en compte ceux qui constituent la majorité de l’effectif, c’est-à-dire les étudiants. Le Grand couvent continue en effet à faire office de collège universitaire pour les jeunes philosophes et
C’est-à-dire les Riformati. Comme tous les historiens du franciscanisme, nous utilisons le mot italien, qui présente l’avantage d’éviter la confusion avec les réformés protestants.
Le vénérable Ange del Paz (1540-1596), figure de proue de la réforme récollette en Catalogne, a vécu en terre italienne (Gênes, Rome) à partir de 1581. C’est pourquoi Charles Rapine le range parmi les « réformez d’Italie ».
Charles RAPINE, Histoire générale de l’origine et progrez des frères mineurs de saint François, vulgairement apellés en France, Flandre, Italie et Espagne, recollects, reformez ou deschaux, tant en toutes les provinces & royaumes catholiques, comme dans les Indes orientales & occidentales, & autres parties des nouveaux mondes. composée par le R.P. Charles RAPINE, provincial des recollects de Paris. Divisée en douze décades d’années depuis l’an 1486 jusques à l’an 1606. Paris, Cl. Sonnius, 1631, p. 603.
L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent, op. cit., p. 153.
72 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
théologiens franciscains, mais son recrutement se restreint désormais majoritairement aux provinces françaises. Selon les statuts promulgués en 1543 par le ministre général Jean de Calvi, la province de France peut alors y envoyer quarante étudiants, et celles de Touraine et de Saint-Bonaventure, vingt chacune ; les « petites » provinces 26 (c’est-à-dire les anciennes vicairies observantes, France parisienne, Touraine pictavienne, Aquitaine ancienne et Provence), huit étudiants chacune, et l’Aquitaine récente — la dernière province conventuelle française à avoir rejoint l’Observance — seulement cinq. Au total, un peu moins de cent vingt jeunes franciscains français peuvent prétendre étudier au Grand couvent. Le nombre d’étudiants étrangers apparaît bien moindre, environ une vingtaine 27.
La vocation universitaire du couvent parisien nécessite la présence de plusieurs professeurs, les lecteurs ; selon les statuts de 1671, rien que pour la théologie, ils sont quatre, et l’un d’eux n’enseigne que la doctrine de Duns Scot. Ces religieux qui assurent la formation des étudiants profitent souvent de leur séjour parisien pour publier des ouvrages de théologie, d’histoire ou de spiritualité. Ils s’adonnent aussi à la prédication (dans leur
propre église conventuelle, mais également dans les paroisses et les autres couvents de la capitale 28), ou se mettent au service des
Par opposition aux « grandes » provinces d’origine conventuelle, la France, la Touraine et la Bourgogne (Saint-Bonaventure).
Ibid., p. 92.
S’agissant de la prédication à Paris, nous bénéficions d’une source exceptionnelle : une brochure imprimée, paraissant deux fois par an au moins depuis 1634 et jusqu’à 1790, permet en effet de connaître les noms et qualités des prédicateurs d’avent et de carême dans les différentes paroisses et maisons religieuses de la capitale. Pour la période 1646-1790, la plupart de ces imprimés ont été rassemblés en deux volumes à la Réserve de la Bibliothèque nationale de France [désormais BnF], 4°Lk7 6743. Pour les années 1634 à 1645, plusieurs brochures sont conservées à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris [désormais BHVP], 402193 à 402197. Ainsi, pour l’Avent 1646, sur 140 lieux différents mentionnés dans la brochure, 15 prédications sont assurées par des capucins, 7 par des récollets, 6 par des cordeliers de la grande province de France (dont certainement plusieurs résident au Grand couvent), 2 par des cordeliers de France parisienne et 4 par des
tertiaires. D’autres religieux se consacrent à la liturgie, qui tient une place importante au Grand couvent et qui sert de référence à beaucoup d’autres communautés franciscaines 29.
Mentionnons quelques-uns de ces cordeliers célèbres en leur temps : François Feu-Ardent senior (1539-1610), gardien en 1587 et avant 1593 30, prédicateur réputé pendant la Ligue, rédige plusieurs ouvrages de controverse dont les Entremangeries et guerres ministrales... touchant les principaux fondemens de la foy & religion Chrestienne (1604). Jean Boucher († 1631), l’auteur du Bouquet sacré composé des plus belles fleurs de la Terre Sainte, réside au Grand couvent à partir de 1619 et y remplit la charge de prédicateur 31. Louis Paschal († 1649) et François Berthod (actif dans les années 1640-1667) participent activement à la réforme de la liturgie romaine qui a suivi le Concile de Trente et publient des ouvrages (Graduale Romanum, Psalterium Romanum, Paroles très dévotes mises en chant) qui seront utilisés dans l’ensemble de l’Église de France. Léger Soyer († 1662), gardien en 1657, brillant prédicateur, est l’auteur de divers traités de spiritualité, et notamment des Œuvres spirituelles contenant plusieurs retraites, méditations et autres traités, que son confrère, François Courtot, fait imprimer après sa mort. Claude Frassen (1620-1711) incarne
tertiaires réguliers. Ainsi les fidèles peuvent assister à 33 prédications franciscaines contre 25 jésuites. Pour une vue d’ensemble sur la prédication parisienne, voir désormais Isabelle BRIAN, Prêcher à Paris sous l’Ancien Régime, XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Classiques Garnier, 2014.
Fabien GUILLOUX, Les Frères mineurs et la musique en France (1550-1700), Thèse, Université de Tours, 2006, vol. I, p. 154-176.
En 1587, à Reims, « le Caresme fut presché par le gardien des cordeliers de Paris, nommé Feu Ardent, homme fort docte, ardent, dévot, bien zélé à l’honneur de Dieu et fécond en pensées », Journalier de Jean Pussot, maître-charpentier à Reims (1568-1626), édité par Jérôme BURIDANT et Stefano SIMIZ, Arras, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 96. Il ne faut pas confondre ce religieux avec François Feuardent junior qui meurt au Grand couvent le 15 octobre 1631.
Jean BOUCHER, Bouquet sacré composé des plus belles fleurs de la Terre Sainte ( Le Mans, 1614, nombreuses éditions postérieures ). Texte établi, présenté et annoté par Marie-Christine GOMEZ-GÉRAUD, Paris, Honoré Champion, 593 p. ( « Sources classiques », 82 ).
74 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
à lui seul la fécondité intellectuelle et spirituelle du Grand couvent, où il a passé la majeure partie de sa vie. Professeur de philosophie et de théologie, il fait paraître un Scotus academicus (1672-1677), plusieurs fois réédité et considéré comme « le meilleur manuel de théologie scotiste 32 ». Dans le même temps, il assume des responsabilités dans son ordre (trois fois gardien de son couvent, une fois définiteur général) et exerce une forte influence parmi les séculiers, comme prédicateur, confesseur et directeur d’une congrégation du Tiers-Ordre florissante 33, à laquelle appartient la reine Marie-Thérèse d’Autriche. Preuve incontestable de l’ampleur du rayonnement de ce religieux, au moment de sa mort, la chronique du couvent des capucins du Marais, pourtant peu suspecte de sympathie à l’égard des cordeliers, consacre un long éloge à « ce saint religieux », remarquable « par l’estime qu’il s’estoit acquis partout pendant sa vie » 34.
Certes, le Grand couvent se situe à l’écart des réseaux mystiques parisiens et ne participe pas aux entreprises missionnaires de l’époque. Certes, nos cordeliers ne font pas alors figure de religieux « réformés », à la différence des capucins, des récollets et même des cordeliers de l’Ave Maria. Pourtant, un recensement un peu systématique de leurs activités montrerait sans doute que les frères du Grand couvent tiennent une place non négligeable dans la vie spirituelle des Parisiens du XVIIe siècle.
1.2. L’Ave Maria
Au cours du XVe siècle, les observants se sont établis sur toute l’étendue de la vaste province de France, en fondant des couvents, et réformant quelques autres. En 1415, ils obtiennent
Édouard d’Alençon, ofm cap., cité par le Dictionnaire de spiritualité, 5, col. 1137-1138.
Pierre MORACCHINI, « Matériaux pour servir à l’histoire du Tiers-Ordre séculier à l’Époque moderne. Répertoire des congrégations, France, XVIIe-XVIIIe siècles », AFH, 106, 2013, p. 540-542.
Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4135, f° 190-195. Sur cette chronique rédigée vers 1720 par un religieux du couvent, voir infra.
leur autonomie, et constituent une « vicairie », dite de « France parisienne ». Au milieu du siècle, cette vicairie comporte des couvents en Normandie (Sées, les îles Chausey), dans les Flandres (Saint-Omer) et en Lorraine (Metz, Mirecourt). Désormais, il lui faut s’implanter à Paris. Dans un premier temps, les observants, qui ne sont pas allergiques aux études, mais ne prennent pas de diplômes, n’ont pas cherché à prendre le contrôle du Grand couvent 35. En 1479, ils reçoivent en donation « l’ostel de la souche de vigne », sur la paroisse Saint-Eustache, mais l’implantation ne verra jamais le jour. Les conventuels du Grand couvent s’opposent en effet farouchement à l’arrivée de leurs « frères » observants, et réussissent à se liguer avec les autres religieux mendiants pour faire barrage à ce projet. Les observants vont alors user d’un stratagème pour parvenir à leurs fins, et profiter de l’installation d’une communauté féminine placée sous leur juridiction pour s’introduire dans la capitale. Fondé en 1485 sur la paroisse Saint-Paul, le monastère des clarisses de l’Ave Maria bénéficie normalement des services des observants, lesquels sont à l’origine de cette branche de l’ordre de sainte Claire 36. Pourtant, cette poignée de religieux, chargés de confesser les moniales et d’assurer leurs quêtes se transforme ipso facto en un couvent masculin qui ne dit pas son nom. Personne d’ailleurs n’est dupe : au cours du procès en Parlement qui continue d’opposer les observants aux conventuels en 1492 au sujet de l’Ave Maria, le procureur du Grand couvent fait remarquer que « sous couleur desdittes
GRATIEN DE PARIS, « La fondation des Clarisses de l’Ave Maria et l’établissement des frères mineurs de l’Observance à Paris (1478-1485) », Études franciscaines, 27, juin 1912, p. 604-621 et 28, août-sept. 1912, p. 272-290, nov. 1912, p. 504-516, ou tiré à part, Couvin-Paris, 1913, 52 p. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 125-127 et 180-189.
Voir nos études, « Les Clarisses de l’Ave Maria », dans Une présence discrète. Les Clarisses à Alençon, 1501-2001, catalogue de l’exposition du Musée des Beaux-Arts d’Alençon (automne 2001), Conseil Général de l’Orne, 2001, p. 4-17, et « Entre Urbanistes et Colettines, les Clarisses de l’Observance dans la France du XVIe siècle », dans Fr. MEYER et L. VIALLET, Identités franciscaines à l’âge des réformes, op. cit., p. 237-253.
76 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
religieuses, y a bien quinze ou seize Cordelliers qui se disent de l’Observance, logez ceans comme s’il y avoit un convent 37 ».
À l’époque moderne, l’Ave Maria constitue clairement une communauté double, avec d’un côté un monastère d’une soixantaine de clarisses et de l’autre un couvent d’une vingtaine d’observants, couramment appelés, eux aussi, cordeliers 38. Les moniales logent dans des bâtiments situés entre la rue des Fauconniers et une portion du mur de Philippe Auguste (toujours visible aujourd’hui) tandis que les religieux ont établi leurs cellules sur l’épaisseur de ce mur et à l’intérieur de ses tours. La chapelle, perpendiculaire à la muraille, constitue un trait d’union entre les deux communautés 39.
L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent, op. cit., p. 67 citant Paris, Archives nationales, Le Nain, t. CXXXIII, f° 265 v° et 295 v°. Et le procureur poursuit : « ilz ont praticqué faire un convent et l’ériger à Villemomble à deux lieues de Paris et est leur intention, quant ils l’auront faict, de y mettre lesdites relligieuses et faire leur convent en cette ville, audit lieu de l’Ave Maria », ibidem. Toujours selon le procureur, les observants avaient déjà à cette date commencé à construire l’église. Les historiens n’ont jamais vraiment prêté attention à ce « Villemomble ». Or, il est à noter que le chapitre provincial réuni à Dunkerque, en 1492, ajoute sur la « table des couvents », un conventus Villemobilis (Paris, Bibliothèque franciscaine des capucins [désormais BFC], ms. 360, f° 72 r°). On peut donc penser qu’à cette époque, les observants de France parisienne disposent déjà d’un établissement à cet endroit et qu’ils ont le projet d’y transférer les moniales parisiennes – ce qui leur permettrait de récupérer à leur profit les bâtiments de l’Ave Maria. Finalement les observants ne purent mener à bien leur projet et « la Cour précisa que c’était
bon droit qu’on leur avait toujours fait obstruction, car il fallait maintenir un certain écart entre les couvents pour assurer leur subsistance ». L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent, op. cit., p. 67. « L’Arrest de la Cour, par lequel est defenduë, attendu la multitude des Convents qui sont à Paris, l’édification d’un Convent à Villemonble » (13 février 1492) figure dans les Preuves des Libertez de l’Église Gallicane, t. II, Paris, 1651, p. 1150. De fait, Villemomble ne fut plus jamais mentionnée au titre de couvent. Le « Longchamp » de l’Observance n’a donc pas vu le jour.
Il ne faut jamais oublier que le terme « cordelier » renvoie à des types forts différents de religieux : on dira d’un frère mineur conventuel du Sud-Est de la France, comme d’un religieux du Grand couvent ou d’un observant de France parisienne, que ce frère mineur est un cordelier.
Emmanuelle DU BOUETIEZ DE KERORGUEN, Petit lycée Charlemagne, couvent et monastère de l’Ave Maria de Paris, 24 mai-23 août 1993, rapport de fouilles dactylographié, 88 p., eadem, « Deux pierres tombales de religieux au couvent et
Tout au long de leur histoire, les clarisses de l’Ave Maria ont bénéficié d’une réputation de parfaite « régularité » dans l’observance de la règle de sainte Claire et des constitutions de sainte Colette. Sur ce point, les témoignages sont unanimes. Les contemporains notent en particulier que la communauté n’a pas recours à des converses à l’intérieur de la clôture et que, par conséquent, toutes les moniales ont rigoureusement le même statut et font ensemble les gros travaux. C’est un fait exceptionnel à l’époque.
À la fin du XVIe siècle, avant l’établissement à Paris des communautés féminines issues de la Réforme catholique (notamment les carmélites), une jeune femme souhaitant entrer dans une « religion très-réformée et bien reiglée 40 », en vient assez naturellement à demander son admission à l’Ave Maria. Veuve depuis 1596, Antoinette d’Orléans-Longueville (future fondatrice des bénédictines du Calvaire) se renseigne pour savoir si elle peut « entrer au couvent des Dames de l’Ave Maria », car écrit-elle, ce sont les religieuses « les plus réformées de tout Paris » 41.
Quelques années plus tard, c’est au tour de Madame Acarie de manifester son attirance spirituelle pour le monastère parisien. André Duval, son biographe, rapporte que celle-ci « aimoit et prisoit grandement le monastère de l’Ave Maria de l’Ordre de sainte Claire, et le recommandoit beaucoup, de ce que depuis leur fondation, elles étoient demeurées en leur première simplicité, austérité, closture et pauvreté très exacte : & me dit une fois (Dieu, comme je croy, ne lui avait encore rien révélé de l’Ordre
monastère de l’Ave Maria de Paris », Archéologie Médiévale, 32, 2002, p. 157-162, et Pierre MORACCHINI, « Les Cordeliers de l’Ave Maria de Paris, 1485-1792 », Revue Mabillon, nouvelle série, t. 6 (= t. 67), 1995, p. 243-266.
C’est l’expression utilisée par Antoinette d’Orléans-Longueville. Voir note suivante.
20 septembre 1598, lettre d’Antoinette d’Orléans-Longueville, à la prieure des Feuillantines de Toulouse : « Et quoy qu’il me faschast bien d’estre sy proche de mes parens, n’en scachant point d’aultre pour lors, j’estoys résolue de passer oultre, mais Dieu ne l’a point voulu, d’autant que ces bonnes dames ne repçoivent jamais de veufves. » Vie anonyme de Madame d’Orléans, livre Ier, chap. iv, p. 33 et suivantes et E. BOUCHET, Madame Antoinette d’Orléans et le Père Joseph, Orléans, 1879, p. 14-15.
78 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
des carmélites) que, si elle estoit libre, elle ne marchanderoit pas à s’y mettre ; et de fait, elle leur donna de bonnes filles qui s’y rangèrent fort courageusement 42 ».
À la différence d’autres établissements féminins parisiens, le monastère de l’Ave Maria n’a jamais nécessité de réforme après les guerres de Religion ; au contraire, il a servi de modèle aux clarisses capucines, au moment de leur implantation, rue Saint-Honoré, en 1606.
Quant à la communauté de cordeliers jouxtant le monastère, elle compte habituellement le confesseur des moniales (lequel fait office de supérieur), plusieurs religieux prêtres, ainsi que des frères laïcs, dont quatre parcourent Paris en quêtant pour la subsistance des moniales 43. C’est une autre particularité de l’Ave Maria : les frères assurent l’approvisionnement des deux communautés. En raison de la situation centrale du monastère au sein de la province de France parisienne, de nombreux religieux le fréquentent, pour des séjours plus ou moins longs. Le ministre provincial réside assez régulièrement à l’Ave Maria :
André DUVAL, La Vie admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, religieuse converse en l’Ordre de Nostre-Dame du Mont Carmel, & fondatrice d’iceluy en France, appelée au monde, la Damoiselle Acarie..., Paris, A. Taupinart, 1625 (7e édition), p. 142. Ce témoignage se trouve corroboré par deux autres dépositions qui figurent au procès de béatification de Madame Acarie. Celle de Mère Françoise de Jésus de Fleury (Carmel d’Amiens) : « Comme il y a quantité de monastères de filles dans Paris, [Madame Acarie] alloit partout, encourageant les unes à la persévérance comme celles de l’Ave Maria de l’Ordre de sainte Claire, lesquelles elle honoroit et recommandoit grandement de ce qu’elles étoient demeurées dans l’entière simplicité, austérité et closture et dans l’esprit primitif de leur Ordre. Les autres qui s’étoient relachées, elle les exitoit à mieux vivre et à se remettre à la première observance de leur règle.» Procès in specie (1630-1633), Archives Secrètes du Vatican, RITI 2235 f° 342 v°. Témoignage de Sœur Marie de Jésus Acarie (fille aînée de Madame Acarie, au Carmel d’Orléans) : « Dès le commencement qu’on parla de fonder notre Ordre en France, elle insista à ce que le monastère [...] ne fut point renté, mais eut des personnes qui allassent par la ville quêter au nom des religieuses comme font les Capucines et les filles de l’Ave Maria ». RITI 2236, f° 524. Voir notre étude, « Les réseaux franciscains de Madame Acarie », Études franciscaines, nouvelle série, 5, 2012, p. 283-307.
Voir notre étude, « Le monastère parisien de l’Ave Maria au XVIIIe siècle », dans Sainte Claire d’Assise et sa postérité, Nantes, 1995, p. 301 et 310.
c’est là qu’il reçoit son courrier, signe ses ordonnances et réunit son définitoire. Des religieux viennent régler les affaires de leur couvent, font une halte en traversant la province, ou assurent les prédications d’avent et de carême. Des cordeliers d’autres provinces observantes, qui n’auraient peut-être pas été à leur aise au Grand couvent, s’installent eux aussi momentanément à l’Ave Maria. En 1585, Yves Magistri, de Touraine pictavienne, y rédige sa biographie de Marguerite de Lorraine 44, tandis qu’en 1604, Jean Blancone, d’Aquitaine ancienne, y traduit plusieurs ouvrages en français dont les célèbres Chroniques du franciscain Marc de Lisbonne 45.
Placés au cœur d’une immense province comme la France parisienne, les cordeliers de l’Ave Maria ont sans doute joué un rôle plus modeste que ceux du Grand couvent auprès de la cour et de la ville. Reste le rayonnement discret, mais bien réel du monastère, dont les moniales, suivant un récit de fondation datant du XVIe siècle, « donnent bonne odeur à toute la ville de Paris 46 ».
L’auteur évoque les clarisses d’Alençon qui « furent prinses au vénérable Monastère des sœurs de saincte Claire de l’Ave Maria à Paris (où a esté la présente Légende mise en telle forme que le pauvre frère Yves Magistri la présente à tous lecteurs) », Yves MAGISTRI, Mirouers et guydes forts propres pour les dames et damoiselles de France qui seront de bonne volonté envers Dieu & leur salut, tout ainsi qui ont esté les très illustres princesses, Madame Janne de France, & Marguarite [sic] de Loraine, les vies desquelles seront mises au présent volume pour par le moyen d’icelles les dictes dames & damoiselles pouvoir mirer leurs vies, & guyder leur sentes par le destroict de ceste vallée de misère. Le tout mis en lumière par le R.P.F. Yves Magistri, de l’Ordre des Frères mineurs du convent de Sainct François de Laval…
Bourges, P. Bouchier, 1585, p. 253.
Le 20 janvier 1604, depuis l’Ave Maria, Jean Blancone signe la lettre dédicatoire de La Vie spirituelle de la vertueuse et dévote Angélique de Foligni gentil, femme italienne. Œuvre proffitable ou se voit sa doctrine, pénitance, tentations, visions et divines consolations. Mise en françois P.R. P.F. Jean Blancone Tolozain observantin. Toulouse, Regnauld Chaudière, 1604. Voir aussi Bernard DOMPNIER, « Les Enjeux de l’édition française des Chroniques de frère Marc de Lisbonne », Frei Marcos De Lisboa, Cronista Franciscano E Bispo Do Porto, José Adriano De Freitas Carvalho (dir.), Porto, Centro Interuniversitario de Historia da Espiritualidade. Instituto de Cultura Portuguesa, 2002, p. 185-209.
Paris, Archives nationales, L 1058 n°3.
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1.3. Les cordelières du faubourg Saint-Marcel (ou de la rue de Lourcine)
Dès la fin des années 1280, le faubourg Saint-Marcel compte une communauté de moniales franciscaines 47 où l’on pratique le même genre de vie qu’à Longchamp 48, le monastère fondé par Isabelle, la sœur de saint Louis. Les premières sœurs, dont l’abbesse, Gillette de Sens, avaient d’ailleurs fait profession à Longchamp, et le nom même du monastère parisien (le Monastère de la Pauvreté Notre-Dame) n’était pas sans rappeler celui que la bienheureuse Isabelle avait donné à sa fondation : le Monastère de l’Humilité Notre-Dame.
En 1651, son confesseur, le père Serpe, un cordelier de la province de France 49, offre aux moniales à titre d’étrennes une
Briefve et sommaire description du monastère des cordelières de Sainct-Marcel-lez-Paris 50. Nous pouvons y puiser de précieux renseignements sur cette importante communauté, en tout point différente de l’Ave Maria.
Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 168-171. Jean-Pierre WILLESME, « Les Cordelières de la rue de Lourcine, des origines à l’implantation du nouvel hôpital Broca », Paris et Ile-de-France, Mémoires publiés par la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l’Ile-de-France, 43, 1992, p. 207-
Fabien GUILLOUX, « Musique et liturgie aux Cordelières de Saint-Marcel. À propos de quatre processionnaux manuscrits (15e-17e siècles) », AFH, 105, 2012, p. 9-50.
Gertrud MLYNARCZYK, Ein Franziskanerinnekloster im 15. Jahrhundert, Edition und Analyse von Besitzinventaren aus der Abtei Longchamp (« Pariser historishe Studien », hrsg. Vom Deutschen Historischen Institut in Paris, 23), Bonn, 1987, 376 p. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 174-179. Sean L. FIELD, « The Abbesses of Longchamp in the Sixteenth Century », AFH, 100, 2007, p. 553-
Anne-Hélène ALLIROT, « Longchamp et Lourcine, deux abbayes féminines et royales dans la construction de la mémoire capétienne (fin XIIIe-1ère moitié du XIVe siècle) », Revue d’Histoire de l’Église de France, 94, 2008, p. 23-38.
Nous ignorons presque tout de ce religieux. Dans l’épître dédicatoire du texte cité, le père Serpe nous informe qu’il a été élu custode de la province de France (sans doute lors du chapitre de Noyon en 1648) et qu’il se prépare à accompagner son provincial au chapitre général de Rome (Pentecôte 1651).
Texte repris dans le Bulletin de la Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de-France, t. 17, janvier-février 1890, p. 9-19.
À l’extrémité du faubourg Saint-Marcel, le monastère « est agréablement situé, dans un vallon, environné de beaux et spacieux jardinages, vergers, petits bois, prez, estang, etc., arrousez par un ruisseau mulptiplié (nonobstant la petitesse) en plusieurs canaux : le tout consistant en 25 arpens de terre ou environ : et fort bien enclos de doubles murailles, dont les unes sont la closture de ce qui est de l’intérieur du monastère, et les autres de tout ce que dessus, tant pour ses usages que de ses officiers 51 ». Nous sommes ici pratiquement à la campagne, très loin de l’habitat extrêmement dense où se trouve inséré l’Ave Maria.
Le monastère de Saint-Marcel, placé sous la juridiction des cordeliers de la province de France — religieux de tradition conventuelle comme au Grand couvent — est habituellement desservi par deux confesseurs, parmi lesquels figure Jean de La Haye (1593-1661), l’un des plus grands savants franciscains de son temps 52. Le nombre de cordeliers présents auprès des moniales est ici très réduit.
Le père Serpe nous indique également que les moniales de Saint-Marcel sont qualifiées d’urbanistes parce que leur règle, d’abord octroyée au monastère de Longchamp, porte l’empreinte du pape Urbain IV 53. Cette règle institue à l’intérieur du monastère deux classes de sœurs, les choristes et les converses — ces dernières étant appelées ici, de manière significative, « sœurs servantes » ou « sœurs blanches » en raison de la couleur de leur
Briefve et sommaire description, op. cit., p. 12.
Sur Jean de La Haye, voir Jérôme POULENC, « Deux registres de religieux décédés au grand couvent de Paris au XVIIe siècle », AFH, 59, 1966, p. 345 et « Le contrat de cession de la bibliothèque de Jean de La Haye, O.F.M., au Grand Cou-vent des Cordeliers de Paris (1658) », AFH, 62, 1969, p. 629-661. Sur son œuvre d’exégète, et sa Biblia maxima versionum et annotationum (1660), François DUPUI-GRENET DESROUSSILLES, Dieu en son Royaume. La Bible dans la France d’au-trefois, XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, 1991, p. 97. Jean DE LA HAYE a fait paraître, chez C. Rouillard, à Paris, en 1641, Sancti Francisci assisiatis minorum patriarchae nec non S. Antonii Paduani ejusdem ordinis, opera omnia (in-folio, 792 p.).
En réalité, la règle d’Urbain IV est assez différente de celle de Longchamp, mais au XVIIe siècle, les moniales observant l’une ou l’autre de ces règles sont indifféremment qualifiées d’urbanistes.
82 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
voile. À Saint-Marcel, au cours du XVIIe siècle, les choristes ont cherché à exclure les converses de toute participation à l’élection de l’abbesse. En 1642, au terme de cinq années de procédure, un arrêt du Parlement de Paris reconnaît que les « sœurs blanches » de Saint-Marcel sont maintenues « en la possession d’assister aux élections de leur abbesse et y avoir voix délibérative 54 ». Mais les choristes ne désarment pas et, en 1702, les converses sont à nouveau exclues de toute la procédure conduisant à l’élection.
Dans sa notice, le père Serpe énumère les noms des soixante-trois moniales qui composent alors la communauté, mais il précise que onze d’entre elles se trouvent au service d’autres
monastères urbanistes : l’une est « présidente au monastère du Moncel 55 » après avoir été abbesse à la Guiche 56, une autre est
abbesse à Chauny 57, une troisième appartient au discrétoire du monastère d’Entrains 58, en Bourgogne, etc. Cette situation tient au fait que les cordeliers, pour réformer certaines des communautés féminines placées sous leur juridiction, doivent y envoyer des moniales choisies dans un autre monastère, prêtes à appliquer ces réformes et à prendre la tête de ces communautés. Saint-Marcel apparaît donc comme « un vray séminaire de vénérables Mères, employées de temps en temps, les unes pour la réformation de quelques monastères du mesme ordre relaschez de leur première perfection par les malheurs des siècles ; les autres pour de nouveaux établissements, et mesmes quelques-unes pour introduire en quelques maisons de religieuses du Tiers-Ordre de
François, le genre de vie et la règle du second, qui est celui de
Mémoires du Clergé, IV, Paris-Avignon, 1768, col 1865-1872.
Le Moncel, dont il subsiste de très importants bâtiments conventuels sur la commune de Pontpoint dans le département de l’Oise.
Sur ce monastère situé près de Blois, voir Jean MAUZAIZE, Étude sur le monastère et l’obituaire des clarisses de La Guiche, Blois, 1959, 103 p. et du même, « La fondation de l’abbaye de La Guiche en 1273 », Vallée de la Cisse, Bulletin de la section culturelle du syndicat d’initiative de la vallée de la Cisse, 1, 1972, p. 53-60.
Communauté de tertiaires régulières de Chauny (actuel département de l’Aisne) fondée en 1502 et passée sous la règle d’Urbain IV en 1636.
Sur ce monastère d’urbanistes du diocèse d’Auxerre, supprimé en 1688, voir Dominique DINET, Religion et société, op. cit., p. 162-163.
sainte Claire étably en ce lieu 59 ». Bien loin d’apparaître comme un monastère isolé, Saint-Marcel prend une part active à la vie de plusieurs communautés féminines de la province de France.
2. Les capucins
L’installation des capucins à Paris en 1574 constitue le premier évènement déclencheur d’une vaste recomposition du paysage franciscain de la France 60. (Nous avons déjà évoqué le deuxième : le chapitre général de l’Observance en 1579). Née dans la Marche d’Ancône vers les années 1525-1530 autour de l’observant Matthieu de Basci et de ses compagnons, la réforme capucine proposait une version de la vie franciscaine qui se voulait entièrement conforme à la règle et à la vie de François d’Assise. Les nouveaux frères, vivant en ermitage et reconnaissables à leur long capuce pointu, avaient obtenu avec beaucoup de difficultés leur indépendance par rapport à l’Observance, mais ils n’avaient pas le droit de se répandre au-delà des Alpes (Paul III, bulle Dudum siquidem, 3 janvier 1537). Le 6 mai 1574, Grégoire XIII les affranchissait de cette restriction et aussitôt un petit groupe de religieux italiens, conduit par le père Pacifique de San-Gervasio, partait pour la France.
Briefve et sommaire description, op. cit., p. 11-12.
Sur les capucins de la province de Paris, voir les nombreuses études de Godefroy de Paris, ofm cap, et de Jean Mauzaize, alias Raoul de Sceaux, ofm cap. En particulier, GODEFROY DE PARIS, Les Frères Mineurs Capucins en France. Histoire de la Province de Paris, t. I, fasc. 1, Introduction des capucins en France, Paris, 1937, 176 p. ; t. I, fasc. 2, Progrès, crise et redressement de la Province (1583-1597), Rouen, 1939, 239 p. ; t. II, De l’expulsion projetée à l’approbation enregistrée (1597-1601), Blois, 1950, 715 pages. RAOUL DE SCEAUX, Histoire des frères mineurs capucins de la province de Paris (1601-1660), t. I (1601-1625), Blois, 1965, 673 p. (Suite des ouvrages de Godefroy de Paris). Le tome II (1625-1660), non paru, existe à l’état d’épreuves à la BFC, 576 p. Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris dans la France religieuse du XVIIe siècle, Lille-Paris, 1978, 3 volumes. Pour des perspectives plus actuelles sur l’histoire des capucins, voir les travaux de Bernard DOMPNIER, et notamment, Enquête au pays des frères des anges. Les capucins de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1993, 338 p.
84 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Cet évènement avait été préparé pendant la décennie précédente par diverses tentatives d’introduction de ces franciscains réformés dans notre pays, et ce, en dépit de l’interdiction pontificale : lors des dernières sessions du Concile de Trente, l’archevêque de Reims, le cardinal Charles de Lorraine 61, avait fait connaissance des capucins et en avait établi un petit groupe auprès de son château de Meudon. En 1568, ces religieux avaient regagné l’Italie. Parallèlement à ce premier essai, un jeune cordelier, Pierre Deschamps, après s’être enfui de son couvent et avoir séjourné à Rome, s’était installé avec quelques compagnons au village de Picpus (sur le « grand chemin » entre Paris et le château de Vincennes), auprès d’une chapelle dédiée à Notre-Dame de Grâces. Ces religieux avaient pris le nom de « Pauvres Ermites » et entendaient vivre à la manière des capucins. L’évêque de Paris, le Parlement, le curé de la paroisse Saint-Paul (dont dépendait Picpus) et les cordeliers du Grand couvent avaient tenté de s’opposer à cette fondation, mais Catherine de Médicis avait pris les « Pauvres Ermites » sous sa protection et, le 7 avril 1572, Charles IX leur accordait des lettres patentes par lesquelles il autorisait Pierre Deschamps et ses compagnons à construire une véritable église « affin que dans icelle ils puissent [...] vivre, ainsy qu’ils ont faict vœu, selon l’estroicte règle de sainct François [...] qui leur défend de tenir et posséder aucuns biens ny revenus pour leur entretien et nourriture, sinon la besace 62 ». Enfin, ce premier groupe de religieux avait régularisé sa situation canonique vis-à-vis des capucins : Pierre Deschamps était retourné à Rome pour y accomplir son noviciat, et un capucin italien avait été établi supérieur de la communauté de Picpus (novembre 1573).
Au début de l’été 1574, lorsque les capucins italiens conduits par Pacifique de San-Gervasio arrivent à Paris, ils font leur
GODEFROY DE PARIS, « Le Cardinal Charles de Lorraine et l’introduction en France des premiers F. mineurs capucins », Études franciscaines, 49, 1937, p. 25-60 et 257-279. Sur le rôle du cardinal au concile, voir Alain TALLON, La France et le concile de Trente (1518-1563), Rome, 1997, 975 p. (« B.E.F.A.R. » 295).
Paris, Archives nationales, S 3705, cité par J. MAUZAIZE, Le Rôle et l’ac-tion des capucins de la province de Paris, op. cit., I, p. 42.
jonction avec le groupe de Picpus et, ensemble, ils se montrent pour la première fois au grand jour à l’occasion des obsèques de Charles IX, le 11 juillet 1574. Le mémorialiste Claude Haton signale dans le cortège funèbre « ces capucins aultrement picque pusses habillés de gris comme cordeliers, mais d’une aultre façon, qui vivent comme hermittes en toute pauvreté et demandent l’aumosne sans rien possèder et ne sèrent rien pour le lendemain et vivant fort austairement [...] cherchent leur vie par chascun jour, et [...] s’ils trouvent plus qu’ils ne peuvent manger, donnent le reste aux pauvres pour l’amour de Dieu 63 ».
Picpus n’étant pas de taille à abriter à la fois les religieux français et les italiens (environ vingt-cinq personnes au total), nos capucins décident de se transporter à Paris, où Catherine de Médicis vient d’acheter plusieurs maisons et parcelles de terre le long de la rue Saint-Honoré afin de leur faire construire un couvent. Dès la fin du mois de juillet 1574, la reine mère pose la première pierre de ce qui deviendra le couvent royal de Saint-Honoré. Dans le même temps, le Cardinal de Lorraine fait don aux religieux d’un terrain pris sur le parc de son château de Meudon, afin d’y construire un autre couvent.
En dépit de cette protection royale, les premières années ne sont guère encourageantes pour les capucins : placés sous l’autorité de supérieurs italiens, ils sont soupçonnés d’être des agents de l’étranger, et vivent à grand peine de maigres aumônes. La situation ne change véritablement qu’après 1580. Grâce à l’influence du père Matthias Bellintani de Salo (1534-1611), commissaire général des capucins de France entre 1575 et 1578, l’évêque de Paris, Pierre de Gondi, longtemps adversaire déclaré de nos religieux, devient leur « parfaict amy et protecteur ». Mais c’est surtout à l’occasion de la peste de 1580 que les capucins, grâce à leur dévouement et à leur abnégation, sont définitivement adoptés par la population parisienne. Dès lors, et malgré les tensions nées de leur adhésion à la Ligue (Henri IV faillit les
63. Paris, BnF, Fr. 11575, f° 562, cité dans Ibid., p. 44.
86 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
expulser du Royaume), ces franciscains réformés suscitent un véritable engouement, dont témoigne Philippe de Paris († 1634), l’un des premiers annalistes capucins français :
Le peuple et le clergé éprouvèrent « une profonde vénération pour ces pauvres capucins, de telle manière que l’on parloit de nos Pères comme des modelles sur lesquels ils devoient se conformer. [ ...] Les ecclésiastiques en effect commencèrent à s’addonner à l’oraison mentale et le peuple à la fréquentation des sacrements. [ ...] Plusieurs religieux et religieuses prirent ensuitte notre chant, désistèrent de porter du linge et se réformèrent entièrement, aucunes se déchaussèrent, et tous commencèrent à bâtir des églises et faire leur chœur sur le meme modele qu’etoit fait les notres derriere le grand autel 64, ils prirent encor notre manière d’avoir un tabernacle, comme nous les marches de leurs autels ; les tableaux, nos prosternations et baisers en terre devant le très Saint Sacrement, toutes ces choses furent imitez par beaucoup de religieux et religieuses [qui] entrèrent dans nos pratiques et nos usages 65 ».
Bientôt, les capucins recrutent dans toutes les classes sociales : Ange de Joyeuse et Joseph de Paris sont issus de la noblesse, Honoré de Champigny et Michel de Paris alias Octavien de Marillac appartiennent à des familles de la magistrature 66, Victor d’Evreux est un ancien capitaine de la Ligue, tandis que Gabriel de Paris est le fils du célèbre éditeur Sébastien Cramoisy. Quelques cordeliers choisissent également de se réformer en passant chez
Sur l’influence architecturale exercée par les capucins, voir notre étude « Entre Colettines et Capucines, XVe-XVIIe siècles : chœurs de moniales et styles de vie franciscaine », dans Le Silence du cloître, l’exemple des saints. Identités francis-caines II, Ludovic VIALLET et Frédéric MEYER (dir.), Clermont-Ferrand, P.U.B.-P., 2011, p. 117-140.
« Chronologie historique de ce qui s’est passé de plus considérable dans la province de Paris depuis l’an 1574 jusques à l’année... », Paris, BnF, ms. Fr. 25044, p. 32-33, et Paris, BFC, ms. 100, p. 56-57. On sait que ce manuscrit de la BnF est une copie réalisée au XVIIIe siècle par le père Maurice d’Epernay et que cette copie, entachée de nombreuses erreurs, est à utiliser avec prudence.
Il était fils de Michel de Marillac, le garde des sceaux, et cousin de Louise de Marillac.
les capucins. Ainsi, Noël Taillepied (vers 1540-1589), lecteur en théologie au couvent de Pontoise dans les années 1570-1580, commence son noviciat à Saint-Honoré en 1588. D’après le témoignage de Philippe de Paris, « il étoit très sçavant, et il avoit coutume de dire que quoyqu’il eut beaucoup étudié dans la théologie parmy les Cordeliers, néanmoins il n’avoit jamais sçeu ce que c’étoit que de faire oraison, et qu’il ne l’avoit appris que depuis qu’il avoit pris l’habit de capucin 67 ».
Le cas de Nathanaël Le Sage montre que certains cordeliers, devenus capucins, ont pu ensuite rejoindre les récollets, et ainsi revenir au sein de l’Observance. Ce contemporain de Noël Taillepied, originaire de Pontoise et quelque temps cordelier au couvent de cette ville, entre dans la réforme capucine, où il est connu sous le nom de Nathanaël de Pontoise. Il reste une dizaine d’années sous l’habit capucin (entre 1585 et 1595/1597 68) et réside au couvent de Verdun, avant d’embrasser la réforme des riformati à Rome, vers 1600. Le 17 avril 1601, par le bref De tua prudentia, Clément VIII nomme le père Nathanaël — qui a désormais repris son patronyme mondain de Le Sage — son commissaire général des récollets de France 69. On retrouvera ce religieux dans toutes les tentatives d’introduction de la réforme récollette en France entre 1602 et 1604 70.
Paris, BnF, ms. Fr. 25044, année 1595 (sic) et Paris, BFC, ms. 100, p. 124.
Nathanaël de Pontoise est encore capucin en 1595. Le terminus ad quem de son départ pourrait se situer vers 1597, au moment où Bonaventure de Caltagirone, ministre général de l’Observance, confie aux récollets le couvent des cordeliers de Verdun. Mais il faut reconnaître que le détail de l’itinéraire de notre religieux entre 1597 et 1600 nous échappe totalement. En 1622, dans un contexte de tensions entre capucins et récollets, Honoré de Paris écrit : « Pour se faire passer pour plus fervents que les capucins, les récollets accueillaient les transfuges de ces derniers, et affirmaient qu’ils venaient à eux dans le but de mieux observer la Règle, tel ce F. Nathanaël de Pontoise qui, après avoir girovagué ici et là, avait été reçu par les Récollets et admis à la prédication ». Lettre à l’Agent de Lorraine, Rome, Arch. gén. Cap., G 58 13, Parisiensis, pièce 86, citée par P. RAOUL [DE SCEAUX], Histoire des Frères Mineurs Capucins, op. cit., I, p. 561. Nous soulignons.
Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1601, t. 24, p. 11, n° II.
Nathanaël LE SAGE est également l’auteur d’un Traicté de la réformation de l’Ordre du seraphic Père saint François. Auquel est monstré comment ceste Reformation
88 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
La réelle séduction exercée par la réforme capucine provoque donc un afflux de recrues, et par voie de conséquence, la fondation de nouveaux couvents et l’accroissement des effectifs 71. En 1580, le commissariat général de France est divisé en deux provinces, Paris et Lyon. La province parisienne comporte alors cinq couvents. Par la suite, alors même que son territoire est plusieurs fois amputé pour donner naissance à d’autres provinces, le nombre de ses couvents ne cesse de croître : 13 en 1589, 23 en 1610, 58 en 1624. Après l’érection de la province de Normandie (1629), la province de Paris ne compte plus que 39 maisons en 1643, puis 42 jusqu’à la Révolution. Notons que le rythme des fondations se ralentit dès les années 1630, et qu’en 1645, un dernier couvent est fondé à La Fère. Quant aux effectifs, ils progressent fortement pendant la première moitié du XVIIe siècle (le nombre total de religieux passe de 111 en 1596 à 390 en 1613, puis à 830 en 1643), pour atteindre ensuite un palier, lequel se prolonge au moins jusqu’à la fin du siècle (891 religieux en 1698).
2.1. Saint-Honoré
Dès les années 1620, Paris compte trois couvents de capucins 72. D’emblée, il faut souligner l’importance de cette implantation parisienne. Sur ce point, les capucins font mieux à Paris que les cordeliers, et, nous le verrons plus loin, mieux que les récollets.
a esté faicte plusieurs fois & pourquoy. Recueilliy fidellement des croniques dudict Ordre, des annales du R. P. general Gonsague maintenant évesque de Mantouë, et de la vie du R. P. Ange de Paes Perpignien. Par F. Nathanael Le Sage, reformé du mesme Ordre. Arras, R. Maudhuy, 1605, 69 p.
Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris, op. cit., I, p. 271-276. Voir aussi les Acta ordinis tabulae capitulorum generalium fratrum minorum capuccinorum, I, 1529-1623, Vincenzo CRISCUOLO (éd.), Rome, 2008 (« Monumenta Historica Ordinis Minorum Capuccinorum », 32).
Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 128-157. Sur Saint-Honoré, voir essentiellement Jean MAUZAIZE, Étude topographique, institutionnelle et histo-rique sur le couvent des frères mineurs capucins de la rue Saint-Honoré à Paris, thèse de 3e cycle, 1973, 5 vol.
La plus vénérable de ces maisons, établie rue Saint-Honoré et dédiée à l’Assomption, constitue la tête et le centre administratif de la province. Son gardien est d’ailleurs, par tradition, le premier définiteur provincial. Viennent ensuite les couvents du faubourg Saint-Jacques et du Marais (dédiés respectivement à l’Annonciation et à l’Immaculée Conception), dont les gardiens sont également définiteurs provinciaux 73.
Le premier couvent de Saint-Honoré, dont la construction débute en 1574, nous est assez mal connu. Son église, édifiée dans les années 1580 (peut-être sous la direction de l’architecte Baptiste Androuet Du Cerceau), est consacrée le 28 avril 1586. Elle présentait probablement les caractéristiques architecturales d’une église capucine, alors inconnues en France : « une nef unique, un chœur pour les religieux, séparé du sanctuaire par un mur contre lequel s’appuyait l’autel avec de chaque côté de celui-ci deux portes permettant de passer du sanctuaire au chœur 74 ». Très vite, avec l’afflux de vocations, ce premier couvent apparaît trop exigu et il faut le reconstruire. Une nouvelle église, plus longue et plus large, est commencée en 1603 et elle est consacrée le 1er novembre 1610 par le cardinal de Joyeuse. Dotée elle aussi d’un chœur en arrière du maître-autel, elle comporte cinq chapelles qui s’ouvrent sur le côté nord. Cet édifice, « fort simple, ainsi que le reste de la maison 75 », s’enrichit au cours du XVIIe siècle de quelques œuvres d’art. Une Assomption, chef-d’œuvre de Laurent de La Hyre (1635), figure sur le retable du maître-autel (elle est aujourd’hui conservée au Louvre). À partir de 1686, les capucins font édifier de nouveaux bâtiments conventuels, et les travaux se poursuivent pendant le premier tiers du XVIIIe siècle. En 1735,
Le quatrième définiteur est le gardien de Meudon.
Jean MAUZAIZE, Étude topographique, op. cit., I, p. 53.
Germain BRICE, Description nouvelle de ce qu’il y a de plus remarquable dans la ville de Paris, La Haye, 1684, cité par Pierre ROSENBERG et Jacques THUIL-LIER, Laurent de La Hyre, 1606-1656, L’homme et l’œuvre, Genève 1988, p. 188 (catalogue d’exposition). Les plans des églises des trois couvents parisiens des capu-cins sont reproduits dans Frédéric COUSINIÉ, Le Saint des Saints. Maîtres-autels et retables parisiens du XVIIe siècle, Aix-en-Provence, 2006, p. 163, 207 et 210.
90 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
l’église subit des transformations et son chœur est reconstruit. L’ensemble du couvent sera détruit peu après la Révolution.
Saint-Honoré cumule de nombreuses fonctions à l’intérieur de la province : c’est à la fois la résidence du ministre provincial, le lieu de réunion du chapitre provincial annuel 76, un port d’attache pour les prédicateurs qui assurent les stations d’avent et de carême, un noviciat (jusqu’en 1613) et un couvent d’études, mais aussi la petite manufacture (la « draperie ») où se fabrique le drap nécessaire aux habits des religieux de toute la province. C’est à Saint-Honoré que se prennent toutes les décisions importantes concernant la province, en particulier les fondations de couvents 77 et les envois en mission. Pour toutes ces raisons, les religieux sont nombreux à résider à Saint-Honoré, et l’effectif du couvent peut varier entre quatre-vingts et cent cinquante personnes.
Saint-Honoré représente également pour les capucins une maison particulièrement vénérable, car les plus célèbres religieux de la province de Paris y ont fait profession et beaucoup y sont enterrés. En effet, jusqu’à l’ouverture du couvent Saint-Jacques, en 1616, Saint-Honoré héberge un noviciat. Ainsi, en 1587, en l’espace de quelques mois, Ange de Joyeuse, Léonard de Paris, Benoît de Canfield, Archange de Pembroke et Honoré de Paris (ou de Champigny) prennent l’habit dans ce couvent. Quant à l’église, elle abrite les sépultures de quelques religieux parmi les plus éminents : Ange de Joyeuse, Joseph de Paris (le « père Joseph »), mais aussi Athanase Molé (1586-1631), frère du président Mathieu Molé, et ou encore Séraphin de Paris (1635-1713), ce prédicateur ordinaire du roi que La Bruyère couvre d’éloges 78.
Dans les provinces de cordeliers, les chapitres provinciaux sont célébrés tour
tour dans les principaux couvents de la province.
Ainsi au chapitre de 1609, les capitulaires au nombre de 54, votent par scrutins secrets et acceptent la fondation de Senlis par 50 voix, et celle de Château-Thierry par 38. RAOUL DE SCEAUX, Histoire des frères mineurs capucins, op. cit., I, p. 227.
Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris, op. cit., II, p. 957-958.
La présence de la statuette de Notre-Dame de la Paix dans l’église renforce encore le prestige du couvent 79. Lors de son entrée en religion, Ange de Joyeuse avait remis aux capucins une petite statue de la Vierge provenant de sa famille. Longtemps encastrée dans le mur de clôture du couvent donnant sur la rue Saint-Honoré, l’image mariale suscite une telle ferveur à partir de 1651, que les religieux décident de l’installer dans l’église. À cette fin, la deuxième chapelle latérale est agrandie et décorée d’un retable et de sculptures. En 1658, la guérison de Louis XIV est attribuée à l’intercession de Notre-Dame de la Paix. Anne d’Autriche passe alors commande à Michel I Corneille d’un grand tableau ex-voto, qui sera visible dans la chapelle jusqu’à la Révolution (il est aujourd’hui exposé au château de Versailles). Quant à la statuette, elle se trouve depuis 1806 dans la chapelle de la congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, rue de Picpus.
Après 1613, Saint-Honoré perd sa fonction de noviciat, mais reste un important couvent d’études philosophiques et théologiques 80. Certes, à la différence des cordeliers du Grand couvent, les capucins ne prennent pas de grades à l’université, mais parmi les jeunes profès se destinant au sacerdoce, certains peuvent entreprendre de longues études de philosophie et de théologie. À partir de 1610, ils peuvent s’initier aux langues anciennes et orientales (grec, hébreu et arabe). Les étudiants, ainsi que leurs lecteurs, occupent une partie du couvent dénommée l’Étude et suivent un règlement particulier. Dès le milieu du XVIIe siècle, la bibliothèque conventuelle passe pour l’une des meilleures de Paris, tant pour la quantité que par la qualité des ouvrages qui s’y trouvent conservés. Elle est dotée d’un bibliothécaire en titre, lequel est chargé de ranger les livres et d’enregistrer les acquisitions et les prêts.
MÉDARD DE COMPIÈGNE, Histoire de Nostre-Dame de Paix avec le récit véritable des merveilles arrivées devant cette sainte Image qui est en l’Esglise des R.R.P.P. Capucins de Saint-Honoré..., Paris, 1660.
Jean MAUZAIZE, « Les études dans la province des capucins de Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles », Études franciscaines, 24, 1974, p. 81-97.
92 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Par ses prédicateurs, ses directeurs de conscience et ses auteurs mystiques, Saint-Honoré a exercé une forte influence sur la vie spirituelle des Parisiens, surtout pendant la période dite de « l’invasion mystique » (1590-1620). La simple liste de ceux qui sont gardiens ou maîtres des novices à cette époque suffit à établir une série de noms prestigieux, et certains spécialistes, comme le père Godefroy de Paris, ont pu évoquer une « École de Saint-Honoré » 81. Mentionnons quelques unes de ces grandes figures capucines : Matthias Bellintani de Salo 82, premier maître des novices du couvent de Paris (1575-1578), est l’auteur d’une
Practique de l’oraison mentale ou contemplative 83 qui a connu de nombreuses éditions françaises dans les années 1590-1610. Le père Joseph de Paris rapporte qu’à son entrée au noviciat chaque postulant recevait un Bellintani pour apprendre les rudiments de l’oraison 84. Pacifique de Souzy (1555-1625), gardien à deux reprises (1594-1597 et 1600), assure la direction spirituelle de Madame Acarie, et témoigne que celle-ci « estoit fort soigneuse d’ouyr parler Dieu en elle pour lui obéir et s’occuper ou estre occuppée de lui par un vray esprit de saincte oraison et solide dévotion » 85. Honoré de Paris (ou de Champigny, 1566-1624) ne cesse d’exercer des charges qui nécessitent sa présence à Saint-
GODEFROY DE PARIS, L’École Saint-Honoré, Cahiers de spiritualité capucine, n° 2, Paris, 1995, 138 p. (reprise d’une série d’articles parus dans la Revue Sacerdotale du Tiers Ordre entre 1947 et 1949).
Roberto CUVATO, Mattia Bellintani da Salò (1534-1611) : un cappuccino tra il pulpito e la strada, Rome, 1999. 491 p. (coll. « Dimensioni Spirituali » XIV).
Matthia DA SALO, Pratica dell’orazione mentale, édition critique par Umile Da Genova, Assise, 1932-1934, deux volumes (Bibliotheca Seraphico-Capuccina).
GODEFROY DE PARIS, L’École Saint-Honoré, op. cit., p. 16.
Déposition au procès de béatification, datée du 2 juin 1618, Archives Secrètes du Vatican, RITI 2233, f° 75 r°-v°. Le père Pacifique paraît connaître en profondeur l’âme de la Bienheureuse : « Il me semble [...] qu’elle praticquoit une vraye vie active purgative pour elle et envers les aultres, et qu’elle praticquoit une vraye vie illuminative, contemplative pour elle et au salut des aultres, et qu’elle praticquoit aussi une vraye vie unitive adhérente à DIEU pour estre faicte un esprit ou un vouloir et non vouloir avec Dieu ; voire elle praticquoit toutes les trois vies ensemble en bon accord pour elle et pour les aultres ; me semblant qu’elle ne respi-roit et aspiroit en tous ses mouvementz intentions et actions interieurs et exterieurs et en tout ses circonstances, sinon de se conformer à nostre cher Seig. Jesus-Christ,
Honoré : il est tour à tour provincial, définiteur, fondateur de couvents, réformateur de communautés féminines, prédicateur, directeur spirituel réputé et gardien du couvent (1605, 1616, 1620). Ministre provincial de la province de Paris pour la troisième fois en 1621, il meurt en odeur de sainteté le 26 septembre 1624 au couvent de Chaumont 86. Quant à Benoît de Canfield (1562-1610), l’auteur de la Règle de perfection — ce texte majeur de la mystique chrétienne —, s’il n’a pas été gardien du couvent parisien, il y a longtemps résidé. Depuis Saint-Honoré, il exerce une profonde influence sur les cercles dévots de la capitale et sur Madame Acarie en particulier. C’est au sein du couvent parisien et sous la direction du capucin anglais que Pierre de Bérulle effectue en 1599 sa retraite préparatoire à l’ordination sacerdotale 87.
2.2. Saint-Jacques
Moins prestigieux que Saint-Honoré, le couvent Saint-Jacques constitue néanmoins une autre pièce maîtresse de la province de Paris 88. En 1613, un certain François Godefroy, seigneur de La Tour, offre par testament aux capucins sa maison située au faubourg Saint-Jacques afin d’y établir un couvent. Il précise qu’en cas de refus de la part des fils de saint François, il fera don de sa maison aux feuillants, et en cas de refus de ces deniers, aux minimes. Capucins, feuillants, minimes... Pour le testateur, il est important que son bien revienne à des religieux considérés
qu’elle envisageoit et regardoit en lui mesme et en tous ses prochains pour aymer Dieu et tous ses prochains d’un amour vrayment pur ».
Histoire de la vie, mort & miracles du R. Père Honoré Bochart de Champigny, capucin. Par le Père Henry de Calais, prédicateur du mesme Ordre. Paris, chez Gervais Aliot, 1649. Honoré de Paris bénéficie d’une notice dans la plus récente édition de Sulle orme dei Santi. Il santorale cappucino : santi, beati, venerabili, servi di Dio, Costanzo CARGNONI (dir.), Frascati, Postulazione Generale OFMcap, 2012, p. 440-441. Honoré de Paris y est qualifié de vénérable.
Jean DAGENS, Bérulle et les origines de la restauration catholique (1575-1611), Bruges, 1952, p. 150. GODEFROY DE PARIS, L’École Saint-Honoré, op. cit., p. 52. C’est à Saint-Honoré que Bérulle célèbre sa première messe le 6 juin 1599.
Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 154-157.
94 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
comme « réformés » 89. Les capucins acceptent la donation et le 12 novembre 1613, l’évêque de Paris, Henri de Gondi, plante la croix, en présence de son oncle le cardinal Pierre de Gondi, du président Molé, et du provincial, Honoré de Paris 90. La construction s’achève en 1616, et dès lors, le noviciat de Saint-Honoré est transféré à Saint-Jacques. Au début de 1617, le frère Nicolas de Saint-Valéry, qui avait pris l’habit à Amiens au mois de novembre précédent et qui faisait partie de la première promotion de novices envoyée à Saint-Jacques, se trouve sur le point de mourir et demande à son gardien de « bien vouloir [l’] admettre à la profession pour estre du nombre des enfans de saint François, qui est tout ce [qu’il] souhaitte le plus au monde 91 ». Le jeune frère meurt peu après sa profession. Désormais et jusqu’au transfert du couvent à la chaussée d’Antin en 1782, Saint-Jacques accueille un bon nombre des novices de la province.
Moins peuplé que les deux autres implantations parisiennes, le couvent Saint-Jacques reçoit également des religieux prêtres destinés aux ministères habituels des capucins (prédication, missions paroissiales, confession), ainsi que des frères laïcs pour assurer la quête, s’occuper du jardin et tenir la porterie.
Le couvent, aujourd’hui détruit, était situé à l’emplacement de l’actuel hôpital Cochin. Selon Jean Mauzaize, Saint-Jacques apparaissait comme la plus typique des maisons de l’ordre : « L’enclos se trouvait limité au nord par la rue et le champ dit des Capucins [...] ; à l’est par la rue de la Santé appelée à cette époque route de Gentilly, à l’ouest par les propriétés longeant la rue du faubourg Saint-Jacques, et au midi par une ruelle qui descendait vers la Bièvre. L’entrée du couvent située à l’angle des rues du faubourg Saint-Jacques et des Capucins donnait accès à une cour fermée à l’est sur laquelle s’ouvrait l’église conventuelle
Cette attention portée au caractère réformé d’un ordre religieux plutôt qu’à sa spiritualité propre est une constante de l’époque. Elle est très nette, par exemple, chez Madame Acarie.
RAOUL DE SCEAUX, Histoire des frères mineurs capucins, op. cit., I, p. 343.
Ibid., p. 422.
constituée par une nef de huit travées y compris le chœur des religieux qui se trouvait derrière l’autel. La charpente de l’église “lambrissée de plâtre formant berceau avec entraits et poinçons apparents”, était fort simple [...]. Sur le côté nord de l’église, les cinq chapelles habituelles ouvraient sur la nef et se trouvaient éclairées chacune par un petit vitrail.
Entre l’église et les parloirs se trouvait un vestibule d’entrée donnant accès aux bâtiments claustraux. [...] Le couvent proprement dit s’élevait à gauche du vestibule d’entrée. Il était formé de trois corps de logis à un étage, et le cloître se trouvait intérieurement adossé aux murs de ces bâtiments tandis que le quatrième côté longeait le mur de l’église. Au rez-de-chaussée, on trouvait la dépense, le réfectoire, la cuisine, la salle du noviciat, le chauffoir, l’apothicairerie. Derrière, s’étendait le jardin potager. Le long de la rue de la Santé, vers l’angle sud-est, s’élevait encore une petite chapelle, à côté de laquelle on apercevait un bâtiment particulier avec cellules et petit oratoire entouré de murs, lequel avait servi [...] de lazaret pour les religieux qui, en temps de peste, s’étaient consacrés au soin des malades 92. »
2.3. Le couvent du Marais
Le troisième couvent parisien nous est assez bien connu grâce à l’un de ses religieux, le père Furcy de Péronne, lequel, dans les années 1720, à écrit un précieux Recueil de ce qui s’est passé de plus notable en ce convent du Marais, depuis son establissement en l’année 1622, colligé fidèllement par un Religieux qui y a demeuré plusieurs années 93. Au début du XVIIe siècle, le Marais apparaît comme un quartier neuf, par rapport auquel le réseau paroissial
Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris, op. cit., I, p. 197-198.
Paris, BnF, ms. nouv. acq. fr. 4135. Une version de cette chronique, prolongée jusqu’en 1788, figure aux Archives nationales sous la cote S 3706. Voir aussi P. RAOUL DE SCEAUX, « Essai sur le couvent des Capucins et le quartier du Marais », Helvetia Franciscana, 7, 1958, p. 133-149. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 144-153.
96 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
se montre inadapté 94. Constatant l’abandon spirituel du quartier, les « principaux seigneurs du marais tels que sont nos seigneurs de Guise, d’Épernon, d’Angoulême, d’Estrées, messieurs de Molé-Champlâtreux, de Creil et Charlot [...], poussés du zèle de la religion, assemblés, se résolurent de tacher d’y pourveoir en y procurans un établissement de Capucins 95 ». Le provincial, Honoré de Champigny, accueille favorablement cette requête, et dès 1622, quelques religieux, avec à leur tête le père Athanase de Paris (Édouard Molé), établissent un hospice dans une petite maison située rue d’Angoumois 96. Deux années plus tard, les religieux font l’acquisition du « tripot de la rue d’Orléans » (l’une des nombreuses salles de jeu de paume que comptait Paris à l’époque), « avec les petites boutiques qui se trouvaient tout le long et la maison qui était en arrière. [...] Incessamment, on approprie le tripot en église, que l’on bénit, et l’on rendit la maison logeable ». En 1630, le couvent s’agrandit de l’hôtel de la Paulette, rue du Perche, où l’on aménage les cellules, le dortoir et le réfectoire. La maison derrière l’église est alors transformée en chœur pour les religieux.
Relevons une différence notable avec les deux autres couvents parisiens : alors que ceux-ci avaient été édifiés ex nihilo, celui du Marais reprend et transforme progressivement des constructions antérieures. C’est d’ailleurs ce qui lui donne cette configuration si peu conventuelle, bien visible sur les plans anciens de Paris. Transformée à plusieurs reprises (fin du XVIIe siècle, années 1715, XIXe siècle), l’église du couvent de Marais est parvenue jusqu’à nous : c’est aujourd’hui l’église Saint-Jean-Saint-François, cathédrale des arméniens catholiques. La Nativité que Laurent de La Lyre avait réalisée pour le maître-autel de cette église
Bernard GIRAUDEAU, Un couvent dans son quartier. Les Capucins du Marais aux XVIIe et XVIIIe siècles. Étude topographique, historique et sociale d’un couvent de moines mendiants à Paris, Mémoire dactylographié de l’EHESS, 2011, 238 p.
Paris, BnF, ms. nouv. acq. fr. 4135, f° 24 v°.
La réunion de trois rues – rue d’Orléans, rue de Berry et rue d’Angoumois
– constitue l’actuelle rue Charlot. Voir Alexandre GADY, Le Marais. Guide historique et architectural, Paris, 1994, p. 226.
conventuelle (1635) est aujourd’hui conservée au Palais des Beaux-Arts de Rouen 97.
Les raisons qui ont présidé à sa fondation confèrent au couvent du Marais une physionomie assez particulière : d’une part, c’est un couvent classique, où la prédication est à l’honneur et où, comme à Saint-Honoré, les jeunes capucins destinés à la prêtrise peuvent étudier la théologie. Un religieux (le « théologal ») prêche une année de suite, à partir de la Toussaint, tous les dimanches et aux grandes fêtes. Certains prédicateurs assurant cette « théologale du Marais » connaissent un grand succès populaire. Mais d’autre part, le couvent du Marais remplit des tâches normalement assurées par les paroisses, en particulier le catéchisme des enfants et les confessions des séculiers. Cela s’explique par le fait que l’église paroissiale, Saint-Jean-en-Grève, se trouve fort éloignée du quartier 98.
La chronique de Furcy de Péronne met bien en évidence cette double fonction du couvent du Marais :
« En l’année 1634, on y mit une estude de théologie, on y établit un théologal qui commença à prêcher toute l’année les dimanches et les bonnes festes, on y règla les messes depuis le matin jusques à midi, on établit la prédication tous les jours de carême sans exception que du samedy, selon la coutume des autres églises ; un grand catéchisme, qui se faisoit quatre fois la sepmaine après les complies, sçavoir les dimanche, lundy, mercredy et vendredy du carême, où l’on donnoit des billets comme aux PP. Jésuites que l’on faisoit réciter aux enfans, filles et garçons au milieu de l’église, où l’on disposoit un quarté de bancs pour les dits enfans. [...] On établit aussy une autre catéchisme trois fois la sepmaine, les lundy, mercredy et vendredy pour les laquais et autres à dix heures et demye du matin dans le cloistre pendant le sermon de
Pierre ROSENBERG et Jacques THUILLIER, Laurent de La Hyre, op. cit., p. 191-193. Sur les autres peintures réalisées par La Hyre pour le couvent du Marais, voir Les Couleurs du ciel. Peintures des églises de Paris au XVIIe siècle, op. cit., p. 144-145.
Aujourd’hui détruite, l’église s’élevait à l’emplacement de l’actuel Hôtel-de-Ville.
98 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
l’église, ce qui édifia tellement et augmenta sy grandement la dévotion des peuples qui venoient de tout endroit de Paris à leur église et leur pourvoioient abondamment de tout 99. »
La chronique montre aussi que, sous la pression des fidèles, les capucins acceptent d’assurer des confessions. Au début, les religieux « ne le voulant faire et aymans mieux de voir ces fonctions remplies par d’autres, [permettent] néantmoins que deux prestres séculiers nommés et envoyés par Mr le curé de Saint-Jean-en-Grève la paroisse (à condition que cette emploi ne les dérangeroit pas de la grande messe et des vespres de son église) y [viennent] ouyr les confessions des fidelles les jours d’indulgences et de solemnité 100 ». Puis en 1664, les capucins, « ne pouvant plus se déffendre des sollicitations tant de fois réitérées du cartier (pour ne pas dire importunités) pour avoir quelques confesseurs ordinaires 101 », décident en chapitre de faire réaliser deux confessionnaux et de nommer deux confesseurs attitrés. En 1669, il faut rajouter quatre confessionnaux et augmenter le nombre des confesseurs 102.
Toujours dans le cadre de cette pastorale destinée aux séculiers, les capucins participent à des processions paroissiales, dont celle du mardi de Pâques entre Saint-Jean-en-Grève et Saint-Martin-des-Champs. Ils proposent également dans leur église une forme de dévotion eucharistique, les Quarante-heures, que Matthias Bellintani de Salo a contribué à répandre en France 103 :
BnF, ms. nouv. acq. fr. 4135, f° 32 r°-v°,
Ibid., f° 41.
Ibid., f° 45.
« En 1700 l’église possédait de 10 à 12 confessionnaux classiques, dans les chapelles latérales, de part et d’autre du portail d’entrée, près de la chaire et dans la tribune, sans compter ceux, plus discrets, situés dans les bâtiments conventuels », Bernard GIRAUDEAU, Un couvent dans son quartier, op. cit., p. 142.
Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action, op. cit., II, p. 828-830. Bernard DOMPNIER, « Un aspect de la dévotion eucharistique dans la France du XVIIe siècle : les prières des Quarante-heures », Revue d’Histoire de l’Église de France, 67, 1981, p. 5-31.
« Pour favoriser la dévotion des peuples, qui éclatoit de plus en plus dans nostre église, on y établit pour les trois derniers jours de carnaval les prières de 40 heures, qui ne se faisoient en aucune église du cartier, qu’en celle des RP Jésuites de la rue St Antoine. [...] On y expose le St Sacrement pendant les trois jours et on doit prendre garde que le nombre des 40 heures soit complet.
L’on y prêche chaque jour après les vespres qui se disent à deux heures et demye 104 ».
Si le couvent est autant fréquenté, c’est également à cause de la renommée de sainteté qui entoure certains religieux. La chronique a conservé la mémoire du frère Léobin, frère laïc, portier du couvent, mort le 27 août 1651, à l’âge de 75 ans, dont 49 de religion :
« C’estoit un religieux fort zélé de sa profession, pauvre et austère pour luy, mais d’une douceur et d’une charité admirables pour les autres. Ne se couchant plus après matines, il passoit le reste de la nuit en oraison, devant l’image de la Sainte Vierge qui estoit à l’entrée du dortoir du R. P. gardien, laquelle image a esté
depuis sa mort transportée à la chapelle de l’église qui porte le nom qu’elle avoit au dortoir de Nostre-Dame de Grace 105. » Son
confesseur, « Charles François de Paris, homme pieux et éclairé, qui a été gardien de ce couvent » a raconté que la Vierge avait fait connaître au frère Léobin que sa « dévotion lui étoit agréable », en lui apparaissant une nuit « toute lumineuse et éclatante de gloire ».
« Il y eut un si grand concours de peuple à son enterrement que de toutes parts dans Paris il en étoit venu. Son corps étant exposé pendant l’office des morts, on lui coupa par dévotion la plus grande partie de la barbe, tout le bas de son habit, les manches jusques au coude, et une partie de la corde. En sorte que pour empêcher cette foule et ce désordre, on fut obligé de transporter le corps jusque sur les marches de l’autel ».
AN, ms. S 3706, année 1640, p. 22.
Ibid., p. 28.
100 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Mentionnons également le père Bernardin de Picquigny, le plus connu des exégètes capucins, mort presque subitement au couvent du Marais le 9 décembre 1709 en « sortant de son confessionnal, sur les onze heures après avoir dit la sainte Messe ». Bien souvent dans l’année précédant sa mort, le saint religieux avait déclaré la pressentir. « Aussi, pour s’y disposer, disait-il, il communiait tous les jours en Viatique ».
Bien d’autres renseignements concernant le couvent du Marais figurent dans la chronique, et notamment des indications sur
ses effectifs. Ainsi, en 1654, « la famille du marais estoit alors de 40 religieux 106 ». Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle,
le couvent compte entre quarante et cinquante religieux. La chronique constitue également un bon indicateur de l’évolution des mentalités qui se manifeste à partir de la fin de notre « Grand Siècle franciscain » 107.
3. La réforme du Tiers-Ordre régulier
Cette autre réforme franciscaine diffère fondamentalement de celle des capucins. Tout d’abord, elle ne concerne pas le premier Ordre, mais le troisième, le « tiers » ordre, et le Tiers-Ordre régulier. Ensuite, elle n’est pas d’origine italienne, mais française, et même parisienne ; enfin, elle ne concerne que la France.
Très tôt, sans doute dès le XIIIe siècle, des membres du Tiers-Ordre franciscain (hommes et femmes) ont vécu en communauté et se sont orientés vers la vie religieuse, la vie « régulière ». Ce mouvement a donné naissance à une infinie variété de sœurs franciscaines, mais également – et c’est plus étonnant compte tenu de l’existence du premier Ordre des frères mineurs – à un Tiers-Ordre régulier masculin. Celui-ci a connu une histoire complexe, marquée par diverses réformes dont celle du père Vincent Mussart au début du XVIIe siècle 108.
Ibid., p. 31.
Voir infra.
Sur le Tiers-Ordre régulier, voir Raffaele PAZZELLI, Il Terzo Ordine Regolare di S. Francesco attraverso i secoli, Roma 1958, et sur la réforme française
3.1. Vincent Mussart (1570-1637)
L’itinéraire du réformateur nous est relativement bien connu grâce aux travaux d’un tertiaire érudit, le père Jean-Marie de Vernon, établi « chronologiste » de son ordre en 1661 109. Pour rédiger son Histoire générale et particulière du Tiers Ordre de saint François d’Assize, parue en trois volumes en 1667, il a utilisé de nombreuses sources manuscrites aujourd’hui disparues. Il a aussi recueilli le témoignage de religieux qui, dans leur jeunesse, avaient connu Vincent Mussart et ses compagnons 110.
Né à Paris, sur la paroisse Saint-Germain-l’Auxerrois, le 13 mars 1570, Vincent Mussart manifeste très tôt une attirance pour la vie érémitique ; pourtant, son père, syndic du couvent des capucins de la rue Saint-Honoré, aurait désiré qu’il entre dans cette réforme franciscaine, particulièrement en vogue à partir des années 1580. D’après « un mémoire trouvé entre ses écrits après sa mort, & les discours qu’il a tenus à quelques-uns de nos Pères durant sa vie », Jean-Marie de Vernon assure que le jeune Vincent
reçoit le « sacrement de confirmation avec la tonsure, à Paris, de l’évesque de Luzignan 111, l’an 1588 & l’ordre de soudiacre
des mains du célèbre prédicateur Rose 112, évesque de Senlis l’an 1589 113 ». Et l’historien poursuit : « L’habit hérémitique qu’il prit dès lors luy donna lieu de s’associer avec un jeune homme qui entroit dans ses sentimens ».
en particulier, Terziari Regolari in Francia, numéro spécial des Analecta TOR, 23, n° 152, 1992, 318 p.
Archives départementales de l’Eure, H 1202, « Mémorial du couvent des pénitents de Bernay », f° 28. Auteur de nombreux ouvrages, Jean-Marie de Vernon prend l’habit au couvent de Picpus le 26 mars 1622 (on peut donc considérer qu’il a dû naître entre 1600 et 1605), et y fait profession le 2 avril 1623. On ignore la date de son décès. Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 198.
Ibid., t. 2, p. 613-615, et t. 3, p. 114-142.
Sans doute, Étienne de Lusignan (Nicosie, 1537-1590), évêque de Limisso en 1578. Il arrive à Paris en 1577 et y réside une dizaine d’années.
Guillaume Rose (1542-1602), évêque de Senlis en 1584, l’un des plus chauds partisans de la Ligue.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t.3, p. 115.
102 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Mais les temps troublés des guerres de Religion ne sont guère propices à la vie contemplative, et comme beaucoup de catholiques dévots, Vincent rejoint la Ligue. En 1591, il figure parmi ceux qui défendent la ville de Chartres contre les assauts d’Henri de Navarre.
« Ne se contentant pas d’exhorter les assiegez à recourir à la pénitence pour apaiser la colère de Dieu, écrit Jean-Marie de Vernon, il leur montroit l’exemple, marchant à la teste des processions générales nuds pieds, où il portoit la croix couvert d’une haire, & chargé de grosses chaisnes. Sa piété étoit généreuse. On le vit courir à la bresche, la picque à la main pour la déffendre,
animer les deffenseurs à la persévérance : une volée de canon ayant brisé cette arme, il ne perdit pas courage, quoy que le sang
la cervelle de plusieurs, qui furent tuez à ses costez, l’eussent tout souillé luy-mesme par leur rejallissement, il persista dans le combat avec tant d’adresse et de magnanimité, que le Roy de Navarre, qui commandoit dans le camp des assiegans, le remarqua, l’admira & demanda son nom 114. »
Rentré à Paris, Vincent s’inscrit « dans diverses confrairies, comme des Pénitens gris qui avoient saint François pour leur patron », au sein desquelles il côtoie Pierre de Bérulle et M. de Marillac, le futur chancelier. « Souhaitant une lumière plus certaine sur la forme de vie qu’il avoit à choisir », il fait également une retraite sous la direction d’Alexandre Georges 115, un père jésuite du collège de Clermont. L’itinéraire apparaît assez courant chez un jeune catholique dévot. Plus original, le fait qu’à peine sa retraite achevée, « il courut dans son désert ordinaire, où il conçeut de grandes espérances de succez de l’ouvrage auquel Dieu l’appelloit, par la rencontre d’un hermite nommé Frère
Ibidem.
Alexandre Georges s.j. (Fismes, 1547- Paris, 1621), recteur du collège de Paris entre 1584 et 1595. Lorsque les jésuites peuvent revenir dans le Royaume, il devient provincial d’Aquitaine puis supérieur de la maison professe de Paris où il meurt le 4 juin 1621. Carlos SOMMERVOGEL, Bibliothèque de la Compagnie de Jésus, Bruxelles-Paris 1892, III, coll. 1340.
Antoine Poupon, qui, demeurant non beaucoup loin de Paris, y avoit acquis de la réputation par sa bonne vie : une vertueuse demoiselle flamande, qui estoit du tiers Ordre Séculier, luy administroit ce qu’il avoit besoin. Ces deux confrères aspirans à une plus haute perfection establirent leur domicile pour quelque-temps dans la forest de Senar entre Corbeil & Melun. [...] Ne se voyans pas assez escartez du monde, comme ils croyoient, à cause de la proximité d’un grand chemin, ils se transportèrent au Val-Adam, environ à quatre lieues de Paris » 116.
Au sein même de cette vie érémitique, Vincent Mussart approfondit ses liens avec le mouvement franciscain, en la personne de cette « demoiselle flamande », cette tertiaire mentionnée par Jean-Marie de Vernon. Mais il n’est pas encore arrivé au terme de son cheminement.
Pendant l’été 1592, l’ermitage est dévalisé par des bandits, et Vincent tombe gravement malade. Les deux ermites parviennent à rentrer dans Paris alors assiégé, et Vincent est transporté à l’infirmerie des capucins. Une fois guéri, il reprend sa vie d’ermite, et il est rejoint par plusieurs compagnons, dont son propre frère, François Mussart. L’ermitage change encore une
fois d’emplacement avant de trouver son implantation définitive, à Franconville-sous-Bois 117, dans le diocèse de Beauvais. Le
Seigneur du lieu, Jacques d’O, et son épouse, Anne Luillier, cousine de Madame Acarie 118, concèdent aux ermites une petite chapelle et un bâtiment attenant.
Vincent Mussart et ses compagnons cherchent encore leur voie sur le plan spirituel. C’est alors que survient l’épisode décisif que nous relate Jean-Marie de Vernon :
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 117-118.
Dans l’actuel département du Val-d’Oise, sur la commune de Saint-Martin-du-Tertre (à ne pas confondre avec Franconville-la-Garenne, dans le même département).
Voir notre étude, « Les réseaux franciscains de Madame Acarie », art. cit., p. 299.
104 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
« Le Père Vincent taschant plus que jamais de découvrir la volonté de Dieu, connut par le rapport de Frère Antoine, que la manière de vivre de la demoiselle flamande, qui le faisoit autrefois subsister par ses aumosnes, consistoit dans la troisième règle de saint François d’Assize : après une exacte recherche, il trouva celle qui a esté confirmée par Nicolas IV, dont la lecture ne luy donna pas une entière satisfaction, à cause du mélange des articles qui regardent l’estat séculier, parmy ceux qui concernent le régulier, auquel il vouloit s’attacher. Ayant visité plusieurs bibliothèques de Paris, il rencontra dans celle de M. Acarie, mary de Sœur Marie de l’Incarnation avant qu’elle entrast dans l’Ordre des carmélites, les commentaires du docteur extatique Denis Rikel, chartreux, sur la troisième règle de saint François 119. »
Ce texte comporte de précieux renseignements : la présence de Vincent Mussart dans la bibliothèque de Pierre Acarie démontre à nouveau qu’il a gardé des liens avec les cercles du Paris dévot. Par ailleurs, c’est un célèbre mystique flamand, Denys le Chartreux (1402/3-1471), auteur d’une Enarratio in tertiam regulam S. Francisci 120, qui l’introduit à la règle du Tiers-Ordre. Cette porte d’entrée à la règle franciscaine a profondément marqué notre réformateur, mais aussi l’ensemble de sa réforme. Quelques années plus tard, en 1606, Vincent Mussart publiera un ouvrage intitulé La Reigle de pénitence du Père séraphique saint François pour les religieux de son troiziesme ordre. Avec les déclarations des souverains pontiffes et les expositions de Denis Rikel dict le chartreux et aultres Pères de l’Ordre 121. On peut raisonnablement se demander si cette influence originelle de Denys le Chartreux n’explique pas le nombre
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 121-122.
Doctoris ecstatici D. Dyonysii cartusiani opera omnia in unum corpus digesta,
édition moderne en 44 volumes, Tournai, 1909, t. 38, p. 439-508. Selon D. A. MOUGEL, Denys Le Chartreux, 1402-1471, sa vie, son rôle, une nouvelle édition de ses ouvrages, Montreuil-sur-Mer, 1896, p. 83, une traduction française de ce traité a paru en 1620.
Paris, Nicolas du Fossé, [1606], 307 f°. Un exemplaire de cet ouvrage rarissime est conservé à la BFC.
proportionnellement plus important d’auteurs mystiques parmi les tertiaires réguliers que dans d’autres familles franciscaines.
3.2. Les débuts de la réforme du Tiers-Ordre régulier
Au moment même où Vincent Mussart découvre la règle du Tiers-Ordre — c’est-à-dire dans les années 1592-1593 —, de nouveaux compagnons se présentent : aux quatre premiers (Vincent Mussart, son frère François, Antoine Poupon et Jérôme Seguin), viennent s’adjoindre Bonaventure du Plessis, Yves de Pontoise, Jacques Litée de Coutances, Louis Bourdin de Paris, Nicolas Doucet de Saint-Brice, Ambroise Simon d’Eu, Archange Vignon de Paris, Pierre Goffier d’Argenteuil, Bernardin de Reims, Anselme de Paris et Ange Picart de Chalons. Nous devons ces noms à Jean-Marie de Vernon, lequel précise :
« Tous ont esté promeus depuis au Sacerdoce, excepté Antoine et Jacques ; tous les prestres aussi ont esté prédicateurs, à la réserve d’Archange & de Bernardin : mais tous sans exception vivoient dans une extreme pauvreté, dans des austeritez merveilleuses, &
dans une ferveur extraordinaire. Le Père Vincent enflammoit leur zèle par son exemple, & par ses instructions ravissantes 122. »
C’est alors que l’idée de réformer le Tiers-Ordre régulier se fait jour parmi les ermites de Franconville. À cette époque, il existe en France, et notamment en Normandie et en Picardie (Vernon, Les Andelys, Neufchâtel-en-Bray, Sainte-Barbe près de Louviers, Croisset près de Rouen, Bernay, Brassy), un certain nombre de couvents masculins du Tiers-Ordre régulier de fondation médiévale, mais dont il n’est guère possible d’apprécier la vitalité en cette période qui suit les guerres de Religion. En 1593, Vincent Mussart prend contact avec les religieux du couvent de Brassy, en Picardie, et son gardien, le père Hugues Gouin, l’admet dans le Tiers-Ordre régulier 123. Mais cela ne lui apparaît pas suffisant. Par la Bulle Ea est officii (1567), le pape Pie V a voulu réorganiser
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 122.
Ibid., t. 3, p. 125-6.
106 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
le Tiers-Ordre régulier, en l’assujettissant à l’Observance. Vincent Mussart s’adresse donc au ministre provincial des cordeliers de France parisienne, le père Julien Barbu 124, lequel l’oriente vers le couvent le plus proche de Franconville-sous-Bois, celui de Pontoise. Sept tertiaires réformés (Vincent et François Mussart, Jérôme Seguin, Bonaventure du Plessis, Antoine Poupon, Yves Le Clair, Jacques Litée) vont suivre une année de noviciat
sous la direction d’un cordelier de Pontoise, Jean Le Brun, et celui-ci les reçoit à la profession le 3 septembre 1595 125. Une
date importante, à l’évidence, pour la renaissance du Tiers-Ordre régulier en France.
Jean-Marie de Vernon nous apprend par ailleurs que le ministre général de l’Observance, Bonaventure Secusi de Caltagirone « ratifia toutes ces professions par des patentes signées de sa propre main, & des pères provincial custode, & deffiniteurs de
la province de France parisienne, & munies du grand sceau de l’Ordre en datte du 24 juin 1598 126 ».
Ibid., t. 3, p. 123. Sur Julien Barbu, provincial entre 1595 et 1598, voir notre étude, « Matériaux pour servir à l’histoire des Ministres provinciaux de France Parisienne (1517-1771) », dans AFH, t. 80, 1987, p. 360.
Formulaire de cette profession dans Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 123-4. Jean Le Brun est également mentionné par Jean-Marie de Vernon comme ayant reçu les premiers tertiaires séculiers à Franconville : « Le Père Jean le Brun, Gardien des Cordeliers de Pontoise, qui estoit Visiteur de nostre Congrégation Régulière en France devant que nous eussions pouvoir d’élire un Provincial de nostre Corps, donna commencement à la société des [tertiaires] séculiers, comme il avoit commencé l’establissement des réguliers en recevant la profession solemnelles du Père Vincent Mussart, & de ses six compagnons, après les avoir revestus du saint habit & dirigez durant leur Noviciat. En effet, le Père Jean Le Brun vint à Franconville exprez pour ce sujet. A l’instance de nostre Réfor-mateur il y celebra la Messe, à l’Offertoire de laquelle plusieurs séculiers firent entre ses mains les vœux convenables à leur condition, qu’il approuva & ratifia en bonne forme. » Ibid. t. 3, p. 197. « J’ay trouvé des originaux de plusieurs professions des personnes séculières en datte de 1599 et 1600 », indique Jean-Marie de Vernon à la page précédente. C’est sans doute à cette époque que J. Le Brun vient recevoir des professions à Franconville.
Ibid., t. 3, p. 124. Le mot « parisienne » est omis par Jean-Marie de Vernon, mais c’est bien de la province de France parisienne qu’il s’agit.
De fait, à cette époque, le ministre général, fortement engagé dans les pourparlers de paix entre la France et l’Espagne qui aboutiront à la Paix de Vervins (1598), réside souvent à Paris. Il en profite pour travailler à l’introduction de la réforme dans les provinces franciscaines au Nord de la Loire 127. En cette fin juin 1598, il préside le chapitre provincial de France parisienne qui se déroule à Paris, au monastère de l’Ave Maria, et au cours duquel il n’est pas seulement question de nos tertiaires réformés, mais des récollets et de leur implantation à Paris 128.
S’agissant de nos tertiaires réguliers, le ministre général ne se contente pas de ratifier les premières professions, il « concède le pouvoir au père Vincent d’admettre à l’habit & à la profession, les personnes qui en seroient capables, & d’ériger de nouveaux convens 129 ». Par cette ordonnance, le successeur de saint François accordait son autonomie à la jeune congrégation et l’autorisait à se développer. La voie était donc libre pour la réforme du Tiers-Ordre régulier.
3.3. Le couvent de Picpus
Pour leur première fondation après Franconville, en 1601, Vincent Mussart et ses compagnons choisissent de s’implanter au petit village de Picpus, sur la paroisse Saint-Paul, curieusement dans les bâtiments mêmes où Pierre Deschamps avait réuni ses premiers compagnons au début des années 1570 pour y vivre
« Sa mission devait rester secrète : c’est pour cette raison que le Pape lui confia la tâche de visiter les maisons de son ordre dans les Flandres et dans le Nord de la France, ce qui lui permettrait de se déplacer d’un côté et de l’autre de la frontière sans attirer l’attention », Agostino BORROMEO, « Clément VIII, la diplomatie pontificale et la paix de Vervins », dans Le Traité de Vervins, actes du colloque de Vervins réunis par Jean-François Labourdette, Jean-Pierre Poussou et Marie-Catherine Vignal, Paris, 2000, p. 336. L’action du ministre général est également mentionnée dans Bernard BARBICHE, « Le Grand Artisan du traité de Vervins : Alexandre de Médicis, cardinal de Florence, légat a latere », dans La Paix de Vervins, 1598, textes réunis par Claudine Vidal et Frédérique Pilleboue, Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne, s.l., 1998, p. 65-72.
Voir infra.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 124.
108 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
selon la réforme capucine 130. Pour la « congrégation gallicane du tiers ordre régulier », le couvent de Picpus va constituer son premier ancrage parisien et sa maison la plus importante ; les assemblées nationales et les chapitres provinciaux sont nombreux s’y dérouler. À l’occasion des avents et des carêmes, nos tertiaires réguliers, bien reconnaissables à leur habit couleur cendre, leur barbe et leurs sandales de bois, quittent le couvent de Picpus pour assurer la prédication dans les paroisses et les communautés féminines de la capitale.
Par ailleurs, les Parisiens connaissent bien ce couvent puisque c’est ici que les ambassadeurs des puissances catholiques, après avoir été rejoints par les « députez de Sa Majesté », font leur entrée officielle dans la capitale 131. Pour toutes ces raisons, nos religieux seront très souvent appelés « pénitents de Picpus », « Pères de Picpus », voire « picpuciens », et ce, bien loin de Paris 132.
Jean-Marie de Vernon, qui connaît bien les lieux (il y a fait profession), nous décrit avec précision ce couvent « fondé sous l’invocation de Nostre-Dame de Grâce » 133. L’église, dont la première pierre est posée en 1611, « n’est pas une basilique accompagnée de pilliers, d’arcades, ny d’arcs-boutans : c’est un bastiment commun, mais le mieux ajusté pour appliquer & unir l’esprit à Dieu que l’on se puisse imaginer. Les cinq chapelles
sont toutes d’un mesme costé [...]. On y voit plusieurs statues de la main du fameux sculpteur Gervais [sic] Pilon 134 que l’on
croiroit animées, si la parole ne leur manquoit pas. [...] Au dessus de la porte, & au dedans de la mesme église, on découvre trois statuës, de saint François en nostre habit 135, ayant un Ccrucifix
Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 206-210.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 202.
En Lorraine et en Franche-Comté, on préfèrera néanmoins l’appellation de Tiercelins.
On se souvient que Pierre Deschamps avait réuni ses premiers compagnons auprès d’une chapelle dédiée à Notre-Dame de grâces.
Pour Germain Pilon (connu depuis 1540-mort à Paris le 3 février 1590).
Le détail a son importance, quand on sait les difficultés rencontrées par les tertiaires réguliers pour obtenir ce droit. Voir « l’article X » dans Jean-Marie
à la main, de saint Louis à genoux [...] & de sainte Elizabeth de Portugal en la mesme posture [...]. Le chœur a esté rebasty l’an 1665 d’une manière qui le rend fort considérable, pour sa grandeur, son ajustement & sa clairté 136 ».
Notre auteur signale également le réfectoire où l’on « voit un tableau, non encore achevé [...], rare ouvrage du sieur le Brun » 137, mais également un « saint François portant nostre habit [qui] est aussi une excellente pièce ». La bibliothèque est installée dans « une longue gallerie pratiquée sur les chapelles de l’église avec une quantité de fenestres qui la rendent gaye & propre à l’estude attentive & au raisonnement, mais l’abondance & l’élite des excellens livres qui la remplissent, luy donnent son dernier lustre » 138. Enfin, les jardins du couvent, avec ses promenoirs « parfaitement bien plantez d’arbres, où le cœur se trouve embrasé de dévotion, autant que les yeux sont satisfaits », comporte aussi « des logements suffisans pour la retraite des religieux dans les jours qui leur sont prescrits par les statuts, & pour les séculiers qui demandent cette consolation, afin de penser à l’éternité sérieusement, & de réformer leur vie ». Cette dernière notation
DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 56-61 : « Les Pénitens peuvent justement donner leur habit aux images de saint François ». « C’est pourquoy les Eminentissimes Cardinaux de la Sacrée Congrégation des Rites ont sagement décrété le 2 jour d’Aoust 1659 que les Pénitens du Tiers-Ordre de France, ne pourront estre molestez ny inquietez aucunement dans la détention de leurs images de saint François [...]. Ces diverses sortes de vestures ne deshonorent point le Patriarche Séraphique : il luy est assez indifferent d’estre vestu en Cordelier, en Récolet, en Capucin, ou en Pénitent. On peut avoir cette pieuse pensée que ces différens habits luy sont agréables, parce qu’il considère seulement le zèle & l’intention de ses enfans qui prétendent à la gloire d’estre jugez tels par leurs Sectateurs : ils souhaitent avec raison qu’on les estime de sa famille, quand on les voit parez de ses livrées », p. 60.
Ibid., p. 203-204.
Tableau disparu, mais connu par une gravure de Louis AUDRIAN, Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 206.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 203.
110 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
montre que, dans ces sortes d’ermitage, les religieux pratiquent des retraites spirituelles et les font pratiquer à des séculiers 139.
3.4. Le couvent de Nazareth
À partir de 1630, le Tiers-Ordre réformé par Vincent Mussart dispose d’un autre établissement parisien, non loin du Temple, le couvent de Nazareth 140. Son histoire est liée à l’implantation à Paris de la branche féminine de la réforme, qui avait pris naissance de manière fort curieuse, en Franche-Comté, dans les années 1610. Une petite communauté de sœurs tertiaires, ayant mis la main sur l’édition de la règle du Tiers-Ordre avec les commentaires de Denis le Chartreux proposée par Vincent Mussart 141, n’avait de cesse d’entrer en relation avec les pères réformés par ce dernier et de se placer sous leur juridiction. Et
Sur cette question, voir Benedikt H. MERTENS, Solitudo seraphica. Studien zur Geschichte der Exerzitien im Franziskanerorden der Frühneuzeit (ca. 1600-1750), Kevelaer, Verlag Butzon & Bercker, 2008, 560 p. (« Franziskanische Forschungen » 49) et du même auteur, « Les Exercices spirituels dans l’Ordre franciscain à l’époque moderne (ca. 1600-1750) », Études franciscaines, nouvelle série, 2, 2009, p. 99-121.
Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p.211-215.
C’est par l’intermédiaire d’un colporteur que la fondatrice, Madame de Récy, fit l’acquisition de cet ouvrage : « Un jour que la sainte veuve sortoit de l’église, elle aperçut à la porte de la rüe un enfant chargé d’une balle pleine de livres de piété. Il s’avança pour la prier d’en choisir quelques uns. La beauté du petit colporteur la frappa. Mais sans y faire attention elle porta la main au hasard sur son magasin et ouvrit la règle de l’étroite observance du Troisième Ordre de saint François que le fameux Père Vincent Mussard venoit d’établir en France. Sa joye fut extrème, ses yeux dévorèrent avidement le premier chapitre qu’elle trouva parfaitement conforme à ses pieuses intentions, elle se hâta de trouver sa bource pour payer son marchand, et savoir de lui d’où venoit ce trésor, mais il avoit disparu, quelque empressement qu’elle eut de le trouver, ces recherches furent inutiles, elle resta persuadée que le jeune homme étoit un ange. » Histoire de Mesdames de Récy fondatrices Institutrices des Religieuses du troisieme ordre de St François dites en France de Ste Elisabeth et en franche Comté Tiercelines, ms. 082, (« fonds des élisabéthines » de la bibliothèque des frères mineurs, aujourd’hui conservé à la BFC), p. 54-55. Autres versions du même évènement dans la Relation de l’Etablissement des Religieuses de l’Observance du Troisième Ordre de sainct françois dans le comté de Bourgogne et le royaume de France, ms. 037 (« fonds des élisabéthines »), p. 29-30, et dans Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 366.
de fait, le 1er juin 1614, à l’occasion du chapitre national des frères réuni à Lyon, les sœurs étaient officiellement agrégées à la congrégation gallicane du Tiers-Ordre régulier 142.
Pour répondre à l’attente pressante d’un certain nombre de jeunes filles, on décide une implantation à Paris de ces sœurs que l’on appelle volontiers « tiercelines» en Franche-Comté. François Mussart (le frère de Vincent) se rend lui-même à Dole et en revient en compagnie de deux religieuses, dont Claire-Françoise de Besançon, la fille de la fondatrice de la branche féminine. En décembre 1615, les deux sœurs s’installent dans une maison située rue Neuve-Saint-Laurent (actuelle rue de Vertbois). Elles sont douze novices à prendre l’habit le 12 mai 1616, et neuf (dont une sœur et la belle-mère du réformateur) à faire profession l’année suivante, le 30 mai 1617. Dès le départ, la reine mère, Marie de Médicis, manifeste sa bienveillance à l’égard de la fondation. Le 24 mai 1616, avec Anne d’Autriche, elle assiste à l’entrée en clôture des sœurs, et se déclare à cette occasion la « fondatrice conjoinctement avec le Roy 143 » de ce monastère dédié à Notre-Dame de Nazareth.
Dès cette période, les religieuses ont bénéficié de l’assistance et du soutien des tertiaires réguliers. En témoigne un tout petit livre paru juste avant Noël 1619, et au titre un peu énigmatique :
Tablature spirituelle des offices & officiers de la couronne de Jésus, couchez sur l’estat royal de la creche, & payez sur l’espargne de l’estable de Bethleem. Réduits en petits exercices pour la consolation des ames dévotes qui s’addonnent à l’oraison 144. Son auteur, « un Père de la congrégation du Tiers Ordre saint François », a écrit l’ouvrage à l’intention des « vénérables religieuses, de saincte Elizabeth du tiers Ordre saint François, du dévot monastère de Nostre-Dame de Nazareth à Paris ». Il s’agit de l’édition d’un exercice spirituel sous forme de jeu déjà en usage au monastère au temps de Noël.
Ms. 037, déjà cité, p. 215-216.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 367-368.
Paris, D. Moreau, sd [1619], 155 p. Un exemplaire de cet ouvrage est conservé dans le « fonds des élisabéthines », à la BFC.
112 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
De même qu’au Louvre chacun reçoit un office pour servir le roi, de même, au pied de la crèche, chaque religieuse reçoit un petit billet sur lequel lui est indiqué son rôle auprès de l’Enfant Jésus.
Ainsi, à la moniale qui reçoit le billet intitulé « Berger qui récrée le petit Jésus avec son tabourin », il est proposé de pratiquer la mortification de la chair, c’est-à-dire de tanner sa peau comme celle d’un tambourin. En effet, selon le texte de saint Jérôme figurant sur le billet, « le tabourin n’a point de chair, ains des peaux, lesquelles avant que luy estre appropriées, sont fort mortifiées & estenduës. Il en faut faire de mesme de nostre corps, pour donner loüange agréable à Dieu ; car tandis que nous sommes charnels, nous ne sommes pas tambourins » 145.
Au dos du billet, quelques points de méditations sont proposés à la moniale pour son temps d’oraison. Dans le cadre de l’assistance des frères aux communautés féminines, les religieux franciscains de toute dénomination ont très souvent rédigé des ouvrages de spiritualité pour les moniales dont ils avaient la charge. Ce livre, qui fournit des modèles pour tous ces petits billets, nous montre que les tertiaires réguliers ont également rendu ce genre de service à leurs sœurs du Tiers-Ordre.
Nos « élisabéthines » — ainsi appelle-t-on à Paris les sœurs de la branche féminine du Tiers-Ordre régulier — ne vont rester qu’une quinzaine d’années en ce premier monastère : à partir de 1628, elles en font construire un beaucoup plus vaste de l’autre côté de la rue, et s’y transfèrent en 1631 (nous reviendrons plus loin sur cette communauté). Quant aux tertiaires réguliers, qui jusqu’ici ne disposaient que d’une petite maison adjacente au monastère, ils récupèrent les bâtiments, et les transforment en un véritable couvent 146, toujours sous l’invocation de Notre-Dame de Nazareth. Plus tard, grâce aux subventions du chancelier Séguier — officiellement considéré comme le fondateur du
Tablature spirituelle, op. cit., p. 33.
Même si, avant 1640, la maison ne portera officiellement que le titre d’Hospice pour ne pas froisser Picpus !
couvent —, ils feront construire un nouvel ensemble conventuel, dont il ne subsiste presque rien aujourd’hui.
Par la suite, les religieux de Nazareth ont continué à prendre en charge l’aumônerie des élisabéthines. À la fin de sa vie, Jean-Chrysostome de Saint-Lô (1594-1646), peut-être le plus fécond et le plus influent des mystiques normands, assure la confession
des moniales. Moins connu, Hyacinthe de Neufchâtel († 1675) assure le même office et dédie à Mère Marie de Saint-Charles 147,
la supérieure du monastère, son ouvrage intitulé La Psalmodie et Liturgie intérieure, sur les Perfections et les Grandeurs de Dieu, et sur tous les estats de la vie de Jésus-Christ, paru chez G. Josse, à Paris, en 1644. Beaucoup d’autres tertiaires réguliers, auteurs d’ouvrages mystiques, spirituels ou historiques, ont résidé au couvent de Nazareth 148 : Apollinaire de Valognes († 1646) y rédige une vie de sainte Élisabeth à la demande des élisabéthines 149 et Archange de Saint-Gabriel (1637-1700), de nombreux ouvrages, dont un commentaire de la règle du Tiers-Ordre 150.
Au cours du XVIIe siècle le couvent de Nazareth va croître en importance parce qu’il devient le cœur de l’une des provinces de la congrégation gallicane du Tiers-Ordre régulier. En 1613, les couvents français avaient été répartis en deux provinces, la France et l’Aquitaine. En 1639, la province de France est elle-
Fille de Madame de Maisons, à laquelle Jean-Marie de VERNON a consacré l’ouvrage intitulé La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, religieuse de sainte Claire à Verdun. Nommée dans le monde Madame de Maisons. Par un religieux du Tiers Ordre de saint François. Paris, M. Colombel, 1657, 395 p.
Raffaele PAZZELLI, « Bibliografia del Terz’ordine regolare di San Francesco in Francia », Analecta TOR, 23, n° 152, 1992, p. 67-88.
La Vie de saincte Elisabeth, fille du roy de Hongrie, duchesse de Turinge, & première religieuse du Tiers Ordre de saint François, recueillie par le R. P. Apollinaire de Vallognes, religieux pénitent dudit Ordre, de la province de Saint-Yves, Paris, G. Josse, 1645, 552 p. Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 382.
La Regle du Tiers Ordre de saint François d’Assise, expliquée selon son véritable esprit pour les personnes qui la professent dans le siècle, avec un exercice chrétien & intérieur pour une âme qui est dans l’état de pénitence, par le P. Archange, religieux pénitent du couvent de Nazareth, Paris, P. G. Le Mercier, 1703 (permission du provincial datée du 23 avril 1691).
114 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
même divisée en deux entités, la province Saint-François et la province Saint-Yves ; l’année suivante, un chapitre national réuni à Picpus confirme cette partition 151. La province Saint-François regroupe les couvents de Champagne, de Lorraine et d’une grande partie de la région parisienne (dont Picpus) ; la province Saint-Yves 152, les couvents de Normandie et d’une petite partie ouest de la région parisienne (Courbevoie, Meulan). Enfin, l’ancienne
province d’Aquitaine, dite Saint-Louis-et-Saint-Elzéar, rassemble toutes les maisons situées au sud de la Loire 153. Pour des raisons
qui nous sont inconnues (mais peut-être tout simplement pour équilibrer les « poids » respectifs des deux premières provinces 154), le couvent parisien de Nazareth et le monastère des élisabéthines sont attribués à la province Saint-Yves. Cette situation fera l’objet de très longues controverses entre les frères de la province de Normandie et ceux de la province Saint-François 155.
Les ministres provinciaux de Saint-Yves résident habituellement à Nazareth et y réunissent les assemblées capitulaires. Parmi ces religieux, figurent plusieurs auteurs spirituels : Irénée d’Eu (1597-1659), provincial en 1647, et confesseur pendant vingt-
cinq ans du chancelier Séguier ; ou encore Paulin d’Aumale, à deux reprises au moins ministre provincial (en 1677 et 1685 156),
Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1640, t. 28, p. 575-576, no XVI.
Sur cette province, voir les recherches en cours de Bernadette CHAIGNET-SORTAIS, à commencer par sa « Contribution à l’étude des sceaux franciscains : les pénitents du Tiers-Ordre régulier, province de Normandie, XVIIe-XVIIIe siècles », Études franciscaines, nouvelle série, 6, 2013, p. 139-173.
En 1663, cette province est elle-même divisée en deux : Saint-Elzéar pour les couvents d’Aquitaine, et Saint-Louis pour ceux du Lyonnais.
En 1680, chacune des provinces compte 17 communautés masculines et un monastère (Nancy pour la province Saint-François et Paris pour la province Saint-Yves). Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1680, t. 32, p. 597-598, n° IV. Les deux provinces disposaient chacune d’un couvent masculin à Paris.
Nombreux factums imprimés sur le sujet à la bibliothèque Mazarine.
Nous repérons sa trace dans le « fonds des élisabéthines » : Le 26 juillet 1677, il donne son approbation au cérémonial du monastère (ms. 042). Le 16 mai 1685, il approuve les constitutions (ms. 040).
dont les Traités spirituels, restés manuscrits, ont été précieusement conservés par les moniales franciscaines 157.
3.5. Le couvent de Belleville
Troisième couvent parisien de tertiaires réguliers, Belleville ne peut véritablement se comparer aux deux grands établissements que sont Picpus et Nazareth. En 1638, cette petite communauté de la province Saint-François s’implante en ce faubourg qui, au spirituel, dépend de la paroisse Saint-Merry. Jean-Marie de Vernon nous apprend que « Jean Bordier, argentier de l’escurie du Roy, & sa chère épouse M. Marie Bricard [...] ont donné à nos Pères un enclos spatieux, bien planté, arrosé de fontaines & assorti de bastimens fort logeables & de tout ce qui est nécessaire à un establissement régulier [...]. On y a basty depuis peu une église dévote, où les intentions des fondateurs sont fidellement executées ; ils n’ont eu devant les yeux en ce dessein que la pure gloire de Dieu, qui s’est servy pour leur inspirer du père Machaire de Paris 158, religieux de nostre Ordre, autrefois provincial de la province de Saint-François, appellé dans le monde Nicolas Doüaire, neveu de M. Bordier nostre Fondatrice 159 ».
C’est donc grâce à leur réseau familial que les tertiaires réguliers s’implantent à Belleville. Ce petit couvent s’apparente à beaucoup d’autres fondations de nos religieux, dans les petites villes ou les faubourgs. Ils peuvent à la fois y jouir d’un peu de tranquillité et renforcer un équipement pastoral encore incomplet. De ce point de vue, les très imposantes maisons de Picpus et de Nazareth, comptant chacune plusieurs dizaines de religieux, font figure d’exceptions.
Traités spirituels du Rd Père Paulin d’Aumalle, religieux du couvent des Pères de Nazareth, ancien provincial de sa province, ms. 1 du « fonds des élisabéthines », BFC. L’ouvrage, présenté comme perdu dans le Dictionnaire de spiritualité (5, col. 1647 et 12, col. 588) a été retrouvé depuis.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 244.
Ibid., p. 228-229.
116 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
4. Les récollets
On se souvient qu’au chapitre général de l’Observance qui s’était tenu au Grand couvent des cordeliers en 1579, participaient des Riformati d’Italie et des « deschaus & recollects d’Espagne ». Dès la fin du XVe siècle et tout au long du siècle suivant, dans ces deux pays méditerranéens, l’Observance franciscaine a secrété des mouvements encore plus radicaux, une « stricte observance », mais, à la différence des capucins, ces réformes n’ont finalement pas quitté le giron de l’Ordre. Ainsi en 1579, les provinces réformées envoient normalement des « vocaux » (délégués) au chapitre général.
Cette stricte observance franciscaine ne pénètre que tardivement en nos régions, alors travaillées par les conflits religieux. Dans les années 1580, quelques couvents de « récollection » s’implantent en Auvergne et Limousin au sein de la province observante d’Aquitaine ancienne 160 . Plus au nord, on assiste plutôt à des démarches individuelles qui conduisent certains cordeliers à rejoindre les capucins, et d’autres à partir se réformer en Italie. La situation va changer à partir de 1597, lorsque le ministre général de l’Observance, Bonaventure Secusi de Caltagirone 161, sous la pression de religieux résolus à partir « pour chercher la réforme ailleurs » 162, prend lui- même en main le dossier de la réforme dans les provinces de cordeliers de la moitié nord de la France. À cette époque, comme nous l’avons dit, le ministre général réside souvent à Paris. Dans chaque province, il choisit un couvent qu’il affecte aux religieux qui désirent se réformer : Verdun, pour la province de France, Nevers, pour la France parisienne et La Baumette (près d’Angers)
Fidèle DURIEUX, « Les Origines des Récollets d’Aquitaine (1583-1635) », Études franciscaines, ns.,7, 1956, p. 189-203. Sur la réforme récollette dans son ensemble, voir désormais Les Récollets. En quête d’une identité franciscaine, Caroline GALLAND, Fabien GUILLOUX, Pierre MORACCHINI (dir.), à paraître en 2014 aux Presses Universitaires François-Rabelais (Tours).
Élu le 5 juin 1593, au chapitre de Valladolid, en fonction jusqu’au 20 mai 1600.
Charles RAPINE, Histoire générale de l’origine, op. cit., p. 714.
pour la Touraine pictavienne 163. C’est à partir du couvent de Nevers, actif dès septembre 1597 164, que les récollets de France parisienne vont essaimer (Montargis en 1599 et La-Charité-Sur-Loire en 1602), et finalement s’implanter à Paris 165.
4.1. Aux origines de l’établissement des récollets à Paris
Dès juin 1598, lors du chapitre provincial de l’Ave Maria présidé par Bonaventure de Caltagirone, on décide le principe d’une implantation récollette à Paris 166, mais sa mise en œuvre est particulièrement longue à venir 167. En 1600, les récollets, « venus de Nevers et de Montargis », résident « quelque temps au Sépulchre en la ruë sainct Denys », mais ils paraissent « sans lieu et retraite asseurée » 168. D’ailleurs, lorsque les frères réformés de La Baumette, en conflit avec leur province observante, viennent plaider leur cause au Parlement de Paris (en 1600-1601), ils sont
Verdun passe également à la réforme en 1597. Quant au couvent de La Baumette, il est cédé aux récollets lors du chapitre provincial de Touraine pictavienne qui se tient à Ancenis en 1598.
En 1598, François du Tremblay, futur père Joseph, entreprend de se rendre
la Grande Chartreuse, mais son cheval refuse de dépasser Nevers. C’est alors que le jeune homme entre en contact avec les récollets de la ville. C’est pourtant chez les capucins qu’il demande à entrer quelques mois plus tard. Benoist PIERRE, Le Père Joseph, l’éminence grise de Richelieu, Paris, 2007, p. 56.
Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii Fratrum Minorum Recollectorum in Gallia Venerando Patre Placido Gallemant eiusdem Provinciæ Diffinitore. Châlons-en-Champagne, H. Geoffroy, 1649. Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique de la province des récollets de Paris sous le titre de saint Denys en France, depuis 1612 qu’elle fut érigée jusques en l’année 1676..., Paris, D. Thierry, 1677, 172 p.
Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 121.
Voir notre étude, « Quand le témoin réplique à l’historien... Notes sur les origines des récollets de France parisienne (1597-1612) », Écrire son histoire. Les Communautés régulières face à leur passé, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2005, p. 461-478.
Dom Jacques DU BREUL, Les Antiquitez de la ville de Paris..., éd. revue et augmentée par Claude Malingre, Paris, Rocolet, 1640, p. 656. J. Du Breul dit s’être documenté directement auprès du gardien du couvent parisien, le père Michel Quillet (lequel est de fait gardien entre 1610 et 1612). C’est ce qui explique sans doute la relation extrêmement précise concernant les débuts des récollets en France qui précède l’histoire du couvent lui-même.
118 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
hébergés à l’Ave Maria 169. C’est la preuve que les religieux parisiens ne disposent pas encore d’un véritable couvent. Finalement, le 4 décembre 1603, le tapissier Jacques Cottard et sa femme Anne Gasselin donnent aux récollets une maison du faubourg Saint-Laurent qu’ils occupent déjà depuis un certain temps. Le caractère provisoire de cette fondation s’explique sans doute par le fait que nos religieux ont longtemps espéré ne pas avoir à créer ex nihilo un nouvel établissement. Ils voulaient tout simplement « réformer » le Grand couvent des cordeliers et ont donc cherché
s’en emparer. Divers témoignages sur cette période de troubles nous sont conservés. Ainsi Nicolas de La Chau, cordelier du Grand couvent, signale qu’en « l’an 1602 les observantins tentèrent encore contre les cordeliers & le convent de Paris, & firent venir un commissaire apostolique pour visiter & réformer lesdicts cordeliers, lesquels s’opposèrent à ses efforts, & fut contraint ledit commissaire, appelé Nathanaël, de se retirer avec ses patentes 170 ». Ici, les « observantins » en question ne sont autres
Plaidoier pour les religieux réformés du convent de la Balmette, les Angers, s.l.n.d. (début XVIIe siècle), BnF, factum imprimé, 8° Fm 1576, p. 46. Les récollets s’opposent au ministre provincial de Touraine pictavienne, Louis Benedicti, qui veut les expulser de La Baumette. Nathanaël Le Sage relie très étroitement les difficultés que connaissent ces récollets à l’élection du nouveau ministre général : les « Reformez se sont maintenus en France » jusqu’à l’élection « d’un nouveau général ; lequel comme les Observantins ont estimez n’estre trop bien affectionné
la Réforme, aussitost ilz ont commencez à molester lesdicts Reformez, voire
jusques à attenter de les expulser de leurs Convents par force, & violence ; comme ilz entreprirent de faire d’un Convent près de la ville d’Angers appellé la Basvette, jusques à rompre les portes... », Traicte de la Reformation de l’ordre du seraphic Père
François, op. cit., p. 37-38.
Manuel du repos de conscience, pour les trois grandes provinces de ce royaume, France, Touraine, & Sainct-Bonaventure, depuis le temps de saint François tousiours conventuelles, avec le convent de Paris jusques auiourd’huy. Par le R. Père F. Nicolas DE LA CHAU, Professeur en Théologie de la faculté de Paris, Docteur es Langues, Conseiller, et Prédicateur ordinaire du Roy, et Vicaire général des Pères Conventuels en France, 1622, p. 77-8. De quelles patentes s’agit-il ? Henri IV multiplie alors les gestes de soutien à l’égard des récollets. Nathanaël Le Sage a raconté son entrevue avec le roi à Montceaux entre le 21 août et le 5 septembre 1602. Henri IV lui a déclaré au sujet des religieux réformés : « Ayez en bon soing, je vous ayderay. » Nathanaël LE SAGE, Traicte de la Reformation de l’ordre du seraphic Père S. François, op. cit., p. 42-43.
que les récollets 171, et leur meneur, le père Nathanaël Le Sage, que nous avons déjà rencontré en évoquant la réforme capucine, et qui, depuis avril 1601, est « commissaire apostolique des récollets français ». C’est également dans le cadre d’une nouvelle tentative de prise de contrôle du Grand couvent par les récollets qu’il faut situer un important conflit entre cordeliers et religieux réformés en 1603-1604 ainsi que la visite du ministre général destinée à rétablir la concorde parmi les frères (printemps 1604) 172.
En désespoir de cause, les récollets vont donc se rabattre sur leur fondation du faubourg Saint-Laurent, mais, manifestement, certains d’entre eux chercheront à transposer dans ce nouvel établissement quelque chose du Grand couvent, et notamment son statut « supra-provincial ». Il faut se rappeler en effet que le gardien de cette lourde institution 173 était choisi dans l’une des trois anciennes provinces conventuelles (France, Touraine, Saint-Bonaventure) et que son discrétoire comprenait des représentants des autres provinces (y compris celles issues des anciennes vicairies observantes, comme la France parisienne). Tout en ne dépendant juridiquement que du ministre général de l’Ordre, le Grand couvent restait la « propriété commune » de tous les cordeliers français.
Depuis 1603, les récollets de France parisienne, comme ceux de la province de France (c’est-à-dire les religieux issus du couvent de Verdun), bénéficient d’une certaine autonomie au sein de leur province respective, et se constituent en custodie. Lors de la fondation du couvent du faubourg Saint-Laurent, plusieurs
À cette époque, les récollets sont souvent appelés « observantins réformés ». Voir, par exemple, P. PÉANO, « Les Chroniques et les débuts de la réforme des Récollets dans la province de Provence », AFH, 65, 1972, p. 218-219.
Nombreuses allusions à la situation dans la Correspondance du Nonce en France. Innocenzo Del Bufalo, évêque de Camerino (1601-1604), Bernard BARBICHE (éd.), Rome, 1964, 829 p. (Acta Nuntiaturæ Gallicæ, 4). Voir aussi L. BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent de Paris, op. cit., p. 139 et B. DOMPNIER, « Les Enjeux de l’édition française des Chroniques de frère Marc de Lisbonne », art. cit., p. 185-209.
Laure BEAUMONT-MAILLET, Le Grand Couvent des Cordeliers, op. cit., p. 82-89.
120 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
religieux de la custodie de la province de France et notamment leur premier custode, le père Florent Boulanger 174, vont vouloir « rendre ceste maison de paris commune 175 ». Pour ce faire, ils interviennent auprès des donateurs, s’installent dans le couvent parisien, et se retrouvent face aux frères de la custodie de France parisienne. C’est un peu la vieille rivalité entre les provinces de France et de France parisienne qui se manifeste à nouveau, par custodies récollettes interposées. Pour départager ces frères ennemis, Nathanaël Le Sage, qui a autorité sur l’ensemble des récollets français, choisit dans un premier temps comme supérieur de la communauté de Paris un récollet de la custodie Saint-Antoine en Dauphiné (la future province Saint-François de Lyon), Laurent Guay de Saint-Sixte 176.
En 1603-1604, ce religieux se trouve donc à la tête du couvent parisien, où résident des religieux des différentes custodies françaises, et en tout cas certainement de celles de France et de France parisienne. Pour des raisons que l’on ignore en partie (mais sans doute des conflits entre les religieux), Nathanaël Le Sage, par l’intermédiaire du cardinal Arnaud d’Ossat (grand
Ce cordelier de la province de France avait fait profession en 1575 au couvent de Beauvais, à l’âge de 16 ans ; désirant se réformer, il avait suivi un itinéraire assez classique à l’époque : il était passé par Rome et avait effectué un séjour en Aquitaine avant de rejoindre un couvent réformé de sa province. En 1600, il se trouve déjà à Verdun et c’est là qu’en compagnie de plusieurs cordeliers, eux-mêmes issus de la province de France, il renouvelle sa profession le 13 janvier 1602, et passe officiellement dans la réforme récollette.
Suivant le témoignage de Denis Le Tellier († 1649), l’un des sept premiers religieux de France parisienne à avoir rejoint le couvent de Nevers. Pierre MORACCHINI, « Quand le témoin », art. cit., p. 470.
Natif du Forez, « venu de la famille [c’est-à-dire de l’Observance] où il avait pris l’habit en 1589 et la réforme en 1601 » (Archives départementales du Rhône, 10 H 15), Laurent Guay de Saint-Sixte est connu pour avoir exercé des responsabilités dans sa custodie puis dans sa province (custode entre 1611 et 1615 et provincial de 1622 à 1625), mais seul le témoignage de Denis Le Tellier nous révèle cet intermède parisien dans son parcours franciscain. Pierre MORACCHINI, « Quand le témoin », art. cit., p. 470. Voir aussi Frédéric MEYER, Pauvreté et assistance spirituelle, les franciscains récollets de la province de Lyon aux XVIIe et XVIIIe siècles, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1997, p. 35, 104, 106, 120, 307.
protecteur des récollets 177), obtient du pape un bref attribuant le couvent parisien à la seule custodie de France parisienne. Laurent Guay de Saint-Sixte doit naturellement quitter les lieux, mais il est probable que les religieux issus de la custodie réformée de France sont également priés de partir. Il n’est donc pas étonnant de voir le père Florent Boulanger s’investir aussitôt après dans la fondation du couvent voisin de Saint-Denis 178. Au cours de cette entreprise de longue haleine, nous voyons intervenir une célèbre connaissance du religieux récollet, Madame Acarie :
« J’ai appris du Révérend Père, Florent religieux récollet — témoignera dans les années 1630 Nicolas Le Fèvre de Lezeau au cours du procès de béatification de Madame Acarie —, qu’incontinent après l’établissement de leur couvent en cette ville de Paris au faubourg Saint-Laurent, il fut employé pour procurer l’établissement d’un autre couvent dudit Ordre en la ville de Saint-Denis en France ce qui se rendait de jour en jour plus difficile à cause des diverses oppositions et empêchements qui y survinrent 179. En sorte qu’il tenait l’affaire impossible et sur cette opinion l’abandonnait. Il se résolut de s’en aller à Verdun. Comme il prenait congé de ladite Sœur Marie de l’Incarnation, qui était encore en état de mariage, elle lui dit : “Mon Père, revenez hardiment, car votre affaire de Saint-Denis se fera”. Ce bon Père avait grande opinion et estime en la sainteté de cette demoiselle pour avoir conversé avec elle plusieurs fois d’affaires qui tendaient à l’avancement de la gloire de Dieu. Et ainsi il fit son voyage et pendant celui-ci il ne douta plus que l’affaire ne se dût faire. Et
Assez nombreuses mentions favorables à la réforme récollette dans la correspondance du cardinal d’Ossat (1536-1604). Amelot DE LA HOUSSAIE,
Letres [sic] du Cardinal d’Ossat, II, p. 665-666.
Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 132-135.
Placide GALLEMANT ne dit rien de ces difficultés, mais la chronologie traduit à elle seule la lenteur de cette fondation : c’est en 1605 que Florent Boulanger est autorisé à s’établir à Saint-Denis, mais la première pierre de l’église n’est posée que le 11 février 1607. Ibid., p. 132.
122 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
lui étant de retour à Paris quelque temps après il travailla à cette affaire si heureusement que ce couvent fut établi 180. »
S’agissant du couvent parisien, l’érection de la province récollette de Saint-Denis par le chapitre général de 1612 change naturellement la donne. Cette nouvelle entité provinciale réunit en effet les récollets de France, de France parisienne et, provisoirement, ceux de Touraine pictavienne 181 ; les rivalités entre religieux de France et de France parisienne disparaissent-elles pour autant ? Rien n’est moins sûr. Le chapitre général aura la sagesse de nommer comme premier ministre provincial un angevin, le père Jacques Garnier de Chapouïn, le réformateur du couvent de La Baumette. Mais manifestement, le sort du couvent parisien continue de poser problème. Le 15 novembre 1614, un accord concernant ce couvent est signé, en présence du ministre provincial, par les définiteurs issus des deux ex-custodies 182. Avec la disparition des premières générations de récollets, ce conflit originel s’éteindra définitivement ; il ne sera pas même mentionné dans la célèbre Histoire chronologique de la province des récollets de Paris sous le titre de saint Denys en France que l’on doit au père Hyacinthe Le Febvre et qui paraît en 1677.
4.2. Le couvent du faubourg Saint-Laurent
Implanté le long de la rue du faubourg Saint-Laurent, pratiquement en face de l’église paroissiale, et non loin de la foire Saint-Laurent (à l’emplacement de l’actuelle gare de l’Est), le couvent se compose à l’origine de la maison offerte par les époux Cottard 183 et d’une petite chapelle consacrée le 19 décembre
Archives Secrètes du Vatican, RITI 2236, f° 419 r°-v°. N. Le Fèvre de Lezeau (1581-1680, conseiller d’État, auteur d’une vie de Michel de Marillac) poursuit : « ...lesquelles choses m’ont été dites mot à mot par ledit révérend père Florent étant au lit malade dans ledit couvent de Saint-Laurent peu avant son décès ». Le récollet meurt le 25 décembre 1630.
En 1619, l’ex-custodie de Touraine pictavienne est érigée en province sous le titre de Sainte-Marie-Madeleine.
Archives départementales des Yvelines, 51 H 2, 6e liasse.
Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 123.
1604 184. Mais l’accroissement des effectifs, et notamment la présence de novices à partir de 1606, nécessitent des bâtiments beaucoup plus vastes. Sur un terrain offert par Henri IV, et grâce à des aumônes fournies par Marie de Médicis, on construit un véritable ensemble conventuel, avec une église dédiée à l’Annonciation le 30 août 1614. Par la suite, au moins à deux reprises, les bâtiments subissent des modifications : en 1637, sous le provincialat du père Ignace Le Gault, un cloître en pierre de taille remplace une construction en bois, tandis que l’on voit apparaître « un nouveau chapitre & une belle bibliothèque ». Enfin, à partir de 1676, de nouveaux bâtiments sont édifiés, et d’autres sont agrandis, comme le chœur des religieux.
Ces constructions, bien que considérablement transformées, ont en partie subsisté jusqu’à nos jours. L’ordonnance intérieure de l’église paraît difficile à reconstituer. L’édifice comporte toujours une nef unique, mais les cinq chapelles qui s’ouvraient sur le flanc sud ont disparu. Le chœur des religieux se trouvait, semble-t-il, en arrière du maître-autel, à l’étage (suivant la tradition des églises récollettes) et communiquait par deux baies avec le sanctuaire, dispositif aujourd’hui disparu. Les tableaux du cycle de saint François qui décoraient la nef sont actuellement conservés dans l’église Saint-Jean-Saint-François, l’ancienne chapelle des capucins du Marais. Ils ont été réalisés vers la fin des années 1670 par le plus célèbre des peintres récollets, Claude François, en religion frère Luc (1614-1685), profès du couvent de Paris, élève de Simon Vouet et collaborateur de Nicolas Poussin 185.
Jean-Pierre WILLESME, « Les Récollets du faubourg Saint-Martin (ou Saint-Laurent) », Cahiers de la Rotonde (Commission du Vieux Paris), 15, 1994, p. 21-55.
Marie-Thérèse LAUREILHE, « Le Frère Luc (1614-1685), récollet, peintre de saint François », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, année 1982 (1984), p. 49-57. Jean-Jacques DANEL, Frère Luc, peintre et récollet, 1615-1685, mémoire de maîtrise en histoire de l’art, Rennes II, 2000, 125 p. Frère Luc : un peintre, un religieux, un voyageur, hors-série Du pays sézannais, n° 13, 2012, 87 p. Les Couleurs du Ciel, op. cit., p. 334-335. Ces tableaux viennent de bénéficier d’une campagne de restauration.
124 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
L’effectif du couvent ne nous est pas connu sur l’ensemble de la période étudiée : en 1631, l’historien récollet Charles Rapine, qui vit à Paris, déclare que, dans cette maison, « le nombre est sans nombre pour la multitude des Frères hostes & des Frères malades des autres convents voisins & plus pauvres » 186. Vers 1650, le couvent compte une soixantaine de récollets, dont
une trentaine de prêtres, douze frères laïcs, et pour le reste, des novices et des religieux de passage 187. Par ailleurs, on sait que le
réfectoire dispose de quatre-vingt places 188.
Ces quelques indications chiffrées concordent avec ce que nous savons par ailleurs des fonctions que remplit le couvent parisien. « Cette sainte maison, qui est comme le cœur de la province 189 », accueille la plupart des chapitres provinciaux de la province Saint-Denis et sert de résidence au ministre provincial. En 1619, les administrateurs du tout proche hôpital Saint-Louis font appel à nos récollets pour qu’ils assistent spirituellement « ceux qui estoient malades de la Contagion dans cet hospital [...] ; & comme ces bons religieux administroient nuit & jour les Sacremens aux pauvres malades, peu de jours après leur entrée, le Révérend Père Grégoire Luet fut frappé de la peste, & décéda le cinquième septembre 1619 avec des marques d’une vertu & piété singulière 190 ». La plupart des religieux prêtres étant prédicateurs, on les voit assurer leur office en l’église Saint-Laurent, mais aussi dans bien d’autres paroisses et communautés parisiennes. En 1677, l’annaliste récollet Hyacinthe Le Febvre énumère toutes les stations d’avent et de carême ainsi que les octaves du Saint-Sacrement prêchés à Paris et dans les cathédrales du Royaume par les pères Charles Rapine († 1648), Ignace Le Gault († 1653), Jean Damascène Le Bret († 1691), ou encore Côme Du Bosc († 1699), pour nous en tenir aux noms les plus connus. Parmi
Charles RAPINE, Histoire générale de l’origine, op. cit., p. 720.
Placide GALLEMANT, Provincia Sancti Dionysii, op. cit., p. 127.
Jean-Pierre WILLESME, « Les Récollets du faubourg Saint-Martin », art. cit., p. 29.
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 70.
Ibid., p. 120-121.
les prédicateurs ayant résidé au couvent parisien, on trouve bien entendu Archange Enguerrand (1631-1699). En 1677, le « bon franciscain » confident de Madame Guyon, lui-même grand auteur spirituel, a déjà prêché « un advent à Saint-Barthélémy, un carême à Saint-Sulpice, un à Saint-Jacques-de-la-Boucherie, un à Saint-Germain-de-l’Auxerrois, un à Saint-Paul, un à Saint-
Séverin, un à Saint-Gervais, une octave à Saint-Eustache, une à Saint-Médéric 191, une à Saint-Sulpice 192 ».
Au cours du XVIIe siècle, de nombreux autres écrivains récollets ont séjourné au couvent du faubourg Saint-Laurent. Mentionnons ici le normand Artus du Monstier († 1662), auteur d’un célèbre Martyrologium Franciscanum (1638), mais aussi d’un Sacrum Gynecæum (1657), c’est-à-dire un martyrologe exclusivement féminin 193.
Enfin il ne faut pas oublier que des récollets de la province
Saint-Denis ont été envoyés comme missionnaires en Nouvelle France 194 (en 1615-1629, puis après 1670) et que d’autres
ont accompagné les armées royales en qualité d’aumôniers militaires 195. Dans l’un et l’autre cas, le couvent parisien a joué un
rôle important dans la désignation et la formation des religieux appelés à ces missions particulières.
4.3. La résidence du faubourg Saint-Germain
Un peu comme à l’Ave Maria, les moniales récollettes de la rue du Bac ont bénéficié de l’assistance d’une petite communauté de récollets, logée dans une maison adjacente au monastère, rue de la Planche (actuelle rue de Varenne). Nous reviendrons plus loin sur l’histoire de ce monastère féminin et sur son passage
C’est-à-dire Saint-Merry.
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 109.
Voir notre étude, « Artus du Monstier : un Cordelier devenu Récollet », AFH, 94, 2001, p. 199-208.
Voir Caroline GALLAND, Pour la gloire de Dieu et du Roi. Les récollets en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Le Cerf, 2012, 528 p.
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 137-148.
126 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
dans l’ordre de l’Immaculée Conception (1663). Le groupe de récollets (moins d’une dizaine de religieux ?) ne semble pas s’être
constitué dès l’arrivée des moniales (1637), mais seulement dans les années 1650 196. Hyacinthe Le Febvre, à la fin de la notice
qu’il consacre au monastère, donne la liste des confesseurs, et qualifie le troisième, Antonin Baudron, de « premier supérieur des religieux 197 ». En 1664, cette communauté de récollets est incluse dans la liste des couvents de la province Saint-Denis. Là encore, comme à l’Ave Maria, le confesseur des moniales fait fonction de gardien.
Outre le confesseur, cette communauté de récollets compte des prédicateurs et un religieux chargé de la congrégation du Tiers-Ordre séculier établi auprès du monastère. Une fois passées dans l’ordre de l’Immaculée Conception, les nouvelles conceptionistes instituent une octave de prédication précédant le 8 décembre. Les récollets font partie des prédicateurs retenus, mais on y trouve aussi bien des jésuites, des cordeliers de France parisienne, des augustins ou des carmes. Ainsi, en 1695, le premier à prêcher est le père Archange Enguerrand, alors gardien du couvent du faubourg Saint-Laurent ; on trouve ensuite un bénédictin, un feuillant, un « récollet de la maison », un doctrinaire, un autre feuillant, un autre récollet (le père Cassien Fouquet, † 1718), et enfin un théatin 198.
La communauté des récollets du faubourg Saint-Germain comprend également des frères quêteurs. On les mentionne lors de certaines assemblées provinciales, lorsqu’il s’agit de délimiter les territoires de quête attribués aux couvents de Paris et de Saint-Denis, ainsi qu’au monastère du faubourg Saint-Germain. Un décret, voté lors du chapitre de 1654, et intitulé « Pour les
En 1658, une réunion du définitoire signale que le vicaire général de Monsieur de Verneuil vient de donner la permission d’ériger un hospice. Hyacinthe LE FEBVRE, Ibid., p. 56. Mais la communauté existe bien avant cette date.
Hyacinthe LE FEBVRE, op. cit., p. 154. Il n’indique malheureusement aucune date.
BnF, 4°Lk7 6743. À partir de 1665, les noms des prédicateurs figurent dans la brochure consacrée à l’avent.
questeurs des récollettes », stipule que « tout le fauxbourg Saint-Germain a esté cédé au monastère des recolettes, avec défenses de faire aucune queste hors ledit fauxbourg, excepté les Halles & les Boucheries, après que les questeurs de Paris [c’est-à-dire les quêteurs du couvent du faubourg Saint-Laurent] y auront esté, sous peine de discipline, & autre plus grande, à l’arbitrage du Révérend Père provincial 199 ».
Dans ce même quartier du faubourg Saint-Germain, signalons à partir de 1652, et sans doute jusque dans les années 1660, une petite résidence destinée à des récollets « hibernois », c’est-à-dire irlandais 200. Cette maison servait de base arrière pour des religieux, persécutés dans leur pays, mais toujours désireux d’y retourner comme missionnaires. C’est ici probablement que meurt le 26 mai 1661, un célèbre théologien scotiste, Joannes Poncius 201 (Ponce, Punch), venu à Paris pour superviser l’édition de ses œuvres 202.
5. Les implantations féminines au XVIIe siècle
Pour des raisons de clarté, nous avons choisi de traiter ensemble des communautés féminines franciscaines fondées au XVIIe siècle, quoique la plupart d’entre elles auraient pu tout aussi bien être évoquées en même temps que leur pendant masculin. En effet, seuls deux couvents (les tertiaires régulières de la Conception Notre-Dame, rue Saint-Honoré, et les Filles Anglaises, rue de Charenton) se trouvent sous l’autorité de l’archevêque de Paris. Tous les autres dépendent juridiquement soit de l’Observance, soit des capucins.
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 55.
Eodem anno 1652 aperitur Parisiis residentia pro fratribus Hibernis, superior assignato P. Georgio Dillon, uti legimus apud Franciscan Tertiary, VIII 321.
Annales Minorum, an. 1652, t. 30, n° XLVIII, p. 10. Voir aussi, D. ANGER, Les Dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1906, I, p. 10.
Luc WADDING, Annales Minorum, an. 1661, t. 31, p. 47, n° LXIV.
Né à Cork en 1603, Jean Ponce, professeur à Saint-Isidore, « mourut vers 1660 à Paris, où il s’était rendu pour corriger l’édition de ses œuvres ». Alexandre BERTONI, Le Bienheureux Jean Duns Scot. Sa vie, sa doctrine, ses disciples, Levanto, 1917, p. 512.
128 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
5.1. Les capucines
Cas unique parmi les communautés franciscaines parisiennes, le monastère des clarisses capucines, dites Filles de la Passion, ne résulte pas d’un essaimage, mais d’une création pure et simple 203. Fondées à Naples par Maria-Laurence Longo dans les années 1535, des moniales ayant adopté la règle de sainte Claire entendaient vivre sous la juridiction des frères mineurs capucins. Or, ceux-ci se refusaient à prendre en charge des monastères de femmes. Il fallut plusieurs interventions pontificales pour que les capucins acceptent la direction spirituelle de ces premières communautés de capucines 204.
En France, dans un contexte déjà évoqué de « profonde vénération pour ces pauvres capucins, de telle manière que l’on parloit de nos Pères comme des modelles sur lesquels [on devait] se conformer », il n’est pas étonnant que des femmes aient souhaité s’inspirer de l’expérience napolitaine. Louise de Lorraine, la veuve du roi Henri III, désire la première fonder un monastère de capucines à Bourges, mais c’est seulement après la mort de la reine (1601), que sa belle-sœur, Marie de Luxembourg, duchesse de Mercœur, permet la mise en œuvre de ce projet, tout en le modifiant, puisque c’est à Paris que les capucines vont s’établir. Là encore, la principale difficulté provient des capucins, qui rechignent à diriger spirituellement les nouvelles moniales. Devant le refus des plus hautes autorités de l’Ordre, la duchesse de Mercœur, par l’intermédiaire du roi Henri IV, adresse une supplique au pape Clément VIII. Celui-ci, par la bulle Pastoralis officii nobis (13 septembre 1603), approuve la fondation et place définitivement les capucines sous la direction des capucins de la province de Paris 205.
M. DENIS, « Les Clarisses capucines de Paris (1602-1792) », Études franciscaines, 25, 1911, p. 191-203, 400-407, 646-655, et 26, 1911, p. 191-198.
Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 191-201.
Clarisses capucines. Les Fondations, Paris, 1997, 127 p. (Cahiers de spiritualité capucine, n° 9).
Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action, op. cit., II, p. 883-884.
La construction du monastère commence à la fin de l’année 1604, et le 9 août 1606, les douze premières novices capucines, couronne d’épines sur la tête, y font leur entrée solennelle 206. Quelques années plus tard, la jeune Louise de Marillac souhaite les rejoindre, mais le provincial des capucins, Honoré de Paris, s’oppose à ce projet : « Il ne jugea pas qu’elle en pût supporter les austérités, à cause de la faiblesse de sa complexion, et il lui déclara qu’il croyait que Dieu avait quelqu’autre dessein sur sa personne 207. »
La volonté, pour ces moniales, de se conformer le plus possible aux capucins se manifeste aussi bien par le lieu d’implantation du monastère que par son architecture et son aménagement intérieur. Les capucines vont élire domicile rue Saint-Honoré, presque en face de leurs frères du premier Ordre. Quant à leur église, elle ressemble beaucoup à celle que l’on est en train de reconstruire de l’autre côté de la rue. En particulier, elle est dotée d’un chœur en arrière du maître-autel 208. Quant au devis de menuiserie, signé de la main de Marie de Luxembourg, il souligne cette volonté de copier le modèle capucin :
« Premièrement il fault lambrisser l’esglise d’un lambry qui sera faict comme celluy de l’église des Pères capucins [ ...]. Il se fera une enchassure et corniche pour le grand tableau qui sera sur l’autel et elle sera faicte en la façon et mesme ordonnance comme
Voir la Sommaire narration du premier establissement qui a esté faict en France de l’ordre des capucines dites Filles de la Passion. Fidellement rapportée par M. Antoine Malet, bachelier en théologie, de la faculté de Paris et confesseur ordinaire de Madame la Duchesse de Mercœur. Cet ouvrage [BnF, Ld81-1] a paru en 1609 en tiré-à-part d’un texte figurant en annexe du quatrième livre des célèbres Chroniques de Marc de Lisbonne (1511-1591), paru chez la Veuve G. Chaudière, à Paris, également en 1609.
Nicolas GOBILLON, La Vie de mademoiselle Le Gras, fondatrice et première supérieure de la compagnie des Filles de la Charité, Paris, André Pralard, 1676, I, p. 11, cité par Matthieu BREJON DE LAVERGNÉE, Histoire des Filles de la Charité, Paris, Fayard, 2011, p. 75.
Seule différence, mais elle est essentielle, avec le chœur des capucins, les portes qui permettaient la communication entre le chœur et le sanctuaire ont été supprimées et remplacées par une grille percée d’un guichet destiné à la communion des sœurs. Ainsi, la séparation est presque totale entre l’espace des moniales et celui qui est accessible aux séculiers.
130 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
celuy qui est au maistre autel des P. capucins tant l’enchassure du tableau que la corniche qui est dessus [...]. Il se fera une chaire pour les prédications de pareille ordonnance de celle des pères
cappucins [ ...] Un lutrin de la mesme façon que celui qui dans le cœur des p. cappucins 209. »
La vie spirituelle du monastère est aussi profondément marquée par la continuelle assistance des capucins. Un confesseur est nommé lors de chaque chapitre provincial, et les prédicateurs assurant les stations d’avent et de carême sont systématiquement des capucins. Certains religieux font grande impression parmi les moniales, notamment celui qui dirigea le tout premier groupe de novices, le père Jérôme de Rouen. Entré dans l’Ordre en 1588 alors qu’il était déjà prêtre, gardien de Saint-Honoré en 1611, ce capucin « estoit un directeur vrayement désintéressé par sa profession, & la perfection de sa vie. Il avoit la charité, la science et la prudence confirmée par une longue expérience qu’il avoit de faire des saints & des saintes, ayant esté employé toute sa vie à conduire les Novices en qualité de père-maistre, & à la direction des Révérendes Mères capucines. Il fut choisy pour instruire la vie spirituelle aux douze premières capucines, à qui il a laissé son esprit de ferveur & de zèle, pour la mortification & les souffrances qu’elles ont si bien establies dans celles qui les ont suivies, qu’on le voit encore, animant une communauté de filles qui font profession de n’épargner, ny leurs forces ny leurs vies, pour réussir dans cette sainte entreprise, de maintenir cet esprit
de pauvreté & d’austérité, qui les fait passer pour des anges, plutost que pour des filles 210 ».
Mais nos capucines sont d’abord des clarisses, et de ce point de vue, comme nous l’avons indiqué, l’Ave Maria joue le rôle de modèle. Comme leurs consœurs de l’Observance, les clarisses
Paris, Archives nationales, Minutier central, étude VIII, t. 564, f° 415. Nous soulignons.
Marc DE BAUDUEN, La Vie admirable de tres haute, tres puissante, tres illustre et tres vertueuse Dame Charlotte, Marguerite de Gondy, Marquise de Magnelais, Paris, N. Buon, 1666, p. 116-117.
capucines observent la règle de Claire et les constitutions de sainte Colette. Une édition de la règle qui leur est destinée paraît dès 1605, à Paris, chez Eustache Foucault 211. Pour assurer leur subsistance, les capucines parisiennes disposent de tertiaires qui logent auprès du monastère et qui ne sont pas sans rappeler les frères quêteurs de l’Ave Maria. Par ailleurs, il est probable qu’à l’origine les capucines de Saint-Honoré ne recevaient pas de converses, exactement comme à l’Ave Maria 212.
La Première Reigle des religieuses de sainte Claire, laquelle leur fut donnée par le Père saint François, et confirmé par le Pape Innocent IIII. Ensemble la manière de recevoir les novices à l’Ordre et à la profession. Reveue et corrigée par le Revd Père procureur de cour des Frères mineurs capucins. Avec les adjunctions du concile de Trente à la marge. Avec licence du maistre du Sacré Palais. À Paris, Chez Eustache Fouquault, rue Saint Jaque, 1605. BnF, 8-LD88-1 (A). L’ouvrage renferme non seulement la règle, mais aussi les rituels de vêture et de profession des sœurs « qui vivent selon la première reigle de saincte Claire et selon la réformation de la bienheureuse Colette », diverses litanies et oraisons, en latin et en français, un petit catéchisme ainsi qu’une brève vie de sainte Claire. Ce livre porte la marque de la toute première tentative de transposition du modèle italien de capucines dans le contexte français ; ainsi, il se termine par une approbation en italien, non datée, mais signée « Fra Christofano d’Assisi Procuratore di Corte e Commissario generale di Fr. Capuccini », et on sait que ce Christophe d’Assise est à l’origine d’une édition de la règle destinée aux capucines italiennes et imprimée à Orvieto en 1588. Curieusement, les constitutions des capucines n’y figurent pas. En revanche on connaît au moins deux éditions parisiennes (1619, chez René Giffart, et 1657, chez Gilles André) comportant la règle, mais aussi les constitutions de sainte Colette révisées à l’intention des capucines, à Rome en 1610. (Ces deux éditions sont conservées à la bibliothèque des capucins de Bron.) En conséquence, avant 1619, les capucines parisiennes utilisaient peut-être tout simplement une version des constitutions de sainte Colette empruntée à un monastère de colettines. Par ailleurs, des cahiers incluant la fin de l’ouvrage de 1605, avec la vie de sainte Claire (et l’approbation italienne de Christophe d’Assise !), ont été insérés tels quels dans des petits livres de spiritualité destinés aux clarisses de l’Ave Maria de Paris. Pour quelle raison et à quelle date ? Comment s’est établi le contact entre les deux grandes communautés de clarisses parisiennes ? Questions pour l’instant sans réponses.
Voir notre étude, « “Toutes sont converses & toutes sont dames”. Converses et sœurs de chœur chez les clarisses parisiennes sous l’Ancien Régime », Sœurs pauvres, été 2007, p. 23-42. Seule différence, dans un cas (l’Ave Maria), les frères quêteurs sont d’authentiques frères mineurs, alors que dans l’autre (les capucines), ils sont de simples tertiaires. Déjà réticents quant à l’assistance spirituelle due aux moniales, les capucins avaient au moins réussi à échapper à l’assistance matérielle.
132 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Dans le cadre de la création de la place Louis-le-Grand (aujourd’hui place Vendôme), le roi décide de déplacer le monastère des capucines et de le faire reconstruire par l’architecte Maurice Gabriel, sur des plans dessinés par Jules Hardouin-Mansart. La nouvelle église, dédicacée sous le titre de Saint-Louis le 27 août 1689, était orientée nord-sud, avait la forme d’un rectangle très allongé et « se divisait en deux parties à peu près égales : le chœur des religieuses et la nef entre lesquels se trouvait le sanctuaire 213 ». Le cloître se situait au nord, dans le prolongement de l’église. L’ensemble du monastère est aujourd’hui détruit (l’église se trouvait à l’emplacement de l’actuelle rue de la Paix), mais La Descente de croix de Jean Jouvenet qui figurait au maître-autel (1697) est conservée au musée du Louvre.
5.2. Les élisabéthines
Nous avons déjà évoqué la branche féminine du Tiers-Ordre régulier réformé par Vincent Mussart, dans la mesure où le couvent masculin de Nazareth doit son existence à cette implantation parisienne. Les élisabéthines avaient en effet cédé leur monastère aux pénitents de Picpus après avoir fait construire des bâtiments beaucoup plus vastes de l’autre côté de la rue Neuve-Saint-Laurent 214. Le 14 avril 1628, Marie de Médicis
avait posé la première pierre de leur église, dédiée à Notre-Dame de Pitié 215, et trois ans plus tard, le 11 octobre 1631, les sœurs
avaient pu emménager dans leur nouveau monastère.
M. DENIS, « Les Clarisses capucines de Paris (1602-1792) », art. cit., p. 647. Voir aussi les planches de Nicolas Guérard pour la construction du couvent des capucines qui accompagnaient les devis de Jules-Hardouin Mansart (1686), BnF, Estampes, Ee 3 b ; elles sont reproduites dans Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 196. L’une des planches montre le projet de maître-autel, et l’autre, son revers, du côté du chœur des moniales.
Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 216-219.
Une gravure reproduisant l’inscription (traduite en français) et les médailles figurant sur cette première pierre est conservée dans le fonds des élisabéthines (ms. 103).
Ce monastère n’a pas totalement disparu : la chapelle, bien que profondément transformée au XIXe siècle, n’est autre que l’actuelle église paroissiale Sainte-Élisabeth, rue du Temple. Par ailleurs, des plans, datés de 1628 et signés par le ministre provincial des tertiaires réguliers, permettent de reconstituer l’ordonnancement des bâtiments 216. Remarquons l’existence de deux chœurs destinés aux moniales : le chœur « de jour », perpendiculaire à la nef, permettait aux sœurs d’assister à la messe (c’est probablement la chapelle Sainte-Élisabeth de l’église actuelle), et au premier étage, à proximité des cellules, le chœur « de nuit » servait en particulier lors des offices nocturnes 217.
En évoquant les religieux du couvent de Nazareth, nous avons souligné combien ceux-ci avaient assisté les moniales. On peut néanmoins remarquer que les prédicateurs qui ont assuré les stations d’avent et de carême au monastère n’appartenaient pas tous, loin de là, au Tiers-Ordre régulier. Ainsi, en l’espace de dix ans, entre l’avent 1647 et le carême 1656, on relève sept tertiaires réguliers (dont Paulin d’Aumale), contre treize non tertiaires — quatre jésuites, quatre séculiers, deux carmes des Billettes, un capucin, un dominicain et un minime 218. De ce point de vue, nos élisabéthines font preuve d’une « ouverture d’esprit » que l’on
ne rencontre ni à l’Ave Maria, où les prédicateurs sont toujours des observants, ni chez les capucines, où ils sont tous capucins 219.
En revanche, nous allons retrouver le même phénomène chez les annonciades de Popincourt.
AN, N III Seine/1-2.
Édouard-Jacques CIPRUT, « Les constructeurs de l’église Sainte-Élisabeth
Paris (Documents inédits) », Bulletin de la Société de l’Histoire de l’Art Français, année 1954 (1955), p. 186-201, et Claire BOIRON, Histoire de l’architecture du Tiers Ordre de saint François d’Assise, à Paris, sous l’Ancien Régime, Université Paris X-Nanterre, maîtrise d’histoire de l’art, septembre 1993, 85 p. et 60 illustrations.
BnF, 4°Lk7 6743.
Voir notre étude, « Au cœur d’une province franciscaine. Les cordeliers, clarisses, sœurs grises et annonciades de France parisienne (XVIIe siècle) », Revue Mabillon, nouvelle série, t. 12 (= t. 73), 2001, p. 236-237.
134 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
La communauté, composée de sœurs de chœur et de sœurs converses, a pu compter quatre -vingt membres à la fin du XVIIe siècle. Lorsque le ministre provincial, Paulin d’Aumale, leur remet une nouvelle traduction de leurs constitutions, le
16 mai 1685, elles sont une soixantaine de sœurs de chœur à apposer leur signature sur le manuscrit 220. Par ailleurs, les
élisabéthines éduquaient quelques jeunes filles et entretenaient des dames pensionnaires.
5.3. Les « petites cordelières »
Ces clarisses urbanistes « de sainte Claire de la Nativité de Jésus », connues sous le nom de « petites cordelières », sont issues du monastère du faubourg Saint-Marcel 221. Cette communauté a connu une durée d’existence assez brève (un peu plus d’un siècle), et son histoire reste ignorée des historiens. Par lettres patentes de Louis XIII en date du 25 mars 1632, les cordelières de Saint-Marcel reçoivent l’autorisation « de fonder et instituer dans la ville un petit couvent de leur ordre en forme de secours à leur monastère du faubourg, et à cette fin d’acquérir les places et maisons nécessaires pour cet établissement 222 ». Cette volonté de se procurer un couvent « en forme de secours » s’explique à la fois par les inconvénients résultant de l’emplacement du monastère (crues de la Bièvre, insécurité en cas de troubles), mais aussi par l’importance des effectifs à cette époque. Dans un premier temps, les moniales s’établissent dans le Marais, et construisent un couvent à l’angle de la rue des Francs-Bourgeois et de la rue Payenne 223. D’autres lettres patentes, en date du 2 septembre 1687, autorisent les clarisses à se transplanter au faubourg Saint-Germain où elles font l’acquisition de l’hôtel de Beauvais. Une ancienne salle de bal y est transformée en chapelle. Pour
Constitutions manuscrites, ms. 040, BFC, fonds des élisabéthines.
Gallia Christiana, Paris, 1744, t. 7, col. 957-959. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 172-173.
Cité dans Ibid., p. 172.
Alexandre GADY, Le Marais, op. cit., p. 158.
tenter d’expliquer un tel déménagement, on peut risquer une hypothèse : comment une communauté d’urbanistes aurait-elle pu soutenir la comparaison avec le monastère tout proche de l’Ave Maria, dont nous avons souligné le constant rayonnement ? Les aumônes des familles dévotes du quartier n’ont peut-être pas été suffisantes pour entretenir ces « petites cordelières », qui sont au nombre d’une trentaine dans les années 1660 224. Les moniales espéraient sans doute trouver un cadre plus favorable au faubourg Saint-Germain. Mais dès 1745, une enquête constate qu’elles sont trop nombreuses et endettées. Le monastère, qui dépend, comme Saint-Marcel, de la province de France des cordeliers, est supprimé le 4 juin 1749 225. Dans les constitutions particulières de ces « petites cordelières », on peut lire que « les sœurs du chœur faisant proprement le corps de la religion, il faut prendre garde soigneusement au choix des filles qui se présentent pour estre receües dans la communauté 226 ». Ici, comme à Saint-Marcel, on avait donc adopté le modèle classique d’organisation de la vie religieuse qui établissait une hiérarchie très nette entre les converses et les sœurs de chœur.
5.4. Les annonciades
L’Ordre de la Bienheureuse Vierge Marie, dit de l’Annonciade, fondé au début du XVIe siècle par Jeanne de France et le père Gabriel-Maria, s’est progressivement affilié à l’Observance franciscaine 227. À l’époque où nous nous situons, certains
Rome, collège Saint-Isidore, ms. 2/5, p 427. La communauté est comptée parmi les monasteria monialium almæ provinciæ Franciæ.
D. ANGER, Les dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 19.
La Règle et constitutions des religieuses de saincte Claire du convent de la Nativité de Jésus, Bibliothèque municipale de Lyon, fonds jésuite, ms. 12° 330, s.d., p. 95.
Jeanne de France et l’Annonciade, actes du colloque de l’Institut Catholique de Paris (13-14 mars 2002) réunis par Dominique DINET, Pierre MORACCHINI et Sœur Marie-Emmanuel PORTEBOS, ovm, Paris, le Cerf, 2004, 510 p.
136 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
monastères d’annonciades 228 sont pourtant en train de quitter la juridiction franciscaine pour se placer sous la dépendance des évêques. C’est d’ailleurs indirectement pour cette raison qu’un monastère est fondé à Popincourt en 1636 229.
À Melun, en 1624, une communauté de sœurs grises (tertiaires régulières franciscaines desservant des hôpitaux) adopte la règle de la Bienheureuse Vierge Marie, en présence de la mère ancelle 230 du monastère de Pont-à-Mousson, Charlotte de Villecardel, représentant en cette occasion le ministre provincial de France parisienne 231. Mais en 1628, l’archevêque de Sens, contestant l’autorité du provincial en ce domaine, veut obliger les moniales à reprendre leur ancien habit. La communauté est traversée alors par une scission entre des sœurs favorables aux cordeliers et d’autres à l’évêque : on ne peut expliquer autrement le départ, en 1630, d’un important groupe de moniales comprenant l’ancelle, Barbe Jacquet, déjà supérieure du temps des sœurs grises 232. Cet essaim tente de s’implanter à Corbeil, puis à Saint-Mandé, avant de s’établir définitivement au hameau de Popincourt, près du faubourg Saint-Antoine (en avant de l’actuelle église Saint-Ambroise). Quant aux religieuses restées à Melun, après
Les annonciades de Jeanne de France sont parfois qualifiées de « rouges », pour ne pas les confondre avec les annonciades dites « bleues » ou « célestes », fondées à Gênes en 1602 par Vittoria Fornari. Ces dernières ont disposé d’une maison à Paris, à partir de 1622, rue Culture-Sainte-Catherine.
Joseph GARIN, « Les Annonciades de Popincourt », Revue d’Histoire de l’Église de France, 1, 1910, p. 533-554 et 666-681, et 2, 1911, p. 11-23. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 220-221.
L’abbesse dans le vocabulaire de l’Annonciade.
Le 28 septembre 1624, la supérieure, Barbe Jacquet, fait profession dans l’Ordre de la Vierge Marie et signe pour la première fois : « Humble M. Ancelle ». Archives départementales de Seine-et-Marne, H 781, f° 17. Voir notre étude, « La mise sous clôture des Sœurs Grises de la province franciscaine de France parisienne, au XVIIe siècle », dans Les Religieuses dans le cloître et dans le monde, Saint-Étienne, 1994, p. 635-658.
Il est intéressant de remarquer combien cette scission originelle est occultée par les sources. C’est ce qui explique le mutisme des historiens : Barbe Jacquet et ses compagnes quittent Melun « en 1630, l’on ne sait pour quelles raisons ». J. GARIN, « Les Annonciades de Popincourt », art. cit., p. 535.
avoir refusé la visite du provincial de France parisienne 233, elles passent sous la juridiction de l’Ordinaire en 1638 et reçoivent l’autorisation de conserver l’habit des filles de Jeanne de France.
Barbe Jacquet, la première mère ancelle de Popincourt, meurt en 1642, et, pour la remplacer, les annonciades élisent Marguerite de Louvencourt, qui va diriger la maison pendant trente et un ans et lui assurer rayonnement et prospérité. Une nouvelle église conventuelle est construite à partir de 1655, et elle est consacrée le 9 décembre 1659, sous la dédicace de Notre-Dame de Protection. L’Annonciation de Daniel Hallé, datée de 1659 et destinée au maître-autel de cette église, est aujourd’hui conservée dans l’église Notre-Dame de Bercy.
Les moniales, qui sont au nombre de 47 en 1661, entretiennent des liens étroits avec les cordeliers de France parisienne 234. Un confesseur et son compagnon résident à demeure au monastère, tandis que le ministre provincial quitte régulièrement l’Ave Maria pour assurer une visite régulière à Popincourt, ou y recevoir une profession. Ces relations avec les cordeliers n’empêchent pas les moniales de manifester une grande liberté aussi bien dans la destination de leurs aumônes que dans le choix de leurs prédicateurs. Parmi ces derniers, on trouve un tiers de religieux de France parisienne, mais aussi des capucins, des récollets, des tertiaires réguliers, ainsi que quelques minimes, augustins et jésuites.
Deux autres communautés d’annonciades, beaucoup plus fragiles et éphémères, ont résidé à Paris dans les années 1630-
BnF, 500 Colbert 160 f°243 : « Extrait des registres du Conseil d’Estat ». Après le refus de visite du 14 octobre 1637, arrêt du conseil en faveur du père Jacques Saleur, provincial de France parisienne, l’autorisant à visiter les annonciades de Melun (9 janvier 1638).
Les registres de comptes du monastère, intégralement conservés (pour une part à la BHVP et pour une autre aux Archives départementales de Paris), mettent en lumière ces liens des annonciades avec les cordeliers de France parisienne, mais aussi avec l’ensemble de la famille franciscaine.
138 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
1650. L’une d’elles est pratiquement inconnue 235. Un petit groupe de moniales, en provenance de Bourges (le premier monastère de l’Ordre), s’établit rue des Saints-Pères vers 1637 et y demeure jusqu’en 1654. Ces annonciades, comme celles de Bourges, se trouvent sous la juridiction des observants de la province de Touraine pictavienne. On ignore les raisons pour lesquelles ces moniales sont arrivées à Paris, et ce qui a motivé la fermeture du couvent. Les bâtiments, cédés aux cisterciennes de l’Abbaye-aux-Bois, subsistent en partie, rue de Sèvres.
L’autre communauté prend naissance en Lorraine pendant la guerre de Trente ans. Les annonciades ayant fui leur monastère de Saint-Nicolas-de-Port en 1635 trouvent refuge à Paris, s’établissent d’abord rue du Bac, puis rue de Vaugirard, au faubourg Saint-Germain (1638). Ces moniales, comme leurs consœurs lorraines, dépendent du ministre provincial de France parisienne et sont connues sous le nom d’annonciades « du Saint Sacrement » 236. Ce nouveau monastère, dont Anne d’Autriche se déclare la fondatrice, attire bientôt des recrues « françaises » (quatorze professions entre 1636 et 1640), lesquelles deviennent bientôt majoritaires 237. La communauté va connaître alors d’importantes dissensions entre moniales des deux « nations ». Au plus fort de la crise, en 1647, les Françaises, qui souhaitent le départ des Lorraines, se plaignent d’être abandonnées par le ministre provincial. Celui-ci a pourtant nommé un confesseur dans cette communauté 238, mais il semble qu’il se soit refusé à intervenir dans ce conflit.
D. ANGER, Les Dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 24.
Ou encore de « filles de Saint Nicolas du scapulaire rouge », selon une ancienne biographie manuscrite de Mectilde du Saint-Sacrement conservée au Monastère des bénédictines du Saint-Sacrement de Rouen, Ms. P 101, p. 422.
À ce sujet, voir l’important dossier des archives nationales (L 772) et Michelle PLUQUET et Annick LALUCQ, Les Dames de Saint-Eutrope. Histoire du monastère de l’Annonciade de Saint-Germain-lès-Arpajon, chez l’auteur, 2001, p. 121-124.
André le Roy, gardien des cordeliers de Vire en 1633 (R. TRIBOULET, Gaston de Renty, Paris, Beauchesne, 1991, p. 29, mais erreur dans l’index, p. 422,
Pour échapper à ces querelles intestines, quatre sœurs du monastère parisien, soutenues par l’abbé de Saint-Germain-des-Prés, entreprennent de fonder un nouveau monastère à Fécamp 239. Quant aux annonciades demeurées rue de Vaugirard, elles apparaissent toujours autant délaissées par les cordeliers. Le 8 novembre 1648, « cette communauté abandonnée par ses
légitimes supérieurs » adresse une requête au prieur de Saint-Germain-des-Prés afin qu’il vienne présider aux élections 240. Mais
les sœurs ne baissent pas les bras et le 27 novembre suivant, le roi, « de l’advis de la Reine Régente Madame [sa] mère », demande aux cordeliers de « reprendre la conduite desdites religieuses 241 ». Le 4 décembre 1648, le ministre provincial doit s’incliner : « Nous, obéissant aux commendemens qui nous sont fais, acceptons la conduitte dudit monastère… » Les sœurs ne profiteront pas longtemps de cette direction puisque le monastère, accablé de dettes, ferme définitivement ses portes en 1656.
5.5. Les récollettes du faubourg Saint-Germain
Voici encore une communauté franciscaine qui s’est implantée au faubourg Saint-Germain et sur laquelle les historiens sont
où il est qualifié de gardien du couvent des capucins de Vire), assure la prédication de l’avent 1646 et du carême 1647 chez les annonciades du Saint-Sacrement. Paris, BnF, 4° LK7 6743. Il est alors explicitement qualifié de « confesseur desdites religieuses ». Par la suite, les prédications seront assurées par d’autres religieux (jésuites, cordeliers du Grand couvent) ou par un séculier. C’est en 1652 qu’apparaît pour la dernière fois, dans ces listes de prédicateurs, la mention de ces « religieuses du Saint-Sacrement » du faubourg Saint-Germain. À partir de l’avent 1654, figurent, dans le même quartier, les « bénédictines du Saint-Sacrement » (fondées l’année précédente), mais il importe de ne pas confondre les deux communautés.
Voir Dom Gaston LECROQ, Les Annonciades de Fécamp, Fécamp, 1947. Ce transfert de Saint-Germain-des-Prés à Fécamp s’explique par le fait que les deux abbayes bénédictines ont le même abbé commendataire, Henri de Bourbon (1600-1682), évêque de Metz.
AN, L 772 n° 114.
AN, L 772 n° 115. Copie collationnée de cette lettre en date du 4 décembre 1648. En dessous, autographe du père Bernard Lecoq, le ministre provincial de France parisienne.
140 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
bien mal renseignés 242. On ignore en effet les grandes lignes du processus qui a pu conduire des clarisses sous la juridiction des récollets à s’établir à Paris. On sait seulement que Chrétien de Lamoignon (1567-1636), président au Parlement de Paris, et son épouse Marie des Landes avaient obtenu la permission
de faire venir des clarisses urbanistes de Verdun 243 (réformées au début du XVIIe siècle par Florent Boulanger 244), mais que,
finalement, sous doute par décision du père Ignace Le Gault 245, ce sont des moniales en provenance de Tulle qui arrivent dans la capitale en août 1637, et s’établissent rue du Bac dans un monastère dont la première pierre est posée en avril 1640 246. Dans les années 1650, un petit groupe de récollets, que nous avons déjà mentionné, vient s’adjoindre à la communauté de moniales. L’annaliste récollet Hyacinthe Le Febvre ajoute que ces religieuses « furent appelées récollettes [et] demeurèrent dans l’habit & dans l’observance de la règle de sainte Claire [...], jusques au 8 décembre 1663, auquel jour & an, en vertu d’une bulle d’Alexandre VII du 18 aoust de la mesme année, avec l’agréement du Révérendissime Père Michel Ange de Sambuca, général de l’Ordre, avec le consentement de la province & du vicaire général de Monseigneur de Mets, abbé de Saint-Germain-
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 152-154. D. ANGER, Les Dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 17. Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 202-205.
On trouve une allusion à ce projet de fondation parisienne dans Jean-Marie DE VERNON, La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, religieuse de sainte Claire à Verdun, op. cit., p. 229 : une fille de Madame de Maisons (Mère Françoise de Saint-Bernard), devenue elle aussi clarisse à Metz, est désignée par la communauté « pour l’envoyer establir à Paris une Maison nouvelle de l’Ordre de Sainte Claire, dont néantmoins elle se fist dispenser par une humilité incomparable… »
Sur ce personnage voir supra.
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 152. Provincial de Saint-Denis à partir de 1635, Ignace le Gault devient vicaire général de tous les récollets français en 1637 en vertu d’un Bref d’Urbain VIII daté du 18 août de la même année.
Les Statuts et réglemens des récolletes de sainte Claire de Paris (Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 3338) indiquent que les moniales sont arrivées « à paris l’an 1637 le 18e jour du mois d’Aoust ».
des-Prez, elles receurent l’habit par les mains de leurs Majestez, Anne d’Autriche mère du Roy, & Marie Thérèse d’Autriche son épouse, reynes de France, & firent solemnellement profession de la règle de l’Immaculée Conception confirmée par le Pape Jules II, & rendirent leurs vœux entre les mains du très Révérend Père Olivier Voysembert 247, provincial » 248.
Fondé par sainte Béatrice de Silva en 1484, l’Ordre de l’Immaculée Conception a été affilié à l’Observance par le cardinal Jimenez de Cisneros (1511) et s’est développé essentiellement en Espagne et dans les possessions espagnoles 249. Il n’est pas étonnant que Marie-Thérèse d’Autriche, tertiaire franciscaine et fille aînée du roi Philippe IV d’Espagne, ait voulu faire adopter aux récollettes la règle des conceptionistes avant de se déclarer fondatrice de ce monastère 250. Elle entendait ainsi remercier Dieu pour la naissance du Dauphin (1661). Vers la fin du siècle, grâce aux libéralités de Louis XIV, les moniales ont fait construire un véritable monastère, dont il subsiste la chapelle (son volume est parfaitement visible depuis la rue du Bac) et plusieurs bâtiments conventuels. Le tableau du maître-autel — La Consécration de la Vierge 251 par Charles de Lafosse (1636-1716) — est aujourd’hui conservé au musée André Malraux du Havre.
5.6. Les communautés sous l’Ordinaire
Sous l’Ancien Régime, peu de religieuses franciscaines se sont spontanément rangées sous l’autorité des évêques. Ce sont
Selon le nécrologe des récollets de la province Saint-Denis, ce religieux meurt « aux Récollettes le 25 septembre 1686, âgé de 76 ans et de 56 de religion », Paris, BnF, ms. fr 13875.
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 152-153.
Ignacio OMAECHEVARRÍA, Las Monjas Concepcionistas. Notas históricas sobre la Orden de la Concepción fundada por Beatriz de Silva. Burgos, 1973, 173 p.
La mystique conceptioniste Marie d’Agreda (1602-1665), qui a entretenu une correspondance avec Marie-Thérèse d’Autriche, a joué un rôle certain dans la fondation de ce monastère.
Ce tableau de grande dimension (428 x 255 cm), récemment restauré,
porte le titre d’Immaculée Conception dans Les Ordres mendiants à Paris, op. cit., p. 204.
142 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
plutôt des circonstances ou des contraintes exceptionnelles (conflits internes, guerres, pressions exercées par les évêques) qui ont conduit des communautés à quitter les provinces franciscaines auxquelles elles appartenaient pour se placer sous la juridiction de l’Ordinaire.
À Paris, rue Saint-Honoré, en 1635, s’implantent des tertiaires régulières venues de Toulouse, « les Filles de la Conception du Tiers-Ordre de saint François ». Jean-Marie de Vernon classe cette communauté dans la catégorie des « Convens des
Religieuses Tertiaires qui ne sont plus sous la direction de nos Supérieurs » 252. Il est possible que cet essaimage soit consécutif
à un conflit au sein du Tiers- Ordre régulier toulousain. Les constitutions manuscrites de cette communauté stipulent clairement le régime d’autorité sous lequel se trouvent ces tertiaires régulières : « Les relligieuses du monastère de la Conception du tiers ordre de saint François fondé en la ville de Paris seront soubz l’entière jurisdiction et dépendance de Monseigneur l’archevesque de Paris, et ne pourront jamais pour quelque cause que ce soit s’exempter de l’obéissance et soubmission qu’elles sont obligées de rendre à son authorité 253. »
D’autres tertiaires régulières, mais de nationalité anglaise, quittent en juin 1658 leur couvent de Nieuport (Nieuwpoort) en Flandre, passent par Paris et cherchent à s’implanter à Orléans. Mais l’évêque refusant de les recevoir, elles retournent à Paris, s’établissent à l’automne 1658 au faubourg Saint-Jacques, puis, définitivement, rue de Charenton, sur la paroisse Saint-Paul, en 1660. Ces religieuses sont dites « Filles Anglaises » ou « de la Conception », et leur couvent est couramment appelé « Bethléem » 254. Une véritable église destinée à remplacer
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t. 3, p. 241.
Archives Nationales, LL 1643, registre manuscrit. Constitutions pour la direction et conduicte du monastère de la Conception du Tiers Ordre de saint François estably en la ville de Paris rue Sainct-Honoré, chap. ier : « De la jurisdiction de Monseigneur l’Archevesque sur le Monastère », f° 2.
Georges DAUMET, «Un couvent franciscain anglais à Paris», Études franciscaines, 27, 1912, p. 251-264. Voir aussi The Diary of the Blue Nuns or Order
l’oratoire primitif est en construction à partir de 1672 ; elle est placée sous le vocable de sainte Anne. Un peu plus tard, cette église devient le chœur des religieuses, et on lui ajoute une nef, grâce à la générosité de la duchesse de Cleveland.
Ces tertiaires dépendent de la province franciscaine d’Angleterre, et au début de leur installation à Paris, le ministre provincial vient les visiter et elles bénéficient de l’assistance de confesseurs franciscains anglais. Ainsi le père Gabriel
Robes de Sainte-Marie exerce ce ministère auprès des sœurs dès 1659 et jusqu’à 1662 255. Néanmoins, sous la pression du
pouvoir diocésain, les franciscains anglais sont dépossédés de leur juridiction. En 1660, les sœurs reçoivent l’autorisation de s’établir à Paris, à condition d’y vivre conformément aux constitutions qui seront rédigées par l’ordinaire et sous son entière dépendance. Le procès verbal d’une visite régulière, effectuée en mars 1683 au nom de l’archevêque de Paris par le prieur de Saint-Germain-des-Prés, montre bien que les moniales dépendent désormais de l’autorité épiscopale 256. La communauté compte alors seize sœurs de chœur et quatre converses.
Par ailleurs, peu après leur installation rue de Charenton, les sœurs avaient demandé à s’affilier à l’Ordre de l’Immaculée Conception. Un bref du pape Alexandre VII, daté du 16 septembre 1661, leur accorde l’autorisation de prononcer de nouveaux vœux et de prendre l’habit bleu et blanc des filles de Béatrice de Silva 257. En ce troisième tiers du XVIIe siècle, Paris comprend donc deux communautés de conceptionistes, l’une sous la juridiction des récollets, l’autre sous l’Ordinaire.
of the Immaculate Conception of Our Lady at Paris, 1658-1810, Joseph GILLOW et Richard TRAPPES-LOMAX (éd.), Londres, 1910, 440 p.
Père THADDÉE, The Franciscans in England 1600-1850, Londres 1898, p. 297.
Paris, Archives nationales, L 770, pièces 207 à 210. D. ANGER, Les Dépendances de l’Abbaye de Saint-Germain-des-Prés, op. cit., p. 36.
D’où leur surnom de blue nuns.
144 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
6. Le Tiers-Ordre séculier
Outre des communautés régulières, la famille franciscaine comprend le Tiers-Ordre séculier. À l’époque, les « congrégations » de tertiaires (on parle de « fraternités » aujourd’hui) sont rattachées à des communautés du premier Ordre (ou du Tiers-Ordre régulier) et dirigées par des frères mineurs (ou des tertiaires réguliers). Ainsi le père Jean Morel, profès du couvent de l’Observance de Rouen en 1660, en résidence à l’Ave Maria dans les années 1680-1700, est qualifié de prædicator et confessor, tertii ordinis sæcularium director dans le nécrologe du monastère 258. L’annaliste récollet Hyacinthe Le Febvre précise que la province Saint-Denis « a étably le tiers ordre en tous les convents, & y reçoit à l’habit & profession les personnes séculières vertueuses de l’un & de l’autre sexe qui s’y présentent, leur donne des directeurs pour leur expliquer cette règle, qui consiste à une sainte rénovation des vœux qu’ils ont
faits sur les fonds baptismaux, d’observer les commandements de Dieu & de l’église 259 ». Si nous disposons des noms de quelques
tertiaires célèbres 260 (les reines Anne et Marie-Thérèse d’Autriche, Monsieur Olier, Jean de Bernières), la masse de ceux qui ont appartenu à ces congrégations nous est inconnue.
Quelques registres de professions parvenus jusqu’à nous 261 concernent « la congrégation restablie en l’église du Grand convent des RR. PP. cordeliers de Paris » en 1665, et nous renseignent sur les différentes congrégations existant alors dans la capitale. En effet, si le premier Ordre est divisé, le Tiers-
Il meurt à l’Ave Maria le 20 avril 1703. Paris, Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 1220, f° 15. À l’avent 1677 et au carême 1678, en qualité de « théologien du monastère de l’Ave Maria », il prêche à Popincourt. Pour l’avent 1681 et le carême 1682, il assure la prédication au Temple, à Paris. BnF, 4°Lk7 6743.
Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p 157. Suivent des « constitutions pour le Tiers Ordre de S. François », p. 157-161.
Jean-Marie DE VERNON, Histoire générale, op. cit., t.II, p. 584-1612.
Notamment le ms. 162 de la BFC qui comporte l’acte de renouvellement de profession de Marie-Thérèse d’Autriche (25 juillet 1669), avec sa signature, celle de son confesseur, Jean de Soria, et celle du père Claude Frassen, « directeur de la congrégation ».
Ordre est unique (et il a toujours eu conscience de son unité)
— alors même que telle congrégation est reliée à un couvent de capucins, et telle autre à un couvent de récollets. Le passage d’une congrégation à l’autre est donc a priori possible. Aussi, parmi les actes inscrits sur les registres du Grand couvent, on trouve des renouvellements de profession de la part de tertiaires provenant d’autres congrégations parisiennes. Par exemple, le 2 juin 1687, « Moy Sœur Margueritte Millet ditte de Saint-François, femme de Monsieur Roché, brodeur de messeigneurs du clergé, et professe de la congrégation de l’Ave Maria de la paroisse de Saint-Sulpice, confesse avoir renouvelé ma profession 262 » dans la congrégation du Grand couvent des cordeliers. Ainsi, à la faveur de ces renouvellements de professions, se dessine une carte des congrégations parisiennes qui, sans grande surprise, se superpose à celle des communautés masculines. Observants de l’Ave Maria, capucins, récollets (en particulier ceux du faubourg Saint-Germain), tertiaires réguliers de Picpus et de Nazareth, tous ces religieux ont en charge des tertiaires séculiers 263.
7. La famille franciscaine
Nous avons passé en revue un grand nombre de communautés franciscaines établies sur le territoire actuel de Paris pendant cette période que nous avons appelé « le Grand Siècle franciscain ». Il nous faut examiner maintenant comment fonctionnent toutes ces communautés dans leurs relations les unes avec les autres. N’oublions pas tout d’abord que pour tous nos couvents, sauf pour les deux qui se trouvent sous l’Ordinaire, la province constitue le cadre normal de leur vie relationnelle. Chaque communauté raisonne d’abord en fonction de sa province. Entre l’Ave Maria et Popincourt, deux monastères de France parisienne, les contacts et les échanges apparaissent constants. Mais les registres de comptes intégralement conservés de
BFC, ms. 162, p. 98.
Voir notre étude, « Matériaux pour servir à l’histoire du Tiers-Ordre séculier à l’Époque moderne », art. cit., p. 540-547.
146 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
Popincourt nous montrent que les annonciades ont noué des relations avec la plupart des communautés de France parisienne, masculines comme féminines, y compris celles qui se trouvent éloignées de Paris. En 1665 et 1666, lors du décès de deux
moniales parisiennes, des trentains de messes sont célébrés dans les couvents de Lorraine 264. De même, on peut lire la chronique
des capucins du Marais en notant les autres couvents de la province de Paris qui s’y trouvent mentionnés : les deux autres couvents parisiens, certes, mais aussi celui de Meudon à qui l’on
cède en 1644-1645 une « custode pour l’exposition du Saint Sacrement » 265, ou celui de Poissy à qui l’on prête en 1700 cinq
cents livres pour l’aider à acquérir une maison 266. Hors du cadre provincial, des liens peuvent se nouer également. Nous avons déjà évoqué les prédicateurs capucins ou récollets qui prêchent régulièrement chez les annonciades ou les élisabéthines. Les annonciades reçoivent d’un certain frère « Zenobe des Récolets [du] catolicon diaphenix et autres drogues » et une demi-livre de rhubarbe d’un « frère ange capucin » 267.
Parfois les relations apparaissent assez peu nourries, à la limite de l’indifférence 268 : Ainsi, en mai 1713, les capucins du Marais organisent une octave de célébrations pour fêter la canonisation
Paris, BHVP, registre des dépenses du monastère de Popincourt, CP 3552 f° 106-107.
BnF, nouv. acq. fr. 4135, f° 35 v°.
« Le convent du Marais prêta par ordre du définitoire cinq cent livres au convent de Poissy pour l’aider à payer une maison qu’il avoit aquise comme necessaire, affin de n’avoir pas un voisinage incommode. Cette somme fut empruntée à Monsieur Regnaut [syndic du couvent], le Marais n’ayant aucunes aumônes alors, à cause des dépenses faites aux batimens cy dessus marquez ». AN S 3706, p. 142.
Archives départementales de Paris, registre des dépenses du monastère de Popincourt, 1 AZ 66, reg. 1, f° 199 v° (décembre 1652) et Paris, BHVP, CP 3552, f° 152 (novembre 1670).
Évoquant un incident de quête entre les tertiaires réguliers et les cordeliers de Bernay, le chroniqueur des tertiaires écrit que « depuis ce temps jusques en l’an 1656, nous vescumes assez paisiblement et indifféramment les uns avec les autres », Archives départementales de l’Eure, H 1202, Mémorial du couvent des pénitents de Bernay, XVIIe siècle, f°9 v°-10 r°.
du premier saint capucin, Félix de Cantalice. Les paroisses du quartier et les autres communautés religieuses (carmes Billettes, pères de la Mercy, bénédictins de Saint-Martin-des-Champs) participent aux festivités. Un après-midi, la chronique signale une prédication par le père Baron, cordelier de l’Ave Maria. Il paraît être venu seul. Lors de la consécration de l’église de Popincourt 269, en 1659, quinze cordeliers formant deux chœurs avaient fait le déplacement ! Au sein même d’une province, les relations peuvent se détériorer, en particulier entre des communautés féminines et leur supérieur masculin. Ainsi les annonciades du Saint-Sacrement estiment qu’elles sont abandonnées par le ministre provincial de France parisienne.
Les branches du premier Ordre connaissent également des périodes de rivalités intenses et de conflits qui peuvent avoir des répercutions sur les relations entre les communautés parisiennes. Capucins et récollets se trouvent souvent en situation de concurrence lors de fondations de nouveaux couvents, tandis que les capucins et les tertiaires réguliers se querellent à propos de la forme de leur habit ou de l’admission de tertiaires séculiers. Pourtant, ces tensions n’empêchent pas une certaine reconnaissance mutuelle : en 1609, le chapitre provincial des capucins parisiens défend que l’on parle mal des récollets « qui sont nos frères, étant enfans de saint François » 270.
Notons encore que les réseaux familiaux ont certainement interféré dans les relations entre les communautés, et que ce point mériterait une étude particulière. La famille proche de Madame Acarie compte des clarisses de Longchamp et des capucins. Après la conversion au catholicisme de Matthieu d’Abra de Raconis et de trois de ses sœurs, l’une d’elles, Judith-Florence, entre chez les clarisses de Verdun réformées par le récollet Florent Boulanger 271,
Paris, BHVP, CP 3552, f° 36.
Paris, Bibliothèque du séminaire Saint-Sulpice, ms. 364, MAURICE D’EPERNAY, Capitula Capucinorum, IV, p. 197.
Elle prend le nom de Florence de Saint-Joseph. Madame Acarie, écrit André Du Val, « eut affection de mener en Loraine Mademoiselle Florence d’Abra
148 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
tandis que Matthieu prend l’habit chez les capucins sous le nom d’Ange-Raphaël 272. Le tertiaire régulier Jean-Chrysostome de Saint-Lô a un frère capucin et une sœur clarisse à Rouen. Mère Marie de Saint-Charles, plus de trente-cinq ans supérieure des élisabéthines parisiennes, est la fille de Madame de Maisons, laquelle, devenue veuve, entre chez les clarisses de Verdun sous
le nom de mère Françoise de Saint-Bernard et y assure la charge d’abbesse entre 1626 et 1629 273.
8. La fin d’un Grand Siècle
Vers 1660 se clôt le temps des fondations franciscaines à Paris. Passée cette date, nous assistons simplement au passage des récollettes sous la règle de l’Immaculée Conception et au transfert des capucines auprès de la place Louis-le-Grand. Beaucoup plus tard, à la veille de la Révolution (1782), les capucins de Saint-Jacques sont transférés au couvent de la chaussée d’Antin, construit par l’architecte Brongniart (actuels lycée Condorcet et église Saint-Louis d’Antin). Nous ne disposons pas de données d’ensemble concernant les effectifs de ces communautés franciscaines (au total, 900 religieux franciscains au milieu du XVIIe siècle à Paris ?), mais, si on se réfère aux capucins, pour lesquels nous avons des indications chiffrées, on peut estimer que les effectifs progressent pendant une bonne partie du XVIIe siècle, avant d’atteindre un palier qui se prolonge au début du siècle suivant. La chute des effectifs est sans doute plus tardive.
de la famille de Raconis pour estre Recollecte en la ville de Verdun, où des filles de saincte Claire s’estoient de naguières reformées soubs la conduicte des pères Recolets. Monsieur Acarie son mary & le père de Berules l’accompagnèrent en ce voyage, & après avoir mis ceste bonne Damoiselle dans la religion, ils allèrent à S. Nicolas de Lorraine », A. DU VAL, La Vie admirable de Sœur Marie de l’Incarnation, op. cit., p. 174-175.
Jean MAUZAIZE, Le Rôle et l’action des capucins de la province de Paris, op. cit., III, p. 1151-1152.
On la trouve sous le nom de Françoise de Hurault dans la liste des abbesses fournie par Hyacinthe LE FEBVRE, Histoire chronologique, op. cit., p. 149. Jean Marie DE VERNON, La Vie de la vénérable Mère Françoise de Saint-Bernard, religieuse de sainte Claire à Verdun, op. cit., p. 24.
Ainsi, au couvent des capucins du Marais, on compte encore
une cinquantaine de religieux dans les années 1720, mais seulement trente-huit en 1749 et vingt en 1766 274. Par ailleurs,
en cette première moitié du XVIIIe siècle, les religieux continuent d’assurer de nombreuses stations d’avent et de carême dans les paroisses parisiennes. Quant aux communautés féminines, elles ne paraissent pas en perte de vitesse. L’Ave Maria compte entre cinquante et soixante moniales jusqu’aux années 1760,
avec un léger fléchissement par la suite, et le noviciat n’y est jamais désert 275. On ne peut donc pas parler, sans nuances, de
déclin à propos des religieux franciscains, ni de désaffection des populations à leur égard.
Pourtant, nous pensons pouvoir faire s’achever ce Grand Siècle franciscain à Paris dans les années 1680-1700. Il nous semble en effet qu’à cette époque les mentalités changent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des couvents. Pour percevoir ces évolutions, il est intéressant de recourir une fois encore à la chronique du couvent des capucins du Marais. Considérons, ici, pour conclure, deux indices particulièrement significatifs. Le premier apparaît à première vue bien anecdotique et concerne la vie matérielle des religieux. On peut lire en effet, dans le récit des évènements qui ont marqué l’année 1686, la mention de l’abolition d’un « ancien usage » relatif à la lessive : « Dans cette année 1686, on désista entièrement faire les lessives accoustumées et selon l’ancien usage de la religion (où les frères laics la disposoient et la foulloient 276 et la communauté la lavoit) pour la faire blanchir au dehors par les séculières 277. » Cette modification dans la pratique de la lessive communautaire nous paraît assez symptomatique d’un alignement progressif des capucins sur les autres religieux. Dans l’ancien usage, si les frères
Marie DE LAUBIER, Les Capucins à Paris, op. cit., I, p. 159.
Voir notre étude, « Le monastère parisien de l’Ave Maria au XVIIIe siècle », art. cit., p. 290-292.
Ou « coulloient ».
BnF, nouv. acq. fr. 4135, f° 67 r°-v°. Voir aussi, en 1630, f° 30 v° : « la buanderie où l’on mit de grandes pierres pour les lessives que l’on faisoit soy même sans ayde séculière ».
150 Vie mystique des franciscains au XVIIe siècle
laïcs faisaient le gros du travail, l’ensemble de la communauté (et donc les prêtres) y prenait part également. Toutes les réformes franciscaines ont cherché à réduire l’écart entre le frère laïc et le frère clerc, en donnant davantage de droits au premier, mais aussi en imposant au second de participer aux tâches matérielles au sein du couvent. La cessation de cette lessive communautaire n’a donc rien d’anodin. Par ailleurs, après 1686, les capucins confient ce travail à des séculières, c’est-à-dire à des femmes qu’il faut probablement rétribuer. Enfin, cette décision est peut-être consécutive à une baisse dans le recrutement des frères laïcs. Vie fraternelle, rapport à l’argent, présence des frères laïcs : au-delà de la suppression de la lessive en commun, c’est la vie franciscaine dans sa radicalité qui se trouve remise en question au Marais.
Le deuxième indice concerne davantage la manière dont sont perçus les religieux, et les services que l’on attend d’eux. En 1704, l’attention du lecteur est retenue par l’indication « on cesse les catéchismes » en marge du registre. On peut lire ensuite : « Depuis quelques années, Messieurs les curés des Paroisses circonvoisines souhaitans que tous les enfants de leurs paroisses aillent aux catéchismes pour la première communion, et se rendant difficiles avec ceux qui estoient instruits ailleurs, les Capucins n’ayant continué cet exercice depuis leur établissement aux Marais que par Charité, dans les Carêmes pour les enfans et les laquais du cartier, pendant le sermon et autres temps, désistèrent cette année pour éviter toute contrariété 278. » Là encore cette décision nous apparaît significative. Dans les années 1620, les capucins, répondant aux désirs des populations, ont cherché à pallier les insuffisances de l’encadrement paroissial. Au début du XVIIIe siècle, les paroisses donnent leur pleine mesure, le clergé séculier est de mieux en mieux formé, et les capucins du Marais doivent se replier sur des activités purement conventuelles.
Bien entendu, ces deux indices ne concernent que les capucins du Marais, et une enquête beaucoup plus ample serait à mener pour vérifier si nous avons eu raison de situer cette fin de « Grand Siècle franciscain » dans les années 1680-1700.
278. Ibid., f° 157.
Classement selon
A : famille du premier Ordre ; B : noms donnés aux religieux ; C : province franciscaine d’appartenance ; D : communauté masculine ou féminine ; E : nom de la communauté ; F : date de fondation.
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A |
B |
C |
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Ordre des Frères |
Cordeliers, observants, |
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Mineurs, |
cordelières, clarisses urba- |
Province de France |
|
l’Observance. |
nistes, clarisses de l’Ave |
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Maria, annonciades |
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Province de France parisienne |
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Province de Touraine pictavienne |
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Récollets, récollettes |
Province Saint-Denys |
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Province d’Irlande |
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|
Tertiaires réguliers, péni- |
Province Saint-François |
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|
tents, pères de Picpus, éli- |
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|
sabéthines |
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Province Saint-Yves |
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Ordre des Frères |
Capucins, capucines |
Province de Paris |
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Mineurs Capucins. |
|
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l’appartenance institutionnelle
En 1650, ni les cordeliers de l’Ave Maria, ni les récollets de la rue du Bac ne bénéficient du statut de couvent, mais ils constituent de réelles communautés en marge des monastères féminins. Les récollets hibernois ne disposent que d’une simple résidence.
D |
E |
F |
|
|
|
H |
Grand couvent des cordeliers |
1230 |
F |
Cordelières de Saint-Marcel ou de « la rue |
1290 |
|
de Lourcine » |
|
F |
Petites cordelières |
1634 |
F |
Clarisses de l’Ave Maria |
1485 |
H |
Cordeliers de l’Ave Maria |
1485 |
F |
Annonciades de Popincourt |
1636 |
F |
Annonciades du Saint Sacrement |
1635 |
F |
Annonciades des dix vertus |
1637 |
H |
Couvent du faubourg Saint-Laurent |
1604 |
F |
Récollettes de la rue du Bac |
1637 |
H |
Récollets de la rue du Bac |
1640 (?) |
H |
Récollets « hibernois » |
1652 |
|
|
|
H |
Couvent de Picpus |
1601 |
H |
Couvent de Belleville |
1638 |
H |
Couvent de Nazareth |
1630 |
F |
Monastère Sainte-Élisabeth |
1615 |
|
|
|
H |
Capucins de Saint-Honoré |
1574 |
F |
Capucines de Saint-Honoré |
1606 |
H |
Capucins de Saint-Jacques |
1613 |
H |
Capucins du Marais |
1622 |
|
|
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Répartition
|
Paroisse |
Communauté |
|
|
|
En la Cité |
|
|
En la Ville |
Saint-Roch |
Capucins de Saint-Honoré |
|
|
Capucines de Saint-Honoré |
|
|
La Conception Notre-Dame |
|
Saint-Nicolas-des-Champs |
Tertiaires réguliers de Nazareth |
|
|
Monastère Sainte-Élisabeth |
|
Saint-Jean-en-Grève |
Capucins du Marais |
|
Saint-Gervais |
Petites cordelières |
|
Saint-Paul |
Clarisses de l’Ave Maria |
|
|
|
|
|
Cordeliers de l’Ave Maria |
L’Université |
Saint-Côme |
Grand couvent des Cordeliers |
Faubourg Saint-Laurent |
Saint-Laurent |
Récollets |
Faubourg Saint-Antoine |
|
Annonciades de Popincourt |
|
Saint-Paul |
Tertiaires réguliers de Picpus |
|
|
Filles Anglaises |
|
|
de l’Immaculée Conception |
Faubourg Saint-Germain |
Saint-Sulpice |
Annonciades du Saint Sacrement |
|
|
Annonciades des dix vertus |
|
|
Récollettes de la rue du Bac |
|
|
Récollets de la Rue du Bac |
|
|
Récollets « hibernois » |
Faubourg Saint-Jacques |
Saint-Jacques-du-Haut-Pas |
Capucins de Saint-Jacques |
Faubourg Saint-Marcel |
|
|
|
Saint-Marcel |
Cordelières de Saint-Marcel |
|
|
ou de « la rue de Lourcine » |
Belleville |
Saint-Merry |
Tertiaires réguliers |
géographique
T
1689 : transfert place Vendôme
V.
V. T.
1687 : transfert au faubourg Saint-Germain. Suppression en 1749.
V.
V.
V. T.
V. T.
Suppression en 1782. T.
Suppression en 1656
Suppression en 1654
V. T.
1782 : transfert à la chaussée d’Antin (V)
V.
Couvent des capucins de Saint-Honoré détail d’un plan ancien
Nécrologe des capucins de la province de Paris
par Dominique Tronc
L’intérêt de ce registre des morts est double : premièrement, pas moins de mille cinq cents noms éclairent sur la durée d’un siècle la vie d’une communauté ; deuxièmement cette commu-nauté est définie de manière précise par l’appartenance capucine et par la localisation géographique au sein du Royaume. Son exploitation permet une approche statistique quantitativement valide et qualitativement ciblée. Mais surtout, la mise en valeur par ses rédacteurs de certaines figures remarquables, auxquels sont joints des éléments biographiques, voire des récits, illustre concrètement et parfois savoureusement des conditions de vie aventureuses et souvent héroïques.
Une brève présentation d’ensemble sera suivie d’une chrono-logie datée et repérée au sein de la séquence des numéros d’en-trées de noms (no 1 à no 1501). Cette chronologie se présente sèchement en son début, car la première main est celle d’un rap-porteur sobre — et se termine de même, car l’abondance des décès annuels à rapporter incita la dernière main à évacuer toute donnée personnelle.
L’abondance de chiffres ne doit pas décourager le lecteur : ils sont nécessaires pour situer et éventuellement pour retrouver telle figure dans le long manuscrit du nécrologe ou pour tirer des renseignements quantitatifs de l’ensemble. Heureusement, les entrées nominales ouvrent sur des précisions concrètes qui évoquent des « vies » abrégées, mais en conservant leurs couleurs
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propres. On les trouve au cœur de la très longue liste, lorsque la file des capucins, dont le nombre croît exponentiellement, se prête encore à des approches individualisées.
Il ne s’agit pas ici de présenter une étude historique exhaus-tive. Nous désirons seulement attirer l’attention des chercheurs sur une source exceptionnelle, portant sur un Ordre religieux important par le nombre de ses membres et par la fécondité spirituelle de certains d’entre eux. Surtout, les lecteurs des deux volumes précédents de florilèges mystiques franciscains trouve-ront ici quelques points d’ancrage dans un concret savoureux. Dans notre choix d’extraits de « vies », ils apprécieront les dures conditions d’existence des mystiques du temps. L’écho d’un vécu concret manquait à notre entreprise visant à ressusciter un monde franciscain d’un âge classique totalement disparu et oublié. Cer-tains extraits nous parlent directement par des détails prosaïques ou par la naïveté d’une rédaction rapide encore proche des évé-nements rapportés.
Présentation d’ensemble
Le document est conservé au château du Titre 1. Il se présente comme un manuscrit relié intitulé Catalogue de tous les religieux capucins qui sont morts en la province de Paris depuis son établis-sement jusques à maintenant. Le volume retourné et lu à l’envers propose les Noms de tous les religieux capucins de la province de Paris vivant en l’an 1655. Nous nous en tiendrons ici à l’endroit.
Le Catalogue… est paginé de 1 à 100, puis comporte les folios 101 à 108, soit 16 pages, enfin des folios non numérotés, soit 57 pages. La liste chronologique des capucins comporte des renseignements biographiques personnels qui évoquent une
1. Le manuscrit de la collection privée du château du Titre est resté globalement inexploité. Il a été consulté ponctuellement avant nous par Raoul de Sceaux, Jean Mauzaize lorsque ce dernier mit en valeur la figure de Martial d’Étampes et publia certaines lettres de ce dernier (Études franciscaines, XIV, no 32, juin 1964, 89-102). Sa consultation est aujourd’hui rendue possible en bonne reproduction photographique (s’adresser à la Bibliothèque Franciscaine de Paris, ou à nous-même).
figure en quelques traits, lorsque celle-ci est estimée par l’un des deux rédacteurs successifs (changement de main page 41, année 1635). Hors chronologie sont reproduits des lettres et des écrits concernant quelques figures remarquables. Parfois le manuscrit opère des renvois ou comporte des ajouts.
Le « jusques à maintenant » du titre correspond à juin 1679, tandis que le premier décès est rapporté à la date de 1576 (il s’agit du Père Pacifique de Venise, premier commissaire général en France, arrivé à Paris en juin 1574). On couvre donc la belle durée d’un siècle qui voit « l’invasion » des capucins en France, puis leur épanouissement, enfin leur « maturité ».
La notice du 646e capucin décédé figure dès la fin de l’année 1646 ; le nombre croît ensuite si rapidement que leurs notices ne sont plus numérotées et se réduisent très généralement à deux lignes : tout trait personnel disparaît alors. Le nécrologe relève les décès de 1501 capucins (sauf erreur toujours possible).
Quelques figures bénéficient d’une notice conséquente : le mystique Martial d’Étampes († 1635) est couvert en 25 pages, suivi chronologiquement par le converti devenu convertisseur d’hérétiques Raphaël de Raconis († 1637), puis par Paschal d’Abbeville († 1645), spirituel couvert en 12 pages, par Louys de Paris († 1640), actif en Italie « en la compagnie de l’éminentis-sime cardinal Cajetan », par Gabriel d’Amyche (d’Angleterre)…
Le relevé de notices comportant huit lignes ou plus du manus-crit livre une trentaine de noms, dont le célèbre Père Ange († 1634) « anglais prédicateur […] en prison pour la consolation des catholiques qui y étaient ». Une « Liste de capucins qui font l’objet d’une notice conséquente » sera donnée en fin d’étude par ordre de décès (comme dans le nécrologe) puis par ordre alpha-bétique (pour faciliter une recherche par nom).
Des lettres prennent place au sein de notices biographiques, dont les seules qui nous soient parvenues de Martial d’Étampes, le plus privilégié de tous les capucins répertoriés — à juste titre
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à nos yeux 2 — ainsi que des pièces variées. Ainsi le récit très précis, concret et savoureux d’une apparition du défunt Marcelin de Paris. De même les aventures du très entreprenant Raphaël de Raconis 3 : il admoneste une « damoiselle qui d’ordinaire avait le sein découvert » ; la damoiselle résistant, il fait « des prières » au résultat terrible, le sein devenant « hideux » ! Tandis que Vincent de Troyes († 1638) « prêche à La Rochelle selon le désir du roi Henry quatrième », d’autres préfèrent la tranquillité à trop de paroles, mais rentrent finalement dans l’obéissance : ainsi Séra-pion de Paris († 1647) « qui avait le talent de prêcher et était fort nécessité [demandé] et à cette occasion, n’était guère régulier et, se voyant malade pour mourir, il fut grandement touché […], se mit à prêcher tous ceux qui le venaient voir. […] ». Certains sont missionnaires, tels Juste de Beauvais († 1639) « en la ville de Babylone […], fort aimé […] [du] roi de Perse, duquel il obtint tout ce qu’il voulait ».
Plus admirable à nos yeux que Raphaël de Raconis, un autre Raphaël (de la Gravelle, † 1636) « ne respirait que de rendre du service aux malades. […] Il avait grandement importuné d’aller à la mission du Canada. […] Il avait porté les armes […], infa-tigable à l’assistance des soldats malades. […] Il ne pouvait faire ce qu’il faisait sans une grâce particulière de Dieu ». Beaucoup de capucins dévoués meurent jeunes au service des pestiférés, tandis que Simplicien de Chaumont « est mort le plus ancien de tous les capucins de la France, âgé de 90 ans » ; mais il possédait « une grâce de parler de Dieu et des choses spirituelles » et « le bon juge-ment lui a continué jusques à la maladie d’apoplexie qui le saisit environ dix jours devant que de mourir ».
Enfin le nécrologe n’oublie pas des frères « laïcs » (convers) par-ticulièrement dévoués, tel Jacques de Provence († 1580), mort « seulement [après] trois ans de religion, servant les pestiférés de la ville de Paris », ou « l’ancien frère André d’Avignon († 1636)
Martial d’Étampes, maître en oraison, textes présentés par Joséphine Fransen et Dominique Tronc, éditions du Carmel, coll. « Sources mystiques », 2008.
On retrouvera ces récits partiellement reproduits infra.
qui, l’espace de 36 ans avait assisté les frères malades […], à la mort duquel quasi tous les religieux se trouvèrent ».
Les noms figurant au verso du volume sont présentés alpha-bétiquement en deux tables, selon cinq colonnes : nom, âge à la vêture, lieu de la vêture, date précise, lieu et année « qu’ils décéde-ront » (dernière colonne très partiellement remplie par une main postérieure, qui corrige souvent des indications appartenant aux autres colonnes). La table « prêtres et clercs » fait généralement face à celle des « frères laïcs ». L’ensemble couvre 24 doubles pages. Il reste à étudier.
Extraits du Catalogue
Voici comme annoncé des extraits datés et repérés au sein de la séquence des numéros d’entrées des noms (no 1 à no 1501) :
[Page de titre] : Catalogue de tous les religieux capucins qui sont morts en la province de Paris depuis son établissement jusques à maintenant.
[1] La sainte Église catholique a coutume d’enregistrer soigneusement ceux qu’elle enrôle en la milice de Jésus-Christ, les faisant enfants de Dieu par le moyen du sacrement de baptême. Et la religion séraphique des capucins, à l’imitation de cette sainte coutume, est très soigneuse de remarquer et faire écrire en un livre les professions de ceux qui, faisant banqueroute au monde, s’enrôlent de franche volonté en la religion pour suivre plus parfaitement les traces de Celui duquel ils ont été faits enfants au baptême. Il nous a semblé néanmoins que ce n’est pas assez d’inscrire leur naissance et commencement de vie spirituelle, si pareillement nous ne faisons connaître l’heureuse fin d’icelle, puisque c’est la fin qui couronne l’œuvre. Ne serait-ce pas peu de choses de faire voir leur entrée en la religion, si ensuite on ne faisait connaître qu’ils ont obtenu la fin qu’ils prétendaient ? C’est pourquoi nous avons jugé qu’il était très expédient de faire un livre pour y enregistrer tous ceux qui ont persévéré au service de Dieu et sont décédés dans le corps de la religion, afin que comme
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dans le premier on y voit la promesse qu’ils ont fait à Dieu, ainsi dans celui-ci on y reconnaisse l’accomplissement d’icelle, montrant qu’ils ont fini heureusement en Notre Seigneur dans le port de la religion. […2] Nous avons donc commencé à noter en ce livre tous ceux que nous avons pu découvrir qui sont morts en la province depuis son établissement. […]
1576 [2] (1) 4 Le premier capucin qui est mort en France en la province de Paris a été le R. P. Pacifique de Venise, qui était venu le premier commissaire général en France ; arrivant à Paris au mois de juin de l’an 1574 et y étant le premier supérieur, y mourut en l’année 1576. Et parce qu’il n’y avait encore d’église ni de lieu au couvent de l’Assomption pour faire le cimetière il fut enterré à Saint-Germain de l’Auxerrois dans la nef en notre façon ordinaire, où il y eut grand concours de peuple. À Paris 5.
1580 (2) Frère Jacques de Provence mourut ayant seulement trois ans de religion en servant les pestiférés de la ville de Paris et fut enterré derrière la sacristie du couvent. À Paris.
[3] (3) Vénérable Père André de Bourgogne ayant seulement vécu deux ans de religion mourut en servant les pestiférés de la ville de Paris et fut enterré le 17 septembre, jour de son décès derrière la sacristie. À Paris.
1581 (4) Frère Bonaventure, anglais, mourut le 21 mai, ayant vécu quinze mois en la religion. À Paris.
1584 (5 à 14) 6.
Nous faisons suivre ici la date (date-titre qui couvre toujours une pleine ligne du manuscrit) de la pagination [entre crochets], puis du numéro d’ordre (entre parenthèses) du capucin décédé ; ce dernier figure en ajout dans la marge gauche du manuscrit à partir du no 3.
Nous réduirons dorénavant les notices en indiquant pour les plus amples le nombre de lignes manuscrites – ici sept lignes.
Tandis que l’usage du gras est réservé aux seules années marquant le début de dizaines, nous omettons tous les contenus des notices brèves, soit la très grande majorité – la « forêt » de chiffres qui en résulte est justifiée par leur exploitation ainsi rendue toujours possible (dont l’établissement de notre tableau des décès annuels). Les dix décès de l’an 1584 ont tous lieu à Rouen et tous sont causés par la peste ! (Notons que le terme de « peste » recouvrait diverses épidémies aux conséquences
1586 (15) Père Joseph d’Anvers, ayant vécu sept ans en grande sainteté, mourut de peste à Paris et fut enterré dans le grand jardin où était le petit bois depuis coupé.
1587 [4] 7 (17-19) ; 1588 (20) ; 1589 (21-23). 1590 (24) ; 1591 (25) ; 1593 (26-27).
Ceux qui suivent sont morts depuis 1579 jusques en 1594, sans que j’aie pu savoir en quelle année : (28-38). [Ont été ajou-tées postérieurement des dates allant de 1586 à 1602.]
1594 (39-42) ; 1595 (43-47) ; 1597 (48) ; 1598 (49-53) ; 1599 (54-55).
1600 (56) ; 1601 (57-63) ; 1602 (64-65) ; 1603 (66-71) ; 1604 (72-73) ; [8] 1606 (74-77) ; 1607-1608 (78-85).
Ceux qui suivent sont morts depuis 1594 jusques en 1607 sans que j’aie pu savoir en quelle année : (86-91).
[9] 1608 (92-98) ; 1609 (99-100).
1610 (101-113). [Ajout d’une autre main :] « En cette année se fit la séparation de la custodie de Touraine érigée en Province […]. » 1611 (114-120) ; 1612 (121-125) ; 1613 (126-131) ; 1614 (132-138) ; 1615 (139-146) ; 1616 (147-154) ; 1617 (155-161) ; 1618 (162-174) ; 1619 (175-177).
1620 [13] (178-188) ; 1621 (189-194) ; 1622 (195-222) ; 1623 (223-255) ; 1624 (256-284) ; 1625 (285-318) ; 1626 (319-349) ; 1627 (350-369) ; 1628 (370-384) ; 1629 (385-395).
1630 (396-408) ; 1631 (409-430) ; 1632 (431-447) ; 1633 (448-459).
1634 [31] (460) Vénérable Père Ange, anglais, prédicateur, fut religieux fervent et employé aux missions d’Angleterre, où il fut plusieurs fois souffrant beaucoup de peine pour la sainte foi,
mortelles.) Aucun décès ne sera par contre relevé en 1585, année qui n’apparaît donc pas dans notre liste.
7. Nous omettrons dorénavant généralement des paginations (chiffres entre crochets) peu utiles (sinon au sein de citations longues), compte tenu de dates clairement indiquées – une par ligne –, et des numéros d’ordre des notices figurant en marge gauche.
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Dieu ayant permis qu’il fût mis en prison pour la consolation des catholiques qui y étaient retenus, où il demeura l’espace de cinq ans avec grande ferveur et bon exemple, et enfin mis en liberté à la prière du Très Chrétien Roi de France par son ambassadeur. Étant retourné en France, fut mis de famille au couvent de Calais, où il décéda le 22 juin 1634, âgé de religion 26 ans à Calais.
(461-464) Père Philippe de Paris, profès, était fort zélé de l’honneur de l’Ordre […]. Il mourut pulmonique au couvent de Saint-Honoré à Paris après avoir donné des témoignages de sa patience et ferveur durant sa vie et sa grande maladie de huit mois […]. (465-466).
1635 (467-468) Le Révérend Père Archange Ripault, de Paris, religieux de très sainte vie, prédicateur et définiteur en la même province, gardien du couvent de Saint-Jacques, décéda […] après une longue maladie de six mois qu’il endura d’une merveilleuse patience. Âgé de religion trente-cinq ans. À Saint-Honoré.
1635 (468 [sic]-470).
[35] 471. Vénérable Père Martial d’Étampes, de qui la vie a été un rare exemplaire de la perfection religieuse, acquise par un travail égal à la fidélité d’un imitateur parfait de notre Père saint François. Son humilité profonde, sa patience invincible, son jeûne continuel et au-delà du commun pour le peu de nourri-ture qu’il prenait, sa mortification sans relâche, bref son oraison accompagnée d’extases ont été les moyens qui lui ont servi pour en atteindre la récompense, après avoir été gardien quelque temps. Il a été fait maître des novices, charge qu’il a exercée par l’espace de 20 ans, pendant lesquels il s’est proposé pour un modèle parfait de vertu à ses [36] novices ; puis élu en divers cha-pitres confesseur tant des filles de la Passion à Paris que de celles de sainte Claire à Amiens, par six à sept ans dans ce travail il est tombé malade au couvent desdites filles de sainte Claire, duquel il ne put être transporté pour l’excès de sa fièvre qu’après sa mort, le bruit de laquelle semé, aussi bien que celui de la sainteté de sa vie, causa lors du convoi de son corps, transporté du couvent des filles de sainte Claire où il était dans le nôtre, un si grand
concours de peuple qu’à peine pouvait-on passer, et ne put-on empêcher que plusieurs ne lui coupassent de sa barbe, cheveux, et même de son habit, duquel je ne sais si sans la résistance il en fût resté pour le couvrir. Enfin il est mort aussi riche des biens du ciel qu’il avait été pauvre de ceux de la terre 8 […].
(472-479) Père Gratien d’Abbeville, profès religieux fort zélé de la gloire de Dieu, après en avoir procuré l’accroissement en un voyage qu’il a fait en terres étrangères, vécut le reste de ses jours en l’observance étroite de sa règle […].
Père Claude d’Ast. […] Il fut envoyé par le roi Henri III
la Reine, avec le vénérable père Pierre Deschamps, rendre un vœu au Saint-Sépulcre de Jérusalem […]. (481-483).
1636 (484-489 puis 470-471 9) L’ancien frère André d’Avi-gnon, laïc, qui l’espace de 36 ans avait assisté les frères malades et fait l’office de l’infirmerie avec grande édification, se trouvant toujours aux communautés tant de jour que de nuit […], à la mort duquel quasi tous les religieux se trouvèrent […]. (472-484).
(485) [22 lignes] Père Raphaël de la Graville, profès de la pro-vince d’Aquitaine, ayant achevé ses études en théologie en cette province, s’était vu religieux fort zélé au salut des âmes, qui ne respirait que de rendre du service aux malades, s’y employant par tour avec grande diligence et charité. Il avait grandement impor-tuné d’aller à la mission du Canada, et l’occasion s’en étant pré-senté que Sa Majesté Très Chrétienne demanda de nos Pères pour assister son armée pourchasser l’armée espagnole de la Picardie, ce bon Père s’y offrit, et fut accepté comme des plus propres à cet emploi. Il avait porté les armes de plusieurs quartiers et savait ce que c’était de la vie des soldats, et avait la grâce de parler
[Add. marg.] : « Ayant fait un plus ample discours de la vie et mort du défunt Père Martial […], j’en ai mis la copie ci-après à la page 71. » – Premier exemple de renvoi.
La main d’un correcteur annonce : « De tous les susdits morts de la Province depuis l’an 1610 que la Touraine fut séparée, en un autre livre j’ai marqué leur mort », ce qui explique la séquence inversée des numéros. Suit un changement de main avec corrections.
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plusieu