CONSTANTIN DE BARBANSON
CONSTANTIN de BARBANSON
Ouvrage publié à Douai en 1629
Œuvres mystiques présentées et annotées par Dominique Tronc
Constantin de Barbanson (1582-1631) reste méconnu malgré la très grande estime exprimée par quelques lecteurs. Ce franciscain capucin poursuit l’œuvre que son prédécesseur Benoît de Canfield (1562-1610) rédigea en pleine jeunesse avant de se taire devant des oppositions fortement manifestées.
Les deux chefs de file d’une vie mystique en plein essor partagent un même optimisme profond. Ils sont animés de l’esprit qui anima les grands rhéno-Flamands au Moyen Âge.
Constantin chante l’Unité. Telle est la raison profonde de notre attachement à son œuvre et tout particulièrement à son Anatomie.
Ce dernier ensemble n’a par ailleurs subi aucune condamnation de la part des autorités catholiques. Il peut ainsi dialoguer avec des textes mystiques d’autres origines, par exemple avec des témoignages provenant de mystiques extrême-orientaux [1].
Mais sa lecture n’est pas facile. Constantin tourne et retourne son fil pour mieux expliciter des intuitions neuves à son époque. Il effectue une progression ascendante circulaire en retrouvant à chaque étage de subtiles analogies.
L’auteur vit hors ou aux confins du Royaume, aussi sa langue est-elle proche de celle qui était en formation au seizième siècle ; il recourt au latin, parfois il associe deux mots, suivant la pratique d’outre-Rhin ; enfin ses phrases sont longues et leurs constructions sont parfois inversées.
Que ces avertissements ne découragent pas la lecture de notre auteur préféré ! Une approche méditative lente, qui ne vise pas à être exhaustive, mais s’attache à chaque phrase — parfois longue — en livre le suc.
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Nous proposons pour la première fois un accès au corpus de l’œuvre de Constantin, en deux tomes de dimensions raisonnables [2], poursuivant ainsi la mise en valeur de traces laissées par les mystiques accomplis d’une culture qui s’efface [3].
L’édition veut surmonter des obstacles qui n’ont pas permis une plus large reconnaissance de l’œuvre. Tandis que la seule réédition moderne des Secrets sentiers date de 1932 et n’est pas absolument fidèle, celle d’une Anatomie de l’âme n’a jamais eu lieu depuis l’assemblage post-mortem de 1635. Ce dernier ensemble décourage les meilleures intentions sous sa forme primitive : un bloc de mille pages en français ancien marqué de germanismes aux paragraphes très étendus, textes introductifs diffus rédigés par le confrère éditeur. La dimension raisonnable attribuée à chacun des cinq volumes facilite une organisation logique et une présentation aérée :
I. Les Secrets sentiers de l’Esprit divin reproduit le manuscrit d’une retraite faite à des franciscaines capucines. Constantin livre dans cet Esprit divin un exposé de la vie mystique délivré oralement et sans détour. Ce premier texte est assez bref en comparaison de l’Amour divin qui suivra. Nous le faisons précéder d’une étude sur Constantin et le faisons suivre de documents devenus difficilement accessibles.
II. Les Secrets sentiers de l’Amour divin furent imprimés plusieurs années après l’exposé oral précédent. Cette mise en forme réfléchie et prudente de l’Amour divin fut la seule œuvre rééditée de Constantin.
III à V. L’Anatomie de l’Âme et des Opérations divines est un vaste ensemble de traités et de compléments livrant des précisions sur la vie mystique et la justifiant auprès de ses critiques. Nous reprendrons séparément ses trois parties.
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Aux pages suivantes nous introduisons le « mystique spéculatif Constantin ». Puis la première rédaction restée manuscrite intitulée Secrets sentiers de l’Esprit divin rend tout l’élan et le caractère très personnel d’une présentation orale devant le cercle de religieuses capucines de Douai.
Ce premier jet fut suivi d’une mise en forme sous le titre de Secrets sentiers de l’Amour divin où le terme Amour est substitué à celui d’Esprit. La rédaction soigneuse de 1623 fonda la réputation de Constantin.
Malgré sa prudence, ce dernier rencontra des objections et médita une défense du vécu mystique rédigée « jusqu’à la veille » de sa mort. Cette défense fut publiée en 1635 sous le titre d’Anatomie de l’âme et des Opérations divines en édition posthume établie par fidélité au souvenir du capucin de vie exemplaire. Elle couronne l’œuvre par une métaphysique mise au service du vécu mystique.
Cette étude ouvre sur l’opus de Constantin de Barbanson (1582-1631) livrée en deux tomes.
Constantin est né à la fin d’une période difficile marquée par les luttes entre catholiques et protestants. On connaît les figures du duc d’Albe s’opposant à celle de Guillaume le Taciturne fondateur de la dynastie d’Orange. Ce sont les acteurs d’une histoire terrible qui conduisit à la séparation définitive entre un sud catholique — la moderne Belgique — et un nord protestant — les Provinces unies ou moderne Hollande.
Le père de Constantin s’appelait Théodoric Paunet. Il était receveur des domaines de Barbanson ou Barbençon, situé dans la province du Hainaut [4]. Il fut établi sur ces terres par les seigneurs du lieu. Vers 1578 il eut pour fils aîné Jean, qui fit profession chez les franciscains capucins de Louvain le 28 mai 1600 sous le nom de frère Félix de Beaumont [5]. Un autre fils né vers 1580 devint frère mineur à Nivelles sous le nom de Pierre et vécut à Ypres, Gand et Bruges sous diverses charges. Il devint confesseur de l’archiduchesse Isabelle, puis fut enfin nommé évêque de Saint-Omer en 1627 pour mourir dès 1630. [6].
Enfin naquit en 1582 un troisième fils, baptisé sous le prénom de Théodoric, reprenant le prénom de son père qui venait d’être tué par des protestants. Il s’agit de notre futur capucin Constantin. Pour le moment il doit supporter avec sa mère et ses frères la misère — une misère d’ailleurs très générale en cette période troublée.
Puis il se présente le 20 septembre 1600 chez les capucins de Bruxelles qui avaient pour maître Jean de Landen. La province flamande comptait dix-sept couvents après seulement quinze ans d’existence : « Toute la province est spiritualisée : nombreux sont ceux qui éprouvent extases et rapts [7] », raconte en 1612 le Père Philippe de Cambrai qui est le premier chroniqueur à nous renseigner sur l’établissement de l’Ordre en Flandre. Le rédacteur de la préface à la réédition des Secrets Sentiers de 1932 résume et rapporte :
« Nous y pouvons lire les “performances” de Jean de Landen prêchant tout le jour en carême et rentrant à jeun le soir dans son couvent […] l’obéissance était pratiquée jusque dans des choses impossibles, où la discrétion des supérieurs nous paraîtrait facilement en défaut. Un religieux s’accuse un jour d’avoir cassé un plat de terre cuite ; mange-le, lui fut-il répondu ; et l’ordre fut exécuté. […] Sur les routes qu’il était si dangereux de fréquenter seul, les capucins sont envoyés sans armes ni vivres ; jamais aucun d’eux ne fut tué, dit Philippe de Cambrai ; ceux qui restaient au couvent priaient tant pour les voyageurs ! »[8]
Ce sont quelques aspects de la vie concrète rigoureuse que dut connaître Constantin. Il est formé par le P. Francis Nugent [9], gardien du couvent de Douai, actif auprès des capucines et des bénédictines de la même ville. Ici la chronique signale que
« dès 1595 le danger [d’un mouvement pseudo-mystique] semble assez grave pour que le Chapitre provincial de Lille interdise de parler d’union […] en 1598 le P. Francis Nugent est appelé à Rome pour se justifier […] est privé de voix active et passive, le Provincial Hippolyte de Bergame également ; et défense est portée, sous peine d’excommunication, de lire ou seulement de conserver Harphius, Tauler, Ruysbroeck et autres auteurs mystiques. » [10].
La rigueur concrète des conditions de vie s’accompagnait ainsi d’un contrôle des idées. Constantin s’y pliera tout en veillant à présenter une sereine défense de convictions basées sur son expérience.
Jean de Landen a été formé par le P. Bellintani de Salo, illustre capucin de la première époque qui mourut en 1611 à l’âge de 77 ans. Voici le bel aperçu rédigé par Noettinger, un bénédictin ami de la spiritualité qui anime la vie capucine :
« A le considérer [le P. Bellintani], on croit toucher le fond de la spiritualité franciscaine et voir une réussite de la première béatitude. Plus la pauvreté marque d’emprise sur son âme, plus la charité s’y développe et son premier fruit, la joie. Non pas le seul détachement des biens extérieurs, qui n’est que le premier pas dans cette voie, mais l’esprit de pauvreté, mais la pureté de l’esprit, mais la pauvreté de l’esprit, que d’autres définissent l’humilité parfaite, l’anéantissement de tout son être, la conscience de son néant, la dépendance absolue, l’abandon entre les mains de Dieu ». [11].
Jean de Landen est préposé à la formation des novices. Constantin fait profession entre ses mains le 20 septembre 1601 puis entreprend le cycle des études préparatoires au sacerdoce et au titre de prédicateur, probablement à Douai qui possède une université. Nous y trouvons trace en 1610 où il signe comme témoin d’une profession.
Constantin est envoyé en Rhénanie en 1612. Il séjourne à Cologne, parmi sept religieux désignés pour une première fondation et mène une vie itinérante. Il a juste trente ans.
Le bénédictin ami Noettinger précise :
« Peut-être, cependant, dès les premières années, fut-il chargé d’instruire les novices ; car ses supérieurs ne pouvaient ignorer la part qu’il avait eue dans la formation spirituelle des bénédictines de Douai. »
Car en 1613, à l’âge de trente et un an, il prêche retraite à la demande de l’abbesse des bénédictines de Douai. Le manuscrit intitulé Secrets sentiers de l’Esprit divin [12] est probablement issu de cette retraite (ou d’une autre rencontre la suivant de peu). Dix ans sépareront la première retraite de la publication des Secrets sentiers de l’Amour divin parus dans cette même ville.
Faut-il y voir l’effet d’une résistance à surmonter ? Dans une lettre du 3 mai 1613 à Madame Florence de Werquignoel, la réformatrice et première abbesse de la Paix-Notre-Dame à Douai, à propos d’un Traité de l’oraison qui lui a été adressée (s’agirait-il de notre Secret sentiers de l’Esprit divin ?), Constantin écrit :
« C’est merveille aussi si plusieurs choses qui y sont n’ont pas été contredites par ceux qui par aventure les auront vues, car ces matières sont fort sujettes à être mécrues ou rejetées par plusieurs qui s’y opposent. » [13].
En 1618-1619 il est responsable de la communauté capucine de Mayence et élu définiteur provincial. L’année suivante, il est gardien du couvent de Paderborn (où, déjà en 1615, il avait paru dans un acte dirigeant des travaux), ensuite des couvents de Munster, de Cologne en 1622, de Mayence en 1627, enfin de Bonn à partir de 1628.
« Plus d’une fois, d’après l’usage courant, il aura été en même temps maître des novices, comme plusieurs auteurs l’affirment expressément. [… Il] fut l’ami et l’admirateur de la jeune congrégation des Capucines flamandes, fondées à Bourbourg (Nord) en 1614. Il fit connaître le nouvel institut en Allemagne ; dans trois villes où il a été Gardien (Cologne, Paderborn et Bonn) des monastères de femmes finirent par s’affilier à la congrégation naissante. » [14].
Il garde des liens avec sa terre natale, lié d’amitié avec l’archidiacre de Tournai Jean Boucher, avec Madame Florence de Werquignoel, dont nous avons lu un extrait de lettre ; avec François Sylvius vice-chancelier de l’université ; avec les capucines de Flandre en délicatesse avec l’évêque de Saint-Omer… qui n’est autre que son frère Pierre.
« Il vint donc à Saint-Omer, peut-être à temps pour revoir sa mère dont les funérailles furent célébrées en l’église de récollets le 28 octobre [1628], réussit naturellement à convaincre l’évêque, puis descendit chez les capucines où il se prêta de très bonnes grâces aux “désirs de toutes celles qui avaient à lui parler.” L’Histoire des Capucines de Flandre [15] nous a conservé la teneur d’une direction donnée par lui à sœur Ange de Douai […] tourmentée d’angoisses et de peines intérieures ; “Elle reçut pour avis que, étant à l’oraison, elle devait se tenir simplement humiliée devant Dieu, et, comme en s’offrant à la divine justice, attendre en silence ce qu’il plairait à Sa Majesté suprême de lui envoyer ; qu’au sortir de l’oraison et dans toutes ses actions, elle devait s’étudier à conserver le visage toujours serein et ne point faire paraître le moindre signe de mélancolie, de tristesse et d’affliction intérieure, parce qu’en cela la nature se nourrit et l’âme perd le fruit de sa souffrance en cherchant avec empressement la compassion des créatures” » [16].
Il venait de terminer le manuscrit de l’Anatomie de l’âme [17] lorsque la mort brutale par hémorragie cérébrale le surprit le 26 novembre 1631 [18]. L’ouvrage sera publié quatre ans plus tard. L’édition, un « cube » de plus d’un millier de pages denses, fut établie grâce à la fidélité d’un compagnon pour rendre hommage à une vie exemplaire :
« Tous les témoignages nous [le] montrent bon jusqu’à l’extrême limite, celle qui voisine avec la faiblesse, bon par détachement, aimé et vénéré de tous… ». Il présente une « voie affective ou mystique par négation… Aussi la volonté est-elle, d’après les Secrets sentiers, la principale faculté mystique. Entendez… surtout l’amour. » [19].
L’on trouve rapportée [20] que :
« … la vertu qui brillait le plus chez lui était la mansuétude et la bénignité pour ses frères ; elle allait jusqu’à la faiblesse. On rapporte que le démon, après avoir résisté aux exorcismes pratiqués sur un énergumène par le père Constantin, annonça la mort de ce vénérable religieux, au moment où elle avait lieu à une grande distance, ajoutant que la cause de l’impuissance de ce père sur lui avait été l’excès de son indulgence pour ses frères, et que ce même défaut lui avait mérité quelque peine en purgatoire. La parole du démon se trouva vraie en ce qui concernait la mort du père Constantin, seul point que l’on pût vérifier. Elle eut lieu à Bonn, le 26 novembre 1632. L’affluence extraordinaire du peuple qui venait honorer sa dépouille mortelle obligea ses confrères à l’ensevelir de nuit. 26 ans après, on ouvrit son tombeau ; il s’en échappa une odeur très suave et une lumière merveilleuse [21]. »
Influencé par la Mystica theologia d’Hugues de Balma [22], ouvrage attribué à l’époque à Bonaventure et relayé par les écrits de Harphius et de Canfield, Constantin exerça à son tour une influence notable sur le Cardinal Bona (1609-1674) et sur le capucin allemand Victor Gelen (†1669) ainsi que sur l’anglais mystique Augustin Baker (1575-1641) [23].
On relève ainsi des chaînes traduisant les influences exercées soit par les textes (>) soit directement (>>) :
Hugues de Balma > Harphius > Canfield > C. de Barbanson,
J. de Landen et F. Nugent >> C. de Barbanson,
C. de Barbanson > Bona, Gelen, Baker,
C. de Barbanson >> Dame de Werquignoeul, première abbesse de la Paix Notre-Dame de Douai,
F. Sylvius de l’Université de Douai, et C. de B. >> capucines de Flandre dont sœur Ange de Douai.
Plus tard il sera apprécié de l’éditeur protestant Pierre Poiret [24].
La bibliographie qui concerne Constantin n’est pas abondante et nous venons d’en présenter les informations utiles à notre propos. Aucune monographie consacrée à Constantin n’a été établie à ce jour, mais la réédition en 1932 des Secrets sentiers de l’Amour divin est soigneusement introduite. Quelques indications complémentaires figurent dans l’Histoire des capucines de Flandre.
Le capucin Théotime de Bois-le-Duc a tenté une synthèse du contenu mystique en deux articles dont le second est de grand intérêt [25]. Ces articles étant peu accessibles hors de quelques bibliothèques franciscaines, nous reproduisons le second en fin du présent volume : voir l’Annexe « ÉTUDES, I, La doctrine mystique du P. Constantin de Barbanson par le P. Théotime de Bois-le-Duc ». Nous la complétons par II, notice établie par le capucin Candide de Nant pour le Dictionnaire de spiritualité [26]. Enfin nous livrons III, « Lectures des sœurs capucines et auteurs capucins belges », un aperçu de lectures recommandées aux sœurs capucines par leur mère supérieure ainsi que des noms évoquant une turba magna d’auteurs spirituels capucins belges.
Constantin de Barbanson est original par son association du vécu mystique à la tentative de le traduire par un « système ». L’expérience exprimée avec vivacité dans les Secrets sentiers de l’Esprit divin éditée en 1623 dans les Secrets sentiers de l’Amour divin apporte des témoignages qui seront relayés par la théologie mystique de l’Anatomie de l’âme en 1635.
Le terme d’Anatomie peut sembler étrange appliqué au domaine mystique. Il est alors courant et inclut par exemple l’exposé de 1628 de la découverte par Harvey de la circulation sanguine Exercitatio anatomica. La compréhension « théorique » de l’expérience mystique était rendue nécessaire par des suspicions qui se manifestaient déjà à l’époque.
Elle demande un effort qui est largement récompensé. Il suffit de lire lentement quelques pages et d’y retourner sans vouloir couvrir d’un trait l’abondante Anatomie. On se situe encore tôt dans le siècle, et hors de France : la langue n’est pas fixée ; ses provinces et a fortiori les pays étrangers flamands ou des bords du Rhin sont en retard sur Paris d’un bon demi-siècle [27].
Constantin est remarquable par un optimisme qui le conduit à insister sur l’efficace manifestée par le mystique accompli. Ce dernier n’a plus à craindre une fausse « divinisation », car, loin d’être une illusoire possession, elle marque l’abandon et l’oubli total de soi-même, signes de la prise en main de l’être par la grâce.
Constantin expose une vie mystique avancée, en renvoyant pour le reste aux nombreux traités traitant de la méditation. Il présente sans détour un « état permanent » final. Il parle peu des représentations de Jésus-Christ : elles soutiennent une méditation affective à dépasser. Il tente d’harmoniser la théologie d’école avec sa propre expérience (la démarche intellectuelle de cette théologie scolastique s’écarte depuis le XVe siècle des recours à l’expérience mystique et ne peut donc plus être nommée Théologie mystique comme cela était le cas pour Hugues de Balma).
Constantin déclare :
« Nous avons été créés, non pour nous anéantir, mais pour vivre et agir […] la grâce doit peu à peu s’emparer de toutes nos facultés et de tous nos actes. » [28].
Il répond aux critiques provenant du père Graciàn (Gratien, †1614), le confesseur de Thérèse d’Avila. On sait que ce dernier devint le confesseur d’Ana de Jesus et d’Ana de San Bartolome. Il achevait en Flandre une vie devenue (enfin) paisible. Toujours très actif, Graciàn fut le moteur d’une querelle née de la divergence entre l’approche christocentrique thérésienne importée « du sud » et la traditionnelle approche apophatique « nordique » défendue par les capucins flamands [29]. La méfiance envers les mystiques « abstraits » s’était déjà manifestée dès l’arrivée de jésuites à Douai.
Ce conflit oblige Constantin à mettre de l’ordre dans son exposé mystique, non sans une certaine prolixité qui explique en partie l’obscurité dans laquelle est tombée l’Anatomie, par ailleurs desservie par un volume d’un bon millier de pages. Car la marque du capucin prêcheur est de s’en tenir souvent à un unique, mais fort volume, le « manuel » qui résume une vie d’apostolat. Ici, l’auteur est desservi par son origine (deux fois : origine excentrée, décalage temporel de l’état de la langue française), mais cela ne doit pas décourager la méditation de traités séparés dont chacun s’avère aussi lisible que la Reigle si appréciée de William Fitch of Little Canfield (le Père Benoît de Canfeld). Remède proposé : découvrir la vaste Anatomie os après os, en goûter quelques pages, voire une seule, et s’en tenir là.
Constantin prend la suite de Benoît, et par la chronologie et dans l’exposé de la vie mystique. Il prend le relais en allant plus profondément dans l’exposé de la voie, ce que nous attribuons en partie à leur différence d’âge lorsqu’ils écrivaient [30]. Son objectif est surtout défini plus largement, car il ne se limite pas à un exposé portant sur la pratique de l’oraison. Il n’est pas dualiste [31].
Aussi le carme Dominique de Saint-Albert (1596-1634), le disciple le plus brûlant du grand Jean de Saint-Samson, pouvait-il écrire :
« En ma solitude j’ai conféré ces deux livres, celui du P. Benoît et de Barbanson. P. Benoît ne me semble que spéculatif au respect de l’autre qui a la vraie expérience des secrets mystiques. » [32].
Après avoir présenté l’auteur et son œuvre, nous abordons le contenu du premier des cinq volumes livrant le corpus. En 1613, à l’âge de trente et un ans, Constantin a prêché retraite à la demande de l’abbesse des bénédictines de Douai.
La source que nous éditons est probablement issue de cette retraite (ou d’une retraite la suivant de peu). Il s’agit du manuscrit 2367 réserve de la Bibl. Franciscaine de Paris qui s’avère précéder la première édition imprimée de 1623. Nous avons été introduits à ce manuscrit par la note du P. Willibrord de Paris dont nous allons donner des extraits [33]. En ouverture, la note décrit le manuscrit :
« La Bibliothèque Franciscaine Provinciale de Paris possède un manuscrit apparemment inconnu des historiens de ! a spiritualité franciscaine, et qui semble pourtant ne pas manquer d’intérêt. Il est intitulé simplement : Les/ Secrets Sentiers/ de/ l’Esprit divin : / Composez/ par le R. P. Constantin/ Capucin.
« Le titre et le nom de l’auteur piquent tout de suite la curiosité.
« Ce manuscrit mesure 142 mm de hauteur sur 91 de largeur. Il est tout entier de la même main, sur un papier vergé, non filigrané, d’assez mauvaise qualité, sauf de la p. 237 à la p. 297, où le support de l’écriture est plus solide. Ce détail n’est pas sans importance, car la mauvaise qualité de ce papier a permis à l’encre de le ronger totalement en bien des endroits, de le transpercer partout, et d’en rendre ainsi la lecture assez pénible, d’autant plus que la main fut rapide, serra les lignes, et ne s’appliqua point à calligraphier. Les 412 pages qui le composent se répartissent ainsi : 1-8 deux pièces d’introduction ; 9 rappel du titre, et titre de la 1re partie, puis une table jusqu’à la p. 11 ; 13 à 87, texte de la première partie ; 88 à 93 en blanc ; 93 rappel du titre et titre de la seconde partie ; p. 95 prologue de cette partie, jusqu’à 101 ; 101 à 337, texte de cette partie, suivie du cri “Vive L’amour”, 338 à 344 sont en blanc ; 345 commence par : “Quant est des quiétudes. Scachez que…” et ce texte va jusqu’à la page 360 ; 361 à 368 sont encore en blanc ; 369 débute ainsi : “De la vie intime. /D’autant…” et cette suite termine le manuscrit, à la p. 412. »
Tenter une datation approximative comme une relative localisation de ce livret par analyse des pièces des six parties reliées ensemble du volume [34] ne permet pas au P. Willibrord « d’obtenir une donnée précise ». Passant de la critique externe décevante à celle du contenu, l’intérêt du manuscrit lui apparaît alors pleinement — et nous a poussés à le lire :
Le P. Willibrord compare assez précisément l’imprimé au manuscrit dont il a repéré l’intérêt (ce qui n’exclut pas une découverte toujours possible de manuscrits parallèles [35] :
« Comme il a été impossible de déceler l’âge et la provenance de l’écrit, on pourrait croire qu’il s’agit là d’une simple copie sur l’imprimé, donc sans intérêt réel. Mais nous avons été frappé dès l’abord par une première divergence entre ce manuscrit et le grand ouvrage du mystique capucin. Ce chef-d’œuvre, dans toutes ses éditions imprimées (1623-1629-1643-1649, etc., 1932 pour le français ; 1623 et 1698 pour le latin) s’appelle : Les Secrets Sentiers de l’AMOUR divin. Or notre manuscrit dit : Les Secrets Sentiers de l’ESPRIT divin. C’est déjà une première différence. Si nous avançons dans la suite du texte, nous ne manquons pas d’en relever bien d’autres.
« D’abord les deux passages qui ouvrent le traité, « A Dieu Tout Puissant » (1932, p. 14) et « Aux âmes dévotes » (1932, p. 16) sont plus longs dans le manuscrit, et plus ou moins interpolés de l’un en l’autre. De plus, le prologue des éditions imprimées n’existe pas dans notre manuscrit (1932, p. 19 à 39). Mais considérons le corps de l’ouvrage. Le Ms., à la p. 9, porte : « Les voyes secrettes de l’Esprit divin. Première Partie contenante certains points nécessaires à ceux qui veulent commencer à s’appliquer du tout au vray amour de Dieu, et de la nécessité de son Esprit divin. » Comparez avec le titre des éditions imprimées (1932, p. 43),
« Première partie contenante aucuns préambules ou points plus, principaux, nécessaires d’être sus et exercés par celui qui veut s’avancer au chemin de la perfection. » A la suite de ce titre, le manuscrit donne sa table (p. 10). Regardons-là en même temps que celle des éditions (1932, p. 40-41) :
“MANUSCRIT :
Du but et de la fin finale du chemin de la perfection.
“Chapitre 1. Premier point nécessaire à la Perfection de la cognoissance de Dieu et de soy-mesure. Chapitre 2. De l’humilité, montrant la nécessité que nous avons d’icelle. Chapitre 3. Humilité que c’est. Moyens pour acquérir la vraie humilité. Second point nécessaire à la perfection [nos italiques faisant ressortir les différences]. Chapitre 4. De la mortification. Troisièsme point nécessaire à la perfection de l’amour divin. Chapitre 5. Moyens pour acquérir l’amour divin. Chapitre 6. Aucuns advis touchant le chemin de la perfection, et de l’oraison mentale.
‘IMPRIMES :
‘Chapitre 1. Du but et de la fin prétendue en tout ce chemin du divin amour. Chapitre 2. De la connaissance de Dieu et de soi-même. Chapitre 3. De l’humilité. Humilité, que c’est. Moyens pour acquérir l’humilité. Chapitre 4. De la mortification. Chapitre 5. De l’amour divin. Chapitre 6. Aucun avis.
[…]
‘Pour ce qui est de la deuxième partie voici leur titre mis en parallèle :
« MANUSCRIT :
‘Seconde partie, contenante une briève mais entière deduction de tout le chemin de la vraye Oraison mentale, avec tous les estats et passages qui s’y rencontrent. (p.93).
‘IMPRIMES :
‘Seconde partie contenante une entière description et poursuite de tout le chemin d’oraison mentale par lequel on va à Dieu et parvient — on à la jouissance de son divin amour ; avec les degrés, états et opérations que l’on y rencontre. (1932, p.103).
D’apparence on croit trouver tout à fait la même matière. Mais si l’on compare un tant soit peu les deux textes, on constate une divergence plus grande encore que pour la première partie, en même temps qu’un réel parallélisme au fond, et de grandes pages textuellement identiques. Contentons-nous de comparer les deux tables de chapitres. Les quatre premiers ont des titres à peu près communs ; à partir du cinquième, on rencontre la différence le Ve du MS (p. 187) correspond au IXe des éditions ; le VIe (p. 212) au Xe ; le VIIe (p. 272) au XIIe, et à la p. 301 le manuscrit porte un « Amen » terminal. Mais il ajoute (pp. 302 ; 305 ; 345 ; 369 et 401) des passages qui n’ont pas l’air de se faire suite entre eux, ni de correspondre aux chapitres XIII à XVI que nous trouvons dans les éditions imprimées. […]
L’on sait par ailleurs (dom A. Julien nous l’affirme apud R.A.M. 1932, p. 412-415) que des copies d’un brouillon préparatoire à l’édition circulaient bien des années avant l’impression première des Secrets Sentiers en 1623… Pas de doute, semble-t-il, que notre manuscrit ne soit un des premiers états de cette œuvre. […]
Après avoir souligné combien les deux textes divergent, l’érudit père Willibrord conclut : « Pas de doute, semble-t-il, que notre manuscrit ne soit un des premiers états » des Secrets sentiers publiés [36]. Sa brève, mais précieuse note nous a incité à déchiffrer le manuscrit car nous avions déjà largement apprécié l’édition de 1623. Puis, appréciant sa fraîcheur et l’élan qu’il peut nous communiquer, à le transcrire.
Constantin se propose de révéler « les voies les plus reculées de la connaissance des mortels » données par Dieu :
‘C’est un secret, et à l’oreille que je désire les vous dire, craignant que les inexperts ou incrédules d’une si grande bonté divine ne sachent croire que ces choses sont si faciles à qui s’emploie à les chercher [37].
‘Car Dieu de son côté nous le veut donner, nous invite à le rechercher, et jamais ne manquera à ceux qui le cherchent en vérité : ‘Je suis, dit-il, à la porte de vos âmes, et je heurte, attendant si quelqu’un me la veut ouvrir, et celui qui me donnera entrée chez soi, je viendrai et ferai un banquet avec lui en son âme [38]’.
§
Nous donnons dans les vingt pages qui suivent de nombreux et assez amples extraits. Outre le choix de telles « bonnes feuilles », cela souligne l’intérêt concentré sur des chapitres de la seconde partie du manuscrit ; on est ainsi encouragé à surmonter de premiers envois « à Dieu » et « à l’âme fidèle » puis à s’habituer au ‘style « rocailleux ». Nos extraits couvrent surtout la dernière moitié manuscrite, entre les pages (m158) et (m294).
Entre tous les moyens, « l’amour est l’exercice principal et le premier de tous qui rend tous les autres faciles, adoucissant toutes difficultés » et « l’amour est le pied, au moyen duquel il va en avant, et celui qui n’aime, ne chemine point aussi » : le terme d’amour sera constamment repris [39].
Le thème amoureux de l’extrême « supposition impossible » est présent par deux fois :
‘Il faut encore avec telle pureté et sincérité chercher cet amour qu’encore qu’on saurait que Notre Seigneur ne nous voulût pour sien, ains [mais] plutôt qu’il nous voulût perdre à jamais, encore que n’aurions jamais reçu aucun bénéfice de lui, encore que n’espérions rien ni après ni Paradis, ni grâce ni gloire, [même ain] si voudrions-nous lui servir, chérir et caresser de toutes les forces de notre âme, le connaissant vraiment digne de tout honneur que lui voudrions faire [40].
Comment cela est-il possible sinon par une expérience mystique donnée par grâce ?
‘… la connaissance expérimentale qu’elle reçoit de l’amour, bonté, dignation [bienveillance] de Dieu en son endroit, lui donne un objet si aimable, si désirable, si solide et si efficace en son esprit qu’elle est enseignée à exercer les actes d’un amour le plus purifié qui lui est possible, inclinant son cœur à le désirer, chérir et à le servir de tout son désir, comme bien souverainement aimable, si digne de toute gloire, honneur et louanges ;
Ce qui « semble bon sans autre pourquoi » : sans qu’un don, secondaire en comparaison de ce qu’elle a reçu par « dignation », soit nécessaire :
[…] que combien même elle n’aurait jamais rien reçu de lui, ni grâce [particulière], ni gloire, ni paradis ni enfer, [ain] si voudrait-elle le servir, l’aimer et le désirer de tout son cœur, pour ce seulement qu’il est digne, ou bien pour toute raison parce qu’elle le veut ainsi, et que cela lui semble bon sans autre pourquoi ! [41].
Il existe une condition « pour arriver à cet amour divin » en attente :
Croire indubitablement que ce grand Dieu est intimement dedans nous en notre esprit et n’est pas besoin de l’aller (m57) chercher au Ciel par sublimes conceptions ni par discours des choses saintes ; car il habite en votre esprit comme en sa propre image, et ne s’en retire jamais, ne désirant que de se pouvoir donner à connaître à votre âme, et lui communiquer ses grâces, son amour [42].
Sachant qu’Il est présent en notre esprit il ne reste…
… plus rien que de voir le moyen de se dépêtrer peu à peu de ces imaginations grossières et extérieures de l’humanité de Notre Seigneur, (m71) apprenant à le concevoir présent en son âme au sommet de son esprit, et toujours cheminer ainsi en sa divine présence, sans descendre aux opérations de l’imagination.
Alors :
Dieu nous tire d’un degré à l’autre, tellement peu à peu et avec telle coopération nôtre, que l’on les passe sans distinguer ou remarquer, sinon après que l’œuvre est faite. [43].
En résumé :
Dieu est un bien infini, la source, l’origine et fontaine de tout bien, lequel est présent intimement à notre âme […] de sorte qu’il n’est pas besoin de chercher Dieu trop loin de nous […] Il est à la porte de notre cœur, (m105) attendant là si quelqu’un lui doit ouvrir, pour le pouvoir combler de ses grâces [44].
Là-dessus vous devez savoir qu’entre les œuvres que Dieu a faites hors de nous en ce grand monde, il y a encore d’autres qu’il fait dedans nous, et que nous expérimentons nous-mêmes, savoir est l’opération de sa divine grâce en notre âme, nous faisant connaître par propre expérience sa bonté, sa miséricorde, sa libéralité et sa grande dignation en notre endroit.
Et telle connaissance ici de Dieu établie ainsi en nous parce qu’avons ressenti et expérimenté en nous-mêmes, et non pas seulement par ouï-dire, (m141) comme elle est au dernier point d’assurance et de certitude, aussi est-ce le moyen de connaître le plus parfait et accompli, le plus solide, le plus ferme et le plus certain que l’on pourrait avoir [45].
La « méthode » consiste en une continuelle oraison : pourrait-elle être discontinue et inférieure à ce que nous éprouvons dans un amour humain ?
N’avez-vous jamais aimé une créature au monde ? Souvenez-vous combien il vous était agréable de penser à icelle, comme rien ne nous en pouvait empêcher, comme notre cœur y était porté […] vous commencerez à faire que tout le jour entier, voire toute votre vie, vous sera une continuelle oraison, persévérant à savoir ainsi en continuel mouvement d’amour et de désirs intérieurs vers Notre Seigneur à toute heure et à tout moment, en tout temps et en tout lieu [46].
Ici au moment du passage de la méditation à l’élévation d’esprit ou contemplation, se pose le passage à l’acte : doit-il être volontaire ou non ? ce point se résoud par un juste milieu :
Car c’est ici le point tant débattu, de savoir s’il est licite de faire ceci [se dépêtrer un peu des images] de soi-même et quitter ainsi la méditation des Mystères sacrés pour s’appliquer du tout à la recherche de Dieu spirituellement en son Esprit, [sans] que l’on y soit intérieurement invité par l’abondance de la grâce et d’opération divine : la plupart tenant que non et que c’est même pure tromperie que de dire le contraire. Et de là puis après vient que mille et mille personnes (m158) demeurent ici arrêtées, sans jamais passer plus outre, ou certes seulement après un long temps extrêmement, pour n’oser aucunement s’ingérer eux-mêmes aux choses ultérieures.
Constantin s’écarte nettement d’une quiétude mal comprise car on peut coopérer au travail de la grâce sans risque de s’y substituer.
Sachez donc que, touchant donc ce que trouverez ainsi quelques livres, qui vous diront qu’il faut attendre que Notre Seigneur nous tire par sa grâce à ces choses qui tiennent ainsi du plus relevé que la considération des Mystères de l’humanité de Notre Seigneur, et nullement s’ingérer de soi-même : il les faut entendre avec discrétion, que toute présomption en soit tellement exclue et bannie, que pourtant la coopération que nous devons apporter aux grâces divines, n’en soit point forclose [interdite].
Il est tout certain que cet esprit, cet amour, ou cette présence divine que vous désirez, et pour laquelle vous aspirez et le jour et la nuit, [il] ne sera pas en votre possibilité naturelle de l’acquérir par aucun effort ou industrie que (m159) pourriez oncques [jamais] y apporter, mais dépend du tout de la bonté divine de la nous donner, par une infusion de sa grâce. Et c’est ce que veulent dire ceux qui en parlent le plus pertinemment, le tout en l’attente de la divine attraction.
Mais au reste, de dire que ne pourrions-nous y disposer par notre propre diligence, fidélité et coopération, cela ne se peut aucunement soutenir. […]
Pour l’ordinaire, cette coopération peut même faire appel à l’exercice d’aspiration, pratiqué assez largement à l’époque par exemple chez des carmes de la réforme française dite de Touraine [47] :
Dieu opère avec nous conformément aux exercices que prenons, soit pour les exercices de la vie active, soit pour l’exercice intérieur d’amour ; et partant si on doit arriver à cet Amour divin, il faut qu’on apprenne à s’écouler en Dieu avec les actes de nos trois puissances supérieures de foi, d’espérance et d’amour. […] C’est pourquoi il faut que cheminant toujours en avant, nous traitions maintenant plus outre d’une disposition encore plus immédiate [sans intermédiaire] que les précédentes pour arriver à la jouissance de la présence de Dieu et de l’opération de son divin Amour, à savoir de l’exercice de l’aspiration, qui est (m161) un exercice spirituel, par lequel l’âme, se retirant tout en son cœur, s’efforce de s’élever plus outre à Dieu, par dessus soi-même, non plus par aucunes imaginations, mais selon que réellement, essentiellement et par soi-même il est présent à chacun de nous, désireux de se communiquer à nous au sommet de notre esprit par l’infusion de ses grâces […]
Constantin s’oppose à « l’oisiveté », reproche justifié chez certains quiétistes déviants ; il suggère de se remémorer une expérience mystique passée puis de « captiver » son entendement, tenir en laisse la folle du logis, afin de s’élever à Dieu d’un vol léger :
Non pas que l’on doive être intérieurement oisif, attendant que Dieu fasse tout, mais c’est s’approchant de Dieu par amour, et le venant à connaître par expérience propre en son âme, au lieu de la vivacité d’entendement que l’on appliquait à diverses bonnes considérations, on les restreint maintenant à certaines intérieures espèces obscures, non pas imaginées, mais restées de l’expérience que l’on a eue du ressentiment [expérience] de l’opération divine. […] Alors, (m166) ne cheminant plus que de la partie amative, on s’efforce de captiver son entendement quant aux discours, pensées ou intelligences de quoi que ce soit, et certaines intérieures espèces, énigmes ou idées, avec l’aide desquelles la volonté ou partie amative s’aide à se dépêtrer de la terre et de tout ce qui est d’inférieur, pour joyeusement, amoureusement et d’un vol léger s’élever à Dieu […]
Décision prise, la dynamique d’une vie intérieure se met en route. Le pèlerinage est décrit en de belles pages comme une ascension jusqu’au repos, « lieu où habitent les désirs de son cœur » :
Elle [l’âme] poursuit, elle patiente, elle attend, elle espère ; et en fin pendant toutes ces choses elle ressent quelquefois comme, outre son effort en son industrie propre, Notre Seigneur lui communiquer l’aide de sa divine opération, lui facilitant ses actes, lui renforçant le courage. Et en cette sorte poursuivant son chemin, ayant toujours l’œil de son désir vers le haut de l’esprit, elle s’aliène de la terre, elle monte à la montagne du Seigneur, et finalement arrive aux opérations de l’Esprit, là où, sans images d’aucuns Mystères, (m172) l’âme est introduite tout dans soi-même plus intimement que ni tous les sens extérieurs ou intérieurs, ni que son effort ou pouvoir naturel pourrait porter. […] Et là, avec grande paix, quiétude et silence, la vue de son désir fort éclairée, elle se met en la présence de cette souveraine Majesté, […] l’appréhendant en son (m173) esprit comme idée d’un Être infini au-dessus de soi, surpassant toute sa capacité, élevant à lui son cœur comme au seul objet de son désir et tout le sujet de son amour, ne forgeant autre conception de lui que de son bien, son désir, son amour, sa vie, son tout, […] elle demeure ainsi en soi-même attentive à désirer et ressentir l’opération du divin Amour en elle, rapportant sans cesse toutes ses pensées à rechercher en son esprit la présence et la face de celui qui est tout son bien, Notre Seigneur, par ses dignations infinies, trouvant cette âme ainsi vide, libre et disposée de tout autre chose si qu’elle ne désire et n’attend autre que lui seul, auquel elle a mis tout son cœur, tout son trésor et toute son attente, ne peut manquer à lui infondre toutes sortes de grâces avec l’opération de son Amour divin. […] c’est chose incroyable des occultes opérations de Dieu, qu’elle y trouvera des chemins inconnus, qu’il lui montrera des connaissances infuses qu’il lui donnera, des inusitées affections qui lui seront communiquées, et des désirs ardents dont sa volonté sera enflambée ! […]
Mais ce sera Dieu qui, par l’infusion de ses grâces, illuminera son âme de toute sorte de divines connaissances qui lui sont nécessaires. Et de ces lumières infuses, il la fera passer au repos de l’amour et de la fruition de la présence de l’Esprit divin, selon que porte cet état ici, là où, demeurant ferme par une adhésion (m177) tranquille, et reposée pour avoir trouvé la région de l’Esprit divin, lieu où habitent les désirs de son cœur, [elle] attend là sa divine opération, comme elle y est assez fréquente. [48]
Le chapitre 4 que nous avons privilégié se poursuit au chapitre suivant par une comparaison avec la montagne « où demeure le Dieu de Jacob » :
C’est ici que le cœur ou la volonté de la créature commence à devenir le tabernacle, le temple et le domicile de Dieu, dans lequel il versera d’ici en avant tant de grâces et tant de sincères ressentiments de son divin Amour qu’il semblera à notre créature qu’elle portera avec soi le Paradis, […] état de si merveilleuse pa [ix] [49], tranquillité et de repos intérieur, que ri [en] de plus admirable qu’un tel accoisement [50] de toute chose en cette âme, tout le reste des autres puissances demeurant assoupi[es], outrepassées et comme insensibles, et s’appliquant en cette région toujours ainsi immédiatement à Dieu, et s’efforçant singulièrement de se solider en l’unité de l’Esprit. […] l’état de la présence de Dieu, région de l’Esprit divin, ou bien région déiforme.
L’Unité est soulignée, sans attention du regard intelligent, mais par un actif sentiment éprouvé au centre de l’âme :
… l’âme ne doit pas se forger rien de déterminé en son esprit, à quoi elle s’adresse comme à son Dieu, son Seigneur, etc. Mais elle doit entendre que l’union est faite tout au cœur, ou au centre de son âme, et que tout ce qu’elle voit sans soi, est la région divine […] ce n’est pas par une vue, ou par un regard intérieur de la simple intelligence directement attentive à considérer Dieu présent, que cette jouissance ou union se passe, mais par un actuel ressentiment au centre de son âme, par un témoignage assuré de sa proximité et présencialité [51] causée par lesdits traits divins.
… Devant lequel actif sentiment tout le reste, manifestations, effets advenants, ne sont que des accidents, des faiblesses de la nature à contrôler :
… tout ce qui paraît ainsi au-dehors n’est rien qu’un effet ou accident extérieur nullement à estimer ni à désirer (m198) puisque sans tels accidents on peut fort bien jouir de la substance et des fruits de ce divin trait d’infusion divine ; voire plutôt est à suivre et prier Notre Seigneur de réformer tels effets extérieurs advenants, qu’il permet arriver, pour être trop paraissants aux yeux des hommes, qui n’admirent que semblables choses extraordinaires.
Et les exagérations des témoignages d’amour ne sont qu’éblouissement devant la noblesse d’essence :
Jaçoit [bien] donc que vous oyez ou lisez les exagérations du divin Amour en cet état, ne vous trompez pas, comme si l’âme devait s’y arrêter, car bien que l’on écrive avec tant de paroles enflambées, ce n’est pas néanmoins que l’on veuille exprimer le ressentiment ni la faire attacher à la saveur qu’il porte avec soi, puisque ce n’est qu’un effet que l’on doit négliger, mais c’est que l’on s’efforce de le décrire en sa noblesse essentielle, et que l’on ne sait sinon avec semblables paroles. Sachez donc que c’est à l’Esprit tout pur, nu, abstrait et séparé de tout ce ressentiment d’amour, que l’on a au terme, (m203) que l’on doit s’arrêter en cet état, et non pas à l’amour dont la partie amative est remplie.
Il s’agit d’être « transformé en l’Esprit » et non d’éprouver, comme l’indique la suite du même texte :
Le progrès dont de cet état doit forme est de se perdre, de se plonger et de se transformer tellement en Dieu que l’on ne sache plus que c’est d’amour, devenant si Esprit que l’amour soit lais [ssé] fort loin derrière en bas au cœur ; et qu’ainsi transformé en l’Esprit divin, voyant on ne voit point, sentant on ne sent point, écoutant on n’oye point, pour la grande aliénation de soi-même en l’Esprit divin.
Et vous « n’aurez pas Dieu comme distinct de vous », mais élevé « en une vastité […] en Dieu par-dessus toute forme, être et distinction » :
Si donc vous désirez savoir ce (m206) qu’entre tant de faveurs, de grâces et de caresses vous pouvez remarquer pour votre avancement, c’est qu’étant retourné à vous-même, en votre industrie propre, vous preniez garde de ne pas coopérer avec Dieu, vous constituant en sa présence en telle forme que le teniez présent à vous comme distinct et un autre que vous, auquel vous vous adressiez et teniez mille propos, mais vous ressentant en votre centre à la façon qu’opérait en vous le trait divin, auquel, comme j’ai dit ci-dessus, vous ramassiez là un recentre de votre âme et l’Esprit divin, et tout ce qu’il y a identifiant, c’est-à-dire unissant ce tout avec votre être, et coopérant en cette sorte à votre avancement ; et ainsi n’aurez pas Dieu comme distinct de vous, mais comme identifié avec votre être […]
[Il faut] remarquer ce que j’ai dit [52], que de ne se pas former un tel intérieur, auquel Dieu et vous soyez deux distincts, mais vous unissant par ensemble au centre, votre élévation après soit toute gaie, joyeuse et sereine (m208), mais bien sublime [53] en une vastité, amplitude de chose, ne cherchant que de reposer en Dieu par-dessus toute forme, être et distinction, par-dessus toute parole, encore même mentale, par-dessus toute action forme autre qu’une oblation représentation entière de tout votre être déifié, en la présence de cet Esprit invisible, identifiant, ramassant et rabaissant en bas, en votre centre tout ce qui se peut ramasser venant de l’esprit, pour rester au-dessus tout élevé en l’unité de l’Esprit divin, non pas oiseux, mais tout en action, au cœur ou volonté, afin de là le sentir en actions et mouvements, et non pas endormi ou insensible [54].
Après la découverte rendue possible grâce à l’Amour divin qui se manifeste en premier à l’homme vient l’apparente absence de l’Amour. Il s’agit d’une « nuit ». Suit donc le grand renversement « difficile sans doute à passer » — non sans avoir préalablement averti l’âme et obtenu son consentement :
Finalement donc, après plusieurs petites épreuves, Dieu, la voyant forte et courageuse, entièrement dépêtrée de l’affection de la terre, résolue de Le suivre quoi qu’il lui puisse coûter de peines et de fatigues, et de ne [pas] L’abandonner pour dur et austère qu’Il se montre en son endroit, et surtout la reconnaissant forte assez pour l’opération qu’Il veut faire en elle, lui met une inclination secrète de se remettre, abandonner et se jeter du tout en Sa disposition divine, pour faire d’elle selon Son bon plaisir en temps et en éternité, et ne désirant que de Lui complaire à quel prix que ce soit.
Et après avoir finement tiré son consentement total, commence à la mettre en un état auquel il faudra qu’elle endure merveilleusement, et d’autant que c’est ici un des plus fâcheux passages et (m216) rencontre [55] pénible de toute la vie spirituelle que ce présent état de privation […], Dieu ayant coutume de mettre ici l’âme jusques au bout de ses forces et de lui en donner autant qu’elle en puisse porter […] la prive premièrement de toutes les opérations supérieures de l’esprit et de toute occupation de son divin Amour, qu’elle soulait [se satisfaisait d’] avoir, la remettant au plus bas de ses puissances inférieures, là où elle se trouve si remplie de soi-même, si éloignée de la région divine que l’opération de Dieu quasi ou point du tout ne se peut ressentir ; [56].
Suit la description d’un état de « martyre ». La raison
… est qu’il la veut conduire à un état auquel elle ne pourra plus s’adresser à Dieu comme distinct d’elle [57] ou comme un autre second, mais auquel, par grâce, tout son être, son fond et son opérer sera tout identifié avec celui-là auquel auparavant elle soulait [se satisfaisait d’] adresser tous ses désirs, ses affections et ses actes d’amour ; et partant il est nécessaire que cette façon de s’adresser à Dieu comme second entièrement distinct d’elle, lui soit ôté : autrement (m226) elle s’y voudrait toujours maintenir.
Dieu donc la voulant par cette opération changer, lui ôte le moyen de se pouvoir plus écouler en lui par amour ; par ainsi il faut qu’elle sache que jamais plus il ne se communiquera à elle comme il faisait et voulait au haut de son esprit en la manière comme auparavant. […] il faut que le tout se passe par l’accoisement [le repos], tranquillité, et la paix qu’elle conserve (m228) en soi-même, et non autrement, comme par moyen propre et unique pour cet état présent de s’en dépêtrer. […] La raison est que par cet accoisement, l’esprit, qui est tout le supérieur de l’âme, se regagnera peu à peu non pas en s’élevant par actions y tendant directement, mais plutôt pour dire ainsi, icelui descendant en ce fond ;
L’évocation de représentations sensuelles qui nous parlent moins aujourd’hui s’achève sur une comparaison forte où Constantin évoque concrètement notre révolte :
Avez vous jamais vu un chien enragé qui, ne pouvant arriver à celui qui le frappe, se prend au bâton dont il est frappé. Ainsi cette nature humiliée jusqu’au bout, délaissée toute à soi-même, remplie de sa malice, agitée quelquefois de colère, de rage, d’impatience, se voudrait bander contre Dieu, et contre tout indifféremment, sa malice ne (m232) respectant personne, mais n’y pouvant aborder [car] empêtrée de l’esprit, se ronge, se passionne et se dépite toute en soi-même contre la pressure et l’angoisse qu’elle ressent.
Avec un brève consolation lorsque « petit à petit tout va de mal en pis » :
Et puis sachez que si bien en l’état précédent vous viviez en si grande assurance de l’Amour divin, vous étiez néanmoins la même que vous êtes maintenant, et aussi imparfaite que pour l’heure vous vous ressentez.
Enfin on va sortir de cette nuit (le mot n’est jamais utilisé par le très positif Constantin), mais très progressivement et nous lui laissons parole :
… c’est maintenant en ces états qui suivront auxquels ne pouvant plus opérer d’action formée, tout l’effort, toute l’industrie et tout le coopérer qu’elle pourra y apporter, sera de se tenir gaie, joyeuse, contente et allègre au-dedans, et avec telle disposition passer toutes les rencontres fâcheuses qui se présenteront en son âme. (m260). Avec cette paix et joie selon l’Esprit au milieu des angoisses de la nature, elle se dispose le plus immédiatement qu’il lui serait possible au ressentiment de la nouvelle opération du divin Amour au plus intime de son centre ; […] et à cet effet se tient insensible aux choses inférieures, se tient légère et prête à s’envoler en Dieu, si le moyen lui en était donné. Mais quoi, il n’y a moyen d’y aborder : aussi n’est-ce pas ici encore la fin.
[… elle ne peut] rien faire autre chose pour tout, que bien doucement, humblement et pacifiquement s’humilier, s’abaisser et se plonger en une profondeur sans fin, sans fond et sans mesure qu’elle appelle son néant, et ainsi s’humiliant elle s’exerce comme un ramas [58] de toute sa mesure intelligible en un point ; tout immédiatement après quoi sans aucun milieu ne ressentira au-dedans de soi, et dedans le pourpris [59] de son être créé ou naturel, une autre capacité qui n’a ni borne ni limite, comme une région d’amplitude, d’étendue infinie, laquelle chose ainsi immense n’est pas comprise de l’entendement.
Et depuis cette introduction en une telle amplitude intérieure, tout ce qui se passe et s’y agit avec Dieu, se fait d’une façon passive, recevant seulement et non coopérant.
Et voici pourquoi tous les mystiques et spirituels veuillent toujours appeler cet état ici passif, d’autant qu’ils expriment si clairement que tout ce qu’ils en reçoivent est purement infus de l’Esprit divin, ayant tellement outrepassé les limites de leurs puissances naturelles et perdu l’activité d’icelles qu’il ne reste plus rien d’elles que la capacité de recevoir, d’être mus et d’être remplis, et non d’agir, se mouvoir ou coopérer de soi-même. [60].
Enfin le dernier chapitre [61] poursuit en explicitant une suite infinie des états.
Ayant à traiter de ce dernier état [La nouvelle opération du divin Amour], je veux être autant bref que Dieu y est abondant en ses opérations divines. Car comme il possède intérieurement en cet état la créature, en usant comme de son instrument du tout façonné à son divin vouloir, il la remplit tellement de soi-même que c’est lui qui la meut et l’anime en ses opérations. Et laquelle partant n’a pas beaucoup besoin de nos lois ou instructions (m273) après qu’elle aura passé les premiers commencements de cet état, et qu’elle y sera un peu habituée. […]
Dieu resserrant merveilleusement cet esprit dans ses bornes, qui volontiers s’élèverait à Dieu par-dessus soi, tout ce qui lui peut venir d’élévation, méditation, imaginations, élévations internes, ou pensée de quoi que ce soit, doit être doucement négligé, et là laissé pour demeurer tout en soi-même en sa partie supérieure, en une paix et sérénité d’esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même, sans élévation, sans imagination (m275) et sans occupation autre qu’une solitude intérieure, […] elle entre dans l’être divin comme dans une région de merveilleuse amplitude […] n’y trouve que Dieu, et plus rien de soi-même, encore qu’elle voudrait […]
L’âme aimante ne perd jamais son être essentiel de nature humaine pour se revêtir de l’être (m285) divin. Mais elle perd son être naturel quant à sa corruption accidentaire et quant à ses opérations naturelles, étant revêtue du nouvel homme, qui est créé selon Dieu en justice et sainteté de vérité comme dit saint Paul aux Ephésiens […] comme dit Tauler après d’autres Pères spirituels, et expliquant commodément ces choses par la similitude du fer, charbons ardents, de l’air illuminé des (m286) rayons du soleil, de l’eau jetée en petite quantité dans un vaisseau de vin, et semblables ; […]
quant aux actes extérieurs, la personne opère toujours à la façon ordinaire des autres hommes, selon que porte l’exigence des vertus morales, réservé seulement que son comportement extérieur est plus doux, modeste, gracieux, bénigne, paisible et posé que celui des autres, et comme elle est si toute passée en l’Esprit divin, si identifiée avec Dieu qu’elle se semble à la manière susdite, Dieu, déifiée et toute divinisée, Dieu lui étant soi-moi, sans avoir d’autre distinct de soi, à qui elle se puisse adresser comme à son Dieu, son Seigneur, etc. Car elle se voit soi-même être Tout, ou bien un grand Tout être soi-même, pour la grande ressemblance qu’elle a avec Dieu, à la façon que le feu brûlant semble (m290) plutôt être feu que non pas fer ; et si elle chante les louanges divines, c’est soi-même qu’elle loue, c’est-à-dire celui qui est fait soi et son moi par grâce […]
Après donc ces merveilleux élèvements, cette si grande connaissance, Dieu la laisse peu à peu retourner à elle, revivre la vie ordinaire des exilés de ce monde, la faisant descendre jusqu’aux premiers degrés de cette région déiforme ; de là encore plus bas hors d’icelle, tout en soi-même, jusques que même au plus bas de la nature inférieure, et en si grande pauvreté et privation de toute grâce (m294) qu’elle fut dernièrement avant cette jouissance divine ; avec cette différence toutefois de son côté, qu’ayant ainsi eu l’expérience de la fin de cette œuvre, elle est hors de tant de doutes qui l’accablaient la première fois qu’elle y passa, n’y trouvant pas tant de difficulté, comme ayant trouvé ce secret, et sondé le fond de cette pauvreté. […]
Et toujours ainsi par vicissitude jusqu’à la mort. [62].
Constantin offre un aperçu couvrant la vie mystique dans son ensemble et sur sa durée. Il précise, avec une autorité qu’il affirme dès son envoi « à Dieu tout-puissant », le schéma traditionnel des trois voies, en lui donnant chair.
D’abord la découverte, rendue possible grâce à l’Amour divin qui se manifeste en premier à l’homme. Découverte qui n’exclut pas une mise à disposition de ce dernier par sa vigilance, l’attention amoureuse en miroir du don reçu.
Ensuite l’apparente absence de l’Amour est absolue et nécessaire pour couper à tout attachement. Elle est mal vécue. Il s’agit bien d’une « nuit », mais le terme s’est prêté à trop de développements emphatiques pour qu’il apparaisse chez unrhéno-flamand optimiste. Par contre ce dernier évoque une révolte bien concrète.
Puis une lente renaissance, état renouvelé, divinisation. Là l’âme est bien la même, mais elle perd toute vision d’elle-même, — est-elle encore et Dieu même ? L’âme demeure « en une paix et sérénité d’esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même, sans élévation, sans imagination ». Cet état n’exclut pas des aller-retours, les descentes et remontées comme dans un ascenseur, mais cette fois les descentes seront « hors de doute. » Il s’agit finalement d’être assoupli comme un cuir que l’on tanne et d’apprendre à reconnaître l’infinie diversité des états.
On ne trouve guère un exposé comparable par sa complétude — déjà présente dans ce premier jet, elle sera approfondie dans l’Anatomie —, sauf peut-être chez madame Guyon : ses Torrens présenteront sous une comparaison empruntée à la belle nature un parallèle lyrique à l’exposé de Constantin.
Deux points nous sont chers : (i) ce n’est pas seulement l’homme qui perd pied, mais l’obstacle d’une dualité disparaît, car au retour de l’épreuve « Dieu » ne peut plus être perçu comme distinct. (ii) des aller-retours sont vécus « toujours ainsi par vicissitude jusqu’à la mort ».
Au verso de cette feuille :
Page (m188) du manuscrit 2367 réserve
Bibl. Franciscaine de Paris
intitulé
« Les secrets sentiers de l’Esprit divin »
[Il reste donc que poursuivant toujours, nous expliquions] (m188)
plus au loing le sommest de cette mon/taigne, la présence de l’esprit divin/et la jouyssance de la sainte opération,/déclarant les passages de cet estat,/comme Dieu se manifeste, se communique/et se donne à congnoistre par vraie ex/périence ; comme l’amour est ici merveil/leux en sa plaine vigueur et au [en] fort/savoureuse manière. //…
[L’édition s’écarte souvent à partir d’ici du manuscrit arrivé à mi-chemin et qui va prendre son envol surtout après (m225). On retrouvera encore de nombreux parallèles entre ms. « Esprit » et imprimé 1623 « Amour ».].
La graphie est parfois assez difficile à déchiffrer et l’on note des rognure par massicotage (ici la seule réduction de la marge supérieure). Certaines des pages du papier fin et fragile ont des angles arrachés.
Nous avons modernisé l’orthographe, revu le découpage en paragraphes, accru leur nombre pour donner une plus grande respiration à l’exposé d’origine probablement orale conduisant à des phrases longues (nous n’avons pas hésité à attribuer un paragraphe par phrase, parfois même à la sectionner tout en respectant la ponctuation lorsqu’elle ne comporte qu’un point-virgule).
Par contre nous nous sommes abstenu de toute inversion au sein d’une phrase (elle eut pourtant permis de « franciser » le texte de notre Rhéno-flamand).
Nous indiquons en notes les sens de nombreux mots désuets, utilisant principalement le très utile résumé du Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy [63].
Nous avons numéroté les pages du manuscrit « (m n°) » de l’Esprit divin dans ce volume Œuvres mystiques I. On les retrouvera dans l’édition de l’Amour divin (« [m n°] ») constituent le volume suivant Œuvres mystiques II.
Le lecteur peut ainsi comparer les deux Secrets sentiers et ceci d’autant plus facilement qu’ils sont publiés en volumes séparés. La note infra [64] concerne essentiellement le volume consacré à l’Amour divin. Elle s’adresse aux lecteurs désirant déjà comparer les deux sentiers
Manuscrit 2367 réserve de la Bibliothèque Franciscaine de Paris
Puis, ô grand Dieu, que vous savez nos souhaits, vous lisez en nos cœurs et que vous sondez nos désirs, vous n’ignorez donc [pas] le sommaire de mes vœux, le but de mes prières, et ce que je pense en mon âme [65]. Plût à vous, ô mon Dieu, que selon les grandeurs de vos bontés, selon les merveilles de votre amour, et selon la condescendance incroyable de votre dignation [66] divine envers nous, telle aussi serait la louange de votre nom, la connaissance de vos œuvres, et l’expérience de vos grâces.
Mais quoi, ô Seigneur, qui pourrait jamais endurer la grosse ignorance dont le monde est maintenant saisi ? Car quoi plus ignoré que vos merveilles ? Quoi plus négligé que votre Amour ? Et quoi plus rare que l’expérience de votre bonté (m2) [67] démesurée ? Puis donc, ô Amour infini, que renserrant quelques-uns de nos cohabitants dans vos saints et sacrés tabernacles, et leur octroyant l’entrée au Saint des Saints tant désirable, vous leur avez montré même pendant cette vie les plus secrets sentiers de votre Sapience divine, ouvrez-moi encore la bouche, conduisez ma plume, descendez en mon esprit, à ce que, gouvernant ma parole, vous animez mon discours, et ainsi je puisse annoncer aux âmes vertueuses ces voies secrètes de votre Esprit divin. Je sais que cacher les secrets de son Roi, c’est chose bonne et louable, mais aussi de publier vos œuvres si divines, c’est encore chose plus honorable.
Vous êtes, ô souverain Roi, merveilleusement grand et plein de gloire sans mesure ; vos conseils sont véritablement hauts, et vos sagesses sans fin, profondes ; mais par-dessus tout, vous êtes merveilleux en amour démesuré et bonté incroyable en vos (m3) dignations, et pour ce, de génération en génération nous annoncerons vos merveilles, et de siècle en siècle nous irons publiant l’abondance de vos suavités, car vous êtes doux et agréable merveilleusement.
Ames donc divinement aimantes [68], venez et accourez, je vous prie, pour ouïr ces secrets dont je vous veux faire part. Je m’en vais vous déplier les trésors de la Sapience divine, et les chemins les plus abstraits de l’Esprit divin ; les voies les plus reculées de la connaissance des mortels, je m’en vais maintenant les vous mettre en évidence ; mais pourtant c’est un secret, et à l’oreille que je désire les vous dire, craignant que les inexperts ou incrédules d’une si grande bonté divine ne sachent croire que ces choses sont si faciles à qui s’emploie à les chercher. Car il n’y a point faute de ceux qui, peu amoureux de telle recherche, non seulement ne prennent la peine de mettre le pied en ce chemin tant (m4) désirable de l’Esprit divin, mais encore empêchent que ceux qui volontiers se pourmèneraient par icelles, n’en puissent [avoir] l’accès ni l’entrée. Venez donc pour ouïr et entendre quelque chose de ces divins secrets. (m5)
Âme fidèle, puisque ce grand Dieu d’Amour infini, qui a ses délices ès [69] âmes saintes, a tant pour agréables celles qui le cherchent en vérité et de tout leur cœur, qui les aime, les chérit et en fait état, les gardant comme la prunelle de ses yeux, qui pourrait douter que ceux qui coopèrent à leur avancement, ne participent semblablement au bonheur dont elles sont comblées. Douterai-je donc de coopérer aux bons et pieux désirs qui brûlent des âmes fidèles de parvenir à la fin pour laquelle Dieu vous a appelées à son saint service, à la jouissance de sa divine bonté, de son Amour, et à la présence de son Esprit divin en vos âmes. (m6)
Ce de quoi je suis requis que d’y apporter aussi du mien ensemble avec ces vos bonnes volontés si sincères, vous réduisant ici en abrégé tout ce que, par les conférences que j’ai eues tout le long de cette année [70], je vous ai plus amplement déduit, lequel ensemble vous puisse servir de guide de conduite et de plan, parmi ce chemin si abstrus, si inconnu, et si peu frayé des mortels, vous en découvrant les sentiers, les passages et rencontres, pour selon ce vous pouvoir gouverner.
La demande est si pieuse, et le désir si juste, et la fin prétendue est si importante et si bien annexée à la vraie vocation religieuse, que, toute autre chose laissée en arrière, je m’y condescends, je l’accepte et me mets en devoir, dont finalement voici les effets de ma petite portée, laquelle, pour petite qu’elle soit, je ne laisserai de l’offrir de bon cœur, espérant de participer aux mérites de celles qui s’en pourront servir, puisqu’y (m7) aurai coopté tout ce qui était en moi ; et quant à ce que je traite, ci dedans je sais que je ne parle en l’air ni à crédit, puisque ce ne sont que les mêmes choses dont j’ai communiqué avec vous, vous ayant trouvés conformes et capables unanimement, ne désirant, ni respirant, et n’ayant rien plus au cœur que d’entendre des nouvelles de la vraie oraison mentale, des voies de Dieu qui s’y retrouvent, et des moyens qu’il y a plus particuliers pour glorifier Dieu par icelle, les uns pour s’y confirmer, et les autres pour s’y acheminer.
Recevez donc, âmes fidèles, ce mien petit offre, que je fais, non pas aux sages du monde, puisqu’il n’est conforme ni sortable à leur sapience humaine, ayant tout à dessein évité à mon possible toute façon doctrinale, mais aux âmes simples, humbles et sincères, sages selon Dieu, désireuses d’entendre les moyens pour agréer à leur (m8) Époux céleste ; et s’il y a chose dite à propos qui puisse servir à aucuns, ce ne sera pas de mon cru, de mon esprit, qu’il sera sorti, mais de l’abondance de vos mérites devant Dieu, vos saints divins [71] ayant fait qu’Il se sera servi de moi comme instrument de sa gloire pour vous découvrir les secrets de sa divine Sapience. (m9).
La connaissance qu’avons [que nous avons] de quelque fin, le désir conçu de quelque bien final, et la résolution prise de l’emporter et [de] le nous acquérir, est si efficace à gagner nos cœurs, à captiver nos esprits, et pousser nos volontés, que c’est du seul désir d’obtenir ce que nous nous sommes ainsi proposés pour but et pour fin, que sommes courageusement poussés à embrasser encore les moyens qui sont pour nous en apporter la jouissance [72].
Celui qui entreprend quelque voyage a toujours devant les yeux le lieu où il prétend arriver. Vous donc, ô âme fidèle, qui déjà toute engagée au chemin du divin Amour, quittant les aises et contentements du monde mis en oubli, négligés et laissés en (m14) arrière, ne désire que de poursuivre une si généreuse résolution, embrassant plus outre les efforts des plus courageux qui soient sur la terre, savoir la victoire de vous-même, la ruine de vos inclinations vicieuses, la mort de vos passions naturelles. Plus [cette généreuse résolution] opère chez vous qu’espérez-vous [que vous n’espérez], et où tend votre cœur, c’est que je prétends vous persuader ici tout au commencement de ce petit traité, savoir est que vous vous proposiez souvent en votre esprit le but et la fin qu’il faut prétendre en ce chemin, d’autant qu’elle est si noble étant aimable, que la seule considération de sa noblesse [73] et efficace a attiré nos cœurs à l’acquisition d’icelle ; d’autant encore que c’est selon la fin prétendue qu’il faut régler, et compasser [74] tous les moyens que l’on embrasse pour y arriver, faisant d’iceux plus ou moins d’estime, selon que plus ou moins ils se rapporteront de près (m15) à cette fin-là, [lorsqu’] ils… [75] seront pour nous y conduire.
Et ne prendre pas bien garde à ceci, c’est une occasion entre les autres qui retardent plusieurs âmes à ne mettre le pied dans ce chemin si désirable, ou pour le moins profiter, avancer, et aborder le sommet de la perfection. Cette fin donc et ce but auquel devons tendre en tout ce chemin spirituel est l’acquisition, la jouissance, la possession, et le repos en notre Dieu notre souverain bien, au plus intime de notre âme par une si étroite conjonction d’esprit à la divinité immédiatement présente par une si pacifique adhésion d’amour, de désirs, de bonté, que ce ne soit plus qu’un esprit, qu’un amour, qu’une volonté, un plaisir et une jouissance de Dieu (m16) singulière… merveilleuses… … [76] au moyen de ses gracieuses visites et communications ineffables. Mais surtout [c’] est afin de se donner du tout à icelles [77], les faisant jouir de son immédiate présence de son Esprit divin, au plus intime d’elles, et leur communiquant aussi la connaissance et l’amour de son Nom.
Lors donc qu’arrivés à cette jouissance, parvenus à cette fin dernière, nous seront faits un même esprit, une même action, un même amour, une même connaissance par identité gratuite [78], ce sera lors et non devant [79] que notre cœur trouvera son repos tant désiré. Ce sera lors encore que le Nom de Dieu sera sanctifié en nous, et que son Royaume nous sera advenu. Car c’est ici là où consiste la perfection de notre âme, que d’avoir été créée capable d’un si grand bien, et laquelle partant jamais ne sera remplie, contente ni assouvie, sinon quand elle (m17) sera comblée de la jouissance de Dieu même, et que tellement la possédera qu’elle sera faite une autre Lui-même, et lui sera fait son Tout par une inexplicable identification gratuite de ces deux êtres par ensemble.
Quand sera-ce donc qu’un si grand heur vous arrivera ? Et quand viendra le jour que nous nous verrons jouir d’un si grand bien ? Se pourra-t-il bien faire, ô Amour éternel, que si grande chose nous arrive un jour ! Mon esprit maintenant si éloigné de Vous pourra-t-il bien avoir de tant généreux rencontre que la présence de Votre divine face au plus intime de soi-même ? Disposez-moi donc à ce bien, ô mon Dieu, mon cher Amour, car de moi il serait du tout impossible d’y arriver.
Or ceci n’est impossible à personne, sinon aux lâches de cœur, aux gens sans courage, qui se laissent gagner du diable, du monde et de la chair, qui demeurent arrêtés aux plaisirs sensuels, (m18) aux commodités du corps et à l’amour de soi-même. Car Dieu de son côté nous le veut donner, nous invite à le rechercher, et jamais ne manquera à ceux qui le cherchent en vérité : « Je suis, dit-il, à la porte de vos âmes, et je heurte, attendant si quelqu’un me la veut ouvrir, et celui qui me donnera entrée chez soi, je viendrai et ferai un banquet avec lui en son âme [80] ». « Ouvrez-moi, m’amie, ma sœur, ma colombe, dit-il ailleurs, car ma table est toute chargée de la rosée du matin, et mes cheveux sont tout mouillés des gouttes de la nuit, tant il y a longtemps que je suis attendant ici [81] ». Paroles si divines, dignations [82] si grandes, bénéfices si inestimables, que cela seul suffirait pour nous ravir le cœur en son amour, si nous considérions bien en oraison une bonté si grande.
Ne vous résoudrez-vous donc pas de (m19) poursuivre un si grand bien, une fin si généreuse ? Et voudriez-vous bien épargner aucune chose, redoutez-vous de mettre le pied en un chemin si agréable ? Dites donc à ce Dieu d’amour :
« Bon Jésus, ma seule espérance, cher amour de mon âme, vous êtes ma part, ma portion, mon héritage à jamais : je ne veux, mon Dieu, désormais autre richesse, autre trésor, autre attente que vous et votre amour. Car vous possédant, j’aurai tout bien. Vous aimant, je serai en vous et vous en moi, me remplissant de vos biens. Et depuis que maintenant je sais que vous habitez en moi, que votre bonté est si grande et votre dignation est si démesurée, je veux au moins vous rendre mon amour en réciproque ; et à cette fin je ferai de mon âme un temple à votre honneur, un petit palais royal (m20) digne de votre demeure. Je ferai de mon cœur un petit lit nuptial, une couche d’amour, où vous puissiez venir célébrer les épousailles sacrées avec mon âme, un cabinet de délices, où vous puissiez venir prendre vos ébats et contentements. Je me remplirai d’un amour si ardent envers vous, et m’unirai si fort à vous, que votre amour fera la vie de mon cœur, et le paradis de mon âme.
Or sus donc le désir vous est-il de rechercher cette jouissance tant désirable de l’Amour de Dieu, et de la présence de l’Esprit divin en votre âme ? le désirer et sous que de savoir en peu de paroles les moyens plus propres pour vous y conduire, voici ceux qui vous sont les plus nécessaires. (m21)
Souvenez-vous en premier lieu, que ceci soit le fondement de tout bien, efficacement ressentir quel et combien grand est le Seigneur de qui vous recherchez la grâce, et de l’autre côté quelle est votre petitesse : il ne faut pas que mettiez jamais en oubli cette humble reconnaissance de ce qu’en vérité vous êtes, à savoir petit vermisseau de terre, inutile au monde, propre à rien plus qu’à offenser Dieu, en vous anéantissant ainsi tant que pourrez en cette estimation propre, vous tenant en vérité la plus indigne créature (m22) et la plus inutile de toutes celles qui sont au monde. Au contraire, devez avoir si grande estime de Dieu que croyez assurément et ressentiez qu’il est un grand Dieu infini, devant qui toutes les puissances célestes, les anges et tous les saints du Ciel tremblent en lui faisant service, reconnaissant que tout ce qu’ils pourraient faire, n’est rien en comparaison du service et de l’amour infini dont il est digne et le sera à jamais.
C’est cette grandeur infinie de Dieu d’un côté, et le rien que toute créature est au regard d’icelle, profondément considérée et ressentie, qui fait tous les saints si humbles, même la glorieuse Vierge Marie devant le trône de cette infinie grandeur ; et vous aussi en la reconnaissance de votre petitesse et indignité, tenez-vous en sa présence, traitez avec lui, demandez-lui son amour, sa grâce et l’accomplissement (m23) de son bon plaisir en vous [83], et ce, avec une intime, profonde et infinie révérence formée par un abaissement intérieur de votre âme au-dessous de cette si sublime grandeur.
Que si davantage à la considération de [ce] vous ajoutez encore l’injure et l’offense faite contre Dieu par le passé, qui pourra jamais comprendre, comme vous vous êtes, ô âme, anéantie, avilie vous-même, et rendue du tout [84] pire que le rien. Entre Dieu et vous, quelle proportion y a-t-il, et répondant avoir osé enfreindre ses lois, contrevenir à ses commandements, mépriser sa volonté pour accomplir la vôtre !
C’est ici que le péché est un mal tel et si grand que c’est le souverain mal du monde, c’est le malheur des malheurs, la misère des misères ; et il n’y a rien de plus à craindre que le péché pour être en extrême abomination devant Dieu ; aussi vaudrait-il mieux perdre (m24) tous les biens du monde que de consentir au péché, et toute créature à toute heure serait prête à se venger contre nous du tort qu’avons fait à Dieu en l’offensant, si sa bonté ne l’empêchait.
Ce c’est pourquoi le fruit que devons rapporter de cette connaissance, est que nulle peine, tourment ou déshonneur ne nous devrait être fâcheux à supporter, si nous considérions bien l’importance de l’injure qu’avons faite à Dieu par le péché, ains [85] devrions deviner que toute créature nous traitasse mal, nous méprisasse, et nous donnasse mille fâcheries, afin qu’ainsi il nous fût rendu selon nos démérites.
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Pour autant donc que le fondement et l’origine de toute perfection, la racine de toutes vertus et la vraie et sincère connaissance de notre petitesse, de notre anéantissement et vileté, et que d’icelle (m25) procède la vraie humilité, sans laquelle on ne peut parvenir à Dieu ni à la réception de ses grâces, je me dilaterai quelque peu à vous décrire cette belle vertu et vous montrer sa nécessité.
La première règle et leçon en l’école du Fils est la vertu d’humilité, prononcée par sa bouche sacrée en ces paroles si claires, si sérieuses et si importantes : Nisi efficiamini sicut parvuli, non intrabitis in regnum caelorum, Si vous ne devenez comme enfant, vous n’entrerez jamais au Royaume des cieux. Selon quoi la chose nous est de si grande importance que, sans (m26) humilité, nous ne pouvons aucunement agréer à Dieu, que sans icelle il n’y a aucun chemin qui nous puisse conduire au Ciel, étant l’origine, le fondement, la conservation de tous biens que tous les saints, qui sont maintenant bienheureux, ont embrassés comme premières règles et leçons en l’école des vertus.
C’est pourquoi donc une croyance tout autre, un doute tout résolu est que, si jamais nous voulons arriver à quelque degré de perfection ou de grâce en ce monde et de gloire en l’autre, il faut nécessairement que devenions petits par humilité en nos yeux en la présence de Dieu, petits devant tout le monde, ne reconnaissant en vérité sans feintise n’être rien que petit vermisseau de terre, serviteur inutile indigne de la terre qui nous soutient, du pain que nous mangeons et de l’air que nous respirons, estimant tout autre meilleur que nous, nous comportant avec un chacun quoique vil et abject (m27) avec toute douceur, modestie, et…, secourant notre prochain de notre [serv] ice [86] en toutes ses nécessités selon notre pouvoir comme n’étant né que pour servir à tout. Autrement, comment oserions-nous jamais comparaître en la présence de ce grand miroir et exemplaire d’humilité Notre Seigneur Jésus-Christ, en sa crèche, en sa croix, et en toute sa vie, qui n’est qu’un vrai excès d’humilité. N’est-ce pas lui qui, sans mot dire, nous condamne par son exemple ?
Ô bon état parfait, modèle d’humilité et de petitesse, vrai parangon [87] ! Et comment voulons-nous être des petits dieux qui ne sommes que vilenie et ordure et chose de néant, puisque vous, qui êtes le vrai Dieu, vous êtes tant abaissé et anéanti ? C’est à la vérité chose digne de merveille qu’il n’y a si petit d’entre nous, ni si grand, ni si pauvre, ni si riche, qui ne sent en son cœur un désir d’être toujours quelque chose, et en quelque estime auprès du monde, (m28) chacun voulant paraître plus qu’il n’est, qui en état, qui en office ou dignité, qui en noblesse, en sa maison, en ses autres états, qui à commander, qui à défendre ses opinions, qui à ne céder à personne, chacun voulant être le plus estimé, le plus sage, le mieux venu, et semblable en nombre infini, qui sorte de cette malheureuse engeance, l’estimation de soi-même nous en demeurant toujours quelques vestiges, quelque état, ou quelque espèce ceci, quelque grand désir que l’on ait du contraire, n’y ayant lieu, temps, ni personne, où cette semence ne veuille faire toujours pulluler ces pernicieux effets [88].
N’est-ce pas merveille que même au service de Dieu, au mépris du monde, en l’abnégation de soi-même, nous n’en sommes pas garantis ? La famille [des apôtres] de Notre Seigneur n’en a pas été affranchie, les uns ayant désiré les premiers honneurs, les autres disputent qui d’entre eux (m29) était le plus grand. Et quelles personnes devaient plus être dessaisies de cette passion que celles que le Sauveur avait choisies pour servir au monde d’exemple de miroir de pauvreté, d’humilité et de mortification ? Et cependant ce désir d’être quelque chose a bien osé se venir là fourrer.
Grand cas, ils avaient dit adieu au monde, avaient abandonné toutes choses, néanmoins les voici arrêtés tout court en leur voyage par ce petit état de réputation propre. Quelle merveille donc si nous fragiles et pauvres en sommes agités, puisque les colonnes mêmes du Ciel en ont été ébranlées !
C’est donc ici la première leçon en cette école que la vertu d’humilité ; mais aussi c’est le dernier conflit, auquel nous devons faire preuve de notre valeur, constance et magnanimité de courage au service de Notre Seigneur, de subjuguer, terrasser et anéantir en (m30) nous ce désir d’estimation de nous-mêmes ; et rien ne nous servirait de nous être convertis en Dieu de notre bien mondain, des plaisirs de la chair, de la vanité des richesses, ni de tout le contentement du monde, si néanmoins en notre solitude, en notre vie retirée nous nous laissions gagner à cette maudite engeance d’enfer. Car si Dieu même n’a pas pardonné aux anges entachés de ce vice, nous autres petits vermisseaux, pourriture et chose de néant, demeurerons-nous impunis en notre orgueil ? Ces esprits ne fixèrent rien, ils n’opérèrent rien, seulement ils conçurent l’orgueil en leurs esprits, et néanmoins en un moment, en un clin d’œil, ils sont tombés irréparablement et précipités du Ciel aux enfers.
Que si la superbeté [89] a pu priver de la grâce de Dieu un ange de si grande vertu, illustré de tant de prérogatives et décoré de tant d’honneurs, qu’il était le premier et le plus noble de toutes les créatures que Dieu fit oncq [ues] (m31), l’ayant rendu le plus malheureux, le plus laid et difforme que jamais se pourrait imaginer ; et que sera-ce de nous autres, poudre et cendre, si nous nous enorgueillons ! Apprenez donc de moi, dit Notre Seigneur, comme je suis doux et humble de cœur. Mais quel profit, ô bon Jésus, nous en reviendra-t-il, si nous apprenons ceci de vous ? Bienheureux, ce, dit-il, sera celui qui trouvera cette pierre philosophale, ce secret des secrets, et la clé de toute perfection, car il trouvera repos en son âme, ce bien tant désiré de chacun, la paix et tranquillité d’esprit.
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Disons donc ici en peu de paroles que c’est qu’humilité, et comme nous la pourrons acquérir [90].
C’est un ressentiment [91] intérieur de sa petitesse, indignité, et néantise, qui abaisse (m32), approfondit et anéantit la personne en la présence de Dieu quant à l’intérieur, et devant les hommes aussi quant à l’extérieur.
C’est une vertu laquelle nous fait joyeusement et volontairement embrasser toute injure, mépris et confusion de nous-mêmes, avec autant de contentement que ceux du monde font les honneurs et richesses. C’est une destruction totale de son propre honneur, de tout appétit de louange, des ferveurs et des caresses des hommes. C’est une vertu qui nous fait négliger nous-mêmes, et tous les biens que pourrions faire, pour faire cas seulement de Dieu et de son divin Amour.
Se persuader entièrement que jamais personne ne pourrait assez nous condamner, confondre, ni affliger tant que méritons. Ne se pas soucier (m33) si on est honoré ou méprisé, ains s’imaginer comme mort, duquel il est plus nouvelle, ou bien ce que vraiment n’est rien.
Ne se faut jamais excuser ni justifier soi-même lorsqu’on est repris ou accusé de quelque chose que néanmoins l’on a pas fait, mais supporter le tout courageusement, se réjouissant au pâtir et souffrir pour l’amour de Notre Seigneur, sans se plaindre ni lamenter à personne. On doit prendre plaisir à faire les œuvres viles et abjectes, selon même la volonté d’autrui comme chose qui lui convient le plus.
Il faut abhorrer toute vaine gloire et complaisance de soi-même, toute ostentation, toute honneurs du monde, désirant plutôt de n’être su, connu ni caressé de personne.
Surtout faut être bien aise d’être repris, corrigé et puni de ses fautes sans les excuser, mais plutôt les manifester. (m34)
Et pour comble de tout, il faut être content que l’on pense que tout ce qu’on endure est mal volontiers, avec beaucoup de secrète impatience et avec plaisir de se venger, quoiqu’il en ait le cœur bien éloigné.
Il est du tout nécessaire aussi de se tenir toujours serviteur inutile, et croire assurément que l’on ne correspond pas bien à Dieu selon les grâces qu’on a reçues ; et que si celui, qui est maintenant le plus malheureux au monde, avait reçu autant de grâces et de bonnes commodités pour faire bien, qu’il s’en servirait peut-être mieux et plus fidèlement que l’on ne fait. Ceci toutefois sans troublement, inquiétude, ou désordre intérieur.
Celui qui se met joyeusement au dernier lieu et s’abaisse sous toute chose, estimant chacun meilleur que lui, est facilement garanti de tout mécontentement en chose qui lui puisse arriver. Car se déjetant soi-même et se méprisant, on ne le peut mettre plus bas qu’il ne se met soi-même. (m35)
La seconde chose que je vous mande est une étude de mortification, de haine et de renoncement à vous-mêmes, aux allèchements [92] de la nature, aux inclinations mauvaises et toutes vos passions désordonnées, tellement que partout où vous trouverez que votre pensée, désir ou inclination vous porte qui ne soit à Dieu ou à chose de son service, soudain vous convertissez à lui votre cœur, faisant des actes extérieurs et intérieurs contraires avec grand courage, protestant de ne vouloir plus laisser emporter votre consentement à ces choses contraires à son Amour divin. Car autrement (m36) n’étudier pas bien en la mortification de soi-même, on ne fera rien autre chose avec l’exercice d’amour, sinon que nourrir son amour-propre, fomenter son orgueil, et jamais ne parvenir à ce que l’on désire.
Tout ainsi donc que la source ou la fontaine répartie en plusieurs canaux ne peut pas si plantureusement communiquer ses ondes à l’un d’iceux, comme elle ferait bien si, tous (c’est un seul excepté) étant estranchez [93] et bouchés, elle pouvait dégorger ses eaux cristallines dans les seins d’iceluy ; et qui serait désireux de faire ôter le cours de quelque canal, il serait nécessaire qu’ayant mis une bonde aux autres qui empruntent et tirent leurs eaux d’une même source, il empêchât que son eau ne fût désormais plus détournée en tant d’endroit divers. De même notre esprit réparti en tant d’affections diverses ne peut ni pleinement ni librement (m37) vacquer au seul désir de l’Amour divin, ains du tout est nécessaire que mettions à notre cœur une bonde afin que toute sollicitude superflue, tout amour désordonné estranché, il puisse avec plus de véhémence pousser les ondes de ses affections ramassées et réunies ensemble au seul objet de tout son bien, qui est Dieu son amour.
C’est pourquoi un des plus nécessaires moyens pour arriver à la jouissance du bien prétendu est que l’homme ramasse en soi toutes les puissances de son âme, les retirant entièrement des objets divers, auxquels elles pourraient être dispersées, afin de les pouvoir élever, hausser et colloquer toutes en Dieu, les occupant jour et nuit à tout ce qui nous peut conduire à l’acquisition de son Amour divin. Car aussi longtemps que plein de l’amour des choses terrestres, notre (m38) entendement, volonté, mémoire, imagination, nos affections, nos sens et nos pensées seront vagabondes et dispersées hors de nous, jamais n’arriverons à l’unité d’esprit, disposition immédiate pour la jouissance de la fin désirée.
Pour l’intelligence donc plus ample de la nécessité de ce second point que vous devez savoir que, comme il y a plusieurs parties en notre âme, l’esprit, la raison et la nature inférieure avec le corps, toutes diverses entre elles, les unes nous tirant en bas, les autres en haut, si nous voulons acquérir la vraie paix et tranquillité tant recommandée, il est nécessaire que l’esprit, qui est la plus noble, suppédite [94] dessous soi tout le reste, les rangeant tout à sa loi.
Premièrement donc quant au régime (m39) du corps, que notre conversation extérieure soit modeste, grave, humble, douce et bénigne avec un chacun, conservant toujours au-dehors, tant qu’il est possible, la modestie que cause la dévotion intérieure, cheminant toujours recueillis et attentifs à nous-mêmes.
Au reste, il est fort nécessaire de soustraire au corps toute délicatesse et mignardise, et l’accoutumer aux choses dures, âpres et pénibles, si nous sommes désireux de jouir au-dedans des délices spirituelle et divine.
Car il est écrit de la Sapience que Non inuenitur in terra suaviter viventium [95], qu’elle ne se trouve pas auprès de ceux qui se traitent délicieusement, et derechef Qui Christ sunt, carnem suam crucifixerunt cum vitiis est corrupiscentiis suis [96], que ceux qui sont du parti de Jésus (m40) ont attaché à la croix leur chair avec toutes leurs concupiscences. Et ce genre de mortification consiste en ce qu’aucuns conservent la paix et la patience à la soustraction qui nous est faite de nos commodités, voire même de nos nécessités corporelles, ou de Dieu par maladie, ou des créatures par exercice et mortification, ou de la rigueur de notre état et vocation, embrassant en telle occurrence de bon cœur toute la commodité, sans se plaindre ni se lamenter.
Ici appartient encore la mortification des sens extérieurs, chose quoique petite en apparence, fort nécessaire néanmoins pour conserver la dévotion, le repos du cœur et l’esprit conçu en l’oraison ; car ce sont les fenêtres de perdition par où la mort fait son entrée en (m41) notre âme. La vraie dévotion et récollection intérieure est [sont] au commencement si délicate et si tôt évanouie, que non seulement les péchés, mais encore les images extérieures nous la font bientôt perdre. Mais surtout la garde de la langue nous est entièrement nécessaire, car il est écrit que d’icelle dépend la vie ou la mort ; et que tout ainsi que les grands navires se régissent par le moyen d’un petit gouvernail, et efforts et puissants chevaux avec un petit frein, ainsi quiconque tiendra sa langue bien ordonnée, pourra aussi donner bon ordre à tout le reste de sa vie.
Après le corps et les sens extérieurs bien ordonnés, suit encore le bon ordre et bonne dispositions de l’âme au-dedans de soi, et premièrement la nature inférieure avec toutes les affections et mouvements naturels, qui ont leur siège (m42) au cœur, à savoir amour, haine ; joie, tristesse ; désir, crainte, espoir, ire [colère], et semblables. Mais d’autant que la brièveté de ce petit traité ne permet pas de m’étendre plus au long, je dirai seulement un peu de parole pour le secret de cette affaire.
Imaginez-vous donc que, mettant le pied dans ce chemin de perfection, c’est chose toute résolue qu’il faut aussi sans aucune rémission retrancher en soi toute passion désordonnée qui pourrait s’élever de quelque endroit que ce puisse être ; et qu’il n’y ait ni vice ni raison, prétexte ni excuse, droit ou tort prétendu qui nous arrête en icelle, parce qu’autrement ce n’est pas fidèlement procéder en ce chemin. De sorte donc que celui qui veut faire aucun avancement, doit tenir pour tout assuré que c’est un faire le faut [97], qu’en ses espérances il ne doit plus reposer en chose aucune (m43) sinon en Dieu son divin amour, colloquant en cela tout son bien, son trésor et son attente ; que si avec cela il prétend encore autre chose, faveur ou gloire humaine, soulas [98] ou contentement propre, ou semblables, il se trompe et ne chemine pas en vérité.
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Derechef ne doit pas ignorer que toute affection de désir ou d’amour doit tellement être appliquée à Dieu et à chose de son honneur, qu’il soit seul celui qui le remplisse, le tienne, occupe, et soit tout le sujet de ses pensées, ayant en haine tout ce qui lui est répugnant, telle qu’est sa nature corrompue, le péché et toute inclination à mal.
Enfin que la joie et la tristesse soit tellement régies que, se tenant gai, joyeux et content au service de Dieu, ne se laisse aucunement accabler des ennuis et tristesses qui arrivent quelquefois du dedans, ou dehors. (m44)
N’y aussi se réjouisse prenant aucun plaisir, sinon en Dieu et selon Dieu, en choses saintes et salutaires, et non pas vainement, évitant soigneusement surtout pensée qui tire à courroux ou chagrin, ennui ou tristesse, parce que ces choses corrompent la douceur de l’esprit ; et par un tel chemin jamais on irait avant.
Finalement suit la mortification de notre partie raisonnable, l’entendement avec toutes ses curieuses spéculations, ses propres sagesses, sa prudence naturelle, le propre jugement et bon sembler. La volonté avec ses propriétés inflexibles, menus désirs, mauvais courage, etc.
Et voilà tout le sujet de notre exercice au chemin de la perfection que de réformer en nous la corruption et ces maladies spirituelles par notre (m45) diligence et fidèle coopération avec la grâce divine, en des premiers effets de laquelle est de requérir en nous tous ces infirmités : Qui sanat omnes infirmitates tuas [99]. C’est ici la guerre spirituelle que Notre Seigneur dit être venu publier au monde : Non veni pacem mittere sed bellum [100]. Notre âme est la vignoble spirituelle en laquelle devons toujours labourer, et est le jardin de délices de Notre Seigneur, duquel [nous] devons toujours arracher ces mauvaises plantes, afin que la semence de la grâce divine y puisse croître et profiter, et qu’avec toute assurance puissions imiter Notre Seigneur avec l’Épouse, de venir en son jardin cueillir les fruits de ses pommiers. Encore donc que toutes ces choses soient en grand nombre et difficiles, la grâce divine néanmoins sera celle qui nous renforcera et donnera le courage (m46). Je puis toutes choses, disait l’Apôtre, en celui qui me conforte.
Et puis le bien que nous prétendons est si singulier, si divin que, quand il nous faudrait épancher jusqu’à la dernière goutte de notre sang pour le nous acquérir, encore ne serait-ce rien au regard d’un bien tant désirable. C’est folie, qui ne travaille n’a rien ; et ce qui coûte guère, n’est pas beaucoup estimé. Si même pour les biens de ce monde on n’a rien sans labeur, ce n’est pas [101] merveille, si pour le moins ces difficultés se doivent rencontrer à la recherche d’un bien du tout inestimable. C’est ici où nous faisons preuve de l’amour que portons à Dieu, où nous rendons témoignages de la fidélité que lui gardons, et du courage que avons en son saint service, puisque pour lui complaire nous ne faisons difficulté de traverser ces chemins si épineux. (m47)
Qui sera-ce donc qui nous pourra séparer de l’amour de Jésus-Christ : y aurait-il bien chose au monde qui nous puisse détourner de la poursuite du bien que désirons ? Non, dit saint Paul, je suis assuré que ni la mort ni la vie, hauteur ni profondeur, ni créature aucune aura la puissance de nous séparer de celui que si ardemment nous désirons. Vous fait-on tout les traverses du monde ? Vous dit-on mille injures ? Dit-on du mal de vous ? Vous méprise-t-on ? Vous mortifie-t-on ? Chacun en a-t-il à vous ? Courage, et bon courage, sic itur ad astra [102] : c’est là le plus court et assuré chemin pour aller au Ciel, à Dieu, que pourriez deviser. Et ne saurions donner plus ample témoignage de notre jeu d’amour envers Notre Seigneur, que d’être persévérant en impatience, troublé, inquiété pour une parole de mépris, pour un travers, pour une (m48) mortification, que l’on vous fait. Le désir de faire gain et profiter en Dieu, et parvenir à la jouissance de son amour divin nous doit être si ardemment enté [103] au cœur que, quand il y faudrait subir la mort même, nous ne l’estimions non plus que paille et que chose de néant : Sicut lilium inter spinas, sic amica mea inter filiae, dit l’Epoux ; comme le lys entre les épines, ainsi, dit-il, ma bien-aimée entre les filles [104].
C’est une façon de parler de l’angélique saint Thomas, comme si cet Époux céleste faisait retentir et publier à son de trompette : Qui veut être son épouse, sa chérie, sa bien-aimée, doit être comme le lys entre les épines, ou au milieu des épines, c’est-à-dire, une âme paisible, patiente, tranquille au milieu des épines et mépris de (m49) soi-même.
Et l’épouse au même Cantique nous montrant combien parfaitement elle était telle que requérait l’Époux céleste, Nigra sum sed formosa, dit-elle, Nolite me considera ne quod fusca sim, quia decoloravit me sol. Je suis noire, dit-elle, mais je suis belle [105] ; je suis noire au-dehors par l’humiliation, mépris et mortification de moi-même : ne me considérez donc en mon teint si peu agréable, mais plutôt la cause et la raison d’iceluy. Car le soleil de justice, le chéri de mon âme, pour le seul amour duquel j’ai laissé le monde, négligé ma beauté naturelle, a eu le pouvoir encore de me faire disposer à toutes sortes d’injures, de mépris, de mortification de moi-même. C’est pourquoi je lui dis avec toute assurance : Qu’il vienne au jardin de mon âme cueillir le lys au milieu des épines, la paix et le contentement que j’ai gardés au milieu du mépris de moi-même. (m50)
La connaissance de nous-mêmes avec l’étude de la mortification ainsi supposée pour règle et second document [106], la troisième chose que je désire de vous pour profiter au chemin de la perfection est un grand amour, grande confiance, grande espérance en la bonté de Dieu, appuyée du tout sur sa miséricorde infinie, et surtout les mérites de Notre Seigneur Jésus-Christ. Car entre tous les moyens qui sont pour nous conduire à la vraie perfection, l’amour est l’exercice principal et le premier de tous qui rend tous les autres faciles, adoucissant toutes difficultés, d’autant que nous sommes (m51) tous portés en ce… pour l’égard et l’amour de quelque fin que nous désirons.
L’homme mondain est poussé pour l’amour des richesses à traverser la mer et la terre, et cela même lui semble doux pourvu qu’il arrive à ce qu’il prétend. L’ambitieux poussé du désir d’honneur, n’y a chose qu’il n’entreprenne, quoique fâcheuse et pénible. Ainsi la personne spirituelle poussée de l’amour et du désir de son Dieu doit embrasser toute chose nécessaire pour y parvenir, quoiqu’ardue et difficile ; et poussée du désir de cet amour, doit faire toutes ses autres actions, soit d’oraison, de mortification et quoi que que fût d’autre. Car le chemin de la perfection est un retour de notre cœur à Dieu, et l’amour est le pied, au moyen duquel il va en avant, et celui qui n’aime, ne chemine point aussi. Dieu demande de nous (m52) sur tout qui… de tout notre cœur, de toute notre âme et de toutes nos forces. Aimez, dit saint Augustin, et puis vous ferez tout ce que vous voudrez [107]. Si quelqu’un m’aime, dit Notre Seigneur, il sera aimé de mon Père et [ain] si donc le principal que Dieu demande de nous, c’est l’amour ; et si c’est le plus propre, le plus immédiat et plus singulier moyen pour arriver à Dieu, que veut Dieu ? Que l’on ne s’excuse en icelui, et que plusieurs le négligent, se prolongent à eux-mêmes le chemin, s’occupant à tant d’autres choses et laissant celui si sûr [en] arrière.
Si donc vous désirez vivre d’une vie généreuse, tranquille, et spirituelle, [que] votre principal exercice soit l’amour divin et, en tous vos mouvements, actions et désirs, que cet amour ne soit tout votre motif : une âme sans amour divin est inutile au monde, dommageable à soi-même (m53) et infructueuse à tous biens. Par la raison, nous connaissons la vertu, mais par l’amour elle nous est rendue savoureuse, et sans amour nulle vertu [ne] nous peut être savoureuse supernaturellement.
(Douai 1629, 43 [108]). La première chose nécessaire pour acquérir cet amour, est avoir une affection courageuse, puissante et résolue entièrement de passer outre toutes difficultés, sans aucunement désister jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce que l’on désire. Ou bien c’est avoir un cœur si désireux de ce divin Amour que toujours il se sent enclin, porté, tendant et aspirant (m54) pour l’obtenir, de sorte qu’il quitte toute autre affection, n’ayant plus rien à cœur que ceci.
Il faut encore avec telle pureté et sincérité chercher cet amour qu’encore qu’on saurait que Notre Seigneur ne nous voulût pour sien, ains plutôt qu’il nous voulût perdre à jamais, encore que n’aurions jamais reçu aucun bénéfice de lui, encore que n’espérions rien ni après ni Paradis, ni grâce ni gloire, [même ain] si voudrions-nous lui servir, chérir et caresser de toutes les forces de notre âme, le connaissant vraiment digne de tout honneur que lui voudrions faire [109] ; et pour ce lui désirant, que tout service, amour et révérence lui soit rendu au Ciel et en la terre, que chacun le chérisse, le caresse et l’adore, autant en tribulation (m55) et adversité, qu’en joie et propriété.
Conformément à cette généreuse résolution, disait David au psaume Memento Domine David qu’il avait juré au Seigneur et fait vœu au Dieu de Jacob, qu’il n’entrerait en sa maison ni se mettrait au lit, qu’il ne donnerait sommeil à ses yeux ni repos à ses paupières, jusques à ce qu’il aurait trouvé en son âme le lieu où demeure le Seigneur, pour là lui dresser un tabernacle [110].
Le premier moyen donc consiste à avoir un fervent et grand désir de parvenir à ce divin amour et s’y adonner sans cesse, aux dépens de la nature et de qui que ce soit, quoi qu’il coûte de peine et de fatigue à la chair et aux sens, en dépit du monde et de tout ce qu’il en pourrait dire.
Document et précepte des plus nécessaires (m56) qui soit en ce chemin, d’autant que sans cette généreuse résolution, l’âme demeurera froide et sans guère s’avancer. On ne saurait offrir à Dieu plus agréable présent qu’un cœur net, et une volonté désireuse d’avoir Dieu pour son seul amour. Rien de plus plaisant à Dieu qu’une âme de qui la volonté est toute poussée en désir, en amour et en affection de chérir son Dieu, y aspirant de tout son pouvoir.
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Le second moyen pour arriver à cet Amour divin est un entretien continuel de la présence de Dieu en son âme en cette sorte : croire indubitablement que ce grand Dieu est intimement dedans nous en notre esprit, et n’est pas besoin de l’aller (m57) chercher au Ciel par sublimes conceptions ni par discours des choses saintes ; car il habite en votre esprit comme en sa propre image, et ne s’en retire jamais, ne désirant que de se pouvoir donner à connaître à votre âme, et lui communiquer ses grâces, son amour.
Croyez donc ceci assurément que Dieu est en votre esprit, et avec profonde révérence, crainte et humilité, accompagné de grand désir de son amour, élevez à lui votre cœur, et le tenant en sa présence, ce vous proposant si fermement en votre présence, que nulle autre idée, image ou impression soit en votre âme, que le désir de l’aimer, le chérir et lui agréer, n’admettant volontairement aucune pensée, mémoire ou imagination de chose du monde sinon de Dieu, traitant avec lui de son amour infini vers nous, de ses (m58) dignations et bontés, et ainsi persévérant en la continuation fidèle de la recherche de ce divin Amour et en un véritable rebut et rejet de tout ce qui n’est pas ce bien ici prétendu.
Celui qui a ainsi trouvé Dieu en son esprit, est vraiment généreux, car il se trouve tellement aliéné [111] de toute autre affection de la terre, qui se voit par-dessus tout par une vraie transcendance d’esprit tellement attentif à lui, comme si le voyait présent et qu’il n’y eût au monde que Dieu et lui ; et ceci avec la plus grande tranquillité du monde, s’en approchant tellement et si souvent que toute autre mémoire, affection ou inclination se perd. Afin donc qu’ainsi puissiez trouver Dieu en votre âme, élevez votre cœur à lui, et vous tenez toujours en sa (m59) présence, et que votre élévation ne soit pas imaginaire seulement, ou pensée de Dieu froide ou sans efficace ; apprenez à réveiller toujours votre partie amative par plusieurs intérieurs désirs, et sincères ; vous seront à cet effet des suivants ou autres semblables dévots élancements à Dieu, disant du plus profond de votre désir [112] : « Ô abîme de bonté, fontaine de miséricorde, mer inépuisable d’amour, Amour infini ! Mon Dieu, mon souverain Seigneur, réunissez-moi à vous par votre infinie miséricorde. Je retourne à vous, mon bienheureux principe, ma douce source, mon origine, la fin et mon repos. Soyez à l’avenir le seul sujet de ma pensée.
« Je m’offre, je me consacre, je me dédie du tout à vous aimer, à vous servir, et à vous glorifier à tout (m60) jamais. Je me donne du tout à vous, ô Dieu de mon cœur, ô vie de mon âme, vous choisissant pour ma part et mon héritage jusqu’au siècle des siècles à toujours ! Jésus mon espoir, mon unique refuge, mon bien-aimé Seigneur, mon seul amour et le désir de mon âme, je ne veux plus aimer que vous, je ne désire plus que vous, je ne respire qu’en vous !
« Ô joie des anges, mon débonnaire Sauveur ! Quand vous aimerai-je donc de tout mon cœur ? Quand vous embrasserai-je du plus intime de mon affection ? Quand pourrai-je chercher mon cœur en vous, le plonger et abîmer en la mer de votre amour ?
« J’ai un regret infini de vous avoir jamais offensé ! Et maintenant je retourne à vous, mon bien-aimé Seigneur. Recevez-moi à miséricorde, et ne permettez plus que je me sépare de vous, (m61) et pour toutes les injures que je vous ai jamais fait[es] en vous offensant, je vous donne mon cœur avec mille honneurs, prêt à endurer pour satisfaction tout ce qu’il vous plaira envoyer de mépris, de confusion d’injures et de travers.
« Si j’avais en mon pouvoir tous les cœurs des hommes et des anges, je les emploierais tous à vous aimer, à vous servir et à vous désirer très ardemment.
« Mon bien, mon amour, mon Seigneur et mon Tout, j’invite toute créature à vous adorer, à vous révérer et à vous aimer, confessant que vous êtes digne que tout le monde vous aime, vous exalte et vous glorifie ! »
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Et quand vous ferez semblables aspirations, ou aucunes d’icelles, vous ne le devez pas faire en courant et comme à la hâte, ains avec vraie (m62) attention et correspondance intérieure que vraiment vous vous sentez désirer, chercher et vouloir trouver Dieu en votre esprit, et lui vouloir agréer de tout son possible.
Or bienheureux celui qui, outrepassant toutes choses, surmontant toutes difficultés, oubliant tout ce qui est de la terre, réprimant en soi toute chose mauvaise, s’affectionnera ainsi à Dieu, demeurant toujours attentif et recolligé [recueilli] en soi-même sans s’empêtrer du rien qui ne lui touche, disant en son cœur : « C’est Dieu seul, c’est Dieu seul que je cherche. C’est Dieu, que je veuille tout le reste comme il voudra, Dieu est tout mon bien et tout ce que je désire en ce monde. »
C’est ainsi donc que, par aspiration douce, par amoureux délice, par devis [113] familiers intérieurs de toutes vos nécessités spirituelles et temporelles (m63) avec Dieu, vous pourrez acquérir une humble conversation, une amoureuse confiance avec Sa divine Majesté, et en fin sa très désirable présence. Et n’étant pas besoin de vous astreindre toujours à une même action intérieure, mais vous pourrez faire entièrement tout ce que bon vous semble avec Dieu, soit de vous offrir à lui, de le remercier, de vous réjouir de ses grandeurs, soit de vous prosterner dessous Sa Majesté infinie pour implorer sa miséricorde, soit de lui demander son amour, soit de lui représenter vos nécessités et afflictions, de vous douloir [114] de vos imperfections, et semblables.
C’est tout en ce que l’on fasse, pourvu que l’on apprenne à demeurer toujours dedans soi-même en la présence de Dieu, sans laisser aller son cœur (m64) ni ses sens vagabonds à leur liberté. Mais surtout faut remarquer encore une fois que pour embrasser ce chemin d’amour et d’aspirations, il s’y faut appliquer à bon escient, avec grande résolution d’y apporter toute sa fidélité possible, et de passer outre toutes difficultés que l’on pourrait rencontrer.
Et bien que l’on se trouve souvent affaibli, la dévotion perdue, il ne faut pas pourtant perdre courage, mais en attendant mieux, se tenir répondant, toujours aliéné de la terre et de toute affection humaine.
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Délibérant de traiter en sa seconde partie suivante de tout le chemin de la vraie oraison mentale, les parties de laquelle seront méditation, aspiration, présence de Dieu et autres qui y seront déduits, j’ai trouvé expédient de pré-mettre ici ces avis suivants pour plus ample connaissance de ce qui y sera déclaré. (m65)
(Douai 1629, 53) Premièrement est à noter que la méditation est le fondement, la base et le soutien de l’aspiration. Or l’exercice de l’aspiration présuppose une assez déjà grande connaissance des mystères de notre foi et de l’obligation qu’avons d’aimer Notre Seigneur, et surtout est fondé sur la volonté de l’aimer : volonté, dis-je, non pas telle quelle, mais du tout fort généreuse, résolue, efficace et actuellement [réellement] désireuse d’en poursuivre la recherche quoi qu’il coûte.
Ce qui ordinairement nous dérive d’avoir souvent médité et considéré profondément les Mystères de la vie de Notre Seigneur ou autres Mystères de la foi, et y avoir appris (m66) notre obligation très grande. Et partant ceux qui trouveront de la difficulté très grande à se maintenir en l’exercice d’aspiration, comme étant [aspiration] trop spirituelle pour eux, ayant encore besoin de s’arrêter souvent aux images existantes des Mystères de la vie de Notre Seigneur, pour en vertu [115] d’icelle se garantir et prévaloir contre les choses mauvaises, se tenir salutairement occupé en soi au-dedans et acquérir les vertus nécessaires, ils le peuvent librement faire, voire est-il [116] le doivent nécessairement, jusques à ce qu’ils se soient suffisamment fondés et solidés [117] au bien et à la vertu.
Mais pour ceux qui, déjà aucunement [118] exercés, désirent se disposer aux choses qui suivent et aller en avant, après qu’ils se seront quelque temps ainsi arrêtés avec ces sacrés Mystères, [ils] doivent s’efforcer de les rapporter à cette autre élévation spirituelle en leur esprit (m67) à Dieu comme présent au sommet d’icelui, et jamais ne s’éloigner beaucoup de telles spirituelles élévations d’esprit, si ce n’est que, pour résister à beaucoup de mauvaises choses, il leur serait besoin quelquefois de se plonger du tout en ces saintes imaginations et ainsi par ces bonnes chasser les mauvaises.
Cela néanmoins étant passé et la paix ou tranquillité étant retrouvés, retourner à cette intérieure douce élévation et amoureuse [imagination], prenant occasion et sujet de quelque bon Mystère pour s’y entretenir, et ainsi ce sera aspirer et méditer tout ensemble : moyen très propre pour bien profiter. Car la méditation sans aspiration demeure froide, lente et sans efficace, là où que l’aspiration la fait tout passer en affection, en désir, en amour.
Ainsi l’aspiration sans quelque petit sujet de méditation, pour ces commencements, est difficile, de grand travail (m68) et termine quelquefois en oisiveté ; et partant, on se servira de cette façon ici de conjoindre ainsi la méditation avec l’aspiration, jusqu’à ce que l’on sente sa volonté, son désir et son intérieur assez ordinairement émus à aimer Notre Seigneur, se sentant aucunement facilement recueilli en sa divine présence, aspirant après son divin amour. Car lors on pourra hardiment quitter ces images des sacrés Mystères, ces grossières méditations, pour apprendre à se tenir tout en soi-même occupé avec les actes de ses puissances supérieures en la présence spirituelle de Dieu en son Esprit.
Quand il est fait mention tant ici qu’ailleurs de quitter toutes les imaginations des sacrés Mystères, (m69) ce n’est pas que l’on les quitte tellement toutes, que l’on néglige la souvenance du grand bénéfice de notre Rédemption, ou que l’on rejette une si généreuse compagnie que celle de l’humanité sacrée de Notre Seigneur.
Mais c’est que, comme l’imagination est l’une des plus grossières puissances de notre âme, appartenant à la nature inférieure, et que néanmoins notre fin et notre perfection gît aux opérations des puissances supérieures, tandis que l’on se tient toujours attaché à cette si grossière façon de méditer, si l’on ne passe jamais aux opérations totales desdites puissances supérieures pour d’icelles s’écouler en Dieu spirituellement, comme il est présent réellement en notre âme — ce qui toutefois est nécessaire.
Et partant, après que par le moyen des bonnes méditations sur ces Mystères de notre foi, il en a, par la grâce (m70) divine, aucunement réformé sa nature corrompue, accoisé ses passions, réprimé ses inclinations vicieuses, et que déjà l’on s’est acquis au-dedans quelque récollection avec Dieu, sentant en soi-même un grand désir de se mortifier et renoncer à soi-même, avec une bonne résolution de ne chercher que Dieu en son âme, prêt à faire tout ce qu’il serait nécessaire pour poursuivre ce chemin : alors telle personne doit être nécessairement conduite pour le moins à la seconde manière de méditer décrite ci-après.
Et puisqu’après cette façon, elle s’est acquise encore plus grande lumière et connaissance des choses de Dieu, plus de solides désirs et résolution de suivre Notre Seigneur partout et en toute manière qu’il lui plaira, il ne lui reste plus rien que de voir le moyen de se dépêtrer peu à peu de ces imaginations grossières [119] et extérieures de l’humanité de Notre Seigneur, (m71) apprenant à le concevoir présent en son âme au sommet de son esprit, et toujours cheminer ainsi en sa divine présence, sans descendre aux opérations de l’imagination, [si ce] n’est au temps de nécessité pour résister aux tentations survenantes. Car c’est jusqu’ici que notre coopération, ou plutôt préparation à la grâce s’étend, et que Dieu n’opère plus pour le moins selon l’ordinaire, sinon autant que nous nous disposons et que nous em [tre] prenons les exercices.
Quant aux états suivants, comme de la vraie et réelle présence de Dieu en notre esprit, de l’état de privation, et de tout tel autre qui soit par après, ils ne sont pas en notre pouvoir et ne dépend [ent] pas de ce que nous em [tre] pren [i] ons les exercices ou non ; ains c’est Dieu seul qui nous y conduit, et nous, le suivant seulement [pour] y coopérer ainsi que je pourrai ci-après déduire. (m72)
Parce que, quand ces opérations se passent, Dieu possède la créature, son opération divine étant plus en vigueur et plus forte que la nôtre. Mais en ceux-ci, du commencement de ce chemin jusqu’aux dits états de la présence de Dieu, nous y pouvons et devons apporter du nôtre, et tellement apporter que Notre Seigneur ne pourra non plus opérer que nous… nous y disposerons et en prendrons les exercices convenables à raison que nous sommes encore tout en nous-mêmes, et que Dieu avec son opération divine ne nous possède pas encore pour nous pouvoir conduire par soi-même entièrement.
Jamais je ne pourrai dire assez à mon contentement combien il est nécessaire de bien entendre ceci, parce que je vois la plupart du monde avec ces opinions que, par-dessus la méditation des sacrés Mystères, il faut que (m73) ce soit Dieu qui nous tire à tout ce qu’il reste, estimant présomption de s’ingérer soi-même [120] ; et de là vient puis après, que si peu passent à la connaissance ou expérience des choses ultérieures [121] et que, n’étant point émus à les rechercher, ils se laissent écouler aux choses extérieures.
Jaçoit que [122] pour se pouvoir appliquer du tout à l’exercice de l’aspiration, il soit nécessaire qu’au préalable on ait par méditation accoisé [123] ses passions désordonnées et réprimé ses inclinations vicieuses [124] en acquérant les vertus morales, il n’est pas néanmoins nécessaire de les avoir en si grande perfection que l’on pourrait penser, pour pouvoir commencer.
Car ainsi à peine pourrait-on jamais être capable de se disposer aux (m74) choses ultérieures, puisqu’il n’y a état de perfection, auquel on soit, que l’on ne ressente souvent quelque restat [125] de la nature corrompue, et que l’on ne manque souvent à son devoir ; et puis parce qu’encore que l’on n’y soit si très bien fondé, l’exercice d’aspiration et d’amour avec Dieu n’empêche nullement que celui qui ne les a [pas], ne les puisse acquérir et pratiquer.
Plutôt, il aide extrêmement et même s’y exerce-t-on les vertus d’une façon plus excellente ; d’autant que celui qui s’exerce à pur et à plein à la recherche du vrai amour de Dieu en [en] faisant son unique et principal exercice, le désir qu’il a de complaire à Notre Seigneur le poussera courageusement à ne rien laisser de ce qui lui pourrait être agréable, se servant à cet effet de toutes occasions qui se présenteront, sans en négliger pas une sans grand (m75) remords d’avoir manqué au service et à la gloire de celui duquel tant il recherche la grâce, l’amour et la présence en son âme, [126]
faisant ainsi toutes ses œuvres comme commandées, et comme effets de la forte volonté, sincère amour, et indicible désir qu’il a vers Dieu, à savoir que, puisque pour parvenir à ce que tant il désire, il faut qu’il fasse ou renonce à soi en ceci ou en cela, n’estimant rien le tout, pourvu qu’il parvienne à ce qu’il prétend, passé outre toute difficulté par un oubli de soi et un outrepassement de toutes choses, s’appliquant à Dieu.
Et cette façon ici d’exercer la vertu morale et la mortification de soi par un semblable oubli, détachement et insensibilité à soi-même, est bien plus conforme au vrai avancement que non pas par actes (m76) tout formés en soi, quoique souvent aussi il les faille faire ainsi ; car semblablement, encore que méritoires, [ils] vous laissent néanmoins toujours dedans vous, et ne vous élèvent pas si immédiatement à Dieu comme les précédents. [127].
Partant donc, il faut distinguer deux manières d’exercer la vertu [128], l’une par actes tout formés en soi-même avec l’intérieur, tout dépeint de l’acte d’icelle, rapporté toutefois à Dieu, à son Amour, et à tout ce que vous voudrez. La seconde est par une manière comme indirecte et concomitante seulement : savoir que, comme l’on cherche immédiatement en son esprit la présence [129] de Dieu pour l’aimer de toute son âme, ce même désir soit si efficace, si (m77) possédant, tant qu’arrivé pour exemple que l’on le méprise, médise et mortifie par un oubli de soi-même, comme si rien n’était, il poursuit son exercice comme auparavant, sans s’arrêter pour chose qui soit au monde, bien ou mal, qui lui puisse arriver, se rendant insensible à la nature et à tous tels mouvements qui voudraient sortir. Et ainsi passer outre toutes choses, demeurant avec Dieu en la poursuite de son désir.
C’est ici la manière que Dieu enseigne à ceux qui s’oublient eux-mêmes, ne s’appliquent entièrement qu’à la recherche de son divin Amour. Et plusieurs sont à présent les plus impatients du monde, ne sachant former [130] ces actes de vertu en eux-mêmes, en semblable occurrence, lesquels, si seulement ils avaient imbu [131] cette humeur, les passeraient sans (m78) aucune difficulté. Car comme ils sont en eux-mêmes, n’ayant pas cet exercice de désirs actuels vers Dieu, quelles merveilles si semblables effets sortent de leur nature corrompue ! Les plus parfaits mêmes, quand, privés des opérations divines, il leur arrive de retomber tout en eux-mêmes, ont du mal assez de réprimer cette nature qu’elle ne produise des effets conformes à la corruption. Aussi n’ont-ils garde de constituer leur perfection en eux-mêmes, mais en Dieu seulement, auquel [132] ils possèdent toutes vertus.
Cette seconde façon donc est une manière pour exercer toutes vertus et en beaucoup [133] et ne s’en attribuer cependant pas un rien, les faisant sans y penser ou guère s’arrêter, seulement se rendant insensible à tout ce qui n’est pas ce but qu’ils (m79) prétendent ; et c’est là l’humeur du vrai spirituel, que d’exercer ainsi la vertu morale, pour le moins la plupart du temps, que s’appliquant seulement de tout leur possible aux actes internes avec Dieu immédiatement, par écoulement d’amour, d’espérance, confiance en la bonté divine [134].
Tout le reste du bien qu’ils font, [ils] le font quasi comme par effet et redondance, ne s’arrêtant pas par trop grande estimation qu’ils en fassent, et cependant néanmoins ne la négligeant nullement, non plus que ceux qui en faisant leur principal exercice, sont continuellement attentifs à les faire. Car aussi ils s’examinent souvent sur la fidélité qu’ils y ont apportée de ne manquer, ou plutôt, comme, s’approchant de Dieu, ils restent éclairés de sa divine lumière, ils voient incontinent en quoi ils manquent.
Et voilà aussi l’humeur, laquelle (m80) ils désirent persuader à ceux que par trop longtemps ils voient attachés à l’exercice de toutes vertus morales et acquises, les reprenant souvent de leur adhésion à icelles, laquelle fait qu’ils ne viennent jamais à reconnaissance du vrai Esprit de Dieu, car ils savourent ces actes de vertu toujours ainsi formés en eux-mêmes. Ils demeureront les cinquante ans sans s’élever à Dieu, si par un autre exercice plus immédiat avec Dieu, ils ne tâchent d’y parvenir.
Par les choses dites [135], l’on peut remarquer que ce n’est pas assez pour arriver à la perfection de faire toute chose bonne, exercer la vertu, et semblables, si encore on ne sait la manière, le comment, le rapport et à quelle fin, parce qu’ignorer ceci est cause que souvent on estime (m81) par trop ce que l’on ne devrait tant estimer, et au contraire on néglige ce dont principalement on devrait faire cas.
Et est chose certaine que les plus grands secrets de la vie spirituelle ne consistent pas tant en l’art d’acquérir les vertus morales, mais à être bien dressé en son exercice immédiat avec Dieu, auquel, si on manque, encore que l’on serait rempli de toutes sortes de vertus acquises, que l’on serait même les plus fidèles à mourir et renoncer à soi-même, si demeurera-t-on néanmoins toujours en soi-même, sans pouvoir rapporter tout cela au vrai but et fin, pour laquelle ils servent. Or l’exercice intérieur, lequel immédiatement nous conduit à Dieu [136], c’est un continuel, actuel écoulement en lui par actes de désir, d’amour, d’espérance et de confiance, fondés sur la croyance de son immédiate présence à notre esprit. (m82)
Bien que [137] l’état de perfection auquel on jouit du vrai Esprit et Amour divin soit un état fort haut, sublime extrêmement, et qui ne s’acquiert qu’après la mortification totale de soi-même, ce néanmoins, il y a encore un autre certain et médiocre [138] que j’intitulerai ci-après « de la présence de Dieu », parce qu’en iceluy on jouit déjà de la divine présence avec un amour même fort grand et véhément, quoiqu’imparfait en comparaison du dernier :
lequel état médiocre est assez facile à acquérir, moyennant qu’on se veuille du tout appliquer à la récollection de soi-même, à la mortification de sa nature corrompue, à un détachement de soi-même et de tous ses propres intérêts, pour s’élever en l’intérieur de son âme à Dieu (m83) par amour, par espérance et confiance en sa bonté, et plusieurs y ayant apporté la fidélité qui leur était possible, se sont vus l’avoir acquis en peu de temps. Toutefois c’est déjà une grande grâce et une grande aide pour acquérir toute vertu, voire, je dis, que qui le peut obtenir, il est déjà quasi sauvé en ce chemin, puisque déjà il commence à découvrir de loin en son esprit le lieu auquel il doit tendre, l’ayant continuellement pour fin, but et objet de sa pensée.
Celui qui entreprend l’exercice de l’aspiration comme capable d’iceluy et répondant [139], n’est pas sincère en sa fidélité à Dieu, n’ayant pas à cœur la vraie mortification de soi-même, est indigne dudit exercice, et faussement (m84) il s’attribue le nom de spirituel, car il ne l’est pas, ne faisant que fomenter son orgueil et nourrir l’amour-propre, en péril de tomber en mille malheur. Et ce sont gens semblables qui ont fait que la vie spirituelle<ment> est présentement si peu désirée, plusieurs n’osant se ranger de ce parti, craignant de tomber en semblable mauvaises humeurs, que l’on voit semblables personnes avoir. [140].
Quant aux états [141] différents, distingués ci-après au progrès de l’oraison mentale, faut savoir qu’ils ne se passent pas au-dedans avec distinction si manifeste de l’un à l’autre, ni que l’on puisse si facilement apercevoir comme il les va là distinguant. Car bien que vraiment (m85) ils soient différents merveilleusement, néanmoins Dieu nous tire d’un degré à l’autre, tellement peu à peu et avec telle coopération nôtre, que l’on les passe sans distinguer ou remarquer, sinon après que l’œuvre est faite [142]. Je les vais toutefois ainsi distinguant pour pouvoir procéder par ordre, et de suite en l’intelligence de ce petit mot, « intérieur ».
Que [143] si vous désirez en deux mots [savoir] ce qu’il vous faut faire pour trouver ce bien tant désiré, je vous dirai brièvement : exercez-vous fidèlement au désir du divin Amour par les aspirations et autres actes de volonté, en faisant votre premier et principal exercice intérieur, cherchant ainsi Dieu et son bon plaisir en vous, en vérité de tout votre cœur le plus (m86) sincèrement qu’il vous sera possible, tenant votre esprit toujours élevé en lui, dépêtré de toute autre affection et de toute autre occupation non nécessaire, vous accommodant cependant à tant d’occurrences et événements divers, ordinaires en la vie humaine, tant au-dedans qu’au — dehors. Et voilà le tout contenu en peu de paroles.
Quant à plusieurs autres petites particularités qui surviennent et que l’on désirerait bien souvent d’avoir apaisement, il est impossible de les savoir toutes conduire, ou bien d’en donner, sur toutes, lois et préceptes ; d’autant que souvent ce ne sont qu’accidents survenants, dépendant de l’humeur naturelle, ou de la condition de la personne, ou d’autres particulières circonstances, que l’expérience de chacun doit avec le temps donner à (m87) connaître, et la lumière intérieure nous enseigner avec l’avis des prudents directeurs. [144]
Dieu est extrêmement divers en ses opérations, différant en ses voies, par lesquelles il conduit les âmes à la perfection de son amour. Nous le voyons par expérience tous les jours.
Vous en verrez quelques-uns, qui se travailleront tout le temps de leur vie, avec une fidélité extrême, tant à mortifier leur nature, se macérer en diverses austérités et œuvres de pénitence, qu’à tâcher de se remplir de toutes vertus, y employant toute leur industrie possible, qui néanmoins au partir de là ne seront jamais dignes d’avoir la vraie connaissance du vrai Esprit de Dieu ni de ses intérieures occultes opérations qu’il fait ès âmes qu’il a choisies ; ou certes s’ils y arrivent, ce ne sera (m96) que fort tard après un long travail.
D’autres, au contraire, n’auront pas plutôt mis le pied au chemin de la perfection, après avoir eu une vraie contrition de leur vie passée [145], que voilà que Dieu leur communiquera si grande affluence de dons, grâces et lumières spirituelles, que déjà il leur découvre les actions des puissances plus nobles de leur âme, pour leur montrer où il les veut tirer un jour [146].
Et ce qui est bien davantage, souvent arrive que là où le péché a plus abondé, là aussi se montrera Dieu plus abondant en la communication de ses faveurs : chose à la vérité du tout admirable que ces secrets inscrutables de la divine Sapience.
C’est pourquoi c’est bien l’art des arts que le régime et gouvernement des âmes, et spécialement que de les conduire au chemin de la perfection ; (m97), car comme les naturels sont divers et les voies de Dieu différentes, il faut de la science et prudence beaucoup, et surtout de la propre expérience, pour les conduire en ce chemin si abstrus et si inconnu, et pour pouvoir donner à chacun les règles et préceptes et lois convenables à son humeur et naturel.
Comme plusieurs ont besoin de retenue en leur curiosité afin de ne s’ingérer facilement à ce qui surpasse leur capacité, autres aussi pour être de nature bonace, plus coye [147] et rassise, ou bien secondée de grâces singulières même dès le commencement, sont dignes de compassion, si elles ne sont pas conduites conformément à l’aide que Dieu leur donne, ains plutôt empêchées. Car Dieu n’est pas lié au cours des années ni aux lois ou préceptes humains, ains, quand il lui plaît (m98) et est secondé de notre coopération, a bientôt opéré grandes choses.
Combien en y a-t-il qui, pour être tombés entre les mains des directeurs ou ignorants ou inexperts en ce chemin, quoique d’ailleurs prudents selon le monde, ne sont jamais venus à la connaissance de ces voies tant désirables du divin Amour, leur ayant toute leur vie prolongé la connaissance de ces divins sentiers, pour ne les avoir pas fait eux-mêmes !
Et combien d’autres âmes se trouveront, lesquelles, passées déjà plusieurs années, converties à Notre Seigneur, toutes dédiées à son saint service, n’ont pas néanmoins encore ouï les premières nouvelles quasi de la vraie oraison mentale, ni mis le premier pied dans ce divin exercice, s’étant toujours contentées de fréquenter le plus souvent la confession et la sainte communion, passant ainsi leurs ans sans (m99) connaître ni jamais entendre comme on peut bien plus excellemment glorifier Dieu en son âme par l’exercice et pratique de la vraie oraison !
C’est [chose] la plus absurde du monde que de ne [pas] commencer, dès les premiers jours mêmes, [à] s’imprimer le désir et l’esprit de ce divin exercice, puisque c’est la nourriture, la viande et l’aliment spirituel conservant en être la vie nouvelle que reçoit l’âme en Dieu, au jour de sa conversion à Lui. Et ayant ainsi passé longtemps, de combien de grâces, de faveurs et de bénédictions célestes restent-elles à jamais privées qu’elles eussent pu recevoir au progrès de ce chemin ! [148].
Jaçoit [bien] donc qu’il n’y ait pas faute de beaux livres de l’oraison et de la perfection, l’on ne peut néanmoins manifester trop de divers chemins, car par ce moyen chacun pourra trouver (m100) de l’aide en un sujet de si grande importance, en des rencontres si fâcheux qu’il y fait quelquefois passer, et des passages tant perplexes, comme savent ceux qui en font l’expérience ordinaire en ce chemin si inconnu, auxquelles occurrences ce n’est pas petit soulas [149] que de trouver de la conformité et [des] livres, et des préceptes pour s’y bien comporter.
Enfin les divers chemins découverts et les différentes voies manifestées ne peuvent que faciliter le voyage qu’avons à faire à Dieu par le moyen de la vraie oraison. Mon dessein est donc de brièvement vous déduire ici tout le cours du chemin de la perfection, vous déclarant brièvement que c’est qu’oraison mentale, ce que l’on prétend par icelle, et à quoi enfin nous pouvons parvenir par son moyen. Mais avant que descendre (m101) en particulier, je vous le dirai premièrement en un sommaire et abrégé comme s’ensuit.
Dieu est un bien infini, la source, l’origine et fontaine de tout bien, lequel est présent intimement à notre âme, habitant au sommet de notre esprit, là où il a empreint et engravé son image sacrée, y faisant sa demeure comme dans son temple et petit palais terrestre : car, quoiqu’il gouverne, modère et régit par sa prudence universellement tout ce grand monde, il est néanmoins de telle sorte attentif à ce qui est du bien et du salut d’un chacun (m102) de nous en particulier, de si vraiment oublieux de tout autre il n’eût qu’à nous nous pourvoir ; comme curieuse sentinelle posée en notre esprit, ainsi nous observe-t-il au-dedans de nos cœurs, nous regarde en tous nos mouvements, pensées et désirs, voyant où est, d’où vient et où va notre cœur, à quoi il tend, après quoi il aspire, moëlle plus intime de nos intentions, nombrant, posant et mesurant toutes espèces, afin de nous rendre un jour le bien ou le mal selon nos œuvres, de sorte qu’il n’est pas besoin de chercher Dieu trop loin de nous : il nous est toujours présent au sommet de notre esprit, désireux à merveille de se communiquer à nous par l’infusion de ses grâces.
Ce qu’étant ainsi, le plus grand malheur maintenant qui nous soit arrivé par le péché, c’est d’avoir perdu la jouissance de ce souverain Bien, et (m103) nous en être divertis pour nous convertir par affection aux créatures ; en sorte que ce bien tant désirable, quoique si présent et si intime à nous-mêmes, nous est du reste tout inconnu et caché, ne ressentant non plus rien de sa si immédiate présence à notre esprit, comme si vraiment il en fût le plus éloigné du monde.
Réciproquement aussi, le plus grand bien que pourrons maintenant nous acquérir est de nous rejoindre, réunir et relier notre esprit avec Dieu par grand amour et affection, regagnant par ce moyen le ressentiment [150] de sa divine présence, tellement qu’en tout lieu et en tout temps, nous ayons toujours ce vrai témoignage en notre intérieur, que notre cœur, nos pensées, nos désirs et nous-mêmes tout entiers sommes vraiment devant Dieu, et qu’en toute chose il nous voit, nous (m104) considère, nous observe sans cesse, pénétrant les plus intimes secrets de nos désirs.
Pour à laquelle union et liaison retourner, la dignation [151] de Dieu est si grande qu’encore que bienheureux comme il est infiniment en soi-même, et qu’assez exalté, glorifié et honoré par les anges au Ciel, il n’a nul besoin de nous ni de tout notre service ici en terre, comme si toujours oublieux de toute sa gloire et que rien ne lui fût plus à cœur que notre propre bien, ainsi se montre-t-il désireux de nous donner la connaissance de son Nom, et communiquer ses dons et ses grâces aux âmes qui le cherchent en vérité de tout leur cœur, disant même, par une bonté trop excessive en notre endroit, ses délices être de demeurer avec nous, et qu’à cet effet il est à la porte de notre cœur, (m105) attendant là si quelqu’un lui doit ouvrir, pour le pouvoir combler de ses grâces ; de sorte que par ceci il nous demeure très assuré qu’il y a moyen de regagner la jouissance de cet Amour infini, et de le posséder au plus intime de notre âme, puisque lui-même à qui la chose compète [152], se déclare si désireux d’avoir accès et entrée chez nous, ne tenant qu’à nous d’y vouloir employer le travail et la diligence requise.
Et voici ce qu’est oraison mentale, savoir un exercice intérieur par lequel on recherche en son âme la jouissance et fruition de notre souverain Bien, en regrettant extrêmement l’absence et la perte, et plus encore désirant la présence et l’acquisition. Et pour le dire encore en une autre façon, l’oraison mentale est une élévation de son cœur vers le sommet de l’esprit (m106) à Dieu, se constituant sans cesse en sa divine présence, pour lui adresser toutes ses pensées, tous ses désirs et toutes ses intentions, rapportant à sa seule gloire tout ce qu’il lui convient faire ou délaisser, ne prétendant rien autre par tout ceci sinon que, s’étant acquis le ressentiment de sa divine présence, le pouvoir adorer en esprit et en vérité, le connaître et l’aimer de tout son cœur ; tellement que continuer l’exercice de l’oraison mentale est faire un chemin spirituel suivant Dieu, faire un retour et une conversion de son affection, qui s’était écoulée ès choses du monde, à Dieu pour se reposer, s’abîmer et se perdre du tout en son amour.
Car jaçoit que [bien que] ceci soit vrai, qu’oraison mentale à proprement parler, consiste en semblables actions spirituelles, tendantes à Dieu spirituellement (m107) élément premier en son âme, pour autant néanmoins que tous ceux qui commencent la vie intérieure sont encore grossiers, fort corporels, pleins d’images des choses du monde, agités souvent de diverses passions de joie, de tristesse, d’impatiences et semblables imperfections, appesantis encore par le poids de leurs inclinations mauvaises aux contentements de la nature, aux désirs des choses terrestres, et pour ce nullement encore capables de choses si spirituelles qui demandent une âme bien rassise, tranquille et toute recueillie en soi, qui sache modérer ses passions, refréner ses inclinations et suppéditer [153] sa nature.
C’est pourquoi il est forcé de donner commencement à ce chemin d’oraison par la dévote méditation et considération des Mystères de notre foi, comme de la mort, du Jugement, de l’enfer, du Paradis, et surtout (m108) de la vie et Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. Car comme celui qui commence ce chemin d’oraison soit si sage qu’il voudra selon le monde, se trouvera néanmoins encore fort idiot et ignorant au fait des secrets de ce chemin, qui ne se révèlent qu’aux humbles, petits et simples :
– la méditation premièrement lui apportera grande connaissance et savoureuse intelligence de ces sacrés Mystères [154] ;
– secondement, lui causera une affection aux choses spirituelles, et un oubli de toutes celles du monde ;
– 3. par icelle l’esprit commencera à trouver contentement et plaisir à l’oraison, se délectant à y admirer les œuvres admirables de Dieu qu’il trouve de ces Mystères, et ainsi autres choses sans nombres que Dieu lui peut communiquer pendant sa (m109) méditation.
Et finalement, au lieu de tant de mauvaises pensées, imaginations et souvenances des choses du monde, on s’y remplit de bonnes et salutaires : l’entendement en est illuminé ; la volonté enflammée, stabilisée et confirmée de plus en plus au service de Dieu ; plusieurs bonnes vertus s’acquièrent ; mille saintes affections d’amour, de louange, de remerciement et semblables actions s’engendrent vers Notre Seigneur ; et souvent en vertu de la bonne méditation, on est ému à s’offrir à Dieu, à proposer de mieux faire et à s’amender de plusieurs imperfections.
Plus outre encore, pour autant que non seulement par le péché nous nous sommes éloignés de Dieu, mais encore avons épars et divisé notre cœur en autant de parts que de choses diverses qui se présentaient (m110) à nous au-dehors, il nous est maintenant nécessaire pour nous pouvoir bien appliquer à ce divin exercice de l’oraison, de nous exercer sérieusement à la mortification des sens extérieurs, de la vue, de l’ouïe, de la langue, du goût et saveur des choses terrestres, afin de mériter les célestes et divines, de sorte que nous nous rendions insensibles, aveugles, sourds et muets, autant qu’il sera possible et que notre état pourra porter ;
car en cette affaire ici, celui est plus qu’heureux qui ne s’empêche d’autre chose que de demeurer en paix en soi-même ; et en vain celui-là pensera faire progrès en l’oraison mentale, lequel n’apprend premièrement à se dépêtrer de tout ce qui ne lui compète [155] de rien.
Tellement donc, somme toute, qu’au chemin de la perfection et oraison mentale, voici l’ordre des choses : que la première étude soit (m111) de bien renserrer ses cinq sens extérieurs, ces portes par où jadis la mort spirituelle du péché a fait son entrée en notre âme ; et puis s’efforcer par le moyen de la dévote méditation sur les sacrés Mystères, d’étudier à régler ses passions, vaincre son mauvais courage, renoncer à sa volonté, suppéditer ses inclinations vicieuses qui la tirent toujours aux choses de la terre ; s’efforcer de venir en nous à la connaissance de notre obligation vers Notre Seigneur et si bien se remplir de bonnes pensées, salutaires imaginations, que par la vraie introversion en soi-même et ocupation avec Dieu, toutes mauvaises pensées du monde en soient défaites ; et, en fin finale, par les actes des puissances supérieures de croyance, d’espérance et d’amour, se rejoindre et se réunir à Dieu présent en son esprit, comme but final de tout ce que prétendons par (m112) ce chemin d’oraison. Voilà donc qu’avez en général le sommaire de tout ce chemin d’oraison mentale, reste maintenant que je vous le déduise le tout plus particulièrement et premièrement.
Le comble de tout notre bonheur, notre fin finale et dernière prétention en tous nos exercices, consiste, ainsi que je viens de dire, à aimer Dieu et jouir de son divin Esprit, nous reliant et réunissant à lui comme à notre premier principe, notre origine et notre fin dernière, par la jouissance de son divin Amour, tout le reste du chemin n’étant qu’amour céleste (m113) et une reliaison de notre cœur, de nos désirs, de notre volonté et tout être à Dieu… [156].
Or quiconque désire retourner à telle sienne amoureuse origine, qui prétend d’être ainsi généreusement réuni et rejoint à son divin Esprit, ou pour le moins acquérir les grâces nécessaires pour y parvenir, il faut que de sa part il fasse tout ce qu’il peut, et faisant ainsi son début, Sa Majesté divine ne défaudra [157] de seconder son effort par l’infusion de ses grâces. Car disent les Théologiens : facienti quod in se est, Deus non denegat gratiam, Dieu ne manque jamais de sa grâce à celui qui fait ce qui est en lui. Or faire ce qui est en soi, c’est exercer au bien les puissances de son âme, étudiant à la pureté de son cœur, à l’accoisement de ses passions naturelles, (m114) de ses inclinations vicieuses, ce qui est si nécessaire que qui ne le fera, ne faudra point aussi qu’il s’attende jamais de pouvoir avec icelles mettre le pied à la sainte montagne de la vraie oraison mentale : Qui sera celui, dit le Psalmiste, qui sera digne de monter à la montagne du Seigneur ou qui méritera d’avoir accès au lieu sacré de son saint tabernacle ? Celui-là, répond-il, qui mène une vie pure, sainte et immaculée, et lequel n’a pas reçu en vain son être, sa vie, ni les fonctions naturelles de son âme [158], et ne les tient point oiseuses, mais les œuvre au bien et à la vertu, et surtout à la considération des saints Mystères de la foi. Aussi annonce-t-il celui-là bienheureux qui la nuit et le jour médite en la loi du Seigneur, parce qu’il sera comme l’arbre planté (m115) le long du rivage des eaux ; qui apporte son fruit au temps désiré [Ps. I, 2-3], disant donc [ce] que c’est de méditation et comment on la doit faire.
Comme l’accomplissement de tout notre bien consiste en l’Amour divin, ainsi les commencements d’iceluy consistent en la connaissance de Dieu, et n’est pas possible de l’aimer sans le connaître : aussi toute telle connaissance qu’en aurons, tel aussi sera l’amour que lui porterons ; si notre connaissance est naturelle seulement, l’amour en sera de même ; si supernaturelle, aussi le sera notre amour.
Mais d’autant qu’en cette vie mortelle, Dieu ne se peut reconnaître en sa propre essence et nature, (m116) il n’y a autre moyen de le connaître que par ses œuvres ; et voici d’où a pris son origine la méditation, laquelle est un exercice spirituel, au moyen duquel la personne va pensant profondément, fixement et de propos délibéré, sur quelque œuvre sortie de la bonté de Dieu, afin d’illuminer son entendement de la reconnaissance d’icelle et de son Auteur, pour, par ce moyen, exciter son cœur à quelque bonne affection, ou d’amour, ou de louange, ou d’admiration, ou de reconnaissance, ou bien d’acquérir les vertus qui lui sont nécessaires, selon le sujet que l’on prend de sa méditation.
Et la différence qu’il y a entre penser et méditer, est que penser n’est sinon que passer légèrement quelque chose par son esprit sans s’y arrêter ni en retirer aucun fruit ; mais méditer, c’est profondément s’appliquer à (m117) examiner de près quelque chose, la considérant d’un esprit rassis, mûr et arrêté, pour en pouvoir tirer du fruit ; et tant plus que les œuvres de Dieu que méditerons seront excellentes, tant plus sublime connaissance aussi et témoignage nous donneront-elles de leur Auteur.
Et pource [parce que] que toute la reconnaissance des Mystères de l’Incarnation, naissance, vie et Passion de Notre Seigneur est, entre les œuvres admirables de Dieu, les plus merveilleuses, entre les plus agréables, la plus douce et savoureuse, entre les bénéfices divins les plus souverains, entre les œuvres de grâce les plus grands, et entre les saints et sacrés mystères les plus profonds, aussi n’y a-t-il méditation qui mieux nous donne entrée au sacré Sanctuaire de la divine poitrine pour connaître les merveilles de son Amour infini vers nous, que la méditation de ces sacrés (m118) Mystères. Aussi disait Notre Seigneur : Je suis la voie, la vérité et la vie [159] ; Celui qui entrera par moi, jamais ne périra [160] ; et l’Église à la préface de la sainte messe chante qu’il est digne vraiment et salutaire que nous rendions grâces à Dieu infini de ce que, par le Mystère du Verbe incarné, notre esprit est éclairé d’une nouvelle lumière de connaissance divine, tellement que par la connaissance visible qu’avons de son humanité sacrée, nous sommes transportés à l’amour des choses invisibles de sa divinité.
Conformément à quoi, disent tous les dévots personnages que la très sainte vie et Passion de Notre Seigneur est comme un grand livre de la Sapience divine, si ample que le plus pauvre, simple et idiot sans lettres, aussi bien que le plus docte, y peut lire toutes (m119) sortes de matières concernant son salut.
Voulez-vous venir à la connaissance de l’importance et grandeur de l’injure qu’on a faite à Dieu par le péché mortel, qu’est-ce qui vous y conduira mieux que considérant combien il a fallu que notre Seigneur endurât de choses indignes de Sa Majesté, pour abolir et expier telle injure faite à Dieu par nos péchés ? Voulez-vous connaître si la damnation éternelle est chose tant horrible et effroyable comme on nous la prêche, quel Père qui vous le pourra mieux montrer, que de voir que, pour nous en délivrer, notre Seigneur a bien voulu endurer en ce monde choses tant merveilleuses, car comme il disait aux filles de Jérusalem : « Si à moi qui suis le bois vert, c’est-à-dire le Fils de Dieu sans macule [tache], pour (m120) seulement avoir pris sur moi les péchés des hommes, il me faut endurer si grands tourments pour apaiser l’ire de mon Père, que vous me jugez bien digne de compassion et de larmes, au bois sec que sera-t-il fait ? [161] ». C’est-à-dire : quels tourments endureront en enfer ceux qui, chargés de leurs propres péchés, ne seront pas participants du fruit de ma douloureuse passion ?
Si encore voulez connaître la dignité de vos âmes, et combien elle est chère ou précieuse devant Dieu, voyez à quel prix il se l’est achetée ; et de là jugez s’il y a raison de la donner au diable à si bon marché que pour un peu de vanité, de liberté, de contentement et de plaisir qui se retrouve au péché. Ainsi des autres choses qui concernent (m121) notre salut. Que ceux-là apprennent à lire dans ces sacrés Mystères qui s’exercent à la continuelle méditation d’iceux.
Venons donc aux points, descendons en particulier à la manière qu’il faut tenir pour pouvoir retirer de toute la méditation, tous ses bons fruits.
Les livres sont pleins de préceptes et de lois qu’il faut observer pour bien méditer. La Pratique de Bellintani, les Traités d’oraison du Père Arias, et un petit livret qu’il y a de la flagellation de Notre Seigneur [162], sont si clairs et si exacts en ce fait, enseignant le tout si particulièrement que je ne sais ce que l’on y pourrait ajouter. Ce que ne voyant aucunement être négligé ou inconnu aux vrais amateurs de dévotion, seulement j’en toucherai ici quelques points brièvement. (m122)
En premier lieu, supposant que l’on a chez soi particulièrement quelques deux ou trois livres où les mystères de l’Incarnation, Vie et Passion de Notre Seigneur y soient déduits, ou bien d’autres semblables matières propres pour la méditation, faut tenir cet ordre que tous les jours, on choisisse quelque Mystère, allant par ordre, commençant depuis la nativité jusques à la croix et résurrection ; et quelque temps avant se mettre à méditer et faire oraison, qu’on lise sur ce Mystère-là duquel sera venu ce que les livres diront que Notre Seigneur y a fait ou enduré ; sans s’occuper pour lors à lire les autres Mystères, plutôt lire deux ou trois livres sur le même. Ce précepte de préparer ainsi la matière pour méditer est fort nécessaire au commencement, jusques à ce (m123) que l’on sache bien tout par cœur tous les Mystères ; car autrement l’esprit serait vagabond, allant d’une chose à l’autre, sans savoir sur quoi s’arrêter.
Le temps d’oraison venu, il se faut représenter l’histoire de son Mystère au mieux, et au plus doucement qu’il sera possible. Mais surtout au commencement de son oraison, faut prendre garde à ce que je vais dire. C’est que souvent il arrive que l’on trouve grande difficulté à l’introduction de la méditation, et n’y entre-t-on qu’avec grande appréhension du travail qu’il y faudra endurer. C’est pourquoi il est fort nécessaire de s’efforcer d’y entrer toujours plutôt avec grand désir et contentement intérieur d’avoir moyen de converser si familièrement avec Notre Seigneur, comme on fait par oraison, lui découvrant les secrets (m124) désirs de son cœur ; et pource [il] faut industrieusement s’introduire en son oraison par des beaux titres d’honneur et d’amour à Notre Seigneur, noms très débonnaires, très simples : très miséricordieux, très amoureux Seigneur, l’appelant son Dieu, son Soi, son amour, sa vie, et tout son bien ; et se gardant bien d’y entrer avec chagrin, tristesse, ou pesanteur d’esprit, car autrement grande partie de l’oraison se passerait sans fruit.
Puis après, étant ainsi introduit, il faut être sur sa garde, au progrès, de ne laisser égarer son affection ni sa pensée, à autre qu’au Mystère que l’on médite, se souvenant toujours que l’on parle avec le plus grand Seigneur qui soit en tout le monde, digne d’infini respect et révérence, et que l’on traite avec lui d’une affaire (m125) de plus grande importance qui puisse être, à savoir des choses de notre salut et de son Amour divin. Et davantage pour tant mieux arrêter sa pensée, s’imaginer que Notre Seigneur est environné d’une multitude infinie d’anges qui se complaisent grandement en la gloire et révérence que nous portons à leur Seigneur, et se deuillant fort quand nous y procédons lentement, froidement et témérairement, sans respect et révérence, vaguant çà et là en diverses (éd. p. 120) pensées des créatures, quittant leur souverain Seigneur pour prendre plaisir en choses si frivoles.
D’autre part néanmoins, encore est-il besoin que l’attention soit modérée, de peur de se nuire à la tête, comme il arrive souvent à ceux qui veulent à force de bras conquérir la dévotion, et qui pensent que c’est à force d’imaginer les Mystères que l’attention se gagne. Non, ce n’est (m126) pas en l’imagination que l’on doit appliquer la force de son travail, mais c’est à retirer son cœur de l’affection des autres pensées, et l’incliner à prendre plaisir aux choses divines et célestes.
Et à bien entendre ceci, consiste un grand secret de la méditation ; car enfin l’office de l’imagination est de seulement nous représenter avec quiétude, silence et repos, le Mystère que nous nous sommes proposé, sans autre [imagination] ; que si elle est vagabonde, la faute ne vient pas d’elle tant que de l’instabilité du cœur, qui n’y est pas pour lors actuellement affectionné. Car là où est le cœur, là sont incontinent toutes les autres puissances ; mais aussi, si le cœur n’y est pas, on aura beau se rompre la tête à imaginer, tout sera en vain.
Au lieu donc qu’alors vous vous efforcez du plus fort en plus fort, vous imaginez les Mystères, mettez plutôt à (m127) rappeler votre cœur et votre affection à prendre plaisir à ce divin exercice de l’oraison, ou l’amadouant, ou reprenant et arguant du peu d’affection qu’il y a encore en lui aux choses saintes et divines.
Au demeurant, pour pouvoir tirer le fruit prétendu par l’oraison, à s [avoi] r les affections saintes, [il] est surtout fort nécessaire d’avoir grande connaissance de la noblesse, excellence, grandeur et dignité de Notre Seigneur qui endure tant de honte, d’ignominie et cruauté par les mains de gens si vils et de si basse condition. Et semblablement serait aussi requise une pareille grande connaissance de sa propre vileté, petitesse et indignité, en comparaison de Notre Seigneur. En outre, rechercher bien la cause pourquoi Notre Seigneur a fait et enduré le tout, savoir, pour nous en particulier, pour tout le monde, pour nous remettre (m128) en la grâce de Dieu son Père, et pour nous retirer de la damnation éternelle. Enfin avec quel amour il a fait le tout pour nous, combien désirant notre salut, sans y être induit ou poussé d’aucun sien profit ou intérêt, puisqu’il n’avait que faire de nous ni de rien quelconque, lui qui est l’origine fontale [de la source] de tout bien, ains [mais] par sa pure et très libérale bonté, piété et miséricorde, sans contrainte ni obligation.
Et répondant que l’on s’occupe ainsi à bien penser toutes ces circonstances, la grâce divine, venant, quand il plaît à Dieu la nous octroyer, à seconder cestuy [163], notre effort humain, et à bénir ce petit labeur, nous fait trouver goût et saveur aux Mystères que méditons, fait arrêter notre pensée, distillant en notre cœur plusieurs douces affections ou d’amour, ou d’espoir en la divine miséricorde ou de crainte des jugements divins, de haine du péché, de mépris (m129) du monde ou d’autres semblables, selon qu’il plaît à Dieu de communiquer. Et faut toujours s’efforcer de produire, en vertu de la bonne méditation, quelques-unes de ces saintes affections, car c’est tout le fruit de la (éd. p. 122) méditation ; et pour nulle autre fin l’exerce-t-on sinon que pour s’y exciter.
Si vous me demandez à quelles d… [164] il serait meilleur de s’arrêter, et [je] réponds que ceux qui commencent doivent remarquer leurs imperfections et voir de quoi ils ont le plus de besoin et ce qui leur fait le plus de peine en leur vocation : si les contentements, les libertés et vanités du monde leur viennent encore en la mémoire pour les regretter, qu’ils s’excitent par leur méditation à la haine et mépris de ces choses, comme très pernicieuses et dommageables au salut ; et au lieu de cela, qu’ils tâchent de s’affectionner à endurer volontiers quelque chose (m130) contraint, fâcheux aux sens et à la nature, pour l’amour de Notre Seigneur en réciproque et reconnaissance de tant de travaux qu’il a soufferts pour nous. Que si ce leur semble chose dure à passer, et ne savent avoir patience de se voir humiliés, mortifiés et peu estimés, qu’ils s’excitent en leurs méditations à se rendre eux-mêmes confus [165] en la présence de Notre Seigneur, voyant que Lui qui était le Roi des Anges, le Seigneur de tout le monde, s’est néanmoins tant humilié pour eux ; et cependant qu’eux, petits vermisseaux qu’ils sont, veuillent toujours être en quelque estime ; et ainsi de toutes leurs imperfections. Et or [166] ce sera le moyen d’en venir au-dessus.
Que si vous dites que vous faites bien tout ce que je viens de dire, et que vous vous efforcez bien de tout votre effort, mais que pour tout cela (m131) vous ne pouvez pas tirer de votre cœur ces bonnes affections, que désireriez bien, je réponds : premièrement, que l’on ne peut pas être si tôt maître, c’est art de bien prier, qu’il se faut contenter de faire tout son mieux avec profonde humilité, implorant le secours divin, sans lequel nous avons beau nous travailler, toute notre humaine industrie demeure vaine et sans goût ; surtout en cette affaire ici, celui qui se comporte le plus simplement, humblement et révérentement avec Notre Seigneur, sera aussi celui auquel il y aura plus de moyen de se communiquer. Secondement je réponds qu’il faut avoir grand désir de conserver son cœur net de tout péché, tenir ses sens et sa pensée resserrés en soi-même, toujours doucement occupé avec quelques-unes de ces saintes méditations (m132) et ne leur permettre aucune vaine liberté, ni consumer aussi le temps en choses inutiles ou de peu d’importance ; ains [mais] si tôt que l’on se trouve dépêtré d’empêchement, recourir à l’oraison, comme à ce que le plus on a à cœur.
Quant à ceux qui sont plus avancés en cet exercice de méditation, ils s’exciteront sur toutes choses à l’Amour divin, s’efforçant de s’y enflamber ; et ainsi se disposant pour la seconde manière de méditation suivante. Car il faut savoir que cette manière avec toutes ses lois et préceptes prescrits par les livres, quoique bonne et salutaire extrêmement, pour être la porte et l’entrée de tous les biens et richesses spirituelles que nous trouverons au progrès de nos chemins, ce n’est rien encore néanmoins au regard de ce qu’il suit.
Et pource d’autant que cette manière (m133) est aussi fort longue et un chemin fort tardif, emportant souvent beaucoup de temps avec peu de fruit, je veux encore vous traiter d’une profonde manière de méditation plus courte, de plus grande efficace, et même plus facile, plus propre encore pour ceux qui ne pouvant avoir la pensée arrêtée longtemps en une chose ; pour ceux encore qui, simples et guère capables de si profonde méditation, portent de grand désir de complaire à Dieu, prompts à toutes bonnes œuvres, désireux de toutes les vertus, prêts à se mourir à eux-mêmes, généreux à dompter leurs passions, ne cherchent que la manière la plus convenable pour complaire à Dieu, pour s’avancer à la perfection, et pour acquérir l’Amour divin. (m134) [167]
Un des plus grands secrets que j’ai pu remarquer au chemin d’oraison, principalement ici tout au commencement, c’est de savoir si bien conduire son exercice de méditation que, finalement, il puisse heureusement terminer à faire rentrer la personne toute en soi-même, par la répression de tous mauvais désirs, vicieuses inclinations, vicieuses imaginations et mouvements désordonnés ; et non seulement ceci, mais ce qui est le tout et où gît le nœud, c’est de la conduire jusques aux actes de volonté immédiatement (m135) appliqués à Dieu, pour aspirer à son divin Amour. Et toute la difficulté ici consiste à se transporter de ces grossières imaginations aux intelligences plus spirituelles, et, d’icelles intelligemment pouvoir encore passer plus outre à une certaine simple et nue pensée de Dieu, spirituellement prise en son Esprit, telle qu’ont tous ceux qui, vraiment spirituels, sont jouissant de sa divine présence en leur âme.
Je dis que toute la difficulté consiste à pouvoir se disposer, faire cet heureux transport, parce que c’est ici où demeurent mille et mille arrêtés, lesquels arrivent à bien faire de bonnes méditations, et à acquérir encore toutes bonnes vertus morales, qui les rendent vraiment exemplaires au monde, et de grande réputation quelquefois devant les hommes, mais au reste demeurent toute leur vie ignorants de ces autres intérieures occupations (m136) de Dieu, bien sublimes, qui restent encore ;
et tout le service qu’ils font à Dieu en leurs âmes ne s’étend pas plus outre que ces bonnes méditations, lesquelles ils rapportent puis après aux œuvres extérieures de bons exemples et de vertus morales, fondés sur ce que l’amour ne doit [pas] être oisif, et qui n’opère pas grande chose, en telle sorte n’a pas aussi à leur avis beaucoup d’amour, entendant ainsi grossièrement à leur façon ce qui a bien une autre plus spirituelle intelligence, fondés encore sur les exemples des saints, mal entendu toutefois, comme ils connaîtront bien s’ils pouvaient jamais un jour arriver aux opérations spirituelles de l’Esprit de Dieu.
En sorte que c’est ici la pierre de scandale et d’offension [168], à laquelle choppent grand nombre, même des gens vertueux qui au reste sont les plus fidèles aux (m137) actes de mortification et de bon exemple, et pour ce tant plus difficilement persuadés à croire leur manquement ; dont aussi le plus grand mal que pour peine je vois leur arriver [169] est de demeurer à jamais privé de la connaissance et expérience de tant de merveilles, qui se passent entre Dieu et les âmes qui entrent au secret cabinet des trésors divins.
Afin donc de vous mettre hors de semblables erreurs, et vous enseigner comment vous pourrez peu à peu changer votre méditation grossière par image en autre élévation à Dieu plus spirituelle, jusques à parvenir à un total dépêtrement de toutes images, discours et intelligences, je vais vous déduire une seconde façon de méditation comme il s’ensuit.
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La connaissance de Dieu, comme je disais tantôt [170], est le commencement (m138) de tout notre bien spirituel, mais Dieu ne pouvant être connu de nous en ce monde par sa propre essence et nature, force nous est de le mendier de ses œuvres.
Or, entre les œuvres de Dieu maintenant, aucunes se sont faites hors de nous, et autres dans nous-mêmes. Entre celles qui se sont jamais faites hors de nous en ce grand monde, il n’y en a point de plus admirable, de plus profonde, ni de plus efficace pour nous conduire à une grande connaissance de Dieu, que l’œuvre de l’Incarnation, Vie et Passion de Notre Seigneur, comme je disais encore tantôt ; [171]
aussi ont quasi tous les auteurs fondé sur iceux leur doctrine de méditation, donnant là-dessus force règles, lois et préceptes, pour s’y pouvoir bien comporter : chose à la vérité fort utile, fort nécessaire et de grande aide (m139) à tous ceux qui s’introduisent en la vie spirituelle et d’oraison. Car bien que la grâce de Dieu ne se puisse pas réduire en art et que les artifices humains ne nous la puissent donner, si est-ce que [172] tous ces bons avis que l’on donne, sont les instruments d’icelle grâce.
Mais comme [vous] avez entendu que j’ai appelé ce chemin de méditation, telle que communément les décrivent les livres, un chemin long, qui emporte souvent, avec bien peu d’avance [de progrès], beaucoup de temps ; et qu’à cette oraison je vous ai promis cette seconde façon plus courte, plus briefve [173] et de plus grande efficace pour s’avancer, vous serez peut-être étonné quelle elle sera, et où je la pourrai trouver.
Davantage, parce que je disais que cet exercice de méditation, quoique noble, excellent et fort à estimer, n’était quasi rien au regard de ce qui n’est encore [à venir], (m140) cela vous pourrait sembler étrange d’autant que si toute la connaissance que pouvons avoir de Dieu, vient de ses œuvres, et qu’entre icelles le mystère de l’Incarnation est le plus excellent, que reste-t-il donc de plus parfait pour en pouvoir puiser plus parfaite connaissance de Dieu ? [174]
Là-dessus vous devez savoir qu’entre les œuvres que Dieu a faites hors de nous en ce grand monde, il y a encore d’autres qu’il fait dedans nous, et que nous expérimentons nous-mêmes, savoir est l’opération de sa divine grâce en notre âme, nous faisant connaître par propre expérience sa bonté, sa miséricorde, sa libéralité et sa grande dignation en notre endroit.
Et telle connaissance ici de Dieu établie ainsi en nous parce qu’avons ressenti et expérimenté en nous-mêmes, et non pas seulement par ouï-dire, (m141) comme elle est au dernier point d’assurance et de certitude, aussi est-ce le moyen de connaître le plus parfait et accompli, le plus solide, le plus ferme et le plus certain que l’on pourrait avoir, et en cela consiste la finale et extrême connaissance de Dieu par ses œuvres ; et qui ne connaît Dieu en cette sorte n’en a nulle vraie et assurée connaissance, ains seulement par ouï-dire, par le rapport de ceux qui l’ont expérimentée. Si donc voulons avoir vraie connaissance de Dieu, il faut qu’il opère beaucoup en nous, et que soyons bien versés et exercités à le remarquer ; plus opérera-t-il en nous, et plus le connaîtrons-nous, et conséquemment plus l’aimerons — nous.
Ce qu’étant ainsi, faut que [nous] confessions que cette façon-là d’oraison sera la plus parfaite, laquelle disposera mieux la personne à ce que Dieu puisse (m142) opérer beaucoup en elle, et que ce n’est pas assez que nous opérions beaucoup nous-mêmes, y employant toutes nos forces, si nous ne les dressons en sorte qu’elles nous disposent pour l’opération divine.
D’ici procède à la vérité choses dignes d’être bien considérées, c’est que plusieurs, au chemin d’oraison, se voient après dix, quinze et vingt ans, autant avancés et quasi au fait de la connaissance et expérience du vrai Esprit de Dieu et de ses intérieures occultes opérations comme le premier jour qu’ils s’y sont appliqués ; et ce, à raison qu’ils ne font cas sinon d’opérer eux-mêmes beaucoup, et de bien observer toutes les lois, règles et préceptes de la bonne méditation, sans jamais connaître comme, à la vraie oraison, il faut passer outre son opération propre, et être (m143) tout rempli de cette infusion de Dieu ; et ainsi demeurent toujours dans les limites des vertus acquises et morales, ne parvenant jamais aux infuses et supernaturelles, et bien que semblables, souvent ne s’apercevant pas eux-mêmes de leur retardement, parce qu’ils pensent que tous les autres soient ainsi, ou bien que ce ne sont que rares qui sont plus avancés.
Ceux néanmoins qui ont les yeux ouverts à leur avancement et l’esprit éclairé de la lumière intérieure, remarquent bien qu’il y a en cela de la grande faute et que semblables demeurent privés de la connaissance du vrai chemin intérieur, et conséquemment de mille dons et faveurs que Dieu aurait moyen de leur communiquer s’ils apprenaient à se disposer pour les opérations ultimes du chemin d’oraison.
Car bien qu’avec ces bonnes méditations (m144) qu’ils retiennent si long temps, ils s’exercent toujours au bien et à toutes vertus, employant le temps fort louablement, évitant aussi tous péchés petits et grands à leur possible, n’est-ce néanmoins de cela au regard de ce qu’il reste encore en ce chemin de perfection ; car autre chose est faire tout cela, et autre chose profiter et s’avancer à la jouissance du vrai Esprit de Dieu, duquel ils demeurent ignorants.
D’autres y a qui, en leurs méditations, s’exerçent plus à une componction, douleur et contrition, que non pas en un doux exercice d’amour et de confiance en Dieu, viennent enfin à telle pesanteur d’esprit et à tel rabaissement intérieur de tristesse, de scrupule et semblables désordres, qu’au lieu de s’élever en l’esprit à Dieu d’un vol léger (m145) plein d’amoureuse confiance en sa bonté, comme on doit faire par tout tel exercice que l’on puisse prendre, ils s’éloignent toujours de plus en plus de leur avancement, se rendant fort pesants, terrestres et abattus, mélancoliques, enfin d’humeur toute contraire au vrai Esprit de Dieu, qui n’est que justice, paix et joie au Saint-Esprit.
Or sus donc afin d’éviter tous ces inconvénients, voyons quels moyens il y a de sortir peu à peu de ces grossières méditations, et s’y disposer aux choses ultérieures de ce chemin.
Et ce sera [ain] si avant tout traiter de l’élévation à Dieu du tout [175] spirituellement prise en son âme. Je vous parle premièrement d’autre [approche] opérative, milieu entre ladite élévation et la grossière méditation, laquelle retient quelque chose de toutes deux. Car enfin, par la grâce de Dieu, (m146) il se trouve des âmes lesquelles [qui] s’étant appliquées fidèlement à la dévote méditation, récollection et mortification, se sentent prêtes pour donner à Notre Seigneur tout ce qu’elles sauraient être de sa divine volonté, et de fait sont très appareillées à renoncer à elles-mêmes par tout où elles reconnaîtraient chercher leur intérêt propre : la mortification, la confusion, l’humiliation, le mépris, et semblables que l’on leur pourrait faire, ne leur est rien.
Telles âmes donc, que feront-elles de se retenir toujours à cette longue méditation, leur faisant observer toutes ses parties, ses règles et ses lois ? Leur cœur ne s’échauffera pas davantage que ce que déjà ils sentaient. C’est donc dommage de faire perdre ainsi le temps, avec cette froide, lente et longue méditation, et partant il faut que nous leur trouvions ici un moyen pour s’avancer (m147) qui sera cette seconde façon de procéder en la méditation ; et cette façon ici est que la personne se représente bien quelque Mystère sacré comme en l’autre, mais avec cette différence toutefois que l’on ne fait pas de longs discours, ains [176] on fait, ensemble avec l’imagination de ce Mystère, continuellement marcher l’affection, s’entretenant sans cesse à parler de tout son cœur à Notre Seigneur même, au Mystère que l’on médite, mettant tout son soin à non pas agencer ses paroles, mais à beaucoup aimer, à sérieusement désirer son amour.
Pour exemple, vous vous proposez un jour le Mystère de la Nativité, et, de la grande habitude que déjà vous avez [acquise] de le vous représenter, vous l’imaginez facilement en votre présence, comme si vous voyez Notre Seigneur, ore [177] en la crèche, ore entre les bras de la Glorieuse Vierge ; (m148) et au lieu qu’en la première façon de méditer, on y procède froidement, allant examiner toutes les circonstances et particularités du Mystère, consumant beaucoup de temps, ici en cette seconde façon, on ne fait que s’exciter grandement, se fondre du tout en amour et dévotion de voir ainsi fait petit enfançon celui qui est le Roi des Anges, la gloire du Ciel, le souverain Seigneur de tout le monde, étant venu à nous de la sorte pour le grand amour qu’il nous portait, ne demandant rien autre chose sinon que nous l’aimions de toute notre affection et que dressions vers lui tous nos désirs ; et prenant de là une assurée confiance de recourir à lui et lui demander son divin Amour, on ne fait que tâcher avec toute affection de parler et aspirer à lui : « Mon Dieu, mon Jésus, mon Seigneur, qui avez fait tant de (m149) merveilles à mon occasion, qui ne demandez sinon que je vous aime vraiment de tout mon cœur pour toute reconnaissance, faites donc que je vous aime parfaitement, que je vous embrasse au plus intime de mon âme et de toute mon affection. Mon Jésus, ma douceur, ma consolation, ma vie, mon amour, mon désir, mon trésor et tout mon bien. » Quelquefois aussi on fera intérieurement en esprit mille actes d’humilité, de petitesse et d’anéantissement de soi-même devant Notre Seigneur, pour ainsi le fléchir à nous regarder de sa miséricorde et l’incliner à nous exaucer [178].
Un autre jour, vous vous représenterez l’Adoration des rois, et l’adorerez aussi en esprit avec eux, lui offrant votre cœur, votre affection et tout votre amour, ne désirant rien tant que la grâce de l’aimer en vérité, vous retenant en sa présence (m150) avec mille titres d’honneur et de révérence, l’appelant tout votre bien, votre amour, votre Seigneur, votre Soi, etc., et ainsi, pour le dire en un mot, contournant tout tel mystère que vous considérerez, à rien autre plus sinon qu’ayant notre Seigneur présent en ce Mystère-là, vous puissiez continuellement émouvoir votre affection envers lui tellement que votre cœur et votre partie amative soit toujours en action, non pas allant discourir de point en point par le menu sur chaque particularité du Mystère, mais seulement en bref tout respir sentant le tout, et l’affectionnant à Notre Seigneur par ce moyen.
Et voilà la différence qu’il y a de cette façon ici à l’autre précédente communément décrite ès livres, que celle-là va épluchant toutes les (m151) particularités, les circonstances et semblables, mais à celle-ci, ayant tant de fois médité sur ces Mystères, et sachant assez que Notre Seigneur y a fait, laissant derrière toutes ces particulières recherches, s’adresse immédiatement à Notre Seigneur d’un grand désir d’exciter continuellement son cœur à l’aimer, comme si la personne disait : « Mon Seigneur, je sais assez que vous avez fait grandes merveilles pour mon salut, que j’ai mille et mille obligations de vous aimer, de me donner du tout à vous, de vous louer et servir à jamais. Je reconnais, dis-je, assez cette mienne obligation, et quand j’irais occupant mon esprit à examiner les particularités des Mystères merveilleux que vous avez faits pour moi, je ne connaîtrais pas plus que je ne fais à présent ; et suis-je autant désireux maintenant de vous aimer que je serais lors. Non, mon Seigneur, ce n’est pas que je ne sache mon obligation, ou que je ne veuille vous aimer, mais toute la faute (m152) est que mon cœur n’est pas continuellement ardent et tout rempli de votre amour, comme je désirerais bien. Laissant donc à part toute recherche de mon entendement, je ne veux d’ici en avant autre chose que vous offrir ma volonté, vous consacrer mon cœur, vous dédier mon affection, enfin ne respirer qu’en votre amour. »
Et voilà en quoi s’exerce une telle âme durant toute son oraison, sans se laisser aucunement refroidir, ains plutôt s’échauffant toujours de plus en plus, tantôt parlant à Notre Seigneur, tantôt parlant à soi-même pour rappeler son cœur quand il est distrait, se reprenant de son instabilité, de son peu d’affection, etc.
Et ceci non seulement durant le temps particulièrement destiné à l’oraison, mais encore parmi le jour entre les occupations de la vie humaine, car rien ne nous peut empêcher de donner ainsi notre cœur à Dieu, et penser (m153) à lui de toute notre affection. N’avez-vous jamais aimé une créature au monde ? Souvenez-vous combien il vous était agréable de penser à icelle, comme rien ne nous en pouvait empêcher, comme notre cœur y était porté ; et vous confondez [179] grandement en vous-même de ce que Notre Seigneur n’a encore gagné sur vous ce que jadis donniez à une créature.
Ce sera en cette sorte que vous commencerez à faire que tout le jour entier, voire toute votre vie, vous sera une continuelle oraison, persévérant à sç. [savoir] ainsi en continuel mouvement d’amour et de désirs intérieurs vers Notre Seigneur à toute heure et à tout moment, en tout temps et en tout lieu.
Et bien que peut-être cela vous semble un peu difficile au commencement, ce néanmoins pourvu que l’on sache s’aider d’un peu d’artifice pour y incliner son cœur, sans se violenter par trop, on s’y (m154) accoutumera facilement avec l’aide et concours de la grâce.
Et notez que, soit tempres [180] ou tard, si jamais vous désirez parvenir au vrai esprit d’oraison, à la jouissance de la présence divine, au vrai amour de Dieu, il faut nécessairement que vous acquériez cette continuelle douce attention de cœur à Dieu en l’intérieur de votre âme, en tout temps et en tout lieu, autant que permettra l’état ou l’office de votre vocation.
Pour ce qu’oraison mentale est un chemin et un retour de notre cœur à Dieu, et le pied qui nous y achemine est notre affection, lors donc que l’affection et le désir n’opèrent point, nous n’allons pas en avant en ce chemin.
Voilà pourquoi je vous ai ici déduit cette seconde façon de méditation comme chemin plus court, plus facile et plus efficace, d’autant qu’en icelle l’affection est toujours émue [mû, en mouvement], et (m155) par ainsi cheminant toujours.
Notez encore qu’en cette façon ici de méditation, l’on peut bien aussi converser avec Notre Seigneur non seulement en ces Mystères sacrés de son humanité, mais aussi en quelque sublime connaissance de ses perfections divines, comme de sa grandeur, immensité, infinité, éternité et semblables ; sobrement toutefois, et autant qu’il est nécessaire pour s’aider à faire produire ces actes de volonté, et autant qu’ils profiteront pour causer en son âme une appréhension de la grandeur et du respect dû à Sa divine Majesté. [181].
Si vous avez pris garde par le précédent discours, que j’ai appelé seconde façon de méditer, je n’ai eu autre dessein que donner peu à peu le jour, disposer [182] à passer de la méditation grossière à la présence de Dieu en votre esprit, là où vous en jouirez non plus par image, mais par réel ressentiment de son opération divine.
Et à cet effet j’ai pris un moyen de vous conduire premièrement aux actes de volonté [183] : continuez le plus qu’il vous sera possible, adressez encore toutefois à Notre Seigneur pris corporellement dans quelqu’un des (m157) sacrés Mystères.
Faites donc maintenant de venir au point que d’arriver à ce dernier, à sç. [savoir] de la présence de Dieu tout-puissant du tout [184] spirituellement en son Esprit, adressant de là en avant tous ses actes de volonté, de désirs et d’amour à Dieu, ainsi spirituellement en son âme se dépêtrant aucunement [185] des images de son humanité sacrée : et voici où gît le nœud et la difficulté.
Car c’est ici le point tant débattu, de savoir s’il est licite de faire ceci de soi-même et quitter ainsi la méditation des Mystères sacrés pour s’appliquer du tout à la recherche de Dieu spirituellement en son Esprit, n’est [sans] que l’on y soit intérieurement invité par l’abondance de la grâce et d’opération divine : la plupart tenant que non et que c’est même pure tromperie que de dire le contraire. Et de là puis après vient que mille et mille personnes (m158) demeurent ici arrêtées, sans jamais passer plus outre, ou certes seulement après un long temps extrêmement, pour n’oser aucunement s’ingérer eux-mêmes aux choses ultérieures.
Sachez donc que, touchant donc ce que trouverez ainsi quelques livres, qui vous diront qu’il faut attendre que Notre Seigneur nous tire par sa grâce à ces choses qui tiennent ainsi du plus relevé que la considération des Mystères de l’humanité de Notre Seigneur, et nullement s’ingérer de soi-même [186] : il les faut entendre avec discrétion, que toute présomption en soit tellement exclue et bannie, que pourtant la coopération que nous devons apporter aux grâces divines, n’en soit point forclose [187]. Il est tout certain que cet esprit, cet amour, ou cette présence divine que vous désirez, et pour laquelle vous aspirez et le jour et la nuit, ne sera pas en votre possibilité naturelle de l’acquérir par aucun effort ou industrie que (m159) pourriez oncques [188] y apporter, ains dépend du tout de la bonté divine de la nous donner, par une infusion de sa grâce [189]. Et c’est ce que veulent dire ceux qui en parlent le plus pertinemment, le tout en l’attente de la divine attraction.
Mais au reste, de dire que ne pourrions-nous y disposer par notre propre diligence, fidélité et coopération, cela ne se peut aucunement soutenir. Car et la méditation et la mortification avec toutes les vertus morales et tout ce que nous enseignent les livres, que sont-ce autre chose que dispositions plus éloignées qui nous rendent capables des grâces divines ? Pourquoi donc de même, approchant toujours de plus près en plus près, ne sera-t-il permis, licite, voire nécessaire, d’en prendre tels qui immédiatement nous y puissent disposer ?
C’est une maxime des plus générales (m160) de la philosophie que toute forme requiert la disposition et la matière pour y être introduite. Ainsi est-ce chose assurée que Dieu fait part à chacun de nous de sa grâce, de son Esprit et de son Amour divin, selon que l’on s’y prépare et exerce ; et est l’ordinaire que Dieu opère avec nous conformément aux exercices que prenons, soit pour les exercices de la vie active, soit pour l’exercice intérieur d’amour ; et partant si on doit arriver à cet Amour divin, il faut qu’on apprenne à s’écouler en Dieu avec les actes de nos trois puissances supérieures de foi, d’espérance et d’amour.
C’est pourquoi [190] il faut que cheminant toujours en avant, nous traitions maintenant plus outre d’une disposition encore plus immédiate [191] que les précédentes pour arriver à la jouissance de la présence de Dieu et de l’opération de son divin Amour, à savoir de l’exercice de l’aspiration,
qui est (m161) un exercice spirituel, par lequel l’âme, se retirant tout en son cœur, s’efforce de s’élever plus outre à Dieu, par dessus soi-même, non plus par aucunes imaginations, mais selon que réellement, essentiellement et par soi-même il est présent à chacun de nous, désireux de se communiquer à nous au sommet de notre esprit par l’infusion de ses grâces ; le considérant, dis-je, ainsi, et s’y inclinant le cœur comme à un bien souverainement aimable et de tous points désirable, s’arrêtant à cette façon le plus qu’il est possible, s’excitant sans cesse au désir de l’Amour divin, prenant toujours quelque occasion en son cœur pour parler à Dieu, le retenir ainsi présent, traiter et converser avec Sa divine Majesté.
Car comme c’est ici à quoi aspirent toutes les âmes désireuses de leurs avancements au chemin de la perfection, que de parvenir à une perpétuelle occupation (m162) de leur esprit avec Dieu, à une continuelle tendance de leurs désirs, intentions et pensées vers celui auquel elles ont constitué tout leur bien, leurs trésors et richesses, ainsi l’âme devra s’efforcer d’avoir en sa mémoire certaine quantité de petits dévots élancements et aspirations, au moyen de quoi elle exercera un retour amiable, une conversion actuelle, amoureuse et filiale en Dieu, son bienheureux Principe, son origine tant désirable, s’abandonnant du tout à sa divine disposition, oublieuse de soi-même et de tout ce qui est au monde, ne descendant plus aux méditations imaginaires [192], sinon autant qu’elle y sera contrainte à faute de ne pouvoir mieux.
Car bien que ces bonnes méditations lui ont servi extrêmement au commencement pour l’aider à rentrer en soi-même, pour perdre toutes les mauvaises images et souvenances (m163) des choses du monde, pour vaincre et surmonter toutes ses passions, et semblables fruits innombrables qu’elle en a retirés de nos sacrées méditations par images, pour maintenant néanmoins qu’il est question de passer plus outre et se disposer pour les choses ultérieures, autres règles et lois lui sont nécessaires.
Il arrive souvent en la vie intérieure que ce qui a donné au commencement la vie, causerait la mort puis après, c’est-à-dire grand retardement, si on voulait toujours y demeurer attaché.
Au commencement, on se sert de toutes choses pour sujet de sa méditation afin de pouvoir émouvoir son cœur à Dieu, même la considération des créatures et des divins Mystères extérieurs y aidait grandement, d’autant que le plus que l’on avait lors était de ressentir son cœur ému à Dieu, à désirer les choses divines, sans que l’on eût encore aucune vue intérieure (m164) selon laquelle on cheminât au-dedans.
Mais après qu’au moyen des exercices d’amour et d’aspiration pris pour s’avancer particulièrement en ce chemin d’oraison, non seulement on a incliné son cœur vraiment à Dieu, mais encore on a commencé à le ressentir présent en son âme par une connaissance expérimentale en l’unité de son esprit où on se sent continuellement attiré, c’est lors que toutes considérations, méditations ou images, même des sacrés Mystères, n’y aident quasi rien, d’autant que tout cela ne peut causer qu’une connaissance ou intelligence acquise naturelle de Dieu, laquelle on ne cherche plus depuis le chemin d’aspiration, ains seulement de l’aimer de tout son cœur.
De sorte que si ce n’est un temps de sécheresse intérieure, quand on ne peut mieux, ou bien si ce n’est que de soi-même il nous vienne en l’esprit de nous élever à Dieu par quelque créature (m165) ou par quelque imagination, il n’est guère conseillable en cet état-ci de s’y arrêter de soi-même. La raison est que notre avancement consiste à devenir tout intérieur, dépendant seulement de l’intérieure opération du divin Amour. Et quant à la connaissance de Dieu, ou autre action d’entendement, qu’elle vienne tout de Dieu, s’il est possible par infusion de lumière surnaturelle, comme elle fera si l’on continue à incliner diligemment son amour à Dieu.
Non pas que l’on doive être intérieurement oisif, attendant que Dieu fasse tout, mais c’est s’approchant de Dieu par amour, et le venant à connaître par expérience propre en son âme, au lieu de la vivacité d’entendement que l’on appliquait à diverses bonnes considérations, on les restreint maintenant à certaines intérieures espèces obscures, non pas imaginées, mais restées de l’expérience que l’on a eue du ressentiment [expérience] de l’opération divine.
Alors, (m166) ne cheminant plus que de la partie amative, on s’efforce de captiver son entendement quant aux discours, pensées ou intelligences de quoi que ce soit, et certaines intérieures espèces, énigmes ou idées, avec l’aide desquelles la volonté ou partie amative s’aide à se dépêtrer de la terre et de tout ce qui est d’inférieur, pour joyeusement, amoureusement et d’un vol léger s’élever à Dieu :
qu’elle [volonté ou partie amative] recherche de l’œil de la foi ainsi par énigmes, idées ou espèces internes, dans l’obscurité de l’esprit, sous les conceptions de son bien, son désir, son amour, sa vie, son Seigneur, et semblables titres ou épithètes d’amour qui le lui représentent comme un bien souverainement désirable, tellement qu’elle se plonge toute en l’art d’amour et de désir, comme s’il n’y avait en tout le monde autre chose que cela.
Et puis il y a encore une raison, pourquoi ces images (quoique saintes et divines) (m167) n’aident guère à l’âme d’ici en avant, c’est que la connaissance expérimentale qu’elle reçoit de l’amour, bonté, dignation [193] de Dieu en son endroit, lui donne un objet si aimable, si désirable, si solide et si efficace en son esprit qu’elle est enseignée à exercer les actes d’un amour le plus purifié qui lui est possible, inclinant son cœur à le désirer, chérir et à le servir de tout son désir, comme bien souverainement aimable, si digne de toute gloire, honneur et louanges ;
que combien même elle n’aurait jamais rien reçu de lui, ni grâce, ni gloire, ni paradis ni enfer, [ain] si voudrait-elle le servir, l’aimer et le désirer de tout son cœur, pour ce seulement qu’il est digne, ou bien pour toute raison parce qu’elle le veut ainsi, et que cela lui semble bon sans autre pourquoi ! [194]
Et partant, remarquez bien cette raison, car c’est ici que vient aider à entendre pourquoi plusieurs (m168) arrivés qu’ils sont à ces degrés ici d’oraison, s’aliènent [195] et se dépêtrent entièrement de toutes considérations, imaginations et discours, quoique d’ailleurs saintes, divines et salutaires : c’est d’autant que cet Objet divin spirituel en l’âme est si puissant et si efficace qu’il donne à leur esprit suffisant sujet pour s’occuper et s’incliner à le désirer, sans qu’ils aient besoin d’aller mendier des raisons autre part pour se le rendre aimable.
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Venant donc au point, déclarons simplement comme il en est et comme il se passe par le précédent exercice de méditation affectueuse, auquel la personne s’est affectionnée extrêmement à Notre Seigneur, au désir de son service et à l’accomplissement de ses désirs en son âme : non seulement elle le désirait comme homme, mais beaucoup plus comme Dieu souverain Seigneur, Majesté infinie, et autres semblables (m169) intelligences de ses perfections divines, qu’elle a quelquefois considérées pour causer en son âme l’honneur, le respect et la révérence dus à sa grandeur infinie.
Mais ici l’âme, pour ne point trop s’égarer avec ses spirituelles conceptions, faut qu’elle se représente Dieu comme présent à soi-même au sommet de son esprit, ainsi que l’avons écrit au sommaire du chemin de l’oraison, premier chapitre de cette seconde partie, et le considérant ainsi présent à soi-même, se ressouvenir comme notre fin est de jouir de la divine et bienheureuse présence, communication et familiarité en cette façon ;
et pource lisez [196] en cet endroit ce que j’ai dit au commencement de la première partie du but et de la fin que nous prétendons, car c’est ici proprement son lieu, et le temps auquel ce qui est là dit, vous servira, afin qu’ayant bien (m170) connu et ruminé cette vérité, vous n’ayez rien plus à cœur qui a pénétré au-dedans de vous-même jusqu’à trouver le lieu sacré de la demeure de Notre Seigneur en votre esprit.
Ce que vous obtiendrez par rien de plus facilement et efficacement que par cet exercice d’aspiration auquel l’âme, par ardents désirs réitérés mille fois et continués le plus qu’il lui est possible, elle s’efforce d’outrepasser en son esprit tous les milieux qui l’empêchent de retrouver Dieu et parvenir à lui au sommet de l’esprit d’iceluy ; car tandis que, par cet exercice d’aspiration, l’on s’occupe ainsi à la recherche intérieure de la présence de Dieu par la vue spirituelle de son Esprit conjoint aux actes d’affection et de désir, on se dispose immédiatement à ce que Dieu puisse commencer l’œuvre de son divin Amour que tant nous désirons.
Or ceci se passe en cette sorte : (m171) la personne s’efforce d’éveiller toujours son désir, produisant mille actes d’amour vers Notre Seigneur, lui donnant mille épithètes d’amour et d’honneur, de révérence, pour le fléchir à lui donner ce que tant elle désire ; elle prie, elle s’humilie, et cependant tantôt elle est bien, tantôt elle est mal ; et néanmoins parmi tout elle poursuit, elle patiente, elle attend, elle espère ; et en fin pendant toutes ces choses elle ressent quelquefois comme, outre son effort en son industrie propre, Notre Seigneur lui communiquer l’aide de sa divine opération, lui facilitant ses actes, lui renforçant le courage. Et en cette sorte poursuivant son chemin, ayant toujours l’œil de son désir vers le haut de l’esprit, elle s’aliène de la terre, elle monte à la montagne du Seigneur, et finalement arrive aux opérations de l’Esprit, là où, sans images d’aucuns Mystères, (m172) l’âme est introduite tout dans soi-même plus intimement que ni tous les sens extérieurs ou intérieurs, ni que son effort ou pouvoir naturel pourrait porter.
Et là, avec grande paix, quiétude et silence, la vue de son désir fort éclairée, elle se met en la présence de cette souveraine Majesté, qui habite au sommet de son esprit, où est empreinte l’image de sa divinité, et là où il demeure par grâce comme dans son petit palais, trône et cabinet terrestre, non pas forgeant des hautes conceptions de ses divines perfections, de son éternité, de son infinité, et semblables, beaucoup moins encore s’imaginant Dieu comme au ciel empyrée par-dessus tous les cieux, là entre les bienheureux esprits en un trône de majesté infinie.
Non, rien de tout cela, mais simplement le plus qu’il est possible l’appréhendant en son (m173) esprit comme idée d’un Être infini au-dessus de soi, surpassant toute sa capacité, élevant à lui son cœur comme au seul objet de son désir et tout le sujet de son amour, ne forgeant autre conception de lui que de son bien, son désir, son amour, sa vie, son tout, et semblables épithètes d’amour, qui les lui représentent comme un bien souverainement désirable, se tenant ainsi au-dessous de sa grandeur, prosterné avec grande humilité, avec plus de soucis de lui requérir miséricorde et d’impétrer [197] son amour que non pas de curieusement rechercher les mystères de ses merveilles pour les comprendre, se tenant avec la Cananée [enne] comme petit chien devant son maître, qui désire recueillir les petites miettes de sa grâce. Et ce avec tant de désirs, et de sentiment et d’affection attentive qu’elle n’a ni cœur ni pensée pour (m174) l’occuper à autre chose qu’à ce qu’elle recherche.
Et si elle demeure ainsi en soi-même attentive à désirer et ressentir l’opération du divin Amour en elle, rapportant sans cesse toutes ses pensées à rechercher en son esprit la présence et la face de celui qui est tout son bien, Notre Seigneur, par ses dignations infinies, trouvant cette âme ainsi vide, libre et disposée de tout autre chose si qu’elle ne désire et n’attend autre que lui seul, auquel elle a mis tout son cœur, tout son trésor et toute son attente, ne peut manquer à lui infondre toutes sortes de grâces avec l’opération de son Amour divin.
Et bien qu’au commencement en cet état l’âme ne sache demeurer sur ce mont sacré de son esprit ni y jouir de ses faveurs que pour peu de temps, la mémoire néanmoins de ce qu’elle aura une fois vraiment ressentie, (m175) la fera toujours à y retourner derechef, et ainsi sans cesse, jusqu’à ce qu’ayant souvent monté et rabaissé, Dieu finalement incline de la faire demeurer long temps ès dites opérations de l’Esprit ; comme elle sera en l’état suivant, là où oraison lui est repos, toute son attente échangée en réjouissance et tout travail en contentement, de sorte qu’il lui sera autant facile de demeurer les heures entières en l’oraison, que non pas s’appliquer à quoi que ce soit.
Et persévérant toujours à l’introvertir de la sorte et à suivre l’opération divine, c’est chose incroyable des occultes opérations de Dieu, qu’elle y trouvera des chemins inconnus, qu’il lui montrera des connaissances infuses qu’il lui donnera, des inusitées affections qui lui seront communiquées, et des désirs ardents dont sa volonté sera enflambée !
(m176) Non pas que ces âmes doivent aucunement rechercher ces grâces si sublimes ni toutes ces connaissances ; car entièrement elle ne doit s’appliquer qu’à aimer Dieu de toutes ses forces, avec tant d’humilité qu’elle met plus son souci à s’abîmer bien profondément en son rien, et non pas à rechercher ces faveurs si signalées, ou à vouloir profonder [198] les secrets de ces divines merveilles, avec tant de désir encore du divin Amour que toute autre chose qui n’est pas en cet amour lui échappe, quand il est de sa part.
Mais ce sera Dieu qui, par l’infusion de ses grâces, illuminera son âme de toute sorte de divines connaissances qui lui sont nécessaires. Et de ces lumières infuses, il la fera passer au repos de l’amour et de la fruition de la présence de l’Esprit divin, selon que porte cet état ici, là où, demeurant ferme par une adhésion (m177) tranquille, et reposée pour avoir trouvé la région de l’Esprit divin, lieu où habitent les désirs de son cœur, [elle] attend là sa divine opération, comme elle y est assez fréquente. Et si grandes seront les divines faveurs qui là lui seront communiquées, que de leur abondance les puissances mêmes inférieures, la nature, les passions, tout ennuyées de ce vin délicieux, restent toutes assoupies, perdant tellement leur vigueur qu’elles en demeurent entièrement sujettes à l’Esprit.
Isaïe, ce grand prophète extrêmement bien éclairé de l’esprit de prophétie, et pource merveilleusement clairvoyant au fait des mystères divins, jetant la vue de son esprit aussi long qu’il lui était possible vers le futur, et découvrant ces immenses délices, richesses et abondances de tous biens spirituels, dont on jouirait au temps de la loi de grâce, quoique (m178) seulement futures en effet et réalité aux siècles très reculés après lui, tout de même néanmoins comme présent déjà à son esprit, ainsi nous l’a-t-il prédit avec toute assurance au deuxième chapitre écrit [199] : in novissimis diebus praeparatus mons domus Domini in vertice montium, et elevabitur super colles, et fluent ad eum omnes gentes. Et ibunt populi multi et dicent. Ces derniers jours, dit-il, c’est-à-dire en la loi évangélique, il y aura une montagne, et ce sera la maison du Seigneur, à laquelle abordera grand nombre de peuples pour y faire leur demeure, lesquels là dedans entrés se diront les uns aux autres : Venite et ascendamus ad montem Domini et ad domum Dei Jacob, et docebit nos vias suas, et ambulabimus in semitis ejus : venez, montons à la montagne du Seigneur et à la maison du Dieu de Jacob, car il nous enseignera ses voies, et nous nous égayerons (m179) par les entiers de son divin vouloir.
Qu’est-ce à dire, qu’il y aura une montagne, à laquelle ces peuples étant arrivés s’animeront encore les uns les autres à monter plus outre une autre encore ultérieure montagne pour là recevoir la doctrine de salut, les voies et les sentiers du Seigneur, sinon comme si tout à clair et à plein, il nous disait : il aura en la loi de grâce l’état éminent et relevé de la vie religieuse, auquel état abordera de toute part grand nombre de peuples de l’un et de l’autre sexe, lesquels introduits à cette bienheureuse vie s’élèveront plus outre à la montagne de sainte oraison et contemplation ; voire d’un mutuel merveilleux accord, d’une fraternelle union, s’exciteront mutuellement disant : Venite, venez, montons à la montagne du Seigneur et à la maison du Dieu de Jacob, etc…
Puis donc, ô âmes religieuses, (m180) que sommes unanimement faits les domestiques de cette maison du Seigneur, de la vie religieuse, c’est à cette heure que je veux accomplir cette prophétie sacrée, vous invitant de tout mon cœur et possible, à monter jusqu’au sommet de cette si agréable montagne de la vraie oraison mentale, vous disant avec le prophète : Venite, ascendamus ad montem ejus, etc. Élevons nos cœurs, nos désirs et nos pensées vers le sommet de notre esprit pour y rechercher la face et la présence du Dieu de Jacob, de celui lequel ayant empreint et engravé l’image sacro-sainte de la divinité au plus intime de notre esprit, il fait sa demeure, comme dans un petit palais terrestre.
Venez donc, montons sur cette bienheureuse montagne de notre esprit ; et là où que maintenant nous sommes remplis d’ignorances, et que les frontières (m181) de ses divins commandements nous semblent durs, amers et fâcheux, là au sommet de cette montagne, il nous enseignera ses voies ; il nous éclairera de sa divine lumière, et joyeux et contents nous fera cheminer par les sentiers de ses divins vouloirs.
Nous allons maintenant mendiant des créatures la reconnaissance de son Nom et des choses concernant notre salut, ne sachant souvent quelle partie prendre pour la meilleure. Mais si jamais nous pouvons arriver jusqu’au sommet de cette montagne, nous n’aurons là besoin de rien, la divine lumière nous dirigeant en toutes choses.
Le prophète Baruch au chapitre 4 en parle encore plus avantageusement [200] : Animaequiores estote filii, sicut fuit sensus vester, et erraretis a Deo vero, etc. Comme s’il disait : courage, vous autres qui commençant à prendre de plus près garde à vous-mêmes, commencez aussi à ressentir (m182) la corruption et le dégât qu’a fait en vous le péché, vous trouvant extrêmement portés aux inclinations mauvaises, aux alléchements [201] de péché et aux désirs de la nature corrompue.
Ne pensez pas que le remède en soit du tout exclu, ains assurez-vous que par la bonté de Dieu il arrivera que, portés de son Esprit divin, vous représenterez les choses célestes dix fois davantage, et avec plus de diligence, que vous ne fîtes jamais les vanités du monde. Venite, donc, ascendamus ad montem Dei. Afin de mieux rencontrer, ce me semble, que d’appeler la vie d’oraison une montagne ; car tout ainsi que comme en telle masse terrestre il y a des profondes vallées, des plates campagnes et aussi des monts hauts et élevés, aussi en notre âme il y a l’esprit, la raison et la nature inférieure.
Selon l’Esprit, nous sommes enfants de Dieu, compagnons des anges, héritiers du Ciel ; selon la raison nous sommes (m183) hommes, et selon la nature inférieure nous sommes compagnons des bêtes. Lors donc que venons à suivre les inclinations de notre nature corrompue, nous satisfaisons à tous nos désirs, nous suivons l’impulsion de nos passions, c’est alors que nous sommes en la profonde vallée de misères. Mais lorsque, faisant violence à nous-mêmes, nous surmontons toutes ces corruptions pour suivre la vertu et la raison, alors nous vivons en plates campagnes de la vie studieuse et morale ; mais quand, cheminant toujours en avant, nous élevons continuellement notre cœur à Dieu en l’Esprit, par ardents désirs de jouir de sa divine bonté, c’est lors que vraiment, au pied de la lettre, nous montons une haute et éminente montagne de notre esprit, à savoir au sommet de laquelle nous trouvons la présence et la façon de celui que tant nous désirons. (m184)
C’est le prophète royal David qui nous l’assure, et tout ensemble nous enseigne l’étoffe des degrés de cette montagne : Beatus cujus est auxilium ab te ; ascensiones in corde suo disposuit ; ibunt de virtute in virtutem ; videbitur Deus deorum in Sion [202]. Bienheureux, dit-il, est celui qui a reçu la grâce divine, il disposera de la montée à Dieu en son cœur ; il ira de vertu en vertu, jusqu’à ce qu’il parvienne à la vision désireuse du Dieu des dieux en Sion. Quel plus grand [bon] heur y a-t-il ? C’est ce qu’en Isaïe Notre Seigneur promet à ses fidèles serviteurs : Je les amènerai en ma montagne sainte, et les réjouirai en la maison de mon oraison.
Ne pensez pas que cette montagne soit stérile et déserte, couverte d’épines et de buissons seulement ; car si bien l’accès en est un peu malaisé, quand vous serez maintenant arrivés à la cime (m185) et au sommet, Mons Dei, mons pinguis [203], vous la trouverez une montagne très fertile et abondante en toutes délices et douceurs spirituelles. Et qu’est-ce qu’il y pourrait manquer, puisque Dieu y est, le trésor infini de tous biens ? Mons in quo placitum est Deo habitare in eo [204] : il ne faut que le soleil tout seul pour nous faire ici-bas le jour, là où toutes les étoiles ensemble avec la lune à peine peuvent-elles chasser une petite partie des ténèbres de la nuit ; ainsi il ne faut que Dieu seul pour nous combler de toutes sortes de richesses et contentements spirituels, là où que toutes les créatures ensemble ne nous peuvent apporter un seul bien de parfait contentement. Et quid ergo suspiramini montes coagulatos ! [205].
Pourquoi donc fait-on difficulté de monter cette montagne savoureuse ? Il n’y a moyen plus expédient ; ni de ruse plus assurée pour (m186) vaincre toutes les tentations du diable, du monde et de la chair, toutes ses imperfections et toutes passions naturelles, que de rendre peine d’avoir toujours plus (dit quelqu’un) l’expérience intérieure d’amour, que toute autre œuvre extérieure de vertus.
Non toutefois que l’on ne doive [pas] ainsi fidèlement exercer la vertu et la mortification de soi-même, aux rencontres et occurrences qui s’offriront, car il le faut faire ; mais que par-dessus tout on ait toujours son désir porté à Dieu comme exercice immédiat, qui nous conduit à la perfection, sans lequel toutes autres bonnes œuvres demeurent par terre.
Voilà que je vous ai conduit jusques sur la montagne du Seigneur, jusques à la région et demeure du Dieu de Jacob, et je vous ai commencé à découvrir ce beau pays avec les richesses dont il est foisonnant et rempli.
Je vous ai néanmoins pour la plupart laissés en votre opération propre, seulement renforcés et encouragés par le trait [206] divin, qui a commencé à vous toucher le cœur et lui donner les essais de l’Amour divin, qui est la première touche notable que l’on ressent venant de cette région ; mais pour l’Esprit divin, il n’est encore seulement découvert, un peu ressenti, et non pas encore possédé.
Il reste donc que poursuivant toujours, nous expliquions (m188) [207] plus au long le sommet de cette montagne [208], la présence de l’Esprit divin et la jouissance de la sainte opération, déclarant les passages de cet état, comme Dieu se manifeste, se communique et se donne à connaître par vraie expérience ; comme l’amour est ici merveilleux, en sa pleine vigueur et au [en] fort savoureuse manière [209].
Au précédent état, l’âme a bien été conduite jusqu’aux faubourgs de cette région de l’Esprit divin ; mais comme ce n’a été que par le moyen de son opération propre, aussi n’a-t-elle pu parvenir que jusqu’à la porte des communications divines qui s’y ressentent.
Mais ici, que je suppose que tant [par] la reconnaissance que [par le moyen de] l’amour infus par la présence de l’esprit divin qui s’est manifesté, qui pourra jamais faire entendre aux paroles grossières les délices, les contentements et les richesses que ce divin Esprit apporte en cet état ? C’est bien ici la vraie terre de promission [210], que cette région si (m189) déiforme, toute regorgeante de lait et de miel ; c’est bien encore ici le vrai pays de l’âme, auquel lui est sa liberté au bien en toute plénitude : pays, dis-je, si grand, si large et si spacieux que ce n’est ri [en] des limites de la nature, ni de la basse amplitude et étendue de cette région.
Or si ce pays est si beau, cette région si divine, quels en seront, pensez-vous, les délices, les états et les nourritures célestes dont les habitants sont récréés et repus ?
Pour entendre donc pertinemment que c’est de cet état de la présence de D [ieu] [211], cela se fait, se ressent et se passe au-dedans :
il est que l’âme, par l’exerc [ice] d’aspiration et d’amour, secondé par le concours divin à tant travailler, à se mortifier, tant rendue déprimée à rent [rer] toujours en soi-même, [a] si bien su s’accommoder aux rencontres divines, tant s’aliéner [se rendre étrangère] de toute multiplicité, tant se réduire à ne vouloir désirer ni rechercher que Dieu son amour, son trésor et son Jo [ur] [212].
La voilà (m190) parvenue à l’unité de l’Esprit, au ressentiment actuel [à l’expérience réelle] de l’opération du divin Amour, les premiers effets notables duquel, seront de causer des incitations et des grands ressentiments d’Amour au… admirables et si excessifs que tout l’effort de l’âme en cet endroit devra être à prudemment les accoiser [calmer], modérer, et même les négliger, s’y rendant doucement insensible, afin de passer outre purement dans l’Esprit à celui-là même de qui… ces choses, sans s’arrêter à ces dons divins ni aux effets qu’ils causent aux puissances inférieures.
C’est ici que le cœur ou la volonté de la créature commence à devenir le tabernacle, le temple et le domicile de Dieu, dans lequel il versera d’ici en avant tant de grâces et tant de sincères ressentiments de son divin Amour qu’il semblera à notre créature qu’elle portera avec soi le Paradis, et entre ces autres merveilles rien de plus grand ressentiment ici que les admirations divines dont cette âme est si fortement remplie. (m191)
Car comme elle ne fait en cet état ici que commencer à expérimenter ces merveilles, et lumières, et reconnaissances, et opérations nouvelles, qu’elle reçoit, la nouveauté lui en apporte si grande admiration qu’elle en reste le plus du temps toute suspendue et toute occupée au-dedans de soi avec tant d’amour que jamais elle ne voudrait départir de si agréables occupations.
Suit après l’état de si merveilleuse pa [ix] [213], tranquillité et de repos intérieur, que ri [en] de plus admirable qu’un tel accoisement [[apaisement] de toute chose en cette âme, tout le reste des autres puissances demeurant assoupi[es], outrepassées et comme insensibles, et s’appliquant en cette région toujours ainsi immédiatement à Dieu, et s’efforçant singulièrement de se solider en l’unité de l’Esprit.
Au lieu qu’en l’état précédent, elle n’était que quelquefois introduite dans cette région divine, et pour peu de temps en la vraie présence de son Dieu, retournant encore puis après à opérer selon les puissances inférieures, ici, elle est (m192) entièrement introduite, et parvient jusqu’au sommet de cette région déiforme, s’y [é] levant que plus rien d’en bas ne peut nuire. Et partant, ne jouissant que de joies, de [r] epos et assurances, sans guère de crainte des égarements, ni importunités des désirs désordonnés, ni d’aucuns autres semblables en avance de la nature au-dedans de son esprit, [elle] est en une certaine forme intérieure toute autre que jamais elle ait trouvée, en laquelle Dieu lui est continuellement présent comme but et objet, terminant tous ses désirs et tous ses mouvements de volonté et d’affection, entendant ici à pur et à plein ce que disait Notre Seigneur : Beati mundo corde, quoniam ipsi deum videbunt [214].
Et c’est cette forme ici d’être, que j’ai appelé proprement l’état de la présence de Dieu, région de l’Esprit divin, ou bien région déiforme : c’est tout un comme on l’appelle, pourvu que l’on exprime cet état intérieur auquel Dieu est ressenti si prochain (m193) que l’on peut parler à lui en grande personne, avec extrême ressentiment et correspondance d’amour.
Et notez qu’il y a en cette région déiforme, un trait [215] qui se passe, touchant en secret le cœur ou plutôt le ventre de la créature, le constituant en un moment tout autre, en action, en mouvement, désirs, en amour, en lumière, en connaissance, et en expérience de la bonté, dignation, grandeur, et immensité de D [ieu], si doucement toutefois, si intimement et si pacifiquement qu’à merveille, si efficacement néanmoins, que rien de plus réel et plus sincère, et de plus grand effet pour incliner l’âme à aimer, et de fait ainsi tournée de ce divin trait ne peut qu’elle n’aime du plus intime de son cœur.
Et quoique pendant icelui, ce cœur même ne sait ce qu’il veut ou qu’il aime, pour ressentir, toucher et incliner en quelque obscurité tout l’esprit, ce même trait (m194) néanmoins porte avec soi si suffisant témoignage de sa noblesse que le cœur ainsi saisi ne veut aucunement douter que ce ne soit l’amour surnaturel qui l’est venu remplir ; et partant ainsi doucement blessé d’amour avec plénitude de ressentiment, s’adressant à cet Objet inconnu, à cet Esprit invisible, auquel ce trait le transporte, l’appelle son Dieu, son amour, son Seigneur, sa joie, sa vie, son bien, son tout, etc.
Notez bien toutefois que l’âme ne doit pas se forger rien de déterminé en son esprit, à quoi elle s’adresse comme à son Dieu, son Seigneur, etc. Mais elle doit entendre que l’union est faite tout au cœur, ou au centre de son âme, et que tout ce qu’elle voit sans soi, est la région divine, et que partant doit immédiatement dans cette amplitude parler en servante personne (m195) à Dieu comme personne, voire comme à celui dans lequel elle est toute immergée sans autre forme ni figure, et sans égard déterminé à rien.
Car ce n’est pas par une vue, ou par un regard intérieur de la simple intelligence directement attentive à considérer Dieu présent, que cette jouissance ou union se passe, mais par un actuel ressentiment au centre de son âme, par un témoignage assuré de sa proximité et présencialité [216] causée par lesdits traits divins.
Lequel trait, si vous me demandez que c’est, je vous dirai que ce n’est pas ici où l’on le connaît, on estime assez d’en ressentir les effets tant désirables, sans s’empêtrer de la profond [eur] plus avant ; mais c’est en l’état de ce que l’on le connaît, et en sa substance [il] n’est rien qu’un plongement, une immen [sité] [217], une engloutissement de l’âme en Dieu qui donne soudain au cœur des si intimes (m196), si pénétrantes et si amoureux respirs que c’est chose du tout inexplicable.
D’où vient que si efficace est ce trait, qui tire après soi toute l’âme pour l’entendre à son opération. Et bien que ce cœur ne voudrait, si faut-il qu’il l’aime, qu’il se réjouisse et qu’il y soit attentif, et qu’il fût encore tout dépeint de cette forme. Au commencement que l’âme entrait en cette région divine, avant qu’elle eût expérimenté ce divin trait, et quelquefois encore après avoir été longtemps sans le ressentir, elle est fort vagabonde avec l’œil de son désir, cherchant sur quoi se pouvoir reposer sans trouver ce qu’elle désire.
Mais elle est bien étonnée qu’en un moment ce trait venant, elle se sent tenir en son centre ce qu’elle cherchait, bien d’une autre façon qu’elle ne se persuadait, et voyant la différence de sa recherche propre à ce trait infus, laissant en remise tout cet effort qu’elle faisait, (m197) doucement, humblement, simplement et fort intimement [elle] s’immerge et se plonge en l’abîme de cet Amour.
Au reste, c’est d’ici que vous entendrez [comprendrez ce] que c’est que d’états et de ravissements qui paraissaient au-dehors : car ce n’est rien qu’une jouissance actuelle de ce divin trait, lequel vient saisir la créature tout-en-un moment, la retirant de toute telle occupation qu’elle pouvait avoir ès puissances inférieures pour venir entendre à cette divine opération qui se passe au centre de son âme avec tels effets que les puissances inférieures de son âme et les sens extérieurs de son corps, qui seulement des autres sont doucement suspendues, assoupies et vacantes pour lors, et leurs opérations sont m [ême] tout empêchées en leurs opérations v [i] tales de mouvement et de sensation.
Et de tout ce qui paraît ainsi au-dehors n’est rien qu’un effet ou accident extérieur nullement à estimer ni à désirer (m198) puisque sans tels accidents on peut fort bien jouir de la substance et des fruits de ce divin trait d’infusion divine ; voire plutôt est à suivre et prier Notre Seigneur de réformer tels effets extérieurs advenant, qu’il permet arriver, pour être trop paraissants aux yeux des hommes, qui n’admirent que semblables choses extraordinaires.
Mais retournant à notre premier propos, quoique ce trait d’infusion divine ne persévère pas longtemps en même vigueur, néanmoins l’industrie propre, avec l’impression que cette infusion laisse après soi, fera continuer quelquefois assez longtemps cette âme en cet état avec tant d’amour, de paix et de consolation que, toute amertume et toute sécheresse bannies de ce lieu, [elle] se sentira quasi toujours unie à Dieu. Car ayant en cette demeure ou région trouvé le désir de son cœur, ce divin Esprit tant recherché si proche et si intime à soi-même, (m199) comme elle le ressent par les effets de son opération divine, [elle] lui parle quasi toujours en seconde personne comme près218 à soi, quoiqu’elle n’en ressent pas toujours également les effets.
C’est ce divin trait qui fait toutes ch [oses] [219] en nous, qui soient de valeur et d’être. C’est lui qui nous fait perdre tous ces goûts, saveurs et inclinations aux choses de ce monde. C’est lui qui nous renfo [rce] l’esprit, nous réforme la volonté et qui réveille notre courage, rendant toute chose facile, principalement à cette région d’amour, où il n’est nulle nouvelle de peine, de fâcherie, sécheresse ou amertume.
Qui pourrait jamais croire que si gra [nde] différence se pourrait retrouver en une même créature, ou quand elle est viv [ant] en sa nature, ou quand elle est faite digne d’être introduite en cette région déiforme, son bienheureux pays ? … de plus admirable de la différence de volonté, de sentiment, d’affections, de désirs (m200) et d’inclimations d’un état à l’autre ?
L’âme, laquelle, vivant hier de la vie de sa nature, était harassée de mille malheureux désirs et inclinations au péché, le moindre fétu de difficulté lui semblant un obstacle impénétrable, ce jourd'hui vivante de la vie de l’Esprit divin, ne respire, ne veut et ne prétend que le divin Amour, avec tant d’ardeur et d’efficace que rien ne lui semble impossible : les feux, les flammes, les tourments ou travaux ne pourraient pas ébranler d’un seul point de sa constante résolution. Et qui fait tout ceci, sinon cet Amour et cet Esprit divin, qui avec sa force incomparable nous rend toute chose facile, qui avec sa gracieuse souefveté [220] [suavité] adoucit toute amertume, angoisse et travail, et qui, pour être de sa seule nature tant agréable, nous fait pour soi volontiers mépriser toute chose ?
O saint Amour, que ta compagnie est douce ! Mais aussi ta privation amère à celui qui t’a goûté ! Tout ce qui se fait par amour, se fait avec (m201) facilité, avec allégresse, et volontiers ; mais aussi sans l’amour il n’y a rien de sa douceur. Lisez les œuvres de la Catherine de Gênes [221] et vous y rencontrerez les étincelles qui sortent de la fournaise de cet amour qui brûle en un cœur. Mais plutôt venez y voir vous-même, venez à l’expérience, et vous trouverez combien le Seigneur est bon à ceux qui le cherchent en vérité de tout leur cœur.
Mais quand je parle ici de cet amour, je ne veux m’y dilater davantage ; plutôt il me prend envie de me dédire et ne point parler de l’amour, mais de l’Esprit divin, craignant que l’on ne se trompe. L’amour [222] n’est qu’un effet de ce divin Esprit : effet, dis-je, ressenti au cœur, au ventre, ou en la partie amative. C’est pourquoi l’âme ne s’arrête pas à y penser beaucoup, et n’a garde en cet état de trop s’amuser aux livres qui en traitent avec tant de feux et de flammes, comme néanmoins on le pourrait (m202) penser ; mais toute son étude est de se retirer du tout en l’Esprit, se rendant même insensible à son pouvoir aux grands ressentiments qu’ils viennent quelquefois à saisir le cœur, comme [223] n’étant pas ce qu’elle recherche ni ce en quoi elle veut se reposer, mais seulement en Dieu purement, nûment et séparément de tout goût savoureux ou ressentiment.
Jaçoit [bien] donc que vous oyez ou lisez les exagérations du divin Amour en cet état, ne vous trompez pas, comme si l’âme devait s’y arrêter, car bien que l’on écrive avec tant de paroles enflambées, ce n’est pas néanmoins que l’on veuille exprimer le ressentiment ni la faire attacher à la saveur qu’il porte avec soi, puisque ce n’est qu’un effet que l’on doit négliger, mais c’est que l’on s’efforce de le décrire en sa noblesse essentielle, et que l’on ne sait sinon avec semblables paroles.
Sachez donc que c’est à l’Esprit tout pur, nu, abstrait et séparé de tout ce ressentiment d’amour, que l’on a au terme, (m203) que l’on doit s’arrêter en cet état, et non pas à l’amour dont la partie amative est remplie. Car bien que vraiment on ne puisse qu’on ne le ressent, autre cho [se] est néanmoins le ressentir, et autre chose s’y arrêter. Car tant plus que l’on passe en l’Esprit comme arrière de tel plongeme [nt] d’amour au cœur pour s’y rendre insensib [le], tant plus serait-il ressenti, mais bien plus sincèrement, nettement et sans imperfection.
Le progrès dont de cet état doit forme est de se perdre, de se plonger et de se transformer tellement en Dieu que l’on ne sache plus que c’est d’amour, devenant si Esprit que l’amour soit lais [sé] fort loin derrière en bas au cœur ; et qu’ainsi transformé en l’Esprit divin, voyant on ne voit point, sentant on ne sent point, écoutant on n’oye point, pour la grande aliénation de soi-même en l’Esprit divin.
Mais touchant la fidélité de l’âme en cet état, elle consiste à persévérer toujours en soi-même attentif à Dieu, (m204) en même estimation de la néantité de telles choses créées, au même rebut, rejet et abnégation de tout, comme elle avait au milieu du ressentiment de l’opération divine, se tenant en l’absence d’icelle suspendue par son opération propre, en la même aliénation de la terre sans plus se reposer par affection ni prendre aucun soulas aux créatures.
Consiste encore à n’oublier jamais sa petitesse et indignité au milieu de tant de caresses et de familiarité du divin Esprit, ne consentant jamais à penser que ces choses ou aucunes d’icelles lui adviennent pour sa fidélité, diligence ou industrie qu’elle y apporte, mais rapportant le tout au divin Amour, à sa dignation infinie et à sa bonté ineffable.
Consiste aussi à purifier toujours ses intentions et retrancher toute occupation non nécessaire, toute multiplicité de pensée, afin de plus en plus se transformer en un divin Esprit ; car c’est ici que Dieu prétend par tant de faveurs, caresses, et communications dont il l’a fait digne, (m205) que de lui donner grande connaissance de sa bonté, de son amour, la fortifier en son service, la retirer des affections de la terre, et la réformer en toutes ses corruptions naturelles.
Encore un secret à découvrir pour cette région est qu’en cet état, quoique si plaisant et si agréable, si ne faut-il pas s’y oublier, devenant négligeant, libertin et peu soucieux des son avancement aux choses qui restent des états suivants : on jouit ici du Dieu immédiatement sans images, sans espèces intelligibles, mais plus noblement et par-dessus tout cela. Il est vrai néanmoins que ce n’est pas encore ici où on puisse vraiment dire : Haec requies mea in saeculum saeculi [224] ; in pace in idipsum dormiam et resquiescam [225]. Cet honneur est réservé à un autre bien plus sublime état encore que non pas celui-ci.
Si donc vous désirez savoir ce (m206) qu’entre tant de faveurs, de grâces et de caresses vous pouvez remarquer pour votre avancement, c’est qu’étant retourné à vous-même, en votre industrie propre, vous preniez garde de ne pas coopérer avec Dieu, vous constituant en sa présence en telle forme que le teniez présent à vous comme distinct et un autre que vous, auquel vous vous adressiez et teniez mille propos, mais vous ressentant en votre centre à la façon qu’opérait en vous le trait divin, auquel, comme j’ai dit ci-dessus, vous ramassiez là un recentre de votre âme et l’Esprit divin, et tout ce qu’il y a identifiant, c’est-à-dire unissant ce tout avec votre être, et coopérant en cette sorte à votre avancement ; et ainsi n’aurez pas Dieu comme distinct de vous, mais comme identifié avec votre être.
Et voudrai volontiers que l’on remarquât cet avis, parce que plusieurs arrivent bien à cet (m207) état de la présence de Dieu, jouissant des privilèges d’icelui, et liberté d’effet de repos et de paix, lesquels néanmoins ne savent le moyen de coopérer à leur avancement ni comment s’aider pour arriver aux opérations des états suivants, demeurant longtemps en icelui ; si est bien vrai que petit est l’effort et la coopération qu’ils y peuvent apporter, à raison de la grande possession que la divine opération a pris en leur intérieur, si est-ce que [cependant] n’y ayant nul état auquel il n’y ait quelquefois encore quelque industrie propre, en vertu de laquelle on puisse apporter quelque chose à son avancement.
Celui qui est propre pour celui-ci est de remarquer ce que j’ai dit, que de ne se pas former un tel intérieur, auquel Dieu et vous soyez deux distincts [226], mais vous unissant par ensemble au centre, votre élévation après soit toute gaie, joyeuse et sereine (m208), mais bien sublime en une vastité, amplitude de chose, ne cherchant que de reposer en Dieu par-dessus toute forme, être et distinction, par-dessus toute parole, encore même mentale, par-dessus toute action forme autre qu’une oblation représentation entière de tout votre être déifié, en la présence de cet Esprit invisible, identifiant, ramassant et rabaissant en bas, en votre centre tout ce qui se peut ramasser venant de l’esprit, pour rester au-dessus tout élevé en l’unité de l’Esprit divin, non pas oiseux, mais tout en action, au cœur ou volonté, afin de là le sentir en actions et mouvements, et non pas endormi ou insensible.
Je dis « non pas oiseux », car pour moi je ne puis entendre le doute que quelques-uns ont, si leur oisiveté est bonne ou mauvaise, vraie ou fausse ; car en cela même qu’ils doutent, je tiens leur (m209) intérieur fort suspect ; et ne fut que quelques livres on [t] usé de ce mot d’oisiveté, voulant expliquer l’état fort tranquille et repos de l’âme en ces degrés, je ne voudrais jamais user de telle façon de parler.
D’autant que lors l’opération divine n’est point encore en vigueur actuelle ou encore fort imprimée : de reste en l’âme elle [a] toujours je ne sais quelles petites industries intérieures conformes à l’état auquel elle se trouve, par lesquelles elle s’aide et se sent en action, ne demeurant pas oiseuse ni insensible à son état intérieur, ni comme attendant que Dieu fasse tout, et retournant son opération quand il lui plairait, elle demeurerait les bras croisés ; ce qui n’est nullement conforme à la coopération que nous devons à Dieu.
Et de fait cette insensibilité à soi-même, cette pure privation de toute opération propre est si évitée de l’âme qui entend ce que je dis, que pour n’être ainsi, outre (m210) l’élévation joyeuse, allègre et sublime qu’elle fait à Dieu en son esprit, elle s’aide encore mentalement en son cœur avec quelques psalmes ou versets d’iceux, avec quelque cantique ou chose semblable, afin de se sentir soi-même en action, en son âme, à la façon que faisait en soi le trait divin infus du divin Amour, quand il était présent, s’y conformant de tout son possible. Il est vrai que l’âme se repose quelquefois, mais lors elle n’a aucun doute.
Et ainsi je finirai ce degré, si au préalable j’ai encore averti que cet état de la présence de Dieu n’est pas si difficile à acquérir que plusieurs se pourraient imaginer, car il compatit encore avec soi plusieurs imperfections, qui procèdent par infirmités et naturelle inclination, quoique vraiment il aide extrêmement à les surmonter ; seulement il requiert que ces imperfections ne soient pas (m211) volontaires, ains que la personne chemine devant Dieu avec forte volonté droite, simple et désireuse de fidélité à son Dieu, qui ne cherche que de l’aimer de toutes ses forces, lui complaire de tout son pouvoir, et renoncer toujours à soi au mieux qu’il lui sera possible ; et que, mesurant ces faveurs si rares, ces grâces si sublimes et signalées à l’aulne de nos mérites, nous les trouvions tant improportionnées à icelles qu’à bon droit il nous doive sembler impossible d’y pouvoir jamais arriver.
La divine grâce néanmoins avec notre fidèle coopération peut tant qu’enfin nous serons étonnés que ce que maintenant nous n’avons pas la hardiesse d’espérer, Dieu par sa dignation [bienveillance] infinie nous y fera parvenir, de façon que nous n’avons que toute matière d’espérer et nous confier en sa divine bonté, et avec telle disposition y apporter aussi de notre part (m212) tout ce qui est sortable à son acquisition.
L’état [227] précédent si ordinaire en jouissance divine, si fréquent en opération du divin Amour, semblait si parfait à l’âme que, quoiqu’elle ressentait bien au secret de son âme qu’elle n’avait encore l’accomplissement de son désir, ni atteint le but prétendu, si [pourtant] ne lui était-il pas néanmoins possible de voir quelle chose dont lui manquait, puisqu’elle se voyait jouir de Dieu si immédiatement, (m213) sans aucun milieu : c’est pourquoi elle ne pensait pas qu’il restait autre chose sinon qu’en persévérant toujours en cette forme intérieure, se transformer toute en tel état ; et ainsi toujours de plus en plus jusques à la mort, croître en la réception de ces faveurs, grâces, amour et reconnaissance sublime.
Mais si je lui dis ici qu’elle est encore bien éloignée du but et de la fin qu’elle recherche, elle en sera peut-être bien étonnée. Oui, il faut bien que cette âme se résolve d’ici en avant à autre chose, si jamais elle veut être du nombre des fidèles amis de Dieu, dont il éprouve la fidélité par l’eau et le feu, par le chaud et le froid. Lors donc que cette âme ne pensait qu’à se transformer en la jouissance de l’état précédent, Dieu vient à la conduire peu à peu à une merveilleuse (m214) opération, difficile sans doute à passer, laquelle néanmoins il faut qu’elle ait son cours, si jamais on doit arriver à la perfection.
Pour intelligence de quoi, faut savoir qu’il arrive souvent même entre ces grandes communications et familiarités avec Dieu de l’état précédent, que Dieu se retire pour quelque temps, laissant ressentir à l’âme son infirmité naturelle. Et bien que pour lors elle n’entend encore le mystère, ne pensant à autre chose en telle occurrence, sinon de se résigner à la volonté de Dieu, selon les rencontres diverses et les dispositions intérieures fâcheuses qu’il permettait, ce que Dieu néanmoins prétend par cela, est de peu à peu lui apprendre la soustraction et privation de ses grâces, lui faisant cependant faire à cet effet mille actes d’abandon total de soi-même à la divine disposition, soit en pauvreté, (m215) soit en richesses spirituelles.
Finalement donc, après plusieurs petites épreuves, Dieu, la voyant forte et courageuse, entièrement dépêtrée de l’affection de la terre, résolue de Le suivre quoi qu’il lui puisse coûter de peines et de fatigues, et de ne [pas] L’abandonner pour dur et austère qu’Il se montre en son endroit, et surtout la reconnaissant forte assez pour l’opération qu’Il veut faire en elle, lui met une inclination secrète de se remettre, abandonner et se jeter du tout en sa disposition divine, pour faire d’elle selon son bon plaisir en temps et en éternité, et ne désirant que de lui complaire à quel prix que ce soit.
Et après avoir finement tiré son consentement total, commence à la mettre en un état auquel il faudra qu’elle endure merveilleusement, et d’autant que c’est ici un des plus fâcheux passages et (m216) rencontre [228] pénible de toute la vie spirituelle que ce présent état de privation, Dieu ayant coutume de mettre ici l’âme jusques au bout de ses forces et de lui en donner autant qu’elle en puisse porter, à raison de la peine indicible qu’il y a ici de suivre le chemin intérieur selon que l’on avait accoutumé auparavant, sans se laisser emporter aux choses de dehors. Par ce aussi me veux-je m’efforcer d’en traiter encore un peu plus amplement que non pas de tous les précédents.
Premièrement donc, sachez que quand vous m’oyez ici parler de cet état de privation ou déréliction, qu’il ne faut pas que vous pensiez que c’est que Dieu directement afflige l’âme, ou bien la met en un état de pure souffrance, là où il lui faille seulement pâtir et attendre mieux, sans (m217) autre, comme jadis elle soulait [229] faire.
Mais c’est que Dieu la prive premièrement de toutes les opérations supérieures de l’esprit et de toute occupation de son divin Amour, qu’elle soulait avoir, la remettant au plus bas de ses puissances inférieures, là où elle se trouve si remplie de soi-même, si éloignée de la région divine que l’opération de Dieu quasi ou point du tout ne se peut ressentir ; et partant, au lieu qu’au précédent état son exercice était de se tenir toute introvertie en la paix, repos et tranquillité de l’Esprit divin, ne s’empêchant de rien sinon de suivre, attendre et remarquer le trait intérieur de la grâce pour y coopérer immédiatement, ici extrêmement estrangée de toute paix et tranquillité, toute chose mauvaise retourne, toute passion se ressent autant vivement (m218) que jamais, et n’aura pas moins de mal à surmonter ces choses que le premier jour qu’elle s’est mise au chemin de la perfection.
La raison est d’autant que c’est ici une soustraction totale que Dieu fait du concours sensible de ses grâces aux actes de vertu, en laissant pratiquer à l’âme purement nûment, et sans aucun intérêt de beauté, bonté, désir ou d’amour de soi, ni de la vertu ou de quelconque aide sensible que ce soit.
Or ceci, principalement au commencement que l’on ne connaît encore cette œuvre ni à quoi elle doive terminer, mais seulement que l’on ressent très vivement toutes ces choses désordonnées, ceci, dis-je, est extrêmement de dure digestion à l’âme désireuse de pureté, d’intégrité et de fidélité â son Dieu, lui étant avis qu’elle en ait été la cause [230], ou bien à tout le moins qu’elle n’y résiste avec telle efficace, aversion et déplaisir (m219) qu’il serait nécessaire.
Il semble que le prophète David ressentait quelque chose de semblable à cet éloignement de la jouissance divine et des mauvais effets qui en ensuivent, quand il disait : Ut quid Domine recessisti longe despicis in oportunitatibus, in tribulatione [231] Et quoi, mon Dieu, mon Seigneur, dit-il, vous êtes-vous ainsi éloigné de moi ? Pourquoi, mon Dieu, m’avez-vous ainsi privé du bonheur de votre jouissance ?
Comme une pauvre veuve privée de sa compagnie, qui n’a personne pour prendre en soin la défense de sa cause, est attaquée et affligée de tout côté, de même ici le diable, le monde et la chair semble faire partie, s’élever à l’encontre de cette âme qui est ainsi éloignée de la présence et compagnie de son Époux, sous l’aile secourable duquel pouvant auparavant toute chose, bravait (m220) tous ceux qui pensaient s’élever contre elle. Non timebo males, quoniam tu mecum es [232], disait-elle alors : « J’ai négligé des ennemis les menaces, je dédaigne leur insolence, et qui plus est, renforcée de constance, je me présente moi-même au combat et crie à haute voix : arrive qu’il pourra, vienne qui voudra, je ne crains rien, car Dieu ayant pris ma vie en sa protection, qui le pourra forcer pour m’aborder ? Qui craindrai-je, si celui-là me défend, que tout le monde craint et redoute ? » Non, rien ne la pourrait lors ébranler, car en ce seulement que le Seigneur son Dieu lui était présent, la victoire lui était à la main.
Mais ici de la sorte abandonnée, peut bien dire avec le même prophète David : Hélas, Seigneur, disait-il, ceux qui ne cherchent que ma mort, qui conspirent contre ma vie, ont fait un complot misérable, où ils ont résolu ma ruine disant d’une voix (m221) audacieuse : Deus dereliquit cum, persequimini et comprehendite eum [233] ; il court, vagabond, privé de l’assistance de la douce protection de son Dieu : poursuivez-le, attaquez-le hardiment, parce qu’il ne se trouvera personne qui prenne sa cause en main ou qui le puisse arracher de vos mains : Et non est qui eripiat [234]. Et de fait elle dit : Nisi quia Dominus adjuvit me, paulominus habitasset in inferno anima mea [235]. Ces desseins eussent eu leur effet si Dieu pitoyable ne fût promptement retourné à mon secours. C’est pourquoi il priait si souvent : Ne avertas faciem tuam a me [236] ; Ne projicias me a facie tua [237]. Ne me privez plus, ô Seigneur, de vous et de votre agréable présence, de peur que mes ennemis ne conjurent derechef à ma ruine.
Quel martyre spirituel pensez-vous que ce soit à une telle âme, après avoir si clairement vu les choses de l’Esprit de Dieu, la vérité d’icelles et la vanité des (m222) choses du monde, la misère des désirs et inclinations de la nature corrompue, connu encore le grand malheur du péché, après avoir tant de fois désiré de s’étranger de toutes choses, et, qui plus est, après qu’elle pensait s’en être tant éloignée que du ciel à la terre, se voir néanmoins maintenant aussi plongée, harassée et tourmentée des pensées, désirs, inclinations, imaginations, mouvements, passions, et toute sorte de dérèglement, que jamais elle n’ait encore été ? Que si encore cela ne durait que pour quelque espace, deux, ou trois ou quatre mois, et puis retourner à la jouissance comme auparavant, la chose serait passable ; mais d’y demeurer les demi-ans et les années entières, ou peut-être davantage, sans se voir plus retourner aux grâces précédentes, cela fait quasi perdre toute espérance, emporte, peu s’en faut, toute la patience (m223) de cette âme.
Car si elle se veut élever à Dieu pour refuge en ses misères, il n’y a que ténèbres et obscurité dans son esprit, et [elle] voit que la porte lui est fermée de cette part. Si elle se réfugie à ses actes propres pour exercer les vertus contraires, c’est avec si peu de correspondance de Dieu à ses actes, et avec si peu d’efficace contre le mal que nul ou certes petit soulagement lui peut revenir de cet endroit aussi. Où donc aura son recours cette créature en ses angoisses ?
Car [ain] si faut-il qu’elle fasse quelque chose : de demeurer en soi-même, en sa nature avec tous ces malheureux désirs, inclinations et désordres, ce lui est un petit enfer, ayant si bien appris auparavant à s’en éloigner par l’opération qu’elle ressentait en l’Esprit, où elle avait si clairement vu que c’était de la misère de ces désordres. C’est pourquoi (m224) de s’y plus arrêter, ou pouvoir y trouver aucun repos, soulas [joie] ou assurance en toutes ces choses, la conscience ne le peut aucunement permettre, car elle la ronge toujours au-dedans, par une crainte qui la tient de perdre son Dieu, se laissant emporter dehors. Et de fait c’est bien ici entre les autres une de ses plus grandes peines, qu’il lui semble à tout moment qu’elle soit pour s’échapper et abandonner son Dieu.
Mais, me direz-vous, qu’est-ce donc enfin que prétend Notre Seigneur par tout ceci, pourquoi un tel état ? Je réponds que cette opération est aussi nécessaire que pas une que Dieu ait pu auparavant opérer, pour nous faire avancer en son Amour divin ; nécessaire, dis-je, non seulement pour la purger de tout restat [238] de péché, mais encore pour nous mettre en l’état et disposition intérieure, selon lequel nous devons jouir (m225) [239] de son divin Esprit superessentiellement, de sorte qu’en nous-même <que> Dieu n’entend aucunement de nous affliger, ni nous donner aucune occasion de patience et d’espérance, néanmoins la seule nouveauté de l’état auquel on va commencer à vivre d’ici en avant, est suffisante pour causer tous ces trava [ux] que l’on ressent.
Au reste, ce que Dieu demande de cette âme, est qu’il la veut conduire à un état auquel elle ne pourra plus s’adresser à Dieu comme distinct d’elle [240] ou comme un autre second, mais auquel, par grâce, tout son être, son fond et son opérer sera tout identifié avec celui-là auquel auparavant elle soulait [se satisfaisait d’] adresser tous ses désirs, ses affections et ses actes d’amour ; et partant il est nécessaire que cette façon de s’adresser à Dieu comme second entièrement distinct d’elle, lui soit ôté : autrement (m226) elle s’y voudrait toujours maintenir. Dieu donc la voulant par cette opération changer, lui ôte le moyen de se pouvoir plus écouler en lui par amour ; par ainsi il faut qu’elle sache que jamais plus il ne se communiquera à elle comme il faisait et voulait au haut de son esprit en la manière comme auparavant.
Et partant qu’elle recherche hardiment autre moyen de s’aider pour trouver la porte à son introversion, pour commencer à ressentir l’autre façon de l’opération divine qui doit suivre : c’est de demeurer tout tranquille en soi-même, c’est-à-dire en son intérieur sans plus s’écouler en autre [241] comme après Dieu, ou bas ou haut, ou près ou loin, mais du tout en cet être qu’elle est pour tous, quel qu’il soit, contente d’être ainsi, en toute telle disposition nouvelle se trouver à cet instant présent.
Et si vous dites : « Comment il serait possible (m227) de demeurer en soi-même avec le ressentiment de toutes ces mauvaises choses, n’est-ce pas tacitement y consentir que de ne [pas] s’enfuir de soi-même et avoir son refuge à Dieu bien éloigné de semblables désordonnés désirs ? », je réponds que, quoique vraiment l’âme redoute fort de se résoudre à se tenir ainsi toute en soi-même tranquille, au milieu de tant de harnassements, de mouvements, d’inclinations, etc., craignant que ce ne soit y consentir que de ne faire quelques actes de vertu contraire, ou quelque aversion du mal, ou bien conversion à Dieu et semblables, néanmoins le plus singulier moyen et le plus efficace pour cet état ici, afin de pouvoir surmonter toutes ces choses mauvaises, est de le faire ainsi, apprenant à ne point s’étonner pour tous nos mouvements et à entendre comment il faut que le tout se passe par l’accoisement, tranquillité, et la paix qu’elle conserve (m228) en soi-même, et non autrement, comme par moyen propre et unique pour cet état présent de s’en dépêtrer.
La raison est que par cet accoisement, l’esprit, qui est tout le supérieur de l’âme, se regagnera peu à peu non pas en s’élevant par actions y tendant directement, mais plutôt pour dire ainsi, icelui descendant en ce fond ; et trouvera en fin cette âme que, tout ainsi qu’en ce bas de nature où Dieu la rabaisse, elle est toute confite, environnée et comme toute immergée dans ces choses mauvaises, ainsi se trouvera elle par après en la même façon toute divine, déiformée et toute plongée en Dieu, environnée de toute part de la région de l’Esprit, ne voyant près ni loin, haut ou bas, à dextre ou à senestre sinon Dieu, duquel, quand elle voudrait, elle pourrait s’en éloigner, lui étant aussi naturel de vivre de cette vie déiforme comme jamais il lui (m229) fut destiné selon la vie naturelle, ainsi que dirons en l’état suivant.
Ayant donc été quelque temps en cet état de pauvreté spirituelle, en ces combats et en ces ressentiments de toute sorte de misère, jusqu’à maintenant a — [t — ] il encore passé l’espoir de trouver mieux l’ayant accompagné jusqu’ici. Mais de voir en fin la continuation, ou plutôt augmentation de jour en jour, il lui prend fantaisie de croire assurément que c’est tout perdu, et que cela est venu de quelque sienne grande faute, qui a fait que Dieu s’est retiré et l’ait laissé en si pauvre état ; car plus va avant, et plus est de compassion de voir le travail qu’il y a à l’oraison, la difficulté qu’il y a de trouver entrée en son intérieur, de se pouvoir maintenir, et pouvoir tant soit peu aux correspondances s’arrêter à Dieu, de voir en nous comme (m230) le temps se passe d’un bout à l’autre sans cette chose, qu’en diverses pensées, représentations et allèchement de la sensualité.
Et qui plus est encore l’impatience en fin commence à s’élever en la nature inférieure ; car se voyant ainsi agitée de toutes parts et privée d’ailleurs de toute influence ou aide divine, toutes choses conspirant à la ruine, voudraient jeter et laisser là tout. Ainsi au lieu de toutes les douces inclinations que jadis elle avait envers Dieu en son esprit pour l’aimer, le chérir et le caresser, il est inexplicable combien ici elle se sent tout au contraire pleine de dégoût, d’aversion et d’irrésignation ; et voici bien le pis de tout que cette irrésignation est impatience. Car tandis qu’il y aurait encore moyen d’espérer, patienter et se résigner, bien qu’il soit difficile, si est-ce qu’il [cependant il] y avait encore (m231) moyen de patienter.
Mais ici que voici cette nature inférieure d’ici en avant pleine d’impatience, de rage, d’irrésignation, dépit et indignation : cela est un désordre, une confusion intérieure inexplicable. C’est chose sensible ici que de ressentir la rage, l’impatience et insupportabilité de la nature à soi-même, comme elle se bande, s’élève et se révolte contre l’esprit, voire et contre Dieu même, pour se voir toute laissée en soi-même, privé de tout soulas [joie], appui et réconfort.
Avez vous jamais vu un chien enragé qui, ne pouvant arriver à celui qui le frappe, se prend au bâton dont il est frappé. Ainsi cette nature humiliée jusqu’au bout, délaissée toute à soi-même, remplie de sa malice, agitée quelquefois de colère, de rage, d’impatience, se voudrait bander contre Dieu, et contre tout indifféremment, sa malice ne (m232) respectant personne, mais n’y pouvant aborder [car] empêtrée de l’esprit, se ronge, se passionne et se dépite toute en soi-même contre la pressure et l’angoisse qu’elle ressent.
Et notez que cette âme est tellement toute nature pour lors, c’est-à-dire toute vivante en icelles, que son intérieur est tout décris de cette forme, et n’apparaît rien autre en elle que cela, tout le reste de ses autres facultés supérieures étant pour lors évanoui, caché, et font aucun leur opération, ne lui restant que si petit soin de soi qu’il ne soit pas toute cette nature ainsi désordonnée qu’elle ne peut quasi distinguer qu’il ne lui semble que ce ne soit elle-même et sa volonté, qui fasse, qui veuille, et qui opère tout ce qu’elle ressent ; d’où lui viennent par après tous ses doutes, scrupules et anxiétés, pensant être tout pur (m233) consentement et volonté tout ce qui lui vient.
Mais il y a bien à dire, et la volonté en est autant plus éloignée que jamais elle fut ; seulement il y a qu’elle n’a pas son action si libre ni sa franchise si à son usage, comme elle soulait [s’en satisfaisait]. Au reste, telle chose arrivant que de sentir ainsi sa nature insupportable à soi-même plein de rage et de colère contre Dieu même, il faut que la personne se distingue d’arrêter cette nature, ne s’immergeant pas tout dans ces ressentiments de la partie inférieure, mais la voyant comme un tiers endurer le tout, s’unir à l’opération divine, disant par ensemble : « Meurs, meurs cette maligne nature avec toute sa rage », et de grand courage parlant quelquefois à elle mentalement dire : « En dépit de toi et de tout ce que tu pourrais vouloir, il se fera ainsi, Dieu (m234) sera glorifié et sa volonté accomplie, et toi mourras et seras anéantie » ; et quelquefois se sentant ainsi distinguée, qu’elle la laisse faire selon toute son inclination, perversité ou malice, non pas pour consentir, mais pour la considérer seulement, voir à quoi terminera la tragédie de sa malice.
Enfin la chose passée si avant en cette âme se trouve finalement en tel détroit que se voyant en tant d’angoisses, en tant de périls d’offenser Notre Seigneur, en si grand danger, ce lui semble, de retourner en arrière, elle se sent poussée à vouloir implorer la miséricorde divine, à ce qu’elle la veuille délivrer de cet état. Mais d’autant que cet instinct, quoique que si beau en apparence, n’est qu’un trait de nature, laquelle volontiers délivrerait cette même mort spirituelle, cette opération si amère du divin Amour, je vous dirai ici volontiers, pour fortification de votre esprit contre cette (m235) infirmité, ce qui peut être vous servira de consolation.
Dites-moi donc, ô âme dévote, quiconque vous soyez, qui est réduite à ce pauvre état en un grand détroit intérieur, avez-vous pas souvenance, combien méritoire, combien agréable à Dieu, et combien divine est la méditation de la mort et Passion de Notre Seigneur ? Oui, me direz-vous. Combien donc si la seule méditation, qui se passe en la seule pensée, est telle, combien plus le sera la ressemblance et conformité à icelle lorsque vous alliez méditant ces sacrés Mystères : vous ne faisiez état que de l’extériorité des choses corporelles et visibles, qui s’y était passées, vous occupant sur iceux, et fort louablement à exagérer les douleurs et les tourments de notre… Sauveur !
Mais néanmoins voici qu’il vous apprend bien autre chose, car voici que par l’expérience de ce que vous ressentirez, vous-même commencerez (m236) à connaître que beaucoup plus pénible douloureuse et pénétrante lui fut la souffrance intérieure en son âme par la déréliction totale à soi-même et privation du concours de sa divinité à son humanité qu’il endura, que non pas tout le reste qui parut au-dehors.
Et ainsi apprendrez ici une bien plus sublime façon de méditer sur ces sacrés Mystères, que vous ne fites jamais, considérant plus d’ici en avant les angoisses intérieures de son âme que les plaies extérieures de son corps. Mais ce qui est bien davantage, vous lui tiendrez compagnie à ces siens travaux intérieurs, en souffrant iceux à son imitation, et ainsi lui serez bien plus agréable que non pas si vous eussiez toujours demeuré en la simple méditation et considération par imagination des choses extérieures.
Et partant quant à ce que vous vous sentez merveilleusement invité à demander (m237) à Notre Seigneur qu’il vous délivre de cette peine et de ce présent état, si angoisseux, c’est ici l’endroit où vous pouvez être semblable à Notre Seigneur au Jardin des olives, lequel commençant à entrer en sa Passion douloureuse, son humanité sacrée se trouva en si grand détroit que selon son inclination elle se mit à prier : Pater si possibile est, transeat a me calixis te [242] ; autant en dit une nature ici au commencement de cet état, désirant décliner un travail si difficile qu’elle prévoit bien lui courir sus. Mais gardez-vous, je vous prie, de vouloir tout à fait, ni de prier tout absolument que Dieu vous délivre de cet état, vous en mettant dehors, car je vous puis assurer que si jamais vous voulez être du nombre des vrais amis de Notre Seigneur, il faut que cette opération ici ait son cours, qu’elle s’achève en vous, et qu’elle accomplisse (m238) son effet prétendu, quoiqu’il coûte cher à la nature.
Courage, c’est ici le purgatoire d’Amour où vous paierez tout le résidu de vos débits ; c’est ici la vraie affectation [243] de votre constance, courage et magnanimité au service de Notre Seigneur. C’est ici s’unir aux effets des offres, des oblations, des abandons de vous-même, des désirs que lui avez jadis adressés, lorsque lui demandiez son Amour divin.
Où sont maintenant vos offres (262) si libérales d’amour ? Que souliez [244] faire de tout vous-même au temps de la jouissance de son divin Esprit ? Où sont vos fermes propos, ces promesses, ces résolutions si généreuses que faisiez lors de ne l’abandonner pour fatiguant et austère en votre endroit qu’il se montrât ?
C’est ici que vous devez montrer que vous n’êtes pas ami de paroles seulement, mais beaucoup plus d’œuvres et d’efforts. Et par ainsi comme Notre Seigneur pour notre (m239) utilité n’a pas décliné sa mort et passion tant amère, ainsi vous maintenant en ce rencontre, où il y va tant de sa gloire quoique, selon votre naturel petit, vous désireriez bien décliner le travail de cet état, ne vous laissez néanmoins emporter au désir de cette nature, ainsi sachant qu’il est expédient que votre être, que votre opérer et tout ce qu’il y a en vous de naturel soit mesuré ; pour donner place à l’Esprit divin, à son opérer essentiel, et à tout ce qui est de son pur Amour.
Mesurez, mesurez le tout et spécialement cette nature inférieure corrompue, avec toute sa malice, en dépit de sa rage, de son impatience, et de tout ce qu’elle pourrait vouloir au contraire. Et non mea voluntas fiat sed tua [245], que l’opération divine s’accomplisse, tout le reste s’accommodant à icelle, et non pas au contraire l’opération divine au désir naturel.
Je sais bien que vous-même vous ne (m240) voudrez pas faire vos actes de navigation par action toute formée, car cela même vous sera encore ôté, ainsi que tous autres actes de vertus ; que penserez quelquefois opérer au besoin, n’étant pas possible d’en former l’action parfaite qui puisse apporter aucun contentement satisfaction ou assurance à soi-même de s’être vu faire cet acte contre les mauvais.
Mais paix, quiétude et silence : ce vous sera au lieu de ladite résignation actuelle, car ici Dieu ne se contente plus de parole seulement : c’est par être qu’il veut qu’on y aille, et cela lui est assez sans que l’action de résignation soit formée. Soyez donc réellement résigné, pacifique et contente sans mot dire, et il vous entendra assez.
Et ainsi pour maintenant apprenez à s’unir à Dieu en cette sorte. Car ce sera d’ici en avant la façon dont vous le servirez (m241).
Si vous dites : « Quel moyen de se conserver et être pacifique, tranquille, contente, et rassise au milieu de si grande guerre, inquiétude, et irrésignation intérieure ? » Je réponds qu’il faut tellement laisser passer le tout, quoiqu’il vienne à l’esprit, que l’on trouve même la patience en l’impatience, résignation en l’irrésignation.
Et quand vous viendrez à bout ressentir un si pauvre et si très angoisseux état que, vous vous compassionnant vous-même en si calamiteux détroit qu’avez à passer, vous vous plaindrez à Notre Seigneur de ce qu’il vous laisse ainsi sans son divin aide et concours de sa grâce au milieu de si grande nécessité. Car sera alors que vous serez en quelque chose conforme à Notre Seigneur : il se deuillait [246] à Dieu son Père de ce qu’il l’avait délaissé, Et quid dereliquisti me ? [247] ,
Car soyez assurée que vous passerez toutes ces choses (m242) au pied de la lettre, et que vous vous verrez vous-même sans feintise [248] la plus pauvre, malheureuse et désolée créature qui se puisse trouver au monde, d’autant qu’il n’y a si chétif ni si infortuné qui ne trouve vers Dieu ou vers ses créatures quelque petit soulas, support ou consolation ; là où ici vous vous verrez, sentirez et saurez d’assurance en être éloigné, que quand bien aucune créature, quelle qu’elle soit, voire Dieu même, voudrait vous consoler, ne verrez point comme il serait possible de vous pouvoir relever d’un si désastreux état.
Mais ce qui est merveilleux en tel endroit que, bien que l’âme connaîtrait à pur et à plein l’état auquel elle est, et que d’assurance elle sache que cet état de pauvreté est l’état si sublime de préparation à la vie superéminente, cela néanmoins ne peut pas un seul grain diminuer ressentiment de son (m243) angoisse, ni soulager la difficulté au fait de la coopération à cette œuvre divine ; car ce détroit est un trait de la main de Dieu, et tellement de sa main, que nul autre que lui peut rien apporter.
Mais comme cette âme peut être seule qui la ressent, savoir quelle et combien grande soit cette peine qu’elle endure en tel état ! Elle seule si après expérimentera la grandeur de la jouissance que Dieu lui communiquera, car Secundum multitudinem dolorum [in corde meo] consolationes laetificaverunt animam meam. [249]
Une peine de cette âme entre mille autres qui l’affligent, est de coutume celle-ci : « Si je mourais donc en cet état ici, où je sens si peu d’amour de Dieu, que ferait-il de moi ? car c’est grand cas de besoin comme le monde, et à bon droit, s’emplit à louer Dieu, à le servir et glorifier, et par ceux qui le cherchent plus particulièrement, (m244) c’est merveille de les voir si portés à son divin Amour, et si zélés à le chérir et caresser en leur âme ;
et que moi plus éloigné de tout cela que de la terre au ciel, je ressens plutôt tout le contraire, car si je parlais selon mon instinct naturel, je me sens plutôt pour le blasphémer, murmurer et gronder contre sa divine opération que non pas, ni humblement me soumettre à son divin vouloir, ni d’amoureusement m’incliner à le bénir, louer et l’aimer ; car bien que je le fasse, que je me résigne, m’humilie, m’anéantis et terrasse en dessous son divin Esprit, ce n’est pas de ma volonté inférieure, mais par force en dépit de moi, contraint par l’Esprit.
Quel lieu donc me sera propre et que deviendrais-je mourant en tel état ? Comme oserai-je me trouver en la présence de Notre Seigneur ? Là où que si je serais mort en l’état précédent plein de désir et d’amour ! Quel plus grand contentement, ou quelle (m245) plus grande assurance, que mourir en aimant, ou aimer en mourant ! »
Hélas, très chère âme, il est bien vrai, rien de plus glorieux que de mourir en aimant, mais encore n’était-ce pas là l’aimer, auquel cette gloire est réservée, je crois bien, et d’assurance vous auriez pu mourir avec plus de confiance alors, que non pas maintenant. Mais au reste vous auriez été bien étonnée de voir après la mort que cet amour qui vous semblait si sincère, si net, et si gracieux, était encore tout mélangé de l’imperfection humaine ; là où que, mourant en cet état présent, vous mouriez, appuyée non pas en aucuns mérites propres, puisque vous ne vous en attribuez guère ; non pas en une propre diligence, puisque n’en savez ici apporter aucune ; non pas en très fidèle coopération, puisque tout opérer vous est ici ôté ; mais appuyée sur la seule espérance de l’héritage des enfants de Dieu, et sur le seul mérite du Sang de Notre Seigneur ; (m246) et mourant ainsi avec si peu de confiance en vous-même, seriez bien étonnée après la mort, de vous trouver par après si copieuse en mérites, et si abondante en grands dons et richesses spirituelles.
Et puis sachez que si bien en l’état précédent vous viviez en si grande assurance de l’Amour divin, vous étiez néanmoins la même que vous êtes maintenant, et aussi imparfaite que pour l’heure vous vous ressentez. Et si la malignité, rage et misère de votre nature ne paraissait point pour être ensevelie et cachée sous la réception de tant de faveurs divines, Dieu néanmoins la voyait bien et vous sondait jusqu’au plus intime de votre âme, n’ignorant pas jusqu’à quel degré de fort courage et de mort de vous-même vous étiez parvenue, si on eût séparé l’efficace de sa divine opération.
Et maintenant pour vous le faire aussi connaître vous-même et vous ôter toute vaine assurance, il sépare en vous sensiblement (m247) et résolument l’aide de sa divine coopération d’avec votre effort, afin que puisse voir tout à découvert ce qu’à vérité vous êtes. Mourez donc hardiment en tel état, puisque vous connaissant si bien, vous mourez toute méfiante et dé-appuyée [sic] de vous-même.
Mais disons consécutivement par ordre, le plus simplement, nuement et intelligiblement qu’il sera possible, comme tout se passe en cet état.
Il est donc que l’âme est ici remise au plus bas de soi-même en la région la plus éloignée qui [ne] soit pas de Dieu, et au plus bas de cette région qu’il serait possible à un pied près de l’extroversion totale, c’est-à-dire quasi remise en son pur naturel privé de toute lumière, grâce et semblables faveurs qu’elle soulait recevoir.
Au commencement, cela ne lui était encore rien, car elle n’avait pas tant (m248) jadis conversé avec Notre Seigneur qu’elle n’était bien apprise à s’accommoder à diverses fâcheuses rencontres.
Mais le mal est de voir la longue continuation en cet état, et puis ces mauvaises choses tout invitantes au péché mortel, si on ne veillait extrêmement pour y résister. De là, ce qui fait de la peine, est que l’opération de Dieu ne se retrouvant plus au-dedans, l’on ne sait que devenir ni où l’adresse pour aller à Dieu. Car soit en haut ou en bas, partout où elle essaie de s’aider, il n’y a nul (268) moyen d’aborder à rien.
De sorte que l’âme est toute contrainte de reposer, de vivre, de respirer tout en soi-même ; ce qui lui est un grand tourment pour être tout contraire à ce qu’elle soulait. Car vous devez entendre qu’en l’état précédent son principal effort avait toujours été de se tenir insensible et s’étranger (m249) de soi-même, c’est-à-dire de la nature inférieure, et que son désir, sa respiration, son repos et tout son sentiment ne fût que de Dieu, et en Dieu, tant qu’elle vit, goûtât ou ressentit aucune chose hors de Dieu ;
si bien que le soudain que, par faute de ne pouvoir rapporter ses désirs objectivement et terminalement à Dieu, il fallait qu’elle respirât hors de lui, cela lui était un tourment indicible. Maintenant donc que voici qu’elle ne sait plus trouver moyen de respirer en Dieu pour avoir l’intérieur tout en désordre et pour n’avoir plus d’accès à Dieu au sommet de son esprit, force lui est de respirer et se tenir toute en soi-même, et ainsi hors de Dieu, et ressentir souvent les créatures, quelque fâcherie ne lui doivent être.
C’est pourquoi aussi la conscience ne le peut permettre pour être par trop contraire à ce qu’elle a vue [250] (m250) à savoir, qu’elle devait être un jour toute perdue en soi-même, engloutie, immergée et abîmée en Dieu, tellement qu’elle ne vit, elle ne respire et ne peut plus rien goûter que lui en toutes choses. Il est donc plus clair que le jour que voyant que cela lui soit pour être comme jetée dehors l’état intérieur, elle s’efforce de tout son pouvoir à s’introvertir et relever après Dieu, et s’étranger de ce bas de nature.
Mais bien qu’elle tâche de faire tout son mieux, et que de fait elle s’aide bien un peu, si est-ce que [cependant] c’est si peu que petit à petit tout va de mal en pis, et [elle] vient si bas en soi-même que peut s’en faut qu’elle n’ait perdu toute souvenance des choses de l’Esprit, tellement que là où depuis fort longtemps elle avait en l’état précédent une vie toute divine, c’est-à-dire avec une forme d’intérieur en laquelle Dieu lui était toujours pour objet immédiat (m251) seul terminant ses désirs, pensées, œuvres et intentions, ici Dieu lui est si éloigné que cette unité d’esprit, de pensées, de désirs, intentions et d’écoulement amoureux en lui est aussi fort évanoui. Et la voici en telle forme intérieure qu’elle ne diffère quasi en rien à ceux qui sont commençants en cette vie, ayant son esprit aussi multiplié en multiplicités et diversités de ses objets, de ses inclinations, désirs et passions que pourrait pas avoir un nouvel apprentif en ce chemin.
Et pour ceci encore passer, car pourvu que l’on sache par le témoignage et rapport de ceux qui ont passé par ici, que cela soit coutumier d’arriver, facilement on patientera ; mais la difficulté est de savoir donc employer le temps à faire oraison aller en avant, coopérer avec Dieu, s’introvertir en soi-même, opérer (m252) conformément à ce qui soit propre pour cet état.
Car tout ceci, qui néanmoins est son principal soin, lui est merveilleusement difficile, pour n’y savoir par où aborder, trouvant la porte fermée à tout. Car si son mal [n’] était qu’un peu de sujet de tolérance et patience, là où il ne lui faudrait que de demeurer comme elle serait, et avoir patience sans rien d’autre, cela serait facile à passer ; mais ici ce n’est pas assez que l’on ait patience de son état de privation si avec tout cela on ne s’efforce plus outre d’opérer, acquérir et regagner la jouissance de Dieu ; en quoi il y a ici une extrême difficulté que peut s’en faut qu’elle ne fasse jeter là tout.
Car il faut tenir ici pour assuré que Dieu ne donne plus son aide supernaturelle [en] relevant les actes et les efforts de l’âme, comme il soulait [251] en l’état précédent, mais c’est laissant tout tels qu’ils sont (m253) en eux-mêmes ; et qui plus est, si grande est la difficulté à faire les actes de vertu au temps de nécessité d’icelles, que l’on ne saurait que penser autrement, sinon qu’il vienne même à lui ôter son concours ordinaire et naturel à nos actes ; et ce en vertu du total abandon que cette âme a fait de soi-même entre ses mains, et de la grande possession qu’il a prise d’icelles ; à tout le moins, s’il y a concours, c’est si imperceptiblement et insensiblement que nul intérêt quelconque lui en peu redonder.
C’est chose donc vraiment merveilleux que le travail qu’a telle âme en cette opération ici, voyant principalement que tout le temps se passe, les jours, les semaines, les mois, et déjà peut-être les années sans voir fin à ceci ; non pas que ce soit toujours tout un, mais que néanmoins cette opération ne s’achève [pas] (m254) et que l’on ne sait comme jadis retourner à Dieu, ni aux actes de son divin Amour. Cela, dis-je, n’est pas petite affliction à l’âme, laquelle auparavant soulait voler plutôt que courir seulement au chemin de perfection, tant elle soulait faire du chemin en peu de temps ; et ici elle rampe et traîne si longtemps par terre. Néanmoins cherchant de tout côté quel moyen de faire autrement, et par quelle manière elle pourrait aider à son avancement, elle n’en trouve nulle et voit bien qu’il faut que ce soit de Dieu que la chose vienne ; et que partant il n’y a autre expédient que de laisser achever cette œuvre, et répondant le peu qu’elle peut aussi de sa part apporter fidèlement ; et ainsi elle doit apprendre à patienter et à cheminer peu à peu selon le cours de cet état. (m255)
Après avoir donc été ainsi détenue quelque temps si très bas et quasi tout extravertie, ayant besoin d’aussi grossières opérations pour s’introvertir et s’aider contre le mal que jamais, à la fin toutefois, outre certains témoignages forts, occultes et intimes que Dieu lui donne souvent de l’excellence de cet état, elle commence encore à ressentir que les puissances un peu plus supérieures de son âme se regagnent peu à peu, et qu’elle va toujours se relevant de cet rabaissement pour retrouver derechef à opérer selon les puissances supérieures, quoique ce soit quasi imperceptiblement ; et de fait commençant à regagner quelque introversion, commence aussi à ré-habiter en soi-même, mais c’est avec tant de diverses pensées, imaginations et inclinations à choses mauvaises qui la harassent, que c’est pitié de voir les heures d’oraison passer sans quasi rien (m256) avoir pour retenir d’autre au-dedans pour salutairement s’occuper.
Or nonobstant tout ceci, il faut qu’elle poursuive, qu’elle s’appuie sur la confiance en Dieu, et qu’elle passe outre (272) aux intentions de se purger par la confession des manquements qui sont de son côté. Seulement qu’elle ait grand soin de ne se laisser abattre ni pour la longueur du temps, ni pour l’importunité de ces choses, ni pour autres duement diverses qu’elle rencontrera.
Mais qu’elle se maintienne en paix, repos et tranquillité, nonobstant toute la guerre, inquiétude et troublement de cet état, et ainsi elle se verra peu à peu aller en avant, et regagner les opérations des puissances supérieures, qui avait été si longtemps cachées et sans efficace.
Et de fait voici qu’en son intérieur ressentant déjà bien les effets de cet état, quoique plein d’opérations fâcheuses, elle voit l’esprit (m257) se vouloir séparer de la nature, c’est-à-dire, de [ne] la regarder de là en avant [252] que comme tierce, qui de rien ne lui appartient et de laquelle partant, il ne veut plus se soucier ni de ses souffrances et se ressent fatigué, qu’aux peines et fatigues qu’elle a jusqu’à cette heure subies, il se soit, à faute de meilleures lumières, uni avec elle, ayant pris aussi tout ensemble la chose à soi, et ainsi condescendu, compati et identifié avec elle.
D’ici en avant, que la nature pâtisse tant qu’elle voudra, il se sert autrement qu’elle, et ne veut plus ainsi lui compatir [ni] se tenir de son côté pour avec elle se plaindre à Dieu ; plutôt, de tout son effort se séparant d’elle, la laisser pâtir, mourir et ensevelir en l’annihilation que Dieu fait d’elle, l’outrepassant et la négligeant tant qu’il lui est possible.
Voilà ce que quelquefois il lui dit (m258) montré au-dedans, quand il plaît à Dieu de faire luire un petit rayon de de sa lumière au milieu de cet état ténébreux. Nonobstant néanmoins semblable vue, elle ne laissera pas de retomber encore souvent à être toute nature, et pâtir selon icelle, trouvant extrême difficulté de s’appliquer au bien et à son introversion ; mais aussi patientant toujours, cette autre connaissance et lumière retourne, accroît et prend plus grande force si avant qu’enfin l’esprit se sépare du tout [tout à fait] et se distingue de la nature, non toutefois sans un merveilleux secret combat et une façon d’endurer fort subtile, difficile à expliquer et à entendre, sinon par celui qui en fait l’expérience : lequel combat ou difficultés ne prend, comme je crois, d’ailleurs principalement sa cause sinon [que] de la nouveauté de sa forme d’être intérieure, laquelle, pour ne savoir pas (m259) bien suivre ou embrasser, apporte ces travaux à l’âme. Ce qui est vrai non seulement pour ce sujet, mais encore pour tout le reste des formes ou façons d’être nouveaux [nouvelles], que durant cet état on vient à trouver en son intérieur.
Un avis pour ici grandement aider à cette âme, c’est de coopérer à cette œuvre joyeusement, gaiement et d’un esprit allègre, et non pas bassement, lâchement et avec chagrin. Car si jamais la paix, l’amour, et joie au Saint-Esprit fût nécessaire, c’est maintenant en ces états qui suivront auxquels ne pouvant plus opérer d’action formée, tout l’effort, toute l’industrie et tout le coopérer qu’elle pourra y apporter, sera de se tenir gaie, joyeuse, contente et allègre au-dedans, et avec telle disposition passer toutes les rencontres fâcheuses qui se présenteront en son âme. (m260)
Avec cette paix et joie selon l’Esprit au milieu des angoisses de la nature, elle se dispose le plus immédiatement qu’il lui serait possible au ressentiment de la nouvelle opération du divin Amour au plus intime de son centre ; et elle s’est livrée [par ?] l’unique et singulier moyen pour l’introduire ; qu’elle le conserve donc, l’acquiert et s’y maintienne comme la seule cause de son avancement ; et que nullement elle [ne] se laisse emporter à la tristesse, ennui ou pesanteur sous quelque prétexte que ce puisse être.
La séparation de l’esprit d’avec la nature achevée, il est quasi d’avis à l’âme que la voilà sauvée, puisque voilà cette malheureuse (qui tant l’a harassé, l’a tourmenté et causé des fâcheries) outrepassée, ensevelie et terrassée sous l’anéantissement que Dieu a fait d’elle ; et de fait commence un peu à respirer, à opérer selon cet esprit, passant par-dessus (m261) soi là à Dieu pour voir s’il y aura pas pour le moins maintenant moyen de retrouver cette tant désirable présence de l’Esprit divin ; et à cet effet se tient insensible aux choses inférieures, se tient légère et prête à s’envoler en Dieu, si le moyen lui en était donné. Mais quoi, il n’y a moyen d’y aborder : aussi n’est-ce pas ici encore la fin.
Voilà la nature inférieure outrepassée, il est vrai, l’esprit se l’a suppéditée [foulée aux pieds] par sa diligence, et l’aide divine, quoiqu’occulte et inconnue en dépit de toute sa malice, sa rage, et autres malheureux effets qu’elle a pu produire. Tout cela est vrai, mais comme il y a trois choses en nous, la nature, l’esprit et Dieu, pour d’autant que cet état ici s’en veut aller jouir de Dieu même en fond, en essence et en totalité d’être, il est impossible de pouvoir s’arrêter ici ; et partant, qu’elle (m262) sache qu’il faut qu’elle en fasse autant de son esprit dessous Dieu, comme elle l’a fait de la nature en dessous l’esprit. Voilà donc encore une nouvelle fâcherie : l’esprit qui a anéanti et suppédité la nature, faut qu’il soit lui-même anéanti et suppédité par l’Esprit divin et n’y aura pas moins de difficulté d’en venir à bout que de la première.
L’ordinaire opération donc de l’esprit est de s’élever amoureusement en Dieu, et ainsi ressentir l’influence de ses grâces, faveurs et caresses ; mais ici, on continue toujours à ne pouvoir rien recevoir, aspirer, ni attendre d’en-haut ; hé ! partant donc, à quoi ni comment s’aider, c’est merveille de voir la peine qu’il y a de vivre de la sorte ; car de mortifier les opérations de l’esprit, qui seraient si divines, si sublimes et si excellentes, ne respirant que désirs et amour, si elle les pourrait faire : n’est-ce pas chose étrange ? (m263) Qui ouït jamais chose semblable ! Ceci est contre toute raison, contre ce qu’on enseigne ordinairement, et contre même tout le reste du monde, qui s’emploie de toute possibilité à donner gloire, louange et honneur à Dieu.
Ce nonobstant, que cet esprit aille ratiocinant tant qu’il voudra, il faut qu’il s’abaisse, s’anéantisse et doucement s’humilie, qu’il captive son activité, et apprenne l’oisiveté et cessation de son agir convenable. Oisiveté, dis-je, non pas telle quelle ou bien tout à fait sans rime ni raison, mais le tout accommodant proportionnellement, et à mesure que le requérera l’avancement qu’elle fera en cet état, ce qu’il faut que la lumière intérieure enseigne ; qu’elle se serve aussi du petit livret intitulé « L’abnégation intérieure » [253], car il est fort singulier pour ce passage ici. Et si l’âme fait ainsi, à savoir (m264) si elle prend garde d’opérer quand elle peut, et aussi de quitter son opération en temps opportun, elle trouvera combien de difficulté il y a d’apprendre cet esprit à se tenir coi et se taire, voulant toujours agir et opérer, non pas qu’il ne soit content de cesser après avoir entendu qu’il le faut faire ; mais c’est que ce reste [254] doit être opportunément pratiqué, et ne pouvant si clairement voir ni discerner quand ou comment, craignant de tomber en oisiveté vicieuse comme de ne pas coopérer quand il est nécessaire, pour ne manquer à son devoir, toujours étant enclin à se mouvoir, agir et chercher.
La raison de cette sorte d’opération ici dans l’esprit, et pour autant que voici l’âme parvenue jusqu’au sommet de la mesure [255] de son intelligence propre, et au bout de ses puissances intelligibles quand est de ses forces naturelles, (m265) et partant, au lieu d’agir et d’opérer, s’élevant avec sa vivacité ou sa pointe à quelque chose par-dessus soi, ne peut ici, pour bien coopérer à son avancement, rien faire autre chose pour tout, que bien doucement, humblement et pacifiquement s’humilier, s’abaisser et se plonger en une profondeur sans fin, sans fond et sans mesure qu’elle appelle son néant, et ainsi s’humiliant elle s’exerce comme un ramas [256] de toute sa mesure intelligible en un point ; tout immédiatement après quoi sans aucun milieu ressentira au-dedans de soi, et dedans le pourpris [257] de son être créé ou naturel, une autre capacité qui n’a ni borne ni limite, comme une région d’amplitude, d’étendue infinie, laquelle chose ainsi immense n’est pas comprise de l’entendement, car il demeure un cas avec toute la sphère de son pourpris, activeté et limite, enseveli et (m266) outrepassé, duquel il n’est plus nouvelle non plus que des autres puissances inférieures, qui sont outrepassées.
Mais c’est que l’âme s’y sent être introduite par manière d’être, comme si elle était cette capacité, et que cette capacité si ample fut quelque chose ou partie de soi-même. Et depuis cette introduction en une telle amplitude intérieure, tout ce qui se passe et s’y agit avec Dieu, se fait d’une façon passive, recevant seulement et non coopérant.
Car il n’y a nul moyen d’accroître ou diminuer chose aucune si beaucoup de choses lui sont données ou se font en elle autant à elle et non plus que si rien ne lui était infus : il faut qu’elle demeure ainsi avec rien, ne pouvant rien avancer de ses propres forces.
Imaginez-vous d’ici en avant tout le naturel pouvoir de la créature outrepassé, et que cette chose immense, (m267) qui est la région déiforme, est par-dessus sa mesure créée : voilà pourquoi, ou la fusion actuelle de l’opération divine la possède du tout [tout-à-fait], ou bien cette infusion passe comme l’impression d’icelle.
Il est encore quelquefois comme étant qu’elle n’a pour tout son opérer, que certaines petites industries intérieures, si minces, si petites et si spirituelles qu’elles sont du tout inexplicables par parole, avec lesquelles néanmoins elle se tient en soi-même occupée et jamais oiseuse, quoique bien en repos en Dieu.
Or jaçoit que [Or bien que] l’âme prend dès ici tout son opérer propre, c’est chose néanmoins quasi incroyable d’infinies opérations qui restent encore, et qu’elle recevra dans cette région divine, de plus haut en plus haut toujours ; que serait-ce donc sinon que toutes infusions divines, opérations de l’amour et de l’esprit divin, (m268) auxquelles l’âme ayant perdu son opérer ne fait que recevoir, s’y plonger, s’abîmer et se perdre.
Et voici pourquoi tous les mystiques et spirituels veuillent toujours appeler cet état ici passif, d’autant qu’ils expriment si clairement que tout ce qu’ils en reçoivent est purement infus de l’Esprit divin, ayant tellement outrepassé les limites de leurs puissances naturelles et perdu l’activité d’icelles qu’il ne reste plus rien d’elles que la capacité de recevoir, d’être mus et d’être remplis, et non d’agir, se mouvoir ou coopérer de soi-même.
Mais pour retourner à notre propos touchant le terrassement et l’anéantissement de l’esprit, c’est une guerre de souffrance intérieure, la plus admirable du monde : tout est en angoisse indicible dans l’intérieur, et il n’y a si osé qui ait la hardiesse de se (m269) douloir [se désoler] ou lamenter ni à Dieu ni à soi-même, ni à personne, parce qu’il faut que l’acte de coopération de l’âme soit paix, joie et tranquillité ;
lequel acte ou disposition pacifique, si elle s’échappe une fois et que l’esprit impatient condescend à se lamenter ou sortir de cette opération, c’est grand cas, si l’on pouvait expliquer le désordre qui se retrouvera là-dedans ; or il n’y a rien de plus à craindre que ce désordre et tumulte intérieur ;
et partant, que la nature en bas souffre tant qu’elle voudra, que l’esprit même soit réduit au petit pied tant qu’il plaira à Dieu, il faut, si l’âme veut coopérer à son avancement, qu’elle garde la paix, sérénité et tranquillité, embrassant de toutes ses entrailles cette œuvre de l’Esprit divin, faisant que tout cède à lui, qu’on obéisse à ses lois, et que l’on fasse joug à ses (m270) volontés, et surtout que l’âme en vos passages ici ne redoute de se laisser doucement choir comme tout en soi-même, car bien qu’il lui semblera quelquefois venir tout en son pur naturel, ou comme tout extérieure et hors de Dieu, ce sera néanmoins par ce moyen que cette pauvreté spirituelle ou privation des grâces sera changée en richesses spirituelles, en jouissance essentielle, comme elle expérimentera ; et déjà avons touché et expliquerons encore plus amplement en l’état suivant.
Seulement je dirai pour conclusion du présent état de privation, que l’esprit ayant appris cette opération d’anéantissement et de rabaissement, ayant entièrement cédé, et se [s’être ?] pacifié en dessous [de ?] ces merveilleux effets du (m271) divin Esprit, l’on ne saurait assez dire combien humble, combien dompté et combien abandonné qu’à Dieu, que le voilà,
tout son opérer n’est plus qu’un doux rabat de sa pointe ou de sa vue intérieure au-dessous de l’Esprit divin, mais lequel pourtant est de si grande efficace que pour ce seul acte il se dépêtre en un instant de toute telle tentation, mouvement ou imagination, que le diable ou la nature pourrait causer en l’inférieure. Et partant donc, cette âme étant en telle disposition, Super quem resquiescat ipsum ... ? Et cujus erunt optima quaeque Israël ? [258] (m272)
Ayant à traiter de ce dernier état, je veux être autant bref que Dieu y est abondant en ses opérations divines. Car comme Il possède intérieurement en cet état la créature, en usant comme de son instrument du tout façonné à son divin vouloir, Il la remplit tellement de Soi-même que c’est Lui qui la meut et l’anime en ses opérations. Et laquelle partant n’a pas beaucoup besoin de nos lois ou instructions (m273) après qu’elle aura passé les premiers commencements de cet état, et qu’elle y sera un peu habituée.
Néanmoins, pour en dire quelque chose, il faudra que, si je me veux expliquer que je concours souffrant pour être aux mêmes termes et façons de parler dont nous avons usé ci-dessus en l’état de la présence de Dieu. Et toutefois il y a autant de différence d’un état à l’autre qu’il y a du ciel à la terre. C’est néanmoins la même région, et ces mêmes opérations divines, mais si autrement participées qu’il y a presque une différence infinie de la forme intérieure en laquelle l’âme est en cet état, à celle en laquelle elle était au degré précédent de la présence de Dieu.
Ayant donc laissé l’âme en cet état précédent de pauvreté spirituelle, encore tout en soi-même, bien qu’en cette puissance supérieure, Dieu y opérant (m274) que la cessation de son activité selon icelles, pour commencement de cet état je la reprendrai là-même, pour tant mieux conséquemment pouvoir déduire le progrès du chemin : toute en soi-même donc qu’elle est encore, ne sachant où s’adresser, ni comment se pouvoir aider pour ne savoir quelle opération de Dieu elle doit suivre afin de s’y disposer.
Dieu resserrant merveilleusement cet esprit dans ses bornes, qui volontiers s’élèverait à Dieu par-dessus soi, tout ce qui lui peut venir d’élévation, méditation, imaginations, élévations internes, ou pensée de quoi que ce soit, doit être doucement négligé, et là laissé pour demeurer tout en soi-même en sa partie supérieure, en une paix et sérénité d’esprit, quoique pauvre et dénuée de toute chose, voire de Dieu même, sans élévation, sans imagination (m275) et sans occupation autre qu’une solitude intérieure,
avec un cri muet au centre de son cœur à Dieu, son Père, son Seigneur, son Dieu, son amour, lequel lui demeure encore caché, inconnu et invisible, comme l’implorant à son secours avec toutefois une agréation [sic ;259] tacite à tout ce qu’il opère en soi, et ainsi doucement se tenant l’âme toute recolligée en soi-même, jusqu’à ce qu’en cette façon elle regagne toutes les puissances de son âme, et les ramasse toutes en tas au centre,
où la première chose qu’elle y doive ressentir appartenant aucunement à ce dernier état, est l’opération divine en ce centre, qui est crainte pénétrant fort doucement, mais intimement à merveille tout le cœur de sa créature la faisant fort ardemment, quoique pacifiquement, respirer en amour, en joie et en paix, dilatant ce centre (m276) et l’ôtant un peu de la pressure et resserrement, auxquelles cette âme s’était si longtemps tenue, de crainte qu’elle avait d’échapper et s’émanciper des liens et de la captivité du divin Amour.
Et moyennant ces divins traits, voici qu’elle commence à ressentir des petits rayons de connaissance de cet état suprême et sublime commençant bien à voir au-dedans de soi que, laissant son être créé à la porte, elle entre dans l’être divin comme dans une région de merveilleuse amplitude, commençant ainsi d’ici en avant à entrer dans les grandeurs de son Dieu, et a connaître par expérience les merveilles d’iceluy, avec telle modestie néanmoins, humilité et abnégation de soi-même qu’elle ne pourrait pas à peine quand elle voudrait s’attribuer choses aucunes des faveurs, grâces ou quoi que (m277) ce soit que Dieu puisse opérer en elle, à raison du grand ressentiment de son néant, de son rien, que lui a causé l’état de pauvreté précédent.
Au commencement toutefois, ces premières opérations de Dieu ne continueront pas trop long temps, et ne laissera pas d’entredeux de se retrouver derechef en sa pauvreté première, quoique sachant un peu mieux s’aider, pour avoir vu où se tournera l’opération divine, laquelle si longtemps avait été cachée. Ainsi néanmoins coopérant au mieux qu’il lui sera possible après ces divers essais, ayant goûté préparatifs et petits rayons d’expérience, ces divins traits deviendront plus continus, plus ordinaires et plus fréquents.
Tout ceci néanmoins se passe encore au centre, et comme au cœur, et non pas encore dans l’esprit, car ces traits ici sont traits (m278) passagers, que Dieu opère dans ce centre, quand il lui plaît, dilatant l’intérieur et renforçant le courage, et confirmant fort la volonté au bien per modum gratis et vitantis et presaenientis, à la façon des grâces prévenantes, parce que, sans que la personne sache quoi ni comment cela lui est venu, elle se sent tout en mouvement de cœur, en affections d’amour de Dieu ;
et depuis que Dieu a commencé cette opération en son centre elle est encore quelque bonne espace de temps sans rien ressentir de l’esprit, toute sa coopération intérieure étant en conformité de ces divins traits, sans qu’elle ait laissé à son opération propre, ne faisant que se plonger, s’abîmer et (m279) se perdre dans ce centre et y rabaissant et ramassant tout soi-même, et même comme y resserrant et ramassant Notre Seigneur avec actes internes tous mêlés et inexplicables, mais aussi quelquefois tout formés mentalement en ce centre à Notre Seigneur comme ainsi possédé, resserré et embrassé, l’appelant son cœur, son bien, son tout, etc. Et toute telle amplitude, hauteur et étendue qui s’y pourrait présenter en l’esprit et les ramasse, rabaisse, et rappelle tout dans ce centre.
Il y a nonobstant tous ces embrassements de Dieu au centre, je ne sais quoi de secret instinct, qui la fait comme vouloir encore avoir quelque regard en haut vers l’esprit à Dieu, sans savoir quoi ni comment ni ce qu’elle cherche. Or bien (m280) que nullement je rejette cet instinct, pour bien faire néanmoins, qu’elle se plonge, se perde, et que s’immerge ainsi hardiment toute en ce centre, comme s’anéantissant toute en icelui de dessous de Dieu, qui est au sommet de l’esprit, quoiqu’inconnu, non encore expérimenté ni ressenti, sinon comme j’ai dit par ces traits passagers au centre qui sont fort divers à l’autre façon que l’on ressent en l’esprit. Et qu’elle n’élève pas le cœur de son désir en haut, mais plutôt l’humilie, le rabaisse doucement comme craintive, et n’osant plus rien faire autre chose que dedans s’humilier et s’anéantir devant Dieu.
Et ceci contient une fort profonde disposition pour la jouissance de l’Esprit divin, qui doit suivre après, (m281) laquelle se fait non plus par aucun effort, coopération ou industrie propre, mais par pure infusion divine, et simple souffrance de l’opération de son Amour infini.
Après donc toutes ces choses dites, suit en la fin la vraie et essentielle jouissance de l’Esprit divin, laquelle se fait per medium actus intellectus, comme acte de volonté, ou partie amative. Il se fait ainsi quasi per modum informationis, comme une autre forme divine informant tout l’âme et lui donnant un autre être que non pas le sien naturel, à savoir divin, déiforme et superessentiel.
Je dis, « comme informant », car il n’est (m282) pas du tout ainsi. Et Dieu ne transforme pas l’âme, mais c’est la façon qui en approche de plus près pour la pouvoir donner à entendre, et vraiment est fort semblable, et de fait lui donne un autre être de grâce, duquel d’ici en avant elle s’en ira unir avec les opérations conformes à icelui, desquelles le principe comme formel sera le Saint-Esprit, qui ainsi l’anime, la vivifie et lui donne cet être superessentiel.
Elle entre donc, ou plutôt elle est faite digne de la jouissance de ce divin Esprit, mais à l’ordinaire de l’opération de Dieu, à savoir peu à peu : premièrement, cet Esprit la saisira, engloutira et la fera perdre toute en soi ; d’ici un jour, ici plus et moins ; de là retournant (m283) encore aux opérations plus basses ; et puis cet Esprit divin retournera derechef avec sa présence. Et ainsi plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il prenne tout à soi cette créature et qu’il la fasse vivre toute de cette vie divine, n’y ayant plus rien d’autre en elle que ce divin Esprit, qui la remplit, anime et la possède du tout.
Et voici proprement ce qu’on appelle la loi superessentielle ou déiforme, et l’état de perfection selon lequel Dieu est si entièrement possédant cette âme et son Esprit divin tellement comme informant toute l’âme ; et quand elle entre en soi-même, elle n’y trouve que Dieu, et plus rien de soi-même, encore qu’elle voudrait, c’est-à-dire (m284) plus rien de son être de pure créature, pour être tout outrepassée soi-même en son état créé, tout épurée en cet être divin, déiforme ou déifié, toute perdu enfin dans cette vie de l’Esprit divin.
Et lui est avis qu’il n’y a plus rien en elle que Dieu, ayant tellement oublié toutes les choses créées et soi-même encore, qu’il lui semble qu’il n’y a plus rien que Dieu, comme s’il fût devenu son âme, et qu’il fût la forme de son corps.
Notez qu’en cet exercice il y a plusieurs mots qu’il ne faut pas entendre selon la lettre simple, mais selon le sens spirituel et mystique, car l’âme aimante ne perd jamais son être essentiel de nature humaine pour se revêtir de l’être (m285) divin. Mais elle perd son être naturel quant à sa corruption accidentaire et quant à ses opérations naturelles, étant revêtue du nouvel homme, qui est créé selon Dieu en justice et sainteté de vérité comme dit saint Paul aux Ephésiens, de sorte que, quand l’âme se dit être transformée en Dieu, déiformée ou déifiée, identifiée avec Dieu et Dieu même, et semblables façons de dire, tout cela se doit entendre par participation, par grâce, par ressemblance, et par union d’amour, qu’on appelle quelquefois affective, métaphorique, et avec…,
comme dit Tauler après d’autres Pères spirituels, et expliquant commodément ces choses par la similitude du fer, charbons ardents, de l’air illuminé des (m286) rayons du soleil, de l’eau jetée en petite quantité dans un vaisseau de vin, et semblables ; car ainsi que le fer rouge est tout changé en feu, duquel il a revêtu ces nobles propriétés, de même l’âme est faite Dieu, et opérée divinement par la grâce informante, tant Dieu lui est merveilleusement identifié par cet être divin qu’il lui confère, vivant de là en avant ainsi toute non seulement en Dieu, mais tout Dieu, et déifiée qu’elle est par identification de grâce ; étant l’âme par grâce ce que Dieu est par nature, et ayant oublié toute distinction de soi avec Dieu, pour être faite un même esprit par amoureuse adhésion.
Et ceci non seulement pour peu de temps, comme peut-être on le pourrait (m287) penser, mais pour fort longtemps, et peut-être les années entières se passeront avant qu’elle sorte de la jouissance de cet état superessentiel ; car ce n’est pas comme de l’autre opération, que j’ai dit pénétrer le centre, laquelle est passagère, se faisant per modum transiuntis, mais elle est durable, stable et permanente, durant tout lequel temps est aussi connaturel à l’âme de vivre de cette vie divine, comme jamais il lui fut de vivre de sa vie naturelle ; et étant si naturellement poussée et encline à tout ce qui est de Dieu et de son service divin, que jamais elle fut encline à soi-même vivante selon sa nature, comme elle dit ici avec toute assurance ! Mihi (m288) vivere Christus est, et mori lucrum ; vivo ego jam non ego vivit vero in me Christus, c’est-à-dire : Mon vivre est en Jésus-Christ, et le mourir m’est un gain ; je vis, non par moi, mais Jésus-Christ vit en moi [260].
Des choses au reste qui se passent avec Dieu en cette région après cet être déiforme, sont choses du tout ineffables, Sunt arcana verba quae non licet homini loqui [261]. Et jamais on ne serait capable, car même l’âme qui en a l’expérience et jouissance et quasi incapable de si grandes merveilles, a peur de soi-même de se voir en merveilleux état ;
comme elle est aliénée des opérations de créature humaine, j’entends quant aux actes internes, pource (m289) que, quant aux actes extérieurs, la personne opère toujours à la façon ordinaire des autres hommes, selon que porte l’exigence des vertus morales,
réservé seulement que son comportement extérieur est plus doux, modeste, gracieux, bénigne, paisible et posé que celui des autres, et comme elle est si toute passée en l’Esprit divin, si identifiée avec Dieu qu’elle se semble à la manière susdite, Dieu, déifiée et toute divinisée, Dieu lui étant soi-moi, sans avoir d’autre distinct de soi, à qui elle se puisse adresser comme à son Dieu, son Seigneur, etc.
Car elle se voit soi-même être Tout, ou bien un grand Tout être soi-même, pour la grande ressemblance qu’elle a avec Dieu, à la façon que le feu brûlant semble (m290) plutôt être feu que non pas fer ; et si elle chante les louanges divines, c’est soi-même qu’elle loue, c’est-à-dire celui qui est fait soi et son moi par grâce ; ainsi à cette âme, Dieu lui est fait soi-même, par grâce, et non par nature, par amour qui change l’amant en l’aimé.
Il y a cela en cet état que l’âme ne reçoit quasi aucun intérêt qui soit, pour être par trop perdue et anéantie en soi-même, toutes les puissances intérieures qui seraient pour en recevoir cet intérêt, goût, saveur ou contentement, étant tellement assoupies, rendues insensibles et outrepassées, et n’y ait plus que ces divins traits passagers, dont nous disions tantôt se passer comme actes (m291) de volonté, lesquels pour être ici en leur vigueur plus que jamais, quoique plus indistinguibles, ce fond si doucement et si ineffablement fondu en amour qu’il lui est facile à conjecturer que cette région divine n’est rien autre que les faubourgs d’éternité, et qu’il n’y a que la paroisse de cette vie mortelle qui la sépare d’avec les bienheureux.
[ligne blanche]
Alors de la jouissance de ce trait divin passager, qui se fait encore outre la présence de l’Esprit divin, la disposition de cet âme n’est que paix et que joie au Saint-Esprit, immobilité et impassibilité (m292) en telle sorte que, quand elle voudrait, elle ne pourrait se contrister, se douloir ou lamenter pour chose qui soit, tandis que cette jouissance dure.
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Car tout ainsi que lorsqu’elle était au milieu de pauvreté et de privation, elle se voyait si pauvre et si désolée qu’il lui était avis que Dieu même n’est pas quasi puissant assez pour la pouvoir ôter de si grande détresse, ainsi au contraire maintenant elle se sent si éloignée de toute douleur et angoisse ; et quand bien Dieu la voudrait envoyer en enfer, moyennant qu’elle retienne cet état intérieur, elle n’endurerait rien. (m293)
Et de fait quand Dieu la veut faire endurer et mettre en l’état de souffrance, il faut que avant toute chose il lui ôte ce divin être, comme il fait quand il lui plaît.
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Après donc ces merveilleux élèvements, cette si grande connaissance, Dieu la laisse peu à peu retourner à elle, revivre la vie ordinaire des exilés de ce monde, la faisant descendre jusqu’aux premiers degrés de cette région déiforme ; de là encore plus bas hors d’icelle, tout en soi-même, jusques que même au plus bas de la nature inférieure, et en si grande pauvreté et privation de toute grâce (m294) qu’elle fut dernièrement avant cette jouissance divine ; avec cette différence toutefois de son côté, qu’ayant ainsi eu l’expérience de la fin de cette œuvre, elle est hors de tant de doutes qui l’accablaient la première fois qu’elle y passa, n’y trouvant pas tant de difficulté, comme ayant trouvé ce secret, et sondé le fond de cette pauvreté.
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Et puis derechef après ces rabais et cette pauvreté, il la fait de nouveau peu à peu relever aux opérations supérieures, et enfin à la jouissance divine comme dessus. (m295)
Et toujours ainsi par vicissitude jusqu’à la mort.
Et ne faut pas que vous pensez que ces élévations et ces rabaissements se fassent en peu de temps et que ce soient subites élévations, comme au commencement de la perfection. Car les années entières se passent tandis que Dieu la tient en jouissance, et autres années encore tandis qu’il la met dehors.
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Mais toutes ces opérations d’élévation et de rabaissement, de pauvreté extrême et de richesses regorgeantes (m296) rendent si usitées à l’âme que toute difficulté qu’il y avait de son côté, se tourne en coutume et facilité, n’y ayant rien maintenant quant à ses opérations intérieures, qu’elle ignore, les pouvant suivre d’ici en avant depuis le plus bas jusqu’au plus haut de son âme. [262].
Et s’il y a de la science conjointe à cette expérience, il n’y aura guère de chose dont on ne sache le pourquoi ou le comment, le rapport et leur fin. Toutefois, c’est de mieux en mieux selon que, profitant toujours, l’âme est divinement éclairée par tant d’expériences qu’elle fait de ces opérations divines, lesquelles (m297) [263] sont autant plus fréquentes, plus sublimes et plus efficaces, que l’âme est plus fidèle à son Bien-Aimé, lorsqu’elle rabaisse en soi-même, et est frustrée de l’opération de la grâce et constituée en déréliction et pauvreté.
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Or la fidélité de l’âme en son aridité consiste à se maintenir en pureté de conscience, à fuir tout péché et toute vocation de péché, et s’exercer vertueusement et soigneusement en toute vertu, selon son état et condition, mortifier soi-même en tout ce que la nature recherche pour son soulagement et réconfort, qui n’est point de juste nécessité.
Car tant ainsi qu’il ne faut point être trop libéral ni trop facile à accorder à la nature ce qu’elle demande pour sa consolation ou nécessité apparente, n’étant que pour l’ordinaire que beau prétexte (m298) qu’elle invente pour couvrir l’amour-propre qui vit toujours, et est autant plus subtil que plus relevée est la personne, de même au contraire il ne faut pas être trop rigoureux et austère à soi-même, pour ne vouloir prendre ses nécessités corporelles, signamment et principalement au temps de la déréliction, non pas pour tirer soulas [joie] des créatures et choses sensuelles, mais pour tenir le corps dispos et sain, pour s’entretenir en la voie et allégresse intérieure, dont est parlé ci-dessus, étant cette joie une si propre disposition pour la réception de la grâce ; là où que l’âme triste, morne, chagrineuse et mélancolique serait griève à soi-même, fâcheuse au prochain, et malpropre pour recevoir l’opération du Saint-Esprit. Bien entendu toutefois que cette allégresse soit ornée de modestie, aussi bien que le régime et gouvernement du corps de discrétion.
Il y a un certain hérétique qui enseignait (m299) que l’âme pouvait venir à telle perfection en cette vie, qu’elle ne serait plus sujette à aucune loi divine ou humaine, mais libre pour vivre comme bon lui semblerait, et pour faire tout ce qu’elle voudrait : cette opinion est fausse et hérétique, car tant que nous vivrons, jamais nous ne serons exempts des commandements de Dieu et de l’Église, ni aussi des obligations générales et particulières qui touchent à chacun de nous selon notre propre état.
Et semblablement jamais ne s’est trouvée, et jamais ne se trouvera si haute et si sublime perfection en une âme que pour être disposée et libre de la pratique des vertus, quand les occurrences le requièrent et l’obligation chrétienne se présente, soit à l’endroit de Dieu et œuvres du culte divin ; soit à l’endroit du prochain, des œuvres de charité et justice ; soit à l’endroit de soi-même, des œuvres de tempérance et force et de prudence etc., ne fut que pour lors l’âme ne soit privée de l’usage (m300) de ses puissances, comme étant un état, ou ravissement.
Partant, encore que la personne soit parvenue à cet état de grâce superessentielle, ou à tout le moins qu’elle pense y être arrivée pour avoir reçu et participé au don de Dieu surabondant, elle ne se laissera [pas] néanmoins persuader qu’il ne faille plus rien faire ni vaquer à son intérieur, jouissant de la grâce quand elle se présente, ou bien l’attendant les bras croisés, quand elle est absente, mais elle devra être diligente à se régler en son intérieur selon qu’il est expliqué ci-dessus, et en son comportement extérieur se gouvernera extérieurement selon que j’ai dit et noté ci-dessus brièvement, pour lui donner occasion de toujours croître en perfection et se garder de tromperie.
Avisant répondant cette âme de ne point s’adonner aux choses extérieures qui pourraient mettre empêchement (m301) au retour de la grâce, et ne s’inquiéter en multiplicité et négoce, encore que vertueux non nécessaire ; car il faut toujours avoir un soin spécial de se considérer en paix, et faire toute chose si à propos, avec telle paix, ordre et mesure, que l’Esprit de Dieu aille et vienne en nous comme il lui plaît, sans obstacle, et que nous nous acquittions de nos obligations sans aucun pensée et intérêt de notre conscience et de notre avancement spirituel.
Et faisant ainsi, nous viendrons par-dessus toutes lois non pour ne les observer, mais pour nous soumettre à icelles, et les garder sans répugnance, contradiction ou rébellion, mais avec gaieté de cœur et tranquillité d’esprit, comme étant en la liberté et possession des enfants de Dieu par amour et par la grâce. Amen. (m302)
J’ai spécialement à la fin de cet exercice [264] couché quelque chose du devoir et de la fidélité de l’âme, non que je ne sais ce qu’en cet état superessentiel elle n’ait la connaissance de ce qu’elle doit suivre et faire, tant pour les illuminations diverses qu’elle a reçues que pour tant d’expériences par lesquelles elle a passé, mais pour expliquer seulement par forme de mémorial en quoi consiste cette fidélité, et spécialement pour ces âmes qui ne sont encore du tout illuminées, et surtout pour celles qui pourront [265] peut-être peu [faire ?], sûres d’être parvenues à cet état, et ne le seront point en effet, lesquelles pourtant seraient plus sujettes à déception.
Une autre raison est que, comme la personne, tant qu’elle vit en ce monde, est toujours sujette à l’infirmité humaine, et par ainsi peut déchoir de (m303) l’état de grâce (comme il est advenu à plusieurs) et tomber en péché, et enfin à la damnation éternelle facilement, lorsqu’elle est délaissée en sa pure nature et l’opération naturelle, elle pourrait tomber en quelque faute, et de fait souvent elle pèche et offense Dieu…, la plupart [du temps ?] toutefois sans malice, par négligence et par passion subite ; et [il se] pourrait être que, par une spéciale providence, Dieu ne laisserait tomber en quelque gros péché pour l’humilier, en cas qu’elle viendrait à se déchoir et rentrer en présomption, en orgueil et propre estime de soi-même, ce qui toutefois n’arrive que fort rarement, pour le soin particulier que Dieu a de cette âme.
Il peut toutefois bien arriver, selon la dispensation des jugements divins selon lesquels Il le permet quelquefois justement et miséricordieusement, et (m304) partant se faut-il toujours maintenir en humilité sans se laisser emporter à cette persuasion que l’on soit parfait, parce que nous avons toujours à mortifier jusqu’à la mort, ne se trouvant en cette vie jamais fin à notre amour propre : aussi pouvons-nous toujours croître en la perfection de l’amour de Dieu, de la foi, espérance, et toute autre vertu infiniment.
Même en Paradis durant toute éternité, jamais les bienheureux n’aimeront tant Dieu qu’ils le puissent toujours aimer davantage, car Dieu au-dessus de tout amour créé est toujours infiniment aimable ; c’est pourquoi à tout moment se renouvellent les esprits, et les âmes généreuses en l’amour et jouissance de la divinité, sans jamais se pouvoir assouvir, étant néanmoins toujours parfaitement rassasiées et contentes. [266]. Amen. (m305)
Dieu :
Je ne demande qu’une tendance de cœur en haut après moi, au-dedans de son âme, avec intention de me posséder et jouir de ma très délicieuse présence, en esprit et en vérité.
Et voilà tout ton exercice, voilà la substance, l’entité et le sommaire d’iceluy : ne doute point, ne te met en souci de rien, n’aie point peur, car il n’y a point d’autre chose à prétendre. (m306)
Or cette levée et tendue [267] de cœur doit avoir six conditions pour être efficace, agréable à moi, et bientôt parvenir en Esprit, dont la première est doucement, ou bien intimement :
Ton introvertie tendue de cœur vers le sommet de ton âme après ma jouissance doit être surtout fort intime. Car la vraie introversion spirituelle consiste en désirs intimes et profonds, aux uns douceur et délicatesse de cœur non pareille.
Prend donc bien garde à ceci, si tu veux avancer, et… du plus profond de ton intimité ces aspirations, souhaits et désirs, avec un silence plaisant sans émouvoir le cœur matériel, car cela est sujet à imperfections, à l’amour (m307) propre et présomption. Et je t’assure qu’il n’y a en toi non plus d’introversion que d’inflammation de cœur ; ou bien non plus que tu entres profond et dans ton cœur, vu que ce désir intime de ton cœur, plaisamment excité et enflambé, conduit en haut par le vol et concept de l’intellect confus [268], est proprement le pied de ton âme : si donc tu ne l’as, comment arriveras-tu à moi, qui ne prend plaisir qu’à avoir et jouir de ton cœur ? Ne sais-tu pas encore que c’est de ton cœur, que combien oublieux de ma majestueuse Altesse, de ma gloire et de moi-même.
Je suis, ô âme, ma sœur épouse, tu as blessé mon cœur en un de tes yeux, et en un cheveu de ton col. Partant, ma fille, donne-moi ton cœur, et mes délices seront d’être avec toi : je t’aime extrêmement et je te pourchasse, comme si mon être et tout mon bonheur dépendait de toi ; et je ne veux faire autrement ; ma vérité, (m308) et mes promesses sont telles, ma bonté infinie me la fait faire, tu es ma chose, ma créature, mon image, et semblance ; ne te scandalise point de moi, si je ne me communique point sitôt, et comme la nature le voudrait bien. J’ai plus grand soin de toi que tu n’as de toi-même. Ne me crois-tu pas, ne te veux-tu pas fier en moi, ton Dieu, ton Maître, ton Père, et même ton Époux. Je veille nuit et jour pour toi, moyennant que ton cœur veille à moi. N’ayez point peur, n’ayez point de scrupule, ne doutez d’arrière-pensées, quand ce sera ce qui t’arrivera en chemin d’esprit pour ce que je t’aime, et veut embrasser d’un si vaste et privé amour, que je ne me veux trouver en toi nul milieu, d’autre appui, pensée ou affection qu’à moi seul. Qu’as-tu à faire du reste des hommes, des créatures ? Ne suis-je pas ton Dieu en tout, ta joie et liesse, ton bien et ta gloire, ta fin finale et béatifique ? (m309)
Ma fille, il n’y a vérité qu’en moi seul (tout homme est menteur), fidélité d’amour qu’en moi seul, stabilité, immutabilité, assurance qu’en moi seul. Commet donc ton cœur à moi hardiment, avec une foi virile, une attente certaine, une assurance filiale. Je ne saurai, ni ne voudrai, ni ne pourrai jamais mal faire, qui suis la bonté même fontale. Oui je l’ai promis de me donner et t’infondre ma personne, donner mon Esprit à ton cœur amoureux.
Si vous autres étant misérables et mauvais, savez bien élargir à vos enfants les biens qui vous ont été donnés, combien à plus forte raison moi qui suis… Père ! Elargirai-je, et donnerai-je le bon Esprit, à ceux qui me le demandent ? Je l’ai donné à tant de mes amis ci-devant, et encore à présent tous les jours, à ceux qui cheminent par ce livre, joyeux et franc chemin d’intime désir (m310) et amour de cœur.
Partant, que ton opération soit forte, intime, profonde et cordiale, assaussée [269] d’une douceur fondue, car ainsi l’introversion est plus spirituelle, moyennant que l’intellect se guide entre-deux, et parfois aussi haut qu’il peut, pour enflamber davantage le cœur, et on approche plus près de moi ; et enfin l’aspiration, ou désir du cœur à moi, deviendra si vigoureux, puissant et dilaté que cette entité aspiratoire et amoureuse te remplira toute, et de telle sorte que le cœur sauldra [270] à tout moment après moi de soi-même, sans pouvoir être distrait de rien du monde.
Bien entendu toutefois que tu ne sauras encore que c’est du désir intime jusqu’à ce que tu auras acquis la susdite entité, c’est-à-dire que tu seras bien profond descendu et parvenu en la partie amative de ton cœur, car lors approuveras-tu orprimes [271] (m311) que ces désirs intimes sont doux, pénétrants, subtils et merveilleusement plaisants, et spirituels, éloignés de toute agitation, bruit et turbulences du cœur matériel. C’est par eux qu’on me blesse et navre ; or le cœur se dilatant joyeusement, je ne puis que mes grâces n’y entrent, et moi quant et quant [en même temps].
Jusqu’à tant que je t’ai découvert ma grâce et moi-même, tu dois comme dessus respirer intimement, joyeusement et doucement, mais avec une douce et grande simplicité intérieure, comme un enfant vers son Père, m’aimant simplement de bon cœur, puérilement, enfantillement, tendrement, prenant cependant toutes rencontres, toutes aridités et changements de cœur, comme aussi tous affronts des créatures et de (m312) ma main, sans t’inquiéter, soucier ou troubler pour chose du monde, car c’est vraiment moi qui l’ordonne et pourvoie ainsi pour ton bien. C’est moi, ton Père et ton Dieu, qui te l’envoie, par mille et mille diverses occultes et telles sages inventions d’amour. Joie va toujours regorgeant le Royaume de Dieu premièrement, et je pourvoirai puis après du reste. Viens toujours à moi comme un vrai simple enfant, et moi je te pourvoirai en tout comme Père : ne te met en souci avant le temps, pour ton corps, pour le vêtir, manger, boire ou expédition d’aucunes affaires du monde ; fais-moi tant d’honneur que de me fier et réputer si bon, si sage, si fidèle, si vrai, si ami, si charitable et principalement en tes plus grandes nécessités, où toute raison humaine manque. Il y a moins d’apparence de succès et d’adresse, que tu t’assures en toi-même, en ton cœur, que jamais (m313) je ne te laisserai, que j’y pourvoirai et que j’en viendrai bien à chef contre tout conseil et opinion des hommes. Fais-moi, si plus tu m’aimes (comme un cordial et simple enfant son bon père) encore un bien plus grand honneur, que nonobstant que telles attentes ne succédassent, que le tout te vint à rebours de ta prétention, tu n’amoindrisses en rien la bonne opinion que tu as de moi ton Père, et de ma bonté : ne te scandalise, j’y pourvoirai.
C’est bien lors chose qui me plaît fort que ton introversion intime et simple soit conditionnée d’une confiance admirable, comme attendant à chaque heure et moment ma venue, ma communication et infusion de ma sainte présence. C’est cette assurée et filiale confiance en moi, ton Dieu, et ton bien, et fidèle Père (m314) qu’il te convient avoir, et rend sans faute l’introversion plus sublime et intime, et accompagnée d’un vol d’intellect donné comme des ailes au cœur, le rendant plus léger à l’aspiration. Cette confiance en ma seule et infaillible bonté te rend plus immédiate et sans milieu, car elle ôte ce grand et vilain entre-deux qui tant me déplaît : la confiance et appui sur toi-même sur tes désirs et aspirations, même de ton cœur, car bien que tu dois fort efforcer, si ne dois-tu pas efforcer en ton art d’aspiration ; et si tu penses être quelque chose, n’étant rien, tu te trompes. Penses-tu mériter un brin de cette grâce et mon Esprit ? C’est moi qui le veux et dois donner, mais purement gratis, étendue de ma seule libéralité, bonté, magnificence, courtoisie et amour infini que je te porte ; seulement requérais-je que par ta négligence (m315) tu ne demeures incapable, mais que tu saches ce qui est en toi, m’aimant, désirant et cherchant de bon cœur en ton intérieur.
Ma fille, aie confiance bien que tu sois aride et que tu tombes en péché et interfection : ne diminue en rien le grand honneur que tu me fais en cette confiance candide et cordiale. C’est moi qui t’ai écrit, et c’est que tu es infirme et fragile, même c’est cela que je veux que tu reconnaisses.
Non, je ne suis pas comme les hommes sujet à passion et mutabilité, à amertume ; je t’aime toujours et regarde de bon œil ; si tu te contristes, il y a de la présomption sur telles ces œuvres, car tu pensais être et faire quelque chose sur quoi tu te confiais et appuyais. Je vois volontiers une âme résolue ou résignée en cette confiance en moi seul. Laquelle pour rien au monde ne se trouble ou débauche, mais porte continuellement (m316) cette devise au cœur : le Seigneur vit, en la présence duquel je suis et aspire ; encore qu’il me tue, j’espérerai en lui ; je sais, j’ai confiance qu’il est bon d’attendre en silence le salutaire de Dieu. Mon âme a dit : Le Seigneur est ma partie, c’est pourquoi je l’attendrai, car le Seigneur répond à ceux qui espèrent en lui et à l’âme qui le cherche ; il sera assis solitaire et se taira, d’autant qu’il s’est levé par-dessus soi, car quelle est mon expectation ? N’est-ce pas le Seigneur ? Oui, oui ; cette foi ferme et assurée, espérance en ma paternelle bonté, me plaît fort : tu te peux bien assurer en moi, ma fille, en tout temps, pourvu que je ne haïsse rien du tout ce que j’ai fait ; voire mes délices sont d’être avec les fils des hommes.
Je te donnerai mon Esprit, je l’ai promis, et je ne puis reculer. Ne me serait-ce point une vergogne [honte] de ne pas tenir mon mot, qui suis Dieu (m317) et la même vérité. Je dis moi, et ma parole demeurera stable à toujours et plutôt le ciel et la terre faudra [272] qu’un seul iota se passe en ma loi qui ne soit accompli. Ne vois-tu pas bien, mon amour, que je serai un Dieu du tout léger et folâtre, de te commander à me prier, si je ne le voulais écouter ; à me demander et chercher mon Royaume et mon Esprit, si je ne te voulais le donner ; à heurter avec importunité, si je ne te voulais ouvrir. Ne le vois-tu pas bien, mon amour, que le sang que j’ai épandu pour toi, et la si honteuse et étrange mort que j’ai soufferte, ne sont point marques de haine. Ton Père temporel a [t’] il fait cela pour toi, mère t’a [t’] elle été si fidèle et amie que d’épuiser tout son sang, toute sa force, sa vie pour toi comme j’ai fait ? Va voir depuis un bout de la terre jusqu’à l’autre, va-t’en éprouver entre tous les hommes si tu en trouveras un seul qui t’aime si doucement, si loyalement (m318) et si excessivement, perdant sa vie pour te la donner comme j’ai fait. Ne te suis-je pas vraiment un bon Dieu, un amiable Père, qui ai fait le monde pour toi, les créatures pour ton service, te donner mon humanité à manger, que ferais-je davantage ? Je désire même te donner mon Esprit et ma divinité : demande-moi cela, et aspire y avec confiance, car je suis vraiment source d’amour et de toute grâce.
Je suis un Père tout abandonné au bon plaisir d’une âme amoureuse, qui porte en soi mon image empreinte, marque de la race et noblesse qu’elle tire de moi. Ne cesse un chemin d’amour, opère jusqu’à tant que je te réponde par infusion intérieure : Femme, ta foi est grande : qu’il te soit fait et comme tu le désires ; car si quelqu’un m’aime, il sera aimé de Dieu mon Père, et je l’aimerai aussi, et puis je lui manifesterai moi-même. Et je suis à l’huis de ton cœur, et je heurte : (m319) met à part toute pensée de tes péchés, laisse le tout sur mon sang, et sur ma Passion et justice, car à quoi servirait l’infinité de mes miséricordes, joint que tu me fais en cela grand honneur, me satisfaisant par le simple chemin d’amour, sans autre soin quelconque, comme par une manière la plus filiale, courtoise, efficace et suivie de ses seuls loyaux amis. La charité couvre la multitude des péchés. Ses péchés sont pardonnés, à cause qu’elle a beaucoup aimé. Entre les deux débiteurs évangéliques, il a été donné plus à celui qui aimait le surplus.
Partant, bon courage ; porte toujours ton cœur, ton temple élevé à moi, avec cette confiance de ma venue, regarde de t’y oublier. Il te touche et compte pour posséder un tel bien que moi ; en peu de temps, tu goûteras combien doux est mon Esprit ; je te (m320) donnerai le centuple pour le peu de travail que tu auras fait en fidélité ; si [bien] que tu seras comme contrainte de te vouloir enfuir, pour l’exorbitante affluence de grâces que je verserai en ton cœur, à main large et libérale, comme est céans à ma hautesse et magnificence.
Or afin que ton intime désir produit avec la susdite simplicité enfantille, et confiance très grande en moi, soit plus parfait et efficace, il faut qu’il procède d’un cœur libre de tout endroit de tous côtés, n’étant liée à personne du monde, ni à désirs et affections des choses du monde, ne cherchant la faveur ou bonne grâce d’aucun des hommes, ne désirant d’être bienvenue au cœur de personne, fors que de moi. Et voici où a lieu ce continuel contentement (m321), paix, tranquillité et profond repos de cœur, sur quoi est bâti tout le traité de la paix de l’âme qu’a composé…, car c’est le vrai fondement qu’il faut mettre au-dessous de cette divine et haute tour d’aspirations pour monter en Sion. Tu dois faire grand cas de ce repos intérieur du cœur, autrement il ne t’est possible d’aspirer en vraie introversion. C’est ce qui fait crier mon Augustin aux Complies de mon Église : « Ô en paix, ô en repos ! Je me veux reposer et dormir. »
Partant cherche toujours la paix et poursuis-la ; car plus grand sera le repos de ton cœur, plus intime et goûtable sera l’introversion, et plus joyeuse et plus grande la confiance en moi ; et le vol de la foi par l’intellect sera bien plus sublime, et l’attention à moi plus profonde et présente (m322) et, ce qui est beaucoup, rien ne pourra passer si ton intérieur, soit d’aide divine d’opération de ma grâce, d’inspiration de mon Esprit, que tu ne l’aperçoives et en faire profit, qui sera que tu ne seras pas accusable devant mon jugement, d’avoir négligé mes inspirations.
De plus, comme devant pouvoir acquérir l’essence de quelque vertu, il se faut rendre devant semblable à icelle par acte de nature, c’est-à-dire de même aspect à la façon à elle possible, aussi devant obtenir et jouir de la présence de ma bonté et beauté ineffable au fond de ton âme, où il y a un perpétuel grandissime et vrai repos et quiétude, et tranquillité des…, selon ton petit pouvoir, ne te soucie de rien, remets-toi continuellement en un joyeux contentement et repos intérieur, pour tant mieux et plus intimement aspirer sans jamais penser à autre chose. (m323). Car voilà comment… s’amortissent les passions et distractions sans en faire exercice, et… à penser. Ne pense y avoir autre chose à faire pour toi que de tenir s’il y est, ou remettre ton cœur en tout repos, en l’amour de Dieu et du prochain selon ta vocation, sans troublement et passion quelconque désordonnée ; et ainsi tu seras disposée à tout bien et à tout le bon plaisir divin, au-dedans et dehors.
Partant, bien que tu tombasses mille fois le jour en imperfection et péché bien que par malice, tu ne saurais mieux faire que d’en retirer ton cœur incontinent, tout bellement, tout doucement, sans ruminer ce qui est passé en façon quelconque avec tristesse et chagrin, scrupule et confusion d’amertume ; mais autant de fois que tu te surpasses, autant de fois avec la susdite confiance en moi jointe avec une amoureuse componction (m324) et humblesse, remet ton cœur en repos comme devant ; et ayant fait un retour amoureux, fais ainsi que si tu n’eusses pas tombé. Tiens toujours ton cœur joyeusement avec cette liberté de tout endroit, suspendue comme en air, proposant [273] comme en moi chose que tu fasses soit par charité soit par obédience, car cette suspension et propension amoureuse de cœur libre en repos te contre-gardera de mille et mille autres imperfections occurrentes, et de la perte du temps si précieux que je déteste tant.
Or pour nourrir ce repos de cœur et cette si nécessaire liberté, contre tous événements, affronts, afflictions, aridités, divisions, distractions et images :
Premièrement, tu pourras user de ramassement de cœur, afin que t’accordant s’entendent ces choses que tu n’es obligée de rejeter comme sont (m325) pensées mauvaises et charmeuses, et les appelant au bas de ton cœur à mes louanges, comme choses neuves et venantes de ma permission, tu leur fasses une existence adextre [274], sans faire semblant de résister ; car répondant que leur accordant place en bas, tu montes en haut par amour et élévation d’esprit, tout s’évanouit, et te demeure ton repos désiré.
Secondement, ou bien tu tourneras tout en mouvement anagogique, et au sens spirituel et mystique ; c’est-à-dire tout en amour selon que la dévotion te poussera.
Tiercement ou finalement, tu… (comme avise Lanspergius [275]) seulement faisant ton introversive aspiration et conversion vers moi, car c’est l’aspiration qui vient à bout de tout, qui mortifie virtuellement les passions, les distractions, fait évanouir les troubles, les images, les amertumes, les (m326) craintes, les vains soucis et désirs de nature, par une désuétude d’iceux et continuelle occupation du principal qui est en toi, à savoir de ton cœur en moi, avec repos et liberté en ton intimité.
Et pour mieux entendre comment je te veux avoir un repos, tu te dois réputer pour mort ; et notez ce qu’en dit mon serviteur Suarez [276] : si tu veux être toujours pacifique et en repos perpétuel, que tu te persuades et que tu crois fermement que tu sois seul au monde ; et qu’après Dieu et toi, il n’y a personne, et que tu ne saches autre chose sinon que de Dieu et de toi.
Tâche donc avec tout soin et diligence qu’entre Dieu et toi ne se retrouve aucun milieu ; pense que tu sois seul et Dieu ; et quand il survient autre chose, dis en toi-même : il n’est rien de tout cela ni de toute (m327) autre chose, et que le Seigneur est tout, en la présence duquel je suis, qui me voit, qui m’aime et contre-garde. Tu ne dois entrer en contention et disputer d’aucune chose du monde, mais simplement tout rejeter, afin que nul soin, nulles fantaisies et suspicions ne proviennent.
Il n’y a rien plus malséant, et qui vient à inquiéter davantage le cœur, que vouloir enseigner, instruire et corriger les autres, et vouloir examiner les actions du prochain, et curieusement rechercher ceux qui pourviennent cy, qui vont là, ce qu’ils disent, ce qu’ils ont fait, ce qu’ils portent, où ils sont, et autres choses semblables, desquelles s’engendrent beaucoup de suspicions, et qui offensent entièrement la charité. Partant, tu n’apporteras moindre diligence à ignorer toutes ces choses, (m328) voire encore que tu les vois, ne les attendre, mais les réputer pour néant, comme celui ferait qui les rechercherait curieusement et vainement ; si tu veux avoir la paix, soit entre les frères, comme entre les agneaux et brebis, ou comme au milieu d’un bois, ou comme mort entre tout ce que font les autres, aie toujours mémoire de toi-même.
Observe [277], ma fille, que tu dois toujours tendre en moi, après moi, sans te réfléchir ou rabaisser sur toi-même, sur tes actes, sur la considération de l’état de ton cœur, [ni] examinant comment ceci, comment cela, comment tout va, et à quoi tu es parvenue : partant, monte toujours, jusqu’à tant qu’arrivée aux quiétudes du deuxième (m329) étage, il soit temps de ramasser l’intellect au cœur. Car c’est une règle générale en chemin d’Esprit, que toute réflexion d’entendement et pensées sur ses propres opérations, toute occupation d’intellect, le cœur n’étant point excité et enflambé vers moi, est sans fruit, et on n’en fait que perdre le temps. Partant, il est nécessaire de toujours aller devant toi, toujours avancer, me désirant simplement, comme dit est en la deuxième condition.
Voire même quand je verse mes dons d’illuminations, il ne faut pas te réfléchir l’intellect dessus, le tenant en haut à sa pointe, car l’on goûte en cette façon et n’est point pour cela que je les envoie, mais tu les dois ramasser au cœur, et lors là les boiras-tu mille fois mieux. Car en chemin d’Esprit, l’on aperçoit mieux, et orprimes voit-on les choses quand on les a ramassées au cœur. Il faut aussi (m330) toutes grâces sensibles, et autres sentiments, et dons intérieurs d’Esprit, les pareillement ramasser en bas au cœur avec le reste, afin que là ils me louent, car je les envoie non pas pour y occuper ton intellect par considération et réflexion, ni l’amative par délectation, mais pour être cela même en ton intimité, et afin de t’en servir comme de savoir pour marcher dessus, et répondant toujours tendre et voler en-haut, nuement après moi, comme un bien souverain et inconcevable, mais surtout très désirable ; voire aussi étant arrivée aux quiétudes à l’entrée de l’Esprit, où je communique le subit trait passager de ma grâce. Ce que ramasse l’intellect au cœur, ce n’est point réflexion, car tu ne le fais pas pour asseoir ta connaissance sur mes dons, ou tels actes ; mais c’est que tu tends à moi par une manière négative, et mortifiant (m331) l’intellect, le laissant en bas, loin toujours en-haut après moi, comme un enfant, et aveugle sans réflexion.
Ma fille, voici bien le secret de tout ton chemin d’amour, que tu as empreint pour me découvrir, pour m’avoir, et arriver en l’Esprit : c’est qu’en cette poursuite aspiratoire, tu me sois si fidèle et courageuse que jamais un seul moment ou instant, tant qu’il te soit possible, pour rien du monde, tu désistes, tu laisses alentir et refroidir ton cœur. Garde-t-en bien, sois y soigneuse, mon amour, pour l’amour de moi : ne te lasse point, ne laisse jamais reposer ton cœur sans aspirations, sans occupations après moi ; ne le laisse jamais descendre du haut de ton âme, où je t’attends ; ne le laisse jamais redescendre un seul clin (m332) d’œil en sa nature ; c’est-à-dire aux opérations, aux désirs et affections de la nature, aux libertés, aux vaines conquêtes, aux moindres soucis et pensées inutiles quelconques, jusqu’à ce qu’il soit arrivé en l’esprit à être divin, à la grâce, à ma présence.
Cette fidélité, cette strenuité [278], cette loyauté t’avancera plus en un mois qu’autrement en dix ans, car la continuité d’un bien médiocre est de plus grande importance qu’un grand bien et profit d’un jour tant seulement. Tu sais et connais à l’œil que ceux qui ont usé de la sorte, où ils sont à cette heure parvenus : je n’accepte personne, je suis égal à tous, mais aussi faut-il faire son possible afin de provoquer ma miséricorde, et je n’y faudrai [279] pas. Sus donc, m’amour, pour l’amour que je te porte, tant en ferme et stable propos de ne commencer et continuer ce peu de temps sans (m333) relâche, afin de bientôt acquérir une entité d’amour en ton cœur, et puis la grâce, et puis moi-même. Car étant arrivée à la grâce, tout ton travail sera confit en douceur, tu seras heureuse, tu ne pourras plus reculer, c’est mon Esprit qui fera le tout, qui te conduira et agira, et te fera fondre en douceur. Mon amour ma choisie, si tu savais l’amour que je te porte, et qui je suis, tu serais ravie, et éperdue à tout moment, pensant à moi, ou en ayant parlé, soit à l’office, ou autre part.
Quant aux aridités, n’en laisse pas pourtant d’aspirer et de garder ta fidélité, car je t’assure que c’est moi, c’est mon Esprit qui dispose ainsi ton cœur en divers états, c’est ma grâce qui fait ainsi son cours, qui fait ces diverses aspirations, bien que tu ne les aperçoives encore, tantôt les mettant dans une puissance, tantôt en l’autre, tantôt hors de l’amative et de l’intellect ensemble (m334). Or sois courageuse à aspirer doucement comme dessus, avec contentement et repos, sans aucune amertume, ou chagrin débauché, ou scandalization (sic) de moi. Tout au moins, durant la privation, maintiens quelque vestige de haut vers moi en ton âme, rappelant tes puissances en ton cœur doucement et par attraits amoureux à la poursuite de mes caresses, ne leur parlant que de mon amour, bonté, fidélité, miséricorde, et s’il est besoin user quelque cantique spirituel, car je ne demande que le simple devoir d’amour.
Partant sois avertie que ceci procède de ma grâce, ne te l’impute pas ; ne t’en décourage pas, mais sois-en plutôt bien aise, pour ce qu’après chaque privation, je communique toujours une opération de ma grâce plus sublime. Qu’as-tu affaire de te troubler en vain et sottement, sur ce qui n’est en ton pouvoir ni puissance ? (m335) Quand tu tâches de m’aimer fidèlement, voilà tout fait. O que peu savent le vrai secret du chemin d’amour et spirituel, et la manière simple de m’aimer tout simplement sans aucun souci !
Or ces six conditions de l’introversion aspiratoire ne rendent pas l’exercice multiplié, comme s’il fût besoin d’en former autant de diverses actes pour en faire exercice, car le seul acte de tendance de cœur vers moi, les contient tout virtuellement, voire la plupart d’icelles sont négatives, où il n’est besoin d’opération ; mais je les ai exprimées pour mieux savoir, quand on a loisir, la nature, qualité et (m336) façon d’aspiration intérieure. Toutefois, en aspirant, si tu le fais de bon cœur, avec attention d’esprit à moi seul, tu ne dois rien du monde te réfléchir sur ces discours et conditions, ni les ruminer, ni les tirer aucunement à pensées ; car elles y sont toutes moyennant la continuation, car la sixième n’y est pas sans continuation, puisque la fidélité est la même continuation.
Sois encore avertie que l’élévation de l’intellect seul vers moi, ne profite en rien, ni sans icelle l’inflammation et tendance du cœur, mais tous deux ensemble font la vraie introversion.
Tâche, aussitôt que ton cœur reçoit des dons, des sentiments, des inflammations, ne les point consommer et employer aux grandes choses extérieures, comme austérités plus grandes, mais aussitôt les renvoyer en moi leur origine, (m337) ce que tu fais de fait, quand tu tende après moi aidée d’icelles, quand tu rejaillis en moi aux iceux dons, sans penser à autre chose qu’à m’embrasser et te fondre en moi par amour.
Vive l’Amour.
(m338 à m344 sont vides ; m345).
Savez que lorsque l’on a acquis cette quiétude et amoureuse allégresse d’esprit, il faut cesser de toute activité d’aspiration, car en cette quiétude, l’âme désire plus intimement que pendant la précédente activité.
Car, tant au commencement qu’à la fin de cette quiétude, il est fort bon de prendre garde à la disposition de ses puissances intellective et amative : au commencement, afin que l’on sache que par expérience quelle est la meilleure et proche disposition à la grâce, pour la pouvoir récupérer quand elle est perdue ; à la fin, afin qu’ayant expérimenté que la grâce se retirant, l’âme devient aride, indévote et quelquefois extrovertie, elle ne vienne à imputer cela à quelque sien défaut, et par ainsi se troubler,… plutôt au trait de la grâce, qui nous met (m346) tantôt en une disposition, tantôt en une autre.
Et pour retrouver ce trait de la grâce perdue, le moyen est de se tenir en telle disposition et façon (tant que faire se pourra) durant la privation comme l’on se trouvait lorsqu’on avait actuellement le trait.
Et durant le trait [l’attraction divine], il se faut étudier à ramasser au cœur l’intellect et ses objets pour pouvoir préparer le lieu à la grâce. Outre ce que comme on possède Dieu en unité de cœur par le moyen de ce trait, ce serait en vain de le chercher par élévation d’entendement ; et ce trait n’est pas la Personne de Dieu, mais bien un instrument supernaturel d’Amour, qui nous tire à cette présence de Dieu, tellement que la présence est un certain état stable d’une amoureuse intimité, sans imagination, passion, tumultes et (m347) distraction, auquel on est occupé à la chose immense à nous cachée, mais bien toutefois sentie. Et quand est de cette présence, quand on y est arrivé, il se faut bien garder d’une certaine liberté, qui arrive ordinairement, comme si rien davantage n’y avait plus à acquérir. Pour à quoi obvier, il faut donc user du susdit ramassement.
Notez qu’aucune fois le cœur est bien trois et quatre semaines continuellement en état de cordiale allégresse, sans toutefois sentir le trait passager et répondant il demeure aussi conte [nu] ; quand on est attentif à soi-même, ou plutôt à la grâce en soi-même, ce trait devient si doux qu’il est comme continuel ; et ainsi on… beaucoup.
Et notez bien ici que lorsqu’on parle des opérations de la grâce, on entend ce trait divin. Voire même nous sommes tirés par ce trait (m348) à produire certaines opérations nôtres en certains états, qui sont désirs intimes. En fin finale, ce qui est très digne à remarquer, est qu’au premier et deuxième étage il y a bien des quiétudes au cœur et des passions : quiétudes, dis-je, de passions et distractions, mais non de mouvements de désirs, ains seulement en la présence et signamment au troisième étage ; et durant les susdites quiétudes, il n’y a qu’une puissance, qui est fort inquiétée, savoir est l’entendement, durant ces illuminations, mais il le faut ramasser et n’y viser.
Notre âme a trois étages : le premier est des passions du cœur et imaginations. Le deuxième est des puissances raisonnables et intellectuelles. La troisième est la région de l’esprit simple.
En chacun de ses étages ou régions, il y a quelque chose qui fait l’office d’affection de cœur ou d’amour, et y a (m349) aussi une autre qui est par manière de reconnaissance ou d’œil. Et au premier étage, l’œil est l’imagination, mais l’amour est notre cœur de chair, ou bien pour mieux dire, l’appétit concupiscible, c’est-à-dire la partie et puissance amative sensible, comme serait l’odeur dans une pomme.
Au deuxième étage, l’œil et l’amour ou bien le cœur, ce sont deux puissances raisonnables, à savoir l’entendement et la volonté, mais naturelles.
Au troisième étage, l’œil et l’amour sont encore les mêmes puissances, à savoir l’entendement et la volonté, mais relevées dessus de la nature, par un être de grâce fort sublime et noble.
Vous direz, comment mettez-vous dedans le troisième étage ces deux puissances, l’entendement et volonté, vu que les spirituels n’y mettent qu’une seule et simple puissance, qu’ils appellent l’esprit humain et créé. (m350).
Je réponds que c’est ainsi que parlent les spirituels, pour mieux former leurs concours conformément à ce qu’ils sentent, c’est-à-dire pour mieux expliquer les choses de l’esprit selon les sentiments. Pourtant que là-dedans ils s’y trouvent si simplement occupés en Dieu présent qu’ils ne savent apercevoir qu’il y a là qu’une seule puissance ou une seule action.
Mais il y a été pris garde plus près, et nonobstant qu’en cette troisième région ou étage l’on dise qu’il n’y ait qu’une simple puissance, laquelle on appelle Esprit, ou bien aussi laquelle on pourrait dire être la seule volonté, comme maintenant élevée par la grâce, et dénuée, détachée et délivrée des discours, bruits, empêchements et opérations de l’intellect, et qu’elle serait seule là comme soi… avec un admirable repos, joie et contentement en Dieu ; tenant l’intellect comme ramassé au cœur et tout captif (m351) et se faisant, et assujetti l’efficace… (car cela se peut dire ainsi, car tout cela y arrive), toutefois il est certain et a été remarqué qu’il y a encore en cet étage troisième en la présence de Dieu, qu’il y a, dis-je, quelque connaissance, vu qu’on y voit Dieu par une simple personne et œillade de l’intellect, cependant que la volonté embrasse et s’écoule en Dieu en lui adhérant.
Partant, il vaudrait mieux dire avec les théologiens qu’en ce troisième étage sont encore l’intellect et volonté, tous deux ensemble, mais remplis et doués de l’être de grâce, ayant dévêtu ou bien outrepassé leur état de nature. Car ces puissances ne peuvent atteindre à ceci par leur force naturelle, de laquelle elles… [280] au deuxième étage.
Nous voyons par cela comment les étages sont divers l’un de l’autre par divers œils et diverses parties amatives. Il y a encore différence entre ces trois étages touchant l’œil ou bien connaissance, car au premier on besogne de l’imagination, avec (m352) des images, se formant une multiplicité d’objets corporels et sensibles, soit sur la Passion, etc. ; au deuxième, on use seulement de l’intellect, mais entre ses limites et forces naturelles, formant encore divers discours et concepts comme, pour exemple, sur la bonté, miséricorde, puissance, vérité, fidélité de Dieu, se représentant encore diverses raisons, déduisant le quoi, comment et les causes ; au troisième étage, c’est-à-dire en l’Esprit au fond de l’âme, il n’y a plus qu’une seule et simple pensée de l’intellect, avec laquelle il voit, conçoit Dieu seul sans autre, car là l’imagination et les images sont mis bas, et surpassé est aussi l’entendement naturel avec tous ses discours et raisons.
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Ces trois étages sont encore différents du côté du cœur : au premier, on aime Dieu parce qu’il est bon et doux, et plein de consolation, goûts, douceurs et grâces (m353) sensibles, lesquelles on ressent au cœur ; et certes elles nous encouragent beaucoup et provoquent à l’aimer, et continuer sa poursuite ; et encore qu’on soit souvent renversé de fond en comble, toujours quand la gracieuse douceur revient, on regagne.
Au deuxième, on aime Dieu parce qu’il nous a tant aimés, et aime, et aimera, qu’il a enduré pour nous, qu’il nous a rachetés, pardonné nos offenses, et nous a créés ; parce qu’il le commande ; et autres raisons que l’intellect peut représenter.
Mais au troisième, on aime Dieu simplement et absolument, sans pourquoi, sans causes ni raisons ; car on l’aime pour tant qu’il semble ainsi bon de l’aimer ; c’est-à-dire on l’aime, et on ne saurait dire pourquoi, on ne saurait faire autrement, et si on vous demande quelle est la cause que vous pourriez dire : « Hé, voyez là, il y a si longtemps que j’aime Dieu, et toutefois je ne (m354) saurais dire pourquoi je n’ai point encore pensé à cela. »
Partant au premier stage ou région du cœur en bas, on doit aimer Dieu comme enfant, tout simplement et enfantillement, par douceur. Au deuxième, on aime comme homme, car on y use de raison, pour telles et telles causes et motifs. Au troisième, on aime comme ange. C’est-à-dire : au premier, on aime puérilement ; au deuxième, raisonnablement et humainement ; au troisième, divinement et sans raison.
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Quant aux accidents qui y arrivent : au premier, on reçoit souvent la grâce sensible au cœur avec des grands contentements et repos, mais ils sont encore matériels et grossiers, qu’il faut toujours ramasser en bas au cœur, tendant en haut à Dieu nuement.
Au deuxième, c’est là proprement que se possèdent les grands silences, quiétudes et illuminations, à la porte de l’esprit, à l’entrée (m355) du fond de l’âme ; et durant la quiétude, on reçoit un trait d’amour fort consolatoire et subtil qui est produit par la grâce, et il outrepasse toute la partie amative avec un indicible contentement pour donner comme quelque amorce après l’Époux ; et ce petit trait donne son opération si vite qu’il ne dure qu’un clin d’œil comme la foudre.
Et ce petit trait d’amour passager causé de la grâce est envoyé de cette troisième région et étage, qui est le fond de l’âme, car c’est là que la grâce fait sa demeure. Et ce trait est la plus noble opération de tout le chemin d’Esprit, et c’est lui qui fait tout, qui nous tire, qui nous élève et avance ; mais il n’est [pas] en notre puissance, car il est surnaturel, et sommes étonnés quand il arrive et d’où il vient, mais il vient du fond de l’âme ou bien de l’Esprit.
Or il arrive quand nous sommes arriérés [281] (m356) d’inquiétudes, tout réveille profondément dedans notre cœur ou bien partie amative, et lors il faut écouter avec un mot ou deux l’aspiration après ce trait bien doucement ; et du coup qui [qu’il] donne en passant, toutes les puissances en demeurent deux ou trois jours encore toutes réveillées au-dedans, haletant après ce trait, après Dieu à grande langueur, étant navrées comme d’une flèche d’amour qui demeure au cœur.
Au troisième étage, on est en l’Esprit, et là on voit Dieu présent. Les grâces qu’on y reçoit ne se peuvent exprimer : on y est passif, ne suivant que l’Esprit de Dieu. Quand on y est, on est enseigné par la grâce ce qu’on doit faire ; il faut toujours ramasser, et aller à Dieu, attendant la tribulation pour passer au dernier étage.
Car il faut bien noter ici que, lorsqu’on a bien fait son devoir au premier (m357) étage, Notre Seigneur nous tire et fait monter au deuxième ; et lorsqu’on y fait aussi bien son devoir, on montre au troisième.
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Or sachez que lorsque l’âme vient à faire passage d’un état à l’autre, elle est pour quelque temps délaissée en aridité et privée de tout ce qu’elle avait auparavant ; et ce délaissement est plus grand d’autant plus que l’étage auquel on monte est plus grand, et aussi d’autant plus que quelqu’un a plus offensé Dieu. La raison de ceci étant afin que l’âme soit davantage purifiée et nettoyée par ce plus long délaissement.
Quand l’âme donc passe de l’étage du cœur à celui de l’âme, elle vient à perdre toutes ses inflammations de cœur, et comme elle n’est point encore arrivée au deuxième, elle est comme suspendue entre-deux, et alors il lui semble qu’elle est comme perdue. (m358)
Alors qu’est-il de penser à cette pauvre âme ? Je réponds qu’elle doit penser que c’est le cours de la grâce, et que c’est possible le passage au deuxième étage ; partant, il ne faut rien du tout qu’elle s’attriste, mais qu’elle aspire tout doucement, attendant la venue du Seigneur.
Quand on fait passage de celui de l’âme à celui de l’Esprit, d’autant que le délaissement est plus long et plus terrible, il semble quelquefois à l’âme qu’elle est délaissée et abandonnée de Dieu, et qu’elle est comme en état de damnation. Mais il ne faut point perdre courage ni penser cela, mais bien poursuivre et aspirer à Dieu avec toute douceur et humilité, attendant que Dieu nous délivre et nous met [te] au troisième étage.
Vous remarquerez ici aussi qu’en l’étage de l’Esprit se retrouve l’état des contemplatifs et l’état des superessentiels, (m359), car c’est autre chose d’étage et d’état, car en un étage s’y peuvent rencontrer plusieurs états.
Ces deuxièmes susdits états donc sont bien divers, car en l’état superessentiel l’âme est comme un autre Dieu, et ne reçoit que Dieu pour se transformer en lui. En l’état contemplatif, l’âme reçoit force bénéfices et vertus qui font encore l’âme diverse à Dieu. Et notez que, quand l’âme fait passage de l’état contemplatif à l’état superessentiel, elle vient comme à perdre tous ses bénéfices et vertus, si [bien] que même lui est comme ôté le désir de vertus, et la force de les mettre en exécution. Mais bon courage, car c’est le cours de la grâce.
Davantage sachez que la région de l’Esp [rit] est la plus ample, et qu’elle s’étend partout environnant même le cœur. Les parfaits en cet art n’ont qu’une simple (m360) pensée, et avec un seul art ils exercent toutes les vertus.
Pour pouvoir profiter en chaque étage et ne [pas] contrister le Saint-Esprit, est à noter qu’au premier état il faut passer toutes les médiocres quiétudes et grâces sensibles ; au deuxième, les grandes quiétudes, traits et illuminations ; au troisième, tous les autres objets, rencontres, concepts et grâces, car il faut estimer que rien de tout cela n’est Dieu, et partant il faut toujours aller le désirant nuement pour arriver au dernier état.
Et si au premier étage vous voulez savoir la volonté de Dieu touchant quelques affaires, élevez votre esprit directement à Dieu, demandant qu’il vous veuille manifester ce qui est de sa volonté ; et soudain sans autre poursuite, réflexion et discours rabaissé, votre esprit poursuiva votre négoce d’auparavant sans y plus penser ; et lorsqu’il sera temps de faire ce sur quoi vous avez demandé sa volonté, faites-le comme la raison et la conscience vous dictera : Dieu vous assistera sans que vous y pensiez, admirablement.
(m361 à 368 vides ; m369)
D’autant qu’on parle quelquefois de l’a [cte282] intime, il faut savoir que cet acte se peut trouver en toutes étages de l’âme et états. C’est pourquoi q [ui] l’a, n’est pas incontinent parvenu toujours à la division de l’âme d’avec l’Esprit. De cet acte étant tout le pécheur, il vient à gémir. C’est in… acte est plutôt opération divine qu’humaine, duquel étant touchée l’âme, e [lle] est grandement contente et satisfaite, [se] résignant facilement en toutes occurren [ces] quoique difficiles, d’autant qu’elle a mise en soi que tout cela, c’est à savoir Dieu intimement. Tellement que l’âme vient même à résigner à endurer ces pe [ines] d’enfer éternellement, si Dieu le voulait ainsi. Lorsque cet acte départ [s’en va], l’âme en est tellement amorçée qu’elle ne fait qu’aspirer après icelui, d’où vient qu’elle se contrefait au mieux qu’elle peut, (m370) pensant toujours à le regagner, pensant à ce qu’elle a bu et goûté lorsque cet acte durait encore. Car cet acte contient en soi une vue ou lumière intérieure, et aussi un goût. Et à telle fin que l’âme ne vienne attribuer à soi cet acte quand elle l’a, Notre Seigneur souventes fois le donne, quand l’âme se [r] etrouve du tout aride, et qu’elle y pense le moins de l’avoir. Et quelquefois lorsque qu’elle pense être le mieux disposée pour le recevoir, elle ne le reçoit point.
La meilleure disposition pour le recevoir et avoir est de se recueillir en soi-même fort profondément ; et sachez que qui s’est là parvenu, je veux dire à jouir de cet acte, il voit et connaît merveille, qu’il ne voyait auparavant. Regnum Dei non venit cum observation[e].
Quand on parle d’exciter le cœur, on n’entend point le cœur de chair, mais la volonté, laquelle, faisant ses opérations encore grossières autour du cœur, est appelée (m371) cœur. C’est pour cette occasion soi-même faudrait [283] mieux user de ces mots « partie amative » que de ce nom de « cœur », cra [ig] nant qu’on ne vienne à entendre ce que dessus. Celui [— là] est vraiment annihilé et est parfaitement humble, qui est parvenu à l’Esprit, car il voit tout son rien abattu à ses pieds, qui autrefois lui a fa [it] tant de mal - et c’est ce que veut dire si souvent la Théologie germanique [284], et la Marguerite Evangélique [285], Ergo meum tu[um] — celui donc qui est parvenu à l’Esprit, voit en soi deux choses : l’être surnaturel, duquel il se voit revêtu, ce qui n’est pas de soi, mais de Dieu ; l’autre est son rien, ou son être naturel, comme j’ai dit, abattu à ses pieds. Les autres humilités que nous faisons et pratiquons souventes fois, ne sont bien souvent que des humilités contrefaites, ou n’ont non plus de vigueur qu’elles sortent de l’abîme du rien susmentionné.
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Il y a deux voies pour aller à Dieu : (m372) affirmative et négative. Affirmative, c’est quand on vient s’élever à Dieu pour l’aimer par le moyen des créatures : comme voyant la beauté de quelques créatures, on s’élève à considérer la beauté de Dieu. La deuxième est négative : c’est ce quand on va à Dieu non par le moyen des créatures, mais plutôt les oubliant. Et cette voie dernière est meilleure que l’autre, comme celle qui nous mène plus tôt à Dieu sans multiplicité, l’autre nous remplissant de multiplicités.
Au premier étage des puissances sensibles, qui n’est autre chose qu’un amour encore sensible et naturel envers Dieu pour le posséder. Par quoi le premier est de retirer tous les sens extérieurs au-dedans, et n’avoir autre soin que de continuellement ramener (m373) toutes ses puissances et tout soi-même en son cœur bien profond. Ce n’est point encore assez : il faut aussi élever son esprit vers Dieu fort haut, afin d’élever le cœur ; car le cœur est plus léger et acquiert comme des ailes à mesure que l’esprit s’élève en haut vers Dieu.
Quand j’ai écrit qu’il faut laisser choir son esprit en son cœur, et tous deux en Dieu, ce n’est point un exercice, mais c’est que je montre ce qu’il arrivera par votre application, savoir que l’ent [en] dement tombera tout rabattu dans le cœur, et tous deux en Dieu : vous le verrez durant votre passivité ; vous avez acquis cela que vous êtes en votre cœur, mais vous n’avez point d’élévation d’esprit à Dieu.
Il faut que les mouvements de l’amative soient doux et intimes ; et lors est là bien plus généreux, mais vous ne savez encore que c’est d’acte intime jusqu’à (m374) ce que vous soyez du tout [tout à fait] entrée bien profond dans l’amative, qui sera quand votre amour sensible, ou bien aspiration, aura son entité, sera formée et rigoureuse, telle que plus rien ne la pourra empêcher ni distraire.
C’est cela que j’appelle la division de l’esprit d’avec l’âme. Car ceux-là, à l’extérieur, si on dit un petit mot de dévotion, ils se comportent comme les autres, parlent comme les autres, on ne voit rien en eux. Mais cependant si vous saviez combien ils sont éloignés des choses extérieures, et comme sur une petite parole ils font des actes intimes d’amour pénétrant et généreux, étant tout occupés en Dieu, vous seriez étonnée ; bien qu’il ne font point montre de ceci, car ces actes ne gisent sinon en la partie amative, sans mouvoir le cœur.
Au premier étage, en fin l’aspiration étant vigoureuse, vous aurez souvent des quiétudes et grandes (m375) récollections de toutes les puissances et passions, tellement que vous les posséderez en toute unité de cœur ; et le c [oeur] sera là au milieu comme foi si libre que rien ne le troublera ; et lors il vous infuse de Dieu la grâce sensible opérante, et quand vous l’aurez, vous le reconnaîtrez manifestement, car c’est une dévotion et amour vers Dieu fort sen [tie] qui fait trouver toutes choses légères et faciles. Il faut cacher la subst [an] ce [286] de la grâce et trait, et nullement en faire état, ni s’arrêter à la délectation, qui est son effet ordinaire, car ce serait mal fait.
Vous serez aussi souvent privé de ces quiétudes et souvent y [serez] remis, mais en fin il vous en viendra une pri [vation ?] de sept à huit jours, et lors c’est [le] passage au deuxième étage. Notez que le secret de l’aspiration est, comme dit saint Bonaventure, in pfaretra divin… amoris, de ne jamais un seul moment lai [sser ?] (m376) abaisser, ou bien reculer arrière de Dieu son cœur ; je veux dire qu’on ne doit point le laisser voir une seule petite espace, retourner en son être de nature, ou bien divertir, ou convertir son affection, occupation ou mouvement à chose du monde, jusqu’à ce qu’il soit parvenu ad terminum suum, qui est l’être surnaturel.
Jaçoit soyez-y soigneux, courageux et fervent, car c’est ici en quoi gît la fidélité, et on profitera plus ainsi en trois semaines sans interruption qu’on ne ferait autrement en vingt ans. Car c’est comme monter sur une montagne, en laquelle on ne doit point, pour se reposer, redescendre en bas, car ainsi on n’avancerait pas, ou bien on le franchirait bien tard.
Quand vous êtes passé ce premier étage, vous le voyez au-dessous de vous comme maintenant surpassé, non point (m377) toujours, car Dieu ne donnera point toujours cette vue ; ains [mais] aucune fois [parfois] quand cette grande dévotion susdite ne vient point à nous seconder, lors il faut quasi par violence arracher son cœur de l’affection des choses basses pour l’exercer au désir de Dieu ; mais quand la grâce abondante du Saint-Esprit retourne, lors ce travail est tout confit en douceur et suavité, et avec cette aide notre esprit est fiché en haut avec l’Esprit de Dieu pour expérimenter les incompréhensibles richesses et délices de Dieu.
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Quoi, au bas étage on aurait déjà présence de Dieu ? Car délices s’obtiennent de la présence de Dieu.
Réponse : on les a ici autres en son degré ; et c’est la présence Dieu aussi en son degré, et petite.
Le premier est des aspirations jusqu’à (m378) l’Esprit, ou bien à la région des contemplatifs.
Deuxièmement, on aspire à Dieu tout simplement, et peu à peu on acquiert une entité intérieure ; et puis cette entité ou bien aspiration formée est si grande qu’on arrive souvent à avoir des quiétudes de toutes les puissances recolligées, et là on en reçoit le trait d’Amour passager, qui encourage tellement l’âme à écouter après la venue de Dieu ou de la grâce qu’en fin Dieu l’attire dedans le fond de l’Esprit. Et premièrement l’intellect est fort illuminé, et après la volonté reçoit des admirables sentiments, et ici se possède la vraie présence de Dieu.
Il y a deux sortes d’amour, l’une sensible et naturelle, qui est au cœur (m379) et n’est autre chose qu’une passagère [287] de la partie concupiscible, et l’autre intellectuelle, qui est en la volonté. Et cestuy [celui-là] y est naturel, quand nous aimons Dieu ou autre chose pour une fin naturelle ; mais il est surnaturel étant pris pour la charité, laquelle est une qualité et vertu infuse en notre volonté par le Saint-Esprit. C’est à savoir une habitude divine et surnaturelle, qui émeut et dispose notre volonté pour aimer Dieu méritoirement ; tout ainsi que la foi en sa substance est aussi une vertu infuse, qui étend et dispose l’entendement pour croire les vérités surnaturelles, c’est-à-dire qui surpasse la capacité et intelligence naturelle.
Or ces vertus-là, en tant qu’elles sont qualités permanentes en notre entendement et volonté, nous rendent bien vus et agréables à Dieu, mais d’elles-mêmes (m380) ne sont point méritoires, si ce n’est que nous venions opérer par la vigueur d’icelles des œuvres surnaturelles.
Les actes de foi faits par notre entendement sont appliqués ci-dessus. Il ne reste qu’à parler de la charité.
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Les actes de la charité sont amour de Dieu et amour du prochain pour Dieu ; non simplement amour de Dieu et du prochain, mais amour de Dieu connu par la foi pour une fin surnaturelle, qui est lui-même, savoir pour ce que de soi-même, comme étant le souverain Bien, il est aimable et digne d’être aimé sans autre raison, fin ou respect quel qu’il soit.
Amour de Dieu donc est un vouloir au moyen duquel vous voulez toujours que Dieu soit en soi autant saint, autant accompli et plein de gloire comme il est en soi-même, avec une joie et singulière délectation en tous les biens (m381) de Dieu, vous réjouissant et [ré] créant votre âme de voir par la foi que votre Seigneur et vrai amour a tout ce qui est infiniment bon, riche et puissant ; de qui tout ce qui a été créé, a reçu l’être et beauté ; lequel en soi-même est plein de gloire et de bonté, digne d’honneur et d’amour ; de qui tous ont besoin, et lui n’a que faire de personne.
Voilà en quoi consiste la parfaite charité, de laquelle sorte immédiatement ou à laquelle est jointe inséparablement cette joie, qui est le fruit du Saint-Esprit, par lequel Amour sont transformées les âmes en leur Bien-aimé. Voilà le blanc [288] où doit fixer votre amour ; et le vouloir et amour qui vous doit être perpétuel ou continuel autant que pouvez. Par où appert que l’amour, — que nouveaux en la dévotion pensent (m382) d’être de vraie singularité, qui est quand ils sont enflambés au cœur en la dévotion, aimant affectueusement, — n’est point ce vrai amour intellectuel et surnaturel. Je confesse bien que l’amour sensible et les dévots sentiments sont saints et bons, grandement utiles, et quelquefois nécessaires à une âme débile et fragile, pour l’aider à aimer Dieu purement ; mais ce ne sont que moyens propres pour parvenir au vrai Amour, et non le pur, et quelquefois ne viennent que de la nature ou du diable.
C’est pourquoi à vos inflammations de cœur et amour sensible, outre l’élévation de l’entendement par une œillade de foi vers Dieu, il faut ajouter encore l’acte et la concurrence de la volonté, laquelle par le moyen de la vertu de charité, qui est en elle lorsqu’elle est en grâce, doit (m383) spiritualiser l’amour sensible, ou s’en servir comme de [e] scabeau et marchepied pour s’élever plus facilement en Dieu par actes de pure charité (comme dit est), sans demeurer attaché en bas au sentiment de son cœur : et voilà en quoi consiste le nœud.
Vous entendrez mieux ceci si vous considérez que lorsqu’il est fait mention en l’Écriture sainte de l’amour, qu’elle parle toujours de co [eur] et non de volonté. Mais les docteurs prennent et expliquent ce mot de co [eur] pour la volonté même, ce qui est indubitable et sans débat. Par ainsi votre amour naturel et servile, et quant et quant [en même temps] la joie et consolation qui le suit et qui est de même nature, se convertira en amour surnaturel et spirituel, et quant et quant en une joie au Saint-Esprit, laquelle est le propre et immédiat effet de (m384) cet amour ; et ainsi vous avancerez indiciblement en la perfection, en la paix et repos, et en la jouissance d’icelles. Et ce qu’autant plus que plus vous continuerez à vous y exercer, et tant que vous deveniez le même amour par transformation, si [bien] qu’il vous soit tourné en une autre nature de vivre en cet amour. En sorte que vous aimiez toujours, et soyez non par nature ou essence, mais par participation gratuite de l’Amour ancré, qui est Dieu, le même amour et la même jouissance avec Dieu ; et c’est en cette manière que l’homme est déifié, est fait déiforme et appelé Dieu aux Saintes Lettres [dans l’Écriture sainte].
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Or ce vrai amour peut être exercé sans qu’on y ait aucun sentiment, voire encore qu’on soit sec, stérile et aride au cœur, pourvu que notre volonté s’affectionne vers Dieu en la manière que dit est, pour l’amour de lui-même, (m385) connu digne par la foi ; et ce par actes fort vifs et vigoureux, [on] se résolve courageusement et efficacement de se pouvoir contenter, et réjouir des grandeurs et gloires de son Dieu, et lui agréer, et complaire en toutes choses pour l’amour de lui-même, sans autre recherche ni respect. Car ce vouloir que Dieu soit ce qu’il est,… toutes âmes, nonobstant les aridités.
De cet amour, se doit ensuivre qu’il nous faut faire toutes nos œuvr[es], exercices et prières à l’honneur et gloire de ce Seigneur, lequel mérite d’être servi et adoré pour sa seule bonté de toutes créatures. Ce que devons faire avec actuel [réel] amour et complaisance de ladite souveraine bonté, sans rechercher autre chose ni avoir égard qui nous récompensât ou nous assurât des grandes grâces et semblables prétentions. Car servir (m386) Dieu pour la récompense, autre par lui-même, encore que puisse être chose bonne, n’est pourtant d’une parfaite charité, laquelle ne cherche point le profit particulier, mais seulement Dieu, son Amour et sa gloire ; et à cette fin faut-il rapporter toutes les autres. Comme [par exemple] si quelquefois on avait besoin de se proposer la gloire qui reviendra à l’âme qui servira et aimera Dieu, pour l’encourager à bien faire : que ce ne soit là sa dernière fin, mais seulement la volonté et l’affection de glorifier Dieu et lui complaire.
Et ne faut pas penser, comme font aucuns, que si cette volonté et amour de charité n’est accompagnée de joie et consolation, qu’il ne vaut rien, pour ce [parce] que cette joie en Dieu, qui s’ensuit de là, est le fruit du Saint-Esprit, qui procède de cette charité, (m387) laquelle essentiellement consiste en vouloir que Dieu soit en soi ce qu’il est, et en l’affection de lui agréer pour sa gloire. Mais cette joie et ce fruit si doux, Dieu le communique quand et à qui il lui plaît, et avec plus de familiarité et abondance à l’un qu’à l’autre. Et quand il plaît à sa bonté le donner, il le faut bénir pour ce bénéfice ; et s’il ne le donne, il faut persévérer en cet autre opérer, le bénissant et adorant toujours digne de gloire infinie, car l’amour n’est point oisif, mais il opère toujours.
La pratique vous apprendra que l’âme n’est jamais contente, si elle n’aime, embrasse et loue son Dieu, et le bénisse, puisqu’en icelui elle voit tous ses désirs accomplis, puisqu’ils ne tendent qu’à la gloire de celui qu’elle chérit, et lequel est infiniment (m388) généreux et glorieux en soi-même. C’est ce qui fait que les saints louent Dieu et l’exaltent incessamment en Paradis.
Il faut donc se garder de l’ennemi, lequel sachant que la charité consiste en cette volonté, et que Dieu nous donnera autant de degrés de gloire que nous aurons eu de degrés de cette charité, il ne fait autre chose que refroidir et contrister les âmes à ce que pensant qu’elles ne sont rien, quand elles n’ont point de sentiment et qu’elles sont froides et stériles, et qu’encore qu’elles aient cette volonté divine, ne voyant néanmoins qu’elles gagnent choses aucunes et ne font point de profit, et comme faussement il leur persuade plus vivement à laisser et quitter cet exercice. Mais il se faut rendre sourd aux tentations du diable, et promptement, si on a été (m389) par ce moyen diverti et amusé, reprendre son exercice et y persévérer. Et si vous êtes fidèle et vous dépêtrez d’affaires et inquiétudes non nécessaires, demeurant bien recolligé en vous-même, votre amoureux exercice ne sera jamais sans joie, à tout le moins spirituelle et intime.
Car encore que n’ayez aucun sentiment, ni aussi aucun fruit divin particulier, toutefois c’est [cet] amour de soi-même apporte et cause en l’âme un très grand contentement, paix et repos, qui n’est autre chose qu’un état de l’âme joyeux et tranquille.
Et lorsque Dieu y ajoute quelque touche spirituelle, par l’influence de sa divinité et spéciale grâce, lors l’âme a souhait et perceptiblement s’éjouit en son Di [eu] si que de l’abondance de la joie spirituelle qu’elle ressent, son cœur (m390) et toutes ses puissances animales vivement à s’en ressentir et s’ennuyer, qui fait aucune fois [parfois] évanouir l’âme et tomber en extases, et faire choses inaccoutumées en paroles ou gestes, pour ne savoir se contenir qu’elle ne fasse paraître le feu d’Amour qui la brûle, et l’abondance de ses douceurs.
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Par où appert qu’il y a des sentiments de dévotion que Dieu donne pour moyen et secours, afin de parvenir par iceux à son Amour, renonçant à celui des créatures et de nous-mêmes ; et ces sentiments-là sont grossiers, qu’il faut spiritualiser.
Secondement, il y a des sentiments qui sont amenés [289] et joints à la pratique d’amour, comme sont les joies et traits du Saint-Esprit, et ceux-là sont purs et spirituels.
Troisièmement, il y a d’autres sentiments qui ressortent et procèdent de (m391) l’exercice d’amour, et ceux-là ne sont pour ainsi dire ni purement sensibles ni purement spirituels, mais tous les deux, à savoir sentiment sensible spiritualisé. Voilà ce qui est de la pratique d’amour, qui s’accomplit par ces vouloirs, désirs et joies d’amour.
Il faut néanmoins noter que cet exercice, pour être fait en vérité et asseure [assurance], il est nécessaire de lui donner pour compagne une autre pratique, qui est l’anéantissement de nous-mêmes, sans lequel toute grâce nous servira de matière d’orgueil, de vaine gloire et complaisance de nous-mêmes.
Cet anéantissement suit nécessairement du vrai amour, pource que si (m392) nous aimons Dieu uniquement, nous ne pouvons aimer nous-mêmes ni autre chose. Et si nous cherchons seulement la gloire de Dieu, nous ne pouvons chercher la nôtre. De sorte que le désir que nous avons d’acquérir le bon plaisir de Dieu, fait que nous renonçons à tout propos et à toutes choses, à notre propre volonté, qui est toute contraire à celle de Dieu.
Et voilà comment se doit détruire l’amour-propre, contraire à celui de Dieu, savoir par l’abnégation continuelle de sa propre volonté. Et parce que nous désirons la seule gloire, bien et honneur de Notre Seigneur, nécessairement il faut que nous quittions notre propre volonté, gloire et honneur ; et ainsi se détruit en nous l’orgueil contraire à la gloire de Dieu, et s’acquiert la vraie humilité, qui nous anéantit en toutes (m393) choses par la connaissance que nous faisons de notre petitesse, vilaineté, néantise, indignité, impureté, consomption [290], etc., à toutes les fois que se présente, au-dedans ou dehors de nous, quelque vocation de s’élever ou présumer. Est-ce non seulement lorsque nous recevons quelques grâces de Dieu, mais encore en toute occurrence ou matière, soit naturelle, soit humaine et morale. Et en ceci seul consiste notre bien, et qui est le plus important aux exercices spirituels, et répondant, si peu connu et moins pratiqué.
Voilà en vérité le secret de la spiritualité.
En ce peu de paroles que j’ai déduites, vous aurez toute sa substance de la vie spirituelle, et tous les chemins de perfection :
– premièrement celui d’aspiration (m394) qui ne consiste qu’en une tendance du cœur et pratique de désirs d’amour, comme celui expliqué ;
– secondement, l’exercice de la volonté de Dieu, puisque le désir de lui agréer en tout fait accomplir, laisser et souffrir tout ce que savez être du bon plaisir de Dieu ; et que voulant l’être et la gloire de Dieu en soi-même, vous voulez tout ce que Dieu veut, puisque ne veut autre chose ;
– troisièmement, par où encore appert qu’ici est encore l’abnégation de notre propre volonté, laquelle, par ce moyen même, est faite divine ;
– quatrièmement, l’annihilation toute passive, qui consiste à souffrir les amoureuses et efficaces opérations du Saint-Esprit au nôtre ; comme encore l’active, qui consiste à la pratique de l’humble anéantissement (m395) de nous-mêmes, chaque fois que nous nous trouvons et apercevons en nous le diable d’orgueil lever la tâche ;
– cinquièmement, la charité et amour pur, puisque c’est cela même que j’ai expliqué ;
– sixièmement, la contemplation, laquelle gît en la vue spirituelle et expérimentale, connaissance et jouissance de Dieu en nous ; ce qui se fait par la vue de la foi et la joie de l’amour ;
– septièmement, la paix et tranquillité, qui sont effets de ce pur amour ;
– huitièmement, la transformation qui se fait par le même amour ;
– neuvièmement, la présence de Dieu, qui s’entretient par l’office d’amour ;
– dixièmement, la privation se retrouve encore ici, puisque l’âme se prive volontairement de tous les dons de Dieu et accepte toutes dérélictions joyeusement (m396) pour accomplir la divine volonté, et pour son pur amour et gloire, qu’elle désire seulement et uniquement.
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Pour conclusion, l’amour du prochain procède de cet Amour divin. Car l’amour du prochain consiste à vouloir pareillement le bien d’iceluy et vous en esjouir, pource que par icelui Dieu est adoré et glorifié, [ce] qui est votre désir et joie principale ; et de là votre joie et allégresse sera plus grande et croîtra à chaque fois que vous verrez quelque vertu ou bon exemple en votre prochain, pource que Dieu en sera d’autant plus glorifié, et conséquemment votre désir accompli.
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Au contraire, tout péché et offense que vous verrez au prochain, vous sera déplaisant, pource seulement que celui (m397) en est offensé, duquel vous désirez l’honneur et la gloire, pour l’accroissement et avancement de laquelle vous serez poussé à désirer et procurer, par tous moyens possibles (toujours réservé la discrétion), non seulement la conversion de notre prochain, mais encore son profit spirituel, sa perfection et béatitude. Toujours avec cette fin que Dieu soit glorifié, qui est le but (si vous y avisez de près) ou vise l’amour de Dieu et du prochain.
Et de là vous verrez que comme cela est dénué du vrai amour, qui reçoit tristesse et fâcherie de voir son prochain avancer aux saints exercices se voyant n’être tant avancé que lui.
Car combien que le vrai amateur de Dieu se doit déplaire qu’il n’ait et ne sert pas tant Dieu comme il devrait et pourrait bien faire, il ne (m398) s’ensuit pourtant de là que, s’il voit croître un autre serviteur de Dieu et s’avancer plus que lui, il en soit triste et déplaisant ; mais ce lui doit être consolation et allègement, en la tristesse qu’il a de ce qu’il n’aime et ne sert [pas] beaucoup Dieu, de voir que, puisqu’il ne fait [pas] ce qu’il devrait et dont il avait une humble connaissance et ce sentiment intime, autres se trouvent, qui accomplissent ce qu’il désire, aimant et glorifiant fort Dieu ; lequel se glorifie aussi bien par la sainteté de ceux-là comme [que] par le moyen de la sienne.
Il faut toutefois se garder de négligence, ains tâcher toujours de se perfectionner à cette même intention que dessus ; faisant ainsi, vous serez délivrés d’indignation contre votre prochain, de jugement téméraire et semblables inquiétudes. Car tout vous tournera (m399) en amour et joie, si [bien] que, vous éjouissant aux occurrences du profit de votre prochain, et le préférant au vôtre, vous vous accroîtrez, sans y penser, le vôtre même, et que vous maintiendrez une humilité et néantise vôtre, respirant la gloire de Dieu seul.
Au contraire, voyant par occasion les péchés manifestes de votre prochain, vous en aurez compassion et matière de votre part d’amoureuse componction et de plus fermement vous adonner au pur amour et service de Dieu, po [ur]291 comme dit est, le glorifier ; et ainsi votre vie sera active et contemplative, intérieure et extérieure tout ensemble, qui est la plus parfaite.
Ayant toutefois fait ce qui est de l’extérieur cinq à cinq selon votre voca [tion], vous retournerez à la solitude et aux exercices intérieurs d’amour, auquel (m400) vous continuerez tant que votre fragilité le permettra, jusqu’à ce que la nécessité vous fasse encore venir aux vertus et choses extérieures, avec le même esprit que dessus, et puis vous rentrerez en vous-mêmes, et en Dieu ; et avec telle sainte vicissitude vous persévérerez votre vie en joie, repos, et contentement, et recevrez tant de grâces que vous confesserez mille et mille fois que si Dieu ne vous donnait autre paradis, que vous sentirez néanmoins retour pansé (sic) de tous vos labeurs au centuple. Mais notre libéral Seigneur vous montrera en fin sa force, sa beauté et sa gloire, à la vision de laquelle la joie qu’en ressentirez sera si ineffable, voyant à découvert celui que tant vous aimez en sa gloire, que œil n’a vu, ni cœur d’homme compris ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment, si que (m401) vous le louerez et exalterez ès siècles des siècles.
Pour tout enseignement de ce qu’il faut faire en un chemin amoureux d’aspiration, il suffit, et on ne doit savoir ou faire rien du monde autre chose sinon qu’il faut continuellement en tout temps et lieu, avoir une simple tendance en haut en son esprit, avec son cœur désirant d’aller là trouver Dieu, à force de doux désirs, et l’aller embrasser, le caresser, jouir de lui et sacrifier tout son cœur et affection.
Partant il faut éviter un grand (m402) empêchement qui arrive ordinairement, à savoir qu’il faut si simplement élever son désirer, son affection vers Dieu, en notre esprit, comme un petit enfant désirant d’aller entre les bras de son doux Père. Plus toutefois il ne faut pas se retourner sur soi-même, pour savoir si on a senti telle ou telle grâce ou douceur, c’est-à-dire nous ne devons point nous réfléchir, ni tourner, ou abaisser notre pensée sur notre cœur, pour examiner, savoir et sentir à quoi il est parvenu, s’il a acquis tel ou tel sentiment, qu’on nous avait dit qu’il devrait arriver : non, car toutes ces réflexions là sur soi-même gâteront tout notre profit spirituel, et empêchent la venue de la grâce, car cela est plein d’amour propre.
C’est qu’on voudrait (m403) bien déjà toujours avoir tels autres sentiments et dons, et ainsi ce simple et doux désir qui allait auparavant devant, nous le rabaisse et tournons arrière de notre Dieu qui est une grande infidélité envers les pauvres créatures, à savoir… ces dons et sentiments de notre cœur qui ne sont que peu de chose et fatras d’enfant. Quant à nous, allons toujours joyeusement avec notre cœur et désir envers Dieu à notre désir.
C’est-à-dire : ne pensons seulement [qu’] aller à Dieu, et lui il aura soin assez de nous ; pensons seulement pour lui, et il pensera pour nous. Je veux dire que plus est-ce que nous élèverons comme en air notre esprit vers Dieu avec oubli de nous-mêmes, plus est-ce que Dieu (m404) nous donnera ses dons, grâces et sentiments en notre cœur ; car il est bien aise de nous voir tout oublieux de nous-mêmes pour mettre toute notre affection en lui. [292]
Partant on ne trouve guère bon à une personne désireuse de parvenir à la présence de Dieu, de lui dire au commencement tout ce qui est coutumier d’arriver en ce chemin, les grâces et sentiments qu’elle doit rencontrer ci-après, et les douceurs qu’elle doit trouver avec le temps. Car cela lui étant déclaré, il est à craindre qu’elle y pense souvent, qu’elle attend après, qu’elle l’aille examiner en son esprit et y mettre son affection. Là où toutefois on ne doit point se ressouvenir ni penser à tout ce qu’on a dit, rien du monde, craignant d’empêcher cette (m405) simple aspiration à Dieu.
Allons donc simplement avec un cœur enflambé et amoureux vers Dieu en notre esprit, désirant lui donner tout notre cœur et de l’embrasser, et avec confiance qu’à tout moment il nous doive donner sa très désirable présence. Tant plus grande foi et assurée confiance a — [t — ] on en Dieu, tenant pour certain qu’il nous a promis son Saint-Esprit, et qu’il le veut donner, et qu’il nous le donnera, tant plus est-ce qu’on sent son cœur allègre à s’élever vers Dieu.
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Notez bien ceci, car c’est une chose véritable et expérimentée : il faut, dis-je, élever son cœur amoureusement à Dieu, hardiment, sans crainte, sans pusillanimité, sans doute, sans découragement, encore qu’on ne sente nulle douceur du monde en son cœur, et se tenir toujours content, joyeux et (m406) résigné.
Quand je dis qu’il faut se tenir résigné ès aridités, ce n’est point à dire qu’il faut être là content tout court sans rien faire, car cela serait une grande misère et tromperie, et on irait en arrière, et on perdrait ce qu’on aurait auparavant profité, et peu à peu le cœur se discontinuerait d’aimer, un hasard qu’il demeurerait si froid et pesant qu’on ne le saurait quasi plus r'enflamber.
Mais c’est-à-dire qu’on ne doit pas être en chagrin et malcontent, triste et débauché, pour autant qu’on n’a point la dévotion et sentiment ordinaire ; et cependant avec contentement et confiance, aspirer, désirer et élever tout doucement du mieux qu’on peut son cœur à Dieu au haut de son esprit : voilà la fidélité.
Si vous savez gagner cela sur tout, (m407) vous ne vous attristerez et découragerez de rien. Mais que toujours vous désirez et aspirez à Dieu, soit en douceur, soit en sécheresse, sans autre désir seulement que d’aller trouver Dieu même en votre âme pour le caresser et embrasser : lors votre amour et aspiration sera pure et sans amour propre ; et moyennant que vous continuez ainsi toujours sans penser qu’il sera encore long temps ou non devant vous, en la présence de Dieu, vous y arriverez plus tôt. Il faut être hasard [eux] et courageux à s’élever en haut, vers Dieu, par désir.
Qui ne se hasarde, n’a rien ; qui n’a point une grande confiance en Dieu, espérant et attendant à toute heure sa présence, il ne peut profiter ni rendre son cœur allègre. Qui n’a point une grande impression en sa tête, c’est-à-dire une grande volonté et résolution (m408) de chercher et trouver une fois Dieu, quoi qu’il coûte, il ne fera pas grand-chose ; qui ne sait pas bien choir sa nature, par une voie de douleur, par amour, et parvenu soit en aridité et en adversité, soit quand quelque croix ou paroles piquantes nous arrivent, sans aller examiner et penser le tort qu’on nous a fait, et s’accepter à tel malcontentement, ne saura pas bien arriver à la présence de Dieu, car c’est l’amour du cœur allègre qui nous y mène ; et maintenant les troubles, craintes, et… esbaudements [293] empêchent la joie du cœur tendant à Dieu pour l’embrasser.
[espace]
Donc que vos désirs et aspirations de cœur soit douces et profondes sans se forcer le cœur rien du monde, disant : « Mon Dieu, mon amour, s’il vous plaisait de fixer mon esprit dans (m409) le secret cabinet de votre union et jouissance, qu’à la même volonté, que je vous aimasse si ardemment mon cœur, faites mes saints amours, que ce corps… du tout à ses concupiscences, aux affections et embrouillements de créaturalité. Brûlez, ô mon Dieu, mon cœur, brûlez mes entrailles de votre flamme d’Amour, qui me consomme toutes vaines affections ! »
Accoutumez-vous ainsi entretenir le cœur vers Dieu, parlant à lui de cœur et par désir, quoi que fassiez. À tout le moins fait, que vous sentiez au fond de votre cœur toujours quelque trait de ressouvenance de Dieu. … : « Mon Dieu, mon Seigneur, mon amour ! » (m410) semblables. Cela est court, cela montre que le cœur ne respire autre que Dieu seul, et que lui seul tient le siège et la place au fond de votre cœur. Quand vous recevez des grâces, ne vous y arrêtez point pour vous y délecter ; mais allez avec le cœur et esprit toujours en haut vers Dieu, comme si rien n’était.
Mille fois heureux celui que ni la conversation des hommes, ni les occupations des choses aucunes, ni empêchements de ce monde peuvent lui ôter cette tant désirable présence de l’Époux. Ce qui se fera lorsque l’âme s’en amourassant (sic) peu à peu de lui par désirs, par soupirs et par douces aspirations pensées de longue main, comme fait un fils vers son Père, oubliera tout ce qui est de la terre.
Quiconque n’est point attaché par affection aux choses de dehors, qu’il (m411) s’efforce de demeurer recueilli en son cœur, laissant glisser et écouler toutes les choses du monde ; et celles qui ne lui touchent de rien, les laisser passer sans s’en empêcher ou occuper son esprit, disant en son cœur : « C’est Dieu seul que je recherche, le reste aille comme Dieu veut. Dieu est tout mon bien, tout mon amour, et tout ce que je désire en ce monde ; c’est vous seul, ô mon bien que je veux aimer, à qui je veux donner mon cœur ; mon appui est sur vous. Tenez, je vous rends derechef mon cœur et toute mon affection. Ah ! Quand serai-je réchauffé de votre amour ! Je languis après vous, je ne puis durer ni vivre au monde seul sans vous. »
[Fin du manuscrit.294].
SECRETS SENTIERS DE L’AMOUR DI
PLAN DE LA SÉRIE
« CONSTANTIN DE BARBANSON »
SECRETS SENTIERS DE L’ESPRIT DIVIN
Le manuscrit de Paris.
SECRETS SENTIERS DE L’AMOUR DIVIN
L’édition de Douai.
L’ANATOMIE DE L’ÂME ET DES OPÉRATIONS DIVINES
Depuis le commencement de la vie spirituelle, jusqu’à l’état expérimental de la grâce supernaturelle.
Une seconde Anatomie à passer selon l’être de la déiformité, après la mort de la propriété.
Troisième partie,
Comment l’âme qui est parvenue à l’état de la perfection se doit comporter, pour faire progrès en icelle, et y acquérir plusieurs degrés jusqu’à la fin de sa vie
Copyright 2014 Dominique Tronc
Les Secrets sentiers de l’Amour divin esquels est cachée la vraie Sapience céleste et le Royaume de Dieu en nos âmes est une œuvre dont le titre rend parfaitement compte de son contenu.
Nous reproduisons ici la dernière édition du vivant de l’auteur publiée à Lille en 1629. Ces Secrets sentiers de l’Amour divin… fut le titre de la partie appréciée et éditée plusieurs fois du corpus des écrits de Constantin. L’ultime réédition publiée à Solesmes en 1932 reprenait la première édition publiée à Cologne en 1623. Le travail du bénédictin dom Noetinger [295] fit ainsi redécouvrir Constantin.
Nous renvoyons aux études de dom Noetinger. Elles précèdent et suivent son édition du texte de Constantin, tandis que ses notes reprises ici sont signalées par « [N] ». Nous renvoyons également à des études postérieures dont la plus ample propose une théologie mystique ; études franciscaines qui restent de nos jours d’accès malaisé, aussi ont-elles été reproduites en fin de notre précédent tome I Les secrets sentiers de l’Esprit divin [296].
Nous avons antérieurement abordé et présenté un choix de « bonnes feuilles » et de chapitres entiers extraits des deux Sentiers de l’Esprit et de l’Amour. Ces florilèges figurent dans nos synthèses couvrant le Grand Siècle [297].
La réédition de l’Amour divin de 1932 fut suivie de la redécouverte en 1950 du manuscrit intitulé l’Esprit divin que nous venons d’éditer pour la première fois dans la série consacrée à Constantin comme tome I des œuvres.
Le lecteur trouvera ici quelques correspondances qui facilitent le passage de l’imprimé au manuscrit et inversement. Elles sont indiquées entre crochets (par exemple « [m29] » propose de se rendre à la page 29 du manuscrit publié au tome I).
Nous avons également indiqué entre parenthèses les numéros de pages de la réédition de 1932. Nous avons souvent repris son découpage en paragraphes d’un texte primitivement imprimé sans respiration. Enfin nous indiquons directement sans parenthèses ni crochets (ces derniers sont réservés aux appels de notes) les numéros de page de l’édition de 1629 reprise ici.
Nous renvoyons à l’étude ouvrant le tome I. Elle situait Constantin et son œuvre, dont le présent tome II de l’Amour divin. Les trois parties de l’Anatomie constituent les tomes III à V.
Respectant ainsi l’ordre chronologique de composition du corpus, s’ordonne un témoignage mystique exceptionnel rédigé sur vingt années. Il demande un effort de lecture tout comme c’est le cas pour d’autres métaphysiciens plus récents d’outre-Rhin. Constantin demeure unique par sa précision et par son originalité.
[Page de Titre de l’édition de Douai, dernière du vivant de l’auteur que nous prendrons donc pour leçon. Elle mérite d’être reproduite telle quelle, car elle résume précisément le contenu de l’œuvre et traduit la noble ambition qui l’anime :]
SECRETS SENTIERS DE L’AMOUR DIVIN ESQUELS EST CACHEE LA
vraye Sapience celeste & le Royaume de Dieu en nos Ames.
Divisez en deux Parties.
LA PREMIERE,
CONTENANTE AUCUNS POINCTS
Necessairs d’estre sceus, & exercés par celui qui veut qui veut s’avancer au chemin de la Perfection.
LA SECONDE,
CONTENANT UNE ENTIERE description & poursuite de tout le chemin d’oraison Mentale, par lequel on parvient à la jouissance du Divin Amour.[298].
Composez par le P. CONSTANTIN DE BARBANSON Prédicateur Capucin & Gardien du Convent de Coulogne.
À DOUAY,
Chez BALTHASAR BELLERE
Au Compas d’Or, l’an 1629. [299}.
[L’édition de Cologne fait suivre directement la page de titre d’un « Extrait du Privilège [300] », paragraphe suivi par « Ego Fr. Constantinus… » couvrant une page qui précède immédiatement les « Approbations ».
Le texte adressé « A son Altesse Sérénissime… » n’apparaît que dans l’exemplaire de Douai tandis que l’« Extrait du Privilège » a disparu.]
PAR LA GRACE DE DIEU Archevêque de Cologne, Prince Électeur, Évêque de Liège, de Paderborn et de Münster, Administrateur de Hildesheim et Berchtesgaden, Prince de Stavelot, Comte Palatin du Rhin, Duc des Deux-Bavières, de Westphalie, d’Angers et de Bouillon, Marquis de Franchimont, Comte de Loz, Loigne, et de Horne, etc.
Sérénissime Prince,
Si c’élait seulement ès cloîtres de Religieux, ès ermitages, solitudes et lieux retirés du monde que Dieu aurait ses amis et spéciaux, aspirant à son amour divin/[301] ; et non pas aussi aussi au monde entre les embarrassements du siècle, au milieu des négoces temporels, qu’il aurait ses fidèles et élus lesquels ne mettant pas leurs cœurs, ni le total de leurs affections aux choses caduques et périssables, réservent encore le meilleur et le plus sincère de leur âme pour le consacrer à Dieu, lequel ils reconnaissent souverain Bien, désirable par-dessus tout ce qui est et que l’on pourrait chérir en terre. Il pourrait sembler impertinent que cet opuscule contenant les plus secrets chemins du Divin Amour, serait dédié à un Prince de la qualité, grandeur et sublimité comme est V. A. Sérén., de laquelle ne serait rien moins à présumer que de penser qu’elle voudrait faire aucun état de semblables matières si relevées par-dessus l’ordinaire des livrets dont ceux de son rang ont coutume de se servir. /
Mais puisque l’expérience nous montre que Dieu opérant tout selon le conseil de sa sainte volonté, sans acception de personne, se laisse trouver de tous ceux qui, en sincérité de cœur et d’affection, le cherchent en Esprit et en vérité, et se rend proche à tous ceux qui invoquent son saint Nom. Et qu’en toute Nation, sexe, état et qualité, chacun qui le sert en justice et sainteté lui est agréable. Cela me fait dire que personne qui aura connaissance des vertus, qualités, mérites et piété de V. A. ne s’étonnera que je lui offre et dédie ce Traité.
Car bien qu’icelle soit extraite de la grandeur de la Maison de Bavière, élevée à la dignité Archiépiscopale, associée à la sublimité du sacré Collège Electoral, choisie encore et appelée à l’administration de tant d’Eglises, de provinces et de pays, et pour ce divisée peut-être en son esprit en/plusieurs parts, selon la sollicitude nécessairement annexée à charges si éminentes en tous les deux états, ecclésiastique et civil ; — le zèle néanmoins de l’honneur divin, la défense et avancement de la foi catholique, le désir du salut des âmes et 1' extirpation des hérésies étant ce qui anime et donne vie au courage de V. A. Sérén. pour reprendre haleine au milieu de tant d’occasions de troublements et fâcheries, — tant s’en faut que tout ce labeur pris ainsi pour une si juste, nécessaire et urgente cause, et rapporté par droite intention au vrai amour, gloire et honneur divin, soit occasion d’empêchement ou incapacité de pouvoir cheminer par les Secrets Sentiers mentionnés en ce présent traité (si d’ailleurs n’intervient autre manquement), que je veux croire que tels travaux, adjoints aux autres qualités naturelles et bonnes/dispositions que Dieu a entées en l’âme de V. A., ne seraient que bons moyens et la voie pour, ensemble avec la divine grâce, pouvoir parvenir à la jouissance du vrai Esprit de Dieu. Si seulement elle pouvait comprendre ces secrets divins et voulut croire la bonté divine si prête à nous donner surabondamment plus que n’osons nous-mêmes espérer, lorsque vraiment nous nous résolvons à la désirer de toute notre affection.
Témoin nous est le Royal Prophète, lequel au milieu des troublements, des guerres et sollicitudes de son Royaume d’Israël n’a laissé pourtant de cheminer par tous ces sentiers-ici, et devenir par iceux un homme selon le cœur de Dieu. Témoin un saint Louis roi de France, qui, nonobstant le gouvernement d’un si grand Royaume, n’a laissé de parvenir à vraie sainteté de vie. /Témoin encore un autre saint Louis, fils du Roi de Sicile, Évêque de Toulouse, et de 1' Ordre de notre bienheureux Père saint François, lequel vivant en telle charge, mourut en la fleur de son âge, laissant au monde une odeur immortelle de pureté, d’innocence et de sainteté.
Ainsi je veux dire que ni la sublimité de l’état de V. A., ni la multiplicité de si justes sollicitudes la rendent du tout improportionnée pour l’acquisition des degrés du divin amour contenus en ce petit livret. Plutôt d’ailleurs : tant de prières qui pour V. A. se font par tant d’âmes saintes, religieuses et autres sans nombre qui reçoivent tous les jours ses bienfaits, et qui sont par icelle promues et maintenues au service de Dieu ; la participation de tant de bonnes œuvres qui se font sous son pacifique gouvernement ; les suffrages/publics et privés, que [pour] le salut spirituel et temporel de V. A., quasi à tout moment on adresse à Dieu ; l’association d’icelle à l’Archiconfraternité de la sainte Croix du Sauveur, ensemble avec la communication de tous les bienfaits de tout notre Ordre, qui est annexée à telle Confraternité, érigée en cette notre Église de Cologne.
Mais surtout. les qualités naturelles et acquises que déja, pour préambule, la divine bonté a plantées en son âme, sa modestie et douceur si bien tempérant la grandeur de son extraction ; sa maturité et prudence si bienséante à l’extellence de son état ; la candeur de sa vie pure et chaste, tant éloignée de toute occasion de soupçon sinistre ; le zèle de son cœur à promouvoir les serviteurs de Dieu et favoriser les amateurs du salut des âmes ; sa piété et bon désir/d’aller de bien en mieux au divin service, qu’elle témoigne assez par ses devis spirituels — tout ceci et tant d’autres que je ne touche aucunement ne peuvent que piéça avoir préparé au Seigneur un domicile en son âme, pour lui être un vrai temple, reposoir et lieu de délices. Et que partant, ce n’est qu’à bon droit que je lui présente ce petit traité, particulièrement destiné pour montrer par quels secrets sentiers internes on peut parvenir à la totale jouissance de la divine bonté ; afin que si V. A. Sérén. est servie de l’honorer de sa lecture, elle y puisse voir les merveilles que Dieu fait avec l’âme, quand elle se dispose, coopère et se laisse conduire par l’interne gouvernement de son divin Esprit.
Ce sont choses bien sérieuses que cela, plus heureuses que tous les trésors de la terre, et plus à désirer que toutes les principautés/et seigneuries de ce monde. Car aussi de fait, elles font un royaume tout entier dans l’intérieur de nos âmes, duquel Dieu étant le Roi, y veut avoir son siège et gouvernement pacifique, où chacun sans résistance soit subordonné à son divin vouloir ; duquel si V. A. Sérén. veut se rendre vassale et l’adjoindre au reste de ses titres, elle sera plus enrichie et mieux fortunée d’une si glorieuse servitude, que si toutes les Indes orientales et occidentales se venaient ranger sous sa puissance ; puisque sans comparaison plus de richesses de grâces divines lui en dériveront, que jamais d’or ni d’argent sortit de ces régions nouvelles. Car l’cœur n’a jamais vu, dit l’Apôtre, ni l’oreille jamais ouï, ni le cœur de l’homme pourrait oncques comprendre, ce que Dieu a préparé pour ceux qui vraiment le chérissent (I Cor., II, 9). /
Recevez donc, Sér. Prince, ce petit présent des mains de l’un (quoique des plus indignes) de cet Ordre du séraphique Père saint François, que V. A. Sérén., tant en cette Province de Cologne que celle du Pays-Bas, ne cesse de poursuivre en toute sorte de bienveillance et d’avancement. Car en cet ici de Cologne ayant commencé à nous favoriser dès le premier temps que du Pays-Bas y sommes venus la provigner [implanter] (n’y ayant paravant encore été vue), ne cesse encore jusqu’au jour présent de nous donner toutes les sortes d’assistances qui lui sont possibles. Comme sait ce présent couvent de Cologne, l’expérimente celui de Paderborn, et s’en doit à toujours ressouvenir celui de Münster, et surtout maintenant celui de sa ville de Bonn, où nous ayant premièrement admis, ne pense à présent qu’aux moyens de nous y achever une parfaite/demeure sortable à la capacité de la ville. Cela savent encore au Pays-Bas, les convents de Liège, Huy, Dinant, Thuin et singulièrement celui de Malmédy, où honorant les nôtres en leur difficulté, de sa personnelle présence, la splendeur de son crédit dissipa bientôt et fit évanouir toutes les ténèbres de la malveillance. Et pour ce prions tous unanimement le bon Dieu qu’en récompense de tout, il comble V A. de l’abondance de ses grâces, bienheurant sa vie et bénissant ses travaux, et à la fin, lui rendent le salaire d’une vie et couronne éternelle. Cependant qu’ici en terre, je lui suis et lui serai toujours
Très humble et le plus petit de ses serviteurs en Jésus-Christ,
Fr. CONSTANTIN DE BARBANSON, capucin indigne.
sacerdos ac Ordinis Capucinorum sancti Francisci praedicator indignus, et meipsum et hunc quem (Deo donante) composui libellum, Sanctae et Catholicae Romanae Ecclesiae judicio ac censurae humiliter et lubens (uti debeo) subjicio. Absit enim ut hujus Ecclesiae sanctissime fidei, vel in minimo repugnare velim, cum sit columna et firmamentum veritatis. Benevolum tantum obtestor Lectorem, ut si illi in tam abstrusis rebus exprimendis verba quaedam minus forte placuerint, ea ad catholicum ac sanum sensum et ad fidei sanaeque doctrinae normam reducere dignetur. Nullis enim obesse, sed multis in salutem prodesse desideraevi, ad Dei Omnipotentis laudem et gloriam et amorem. Datum Coloniae 12 Decemb. 1622.
FR. CONSTANTINUS qui supra.
Liber hic excelso etc sublimi spiritu scriptus, ut doctrina sanus, ita legentibus cid excitandunz spirituale edificiunt utilis, magno que usui ac fructui futurits est. Actuni Tornaci 13 Augusti 1617.
JO. BOUCHER, Sacre Theologice Doctor et Canonicus Tornacen.
NICOLAUS PHILIPPUS LOYS [302], Sacre Theologiae licentiatus et Canonicus Tornacen.
Hunc librum a R. P. Fratre Constantino de Barbanson, sacerdote et Ordinis sancti Francisci Patrum Capucinorum praedicatore compositum, cui titulus est, Les Secrets Sentiers de l’Amour divin, diligenter et attente legi, nihilque in eo reperi quod vel fidei, vel bonis moribus adversetur ; ac proinde poterit imprimi, et ab illis qui in spirituali perfectione progressum facere cupiunt, non sine fructu legi. Actum Duaci 30 Junii 1617.
FRANCISCUS SYLVIUS, Sacr. Theolog. Doctor et Regius ac Ordinar. Professor.
Cum hunc libellum a R. P. Fratre Constantino de Barbanson, Ordinis Capucinorum predicatore et Coloniensi guardiano compositum, Doctoribus hujus almae Universitatis Coloniensis tradiderim examinandum, illorumque judicio dignus sit judicatus qui imprimipossit, utpote qui nihil quod fidei, bonisve moribus adversetur contineat, sed potius sapientiam loquatur pro perfectus et ad perfectionem divini amoris tendentibus : ideo per me quoque licet ut typis mandari possit. Datum Coloniae 18 Decembris 1622.
HENR. FRANCKEN, Sierstorphius, S. Theol. Doc. Regens Laur.
Hunc tractatum Secretarum Semitarum divini Amoris, authore R. P. Constantino Barbansonio praedicatore Wallonicæ Provinciae Capucino, nunc vero Coloniae guardiano, illiusque Provinciae diffinitore, perlegi accuratissime cum afectu et dignissimum censui qui praelo mandetur ; non enim solum nihil continet doctrinae catholicae contrarium, sed e contra methodo quam hactenus viderim familiarissima, brevissima ac tutissima, devotas animas quasi manuducit ad intimum Evangelicae perfectionis secretum.
Ita est. FR. BONAVENTURA BASSEENSIS [303], capucinus Praedicator et S. Theol. Lector in conventu Leodiensi.1622 Julii 23.
Liber hic qui inscribitur, Les Secrets Sentiers de l’Amour divin, ex Mystica Theologia (quae inter omnes scientias principem locum tenet) depromptus, catholicus est et orthodoxus, nihil continens sanae fidei contrarium, requirit lectorem pietatis studiosum, cui ordo, modusque procedendi licet mysticus, apprime placebit, quippe qui hactenus aspera plurimis visa, deduxit in vias planas. Datum in conventu nostro Bonnensi 4 Julii 1622.
FR. MARCUS IPRENSIS [304], Capuc. Prædicator.
Ego Fr. Cyprianus Antwerpiensis fratrum Capucinorum per tractum Rheni Commissarius generalis, facultate mihi super hoc specialiter facta ab admod. R. P. Clemente a Noto, Ordinis nostri Ministro generali dignissimo, libellum hunc cui titulus Les Secrets Sentiers de l’Amour divin, a Dominis Sacrae Theologiae Doctoribus approbatum legi et examinavi, ac insuper per duos e nostris Patribus legere et examinare feci. Cumque eorum omnium calculo typis dignus judicatus sit, et ego quoque ilium probo, facultatemque concedo ut exire possit in lucem, ad Dei Optim. Maxim. gloriam et devotarum mentium spiritualem profectum. Ex loco nostro Agoniæ Domini in Ringavia, 22 Decembris anni 1622. [N].
FR. CYPRIANUS [305], Commiss. Gener.
Puis, ô grand Dieu ! que vous savez nos souhaits, que vous lisez en nos cœurs, et que vous sondez nos désirs : vous n’ignorez donc pas le sommaire de mes vœux, le but de mes prières, et ce que je pense en mon âme. Plût à vous, ô mon Dieu ! que selon la grandeur de vos bontés, selon les merveilles de votre Amour, et selon la condescendance quasi incroyable de votre dignation vers nous ; telle aussi serait la louange de votre saint Nom, telle la connaissance de vos œuvres, et telle l’expérience de vos dons. Mais hélas où en/sommes-nous ! Et qui pourrait jamais endurer la grosse ignorance dont le monde est maintenant saisi ? Car quoi de moins considéré que vos merveilles ? Quoi de plus négligé que votre amour ? Et quoi de plus rare que l’expérience de votre bonté [m2] [306] tant démesurée ? Puis donc, ô Amour infini ! que ne désirez rien plus que de nous introduire, même pendant cet exil, jusques au sacré conclave de votre divine présence en notre âme, jusques au cabinet des merveilles de votre Amour et dans le saint tabernacle de votre demeure sacrée en notre esprit, afin de nous donner entrée à la vraie connaissance de votre saint Nom,/pour nous déplier les trésors de votre bonté et pour nous communiquer les arrhes et préjugés de la béatitude future. Ouvrez-moi encore maintenant les lèvres, conduisez ma plume et descendez en mon esprit, à ce que pour la gloire de votre saint Nom, je puisse ici donner à entendre par quels Secrets sentiers vous conduisez bientôt vos amants à la jouissance de votre divin esprit, à l’union de votre amour et à l’expérience des merveilles de notre croyance ; et tellement les exprimer que rien ne m’échappe, sens ou parole, qui puisse être pomme de discorde entre ceux qui désirent de vous aimer.
Je sais que de cacher le secret/de son roi, c’est chose bonne et louable [Tob., XII, 7] ; mais aussi, de publier vos œuvres si divines, c’est sans doute chose encore plus honorable. Vous êtes, ô souverain Roi ! merveilleusement grand et plein de gloire sans mesure ; vos conseils sont terriblement hauts, vos jugements incompréhensibles et votre sagesse profonde, sans fin ! Mais par-dessus tout, vous êtes merveilleux en amour, démesuré en bonté et incroyable en vos [m3] dignations. Et pour ce, de génération en génération, nous annoncerons vos merveilles ; et de siècle en siècle, nous irons publiant les richesses de votre amoureuse bonté.
Ames donc divinement aimantes les délices et les amours de ce grand Dieu, venez, je vous prie, pour ouïr les secrets dont je vous veux faire part, car je désire en simples et peu de paroles, vous ouvrir la porte aux trésors de la divine sapience ; vous racontant quelque chose des chemins du divin Amour, par lesquels cheminant pourrez bientôt vous en acquérir la jouissance. Mais pourtant, c’est en secret et à l’oreille que je désire de les vous dire ; craignant que les inexperts et incrédules d’une si grande bonté divine, ne/sachent croire que ces choses soient si faciles à celui qui se veut employer à fidèlement les rechercher. Car il n’y a pas faute de ceux qui [307] peu amoureux de ces choses, non seulement n’y mettent pas eux-mêmes le premier pied, ni jamais se promènent par ces chemins tant [m4] heureux de l’esprit ; mais encore empêchent les autres qu’ils n’y puissent avoir accès ni entrée. Bienheureux néanmoins, pour dire avec le Sage, qui in istis versatur bonis : qui ponit illa in corde suo, sapiens semper exit [308] (Eccli, I, 30).
Que si cette sapience est peu recherchée des amateurs de ce monde, des enfants du siècle, des sages selon la chair qui ne marchent qu’en grandeurs et merveilles de sapience humaine, ce n’est merveille : car aussi ne goûtent-ils rien de ces délices célestes. Cette sapience n’est pas de la terre, mais du ciel ; ne gît pas en belles et bien agencées paroles, mais en la vertu du Saint-Esprit ; ne vient pas de la subtilité d’esprit, mais de la pureté de vie. En vain, vous feuilleterez les livres, si vous n’en cherchez la jouissance. [309] Car on ne la tire pas de la science, mais de l’expérience, sans laquelle on entendra bien peu de tous ces parlers mystiques. Ce sont secrets d’amour céleste : si on ne les goûte, on ne les comprendra point.
Dieu étant le souverain bien de nos âmes, le seul repos de nos cœurs, le vrai paradis de notre esprit et le centre de notre amour, c’est lui aussi qui doit être le comble de nos désirs, la dernière de nos prétentions, la fin de nos travaux et celui que seul et uniquement par tous nos efforts nous devons rechercher, puisqu’à lui seul/appartenant gloire, honneur et divinité, il a aussi fait nos âmes pour soi seulement ; et n’auront jamais nos cœurs repos, sinon que se reposants en lui. Et parce que la connaissance de ceci est l’origine de notre salut, la semence d’éternité et le commencement d’une vie bienheureuse : pour cela dit-il par son Prophète avec tant d’emphase, d’énergie et d’exagération : Que le sage ne se glorifie pas en sa sapience, ni le fort en sa force, ni le riche en ses richesses. Mais en cela se glorifie quiconque se glorifie, qu’il me sait et connait (Jer., IX, 23, 24) [310]. Que si bien ceci (peut-être) n’est ignoré de connaissance spéculative et science littérale, il n’est que trop néanmoins négligé d’expérience et de savoureuse pratique.
N’est-ce pas [311] grande pitié de voir qu’une chose si sérieuse et concernante de si près le suprême bonheur de nos âmes et la plus grande gloire de Dieu en ce monde que/la vraie jouissance de sa divine présence et l’union de son Amour en notre esprit, soit néanmoins tant ignorée et mise en nonchaloir de ceux-là mêmes près desquels sur tous autres on la devrait à bon droit rechercher et qui le devraient enseigner aux autres ? Qui est-ce qui, de fait et d’œuvre, de cœur et de vérité, peut dire avec le Prophète : Le Seigneur est ma part, dit mon âme pourtant l’attendrai-je. Le Seigneur est bon à ceux qui ont espérance en lui et à l’âme qui le cherche (Thren., 24-25). Et avec le psalmiste : Quelle chose ai-je au ciel ? Et hors de toi, qu’ai-je voulu sur la terre ! Dieu de mon cœur. Et Dieu est ma part éternellement. Il m’est bon d’être conjoint à Dieu et mettre au Seigneur Dieu mon espérance ! (Ps. LXXII, 25-28). Que le royaume de Dieu soit en nous (Luc., XVII, 21), que toute la gloire de la fille du Roi soit par dedans (Ps. XLIV, 14), nous l’oyons assez souvent et le confessons de bouche ingénument. /, Mais ce que cela veut dire et quelles merveilles il comprend en soi, ce sont peu vraiment qui le goûtent et l’expérimentent. Nous prions tous les jours : Notre Père, qui êtes ès cieux ; Ton Nom soit sanctifié, Ton royaume nous advienne. Mais qu’il soit au ciel de notre esprit, qu’il doive vivre, avoir son siège, son règne et plein domaine en notre âme : qui est le sage qui bien l’entend ? Le Prophète royal fait tant de fois retentir à nos oreilles : Querez le Seigneur et soyez confirmé : querez sa face continuellement. Le cœur de ceux qui quièrent le Seigneur s’éjouisse (Ps. CIV, 3, 4). Cherchez Dieu et votre âme vivra (Ps. LXVIII, 33). Tous ceux s’éjouissent et ayent liesse en loi, qui te recherchent (Ps. LXIX, 5). De même le Sage : Sentez du Seigneur en bonté, et le cherchez en simplicité de cœur (Sap., I, 1). Et puis le prophète Isaïe : Cherchez le Seigneur cependant qu’il peut être trouvé. Invoquez-le/pendant qu’il est près (LV, 6).
Qu’il est aisé de là à colliger qu’il y a donc une façon de chercher Dieu au dedans, qu’il peut être trouvé en notre âme et qu’il nous y faut exercer pour parvenir à la vraie jouissance. Pour tout cela néanmoins, qui est-ce qui le prend à cœur ? Ou, qui si bien le cherche comme il faut, qu’il vienne à le trouver, posséder et en jouir ? Il semble que ce soient choses si périlleuses, si au delà de la portée humaine et si surpassant tout ce que l’on pourrait espérer de Dieu, que chacun, argumentant de l’ordinaire des hommes d’aujourd’hui et de la corruption du siècle présent, (auquel à peine est-il mention de ces choses vraiment spirituelles), se pense suffisamment excusé s’il n’aspire à rien de semblable.
Et toutefois afin que chacun en puisse être capable et personne s’en excuser, ce même souverain Bien, étant ainsi l’unique but et/objet final de nos âmes, peut être de nous autres mortels, sous plusieurs et diverses raisons, façons et motifs, considéré, paraître désirable, recherchable, et vraiment digne de tout service. Car, comme en son unique et simple être, il est plein de perfections éternelles, et que tout sujet de vrai bien se retrouve en lui : ainsi notre appétit, qui est tiré de l’objet conforme à son humeur, a moyen de trouver en lui toutes sortes de raisons pour être puissamment alléché, ému et comme doucement forcé à tourner vers lui son désir, selon la portée de sa naturelle inclination.
Tellement que les hommes étant extrêmement différents en leur complexion, humeurs et appétits ; différentes aussi sont les façons dont ils peuvent être émus à rechercher Dieu et à donner commencement à la vraie vie interne et de/l’esprit. Et Dieu semblablement se sert de plusieurs moyens, causes et motifs, pour les attirer à soi : comme celui qui est la Sapience éternelle : attingens a fine usque ad finem fortiter, suaviterque disponens omnia, dit le Sage (Sap., VIII, I), touchant d’une extrémité à l’autre et disposant tout suavement. Car bien que c’est un même esprit de Dieu que nous cherchons tous et qui se laisse trouver au ciel de notre esprit, où il nous relève à une vie divine et supernaturelle par le moyen de la grâce — laquelle étant une participation du divin être, comme elle nous fait consorts de la divine nature (II Pet., I, 4), nous fait aussi vivre d’une autre vie que la naturelle et humaine, parce que nous dépouillant du vieil homme, nous revêt d’un nouveau, et nous faisant mourir selon l’homme terrestre et corrompu, nous conduit à une autre vie qui est toute cachée en Dieu,/où il n’y a, (dit l’Apôtre), mâle ni femelle gentil ni juif, Barbare ou Scythe, serf ni franc, mais Christ est tout en tous (Col., III, 3, 11), — parce néanmoins que Dieu meut chaque chose à sa mode (disent les Théologiens) et qu’en l’homme ce qui est spirituel n’est pas le premier, (dit l’Apôtre), ains ce qui est sensuel, puis après ce qui est spirituel (I Cor., XV, 46) ; comme il faut premièrement passer par toute la nature inférieure, la recolliger et reformer selon Dieu, la remplissant toute de divin désir, et puis encore l’outrepasser avant pouvoir être solidement établi en tel état de jouissance du divin Esprit, cela est la cause que le chemin à Dieu se diversifie selon la diversité du sujet qui se met à le rechercher. Car si longtemps que l’homme est vivant selon telle partie inférieure, il sera porté à Dieu et se plaira en lui selon l’humeur de sa naturelle complexion, la grâce divine/ordinairement s’accommodant en ses traits et alléchements à icelle.
A raison de quoi, cela est la cause que les uns, conformément à leur humeur et naturelle qualité, seront extrêmement émus et bien portés à Dieu, s’ils se mettent à considérer d’une part ses merveilleux jugements, les effets de sa rigoureuse justice et les horribles faits de sa mainforte ; et d’ailleurs, la multitude, laideur et énormité de leurs péchés. De sorte que par la crainte qu’ils conçoivent de telles pensées, sont puis après salutairement portés à retourner à lui, à se ranger de son parti et se soumettre à ses lois et divine volonté ; et par ainsi la crainte et frayeur sera, pour semblables, la raison selon laquelle ils seront portés à Dieu et la voie par laquelle ils commenceront à opérer leur salut.
Les autres auront merveilleusement à cœur de considérer sa/bonté, miséricorde, libéralité et amour merveilleux, son excessive piété, son incroyable condescendance vers nous pauvres exilés de ce monde ; et ne sauront assez se rassasier de vouloir répondre à telle sienne libérale munificence, par la réciprocation d’amour et de service, selon leur petit pouvoir. De façon que l’amour et la sincère affection sera la raison sous laquelle ils s’adonneront à Dieu et seront portés en son saint service, rapportant à telle humeur toute autre chose qui, pendant le chemin à Dieu, se présentera de fâcheries, ténèbres, afflictions, travaux, aridités.
Les autres ayant été conservés de Dieu en bonne innocence, sortant du monde pour servir Dieu avec une âme assez pure, et non offusquée des ténèbres ou restats de péché, n’ont pas aussi tellement perdu la lueur et clarté/du soleil de justice, que quelque rayon et vestige n’en demeure en leur âme. De sorte que rentrant au dedans, ils peuvent facilement trouver accès à converser ainsi mentalement avec Dieu, récupérant peu à peu le sentiment et expérience de sa désirable proximité par les opérations très intimes que déjà il fait en leur âme, conformes au commencement qu’il veut mettre là dedans de sa parfaite future inhabitation. Et ainsi à telle âme, la raison sous laquelle elle sera portée à Dieu, sera d’amour et d’élévation d’esprit vers ce témoignage intérieur qu’elle a de ce divin soleil spirituel au sommet de son âme, en l’adorant en esprit et vérité, et faisant autres actes que telle intérieure familiarité avec Dieu lui suggère et l’incline, n’ayant besoin sinon d’être bien instruite en cette négociation interne par négation, abstraction et/retirement d’esprit de tout ce qui n’est pas Dieu ainsi mystiquement recherché, afin qu’elle ne vienne à offusquer par autres improportionnés exercices, cette si bonne humeur et disposition qu’elle a pour ces divins sentiers.
Autres y a au contraire, qui sont merveilleusement grossiers, remplis d’imaginations, d’affections désordonnées et autres passions fortes, qui ne leur permettent aucune paix ou repos qui soit propre pour ces voies-ici mystiques ; ains, éloignés en la région de dissimilitude, n’entendent à peine rien de tous ces mystérieux secrets, ne comprenant que ce que grossièrement, par les sens et imaginations, ils peuvent voir et tâter des mains : leur étant encore beaucoup si seulement ils se peuvent exercer ès règles et préceptes que l’on donne pour la bonne méditation, et acquérir en grand travail les vertus/morales : lesquelles pratiquant fidèlement, ils puissent accoiser le tumulte et désordre de leurs passions naturelles.
Autres sont conduits par grande aridité, indévotion et manquement de divine correspondance sensible, ne sachant de quel côté se tourner pour trouver chose aucune qui puisse aider pour s’élever en Dieu, ne sachant mieux faire que de telle pauvreté se contenter et en faisant leur mieux se consoler de la volonté de Dieu, et, à icelle s’accommodant, en faire leur exercice et les degrés pour arriver à son amour.
C’est pourquoi, l’on ne se doit étonner, ains plutôt grandement louer Dieu, que tant et divers auteurs se résolvent à traiter de ces matières si heureuses de la vie mystique et interne : les uns traitant de la Volonté de Dieu, les autres de la résignation ; les uns de la/vie purg-ative, illuminative et unitive ; les autres du Palais d’amour, du Château de l’âme, de la Nuit obscure [312], et ainsi quelques-uns prenant un chemin, et les autres en déduisant un autre. Car puisque l’on est ainsi diversement tiré de Dieu, et que sous tant de diverses raisons nous le pouvons considérer et être porté à le chercher et servir, il est donc bien nécessaire que l’un explique une voie, et l’autre une autre ; c’est néanmoins toujours à un même but et fin finale, à la jouissance de Dieu même, que l’on nous veut conduire, mais sous divers motifs ou raisons mouvantes.
Et ne peut être telle diversité que de grand'aide et consolation aux âmes dévotes ; car, outre ce que par ainsi une même chose reste expliquée en diverses manières, et conséquemment en est plus éclaircie et mieux anatomisée, ces diverses façons et différentes/voies découvertes ne peuvent que soulager celles lesquelles constituant tout leur bonheur à vraiment consacrer leur travail en la poursuite de ces sacrés sentiers, ne cherchent que les moyens, les aides et les informations convenables pour, par icelles, parvenir à Dieu : telles salutaires doctrines leur servant de flambeau pour les éclairer en l’obscurité de la nuit de leur commencement : donec dies elucescat et Lucifer oriatur in cordibus eorum (II Pet., I, 19), jusqu’à ce que le jour commence à luire, et que l’étoile matutinale se lève en leur cœur.
C’est œuvre ici donc, le moindre et le plus simple de tous ceux qui, de cette mystique et céleste sapience se sont laissées voir, d’un style rude et mal poli, sortant au jour et à la lumière de l’impression pour satisfaire au désir de tant et divers qui lui ont envié le repos de son silence, et à la consolation/de ceux qui, dépêtrés des embarrassements externes, ne désirent rien plus que de plaire à Dieu, en lui donnant de leurs âmes pleine possession et jouissance, a pour intention de traiter ici singulièrement la voie d’amour et d’inclination affectueuse vers Dieu, proposant sous ce bienheureux motif tout le cours du chemin spirituel à Dieu, montrant par quelle façon l’on y pourra entrer, le poursuivre, et finalement parvenir à la jouissance du vrai Esprit de Dieu. Je dis : pour sous ce divin motif, s’acheminer à Dieu ; car c’est ce que l’on doit desia [déjà] par ce discours avoir remarqué, que constituant Dieu même pour objet final et but dernier, auquel seul et uniquement par-dessus tout on doit aspirer, toute autre chose n’est que la voie, le motif et le moyen par lequel on exerce cette tendance et spirituel acheminement.
Non pas/que, pour ce qu’il porte tel frontispice d’amour, il ignore ou estime moins les autres voies, moyens ou façons dont les autres traités de ce sujet ont pris leur matière et leur dénomination. Car, bien que tout le long de son cours, se couvre du manteau d’amour divin, en effet néanmoins et par concomitance, ce n’est autre que la voie négative, d’abstraction, dénudation et détachement, non seulement de toute chose terrestre, mais encore de tout ce que par les sens et raison humaine, se pourrait penser ou former de Dieu en l’intérieur, de sensible, imaginable, discursif, humain ou naturel (en la façon à savoir et selon l’intelligence qui sera ci-après déclarée), pour peu à peu être élevé au surnaturel, infus, divin et céleste. Cet amour croissant et se divinisant de tant plus que cette fidèle abstraction et négation lui fait voie et évacue/les puissances de tout ce qui est moins que Dieu. Néanmoins, comme c’est l’amour fort et la sincère affection vers Dieu qui est le premier et principal, pour lequel et par lequel telle négation et dépouillement de toute chose est si diligemment pratiqué, et qu’il est comme le premier mobile, ravissant après soi tout le reste qui entrevient en cette affaire, convertissant le tout en sa nature et faisant tout servir à son humeur, c’est à bon droit que de lui il en reçoit sa dénomination et s’appellent tous Secrets Sentiers de l’Amour divin. Car même ceux aussi qui, sous autres titres et motifs, traitent de ces matières, n’omettent pourtant nullement de toujours renseigner l’âme à l’abri de cet amour, sachant bien que tout autre effort, pratique et industrie a pour fin de ramener l’âme vide de toute autre chose, au désir et affection amoureuse vers Dieu. /
Seulement faut bien prendre garde que je n’entend aucunement retenir ou attacher l’âme à un amour puéril, sensible et rempli de douceur ; ains que je la veux conduire à un amour fort et tel qu’il l’abstrait et dénue des choses terrestres, et de soi-même, et de tout ce qui est moins que Dieu ; pour, de grand courage et généreuse fidélité, la convertir vers Dieu et l’attacher à lui par un désir sincère, vrai, ardent et imperturbable, que, quasi par tout ce traité, je suppose et requiers ; sans lequel ce serait perdre sa peine que de vouloir conduire une âme par les états qui ci-après seront déduits. Telle généreuse et mystique négation de toute chose étant bien vraiment un grand amour, et se pouvant à bon droit appeler ainsi, car bien que non pas sensible : cela néanmoins ne se peut poursuivre que par un grand cœur et affection/que l’on ait vers Dieu. Que si du commencement, la sensibilité y est peut-être conjointe ; comme ce n’est pas néanmoins ce qui peut contenter l’âme, facilement aussi [elle] l’outrepasse et s’étend toujours vers Dieu par les opérations de puissances supérieures, négligeant la sensibilité derrière.
Premièrement donc, convient savoir que mon intention n’étant pas d’écrire ceci tant pour les apprentis et commençants seulement, qui premièrement s’introduisent à la vie dévote, comme plutôt pour les exercités et avançants qui, déjà tous remplis de leurs premiers exercices de méditation et de la vertu morale, désirent savoir ce qui reste encore à faire et comme on se peut aider, pour vraiment agréer à Dieu et parvenir à la perfection, cela est la cause que l’on ne trouvera pas ici les remèdes ou préservatifs contre les vices et péchés, la/déduction des tentations et empêchements au service de Dieu, la description des vertus morales, et autres choses qui appartiennent à la vie active. Vu que de choses semblables s’en retrouvent des beaux traités en abondance auxquels on pourra avoir recours. Mais tout mon but étant de traiter des secrets sentiers par lesquels le divin Amour nous fait cheminer, tandis que recherchons la jouissance du divin Esprit ; je me suis surtout peiné de pouvoir déclarer par ordre les degrés et états que l’on trouve, comme on passe de l’un à l’autre, et ce que chaque degré apporte de touches et opérations divines infuses : sachant que telles matières ne sont ni si communes ni si particulièrement déchiffrées, comme ceux qui s’y exercent désireraient bien, pour en être tant mieux informés et/dûment s’y pouvoir comporter.
En la première partie donc sont mis aucuns préambules et fondements de la fin à désirer, de la connaissance de Dieu et de soi-même, de l’humilité, de la mortification, et puis de l’exercice d’amour, afin qu’ayant une fois mis ces pièces nécessaires d’être à tout propos supposées, il ne soit besoin d’en faire tant de fois réitération. Et puis comme il importe extrêmement d’entendre dûment toute chose, se trouveront quelques avis quasi comme règles communes pour meilleure intelligence de l’humeur et façon mystique, auxquelles il faudra souvent recourir, lorsque l’on pratiquera le degré d’élévation, selon que les fréquents renvois en donnent témoignage.
Mais en la seconde partie sera traité de tout le chemin d’oraison mentale, depuis le plus bas jusqu’au/plus haut, selon que par le titre, prologue et sommaire, on pourra connaître.
Seulement est surtout bien à remarquer ce que veut dire la grâce et le don de Dieu dont le chapitre 9 fait mention, comme la fin de tous les premiers précédents chapitres. Car étant intitulé : De la présence de Dieu selon la façon mystique, il contient la communication que Dieu fait de son Esprit en la suprême partie de l’âme, étant lors l’endroit où Dieu commence à lui manifester réellement et par vraie expérience, tout ce que l’on dit du nouvel et divin être que la grâce par-dessus notre nature nous apporte pour vivre d’une vie divine et surnaturelle. Non pas que ce soit encore ici l’état de perfection, puisque ce titre d’honneur est réservé à l’état d’union expliqué au chapitre 12. Mais que c’est lors la vraie entrée à la connaissance expérimentale des secrets de toute la vie vraiment spirituelle et divine, à laquelle nous pouvons être relevés par la grâce, laquelle (comme est encore dit) étant une participation du divin être, en nous faisant consorts de la nature divine, nous fait aussi vivre d’une autre vie que de la naturelle et humaine.
Et voici ce que je veux donner à entendre : que telle grâce de la présence de Dieu, ne dit pas seulement quelque irradiation d’intelligence divine, ou quelque infusion de connaissance passagère, par manière d’acte et opération en l’entendement ; non pas aussi seulement quelque amour infus, sentiments de douceur, de dévotion, de joie ou consolation en la volonté. Mais dit tout premièrement un état aucunement permanent et de duration, auquel l’âme est relevée, pour vivre tout ainsi de la vie de/l’esprit et selon tout ce qui est de sa suite, de lumière, de connaissance, expérience et inclination vers Dieu : comme, étant en la nature inférieure, on y vivait, ressentant ses inclinations, mouvements, et corruptions. Duquel état par après fluent et dérivent les opérations, fruits, effets, dons, ornements et faveurs divines, proportionnés et correspondants à tel divin être, et lequel premièrement elles supposent comme principe, racine et fondement.
En sorte que si bien les divins touchements actuels et spéciaux ne sont pas toujours présents réellement, pour, par leur prévention, pouvoir sortir en actuelle opération, l’âme néanmoins se peut maintenir et se sent de fait aucunement durablement persister en l’état et vie selon l’esprit, en paix et sérénité, quiétude et repos, écoutant ce que le Seigneur daignera/parler, c’est-à-dire opérer en elle. Notre Seigneur ne dit-il pas que si nous l’aimons, il viendra à nous, et fera sa demeure auprès de nous ? (Joan., XIV, 23.) Cela signifie quelque permanence et stabilité, et non pas seulement quelque opération passagère. Tant de fois aussi que l’Écriture fait mention du nouvel homme créé en justice et sainteté (Ephes., IV, 24), et lequel se renouvelle en connaissance selon l’image de celui qui l’a créé, de la vie cachée avec Christ en Dieu (Col., III, 10, 3), de la renaissance au Saint-Esprit (Joan., III, 5), de la formation du Christ en nous (Gal., IV, 19), que Dieu demeure en nous et nous en Dieu (Joan., XV, 4) : tout cela donne clairement à entendre ce que je viens de dire.
Saint Denys l’Aréopagite semblablement met par exprès ce divin état, comme principe et fondement nécessaire pour opérer des actions surnaturelles, par la similitude de l’état/naturel et humain premièrement requis avant pouvoir opérer des actions naturelles et humaines : Sacrae dilectionis ad divina mandata facienda principalis omnino progressus est secretissima illa et ineffabilis prorsus ofteratio qua divinus in nobis STATUS efficitur. Si enim divinus hic siatus divina nativitas est, numquam aliquid sciet ex iis, quæ a Deo tradita sunt, neque operabitur, qui neque divinum nunc statum consecutus est. Le principal avancement de la sacrée dilection pour l’accomplissement des divins commandements, est cette très secrète et ineffable opération par laquelle un divin ÉTAT est causé en nous. Car si ce divin état est une divine naissance, celui-là ne saura et n’opérera rien des choses que Dieu nous a mises en avant, qui n’a pas qacquis ce divin état, et puis [saint Denys] ajoute : An vero nobis quoque ipsis non dicimus, prius esse necessarium humana vitae statum, / ut sic demum humana possimus operari ? [Eccl. Hierar. II.] [313]
Lesquelles paroles, bien que dites de l’état divin que Dieu infond en la régénération baptismale, cela même néanmoins appartient aussi à ces matières-ici que nous traitons. Car tous ces mystérieux secrets de la vie mystique, que sont-ce autre chose que venir à l’expérience et jusques aux premiers principes des vérités surnaturelles de notre foi ? En telle sorte que ce que seulement (instruit de la foi) on croyait être invisiblement, ici on le voit, expérimente et en a-t-on la connaissance pratique. Comme de même lors que, tant de fois par tout ce traité, nous ferons mention de chercher Dieu, de s’élever à lui, et que nous sommes tant éloignés de sa présence, ce n’est pas que Dieu ne soit toujours en nous et qu’en icelui nous ne vivions,/nous mouvions et soyons [Act., XVII, 28]. Mais comme dit saint Denys l’Aréopagite : Ipsa quidem (Trinitas) omnibus praesens est : non tamen ei praesentia sunt omnia. Sed cum eam et sanctis precibus et tranquilla mente et apto ad divinam conjunctionem animo appellamus, tum denique nos etiam ei praesentes sumus (De div. nom., III). Elle (la sainte Trinité) est bien présente à tous, mais toutes choses ne sont pas présentes à elle, ains lorsque par prières, et d’esprit tranquille et disposé à la divine conjonction nous l’invoquons : alors seulement nous lui sommes aussi présents.
Jaçoit donc que ce ne soit rien de nouveau que d’avoir Dieu habitant en soi, que d’être régénéré au Saint Esprit, recevoir ce nouvel être divin et être fait consort de la divine nature, ou d’opérer selon les principes surnaturels de grâce,/vu que chacun qui est en état de grâce et en charité, a déjà tout cela, est élevé à telle dignité et est riche de tous ces précieux dons, c’est néanmoins beaucoup à la façon que nous traitons et que les auteurs mystiques veulent entendre. Car, pour taire une infinité d’autres faveurs, dons et grâces spéciales, que Dieu communique selon son bon plaisir (Ephes., 1, 9) par tout le cours de ces chemins, c’est sur ces premiers fondements de grâce justifiante avoir si bien édifié que l’on soit crû en un temple saint au Seigneur pour être un tabernacle de Dieu par le Saint Esprit. C’est avec les enfants de Dieu être tellement agité, mu et gouverné de son divin Esprit (Rom., VIII, 14), que, soi-même négligé, on lui ait donné plein siège, empire et tout pouvoir en soi-même, pour user des puissances, selon son bon plaisir, sans résistance,/et par ainsi vivre, et non plus vivre, mais Jésus-Christ avoir vivant en soi (Gal., II, 20), et sa vie toute cachée en lui (Col., III, 3).
Avec la grâce justifiante donc on reçoit bien vraiment tous ces joyaux précieux, mais c’est en un intérieur encore si obscurci de ténèbres internes, du désordre des passions non réformées, de la nature encore si pervertie par sa corruption, que ce n’est que par la seule croyance que l’on en sait à parler, la foi seulement nous l’apprenant.
Mais ici c’est venir à la vraie expérience de telles choses. Et par même moyen, à la vraie expérimentale connaissance de Dieu (en laquelle gît la vie éternelle), et de soi-même (fondement de toute vraie vertu), pénétrant jusques aux principes des puissances de l’être, des opérations et de la vie spirituelle de notre âme, et finalement/parvenir jusques à la source fontale de toute grâce, à savoir à la jouissance de Dieu même par le lien d’amour et opérations surnaturelles du divin Esprit.
Ce qui est si grande chose, que, pour y parvenir, il faut subir tous les travaux et y apporter toutes les diligences, l’abstraction, mort et oubli de toutes choses, voire et de soi-même encore, que tout ce traité et ses semblables contiennent. Car avant être confirmé vraiment, et tout transformé en tel divin être, et jouir ainsi de Dieu en son esprit, il faudra passer par le fâcheux état de la rigoureuse privation dont le chapitre 10 et son suivant font mention, qui n’est rien autre qu’une mort spirituelle et terrassement de tout ce qui est au-dessous du divin Esprit en l’homme, afin que le tout subjugué, reformé et remis en ordre dû, ce/divin Esprit puisse, comme premier et principal, vivre, régner et avoir son plein domaine en tout ce petit royaume interne, ainsi qu’il a au dernier état. Lequel portant titre de la parfaite union, jouissance et fruition de l’esprit et amour divin, est lors que l’âme ayant donné place à tel divin effet en elle, elle se soit tellement négligée soi-même, que le divin Esprit soit devenu maître, gouverneur, roi et empereur en tout ce petit Royaume interne, dans lequel il a son siège et le plein commandement sans contredit, dans lequel son Nom est sanctifié, son Royaume y est advenu, et sa volonté s’y fait sans résistance, ou, pour le moins faisant, que tout se soumette toujours de plus en plus à. son divin gouvernement.
Au reste le style et le langage de tout ce traité étant si bas, si rude et si mal poli, je puis bien dire avec/l’Apôtre, que je ne viens pas avec excellence d’éloquence ou de sapience en annonçant ses secrets divins, et que ce n’est pas en paroles attrayantes de sapience humaine que j’ai appliqué mon industrie, mais en simple démonstrance de l’esprit et amour divin. Car bien que c’est pour annoncer sapience entre les parfaits que cet opuscule est destiné, non pas toutefois la sapience de ce monde ; ains de Dieu en mystères qui est cachée et que la sagesse humaine ne peut atteindre, mais que Dieu révèle par son Esprit [I Cor., II, 1, 4, 6, 7, 10]. C’est pourquoi je n’ai rien à craindre, puisque ceci servira seulement pour les âmes humbles, qui n’ont pas reçu l’esprit de ce monde, mais l’esprit de Dieu, et qui connaissent comme ces choses sont données de lui. Quant à l’homme sensuel et mondain, il ne les comprendra pas, ains/lui sembleront folies et ne les pourra entendre.
Il y a des matières qui d’elles-mêmes sont si basses et peu relevées que, si l’ornement des phrases rhétoriques, les bien agencées paroles et le fard du bien dire ne leur donnent lustre et crédit, elles demeureraient gisantes par terre en la petitesse de leur estimation. Mais ces matières-ici sont d’elles-mêmes si divines et relevées, si dignes et agréables aux âmes pieuses, qu’elles n’ont besoin de fard ni d’habit déguisé pour acquérir du crédit. On ne trouvera donc ici qu’une simple narration de ces mystérieux secrets divins ; parce que celui qui est vraiment en l’exercitation actuelle d’aucun des états qui seront expliqués, est si désireux de recevoir seulement adresse et bonne direction en la course de son chemin à Dieu,/qu’il n’a égard ni au beau son des paroles, ni à l’art de bien dire, ains seulement au bon éclaircissement des obscurs passages qu’il vient à rencontrer.
Et cela est la cause que je me suis tant efforcé de me conformer à ce que l’expérience apporte d’inclination, d’humeur, de vestiges, d’espèces internes et façons de parler, que celui qui ne saura que c’est de telle expérience, estimera peut-être comme jargon inconnu et paroles impertinentes, la façon que je tiens pour m’expliquer. Semblablement pour cela je me suis tant astreint aux termes de simple narration, afin de tant plus naturellement dépeindre ces matières et être entendu des simples, comme des plus aptes à cette sapience céleste ; que j’ai évité non seulement toute façon doctrinale de théologie ou philosophie, mais encore toute similitude et/comparaison des choses sensibles et naturelles, afin de conserver l’âme ès purs concepts des choses vraiment internes, selon les espèces, idées, énigmes et vestiges que ces mystiques secrets impriment en l’intérieur, et qu’elle n’ait occasion de se distraire en sa simple pensée, sous ombre de ces similitudes. Quoi tout, combien il importe et comme cela répond à l’humeur de cette voie, le savent ceux qui suivent le chemin de négation, et qui toujours s’abstraient des choses sensibles et imaginaires, pour tant mieux passer aux opérations pures de l’esprit. /
[Suit une TABLE DES CHAPITRES CONTENUS EN CE LIVRE que nous omettons. Puis :]
O quam parum agnoscis quid operetur Altissimus in veris solitariis, quos abscondit in abscondito vultus sui a conturbatione hominum, et protegit eos a contradictione linguarum, quos ducit in solitudinem ut loquatur ad cor eorum, quorum mentes praestringit, et ducit eas ad gaudia silentii, ad diem qui est sine tumultu, in regionem lucis immensae, ad mysticas visiones, et theoriae contemplationis sinceritatem, it ut in sanctae Deitatis, in aeternae Veritatis abyssum demersi, supernaturales fidei veritates, et ordinem credendorum ecclesiasticaeque hierarchiae ineffabiliter clarius ac arctius intueantur quam ex scholastica noticia conspici queat. Nonne fortius est lumen gratiae quam naturae ; illuminatio quam exercitatio ; supernaturalis inspiratio quam scholastica disputatio ? etc. Non ergo despiciat talium scripta ac monita. Haec Dionysius.
Ames dévotes, on réimprime ce livre, c’est nécessité. Pourquoi ? (direz-vous). A cause que les copies de la première impression manquent ; et d’ailleurs on entend que le livret a fait grand profit des âmes dévotes tant de religion que/du siècle. Pourtant toutes fois, qu’on pourrait proposer des doutes pour vous en dégoûter, il vaut mieux de les résoudre ici familièrement et tout à la bonne foi. Vous demanderez donc :
1. Toute sorte d’âmes sont-elles capables de pratiquer et goûter le contenu de ce livre ? Réponse. Oui, moyennant qu’avec grande humilité tout simplement elles tâchent de faire par ordre comme il enseigne ; et ce, avec liberté de cœur se confiant en la toute bonté de Dieu.
2. En quoi consiste la bonté et le fruit spirituel de ce livre pardessus les autres ? Réponse. En ce que faisant avec persévérance et de bon cœur comme il dit, vous viendrez à expérimenter que votre amour et désir vers Dieu s’augmentera peu à peu, et Dieu vous visitant et tirant miséricordieusement/par les traits de sa grâce pourrez parvenir à l’union amoureuse avec lui ; et à mesure que cette approche de Dieu se fera par la simplicité d’affection et recueillement de votre cœur, ensemblement expérimenterez une vraie mortification et éloignement de toutes créatures, avec une grande paix intérieure, pleine des richesses de l’Esprit divin ; et votre vie naturelle deviendra divine. C’est donc un livre merveilleusement bon.
3. N’y pourrait-il point bien avoir des abus à pratiquer ce livre ? Réponse. Non : car il va même par ordre, découvrant les abus, pour, en les évitant, tant plus purement et facilement se joindre à Dieu. Laissons là les malveillants s’abuser et se moquer des choses de Dieu, ils en seront un jour grièvement punis. /
4. Que ferons-nous si les confesseurs, soit séculiers, soit religieux, voulant être nos directeurs viennent à nous déconseiller et réprouver ce livre ? Réponse. Vous apaiserez votre conscience en ce qu’on y a suffisamment pourvu selon l’ordonnance de l’Eglise, par les approbations mises au commencement du livre, données par gens et docteurs séculiers et religieux d’autorité, science, conscience et expérience. Ne craignez donc point. Pourtant toutefois que plusieurs confesseurs et directeurs épouvantent les âmes sur ce livre, avec des apparentes raisons, voici que nous y satisferons s’il plaît à Notre-Seigneur ; et partant, vous me demanderez :
5. Qu’en penserons-nous si on nous oppose que les choses de ce livre sont trop hautes et surpassent notre pouvoir, capacité,/intelligence, et notre petit esprit ? Réponse. Le livre contient deux sortes de choses, à savoir pratique et grâce infuse : quant à la pratique pour les commençants, elle n’est pas trop haute, ni elle ne surpasse point notre capacité, car ce n’est autre chose que la méditation, de laquelle il est traité en la seconde partie au deuxième et au troisième chapitres : lisez bien ces deux chapitres. Et puis cette même pratique se tourne peu à peu en aspirations, c’est-à-dire, on tâche d’élever son cœur après Dieu au dedans de notre âme en le désirant, comme il est enseigné au quatrième chapitre qui traite de la vraie élévation d’esprit, que vous lirez dévotement pour faire à votre mode comme il dit. Remarquez donc bien que ce livre contient ces deux choses : pratique et grâces ; or quand/quelqu’un vous oppose que les choses de ce livre sont trop hautes et par-dessus votre capacité ; cela n’est pas vrai de la pratique, à savoir méditation et aspiration, puisque les commençants mêmes les peuvent pratiquer et facilement. Si par ces choses trop hautes, vous entendez parler des dons et grâces que ce livre raconte être de Dieu versées et communiquées à l’âme en suite de la pratique des méditations et aspirations susdites : elles ne sont pas trop hautes pour les acquérir, et obtenir, de la bonté et miséricorde de Dieu, par voie de demande et amoureuse prière, c’est-à-dire, se comportant en la méditation et aspiration, comme le livre enseigne aux chapitres susdits.
6. Quand on entreprend humblement de méditer et aspirer/après Dieu, comme le deuxième, troisième et quatrième chapitres de la deuxième partie de ce livre enseignent, Dieu n’a-t-il pas coutume d’ordinaire de communiquer des dons et grâces grandes, en l’âme du priant ou aspirant ? Réponse. Oui, à qui tôt, à qui tard, à l’advenant de notre diligence.
7. Ces dons et grâces-là est-il besoin de les savoir et d’entendre ce que c’est devant les avoir ? Réponse. Non. Même quand on médite ou aspire après Dieu intérieurement, celui-là fait le mieux et arrive plus tôt à trouver Dieu lequel y procède le plus simplement, sans s’amuser à imaginer ni dons, ni grâces ; puisque c’est Dieu seul que l’on aime et désire
8. Désormais que répondrons-nous aux confesseurs qui nous/diront que ces choses sont trop hautes ? Réponse. Il faut laisser dire et ne rien répondre : c’est assez que vous voici assuré que moyennant que méditiez, aspiriez et éleviez votre cœur vers Dieu, comme ce livre enseigne aux trois chapitres susdits, sans vous mettre en peine de passer aux grâces à venir que Dieu veut mettre dans vous, vous allez bien.
9. Oui, mais ces grandes communications, dons et grâces que Dieu donne en l’oraison à l’âme dévote surpassent la capacité de notre entendement ? Réponse. Il est vrai ; aussi n’est-il pas besoin de les entendre pour y pouvoir prétendre et les recevoir quand Dieu les donnera. Non plus que tous les chrétiens ne sauraient ça-bas comprendre la gloire qui les attend en. paradis, et cependant par le commandement/de Dieu, ils y prétendent en croyant, espérant, aimant et faisant des bonnes œuvres. Dites-moi un peu qui c’est de nous qui saurait avec la capacité de son esprit naturel comprendre comment Jésus-Christ est vraiment présent en la Sainte Eucharistie et quelle chose c’est que la grâce sacramentelle que le communiant y reçoit ? Nous ne le saurions comprendre par notre entendement ; aussi Dieu ne demande pas cela de nous, ains se contente que nous le croyons, le révérions, l’adorions, le bénissions, le désirions, espérions et le recevions ; ce que faisant, nous emportons et la grâce, et la gloire. De même les grâces d’oraison ou bien de la présence de Dieu et de Dieu même qui se trouve, s’acquiert et s’obtient par l’âme qui croit, qui prie, qui espère, qui aspire, qui désire, qui aime avec patience/et courage, car elle se trouve enfin unie à Dieu, pleine des fruits de l’amour divin qu’elle n’eût su comprendre ni savoir avant de les prendre et avoir.
10. Oui, mais ces grâces et lumières intérieures surpassent nos mérites et nos propres forces naturelles pour les pouvoir atteindre et acquérir ? Réponse. Il va ainsi ; pourtant est-ce que nous prenons la voie et le métier de mendicité et d’oraison, et que confessants que nous sommes pauvres et indignes, nous obéissons à Dieu qui nous appelle et nous commande de le prier, disant que si nous demandons il donnera, si nous frappons il nous ouvrira. Grâces à Dieu donc, que ce que ne pouvons nullement avoir par nos forces naturelles ou mérites, en le lui demandant amoureusement il/nous le donne par sa bonté et miséricorde. Ne vous laissez donc plus décourager par ceux qui disent que ces choses sont trop hautes et surpassent vos forces et capacités.
IL n’y a si petite science, art ou façon de vivre en ce monde, qui n’ait sa fin, son but et sa prétention finale à laquelle elle aspire, aboutit et termine, et à proportion de laquelle elle procède par ordre en l’embrassement des moyens, jugeant de leur bonté, dignité 2 [315] ou nécessité, selon la proximité et rapport, médiat ou immédiat, qu’ils ont à telle fin. En faveur aussi, et pour l’amour de laquelle, l’on ne fait difficulté de subir en tel art ou science, tous les travaux, peines et fatigues nécessairement annexés à l’acquisition de tel but ou fin finale. Et comme nous opérons tous pour quelque fin, [~m13] [316]. Aussi la vraie et sincère connaissance que nous avons de quelque bien final, le désir conçu et la ferme résolution prise pour le nous acquérir, est si efficace pour gagner nos cœurs, enlacer nos esprits et captiver nos volontés, que, du désir d’obtenir ce que nous nous sommes ainsi proposé pour fin, nous sommes encore courageusement poussés à embrasser les moyens qui sont pour nous en pouvoir apporter la jouissance ; de sorte que l’ordre des choses en cet endroit, requiert que la fin et but que désirons, nous soit le premier en connaissance et appréhension, quoique dernier en jouissance et acquisition ; à ce que telle fin bien prévue, préméditée et bien connue, elle puisse inciter à nous mettre en œuvre, argumentant des moyens nécessaires, des choses à faire ou laisser, embrasser ou fuir, selon l’exigence d’icelle, puisque c’est la fin laquelle donne 3 règle, mesure et quantité à tous les moyens, chacun d’iceux ayant autant de bonté ou prééminence selon le rapport qu’il a à telle fin. De façon qu’il importe extrêmement, dit saint Augustin, de clairement et tout à découvert connaître la fin que l’on prétend en toute chose, afin que de la connaissance de sa beauté, le désir conçu de son acquisition puisse tant plus efficacement mouvoir à subir tout tel travail qui sera annexé à la dite acquisition (Lib. de Ordine, l. I, n° 3). Ainsi voyons-nous que quiconque entreprend quelque voyage, s’il est sage, il n’ignore pas le but auquel il tend, ains sait tout premier le lieu et le terme final de son voyage. Et, pour ce, ne s’en va pas errant et vagabond, suivant sans ordre ni discrétion tout tel chemin que premier il rencontre, mais ayant quasi toujours devant les yeux de l’esprit le même lieu et terme final, entre tant de chemins à dextre ou à senestre, choisit ou s’enquête de celui lequel pourra plus vitement le conduire à la fin désirée.
Vous donc, ô âme dévote, qui déjà vous êtes mise au chemin de la perfection et [que,] désireuse de cette Sapience céleste, déjà je vois courir à grands pas [~m14] la voie des commandements de Dieu, voire courageusement 4 entreprendre les desseins plus généreux qui puissent être ici en terre, à savoir la victoire de vous-même, la mort de toute passion désordonnée, le rejet des aises et contentements du monde. Quel est votre but ? Quelle fin prétendez-vous ? Qu’espérez-vous ? Et enfin à quel terme final aspirez-vous ? C’est ce que je désire surtout vous mettre en l’esprit, ici tout au commencement de ce traité ; savoir que n’ignoriez point, ains vous vous proposiez souvent le but et la fin qu’il faut prétendre, espérer et poursuivre en ce chemin. D’autant que cette fin est si noble, si divine et tant désirable, que la seule considération de sa noblesse est très efficace pour nous attirer au désir de son acquisition ; nous faisant pour son seul respect négliger tout ce dont on fait tant de cas en ce monde, la préposant [317] aux Sceptres, Règnes et Empires, comme choses de néant en comparaison d’icelle ; pour autant encore que, comme est dit, c’est selon l’exigence de la fin prétendue qu’il faut régler, modifier et compasser [318] tous les moyens que l’on embrasse pour y arriver, faisant d’iceux plus ou moins d’estime selon que, plus ou moins, ils nous y aideront et se rapporteront 5 à telle fin. Et ne prendre pas bien garde à ceci, est une des occasions entre les autres qui retardent tant d’âmes dévotes de profiter, s’avancer et arriver au sommet tant désirable de la perfection, s’occupant plus qu’il ne serait expédient à plusieurs choses qui n’ont pas un immédiat rapport [m15] à cette fin.
La fin donc et le but auquel nous devons aspirer par tous ces chemins intérieurs de l’esprit, c’est une introversion totale au plus intime de nous-mêmes, par l’aide de la divine grâce, laquelle nous relève tellement peu à peu à la connaissance et amour de Dieu, que finalement elle nous conduit à la vraie acquisition, jouissance, fruition et repos en Dieu notre souverain bien (présent intérieurement au centre et sommet de notre âme), par une conjonction de notre esprit à sa Divinité et par un embrassement d’amour, possession, tension et adhésion de volonté à son saint et divin Esprit ; embrassant ce bien souverain par un lien d’amour communiqué d’en haut, si étroitement que par icelui comme par un sacré lien de mariage, de ces deux esprits si différents, tant inégaux et improportionnés, se fait un esprit, un 6 amour et un vouloir.
Et c’est ici la fin pour laquelle Dieu a créé ses créatures raisonnables, que de pouvoir prendre ses délices, ses ébats, et faire son bon plaisir en elles, leur découvrant ses amours [~m16] [319] singulières, sa dignation [320] infinie et sa condescendance quasi incroyable, par ses gracieuses visites et communications de ses grâces, leur conférant mille dons et faveurs célestes. Et surtout afin de se donner soi-même du tout à elles, chacune en particulier, les faisant jouir de son immédiate présence, amour et union, au plus intime de leurs âmes.
Lors donc que nous serons arrivés à cette fin, que notre esprit sera ainsi uni, lié, conjoint et adhérant à cet amour infini, et que nous serons faits un même désir, même amour et volonté avec Dieu, ce sera lors et non devant321, que notre cœur trouvera son vrai centre et repos tant désiré, et enfin son vrai et parfait contentement. Car c’est ici en quoi consiste la noblesse et perfection de notre âme, que d’avoir été créée de Dieu capable d’un si grand bien ; et laquelle partant ne sera jamais remplie, contente, ni assouvie, jusques à ce qu’elle [m17] soit comblée de son Dieu, son Seigneur et son souverain bien. Quand 7 sera-ce donc que nous jouirons d’une si heureuse fin ? Et qui nous fera un si grand bien, ô Seigneur Dieu, que nous soyons à jamais possédés de votre divin Esprit ? Et qui me donnera ce bonheur (ô mon Dieu, mon cher Amour !) que je jouisse de votre divine présence, amour et union en mon âme ?
Or ne disons pas que ce sont choses trop hautes, périlleuses et extraordinaires ; que ceux-là sont peu qui sont nés pour ces choses si rares : car ceci n’est impossible sinon aux lâches de cœur, aux gens sans courage, qui ne se veulent appliquer à la recherche, ni veulent employer le travail nécessaire, ains [mais] se laissent emporter par les vanités de ce monde, par les plaisirs sensuels, [m18] commodités du corps, libertés et alléchements322 de la nature corrompue. Car Dieu le désire donner à celui qui fidèlement s’exercera en son divin amour, qui le désirera et cherchera en vérité de tout son cœur : Je suis, dit-il, à la porte et je heurte, attendant si quelqu’un me veut ouvrir ; à celui qui me donnera entrée, je viendrai et ferai un banquet avec lui en son cœur (Apoc., III, 20). Ouvre-moi, m’amie, ma sœur, ma colombe, dit-il ailleurs ; car ma tête est toute chargée de la rosée du matin, et mes 8 cheveux tous mouillés des gouttes de la nuit (Cant., V, 2), tant il y a longtemps que je suis ici attendant. Car mes délices sont d’être avec les enfants des hommes (Prov., VIII, 30). Paroles si heureuses ! dignation de Dieu si grande ! bénéfice si incomparable ! que cela seul nous suffirait pour nous ravir le cœur en son divin amour, si nous considérions bien en nos oraisons une si grande bonté.
Ne voudriez-vous pas donc vous résoudre de [m19] poursuivre un bien si grand ? une fin si heureuse ? Y voudriez-vous épargner quelque chose ? Auriez-vous peur d’entrer en un chemin si agréable ? Non, nullement. Dites donc à ce grand Dieu d’amour infini : Mon Dieu ! ma seule espérance ! cher amour de mon âme ! vous, soyez ma part, ma portion et mon héritage à jamais, je ne veux, mon Dieu, désormais autre richesse, autre trésor, autre attente que vous. Car vous possédant, j’aurai tout bien, vous aimant, je serai en vous et vous en moi, me remplissant de vos grâces. Et puis que votre bonté est tant démesurée, votre dignation est si grande, que vous daignez bien habiter en moi et me rechercher de mon amour, je veux au moins en réciproque vous aimer de tout mon possible, et à cette fin, je ferai de mon 9 âme un Palais royal [m20] ; je ferai de mon cœur un lit d’amour et de délices, un cabinet de vos plaisirs et contentements, où vous puissiez venir célébrer les épousailles sacrées avec mon âme. Je me remplirai d’un amour si ardent vers vous, et m’unirai si fort à vous, que votre amour sera la vie de mon cœur, la joie de mon esprit et le paradis de mon âme.
Certes, si ayant quitté le monde et tout héritage terrestre, nous n’avons pas néanmoins à cœur l’acquisition d’un si grand bien, et que ne faisons état de correspondre à une bonté si appareillée pour se diffondre [323] et nous communiquer ses grâces, que cherchons-nous ? que voulons-nous donc ? de quoi remplirons-nous notre cœur ? où se porteront nos désirs et nos pensées ? Non est vestrum, dit saint Bernard, circa communia languere praecepta, neque solum attendere quid precipiat Deus ; sed quid velit, etc. Alliorum est enim Deo servire, vestrum adhoerere ; aliorum est Deum credere, scire, amare, revereri vestrum est sapere, intelligere, cognoscere, frui [324] (Ep. ad frat. de Monte Dei, II). Y a-t-il chose au monde plus heureuse que pouvoir dire : Qui creavit me requievit in tabernaculo meo [325] (Eccli, XXIV, 8) ? Or sus donc ; le désir vous est-il venu de rechercher la jouissance tant désirable de l’amour divin, de la (10) présence de Dieu en votre âme ? Ne désirez-vous que de savoir brièvement quelques moyens qui seront pour vous y conduire ? Voci en peu de paroles, et très simples, aucuns [326] points plus principaux, qui vous seront en cet endroit nécessaires.
Souvenez-vous en premier lieu, et que ceci soit le fondement de tout, de bien et efficacement ressentir quel et combien grand est le Seigneur de qui vous recherchez la grâce ; et d’autre côté, quelle est votre petitesse et indignité. Il ne faut pas que vous mettiez jamais en oubli cette humble reconnaissance de ce qu’en vérité vous êtes, à savoir petit vermisseau de terre, inutile au monde, propre à rien plus qu’à offenser Dieu et faire le mal ; vous anéantissant tant que pourrez en votre estimation propre, vous tenant en vérité la plus indigne créature [m22] et la plus inutile de toutes celles qui sont au monde. Au contraire, vous 11 devez avoir une si grande estime de Dieu que vous croy [i] ez assurément qu’il est ce grand Dieu infini, devant lequel toutes les puissances célestes, les anges, saints et bienheureux au ciel, tremblent en lui faisant service, reconnaissant que tout ce qu’ils sauraient faire, n’est rien en comparaison du service, gloire et honneur infini dont il est digne, et sera à jamais au siècle des siècles. C’est cette grandeur infinie de Dieu d’un côté, et le rien que toute créature est au regard d’icelle, profondément considéré et efficacement ressenti, qui a fait tous les saints si humbles, même la glorieuse Vierge, devant le trône de cette infinie grandeur. Et vous donc aussi, en la connaissance de votre petitesse et indignité, tenez-vous en sa présence, traitez avec lui, demandez-lui son amour, sa grâce et l’accomplissement [m23] de son bon plaisir en vous, avec une intime, profonde et infinie révérence, formée par un abaissement intérieur de votre âme au-dessous d’une si sublime grandeur.
Que si davantage à la considération de votre petitesse vous ajoutez encore l’injure et l’offense faite contre Dieu par le péché, qui pourra jamais comprendre comme vous êtes 12 vous-même anéanti, avili et rendu du tout pire que rien ? Entre Dieu et vous, quelle proportion y a-t-il ? Et cependant avoir osé enfreindre ses lois, contrevenir à ses commandements, mépriser sa volonté pour faire la vôtre ? C’est d’ici que le péché est un mal tel et si grand, que c’est le souverain mal du monde et le malheur par-dessus tout malheur, n’y ayant rien de plus à craindre que le péché, pour être en extrême abomination devant Dieu. Aussi vaudrait-il mieux perdre [m24] tous les biens du monde, que de consentir au péché ; et toute créature serait prête à toute heure à se venger contre nous du tort que nous avons fait à Dieu en l’offensant, si sa bonté ne l’empêchait.
C’est pourquoi le fruit que nous devons retirer de ceci est que nulle peine, tourment ou déshonneur, nous devrait être fâcheux à supporter, si nous considérions bien l’importance de l’injure que nous avons faite à Dieu par le péché ; ains devrions-nous désirer que toute créature nous traitât mal, nous méprisant et nous donnant mille fâcheries, afin qu’ainsi il nous fût rendu selon nos démérites. Voire nous devrions penser que jamais on ne nous pourrait faire aucun tort ou injure, 13 estimant tout supplice ou tourment moindre à ce que méritons, disant avec le saint homme Job 33 : Peccavi et vere deliqui, et ut eram dignus non recepi [327] [Job, XXXIII, 27]. Le fondement donc et l’origine de toute perfection, la racine et commencement de toute vertu, c’est cette vraie et sincère connaissance de notre petitesse, néantise et vilité [328]. De laquelle d’autant que puis après procède immédiatement la vraie humilité, vertu tant renommée et nécessaire, sans laquelle on ne peut parvenir à Dieu, ni à la réception de ses grâces, nous descendrons ici à traiter de cette vertu, de sa nécessité, de ce que c’est, et des moyens pour l’acquérir.
La première règle et leçon en l’école de Jésus-Christ notre Seigneur, est la vertu d’humilité, le mépris et rien-estime de soi-même, prononcée par sa bouche sacrée et contenue sous ces paroles si claires, si sérieuses et tant importantes : Nisi efficiamini sicui parvuli, non intrabitis in regnum cœlorum (Math., XVIII, 3). Si ce n’est que, par humilité et rien-estime de vous-mêmes, 14 vous deveniez petits comme enfants, jamais vous n’entrerez au royaume des cieux. Selon quoi, la chose nous est de si grande importance que, sans humilité [m26], nous ne pouvons aucunement agréer à Dieu, et que sans icelle il n’y a chemin qui nous puisse conduire au ciel : étant l’origine, le fondement et la conservatrice de tout bien, laquelle tous les saints qui sont maintenant bienheureux, ont embrassé comme première règle et leçon en l’école des vertus.
C’est pourquoi aussi, c’est un doute tout résolu, c’est une croyance tout avérée, que si jamais nous voulons arriver à quelque degré de perfection ou de grâce en ce monde, ou de gloire en l’autre, il faut nécessairement de toute nécessité, que nous devenions petits par humilité, petits en nos yeux, petits nous présentant devant Dieu, et petits encore devant tout le monde ; nous reconnaissant en vérité, sans feintise [329], n’être rien que petits vermisseaux de terre, serviteurs inutiles, indignes de la terre qui nous soutient, du pain que nous mangeons et de l’air que nous respirons ; estimant tout autre meilleur que nous ; nous comportant avec un chacun, quoique vil et abject [m27], avec toute douceur, modestie et bénignité ; secourant 15 au reste de notre service le prochain en toutes ses nécessités, selon notre pouvoir, comme n’étant nés que pour servir à tous. Autrement comment oserons-nous jamais comparaître en la présence de ce grand miroir et exemplaire de toute humilité, notre Rédempteur Jésus-Christ, en sa Crèche, en sa Croix et ès autres mystères de sa vie ? Comment oserons-nous retourner la seconde fois en la présence de cet excès d’humilité par la méditation dévote sur ces sacrés mystères, si nous ne voulons nous conformer à ce qu’il nous y montre.
C’est à la vérité chose digne de merveille que les hommes étant si différents en leurs complexions et appétits, les uns désirant le chaud, les autres appétant [330] le froid, les uns l’amer, autres le doux, ils se sont néanmoins si bien rencontrés au désir d’être toujours quelque chose, n’y ayant si petit ni si grand, si pauvre ni si riche, si vieux ni si jeune, qui ne sente en son cœur un certain appétit et désir d’être toujours en quelque estime auprès du monde [m28], chacun voulant apparaître plus qu’il n’est, chacun voulant défendre ses opinions sans céder à personne, chacun voulant commander et personne obéir ; et ainsi n’y ayant celui qui ne veuille toujours être quelque chose ; 16 ou certes pour le moins en demeure-t-il toujours quelques vestiges, quelque restat [331] ou quelque espèce de ceci, quel grand désir que l’on ait du contraire ; n’y ayant lieu, temps, état ou personne, où cette maudite superbe et semence d’orgueil ne veuille toujours pulluler, produire et faire sentir ses pernicieux effets.
N’est-ce pas merveille que, même au service de Dieu, au mépris du monde, en l’abnégation de soi-même, même en l’humilité, nous ne sommes pas garantis de cette maudite engeance ? La famille même des Apôtres de Notre Seigneur ne s’en est pu affranchir ; les uns ayant appété les premiers sièges entre eux, et les autres disputant quel d’entr'eux [m29] était le plus grand ; et quelle famille devait être plus affranchie des ravages et dégâts de cette furie infernale, que la famille du Sauveur ? Et quelles personnes devaient être plus dessaisies de cette passion, que celles que le Sauveur avait choisies pour servir au monde d’exemple et de miroir de pauvreté, d’humilité et de mortification ? Et cependant elle a bien osé lever les cornes. Grand cas [332] ! Ils avaient dit adieu au monde, avaient abandonnés toute chose, et cependant encore ils pourchassent les primautés et dignités entre eux.
C’est pour nous apprendre combien grande occasion nous avons de veiller 17 bien sur notre garde, puisque nul n’est assuré des embûches de cette mauvaise racine d’estimation de soi-même et désir de grandeur. Et quelle merveille si nous, fragiles et pauvrets, en sommes agités, puisque les colonnes mêmes du Ciel en ont été ébranlées ? Saint Chrysostome a grande raison de dire [333] que l’on en trouve plusieurs qui mépriseront bien les richesses, rejetteront les voluptés, mais que le nombre de ceux est bien petit, qui refusent les honneurs et dignités, et qui n’aient en leur cœur je ne sais quoi de reste d’appétit d’être quelque chose devant le monde. C’est donc ici la première leçon que Notre Seigneur nous donne en son école que l’humilité et le rien-estime de nous-mêmes ; mais aussi c’est le dernier conflit auquel nous devons faire preuve de la valeur, constance et magnanimité de notre courage au service de Dieu, que de subjuguer, terrasser et anéantir en [m30] nous ce désir de gloire, d’honneur et d’estimation de nous-mêmes. Et rien ne nous servirait de nous être convertis à Dieu de notre vie mondaine, des plaisirs de la chair, de la vanité des richesses et de tous les contentements du monde, si néanmoins en notre solitude, en notre vie retirée, nous nous laissons gagner à cette maudite engeance d’enfer par l’estimation de nous-mêmes. 18
Si même Dieu n’a pas pardonné aux anges qui ont voulu s’élever par dessus eux-mêmes : toi, petit vermisseau, dit saint Bonaventure, que penses-tu devenir ? Ils ne firent, ils n’opérèrent rien, seulement ils conçurent l’orgueil en leur esprit ; et néanmoins en un moment, en un clin d’cœur, ils sont tombés irréparablement et précipités du ciel aux enfers. Que si la superbe a pu priver de la grâce de Dieu un ange de si grande vertu, illustré de tant de prérogatives et décoré de tant d’honneur, qu’il était la première et la plus noble de toutes les créatures que Dieu avait faites [m31], l’ayant rendue la plus malheureuse, la plus laide et difforme que jamais se pourrait imaginer ; et que sera-ce de toi, poudre et cendre, si tu t’enorgueillis ? Credo, dit saint Bonaventure, quod tam spectandum Monstrum divinae severitatis in Angelo nobilissimo infirmis nobis proposuit et ostendit Deus, ut addiscamus quantum odit peccatum, et maxime superbiam, quod pro uno motu cordis, nobilissima creatura omnium creaturarum, aeternaliter et sine spe venia est damnata, etc. Quod si Deus non pepercit nobilissimo Angeto superbienti; quid erit de vilissimo cinere et abjectissimo in altum se extollente? etc.[334].19
C’est pourquoi Discite a me, dit Notre-Seigneur, quia mitis sum et humilis corde [335]. Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. Et si vous demandez quel profit vous reviendra d’apprendre de lui cette sainte humilité : parce, dit-il, que vous trouverez la paix et repos de vos âmes, ce bien tant désiré de chacun que la tranquillité d’esprit. O sainte humilité ! Tu es la clef de la perfection, la porte de paradis et le siège de la divine grâce. Et n’y a autre raison pourquoi nous ne savons parvenir à rien, pourquoi le chemin nous est rendu si loin, sinon parce que nous ne savons tout à fait nous laisser nous-mêmes. Si en une chose nous nous laissons, soudain nous nous retrouvons en une autre, tant nous sommes enclins à nous-mêmes. Et néanmoins, autant que serons fidèles en ce point, autant profond pénétrerons-nous au chemin qui nous conduit à Dieu. Disons donc en peu de mots ce que c’est d’humilité, et comme on l’acquiert.
C’est un ressentiment de soi-même, qui anéantit, abaisse [m32], et approfondit la personne en la présence de Dieu quant à l’intérieur, et aussi 20 devant les hommes quant à l’extérieur.
C’est une vertu qui fait joyeusement et volontairement embrasser toute injure, mépris, correction, rude traitement et confusion de soi-même, avec autant de contentement que ceux du monde font les honneurs et les richesses.
C’est une destruction totale de l’amour propre, du propre honneur, de tout appétit de louange, faveur et caresse des hommes.
C’est un abaissement et déjection de soi-même sous les pieds de toute créature, quoi que vile et déprisée, provenant du peu d’estime de soi-même, faisant converser volontiers avec pauvres, gens de petite sorte, condition roturière et semblables, que les grands de ce monde dédaignent et dénient voir seulement le regard.
C’est cheminer en vérité devant Dieu, se tenant toujours au rang de créature pauvre, nue et destituée de tout bien de grâce, sinon en tant que sa Majesté divine est servie de lui impartir, non pas pour ses <dé>mérites [336], mais selon la grandeur de sa bonté ; pour ce ne s’attribuant rien que tout défaut, manquement et imperfection, mais de Dieu reconnaissant tout bien.
C’est un petit sentiment, ou plutôt rien-estime de soi-même, nonobstant 21 tout tel don de grâce, ou faveur singulière que Dieu lui vienne à communiquer, ne les extollant [337] pas au dehors devant les hommes, ni ne les admirant par trop au dedans, pour s’en complaire en soi-même.
Se persuader entièrement que jamais personne ne pourra assez nous contemner [338], confondre, ni affliger tant que méritons.
Ne se point soucier [m33] si on est honoré ou méprisé, s’imaginant comme mort duquel on n’a plus de mémoire, ou bien comme ce qui vraiment n’est rien.
Ne se faut jamais excuser ni justifier soi-même, lorsque l’on est repris ou accusé de quelque chose que toutefois l’on n’a pas fait ; mais supporter le tout courageusement, se réjouissant au pâtir et souffrir pour l’amour de notre Seigneur, sans se plaindre ni lamenter à personne.
On doit prendre plaisir à faire les œuvres viles et abjectes, selon même la volonté d’autrui comme choses qui lui conviennent le plus.
Il faut abhorrer toute vaine gloire, ostentation et complaisance de soi-même, tout honneur et caresse du monde, désirant (22) plutôt de n’être su, connu, ni caressé de personne.
Sur tout il faut être bien aise d’être repris, corrigé et puni de ses fautes, sans les excuser, cacher, ni amoindrir ; ains plutôt les manifester. [m34]
Et pour comble de tout, il faut être content que l’on pense que tout ce que l’on endure, c’est mal volontiers, avec beaucoup de secrète impatience et avec désirs de se venger, quoique l’on en ait le cœur bien éloigné.
Il est aussi fort bon d’avoir souvent en son cœur ces pensées : Je ne suis rien, je ne vaux rien, je ne fais rien de bien, je suis serviteur inutile. Il n’y a créature qui ne corresponde mieux à Dieu selon la grâce qu’elle a reçue et qui ne le serve mieux en son état que moi. Si celui qui est maintenant le plus malheureux au monde, avait reçu autant de grâces et commodités que Dieu m’a données, il le servirait mille fois plus fidèlement que je ne fais. Et par ce moyen, l’on obviera aux pensées d’estimation de soi-même. [m35]
Celui qui se met ainsi soi-même au dernier lieu et s’abaisse sous toutes choses, comme je viens de dire, est facilement garanti de tout trouble, inquiétude et mécontentement en tout 23 ce qui pourrait arriver. Car se déjetant et méprisant ainsi, on ne le peut mettre plus bas qu’il ne se met soi-même. Et pour ce, si on lui fait toutes les traverses du monde, il lui semblera n’être le tout, rien au regard de ce qu’il mérite ; et ainsi rien ne lui apportera mécontentement. Lui dit-on injures, ou bien sait-il que l’on dit mal de lui : cette sainte humilité lui apprendra à penser que si ceux-là savaient (comme il fait) les misères que lui font ressentir ses passions, ses inclinations vicieuses, propre volonté et semblable engeance de péché, qu’ils en diraient encore davantage ; et ainsi ne s’émouvra de rien. Êtes-vous donc peu estimé, méprisé ou rejeté de celui-ci ou celui-là, de plusieurs, ou même de chacun ? vous mortifie-t-on ? chacun en a-t-il à vous ? Courage : Sic itur ad astra. C’est là le plus court et assuré chemin pour aller à Dieu que pourrez désirer. Y aura-t-il bien au monde chose batante339 pour nous détourner ou retarder la poursuite du bien que désirons ? pour nous séparer, dit l’Apôtre, de l’amour de Jésus-Christ Notre-Seigneur ? Tribulation, angoisse ou persécution ? Non, dit-il, ni la vie, ni la mort [340]. Aussi ne saurions-nous rendre plus assuré 24 témoignage de notre peu d’amour et peu de désir vers notre Seigneur, que d’être persévéramment impatient pour une parole de mépris, pour un travers, pour une mortification que l’on nous fait. Le désir de faire gain et lucre de notre Seigneur, c’est-à-dire de parvenir à la jouissance de son amour divin, nous devrait être si ardent au cœur que nous devrions passer légèrement par-dessus toutes semblables difficultés, sans en faire beaucoup d’état.
Sicut lilium inter spinas (dit notre Seigneur au Cantique [341]), sic amica mea inter filias. C’est une façon de parler, dit l’Angélique saint Thomas, comme si cet Époux céleste faisait retentir à son de trompette, que l’âme qui veut être son épouse, sa chérie, sa bien-aimée, doit être comme la rose entre les épines, c’est-à-dire une âme paisible, patiente et tranquille au milieu de la persécution, mortification, âpreté de vie et du mépris de soi-même.
Aussi l’Épouse au même Cantique donnant à entendre combien parfaitement elle s’était rendue telle que son Époux désirait : Nigra sum, dit-elle, sed formosa, filiae Jerusalem. Ideo dilexit me Rex, etc. [342]. O filles de Jérusalem, je suis noire, mais néanmoins je suis belle : je suis 25 noire au dehors par extérieure humiliation, humble sentiment et mépris de moi-même ; mais néanmoins je suis belle ès yeux de mon Époux ; à, raison de quoi : Nolite me considerare quod fusca sint, quia decoloravit me sol. Ne me considérez pas en ma couleur noire, ni en ce que j’endure, car le Soleil de Justice Jésus-Christ mon Seigneur, pour l’amour duquel j’ai laissé le monde et méprisé toute beauté, a fait encore que maintenant je me sois exposée à toute sorte de mépris, de confusion et d’annihilation de moi-même. Aussi lui dis-je avec toute assurance : Veniat dileclus meus in hortum suam et colligat fructum poniorum suorum343. Qu’il vienne au jardin de mon âme, car il y trouvera ces fleurs, ces fruits et ces lys qu’il cherche au milieu des épines.
La seconde chose nécessaire et à supposer, est une diligente étude de mortification et de renoncement à soi-même, à tout l’allèchement de nature, aux inclinations mauvaises de péché 26 et à toutes passions désordonnées, à toute fomentation de sensualité, amour propre et cherchement de soi-même. Tellement que partout où l’on trouve que sa pensée, désir ou inclination le porte qui ne soit à Dieu ou à son service, soudain l’on convertisse son cœur à Dieu, faisant des actes intérieurs contraires avec grand courage, protestant de ne vouloir plus laisser emporter son consentement à ces choses mauvaises. Car autrement, [m36] [344] embrasser le chemin de perfection sans avoir à cœur la vraie étude de mortification, on ne fera autre chose en l’exercice d’amour divin que nourrir son amour propre, fomenter ses imperfections, et jamais ne parvenir à rien.
Comme une source ou fontaine répartie en plusieurs canaux ne peut pas si plantureusement communiquer ses ondes à chacun d’iceux, comme elle ferait bien à un seul, si, tous, hormis iceluy, étant retranchés et bouchés, elle pouvait dégorger dans son sein ses eaux cristallines, en sorte que, qui serait désireux de faire enfler le cours de quelque canal et lui faire grossir son fil, il serait nécessaire qu’ayant mis une bonde aux autres canaux qui empruntent leurs eaux d’une même source, il empêchât 27 que son eau ne fût désormais plus détournée en tant de divers endroits. De même notre esprit réparti en tant d’affections diverses, en tant inclinations mauvaises, ne peut ni librement [m37], ni pleinement vaquer au désir de l’amour divin : ains est du tout nécessaire que nous mettions à notre cœur une bonde ou écluse, afin que, toutes ses inclinations corrompues et tout amour désordonné de nous-mêmes retranchés, il puisse avec plus de véhémence pousser les ondes de ses affections, ramassées et réunies au seul objet de tout son bien qui est Dieu et son divin amour. Humanum cor, dit saint Thomas, tanto intensius in aliquod unum fertur, quanto magis a multis revocatur. [345] (De perf. vita, spir., VI).
C’est pourquoi un des principaux moyens pour acquérir cet amour divin, c’est que l’homme ramasse en soi toutes les puissances de son âme, les retirant entièrement des objets divers, esquels elles pourraient être dispersées, afin de les hausser, élever et colloquer toutes en Dieu, les exerçant jour et nuit à tout ce qui peut émouvoir à l’aimer. Car aussi longtemps que, pleins de l’amour des choses terrestres, notre [m38] entendement, notre volonté, mémoire, imaginations, affections, tous nos 28 sens ou pensées seront vagabonds et dispersés hors de nous, jamais nous n’arriverons à la vraie introversion, ni à l’unité et simplification d’esprit qui est la disposition immédiate de la présence de Dieu en notre âme. Et voici ce qui est tout le sujet de nos exercices au chemin de la perfection, que de reformer en nous ces corruptions et ces infirmités spirituelles, par notre diligence et fidèle vigilance sur nous-mêmes, avec l’aide de la grâce, un des premiers effets de laquelle est de reguérir en nous ces infirmités.
Pour intelligence donc de la nécessité de ce second point, vous devez entendre qu’il y a plusieurs parties en notre âme, savoir l’esprit, la raison, et la nature inférieure avec le corps, parties toutes diverses entre elles, les unes nous tirant à bas, autres à haut, les unes à Dieu, les autres à nous-mêmes. C’est pourquoi, si nous voulons acquérir la vraie paix, le repos et tranquillité intérieure tant recommandée à la vraie spiritualité, il est nécessaire que l’esprit qui est le plus noble, suppédite sous soi et range à sa loi tout le reste, réglant toute cette petite république selon la direction, tant de la loi divine, de la raison, exemple et doctrine des 29 saints, comme aussi de la lumière divine intérieure.
Premièrement donc, quant au régime [m39] du corps et de l’extérieur, notre conversation soit modeste, grave, humble, douce, bénigne et amiable, conservant toujours au dehors, tant qu’il est possible, la modestie et maturité que cause la vraie dévotion intérieure. Par où j’entends comprendre en peu de paroles, beaucoup.
Car si la personne peut parvenir à cela que de conserver l’esprit de dévotion et de récollection, non seulement au temps d’actuelle oraison, mais encore en tout le reste du jour, cheminant toujours d’un esprit rassis et présent à soi-même, recueilli avec Dieu en son âme, celui-là pourra en un coup facilement exercer toute vertu morale, tant devant Dieu en son intérieur, que devant le monde en sa conversation extérieure.
Au reste il est fort nécessaire de soustraire au corps toute délicatesse et mignardise, et l’accoutumer aux choses dures, âpres et pénibles, in labore et aerumna, in vigiliis multis in frigore et muditate [346], si jamais nous désirons de jouir au dedans des délices du divin Esprit ; car il est écrit que la Sapience ne se trouve pas au quartier des sensuels et délicats ; et que ceux qui sont du parti de Notre-Seigneur [m40], sous la milice spirituelle de la 30 Croix, sont ceux qui ont crucifié leur chair avec tous ses vices et concupiscences347. Ici encore appartient la mortification des sens extérieurs, chose quoique petite en apparence, fort nécessaire néanmoins pour conserver le repos de cœur, la dévotion de l’esprit conçue en l’oraison ; car ce sont les fenêtres par où la mort fait son entrée en nos âmes [348] [m41]. La vraie dévotion et récollection intérieure est au commencement si délicate et si tôt évanouie, que non seulement les péchés, mais encore les images des choses extérieures font bientôt refroidir les bons désirs conçus en l’oraison et périr les espèces intérieures que la dévotion y avait causées. Mais surtout la garde de la langue est digne de singulière recommandation, car il est écrit que d’icelle dépend la vie et la mort [349]. Comme au contraire le silence est la clef et garde de la dévotion, innocence, pudeur, chasteté et pureté de conscience. Combien de dommage reçoit souvent cet esprit tant désirable de recollection et de dévotion, par les devis350 superflus, paroles oiseuses, médisances, détractions, murmurations et mensonges ? Sicut urbs patens, dit l’Écriture, et absque murorum ambitu, ita vir qui non potest in loquendo continere spiritum 31 suum [351]. Et pour ce, si quis putat se religiosum esse (id est : spiritualem), non refranans linguam suam, hujus vana est religio [352].
Le corps avec tous ses sens extérieurs bien ordonnés, reste encore la plus grande et principale partie de cette besogne, savoir le bon ordre et la droite disposition de l’âme au-dedans de soi. En premier lieu, la nature inférieure qui comprend toutes les affections et mouvements naturels, [~m42] comme d’amour, de haine, de joie, tristesse, désir, crainte, espoir, ire, etc. C’est cette nature-ici inférieure laquelle il nous faut entièrement terrasser et suppéditer [353], la redressant du tout selon les lois, non seulement de la raison naturelle, mais de l’esprit de Dieu. C’est cette nature inférieure qui est la source de tous nos maux et qui est cause de notre perdition. C’est d’ici que le diable et le péché prennent toutes leurs forces et leurs armes pour nous débeller [354]. C’est cette nature encore, comparée à notre première mère Ève, par la persuasion de laquelle notre Adam, c’est-à-dire notre volonté supérieure, est induite à manger de la pomme défendue, consentant aux plaisirs et délectations illicites. C’est ici enfin le sujet de nos exercices en la 32 vertu morale et mortification ; la plus grande partie des vertus morales consistant à dompter et refréner ces bêtes farouches et cruelles de nos passions naturelles. C’est encore ici le vignoble en lequel nous devons toujours labourer, et le jardin spirituel auquel nous devons sarcler. Ce sont les plantes et mauvaises herbes que nous devons arracher, afin que la semence de la grâce divine y puisse croître et profiter. C’est ici le principal exercice des enfants de Dieu, que de ne se laisser plus emporter aux affections de la chair et du sang, ains se conduire en tout selon l’esprit de Dieu ; et en cela sont différents les hommes charnels des spirituels, les hommes du monde des enfants de Dieu, que les uns suivent leurs désirs et appétits, et les autres suivent la raison et l’esprit de Dieu. C’est cette mortification et cette myrrhe tant louées par les saintes Écritures ; c’est cette mort et sépulture à laquelle nous convie si souvent l’Apôtre. C’est la croix en somme et la renonciation de nous-mêmes que nous prêche l’Évangile ; à raison de quoi il nous y faut aussi employer tout notre travail, toutes nos forces, toutes nos oraisons et tous nos exercices ; et à ceci est surtout fort nécessaire que 33 chacun connaisse sa condition naturelle, et prenne grand égard à ses inclinations.
Après ceci suit encore la mortification de la partie raisonnable, à savoir de l’entendement, mémoire et volonté. L’entendement avec toutes ses curieuses spéculations, ses propres sagesses, sa prudence naturelle, son jugement et bon-sembler ; la mémoire avec toutes ses souvenances des vanités, folies et semblables du monde ; la volonté avec tous ses menus désirs, qui se réfléchissent vers le corps et soi — même, et ne se rapportent pas à Dieu.
Mais d’autant que de tout ceci traitent amplement, clairement et parfaitement les « douze mortifications » de Harphius, contenues au livre de L’École de Sapience, avec aussi le Mantelet de l’Époux [355], livres qui doivent être tous les jours à la main de tous vrais amateurs de piété, et de solide fondement en leur bâtiment de la perfection spirituelle ; je vous renvoie à la lecture d’iceux, vous avisant de vous y exercer, à vrai et à certes [356], et les vous rendre familiers. Seulement je dirai en peu de paroles tout le secret de cette affaire, et le sommaire de tout ce qui se pourrait dire pour vous induire à faire ce qui est 34 nécessaire en cet endroit.
Imaginez-vous totalement que, mettant le pied en ce chemin de la recherche du vrai amour divin, c’est chose résolue qu’il faut aussi, sans aucune rémission, couper tête à toute sorte de passion désordonnée qui s’élève en notre âme, et lui trouble son repos et sa liberté, et qu’il n’y a rime ni raison, prétexte ou excuse, droit ou tort, qui nous doive faire arrêter en icelles. [~m43] Que si on ne le fait, on ne procède pas fidèlement en ce chemin, et, persévérant ainsi, jamais on n’ira avant. De sorte que, comme les passions qui ont leur siège au cœur sont l’amour et la haine, l’espérance et la crainte, ire, joie, tristesse, etc., celui qui embrasse ce chemin de perfection et désire faire aucun avancement en icelui, qu’il tienne pour assuré que c’est un faire-le-faut, qu’il doit ne reposer plus en chose aucune son espérance, sinon en Dieu et en l’attente de son divin amour ; colloquant en cela tout son bien, son trésor et son repos. Que si avec cela il prétend encore autre chose que ce puisse être, ou gloire, ou faveur humaine, soulas ou contentement de sa nature, il se trompe et ne chemine pas en vérité. Que toute passion d’amour et de désir soit tellement appliquée à 35 Dieu, qu’il soit seul celui qui le remplisse, le tienne occupé et soit le sujet de toutes ses pensées ; fuyant et méprisant tout ce qui est répugnant à ceci, comme est le péché, la vanité, les inclinations et désirs désordonnés, les menus appétits de la nature.
Que la joie et la
tristesse soient tellement régies que, se tenant gai, joyeux
et allègre au service de Dieu, on ne coopère nullement
aux intérieurs et occultes ennuis qui arriveront quelquefois ;
mais, sachant que l’amour divin n’est que paix et joie au
Saint-Esprit, on s’efforce de noyer toutes semblables
tristesses et mélancolies en la douceur de ce divin amour.
[~m44] Mais aussi que l’on ne se réjouisse jamais ès
choses vaines, ains en Dieu et selon Dieu, ès choses qui
concernent son honneur, son divin service, sa gloire et sa divine
volonté ; évitant aussi soigneusement toutes
pensées qui tirent à courroux, chagrin, ennui ou
désolation, parce qu’elles corrompent la douceur et la
sérénité de l’esprit, et par ce chemin
l’on n’irait jamais avant. Et quiconque manque en ces
choses, sache qu’il manque à la fidélité
qui
est requise de notre part en ce chemin. C’est à
Dieu d’infondre ses grâces, lumières et
connaissances 36 divines ; mais c’est à
nous, par sa grâce, de gouverner ces passions en acquérant
les vertus morales. Que si bien ces choses sont en grand nombre et
difficiles, la grâce aussi divine est celle qui nous renforce.
Le bien et la fin que nous poursuivons est si singulier et tant
désirable, qu’encore que devrions employer jusques à
la dernière goutte de notre sang au travail, si devrions-nous
néanmoins estimer le tout peu de chose, au regard de la
possession d’un bien tant ineffable qu’attendons à
la fin du chemin. Qui ne travaille, n’a rien, et ce qui ne
coûte guère, n’est pas beaucoup estimé.
[m50] La connaissance
de soi-même et l’étude de mortification ainsi
supposées pour premier et second avis, le troisième que
je désire pour pouvoir bien profiter au chemin de la
perfection, est un grand amour, désir, confiance et espérance
en Dieu, le tout
appuyé sur sa bonté et miséricorde
infinie et sur les mérites de Jésus-Christ notre
Seigneur. Car comme 37 l’amour est en nous le premier de tous
les affectueux mouvements, duquel puis après fluent et
dérivent tous les autres de désirs, espérances,
joies, délectations etc., il importe grandement de bien
colloquer son amour ; d’autant que si Dieu seul le
remplit et si lui seul a place en notre âme, lui seul aussi
sera le sujet de nos désirs, espérances, etc. Puis
aussi, comme nous sommes [m51] tous portés en nos actions pour
l’amour de quelque chose que nous désirons, c’est
de l’efficace d’un tel amour ou désir, que nous ne
faisons difficulté d’embrasser ce qui nous pourra
conduire
à son acquisition. L’homme mondain est
poussé par l’amour des richesses à traverser et
la mer et la terre ; et cela même lui semble doux,
pourvu qu’il arrive à ce
qu’il prétend.
L’ambitieux poussé du désir de gloire et
d’honneur du monde, n’y a chose qu’il
n’entreprenne, quoique fâcheuse et pénible. Ainsi
la personne spirituelle poussée de l’amour et du désir
de son Dieu, doit embrasser toute chose nécessaire pour y
parvenir, quoique ardue et difficile ; et poussée du
désir de cet amour, doit faire toutes ses autres actions
d’oraisons, mortifications et semblables : l’amour
lui devant être son premier et principal exercice, par 38
lequel tous les autres lui seront rendus faciles. [~m52]
Les lois de ce chemin de l’esprit contiennent être nécessaire de passer par l’eau et le feu de diverses souffrances et mortifications ; devant trouver contentement en abjection, contentement en vitupères, mépris, humiliations, répréhensions : se résoudre à plusieurs travaux du corps et d’esprit, en veilles, jeûnes, oraisons et méditations ; et enfin, en semblables labeurs et occupations persévérer sans fin, sans cesse, sans répit. Or si la fin nous est vraiment à cœur, si efficacement nous la désirons, nous serons aussi courageusement poussés à embrasser tous les moyens lorsqu’il en sera besoin, nous complaisant en leur présence, et les aimant comme voie à la fin désirée. Aussi leurs contraires nous seront désagréables rien n’endurer, être honoré, loué, exalté, délicieusement traité, en sommeil et paresse passer son temps, beaucoup commencer et ne rien poursuivre : tout cela, dis-je, haïrons-nous et déclinerons tant que pourrons ; et le tout à raison du désir et de l’amour qu’avons vers le bien final que prétendons obtenir, cet amour encourageant, facilitant et adoucissant toutes difficultés.
Certes, comme nos ennemis sont 39 forts, le travail extrêmement laborieux pour parfaitement se surmonter soi-même et renoncer à soi en toutes choses, et en telle façon persévérer toute sa vie, ce sont choses si exorbitantes et tant contraires à la nature corrompue, que le seul amour divin est celui qui nous peut donner force et courage pour embrasser de bon cœur un joug si fâcheux. Et n’est que ce dur breuvage soit tempéré de la douceur de ce divin amour, il serait impossible de se résoudre ou d’y persévérer longtemps : ne chercher aucune consolation en ce monde, ni biens, ni richesses, ni grandeurs, ni honneurs ; se réjouir en abjection, mépris et répréhensions ; chercher de fait la pauvreté, se soumettre à la volonté d’autrui, donner l’adieu perpétuel à tout plaisir voluptueux ; prendre plaisir en diverses macérations, insister de bon cœur en veilles, prières et longues oraisons et autres exercices spirituels, ainsi que contiennent les règles de ce chemin de la perfection.
C’est le seul amour divin qui doucement nous trompe, allèche et captive sous la force de sa douceur, nous rendant doux et suave le joug du Seigneur, et nous dilatant le cœur pour facilement courir ces saintes voies ; voyez Jean 14. : Si quis diligit me, 40 sermonem meum servabit. Et ad eum veniemus, et mansionem apud eum faciemus [357]. Si donc vous désirez parvenir à une vie heureuse, tranquille et spirituelle, que votre principal exercice soit l’amour divin ; et qu’en toutes vos actions, mouvements et désirs, l’amour de Dieu soit votre premier motif, ne désirant ou voulant que ce qui se rapporte à l’avancement et plénière possession d’icelui.
L’amour de charité étant une amitié mutuelle et réciproque entre Dieu et l’homme, fondée sur la communication supernaturelle de grâce en ce monde et de gloire en l’autre, par laquelle l’âme montant à Dieu, lui veut, se complaît et se réjouit en tout le bien qu’il a, pour l’amour de soi-même et pour la dignité et bonté qui est en lui [358] ; et Dieu en contr'échange descendant vers l’âme, lui veut et, voulant, lui impartit très libéralement non seulement ses richesses, la faisant participante de ses grâces et faveurs, mais encore se donnant tout soi-même en propre personne à elle, je dirai que l’aimer 41 qui se retrouve en la créature ne s’entendra jamais mieux que par la confrontation et opposition de celui de Dieu vers la créature.
Et pour ce, tout ainsi que ce grand Dieu, la gloire des anges, devant lequel tremblent les colonnes du ciel, enivré de sa bonté vers sa créature, s’incline à l’âme comme un époux vers son épouse, constituant ses délices et ébats en sa présence, colloque et conversation continuelle ; aussi l’amour qui est en la créature, est une participation de la même bonté, un enivrement de la même force d’amour à elle communiqué ; lequel faisant oublier à ce vermisseau sa petitesse, ose non seulement regarder cette bonté infinie, cette Majesté redoutable comme son Dieu. son Roi et son Père, pour l’adorer, craindre, et respecter ; mais encore ose s’approcher et s’unir à lui, comme son égal et son ami, voire son cher époux, son propre cœur, et comme celui qui est plus intime à soi qu’elle n’est à soi-même et auquel elle vit plus qu’à soi-même, désirant incessamment sa présence et ses embrassements, voire une si intime conjonction qu’elle ne soit qu’une même chose avec lui, tant que faire se peut.
Amour donc vers Dieu, en la créature, 42 est une amitié et bienveillance vers sa divine Majesté, avec une affection d’union à sa bonté infinie, lui désirant, voulant, et se complaisant en tous les biens qu’elle retrouve en lui, comme s’ils fussent siens propres et comme si lui fût un autre soi-même.
Amour divin, en la créature, c’est la redondance et effet, ou exhalation d’un feu divin descendu du ciel et infus en l’âme, lequel diffond [359] au cœur un tel spiracle [360] de vie et un si heureux principe de grâce, que, connaturellement et sans aucune peine, tel divin mouvement, affection, poids, et inclination sort d’un tant agréable concours.
C’est une très intime tendance et élancement vers Dieu, comme vers le but de tout son bien, le seul trésor de son âme, causant une adhérence, embrassement, étreinte et liaison si serrée que de deux ne se fait qu’un esprit et un amour.
C’est une inflammation de cœur, un désir de volonté, inclinant à chérir Dieu par-dessus soi-même, et plus que tout ce qui est et sera jamais en être.
Aimer Dieu, c’est un acte de volonté vers Dieu, tiré de son efficace, en vertu du divin aide, tendant à le pouvoir un 43 jour posséder et serrer au plus intime de soi-même.
Aimer Dieu, c’est se conjoindre à Dieu par un lien d’amitié et bienveillance causé par le saint Esprit, lequel se diffondant en notre cœur, nous incline, élève, transporte et unit à Dieu notre souverain bien, par une nécessitude et adhésion si étroite, si familière, intime et tant incroyable que les saints et docteurs renvoient à l’expérience pour suffisamment le pouvoir entendre.
La première chose nécessaire pour acquérir cet amour divin, est une affection courageuse, puissante et résolue entièrement de passer outre toute difficulté, sans aucunement désister si on n’a trouvé ce que l’on désire ; ou bien c’est avoir un cœur si désireux de ce divin amour, que toujours il soit enclin, porté, tendant et aspirant [m54] [361] pour l’obtenir, de sorte qu’il quitte toute autre affection pour donner place à celle-ci, comme celle laquelle seule il a à cœur.
Et afin que cet amour soit ferme et 44 inébranlable, quelle secousse ou accident qu’il puisse arriver, quelle dure mine ou rude face l’ami puisse montrer, il faut que ce soit un amour de bienveillance et d’amitié, non pas de concupiscence et de propriété, l’esprit se devant complaire autant en Dieu en la tribulation [m55] et pauvreté, comme en toute joie et félicité, autant parmi les épines et traverses d’adversité, que tout au milieu des roses de douceur, de délices et prospérité. Aimant Dieu non pas pour le bien, commodité et plaisir que l’on en reçoit ou attend ; mais pour sa bonté, dignité et mérite, pour ce qu’il le veut ainsi et le nous a commandé : Deus enim debet a nobis diligi, disent les théologiens, propter se tamquam propter ultimum finem rerum omnium. Ita ut, quamvis non esset exspectanda beatitudo, vellet eum nihilominus amare, quia vult et dignus est [362].
Apprenant en telle sorte à purifier son acte d’amour, parce qu’il en est digne et le veut ainsi, sans laquelle sienne volonté et divin commandement nous n’oserions jamais aspirer à chose si sublime que de traiter d’amour et d’amitié vers sa divine Majesté. Et tant plus purement que l’âme aimera de la sorte, plus croîtra-t-elle en la participation de 45 sa grâce et bonté ; et néanmoins cette participation n’est pas ce qui principalement la meut à telle sincérité d’amour [363].
Il nous faut donc vouloir aimer et servir à Notre — Seigneur, encore que par impossible il ne nous voulût pour siens, ains plutôt qu’il nous voulût laisser perdre à jamais ; si le devons-nous, dis-je, vouloir aimer et servir, le reconnaissant vraiment en soi-même digne de tout l’honneur que lui pourrions faire. Et pour ce, devons nous désirer que tout honneur, amour et révérence lui soient rendus de notre part et de tout le monde, et que chacun le chérisse et caresse, autant en tribulation et adversité comme en joie et prospérité.
Ce premier moyen donc consiste à avoir un fervent et ardent désir de parvenir à ce divin amour et s’avancer sans cesse, aux dépens de qui que ce soit, quoi qu’il coûte de peine ou de fatigue à la chair et aux sens, en dépit du monde et de tout ce que l’on en pourrait dire. Document et précepte des plus nécessaires [m56] qui soient en ce chemin, d’autant que sans telle généreuse résolution, l’âme demeurera toujours froide et n’avancera guère. Rien de plus agréable à Dieu qu’une telle âme de qui la volonté n’est que désir, qu’amour 46 et qu’affection de chérir son Dieu, y aspirant de tout son pouvoir.
Conformément à quoi disait le Prophète royal au psaume 131 : « qu’il avait juré au Seigneur et fait vœu au Dieu de Jacob, qu’il n’entrerait en sa maison, ni se mettrait au lit, qu’il ne donnerait sommeil à ses yeux ni repos à ses paupières, jusques à ce qu’il aurait trouvé en son âme le lieu où demeure le Seigneur, pour là lui dresser un tabernacle » [364].
Le second moyen pour arriver à cet amour, est un entretien continuel de la présence de Dieu en son âme en cette sorte : croire indubitablement que ce grand Dieu et souverain Seigneur est très intimement dedans nous en notre esprit, n’étant pas besoin de l’aller [m57] chercher au ciel, car il nous assiste toujours de si près qu’il est continuellement au plus intime de nous, au sommet de notre esprit, au plus profond de notre âme, au centre de notre cœur. Lequel comme si, oublieux de tout autre, il n’eût que nous seuls, ainsi considère et observe-t-il sans cesse chacun de nous en particulier, en nos mouvements, pensées et désirs ; considérant d’où vient, où est et où va notre esprit, à quoi il tend, quelle est la 47 racine de tout ce que produisons au dehors, voire quelle est la moelle plus intime de nos pensées, intentions et désirs, nombrant, pesant et mesurant toutes choses afin de nous rendre un jour le bien ou le mal selon nos démérites. Ego Dominus scrutans cor et probans renes, qui do unicuique juxta viam suam et juxta frucium adinventionunt suarum [365].
De sorte que nous assistant toujours ainsi de si près, étant ainsi au milieu de nous, dedans nous, plus intime à nous que ne sommes nous-mêmes à nous ; étant de lui si intimement pénétrés, si attachés à lui que nous ne pouvons mouvoir ni pieds, ni mains sans lui ; étant le tout de notre être et le premier principe de notre vie, dans lequel nous sommes, vivons et nous mouvons comme petits poissons engloutis en la grande mer de sa divine essence ; si vous désirez acquérir un si grand bien que la jouissance et possession de ce bien infini, par l’opération de son amour et de sa grâce divine en vous, pour lequel nous sommes tous créés, considérez bien profondément et tâchez de bien entendre cette vérité-ici et ruminez-la sérieusement, voire mille et mille fois le jour en votre cœur ; et ayant connu que Dieu vous 48 est si proche, ramenez continuellement votre cœur en sa présence, et, avec crainte, révérence, humilité et amour, élevez à lui votre esprit, vous excitant à le désirer, à l’aimer et à reposer votre espérance en lui.
Celui lequel, par l’opération de la grâce intérieure, a pénétré tous les milieux et ainsi trouvé Dieu en son esprit, est si naturellement et si facilement attentif à lui au dedans de son âme, qu’il le sent et connaît toujours présent, témoin de toutes ses actions, pensées et désirs. Et souvent, avec telle abstraction et éloignement de tout ce bas terrestre, qu’il lui semble être comme s’il n’y eût rien au monde que Dieu et son cœur pour l’aimer : conversant ainsi au dedans de soi en grande tranquillité, sérénité et repos de tout tumulte et tremblement.
Or notez que cette attention et ce regard intérieur procède [nt] du cœur ou partie amative, la forte et désireuse volonté intérieure mouvant actuellement l’entendement à chercher la face et présence de celui qu’elle désire. Et serait un abus si, étant content de la seule vue ou regard intérieur vers le haut de l’esprit, on ne s’efforçait pas aussi doucement d’exciter la volonté. Partant, 49 afin que puissiez ainsi trouver Dieu en votre esprit, élever votre cœur à lui et vous tenir toujours en sa présence, et que votre élévation ne soit pas une imagination seulement ou une pensée froide et sans efficace, mais réelle, intellectuelle et procédant du cœur, apprenez à réveiller toujours votre partie amative par plusieurs intérieurs et sincères désirs de l’aimer très uniquement, jouir de son amour très intimement, lui agréer et être tout à lui entièrement, avec l’assistance de ces ou semblables paroles internes :
Abîme de bonté, fontaine de miséricorde, mer inépuisable d’amour, amour infini, mon Dieu, mon souverain Seigneur, mon très cher Créateur, réunissez-moi à vous par votre infinie miséricorde.
Je retourne à vous, mon bienheureux principe, ma douce source, mon origine, ma fin et mon repos ; soyez à l’avenir tout le sujet de ma pensée.
Je m’offre, je me consacre, je me dédie du tout à vous aimer, à vous servir et honorer.
Je me donne du tout à vous, ô Dieu de mon cœur, ô vie de mon esprit, vous choisissant pour ma part et mon héritage 50 à tout jamais au siècle des siècles.
Mon Dieu, mon très cher Seigneur, mon bien, mon désir, je cherche de tout mon cœur votre présence et votre face au sommet de mon esprit. Où habitez-vous, ô Dieu d’Israël ? où est le lieu de votre demeure, ô vie de mon âme, mon Roi, mon très cher Seigneur ?
Mon cœur ne cherche que de vous voir, ne désire que de vous avoir, et jamais ne sera content s’il n’est uni du tout à vous.
Maintenant je désire votre face, tantôt je recherche votre grâce. Et puis je soupire à votre amour, mais à la fin, tout ce n’est rien si vous n’étes du tout à moi.
Jésus donc mon seul espoir, mon unique refuge, je vous adore, je vous bénis et vous aime de tout mon cœur.
Et ainsi telles ou semblables paroles internes qui doivent procéder du plus intime de la volonté, en la considération de la présence de Dieu à nous, cela témoigne que l’on ne respire que Dieu, que l’on ne cherche que lui, que l’on s’efforce vraiment de parvenir un jour à le pouvoir aimer. Et doit-on faire cela, non pas en courant et à la hâte, 51 mais avec sérénité d’esprit et avec correspondance intérieure que vraiment l’on se sent désirer, chercher et vouloir trouver Dieu en son esprit, pour l’adorer et aimer de tout son possible. Acquérez-vous donc, par semblables aspirations, amoureux désirs et devis internes avec Dieu de toutes vos nécessités spirituelles ou temporelles, une humble conversation et amoureuse confiance avec sa divine Majesté, faisant entièrement avec lui au dedans tout ce à quoi la dévotion vous portera, sans souci de beaucoup de règles, pourvu que puissiez beaucoup aimer : soit donc de vous offrir à lui, soit de le louer, le remercier, soit de vous réjouir en ses grandeurs, soit de vous prosterner intérieurement dessous sa grandeur infinie pour implorer sa miséricorde, soit de lui demander son amour, soit de lui représenter votre affliction ; c’est tout un, pourvu que l’on apprenne à demeurer toujours dans soi-même en la présence de Dieu, sans laisser son cœur ni ses sens aller vagabonds à leur liberté.
Bien entendu néanmoins, que pour embrasser ce chemin d’amour et d’aspiration, il s’y faut appliquer à bon escient, avec grande résolution de passer 52 outre toute difficulté. Et quoi que l’on se trouve quelquefois affaibli ou la dévotion perdue, il ne faut pas pourtant perdre courage, ains en attendant mieux, observer cependant diligemment que [jamais] plus on ne laisse reposer son cœur sinon en Dieu et en l’attente de son amour et présence en son âme ; ne lui laissant avoir goût ou contentement en autre souvenance ou attente de quelque autre chose que ce soit, ains laissant toute autre chose aller leur cours, le retenir continuellement en une unité et simplification de désir vers la présence et amour divin.
Que si cette étroite captivité, cette prison d’amour, ce resserrement de récollection intérieure, si assidu et continuel, semble un peu rude et difficile au commencement, l’aide néanmoins de la divine grâce secondant notre effort, nous facilitera bientôt le tout, et l’espérance du bien futur nous donnera courage ; car comme son acquisition est inestimable, tout travail aussi, y annexé, doit être tenu pour bienheureux. Modicum laborabimus, et inveniemus nobis magnam requiem [366].
La quatrième chose que je désire, est la connaissance des points et avis suivants. Car délibérant traiter en la seconde partie de ce traité de tout le chemin de la vraie oraison mentale, les parties de laquelle seront : méditation, aspiration, élévation, présence de Dieu et autres qui y seront déduites, ces avis serviront pour plus ample connaissance de ce qui sera là déclaré.
Premièrement est à noter, que la méditation est le fondement, la base et le soutien de l’aspiration. Car l’exercice d’aspiration présuppose une assez déjà grande connaissance des mystères de notre foi et des obligations que nous avons d’aimer notre Seigneur. Et surtout est fondé sur la volonté de l’aimer : volonté, dis-je, non pas telle quelle, mais du tout forte, généreuse, résolue, efficace et actuellement désireuse d’en poursuivre la recherche quoi qu’il coûte, ce qui ordinairement nous dérive [367] d’avoir souvent médité et 54 profondément considéré les mystères de la vie de Notre-Seigneur ou autres mystères de la foi, et y avoir appris [m66] notre obligation très grande. Partant ceux qui, n’ayant encore acquis ceci, trouveront de la difficulté trop grande à se maintenir en l’exercice d’aspiration, pour être trop spirituel pour eux ; ayant besoin de plus grossière occupation pour en vertu d’icelle se garantir et prévaloir contre le mal, se tenir salutairement occupés au dedans et acquérir les vertus nécessaires, ils le peuvent, voire et ils le doivent nécessairement faire, jusques à ce qu’ils se soient suffisamment fondés et solidés au bien et à la vertu.
Mais pour ceux qui, déjà aucunement exercés, désirent se disposer aux choses qui suivent et aller en avant, après qu’ils seront quelque bon espace ainsi arrêtés avec les sacrés mystères, les imaginant grossièrement, doivent s’efforcer de passer à la seconde façon de méditer, puis à l’élévation spirituelle [m67] à Dieu comme présent au sommet de leur esprit, et lors jamais ne s’éloigner beaucoup de telle spirituelle élévation, si ce n’est que, pour résister à beaucoup de mauvaises choses, il leur serait besoin quelquefois de retourner et se servir de ces saintes imaginations, 55 pour par ces bonnes déchasser les mauvaises. Cela néanmoins étant passé et la paix ou tranquillité étant retrouvée, [il] faut retourner à cette intérieure intellectuelle et affectueuse élévation.
Que si aucuns veulent prendre [pour] occasion et sujet de leur aspiration quelque sacré mystère, afin de pouvoir mieux s’entretenir, il sera aussi bon et louable ; car ainsi ce sera méditer et aspirer tout ensemble : moyen pour peu à peu apprendre et s’introduire en l’exercice total d’aspiration, et ainsi bien profiter. Car la méditation sans aspiration demeure froide, lente et sans efficace, là où que l’aspiration, y ajoutée, la fait toute passer en affection et désir. Aussi l’aspiration sans quelque petit sujet de méditation, pour ces commencements-ici, est difficile et de trop grand travail [m68], terminant quelquefois en oisiveté en ceux qui, ayant laissé la méditation et néanmoins pas fidèles en leur exercice d’aspiration, se trouvent ainsi avec rien. Et partant, on se servira de cette façon-ici de conjoindre ainsi sa méditation avec l’aspiration, jusqu’à ce que l’on sente sa volonté, son désir et tout son intérieur assez ordinairement ému à aimer notre Seigneur, se sentant assez facilement recueilli en 56 sa divine présence, aspirant après son divin amour ; car lors on pourra hardiment quitter ces images des sacrés mystères, ces grossières méditations, pour apprendre à se tenir tout en soi-même recueilli en la partie amative, et, plus outre vers l’esprit, avec la vue intérieure chercher la face et présence de Dieu.
Quand il est fait mention tant ici qu’ailleurs de quitter ainsi ces imaginations grossières sur les sacrés mystères, [m69] ce n’est pas que l’on les quitte tellement que l’on néglige ou fasse peu d’état du grand bénéfice de notre Rédemption, car tout est fondé là-dessus et sur les mérites nous provenant d’iceluy ; mais c’est que comme l’imagination est une des plus basses et grossières puissances de notre âme, appartenant à la nature inférieure, et que néanmoins notre fin et notre perfection gît aux opérations des puissances supérieures ; tandis que l’on se tient toujours attaché à cette si grossière façon de procéder, l’on ne passe jamais aux opérations totales de l’esprit pour l’écouler en Dieu spirituellement, comme 57 il est présent réellement en notre âme ; ce que toutefois est du tout nécessaire, si l’on veut un jour ici arriver à l’intérieure jouissance de Dieu.
Et partant, après que par les aides des bonnes méditations sur ces saints mystères, l’on a, par la grâce [m70] divine, aucunement [368] réformé la nature corrompue, accoisé ses passions, réprimé ses inclinations vicieuses, et que déjà l’on s’est acquis au-dedans quelque récollection avec Dieu, sentant en soi-même un grand désir de se mortifier et renoncer à soi-même, avec une bonne résolution de ne chercher que Dieu en son âme, prêt à faire tout ce qu’il serait nécessaire pour suivre ce chemin. C’est lors que telle personne doit être nécessairement conduite pour le moins à la seconde manière de méditer décrite ci-après ; et puis, après que, par cette façon, elle s’est acquise encore plus grande lumière et connaissance des choses intérieures. plus de solide désir et résolution de suivre Notre-Seigneur partout et en toute manière qu’il lui plaira, il ne lui reste que d’apprendre cette élévation spirituelle aussi ci-après décrite, sans plus descendre aux opérations de l’imagination, n’est en temps de nécessité, pour résister 58 aux tentations survenantes. Car c’est jusques ici que notre coopération ou plutôt disposition à la grâce s’étend ; et Dieu n’opérera non plus (selon le cours ordinaire), sinon autant que nous, par son assistance, nous y disposerons et que nous en prendrons les exercices.
Quant aux états suivants, comme est la vraie et réelle présence ressentie de Dieu, l’état de privation, etc., ils ne sont pas en notre pouvoir et ne dépendent pas de ce que nous en prenions les exercices, ains c’est Dieu seul qui nous y conduit ; et à nous, le suivant, seulement d’y coopérer. [m72] Parce que, quand ces opérations se font, l’homme est totalement introverti ; Dieu remplissant l’esprit, gouvernant et possédant tellement l’intérieur, que son opération divine est plus en vigueur et plus forte aussi selon l’expérience et ressentiment que la nôtre propre.
Mais en ces premiers états qui ne sont encore que le commencement de la vraie introversion, nous y pouvons et devons apporter du nôtre, et tellement y apporter que Notre-Seigneur ne pourra non plus opérer en nous, que nous ne nous y disposerons et en prendrons les exercices convenables, à raison que nous sommes encore tout en 59 nous-mêmes, et que Dieu avec son opération divine ne nous possède pas encore pour nous pouvoir conduire par soi-même entièrement. Jamais je ne pourrai dire assez à mon contentement, combien il est nécessaire de bien entendre ceci ; parce que je vois la plupart avec cette opinion que, par-dessus la méditation des sacrés mystères, il faut que [m73] ce soit Dieu qui nous tire à tout ce qui reste, et non pas nous ingérer de nous — mêmes ; et de là vient que si peu passent à la connaissance et expérience des choses ultérieures et que n’étant point ému à les rechercher, on se laisse écouler aux choses extérieures.
Jaçoit que [369] pour se pouvoir appliquer du tout à l’exercice d’aspiration, il soit nécessaire qu’au préalable on ait, par les exercices de méditations, accoisé ses passions et réprimé ses inclinations en acquérant la vraie mortification de l’amour de soi-même, origine de tout vice, et les vertus morales. Il n’est pas néanmoins nécessaire de les avoir en si grande perfection que l’on pourrait penser, pour pouvoir commencer. 60 Car ainsi à peine pourrait-on jamais être capable de se disposer aux [m74] choses ultérieures, puis qu’il n’y a état de perfection en cette vie (quant à nous autres), auquel l’on ne ressente souvent quelque restat de la nature corrompue, et que l’on ne manque souvent à son devoir ; et puis parce qu’encore que l’on ne soit si très bien fondé, l’exercice d’aspiration et d’amour avec Dieu n’empêche nullement que celui qui ne les a, ne les puisse acquérir et pratiquer. Plutôt, il aide extrêmement ; et même s’y exerce toute vertu d’une façon plus excellente, d’autant que celui qui s’exerce à pur et à plein à la recherche du vrai amour de Dieu, faisant d’iceluy amour son unique et principal exercice, le désir qu’il a de complaire à notre Seigneur le poussera courageusement à ne rien laisser de ce qui lui pourrait être agréable, se servant à cet effet de toutes occasions qui se présenteront, sans en négliger pas une, sans grand [m75] stimule et remords d’avoir manqué au service et à la gloire de celui duquel tant il recherche la grâce, amour et la présence en son âme, faisant ainsi toutes ses œuvres comme commandées, et comme effets de la forte volonté, et sincère amour, et indicible 61 désir qu’il a vers Dieu : savoir que, puis que pour parvenir à ce que tant il désire, il faut qu’il fasse ou renonce à soi-même en ceci ou cela, n’estimant rien le tout, pourvu qu’il parvienne à ce qu’il prétend, il passe outre toute difficulté par un oubli de soi et un outrepassement de toutes choses, s’appliquant toujours à Dieu en son âme.
Et cette façon-ici d’exercer la vertu et la mortification par un semblable oubli, détachement et insensibilité à soi — même, est bien plus conforme au vrai avancement que non pas par actes [m76] directs et tout formés, quoique souvent néanmoins il les faille faire ainsi aussi ; car tels, quoique bons et méritoires, vous laissent néanmoins toujours dedans vous ès parties inférieures, sans vous élever si immédiatement à Dieu comme les précédents : quia charitas habet pro objecto ultimum finem humanae vitae, scilicet beatitudinem eternam, ideo extendit sc ad actus totius humanae vitae ; non quasi immediate eliciens omnes actus virtutum, sed per modem imperii. [370] Unde Apostolus : Charitas patiens est, benigna est,371 etc. et : Omnia opera vestra ira charitate fiant [372]. 62
Que partant donc, il faut distinguer deux manières d’exercer la vertu et la mortification, l’une par actes tout formés en soi-même, avec l’intérieur tout dépeint de l’acte d’icelle, rapporté toutefois à Dieu, à son amour, ou à tout ce que vous voudrez en droite intention. La seconde, par une manière comme indirecte ou concomitante seulement : savoir que comme on s’est imprimé vraiment le désir d’amour divin en son cœur, l’on cherche immédiatement en son esprit la face et présence de Dieu pour l’aimer de tout son possible ; et ce même désir soit si efficace [m77] et tellement occupant l’homme en l’intérieur, qu’arrivant pour exemple que l’on le méprise, vitupère ou mortifie au dehors, par un oubli de soi-même, comme si rien n’était, il poursuive son exercice comme auparavant, sans s’arrêter pour chose qui soit au monde, bien ou mal, qui lui puisse arriver ; se rendant insensible à la nature, et à tout tel mouvement qui en voudrait sortir. Et ainsi passer outre toute chose, demeurant avec Dieu en la poursuite de son désir.
C’est ici la manière que Dieu 63 enseigne à ceux qui s’oubliant eux-mêmes par humilité et n’estimant pas leur pouvoir être fait aucun tort ou injure, ne s’appliquent entièrement qu’à la recherche de son divin amour. Et plusieurs sont à présent les plus attachés à l’amour-propre et commodités de la nature, impatients et immortifiés aux (94) [373] occasions, trouvant extrêmement rude et difficile toute mortification et mépris, ne sachant former en semblables occurrences les actes de vertus, lesquels, si seulement ils avaient imbue [374] cette humeur, les passeraient sans [m78] aucune difficulté. Car comme ils sont tous en eux-mêmes en la nature, n’ayant pas cet exercice et désir actuel vers Dieu, quelle merveille si semblables effets sortent de leur nature corrompue ! Les plus parfaits mêmes, quand, privés des opérations divines, il leur arrive de retomber tout en eux-mêmes en la partie inférieure, sans pouvoir actuellement exercer cet écoulement et élévation en Dieu, ont du mal assez de réprimer cette nature qu’elle ne produise des effets conformes à sa corruption. Aussi n’ont-ils garde de constituer leur perfection en eux-mêmes, mais en Dieu seulement auquel ils possèdent toutes vertus.
Cette seconde façon donc est une 64 manière pour exercer toute vertu en un coup et ne s’en attribuer cependant pas un rien, les faisant sans y penser ou guère s’arrêter, seulement se rendant insensible et ne faisant état de tout ce qui n’est point le but qu’il [m79] prétend ; et c’est l’humeur de tous vrais spirituels que d’exercer ainsi la vertu et mortification, que, s’appliquant à savoir seulement de tout leur possible aux actes internes avec Dieu immédiatement, par écoulement d’amour et recherche de sa divine présence, tout le reste du bien le font quasi comme par effet et redondance, ne s’arrêtant pas par trop grande estimation qu’ils en fassent, et cependant néanmoins ne la négligeant nullement, non plus que ceux qui, en faisant leur principal exercice des actions vertueuses, sont continuellement attentifs à les faire.
Car aussi ils se réfléchissent et s’examinent souvent sur la fidélité qu’ils y ont apportée ; ou plutôt, comme s’approchant de Dieu, ils restent éclairés de sa divine lumière, et voient incontinent en quoi ils manquent. Et voilà aussi l’humeur laquelle [m80] ils désirent persuader à ceux qui par trop longtemps, ils voient attachés au seul exercice des vertus morales et acquises, les reprenant souvent de leur adhésion à icelles 65 qui fait qu’ils ne viennent jamais à connaissance du vrai esprit de Dieu et des voies internes de son divin amour, car ils savent qu’avec ces exercices des vertus toujours ainsi formées en eux-mêmes, ils demeureraient les cinquante ans sans s’élever en l’esprit, si par un autre exercice plus immédiat avec Dieu, ils ne tâchent d’y parvenir.
Que néanmoins pour toute cette susdite façon de parler, l’on ne doit nullement penser que je veuille en rien déroger à l’acquisition et pratique des vertus morales et acquises, car en la chose même nous sommes d’accord : savoir que nécessairement on les doit acquérir et pratiquer fidèlement, sans aucunement révoquer cela en doute ; mais ce que je presse ici et inculque, est la façon et manière de procéder, pour parvenir à telle acquisition et à la pratique facile, et que nonobstant l’attention à cela, l’on ne soit aucunement retardé en son avancement intérieur, tenant pour assuré (96) que la remarque de telle manière est de grande importance pour bientôt profiter. D’autant que l’on trouvera y avoir des 66 imperfections et défauts en la nature, desquels on ne viendra jamais parfaitement à bout, sinon lorsque outrepassant en l’intérieur la nature inférieure, on se trouve élevé et opérant selon les puissances supérieures, que lors se détachant de la dite nature, on oublie aussi et néglige ses inclinations.
Et si longtemps que, demeurant vivant et immergé en la nature, on ne suit pas un exercice d’élévation et d’amour vers Dieu, jamais on ne se pourra détacher ou déglutiner des misères qui la suivent quasi inséparablement, là où que sans telle si grande difficulté, avec un exercice plus relevé, l’on pourra facilement la ranger en termes dus. Car c’est l’exercice supérieur qui nous fait facilement acquérir les choses inférieures. Pour exemple : chacun sait que la mortification des sens extérieurs est la première chose requise à ces exercices intérieurs, pour plusieurs raisons que l’on en assigne ; si quelqu’un maintenant entendant cela, en voulait faire son exercice direct, mettant en cela seul son attention et sa diligence, en sorte qu’il ne voudrait penser à chose plus outre s’il n’avait acquis cela : telle façon serait et difficile et quasi ridicule ; combien qu’il y faille 67 toutefois aussi y apporter de l’attention et de l’observance directe, néanmoins il est certain que le meilleur moyen serait de chercher une bonne et efficace occupation intérieure, laquelle tellement retiendrait l’âme empêchée au dedans, qu’oubliant le dehors, l’outrepassant et quasi sans y penser, elle perdrait la curiosité et l’inclination à se diffondre ou extrovertir par les dits sens extérieurs.
Ainsi en est-il des vertus morales, lesquelles bien qu’il faille aussi pratiquer directement et selon leurs actes propres formellement, néanmoins jamais on ne les pourra si bien et en si grande perfection acquérir que par exercices plus relevés que ceux qui se font dans cette nature même, l’adhérence de la nature au manger, boire, dormir et semblables, ([375] qu’aucuns pensent n’être pas possible de s’en faire quitte, sinon entreprenant plusieurs exercices de mortifications, macérations et abstinences, ne se pouvant imaginer que ceux qui ne se servent de tels moyens soient exemptés de tels ressentiments si connaturels et tant intrinsèques à notre corruption) ne se peut néanmoins jamais plus parfaitement surmonter, que par l’aliénation à telles inclinations vers soi-même, que cause l’exercice 68 d’élévation et d’amour avec Dieu. Car par telles supérieures occupations, cela est tellement accoisé et de rien empêchant la dévotion ou avancement spirituel, que jamais ces autres, attachés à leurs exercices extérieurs, pourraient croire cela être possible et tant facile à être négligé. Ainsi en est-il des pensées pures et chastes qui suivent avec si peu de travail, de ce que la personne soit relevée aux opérations de l’esprit.
Que, par les choses dites, l’on peut remarquer que ce n’est point assez pour arriver à la perfection que de faire (98) toutes choses bonnes, exercer la vertu, mortification et semblables, si encore on ne sait la manière, le comment, le rapport, et à quelle fin ; parce que ignorer ceci est cause que souvent on estime [m81] par trop ce que l’on ne devrait pas tant estimer, et au contraire que l’on néglige ce dont principalement on devrait faire cas. Et est chose certaine que les plus grands secrets de la vie spirituelle ne consistent pas tant en l’art d’acquérir les vertus morales, comme à être bien dressé en son exercice immédiat avec Dieu ; auquel si on 69 manque, encore que l’on serait rempli de toute vertu acquise et que l’on serait même le plus fidèle à mourir et renoncer à soi-même, si demeurera-t-on néanmoins toujours en bas en la nature, sans se pouvoir servir des dites vertus à leur vrai but et fin (qui est l’intérieure et expérimentale jouissance de Dieu), à cause que l’on ne pénétrera pas les secrets de cette sapience cachée. Or l’exercice intérieur (lequel immédiatement nous conduit à Dieu, dirige et rapporte toute autre vertu à sa vraie fin et nous rend aptes à la vraie jouissance de Dieu), est un continuel, actuel écoulement en lui par actes d’amour, de désir et d’affection, fondés sur la croyance et recherche de son immédiate présence à notre esprit. [m82] Car c’est l’amour seul de charité lequel s’en va directement à Dieu et l’atteint immédiatement selon qu’il est en soi-même, nous conjoint parfaitement avec ce bien tant désirable et tire après soi toutes les autres vertus, les relevant et ennoblissant ; sans lequel amour, elles demeureraient gisantes en terre. 70
Celui néanmoins lequel entreprend cet exercice d’amour et d’aspiration (étant capable d’iceluy), et cependant n’est pas sincère en sa fidélité, — n’ayant pas à cœur la vraie mortification de soi-même et ne poursuivant pas de grand courage ce qu’il a une fois encommencé, mais cherchant toute propre commodité, — est indigne de cet exercice, et faussement [m84] [376] s’attribue le nom de spirituel ; car il ne l’est pas, ne faisant que fomenter son orgueil et nourrir l’amour-propre, sous le manteau d’esprit plus relevé, en péril de tomber en mille malheurs. Ceux aussi qui, sous prétexte de fidèlement exercer cette manière de procéder, se rendent rebelles, involontaires et chagrins aux actes extérieurs de charité, d’obédience ou d’autre service du prochain ou du commun, s’y comportant lâchement et infidèlement, sont indiscrets et pleins de désordre, gens qui n’entendent pas de quel esprit ils sont. 71
Bien que l’état de perfection auquel est donnée de Dieu la vraie jouissance de l’esprit et amour divin, soit un état fort haut et sublime extrêmement, ne s’acquérant qu’après une mortification totale ; ce néanmoins, il y a encore un autre état médiocre que j’appellerai ci-après de la présence de Dieu, parce qu’en iceluy on jouit déjà de la divine présence avec un amour fort et bien agréable, quoiqu’im — (100) parfait en comparaison du dernier ; lequel état médiocre est assez facile à acquérir, moyennant que l’on se veuille du tout appliquer à la récollection intérieure, à la mortification de sa nature corrompue, à un détachement de soi-même et de tous ses propres intérêts, pour s’élever en l’intérieur de son âme vers l’esprit [m83] par l’exercice d’amour divin. Et plusieurs y ayant apporté quelque bonne fidélité, s’y sont vus parvenir en bien peu de temps. Toutefois c’est déjà une grande grâce et une grand'aide pour acquérir toute vertu ; voire je dis que qui le peut obtenir, est quasi sauvé en ce chemin, puisque déjà il commence à découvrir de loin en son 72 esprit le lieu auquel il doit tendre, l’ayant continuellement pour fin, but et objet dernier de ses pensées.
Quant aux états différents, distingués ci-après au progrès du traité de l’Oraison mentale [377], afin de procéder par ordre et de suite en l’intelligence de ce petit monde intérieur, faut savoir qu’ils ne se passent pas au dedans avec distinction si manifeste que l’on les puisse si facilement ni si tôt percevoir, comme je vais là les distinguant ; car bien que vraiment [m85] ils soient différents et grande mutation soit en l’âme, Dieu néanmoins nous tire d’un degré à l’autre tellement peu à peu et avec telle coopération nôtre, que Von les passe sans beaucoup les remarquer, sinon après que l’œuvre est faite, et qu’outrepassé un état, on s’avance en l’autre. C’est pourquoi celui lequel voulant cheminer par ces voies, ne cherche que la plus simple et sincère façon de procéder pour mieux avancer, qu’il ne se mette en peine et ne se multiplie l’intérieur, pour avoir en soi-même la connaissance de ces états. Car l’âme ayant une fois commencé 73 le chemin d’élévation et trouvé l’entrée à la vraie introversion, poursuit tellement le cours de son chemin que, négligeant tout ce qui est en arrière, toujours applique la force de son désir aux choses antérieures, après la jouissance du divin amour, lequel seul elle a à cœur.
Que si vous désirez en deux mots savoir ce qu’il vous faut faire pour trouver le bien tant désiré, je vous dirai brièvement : exercez-vous fidèlement au désir du divin amour par ferventes aspirations et autres actes de volonté, en faisant dudit amour votre premier et principal exercice intérieur, — duquel votre cœur, imagination, amour et entendement en soient tellement remplis que, pour lui et par son efficace, vous fassiez toutes autres choses ; par lui et en sa faveur vous laissiez tout amour propre et allèchement de la nature, cherchant seulement d’agréer à Dieu en vérité de tout votre cœur [m86] ; — tenant votre esprit toujours élevé à lui-même, dépêtré de toute autre affection et de toute autre occupation non nécessaire, vous accommodant cependant à tant 74 d’occurrences et événements divers, ordinaires en la vie humaine, tant au dedans avec Dieu, comme au dehors : et voilà le tout contenu en peu de paroles. (102)
Quant à plusieurs autres petites particularités qui surviennent et desquelles l’on désirerait bien souvent avoir apaisement, il est impossible de les pouvoir toutes produire, ou bien d’en donner, sur toutes, lois ou préceptes ; d’autant que souvent ce ne sont qu’accidents survenants, dépendant de l’humeur naturelle ou de l’état et condition de la personne, ou d’autres particulières circonstances, que l’expérience de chacun doit avec le temps donner à [m87] connaître, et la lumière intérieure nous enseigner avec l’avis des prudents directeurs.
Contenante une entière description et poursuite de tout le chemin d’oraison mentale par lequel on va à Dieu et parvient-on à la jouissance de son divin amour ; avec les degrés, états et opérations que l’on y rencontre.
[m95] DIEU est extrêmement divers en ses opérations, différent ès voies par lesquelles il conduit les âmes à la perfection 76 de son amour. Nous le voyons par expérience tous les jours devant nos yeux que quelques-uns se travailleront tout le temps de leur vie avec une fidélité extrême, tant à mortifier leur nature, se macérer en diverses austérités et œuvres de pénitence, comme à tâcher de se remplir de toute bonne vertu acquise, y employant toute leur industrie possible ; (104) qui néanmoins ne seront jamais dignes d’avoir la connaissance expérimentale du vrai esprit de Dieu, ni de ses secrets sentiers ou intérieures opérations qu’il fait ès âmes qu’il a choisies ; ou certes s’ils y arrivent, c’est [m96] fort tard et après un long travail. D’autres au contraire n’auront pas plutôt mis le pied au chemin de la perfection, que bientôt après la vraie et sincère contrition de leurs péchés passés, voilà que Dieu leur 77 communiquera si grande affluence de dons, grâces et lumières spirituelles, que déjà il leur découvre les opérations des puissances plus nobles de leurs àmes, pour leur montrer où il les veut tirer un jour. Et ce qui est encore plus, souvent arrive que là où le péché a plus abondé, là aussi se montrera Dieu plus abondant en la communication de ses faveurs : chose à la vérité du tout admirable que ces secrets inscrutables de la Sapience divine.
C’est pourquoi c’est bien l’art des arts que le régime et gouvernement des âmes, et spécialement que de les conduire au chemin de la perfection ; [m97], car comme les naturels sont divers et les voies de Dieu différentes, il faut de la science et prudence beaucoup, et surtout de la propre expérience, pour pouvoir conduire ces âmes en ces chemins si abstrus et inconnus, et 78 pour pouvoir donner à chacun les lois, règles et préceptes propres à son humeur et naturel. Que si plusieurs ont besoin de retenue en leur curiosité afin de ne s’ingérer facilement à ce qui surpasse leur capacité, aussi y a-t-il au contraire plusieurs âmes de naturel bonace, secondées de grâces singulières même dès le commencement ; et pour celles-ci, c’est bien dommage si elles ne sont pas conduites conformément à telle abondante aide que Dieu leur donne, et pis encore si elles y reçoivent empêchement. Car Dieu n’est pas lié au cours des années ni aux lois ou préceptes décrits par les livres ; ains quand il lui plaît [m98], a bientôt opéré grande chose.
Combien y a-t-il d’âmes dévotes, lesquelles pour être tombées ès mains de directeurs inexperts en ces chemins, ne viennent jamais à connaissance ni à 79 l’expérience de ces voies tant désirables du divin amour, leur prolongeant toute leur vie la connaissance de ces divins sentiers, pour ne les bien savoir, ni frayer pas peut-être aussi eux-mêmes. Et combien d’autres encore, qui, passées déjà plusieurs années converties à Notre-Seigneur, toutes dédiées à son saint service, n’ont pas néanmoins encore ouï les premières nouvelles de la vraie oraison mentale, ni d’autres exercices intérieurs de l’âme avec Dieu ; et conséquemment pas encore mis le premier pied dans iceux, s’étant toujours contentées de fréquenter seulement la confession et communion, et ainsi passé leurs ans sans [m99] connaître davantage, ni jamais entendre comme on peut bien encore plus excellemment glorifier Dieu en son âme par le moyen de ces saints intérieurs exercices, 80 chose la plus absurde du monde que de ne commencer dès le premier jour de sa conversion à Dieu, à s’imprimer le désir et l’esprit de ce divin exercice, puisque c’est la nourriture, la viande et l’aliment spirituel conservant en être la vie nouvelle que reçoit l’âme en Dieu, au jour de sa conversion en Lui. (106)
Et ayant ainsi passé leur temps, de combien de grâces, faveurs et bénédictions divines sont-elles privées qu’elles auraient pu recevoir au progrès de ces chemins ? Car le bonheur est tant incomparable, les richesses sont tant inestimables et les faveurs si désirables, que ce saint exercice d’oraison spirituelle et mentale contient en soi, (comme moyen très idoine et bien proportionné à l’acquisition de toute vertu, de grâce divine et du vrai but de la vie dévote ou religieuse, confortant extrêmement 81 l’esprit pour courir la voie des commandements de Dieu, (le son état et de sa règle promise, l’instruisant tout au clair de ses obligations, et le stimulant incessamment à s’acquitter d’icelles, enfin tenant en soi compris et caché comme en sa cause dispositive, tout vrai bonheur et félicité qui se peut de Dieu participer en ce monde) — que le plus grand heur que je voudrais souhaiter à celui que j’aimerais beaucoup, ce serait le vrai don et esprit d’oraison ; sachant que c’est la clef qui nous donne entrée au cabinet des merveilles de Dieu et au sacré conclave de son divin amour ; en ce seul don étant compris le sommaire de toute autre grâce, puisque sa fin est de ne reposer jusqu’à ce qu’il ait la vraie et entière possession du plus souverain à désirer au ciel et en terre, Dieu, notre 82 premier principe et fin dernière.
Ceci a été la raison pourquoi, oublieux de ma petitesse, j’ai entrepris de traiter ici de ce saint exercice, insinuant plutôt quelque chose des richesses et bonheur que l’on trouve en chaque état ou degré, que non pas les déduisant comme tel sujet le mériterait, y procédant du tout sincèrement et simplement, laissant à plus experts, doctes et mieux entendus, de tnéliorer la déduction de telles matières par autres œuvres mieux agencées, plus polies et de meilleure grâce, n’ayant eu autre égard (quant à moi) qu’à rondement et en paroles simples tâcher de me faire entendre en l’explication de ce que je traite.
Et bien que plusieurs livres se retrouvent pour le jourd'hui traitant de l’oraison mentale et du chemin de la perfection 83 : si ne peut-on néanmoins, comme est encore dit ci-devant, manifester trop de divers chemins ; car par ce moyen chacun pourra trouver [m100] de l’aide en un sujet de si grande importance, et en des rencontres si fâcheux qu’il faut quelquefois passer : ainsi que ceux qui en font l’expérience savent être assez ordinaires en ces chemins. Es quelles occurrences, ce n’est pas petit soulas de trouver de la conformité avec ceux qui en ont écrit, ou passé semblables détroits, et laissé quelque bonne advertance, pour dûment s’y pouvoir comporter. Et puis, les divers chemins découverts, les différentes voies manifestées, ne peuvent que faciliter le voyage spirituel qu’avons à faire à Dieu par le moyen de l’oraison. [m101]
Mon dessein donc est de déduire ici, le plus succinctement et rondement 84 néanmoins clairement qu’il sera possible, tout le chemin de la vraie oraison mentale, avec les degrés, états et opérations internes que l’on y rencontre. Et premièrement en général et sommairement que c’est, et ce que prétendons par icelle.
DIEU est un bien infini, la source, origine et fontaine de tout bien, présent intimement à notre âme au sommet de notre esprit où il a empreint et gravé son image sacrée, y faisant là sa demeure comme en son temple, son trône et petit palais terrestre ; 85 et quoiqu’il gouverne, modère et régisse par sa providence universellement tout ce monde, il est néanmoins de telle sorte attentif à ce qui est du bien et du salut de chacun [m102] de nous en particulier, comme si vraiment oublieux de tout autre il n’eût qu’à nous seul à pourvoir. Car, comme une curieuse sentinelle posée en notre esprit, il nous observe et regarde en tous nos mouvements, pensées et désirs ; voyant où est, d’où vient et où va notre cœur, à quoi il tend, après quoi il aspire, quelle est la racine de toutes nos œuvres et intentions, comme encore ci-devant est dit. De sorte qu’il n’est pas besoin de chercher Dieu trop loin de nous ; il nous est toujours présent au sommet de notre esprit, désireux à merveille de se communiquer à nous par l’infusion de ses grâces.
Ce qu’étant ainsi, le plus grand malheur maintenant qui nous soit arrivé par le péché, c’est d’avoir perdu la jouissance de ce bien souverain et [m103] nous en être diverti l’esprit pour le convertir aux créatures ; en sorte que ce bien tant désirable, quoique si présent et si intime à nous, nous est néanmoins resté du tout inconnu et caché, ne ressentant non plus rien de sa si immédiate présence à notre âme, 86 comme si vraiment il en fût le plus éloigné du monde. Réciproquement aussi, le plus grand bien que puissions maintenant nous acquérir, c’est de nous rejoindre, réunir et relier derechef notre esprit avec Dieu par connaissance, amour et affection, regagnant par ce moyen le ressentiment de sa divine présence. Tellement qu’en tout lieu et en tout temps, tant que faire se peut, nous ayons ce vrai témoignage en notre intérieur que notre cœur, nos pensées, nos désirs et nous-mêmes tout entiers sommes vraiment devant Dieu, et qu’en toute chose il nous voit, nous [m104] considère et observe sans cesse, pénétrant les plus intimes secrets de notre âme.
Pour à laquelle réunion et reliaison retourner, la dignation de Dieu est si grande, qu’encore que bienheureux qu’il est infiniment en soi-même, et quoique étant assez exalté, glorifié et honoré par les anges au ciel, il n’a nul besoin de nous, ni de tout notre service en terre ; comme si toutefois oublieux de toute sa gloire et que rien ne lui fût plus à cœur que notre propre bien, ainsi se montre-t-il désireux de communiquer ses dons et ses grâces, voire soi-même, aux âmes qui le cherchent en vérité de tout leur cœur ; disant par une 87 bonté trop excessive en notre endroit, que même ses délices sont d’être avec nous, et qu’il est à la porte de notre cœur [m105], attendant si quelqu’un lui ouvrira, pour le pouvoir combler de ses faveurs. De (110) sorte que par ceci il nous demeure très assuré qu’il y a moyen d’acquérir la jouissance de ce bien souverain et de cet amour infini, et de le pouvoir posséder un jour au plus intime de notre âme ; puisque lui-même à qui la chose compète, se déclare si désireux d’avoir accès et entrée chez nous, ne tenant qu’à nous d’y vouloir employer le travail et la diligence requise.
Et voici l’origine et la substance d’oraison mentale, savoir : un exercice intérieur par lequel on recherche en son âme la jouissance et fruition de Dieu notre souverain bien, en regrettant extrêmement l’absence et la perte, et plus encore en désirant la présence et l’acquisition d’iceluy. Et pour le dire en autre façon : oraison mentale est une élévation de son cœur vers le sommet de l’esprit [m106] à Dieu, se constituant sans cesse en sa présence, pour lui adresser toutes ses pensées, tous ses désirs et toutes ses intentions ; rapportant à sa seule gloire tout ce qu’il lui convient de faire ou d’endurer ; ne prétendant 88 rien autre par tout ceci sinon que, s’étant acquis le ressentiment et expérience de sa divine présence, le pouvoir adorer en esprit et vérité, le connaître et l’aimer de tout son cœur ; tellement qu’oraison mentale est un chemin spirituel vers Dieu, au sommet de la montagne de notre esprit, un retour et une conversion de son affection (qui s’était écoulée ès choses du monde) à Dieu pour se reposer, s’abîmer et se plonger du tout en son amour.
Or jaçoit que ceci soit vrai qu’oraison mentale à proprement parler consiste en semblables actions spirituelles, tendantes à Dieu du tout spirituellement [m107] conçu en son âme ; pour autant néanmoins que tous ceux qui commencent cette vie intérieure sont encore grossiers, fort corporels, pleins d’images des choses du monde, agités souvent de diverses passions de joie, de tristesse, d’impatiences et semblables, appesantis encore par le poids de leurs inclinations mauvaises aux contentements de la nature, aux désirs des choses terrestres, et pour ce nullement encore capables de choses si spirituelles qui requièrent une âme bien rassise, tranquille et toute recueillie en soi, qui sache modérer ses passions, refréner ses inclinations 89 et suppéditer sa nature ; cela est la raison pourquoi il est forcé que l’on donne commencement à ce chemin d’oraison par la dévote méditation et considération des mystères de notre foi, soit de la mort, du jugement, de l’enfer, du paradis, soit encore [m108] de la vie et passion de Notre-Seigneur.
Car celui qui commence ce chemin d’oraison, soit-il si sage qu’il voudra selon le monde, se trouvera néanmoins encore fort idiot et ignorant au fait des secrets de ce chemin, qui ne se révèlent qu’aux humbles, petits et simples. Mais la méditation premièrement lui apportera une connaissance toute nouvelle et toute autre savoureuse intelligence de ces dits mystères que non pas auparavant, ayant ordre et rapport à la volonté, pour bien efficacement la mouvoir. Secondement lui causera une affection aux choses spirituelles, et un oubli de toutes celles du monde. Tiercement par icelle l’esprit commencera à trouver contentement et (112) plaisir à l’oraison, se délectant à y admirer les œuvres merveilleuses de Dieu qu’il trouve dans ces dits mystères, et ainsi autres choses que Dieu lui peut communiquer pendant sa [m109] méditation. Au lieu de tant de mauvaises pensées, imaginations, 90 souvenances et affections que l’on avait du monde, on se remplit de saintes et salutaires : l’entendement en est illuminé, la volonté enflammée, stabilisée et confirmée de plus en plus au service de Dieu ; plusieurs bonnes affections d’amour, de louange, de remerciement et semblables s’engendrent vers Notre — Seigneur ; et souvent arrive qu’en vertu de la bonne méditation que l’on a faite, l’on est ému à s’offrir à Dieu, à proposer de mieux faire et à s’amender de plusieurs imperfections.
Plus outre encore, pour autant que non seulement par le péché nous nous sommes éloignés de Dieu, mais encore avons épars et divisé notre cœur en autant de parts que de choses diverses se présentaient [m110] à nous au dehors : il nous est maintenant nécessaire pour bien nous pouvoir appliquer aux méditations saintes, de nous exercer sérieusement à la mortification des sens extérieurs, de la vue, de l’ouïe, de la langue, du goût et saveur des choses terrestres, afin de mériter les célestes et divines ; de sorte que nous nous rendions aveugles, sourds et muets, autant qu’il sera possible et que notre état le pourra porter ; car en cette affaire-ici, celui est le plus heureux qui ne s’empêche d’autre 91 chose que de demeurer en paix en soi-même ; et en vain celui-là pensera faire progrès en l’oraison mentale, lequel n’apprend premièrement à se dépêtrer de tout ce qui ne lui compète de rien.
Tellement donc, somme toute, qu’au chemin de la perfection et d’oraison mentale, voici l’ordre des choses : que la première étude soit [m111] de bien serrer ces cinq sens extérieurs, ces portes par où jadis la mort spirituelle de péché a fait son entrée. Et puis s’efforcer par le moyen de la dévote méditation, de venir à la connaissance de notre obligation vers Notre-Seigneur ; et si bien se remplir de ces bonnes et salutaires images, que toute mauvaise du monde en soit déchassée. Ensemble encore étudier à régler ses passions, vaincre son mauvais courage, renoncer à sa volonté, suppéditer [378] ses inclinations vicieuses qui tirent aux choses de la terre ; afin qu’ayant accoisé tout le trouble et tumulte intérieur que cause cette mauvaise engeance en notre âme, on puisse être propre pour la vraie oraison mentale ou vraie élévation de son esprit à Dieu, — laquelle comme j’ai dit, désire une âme bien rassise, tranquille et dépêtrée de toutes ces choses, pour tant plus librement pratiquer et poursuivre cette tendance. Et en fin 92 finale, se rejoindre et réunir à lui par amour, comme but final de tout ce que prétendons par [m112] l’oraison. Voilà donc que vous avez en somme et en gros, la déduction de tout ce chemin d’oraison mentale ; reste maintenant de déduire le tout plus particulièrement. Et premièrement.
LE comble de tout notre bonheur, notre fin finale et dernière prétention en tous nos exercices, consiste, comme je disais tantôt, à aimer Dieu, nous reliant et réunissant à lui comme à notre premier principe, notre origine et fin dernière par la jouissance de son divin amour. Tout le cours du chemin n’étant qu’amour céleste et une reliaison de notre cœur, désir, volonté et de tout notre être à Dieu ; aussi le commencement de tout, c’est la vraie connaissance de sa divine majesté, n’étant pas possible de l’aimer sans le connaître, ains toute telle connaissance 93 qu’en aurons, tel aussi sera l’amour que nous lui porterons. Si notre connaissance n’est que naturelle, l’amour en sera de même ; si supernaturelle, aussi le sera notre amour.
Mais d’autant qu’en cette vie mortelle, Dieu ne se peut connaître en sa propre essence et nature, [m116] il nous faut tâcher de le connaître par ses œuvres et effets. Et d’ici a pris son origine la méditation, laquelle est un exercice spirituel par lequel la personne va pensant profondément, fixement et de propos délibéré, sur quelque œuvre ou effet de la bonté de Dieu, pour par ce moyen exciter son cœur à quelque bonne affection ou d’amour, ou de louange, ou d’admiration, ou de reconnaissance, ou bien encore pour s’acquérir les vertus, selon le sujet que l’on prend pour sa méditation.
Car [~m113] quiconque désire retourner à Dieu et à lui heureusement se réunir et rejoindre, ou acquérir les grâces à ce nécessaires, il faut que, de sa part, il fasse ce qu’il peut, s’exerçant au bien en toute vertu, bons exercices et salutaires considérations, embrassant tout ce qui est conforme, a rapport et donne aide pour obtenir la fin désirée ; [~m114] chose si nécessaire que qui ne le fera ; ne doit pas aussi s’attendre de jamais pouvoir mettre le pied à la sainte 94 montagne de vraie oraison mentale. Oui sera celui, dit le psalmiste, « qui sera digne de monter à la montagne du Seigneur, ou qui méritera d’avoir accès au lieu sacré de son saint Tabernacle ? Celui, répondit-il, qui, menant une vie pure, sainte et immaculée, n’a pas recu en vain son être, sa vie, ni les puissances de son âme (Ps. XXIII, 3, 4). Et ailleurs annonce celui-là, bienheureux qui, la nuit et le jour, médite en la loi du Seigneur : parce qu’il sera comme l’arbre planté [m115] du long le rivage des eaux, lequel apporte son fruit au temps désiré. » (Ps. I, 2, 3).
Méditer donc, c’est profondément s’appliquer à [m117] examiner de près quelque chose, la considérant d’un esprit rassis, mûr et arrêté, pour en pouvoir tirer du fruit. Et tant plus que les œuvres de Dieu que méditerons seront excellentes, tant plus excellente connaissance aussi et témoignage nous rendront-elles de leur auteur.
Et pour ce, les mystères de l’incarnation, naissance, vie et passion de Notre-Seigneur étant entre les œuvres (116) de Dieu les plus merveilleuses ; entre les agréables, les plus douces et savoureuses ; entre les bénéfices divins les plus souverains ; entre les œuvres de grâce les plus grandes et 95 entre les sacrés mystères les plus profonds ; aussi n’y a-t-il méditation qui mieux nous donne entrée au sacré sanctuaire de la divine poitrine, pour connaître les merveilles de son amour vers nous, que la méditation sur ces sacrés [m118] mystères. Aussi dit Notre-Seigneur : « je suis la voie, la vérité et la vie. » (Joan., XIV, 6). « Celui qui par moi entrera, trouvera nourriture et salut » (Joan. X, 9) ; et l’Eglise chante qu’il est digne vraiment et salutaire de rendre à Dieu grâces infinies de ce que, par le mystère du Verbe incarné, notre esprit est éclairé d’une nouvelle lumière de connaissance divine, tellement que par la connaissance visible que nous avons de son humanité sacrée, nous sommes transportés à l’amour des choses invisibles de sa divinité [379].
Conformément à quoi, disent tous les dévots personnages que la très sainte vie et Passion de Notre-Seigneur est comme un grand livre de sapience divine, si ample, si clair et facile, que le plus pauvre, simple et idiot, aussi bien que le plus docte, y peut lire toute [m119] sorte de matière concernante son salut. Voulez-vous venir à la connaissance de l’importance et grandeur de l’injure que l’on fait à Dieu par le péché mortel, qu’est-ce qui vous y conduira mieux qu’en 96 considérant combien il a fallu que Notre-Seigneur endurât de choses indignes de sa Majesté, pour abolir et expier telle injure. Voulez-vous connaître si la damnation éternelle est chose tant horrible et effroyable comme on nous la prêche ? D’où le pourrez-vous mieux colliger, que de voir que, pour nous en délivrer, Notre-Seigneur a bien voulu endurer en ce monde choses tant exorbitantes ? Car comme il disait aux filles de Jérusalem, si moi qui suis le bois vert, le Fils de Dieu sans macule, pour [m120] seulement avoir pris sur moi les péchés des hommes, il faut que j’endure si grands tourments pour apaiser l’ire de mon Père, que vous me jugez bien digne de compassion et de larmes : au bois sec que sera-t-il fait ? [Luc., XXIII, 30]. C’est-à-dire, quels tourments endureront en enfer ceux qui, chargés de leurs péchés propres, ne seront pas néanmoins participants du fruit de ma douloureuse passion ? Si encore vous voulez connaître la dignité de votre âme, et combien chère ou précieuse elle est devant Dieu, voyez à quel prix il se l’a achetée ; et de là jugez s’il y a raison de la donner au diable à si bon marché que pour un peu de vanité, de liberté, de plaisir et de contentement qui se retrouve au péché. 97 Ainsi des autres choses qui concernent [m121] notre salut, que ceux-là apprennent à lire dans ces sacrés mystères qui s’exercent à la continuelle méditation d’iceux.
Quant à descendre en particulier de traiter de la manière qu’il faut tenir pour pouvoir retirer tous ces bons fruits de la méditation, les livres sont pleins de ce sujet, de préceptes, lois et manières qu’il y faut observer. La Pratique de Bellintani, le Traité d’oraison mentale du (118) Père Arias, et Balbano : De la Flagellation [380] (livres très connus et nécessaires à tout vrai amateur de l’oraison mentale), sont clairs et si exacts en ce fait, enseignant le tout si particulièrement, qu’il n’est besoin de rien ajouter. Seulement donc je toucherai ici quelques points brièvement. [m122]
En premier lieu, supposant que l’on a chez soi quelque deux ou trois livres où les mystères de l’incarnation, vie, et passion de Notre-Seigneur y soient déduits, ou bien d’autres semblables matières propres pour la méditation ; faut tenir cet ordre que, tous les jours, on choisisse quelque mystère, allant par ordre, commençant depuis la nativité pour exemple, jusques à la croix et résurrection ; et quelque temps avant 98 se mettre en oraison, qu’on lise sur ce mystère-là duquel l’ordre sera venu, ce que les livres diront que Notre-Seigneur y a fait ou enduré ; sans s’occuper pour lors à lire les autres mystères ; plutôt lire deux ou trois livres sur le même mystère, pour subministrer matière suffisante à sa méditation. Ce précepte de préparer ainsi la matière pour méditer est nécessaire au commencement, jusques à ce [m123] que l’on sache par cœur tous les mystères ; car autrement l’esprit serait vagabond, sautant d’une chose à l’autre sans savoir sur quoi s’arrêter.
Le temps de faire oraison venu, se faut représenter l’histoire de son mystère le mieux et au plus doucement qu’il sera possible, sans se faire tort à la tête ou imagination. Et surtout faut prendre garde au commencement de son oraison, de n’y pas entrer avec pesanteur, tristesse ou chagrin, appréhendant le travail qu’il y faudra endurer ; mais plutôt l’on se doit efforcer d’y entrer avec toute allégresse, grand désir et contentement intérieur d’avoir moyen de vaquer à chose si désirable et converser ainsi familièrement avec Notre-Seigneur, comme on fait en l’oraison ; lui découvrant les secrets [m124] désirs de son cœur ; se gardant bien de rejeter ou 99 moins affectionner un si saint exercice : car autrement apportant une telle disposition, le fruit en sera aussi bien petit.
Puis après, étant ainsi introduit, il faut être sur sa garde, au progrès, de ne laisser égarer son affection ni sa pensée, à autre qu’au mystère que l’on médite, se souvenant toujours que l’on parle avec le plus grand Seigneur qui soit en tout le monde, digne d’infini respect et révérence ; et que l’on traite avec lui d’une affaire [m125] la plus importante qui puisse être, à savoir des choses de notre salut et de son amour divin. Et pour toujours tant mieux arrêter sa pensée, l’on se peut imaginer que Notre-Seigneur est environné d’une multitude infinie d’anges qui se complaisent grandement en la gloire et révérence que nous portons à leur Seigneur et se deuillent fort quand nous y procédons lentement, froidement et témérairement, sans respect ni attention, vaguant çà et là en diverses (120) pensées des créatures, quittant leur souverain Seigneur pour prendre plaisir en choses si frivoles.
D’autre part néanmoins encore est-il besoin que l’attention soit modérée, de peur de se nuire à la tête et se rendre inutile dès ce commencement ; comme il arrive souvent 100 aux indiscrets et peu experts qui pensent que c’est à force d’imaginer le mystère que l’attention s’acquiert, appliquant en cela tout leur effort et travail. Non, ce n’est pas [m126] seulement en l’imagination que consiste le secret de cette affaire ; mais beaucoup plus en la bonne affection de s’appliquer à ce saint exercice, et à retirer son cœur de l’affection des autres pensées, l’incliner à prendre plaisir aux choses divines et célestes. Car l’office de l’imagination est seulement de nous représenter avec quiétude, silence et repos, le mystère que nous nous sommes proposé, sans autre ; que si elle est vagabonde, la faute n’est pas tant d’elle, comme de l’instabilité du cœur, qui n’y est pas pour lors actuellement affectionné. Car là où est le cœur, là sont incontinent toutes les autres puissances ; mais aussi, si le cœur n’y est pas, on a beau se rompre la tête, tout sera en vain. Au lieu donc de si grande force vers l’imagination, mettez plutôt votre industrie à [m127] rappeler votre cœur et votre affection à prendre plaisir à ce saint exercice d’oraison, ou en l’amadouant, ou en l’arguant, vous reprenant vous — même du peu d’affection qu’avez encore aux choses divines, ou par quelque autre industrie que pourrez apporter. 101
Touchant au reste les mystères de la Passion, pour tirer fruit de la méditation d’iceux, est sur toute chose fort nécessaire d’avoir grande connaissance de la noblesse, excellence, grandeur et dignité de Notre-Seigneur qui endure tant de honte, d’ignominie et cruauté par les mains de gens si vils et de si basse condition. Et semblablement serait requise une pareille grande connaissance de sa vilité, petitesse et indignité, en comparaison de Notre-Seigneur. En outre rechercher bien la cause pourquoi Notre-Seigneur a enduré le tout, savoir, pour nous en particulier et pour tout le monde, pour nous remettre [m128] en la grâce de Dieu son Père, pour nous retirer de la damnation éternelle. Enfin avec quel amour il a fait le tout pour nous, combien désirant notre salut, sans y être induit ni poussé d’aucun sien profit ou intérêt, puisqu’il n’a que faire de nous ni de chose aucune, lui qui est l’origine fontale de tout bien ; ains de sa pure et très libérale bonté, piété et miséricorde, sans contrainte ni obligation.
Et tandis que l’on occupe ainsi son esprit à ruminer et bien peser toutes ces circonstances, la grâce divine venant à seconder cestuy notre effort humain et à bénir ce 102 petit labeur, nous fait trouver goût et saveur au mystère que nous méditons, fait arrêter notre pensée, distillant en nos cœurs plusieurs douces affections ou d’amour ou d’espoir en la divine miséricorde ou de crainte des jugements divins, de haine du péché, de mépris [m129] du monde ou autres semblables, selon qu’il plaît à Dieu nous communiquer. Et faut toujours s’efforcer de produire, en vertu de sa bonne méditation, quelqu’une de ces saintes affections, car ceci est tout le fruit de la (122) méditation. Et pour nulle autre fin l’exerce-t-on sinon pour s’y exciter.
Si vous me demandez à quelles affections ou matières il serait meilleur de s’arrêter en ses méditations, je réponds que ceux qui commencent, doivent sur toutes choses se très bien fonder sur la méditation de la mort, jugement, enfer et paradis ; et par iceux s’acquérir la vraie crainte des jugements de Dieu et la haine du péché, la connaissance de l’importance de notre salut et du bien ou du mal futur ; pour en temps de tentations véhémentes se pouvoir prévaloir par ces armes grossières contre les grossiers assauts des ennemis. Car comme en ces commencements la personne 103 est encore grossière, l’esprit sans vigueur, et les assauts parfois violents ; si, semblables, sensibles et palpables motifs ne lui sont à la main, facilement elle pourrait succomber. Et ces bons fondements de méditations sur ces grossières matières de la crainte de Dieu, ne serviront pas seulement pour ces commencements, mais encore pour tout le cours de cette vie, puisque pendant icelle nous ne sommes jamais du tout exempts de semblables incursions, personne se pouvant promettre assurance, si longtemps que ce corps terrestre appesantit les désirs de notre esprit.
Derechef ceux qui commencent doivent remarquer leurs imperfections, et voir de quoi ils ont le plus de besoin, ou qui leur fait plus de peine en leur vocation. Si les contentements, liberté et vanités du monde leur viennent encore en mémoire pour les regretter, qu’ils s’excitent par leur méditation à la haine et mépris de ces choses, comme très pernicieuses et dommageables au salut, et au lieu de cela, qu’ils tâchent de s’affectionner à endurer volontiers quelque chose [m130] pour l’amour de Notre-Seigneur en réciproque de tant de 104 travaux qu’il a soufferts pour nous. Que si ce leur semble chose dure à passer, et ne savent avoir patience de se voir humiliés, mortifiés, rudement traités ou peu estimés ; qu’ils s’excitent en leurs méditations à se rendre eux-mêmes confus en la présence de Notre-Seigneur, voyant que lui qui était le Roi des anges, le Seigneur dg tout le monde, s’est néanmoins tant humilié pour eux ; et cependant eux, petits vermisseaux de terre, veulent toujours être honorés ou estimés quelque chose : et ainsi de toutes leurs imperfections. Et c’est là le moyen pour en venir au-dessus.
Que si vous dites que vous vous efforcez bien en votre méditation de faire tout votre mieux, y employant toute sorte d’effort et d’industrie, et que néanmoins par tout cela [m131] vous ne pouvez pas tirer de votre cœur ces bonnes affections que désireriez bien : je réponds premièrement, que l’on ne peut pas être si tôt maître en cet art de bien prier, qu’il se faut contenter de faire son mieux avec profonde humilité, implorant le secours divin, sans lequel nous aurions beau nous travailler, et toute notre humaine industrie demeurerait vaine, inutile et sans goût ; surtout 105 en cette affaire — ici, celui qui se comporte le plus simplement, humblement et révérentement avec Notre-Seigneur, sera celui aussi auquel il aura plus de moyen de se communiquer. (124)
Secondement je réponds : que c’est d’ici que l’on doit très mûrement remarquer, combien il importe de poursuivre la première ferveur ou aide de la divine grâce que Dieu est ordinaire de communiquer au commencement de sa conversion en son saint service. Car comme telles grâces sont efficaces et applicables à toute matière, si la personne est soigneuse et bien instruite à s’en servir pour efficacement s’introduire en ce saint exercice ; avant que telles divines aides s’évanouissent, elle aura déjà appris la pratique d’iceluy et des saintes affections que telle abondante aide lui excitera, — là où que ceux qui nonchalants à telle occasion, sous espoir que telle affluence, bonne disposition et promptitude à tout bien leur durera toujours, sont étonnés de se voir bientôt destitués de force, privés de telles grâces 106 et néanmoins sans aucune provision de bonnes habitudes en ce saint exercice d’oraison, ne sachant plus comment y pouvoir trouver accès ou entrée.
Tiercement je réponds, qu’il faut avoir grand soin de conserver son cœur net de tout péché et d’affection terrienne, tenir aussi ses sens et sa pensée resserrés en soi-même, toujours doucement occupés avec quelques-unes de ces saintes méditations [m132], et ne leur permettre aucune vaine liberté ; ne consumer aussi le temps en choses inutiles ou de peu d’importance, aies si tôt que l’on se trouve dépêtré d’empêchements, recourir à l’oraison, comme à ce que l’on a le plus à cœur.
Quatrièmement je réponds, que l’intention droite est aussi surtout nécessaire en l’application à ce saint exercice ; s’y adonnant non pas pour sa consolation ou pour y trouver du contentement seulement, mais beaucoup plus pour faire la volonté divine ; pour servir et honorer Dieu, pour apprendre à se résigner sous sa divine disposition en tous événements : en sorte que, si bien on ne reçoit aucun propre intérêt, saveur, lumière ou dévotion pendant son oraison quel effort 107 qu’on ait pu y apporter, qu’en cela néanmoins l’on trouve sa consolation, que l’on a fait et cherché la volonté de Dieu de laquelle on se doit contenter.
Quant à ceux qui sont plus avancés en cet exercice de méditation, ils tâcheront sur toute chose de s’exciter à l’amour divin, apprenant à rendre vigoureux en soi les mouvements affectifs, pour ainsi se rendre propres pour passer à l’état suivant. [~m133] [381]
Ceux aussi qui, simples et guère capables de profondes méditations, ne pouvant arrêter si longtemps leur pensée en une chose, portés néanmoins de grands désirs de complaire à Dieu, prompts à toutes bonnes œuvres, désireux de toute vertu, prêts à renoncer à eux-mêmes et généreux à dompter leurs passions, ne cherchent que la manière plus convenable pour s’exercer en leur intérieur et s’avancer à la perfection, pourront faire épreuve si la seconde façon de méditation ou même l’exercice d’aspiration, serait en eux plus efficace, pour salutairement s’occuper avec Dieu. (126)
UN des plus grands secrets à remarquer en ce commencement du chemin d’oraison, est de savoir si bien conduire son exercice 109 de méditation que, finalement, il puisse heureusement terminer à faire rentrer la personne toute en soi-même, par la répression de tous mauvais désirs, vicieuses inclinations, passions, imaginations et autres émotions désordonnées. Et non seulement cela, mais ce qui est le tout et où gît le nœud, c’est de la conduire jusques aux actes de volonté immédiatement [m135] appliqués à Dieu du tout spirituellement conçu, pour par iceux aspirer continuellement à son divin amour.
Et toute la difficulté quant à l’entendement, consiste à se transporter des grossières imaginations des sacrés mystères aux intelligences plus spirituelles, et, d’icelles, encore passer plus outre à une certaine simple et nue pensée de Dieu, tels qu’ont tous ceux qui sont vraiment introvertis et qui jouissent de sa divine présence en leur âme. Je dis que toute la difficulté consiste en cet heureux transport, parce que c’est en ce passage que demeurent mille et mille arrêtés, qui arrivent bien à s’exercer en ces bonnes méditations et à acquérir aussi plusieurs 110 bonnes vertus morales qui les rendent vraiment exemplaires et de grande réputation quelquefois devant le monde, mais au reste demeurent toute leur vie ignorants de ces autres intérieures opérations [m136] de Dieu, bien plus sublimes, qui restent encore,
et tout le service qu’ils font à Dieu en leur âme ne s’étend pas plus outre que ces bonnes méditations, lesquelles puis après ils rapportent aux œuvres extérieures de bon exemple et de vertu morale ou acquise, fondés sur ce que l’amour ne doit pas être oisif, et que qui n’opère pas grande chose en telle sorte n’a pas aussi beaucoup d’amour ; entendant ainsi grossièrement à leur façon ce qui a bien une autre plus spirituelle intelligence ; fondés encore sur les exemples des saints, mal entendus toutefois, comme ils connaîtraient bien s’ils pouvaient un jour parvenir aux opérations supérieures de l’esprit. De sorte que c’est ici la pierre d’offension [382], à laquelle choppent grand nombre, même de gens plus fidèles aux [m137] actes de mortification et de bon exemple, et 111 pour ce tant plus difficilement persuadés à croire leur manquement ; demeurant ainsi à jamais privés de la connaissance et expérience de tant de merveilles qui se passent entre Dieu et les âmes qui entrent au secret cabinet des trésors divins.
Afin donc de vous mettre hors de semblables erreurs, je vous dirai ici comment vous pourrez peu à peu changer votre méditation grossière en une autre plus facile et plus (128) efficace, et puis en élévations spirituelles jusques à parvenir à un dépêtrement total de toutes images, discours et concepts sublimes, allant ainsi de degré en degré jusques à la vraie et réelle présence de Dieu.
Et premièrement de cette seconde façon de méditation.
La connaissance de Dieu, disais-je tantôt, c’est le commencement [m138] de tout notre bien spirituel ; mais que Dieu ne pouvant être connu de nous en ce monde par sa propre essence, force nous est de la mendier de ses œuvres et effets. Or maintenant entre les œuvres de Dieu, aucunes se sont faites hors de nous 112 en ce grand monde, et autres se font dedans nous en notre intérieur. Entre celles de dehors de nous, il n’y en a pas de plus admirables, profondes ou efficaces pour nous conduire à une grande connaissance de Dieu, que les mystères de l’Incarnation, Vie et Passion de Notre-Seigneur, comme je disais encore tantôt. Aussi ont les auteurs fondé sur iceux plusieurs belles doctrines de méditations ; donnant là-dessus force règles, lois et préceptes, pour bien s’y comporter, — chose à la vérité fort utile, fort nécessaire et de grand'aide, [m139] pour ceux qui se veulent introduire en cette vie spirituelle et d’oraison. Car bien que la grâce divine ne se puisse pas réduire en art et que les artifices humains ne nous la puissent donner, si est-ce que tous ces bons avis que l’on donne, sont les instruments d’icelle grâce.
Néanmoins pour ce que telle façon de méditation, selon que communément la décrivent les livres, est un chemin long et peu efficace pour une âme fervente, qui déjà est pleine de bonne volonté, emportant beaucoup de temps avec peu d’avance, — il vous faut savoir que, outre les œuvres que Dieu a faites hors de 113 nous en ce grand monde, il y a encore ces autres qu’il fait dedans nous, et que nous expérimentons nous-mêmes, savoir, est l’opération de sa divine grâce en notre âme, nous faisant connaître par propre expérience sa bonté, sa miséricorde, sa libéralité et sa grande dignation [383] en notre endroit.
Et telle connaissance de Dieu ainsi établie en nous parce que nous avons expérimenté en nous-mêmes et non pas seulement par ouï-dire ; [m141] [384] comme elle est en haut degré d’assurance et de certitude, aussi (après la foi) c’est le moyen de connaître le plus parfait et accompli, le plus solide et certain que l’on pourrait avoir, en cela consistant la finale et extrême connaissance de Dieu par ses œuvres. Et qui ne le connaît en cette sorte (excepté par la foi) il n’en a nulle vraie et assurée connaissance, aies seulement par ouï-dire, par le rapport de ceux qui l’ont expérimentée. Si donc nous voulons jamais avoir vraie connaissance expérimentale de Dieu, il faut qu’il opère beaucoup en nous, et que nous soyons bien versés et exercités à le remarquer. Plus opèrera-t-il en notas, et plus le connaîtrons-nous, et conséquemment plus l’aimerons — nous.
Ce qu’étant ainsi, 114 faut que nous confessions que cette façon-là d’oraison sera la plus parfaite, laquelle disposera mieux la personne à ce que Dieu puisse [m142] opérer beaucoup en elle ; et que ce n’est pas assez que nous opérions (130) beaucoup de nous-mêmes, ou que nous y employ [i] ons toutes nos forces, si nous ne les dressons en sorte qu’elles nous disposent pour l’opération divine.
D’ici encore procèdent plus outre choses à la vérité dignes d’être bien considérées : c’est que plusieurs au chemin d’oraison se voient après dix, quinze et vingt ans, autant quasi avancés au fait de la connaissance et expérience du vrai esprit de Dieu et de ses intérieures divines opérations comme le premier jour qu’ils s’y sont appliqués ; — et ce, à raison qu’ils ne font cas sinon d’opérer eux-mêmes beaucoup, et de bien observer toutes les lois, règles et préceptes de la bonne méditation ; sans jamais connaître comme, à la vraie oraison, il faut passer outre cette sorte d’opération, (laquelle procède de son propre effort ou industrie), pour être [m143] tout rempli de celle qui a pour origine première et principale l’infusion divine ; et par ainsi demeurent toujours dans les limites de vertu acquise 115 et morale, ne parvenant jamais aux infuses et supernaturelles.
Et bien que semblables ne s’aperçoivent de leur retardement, estimant être rares ceux qui plus tôt sont avancés : ceux néanmoins qui ont les yeux ouverts à leur avancement et l’esprit éclairé de la lumière intérieure, remarquent bien qu’il y a en cela de la grande faute, et que semblables demeurent privés de la connaissance du vrai chemin intérieur. Car bien qu’avec ces bons exercices de méditations [m144] qu’ils retiennent si longtemps et que froidement ils pratiquent, ils s’exercent toujours au bien et à toute vertu, — employant le temps louablement, évitant aussi tous péchés petits et grands à leur possible, — cela néanmoins n’est rien au regard de ce qui reste encore en ce chemin de la perfection. Car autre chose est faire cela et autre chose profiter et s’avancer à l’acquisition du vrai esprit de Dieu, de laquelle ils demeurent ignorants.
Autres y en a qui en leur méditation, s’exerçant plus à une componction, douleur et contrition, que non pas en amour et confiance en Dieu, viennent enfin à telle pesanteur d’esprit, à tel accablement intérieur de tristesse, 116 de scrupules et semblables désordres, qu’au lieu de s’élever en l’esprit à Dieu d’un vol léger [m145] plein de filiale et amoureuse confiance en sa bonté (comme on doit faire par tout tel exercice que l’on puisse prendre), ils s’éloignent toujours de plus en plus, se rendant fort pesants, terrestres, abattus, mélancoliques, enfin d’humeur toute contraire au vrai esprit de Dieu, qui n’est que justice, paix et joie au Saint-Esprit.
Pour donc éviter tous ces inconvénients, je traiterai ici d’une seconde façon de méditation médiocre, entre la grossière ci-devant et la spirituelle élévation à Dieu suivante ; laquelle retient quelque chose de toutes les deux, et ainsi peu à peu dispose l’âme aux choses ultérieures. Car enfin, par la grâce de Dieu [m146], il se trouve des âmes lesquelles s’étant appliquées [si] fidèlement à la récollection et mortification par l’aide de leurs bonnes méditations, qu’elles se sentent prêtes à donner à Notre-Seigneur tout (132) ce qu’elles sauraient être de sa divine volonté, très appareillées de renoncer à elles-mêmes partout où elles sauraient chercher leur propre intérêt ; — la mortification, la confusion, l’humiliation, le mépris et semblables ne leur est rien : telles âmes 117 donc que feront-elles ? De les retenir toujours à ces longues méditations, leur faisant observer toutes les parties d’icelles, les règles et les lois, leur cœur ne s’y échauffera plus guère davantage que ce que déjà elles sentaient. C’est donc dommage de leur faire perdre ainsi le temps, avec ces longues, froides et lentes méditations, et partant il y faut ici ajouter cette seconde. [~m147]
Que la personne se représente bien quelque mystère sacré comme en l’autre, mais avec cette différence que l’on ne fait pas des longs discours, ains on fait, ensemble avec l’imagination du mystère, continuellement marcher l’affection ; s’entretenant sans cesse à parler de tout son cœur à Notre-Seigneur, au mystère que l’on médite, mettant tout son soin non pas à bien agencer ses paroles, mais à beaucoup aimer, à sérieusement désirer son amour et lui donner son cœur. Pour exemple, vous vous proposerez un jour le mystère de la Nativité, et, de la grande habitude que déjà vous avez acquis de vous le représenter, vous l’imaginerez facilement en votre présence, comme si vous voy [i] ez Notre-Seigneur ores [385] en la crèche, ores entre les bras de la glorieuse Vierge [m148] ; et au lieu qu’en la première 118 façon de méditer on y procède froidement, allant examiner toutes les circonstances et particularités de ce mystère, consumant en ce [la] beaucoup de temps ; ici, en cette seconde façon, on ne fait que s’exciter grandement à se fondre tout en amour et dévotion de voir ainsi petit enfançon celui qui est le Roi des anges, la gloire du ciel, le souverain Seigneur de tout le monde ; étant venu à nous de la sorte pour le grand amour qu’il nous a porté ; ne demandant rien autre en reconnaissance, sinon que nous l’aimions de toute notre affection et que dressions vers lui tous nos désirs. Et, prenant de là une assurée confiance de recourir à lui et lui demander son divin amour, on ne fait que tâcher avec toute affection de parler et aspirer à lui : Mon Dieu, mon Jésus, mon Seigneur, qui avez fait tant de [m149] merveilles à mon occasion ; qui ne demandez sinon que je vous aime vraiment de tout mon cœur pour toute reconnaissance : faites donc que je vous aime parfaitement, que je vous embrasse au plus intime de mon âme et de toute mon affection. Mon Jésus, ma douceur, ma consolation, ma vie, mon amour, mon désir, mon trésor et tout mon bien [386]. 119
Quelquefois aussi on fera intérieurement en esprit mille actes d’humilité, de petitesse et d’anéantissement de soi-même devant Notre-Seigneur, pour ainsi le fléchir à nous regarder de sa miséricorde et l’incliner à nous exaucer.
Un autre jour, vous vous représenterez l’adoration des trois rois, et l’adorerez aussi en esprit avec eux, lui offrant votre cœur, votre affection et tout vous-même, ne désirant rien plus que la grâce pour l’aimer en vérité, vous retenant en sa présence [m150] avec mille titres d’honneur, d’amour et de (134) révérence.
Et ainsi, pour le dire en un mot, contournant tout tel mystère que vous considérerez, à rien autre plus sinon qu’ayant ainsi Notre — Seigneur présent en ce mystère-là, vous puissiez continuellement émouvoir votre affection envers lui ; tellement que votre partie amative soit toujours en action, sans aller discourir de point en point et par le menu sur chaque mystère, mais en bref et en gros, votre principal soin étant d’exercer l’affection ; inventant mille petites industries pour pouvoir continuer en telle façon sans lésion ou intérêt du corps, — la chose ne consistant pas tant en la force et violence, 120 comme en l’ingénieuse industrie.
Et voilà la différence qu’il y a de cette façon-ici à l’autre précédente, communément décrite ès livres : que celle-là doit aller épluchant toutes les [m151] particularités, les circonstances et semblables ; mais celle-ci ayant déjà tant de fois médité sur ces mystères et sachant assez ce que Notre — Seigneur y a fait, laissant là toute cette particulière recherche, s’adresse immédiatement à Notre-Seigneur d’un grand désir d’exciter continuellement son affection à le désirer, comme si elle lui disait : Mon Dieu, mon Sauveur, je sais assez que vous avez fait merveilles pour mon salut, que j’ai mille et mille obligations de vous aimer, de me donner du tout à vous, de vous louer et servir à jamais. Je reconnais, dis-je, assez cette mienne obligation, et quand j’irais occupant mon esprit à examiner les particularités de ces mystères merveilleux que vous avez faits pour moi, je ne connaîtrais pas plus que je ne fais à présent ; et suis-je autant maintenant désireux de vous aimer que je serais lors. Car ce n’est pas que je ne sache mon obligation ou que je ne veuille, mais toute la faute [m152] est que je ne suis pas si ardent et si rempli de votre vrai 121 amour comme je désirerais bien. Laissant donc à part toute longue recherche d’entendement, je ne veux faire d’ici en avant autre chose que m’exercer à vous aimer, vous en demander la grâce, vous offrir ma volonté, vous consacrer mon cœur, vous dédier mon affection, et enfin je ne veux plus respirer qu’en vous aimant.
Et voilà en quoi s’exerce une telle âme durant toute son oraison, sans se laisser aucunement attiédir, ains plutôt s’échauffant toujours de plus en plus ; tantôt parlant à Notre-Seigneur, tantôt à soi-même, pour rappeler son cœur quand il est distrait, se reprenant de son instabilité et peu d’affection. Et non seulement durant le temps particulièrement destiné à l’oraison, mais encore parmi le jour entre les occupations de la vie humaine. Car rien ne nous peut empêcher de donner ainsi notre cœur à Dieu, et penser [m153] à lui de toute notre affection. Si vous avez donc singulièrement aimé quelque créature au monde, souvenez — vous combien agréable il vous était de penser à icelle, comme rien ne vous en pouvait empêcher, comme votre cœur y était porté ; et vous confondez [387] grandement que Notre-Seigneur 122 n’a encore gagné sur vous ce que donniez jadis à une créature. (136)
Ce sera en cette sorte, que vous commencerez à faire que tout le jour, voire toute votre vie, vous sera une continuelle oraison, persévérant (à savoir) ainsi en continuel mouvement de souvenance d’amour et de désir vers Notre-Seigneur à toute heure, à tout moment, en tout temps et en tout lieu. Et bien que peut-être cela semblera un peu difficile au commencement ; pourvu néanmoins que l’on sache industrieusement s’aider pour incliner son cœur sans se violenter par trop, on s’y [m154] accoutumera facilement avec l’aide de la grâce. Et notez que, soit tempre [388] ou tard, si jamais vous désirez parvenir au vrai esprit d’oraison, à la jouissance de la présence divine, au vrai amour de Dieu, il faut nécessairement que vous acquériez cette continuelle douce attention intérieure à Dieu, avec la partie amative toujours négotiant après son divin amour en tout temps et en tout lieu, parce qu’oraison mentale est un chemin et un retour que nous faisons à Dieu, et les deux pieds avec lesquels nous nous y acheminons est la connaissance et l’affection. Lors donc que la pensée et le désir ne se meuvent pas, nous n’allons 123 pas en ce chemin. Voilà pourquoi cette seconde façon de méditation fera le chemin plus court, plus facile, et la course plus légère, puisqu’en icelle la pensée et l’affection vers Dieu est toujours en mouvement, [~m155] faisant plus de chemin en un jour qu’en un mois selon la précédente.
Et notez aussi que selon cette façon de converser avec Notre-Seigneur, on le pourra considérer non seulement en ces sacrés mystères de son humanité, mais aussi quelquefois en quelques sublimes connaissances de ses divines perfections, comme de sa grandeur, immensité, infinité, éternité et semblables ; sobrement toutefois, et autant seulement qu’il sera nécessaire pour tirer ces actes d’affection, et pour causer une vraie appréhension de la grandeur de Dieu, afin de toujours conserver en soi le respect et l’honneur qui lui est dû.
Mais surtout il faut commencer à concevoir Dieu, non pas comme bien haut au ciel, éloigné de soi, mais présent à son âme, au sommet de son esprit. Et ceci principalement lorsque la volonté, bien émue et excitée, est toute recueillie en soi et se sent dépêtrée des sens et imaginations : car alors 124 elle doit se ressouvenir de telle et immédiate présence de Dieu à elle, afin que sachant cette vérité elle ne s’égare avec ces imaginations, en formant mille images et représentations de Dieu hors de soi. Et ainsi elle se disposera peu à peu pour l’état suivant.
Notre entendement en l’oraison mentale a deux sortes d’opérations : l’une est quand il doit travailler pour administrer à la volonté le sujet et la raison de vouloir ou d’aimer, lui proposant les motifs et les causes ; et de cette façon-ici avons-nous parlé jusques ores. Et a été nécessaire l’exercer en telle sorte jusques à ces états-ici, l’entendement ayant précédé pour suggérer à la volonté les motifs et pour l’induire à se mouvoir en affections bonnes. Même étant émue [elle] retournait encore à peser et 125 examiner derechef les mêmes motifs pour continuer en ses mouvements affectifs, pour les accroître et renforcer ; et, avec cette façon d’expliquer, s’accorde toute autre qui parle des fonctions de l’entendement.
La seconde sorte d’opération est, lorsque la volonté, — en soi récolligée et tenant déjà le vouloir en sa main, résolue de vouloir aimer Dieu, comme de fait elle en a acquis quelque force et actuelle volonté (toute autre puissance lui consentant), — désire partant plus outre la face et la présence de celui qu’elle aime : Tibi dixit cor meum ; exquisivit te facies mea : faciem tuam Domine requirem [389] (Ps. XXXI, 8). Ici l’entendement est mis en action, à savoir, à cette recherche et élévation vers le haut de l’esprit, non pas par conceptions sublimes des divines perfections, pour avoir sujet d’émouvoir la volonté à aimer ; mais, fondé en très humble et certaine croyance de l’immédiate présence divine, procède seulement en admirable simplicité et nu regard vers le haut de l’esprit, pour satisfaire à ce que la volonté (actuellement empêchée à désirer) veut, désire et prétend que de trouver, à savoir la face et présence de celui qu’elle désire aimer de 126 tout son possible, adorer et révérer.
Et comme voici que commence vraiment la vie mystique, aussi commencent les secrets de ces chemins intérieurs. Car au lieu qu’aucuns, étant émus en leurs âmes par bonnes méditations ou autre touchement de Dieu, à vouloir efficacement toute chose bonne et sainte, viennent à rapporter toute telle grâce à eux communiquée aux choses extérieures pour faire ceci ou cela extérieurement, fondés sur ce que leur amour doit se montrer par grandes œuvres au dehors ; au lieu, dis-je, de telle humeur et façon de procéder, ici nous voulons dire que, pour se rendre apte à la vraie vie mystique, il faut apprendre à demeurer tout (140) en soi-même avec ses actes et efforts immanents, qui n’ont pas de rapport aux choses externes, mais seulement à Dieu, que de tout son cœur on recherche au sommet de son esprit.
C’est pourquoi, après que l’homme a aucunement réformé la nature inférieure et acquis les vertus morales, s’efforçant à son mieux de les mettre en pratique aux occasions ; après qu’il n’a autre désir que de suivre la voie de vertu et de mortification et n’y manquer, ains de tout son possible satisfaire 127 à Dieu et à sa vocation ; après ceci, dis-je, s’il veut aller en avant, il est nécessaire qu’il vienne mettre ordre à ses affaires spirituelles, modérant premièrement et réglant son homme extérieur à quelque ordre et mesure juste et proportionnée à ses forces et à son état. Et puis, cela fait et supposé et dont il ne veut plus se mettre en peine, faut venir entendre ce qu’il doit faire en son intérieur avec Dieu, comme ce qui est le principal, et sans quoi on ne parviendra jamais à la connaissance de ces secrets sentiers.
Or le commencement de ceci est cette recherche de Dieu en son âme, par la foi très certaine et vue simple que l’on élève vers le sommet de l’esprit, en niant, rejetant et s’abstrayant de toute chose quelle qu’elle soit, méditation, imagination, spéculation, discours, haute conception de Dieu et semblables (sinon en tant que de Dieu immédiatement serait instillée, ou qu’autre raison survenante en serait la cause), pour ainsi, par voie négative de la naturelle et humaine façon d’opérer par les imaginations et conceptions grossières, venir au dépêtrement de toutes les puissances et à la simple unité de vue, de recherche et d’attention 128 à Dieu que de tout son cœur on désire par telle négation, abstraction et humble rejet de toute autre chose. Etant requis par cette façon, que la volonté soit actuellement recueillie et maîtresse en l’intérieur pour se pouvoir tenir en quiétude et ressentiment de soi-même ; actuellement désireuse du vrai et pur amour divin, parce qu’autrement la vue ou regard vers l’esprit ne serait pas efficace pour parvenir à son [but] prétendu, mais froid, lent et comme oisif.
Pour auquel actuel désir de la volonté parvenir, nous avons en la première façon de méditation parlé comme l’entendement devait précéder, en montrant à la volonté les motifs, causes et raisons. Cela étant fait, la seconde façon de méditation a servi pour commencer à modérer cet entendement, et donner plus grand lieu à la volonté (l’ayant fait continuellement produire ses actes) pour se confirmer davantage, se faire revivre et gagner le dessus de toute autre puissance au dedans. Maintenant reste cette façon que la volonté ainsi vivante, habilitée et très bien renforcée, portée extrêmement à Dieu, actuellement voulante et aimante, — comme l’amour 129 ne se contente pas s’il n’a la présence et compagnie de celui qu’il aime, non seulement dépeinte ou imaginée, mais réelle et véritable tant que faire se peut, — [elle] se retire de toute autre imagination au dehors, conceptions ou spéculations au dedans, pour intimement en rechercher et recevoir une (142) autre, par réelle infusion et communication que Dieu fait de soi-même, quoique obscurément en cette vie, per speculum ira enigmate (I Cor., XIII, 12).
Et voici où gît le nœud et la difficulté : car c’est ici le point tant débattu, s’il est licite de faire ceci de soi-même et quitter ainsi toute méditation ou images, pour s’appliquer du tout à la recherche de Dieu spirituellement en son esprit, n’est que l’on y soit intérieurement invité par l’abondance de grâces et d’opération divine, — la plupart tenant que non et que c’est pure tromperie de suivre telle doctrine. De là puis après vient que plusieurs demeurent ici arrêtés, sans jamais passer plus outre, ou certes seulement après un long temps extrêmement, pour n’oser aucunement s’ingérer eux-mêmes aux choses ultérieures.
Touchant donc ce que trouverez ainsi aucuns, — disant qu’il faut attendre que Notre-Seigneur nous tire 130 quasi par force aux choses qui tiennent ainsi du plus relevé que la considération des mystères de l’humanité de Notre — Seigneur, et nullement s’ingérer de soi-même, — il les faut entendre avec telle discrétion, que toute présomption en soit tellement exclue et bannie, que pourtant la coopération que nous devons apporter aux grâces divines, n’en soit pas forclose. Il est tout certain que l’infusion de ce divin esprit, cet amour ou cette présence divine que tant vous désirez, et pour lequel vous aspirez et les jours et les nuits, ne sera pas en votre possibilité naturelle de l’acquérir par aucun effort ou industrie que pourriez oncques y apporter, ains dépend vraiment de la libéralité divine de l’infondre quand et en ceux qu’il lui plaît. Et en ce point est vrai qu’il faut attendre la divine traction. Mais de dire que ne pourrions nous y disposer par la grâce prévenante avec notre diligence, industrie, fidélité et coopération, cela ne se peut aucunement soutenir. Car et la méditation, la mortification et toute vertu morale avec tout ce que nous enseignent les livres, que sont-ce autre chose que dispositions plus éloignées qu’ils nous veulent 131 montrer pour nous rendre capables du divin amour ? Pourquoi donc, de même approchant toujours de plus près en plus près, ne sera-t-il permis, voire nécessaire, d’en prendre tels qui immédiatement nous y puissent disposer ?
C’est une maxime très connue que toute forme requiert disposition en la matière pour y être introduite. Ainsi est-ce chose assurée que Dieu fait part à chacun de sa grâce justifiante, de son esprit ou amour divin selon que l’on s’y prépare et exerce ; et est l’ordinaire que Dieu opère avec nous conformément aux exercices que nous prenons, soit pour les exercices de la vie active, — soit pour l’exercice intérieur d’amour ; et n’a pas accoutumé de faire miracle, en nous tirant par force et contre tout notre effort, ains veut avoir avec soi notre franc arbitre, afin de nous en laisser le mérite ; et, pour ce, nous attire si doucement et réduit tellement ses touches dans l’ordre de notre coopération, que facilement avec nos opinions ou procédures contraires, nous les pouvons obscurcir et (144) rejeter. Et partant si on désire un jour arriver au vrai amour et esprit de Dieu, il faut nécessairement de degré en degré en prendre si bien les 132 façons de faire convenables que, s’accommodant à la diversité des états internes, on donne place à l’opérer de Dieu surnaturel.
C’est pourquoi donc il faut que, outre l’état précédent, cheminant toujours en avant, nous traitions plus outre d’une disposition encore plus immédiate que les précédentes pour arriver à la jouissance de la présence divine et de l’opération de son divin amour, savoir, de l’élévation du tout spirituelle, par laquelle l’âme, déjà retirée en soi-même, s’efforce de s’élever plus outre à Dieu par-dessus soi, non pas par aucune imagination, discours ou haute conception intérieure, mais en abnégation de tout, voire et de soi-même, pour enfin le pouvoir trouver selon que réellement, essentiellement et par soi-même il est présent à chacun de nous, désireux de se communiquer au sommet de notre esprit par l’infusion de ces grâces ; — le croyant, dis-je, ainsi, et s’y inclinant le cœur comme à un bien souverainement aimable et de tous points désirable ; se tenant ferme et arrêté à telle façon le plus qu’il est possible, et s’excitant cependant soi-même au désir du divin amour, par l’aide de quelques paroles internes 133 qui la retiennent au ressentiment de soi-même en telle récollection en la présence de Dieu, traitant et conversant avec sa divine Majesté.
Car comme c’est ici à quoi aspirent toutes les âmes désireuses de leur avancement que de parvenir à une perpétuelle occupation de leur esprit avec Dieu, à une continuelle tendance de leur désir, intentions et pensées vers iceluy en leur esprit, auquel elles ont constitué tout leur bien, leur trésor et richesses, — aussi si cette âme veut aller en avant, doit s’efforcer d’avoir en sa mémoire certaine quantité de petits dévots élancements et aspirations, au moyen de quoi elle puisse pratiquer un retour amiable, une conversion actuelle, amoureuse et filiale en Dieu, son bienheureux principe, son origine et sa fin tant désirable ; ne pensant à rien tant qu’à lui complaire et agréer, se laissant en tout à sa divine disposition, o, blieuse de soi et de tout ce qui est du monde, ne descendant plus aux méditations, ou autres occupations imaginaires, sinon autant qu’elle y sera contrainte à faute de ne pouvoir mieux.
Car bien que ces bonnes méditations lui ont servi extrêmement pour l’aider à rentrer en 134 soi-même, pour perdre toutes les mauvaises images et souvenances des choses du monde, pour vaincre et surmonter les passions et autres fruits innombrables qu’elle en a retirés ; pour maintenant néanmoins qu’il est question de passer plus outre et de s’aider à se disposer pour les choses ultérieures, autres règles et lois lui sont nécessaires.
Il arrive souvent en la vie intérieure que ce qui a donné au commencement la vie, causerait puis après la mort, c’est-à-dire grand retardement, si on voulait toujours y demeurer attaché. Au commencement on se sert de toutes choses pour sujet de sa méditation et pour émouvoir (146) son cœur à Dieu. Même la considération des créatures et des divins mystères extérieurs y aidait extrêmement, d’autant que le plus que l’on avait lors était de sentir son cœur ému à désirer les choses divines, sans que l’on eût encore aucune introversion, vue intérieure ou connaissance de l’unité de l’esprit (bien autre et fort contraire à toutes ces multiplicités (les puissances inférieures). Mais ici, après qu’au moyen des exercices précédents, non seulement on a incliné vraiment son cœur à Dieu, mais encore l’on a commencé à expérimenter cette unité de 135 l’esprit supérieur, cette introversion et vue intérieure selon laquelle on chemine au dedans, — c’est lors que poursuivant telle façon spirituelle et mystique, on néglige et oublie la façon imaginaire et grossière tant que l’on peut, pour se solider vraiment en telle façon purement interne et immanente ; s’élevant toujours vers le sommet de l’esprit, par les actes de désir et de recherchement de la présence réelle et expérimentale de Dieu, selon ses puissances supérieures ; laissant en bas la nature inférieure, avec toute l’engeance des passions, turbulences et mutations ; s’efforçant de se tenir comme au milieu, pour doucement se rendre insensible à tout ce d’en bas et heureusement s’envoler vers Dieu (au sommet de l’esprit), que l’on cherche ainsi de l’cœur de la foi en la caliginosité de cette façon mystique.
Car lorsque, outre l’effort de son industrie propre que par la grâce de Dieu on y a apporté, la divine touche efficace et expérimentale y survient, c’est lors que, par une forte compression de tout l’inférieur, l’élévation vers l’esprit prend telle confirmation en l’âme que, toujours portée à telle unité, (que par ce trait divin elle est enseignée de 136 rechercher), toute multiplicité des puissances inférieures lui sera fort ennuyeuse : ce qui est bon et à désirer. Car notre avancement gît à devenir tout intérieurs et opérants selon l’esprit, plus intimement recueillis que tous les sens extérieurs ni intérieurs, par négation (à savoir) de tout au dehors et non-arrêt sur rien au dedans, sinon après l’opération interne et efficace de Dieu que l’on attend, désire et recherche, par attention continuelle et vigilance savoureuse sur son intérieur ; ne ressentant plus rien de toute l’engeance inférieure, que la partie amative (laquelle contient en soi le ramas de tout ce bas) doucement touchée de divine affection. Et même Gluant à la connaissance, l’on n’en retient ni pratique qu’une simple croyance et appréhension de cette divine présence, pour se soumettre à sa divine influence et attendre l’expérimentale manifestation de sa sainte opération.
Non pas que l’on doive intérieurement être comme oisif, attendant que Dieu fasse tout ; mais c’est que, s’approchant toujours de plus en plus à Dieu, par l’aide que souvent il donne à l’effort de l’âme, il infond d’un autre amour 137 et opération bien plus intime et efficace que la nôtre. Et le connaissant ainsi par propre expérience, c’est lors qu’au lieu de la vivacité de l’entendement que l’on appliquait à diverses bonnes considérations, on le restreint (148) maintenant à certaines intérieures espèces obscures, non pas imaginées ou formées, mais restées de l’expérience que l’on a eue du ressentiment de l’opération divine.
Alors ne cheminant plus que de la partie amative, en grande paix et quiétude, on s’efforce de captiver l’entendement quant à ses discours, pensées ou intelligences de quoi que ce soit ; n’ayant partout que certaines intérieures espèces, vestiges, impressions, énigmes ou idées de l’expérience de ce divin amour, — avec l’aide desquelles la volonté ou partie amative s’aide à produire ses actes, à se dépêtrer de la terre et de tout ce qui est d’inférieur, pour gaiement, joyeusement, amoureusement et d’un vol léger s’élever sa vue intérieure à Dieu qu’elle recherche de l’cœur de la foi ainsi : par énigmes, idées, ou espèces internes, dans l’obscurité de l’esprit, sous les conceptions de son bien, son désiré, son amour, sa vie et semblables 138 titres et épithètes d’amour, qui le lui représentent comme un bien souverainement désirable, — tellement qu’elle se plonge tant en ce chemin d’amour et de déSir vers Dieu en paix et silence, comme s’il n’y avait en tout le monde autre chose à faire que cela.
Non que je veuille dire que du tout entièrement et sitôt on puisse exclure toute méditation et bonne représentation des sacrés mystères. Car on passe souvent d’une vicissitude à l’autre ; et, du commencement, l’âme n’est encore si habituée à cette façon mystique qu’elle puisse toujours ainsi poursuivre ces purs actes d’élévation spirituelle : car son état n’étant encore guère abstrait ni aliéné des sens, facilement elle aura, entre cieux, besoin de se servir de quelques discours et imaginations, sobrement néanmoins et non plus que la nécessité la contraint, jusques à ce qu’elle ait acquis la meilleure habitude, et perdu la mémoire (le ses premières façons grossières.
Car si bien aucuns sont mieux touchés de la divine prévention, n’ayant pas besoin de se mettre beaucoup en peine, sinon seulement se tenir élevés en leur amoureux devis avec Dieu, qui 139 leur suggère assez pour s’entretenir en cette sainte négotiation interne ; les autres néanmoins sont conduits par beaucoup de travaux, d’aridités et tentations : leur effort et élévation n’étant pas si facilement prévenus, ni secondés de divine grâce singulière et actuelle, ains davantage délaissés et ressentant leur vacuité naturelle, dans laquelle comme il ne se faut aucunement appesantir, ainsi faut-il industrieusement s’efforcer de s’aider, usant dbucement et modérément de son efficacité propre, sans toutefois s’éloigner jamais beaucoup de cette façon d’élévation mystique.
Déclarant donc la substance, l’ordre, le commencement et progrès de cet état, je dis que, si bien on l’entend, on voit déjà que telle négotiation interne n’est rien autre en substance que la pratique et fidèle exercitation des trois puissances supérieures par les trois vertus théologales, foi, espérance et charité. La foi, par la croyance certaine de la présence divine à notre esprit, dont les effets sont la vue, recherche et tendance qu’elle en a vers icelle ; la charité, par l’actuel désir 140 et sincère affection que je requiers pour (150) fondement de cette élévation ; et l’espérance, par la confiance en Dieu qu’il faut du tout concevoir de sa bonté, en sorte que cela donne vie, soulas et courage parmi les travaux de ces fâcheux sentiers.
Car la connaissance des mystères de notre foi supposée par les exercices de méditations, comme aussi l’amour indicible de Notre-Seigneur vers nous bien pénétré et comme il veut être payé nécessairement d’amour, nulle autre chose le pouvant contenter, l’âme bien dressée aura sans doute appris de vouloir donner à Dieu ce que tant il demande ; ne pouvant être en paix ni contente, si elle n’a accompli ce à quoi, par tant de titres, elle se sent obligéè, qui est d’aimer Dieu de tout son cœur, de toutes ses forces etc. ; et ainsi voilà le désir, lequel n’étant pas mort, faible, lent ou froid, mais vif, fort, courageux et ardent, (comme déjà souvent nous avons dit devoir être supposé) et d’ailleurs néanmoins voyant la chose ardue et difficile de sa part, facile néanmoins du côté de Dieu (duquel la bonté et libéralité est infinie) de lui dérivant toute sapience, et tout don 141 singulier de grâce, donne lieu à l’espérance, se confiant d’y parvenir un jour. Et comme cet espoir n’est pas d’un bien qu’elle attende d’acquérir de soi-même par ses forces seulement, mais beaucoup plus de la divine grâce, elle n’espère pas en ses forces, mais en Dieu ; elle n’attend pas ceci par son propre effort ou industrie, mais de l’infusion de la divine grâce ; et pour cc, ne procède pas par élévation hautaine et orgueilleuse comme cet esprit rebelle : In coelum conscendam, super astra coeli exaltabo solium meum : similis ero altissimo 390(Is. XIV, 13, 14), mais par humble et dévote prière ; ne faisant que très humblement, très fervemment néanmoins, prier, requérir, soupirer, aspirer et désirer l’octroi de la grâce et du bien qu’elle prétend ; venant continuellement par cet humble exercice de prière et d’aspiration à se soumettre à l’influence de cette divine bonté pour tant plus se rendre capable de sa diffusive communication ; n’éloignant aucunement, tant que faire se peut, l’attention de son cœur de ce qu’il prétend et désire, puisque rien au monde il n’a tant à cœur que ce qu’ainsi il demande.
Et commençant à concevoir Dieu non pas par imaginations, 142 ni conceptions sublimes des perfections divines d’éternité, d’infinité ou semblables, ains même fuyant tout tel formel concept, sachant que Dieu n’est rien de tout ce qu’elle pourrait concevoir ou former — son principal soin étant d’aimer, — ne réserve rien en fait de connaissance qu’un simple intérieur regard après la présence réelle, c’est-à-dire connaissance actuelle, non pas appréhendée ou forgée de soi-même, mais infuse, que Dieu veuille mettre lui-même en elle, ne voulant de sa part rien former de déterminé, sinon que, (comme est dit), sous les épithètes d’amour, pour objet à la volonté ; ou bien au plus, par cette vue intérieure, s’élevant vers un abîme infini d’immensité pardessus toute sa portée et capacité ; sans autre plus particulière expresse connaissance, (je dis quant est de soi-même) ; (152) se contentant de ce que ce mot simplement, Dieu, contient en soi, ne cherche rien plus que de pénétrer intimement jusques au lieu sacré de sa demeure en soi, outrepassant tous les milieux, toutes ténèbres et obscurités de l’esprit.
Or le commencement de cette façon 143 aspirante [391] étant tel, le progrès est que comme en un tel intérieur deux choses s’y retrouvent, savoir la partie amative ou désir, fort et actuel, et la vue par l’intellect, tout le fondement de cet état est ladite partie amative ou volonté forte et courageuse, actuellement désireuse et aimant Dieu ; et, pour conserver en soi ou même pour engendrer cet actuel mouvement de volonté, l’on a besoin au commencement, (comme est dit), de plusieurs petites aides d’aspirations et paroles formées en soi-même avec lesquelles on se puisse sentir en tel actuel désir ou vouloir, durant lesquels aussi on puisse être attentif vers la vue de l’esprit ; n’ayant souvent non plus de récollection que telle aide ou effort dure.
Secondement, Dieu, venant à seconder et correspondre selon telle façon, fait trouver contentement, occupation suffisante et facilité en icelle ; et ainsi, avec l’aide de ces paroles aspiratives, la vue intérieure pénétrant toujours de plus en plus, croît en telle âme l’entité de cette intérieure introversion ; en sorte que, bientôt après, peu de semblables paroles ou aspirations 144 formées lui seront nécessaires : une ou deux lui pouvant suffire pour se tenir occupée et négotiant dans son esprit, ce qui est assez, sans se mettre en peine de réitérer tant de fois ses aspirations.
Tiercement, l’intérieur croit en sorte en l’âme, que seulement par mots très intimes et très secrets tirés de soi-même selon sa disposition présente, elle poursuit son introversion et se tient suffisamment occupée, sans avoir besoin de mendier d’autres aides pour se rendre attentive à Dieu ; prête à ses divines influences et infusions, comme nous dirons en l’état suivant, — si préalablement toutefois nous avons encore plus amplement déclaré les degrés et échelons de cette montée céleste ; et, avant tout, préaverti d’aucuns abus et fourvoiements qui entreviennent pendant ce chemin. 145
AYant ainsi conduit l’âme jusqu’au ressentiment de sa partie amative et de sa forte volonté, comme fond, centre et le soutien de toute cette négotiation interne, ensemble avec la vue et la tendance actuelle vers la face et présence de l’esprit divin qu’elle va recherchant de l’cœur de la foi, en l’obscurité de cette façon mystique, — se dépêtrant tant qu’elle peut, de toute imagination, phantôme, spéculation et discours naturel, pour tant plus à plein et au vrai, vaquer en toute soumission, résignation et abandon de soi-même, à l’attente et aspiration de la réelle manifestation de l’amour et Esprit de Dieu, — ce sera d’ici en avant qu’elle viendra à entendre et pratiquer au point de la lettre ce que saint Denys l’Aréopagite conseillait de 146 faire en semblable occasion à son Timothée : Tu autem, ô Timothee, ad hoc quod capax fias mysticarum eontemplationum quas in hoc libre docere intendo, sic cooperare radio divino : Relinque sensus et sensibilia exercitia et etiam intellectuales opemtiones, et omnia sensibilia et intelligibilia et omnia existentia et non existentia, forti conatu mentis haec comprimente : et, sicut est tibi possibile, consurge ignote et supersubstantialiter ad unitionem Dei quæ est super omnem substantiam et cognitionem. Cum enim te ij5sum et omnia per mentis enim te ipsum et omnia par mentis excessum nullo inferiori retinaculo prœpeditus transcenderis, ab muni concupiscentia et cura absolutus et purgatus, tunc tandem sic cuncta auferens et ab omnibus expeditus, sursum ageris ad super-substantialem radium divinae incomprehensibilitatis.
C’est-à-dire : Et toi, ô Timothée, afin que tu sois rendu capable des mystiques contemplations qu’en ce livre je prétends d’enseigner, coopère en cette sorte au rayon divin : laisse les sens et tout sensible exercice, et même toute intellectuelle opération et toute chose sensible et intelligible, et tout ce qui est et qui n’est point, par un 147 généreux effort d’esprit venant à suppéditer tout cela ; et, selon qu’il est en ton pouvoir, élève-toi d’une façon inconnue et superessentielle à l’union de Dieu, laquelle est au delà de toute substance et connaissance. Car quand, par excès d’esprit, de nul inférieur empêchement retardé, tu te surpasseras toi-même et toute chose, libre et purifié de toute convoitise et sollicitude, ce sera lors que par ablation et dénudation de toute chose, tu seras élevé en haut au superessentiel rayon de divine incompréhensibilité.
Cet outrepassement des sens et choses sensibles, de l’intellect et de toute chose intellectuelle n’est autre que la dénudation des grossières imaginations, propres concepts et naturels discours, pour restreindre son esprit à cette vue simple de la recherche interne de l’Esprit de Dieu, dont faisons ici mention par tout ce présent chapitre d’élévation. (156) Car lorsqu’en telle négation de toute imagination, spéculation et naturel discours, qui serait pour ôter l’âme de sa pacifique récollection, outre l’effort de son industrie propre la divine touche efficace et expérimentale se fait ressentir ; c’est alors que par une forte compression 148 de tout l’inférieur, elle s’élève vraiment à l’union de Dieu par dessus toutes ses puissances.
Or bien néanmoins que pour arriver à Dieu, il faille ainsi ne s’arrêter en sa vue interne ni en son affection, sur rien de sensible ou intelligible qui dépeigne 392 l’âme de chose aucune moindre que Dieu même et sa sainte opération infuse : si est-ce que, toute chose ayant son sens et intelligence due et convenable, arrive aussi, à défaut de les bien comprendre, que plusieurs abus et inconvénients se glissent en aucuns, tandis qu’ils pensent réduire en pratique cette spirituelle élévation.
Et premièrement : y a ceux qui abusent de la quiétude, silence ou état tranquille, dont font mention les auteurs mystiques. Car, comme nous avons dit que c’était un abus et grand empêchement, suffisant pour arrêter l’âme et ne pas parvenir aux secrets de ces voies mystiques, que de trop indiscrètement et en propriété demeurer attaché à ses exercices premiers, sans se vouloir aider soi-même pour se relever vers Dieu au sommet de l’esprit, par ce chemin de négation et dépouillement de toute 149 chose.
Aussi y a-t-il un autre non moindre inconvénient, auquel tombent quelques-uns de ceux qui quittent ainsi leurs exercices imaginaires et grossiers, pour en toute liberté négotier mentalement avec Dieu, que de mal entendre la tranquillité, le silence, repos ou oisiveté dont font mention les auteurs mystiques. Car comme pour les âmes avancées il n’y a rien de plus recommandable que cela, quand il est bien entendu ; aussi pour les commençantes, qui en abusent et s’attribuent trop tempre semblables états internes, n’y a rien de plus dommageable et pernicieux.
C’est pourquoi, si on ne sait pas bien l’état de celui à qui on traite, et que par conférence mutuelle on n’ait pénétré son avancement, on ne doit facilement consentir en la poursuite d’un tel [repos] intérieur. La raison est que plusieurs se retrouvent qui, bien que désireux de la perfection, studieux en la lecture et ès exercices d’icelle, n’ont pas néanmoins encore tant reçu de Dieu que d’avoir expérimenté la vraie, réelle et expérimentale introversion que causent les internes infuses opérations de l’esprit supérieur, ains sont encore en leur propre effort, en leur être naturel 150 et dans les limites d’intelligence humaine, (toute leur spiritualité consistant plutôt en pensée et spéculation propre qu’en vérité de divine infusion) ; — qui néanmoins se voyant avoir déjà employé peut-être plusieurs années à la recherche de ces choses internes, et toujours ruminé, lu, conféré et traité d’icelles, embrassent et s’estiment capables des plus hauts états qu’ils trouvent décrits, attirant à eux l’observance des règles et préceptes qui sont là donnés pour tels états, là où que n’ayant rien de telles choses relevées, sinon par (158) pensée et spéculation, rien aussi leur appartient de tout ce qu’en ces matières-là on traite.
Aussi ne peuvent-ils souvent comprendre comme les choses se rapportent par ensemble, ains remplissent le monde de leurs doutes, ne sachant comme ceci ou cela se doit entendre. Et particulièrement ce d’embrasser un silence et repos interne, attendant d’en haut la divine fruition, ne travaillant pas congrûment du côté de la partie amative. Semblable intérieur est seulement bon en tant qu’il tient l’homme désireux et aspirant à ces choses, mais vraiment périlleux en tant que (sujet à estimation propre et à oisiveté 151 fausse) il erre vagabond en la recherche des choses qui appartiennent aux états plus sublimes que sa portée ne requiert.
Il faut donc bien entendre ces passages d’oisiveté, de silence ou tranquillité, et bien discerner ou quand il résulte d’un intérieur qui est accoutumé ès opérations de l’esprit, ou bien quand il est seulement forgé de l’âme qui se met, d’elle-même et trop tempre, en tel état. Car ce n’est pas encore ici que ces choses ont lieu, ains n’y aurait rien de plus dommageable que si, avant qu’être venu aux opérations de l’esprit, on voulait former son intérieur comme passif ou oiseux avec seulement une attention froide à Dieu, quand il voudra venir avec sa sainte opération.
Car il est tout certain qu’en cet état-ici, si on veut. s’élever à Dieu, il y faut grandement coopérer et s’aider de tout son possible, tant en la partie amative, y formant les aspirations (comme est encore dit ci-devant), comme en l’attention vers l’esprit, pour peu à peu se rendre apte aux opérations de l’esprit. Ce que je remarque et préavertis d’autant plus diligemment que j’ai vu arriver que, confondant cet état-ici avec celui de la privation ci-après 152 décrit au chapitre X (lequel étant un nouveau recommencement, comme il est là déclaré, de tout le chemin à Dieu, et une préparation pour l’état unitif, comme celui-ci l’est pour l’état contemplatif, ont par ensemble quelque ressemblance), l’on a fait perdre à quelques-uns très bien leur temps ; leur inculquant d’éviter tout ce grossier effort, afin de n’empêcher pas Dieu avec telle si anxieuse propre opération ; mais seulement se rendre doucement attentif à tout ce que Dieu voudra faire, et le suivre. Ce qui est bien la façon des autres états après celui-ci, èsquels on procède seulement par attention et nullement par effort ou opération grossière du côté de la partie amative ; mais pour ce commencement-ici, (qu’il faut que l’âme quasi par force arrache son cœur de l’adhésion aux choses basses et lui apprenne à ne se plaire qu’en Dieu), telle doctrine serait autant dommageable et de grand retardement qu’elle est pour les autres états très nécessaire et d’avancement, — la différence provenant de ce qu’ès états suivants, même en celui de privation, le cœur ou affection est du tout entre les mains de Dieu dans l’ordre du divin 153 amour, et comme attaché au divin rayon par tant d’actes sincères produits, tant d’excès et mouvements anagogiques expérimentés (quoique [lu temps de la (160) dite privation, sans ressentiment ni usage, à raison de la privation du divin secours, pour en pouvoir former les actes] ; — là où qu’ici il n’y a rien encore de semblable, le cœur étant encore en sa pleine liberté, bien éloigné du divin ressentiment, et s’attiédissant bientôt si l’on n’est diligent à le retirer de tous empêchements et à l’exercer toujours avec Dieu en toute diligente récollection.
Pour laquelle différence tant mieux pouvoir comprendre, et afin d’entendre tant cette nécessité de fidèlement travailler soi-même en cette première entrée de l’élévation, comme aussi au contraire de la quiétude et tranquillité que par après au progrès et avancement sera nécessaire : faut savoir que, — bien qu’un intérieur négotiant avec Dieu selon cette voie mystique trouve grand repos, silence interne et pacifique récollection, à cause qu’abandonnant les exercices grossiers et toute façon de faire en propriété, s’abandonne entre les mains de Dieu et se laisse conduire partout, 154 et ainsi surpassant toute la multiplicité des sens, imaginations et intelligences, se stabilise en l’unité de l’esprit, en grande abstraction de tout le trouble inférieur, — telle paix néanmoins et quiétude est par excès et surpassement de tout son propre grossier et naturel effort, par approchement (à savoir) et voisinage que l’on fait de l’esprit, et non pas par pur défaut ou manquement de toute opération qui tienne l’âme en une vacuité naturelle arrêtée en la nature inférieure. Car, vraiment parlant, l’état de l’âme spirituelle, (si bien elle s’entend soi-même), n’est nullement d’être oiseuse ou en pur silence, sans aucunement rien faire, mais plutôt d’être vraiment en sincère continuelle action, ou de Dieu actuellement infuse, ou de soi-même produite à son mieux selon l’exigence de son état, l’infirmité de cette vie étant la cause que si fréquent manquement se retrouve en elle.
Autrement comme les bienheureux sont en continuelle douce action d’amour et de jouissance glorieuse, aussi le serions-nous en cette vie de grâce, si la pesanteur de notre corps ne déprimait pas la vivacité de notre esprit. Aussi tant plus on s’approche de l’esprit nu 155 et simple, abstrait de la concrétion terrestre ; tant plus facile, fréquente et subtile est la réitération, continuation, extension et dilatation des actes, désirs et négotiation interne avec Dieu. Non pas pour les multiplier les uns sur les autres sans discrétion, mais que l’esprit illustré ou rempli de divine infusion, et l’affection de plus en plus sincèrement touchée, on est aussi comme incessamment stimulé à sortir en actes ou de désirs ou de serrement et fruition en son âme, jusques à ce que, parvenant au sommet de l’esprit en la suprême portion de l’âme, on trouve un parfait repos en Dieu, en une certaine plénitude d’être et vraie possession de Dieu et de soi-même en telle région déiforme, duquel nous parlerons par après.
Seulement y a qu’en ce commencement du chemin à Dieu, l’âme doit mourir à son être propre, (en tant que perverti et hors de Dieu), dans lequel elle a vécu jusqu’alors, pour apprendre d’ici en avant la vie de l’esprit où Dieu soit le premier et principal régnant en tout l’intérieur avec (162) sa sainte opération. En sorte que la façon naturelle d’opérer, grossière, discursive et imaginaire doit cesser et être outrepassée, pour venir à cette autre façon de 156 coopérer, laquelle est entièrement subordonnée aux traits, touchements et états internes que l’Esprit divin avec sa sainte opération met en l’âme, (dont nous parlerons au chapitre VIII).
C’est pourquoi expliquant ici en quoi diffère la vraie et réelle, contre la putative et imaginaire introversion, je dis que, l’âme vraiment et non seulement par spéculation, spirituelle, est celle qui a expérimenté que c’est de la vraie et expérimentale divine opération de l’esprit, et à laquelle l’impression de telle expérience, avec la vraie inclination interne vers l’unité de l’esprit lui est aussi connaturelle, comme aux commençants pourrait être l’état imaginaire vers les objets grossiers des bonnes méditations.
Car l’âme qui a expérimenté les opérations de l’esprit supérieur, a de même façon son refuge à s’efforcer de récupérer tel état et façon de converser avec Dieu, quand elle l’a perdu ; comme l’âme dévote commençante a son refuge vers les images de ses bonnes méditations, pour retourner à sa récollection. Tellement que la raison pourquoi l’âme plus avancée commence 157 à quitter les images grossières est pour autant qu’il y a des touchements et expérimentales opérations de Dieu en nous, qui, nous abstrayant de tout l’inférieur, ont force d’attirer notre attention bien plus efficacement que toute notre propre imagination ou considération des divins mystères extérieurs.
Et telles expérimentales opérations de Dieu, comme elles découvrent et font revivre selon Dieu les puissances supérieures, aussi sont-ce elles qui nous ouvrent la porte à la vraie et réelle introversion et sont tout le fondement de la vie interne, chacun cheminant autant en avant comme il est prévenu et relevé d’icelles. Autrement l’âme est toujours en soi-même, en sa nature, en son être propre et en ses imaginations ou spéculations de soi forgées, sans vraiment savoir que c’est de vraie spiritualité, encore que, pleine de doctrine littérale, elle saurait tout ce que les livres en traitent.
Or ces divines opérations sont réveillements et actualisations du suprême de l’âme, qui la relèvent à la production de certains actes internes entre Dieu et soi, demeurants, immanents et sans relation à choses externes, mais vers Dieu selon cette 158 façon mystique, c’est-à-dire en l’obscurité de l’esprit, inconnu, et que l’on ne veut pas pénétrer que c’est ; mais bien s’efforcer de se rendre insensible à tout l’inférieur, et, d’un effort relevé, se transformer tout en lui, en réservant la plus ample connaissance jusqu’aux états derniers, que lors on le peut mieux pénétrer et en rendre raison.
En ce commencement donc de son élévation à Dieu, où il faut passer de l’opérer naturel et propriétaire, c’est-à-dire venant principalement de sa façon grossière, à celui qui doit ainsi être subordonné au gouvernement intérieur que Dieu prend peu à peu de cette âme, avant que, par propre expérience, on ait découvert cette érité et que cette (164) différence soit bien connue, est assez difficile de bien rencontrer en son comportement ; — les uns trop grossièrement demeurant attachés à leurs imaginaires façons ; les autres, trop scrupuleusement pensant que toute opération propre leur doit apporter dommage ; les autres, comme encore est dit, s’attribuant eux-mêmes trop tôt les choses des autres plus sublimes états, discourants, vagabonds par leur propre fiction sur iceux, et voulant observer les règles et les façons qui sont propres 159 pour tels supérieurs états : ne considérant pas que tout ce qu’ils ont eu ou expérimenté en leur intérieur, n’a pas encore été la vraie superéminente manifestation de l’Esprit divin, (laquelle nous relève par-dessus nous) ; ains que tout ce qu’ils ont, voient ou sentent dans eux, n’est encore que l’Idée, l’image et propre conception de cela, dedans la latitude de leur propre être et au pourpris de propre opération, aidé tout au plus de divin touchement, et que, partant, ils appartiennent encore à cet état-ici premier et commençant et non pas aux autres qui suivent ; donc aussi se devraient seulement tenir aux préceptes que l’on donne ici, et laisser aux âmes plus héroïques ce que l’. on traite ès autres plus sublimes.
Celui donc qui veut vraiment se comporter selon que requiert cet état, a seulement besoin de premièrement s’imprimer la façon de procéder mystiquement, (laquelle consiste à rechercher Dieu au sommet de l’esprit, en produisant des actes de désir, d’amour et d’affection en toute sincérité) ; non pas en formant des concepts directs affirmatifs de Dieu, mais négatifs de superéminence, que c’est celui souverain être, incompréhensible, immense, 160 ineffable, infini, inexplicable par-dessus toute notre portée ; en niant tout ce que de lui se pourrait offrir à notre esprit par affirmation, afin de se soustraire de propre imagination, conception et intelligence par soi forgée de Dieu. Et puis après, qu’il se serve de toute chose quelle qu’elle soit, qui le puisse aider à. entretenir ainsi son affection à converser et mentalement s’occuper avec Dieu ; n’excluant rien de tout ce qui le pourrait aider pour s’émouvoir et entretenir en tel ressentiment de divine affection ; rapportant à cela tous ses désirs, prétentions et labeurs ; unissant et simplifiant en ce seul unique but tout ce que dehors et dedans est en sa puissance, de sorte que ces deux se retrouvent en son intérieur : que la tendance vers l’esprit à Dieu ainsi négativement et très simplement recherché et l’affection qui toujours se réduit en action. Et tant plus simple, sincère et fidèle sera sa façon de se comporter en telle sorte, tant plus y aura-t-il espoir de bientôt parvenir. Ici donc n’est pas d’être froid et lent ; mais faut être ardent et ne se doit-on pas contenter d’une simple vue, oiseuse et attendante, ains est nécessaire 161 d’industrieusement inventer mille façons pour exciter l’affection.
Car la négation de tout concept ci-dessus s’entend seulement de la façon de concevoir Dieu, non pas [de ne pas] inventer mille industries pour s’aider à l’aimer et le désirer ; d’autant que l’affection n’étant pas encore en vraie vigueur, sinon « en tant que l’on la fait revivre par la diligente conti — (166) nuation de son mouvement, ce n’est que par force ou bien par sainte industrie, que l’on la détache de la terre pour la porter actuellement vers Dieu. Et puis telle vue qu’en ce premier degré on peut avoir vers le haut de l’esprit, n’est pas encore cette vue-là simple et éminente de l’esprit supérieur et du cœur purifié qui puisse voir Dieu ; ains n’est encore que quelque commencement, similitude et image de cela, que peut avoir en ces bas états l’appétit encore sensitif de l’âme désirante ; laquelle partant est encore assez infirme et sans vie, au lieu que la suprême est toute vive et pénétrante.
Laquelle suprême élévation par la vue éminente du cœur purifié, comme c’est une fort immatérielle et bien épurée action, abstraite de l’imagination ; aussi ne peut-elle être vraie et réelle, sinon par 162 préalable prévention de grâce qui nous relève et constitue en telle capacité, nous ouvrant la porte à si éminente et intime opération : car, de notre propre et naturel pouvoir, tout n’est que grossier et mixtionné de phantômes ou images intellectuelles.
Item ladite grâce prévenante ne nous relèvera à tels actes de la simple intelligence, si préalablement elle ne nous a relevés de tout le bas de nature et de propre être, ayant le tout recueilli et comme laissé en bas, pour, en grand accoisement de telle engeance inférieure voire par une forte compression et terrassement de tout, sentir la dite éminente et surnaturelle élévation d’esprit. Car alors seulement que l’on a ainsi outrepassé tout le bas, peut-on vraiment opérer selon l’esprit supérieur. Autrement toute vue et élévation n’est que dans les limites de l’être propre et de l’opérer naturel ; et conséquemment ne peut être qu’imagination ou espèce formée de soi-même.
Et plusieurs pensent être bien près de Dieu en leur élévation et s’estiment opérer selon l’esprit supérieur, ne manquant que l’infusion divine, — qui néanmoins en sont encore éloignés, en ce que la puissance interne avec laquelle ils opèrent et s’élèvent à Dieu, n’est encore que l’imagination ou, au plus l’intellect naturel, 163 et non pas encore la simple intelligence touchée de divine prévention. Or nous avons beau à élever haut notre imagination ou intellect naturel ; car ce ne sera ni elle, ni lui, qui atteindra le but, ains demeurera image et propre concept ; aidera toutefois à nous relever de la terre et nous aliéner des choses basses ; et de fait il le faut ainsi faire en ce présent commencement par notre propre industrie.
Et c’est la façon que l’on peut avoir du commencement ; seulement que l’on veuille aussi comprendre, que tout cela appartient encore à propre opération, et qu’avant parvenir à son désir, il faudra tant profiter que telle vue soit rabaissée et comme laissée derrière avec le bas de l’âme, pour, outre icelle, entendre alors que c’est d’opérer selon l’esprit supérieur. Or ceci ne peut-on facilement du commencement se persuader que telle élévation (à savoir) et vue interne, n’est qu’image, phantôme ou espèce intellectuelle, et non pas encore la simple intelligence informée de vraie réalité. Car quand on se peut un peu former ces choses spirituelles, on pense incontinent les (168) avoir, ou être proche et ne manquer plus que la divine infusion ; l’attendant partant 164 en silence et directe attention, sans distinguer que la vraie réalité des choses n’est pas ainsi propre opération. Non que je veuille réduire l’âme à ne point opérer, car c’est d’ici que viennent les abus ; mais ou'opérant et faisant son mieux, si ce rien — opérer ne profite tant qu’il la relève jusques à opérer selon l’esprit par-dessus soi, elle n’est pas encore parvenue à l’immédiate disposition. De sorte néanmoins qu’il faut passer par dessus toute sa propre opération et l’excéder, et non pas être vide par défaut et manquement.
En cet état néanmoins premier et commençant, se peut bien trouver un silence ou un repos interne. Car l’homme un peu libre de l’opération des sens, avec sa seule lumière naturelle peut arriver (comme à un dernier degré de son naturel effort), ne sachant plus que faire davantage, sinon en telle quiétude avoir attention à quelque chose en haut, et attendre ainsi la divine présence. Ceci même est ordinaire ; et pensent plusieurs que cela soit l’immédiate disposition pour recevoir les grâces infuses de Dieu, que semblable directe attention ou attente en silence, sans rien faire.
Mais je leur 165 dis que : non venit regnum Dei cum tali observatione 393(Luc, XVII, 29) ; et que ce n’est pas encore là le fond qui méritera de recevoir le bien désiré ; non pas que je condamne telle façon, car vraiment l’âme s’y retrouve, et faut qu’elle se comporte quelquefois en ce commencement selon telle intérieure diposition. Seulement je l’avertis qu’il y a encore plus outre une autre meilleure et plus approchante façon de se comporter, selon laquelle l’homme est bien en attente de vraie et réelle divine présence avec sa sainte opération (mais néanmoins ce n’est pas avec telle directe, formelle et passive attention, ains icelle surpassée, et comme négligée en bas) ; [qu’il] exerce plus outre, en son abstraction et dénudation ordinaire de toute autre chose, une légère, joyeuse et sereine opération de contentement en son présent état, comme louant Dieu en iceluy ; non pas ayant son désir, mais se disposant par cette façon légère et allègre, pour recevoir la divine et bien meilleure application qui doit suivre. Et comme cette autre expectation est le dernier du naturel effort, ainsi celle-ci est quelque premier vestige et préambule de la façon divine, et pour ce plus immédiate disposition 166 à icelle : car cela est vraiment assimiler la vraie façon du divin amour au centre qui a coutume de précéder la supérieure manifestation de l’esprit. Laquelle façon quand Dieu l’infond, constitue ainsi tout l’intérieur en joyeuse action, mais bien plus noblement, plus sincèrement et plus efficacement que par propre effort ; car alors les actes fluent en toute paix de la divine prévention.
Et vraiment parlant, ni l’amour de Dieu au centre, ni la présence de Dieu en l’esprit est autre chose qu’une opération divine en nous, réduisant en action nos propres puissances internes, tellement que la simple attente (170) intérieure en pur silence et expectation, ne peut être qu’un manquement ou privation de divine réelle infusion. Et quand l’homme ne se sent pas touché de divine prévention pour opérer selon icelle, c’est signe qu’il est laissé en sa vacuité naturelle, et que partant c’est à lui de se servir de son industrie, ou mince ou grossière, selon l’exigence de son état présent ; et ne doit pas penser que Dieu fasse en lui telles opérations secrètement par une autre façon inconnue.
Car Dieu sera bien servi de lui et aura l’accomplissement de sa volonté en 167 ce sien manquement ou privation ; mais au reste les actes [infus] ne se font pas en nous, que par nous et avec nous ; — ce que je dis, parce que quelques-uns s’imaginent que dans leur pur silence interne, encore qu’ils ne ressentent rien, se font des opérations de Dieu inconnues et cachées, dont seulement on en sait par la croyance, et se reposent en cela, ne comprenant pas que leur pur silence n’est que privation des opérations supérieures ; et, pour ce, ne se soucient d’autrement coopérer avec Dieu, ni s’efforcent de se mettre en action, ains y demeurent cois et oisifs : ce qui est absurde et impertinent. Car il n’y a si beau chemin auquel il se faille arrêter, non, pas même en la croix de souffrance et privation ne se faut pas reposer, sinon en tant que la nécessité nous y retient ; ains faut toujours tâcher de se relever vers Dieu au sommet de l’esprit. Ce que faisant on n’a pas quasi loisir de remarquer en soi un silence ou quiétude, pour y demeurer oiseux ; ains toujours on aspire plus outre, et fait-on tout son effort par quelques industries mentales.
Il est bien vrai que, tandis que l’on n’a autre attention que chercher Dieu en son esprit, aspirant à lui de tout son désir, comme pendant cela 168 plusieurs choses arrivent quant à son fond, son état et disposition : tantôt étant en dévotion, tantôt non, ores en paix et puis en trouble, ne sachant rendre raison de soi, sinon apprendre à se résigner en toute occurrence, — cela se pourrait bien appeler opérations de Dieu secrètes, et dont on ne connaît rien que par croyance que tout est pour notre bien et pour purification de notre fond. Mais au reste les opérations supérieures de l’esprit ne se font pas sans notre coopération, consentement et attention.
D’où je conclus finalement qu’à ce premier et inférieur état sont à remettre plusieurs qui néanmoins pensent bien leur appartenir les choses des états plus sublimes, à cause de quelques espèces et concepts que de telles choses s’en sont par aventure forgés eux-mêmes, et à cause du long temps qu’en ces exercices ils se sont occupés ; — mais qui feraient beaucoup mieux et plus à leur avancement si, se réduisant à ce premier état (comme vraiment ils sont), ils s’efforçaient de se rendre petits et humbles et se tenir encore bien éloignés en leur estimation, comme étant encore en bas en la nature, et Dieu en haut au 169 sommet de l’esprit ; et, pour ce, réveillant en toute simplicité leu » affection et désir vers lui ; n’estimant pas que ces plus simples moyens, efforts, dévotions ou internes industries, leur puissent apporter aucun dommage, -- pourvu seulement qu’ils retiennent la façon mystique et négative de (172) procéder et concevoir Dieu en eux-mêmes. Car c’est en vain que l’on va discourant par propres spéculations sur les états plus relevés, pensant de les exercer de soi-même par sa propre industrie, — puisque c’est de la redondance (lu progrès que l’on fait en ce premier état, et selon ce que l’on donne place à la divine grâce en soi, que l’on entend quelque chose des états suivants.
De façon que celui-là doit entièrement tenir pour certain que si, plus clair que le jour et tout manifestement, il n’est témoin à soi-même d’être parvenu à l’expérience des opérations de l’esprit supérieur, ayant vraiment sans aucun doute atteint l’état non seulement de touchements d’amour en la partie amative, mais encore — de divine présence en l’esprit par le surpassement de tout soi-même en la région toute déiforme ; ains, s’il veut confesser ce qui est vraiment, n’a encore eu que quelque ombre, idée ou concept de cela, par 170 son naturel effort, ne sachant encore que c’est de s’être outrepassé soi-même en l’esprit divin ; que celui-là, dis-je, sache vraiment qu’il appartient encore à ce premier degré, et qu’il ne veuille attirer à soi l’observance des préceptes donnés pour les états sublimes, car ce n’est que désordre et ce qui confond tout son intérieur.
Autres y a encore, et plusieurs, qui ayant bien commencé, n’ont pas néanmoins fidèlement persévéré, ains discontinué la poursuite de leur chemin à Dieu, et ainsi, ayant perdu leur première ferveur, leur dévotion aussi est fort refroidie, leurs pensées dispersées, leur cœur multiplié, la vraie introversion évanouie et (comme il semble) la porte leur reste fermée à la recherche de ces divins sentiers. C’est vraiment ce qui arrive à ceux qui, négligeant la première ardeur, ont interrompu le cours de ces chemins, que de ne pouvoir par après si facilement y retourner, ni avoir accès à leur propre intérieur. Occasion pourquoi l’on doit toujours faire grand état de se bien garder d’interrompre son premier effort, ou négliger les premières affluences que Dieu donne du commencement, parce qu’autrement on s’étonnera par après de se retrouver si éloigné de ce 171 qu’auparavant était si facile. Car perdant le vrai chemin et retombant en soi-même, on perd la dévotion, simplicité et flexibilité interne et externe qui est nécessaire pour avancer, là où que si on en eût bien usé, on fût été déjà bien avancé avant que telle soustraction serait arrivée.
Ce qui doit résulter de la vraie et réelle introversion, est que la nature corrompue avec tout l’être mondain, ornée de vanités et propres intérêts, doit mourir et se perdre et ne se relever qu’ornée de grâces et lumière intérieure, pour se comporter de là en avant en la maison de Dieu, non plus selon son propre esprit de nature, mais plutôt selon la mutation acquise en l’exercice intérieur, — lequel ne corrompt pas le naturel, mais le perfectionne, l’ornant de grâce et meilleure connaissance, avec sédation des véhémences et perturbations. De là vient quelquefois grande ineptitude et stupidité en ceux qui entrent dans ces chemins, quoique d’ailleurs assez riches de sagesse humaine. D’autant que l’attention à la vraie introversion leur fait perdre la (174) prudence terrienne, pour, peu à peu, par autre voie (s’ils poursuivent) les relever beaucoup plus noblement, 172 les revêtant d’ornement de grâce et prudence divine au lieu de l’être naturel et finesse mondaine.
Mais celui qui trop tôt s’extrovertit, et, avant que son avancement intérieur le porte, retourne à une liberté (le nature ; il tombera hors du vrai chemin, et ne pourra qu’avec grand travail y retourner. Semblables donc qui auront ainsi manqué, devront premièrement s’efforcer de regagner quelque ardeur et désir de rechercher Dieu en leur esprit, et puis s’exercer en l’une ou l’autre sorte de méditations ci-devant décrites, selon que leur portée le permettra. Car il n’y a autre moyen de bâtir une élévation à Dieu, sans quelque fondement d’accoisement des pensées impertinentes. Aspirer toutefois aussi quelquefois et traiter immédiatement avec Dieu en son intérieur est fort bon pour s’acquérir l’humeur mentale, immanente, et les espèces internes de la pl ésence divine mystique au lieu des grossières imaginations externes. Seulement, faut extrêmement prendre garde de ne tomber en autre inconvénient, que de se ruiner la tête et le corps, sous couleur de se faire violence. Car quel grand désir que puissions avoir, si faut-il qu’il soit subordonné au divin vouloir, se contentant de peu à peu suivre 173 selon que Dieu en donnera la grâce.
Lors donc qu’en tels états inférieurs, en extroversion, manquement d’aide et de prévention de grâce, l’esprit est assoupi, l’imagination en vigueur, l’état corporel dominant, les supérieures puissances énervées et sans force ; — comme l’état de l’âme conséquemment est fort pesant, la quiétude d’oraison trop ennuyeuse, et les phantômes trop importuns, — aussi faut-il tâcher de s’aider, non pas en délaissant son intérieur désir, mais prenant ce qui peut aider à y continuer ; et néanmoins soulager le corps et l’esprit, sans trop imprulemment se contraindre en un angoisseux mélancolique resserrement, qui ruine la tête et rende inutile la personne.
Mais comme la nature se cherche partout, faut aussi prendre grand égard que l’on ne se diffonde par trop en l’extérieur, sous prétexte de ce soulagement, ou que l’on ne s’ingère ès choses qui ne lui concernent, et surtout que l’on ne s’occupe avec les manquements du prochain. Et, parce que telles advertances ne se gardent pas bien, et que néanmoins la nécessité de diminuer de la rigueur de l’introversion en saisit plusieurs ; de là vient que les religions qui ont bien 174 commencé, peu à peu se diminuent de leur pureté et ferveur. Partant est nécessaire d’avoir pour le moins alors les actes de vertu en singulière recommandation, afin que, si bien l’intérieur est aucunement fermé ne pouvant en telle sorte servir à Dieu par internes occupations, au moins fidèle aux occasions extérieures de la vertu, on ne manque pas à son devoir, y ayant tant plus de directe attention. Et peut-être que pour telle raison Dieu permet que l’intérieur soit quelque temps fermé, afin que l’on vaque davantage à l’acquisition de la vertu, et partant qu’en cela soit lors la fidélité.
Car pour les choses intérieures, — excepté quelque disposition que pouvons y apporter par notre fidèle atten — (176) tion à nous-mêmes, et le réveil ou excitation de l’affection par quelques exercices immédiatement avec Dieu, — tout le reste qu’avons en l’oraison vient de Dieu, et, si après avoir fait ce que pouvons ne vient rien davantage, il n’y a moyen d’y remédier, puisque cela dépend de la volonté de Dieu ; et tant plus nous en troublons, tant pis, car ce n’est que désordre. Et le meilleur est de s’humilier sous la main de Dieu, et cependant s’exercer 175 aux actes de vertu et modération des passions, ne se diffondant pas par totale extroversion.
Autres y a qui, sous ombre de ne faire état de dévotion sensible, négligent pareillement la récollection et la diligente abstraction des occasions extrovertissantes, pensant qu’aussi bien faut-il négliger ces douceurs et puérilités, et qu’aussi c’est pour néant que de travailler à les acquérir ; entendant ainsi mal à propos les advertances que l’on fait sur ce sujet ; ne comprenant pas que si bien la sensibilité est à négliger, que néanmoins il y a encore sous icelle les actes intérieurs adjoints que l’âme fait avec Dieu, en vertu de telle aide sensible, lesquels actes demeurent près de l’âme et prennent accroissance, engendrant des bonnes habitudes. On veut donc dire qu’il ne faut pas tellement s’attacher à telle sensibilité, que l’on se repose en icelle, mais que surtout on fasse estime d’une forte et courageuse volonté au service de Dieu. Que si au reste Dieu est servi de donner telle aide, et que l’on le puisse acquérir, on y doit employer tout ce que l’on peut, et même la rechercher par abstraction et la récollection des sens, — non pas pour y 176 adhérer en propriété, mais comme un don de Dieu bien nécessaire pour s’affectionner aux choses divines et oublier les terrestres. Autrement négliger la dévotion à cause de la sensibilité adjointe, ce serait comme jeter au vent le bon grain pour la paille qui lui est adhérente.
Il est vrai que telle dévotion sensible a grande sympathie avec l’amour propre ; et arrive facilement qu’il s’en nourrit et repaît, s’entretenant en être, à la cachette, de cette friandise spirituelle. D’ailleurs aussi néanmoins, l’âme est par telle aide extrêmement facilitée et induite à poursuivre ces voies de l’esprit, se dépêtrant tant plus courageusement de tout le terrestre, ce qui est de grande importance et chose dont on doit surtout rechercher. Et partant l’imperfection et puérilité de telle dévotion se pourra facilement compenser, si l’âme, en se servant d’icelle, prend de là occasion de tant plus s’humilier, disant vouloir quant à soi se servir de tout pour s’aider à se relever vers Dieu ; que si bien ces autres âmes héroïques renoncent à cela, elle néanmoins ne se met encore du nombre de tels grands géants en la vie de l’esprit. Je dis ceci parce 177 que je sais combien ces divines aides sensibles sont de grand fruit à l’âme qui chemine par ces sentiers, afin d’apprendre la façon de la divine opération par-dessus et plus intime que notre humain effort, et comme elle doit un jour emporter le dessus, rangeant sous son bon ordre toute notre naturelle procédure. Et que nonobstant telle sensibilité, l’on ne laissera pas de savoir qu’il ne se faut arrêter en icelle, mais seulement s’en servir à meilleure fin ; faisant (178) toujours infiniment plus grande estime de Dieu même, et de la vraie dévotion en son essence.
Il y en a davantage encore d’autres, lesquels — entendant que, pour parvenir à Dieu, il faut passer par la négation, détachement, abstraction, mort et dépouillement de toute chose, non seulement de tous appétits terrestres et affections mondaines, mais encore de toute imagination, spéculation, discours et propre opération, encore que de chose autrement bonne et salutaire, — font de telle dénudation et abstraction leur exercice direct et objectif ; ne faisant autre chose que nier et s’abstraire de tout ce qui se pourrait présenter de pensée ou imagination en leur âme ; ne comprenant 178 pas que toute telle mort et dénudation n’est que l’adjoint et le concomitant, la voie et le moyen de l’autre substantiel et principal, qui seul doit être l’exercice direct et de première intention, savoir l’exercice immédiat avec Dieu par élévation des trois puissances supérieures, selon les trois vertus théologales, de la simple foi, espérance et amour, à la façon ci-dessus expliquée au chapitre précédent ; — d’oit l’on voit que non sans raison je disais ci-devant en l’avis 6 que ce n’était pas assez de faire le bien, si encore on ne discernait la manière et comment.
Car voici que ceux-ci entendant mal cette si salutaire doctrine de la dénudation et négation de toute chose, en faisant ainsi de cela leur exercice direct et principal, se mettent eux-mêmes en un incroyable labeur et fâcheux état, superflu néanmoins et en vain, puisque ce n’est que de mal-entente que tel labeur a sa source, faisant activement et de façon directe, ce qui ne se doit qu’insensiblement, indirectement, et en passant à autre chose meilleure, pratiquer. C’est pourquoi nous irons premièrement en ce chapitre suivant poursuivre à décrire l’élévation, 179 la déchiffrant au mieux qu’il sera possible, et puis en celui qui le suivra traiter de cette négation et abstraction, laquelle ensemble avec ladite élévation doit nécessairement entrevenir.
La longue demeure, pause et arrêt que l’on fait en ce degré d’élévation avant que l’on puisse arriver au sommet de la montagne, est chose plus fâcheuse, difficile et douteuse que pour [394] pouvoir si légèrement passer outre, sans encore préavertir de plusieurs choses ceux qui désirent salutairement s’exercer en la recherche de l’amour et esprit de Dieu. Car divers sont les détroits, traverses et difficultés qui se présentent, leur faisant souvent désirer la résolution de plusieurs doutes, afin de connaître s’ils sont en bon chemin, d’autant qu’en 180 temps de ténèbres, aridités et indévotions, leur vient quelquefois en pensée que, par tel chemin, ce n’est que perdre le temps, courir à l’incertain et se mettre en péril de s’en aller perdu par un chemin moins ordinaire que les autres. Désirant donc y apporter tout le secours possible et leur faciliter l’intelligence de ce qu’ils trouveront, j’ajouterai encore ces avis suivants.
Premièrement est à noter qu’il faut prendre égard que la vue et simple regard intérieur, dont faisons mention en cette élévation, se doit subtilement entendre et convenablement pratiquer, et non pas grossièrement, en faisant peut-être d’icelle une imagination et chose forgée. Car ce n’est que la redondance du bon désir vers Dieu, et une tendance actuelle de la partie amative vers le sommet de l’esprit, présupposant à savoir, la volonté en soi recueillie, désireuse et cherchante, et, pour ce, actuellement tenant son cœur et attention simple, ouverte pour trouver sa face et présence au sommet de l’esprit ; pénétrant tous les obstacles et milieux qui l’en séparent.
Et pour ce, la première chose à quoi il faut prendre égard en ces commencements, c’est que 181 l’affection soit émue par l’entremise des aspirations ou autre industrie mentale au plus secret de son cœur ; et alors ce que, de telle récollection actuelle ou mouvement de sincère affection vers Dieu, suit de vue ou d’attention simple vers le haut de l’esprit, c’est le commencement de la négotiation immanente et de la vraie vie mystique ; en laquelle on profite autant que grande est la diligence qu’on apporte à faire toujours revivre la volonté par tels mouvements d’affection. In caritate radicati et fundati, dit l’Apôtre, ut possitis comprehendere cum omnibus sanctis quæ sit latitudo, et longitudo, et sublimilas et profundum, etc : (Eph. III, 17 et 18). Enracinés et fondés en charité, vous puissiez comprendre avec tous les saints, quelle est la largeur et la longueur, la profondeur et la hauteur, etc.
Et S. Thomas : Vita contemplativa, licet essentialiter consistat in intellectu, principium tamen habet in affectu, (182) inquantum videlicet aliquis ex cantate ad Dei contemplationem incitatur. Et articul. I eiusdem quaest. : Vita contemplativa quantum ad ipsam essentiam actionis, pertinet ad intellectum quantum autem ad id quod movet ad exercendam talem 182 operationem, pertinet ad voluntatem. [395].
Secondement est à noter que cette élévation affectueuse doit être le premier et principal exercice de l’âme quant à son intérieur ; n’ayant aucun autre qui dépeigne son esprit que celui-ci de désir et d’amour vers Dieu ; laissant tout autre soin, pensée ou sollicitude en bas en la nature, et tâchant de remplir, le plus pacifiquement qu’elle peut, les puissances supérieures des actes des trois vertus théologales, comme est dit ci-dessus ; tellement que l’espérance et confiance en Dieu d’obtenir de sa bonté la possession de son divin Esprit, la tienne continuellement suspendue et aliénée de tout le terrestre et autre affection humaine.
Lequel avis, quoi que simple en apparence, contient néanmoins en soi une infinité de secrets. Car comme c’est ici la matière et le sujet de toute la négotiation mystique, c’est aussi le fondement de l’intelligence de tous les autres préceptes et avis : car cestuy-ci étant le fondamental et substantiel exercice de l’âme, tout le reste qui entrevient n’est qu’accidentel, adjoint et rapportable à iceluy, ou comme voie et bon moyen, comme redondance ou effet et semblable ; 183 tellement que l’on ne doit aucunement se multiplier en ses objets, ni attirer à pensée ou exercice direct, les autres choses dont on traite par tout ce chemin. Car Dieu doit être le seul et unique but de l’âme, terminant tous ses désirs et intentions ; et doit-on faire servir toute autre chose, en tant qu’elle aide et se rapporte à ceci qui est premier et principal.
D’ici ne s’ensuit pas que toute autre chose, et toujours, soit d’empêchement, et que tout à fait il soit nécessaire de laisser en arrière toute souvenance des mystères de notre foi : car en temps de privation du concours divin, en temps de ténèbres intérieures, en temps de harassements importuns, de mauvaises imaginations et semblables occurrences, il ne faut pas négliger de se servir de tout ce qui pourra aider à retenir la nature corrompue en bride. La mémoire de la mort, du jugement et de l’enfer seront même bien souvent très nécessaires d’être rafraîchis pour s’opposer au mal. Mais ce que l’on veut ici inculquer et qu’il importe de connaître, est que pour arriver à Dieu, il faut venir une fois enfin à prendre pour son premier et principal exercice une élévation 184 tranquille, sereine, joyeuse et affectueuse en Dieu, rapportant à icelle toute son étude de mortification, pratique de vertus et quoi que ce fût : toute multiplicité des autres choses se rapportant à cette unité de la recherche de l’esprit divin.
Tiercement, il importe aussi beaucoup à observer la façon comme on s’y doit comporter ; savoir que n’ayant (184) ainsi que cette simple pensée et sollicitude vers Dieu, pour l’aimer de toute sa force et lui agréer de tout son possible, on s’élève aussi avec gaîté et joie ou contentement de cœur quant à la volonté, et grande sérénité et simplicité d’esprit quant à l’entendement, ne donnant aucune place à la pesanteur, tristesse ou mélancolie. Car tel contentement et sérénité intérieure nous élève aux puissances supérieures, là où au contraire la tristesse et pesanteur nous dépriment en la nature inférieure.
Quatrièmement. En la pratique et usage des aspirations, ou autres paroles du tout intérieures et mentales, est bon de discerner trois façons de se [396] comporter : 1. Lorsqu’avec facilité et correspondance intérieure, l’on se peut adresser immédiatement à Dieu, 185 parler et aspirer à lui en seconde personne. 2. Lorsque l’intérieur n’est pas ainsi disposé pour se pouvoir directement adresser à Dieu, ne le sentant aucunement présent, et alors on peut traiter de Dieu en tierce personne, comme ceci : Benedictus Dominus Deus Israël. Magnificat anima mea Dominum. Ils ne disaient pas : Bencdico te Domine. Magnifico te. etc. Mais en parlaient comme d’un tiers absent, le louant en telle sorte. 3. Lors qu’encore moins apte à s’élever à Dieu, l’on se sent fort éloigné de vraie stabilité en sa récollection, étant beaucoup de se pouvoir seulement tenir présent à soi-même, alors on peut avec le Psalmiste s’exciter et parler à son âme, l’arguant ou l’encourageant : quare tristis es anima mea ? spera in Deo. Benedic anima mea Dominum. Lauda anima mea Dominum, etc.
Et avec telle distinction de procéder conformément à l’état et disposition en laquelle on se trouve, on est indiciblement soulagé du travail qu’il y aurait autrement, si toujours indifféremment on voulait se faire violence pour s’adresser à Dieu immédiatement et comme présent directement. 186
Cinquièmement, est aussi bon d’entendre comme Dieu est dit au sommet de l’esprit, et tantôt au centre et fond de l’âme ; semblant quasi deux imaginations contraires, causant quelquefois confusion à l’âme qui ne sait comme cela va. Il est donc que ce chemin à Dieu a forme d’élévation, de montée et de haut, à raison de l’entendement, lequel conçoit Dieu un être infini par dessus soi ; et ainsi quand il lui est question d’opérer, s’élève vers le sommet de sa sphère et capacité et par dessus encore, concevant ainsi Dieu être par dessus toute sa portée. Mais au centre et fond de l’âme Dieu est dit y habiter, à raison de la façon dont on le possède et embrasse au plus intime de la volonté.
Dont trois formes ou façons intérieures sont à remarquer, èsquelles on se trouve faisant ce chemin à Dieu. 1. La forme ou façon conforme à l’entendement, y procédant par élévation. 2. Celle qui est selon la volonté, y procédant par collection de tout soi-même en son centre ou fond de son intérieur. Et la 3. forme ou façon, qui est la privation de toutes les deux précédentes, lorsque pas une de ces deux puissances est en vigueur, ains 187 plutôt on est retombé en la portion inférieure, où la nature veut dominer, faisant (186) ressentir ses pernicieux effets ; ou bien, encore que l’on ne ressente rien de semblable, néanmoins on ne peut, par quel effort ou industrie que ce soit, avoir aucune opération qui soit d’efficace, par le moyen des dites puissances supérieures ; ains on est contraint d’endurer cette extroversion ou privation, demeurant en paix et patience sans se troubler, s’occupant cependant à tout ce qui peut aider pour se tenir présent à soi-même.
Cette vicissitude et privation est ordinaire en tous états, après que l’une ou l’autre de ces deux puissances a été en vigueur ou reçue de Dieu quelque influence, n’y restant par après que l’ombre, vestige ou espèce de ce qui se faisait auparavant ; et est aussi ordinaire en telle privation, que l’on est comme n’entendant rien de ce que Dieu opère tandis que cela dure. Et alors néanmoins se fait toujours la préparation pour les relévations nouvelles qui suivent par après ; Dieu disposant l’âme par telles privations pour être capable de telles nouvelles infusions de grâce ; et ceux qui ne sont pas bien versés en la remarque et connaissance 188 de ceci, donnent souvent grand empêchement à Dieu qu’il ne puisse avoir ce qu’il prétend par telles privations. Car ne sachant pas donner lieu à la grâce comme il faut, se troublent eux-mêmes sous mille prétextes de scrupules ou d’occasion qu’ils ont donnée à telle privation, ce qui n’est le plus souvent que grand désordre et empêchement de n’aller en avant.
Autres se troublent pour ne sentir en eux quelquefois que découragement, tristesse, pesanteur, indévotion et mille semblables désordres qui s’élèvent, avec tentation de penser que tout ce qu’ils ont ressenti de meilleur n’a été que pensée, fantaisie, imagination et rien de réel, et que, par ce chemin, son travail ne réussira point [397]. En tel rencontre est chose certaine qu’il se faut aider soi-même par grand courage et confiance en Dieu, gardant toujours fidèlement la paix et tranquillité d’esprit, afin que non seulement on soit prompt et facile à retourner à son élévation précédente, ces tempêtes et orages étant passés, mais aussi afin qu’on ne s’en aille perdu dans ces ténèbres d’inquiétude et troublement.
Sixièmement. Encore donc que, par 189 tout cet état, nous parlons toujours ainsi d’élévation d’esprit à Dieu, il ne se faut néanmoins tellement attacher par propriété à icelle, que souvent l’on ne vienne à suivre plusieurs autres internes dispositions, quand on s’y trouvera conduit, ou que l’on ne la pourra pratiquer. Car combien de fois arriverat-il que, pour se conformer à son intérieure disposition présente, au lieu de telle élévation, l’on se devra déprimer en un abîme profond d’anéantissement et terrassement de tout soi-même sous le divin Esprit ?
Et puis comme chaque degré d’avancement que l’âme fait en son intérieur est toujours composé du bas ou inférieur, et du haut ou de l’esprit, (tout ainsi qu’étant au bas et inférieur, elle se relève vers le haut par vue et attention) ; ainsi étant au haut et comme en l’esprit selon tel degré, ne peut pas ainsi procéder par élévation, mais plutôt par collection centrale, selon le touchement d’amour que Dieu (188) opère là, quelquefois par doux et humble rabaissement d’esprit sous le sentiment de la divine infusion. Et ainsi sont toujours diverses façons de se trouver.
Que si toutes ces distinctions peuvent être remarquées en 190 l’intérieur, et que l’on se gouverne en sa coopération selon telle connaissance, on expérimentera combien telle remarque sera de grand fruit. Car il n’est point à dire combien de désordres, confusions et troublements viennent souvent à faute de n’entendre l’état auquel on est, ce qui se fait en soi, ou quelle sorte d’état et opération c’est cela ; voyant tant de diverses façons, vicissitudes, et dispositions différentes.
Septièmement. Consécutivement à tout ce que dessus, doit l’âme savoir une vérité de laquelle son avancement dépend beaucoup, et c’est de croire et se persuader entièrement que non seulement elle s’avance par les actes d’entendement et volonté qu’elle pratique quelquefois avec tant de facilité ou amoureuse inclination, mais encore en la privation du divin concours, lorsqu’elle ne peut rien faire qui soit de vigueur ou efficace selon son estimation.
Car c’est par telle occasion que Dieu fait étrangement exercer à cette âme toute sorte de vertu en son intérieur, (d’où aussi sans doute en sortiront les effets à l’extérieur en semblables occasions) l’exerçant très bien à patience, humilité et soumission 191 totale sous la divine ordonnance, laissant quelquefois une telle âme bien longtemps crier, soupirer et désirer sans lui répondre, pour faire paraître sa constance et persévérance en son saint amour, ayant extrêmement pour agréable que tant elle soit remplie de peine et sollicitude en la recherche d’iceluy. En sorte qu’avant qu’une telle âme parvienne à ce qu’elle désire, il lui faudra produire maints actes de résignation au divin vouloir, pour attendre le temps par lui préordonné, maints actes d’humble soumission et terrassement de soi-même sous le divin bon plaisir, contre tout le mouvement de dépit et d’indignation, le cœur se grossissant quelquefois, pour se voir si longtemps travailler en vain ; maints actes de patience et magnanimité contre l’impatience et désespoir qui s’élève quelquefois, voyant ne rien venir de ce que tant on cherche et demande. Et ainsi des autres vertus, qui nécessairement devront être très bien pratiquées avant que l’on puisse arriver où l’on prétend.
Or c’est par tous ces fâcheux événements, que Dieu prépare l’âme pour ses divines grâces, lumières et fruitions, la faisant par ce 192 moyen ressentir son peu de pouvoir, et comme tout doit venir de Dieu, et non de son industrie propre. Et pour ce, lorsque quelque jouissance d’opération divine étant passée, elle se trouve en cette privation et pauvreté, elle doit soudain penser que c’est une préparation pour autres plus sublimes encore, et partant en faire autant d’état que de la précédente fruition ; et conséquemment n’adhérant point à l’abondance de grâce plus qu’à la privation, elle commencera à apprendre le rigoureux état de privation décrit ci-après, donnant place à Dieu de bientôt l’opérer. Laquelle doctrine ne se donne pas (190) seulement pour doucement tromper l’âme et par manière d’acquit, mais c’est assurément que telles fâcheuses opérations sont de grand fruit, et produisant très bons effets. Oue si l’âme en telles occasions se trouble et s’inquiète, pensant tout être perdu, ce n’est que désordre et confusion.
Huitièmement. Ne faut pas ignorer qu’il faut extrêmement désirer en son cœur l’inhabitation du Saint-Esprit, afin que nous possédant, ce soit lui qui doucement nous meuve, excite et nous incline à ainsi vouloir, chercher 193 et désirer Dieu au sommet de notre esprit. Car ce ne sont pas nos propres et naturels désirs qui méritent d’être exaucés de Dieu, mais ceux-là seulement sont dignes de comparaître en sa présence qui procèdent de ce divin Esprit. C’est pourquoi nous ne devons pas nous étonner, si nous ne sommes si soudainement, selon nos premiers désirs, exaucés de Dieu. Car bien que selon tels désirs nous pensons fort sincèrement et ardemment aspirer après le bien prétendu, en vérité néanmoins et selon le fond de notre état, ce n’est la plupart qu’impétuosité et boutàde naturelle, laquelle ainsi du commencement nous pousse à rechercher ces choses divines, plutôt que vrai et sincère désir que le Saint-Esprit opère en nous et par nous.
Et la différence qu’il y a entre ces désirs quand ils viennent de l’impétuosité naturelle, ou vraiment du Saint — Esprit, est que, les naturels sont violents, inquiets, impatients et souvent pleins de turbation ; mais les vrais et légitimes que le Saint-Esprit enseigne, sont doux, tranquilles et merveilleusement soumis et résignés à la divine volonté. Occasion pourquoi la première chose que Dieu opère secrètement en nous, tandis que travaillons 194 à désirer sa face et sa présence, son amour et sa divine opération, est que durant cette dilation qu’il fait à nous exaucer, il réforme premièrement et purifie nos désirs, en sorte que, améliorant la source et la racine de nos intentions, nous voulions et désirions non plus selon notre propre et naturel instinct ; mais subordonnément à la divine volonté en toute résignation, quand, où et comment il lui plaira. De là vient que nous expérimentons tant de renversements de nos concepts et bon-sembler, tant de variations et vicissitudes en notre état intérieur, tant de petits secrets travaux et fâcheux passages en la poursuite de ce chemin, parce (à savoir) que Dieu nous veut apprendre qu’en tous nos désirs, pour grands et bien zélés qu’ils puissent être, devons être subordonnés à son divin vouloir, et non pas penser de les vouloir emporter par force.
Derechef si Dieu ne se laisse sitôt mouvoir de nos désirs et soupirs, ce n’est merveille, vu que de même avons tant de fois fait la sourde oreille à ses saintes et divines inspirations, lorsque nous alléchant à l’écouter, il nous invitait si heureusement à le croire 195 et le suivre, par la voie de justice et de sa sainte volonté ; maintenant aussi réciproquement ; et, afin que par expérience, apprenions combien amer et déplorable il est d’avoir ainsi délaissé la fontaine de grâce, il nous laisse et fait si longtemps heurter, prier, crier, soupirer et attendre à la porte de sa (192) miséricorde divine, avant nous donner entrée au trésor de ses divines faveurs.
De plus encore, si pas sitôt nous n’arrivons à ce que désirons, ce n’est semblablement merveille : car bien que nous opérions quelques actes de désir et d’offrande à Dieu de tout nous-mêmes pour l’aimer, encore que lui faisions présent de notre cœur, selon que tant de fois il le nous demande, si est-ce néanmoins que nous ne lui pouvons pas encore livrer, puisque nous ne sommes pas encore vraiment nôtres, ni nous possédons pas encore nous-mêmes. Il faut donc premièrement avant nous donner jouissance de son divin Esprit, qu’il opère en nous la préalable collection de toutes nos forces intérieures, et ramasse tout ce qui est ainsi dispersé, afin que, nous possédant premièrement nous — mêmes, puissions alors nous outrepasser et parvenir à lui. 196
Non pas que je veuille par ceci distraire la simple vue de l’âme vers Dieu, ni la multiplier en ses objets. Car de notre part nous ne devons avoir autre soin que de penser à Dieu, à lui complaire et le trouver en notre esprit, quant à notre attention directe. Mais je le dis afin que soyons capables que, si [aussitôt] nous n’obtenons l’accomplissement de nos désirs (car véritablement telles choses se passent en notre fond, tandis que ne pensons que parvenir à Dieu, et partant poursuivons toujours virilement notre chemin,) que notre cœur se conforte et soutienne le Seigneur. Car enfin il viendra et aura pitié de nous.
Au reste, c’est le divin amour auquel nous aspirons, lequel est la cause de tous ces travaux qu’en cet endroit nous rencontrons. N’est-il pas bien donc cruel que de nous ainsi mal traiter et conduire par des sentiers si fâcheux et pénibles ? Oui l’accusera néanmoins d’injustice, et qui pourra dire : mon cœur est net, et je ne l’ai pas mérité ? C’est à l’époux céleste qu’il nous veut conduire et, avant nous présenter devant sa face, il sait l’ornement qui est nécessaire pour comparaître en sa présence. Il opère donc ainsi en nous divers 197 états et dispositions, apporte plusieurs vicissitudes et privations : mais, à la fin de tout, c’est qu’il veut notre bien. Croyons-le seulement, et suivons ses voies, louons Dieu de tout, et ainsi demeurant près de nous, par la paix que garderons, trouverons aussi finalement en nous la pacifique récollection en notre centre plus intime. Auquel accoisement, bien que l’on ne soit encore jouissant à plein de son désir, on se trouvera néanmoins dans l’ordre de ce divin amour et content, ainsi que le témoignage intérieur de paix et résignation en donnera assurance. Quand on ressent cela, encore que quelquefois l’on ne sache actuellement aspirer, réclamons — le pour le moins en notre cœur, et il nous entendra assez ; car lors tout l’état intérieur est devenu voix, et crie devant lui après son divin amour.
Neuvièmement. Si donc l’âme qui déjà quelque temps s’est exercée en tout ceci, veut vraiment savoir ce qu’elle devra faire pour sortir de cet état, et arriver bientôt à trouver ce qu’elle cherche ; qu’elle se persuade premièrement et tienne pour assuré, que la chose arrivera tout autrement qu’elle ne pourrait jamais 198 penser, concevoir, ni (194) imaginer ; — car ne l’ayant jamais expérimenté, ne pourrait aussi en forger de vrai concept ou imagination. Et partant donc renonçant à tout son propre sembler, que, pleinement, entièrement et irrévocablement s’abandonne toute entière sans aucune réserve entre les mains de Dieu, sans plus se lier ni attacher à rien, sans plus concevoir, attendre ou penser rien de déterminé, de particulier, ou en propre opinion, en son esprit ; mais qu’en ce général abandon, elle s’immerge toute en la divine ordonnance, se contentant de tout ce qu’elle trouve en son état présent, sans arrière-pensée, sans recherche de pourquoi ni comment, contente de tout et louant Dieu en tout ; cheminant ainsi en toute paix et liberté, sans aucun bruit de soin ou multiplicité de pensées, afin de pouvoir, en tel solitaire contentement d’esprit, être aux écoutes et en expectation de ce qui se passera en soi-même. Car se contentant ainsi de tout, s’étonnera de se trouver en un abîme de joie et de mouvement d’affection en son centre, cependant que, peut-être, elle ne s’imaginait et n’attendait autrement que de trouver son désir en une autre manière. 199
Finalement, comme entre les choses qui pourraient empêcher, retarder et même troubler cette élévation, est la dévotion que peut-être on porterait vers quelque saint ou sainte, ou bien encore le désir et nécessité que l’on aurait de prier pour les âmes du purgatoire, ou certes pour le prochain, et autre nécessité temporelle que l’on aurait à représenter à Dieu ; il faut prendre garde de réformer ces grossières façons ordinaires que l’on a tenues, de penser de telles matières selon l’imagination, et apprendre cette façon qui est conforme à cette élévation spirituelle et mystique. L’accoutumance qu’avons acquise d’opérer selon nos sens et propres concepts humains tirés des phantômes, espèces et compositions des choses vues ou ouïes en ce monde, nous a tellement dépeint l’âme et préoccupé notre sens commun, que nous ne nous en pouvons pas si facilement dépêtrer, ains voulons toute chose, quoique sublime et divine, attirer à nos façons grossières ; en quoi nous nous trompons, dit saint Denys l’Aréopagite. Cum ea quæ supra nos sunt more nostro accipintus, sensuumque familiaritate et consuetudine implicantur, atque 200 divina cum nostris conferimus : tum decipimur, quod divinum abstrusumque verbum ex eo quod apparet persequamur, 398etc. Et paulo post : Haec igitur divina non ingenio nostro intelligere debentus, sed ita ut nos toti extra nos simus etc. [399] Lors donc que voulons penser, honorer ou invoquer quelque saint, laissant notre façon grossière par imagination, nous devons penser que ces mêmes saints et bienheureux esprits sont en Dieu abîmés et cachés au secret de sa face, et que (196) partant il n’est besoin de nous détourner de notre tendance en lui, pour nous les imaginer d’une autre façon grossière et comme hors de Dieu ; mais persévérant en notre élévation, croyons-les fermement être en Dieu, d’où ils peuvent entendre nos désirs ; nous contentant de telle croyance et simple appréhension.
Semblablement ces âmes du purgatoire qui, sorties de ce monde en charité, sont au chemin pour aller à Dieu, mais néanmoins encore retardées, à cause de leur impureté, de pouvoir s’envoler en lui, nous ne devons pas les imaginer grossièrement, comme si seulement nous les voyions imaginairement dans ce feu impitoyable, soupirantes après nos suffrages 201 et aides ; mais plutôt croire assurément que leur esprit, plus ardemment beaucoup que nous désirant la divine jouissance, c’est par une extrême violence et tourment, que l’inclination qu’il a selon son degré d’amour, est retardée de ne pouvoir s’envoler en Dieu. Car ces âmes n’ayant plus de corps ni de sens externes ou internes pour à la faveur d’iceux prendre aucun soulas, ou se pouvoir divertir de l’angoisse où elles sont, et néanmoins d’ailleurs ne pouvant aussi encore aborder à Dieu, — telle détention et retardement hors de leur vrai centre leur fait désirer indiciblement la rupture des liens dont ils sont empêchés, pour au plus tôt parvenir à la jouissance de leur fin et repos éternel.
Nous élevant donc en Dieu et aspirant à la jouissance de sa bonté, pensons que celles pour lesquelles désirons prier, sont de même en tel état, qu’ineffablement davantage et plus que nous, désirent ce que désirons ; mais sans pouvoir plus s’aider elles-mêmes. Et de tant plus que nous aurons en nous expérimenté l’état et les opérations simples des puissances supérieures, abstraites et dénuées du mélange de l’inférieure partie ; de tant mieux pourrons-nous 202 un peu comprendre ce que c’est de l’état de ces âmes, séparées du corps et de l’inférieur, que nous, encore en cette vie terrestre, traînons avec nous. Elevons-les donc avec nous et les présentons devant Dieu, et nous encore par ensemble, comme aussi le prochain ou parent, ami ou nécessité quelle qu’elle soit ; présentons-les seulement devant Dieu et il nous entendra assez, sans beaucoup nous mettre en peine de devoir faire autrement.
Semblable sens et intelligence a aussi l’avis tant de fois mentionné ci-devant, de quitter les imaginations grossières sur les mystères de notre foi ; car comme est dit au chapitre vi de la ière partie (2e avis) page 88 : ce n’est pas que l’on veuille mettre en oubli ce grand tén. z. ». fice de notre rédemption, ou en faire moins d’état, etc. ; mais c’est que, pour s’accoutumer à cette spirituelle et mystique tendance ou élévation et oublier la précédente façon grossière, il est nécessaire, du commencement, de surseoir et suspendre telle façon jusqu’à ce que l’âme bien fondée en la vie de l’esprit, et accoutumée à la façon de vivre en Dieu que tel supérieur état lui apporte, elle puisse alors faire toute semblable chose en Dieu, et user de ses puissances 203 inférieures en toute liberté, selon le vrai ordre et subordination qu’elles ont aux supérieures.
COmme parlant de cette élévation mystique, nous avons toujours adjoint qu’elle se devait faire en dénudation, abstraction et négation de toute autre chose : après que nous avons ainsi constitué le premier, principal et le subtantiel de cette œuvre, qui est la dite élévation et tendance vers Dieu des puissances supérieures, par l’exercice des trois vertus théologales de foi, espérance et charité, en la façon et selon tous les avis précédents ; resterait maintenant de déduire aussi telle négation, et montrer ce qu’elle comprend en sa substance, discourant par les sens externes et internes, comme aussi par l’intellect et puissance 204 discursive.
Mais comme je crains que multipliant ainsi les discours et préceptes, et amenant à l’âme tant d’objets à y penser, elle pourrait aussi se multiplier par trop en l’intérieur, pensant qu’elle devrait attirer toutes ces choses à pensée et exercice, — il vaut mieux que lui disions ici en gros et en général que, pour donner place à la façon de procéder mystique déclarée en tout ce degré d’élévation spirituelle, elle doit mourir et comme n’être plus, nier et se rendre comme insensible à tous les objets de dehors, appétits et affections de la terre, aux images, impressions et souvenances qu’ils nous ont laissées après eux : en retirant la vue et tous les autres sens de la diffusion qu’ils pourraient avoir d’eux-mêmes, par cette voie des créatures extérieures ; pratiquant ici à toute occasion le rebut et rejet, l’abnégation et dépouillement de tout ce qui se présente, afin de ne s’arrêter en chose aucune, mais passer par dessus tout, les niant et laissant derrière, pour penser que Dieu que l’on recherche en son âme, n’est rien de tout cela ; cheminant ainsi par un saint oubli, aveuglement et insensibilité par dessus toute chose, — cependant que par l’exercice premier et 205 principal d’élévation, on recherche la face et présence de Dieu en l’esprit, conformément à ce qui est encore dit ci-dessus, en l’avis second du chapitre VI.
Car bien que l’on doive nier tous les sens et l’intellect, toute chose sensible et intellectuelle, c’est néanmoins tellement en outrepassant tout que l’on ne s’y réfléchit et ne s’attire-t-on quasi pas cette même négation à pensée400. Car ce n’est pas par exercice direct et objectif que l’on s’occupe à telle négation, ni aussi par actes de contrainte et de force que l’on s’abstrait de toute chose créée ; mais par une sainte liberté, et volontaire détachement de tout ce qui n’est pas Dieu ainsi mystiquement recherché en son âme. Non pas aussi en méprisant les créatures et œuvres de Dieu ; mais afin qu’elles ne servent pas d’empêchement (200) au seul amour du Créateur. Et non que les œuvres de Dieu ne soient bonnes et bien pour nous conduire à son amour ; mais que s’estimant soi-même indigne d’icelles, on les laisse ce qu’en elles-mêmes elles sont, pour ne se perdre en leur multiplicité. Car nous étant mauvais et notre nature corrompue, nous nous servons plutôt d’icelles comme armes pour en 206 offenser le Créateur, que non pas comme d’échelons pour parvenir à son amour.
Voilà donc ce que contient cette voie négative, que là où aucuns se servent de la considération des créatures pour s’élever à Dieu, celle-ci ne se voulant fier à sa propre corruption, et afin qu’elles ne lui servent de pièges et d’arrêts, pour s’en éloigner, les nie, ne les regarde et n’en veut recevoir aucune impression ; ains libre et dépêtrée d’icelles, forme son élévation et son retour interne vers Dieu, qui est par dessus tout ineffable et incompréhensible. Tellement que celui qui se veut fidèlement comporter en cette voie, doit autant que le portera son état et vocation, se rendre aveugle, sourd et muet, cheminant par sus tout et ne s’arrêtant en rien comme pèlerin et passager, auquel tout ce que par chemin se présente, ne compète [401] de rien.
Car comme est encore dit ci-devant (au chapitre I de la IIième partie), celui en cet endroit est le plus heureux, qui ne s’empêche d’autre chose que de demeurer en paix en soi-même. Et bien que vivant en ce monde et conversant entre les hommes, on ne peut que l’on ne ressente les affections humaines, et que 207 l’on ne se macule souvent, en tirant quelque contagion d’icelles, — l’âme dévote néanmoins peut tellement de grand courage s’en dépêtrer, qu’elle n’en tienne compte et ne s’y arrête aucunement. Ce qui se fait merveilleusement en grande efficace, lorsque le cœur ou bien l’esprit touché du divin trait, se sent tiré pardessus, et plus intimement que tous ses sens, en la paix et quiétude de la vraie récollection mystique. Car lors cette mort et abstraction des sens suit de la nature et propriété de tel divin trait si connaturellement, que c’est son propre effet que de doucement aliéner, abstraire et faire perdre l’inclination que l’âme a naturellement de se diffondre par les sens, à cause de l’attraction qu’elle sent en son esprit, pour suivre ce divin trait qui lui est infus.
La raison et la nécessité de cette négation et dépouillement de tout, est d’autant que, si longtemps que vivons en la nature inférieure et corrompue, et que ne sommes pas régénérés en la vie de l’esprit, nous usons et jouissons des créatures hors de Dieu, c’est-à-dire, hors du bon ordre qui devrait être en nous vers Dieu. Car bien que par relation actuelle nous redressons quelques-uns de nos 208 actes, il ne se faut pas néanmoins contenter de ces bons actes seulement, mais venir à la racine et la réformer entièrement ; réduisant, à savoir, en bon ordre les puissances intérieures qui en doivent user, afin que subordonnées au divin Esprit, elles se servent de toute chose à leur vraie fin et selon leur légitime rapport. Or pour parvenir à cette réforme, et avant que soyons bien fondés en la vie de l’esprit pour pouvoir ainsi user des choses en leur bon ordre et sans notre détriment, il est du tout nécessaire de (202) s’en premièrement dénuer et détacher, par vraie abstraction, mort ou outrepassement, non pas en faisant de cela son exercice et occupation directe, comme premier et principal ; mais (comme nous enseignons par tout ce degré), en secondaire intention, par forme de voie, de passage par-dessus et de moyen, pendant que l’on cherche autre chose meilleure, qui est le vrai amour et esprit de Dieu.
Tellement que bien que l’on ne laisse de quelquefois se réfléchir sur la dite abstraction, et la pratiquer par actes directs et tout exprès (car la tendance en Dieu n’est pas toujours en même degré de zèle et d’ardeur) ; si est-ce toutefois qu’il ne 209 faut pas ainsi argumenter : « Puisque, pour arriver à Dieu, il se faut premièrement abstraire de toute chose et se retirer en soi-même, et alors s’élever en Dieu je veux donc premièrement pratiquer l’abstraction et m’exercer à me tenir tout en moi-même recueilli et puis je pourrai alors m’efforcer de pratiquer l’élévation à Dieu ». Mais il faut dire : « Je veux tellement en toute humilité élever mon esprit à Dieu, et si bien m’affectionner à lui, tellement me remplir du désir de son amour que, de la redondance et efficace de telle bonne affection, je négligerai tout ce qui est du monde et de l’extérieur, je nie divertirai de toute vanité, de toute affection étrangère et de tout humain respect. » On ne doit pas aussi regarder en son esprit telle mort et négation, comme chose pénible et amère, mais faut doucement tromper la nature, n’estimant tout cela rien en faveur du divin amour, auquel volontairement et de cœur content, on convertit tous ses désirs.
Or, en la poursuite de tel chemin, aucuns sont fort secondés de la grâce, voire même prévenus souvent de divins touchements en l’esprit et en la partie amative ; lesquels touchements, 210 comme j’ai dit, sont fort efficaces pour enseigner cette façon négative, conduisant facilement l’âme à l’abstraction de toute chose, pour adhérer à Dieu seulement, en cet oubli mystique. Et à ceux-ci l’élévation et l’exercice d’amour est léger et agréable ; et s’ils savent suivre la divine opération, pourront bientôt parvenir.
Autres ne sont pas ainsi privilégiés, mais laissés à leur propre effort et industrie humaine ; lesquels néanmoins y pourront encore aussi parvenir, bien qu’avec plus de labeur, et non pas si tôt. Car, parlant comme il est en vérité, ni la sensible aide divine, ni les touchements d’amour et d’affection perceptibles, sont tellement nécessaires, que du tout sans iceux on ne pourrait arriver au vrai esprit de Dieu. Car il y en a qui, bien que privés de toute sensibilité et sans aucune prévention de grâce notable perceptible ; après [s’être] tant et si longuement exercés ès méditations et en l’acquisition de toute sorte de vertu et vraie mortification, sachant que ce n’est pas en notre naturelle humaine opération que git la perfection, ni en aucun propre effort nôtre. Mais en la 211 vie et sainte opération de l’Esprit de Dieu en nous, se tiennent eux-mêmes en privation de l’humaine, grossière façon imaginaire et discursive, et, par la force, courage et magnanimité qu’ils ont à poursuivre cette façon, (en l’attention immédiate après le divin Esprit et sa sainte opération [204] infuse qu’il daigne découvrir en eux), sans se troubler, ni ébranler de rien, suppléent par telle généreuse résolution, à tout ce qu’autrement serait requis et nécessaire de sensibilité. À ceux-ci néanmoins sont mille circonspections, vigilances et avertissements nécessaires, pour ne point errer.
Car premièrement si, embrassant telle sorte de procéder, ne sont pas fidèles en la mortification, abstraction et détachement de tout amour propre, désir d’excellence, de sensualité et semblable recherchement de soi-même, de soulas et contentement ès créatures, ils seront pour tomber en grands inconvénients, comme est encore dit en l’Avis 7. Pag. 80 [402].
Secondement, pourront errer si, pour n’avoir aucune sensibilité, ils n’ont pas aussi la vraie, réelle et actuelle tendance vers Dieu pour leur exercice principal et direct, ains se contentent de pratiquer activement et en 212 façon d’objet la négation et abstraction déclarée en ce chapitre, sans bien remarquer que (comme il est ici tant inculqué) cela se pratique comme en passant sans l’attirer à pensée, ains par redondance de la fidèle application de son esprit au désir de divine jouissance.
Tiercement, si, avec leur entendement naturel, ils réduisent à spéculation et propre conception toutes ces choses que l’on traite de la perfection, s’estimant grandement avancés parce qu’ils peuvent subtilement spéculer et discourir sur tous ces sublimes états et degrés (le la vie interne, comme est encore dit ci-devant au chapitre V.
Et puis pour quatrièmement [403] l’on ne peut nier que ce ne soit un chemin fort laborieux et pénible, parce que, la prévention divine défaillant, l’âme demeure en grande solitude avec soi-même seulement, sans vrai soutien ou exercice, ains plutôt en combat continuel des pensées impertinentes. C’est pourquoi comme tous ne sont pas appelés de Dieu à la grâce de contemplation, ni tous tirés par un même chemin, c’est la discrétion du prudent directeur, qui doit discerner, quels sont capables ou non, de ces divins sentiers. 213
Cette négation donc et abstraction fait que l’âme peu à peu maîtrise les sens et retire totalement son attention à l’intérieur ; d’où vient par après qu’en voyant elle ne voit, et qu’en écoutant elle devient sourde, parce que s’accoutumant ainsi de s’abstraire de l’attention par les sens, et au lieu d’icelle trouvant en son intérieur autre chose à quoi prendre égard, c’est ce qui a force de la faire négliger l’effusion de soi-même au dehors.
Et bien que cette négation se doit pratiquer, réellement et de fait, tant qu’il est possible, et non seulement par désir ou affection, chacun devant chercher le repos et tranquillité de corps et d’esprit, en tant que son état et vocation porte : si toutefois il arrive que sans sa faute et hors de tout autre remède, il soit besoin d’être au milieu des occupations ou empêchements externes, soit un, soit plusieurs ; il ne faut pas pourtant perdre courage, ou s’estimer du tout incapable de cette sapience céleste. Ainsi supposé que ces occupations sont ainsi invincibles et que (206) l’on ne peut autrement, il faut que l’on les regarde non pas comme empêchements, d’un esprit chagrin et involontaire ; mais 214 que l’on les comprenne, embrasse et identifie avec soi-même et avec la nature inférieure, afin qu’en son élévation on les laisse en bas avec la dite nature ; et l’esprit s’accommode à toute sorte d’événements, apprenant à passer par-dessus tout et trouver repos en inquiétude, paix en troublement et enfin Dieu en toute chose.
Que si selon tous ces avis, tant de ce chapitre que des précédents, on poursuit toujours diligemment son chemin, s’aliénant de la terre et du bas ou inférieur de la nature, par une insensibilité et néglection [404] des mouvements et inclinations d’icelle ; — ce sera lors que sans doute se découvriront peu à peu les opérations supérieures et de l’esprit, et que Dieu commencera à faire expérimenter des aides de grâces supernaturelles, si palpables et évidentes, que l’on ne doutera pas être dons particuliers d’en haut, qui feront revivre les puissances supérieures.
Et celles qu’en cet état l’âme reçoit comme préambules des autres qui suivront, sont lumières et connaissances procédant d’illuminations divinement infuses en l’entendement ; lesquelles, venant à illustrer les espèces ou phantômes internes, 215 suggèrent à l’âme beaucoup d’intelligences et ratiocinations, la réveillant fort en telles opérations, même l’élevant quelquefois admirablement à des connaissances très sublimes. Car bien que cette âme ne recherche nullement telles choses, (vu que même elle a fui toute action d’entendement, quand était de sa part, pour tant plus à plein donner place à la volonté), Dieu néanmoins la fait ici passer par semblables illustrations, la remplissant toute d’intelligences et de discours.
C’est pourquoi aussi elle a grand besoin en ce rencontre, d’humilité et d’abnégation de soi-même, afin que, par ces connaissances, elle ne s’évanouisse en vanité d’estimation propre et de complaisance en telles grâces et dons de Dieu. Car en ce présent état intellectuel, elle n’est pas encore hors des pièges du diable ; ains ce sera ici où il s’efforcera extrêmement de se glisser s’il peut (voyant qu’il n’a rien pu gagner par les objets des sens) en donnant entre ces lumières divines, des siennes fausses et trompeuses. Car l’âme n’ayant pas encore expérimenté le vrai esprit de Dieu, elle ne peut pas encore aussi si bien discerner le vrai d’avec le faux ; ains même ces illuminations 216 et intelligences sublimes lui semblent si belles et si divines, qu’elle pense que ce soit en telle sorte que l’on jouit de Dieu, et qu’en icelles gît grande perfection et avancement ; — de sorte que si son fond n’est orné d’humilité et bien fondé en droite et sincère intention, facilement elle sera emportée à quelque estime de soi, à vouloir être connue et louée, à s’attribuer ces grâces, en présumant de son industrie et fidélité, à mépriser les autres, à désirer encore visions, révélations, ravissements, extases ou semblables.
Le remède donc pour éviter tous ces inconvénients, est premièrement de se solider fermement en profonde humilité et mortification, se réputant indigne de ces (208) faveurs, s’anéantissant extrêmement en l’intérieur, en un abîme profond d’humiliation et terrassement de soi-même. Secondement, renouveler et venir aux effets de ce que mille fois auparavant elle avait protesté devant Dieu, qu’elIe ne voulait par tous ces chemins chercher que la pure et simple gloire d’iceluy, et non pas afin d’être ou paraître quelque chose devant les hommes. Tiercement est de doucement captiver, humilier, tenir à bride et rabaisser la 217 pointe de cet entendement, le ramassant ou plutôt rabaissant avec toutes ces lumières et connaissances en un abîme profond, non pas toujours en les niant ou rejetant, mais en les réduisant sous l’empire de l’amour ou volonté. Et l’âme pourra voir avec le temps que l’amour ne désistera s’il ne tient cette capacité de l’entendement à ainsi opérer, tout dessous soi recueilli et ramassé, comme il en a fait des puissances inférieures.
Ces grâces néanmoins de divines lumières et illustrations, remplissant l’âme de très agréables connaissances internes, sont très utiles et de très grand fruit, rendant la personne apte à toute science ou étude, encore qu’autrement de soi elle fût inhabile et inepte. Diffèrent toutefois de beaucoup à la vraie lumière et connaissance simple de Dieu même qui suivra par après ; car, comme est dit, ce ne sont qu’illustrations et réveillements des espèces internes, pour facilement ratiociner et entendre tout ce à quoi on s’applique, et pour clairement connaître et pénétrer ce qu’auparavant l’on n’eût pu comprendre, comme passages de l’Ecriture, intelligences et réflexions sur ces voies internes, 218 connaissance de plusieurs voies conduisant ou à Dieu ou à erreur, et ainsi semblables, — que l’on peut bien recevoir, sentir et en user selon Dieu, mais non pas s’y arrêter ou s’en agrandir par estimation de soi-même ; ains laissant le tout doucement passer, n’en faire pas trop grand état, ni ne les admirer par trop, comme ne voulant en rien s’arrêter sinon en la possession totale et jouissance du vrai amour et Esprit divin, — ce qui n’est pas un mépris de cette opération divine, ni une présomption désordonnée à s’ingérer aux choses encore plus sublimes, mais c’est une purification de toute adhésion aux grâces divines et milieux entre Dieu et son âme. Et n’est pas aussi la rejeter, mais, la laissant avoir son cours et ses effets, n’y adhérer néanmoins désordonnément.
Ainsi donc ne s’arrêtant et n’adhérant qu’à Dieu même purement, expérimentera comme cette humble démission et rabaissement de l’entendement, lui servira non seulement pour rendre l’état intérieur très clair et dépêtré de toutes espèces, formes, discours ou ratiocinations que ces divines illustrations causent au dedans ; mais encore la disposera pour la suivante 219 plus simple et uniforme opération de la divine présence en la simple intelligence, que nous décrirons en l’état suivant : laquelle en grande paix, quiétude et silence met l’âme au ressentiment actuel de cette souveraine Majesté. Car imprimant en l’esprit sa présence, sa connaissance et amour, y fait sa demeure comme dans son petit palais, trône et cabinet de délices. Et l’homme y parvient, coopère et s’y dispose, comme tant de fois est dit, non (210) pas en forgeant des hautes conceptions de ses divines perfections, de son éternité, de son infinité ou semblables ; beaucoup moins encore s’imaginant Dieu comme au ciel empyrée par-dessus tous les cieux que nous voyons des yeux corporels, là entre les bienheureux esprits en un trône de majesté infinie ; non, rien de tout cela, — mais en simplement l’appréhendant par la seule foi comme son souverain bien, comme idée d’un être infini au-dessus de son esprit, surpassant toute sa capacité ; élevant à lui son cœur comme au seul objet de son désir et tout le sujet de son amour ; se tenant ainsi en dessous de lui, prosterné en grande humilité aux pieds de sa divine grandeur, avec plus de souci de lui requérir miséricorde 220 et demander l’infusion de sa grâce que, par son propre effort, éplucher les secrets mystères de cette sienne grandeur pour les comprendre. Se tenant avec la Chananée comme petit chien devant son maître, pour recueillir les petites miettes qui tomberont de sa riche table ; et ce, avec tant de désir et d’attention, que l’on n’ait ni cœur ni pensée pour s’occuper à autre chose qu’à ceci que tant on recherche.
Et se comportant ainsi, Notre-Seigneur trouvant cette âme non seulement ainsi vide, libre et dépêtrée de toute autre chose pour son seul respect, mais encore se remplissant toute soi-même, en tant qu’elle peut, des actes de son divin amour, — en sorte qu’elle ne désire et n’attende autre que lui seul, auquel elle a mis tout son cœur, tout son trésor et toute son attente : — ne peut manquer, selon sa dignation infinie, à lui infondre toute sorte de grâces et de divin concours, pour aller en avant en son divin amour changeant toute peine en contentement, tout travail en repos et toute attente en jouissance ; rendant le tout si facile, qu’il lui est plus agréable de persévérer plusieurs heures en cet exercice d’oraison, qu’à nul plaisir ou 221 délectation qui se puisse trouver au monde. Aussi est-ce chose quasi incroyable, de tant de secrètes et si intime opérations que l’âme expérimentera, de tant de chemins, ou intelligences des choses que Dieu lui donnera, des inusitées affections qu’il lui communiquera et des désirs ardents dont sa volonté s’enflammera. Non pas qu’elle doive aucunement rechercher ces faveurs si sublimes, — car entièrement elle ne doit s’appliquer qu’à aimer de tout son possible, avec tant de sincérité que toute autre chose qui n’est pas cet amour, lui échappe quant est de sa part, mais ce sera Dieu lequel par ses infusions comblera cette âme de sa divine communication. 222
COmme il y a une distance merveilleuse du bas de la nature jusqu’à l’esprit supérieur, où l’âme doit arriver avant qu’elle puisse recevoir aucune vraie opération infuse de Dieu et goûter de la vraie paix, repos et tranquillité intérieure ; l’on ne se doit étonner si je m’arrête tant en cet état d’élévation, et si avant parvenir au sommet, je demeure si longtemps par les degrés de cette céleste montée. Car comme j’ai dit dès le commencement, c’est ici la maîtresse-pièce de cette affaire que de se pouvoir transporter des imaginations grossières à la vraie spirituelle présence de Dieu au sommet de l’esprit ; et est ici l’endroit où l’âme dépend 223 merveilleusement de la bonne instruction, régime et gouvernement, pour être convenablement acheminée en ces secrets sentiers.
Car comme c’est jusques-ici que principalement s’étend notre coopération et fidélité, aussi pouvons-nous facilement par abus, malentente et mauvais régime, empêcher le tout. Là où que ceci étant achevé et que, parvenu à l’expérience, Dieu a donné à l’âme la manifestation (le sa présence et la jouissance de sa sainte opération ; c’est lors, que la grâce et le rayon divin étant le premier et principal prédominant en l’intérieur, on ne fait que le suivre et se subordonner à la façon comme il conduit : accommodant toujours son effort et opération selon l’exigence de l’état et disposition que l’on retrouve présentement en soi.
Après donc que nous nous sommes tant efforcés de rendre l’âme active selon la partie amative et la simple appréhension de la divine présence spirituelle, en négation de toute imaginaire façon, pour industrieusement se détacher de tout le terrestre et humain, et former peu à peu le mystique et divin ; — comme nous n’avons alors rien tant craint que de voir l’âme 224 vouloir embrasser un silence et repos en ce bas-là de la nature, qui l’eût là retenu en son amour propre et pure oisiveté vicieuse. Voici tout au contraire, qu’approchant maintenant de l’esprit supérieur, nous ne ferons que lui persuader de se laisser conduire en repos, quiétude, silence et tranquillité ; de quoi néanmoins on ne s’étonnera, si l’on se ressouvient que l’un se ferait par défaut et manquement, et ici se fera par excès et surpassement.
Car après que l’âme se sera en toute diligence comportée selon tous les avis ci-devant expliqués, comme elle viendra à profiter ; expérimentera aussi pendant son propre effort, non seulement l’aide de la grâce [la confortant fort en sa (214) façon de procéder], mais encore aussi quelquefois, la divine prévention perceptible, qui la relèvera à opérer bien plus noblement que par sa propre industrie, lui découvrant quelques rayons et préambules de l’opération de l’esprit, par-dessus toute la multiplicité de la nature inférieure. Car c’est ici un des effets de la divine bonté vers l’âme, que de lui premièrement ainsi communiquer quelques petites arrhes ou rayons d’expérience de ce qui suit et qu’elle aura à rechercher. 225
Or ce qu’en cet endroit le rayon de la divine prévention lui découvrira, sera de lui faire ressentir la récollection, ramas et pacification de tout l’intellect naturel ; — lui découvrant comme l’amplitude et l’étendue de la sphère de cette puissance intellective, doit être recueillie et ramassée en un point de possession, sous la puissance et domaine de la volonté ; — pour par après, en la jouissance de ce degré, entendre quelque chose de la division de l’esprit et de la partie propre ou inférieure.
Pour l’intelligence de quoi, faut savoir : que les principales difficultés qui se rencontrent en cet endroit sont à cause de l’entendement que, par cette élévation, il faut surmonter, récolliger et rappeler, selon tout son pourpris et l’amplitude (le son étendue, en un ramas de possession, afin qu’il soit compris, selon toute sa capacité, du nombre de ce qui fait le fond et le centre de l’âme (façon de parler selon cet art et science mystique, qui ne s’entendra que de ceux qui en font expérience). Car bien que cet entendement soit si noble et sublime puissance de l’âme, lumière et guide de la volonté, néanmoins en ce 226 chemin mystique, c’est celui qui doit être terrassé, anéanti, mis bas et dénué de toute sa naturelle façon d’opérer, pour être subjugué, subordonné et remis en l’ordre que requiert la bonne disposition de l’âme régénérée par l’esprit de Dieu.
Au commencement de cet exercice d’élévation, comme on s’efforce d’oublier tout l’inférieur, et outrepasser soi — même pour s’en aller à Dieu vers le sommet de l’esprit, et que néanmoins on n’a encore aucun vrai et solide arrêt où l’esprit puisse trouver appui ou repos, — d’autant que l’on ne peut encore arriver à Dieu, pour lui adresser ses désirs et terminer la vue de la recherche interne, — on est assez vagabond, errant et suspendu en l’air d’incertitude de son état et de sa procédure, ne sachant à quoi telle façon terminera ; vu que quittant l’un et ne trouvant encore accès à l’autre, on pense entièrement courir à l’incertain, avec grande peur de s’en aller perdu.
Car si longtemps que l’on est dans les sens internes seulement, et que l’on n’a pas outrepassé la nature inférieure pour, en l’iibstraction d’icelle, expérimenter que c’est de la vie de l’esprit, en la solitude de telle divine récollection, on ne peut encore avoir de vraie 227 ou légitime assurance de son état. Occasion pourquoi je me suis du commencement tant travaillé à persuader de se bien fonder en la forte volonté bien recueillie et rassise, opérant actes de désirs et d’affections à son mieux, plutôt que de se contenter de la seule vue froide, vide et fainéante ; sachant bien que la vue (216) que du commencement l’on peut avoir, n’est pas encore la vue de simple intelligence et du cœur vraiment purifié, qui puisse mériter la vision divine selon la lumière de grâce ; mais seulement quelque commencement et préambule d’icelle, que selon tels états inférieurs on tâche de s’efformer ; et n’est en effet que la tendance à Dieu, que dedans et en dessous le pourpris de l’intellect naturel, l’âme peut avoir, et résulte du fond et de l’état que pour lors vit en elle. Mais l’avancement est, quand l’âme peu à peu commence à découvrir ceci, et à voir comme l’amplitude et toute l’xtension de cet entendement se récollige et ramasse, en sorte qu’elle semble sentir comme les dernières limites d’iceluy, pour être bientôt réduites en forme de possession en sa récollection, afin de plus outre encore commencer à entendre 228 que c’est de la région divine et d’éternité, que soudain se manifestera à l’âme, après que cet entendement sera réduit en subjection du divin Esprit.
Tandis donc que, par tout l’exercice d’élévation, l’âme a ainsi fermé la porte à l’entendement naturel, ne l’entretenant plus de ses discours ni d’autre matière qui l’ait nourri en son précédent grossier comportement ; mais seulement, par simple appréhension de la présence de Dieu en l’esprit, l’a retenu en une simple vue cherchante et désirante, (fondée toutefois sur les mouvements de désirs et d’affections, comme est dit) : il arrive que l’âme allant en avant, et devenant plus intime et subtile en ces voies, commence aussi à perdre ce grossier effort de la partie amative, pour simplement opérer selon l’esprit et l’attention ; si que souvent ce lui sera chose fâcheuse que de vouloir retenir la façon d’affection au centre, ne pouvant plus penser de l’amour, mais de l’esprit purement, dépêtré de tout ; de sorte que tout ainsi que l’on a quitté les images grossières et les discours de l’intellect, ainsi maintenant faudra passer outre cet effort que l’on retenait du 229 côté de la partie amative, se contentant de la simple, mais maintenant pénétrante vue et tendance vers l’esprit.
Par ainsi, quand en ce chemin il arrivera que l’âme se retrouvera assez bien recueillie, extrêmement portée à Dieu et non harassée d’autres impertinences, et néanmoins ne se sentira inclinée à produire actes d’affection, mais plutôt de légère, joyeuse et sereine façon de se trouver ; elle ne doit combattre contre telle disposition, voulant par force former le dit sentiment d’affection, mais se laisser conduire à opérer selon la dite façon joyeuse, sereine, pacifique et tranquille, encore que sans réflexion, ressentiment ou connaissance de ce que particulièrement on fait ; seulement s’efforçant de se tenir ainsi légère et agile, prête à lancer des très efficaces pénétrations d’esprit vers Dieu, si la porte de divine prévention en était ouverte.
Car c’est ce que l’âme trouve en ce chemin, que d’être ainsi de degré en degré relevée aux opérations pures des puissances supérieures, l’esprit se dépêtrant de la pesanteur de tout l’inférieur. Comme donc le précédent effort de la partie amative appartenait encore aux états aucunement grossiers et quasi 230 sensibles, quoique mieux approchant de la subtilité de l’esprit ; maintenant que Dieu la veut (218) relever à opérer encore plus subtilement selon les puissances plus sublimes, se doit laisser tirer hors du précédent si palpable effort, pour suivre cette plus légère et sereine façon de procéder, exerçant un abandon de soi à Dieu, en la tranquillité de son état content.
Et alors voici que vraiment commencera l’état de vraie, réelle et non feinte tranquillité, quiétude et silence, pour lequel tant mieux reconnaître de l’autre état de vaine, périlleuse et naturelle quiétude, nous avons jusques-ici poursuivi la déduction des degrés et des états qui le précèdent. Car alors seulement a lieu en l’âme la vraie quiétude lorsque, l’entendement étant ainsi accoisé, on ne fait de là en avant que le terrasser, suppéditer et humblement déprimer, le tenant comme sous les pieds de l’esprit en grande subjection, afin de ne plus s’ingérer selon sa façon naturelle par conceptions et efforts formels et directs, comme venant premièrement de soi-même ; mais par une humble démission de sa pointe et vivacité, en une douce négation de telle sienne 231 première activité, pour pendant telle humble démission d’une part, pénétrer d’ailleurs une autre façon divine et toute nouvelle activité secondaire, que l’on peut subtilement avoir avec la divine prévention.
Car il faut bien entendre que notre coopération avec la grâce de Dieu est en deux manières : l’une est pour le commencement, lorsque nous sommes comme les premiers opérants et que prenons nous-mêmes les exercices pieux de telle ou telle matière, y employant toute notre industrie (le tout néanmoins selon notre bon sembler et propre jugement humain, d’autant que pour tel commencement on ne connaît pas encore mieux sinon de travailler soi-même à son mieux). La seconde est celle qui est propre pour cet état présent et ceux qui d’ici en avant suivront et dont nous parlons maintenant, à savoir, comme secondaire, moins principale, subordonnée et suivante la divine infuse opération, — laquelle alors a tellement gagné le dessus en l’homme, qu’elle est devenue la première et prédominante, et la nôtre seulement servante et subjecte. Car, jaçoit que toujours la grâce divine soit première et principale, tant en dignité comme en 232 prévention, non pas toujours néanmoins quant à la façon de la ressentir.
Car, au commencement et du temps de la première manière, l’on n’a autre soin que de s’émouvoir soi-même à l’amour de Dieu et à toute bonne affection sainte, la divine grâce à peine se pouvant percevoir, sinon par la foi que tout don parfait vient d’en haut, et que sans icelle nous ne pouvons rien. Mais au progrès et en ce temps ici de la seconde manière, le principal soin doit être à prendre égard de n’apporter pas d’obstacle à la conduite secrète que le Saint-Esprit commence à opérer ici par les effets de son rayon divin qu’il imprime en l’âme. Car ici c’est lui qui infond coyement [405] dans l’âme les mouvements affectifs qu’elle vient à ressentir, et que, par sa divine prévention et heureux touchements la devançant, elle ne fait que (220) doucement suivre, se rendre attentive et s’accommoder entièrement à ce que requiert la bonne correspondance à icelle et harmonie par ensemble.
Et la difficulté est du commencement, avant que le rayon divin et la conduite du Saint-Esprit ait pris si notable confirmation, que pour être 233 toute évidente et vraiment prédominante. Car l’âme accoutumée à un diligent effort par avant tant pratiqué, et toujours extrêmement désireuse de s’aider, ne sait si tôt comprendre ces états si tranquilles et sans bruit d’opération grossière. Car la divine étant encore mince et délicate, et néanmoins le naturel effort ne servant ici de rien, sinon en tant que subordonné et correspondant à l’impression divine (puisque précourir la grâce serait abus), il n’y a autre moyen pour s’aider et apprendre à distinguer l’une de l’autre, que conserver la paix et sérénité d’esprit, n’usant plus de ses puissanc