Saint Jean Eudes La Vie admirable de Marie des Vallées











En couverture :



La Vie Admirable de Marie des Vallées

et son Abrégé

RÉDIGÉS par Jean Eudes

suivis de

Conseils d’une grande servante de Dieu











Sources mystiques



Centre Saint-Jean-de-la-Croix



En page de titre :

La Vie Admirable de Marie des Vallées

et son Abrégé

RÉDIGÉS par Jean Eudes



suivis de

Conseils d’une grande servante de Dieu







Textes présentés et édités par

Dominique Tronc & Joseph Racapé, cjm

AVEC LA COLLABORATION DE LA CONGRÉGATION DES EUDISTES



Centre Saint-Jean-de-la-Croix

Collection « Sources mystiques »

2013



Marie des Vallées, possédée par Dieu



La Vie de Marie des Vallées est vraiment un livre extraordinaire […]: « Je vous crucifierais, dit-elle au Seigneur, je frapperais à grands coups de marteau sur les clous, je vous mettrais même en Enfer, si la Divine Volonté me l’ordonnait ». Voilà qui est parler, et que nous sommes loin des timides façons du christianisme ordinaire ! [] Que cette sainte me plaît. Elle parle à Dieu presque d’égal à égal, et elle a l’air d’avoir perdu la tête au moment où son bon sens de paysanne est le plus fort. (Julien Green1)



Marie des Vallées exerça une profonde influence sur le cercle mystique normand, auquel appartenaient saint Jean Eudes, le baron de Renty, Jean de Bernières et son jeune associé Jacques Bertot, Mechtilde-Catherine de Bar (la Mère fondatrice du Saint-Sacrement), François de Montmorency-Laval (le futur évêque de Québec), ainsi que sur des figures venant d’autres horizons2. Certains membres du cercle allaient chaque année passer plusieurs jours auprès de « sœur Marie » lui faisant part de leurs difficultés les plus intimes pour être conseillés.

Puis son souvenir resta très présent chez leurs successeurs, et l’on se recueillait sur sa tombe, dans la cathédrale de Coutances. Ainsi Madame Guyon, qui se rattache à ce réseau mystique – il s’étendit jusqu’à Paris et pénétra la Cour peu après le milieu du siècle par l’intermédiaire de Monsieur Bertot – écrit à la fin du siècle au duc de Chevreuse :

... pour Sœur Marie des Vallées, les miracles qu’elle a faits depuis sa mort et qu’elle fait encore en faveur des personnes qui l’ont persécutée, la justifient assez. C’est une grande sainte et qui s’était livrée en sacrifice pour le salut de bien des gens. Elle était très innocente, l’on ne l’a jamais crue dans le désordre, mais bien obsédée et même possédée, mais cela ne fait rien à la chose3.

Cette confidence résume une vision juste d’une mystique par une autre : l’« innocente » servante, obsédée par la crainte voire la conviction d’être possédée, à une période où l’on brûle les sorcières par milliers, s’est jetée sans réserve à Dieu. Elle s’est aussi dangereusement « livrée en sacrifice » pour le rachat de ses persécuteurs (dont un vrai sorcier ?). Ce don a renforcé des épreuves « nocturnes » à l’issue incertaine. On apprécie mieux aujourd’hui le risque d’une telle offrande à porter le mal d’autrui. Le célèbre jésuite Jean-Joseph Surin arrive à Loudun en 1634, l’année où Marie émerge du « mal de douze ans » et va lui aussi entreprendre un étrange voyage intérieur4.

« Cela ne fait rien à la chose », nous dit la mystique de la fin du grand siècle ? En effet la sainte servante parvint à un état apostolique stable qui lui permit de venir en aide à ses visiteurs. L’un d’entre eux, saint Jean Eudes, nota soigneusement les « dits de la sœur Marie ». Son texte est resté dans l’ombre, en vue de préserver le saint, car il fut pris à partie dans une méchante querelle où l’on chercha à le discréditer par une supposée dépendance5.

Signe de vénération, une copie du texte accompagna Monseigneur de Laval au Canada, sur une coquille en bois, dans les conditions aventureuses d’une des traversées maritimes si bien décrites par Marie de l’Incarnation. Redécouverte, elle revint en France deux siècles plus tard, cette fois sur un bateau en fer. Ayant ainsi traversé avec succès deux fois l’océan, le « manuscrit de Québec » repose depuis lors aux archives eudistes de Paris : il mérite bien d’être enfin transcrit, toute controverse atténuée : sa Vie admirable constitue le corps de notre volume.

Nous avons fait suivre ce recueil par l’Abrégé de la vie, œuvre de saint Jean Eudes rédigée à l’occasion de l’enquête diocésaine portant sur sa dirigée : il justifie avec vigueur et profondeur la sainte servante auprès des autorités religieuses de son temps.

Enfin le volume s’achève par des Conseils d’une grande servante de Dieu, qui figurent au sein d’un recueil mystique publié tardivement6. Cet admirable résumé de la voie mystique vécue dans toute son exigence jette un éclairage vivant sur les entretiens par lesquels « sœur Marie », âgée, rayonnait sur ses visiteurs. Il offre au lecteur en recherche spirituelle de lire avec attention, avec bienveillance et ouverture, un complément précieux au long et parfois étrange périple raconté dans la Vie admirable.

Marie fut ainsi « sauvée » et authentifiée deux fois, dans deux directions bien différentes : par le premier évêque de Québec, qui emporta de France un manuscrit de la Vie admirable rédigée par saint Jean Eudes ; par l’éditeur Pierre Poiret des œuvres de Monsieur Bertot incluant des Conseils dont nous ne connaissons pas l’auteur.

D’autres textes manuscrits restent à étudier dont certains attribués à Gaston de Renty, mais aucun n’approche la richesse de cette Vie admirable. On sait que d’autres membres du cercle mystique réunis autour de Monsieur de Bernières visitèrent la sœur Marie, tel Boudon7.

Certaines pages paraîtront étranges parce qu’elles mettent en évidence l’esprit du temps vécu par une fille de la campagne normande ayant traversé des épreuves intimes extrêmes et se croyant possédée. Elles témoignent de la peur des diables, comparable, s’il faut citer un exemple actuel, à celle de fidèles du vaudou. Parfois le « dieu-monstre » paraît se repaître de la douleur des hommes en expiation de leurs péchés. Nuit et dépression associée sont renforcées par la crédulité de proches, voire par l’effet dévastateur d’une crucifixion mal interprétée. On ne peut que compatir à la souffrance inutile qui s’ajoute alors à celle de toute purification intérieure.

Mais le témoignage, attentivement lu, pénètre beaucoup plus profond, car sœur Marie atteint directement le cœur du message chrétien. Elle se révèle plus positive et moins portée à la crédulité que certaines des figures religieuses de l’époque. Elle présente une « figure de résistante » qui surmonte toute épreuve. En ce qui concerne la forme, la véracité descriptive d’une nuit mystique est restituée sur un mode très coloré, souvent proche de celui de visionnaires du moyen âge, dont se détachent des rêves de toute beauté.

Le témoignage demeure admirable par la trajectoire héroïque dans et par sa passive8 qui sortira victorieuse d’un bourbier des sens, et par des « dits » que l’on ne peut comparer, dans leur droiture parfaite devant la grandeur divine, qu’à ceux de la grande Catherine de Gênes. Si le début de la biographie est par trop peuplé de diables, la seconde partie (d’une nouvelle main qui commence au livre 4), offre de multiples dialogues magnifiques dans leur profondeur ; diamants dans une gangue, ils transcendent le ciment du rapporteur parfois sensible aux rites d’une piété d’antan.

Il s’agit d’une œuvre maîtresse dont le premier mérite est de traduire l’élan « implacable » nécessaire à l’achèvement du chemin mystique9. L’appel reste à vivre aujourd’hui sous des formes qui ont évolué. Il témoigne d’un Invariant qui transcende époques et croyances.

La sainte de Coutances

Marie des Vallées (1590-1656) est née de parents pauvres dans un village de basse Normandie. Orpheline de père à douze ans, elle devint servante. Demandée en mariage, elle refusa et fut la victime d’un sort jeté sur elle par une sorcière. Son entourage et l’évêque lui-même finirent par se convaincre qu’elle était possédée du démon. On la conduisit à Rouen auprès de l’archevêque pour des exorcismes solennels :

on lui fit faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe hachée menue, et qu’on lui commanda de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait et lors qu’on lui faisait boire des douze verres d’eau bénite tout de suite. […]

La rüe, plante médicinale d’un goût âcre et amer, à l’odeur très persistante, était utilisée contre les ensorcellements.

Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et l’après-midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens en la présence desquels elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes10.

L’absence de douleur est un signe suspect. Telle est la pratique des procès en sorcellerie. Rouen héritait d’une inquisition rodée, et cela avant même le célèbre procès de Jeanne en 1431.

Après six mois de prison vécus dans des conditions atroces, Marie est déclarée vertueuse (mais toujours sous l’emprise des diables11). Elle habite à l’évêché de Coutances, puis devient servante du curé Le Rouge et de l’abbé Potier ; elle est alors dirigée par M. Le Pileur, vicaire général.

Elle se croit toujours possédée, car « à son époque, dans le contexte de la polémique avec les protestants, mettre en doute la réalité d’une possession pouvait être interprété comme un manque de foi12 ». On devine l’effet pervers qui peut s’ensuivre.

À vingt-cinq ans, le 8 décembre 1615, elle accepte un « échange de volonté » suivant en cela la seule porte de sortie possible :

si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne l’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. (Vie 1.9)

Probablement trop volontaire, elle vit le désespoir des damnés, objets de « l’Ire de Dieu », et connut deux épisodes terribles qu’elle nomma « l’Enfer » (1615-1618) et « le Mal de douze ans » (1621-1633)13 :

Elle dit qu’une des plus grandes peine des damnés, c’est l’ennui qui est si grand que les heures leur semblaient des siècles. (Vie 2.4)

Alors, elle se résolut de se tuer. Pour cet effet elle prend un couteau […] Dieu lui ouvrant l’esprit : […] Où suis-je ? […] Je suis encore au monde, voici une table, un coffre, un lit. Je suis en une chambre, je suis encore en la terre et par conséquent je puis me sauver. (Vie 2.5)

Elle sort lentement de cette nuit et vivra encore vingt-deux années. Sur ordre de l’évêque, le père Jean Eudes l’exorcise « en grec » en 1641. Elle deviendra progressivement la conseillère d’un grand nombre de visiteurs :

L’an 1653, au mois de juin, quelques personnes de piété étant venues voir la sœur Marie pour la consulter sur plusieurs difficultés qu’ils avaient touchant la voie par laquelle Dieu les faisait marcher, qui était une voie de contemplation, ils demeurèrent quinze jours à Coutances, la voyant tous les jours et conférant avec elle sur ce sujet, deux, trois, quatre, et quelquefois cinq heures par jour. Il est à remarquer qu’elle n’est pas maintenant dans cette voie, étant dans une autre incomparablement au-dessus de celle-là par laquelle elle a passé autrefois, mais il y a si longtemps qu’elle ne s’en souvient plus. (Vie 9.6.2)

D’une grande sagesse, elle évoque alors la diversité des chemins spirituels :

Ce n’est pas à nous de choisir cette voie et nous ne devons pas y entrer de nous-mêmes et par notre mouvement. C’est à Dieu de la choisir pour nous et nous y faire entrer. On n’en doit parler à personne pour la leur enseigner, car si on y fait entrer des personnes qui n’y soient point attirées de Dieu, on les met en danger et grand péril de s’égarer et de se perdre […] Il ne faut point s’imaginer qu’il n’y a que ce chemin qui conduise à l’anéantissement de nous-mêmes et à la perfection. Les uns y vont par la contemplation, les autres par l’action, les autres par les croix, les autres par d’autres chemins. Chaque âme a sa voie particulière. Il ne faut point penser que la voie de la contemplation soit la plus excellente…

Comme ils voulaient continuer à lui parler, elle leur dit : « La porte est fermée, je n’entends plus rien à ce que vous me dites. » (Vie 9.6.2)

Faisant ainsi écho à Ruusbroec qui renvoyait parfois ses visiteurs lorsqu’il sentait la grâce d’inspiration absente.

Sa biographie comporte trois périodes de durées comparables : jeunesse et possession avec des épreuves extérieures associées (maltraitances de jeunesse, prison et procès à Rouen) jusqu’à vingt-cinq ans, période d’épreuves intérieures jusqu’à quarante-quatre ans (enfer, mal de douze ans, 1615-1634), normalisation progressive et apostolat jusqu’à la mort arrivée à l’âge assez avancé de soixante-six ans (1634-1656).

Le côté excessif des possessions et du désespoir a-t-il été exagéré dans les comptes rendus de témoins en contact avec une malade sans médecins ? C’est une hypothèse basée sur un grand écart que nous ressentons entre la qualité des « dits » attribuables à sœur Marie avec certitude et certains des développements qui leur sont associés.

Les dits utilisent des images vives, voire luxuriantes, et traduisent une culture visuelle typique de qui n’est pas un intellectuel, utilisant la représentation médiévale du monde. Ces images demeurent bien organisées et sont associées pour assurer avec succès la fonction enseignante de véritables paraboles mystiques. Hors image, le dit demeure sobre, « flèche de feu » comme chez Catherine de Gênes, sûr indice de la vraie mystique opposée à la visionnaire (qu’elle ne veut pas être : si elle rapporte un rêve c’est pour l’interpréter allégoriquement de suite à fin d’enseignement spirituel). D’autre part ses interactions sociales, ses réactions vis-à-vis de clercs, etc., révèlent un solide bon sens et même un sens critique : ne travaille-t-elle pas pour deux types de sorciers, ceux d’Église comme les autres ? Les apports du biographe soulignent souvent l’extrême : car il s’agit de vanter l’héroïcité face aux défis infernaux.

Une progressive emprise de Dieu

Les rêves ou « songes » de Marie des Vallées sont d’une étonnante intensité. Au commencement ils expriment son angoisse liée aux suspicions de sorcellerie, en évoquant un monde infernal. Par la suite, ils traduiront l’ouverture vers le monde divin. Commençons par son antipode :

Elle se trouva en esprit enfermée un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni portes ni fenêtres, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer… Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme. Elle criait à Notre Dame : Est-ce là le chef d’œuvre de votre puissance ? Quelle cruauté ! Ah ! Je ne puis plus demeurer en cet état. Enfin quand tout fut fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. (Vie 1.8)

De même :

Imaginez-vous, dit-elle, un puits extrêmement large et profond, dans lequel il y a de l’eau et du feu. L’eau est au milieu en figure ronde, et qui s’élève en haut […] sans être appuyée ni soutenue tout autour d’aucune chose, demeurant ferme et solide comme une colonne sans qu’il en tombe une seule goutte, et cette eau est horriblement vilaine, puante et froide extrêmement et plus que toutes les glaces imaginables. Le feu est tout autour de l’eau comme si c’était une muraille qui l’environnât. Si bien que représentez-vous une muraille de feu tout autour de cette eau, dans laquelle il y a depuis le bas jusques au haut, quantité de sièges ou de places disposées comme sont les trous d’un colombier. C’est dans ces sièges de feu qu’elle appelle des chaises que sont les damnés, et les mêmes sièges sont plus ou moins ardents pour chacun d’eux, qu’ils ont plus ou moins commis de péchés. Et après qu’ils ont été quelque temps dans le feu, les démons les prennent et les jettent dans l’eau, et peu après ils les rejettent de l’eau dans le feu, les faisant ainsi passer d’une extrême chaleur à une extrême froideur… (Vie 2.6)

Au-delà de cette veine imaginative, ses dits sont sobres et montrent un esprit très clair : « au premier degré, la volonté cherche à devenir conforme à celle de Dieu (Vie 4.2) » ; puis la volonté « ne fait plus d’élection ; elle ne produit plus aucun acte, comme étant déjà fort malade d’amour, mais elle laisse agir Dieu pour elle ainsi qu’il lui plaît (Vie 4.2) » ; au troisième degré, la volonté est morte, anéantie : elle n’a plus de vie ni de sentiment ; c’est Dieu qui agit ; ailleurs elle parle à ce sujet de « vivre hors de son être, d’une vie inconnue à celui qui la possède (Vie 9.4) ».

Elle évoque brièvement la sécheresse mystique…

Notre Seigneur lui dit qu’elle était comme un vaisseau de terre qui est plein d’une précieuse liqueur, mais il ne la sent ni ne la goûte point. (Vie 3.8)

… distincte de la dépression selon ce qu’elle en laisse paraître :

Et il ne faut point penser que cela vienne de quelque humeur mélancolique fâcheuse dont elle soit pétrie, car au contraire elle est sanguine de son tempérament et par conséquent elle est joviale, douce, facile, condescendante et obligeante tout ce qui se peut. (Vie 3.9)

Elle souligne l’utilité de l’épreuve par une formule paradoxale et abrupte :

Le plus grand don que Notre Seigneur lui a fait est de lui avoir donné le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance. (Vie 3.8).

Car elle n’est rien en elle-même – mais habitée par Dieu :

Qu’êtes-vous donc ? Dit-Il.

Alors venant à se regarder, elle ne trouve rien.

Notre Seigneur lui dit : […] C’est moi qui suis vivant en vous… (Vie 4.8.1)

Le péché disparaît avec toute propriété, ce qu’elle exprime par un dialogue :

Elle dit souvent à Notre Seigneur : En vous cherchant je me suis perdue, et Notre Seigneur lui répond quelquefois : Eh bien avez-vous perdu au change ? Je me suis mis en votre place. Et quand elle s’examine pour trouver en elle quelque péché, Il lui dit : Me croyez-vous capable de pécher ? S’il y a du péché en vous, c’est moi qui l’ai commis. (Vie 6.13.1)

Elle insiste sur la seule possibilité qui lui reste de laisser Dieu opérer, bien au-delà des moyens humains disponibles dans une abbaye d’ici-bas, utilisant un jeu de paradoxes qui souligne notre incapacité naturelle :

Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. La maîtresse des novices était Notre Dame. Les âmes qui y sont venues sont exercées durant leur noviciat à la connaissance d’elles-mêmes […] ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’Amour divin qui contient sept articles : Le premier est d’allumer le feu dans l’eau. Le second de marcher sur les eaux à pied sec. Le troisième d’habiter parmi les couleuvres, serpents et autres bêtes venimeux sans en être endommagé. Le quatrième de vivre dans la mort. Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre. Le sixième d’être chargé de chaînes et de liens pour aller plus vite. Le septième de s’abstenir de toute nourriture pour être plus fort et plus gras.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : Allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances… Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher […] Faire la guerre à Dieu et Le vaincre c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et Le fléchir à miséricorde. Être enchaîné pour mieux courir, c’est porter la peine du péché d’autrui pour aller promptement à Dieu. […] Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme […] il n’y a qu’une chose à faire c’est d’avoir toujours les yeux fixés sur la divine volonté et ne regarder ni le ciel ni la terre. (Vie 4.10-11)

Il faut passer par la nuit de la purification pour atteindre un Dieu pourtant proche, comme le décrit ce dialogue construit autour d’une image forte et qui reprend probablement le déroulement d’un rêve mystique :

Notre Seigneur lui dit : Que cherchez-vous ?

C’est vous que je cherche, il y a si longtemps et je ne vous trouve point […]

­– Venez, venez ici, Je vous veux donner quelque chose.

Alors elle vit dans le Saint Sacrement une main extrêmement noire et épouvantable qui lui donna une grande frayeur. Cette main était serrée et elle tenait en soi quelque chose qui était dans une enveloppe beaucoup plus noire et épouvantable que la main. Notre Seigneur ayant levé un coin de cette enveloppe, elle aperçut une pierre précieuse cachée là-dedans, grosse comme un petit œuf qui jetait des rayons de lumière extrêmement brillants. Cette pierre précieuse était entourée de bandelettes qui pourtant ne la couvraient pas toute, et elle vit que cette pierre précieuse voulait sortir et comme s’échapper pour aller ailleurs. Mais cette main la retenait dedans soi.

Qu’est-ce que tout cela, dit la sœur Marie. Qui est cette main qui est si noire ? […]

C’est mon divin amour, répondit Notre Seigneur […]

Quel est ce gant ?

C’est l’Ire de Dieu […] cette pierre précieuse c’est Moi-même, car Je suis en vous, Je vous soutiens. (Vie 4.9.19)

Un autre beau dialogue joue sur le paradoxe de la lumière et de l’aveuglement :

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerait arrêt dans l’excès de mon amour. Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. Au même temps que Notre Seigneur parla du procès des aveugles, la grâce divine descendit… (Vie 5.2.4)

Elle exprime ainsi la maternité spirituelle :

Vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant […] vous enfanterez la joie. (Vie 5.6.6)

La divine volonté revient très souvent :

Elle dit qu’elle regarde la divine volonté comme sa reine et qu’elle se comporte avec elle avec grande soumission et respect et qu’elle ne prend aucune familiarité avec elle, et que son occupation ordinaire et continuelle est de chercher les moyens de faire en toutes choses ce qu’elle veut avec promptitude et fidélité. (Vie 6.2.5)

La grandeur divine se manifeste par un amour rigoureux :

Mais l’amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais il frappe bien rudement. Je tremble quand je le vois. Quand on se plaint à lui, il ne fait qu’en rire ; on ne sait où il va ni où il mène ; il se fait suivre à l’aveugle. (Vie 6.4)

Les étapes de la voie sont détaillées dans un songe mystique qui a pour cadre une forêt. Il décrit de façon imagée le travail de purification, le cheminement sur la voie mystique de la foi nue sous la forme d’une montée suivie d’un envol spirituel, enfin la nuit inattendue :

« Frappe sur ces branches ! » Elle frappe, il en sort du sang. […] Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. […] Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’au haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle (Vie 7.1.4),

car on rencontre Dieu en faisant l’expérience du néant :

C’est une chose très certaine que mon esprit s’en est allé au néant et qu’il a épousé la divine volonté. Ce n’est point une rêverie ni une imagination. C’est une vérité véritable, de laquelle il m’est impossible de douter. […]

Aujourd’hui, Il me disait : Si votre esprit revenait, [ne] le voudriez-vous point ?

-- Non […] j’aimerais mieux aller au néant que de lui donner la moindre étincelle de l’amour que je dois à Dieu seul. […] C’est un amour déiforme qui n’appartient qu’à Dieu seul. Il n’y a que Dieu seul qui le puisse donner et par une très pure bonté : car cet amour ne se peut mériter par aucune bonne œuvre ni souffrance quelle qu’elle soit14.

Dans les Conseils, elle souligne que demeurer dans la « maison du néant » assure la passiveté qui permet à Dieu de « faire son ouvrage » :

Ce ne sont pas les goûts, mais l’opération de Dieu que l’on cherche. (§11)

Dieu dès le premier degré prend l’âme par la main et la conduit ; elle n’a qu’à demeurer passive et Dieu fait son ouvrage. (§12)

La sœur Marie [...] très souvent n’aperçoit point même Dieu dans son fond, il se cache, et elle le laisse cacher, sans vouloir qu’il se manifeste plus clairement ; car elle ne peut choisir : toute sa capacité est de laisser faire Dieu. (§20)

Il est aisé de remarquer quand une âme y est arrivée : elle est contente de son néant, il lui est toutes choses. (§22)

La vraie demeure de l’âme, c’est la maison du néant, où il n’y a rien. (§4)

Ce néant, c’est elle-même qui doit s’effacer devant Dieu, partout présent, si proche qu’Il ne peut être vu :

« Depuis qu’Il lui fit voir qu’elle n’était rien et qu’Il était tout en elle, Il est toujours demeuré dans son cœur. C’est là qu’elle Le trouve et qu’elle Le voit d’une manière qui est sans nulle forme ni figure. » (Vie 9.6.2)

Quand elle donne conseil à ses amis, elle souligne combien il est illusoire d’attribuer quelque importance à ce que l’on réalise par volonté propre, par une comparaison entre nos enfantillages et la puissance divine (c’est ici Dieu qui parle) :

Voulez-vous que je vous fasse voir de quelle façon vous augmentez Ma gloire ? Dites-moi une chose : voilà un petit enfant qui prend de l’eau dans le creux de sa main ou au bout de son doigt et qui la jette dans la mer, accroît-il de beaucoup l’eau de la mer ? […] Il y en a d’autres qui retiennent toute l’eau dans leur main au lieu de la jeter dans la mer et ce sont ceux qui font quelques bonnes actions, mais qui Me les dérobent par vanité.

« En une autre occasion, Il lui dit encore : Voulez-vous savoir ce que vous faites et de quoi vous servez à Mon œuvre ? Vous y servez autant qu’un petit enfant de deux ou trois ans qui voyant charger un tonneau dans une charrette, va pousser au bout avec une petite bûchette, puis il dit qu’il a mis le tonneau dans la charrette et cependant il a bien plus apporté d’obstacle qu’il n’a servi, incommodant et retardant ceux qui chargeaient le tonneau, parce qu’ils avaient crainte de le blesser.  (Vie 10.4)

Un dense résumé d’une vie mystique :

J’ai donné cette médecine à mes apôtres et à mes meilleurs amis. Elle est composée de trois ingrédients, donner, recevoir et demander. Donner à Dieu sa vie humaine et recevoir Sa vie divine laquelle on reçoit à mesure qu’on lui donne la sienne […] Et quand il est tout à fait mort à soi-même et à la vie humaine, il ne vit plus que de Dieu et il n’y a plus rien en lui que de divin, il se présente à Dieu ayant en soi Ma vie et tous Mes mérites, et lui demande hardiment le salut du prochain et tout ce qui est nécessaire pour le procurer. Voilà le plus court chemin de la perfection. (Vie, 10.3.1)

… est suivi d’un encouragement sous la forme d’une certitude d’un achèvement sans distinction de qualités propres :

Il y a cette différence entre ceux qui tendent à la perfection et les gentilshommes qu’entre ceux-ci il y a des comtes et des barons, des marquis, des ducs et très peu de rois, car il est impossible que tous soient rois. Mais tous ceux qui tendent à la perfection peuvent devenir rois, car à mesure qu’ils perdent leur vie, ils vivent de la vie de Dieu, et quand ils sont tout à fait morts à eux-mêmes, ils ne vivent plus que de la vie de Dieu et pour lors ils sont rois. (Vie 10.9.1)

En résumé, son orientation spirituelle consiste en une soumission totale, aimante, absolument désintéressée, à la volonté de Dieu, sans avoir aucun égard ni au mérite ni à la récompense, ce qui n’exclut pas un dialogue d’égal à égal avec les médiateurs Jésus-Christ et sa Mère. Elle porte les peines d’autrui dans un désir profond de leur salut, « pour enfanter la joie ».

Au sein d’une tradition mystique

Elle apprend à lire et goûte Benoît de Canfield, apprécie Thomas Deschamps15 (comme l’apprécia également Jean de Saint-Samson), mais fait une réserve pour Thérèse (comme le fit madame Acarie à son premier contact par lecture seule), qui lui paraît placer trop haut un sensible qui précède la nuit. Cette discrimination qui témoigne de son expérience mystique est attestée ainsi :

Auparavant qu’elle vint à Coutances, elle ne savait pas lire, mais lorsqu’elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s’appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers enseignent les moyens dont on peut se servir pour y arriver.

Lorsqu’elle eut ce livre, elle ne savait que lire très imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu’elle vint à l’ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie, et qui plus est, elle l’entendait fort bien. Mais elle ne pouvait lire dans les deux autres, d’autant qu’elle n’en avait que faire, Dieu ne l’ayant point fait passer par ce chemin là pour la conduire à la perfection où elle était arrivée et qui était décrite dans cette troisième partie.

Notre Seigneur lui donna encore un autre livre composé par un prêtre nommé Thomas Deschamps, intitulé les Fleurs de l’Amour Divin ou le Jardin des Contemplatifs, là où l’on voyait plusieurs choses de très haute perfection […] quand elle lisait ce que sainte Thérèse a écrit dans ses livres touchant la plus sublime contemplation, elle s’étonnait de ce que cette sainte en faisait tant d’états, parce qu’elle croyait que cela était commun à tout le monde. (Vie 9.6)

Elle se sent très proche de Catherine de Gênes :

La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de sainte Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible… Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade, (c’est son mot) : témoins ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer […] sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut […] C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur. (Vie 7.5)

Elle exerce une profonde influence sur saint Jean Eudes, qui défend son souvenir avec constance, comme un bien majeur qu’il ne peut trahir. Il notera : « J’eus le bonheur de commencer à connaître la sœur Marie des Vallées, par laquelle sa divine Majesté m’a fait un très grand nombre de grâces très signalées16. » Car seule une intime certitude de la circulation de grâce, associée aux rapports visibles, permet d’être fidèle à des personnes dont on ne partage pas forcément les caractères particuliers ; il en sera de même entre Madame Guyon et Fénelon.

Une autre influence dont on possède la trace écrite concerne le baron de Renty :

Nous vous avons bien recommandée à cette bonne âme [sœur Marie], quoi qu’elle ne vous ait pas oubliée depuis la première fois, elle vous est fort liée.

Elle lui donne « la clef qui ouvre le chemin que j’ai marché en cette vie » :

Dans ce chemin l’amour divin consomme l’âme en lui-même, et la transforme en Dieu ; il l’anéantit et la déifie, et n’y demeure que Dieu seul vivant et régnant. Voilà la dignité…17 

Renty vient la voir en 1642.

Dominique Tronc



Saint Jean Eudes, témoin fidèle



Avant-Propos

Le but de cet ouvrage n’est pas de traiter le cas de Marie des Vallées, ni de répondre aux polémiques engagées à son sujet par les adversaires du père Eudes, comme Charles Du Four, en 1674, dans une Lettre à un Docteur de Sorbonne. Le chanoine Eugène Lelièvre (1872-1949) avait réuni une documentation importante sur Marie des Vallées ; mais ses copies des manuscrits sont trop fautives pour être utilisées.

On a seulement voulu transcrire le plus fidèlement possible le manuscrit de Québec, qui constitue la principale source de la Vie admirable de Marie des Vallées, dont l’original est perdu.

Du vivant de Marie des Vallées – en 1655, comme l’indique le folio 9 du manuscrit – le P. Eudes avait composé un ouvrage divisé en 10 livres (c’est le ms de Québec). Après la mort de Marie des Vallées, c’est-à-dire après le 25 février 1656, deux autres livres ont été ajoutés. Voir l’article du P. Charles Berthelot du Chesnay, paru en janvier-février 1956 dans la revue eudiste Notre vie, pages 7 à 14.

On peut considérer le manuscrit de Québec comme valable, puisque Monseigneur de Laval, ami du Père Eudes, l’avait emporté à Québec en 1659.

Le P. Ange Le Doré, supérieur général des eudistes, qui travaillait au procès de canonisation du fondateur des eudistes, fit lui-même et fit faire des recherches à Québec. Le 6 mai 1894, Monseigneur Hamel, bibliothécaire de l’université Laval, finit par retrouver le manuscrit. Il écrit au P. Le Doré : « Deo gratias ! Le manuscrit du Vén. P. Eudes sur Marie des Vallées est retrouvé. » Il fut donné au P. Le Doré « avec l’assentiment du recteur de l’université Laval, Mgr Paquet, et celle de S. E. Mgr Bégin, Archevêque de Québec ». Il est conservé à Paris aux Archives des Eudistes.



La renommée d’une dirigée

Au XVIIe siècle, Marie des Vallées (1590-1656) avait une certaine renommée, surtout en Normandie et dans les environs de Coutances, sa région natale, où elle était considérée comme une « sainte » femme, et une conseillère spirituelle avisée, par beaucoup de personnes notables. On peut citer entre autres : Gaston de Renty (1611-1649) ; Jean de Bernières (1602-1659) ; la mère Mechtilde du Saint-Sacrement (Catherine de Bar) (1614-1698), fondatrice des Bénédictines du Saint-Sacrement ; Catherine de Saint-Augustin ; Simone de Longprey (1632-1668 à Québec), moniale hospitalière de la Miséricorde, béatifiée le 23 avril 1989 ; Mgr François de Montmorency-Laval (1623-1708), premier évêque de Québec, béatifié le 22 juin 1980 ; Mgr Pierre Lambert de la Motte (1624-1679), vicaire apostolique de Cochinchine, etc.

Autres preuves de la notoriété de Marie des Vallées, le parrainage de la cloche du séminaire de Coutances, sur laquelle on lit : « +1655 iai este nommee Marie par Marie des Vallers et par Mre Jean de Berniere ». De même son inhumation dans la chapelle du séminaire de Coutances, le 4 novembre 1656 ; en 1919, ses restes furent exhumés et inhumés dans la cathédrale de Coutances, près de l’autel de Notre-Dame du Puits, avec cette inscription : « Sœur Marie des Vallées | 1590-1656 ».

Pourtant, dès le XVIIe siècle, certaines gens, en particulier des jansénistes, critiqueront avec violence, ou ridiculiseront Marie des Vallées et son directeur spirituel Jean Eudes : Charles Du Four, chanoine de Rouen ; le Moine de Barbery ; Abraham Bazire, vicaire général à Coutances (?-1674), et d’autres.

Jean Eudes lui-même était d’une grande prudence à ce sujet. La vie admirable de Marie des Vallées n’était pas destinée à la publication. Quelques rares copies manuscrites furent réservées à des amis. Les lettres que nous avons de lui nomment Marie des Vallées « N. » ou « l’Aigle ».

C’est par prudence également que les premiers biographes eudistes du P. Eudes supprimeront tout ce qui concernait Marie des Vallées, ou la Compagnie du Saint-Sacrement. Ainsi Pierre Hérambourg (1661-1720) « retranche tout ce qui aurait pu paraître extraordinaire » ; de toute façon son œuvre ne fut pas imprimée. Pierre Costil (1669-1749), l’annaliste de la Congrégation, dans une biographie et dans les Annales, ne passe pas sous silence la question de Marie des Vallées, mais ces œuvres ne sont pas destinées au public, elles sont réservées à ses confrères.

Julien Martine (1669-1745) écrit une « Vie du R. P. Eudes » restée manuscrite jusquen 1880 ; elle paraît alors « revue et corrigée ».

Il faut attendre 1868 et l’ouverture à Bayeux du procès diocésain en vue de la béatification du P. Eudes, puis 1874 l’ouverture du procès romain, pour qu’on examine en détail tous les écrits du P. Eudes et tous ceux de ses adversaires, et donc aussi tous les écrits concernant Marie des Vallées. Examen qui aboutit le 25 avril 1909 à la béatification du P. Eudes, à Rome, puis à sa canonisation, le 31 mai 1925.

Les manuscrits 68 de Cherbourg et 6980 de Vienne (Autriche)

Après avoir composé, en 1655, un ouvrage en 10 livres sur « la vie admirable de Marie des Vallées » (ms de Québec), le P. Eudes ajoute, comme il le dit dans une lettre du 2 janvier 1675, des « éclaircissements ». C’est une réflexion théologique sur le cas de Marie des Vallées. Ils se trouvent dans l’Abrégé de la vie et de l’état de Marie des Vallées (que nous publions à la suite de la Vie admirable), conservé dans deux manuscrits, le ms. 68 de la bibliothèque de Cherbourg, et le ms Hohendorf[f] 6980 de la bibliothèque nationale de Vienne (Autriche) 18.

Les deux manuscrits, d’une écriture du XVIIe siècle, sont identiques, mis à part quelques variantes minimes et sans conséquence, signalées en notes. Contrairement à ce qui est affirmé parfois, « Vienne » ne copie pas « Cherbourg ». Ce qui le prouve, c’est la mention marginale à gauche, à la première page de « Vienne » : « Coppie [sic] page 1 recto sur l’original » et la numérotation des pages de l’original, toujours dans la marge gauche, ne correspond pas du tout à la numérotation des pages de « Cherbourg ».

Deux lettres de saint Jean Eudes

Il nous a semblé utile d’ajouter ici deux lettres de Jean Eudes, datées de 1675, et que l’on trouve dans les Œuvres Complètes, au tome XI, livre troisième, p. 111-114, Lettres LVI et LVII. Elles éclairent en effet son rôle auprès de Marie des Vallées. En témoigne sa déclaration adressée à Mgr de Nesmond, évêque de Bayeux. Elle éclaire l’esprit de prudence et les contraintes surmontées lors des rédactions successives de la Vie admirable et de son Abrégé – donc le crédit que l’on est en droit d’accorder à ces deux sources biographiques importantes.



Joseph Racapé, cjm

Lettre LVI : À M. Trochu, aumônier de Mgr de Ligny, évêque de Meaux, qui avait écrit à M. de la Haye, Supérieur du séminaire de Caen, au sujet des bruits qu’on faisait courir sur le P. Eudes, par rapport à Marie des Vallées.

De Caen, ce 2 janvier 1675

M. de la Haye étant absent, j’ai ouvert la lettre que vous lui aviez écrite, pour y répondre. Je vous rends mille grâces, mon cher Monsieur, de toutes les bontés que vous avez pour notre petite Congrégation, dont je vous demande la continuation pour l’amour de Notre Seigneur et de sa très sainte Mère.

Je ne suis pas surpris, Monsieur, des calomnies qu’on fait courir contre nous, car il semble que tout l’enfer est déchaîné contre nous. Mais le moindre de mes péchés en mérite mille fois davantage, et je ne doute point que Notre Seigneur n’en tire sa plus grande gloire. Je le supplie de tout mon cœur de faire miséricorde à tous les médisants et calomniateurs.

C’est une chose étrange de dire et de croire que des prêtres, qui font profession de vivre en la crainte de Dieu, soient si aveugles, si insensés, et dans une impiété si détestable, que de dire des prières et des salutations, de faire un office particulier, et de célébrer des messes et des fêtes pour honorer le cœur d’une pauvre fille morte depuis dix ans19, qui n’est ni canonisée, ni béatifiée, ni quoi que ce soit. Ne voit-on pas que toutes les paroles de la salutation20, toutes les antiennes, répons et hymnes, et les leçons de l’office et de la Messe s’adressent au Cœur de la sainte Vierge ?

C’est une calomnie très fausse et très noire, que cette bonne fille fût sorcière, et qu’elle ait été condamnée comme telle par arrêt du Parlement. Toutes les autres choses qui sont dans votre lettre sont aussi très fausses, dont on a farci un libelle diffamatoire qu’on a fait contre moi, qui est plein de choses tirées des écrits que j’ai faits de la vie de cette bonne fille. Mais on en a usé comme les huguenots font des livres qui se font par les catholiques sur les points controversés, prenant seulement les objections, et laissant les réponses à part. Ainsi l’auteur de ce libelle a pris ce qu’il y a de difficile et qui peut choquer, dans la lecture de ces écrits touchant la sœur Marie, sans y ajouter les éclaircissements que j’y ai donnés. Outre cela, il a encore inséré plusieurs choses ridicules, qu’il a prises en d’autres écrits que je n’ai pas faits...

Lettre LVII : à Mgr de Nesmond, évêque de Bayeux. Sur ses rapports avec Marie des Vallées. [1675]

Je soussigné, prêtre du Séminaire de Caen, déclare à Monseigneur l’illustrissime et Révérendissime Évêque de Bayeux, mon Prélat, qu’il y a plusieurs années, qu’ayant été obligé par les ordres de Mgr de Matignon, pour lors évêque de Coutances, de prendre la conduite de Marie des Vallées, native de son diocèse, j’ai cru qu’il était de mon devoir, pour rendre un compte exact de l’esprit et intérieur de cette fille, de recueillir et de mettre en écrit tout ce que j’ai pu apprendre, tant de plusieurs personnes d’une doctrine et d’une piété singulière, qui l’avaient connue ou dirigée plusieurs années avant moi, que de ce qui est venu à ma connaissance depuis que j’en ai pris la conduite ; mais qu’en cela je n’ai point eu l’intention d’en composer un livre pour le publier ni de donner ces choses pour des vérités indubitables, mais seulement comme des mémoires et comme un récit sur lequel mes Supérieurs puissent porter tel jugement qu’il leur plairait. Que si j’y ai ajouté en quelques endroits des réflexions, ce n’a été que pour leur proposer de quelle façon ces choses se pourraient expliquer et entendre, mon dessein n’étant point que d’autres vissent ces écrits. De sorte que, s’ils se trouvent aujourd’hui en d’autres mains, comme j’entends que quelques personnes disent en avoir, cela est arrivé par la négligence ou par l’infidélité de quelques-uns de mes amis auxquels je les avais confiés sous la bonne foi, pour les voir seulement en leur particulier, qui en ont pris ou laissé prendre des copies à mon insu et contre ma volonté. Ensuite, quelques gens mal intentionnés, non seulement les ont confondus et mêlés avec d’autres écrits qui avaient déjà été faits par d’autres personnes sur le même sujet, mais encore les ont tronqués et altérés en plusieurs endroits, pour avoir lieu de leur donner des interprétations sinistres et criminelles.

Après tout, je reconnais que je ne suis pas impeccable ni infaillible, mais que, de moi-même, je serais capable de tomber en toutes sortes d’erreurs, si la Bonté divine ne m’en préservait ; et je reconnais, avec le grand saint Augustin, que je suis redevable à la grâce de Dieu, non seulement du peu de bien que j’ai tâché de faire, mais encore de tout le mal que je n’ai point fait.

Au reste, s’il se trouve, dans les écrits qui sont véritablement de moi, quelque expression trop forte, ou quelque proposition qui ne soit pas entièrement conforme à la doctrine commune de l’Église, je suis prêt et disposé à la rétracter sincèrement de bouche et par écrit, et à soumettre tout ce que j’ai écrit et tout ce que j’écrirai jamais au jugement et à la correction de la très sainte Église catholique, apostolique et romaine, et spécialement de Monseigneur mon Évêque, entre les mains duquel j’ai remis tous mes écrits, afin qu’il en juge et qu’il en ordonne en la manière qu’il plaira à Dieu de lui inspirer, et me soumets entièrement à son jugement.

Fait à Caen, ce 25e jour de juin 1675

JEAN EUDES, prêtre.

Avertissement

Nous accompagnons le texte principal de la Vie admirable de notes dont certaines mettent en valeur les psaumes dans la belle et savoureuse traduction de Desportes21, que « sœur Marie » devait probablement connaître par cœur. On nous affirme en effet :

Surtout la sœur Marie a une dévotion particulière pour le psautier qu’elle a en français de la version de M. Desportes. Après le saint rosaire, c’est ce qu’elle aime le plus. Dès le commencement de ses souffrances, Notre Seigneur le lui donna pour directeur. Et en effet tous les états où elle se trouve, toutes les choses qui lui arrivent ou qui se passent en elle, toutes ses dispositions sont très clairement exprimées et à la lettre dans les psaumes de Desportes. Notre Seigneur lui met plusieurs versets [348] dans l’esprit selon les différents états où elle est, quelquefois des psaumes entiers. Elle dit que le psautier est la cave à vin de Notre Seigneur et qu’il est tout plein de vin céleste, de mystères et de secrets divins. C’est une consolation particulière de la voir et de l’entendre quand elle parle de son psautier ou qu’elle en chante quelque chose. Elle paraît toutes enivrée de ce nectar délicieux et elle invite les autres à en boire avec tant d’efficace qu’elle les enivre aussi avec elle. (Vie 9.5.1)

Nous modernisons peu l’orthographe et ajoutons la ponctuation. Un problème propre à la Vie admirable provient d’une séparation peu tranchée entre les « dits » attribués mot pour mot à sœur Marie et leur résumé ou le contexte explicatif apporté par le rédacteur Jean Eudes. Nous avons opté pour la mise en forme suivante.

Les paragraphes sont revus et multipliés dans le cas des formes dialoguées (ils sont absents dans le manuscrit). De telles formes dialoguées, si vivantes par ce qui s’apparente souvent à un affrontement, à l’image du livre de Job, seront ainsi plus facilement appréciées. Lorsqu’ils font partie de dialogues, les « dits » attribués à la sœur Marie, à Jésus et à sa Mère seront délimités avec une précision accrue par l’emploi des guillemets.







LA VIE ADMIRABLE DE MARIE DES VALLÉES, ET DES CHOSES PRODIGIEUSES QUI SE SONT PASSéES EN ELLE22

 

Livre 1.

Contenant ce qui s’est passé en elle jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.

Chapitre 1er. Sa vie et sa disposition depuis sa naissance jusques à l’âge de dix-neuf ans, et comme elle a été instruite, conduite et protégée de Dieu.

Marie des Vallées est née en la paroisse de Saint-Sauveur Landelin au diocèse de Coutances en l’an 1590 le 25 février. Son père était un pauvre laboureur, de la même paroisse, nommé Julien des Vallées, et sa mère, Jacqueline Germain, qui était de la paroisse de Catz, proche Carentan. Elle n’a eu aucune instruction au lieu de sa naissance, [1v]23 ni de la part de ses parents qui n’étaient pas méchants, mais fort ignorants, ni de la part d’aucune autre personne. Car ceux qui par leur condition étaient obligés de travailler au salut des âmes de cette paroisse, faisaient profession de les perdre, ou étaient en réputation de la plus haute malice et impiété qui puisse être. à raison de quoi, l’ignorance des choses du salut et les plus horribles vices y régnaient au dernier point. La virginité y était en telle opprobre et la chasteté si décriée que l’on avait persuadé au simple peuple qu’il y avait des supplices préparés en l’autre monde pour les filles qui ne se mariaient point, et qu’il valait mieux que celles qui ne trouvaient point parti eussent des enfants de quelque façon que ce fût que de n’en avoir point. Jugez de là quel exemple et quelle instruction cette pauvre fille pouvait avoir en ce lieu. Mais Notre Seigneur l’ayant choisie de toute éternité pour faire en elle des choses hautes et relevées a voulu Lui-même être son [2] Maître, son directeur et son protecteur. Car premièrement Il l’a instruite Lui-même d’une façon extraordinaire. Secondement, il l’a mise de bonne heure et l’a conduite dans la voie par laquelle Il avait dessein de la faire marcher, et en troisième lieu, il l’a prise en sa protection spéciale comme nous verrons maintenant. Ce sont trois choses à remarquer. Dans le premier état de sa vie, c’est-à-dire depuis sa naissance jusqu’au temps qu’elle a commencé d’être possédée du démon à l’âge de dix-neuf ans, ce sont trois marques bien visibles de l’élection très particulière que la divine Bonté en a faite.

J’ai dit en premier lieu que Dieu l’a instruite Lui-même et d’une façon merveilleuse, parce que dès les premières années de son enfance, Il a imprimé dans son âme toutes les vertus chrétiennes en un haut degré.

1°. Il lui a donné dès lors un très grand désir de suivre en tout et partout sa très adorable Volonté, ce qu’elle a toujours fait très fidèlement, et elle n’a aucune connaissance d’y avoir jamais manqué, quoiqu’elle [2v] se soit examinée plusieurs fois sur ce sujet et avec toute la rigueur possible. Dieu lui faisait en ceci une merveilleuse faveur, car lorsqu’il se présentait quelque occasion où elle était en doute de ce qu’elle devait faire, elle avait recours à la prière en cette façon : « Mon Dieu, disait-elle, je ne désire autre chose que de faire votre sainte Volonté ; si telle chose vous est agréable, donnez-moi le moyen et la grâce de la faire, sinon ôtez-m’en la volonté et le pouvoir. » Ensuite de quoi elle se trouvait remplie d’une grande affection pour les choses que Dieu voulait d’elle et avait facilité à les faire. Au contraire elle sentait une forte aversion pour celles qui ne Lui étaient pas agréables, et même elle était quelquefois empêchée extérieurement de les mettre en exécution.

2°. Notre Seigneur lui donna une dévotion très singulière au regard de sa sainte Mère, à laquelle elle avait recours en tous ses besoins.

Mais surtout elle la priait de la prendre en sa protection pour ce qui regarde la pureté, afin de la préserver de tout ce qui y est contraire. « Je regardais la divine Volonté [3] comme ma règle et la très Sainte Vierge comme ma supérieure, ma mère et ma protectrice.

3°. Celui qui est toute charité lui communiqua une charité très sincère et très cordiale vers le prochain, qui la faisait vivre de telle sorte, tant au regard de ceux avec qui elle demeurait qu’au regard de ses voisins, qu’elle ne donnait jamais sujets de plainte à personne. Au contraire elle gagnait le cœur de tout le monde, car elle prenait un grand soin de n’incommoder et de n’offenser personne, ni de fait, ni de paroles, mais de se rendre prompte de servir un chacun et de l’assister. Lorsqu’elle voyait quelqu’un en discorde, elle n’avait point de repos qu’elle n’eût procuré leur réconciliation, se servant pour cet effet de plusieurs industries que la charité lui suggérait. Enfin elle s’efforçait de faire à un chacun tout le bien qu’elle pouvait. Aussi tous ses voisins l’aimaient tant, que quand elle fut réduite par sa possession en état de ne pouvoir plus gagner sa vie, ils se cotisèrent tous volontairement pour la nourrir. [3v]

4°. Notre Seigneur lui grava dans le cœur une si grande affection pour la pureté, que l’erreur de la paroisse où elle demeurait lui ayant fait croire qu’il était nécessaire que toutes les filles fussent mariées, elle pria Notre Seigneur de lui donner quelqu’un avec qui elle pût vivre dans une parfaite continence et conserver sa virginité. Ensuite de quoi lorsqu’il se présentait quelqu’un qui la recherchait en mariage, elle faisait cette prière : « Mon Dieu, si c’est celui que vous m’avez choisi pour vivre avec lui en la façon que je vous ai demandée, donnez-moi la grâce de l’aimer autant que vous voulez que je l’aime, sinon faites que je l’aie en aversion. » Après cela, elle sentait une aversion au regard de celui-là et ainsi au regard de plusieurs autres qui la recherchaient en mariage.

5°. L’Esprit de Dieu lui imprima dans l’âme une haine indicible contre l’honneur et un amour incroyable de l’abjection avec une très basse estime et une grande défiance de soi-même. C’est ce qui la faisait trembler et pleurer lorsqu’elle entendait parler de quelque fille qui était tombée en faute. « Hélas ! disait-elle, fondant en larmes, je [4] suis bien assurée que ce malheur m’arrivera parce que je ne suis pas moins fragile ni moins capable de faillir que les autres. »

6°. On lui donna aussi une forte haine du mensonge et de tout ce qui est contraire à la simplicité, sincérité et candeur, et une puissante inclination pour la vérité en ses paroles et pour la fidélité en ses promesses. Lorsqu’elle avait promis quelque chose à quelque autre petite fille, elle n’avait point de repos qu’elle n’eût accompli sa promesse.

7°. Elle a toujours été très obéissante à ses parents et à tous ceux qui l’ont gouvernée tant en son enfance qu’au reste de sa vie. Enfin, j’ai été sur le lieu de sa naissance, et où elle a été nourrie et élevée et j’ai vu plusieurs personnes qui l’ont connue et même avec qui elle a demeuré avant qu’elle vînt à Coutances, desquelles je me suis informé soigneusement de la vie qu’elle a menée en ce temps-là, et toutes m’ont assuré qu’on ne l’a jamais vue dans les désordres du monde, que jamais on ne lui a vu faire aucune action répréhensible, ni entendu dire aucune parole mauvaise, mais au contraire qu’elle était pleine de charité, de patience et de douceur, d’humilité et de [4v] soumission, et qu’elle aimait beaucoup à prier Dieu, à faire toutes sortes de bonnes œuvres et à empêcher autant qu’elle pouvait que Sa divine Majesté ne fût offensée. Voilà comme Dieu l’a instruite.

J’ai dit en second lieu qu’Il l’a fait entrer de bonne heure et qu’Il l’a conduite dans la voie par laquelle Il avait dessein de la faire entrer, qui est une voie de peines et de souffrances, car Il a commencé dès son enfance de l’exercer dans la patience. Elle n’avait que onze à douze ans quand son père mourut. Depuis sa mort, elle endura les misères et incommodités d’une très grande pauvreté, jusques là qu’elle fut vue plusieurs fois réduite à n’avoir pas de pain à manger des semaines tout entières.

Sa mère s’étant remariée, elle tomba sous la tyrannie d’un beau-père nommé Gilles Capelain, boucher demeurant à Périers qui était un homme barbare, cruel et furieux, lequel maltraitait extraordinairement sa mère, et non content de cela, il déchargeait aussi souvent sa rage sur elle, et quoiqu’elle ne lui en [5] donnât aucun sujet, il ne laissait pas, après qu’il avait outragé sa mère au dernier point, de la battre aussi à coups de bâton, et avec tant de cruauté qu’il la rendait toute noire et meurtrie de coups, et néanmoins après tout cela, elle a tant de charité pour cet inhumain, qu’elle n’a cessé de prier Dieu pour lui jusqu’à ce qu’elle ait obtenu son salut de Sa divine miséricorde.

Sa mère en ayant pitié, l’obligea à sortir d’avec elle et de chercher quelque lieu à se mettre en qualité de servante, mais elle trouva encore pis, quoiqu’en une autre manière, car on la mit dans une maison en la paroisse de saint Pèlerin proche Carentan, qui était un vrai enfer et dont le maître et la maîtresse étaient pires que des démons, menant une vie que je n’ose décrire sur le papier tant elle est infâme et détestable. Pendant qu’elle demeurait en cette maison, elle y souffrit des peines que Dieu connaît, mais elle en sortit le plus tôt qu’il lui fût possible.

De là, elle revint chez son tuteur en la paroisse de Saint-Sauveur Lendelin où elle commença à être possédée, mais parce qu’il y avait souvent des dissensions entre quelques-uns de cette [5v] maison, et qu’elle aimait beaucoup la charité et la paix, après avoir fait tout son pouvoir pour la pacifier, n’y ayant pu venir à bout, elle se retira de ce lieu et alla demeurer avec une pauvre femme mariée dans la même paroisse.

Ayant été quelque temps avec cette femme, elle reconnut qu’elle avait un infâme commerce avec un gentilhomme du lieu, chez qui elle allait souvent et là où son mari même l’envoyait souvent, à cause de la pauvreté où ils étaient. À raison de quoi la sœur M [arie]24 parla à cette femme et lui dit qu’elle était résolue de la quitter, si elle ne voulait renoncer à son péché. Ses paroles eurent tant d’effet sur elle qu’elle se convertit entièrement en sorte que son mari ne put jamais l’obliger d’y retourner, nonobstant tous les efforts qu’il y fît. Voilà comme Dieu a commencé de la faire entrer dès son enfance et de la faire marcher dans la voie des souffrances, si bien qu’elle peut dire avec le Fils de Dieu : Pauper sum ego et in laboribus a juventute mea. (Ps. 87, 16)25.

Je dis en troisième lieu que dès ce temps-là Dieu l’a prise en Sa protection spéciale, ce qui se voit manifestement par le soin qu’Il a eu de la conserver parfaitement dans sa pureté virginale au milieu de plusieurs grands périls, où Il a permis qu’elle [6] se soit rencontrée, afin de l’en délivrer miraculeusement ; mais entre autres, elle en a échappé trois, desquels elle ne pouvait sortir sans une assistance extraordinaire de Sa bonté.

Toutes ces choses font voir très clairement que cette personne a été pourvue dès ses plus tendres années des plus rares bénédictions du ciel, qu’elle a toujours été en la main et en la protection de Dieu d’une façon qui n’est point commune et qu’il l’a instruite et conduite lui-même d’une manière admirable. Ce qui se verra encore plus manifestement ci-après.

Chapitre second. De la manière qu’elle a été possédée corporellement par les malins esprits.

La sœur Marie ayant demeuré plusieurs années en diverses maisons comme servante, et étant revenue chez son tuteur de la paroisse de Saint-Sauveur Lendelin, elle y fut recherchée de plusieurs jeunes hommes qui la voulaient épouser, et entre autres, il y en avait un à qui ses parents la voulaient donner en mariage. Mais elle, l’ayant rebuté ainsi que plusieurs autres, il eut recours à une sorcière qui depuis, ayant été convaincue de sortilèges, fut brûlée à Coutances. Cette sorcière lui [6v] donna un maléfice qu’il jeta sur la sœur Marie. Étant allée avec d’autres filles et femmes en pèlerinage à saint Marcou en la paroisse de la Pierre qui est proche de celle de saint Sauveur Lendelin, elle y rencontra ce jeune homme, lequel passant proche d’elle dans une foule de peuple, la poussa, et au même instant, elle se sentit frappée d’un mal étrange et s’en retourna malade chez elle horriblement, là où étant arrivée, elle tomba comme pâmée, et ayant la bouche ouverte d’une façon affreuse, elle commença à jeter des cris et hurlements effroyables et à souffrir des tortures et des supplices si violents et si continuels qu’elle assure que durant trois ans qu’elle demeura aux champs depuis cet accident, elle ne croit point avoir dormi une heure de temps. Tous les remèdes humains qui y furent employés pour la soulager dans les maux extrêmes qu’elle souffrait étant sans effet, on commença de douter qu’il ne procédassent de l’opération du diable. Là-dessus on la mena à Coutances en 1612 dans la semaine de Pâques. On la présenta à son évêque qui était pour lors monseigneur de Briroy. Il la fait exorciser, on y voit toutes les marques d’une véritable possession. Il envoie [7] des hommes intelligents dans la paroisse pour y faire information de sa vie et de celles de ses parents, afin de connaître si eux ou elle n’avaient point donné sujet à l’esprit malin de la posséder, soit en la lui donnant par quelque colère, soit en commettant quelque autre faute, en punition de laquelle Dieu aurait permis ou ordonné cette affliction tant sur la fille que sur le père et sur la mère. Mais après un soigneux examen, on ne put rien trouver de semblable. On continua donc à l’exorciser. On connaît de plus en plus qu’elle est possédée, ce qui a été confirmé depuis en diverses occasions, spécialement lorsqu’elle était à Rouen en 1614, là où elle fut exorcisée en grec et en hébreu, tant par monseigneur l’archevêque de Rouen que par plusieurs grands docteurs qui tous ont affirmé que la possession était véritable, et en 1641, par l’ordre des supérieurs je l’exorcisai aussi en grec26. Quoique les démons ne me répondissent pas en grec, néanmoins ils faisaient des réponses conformes aux demandes qu’on leur faisait et accomplissaient ponctuellement ce qu’on leur commandait de la part de Dieu et en vertu [7v] de l’autorité de l’Église.

Chapitre troisième. Ce qu’elle fit quand elle eut connaissance qu’elle était possédée des malins esprits.

Lorsqu’il demeura constant que la sœur Marie étais possédée des malins esprits et qu’elle vint à le savoir27, elle commença, par le raisonnement du Saint-Esprit, à parler ainsi en soi-même :

« Pourquoi est-ce que je suis possédée28 ? D’où vient cela ? Je suis bien certaine que je ne me suis pas donnée à l’esprit malin. Je suis bien assurée que mes parents ne m’y ont pas donnée, car je ne leur en ai jamais donné le sujet. C’est donc que Dieu l’a voulu ainsi, oui sans doute. Il a connu de toute éternité l’état et la condition qui m’était la plus propre pour mon salut. S’Il en eût prévu un autre qui m’eût été plus nécessaire et plus convenable que celle-là, Il me l’aurait donné. Si ç’avait été meilleur pour moi de me faire Religieuse, Il m’aurait fait cette grâce. S’Il avait prévu que j’eusse mieux fait mon salut, étant une grande reine, Il m’aurait mise dans cette condition, car Il est infiniment bon, et rien ne Lui est impossible. Mais puisque je suis avec les diables, et en leur possession selon le corps [8] et que ni mes parents ni moi n’y avons rien contribué, c’est une marque que c’est Dieu même qui a choisi pour moi cet état, comme celui qui m’est plus propre pour mon salut. C’est pourquoi je l’accepte de tout mon cœur et pour l’amour de Celui qui me l’a donné. J’y veux vivre et mourir si tel est Son bon plaisir et je ne voudrais pas changer ma condition avec celle de la plus grande reine du monde.

« Mais il me faut bien prendre garde à ce que je dois faire pour plaire à Dieu et pour me sauver en l’état où je suis. Me voici entre les mains de l’Église, laquelle n’a point d’autre intention que de me délivrer des démons, si c’est la volonté de Dieu. Que faut-il que je fasse de mon côté ? Il faut que j’obéisse promptement et exactement à tout ce que l’Église me commandera, sans examiner ce qui me sera ordonné et sans me plaindre jamais des choses qui me seront commandées, pour difficiles qu’elles puissent être. »

Voilà son raisonnement et ses résolutions qu’elle accomplit très fidèlement sans y manquer jamais, quoi qu’on lui fît faire fort souvent des choses fort pénibles, comme lorsqu’on lui ordonna d’apporter un réchaud plein de feu dans lequel on lui faisait [8v] mettre quantité de soufre mêlé avec de la rüe29 hachée menue, et qu’on lui commandait de tenir sa bouche ouverte sur le réchaud pour recevoir la fumée qui en sortait, et lorsqu’on lui faisait boire des30 douze verres d’eau bénite tout de suite.

Sur ce fait, je dirai une chose qui fait voir l’impuissance et la faiblesse des démons. On lui commanda d’aller puiser de l’eau qu’on bénissait ensuite pour l’usage des exorcismes. Lorsqu’elle l’avait tirée d’un puits où elle la puisait, et qu’elle apportait deux grandes cruches de terre en ses deux mains qui en étaient remplies, les démons, qui étaient en elle, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour les lui faire casser afin de répandre l’eau, et pour cet effet, ils l’agitaient en diverses manières, tantôt la faisant aller d’un côté, tantôt de l’autre, et elle leur disait, parlant à eux : « Vous faites bien voir le peu de pouvoir que vous avez. Je vous mets au pis faire, et vous défie de faire seulement toucher mes deux cruches l’une contre l’autre. » Cela les faisait enrager et ils étaient contraints de la laisser. De là vient qu’elle dit qu’il n’y a rien au monde qu’elle craigne moins que les malins esprits. Que ce sont [9] les plus impuissantes de toutes les créatures et qu’elle craindrait plus un chien ou quelque autre bête que tous les diables ensemble31. Qu’ils sont moins à appréhender que des mouches, parce qu’ils sont tellement liés qu’ils ne peuvent rien que ce que Dieu leur permet expressément.

Chapitre 4. Ce qu’elle a souffert de la part des démons par la possession.

Depuis l’an 1609 qu’elle est possédée jusques à l’année présente 1655, Dieu a permis aux démons de lui faire souffrir de grandes peines. Car outre qu’ils l’ont battue et souffletée avec ses propres mains plusieurs fois, ils remplissent et empoisonnent, ainsi qu’elle parle, son sang, ses veines, son cœur et tous ses sens, de leur furie et de leur rage. Ils la mettent à la torture et la font souffrir étrangement en toutes les parties de son corps, de telle sorte, dit-elle, « que je regarde quelquefois dans mes mains si je n’y verrais point leurs griffes, quoique je sache fort bien que ce sont des esprits qui n’ont rien [9v] de corporel. Mais c’est qu’ils me font souffrir les mêmes tourments que si effectivement ils avaient des griffes matérielles et sensibles avec lesquelles ils me perçassent les mains et me déchirassent les membres. » Elle assure néanmoins que les moindres de ses peines sont celles qu’elle a portées de la part des démons. Elle les a défiés et provoqués beaucoup de fois lorsqu’ils la maltraitaient, parlant à tous en la personne d’un seul en cette façon : « Est-ce là tout ce que tu peux faire ? tu n’as pas grande force ! Vois-tu, me voilà : fais tout le pire que tu pourras. N’attends pas que Dieu te commande de me frapper, c’est assez qu’Il te le permette. Garde-toi bien d’omettre la moindre des peines qu’Il te permettra de me faire endurer. Car je Le prie de tout mon cœur que toute son Ire32 tombe sur toi et qu’Il redouble tous tes supplices, si tu en a laissé la plus petite partie, mais prends bien garde à ce que tu feras ! Tu es un lion et je ne suis qu’une misérable fourmi. Quand le lion vaincrait la fourmi, on se moquerait encore de lui de s’être armé pour combattre une si faible et si chétive bête. Mais si la fourmi surmonte le [10] lion, comme elle fera assurément, parce qu’elle est fortifiée de la grâce de Dieu, la confusion en demeurera éternellement sur le lion. N’es-tu donc pas bien insensé de faire ce que tu fais ? Fi, fi, de la bête à dix cornes ! » Pendant qu’elle disait cela, le diable enrageait et demeurait confondu.

« Une chose qui me console, dit-elle, quand ils me tourmentent, c’est qu’ils ne font point de péché. Car n’ayant plus de liberté, ils ne sont plus en état de mériter ni de démériter. »

Chapitre 5. Ce qu’elle a souffert de la part des hommes, spécialement pendant qu’elle a été prisonnière à Rouen.

[1.]33 Quoique les grâces extraordinaires que la divine Bonté a communiquées à la sœur Marie soient connues de très peu de personnes, néanmoins elle a toujours été regardée comme une fille de grande vertu et d’une piété singulière. Mais cela n’a pas empêché qu’elle n’ait souffert beaucoup de peines, de traverses et de mépris ; et des contradictions de [10v] plusieurs personnes particulières, qu’elle a toujours reçues comme de la main de Dieu et portées avec une merveilleuse patience, une parfaite soumission à la volonté de Dieu, une profonde humilité et une grande charité vers ceux dont Dieu s’est servi pour l’affliger. Mais surtout il n’est pas croyable combien de maux elle endura pendant six mois qu’elle fut prisonnière à Rouen pour le fait que je vais dire.

L’an 1614 qui était la seconde année des exorcismes qui ont été faits sur la sœur Marie, il arriva que les démons ayant dit qu’ils sortiraient un certain jour et ne l’ayant pas fait, comme on leur en demanda la cause, ils répondirent que c’était un certain homme qu’ils nommèrent et qu’ils accusèrent d’être sorcier, qui y mettait empêchement. On ne doit pas croire pour cela que cet homme fût sorcier, mais Dieu permit ceci au démon pour faire naître une nouvelle occasion de souffrance à la sœur Marie. Car cet homme qui était puissant, sachant ce qui avait été dit de lui, entra dans une grande colère contre elle, enfin alla à Rouen, là où il l’accusa elle-même au parlement d’être sorcière, et prévint si bien l’esprit des juges qu’ils la mirent en prise de corps. Monseigneur de [11] Coutances, ayant appris ces nouvelles et connaissant bien son innocence, n’attendit pas qu’on la vint prendre, mais il l’envoya lui-même à Rouen, où elle fut conduite par ses parents, y allant très volontiers et avec joie parce qu’elle voyait que c’était la volonté de Dieu. Étant arrivée à Rouen, elle se rendit prisonnière et y demeura depuis la fête de saint Jean-Baptiste jusqu’à la fête de la Conception Immaculée de la très Sainte Vierge. Elle y souffrit des maux indicibles.

Car premièrement, après avoir été six semaines dans la prison de la Cour de l’Église, où elle fut traitée fort charitablement par le concierge et sa femme, on la mena dans la prison du Parlement, où on la mit dans un cachot fort obscur.

Secondement, on l’exorcisa souvent dans la chapelle de la prison. Dieu permit qu’un jour un religieux cordelier y étant venu pour l’exorciser, les esprits malins ne parurent point. à raison de quoi il commença à déclamer contre elle devant une grande troupe de personnes qui étaient présentes et à dire qu’elle n’était point possédée, mais que c’était une trompeuse, une publique34 et une sorcière, ce qui excita tout le monde et même les autres prisonniers à la siffler, à la montrer du doigt et à la maltraiter de plusieurs manières. De sorte que depuis cela [11v] lorsqu’on la menait du cachot à la chapelle ou de la chapelle au cachot, elle était huée, moquée et chargée d’injures et d’opprobres comme une infâme et une sorcière, et qui plus est, elle était battue et outragée cruellement. Car il y avait une certaine femme qui en la menant et la ramenant la battait sans cesse avec une serviette qu’elle tenait à la main, qui était mouillée et tortillée en forme d’une grosse corde dont elle la frappait sur le visage.

Troisièmement le Parlement ordonna qu’elle serait dépouillée et rasée partout pour chercher les marques du diable, et pour reconnaître si elle était vierge, et en effet elle fut dépouillée toute nue par deux fois et piquée avec des aiguilles et des alènes par tout le corps, mais on trouva qu’elle était vierge et qu’elle n’avait aucune des marques que l’on cherchait. Ce qui est étrange, c’est qu’au lieu d’envoyer quelque matrone ou sage-femme pour la visiter, on y envoya un chirurgien qui à la vérité était un bon vieillard fort sage et fort charitable qui lui parla et la traita fort doucement ; mais toujours c’était un homme. Cette pauvre fille, qui avait un amour indicible pour la pureté et une horreur [12] incroyable de tout ce qui lui était contraire, demeura bien étonnée quand elle vit et qu’elle sut la cause pour laquelle il venait, et l’ayant appris de lui, elle lui dit :

« Comment, Monsieur, faut-il que ce soit un homme qui fasse cela ? Est-il possible que dans Rouen il n’y ait point de femme capable de faire une chose semblable ?

 – Ma fille, lui répondit le vieillard, la justice le veut ainsi.

 – Est-il vrai que la justice le veut ainsi ?

 – Oui, répliqua-t-il.

 – Ah ! répartit-elle, puisque la justice le veut, c’est que Dieu le veut, et puisque Dieu veut que j’aie cette confusion, je le veux aussi. »

Et en disant cela, elle commença à se dépouiller avec une merveilleuse générosité. Ensuite de quoi elle fut rasée partout. Ce qui se fit le matin, et après midi, il vint six ou sept des messieurs du Parlement avec des médecins et des chirurgiens, en la présence desquels elle fut dépouillée pour la seconde fois ; et ce fut alors qu’elle fut piquée par tout le corps avec des aiguilles et des alènes.

Quatrièmement35. Elle fut traitée de la Justice avec tant de rigueur à cause de la mauvaise impression qu’on avait mise dans l’esprit des juges, que [12v] c’était une sorcière, une publique et une trompeuse, qu’il fut défendu à toutes sortes de personnes, tant à celles qui étaient dans la prison qu’à celles qui n’y était pas, de lui parler ni de l’assister aucunement, à peine d’être mis dans une basse-fosse les fers aux pieds.

Cinquièmement. Il semblait que tous les hommes, grands et petits, prêtres et laïcs, religieux et séculiers, filles et femmes étaient convertis en fureur contre elle sans aucun sujet, car il n’y avait personne qui pût dire qu’elle l’ait offensée, de fait ou de parole ou de quelque autre manière. Les uns la bafouaient comme une sorcière, une débauchée et une très méchante créature. Les autres disaient qu’elle faisait la possédée pour enrichir ses parents de l’argent qu’elle gagnait. Plusieurs autres lui venaient dire qu’on l’allait brûler toute vive.

Il y avait un prêtre qui venait tous les jours célébrer la sainte messe en la prison, qui auparavant que de la dire, et après l’avoir dite, se mettait vis-à-vis d’elle et lui chantait mille pouilles ; le cordelier aussi, dont nous [13] avons parlé, la tourmenta étrangement par menaces, injures et malédictions. Les prisonniers mêmes la haïssaient et persécutaient, spécialement depuis que le cordelier avait déclaré publiquement dans la prison qu’elle feignait d’être possédée et qu’elle ne l’était point, et qu’elle n’était qu’une trompeuse et une infâme. Quelque temps après, comme elle fut exorcisée derechef dans la chapelle de la prison, les démons se manifestèrent si visiblement que tout le monde reconnut qu’elle était véritablement possédée, ce qui fit que les prisonniers ne l’avaient plus tant en horreur comme ils l’avaient auparavant.

Sixièmement. Dieu lui envoya une affliction plus grande que toutes les autres précédentes, car étant entrée dans le cachot, elle fut prise d’une si grande frayeur qu’elle ne pouvait durer dans le doute où elle était que ce mal fût naturel ou qu’il vînt de Dieu. Elle le supplia de lui ôter trois jours durant si c’était Lui qui lui eût envoyé, mais, s’il était naturel, qu’Il [lui] eût agréable36 de la laisser en cet état. La prière achevée, la frayeur cessa le temps qu’elle avait demandé, et [elle] fut dans une grande paix et tranquillité, au bout desquelles elle rentra dans ce premier état de frayeur qui lui dura [13v] pendant tout le cours de sa prison.

Parmi tant de maux et d’afflictions, Dieu qui n’abandonne jamais les siens, lui suscita quelques personnes, qui la consolaient, défendaient et lui fournissaient toutes les choses qui lui étaient nécessaires. Et après toutes ces persécutions et calomnies, Il la justifia et la délivra de toutes ses tribulations, car ayant été visitée, elle fut trouvée vierge.

2.37 Il demeura constant et hors de doute qu’elle était possédée, car elle fut exorcisée en grec et en hébreu par monseigneur l’archevêque de Rouen et par plusieurs autres docteurs, et les démons répondaient conformément aux demandes qu’on leur faisait ; joint que la possession parut si clairement par plusieurs autres effets qui ne pouvaient procéder que des esprits malins, qu’il était impossible d’en douter.

3. Afin de faire voir qu’il n’était pas vrai qu’elle fît la possédée pour gagner de l’argent, Dieu ne permit jamais qu’elle en prît de personne. Quelques-uns lui en jetaient dans son cachot, mais les démons l’agitaient continuellement jusqu’à ce qu’on l’eût ôté.

D’autres lui jetaient plusieurs poires, après avoir caché des sous dans quelques-unes, mais les malins esprits se servant de ses mains choisissaient [14] entre les autres celles où étaient les sous, et les rejetaient à ceux qui les lui avaient jetées.

4. Quoique les juges eussent été préoccupés et puissamment sollicités contre elle, la vérité néanmoins surmonta le mensonge. Son innocence prévalut contre la calomnie et la Cour, par un arrêt, ordonna qu’on la ramenât à son évêque pour être exorcisée.

Chapitre 6. Ce qu’elle a souffert de la part des sorciers.

Depuis le jour qu’elle fut possédée des malins esprits, elle souffrit étrangement l’espace de cinq ans par les maléfices des sorciers : spécialement les deux dernières années durant lesquelles il ne se passait quasi point de jour qu’ils ne lui jetassent quelques nouveaux sortilèges et quelquefois plusieurs en un jour. Les peines qu’elle a portées de cette part surpassent beaucoup celles qu’elle a endurées de la part des hommes et de la part des démons, car les sorciers, dit-elle, joints avec les diables, ont beaucoup plus de pouvoir de faire souffrir que les hommes ou les diables seuls. Les sortilèges forcent quasi au péché, parce que les démons sont unis à la malice des sorciers [14v] et exécutent leurs intentions. C’est ce qu’elle a expérimenté plusieurs fois, mais spécialement dans les occasions suivantes :

Auparavant qu’elle vînt à Coutances, ses parents la voyant extrêmement travaillée par le premier maléfice qui lui fut jeté, et ne connaissant point la qualité de son mal, la menèrent chez un malheureux ecclésiastique qui se mêlait de donner des remèdes aux malades qui s’adressaient à lui : lequel l’eût perdue, si Dieu ne l’eût délivrée du précipice au bord duquel elle se trouva, et ce, par une merveilleuse industrie qu’Il lui inspira, au moyen de quoi elle fut affranchie de la gueule de ce loup.

Mais, enrageant de ce que cette proie lui était échappée des griffes, et que sa tutrice qui l’avait menée chez lui ne la quittait jamais, il lui jeta un charme très violent (car c’était un insigne magicien). Ce charme avait deux effets : l’un, au regard de la sœur Marie, pour la forcer de l’aller trouver, et ce avec tant de violence et de rage, qu’afin d’y résister, elle se frappait à grands coups et s’arrachait les cheveux de la tête. L’autre charme était au regard de la tutrice, qui se nommait Jacqueline Beurrye qui [15] avait pour elle le soin et la qualité d’une véritable mère et qui pour lors était couchée dans un même lit avec elle (car c’était la nuit que le sortilège fut jeté), à savoir de l’endormir si profondément qu’il fut impossible à la sœur Marie de l’éveiller, ni en criant, ni en la pinçant, ni en la tournant d’un côté et d’autre. Cette pauvre fille, ne trouvant aucun remède à un si fâcheux mal, fut inspirée de Dieu d’avoir recours à son refuge ordinaire, qui était la très Sainte Vierge. Elle lui adresse donc ses prières et fait vœu de l’aller saluer à l’église de Notre-Dame de la Délivrande, auprès de Caen, et au même instant la bonne femme s’éveilla, et la sœur Marie fut entièrement garantie de la malignité de ces charmes.

Allant à Rouen, au premier gîte qu’elle fit sur le chemin, qui fut au château de la Motte appartenant à Mgr de Coutances, on lui jeta pendant la nuit un horrible sortilège tendant à la corruption et à lui faire perdre le trésor incomparable de sa virginité, afin de la faire passer pour une infâme et de la marquer d’une qualité qui est inséparable de la fourberie, à savoir l’impudicité, et par [15v] ce moyen de persuader aux juges plus facilement qui elle était, lorsqu’ils sauraient qu’elle n’était pas vierge. Et en effet ce fut à cette fin qu’ils ordonnèrent qu’elle serait visitée. Quoique ce sortilège la fît beaucoup souffrir, il n’eut pourtant point l’effet que prétendait le magicien qui [le] lui jeta, non plus qu’un très grand nombre d’autres qui lui furent jetés par d’autres sorciers, comme nous verrons ci-après.

Étant arrivée de Rouen à Coutances, on y recommença les exorcismes, et parce qu’elle sentait encore les effets du susdit sortilège qui lui avait été jeté à la Motte, l’exorciste commanda au diable en la vertu de Jésus-Christ de détruire lui-même son ouvrage et de faire cesser la malignité de ces charmes. Mais il répondit que la fille n’en serait point délivrée, et que même elle ne boirait ni mangerait que le magicien ne parût devant elle. Et en effet il fut impossible de lui faire rien prendre depuis ce temps-là jusqu’à ce que le magicien fût venu. Les démons l’empêchaient de manger par l’ordre de Dieu. On cherche le magicien (que le diable nomma) par l’ordre de Monseigneur, on est trois jours sans pouvoir le rencontrer. [16] Enfin l’ayant trouvé, on l’amène. Il paraît devant la fille. Le démon lui parle et lui maintient que c’est lui qui lui a jeté ce charme. Après qu’il eut longtemps contesté que ce n’était pas lui et que le malin esprit insista et assura que c’était lui, il lui dit à la fin : « Si je lui ai donné quelque chose, qu’elle me le rende.

 — Oui dà, répond le démon, elle te le rendra tout.

— Maintenant qu’on me donne un plat », et comme on en eut présenté un, elle jeta par la bouche une certaine matière telle qu’est celle dont la cervelle de l’homme est composée.

« Voilà le charme, dit l’esprit malin, il est fait de la cervelle d’un petit enfant. »

Et certainement on ne pouvait pas dire que cela vînt d’aucun aliment qu’elle eût pris, puisqu’il y avait trois jours qu’elle n’avait ni bu, ni mangé. Dieu l’ayant ainsi permis, afin que l’on reconnût cette vérité.

Voici un autre sortilège beaucoup plus terrible que le précédent qui lui fut envoyé de Paris un peu après son retour de Rouen. Un certain marchand de Coutances étant allé à Paris, comme il s’en revenait au sortir de la ville, il entend venir après lui des cavaliers fort bien montés et bien couverts, qui l’ayant [16v] abordé, lui demandèrent d’où il était et où il allait.

« Je suis de Coutances, leur dit-il, et j’y vais.

— N’y a-t-il point ajoutèrent-ils, une pauvre fille possédée ?

— Oui, et c’est grande pitié des tourments qu’elle souffre.

— C’est de quoi nous avons entendu parler », dit l’un de ces cavaliers, et ce qui nous a tellement touchés de compassion qu’ayant appris que vous étiez de ce pays-là, nous sommes courus après vous pour vous donner cette petite boîte dans laquelle il y a des reliques de sainte Geneviève dont on a descendu la châsse les jours passés. Tenez, emportez-là avec vous bien soigneusement, et quand vous serez à Coutances, dites qu’on la donne à cette pauvre fille et qu’on la mette sur elle. 

Cela dit, les cavaliers s’en retournèrent à Paris, et le marchand arrivant à Coutances, bailla la boîte à ceux qui étaient auprès de la sœur Marie, et Dieu permit qu’ils la lui apliquèrent sans regarder ce qui était dedans. Mais elle sentit bientôt ce que c’était.

Car cette fausse relique, qui était un véritable sortilège, tendait à trois effets : premièrement, à la porter dans les plus exécrables blasphèmes de l’enfer. [17] Secondement, à la jeter dans les plus infâmes saletés et dans les plus puantes abominations qui puissent être et avec les personnes les plus perdues et les plus gâtées de ce sale et vilain péché.

Troisièmement, à l’exciter au meurtre et au massacre, la poussant à étrangler, à écorcher, à démembrer et à dévorer tout le monde. Et en outre elle fut possédée d’un nouveau démon qui se nomma Kerigno. Sa prétention était de l’obliger à faire quelque action répréhensible et criminelle afin d’avoir sujet de la décrier, de l’accuser et de la faire derechef tomber entre les mains de la Justice pour la faire châtier et pour l’exterminer entièrement. Mais tout cela ne servit qu’à faire paraître davantage la protection de Dieu sur cette créature, lequel par la vertu de son bras anéantit tous les effets de ces charmes et rendit vains et inutiles tous les efforts des puissances infernales.

Cela donna occasion à la sœur Marie de prier Notre Seigneur de faire miséricorde aux sorciers et de demander à souffrir pour eux un temps les peines qu’ils méritaient de souffrir dans l’éternité ainsi qu’il est raconté ailleurs plus [17v] amplement.

Mais tant plus qu’elle s’efforçait à leur faire du bien, tant plus ils cherchaient de lui faire du mal, en voyant que tous leurs charmes et toutes leurs machines diaboliques n’étaient point assez forts pour la faire tomber dans le péché, et pour lui ravir la grâce de Dieu. Ils entreprirent pour le moins de lui ôter la réputation et de la décrier : qui est un des effets de leur malice contre les personnes, et les choses qui honorent Dieu. Car je connais un homme qui a été malheureusement engagé dans ce détestable parti l’espace de dix ans et qui s’est trouvé plusieurs fois dans leurs assemblées nocturnes, lequel s’en étant retiré par un effet extraordinaire de la divine miséricorde, m’a assuré que quand il se fait quelque ouvrage de la terre qui est à la gloire de Dieu, ses plus grands ennemis qui sont les sorciers tiennent conseil pour aviser aux moyens de l’empêcher, ou de le détruire, ou de l’affaiblir, ou tout au moins de le mettre en mauvaise odeur devant les hommes afin qu’il produise moins de fruit. C’est ce [18] qu’ils ont essayé de faire au regard de l’œuvre que la divine Bonté a faite en la sœur Marie. Car on a vu une méchante fille suscitée et députée comme il est très probable par cette troupe infernale, laquelle s’en allait dans les lieux et dans les villes voisines de Coutances, comme au Mont-Saint-Michel, à Saint-Malo en Bretagne et en plusieurs autres endroits, là où elle se faisait appeler Marie des Vallées, disant qu’elle était la possédée de Coutances, et partout où elle se rencontrait, elle dérobait et faisait d’autres actions méchantes, qu’elle avouait après très facilement et quand on lui demandait pourquoi elle les avait faites, elle n’apportait point d’autres excuses sinon que c’était le diable qui l’avait trompée.

Elle passait bien plus outre, car elle disait qu’il lui était arrivé un grand malheur, à savoir qu’elle s’était donnée au diable et que c’était la raison pour laquelle elle était en sa possession, et que même elle en portait le caractère et la marque. Et en effet, elle la faisait voir en ses cheveux, un peu au-dessus du front. Car j’ai vu une personne de grande probité et de fort bon sens qui m’a assuré que pendant quinze jours cette malheureuse créature [18 v] séjourna en la ville de Saint-Malo. Elle lui montra cette marque, et que, pour en faire l’épreuve, elle y appliqua une aiguille de tête fort longue, qu’elle y fit entrer presque toute sans qu’il en sortît du sang et sans qu’elle témoignât aucun sentiment de douleur. Ce qui fait conjecturer et avec fondement qu’elle était sorcière puisqu’elle portait si visiblement la marque que le diable a coutume d’imprimer en ceux qui lui appartiennent en cette damnable qualité. La personne qui l’a entendue de sa bouche et qui a vu ce caractère m’a assuré qu’elle se faisait appeler Marie des Vallées, déclarant à tout le monde qu’elle était la possédée de Coutances. Et cependant c’est une chose très certaine que jamais la sœur Marie n’a été à Saint-Malo.

Je passe plusieurs autres fourberies et malices que cette méchante fille a faites en d’autres lieux pour la diffamer, lesquels ont été avérées et reconnues avec autant de certitude que la précédente. Toutes ces choses font voir la rage extrême dont l’enfer a toujours été animé contre cette bonne fille, ce qui n’est pas une petite preuve qu’elle est fort aimée [19] du ciel, puisque l’enfer la hait tant et que les principaux membres de Satan, qui sont les sorciers, lui ont fait une guerre si cruelle, dans laquelle étant fortifiée de la vertu d’en haut, elle a toujours remporté la victoire.

Chapitre 7. Les remèdes dont l’Église se servait pour détruire les maléfices et comme elle en fut entièrement délivrée.

Pendant qu’elle était persécutée par les sorciers et travaillée par les maléfices qu’ils lui jetaient tous les jours, sitôt qu’elle sentait l’effet de quelque nouveau sortilège, elle le faisait connaître aux exorcistes, lesquels commandaient au démon par les exorcismes de déclarer le remède dont il fallait se servir pour le détruire ; et quoiqu’ils fissent beaucoup de résistance, ils étaient néanmoins forcés de le dire. Et tantôt ils disaient qu’il fallait y employer de l’eau grégorienne ainsi appelée parce qu’elle a été instituée par saint Grégoire le Grand et il n’appartient qu’à un évêque de la bénir ; tantôt du sel béni ; une autre fois [19 v] de l’huile sainte dont on oint ceux que l’on baptise, une autre fois quelque chose bénite par l’Église. Si bien que toutes les choses que l’Église a coutume de bénir y furent employées, et elles ne manquaient jamais d’anéantir les charmes dont il paraissait souvent des marques visibles et extérieures, ainsi qu’il arriva un jour lorsqu’après avoir reçu un maléfice qui la tourmentait étrangement et dont l’effet était de l’embraser du feu de la concupiscence, les démons furent contraints par la vertu de l’exorcisme de dire que les remèdes à ce sortilège étaient de la mettre dans un vaisseau plein d’eau grégorienne. Ce qui fut fait. Et au même temps qu’elle y fut, le charme fut détruit, et l’eau qui était claire et nette auparavant se trouva toute pleine d’un nombre innombrable de petits vers dont le monde demeura étonné.

Les maléfices ont duré cinq ans. Après avoir souffert pendant cinq ans les tourments d’un très grand nombre de maléfices et qui souvent étaient si atroces que ceux qui la voyaient en cet état en pleuraient de compassion, voici enfin comment elle en fut délivrée. [20]

Un jour, comme elle se présentait à la sainte communion dans la chapelle de l’évêché, elle en fut empêchée de telle sorte qu’il lui fut impossible de communier ; et Notre Seigneur lui dit en esprit qu’il voulait qu’on la mît coucher dans une petite salle où il y avait une cheminée, tout proche de la chapelle. Elle dit cela à M. de Jugainville, son exorciste, qui le proposa à Mgr de Coutances, lequel d’abord ne voulut pas y consentir parce qu’il craignait que les sorciers ne la fissent mourir si on l’abandonnait ainsi toute seule à leurs mains en ce lieu-là. Cependant elle ne pouvait communier et lorsqu’elle se présentait à la table de Notre Seigneur les démons l’en empêchaient. On leur commanda par les exorcismes d’en dire la raison. Ils répondirent que c’était l’ordre de Dieu et qu’elle ne communierait point qu’on ne l’eût mise à coucher dans le lieu susdit. À raison de quoi, monseigneur ayant assemblé son conseil pour délibérer ce qu’il fallait faire, il fut conclu qu’elle irait coucher tous les soirs dans cette petite salle et qu’on la confierait ainsi à la garde de Dieu. Ce qui fut fait. Ensuite de quoi elle communia librement dès le lendemain et tous les sortilèges cessèrent, et depuis ce temps-là les [20 v] sorciers n’eurent aucun pouvoir sur elle quoiqu’ils fissent tous leurs efforts pour l’inquiéter et intimider. Car après qu’elle s’était retirée dans la chapelle, ils frappaient contre la porte et faisaient un très grand bruit, comme qui aurait jeté de grosses pierres à l’encontre. Ce qui ayant été dit aux ecclésiastiques qui avaient soin d’elle, ils en voulurent avoir l’expérience, et pour cet effet l’un d’eux, étant venu dans la chapelle, il entendit ce bruit, lequel ne pouvait venir d’ailleurs que des sorciers, car lors il ne demeurait personne dans l’évêché, l’évêque faisant sa demeure en une autre maison. Outre cela, elle voyait quelquefois un grand nombre de pointes d’épées toutes nues qui passaient l’une dans l’autre comme s’il y eut eu plusieurs hommes escrimant les uns contre les autres, et cela tout proche de sa tête, par-dessus, en sorte qu’elle était obligée de marcher la tête baissée pour passer par dessous les épées, et lorsqu’elle était couchée, elle entendait des personnes qui marchaient contre le bord de son lit aussi pesamment et sensiblement que s’ils avaient eu des sabots, mais ils ne la touchaient point, ni ne lui faisait aucun mal [21] et toutes ces choses ne l’épouvantaient point du tout, parce qu’elle savait que tous les démons et tous les sorciers ensemble ne lui pouvaient faire aucun déplaisir que par la permission de Dieu, et qu’elle était prête d’accepter de bon cœur tout ce qu’il leur permettrait de lui faire souffrir. Avant que de se coucher, elle prenait une lampe d’une main avec un vase où il y avait de l’eau bénite, et de l’autre un aspersoir avec lequel elle s’en allait aspergeant tous les endroits de la chapelle, de sa salle, et d’une autre plus grande salle qui en était proche et où elle entendait beaucoup de bruit. Puis elle prenait son repos en paix. Ayant fait cela quelque temps, elle demeura entièrement délivrée de tous les maléfices des sorciers.

Chapitre 8. L’état misérable des sorciers.

Avant que de quitter cette matière qui regarde les sorciers et les sortilèges, je mettrai ici quelque chose de ce que Notre Seigneur a fait voir à la sœur Marie de l’état épouvantable auquel sont [réduites] ces misérables personnes. [21v]

Un jour Notre Seigneur lui promit de faire une œuvre de sa Toute-puissance et pour cet effet, Il lui ordonna de dire un rosaire tous les jours durant l’octave de la fête du Saint Rosaire. Elle se trouva en esprit enfermé un espace de temps dans une salle où il n’y avait aucune ouverture, par conséquent ni porte, ni fenêtre, et au milieu était l’embouchure de l’enfer, c’est-à-dire un gouffre et un abîme au fond duquel elle voyait le feu de l’enfer. La voilà saisie d’une frayeur et d’une angoisse extrême ; elle crie à Notre Dame : « Hélas ! où sommes-nous ? »

Notre Dame se rit et témoigne qu’elle est bien aise de la voir là et dit : « Je vous y ai mise, mais je ne vous en retirerai pas. »

Les frayeurs continuaient, lesquelles pourtant ne paraissaient que dans la maison où elle était. Chaque jour le lieu où elle était fondait peu à peu sous ses pieds, et le puits de l’abîme s’augmentait jusqu’à tant qu’il n’était qu’un petit rebord qui était à la muraille et une petite pièce de bois percée à jour et détachée de la paroi, à laquelle elle passait son bras pour s’empêcher de tomber dans l’abîme.

Elle criait à Notre Dame : « Est-ce là le chef-d’œuvre de votre puissance ! Quelle cruauté ! Ah ! Je ne puis plus demeurer en cet état. » Enfin quand tout fut [22] fondu sous ses pieds, elle se trouva délivrée. Cela représente l’état malheureux des sorciers, ils sont à présent dans l’état du péché sans en pouvoir sortir, si ce n’est par miracle, tellement que mourir pour eux et tomber en enfer c’est la même chose. Et cette peine qu’elle endurait était pour obtenir de Dieu la conversion des sorciers.

En l’an 1642, on lui fit mettre sous les pieds de l’Amour divin, représentés par les pieds de son lit, un chapelet qu’on lui fit enfiler de soie rouge et y mettre deux petits agneaux, dont l’un représentait la divine Volonté et l’autre Notre Dame avec une médaille neuve qui représentait l’Église sur laquelle il fallait que le Saint Sacré Cœur fut imprimé. Il y avait aussi une croix au commencement qui représentait Notre Seigneur ; les gros grains sa Passion, et les petits grains tous les saints du ciel. Il lui fut dit que c’était le chapelet des sorciers.

Deux ans après, le sixième jour de l’année 1644, la Charité divine reprit ce chapelet pour la sœur Marie. On le pendit à son côté gauche. Ce qui arriva en cette manière. La sœur Marie étant dans l’église, Notre Seigneur lui dit :

« Si je vous donnais une couronne, la diriez-vous ?

– Très volontiers, répondit la sœur Marie.

– Allez quérir le chapelet des sorciers. » [22v]

Après qu’on l’eut apporté, on lui fit dire en cette façon : Sur la croix et sur le crucifix, dites douze fois le verset : Exsurgat Deus et dissipentur inimici ejus : et fugiant qui oderunt eum a facie ejus38. Sur le petit Agnus39 de la Volonté de Dieu, dites trois fois : Voluntas Dei quodcumque voluit fecit. Sur le petit Agnus de Notre-Dame, dites trois fois : Fecit potentiam in brachio suo, dispersit superbos mente cordis sui40. Sur les gros grains qui représentent la Passion, [dites] le Vexilla41 tout du long. Sur les petits grains qui sont tous les saints : Exurge, Domine, in ira tua et exaltare in finibus inimicorum tuorum, en lui faisant dire de la version de Desportes :

Ha ! Lève toi, Seigneur, en ton ire allumée,

Fais voir haute ta force à la troupe animée,

De mes haineux domptés Seigneur réveille-toi

Et garde en ma faveur le décret de ta loi42.

Et sur la médaille qui représente l’Église, le Veni Creator, tout du long, parce qu’elle appelle le Saint-Esprit pour convertir les sorciers. »

Le lendemain Notre Seigneur lui représente l’état auquel seront les sorciers après leur conversion, par la manière suivante de dire le chapelet. Sur le crucifix, [23] Beata nobis gaudia, tout du long. Sur l’Agnus de Notre-Dame, Fecit mihi magna qui potens est, et sanctum nomen ejus. Sur les gros grains, Pater noster, etc. Et sur les petits, Ave Maria, etc. parce qu’ils seront enfants de l’Église ; sur la médaille qui représente l’Église, le Te Deum laudamus et trois fois le Magnificat, parce que l’Église se réjouira et remerciera Dieu de leur conversion. Ce chapelet était dans une bourse en cuir, qui représente la sœur Marie, parce que tous les sorciers étaient en elle, à raison qu’elle les a plaigés43. L’amour divin les avait mis sous les pieds comme les ayant abandonnés, mais la charité les reprend parce qu’elle les veut sauver.

Une autre fois comme elle priait pour une pauvre femme ensorcelée, qu’il plut à Notre Seigneur et à Notre Dame la délivrer, il lui fut dit : « Représentez-vous une mère qui a deux enfants malades, l’un n’est malade que d’une fluxion qui lui découle du cerveau et lui cause de grandes incommodités, le médecin lui baille une médecine qui le guérira absolument. Il n’a qu’à souffrir les tranchées44 de la médecine. L’autre est malade d’une grosse fièvre qui [23v] lui ôte la raison et le jugement. Il n’a que les paroles et les actions d’un désespéré. Le médecin le regarde comme ne voyant aucune disposition en lui de se servir d’aucun remède et n’y attend que la mort, si Dieu n’y fait un miracle de Sa miséricorde. Le premier est malade par ignorance et fragilité qui procèdent du péché d’Adam comme du chef, et celui-ci est en état de salut, et partant, il ne faut point s’inquiéter pour lui. Telle est cette pauvre femme. Le second est transformé en diable. Il n’a point d’autre volonté et d’autre intention que celle du diable, et tout ce qu’il fait, c’est pour lui plaire. Celui-là représente les sorciers. » Notre Seigneur ajoute : « Voyez lequel des deux est le plus malade et le plus digne de compassion. » Il dit encore : « Il faut tarir la fontaine, et il n’y aura plus de ruisseau. Il faut convertir les sorciers, et il n’y aura plus de sortilège. »

Chapitre 9. De l’échange qui s’est fait de la volonté de la sœur Marie avec celle de Dieu.

[24] Entre quantité de choses merveilleuses qui se sont passées en la sœur Marie, une des principales est l’échange que Dieu lui a fait faire de sa volonté avec la Sienne : ce qui s’est passé en cette façon.

Quatre ans ou environ après le commencement de sa possession, Dieu lui inspira une si grande haine du péché, et un désir si ardent de n’offenser jamais Sa divine majesté, qu’elle affirme qu’il n’y a que Lui seul qui connaisse combien ce désir était puissant, et combien cette haine était forte. Et elle assure que cette impression lui est demeurée dans le fond de son esprit, et qu’elle y demeurera éternellement, et qu’il lui est impossible de douter qu’elle ne soit de Dieu. Ce désir provenait de l’horreur inconcevable qu’elle avait du péché et de l’amour très pur qu’elle portait à Dieu. Car elle ne craignait pas le péché, ni ne désirait pas d’en être délivré entièrement, pour l’appréhension qu’elle eût de l’enfer, et des châtiments qui lui sont préparés soit en ce monde, soit en l’autre. Au contraire, elle faisait cette prière à Dieu : « Vous connaissez par votre infinie sapience, lui disait-elle, tous les péchés dans lesquels je tomberai durant tout [24v] le cours de ma vie, si vous ne m’en préservez par votre grande miséricorde. Je vous supplie de me faire souffrir toute la peine qui leur serait due en rigueur de Justice, voire au double et au centuple, si vous voulez, et me gardez de la coulpe45. » Elle fit cette prière à Dieu près de deux ans avec une dévotion et ferveur indicible.

Ce qui la confirma dans ce désir et dans cette prière, fut un livre du révérend père Coton46, jésuite, intitulé : Manuel de dévotion, où sont contenues plusieurs oraisons, colloques, aspirations, prières, etc., qui lui tomba entre les mains, dans lequel elle rencontra cette oraison, vers le commencement du livre et qui est telle :

Protestation première.

« Je sais à mes dépens et à mon grand dommage combien je suis préjudiciable à moi-même, et combien grande est ma fragilité, d’où j’ai toutes les occasions de craindre qu’au partir d’ici, je démente mes vœux et ne fasse le contraire de ce que je viens de promettre. Ô Dieu très puissant et immuable, ayez pitié de votre frêle ouvrage ; étendez votre main forte et votre bras invincible pour le secours de l’ouvrage de vos doigts. Ne permettez pas qu’une créature dont l’acquisition vous a été si pénible, [25] vous soit si facilement et tant indignement enlevée. Si ma volonté y est requise, la voilà entre vos mains. Je vous la donne et redonne irrévocablement. Et puisqu’il n’y a rien de mieux acquis que ce qui est donné, ô Dieu de mon cœur ! Commandez que le don qu’il Vous a plu me faire de vous-même, autorise celui que je vous fais de moi-même, et que cette donation tant entre vivants qu’à cause de votre mort soit tellement insinuée47 et insérée au registre de votre éternité, que quand je le voudrais, elle ne puisse être révoquée, car telle est par votre grâce la disposition de ma dernière volonté.

2. En effet serait-il bien raisonnable qu’une mauvaise volonté passagère pût annuler une résolution déterminée et préalablement prise avec tant de résolution.

3. Je proteste avec tous les ressorts de ma volonté, avec tous les efforts de mon franc arbitre, et avec toute la possible plénitude de mon consentement, que je ne veux vous offenser en chose quelconque, veux être vôtre totalement. Je veux sans exception tout ce que vous voulez, et déteste tout ce que vous détestez ; et s’il en prend autrement, s’il arrive que je me recherche moi-même, que je fasse rapine48 en l’holocauste et [25v] que je commette ou omette chose aucune contre votre bon plaisir, ce sera une surprise et dérobée volonté, du tout contraire à ce que vous me faites la grâce de vouloir lorsque je suis en mon sens et maître, par votre assistance, de mon consentement.

4. Et quand ainsi serait, que par fragilité extrême, à l’ombre de laquelle mon âme tremble de crainte, je portasse mon consentement au contraire de ce que vous voulez, ne permettez pas, ô Dieu de vérité et de bonté infinie, que telle faute me soit imputée, attendu que j’y renonce dès maintenant comme dès lors, et que le consentement qui est autorisé du vôtre, et dont vous êtes l’auteur doit prévaloir à celui qui n’est mien que par malheur et duquel l’instigateur et premier moteur est l’ennemi de votre gloire et de mon salut. »

Seconde protestation.

« Les âmes bienheureuses qui voient votre face, non seulement ne peuvent pécher, mais elles sont nécessitées à vous aimer, et à ne cesser jamais en ce noble exercice, et néanmoins elles ne laissent d’avoir leur libre volonté, tant il est vrai que vos œuvres ne se [26] détruisent point l’une l’autre, et que la grâce et la gloire ne gâtent pas, ains49 perfectionnent la nature.

2. Et si pouvoir faillir est l’une des appartenances de ma présente condition serve et esclave du péché, n’est-ce pas assez que je l’aie commis ingrat et misérable que je suis tant de fois, sans qu’il faille toujours faire preuve de ma misère au préjudice de votre honneur et gloire ? Hélas ! Mieux serait pour moi de n’être plus que d’être comme je suis et continuer de vous donner tant de peine.

3. L’amour de moi-même me rend ennemi de moi-même, et fait qu’en me cherchant je me perds, et en me trouvant je m’égare. Je renonce donc à telle amitié et la déteste avec autant de haine, et tout autant de force que je me suis aimé jusqu’à maintenant et que je pourrai ci-après, par mes mauvaises habitudes, aimer et rechercher moi-même.

4. Allouez, mon Dieu, cette déclaration de volonté et recevez en votre jugement et sur le compte que vous tenez de mes actions, paroles et pensées, telles affections comme autant d’afflictions, [26v] telles inclinations comme autant d’aliénations, telles recherches comme autant de fautes, et tels tacites consentements comme autant d’expresses résistances.

5. Mais d’autant, ô vérité suprême, que vous ne pouvez juger des choses, ni les prendre ici autrement qu’elles sont, et que si je me recherche, il faut que vous le connaissiez : je veux qu’il [en] soit ainsi, mais à condition, mon Dieu et non autrement, que vous regardiez désormais comme chose vôtre, et que vous m’imputiez l’amour de moi-même comme une affection portée et exercée à l’endroit d’une chose qui est purement vôtre. Ainsi le fils acquiert à son père tout ce qu’il acquiert, pendant qu’il est sous sa puissance. Ainsi l’esclave acquiert au profit de son maître tout ce qu’il peut acquérir durant sa servitude.

6. Désormais donc tout le soin que j’aurai de me vêtir, nourrir et entretenir ; toutes les affections, réflexions, tours et retours que j’aurai en moi, de moi et sur moi-même, toutes les forces, toutes les joies, toutes les craintes, toutes les tristesses, toutes les complaisances expresses et interprétées, bref, tout l’attirail de ma passagère vanité et du soin de moi-même, [27] tout cela mon Dieu, dorénavant sera affecté, s’il vous plaît, à la manutention et conservation de chose qui est vôtre, ni plus ni moins que je l’exercerais à l’endroit d’un pauvre de l’hôpital ou de quelque autre créature, dont le soin et la conduite prise avec cette diligence et charité vous seraient très agréables. Allouez-le, ô mon Dieu ! Recevez-le, ô mon Père, ô Seigneur débonnaire, par les mérites de Celui de qui les actions, paroles et pensées ne forligneront50 jamais de Votre volonté. Il a vécu pour moi, Il est mort pour moi : ainsi je mourrai à moi et je vivrai en Lui, et ma vie cachée en Lui paraîtra devant vous comme Sienne, et tout le soin que j’en aurai ne sera plus comme de chose mienne, et s’il m’est imputé, ce sera, ô l’unique de mon âme, comme de chose vôtre. Et quel autre moyen, Dieu de mon âme, y aurait-il, de couper cet hydre très horrible de l’amour de moi-même, attendu sa malicieuse ressource.

7. J’atteste donc et proteste derechef, devant le ciel et la terre, les anges et [27v] les hommes, que je ne veux plus vous offenser, ô Dieu ! Dieu de mon âme et seul propriétaire de mon cœur. Que si par fragilité je retombe, hélas ! mon doux Seigneur, ne l’imputez point à votre pauvre créature, car j’y renonce et y résiste comme à une surprise maudite. Et au contraire avec toute l’étendue, force et plénitude de mon consentement, je vous offre mes paroles, mes pensées, mes actions, ma vie, ma mort, le temps et l’éternité : et ce par Jésus-Christ qui est votre cher Fils et notre Frère, auquel avec vous et le bienheureux Saint-Esprit, soit à jamais honneur, louange et gloire. Ainsi soit-il. »

C’est la prière que le R. P. Coton, qui était un saint homme, faisait pour lui-même et qu’il a rendue publique et mise entre les mains des fidèles, afin que chacun la puisse faire pour soi-même.

C’est ce que la sœur Marie fit durant près de deux ans tous les jours devant le très Saint-Sacrement avec une très fervente dévotion. [28] Ensuite de quoi, elle vit la divine Volonté, par une vision non pas corporelle ou imaginaire, mais purement intellectuelle. Car elle la vit, non point sous une forme, figure ou image, mais comme une vérité présente (ce sont ses propres termes) et avec une si grande certitude et clarté que ce que nous voyons des yeux corporels ne nous paraît pas si clairement, et qu’il lui était impossible de douter que ce ne fut la très adorable volonté de Dieu, laquelle lui parla en cette façon :

« Vous demandez à Dieu qu’Il vous ôte votre liberté, et qu’Il prenne votre volonté, et qu’Il vous donne la Sienne, afin que vous n’en ayez plus d’autre, et avec cela vous désirez communier souvent ? Mais si on vous ôte votre volonté et que l’on mette celle de Dieu en la place, vous ne feriez plus rien de ce que vous voulez ! Vous ne communieriez pas quand vous le souhaiteriez, et même je pourrais bien vous ôter tout à fait la sainte communion. C’est pourquoi, pensez bien à ce que vous demandez ! La sainte communion est le grand chemin royal du paradis, par lequel tous les saints [28v] ont marché, et celui dans lequel vous désirez entrer est très difficile et très pénible : regardez donc ce que vous avez à faire ! »

Là-dessus, elle commença à raisonner ainsi en soi-même :

« La divine volonté est Dieu. La sainte communion est aussi Dieu ! Mais quand je communierais tous les jours, je puis encore pécher avec cela, et si ma propre volonté est anéantie et que celle de Dieu me soit donnée en la place, je ne l’offenserai plus, car il n’y a que ma propre volonté qui puisse faire le péché. C’est pourquoi je renonce de tout mon cœur à ma propre volonté et me donne à la très adorable volonté de mon Dieu, afin qu’elle me possède si parfaitement que je ne l’offense jamais. »

Après cela arriva la fête de la Conception de la bienheureuse Vierge en laquelle elle sentit un désir extraordinaire de communier et elle communia en effet. Mais ensuite il lui fut impossible de communier sacramentellement : elle communiait néanmoins spirituellement, et elle recevait et ressentait en soi tous les effets et tous les fruits de la sainte communion, [29] tout de même qu’elle faisait lorsqu’elle communiait sacramentellement, à savoir, un très ardent et très pur amour de Dieu, un désir presque infini de suivre en tout et partout sa très adorable Volonté, une très grande charité pour le prochain, un amour tendre et sensible pour tous ceux dont elle avait quelque déplaisir, un zèle dévorant pour le salut des âmes, une affection incompréhensible pour les souffrants, un extrême mépris de soi-même, une horreur inconcevable du péché, une haine irréconciliable contre l’honneur et un détachement entier de toute chose.

Un an s’écoula pendant lequel elle ne put communier qu’en cette façon, parce qu’elle ne faisait pas ce qu’elle voulait ; la divine Volonté ayant pris possession d’elle. Elle n’était pas encore néanmoins confirmée en cet état, de sorte qu’il lui était encore libre d’en sortir, car Dieu lui voulut donner cette année pour choisir et pour délibérer ce qu’elle avait à faire sur cet échange qu’elle désirait [29v] qui se fit de sa volonté avec la sienne.

Cette année étant expirée, la divine Volonté lui parut derechef en la même manière que la première fois, qui lui parla ainsi :

« Voici l’heure qu’il faut définir et arrêter ce que vous avez tant demandé, à savoir que l’on vous ôte votre volonté pour vous donner celle de Dieu. Considérez bien ce que vous avez à faire ! Car c’est un contrat qui se va passer ! Avant qu’il soit fait, vous êtes libre de faire ce que vous voudrez, mais quand il sera passé, vous n’aurez plus de liberté, vous ne pourrez ni dire, ni penser, ni vouloir que ce qu’il Me plaira. Si je veux, je vous ôterai la sainte communion et vous ferai marcher par un chemin épouvantable. Le chemin de la sainte communion est tout couvert de fleurs et de roses, tout plein de grâce et de bénédiction et de consolations divines, mais je vous mènerai par un chemin tout rempli d’épines, de croix et de souffrances : je pourrais même bien vous faire aller servir les diables en enfer. »

« Enfin, dit la sœur Marie, la divine Volonté me fit voir tant de peines, tant d’angoisses, tant de douleurs, tant de tourments si effroyables [30] qu’il me faudrait endurer dans le chemin par lequel elle me conduirait, si je la choisissais, que je fus saisie d’une telle frayeur que tout le corps me tremblait d’une façon extraordinaire, ce qui n’empêcha point pourtant que je ne fisse ma réponse en cette sorte : “Je n’ai qu’une chose à dire, qui est que je hais tant le péché que je suis prête de souffrir autant d’enfer que Dieu en peut faire s’il en est besoin, afin qu’il n’ait jamais de part en moi. Pour cet effet, connaissant qu’il n’y a que ma volonté qui le puisse produire, je la renonce de toutes mes forces, et quoi qu’il puisse m’en arriver, je choisis la très adorable volonté de Dieu, et me donne à elle autant que je puis, afin qu’elle établisse son règne en moi si parfaitement que le péché n’y entre jamais. Je me réserve seulement une seule chose, qui est d’obéir en tout ce qui me sera possible à l’Église et que si j’y manque en quelque chose, il n’y aura que l’impossibilité qui m’y puisse forcer, car je ferai toujours de ma part tout ce qui sera en ma puissance pour suivre tous ses ordres.” » [30v]

Chapitre 10. Des choses qui se sont ensuivies du susdit51 échange, dont la première est qu’elle est privée de sa liberté.

Du susdit échange plusieurs choses considérables se sont ensuivies entre lesquelles j’en remarquerai ces deux principales. La première est que depuis cela, c’est-à-dire que depuis environ quarante ans, elle n’a eu aucune liberté ni en son extérieur, ni en son intérieur : car pour l’extérieur elle ne peut pas, ni prier quand elle veut, ni pour qui elle veut, ni aussi longtemps qu’elle voudrait, ni dire les prières qu’elle souhaiterait ; et il en va de même de son boire et de son manger, de son vêtir, de son lever, de son coucher, d’aller, de venir et ainsi du reste, la divine Volonté lui réglant toutes ces choses, et n’étant pas en son pouvoir de remuer le pied, la main ou la langue pour faire ou dire autrement que ce qu’elle lui ordonne. Et de cela il y a un exemple semblable en sainte Catherine de Gênes, car il est rapporté au livre I de ses Dialogues, chapitre 13, que Dieu la réglait au boire, au [31] manger et en toutes choses.

Mais ce qui regarde l’intérieur est bien plus admirable, car elle est tellement privée de la liberté d’user des puissances de son âme qu’elle ne peut pas ni se souvenir de ce qu’elle voudrait, selon la volonté des sens, ni penser, ni vouloir aucune chose pour bonne et pour sainte qu’elle puisse être, sinon quand la divine Volonté le veut et l’y applique. Par exemple quelquefois quand elle veut penser à la Passion de Notre Seigneur il n’est pas en son pouvoir de le faire :

« J’en suis empêchée, dit-elle, comme une personne qui voudrait entrer dans une chambre, et à qui on dirait : “Retirez-vous”, lui fermant la porte quand et quand. Et d’autres fois quand je suis dans l’extrémité de mes angoisses, et que j’ai plus besoin de consolation qu’à l’ordinaire, on ouvre la porte et on me dit : “Venez, venez ici.” Alors j’entre librement, et il m’est permis de penser à quelque mystère de la Passion, mais peu de temps, car j’y aurais de la consolation et il faut que je souffre. On ne me permet cela que dans ma grande et quasi extrême nécessité, puis on me fait sortir, et on me ferme la porte, m’ôtant le [31v] pouvoir d’y penser davantage. »

Ainsi, quand elle veut penser à la divine Justice qu’elle aime extrêmement, ou à quelque autre des divins attributs, ou à quelque autre mystère, ou vérité chrétienne, il ne lui est pas possible de le faire, sinon quand elle y est appliquée par la divine Volonté. Dans les craintes où elle est d’être trompée et dans le désir extrême qu’elle a de connaître la vérité, elle a prié cent et cent fois Notre Seigneur avec abondance de larmes, de lui permettre de prononcer une fois seulement en esprit son saint nom de Jésus, c’est-à-dire de former une pensée de ce saint nom, en témoignage que les choses qui se passent en elle sont fausses en tout ou en partie, et que si Il lui donne cette permission elle croira comme un article de foi que ce sont toutes tromperies, et jamais il ne lui a été possible de le prononcer ni de cœur, ni de bouche pour ce sujet, c’est-à-dire d’y penser à cette intention. Mais pour témoigner que tout est de Dieu, il lui est toujours permis de le prononcer et d’esprit et de cœur tant qu’elle veut.

Il en va tout de même de la volonté comme de [32] l’esprit et de la mémoire. Par exemple, quoiqu’elle ait un amour indicible pour le très Saint Sacrement néanmoins depuis trente-trois ans ou environ qu’elle n’a pu communier, il n’était pas en son pouvoir de le vouloir.

Elle ne laissait pas de faire à l’extérieur tous les efforts pour s’y disposer, afin d’obéir à l’Église, mais d’en former un seul acte de la volonté à cette intention, il ne lui a pas été possible ; et lorsque le temps s’est approché auquel Dieu voulait qu’elle communiât, elle en a eu une très forte volonté et un très grand désir quelque temps auparavant.

Pour ce qui touche la mémoire, j’en ai vu l’expérience plusieurs fois, spécialement au temps de la première mission qui se fit à Coutances. Ce fut lors qu’elle fut obligée et comme forcée de me dire quantité de choses que j’ai écrit, parce qu’elles sont pleines d’instructions très saintes et très utiles, à raison de quoi Notre Seigneur l’a forcée, s’il faut parler ainsi, de les dire : je dis qu’Il l’a forcée, car elle a toujours eu une très grande répugnance à parler de ces choses et elle n’en a jamais parlé à personne que par contrainte et elle m’a [32v] assuré plusieurs fois que s’il avait été en son possible de ne m’en parler point, qu’elle ne m’en aurait jamais dit mot, et tant s’en faut qu’elle y prenne quelque satisfaction ou complaisance ; qu’au contraire ce lui est un tourment beaucoup plus grand qu’on ne peut dire, ainsi qu’il paraît visiblement en son visage et ses larmes, et en ses plaintes. Or, afin de l’entendre je la voyais une ou deux heures tous les jours, et Dieu lui mettait autant de ces choses en la mémoire qu’elle m’en pouvait dire, tantôt plus tantôt moins, selon la mesure du temps que je pouvais y employer raisonnablement sans préjudice des exercices de la mission52. Et cela demeurait en sa mémoire jusqu’à ce qu’elle me l’eût dit, et ce lui était un poids fort pesant et qu’elle supportait avec peine, pour l’obliger de s’en décharger en me le disant. Et lorsqu’elle m’avait dit ce qui lui était mis pour ce jour dans la mémoire, elle n’avait aucun souvenir des autres choses qui s’étaient passées en elle, quoiqu’elles fussent en très grand nombre. Mais le jour suivant [33] on lui en mettait encore une certaine quantité conformément au temps que je pouvais être avec elle et cela se fit quinze jours ou environ53.

Par toutes ces choses, on voit manifestement qu’elle n’a point la liberté d’user des puissances de son âme et qu’elles sont mortes et anéanties en elles-mêmes, n’ayant ni action ni mouvement que par la divine Volonté qui est parfaitement vivante et régnante en elle.

Chapitre 11. De la seconde chose qui s’est ensuivie du sudit échange, qui est la privation de la sainte communion.

La seconde chose qui est procédée de l’échange de la volonté, est que depuis que cela s’est fait, elle a été environ trente-quatre ans sans pouvoir communier, car lorsqu’elle était à la sainte Table et que le prêtre venait à s’approcher d’elle pour lui donner le Saint Sacrement, les malins esprits dont elle était possédée y mettaient empêchement, soit en la faisant tomber par terre, soit en lui détournant la tête [33v] ou par quelque agitation de son corps de sorte que durant ce temps-là, jamais personne, ni évêque ni prêtre ne lui a pu donner la sainte hostie, nonobstant que tous les soins, toutes les diligences et tous les efforts imaginables y aient été employés tant de sa part que de la part de l’Église. De son côté, elle n’a rien omis de tout ce qu’elle pouvait faire pour s’y disposer.

D’un autre côté, on a employé durant un long temps quantité de prières, de jeûnes, d’aumônes, de pèlerinages, d’exorcismes, selon toute la puissance que Dieu donne à son Église sur les démons, afin de lever l’empêchement qu’ils y apportaient. On lui a fait faire un très grand nombre de pèlerinages en plusieurs lieux de dévotion, comme à Saint-Michel et à Notre Dame de la Délivrande, là où on l’a menée une fois tous les ans, près de quinze ans consécutivement, et là on l’exorcisa devant l’image de la Sainte Vierge, et en tous ses voyages elle était toujours accompagnée de plusieurs saints ecclésiastiques, à la conduite desquels elle avait été commise par son évêque et d’un bon nombre d’autres personnes laïques de grande piété tant de l’un que de l’autre sexe54. Et tout cela se faisait avec [34] grande dévotion, tant en allant qu’en revenant et afin d’obtenir de Dieu qu’elle pût communier, si tel était son bon plaisir. De plus pour cette même fin on fit des exorcismes tous les jours l’espace d’un an tout entier devant le Saint-Sacrement avec toutes les meilleures préparations et dispositions qu’on y pouvait apporter, et employant toute l’autorité, la vertu et le pouvoir qu’a l’Église sur les démons pour leur commander de la laisser communier. Mais ils répondaient et affirmaient toujours qu’ils ne pouvaient pas obéir à ce commandement, parce que c’était par l’ordre de Dieu qu’ils l’en empêchaient, et quand on leur en demandait la cause, ils disaient qu’ils n’en avaient pas connaissance et qu’ils n’étaient pas entrés dans les desseins de Dieu.

Mais le quatrième de décembre de l’an 1644, « le Père éternel (lui dit Notre Seigneur) vous regarde comme coupable de tous les crimes de ceux que vous avez plégés55 », et que c’était la cause pour laquelle Il versait sur elle tant de malédictions et avait commandé à toutes les créatures de lui faire souffrir quelque mal pour prendre vengeance des péchés dont elle était chargée, et que c’était l’une des [34v] causes pour lesquelles elle ne communiait pas56. [36]

Livre 2. Les désirs extrêmes qu’elle a eus de souffrir, et tout ce qui concerne l’enfer dans lequel elle a été.

Chapitre 1.

Lorsque Dieu mit dans le cœur de la sœur Marie ces grands désirs d’être entièrement séparée du péché, dont il a été parlé, Il y imprima aussi les désirs de souffrir si puissants et si ardents qu’il n’y a point de paroles qui les puisse exprimer, ni d’esprit humain qui soit capable de les comprendre. Car c’est la conduite ordinaire de la Divine Majesté, quand Il appelle une âme à de grandes souffrances, de lui en donner de grands désirs auparavant. Il a fait passer la sœur Marie ainsi qu’on le verra dans la suite de cette histoire, par des peines inouïes et inconcevables : aussi lui a-t-il donné des désirs de souffrir qui ne sont point imaginables. Si je les déclarais par mes paroles, on croirait que je parlerais [36v] avec hyperbole et exagération, c’est pourquoi j’emploierai ici ses termes mêmes :

« Je suis très assurée, dit-elle avec une grande sincérité, qu’il n’y a que Dieu seul qui puisse connaître la grandeur et l’étendue des désirs que j’avais de souffrir lorsque je lui demandais la peine d’enfer : ils étaient si ardents que j’en étais toute dévorée et croyais ne pouvoir pas vivre sans souffrir. La pensée seule des souffrances me donnait un contentement incroyable. Si j’avais eu mille paradis, je les aurais donnés pour des souffrances. Je suis bien assurée que tous les bienheureux qui sont au ciel ne peuvent pas plus aimer leur béatitude, et qu’ils ne pourraient pas la désirer davantage s’ils ne la possédaient pas et qu’ils la connussent néanmoins comme ils font, que j’ai aimé les plus horribles tourments et que j’ai désiré de les endurer, tant pour être affranchie de la coulpe du péché, qu’afin de préserver mes frères les hommes des peines éternelles qui leur sont préparées dans l’enfer comme aussi de détruire le péché dans une [37] seule âme : car il n’y a point d’enfer que je ne souffrisse de bon cœur afin d’obtenir de Dieu la contrition pour une seule personne qui serait dans un seul péché mortel. J’ai une connaissance infaillible que ces désirs si véhéments n’étaient pas dans les sens, mais qu’ils étaient gravés dans le plus profond de l’esprit. Les sens ne demandent point à souffrir et ne sont pas capables de semblables désirs, c’est-à-dire de désirs si profonds, si puissants, si fermes, si invariables et de si longue durée. C’était l’esprit qui désirait d’aller en enfer, et qui après l’enfer désirait d’aller dans le mal de douze ans. Je le voyais comme sortant hors de moi-même et disant dans une ardeur extrême qu’il avait de souffrir : Paratum cor meum, Deus, paratum cor meum57. Enfin ces désirs si embrasés que j’étais bien certaine que toutes les puissances humaines et angéliques du ciel et de la terre et de l’enfer n’étaient pas capables de me faire souffrir autant que je le voulais, et qu’il n’y avait que la toute-puissante main de Dieu qui eût ce pouvoir : encore à peine pouvais-je croire que Dieu même pût rassasier la faim et la soif [37v] infinie que j’avais de souffrir. » Ce sont les paroles de sœur Marie.

Il ne faut point s’étonner si ces désirs étaient si ardents et en quelque façon infinis puisqu’ils sortaient de la haine comme infinie qu’elle a contre le péché et de l’amour inconcevable qu’elle porte à Dieu et aux âmes. Voire ils prennent leur origine dans son esprit, c’est-à-dire dans Notre Seigneur Jésus-Christ qui est son esprit ainsi que l’on verra ci-après. C’était Notre Seigneur qui désirait de souffrir et d’accomplir en elle ce qui manque à sa Passion, ainsi que parle saint Paul. Ces désirs de la sœur Marie étaient une extension et une continuation des désirs infinis que le Fils de Dieu avait de pâtir lorsqu’il était sur la terre, dont il a fait connaître quelque chose lorsqu’il a dit : « J’ai été baptisé d’un baptême, c’est-à-dire du baptême de mon sang, et comment est-ce que je suis pressé par les désirs extrêmes que j’en ai. De sorte que la sœur Marie a été conforme à Notre Seigneur dans les désirs infinis qu’Il a eus d’endurer, comme elle Lui a été conforme dans ses douleurs incompréhensibles. De là vient [38] qu’un jour, après lui avoir fait dire plusieurs fois ces paroles : Cupio dissolvi et esse cum Christo58, Il lui fit connaître ensuite le sens et l’intention selon laquelle Il les lui avait fait dire en cette façon : Cupio dissolvi, c’est-à-dire, je désire d’être détaché de toutes les choses créées ; et esse cum Christo, et d’être avec Jésus-Christ souffrant pour souffrir avec Lui comme Il a souffert. Certainement il faut bien dire que la faim que cette véritable épouse de Jésus-Christ souffrant avait de pâtir avec Lui et pour Lui fut merveilleusement grande puisque, comme l’on verra dans la suite de cette histoire, non seulement tous les tourments des damnés ne la rassasiaient point, mais ne firent que l’augmenter. En témoignage de quoi, lorsqu’elle était au milieu des feux dévorant de l’enfer, toutes les furies infernales qui la tourmentaient en diverses manières s’étant présentées à elle pour demander leur congé, ainsi qu’il sera raconté plus amplement en son lieu, et lui ayant déclaré qu’elles avaient ordre de Dieu de s’en aller si elle les voulait congédier, et la laisser libre et affranchie de toutes sortes de peines, elle leur fit cette réponse :

« Puisqu’il est [38v] en mon choix de vous envoyer ou de vous retenir, je vous défends absolument de vous en aller, et vous commande de demeurer ici et d’y faire votre office jusqu’à ce que Celui qui vous a ordonné d’y venir, vous ordonne d’en sortir. »

On reconnaît par là que les souffrances étaient comme son centre et que l’enfer était comme son paradis, tant elle était affamée de souffrir.

« Chargez, chargez, disait-elle, au milieu des plus horribles tourments. Grâce à Dieu, nous en pouvons autant porter que Dieu en peut faire », parce que Celui qui l’a choisie pour lui faire porter des peines en quelque façon infinies et qui avait imprimé en elle des désirs comme infinis de les souffrir, la revêtait et l’animait de Sa force divine qui est infinie. C’est de cette force qu’il est parlé au Cantique des Cantiques : Fortis est ut mors dilectio, dura sicut infernus aemulatio59. C’est ici que l’on peut dire : Aquae multae non potuerunt extinguere charitatem, nec flumina obruent illam60. Toutes les eaux de toutes sortes de tribulations qui sont débordées de tous côtés, du ciel, de la terre, de l’enfer, de la part des hommes, de la part des sorciers, de la part de Dieu même ; [39] toutes les peines infernales, tous les supplices du mal de douze ans, tous les flots de l’Ire de Dieu dans son débordement, et tous les ennuis, douleurs, angoisses et les tourments presque innombrables de soixante et six ans n’ont point été capables d’éteindre la soif très ardente de souffrir, que l’amour et la charité ont allumée dans cette âme ; l’amour, dis-je, qu’elle a pour Dieu et la charité qu’elle a pour les âmes. Car encore que ces désirs si véhéments de pâtir ne soient point toujours actuels en elle, ils y sont pourtant toujours habituellement et radicalement, quand Dieu ne la fait pas tant souffrir, et qu’Il lui donne un peu de relâche et de trêve, ils ne paraissent pas et sont comme endormis : mais lorsqu’Il la veut préparer à quelque nouvelle affliction Il les réveille et les enflamme plus ou moins, à proportion du mal qu’elle doit souffrir.

Chapitre 2. Elle désire ardemment et demande avec instance les tourments de l’enfer afin d’en garantir les sorciers : elle y descend et y est condamnée à souffrir les supplices qu’ils méritent.

[39v] La sœur Marie ayant connu par une expérience de cinq ans quelle est la malignité des sortilèges, quels sont leurs effets véritables, et quel est le péril où se rencontrent les personnes qui en sont atteintes, et sachant qu’il y avait plusieurs filles dans la paroisse dont elle était qui se perdaient par ce moyen diabolique, touchée de compassion et poussée par une charité incomparable, elle pria instamment Notre Seigneur qu’Il fît en sorte que les maléfices que les sorciers devaient jeter sur d’autres filles, tombassent sur elle, afin de les en préserver.

« Parce que, disait-elle, me voici entre les mains de l’Église qui m’en délivre par le moyen des exorcismes et des prières qu’elle fait pour moi. »

Deux mois ou environ après cette prière, un jour qu’elle ne se souvenait plus de l’avoir faite, Notre Seigneur lui parla en cette façon :

« Voici bien des gens qui vous apportent des présents et qui s’appauvrissent pour vous enrichir.

— Je n’ai que faire de leur présent, dit-elle, ni de leurs richesses ; Vous m’êtes suffisant. Je ne veux rien que vous : mais prenez-les, Vous, les présents en paiement [40] de ce qu’ils Vous doivent.

— Ce n’est pas paiement que cela, dit Notre Seigneur, ils ont mérité des peines éternelles. »

Et en disant cela, Il lui fit connaître que ces gens étaient des sorciers qui venaient à elle pour lui jeter des sortilèges et qui s’appauvrissaient par les péchés qu’ils commettaient pour l’enrichir par les souffrances qu’ils lui faisaient porter. Alors tout embrasée du feu céleste de cet amour divin qui est fort comme la mort et inexorable comme l’enfer, elle dit à Notre Seigneur :

« Ils ont mérité, dites-vous, des peines éternelles ; je m’offre à vous pour les souffrir en temps afin qu’ils en soient délivrés pour l’éternité.

– Mais ils ont mérité l’Ire de Dieu, ajouta Notre Seigneur.

– Je la porterai bien aussi, répartit-elle, et mille enfers, s’il en est besoin afin que vous leur fassiez miséricorde.

– Oh ! Tu ne sais ce que tu demandes, dit le Fils de Dieu.

– Pardonnez-moi, répondit-elle ; je sais bien ce que je demande, je demande mes frères qui se perdent. J’ai une connaissance certaine que Vous cherchez quelqu’un qui veuille souffrir pour eux les peines d’enfer et l’Ire de Dieu, afin de leur donner l’éternité – car je voyais tous les jours l’Amour divin qui cherchait [40v] quelqu’un pour cela. Me voilà ! prenez-moi ! »

Mais d’abord Notre Seigneur la rebutait comme en la méprisant, mais tant plus Il la méprisait tant plus elle s’offrait à Lui et Le priait avec plus de ferveur de l’accepter :

« Oh ! disait-elle, si vous saviez le très grand désir que j’ai de souffrir, vous ne diriez pas que je ne sais ce que je demande. Je crains bien que vous n’ayez pas assez de tourments à me donner. »

En ce temps-là, étant un jour dans la chapelle de l’évêché, elle vit en esprit les bons anges des sorciers et elle les entendait pleurant et disant : « C’est grand pitié de voir tant d’âmes qui se perdent : il faudrait dire à leur intention les sept Psaumes pénitentiaux. » Elle sut peu après que par les sept Psaumes, il fallait entendre les peines d’enfer qu’elle devait souffrir. Ensuite de cela, elle continua environ deux ans à prier Dieu avec toutes les instances possibles, qu’Il lui fit souffrir les peines d’enfer, afin d’en préserver les sorciers et pour obtenir ce qu’elle demandait, elle suppliait les saints de prier avec elle et faisait d’étranges pénitences [41] : le tout pourtant, par l’ordre de la divine Volonté, quittant entièrement les linges, se ceignant d’une ceinture de crin, portant un cilice, ne mangeant que du pain et ne buvant que de l’eau.

Un jour qu’elle priait avec une grande ferveur pour impétrer de Dieu la grâce susdite touchant les peines de l’enfer, une flamme de feu descendit du ciel sur sa tête en signe qu’elle était exaucée : ce qui fut aperçu par deux hommes dignes de foi61 qui étaient présents et qui l’ont ainsi attesté. Ensuite de quoi elle sentit son cœur embrasé d’un désir très véhément de souffrir les peines susdites.

Sur la fin de ses deux ans62, elle fut huit jours dans de grandes consolations, ensuite de quoi, un jour, comme elle mangeait son petit morceau de pain au retour d’un petit pèlerinage qu’elle venait de faire, lassée de fatigue qu’elle était selon les sens, elle commença à dire en soi-même : « Encore s’il m’était permis d’avoir quelque petit rafraîchissement avec mon pain. »

Elle entendit une voix qui lui dit en esprit d’un ton et d’un accent terribles : « Ce n’est pas tout, il faut bien passer outre, il faut mourir [41v] aujourd’hui et descendre en enfer. » Ce qui l’épouvanta étrangement, car alors il ne lui souvenait point du tout ce qu’elle avait demandé à Dieu sur ce sujet.

Elle dit ce qu’elle avait entendu aux ecclésiastiques qui avaient soin d’elle et qui étaient présents, lesquels la voulaient consoler, lui disant que cela ne serait pas : « Si, dit-elle, cela sera : il faut mourir et descendre en enfer, car cela m’a été dit si fortement et en une manière si certaine, que je n’en puis douter. Mais pourtant aidez-moi à prier Dieu qu’Il me donne quelque temps pour faire pénitence. » En disant cela, elle souffrait les angoisses d’une âme qui va être damnée : tout cela dura bien trois heures ou environ. Là-dessus, ils se mettent en prières et elle aussi.

À la fin de la prière, il lui sembla qu’on lui tirait un rideau noir et obscur qui cachait celui qui lui avait prononcé cette horrible sentence, qui était Notre Seigneur, lequel lui dit d’une voix aussi douce et aimable comme la précédente était épouvantable : « Allez, c’est moi qui vous y envoie ! » À cette parole la voilà [42] remplie d’un courage et d’une force si grande qu’il lui semblait qu’elle était capable de porter les tourments de mille enfers. En même temps, elle se trouva d’esprit en enfer, où elle vit les tourments effroyables des damnés et entendit leurs cris et leurs blasphèmes. Néanmoins les trois premiers jours elle ne souffrait rien, mais elle allait et venait en esprit de la terre en enfer et de l’enfer sur la terre, et étant en enfer elle entendit les damnés qui disaient entre eux : « Qui est cette âme qui vient en enfer, et qui en sort aussi ? Nous n’avions jamais vu rien de semblable. » Et là-dessus ils vomissaient mille malédictions contre elle.

Au bout de trois jours, les diables s’assemblèrent en enfer et amenèrent au milieu d’eux une monstrueuse bête d’une grandeur énorme et d’une laideur épouvantable qu’ils tirèrent du fond de l’abîme. Elle fut présentée devant ce monstre et les démons commencèrent à l’accuser de tous les crimes des sorciers. Cependant elle ne faisait autre chose que de dire : « Dieu véritable, vous savez qu’ils ne disent pas vrai et que je n’ai rien fait de tout [42v] cela. » Nonobstant les esprits malins insistent à l’accuser et dire qu’on la leur bâille pour prendre sur elle la satisfaction et le paiement des peines dues à tous ces crimes, si bien qu’elle fut condamnée par cette horrible bête à souffrir tous les tourments que méritent tous les forfaits dont on l’accusait.

Cette sentence ayant été prononcée, voilà qu’elle commença à souffrir premièrement en son esprit et peu après en son corps l’Ire de Dieu et toutes les peines de l’enfer qu’elle désirait en cette façon.

Chapitre 3. Les peines de l’esprit. L’Ire de Dieu.

La première peine qu’elle souffrit en son esprit, ce fut l’Ire de Dieu qu’elle assure être le plus grand supplice de l’enfer, et que tous les autres quoique très terribles sont néanmoins si légers en comparaison de celui-là que les damnés voudraient souffrir dix mille feux tels qu’est celui de l’enfer pour être délivrés du tourment de l’Ire de Dieu, lequel consiste en ce qu’ils voient Dieu tout embrasé d’Ire et de colère contre eux. [43] Tant plus ils sont damnés, tant plus ils voient Dieu ainsi irrité et courroucé contre eux, ce qui leur cause un supplice inexplicable, et dont la grandeur est autant incompréhensible que celle de l’Ire d’un Dieu. Les saints voient Dieu et sont en Dieu comme dans un feu d’amour et de charité qui les pénètre, les anime et les enivre du torrent de ses délices inénarrables. Les bienheureux voyant en Dieu comme dans un miroir immense toutes les créatures qui contribuent toutes à leur félicité, les damnés voient aussi en Dieu comme dans un miroir toutes les choses créées qui sont toutes en fureur contre eux. C’est ainsi que la sœur Marie les voyait : elle voyait la Sainte Vierge qui avait plus d’indignation contre elle que tous les anges et les saints ensemble. Elle voyait les plus grands saints du ciel sans les discerner pourtant qui étaient plus animés de colère contre elle que tous ceux qui étaient au-dessous d’eux, et ainsi des autres bienheureux. Parmi ceux de la terre, elle voyait que ceux qui avaient beaucoup de grâces la haïssaient beaucoup et que ceux qui la haïssaient peu en avaient peu. Elle en voyait quantité qui ne faisaient que la regarder un [43v] peu de travers, et de ceux-là elle ne s’en souciait pas beaucoup parce qu’ils ne lui faisaient point grand mal, et c’étaient ceux qui étaient en la grâce de Dieu, mais en un degré fort bas et proche de la chute. Elle voyait aussi toutes les autres créatures, l’air, le feu, l’eau, la terre, les pierres et toutes les autres choses sensibles et insensibles, animées et inanimées, qui étaient en fureur contre elle, et qui ne faisaient qu’attendre l’ordre de Dieu pour exercer sur elle les vengeances de son Ire.

« Je voyais, dit-elle, la terre qui regardait fixement la divine Volonté, comme lui demandant si elle avait agréable qu’elle s’ouvrît pour m’abîmer. Je voyais la mer qui la regardait aussi et qui lui demandait si elle avait agréable qu’elle se divisât en autant de parties qu’elle a de gouttes d’eau, afin que chacun pût exercer sur moi un tourment particulier. Je voyais toutes les autres créatures qui en faisaient de même jusqu’au moindre atome : il n’y en avait pas un, pour petit qu’il fût, qui ne se tint assez fort pour m’écraser et pour me réduire en poudre, si la divine Volonté lui en eût donné l’ordre, afin de venger sur moi les injures faites [44] à son Créateur », c’est-à-dire pour les péchés dont elle s’était chargée.

Elle voyait même dans le pain qu’elle prenait, l’Ire de Dieu, comme une fourmilière de vers qui seraient dans une pièce de bœuf pourrie. À raison de quoi, ce qu’elle mangeait pendant qu’elle était en enfer, et plusieurs années après, lui causait de grandes douleurs.

« Tous ceux qui sont en enfer, dit-elle, sont aussi animés de l’Ire de Dieu les uns contre les autres, de sorte qu’ils sont remplis d’une haine et d’une fureur implacables qui les rend bourreaux les uns aux autres et qui les porte à se maudire continuellement, à se déchirer et à se torturer les uns les autres.

« Cette même ire de Dieu les anime contre eux-mêmes : elle anime les sens contre l’esprit et l’esprit contre les sens ; ce qui les rend furieux et enragés contre eux-mêmes et fait qu’ils se haïssent, de telle sorte qu’ils sont insupportables à eux-mêmes et qu’ils s’écraseraient et s’anéantiraient s’il était en leur pouvoir.

« Les misérables damnés sont toujours vivants et immortels. Tant plus ils sont damnés, tant plus ils sont vivants, parce qu’ils sont davantage [44v] animés de l’Ire de Dieu qui est l’âme des damnés. Elle les anime et vivifie de telle sorte qu’il me semblait que quand on aurait coupé et haché toutes les parties de mon corps aussi menu que sont les grains de sable de la mer, je ne serais point morte pour cela, mais que chaque partie aurait été aussi pleine de vie comme le tout ensemble. Si une piqûre d’épingle, dit encore la sœur Marie, était de la nature des peurs d’enfer, elle causerait un mal plus grand que ne seraient tous les maux et tous les tourments que tous les hommes et tous les diables pourraient faire souffrir en ce monde, quand ils emploieraient toute l’étendue de leur fureur et de leur force. La raison est parce que cette piqûre d’épingle serait animée de l’Ire de Dieu ; or l’Ire de Dieu surpasse infiniment toutes les colères et fureurs de tous les hommes et tous les diables, de sorte que, comme la moindre joie du ciel surpasse incomparablement tous les contentements de ce monde ainsi la plus petite peine de l’enfer surpasse tous les supplices de cette vie. [45]

« Enfin, si un damné paraissait sur la terre, dit-elle encore, et qu’on lui dit : “Vous voilà bien malade et bien affligé, mais savez-vous bien le mal que vous souffrez ? Quel est-il ?”, il répondrait : “Je ne le sais point, je ne le puis dire, car pour le bien connaître et pour l’expliquer, il faudrait pouvoir comprendre ce que c’est que l’Ire de Dieu : Quis novit potestatem irae tuae et prae timore tuo iram tuam dinumerare63 ?”. »

Peu de temps après qu’elle fut entrée dans ces supplices, elle vit son esprit qui sortit de l’enfer, en étant revêtu d’une force divine qui lui fut donnée, s’en alla par tout le monde mettre à mort un nombre infini d’ordes bêtes64 qui représentaient les péchés mortels. Puis il revint en son corps à qui il communiqua ses peines. Et ce fut alors que le corps commença à souffrir.

Le plus grand supplice qu’elle souffrait après l’Ire de Dieu, était de la vue qu’elle avait de l’état horrible de son esprit. Elle le voyait si effroyable que ce lui était un tourment indicible de se voir unie avec un monstre si hideux. Elle assure qu’elle eût beaucoup mieux aimé être animée du plus horrible [45v] de tous les démons : parce que le plus affreux de tous l’était beaucoup moins que son esprit à cause de tous les crimes dont il s’était chargé et qu’il avait en quelque sorte rendus siens. De là procédaient mille reproches qu’elle faisait lui disant : « C’est toi qui es cause que nous sommes ici ! » Mais elle [le] voyait quelquefois levant un voile dont sa face était couverte, et lui disait avec un visage gai et content et qui était fort beau : « Nous sommes ici, mais c’est Dieu qui nous y a mis. » Alors elle demeurait satisfaite pendant que cette vue durait, mais elle passait bientôt.

Voici une autre peine de l’esprit, laquelle il communiquait aux sens, qui est épouvantable : c’est le désespoir, qui provient, dit la sœur Marie, de ce que les damnés voient que Dieu est éternel et que son Ire demeurera éternellement sur eux et que tous leurs autres tourments dureront autant qu’il sera Dieu et par conséquent qu’ils ne finiront jamais. C’est ce qui les fait désespérer et enrager au dernier point. [46]

Le désespoir, dit-elle, est le roi de l’enfer, parce qu’il règne sur tous les damnés et que c’est en quelque façon le plus grand de tous les supplices de l’enfer, parce que c’est comme un résultat, un composé et un consommé de tous les autres. C’est le père et la source de tous les blasphèmes de l’enfer. Elle le voyait en esprit sous la figure d’un lion enragé qui la tenait toujours enchaînée par le col avec une chaîne de fer, et de fois à autre, il entrait dedans elle par la bouche. C’est pourquoi elle s’adressait à Dieu promptement, lui protestait qu’elle renonçait de tout cœur à tout ce que la langue allait proférer et le suppliait très instamment de la garder de rien dire en quoi Il fut offensé et de faire en sorte qu’on lui arrachât plutôt la langue de la bouche que de permettre qu’elle [ne] proférât aucune parole qui lui déplût. Sitôt que ce monstre était entré en elle, il proférait par sa bouche plusieurs blasphèmes, mais elle n’y avait aucune part puisque c’était malgré elle et contre sa volonté. Et cela ne se faisait jamais devant personne qui en put être scandalisé, de sorte que s’il [46v] entrait un enfant seulement au lieu où elle était, tout cela cessait. Car ce qui est bien remarquable dans toutes les choses étranges qui se sont passées en elle, soit dans l’enfer, soit dans le mal de douze ans ou dans les autres maux, jamais Dieu n’a permis qu’il [ne] se soit dit ou fait aucune chose capable de scandaliser qui que ce soit. Voilà les peines que l’esprit souffrait dans l’enfer.

Chapitre 4. Les peines des sens.

La première et la plus grande des peines qu’elle souffrait en ses sens, c’était celle du feu, duquel elle assure qu’il était si ardent que le feu de ce monde-ci n’est que rosée et rafraîchissement en comparaison. Elle sentait en son cœur une fournaise de feu si embrasée qu’elle disait en soi-même : « D’où vient que ce feu ne me consume point ? » Mais on lui dit qu’il n’était point consumant et que s’il l’était, il réduirait en un moment les plus hautes montagnes en cendres.

Le tourment du feu était suivi de celui de l’eau, dans laquelle on la jetait, mais c’est une eau qui est si extrêmement froide [47] que les glaces les plus froides de la terre sont du feu en comparaison. Puis ayant été quelque temps dans cette eau, on la remettait dans le feu et du feu dans l’eau et ainsi successivement.

Sitôt qu’elle fut en enfer, elle vit venir à soi plusieurs furies infernales qui entrèrent en elle et qui en prirent possession :

1. Le désespoir dont il a été parlé.

2. La faim, car elle commença à souffrir une faim si horrible qu’il lui semblait que si toute la terre eût été convertie en un pain et qu’on lui eût permis de le manger, cela n’eût pas été suffisant à la rassasier. Les diables lui faisaient manger des bêtes qui représentaient les péchés pour lesquelles elle souffrait.

3. La soif extrême qu’elle endurait était si ardente qu’il lui semblait que toutes les eaux de toutes les fontaines, des rivières et de la mer n’eussent pas été capables de l’éteindre et qu’elle eût été bienheureuse si on lui eût permis d’avaler un peu de boue dans laquelle les pourceaux se vautraient. Et cependant, durant tout le temps qu’elle fut en enfer (cela dura plus de deux ans) [47v] il ne lui fut point permis de boire du tout, mais seulement de manger chaque jour trois quarterons65 de pain qu’elle trempait dans l’eau et après qu’il s’était un peu amolli, elle le pressait entre ses mains pour en faire sortir l’eau. Il lui arriva une fois de prendre un peu d’eau dans le creux de sa main et d’en avaler quelques gouttes, mais pendant que cette eau fut dans son estomac, elle lui causa des tourments indicibles et enfin elle la rejeta par la bouche en forme de toile d’araignée et qui parut ainsi aux yeux de ceux qui étaient présents.

4. Son odorat intérieur et extérieur souffrait la peine d’une puanteur insupportable, procédant de tous les péchés des diables et des damnés, lesquels dit-elle, sont autant de charognes très puantes.

5. Elle ne voyait en esprit que des monstres horribles et des ombres noires et affreuses.

6. Elle dit qu’une des plus grandes peine des damnés, c’est l’ennui qui est si grand que les heures leur semblent des siècles.

Dans toutes ces peines, elle ne se souvenait [48] pas de la demande qu’elle avait faite à Dieu de souffrir les peines de l’enfer, mais elle croyait effectivement être perdue pour jamais, sinon dans quelques intervalles qu’on lui donnait quelquefois pendant lesquels elle voyait bien qu’elle ne l’était pas, mais cela durait fort peu de temps.

Ses tourments ne paraissaient pas beaucoup à l’extérieur. Dieu voulut néanmoins qu’il en parût un jour quelque chose, mais cela dura fort peu, car c’était une chose si horrible et si effroyable que personne ne l’eût pu souffrir, si elle eût duré plus longtemps. Les démons déclaraient les maux qu’elle souffrait, disant qu’elle était aussi malade qu’eux et qu’ils n’eussent jamais pensé qu’une personne vivant encore sur la terre eût été capable de porter les tourments de l’enfer.

Enfin elle assure que tout ce qu’elle peut dire sur ce sujet n’est rien en comparaison de ce qu’elle a vu et expérimenté. [48v]

Chapitre 5. De plusieurs autres choses qui lui arrivèrent pendant qu’elle était en enfer.

Durant tout ce temps-là, elle était pendant le jour avec les deux honnêtes ecclésiastiques en la garde desquels elle avait été mise par Mgr de Coutances, et le soir on la menait dans l’évêché où il n’y avait personne du tout, et où elle passait la nuit toute seule. Un soir comme ils l’y conduisaient, elle leur dit qu’elle se tuerait pendant la nuit. Nonobstant cela, ils la recommandèrent à Notre Seigneur et la laissèrent toute seule, dans la connaissance qu’ils avaient qu’elle était en la garde de Dieu. Alors elle se résolut de se tuer. Pour cet effet, elle prend un couteau, étend le bras pour se l’enfoncer dans la poitrine. Mais en même temps le bras, lui demeura raide comme un bâton, la main lui fut ouverte et le couteau tomba par terre.

Là-dessus Dieu lui ouvrant l’esprit pour un peu de temps, elle commença à faire [49] réflexion sur elle et à discourir ainsi à elle-même :

« Qu’est-ce que ceci ? Où suis-je ? Et en quel état ? Sans doute, je ne suis point encore tout à fait perdue et abandonnée de Dieu. Il a encore soin de moi, puisqu’Il m’empêche de me tuer. »

Puis regardant et considérant le lieu où elle était, elle disait aussi :

« Je suis encore au monde, voici une table, un coffre, un lit. Je suis en une chambre, je suis encore en la terre et par conséquent je puis me sauver. »

Ensuite de cela, elle se met à genoux et fait cette prière et vœu à Dieu :

« Mon Dieu, je m’offre à vous pour porter toutes les peines de l’enfer et tous les tourments que vous avez préparés au péché, et fais vœu de les souffrir en temps66 afin que vous en délivriez mes frères dans l’éternité. »

Ayant fait cette prière, Notre Seigneur la prit en sa main comme l’on prendrait une balle et avec une fureur et impétuosité incroyable, la jeta dans le plus profond de l’enfer. Dans cet instant, la vue qu’elle avait d’être encore au monde et l’espérance de se pouvoir sauver lui furent ôtés et elle [49v] s’écria ainsi : « Ah ! C’est maintenant que je suis damnée tout à fait ! » Et alors tous les tourments redoublèrent.

Il ne faut pas s’étonner de cette action qu’elle fit en prenant un couteau pour se tuer ; car outre que cela n’était point volontaire, on peut dire que Dieu le permettait pour donner à connaître l’excès du mal qu’elle souffrait, vu qu’elle était alors dans l’état d’une âme damnée et qu’elle portait en soi les sentiments et inclinations des damnés qui sont pleins de rage contre Dieu et qui sont pleins de fureur contre eux-mêmes : ce qui les porte à désirer la mort et à se la donner s’ils pouvaient.

Que Dieu l’a choisie pour porter les péchés d’autrui : à raison de quoi elle a portée durant l’enfer et durant le mal de douze ans les sentiments et inclinations et toutes sortes de péchés. Or, en cette occasion, elle a porté les sentiments de ceux qui sont dans le désespoir et qui se tuent eux-mêmes.

Dans les intervalles qu’elle avait de fois à autres, durant lesquels elle connaissait bien qu’elle n’était pas damnée, elle suppliait Notre Seigneur [50] que, s’il lui arrivait de lui demander qu’Il la délivrât de ses peines, Il ne l’écoutât point, tant elle désirait souffrir pour Son amour et pour le salut des âmes.

Un jour toutes les furies de l’enfer, c’est-à-dire la faim, la soif, le désespoir, la rage, la mort et tous les autres maux qui la tourmentaient horriblement se présentèrent à elle, et lui dirent que Dieu leur avait commandé de lui demander leur congé, et que si elle voulait les congédier, elles avaient ordre de Lui de se retirer et de la laisser libre et affranchie de toute peine. La soif lui montrait une fontaine qui jetait son eau fort haut et une eau très claire et très belle. La puanteur lui offrait des odeurs très agréables, le désespoir lui présentait l’espérance et ainsi des autres ; et toutes lui disaient qu’elle jouirait désormais de toutes ces choses, si elle voulait leur donner congé. Mais elle leur disait : « Dieu soit loué ! Je croyais que tout fût perdu pour moi, mais à ce que je vois, il me reste encore la liberté de vous renvoyer ou de vous retenir. Je vous défends absolument de vous en aller [50v] et vous commande de demeurer et de faire votre office jusqu’à ce que Celui qui vous a ordonné d’y venir vous ordonne d’en sortir. »

Voici encore une autre chose qui lui arriva durant les peines de l’enfer. Un jour dans un redoublement de ses maux et particulièrement du feu, elle dit qu’il était si enflammé qu’il sortait de son cœur je ne sais combien de coudées de haut. Cherchant quelque remède et quelque rafraîchissement et n’en pouvant trouver, car le vent et l’eau, au lieu de la soulager l’échauffaient davantage, elle pria M. Potier, y étant portée extraordinairement, de lui allumer un bon feu et clair, parce qu’il n’y avait que le feu entre toutes les créatures qui lui donnât quelque rafraîchissement et qui ne lui faisait point ressentir l’Ire de Dieu. M. Potier lui en ayant fait un comme elle le désirait, elle se coucha tout proche et en approcha sa tête et son visage comme en se plaignant à lui de l’état où elle était et en lui demandant quelque soulagement. Elle vit en même temps au milieu de la flamme le visage d’un personnage qui était [51] celui de l’Amour divin, pleurant de compassion qu’Il avait de ses peines et si abondamment que ses larmes faisaient une mer. Alors elle fut grandement soulagée et commença à dire : « Oh ! C’est ainsi qu’il faut avoir compassion de moi, mon mal et mes peines sont si grands qu’il faut une mer de larmes pour les pleurer dignement. » Mais tout aussitôt, voilà venir la Sainte Vierge, laquelle se servant des mains de la sœur Marie dissipa et éparpilla le feu, disant avec colère : « Comment vous vous arrêtez à la consolation et mon Fils est seul à souffrir dans les feux de l’enfer ! » Elle [la Sainte Vierge] voulait dire que puisque Notre Seigneur souffrait en sa personne les peines de l’enfer, elle [la sœur Marie] était indigne de toute consolation. On lui fit connaître pour lors que si tous les hommes du monde fussent morts de compassion de la voir souffrir, cette compassion eut été encore trop petite, mais que les larmes de l’Amour divin qui faisaient une mer, définissaient mieux l’excès de ses douleurs. [51v]

Chapitre 6. Description de l’enfer et comme la sœur Marie en sortit.

Durant tout le temps qu’elle fut en enfer, elle ne vit point de quelle manière il était fait quant à la forme et figure extérieure, mais seulement quand elle en sortit. Et voici comme elle le vit et comme elle le représente :

« Imaginez-vous, dit-elle, un puits extrêmement large et profond, dans lequel il y a de l’eau et du feu. L’eau est au milieu en figure ronde, et qui s’élève en haut comme l’eau d’un puits, sans être appuyée ni soutenue tout autour d’aucune chose, demeurant ferme et solide comme une colonne sans qu’il en tombe une seule goutte, et cette eau est horriblement vilaine, puante et froide extrêmement, et plus que toutes les glaces imaginables.

« Le feu est tout autour de l’eau comme si c’était une muraille qui l’environnât : si bien que représentez-vous une muraille de feu tout autour de cette eau, dans laquelle il y a depuis le bas jusqu’au haut, quantité de sièges ou de places disposées comme sont [52] les trous d’un colombier. » C’est dans ces sièges de feu qu’elle appelle des chaises que sont les damnés, et « les mêmes sièges sont plus ou moins ardents pour chacun d’eux, qu’ils ont plus ou moins commis de péchés. Et après qu’ils ont été quelque temps dans le feu, les démons les prennent et les jettent dans l’eau, et peu après, ils les rejettent de l’eau dans le feu, les faisant ainsi passer d’une extrême chaleur à une extrême froideur. Chaque damné demeure dans le siège de feu qui lui est destiné, ceux qui sont plus damnés dans les places plus basses et ceux qui le sont moins en celles qui sont plus hautes. »

Mais la sœur Marie ne demeurait pas toujours en une place, car après avoir été quelque temps en l’une de ces chaises de feu, on la mettait en une autre, et ainsi elle en occupa un très grand nombre les unes après les autres, et les tourments qu’elle souffrait en chaque lieu étaient tous différents, selon la différence des péchés de ceux pour lesquels on les lui faisait souffrir, de sorte qu’elle trouvait le feu plus ardent en quelques places qu’aux autres. [52v] Et il s’en trouvait quelquefois plusieurs tout de suite, où elle souffrait quasi également, et on lui disait que c’était pour des personnes qui étant égales en démérite, avaient mérité un même supplice.

L’enfer est plein de quantité de bêtes venimeuses dont les unes sont plus grosses, les autres plus menues, qui piquent et mordent les damnés pour les punir de leurs péchés véniels, entre lesquels il y en a de plus grands et de plus petits. La justice de Dieu tient un très bel ordre dans les châtiments des damnés, car chacun est puni selon la quantité et qualité de ses péchés. Celui qui n’est coupable que d’un péché mortel ne souffre l’ardeur du feu qu’à proportion de ce seul péché. Celui qui est coupable de dix ou de cents est à proportion plus brûlé et tourmenté par le feu que ce premier. Celui qui n’est coupable que de dix péchés véniels, quoi qu’il soit environné d’une infinité de petites bêtes, il n’y en a que dix à le piquer, mais celui qui est coupable de mille, il en a mille qui le tourmentent de [53] tous côtés.

La sœur Marie demeura dans les peines de l’enfer quant à l’esprit, depuis l’octave de la Saint-Martin de novembre jusqu’au samedi à dix heures du soir de la semaine de Pâques qu’il en sortit et alla se reposer sur le sein de Notre Seigneur67 ; mais son corps y demeura deux ans, non pas qu’il fût localement en enfer qui est au centre de la Terre, mais parce que durant ce temps, elle souffrit cruellement et véritablement en ses sens les peines qui sont décrites ci-dessus, dont les plaies, ainsi qu’elle parle, lui restaient encore deux ans après que son corps fut sorti des peines de l’enfer, ce qui se fit en cette manière en la fête de Saint-Jean l’Evangéliste68. Elle vit Notre Seigneur souffrant en elle. Elle s’adressa à la Sainte Vierge et lui dit : « Ayez pitié de votre fils et le retirez d’ici. » Ensuite de quoi elle fut délivrée ce jour-là de l’enfer et commença à boire et manger comme les autres, et elle se trouva affranchie des tourments qu’elle souffrait.

Depuis que son esprit fut sorti, elle ne souffrait pour lors le tourment de l’Ire de Dieu et de toutes les créatures ni celui qu’elle [53v] endurait de ce même esprit, mais seulement les peines des sens qui ont été décrites. L’esprit fut moins en enfer que le corps, parce que, dit-elle, celui-là est bien plus capable de souffrir beaucoup en peu de temps que celui-ci.

Chapitre 7. Les peines d’enfer lui avaient été prédites et figurées avant qu’elle y entrât.

Quelque temps auparavant qu’elle fut en enfer, Notre Seigneur lui fit voir ce qu’elle y devait souffrir par cette figure qui pourtant ne lui fut point expliquée qu’après qu’elle en fut sortie. Elle se vit entre les mains un vase fort beau et fort net : elle l’offre à Notre Seigneur.

« Gardez-le, lui dit-il.

« – Non, répondit-elle. Il est à moi puisque vous me l’avez donné, mais je ne veux rien garder pour moi ; je vous le donne, prenez-le s’il vous plaît, tandis qu’il est net, de peur qu’il ne se souille. »

Il le prend, et s’en va le montrer à tous les saints, leur disant : « Que vous semble-t-il de ce vase ?

« – Il est fort beau, fort net, disent-ils.

« – Qu’en faut-il faire ?, ajouta Notre Seigneur.

« – Il faudrait le mettre en paradis », [54] répliquent les saints, comme on met les beaux pots sur le buffet d’une chambre pour la parer.

« – J’en ferai ce qu’il Me plaira », dit Notre Seigneur et au même temps, Il fait une fosse dans la terre, le met dedans et le remplit de feu et de soufre, si bien qu’il en sortait une fumée forte puante. La Sainte Vierge ne pouvant souffrir cette puanteur, mets une couverture sur ce vase et ainsi il demeura rempli de feu et de fumée sans qu’il en sortît rien au-dehors.

On lui a donné à entendre que c’est son cœur qui est représenté par ce vase que Dieu a mis dans l’enfer, et que la fumée était les blasphèmes qu’elle proférait étant en enfer, mais la Sainte Vierge mit une couverture sur ce vase pour empêcher cette puanteur. Cependant qu’elle était en enfer, ayant prié cette même Vierge dans une octave de son Assomption, de faire que ses tourments redoublassent, afin que le temps auquel elle devait souffrir fût abrégé, sa prière fut exaucée et elle vit la Sainte Vierge qui s’approcha d’elle et lui passa la main par dessus sa poitrine. Ensuite de quoi elle ne blasphémait plus et ne pouvait plus blasphémer : mais les tourments et les fureurs qu’elle sentait au-dedans étaient beaucoup plus grands, parce qu’elles ne s’évaporaient pas comme auparavant [54v] par les blasphèmes, ce vase dont il est parlé ci-dessus, qui était son cœur, ayant été couvert par la Sainte Vierge.

Chapitre 8. La raison pour laquelle elle ne croit point aux choses qui se passent en elle, c’est la poire d’angoisse qu’on lui a mise en la bouche, c’est-à-dire, les quatre grands maux que le Père, le Fils, le Saint-Esprit et la Sainte Vierge lui ont donnés après l’enfer.

À la même heure que les plaies de l’enfer cessèrent en la sœur Marie, qui fut le dimanche de Quasimodo, elle fut saisie de quatre autres sortes de maux qui sont : rage, furie, désespoir, mort. C’est Notre Seigneur qui les a ainsi nommées, Lequel (comme un jour elle lui demandait quelle était la cause pour laquelle elle ne croyait point aux choses qu’Il lui disait) lui répondit en cette façon :

« Représentez-vous une fille, la plus pauvre et la plus chétive du royaume. Le roi la fait prendre, la fait mettre dans une basse fosse, pieds et poings liés avec une poire d’angoisse à la bouche [55] et commande à tous ses sujets de l’affliger. Nonobstant tout cela, il lui envoie des lettres par un sien ami, par lesquelles il lui mande qu’il la prendra pour son épouse. Vous êtes cette fille. Je vous ai mise dans la basse fosse de l’enfer, vous êtes liée et enchaînée, ne pouvant pas sortir de l’état où vous êtes. Vous avez une poire d’angoisse qui sont les quatre grands maux que vous souffrez, qui s’appellent rage, furie, désespoir, mort. La rage consiste en un désir très violent que vous avez de manger de toutes choses comme une personne qui aurait une gourmandise épouvantable et qui mangerait goulûment et comme en dévorant ainsi qu’une enragée. La furie est une étrange famine qui fait que quoique vous mangiez, vous ne rassasiez jamais. Le désespoir procède de ce qu’il y a une certaine malédiction en tout ce que vous mangez, qui fait que vous avez horreur de toutes les choses que vous avez mangées et que vous voudriez, ne les avoir point prises. La mort consiste en ce que la chaleur naturelle qui est nécessaire pour faire la digestion est refroidie et presque éteinte en vous, ce qui fait que quoique vous mangiez fort peu, vous avez néanmoins beaucoup de peine à digérer ce que vous avez mangé. [55v]

« C’est mon Père éternel qui vous a donné la rage pour aider à ceux qui sont gourmands des choses illicites. C’est moi qui vous ai donné la furie ou la famine pour aider à ceux qui souffrent la disette de la grâce. C’est le Saint-Esprit qui vous a donné le désespoir ou malédiction pour disposer les âmes à recevoir les bénédictions de Dieu. C’est ma mère qui vous a donné la mort pour aider aux hommes à recevoir la chaleur de l’Amour divin, afin de digérer toutes les afflictions qui leur arriveront. Voilà quatre dons précieux que l’on vous a faits, voilà la poire d’angoisse que vous avez dans la bouche.

« Outre cela, J’ai commandé à toutes les créatures de vous affliger. C’est pourquoi toutes choses se tournent en afflictions pour vous. Néanmoins, Je vous envoie des lettres par mon divin amour, qui sont toutes les choses qui vous sont dites en esprit et qui se passent en vous, par lesquelles je vous mande que je vous épouserai. Mais pensez-vous que cette pauvre fille dont je viens de vous parler, voyant que le roi la traiterait ainsi, crut qu’il la voulût épouser. Non, jamais, elle ne le pourrait croire. C’est la raison aussi pourquoi vous ne le croyez point, mais [56] pourtant il est très véritable que Je vous épouserai. »

Les quatre grands maux susdits ont duré trente ans ou environ. Il faut remarquer qu’elle avait souffert le quatrième qui consiste en la grande peine qu’elle avait à digérer durant quelque partie du temps qu’elle fût en enfer ; mais qu’on lui avait ôté par le moyen de trois gouttes d’eau dont il est parlé en la section seconde [première] du chapitre deuxième du livre sixième 69. [57]

Livre 3. Qui contient ce qui concerne le mal de douze ans et qui fait voir comme elle a porté les péchés d’autrui et un grand nombre de diverses sortes de souffrances.

Chapitre 1. Figures et prédictions du mal de douze ans. Il est figuré par une coupe pleine de feu et de soufre. Elle est appelée à souffrir ce mal de douze ans.

Quelque temps après qu’elle fût sortie de l’enfer, le désir extrême qu’elle avait de souffrir n’étant point rassasié, voici ce qui lui arriva.

Étant un jour à l’église devant l’autel de la très Sainte Trinité, elle entendit la voix du Père éternel qui l’appelait fortement et de bien haut, criant : « Venez ici, venez ici. »

« Et d’ailleurs j’entendis celle du Fils en bas qui m’appelait [57v] aussi disant : « Venez à moi, venez à moi ! » Le Père tenait une coupe en sa main pleine de feu et de soufre. Le Fils était tout environné de douceur et de consolation qu’il me voulait donner. Je m’arrêtai et commençai à raisonner en moi-même : auquel irai-je ? Le Père est Dieu, le Fils est Dieu aussi. Si je vais au Fils, je ferai ma volonté et j’aurais ma satisfaction dans les consolations. Si je vais au Père, j’accomplirai la divine Volonté. Je connais que tel est son bon plaisir que je prenne la coupe qu’Il tient en sa main. Aussi dois-je quitter le Fils avec toutes ses consolations et vais prendre la coupe et l’avaler et tout ce qui est dedans.

« Et le Père Éternel en me la donnant me dit : “Prenez, ma fille, la coupe que j’ai donnée à mon Fils et je vous le donnerai en mariage.” Après cela étant sortie de l’église, bien glorieuse de cette promesse, je m’adressais à toutes les créatures qui auparavant m’avaient tant haïe et tourmentée pendant que j’étais en enfer et leur disait : “Eh bien ! Que vous en semble maintenant ?” Et au lieu qu’auparavant elles m’avaient en horreur, elles me saluaient toutes et me faisaient la révérence et me disaient : “Hâtez-vous, on vous appelle”, ce qui s’entendait (ainsi qu’il m’a été dit puis) qu’on [58] m’appelait à d’autres souffrances bien plus grandes encore que celle de l’enfer, et c’était au mal de douze ans. »

Section 1. Le mal de douze ans est figuré par une couche et une fournaise ardente.

Avant que la sœur Marie entrât dans le mal de douze ans, elle se vit toute nue au pied d’une très belle couche dont la couverture était blanche comme de la neige. Cette couche n’avait point d’autre dessus que le ciel. Elle vit quant et quant l’Amour divin qui travaillait en un même temps en un nombre innombrable de divers ouvrages et il lui dit : « N’entrez pas, ma fille, dans cette couche sans appeler votre époux : appelez-Le et s’Il ne vient je L’appellerai moi-même et Il viendra assurément. Vous ne Le déparagerez70 pas.Votre père est aussi noble que le sien et je vous doterai richement. » Alors elle L’appelle plusieurs fois par de beaux versets de la Sainte Écriture, mais Il ne venait point. Elle tremblait de froid au pied de cette couche. Après L’avoir appelé longtemps, voyant qu’Il ne venait point, elle le va dire à son Père [58v] l’Amour divin, lequel L’appelle lui-même, et Il vient aussitôt. Étant arrivé, Il dit à la sœur Marie : « Si vous étiez entrée toute seule dans cette couche, c’est-à-dire dans le mal de douze ans qu’elle figurait, vous y auriez été consumée aussi promptement qu’un brin de paille dans une fournaise ardente. »

Section 2. Autres figures de ce même mal.

Un jour auparavant le mal de douze ans, Notre Seigneur qui est dans la sœur Marie comme un maître dans sa maison, et comme un roi dans son palais, parlant à tous les sens et à toutes les passions qui sont les enfants et les serviteurs de la maison, leur dit : « Je m’en vais faire un voyage. Je vous laisse en garde mes trésors qui sont céans. Gardez-les si bien que je les retrouve à mon retour au même état que je laisse. »

Ayant dit cela, il partit et s’en alla, et tous les domestiques lui ayant bien promis de faire bonne garde. Quelque temps après, il revint non point en qualité de maître de la maison, mais étant déguisé comme un larron [59] qui serait venu à dessein de ravir et d’emporter tous les trésors ; et pour cet effet, il prit tous les enfants et serviteurs, et les lia et garrotta et les mit dans une basse fosse, puis s’en alla et les laissa dans la croyance qu’il avait enlevé tout ce qu’il y avait de plus précieux dans la maison, à raison de quoi les enfants et les serviteurs étaient inconsolables. Quelques-uns venaient pour leur parler au travers des grilles et pour les consoler leur disant que c’était le maître de la maison qui avait fait cela, mais ils ne pouvaient pas croire. Au contraire, ils étaient persuadés que c’était un larron et qu’il avait tout pillé et tout emporté. Voilà pourquoi, ils pleuraient et étaient dans une parfaite désolation et même dans le désespoir, parce que leur mal, ce leur semblait, était sans remède. « Hélas ! disaient-ils, que dira et fera notre maître quand il reviendra ! Il nous avait confié tous ses trésors et nous avait recommandé de les garder si soigneusement et nous lui avons tant promis et cependant nous avons laissé entrer le larron qui a tout emporté. » [59v]

Une fois, Notre Seigneur l’excita à dire durant trois jours ces paroles : « Ceux qui ont failli devraient être châtiés. » Ensuite de quoi, il se prit à rire et s’en alla bien joyeux disant : « Je suis prié de noces. » Elle le conduisit d’esprit jusqu’au ciel et à l’entrée elle vit les saints rangés en haie des deux côtés par où Il passait, qui tous étaient tristes. Elle s’étonna de les voir tristes et que Notre Seigneur fût si joyeux. Ils s’entre-disaient, parlant tout bas et ayant la tête baissée : « Le Seigneur est prié de noces. » En même temps Notre Seigneur dit à sa sainte Mère : « Donnez-moi un habit pour y aller. » Notre Dame versait de ses deux yeux deux torrents de larmes, et cependant le vêtait sans lui dire un seul mot.

Ces noces, à ce que Notre Seigneur a dit depuis, sont le mal de douze ans. Cette robe c’est la sœur Marie, parce que Notre Seigneur a souffert en elle. Notre Dame pleure et les saints sont tristes pour signifier par là les grands tourments qu’elle devait souffrir en ce temps-là. [60]

Chapitre 2. Vœux pour obtenir le mal de douze ans. Vœu que Notre Seigneur a fait à la Croix pour la sœur Marie de souffrir ce mal. Vœu de Notre Dame pour impétrer le même mal.

Un jour, peu de temps avant le mal de douze ans, Notre Seigneur disait à la sœur Marie :

« Voilà mon Père qui vous appelle : parlez, répondez-lui. 

 – Que lui répondrai-je ?

– Répondez, répondez, ne savez-vous point parler ?

Alors je commençai à dire : « Je fais vœu de souffrir tout ce qui Lui plaira. »

– Comment, vous ne dites rien ? disait Notre Seigneur, parlez, répondez !

 – Je ne saurais que dire : dites-moi donc ce que je dois dire, vous savez si bien parler.

– Parlez donc !

– Je fais vœu de souffrir tout ce qu’il jugera être convenable.

– Ce n’est pas cela qu’il faut dire, ne savez-vous point autre chose ? 

« J’étais étrangement en peine et tremblais d’appréhension, car Notre Seigneur et Notre Dame me pressaient extrêmement de répondre et je disais : “Je fais vœu de souffrir tous les tourments de l’enfer.”

– Vous parlez entre vos dents, disait Notre Seigneur, parlez plus haut. Vous me faites bien honte d’avoir une épouse qui parle ainsi. Et la Sainte Vierge disait : “Comment, ma fille, qu’est-ce que cela ! Vous faites l’innocente. Ne savez-vous pas parler ?”

“Alors [60v] je m’arrête comme pour chercher ce que je devais dire et ensuite je commençai à dire par un mouvement extraordinaire : ‘Attendez, attendez, je sais bien ce qu’il faut dire. Je fais vœu de souffrir tout ce que mon époux a fait vœu pour moi que je souffre, lorsqu’il était à la Croix.

Voilà ce que c’est !, dit Notre Seigneur, et depuis il m’a dit que le vœu qu’il avait fait pour moi à la Croix était que je souffrisse le mal de douze ans.”

Pour obtenir de la très sainte Trinité ce mal, la bienheureuse Vierge quelque temps après qu’il arriva, commanda à la sœur Marie d’accomplir un vœu qu’elle avait fait qui était d’aller par elle en pèlerinage à l’église de Saint-Sauveur Lendelin, laquelle est dédiée à la très sainte Trinité, et elle lui ordonna d’y aller en cette façon et de faire ce que je vais dire.

“J’y allai nu-pieds avec quantité de reliques pendues à mon col pour prier tous les saints de m’aider par leurs prières à obtenir ce que je demandais. J’avais les mains jointes et portais entre mes doigts une image de Notre Dame, couverte néanmoins, en sorte qu’on ne la voyait point, non plus que les saintes Reliques. [61] Cette image qui marchait en quelque sorte devant moi, était pour signifier que c’est Notre Dame qui est la directrice de tout cet ouvrage. Étant arrivée à l’église de Saint-Sauveur, je fis la procession cinq fois : autour de l’église en l’honneur de la sainte Trinité, et deux autour du cimetière par dedans, y comprenant les deux croix qui sont en l’honneur des deux Passions de Notre Seigneur et de la très sainte Vierge. Je fis ces cinq processions les genoux nus, tenant le chemin battu et frayé qui était tout couvert de gravier et de petites pierres, si bien qu’après avoir achevé cette procession, j’avais les genoux tout pleins de petites pierres qui y étaient entrées, et néanmoins je demeurai trois heures à genoux nus dans l’église à prier Dieu durant plusieurs messes qui se disaient, souffrant une peine telle qu’on peut penser. Il fallut me tirer ces pierres des genoux avec des épingles et des ciseaux.” Ce vœu étant accompli, le mal de douze ans commença un peu après. [61v]

Chapitre 3. Son esprit a des désirs très ardents d’entrer dans le mal de douze ans. Ses sens en sont effrayés. Elle connaît qu’il est proche et le prédit, et de plusieurs autres choses qui se sont passées en elle pour l’y préparer, durant les trois ans qui l’ont précédé.

Depuis la sortie de l’enfer jusques au mal de douze ans, trois ans s’écoulèrent pendant lesquels il se passa en elle plusieurs choses étranges et merveilleuses pour la préparer au mal de douze ans.

[1.] Pendant ces trois ans, elle souffrait de très grande peines, car durant tout ce temps, la divine Justice était comme son âme, qui l’animait perpétuellement et qui allumait en elle un si grand feu de haine contre le péché, un zèle et une ferveur si ardente pour le détruire et un désir si véhément et si violent d’entrer promptement dans le mal de douze ans afin de l’y faire mourir, que les sens ne pouvant supporter une telle ardeur et violence, en étaient opprimés et accablés. Ce désir d’aller dans ce mal la [62] faisait crier souvent : “Je m’en veux aller, je m’en veux aller !” (c’était son esprit qui parlait) et lorsque quelqu’un de ceux avec qui elle demeurait lui répondait : “Eh bien, eh bien, il faut s’en aller, allons-nous-en !”, cela la soulageait un peu, parce que cette réponse favorisait son ardent désir et en rafraîchissait un peu l’ardeur. Mais lorsqu’on ne lui répondait rien, elle tombait pâmée, tant la véhémence de ce désir était puissante.

2. Outre cela, la connaissance confuse qu’elle avait des tourments qu’il lui fallait souffrir durant le mal de douze ans remplissait les sens d’une frayeur si grande et d’une tristesse et douleur si véhémente, qu’elle ne peut pas être exprimée en paroles : ce qui la faisait souvent crier en pleurant :

“Hé, que ferons-nous en ce temps-là ?”

M. de Jugainville avec qui elle demeurait lui disant : “En quel temps ?

— Au temps, répondit-elle, que l’Ire de Dieu sera débordée sur nous”, c’est-à-dire pendant ces douze ans, pendant lesquels elle assure que l’Ire de Dieu a été débordée sur elle par les tourments inexplicables qu’elle lui a fait souffrir, qui surpasse presque infiniment ceux de l’enfer, ce sont ses propres [62v] termes.

— Et de quoi vous travaillez-vous tant d’un mal qui n’arrivera point ?

— Si sera, disait-elle, il arrivera et bientôt. »

Durant ces trois ans, elle entendait souvent la voix de quelqu’un qui parlait en elle et qui disait en pleurant : « Oh ! Que ferons-nous en ce temps-là ? ».

Elle pleurait avec lui, tâchant de le consoler et lui disant (car elle ne savait qui c’était) : « Nous ferons bien, Dieu nous aidera et sera notre force. »

Mais un jour comme elle parlait ainsi, elle entendit et connut la voix de Notre Seigneur qui lui dit : « Que ferons-nous en ce temps-là, ma sœur, mon épouse ? »

Alors connaissant que c’était lui qui parlait en elle, elle demeura bien honteuse de l’avoir voulu consoler et lui dit : « Ah ! Je ne pensais point que ce fut vous : vous ferez ce qu’il vous plaira. »

Ayant dit cela, Il s’en alla en un instant comme s’il fût sorti d’elle et comme s’il l’eût quittée. Ce qui signifiait qu’elle devait souffrir ce mal avec un grand délaissement et sans consolation, comme elle a fait. [63]

3. Elle pleurait quasi continuellement et lorsqu’on lui demandait : « Pourquoi pleurez-vous ainsi ? – Je pleure pour diminuer un peu les larmes qu’il me faudra verser dans les maux qui m’arriveront bientôt. »

4. Elle parlait beaucoup et disait les choses les plus belles, les plus simples et les plus admirables qui se peuvent dire et en si grande abondance que durant ces trois ans, elle aurait bien employé un écrivain à écrire continuellement. Surtout elle était animée par la divine Justice et embrasée d’une haine si grande contre le péché et d’un désir si ardent de le détruire que cela est tout à fait inconcevable et inexplicable. Elle tonnait contre ce monstre, c’est ainsi qu’elle l’appelait et disait des choses prodigieuses de son horreur et la haine qu’on lui doit porter, et la manière de le poursuivre, de l’atteindre et de le détruire. Durant ce temps-là, le père de M. Potier, étant ivre, la vint voir, contre lequel elle déclama d’une horrible manière, et fut tellement touchée de le voir en cet état qu’elle en pleura trois jours durant d’une façon extraordinaire.

Un jour, pendant ce même temps, étant [63v] entièrement enflammée de colère contre le péché, elle se leva sur les pieds et dit : « Donnez-moi des armes offensives et défensives pour combattre le monstre et pour le faire mourir. » Ayant dit cela, elle se trouva armée en esprit d’une longue pertuisane à deux pointes d’or, la poignée d’or et le manche de fer. Les deux pointes représentent Notre Seigneur et sa très sainte Mère. Notre Seigneur est une arme offensive pour tuer le péché et la Sainte Vierge est une arme défensive pour se garder et défendre du péché. La poignée d’or est l’Amour divin et la Charité divine. Le manche de fer, c’est la sœur Marie et ses souffrances, laquelle est possédée et conduite par l’Amour divin et la Charité, et c’est cette verge de fer dont il est fait mention en ces paroles : Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confringes eos71 et dont l’amour et la charité se serviront avec Notre Seigneur et sa sainte Mère pour briser et anéantir le péché.

5. Elle prédisait à ceux avec qui elle demeurait, par plusieurs figures qu’on lui faisait dire [64] les grands tourments qu’elle aurait à souffrir durant le mal de douze ans.

6. En la dernière de ces trois années, elle fut malade et détenue au lit, depuis Noël jusqu’à la Mi-Carême que le mal susdit commença. Dans cette maladie elle fut fort travaillée de sept sortes de fièvres étranges et surnaturelles et qui étaient toutes différentes, dont chacune ne dura qu’un jour. Durant ces sept jours, il ne lui fut pas permis de boire, excepté le dernier jour qu’on lui fit boire sept écuellées d’eau. Les sept sortes de fièvres représentaient les sept péchés capitaux et étaient comme une disposition pour en porter la malédiction, durant le mal de douze ans. Enfin cette maladie la mit en tel état qu’il ne lui restait plus que la peau sur les os. Voilà les choses principales qui se passèrent durant ces trois ans, qui étaient les préparatifs pour entrer dans le mal de douze ans.

Dans ce même intervalle des peines de l’enfer et du mal de douze ans, elle a été un été pendant lequel tel jour s’est passé qu’on l’a fait tenir sept heures entières à genoux pour rendre [64v] grâce à Dieu par diverses prières de la vocation des infidèles à la foi, et quelquefois on lui faisait faire des processions par dedans l’église et vis-à-vis de chaque porte en la faisait arrêter et dire : « Un Dieu, une foi, un baptême, une Église, un pasteur », comme si elle eût appelé tous les infidèles.

Chapitre 4. Le mal de douze ans.

Trois ans s’étant écoulés depuis que la sœur Marie fut entièrement délivrée des peines de l’enfer, elle entra dans ce mal qui lui avait été prédit et figuré en plusieurs manières, ainsi que nous venons de le dire, qu’elle appelle le mal de douze ans, parce qu’il a duré douze ans « en chef » ainsi qu’elle parle, c’est-à-dire en sa force et en sa rigueur. Il commença en la Mi-Carême et comme un carreau de foudre qui lui entra dans le cœur inopinément et lorsqu’elle y pensait le moins, et avec une violence nonpareille, ce qui l’étonna étrangement, mais elle se consolait disant en soi-même [65] que ce mal ne serait pas de durée puisqu’il était si violent.

Ce carreau de foudre était l’Ire de Dieu, ainsi qu’elle a su depuis. Le tourment qu’elle lui a fait souffrir était principalement dans l’esprit qui l’avait désiré ardemment. Il était si terrible et si véhément que bien souvent on la voyait pâmée de douleurs et privée de l’usage de ses sens comme une personne qui était enivrée de fiel et qui ne savait où elle était ni ce qu’elle était, ni ce qu’elle faisait quoique pourtant elle ne fît jamais rien d’extravagant ni qui fût capable de blesser ou de mal édifier personne. Elle dit que ce mal, c’est un enfer tout nouveau que l’Amour divin a fait pour elle, qui surpasse incomparablement en sa rigueur et en ses supplices l’enfer des damnés.

Lorsqu’elle était en enfer, elle demandait à Dieu qu’il accrût et redoublât ses peines, afin d’abréger le temps qu’elle y devait être, mais en ce mal-ci elle Le priait qu’il prolongeât le temps afin de diminuer la peine. Quand elle était embrasée de ce désir si ardent de souffrir, dont il est [65v] parlé ci-devant, elle disait : « Oh ! si Dieu savait le désir infini que j’ai de souffrir pour l’amour de Lui ! » Mais ici elle parlait d’un autre langage, disant : « Oh ! si Dieu savait combien je suis lassée de souffrir ! » Et ayant dit ces paroles, elle vit l’Amour divin qui en riant, chantait ce verset : Esurientes implevit bonis72. Elle assure que l’enfer ordinaire ne lui fut qu’une petite collation, voire même qu’une cerise pour la faim insatiable et immense qu’elle avait de souffrir, mais que cet enfer nouveau a été un grand festin auquel elle a été pleinement rassasiée c’est-à-dire, selon les sens, car l’esprit ne l’est pas, ainsi que l’on verra ailleurs. On lui a entendu dire plusieurs fois que s’il avait été en son choix, elle aurait mieux aimé endurer un an des peines de ce premier enfer qu’une heure les supplices du second.

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois qu’elle n’aurait point subsisté un moment dans cette fournaise ardente de l’Ire de Dieu, s’Il ne l’avait conservée par un très grand miracle.

« Durant ces douze ans, j’étais dans un état si [66] pitoyable que si j’avais su qu’il y eût une créature au monde dans un pareil tourment, j’en aurais eu tant de compassion que je n’aurais cessé de pleurer. »

Avant que d’y entrer, on lui fit voir deux fontaines dont l’une jetait de l’eau en haut, environ la hauteur d’un homme, et l’autre la poussait si haut que la vue n’y pouvait atteindre. La première signifiait les larmes qu’elle a versées durant les peines de l’enfer, la seconde celles qu’elle devait répandre pendant le mal de douze ans.

De douze ans que ce mal a duré, en fut sept sans cesser de pleurer nuit et jour, si bien que les deux yeux étaient deux fontaines de larmes qui ne tarissaient point du tout. On s’étonnait d’où pouvait procéder une si grande abondance de larmes. Durant les autres cinq ans, souvent elle fondait aussi en larmes, mais ce n’était point continuellement comme durant les sept premières.

Enfin ce qu’elle a souffert au premier enfer est si au-dessous de ce qu’elle a souffert au second, que Notre Seigneur lui dit un jour [66v] que pour avoir une digne compassion des peines qu’elle a portées en celui-là, il faudrait faire une mer de larmes d’eau, mais que pour avoir une juste considération des tourments qu’elle a endurés en celui-ci, il faudrait pleurer jusqu’à faire une mer de larmes de sang.

De toutes ces choses, il est aisé de voir ce qu’elle a souffert durant ces douze ans, et plus de vingt ans encore après qu’elle a porté les plaies de ce mal, ne peut être pensé, ni connu, ni exprimé. Tout ce que l’on peut dire est que dans ce nouvel enfer, elle a porté deux maux qui sont en quelque sorte infinis et infiniment épouvantables.

Le premier est la coulpe du péché, car Notre Seigneur lui a dit que le mal de douze ans est exprimé par ces paroles de saint Paul qui nous déclare que le Fils de Dieu a été fait malédiction pour nous : Factus est pro nobis maledictum73, et que même il a été fait péché pour nous par la volonté de son Père [67] : Eum qui non noverat peccatum, pro nobis peccatum fecit74. C’est pourquoi, afin de savoir ce que c’est que le mal de douze ans, il faudrait savoir ce que Notre Seigneur a souffert lorsqu’il a porté tous nos péchés, spécialement au temps de sa Passion selon Ses siennes paroles : Peccata mea ipse portabit75. Car Il lui a dit plusieurs fois que c’est une participation et un renouvellement de sa Passion et de ce qu’il a souffert, lorsqu’il a porté tous les péchés de tout le monde et que même il a été fait péché pour nous. D’où il faut apprendre qu’elle a été animée et enivrée du fiel et du venin de tous les crimes du monde et qu’elle a porté le poids, l’horreur, la malignité et la malédiction d’une façon qui ne peut point être connue que par l’expérience qu’elle en a faite parmi une infinité de souffrances.

Il est rapporté dans la vie de sainte Catherine de Gênes, qu’un jour Dieu lui fit voir la laideur du moindre péché véniel et que cette vue ne dura qu’un moment, mais qu’elle assurait ensuite qu’elle avait vu une chose si effroyable que le sang lui glaça dans les veines, qu’elle [67v] fut réduite en l’agonie et qu’en effet elle serait morte de frayeur si Dieu ne l’avait préservée par miracle, afin de raconter aux autres ce qu’elle avait vu. Que si la vue seulement de la difformité de péché véniel opère des effets si étranges, que serait-ce de voir l’horrible monstre du péché mortel ? Et qu’est-ce non seulement de voir, mais de boire à longs traits le venin de tant d’aspics et le fiel de tant de dragons, et d’être accablé sous le faix d’autant de monstres épouvantables comme il y a de péchés au monde, dont le nombre est plus grand que celui des gouttes d’eau et des grains de sable de la mer.

La même sainte Catherine de Gênes dit que si elle était au plus profond d’une mer de feu, et qu’elle sût qu’en sortant elle verrait en soi un seul péché, qu’elle aimerait mieux n’en sortir jamais et y demeurer éternellement.

Cela étant ainsi, jugez ce que Notre Seigneur a souffert, lorsque non seulement il a vu clairement tous les péchés du monde dans leur laideur et tels qu’ils sont devant Dieu [68], mais lorsqu’il en a porté le poids et la malédiction et qu’il a été plongé dans une mer immense et dans un gouffre sans fonds d’une infinité de crimes, ce qui le faisait crier à son Père en cette façon : Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquae usque ad animam meam. Infixus sum in limo profundi et non est substantia.

Ô mon Dieu, sauve-moi

Car les eaux de mon âme ont gagné l’avenue

Et dans un creux bourbier qui n’a point de tenue

Enfondré, je me vois76.

Et puisque le mal de douze ans de la sœur Marie a été le renouvellement des souffrances intérieures de Notre Seigneur, pensez, si cela se peut penser, quels tourments elle a portés durant tant d’années qu’elle a été comme engloutie et absorbée dans l’abîme de tous les péchés de l’univers. C’est ce qui a été figuré par ce nombre innombrable d’ordes bêtes, c’est-à-dire, de mourons77, de serpents et autres bêtes vénéneuses dont elle s’est vue plusieurs fois, ainsi qu’il sera rapporté ailleurs, toute [68v] environnée, couverte et remplie au dehors et au-dedans, spécialement lorsqu’elle se jeta dans cet horrible étang, dont il est parlé dans un autre lieu, qui en était tout plein, et lorsqu’elle vit une table qui en était toute couverte, qu’il lui fallut manger jusques à la dernière.

Le second mal que la sœur Marie a souffert dans le mal de douze ans c’est l’Ire de Dieu débordée. Elle a porté l’Ire de Dieu dans le premier enfer, comme les damnés la portent, sur lesquels elle n’est point débordée, mais elle en a porté le débordement durant le mal de douze ans, à l’imitation du Fils de Dieu, lequel parlant de la manière en laquelle son Père l’a traité au jour de sa Passion, dit : Vindemiavit me in die furoris sui78, et s’adressant à son Père, il lui parla ainsi : Abyssus abyssum invocat, in voce cataractarum tuarum. Omnia exelsa tua, et fluctus tui super me transierunt.

Flots sur flots s’entrefuyant,

Vont contre moi s’élevant,

Un gouffre l’autre convie [69]

Au son bruyant de tes vents

Et des canaux de ta pluie.



Tes bouillons plus rehaussés

Tous dessus moi sont passés.

Les torrents de ta tempête

Heureusement élancés

Ont monté dessus ma tête79.

Et au psaume 87, il dit comme parlant à son Père : Repleta est malis anima mea et vita mea inferno appropinquavit. Super me confirmatus est furor tuus et omnes fluctus tuos induxisti super me. Transierunt in me irae tuae et terrores tui conturbaverunt me.

Sur moi de ton courroux le débord est passé

Je suis assiégé de tes craintes

Qui comme un long cours d’eau

M’environnent d’enceintes

Je me vois tout autour ce déluge amassé80.

C’est ainsi que Notre Seigneur a porté le débordement de l’Ire de Dieu et c’est ainsi que la sœur Marie l’a porté durant le mal de douze ans à proportion.

C’est cette coupe de feu et de soufre que le Père éternel lui donna un peu après qu’elle fut sortie de l’enfer, lui disant qu’Il l’avait donnée à son Fils et que si elle la prenait, Il le lui [69v] donnerait en mariage. Cette coupe était détrempée avec le fiel et le venin de toutes les abominations du monde, et avec la colère et la vengeance de Dieu, de sorte que pour savoir ce qu’elle a souffert pendant ces douze ans, il faudrait pouvoir comprendre ce que c’est de boire un tel calice que le Fils de Dieu a bu le premier en sa Passion, ainsi qu’il le dit Lui-même en ces paroles : Calicem quem dedit mihi Pater, non vis ut bibam illum ?81 Il faudrait pouvoir comprendre la malignité, le poids et l’horreur infinie de tous les péchés de l’univers et il faudrait aussi pouvoir définir la grandeur et la terreur immense de l’Ire de Dieu. Or Quis novit potestatem irae tuae aut prae timore tuo iram tuam dinumerare?82

Chapitre 5. Les plaies du mal de douze ans.

Ce mal étant fini laissa plusieurs plaies très sanglantes et très douloureuses dans les sens intérieurs et extérieurs, dans l’esprit et dans le cœur de la sœur Marie qui sont [70] représentés par les cinq figures suivantes qu’on lui avait fait dire longtemps auparavant dans une autre occasion pour exprimer les sentiments prodigieux d’humilité dont elle était animée pour lors, ainsi qu’on peut le voir au livre des Vertus, dans le chapitre de l’Humilité. Mais depuis on les lui a expliquées en cette façon :

1. Imaginez-vous une personne pendue à un gibet de soixante coudées de haut et exposé à la risée de tout le monde, et qui demeure bien attachée sans pouvoir s’en détacher et sans pouvoir mourir, vivant ainsi dans la mort.

2. Imaginez-vous encore cette personne enfermée dans une basse fosse pleine de bêtes venimeuses qui la piquent et la mordent de toutes parts, sans qu’elle puisse néanmoins ni sortir de là, ni mourir.

3. Figurez-vous cette même personne plongée au fond de la mer avec une grosse pierre au col, sans pouvoir sortir de cet abîme ni y trouver la mort.

4. Représentez-vous la même personne ayant été sept jours sans boire ni manger, et étant pressée d’une faim extrême, sans qu’on lui donne [70v] néanmoins rien à manger et sans qu’elle puisse mourir.

5. Mettez-vous encore devant les yeux cette personne dans une fournaise ardente d’où elle ne peut sortir et où elle ne peut mourir.

Voilà un crayon et une ombre de l’état pitoyable dans lequel la sœur Marie est demeurée depuis seize ans qu’il y a que le mal de douze ans est fini, lequel état Notre Seigneur lui a fait voir, lui expliquant ces cinq figures en cette manière :

Ces cinq choses, à savoir ce gibet, cette fosse, etc., représentent ce que la sœur Marie a souffert depuis ce temps en ses sens tant extérieurs qu’intérieurs, comme aussi en son esprit et en son cœur. La première [se rapporte] à la vue tant de l’âme que du corps. La deuxième à l’ouïe, la troisième à l’odorat, la quatrième au goût intérieur et extérieur, et la cinquième au toucher et au cœur, et toutes les cinq ensemble vont à l’esprit auquel elles font souffrir des angoisses indicibles.

Pour en connaître quelque chose, il faut savoir que Notre Seigneur lui a mis un bandeau devant [71] les yeux qui l’empêche de voir l’état où elle est : à raison de quoi, encore que pendant qu’Il lui parle, elle soit très certaine que c’est Lui qui parle, cette certitude s’évanouit, et elle demeure par après dans des craintes et des frayeurs si grandes d’être trompée, qu’il lui est impossible de l’assurer ni de croire aux choses qui se passent en elle. Et tout ce que les hommes les plus capables de la consoler lui peuvent dire pour la tirer de cette crainte est presque inutile parce que cela n’entre point dans son cœur, la porte étant fermée aux raisons les plus convaincantes qu’on lui peut alléguer pour la consoler et assurer ; voire même, elle sent que son cœur et son esprit les repoussent et ne peut souffrir qu’elles entrent dedans. Et elle assure que si Dieu lui commandait de ressusciter un mort en témoignage que toutes ces choses sont véritable, et qu’en effet elle le ressuscitât, elle ne pourrait pas néanmoins croire qu’elles fussent, parce qu’il est impossible à celui qui a les yeux bandés de voir le soleil.

Et ainsi elle est ordinairement dans une étrange frayeur que toutes les choses qui se passent en elle ne soient des tromperies de l’esprit malin. Cela supposé [71v] il sera plus facile maintenant d’entendre aucunement quelles sont les cinq plaies que le mal de douze ans a laissées dans ses cinq sens extérieurs et dans son esprit et dans son cœur, et qui sont représentées par les cinq figures précédentes que Notre Seigneur a expliquées en cette sorte :

1. Elle souffre en la vue et par la vue tant intérieure qu’extérieure le même tourment que souffrirait une personne qui serait pendue à un gibet de soixante coudées de haut, exposée à la risée de tout le monde, sans pouvoir se détacher de là ni mourir, parce que, dans cette grande appréhension qu’elle a d’être trompée et de tromper par conséquent les autres, il lui semble qu’elle voit tous les anges et tous les saints du ciel, tous les hommes qui sont en la terre et Dieu même, qui se moquent d’elle, qui lui font mille reproches et qui la condamnent de ce qu’elle s’est laissée tromper et vaincre par les démons qui sont si aisés à surmonter, et de ce qu’elle a trompé tant de personnes qui ont cru que les choses qui se passent en elle étaient de Dieu ; et ainsi elle porte une confusion si grande qu’il n’y a point de paroles qui la puissent exprimer. Elle [72] demeure en cet état sans y pouvoir mourir ni sans trouver aucun moyen d’en sortir.

2. Les blasphèmes que les démons ont vomi par sa bouche pendant qu’elle était en enfer et qui ont été entendus par ses oreilles sont comme autant de bêtes venimeuses qui ne la font pas moins souffrir qu’une personne qui serait plongée dans une fosse remplie de serpents : car, « hélas, dit-elle en fondant en larmes, si ce n’est point Dieu, mais le diable qui règne ici ; tous ces horribles blasphèmes me seront imputés et j’en porterai la condamnation, comme si moi-même je les avais proférés. »

3. Tous les péchés d’autrui qu’elle porte, qui sont, dit-elle, en plus grand nombre qu’il n’y a de gouttes d’eau dans l’océan, sont une vaste et profonde mer au fond de laquelle elle est abîmée sans en pouvoir sortir. Et tous les péchés qui sont innombrables rendant une puanteur insupportable, causent une peine indicible à son odorat intérieur.

4. Elle a une faim indicible du pain des anges, qui est le Saint-Sacrement, comme aussi elle a une envie extrême de manger des choses [72v] que Dieu a créées pour la nourriture du corps, et néanmoins elle est privée en l’intérieur de toute consolation spirituelle et en l’extérieur de tout ce que les autres prennent pour soutenir et fortifier la nature, ne lui étant point permis de manger autre chose qu’un peu de pain bis et de pouvoir boire du cidre qu’on lui fait chauffer en tout temps afin qu’elle n’y prenne point de goût. Elle mange aussi du beurre, mais il ne lui est point permis d’en manger qu’il ne soit vieux.

5. Elle est dans une fournaise ardente, c’est-à-dire dans un genre de tourment qui n’a jamais eu de semblable et qui n’est connu que de Dieu seul dans ce monde. Notre Seigneur lui a donné quelque comparaison pour en exprimer quelque chose qu’on ne peut pas écrire. Mais je dirais seulement que ces mêmes comparaisons font voir que le tourment qu’elle a souffert dans cette fournaise ardente est indicible et inconcevable. Et elle est dans ce supplice et dans les autres sans pouvoir ni mourir, ni en sortir, et voilà ce que c’est que de vivre dans la mort, et si on savait, dit-elle souvent, combien c’est une chose épouvantable de vivre dans la mort. [73]

Notre Seigneur lui ayant expliqué ces cinq figures lui a dit ensuite : « Voilà votre mal. Un moindre mal que celui-là n’était point capable de rassasier la faim extrême que vous aviez de souffrir. Mais ce n’est pas vous qui souffrez ce mal, c’est moi qui le souffre en vous. Vous ne faites non plus en tout ceci que ce petit enfant dont je vous ai parlé qui pousse avec le bout de son doigt un tonneau de vin qu’on met dans la charrette. » Voilà ce qui est signifié par les paroles de saint Paul : Pro nobis peccatum fecit83 et par ces paroles de l’Église : Mors et vita duello conflixere mirando84. « Voilà les consommés que nous avons mangés au mont Liban au festin que nous y avons fait. » Il est parlé ailleurs de ce festin85.

Chapitre 6. On lui fait rendre grâces à Dieu de lui avoir donné le mal de douze ans.

Le lundi de la Pentecôte, en l’année 1646, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie d’aller en pèlerinage à la Sainte Trinité à Saint-Sauveur Lendelin pour remercier la Sainte Trinité de ce qu’elle lui avait donné la grâce d’accomplir le vœu que Notre Dame avait fait pour elle, et il ordonna [73v] des neuvaines pour cela. Et Notre Dame lui commanda aussi de remercier la très Sainte Trinité de ce que Notre Seigneur s’était servi d’elle pour accomplir ce vœu et lui donna semblablement des rosaires à dire pour cette intention.

Chapitre 7. Elle est chargée des péchés de tout le monde. Elle en porte les sentiments, la malédiction et la punition : c’est l’Amour divin qui l’en a chargée, dont Notre Seigneur lui donnera l’absolution.

Notre Seigneur lui a dit que le linge dont il se ceignit en la Cène et duquel il essuya les pieds de ses apôtres était sa figure et qu’il se servait d’elle pour essuyer les ordures des péchés de son Église.

Comme Dieu l’a choisie pour lui faire porter la pénitence des péchés d’autrui, Il l’a fait souffrir en plusieurs manières, entre lesquelles l’une des plus terribles est qu’Il lui a fait porter les sentiments malins du péché, à savoir de l’orgueil, de l’ambition, de l’avarice et de l’impureté [74] ; portant tantôt les sentiments de l’un, tantôt ceux de l’autre. Quand elle porte les sentiments de l’orgueil, elle est tout en fureur : il lui semble qu’elle va tout renverser et tout tuer, mettre la main à l’épée, se battre en duel et que même elle voit devant elle des monceaux de corps, dont les uns sont morts, les autres estropiés et qu’en tout cela elle a très bonne raison, car dit-elle en soi-même, parlant de ceux contre qui elle en a sans les connaître, « pourquoi est-ce qu’ils ont dit ceci ou qu’ils ont fait cela : ils m’ont offensé en mon honneur. »

Lorsqu’elle porte les sentiments de l’avarice, il lui semble qu’elle voudrait avoir tous les biens de ce monde, et que rien n’est capable de la rassasier.

Lorsqu’elle porte ceux de l’impureté, elle a l’imagination remplie d’idées abominables.

Or ce sont toutes ces choses que Notre Seigneur appelle le pain d’angoisse et les larmes de douleurs dont elle est nourrie ordinairement. Ce pain est composé d’ivraie, de nèfle86 et de jaugoüe qui est presque semblable à l’ivraie, [74v] excepté que le grain est plus menu et qu’elle est barbue comme de l’orge, mais l’ivraie ne l’est pas. L’ivraie représente l’orgueil, car elle porte son épi haut élevé au-dessus du froment. La nèfle représente l’avarice, car elle cache et renferme son grain dans une petite poche comme les avares mettent leur or et leur argent dans une bourse. La jaugoüe signifie l’impureté. L’ivraie enivre et prend à la tête comme l’orgueil, la nèfle brûle et donne une soif inextinguible, la jaugoüe fait vomir : c’est pourquoi elle figure l’impureté qui fait qu’on a à dégoût et à contrecœur toutes les choses de Dieu, et qu’on vomira contre lui mille blasphèmes dans l’enfer.

Le samedi d’après le jour du saint Rosaire 1646, elle se vit entortillée d’un horrible serpent qui faisait trois tours autour d’elle et élevait sa tête vis-à-vis de sa bouche, et jetait son souffle droit dans sa bouche. Notre Seigneur dit que le serpent représente l’infidélité et que son souffle représente le désespoir duquel elle se trouvait toute remplie. Cinq jours après il ne souffla plus, mais il ouvrit sa bouche et tira sa langue [75] et il avait les yeux comme hors de la tête et forts enflammés et la langue et la bouche étaient noires et les dents blanches. Sa langue et sa bouche noires signifiaient que la plupart des paroles des infidèles ne sont que péchés. Les yeux rouges et enflammés pour montrer que l’infidélité n’a d’autre visée que de mener les âmes en enfer ; et les dents blanches pour montrer que leur vie licencieuse qui les dévore leur semble belle et blanche. Outre cela elle vit son cœur entouré de mourons, de crapauds, de vipères et autres serpents inconnus qui la mordaient, piquaient et dévoraient. Ces ordes bêtes sont les péchés des prêtres qui sont le cœur de l’Église. De plus sa couche lui sembla toute remplie de ces mêmes bêtes de toutes sortes qui ne la mordaient pas ni [ne] piquaient mais qui l’infectaient de leur ordure et puanteur, étant couchées avec elle. Ce sont les péchés du commun peuple.

Comme elle s’est obligée de porter la peine due au péché, et que le péché porte la malédiction de toutes les créatures, aussi elle la porte et Dieu leur a commandé de la maudire [75v] et affliger : de là vient que toutes les charités qu’on lui fait et toutes les assistances qu’on lui rend se tournent en fiel et amertume pour elle :

« Je ne mange pas, disait-elle un jour, un seul morceau de pain à qui Dieu ne donne sa malédiction, ensuite de quoi tout ce que je bois et mange me fait souffrir et tant plus j’use des créatures de Dieu, tant plus je suis affligée. Mais si je jetais à un chien le pain que je vais mettre en ma bouche, il n’y aurait plus de malédiction au regard de cette bête. Quelquefois je dis à la Sainte Vierge : « Vous êtes bénite, bienheureuse et pleine de grâce. »

Hélas, dit-elle, vous m’appelez pleine de grâces, de bénédiction et bienheureuse et moi je vous puis bien appeler pleine de maux et de malédictions, car vous en êtes toute remplie.

« Un jour comme je faisais quelques prières aux saints, ils me dirent : “Taisez-vous et vous retirez, car vous êtes si horrible et si pleine de malédictions que nous pouvons vous ouïr, ni vous voir, ni vous supporter. Il n’y a que Dieu [76] capable de vous souffrir en l’état où vous êtes.” »

En l’an 1650, le 22 de novembre, comme elle priait Notre Seigneur de lui donner l’absolution, le Père éternel l’ayant envoyée à lui pour cet effet ainsi qu’il est dit ailleurs, Notre Seigneur lui dit :

« Oui je vous la donnerai, mais ce n’est pas une petite affaire que de vous donner l’absolution de vos péchés, car je vous assure qu’ils surpassent en nombre les gouttes d’eau et les grains de sable qui sont à la mer et les brins d’herbe qui sont sur la terre. Je vous la donnerai pourtant, mais il faut y apporter quelque disposition, et la vraie disposition c’est de souffrir » et avec cela il lui fit dire quarante fois le confiteor.

La sœur Marie disant cela, quelqu’un lui dit : « S’il faut encore souffrir d’où vient que le Père éternel vous a dit qu’Il vous donne le temps que vous aviez encore à souffrir. »

« C’est, dit-elle, qu’Il me parlait des souffrances que j’avais à porter pour la grande et principale affaire qui est la conversion générale. Mais Notre Seigneur [76v] dit que nous avons quelques affaires particulières pour lesquelles il faut encore demeurer quelque temps en l’état où je suis. »

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois que toutes les âmes sont son cœur, dont les unes sont en péché mortel, les autres le blasphèment, les autres sont athées. De là vient qu’elle porte sensiblement leurs mauvaises dispositions d’athéisme, de rage, de blasphèmes et qu’elle a une frayeur de Dieu comme si elle était en péché mortel et qu’Il la regarde avec un œil terrible ainsi qu’Il regarde ceux qui sont en mauvais état. C’est pourquoi elle dit que pour la connaître et pour lui donner la foi il faudrait convertir tous les infidèles. Et quand elle demanda à Notre Seigneur qu’Il la guérisse, Il lui répondit qu’il faudrait guérir toutes les âmes qui sont en mauvais état.

L’an 1653 sur la fin du mois d’août, elle se plaignait souvent d’avoir grand mal au cœur. On lui demanda si effectivement elle avait mal au cœur, tel qu’est le mal ordinaire duquel on se plaint lorsqu’on a mal au cœur. Elle dit que non et qu’elle ne sentait aucun mal de [77] cœur en cette façon-là. Et comme elle continuait à dire souvent et avec douleur :

« Oh ! que j’ai grand mal au cœur ! Je voudrais bien vomir, car j’ai le cœur tout plein de corruption et d’ordure comme une grosse apostume87 qui est remplie de pus et de puanteur.

– Il est vrai, ma fille dit la Sainte Vierge, vous avez bien mal au cœur, et il faut vomir et jeter dehors toute cette corruption afin de vous guérir.

– Je voudrais, dit la sœur Marie, avoir un bon couteau et me donner un coup dans le cœur, afin de l’ouvrir et d’en faire sortir tout le mal qui y est.

– Oui, dit la Sainte Vierge, il vous faut un couteau et on vous en donnera un, assurément. »

Depuis cela, Notre Seigneur lui dit que son cœur ainsi malade sont toutes les âmes qui sont en péché mortel, que le couteau c’est la parole de Dieu et la contrition, et que le vomissement est la confession.

Le jour de saint Matthias Notre Seigneur lui dit : « Mon amour divin vous a chargée des péchés des âmes, il vous a enchaînée de leurs chaînes et liée de leurs liens. Il n’y a que moi seul qui [77v] vous en puisse délier par ma puissance absolue. Je brise vous chaîne et romps vos liens. J’ai donné cette même puissance à mon vicaire et à tous les prêtres qui sont approuvés de leurs supérieurs : les chaînes marquent les péchés de malice, et les liens ceux de fragilité et d’ignorance. Pour pénitence vous direz trois fois le Vexilla chaque jour contre les sept péchés mortels, et au commencement de chaque Vexilla vous direz ce verset : Dirupisti vincula mea, tibi sacrificabo hostiam laudis88. Vous direz en outre les sept psaumes avec les litanies et les prières et au commencement de chaque psaume le même verset : Dirupisti et à la fin de chacun cet autre verset : Fuerunt mihi lacrymae meae panes die ac nocte : dum dicitur mihi quotidie : ubi est Deus tuus89. » Notre Dame ajouta le Stabat pour présenter à l’amour divin tout ce qu’elle a souffert en cette vie, et Notre Seigneur dit que c’était ici une disposition pour arriver à la fin. Mais il faut remarquer qu’en disant qu’il [77A]90 brise ses chaînes et qu’il rompt ses liens, il parle du temps présent comme du temps à venir selon le style de l’esprit prophétique.

Le 3 février 1646, elle dit à Notre Seigneur : « Pourquoi est-ce que j’ai une si grande frayeur qui me suit partout ? Quel sujet ai-je de craindre ? J’ai toujours dit la vérité, je n’ai jamais dit un mot que je doive dédire. »

Notre Seigneur lui dit : « Quand je me charge des péchés des hommes, je me charge aussi des appartenances du péché qui sont la frayeur, la crainte, l’ennui et la tristesse et de là vient qu’il est dit de moi : Cœpit pavere, taedere et mœstus esse91. C’est que l’âme qui est en péché mortel devrait avoir une grande frayeur de loger chez elle un monstre si épouvantable. Oh ! Qu’elle devrait avoir un grand ennui d’être dans un état si misérable ! Oh ! Qu’elle devrait avoir une grande tristesse d’avoir offensé un si bon Père comme est Dieu ! mais parce qu’elle est morte elle est insensible à ses maux. Quand je vous ai donné les péchés d’autrui, je vous ai donné les appartenances du péché, qui sont ces quatre choses. » Il ajoute : « Oh ! Que [77A v] l’âme qui est en péché mortel est digne de grande compassion. »

Chapitre 8. Elle est privée de toute consolation et ne croit point aux choses qui se passent en elle, et n’en parle que par contrainte : les sens font des conférences.

Un jour, comme la sœur Marie se plaignait à Notre Seigneur de ce qu’il donnait de son vin aux autres, c’est-à-dire, de la consolation par le moyen des choses qu’elle dit, et qu’à elle Il ne lui donnait rien : « C’est qu’il est jeûne pour vous, lui dit-il. Quand une dame jeûne en sa maison, elle ne laisse point de donner à boire et à manger aux autres. Vous jeûnez jusqu’au soir : c’est la veille de Noël. »

Une autre fois Notre Seigneur lui dit qu’elle était comme un vaisseau de terre qui est plein d’une précieuse liqueur, mais il ne la sent ni ne la goûte point.

Lorsqu’elle est dans ses angoisses et souffrances ordinaires et qu’elle veut s’appliquer à la Passion de [78] Notre Seigneur comme il a été déjà dit, pour y chercher quelque consolation, on l’en empêche disant : « Sortez, sortez d’ici. »

Quand elle prend quelque sorte de consolation en quelque chose, tout aussitôt Notre Seigneur la lui ôte. Par exemple, elle a été quelque temps que dans ses souffrances elle avait recours à saint Joachim : elle lui parlait de ses peines et s’entretenait avec lui avec quelque tendresse, comme une fille avec son père, et elle trouvait qu’il l’écoutait volontiers et qu’il la consolait, mais on lui a défendu et interdit cette consolation, de telle sorte que non seulement elle n’oserait plus penser à saint Joachim, mais même quand elle passe devant son image et celle de sainte Anne, elle n’oserait les regarder.

Durant le mal de douze ans, elle vit deux portes à une chambre. L’une de ces portes était à l’orient, l’autre à l’occident. Celle qui était à l’orient était belle, grande et à deux panneaux : mais elle était fermée. Celle de l’occident était petite et ouverte, et elle, voyant quantité de personnes qui rentraient en foule et avec empressement par cette porte dans cette chambre, on lui fit entendre que l’orient signifie les consolations, et l’occident les désolations, et que, quand la Passion [78v] de Notre Seigneur était venue chez elle, elle avait fermé la porte d’orient et ouvert celle de l’occident, c’est-à-dire qu’elle avait fermé la porte à toutes sortes de consolations divines et humaines et qu’elle l’avait ouverte à toutes sortes de croix, de souffrances et d’angoisses. La porte des consolations est grande et celle des désolations petites pour montrer que quand le temps de consolation sera venu, Dieu sera bien plus libéral à nous consoler qu’Il n’a été à nous affliger.

Si elle croyait les choses qui lui sont dites intérieurement, ce lui serait une grande consolation dans ses peines, mais elle n’y a point de foi, hormis à quelques-unes dont il est impossible de douter. Aussi Notre Seigneur ne l’oblige pas de les croire, mais Il lui dit qu’elle les laisse telles qu’elles sont devant Dieu jusqu’à ce qu’elle connaisse clairement la vérité. Cependant elle demeure dans une si grande crainte d’être trompée qu’elle dit que si elle voyait faire des miracles en témoignage que tout est de Dieu, elle ne pourrait pas s’assurer ni les croire. À raison de quoi, se plaignant un jour à Notre Seigneur de ce qu’elle n’avait [79] point de foi et le priant de lui en donner, Il lui dit : « C’est assez que je crois pour vous : je suis votre foi et ma mère votre espérance, cela vous doit suffire. »

« Lorsque du commencement Notre Seigneur me disait quelque chose intérieurement en la façon qu’il a coutume de me parler, j’en divertissais mon esprit tant que je pouvais et me faisais une telle violence pour ne l’entendre point et pour l’effacer de ma mémoire que j’ai pensé me renverser la tête : plus je me faisais d’effort pour empêcher qu’on ne me parlât intérieurement, plus on me parlait fortement. Pour m’en divertir, je disais les psaumes, je chantais des hymnes, je parlais d’autres choses et je faisais tout ce qui m’était possible, mais tout cela en vain. Je ne voulais point aussi dire ces choses parce que je n’y croyais point.

« Lorsque je venais pour communier, les démons y mettaient empêchement, et quand on leur commandait dans les exorcismes de dire pourquoi, ils disaient que Dieu leur ordonnait de m’empêcher de communier jusqu’à ce que j’eusse déclaré ce qu’on m’avait dit en esprit. Et quand on leur [79v] commandait de dire ce que c’était, ils répondaient qu’ils n’en savaient rien et que je le savais bien. Là-dessus on me pressait de le dire et je ne le voulais pas, parce que je craignais que ce ne fussent que tromperies et que je ne voulais tromper personne (les choses qu’on me disait étant de très grande importance), mais les malins esprits, par l’ordre que Dieu leur en donnait, m’empêchaient de communier, comme aussi de boire et de manger jusqu’à ce que j’eusse parlé. Mais j’avais tant de peine à dire les choses que je choisissais plutôt d’être privée de la sainte communion que j’aimais néanmoins beaucoup et de ne manger point. Et en effet je demeurais jusqu’au soir sans manger et disais que j’aimais mieux mourir. Mais alors les démons me mettaient à la torture par le commandement de Dieu et me forçaient de les dire. »

Avant le mal de douze ans qui commença en Carême, durant tout l’Avant précédent, les sens intérieurs s’assemblaient tous les jours et faisaient une conférence sur ce qu’ils devaient [80] faire pendant le mal de douze ans, et la conclusion de la conférence était toujours de ne croire jamais à aucun esprit particulier, soit homme, soit ange même.

Quand il dirait qu’il serait Notre Seigneur qui viendra nous assurer qu’il n’y a point de tromperie en cette affaire, nous ne le croirions pas. Mais aussi, si un esprit particulier nous vient dire : « Je suis envoyé de Dieu pour vous dire qu’il y a ici de la tromperie, voici ce que nous lui répondrions : « Nous espérons tant de Dieu et de son infinie bonté, que si c’est Lui qui vous a envoyé pour nous dire cela, qu’Il vous enseignera aussi le moyen duquel nous devons nous servir pour sortir de l’état où nous sommes. Dites donc ce qu’il faut faire pour cela : si vous ne le savez point, c’est une marque que ce n’est point Dieu qui vous a envoyé, car Il est si bon qu’Il ne fait jamais connaître un mal sans en donner le remède. »

Depuis cette conclusion de la conférence des sens, il lui est impossible de croire à tout ce qu’on lui dit pour l’assurer qu’elle est en [80v] bon état. « Il n’y a que l’Église seulement, dit-elle, à qui je puisse croire. Si l’Église me disait que je ne suis point trompée ou que je le suis, je la croirais. Mais qui que ce soit qui m’assure que tout est véritable, je ne le puis croire, quand même il ferait dix miracles pour preuve de cela. Si un particulier me disait que tout cela est faux, à la vérité cela me remplirait de trouble et de frayeur, mais néanmoins je ne le pourrais point croire. »

Section 1. Le plus grand don que Notre Seigneur lui a fait est de lui avoir donné le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance.

Entre quantité de maux et de tourments que Notre Seigneur a envoyés à la sœur Marie, le plus grand de tous c’est le désespoir qui lui a ôté la foi et l’espérance et qui la tourmentait horriblement. « C’était, dit-elle, un monstre [81] épouvantable qui me rongeait le cœur continuellement. » Pendant plus de trente-cinq ans, elle en a été travaillée. Elle se trouvait souvent environnée de ténèbres si épaisses et si horribles qu’elle ne savait où elle était, ni ce qu’elle était, ni s’il y avait une religion, une foi, un Dieu, et ce mal lui a pesé jusqu’à la mort.

Notre Seigneur lui a dit que c’était le plus grand don qu’Il lui eût fait.

Plus les dons de Dieu sont grands dans une âme, plus elle a de crainte de déplaire à Dieu. C’est pourquoi lorsque Notre Seigneur ou Notre Dame disent quelque chose à la sœur Marie qui lui est avantageuse, elle est saisie d’une grande crainte, dit-elle, qu’il ne lui vienne quelque souffle de vanité qui la perde. Si les choses que Dieu dit à notre avantage nous doivent faire craindre, combien devons nous trembler lorsque les hommes nous flattent et nous louent. « C’est moi qui vous ai donné, lui dit un jour la Sainte Vierge, cette crainte, c’est le plus grand don que je vous ai fait. Car la crainte [81v] est la nourrice de l’humilité et toutes les vertus sont les pensionnaires de la crainte. »

Notre Seigneur lui dit un jour que quand saint Paul avait dit ces paroles : Adimpleo ea quae desunt passioni ejus92, qu’il n’avait point parlé seulement en son nom et pour lui, mais qu’il avait aussi parlé en sa personne et pour elle, et que c’était une prophétie de ce qu’elle devait souffrir et de ce qu’elle devait obtenir par ses souffrances.

Chapitre 9. La Passion de Notre Seigneur est le cœur et l’âme de la sœur Marie et comme toutes choses l’affligent, on lui plante la Croix dans le Cœur.

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois qu’Il lui a ôté son cœur et qu’il lui a donné le Sien, qui est sa Passion, et que l’âme qui l’anime c’est cette même Passion et que c’est la cause [82] pour laquelle toutes choses l’affligent : le boire, le manger, le dormir, tout ce qu’elle voit, tout ce qu’elle entend, tout ce que la mémoire lui fournit, même les songes de la nuit, tout ce qui lui vient dans l’esprit.

Et il ne faut pas penser que cela vienne de quelque humeur mélancolique fâcheuse dont elle soit pétrie, car au contraire elle est sanguine de son tempérament et par conséquent elle est joviale, douce, facile, condescendante et obligeante tout ce qui se peut. Mais cela se fait par un ordre d’en haut et par une disposition secrète et merveilleuse de la Divine volonté. « Mon Père, lui dit un jour Notre Seigneur, a commandé à toutes ses créatures de vous affliger de sorte que en l’état vous êtes, quand on vous transporterait en corps et en âme dans le ciel et que l’on vous nourrirait des mêmes viandes dont les anges et les saints se repaissent, elles se convertiraient en peines et en afflictions pour vous. De là vient que quand Notre Seigneur lui parle, elle ne peut douter que ce ne soit Lui, mais néanmoins ses [82v] paroles se changent en amertume pour elle, pour ce que ordinairement après qu’Il a parlé, il ne lui reste rien que l’incertitude et la crainte d’être trompée. Elle pria un jour Notre Dame que les saintes vierges continuassent à demander à Dieu pour elle la communion et la connaissance de la vérité. Notre Dame lui dit : « Dites ma prière, je dirai la vôtre. » Et alors la sœur Marie dit la prière de la très Sainte Vierge qui est :

Lève-toi donc favorable et propice.

Ici, Seigneur, ton repos s’établisse

Et quant et toi93 l’arche de ton pouvoir.

Tes sacerdots94 soient vertus et justice

Et de chanter tes saints fassent devoir95.

Notre Dame lui dit ensuite que quand toutes les vierges se dépouilleraient de leurs joies pour les lui donner, elle n’en aurait aucun sentiment, parce qu’elle n’est sensible qu’à la douleur en l’état où elle est.

Une autre fois, après avoir prié Notre Seigneur une semaine tout entière de lui donner quelque chose, à la fin Il lui dit :

« Je ne vous [83] donnerai rien.

– Regardez-moi d’un œil de miséricorde.

– Je vous regarde, répliqua-t-il, d’un œil terrible et plein de rigueur et je commande à toutes les créatures de vous regarder en cette façon. »

Un jour qu’elle faisait cette prière à la très Sainte Vierge : Monstra te esse matrem96, « Oui, lui dit-elle, je ferais voir que je suis votre mère en vous bien châtiant » ; et une autre fois elle la vit tout embrasée de colère contre elle, et elle entendit qu’elle disait : « Je me vengerai en ma fureur ».

« Et en disant cela, elle me donnait de grand coups de pied dans le cœur qui me causait des douleurs incroyables, et au même temps je vis Notre Seigneur qui tenait entre ses mains une grande et pesante Croix, du bout de laquelle il frappait de grands coups sur mon cœur, ce qui m’obligeait de crier et de dire : « Oh ! Que vous êtes cruel ! Vous me promettiez tantôt mille belles choses, est-ce là l’effet de vos promesses ? »

« Il me répondit : “Je travaille pour ma mère : elle veut planter [83v] ma Croix dans votre cœur et je lui aide.” Je lui demandai ensuite : “Qu’est-ce qu’elle a d’être ainsi en colère ?” Et il me répondit : “C’est que ma mère est bonne couturière, la robe de la Justice lui était trop grande, mais elle se l’est fort bien ajustée, et elle lui [= vous ?] a donné la sienne, et de là vient que vous trouvez ma mère si rigoureuse et la divine Justice si douce.” »

Elle a été environ cinq ans, et c’était pendant le temps de sortilèges, qu’elle était remplie de grandes consolations et enivrée des douceurs inconcevables de l’Amour divin qui duraient longtemps et la transportaient toute hors d’elle-même et lui ôtaient presque entièrement l’usage des sens extérieurs. Pour lors Notre Dame la nourrissait de lait et de sucre : mais maintenant elle ne la repaît que de fiel et d’absinthe.

Quelqu’un lui dit : « La Sainte Vierge a bien peu de douceur pour vous.

– Pardonnez-moi, répliqua-t-elle, car elle est d’autant plus [84] douce qu’elle est rigoureuse. »

Il faut que chacun aille par son chemin. Dieu fait marcher les uns par le chemin de la consolation, et comme sainte Gertrude et autres, Il en conduit d’autres par celui des afflictions. Il est le maître, Il fait comme il lui plaît.

Section 1. Elle est privée de toute consolation et est remplie de souffrances. La consolation lui est un retardement dans sa voie, elle préfère les souffrances aux joies du paradis.

Lorsque ses parents la voulaient marier par force au commencement de sa possession, ils lui parlèrent des deux jeunes hommes qui la recherchaient. Elle s’informa de leur vie. On lui dit du premier qu’il aimait mieux la taverne que la messe :

« Sur quoi je dis qu’il ne me fallait point parler de celui-là. On me dit de l’autre qu’il aimait mieux la messe que la taverne. À quoi je répondis que si j’avais à épouser un homme, j’aimerais [84v] mieux celui-là que le premier. Longtemps après, lorsque j’avais oublié ce que j’avais dit sur ce sujet, comme j’étais dans les souffrances du mal de douze ans et que je me plaignais, l’Amour divin en se riant me dit que je n’avais point sujet de me plaindre et qu’on m’avait donné ce que j’avais choisi, que j’avais mieux aimé la messe que la taverne et qu’on m’avait donné la messe, c’est-à-dire la Passion qui est représentée par la messe, et non pas la taverne, c’est-à-dire le vin des douceurs et des consolations. »

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de ce que M. Potier n’avait pas assez d’application aux choses de Dieu dont elle parlait, mais se divertissait trop facilement ailleurs, elle lui disait :

« Pourquoi nous avez-vous donné cet homme-là ? Que ne nous donnez-vous plutôt celui-ci (parlant d’un autre) qui a tant d’affection à parler et entendre parler de vous ?

– Ce n’eût pas bien été ainsi, dit Notre Seigneur, et il était plus convenable de vous bailler celui-là, car quand il ne vous [85] écoute pas, c’est comme s’il vous disait : “Hâtez-vous de marcher, ne vous arrêtez pas.” Et si vous aviez eu cet autre, vous vous seriez arrêtés tous deux à boire tous les jours vis-à-vis l’un de l’autre et à vous enivrer de ce vin, qui sont toutes les choses qui se disent ici, et il n’aurait pas fait ses affaires pour le salut des âmes, ni vous les vôtres, qui sont de souffrir, car cela vous aurait beaucoup consolée et retardée. »

Notre Seigneur voulant faire voir comme elle n’aime que Lui purement et comme elle ne cherche ni la gloire ni le repos de la vie éternelle, mais seulement de souffrir pour l’amour de Lui, lui dit un jour :

« Voici que je viens à ma gloire, et ma sainte mère qui est assise à ma droite, nous venons ensemble vous quérir pour vous y mettre.

– Je ne vous connais point ni vous ni votre sainte mère en tant que vous êtes à la gloire. Je ne vous connais qu’en tant que vous êtes souffrant en moi et avec moi : je ne vous veux point dans votre gloire.

– J’ai souffert en vous, dit [85v] Notre Seigneur, je veux maintenant vous mettre en mon repos et en ma gloire. Pour moi, il faut que je demeure encore ici avec mon Église selon ma promesse, mais pour vous, venez en ma gloire.

– Non, répliqua-t-elle, je ne vous connais point dans votre gloire.

– C’est moi-même qui suis souffrant en vous, ajouta Notre Seigneur.

– Je ne connais point ce moi-même, dit-elle, en tant qu’il est en gloire. Ce n’est pas en tant que vous êtes en gloire que vous avez souffert avec moi et qui m’avez assisté en mes souffrances. Je veux demeurer avec vous dans mes souffrances, je renoncerais plutôt à la gloire. »

En l’an 1645...97

Section 2. Ses sens sont purifiés par plusieurs tribulations. Tourment de quinze jours et de douze jours. Elle rend grâce à la Trinité des cinq plaies qu’elle a portées.

[…]

Livre 4. Contenant plusieurs choses qui font voir l’excellence de cette œuvre.

Chapitre 1. De son innocence, de sa pureté virginale, de son martyre.

Un jour la sœur Marie dit : « Notre Seigneur me fit voir une salle dont les murailles, le pavé et le plancher étaient d’or. Contre les murailles étaient des enrichissements d’azur. Dans cette salle étaient plusieurs Éthiopiens qui travaillaient : les uns filaient, les autres tissaient, les autres teignaient, les autres taillaient et cousaient des habits. Ils viennent à moi et me présentent une belle chemise bien blanche, secondement une robe de damas blanc, troisièmement une robe [92v] de pourpre. Je les renvoie bien rudement et me retire près de la cheminée et me mets à pleurer de douleurs de ce qu’on m’avait offert ces robes.

« Là-dessus, Notre Seigneur vint, qui me dit : « Pourquoi avez-vous refusé ces robes ? J’ai fait ces œuvres d’un royaume étranger, pour l’amour de vous, prenez-les ! »

– À moi, répondis-je, telles robes ! Je ne les prendrai point. C’est comme si vous en vouliez revêtir un âne, cela n’est pas à mon usage. Vous avez tant de belles princesses dans le ciel à qui elles conviendront mieux qu’à moi. Donnez-les à quelques-unes.

– Elles sont faites pour vous.

– N’importe, je ne les prendrai point.

– Prenez-les pour l’amour de moi, dis Notre Seigneur, si vous ne les prenez pas, vous ne m’aurez pas pour époux.

– Je ne vous aurais donc point [93] telles robes ne me sont pas propres.

– Je revêtirai votre âme, dit Notre Seigneur, de la lumière de gloire, moyennant laquelle ces robes vous siéront fort bien.

– Je subirai plutôt de n’aller jamais au ciel que de consentir que j’en sois revêtue. Ne savez-vous pas bien combien je hais l’honneur et les choses qui paraissent et éclatent ?

« Là-dessus, Il s’en va aux ouvriers leur disant : « Ne les lui présentez plus. Tels sont les enfants de mon père : ils veulent bien aller au combat, mais ils ne veulent point de récompense. »

« Un peu après, Il revient : « Pourquoi ne prenez-vous point ces robes ? Je veux par ce moyen donner une joie accidentelle à mes saints ».

« Je persiste à dire que je n’en veux point. Là-dessus il me mène [93v] en esprit au ciel. Je m’adresse à tous les saints et les prie d’intercéder pour moi auprès de Notre Seigneur à ce qu’Il ne me commande point de prendre ces robes. Ils me répondent que telle est Sa volonté, à raison de quoi je consentis à les prendre. Ensuite je vis toutes les Saintes Vierges dont les habits étaient plus blancs que la neige, mais d’une blancheur qui jetait des rayons qui se ramassaient tous en Notre Seigneur comme s’il eût été un aimant qui les attirait en soi, et Il me dit que c’était pour cela qu’on dit que les vierges le suivaient partout, parce qu’Il attire et réunit en soi tous les rayons de la pureté virginale. Les vêtements de la Sainte Vierge étaient d’une blancheur si délicate et si précieuse qu’il me semblait que si je l’eusse tant soit peu touchée je l’eusse salie, et même [94] que mon haleine était capable de la ternir. »

La salle, c’est le cœur de la sœur Marie. La chemise c’est son innocence, la robe rouge, c’est le martyre qu’elle a souffert, la robe blanche, c’est la pureté virginale. Les éthiopiens sont les diables qui par les souffrances qu’ils lui ont fait endurer ont servi à teindre et embellir ces robes. La robe blanche qui signifie la pureté virginale, laquelle est extrêmement agréable à Dieu, suit l’agneau partout où il va. Mais les moindres choses qui lui sont contraires la salissent.

« C’est pourquoi ensuite de cette vision, il me resta de très grands sentiments que les personnes qui aiment la pureté, eussent grandement en horreur toutes les plus petites choses, en pensées, paroles et actions. » [94v]

Chapitre 2. Trois degrés de perfection.

« Notre Seigneur me fit voir trois degrés de perfection, dit la sœur Marie. Le premier : Je me voyais debout et encore toute vivante, et j’entendais Notre Seigneur qui me disait avec un visage tout riant : “Venez, mon épouse, je vous donnerai mon repos et vous couronnerai de gloire.” Mais jetant les yeux pour découvrir à sa contenance ce qu’Il désirait le plus de moi, ou que j’allasse au ciel ; ou que je descendisse en enfer, je reconnus qu’il avait plus agréable que je descendisse en enfer pour y souffrir pour sa gloire, à quoi je me résolus, et Notre Seigneur témoigna grande joie de l’usage que je fis en ceci de ma volonté pour faire cette élection. Et voilà le premier degré de perfection qui consiste en une parfaite conformité de notre volonté à celle de Dieu en tout ce qui lui est le plus agréable. [95]

“Le deuxième degré. Je me voyais quelques années après comme une personne malade, languissante et agonisante, à la mort. Je voyais toutes les choses qui étaient en moi agoniser et mourir l’une après l’autre. L’esprit s’en alla le premier, la mémoire suivit après, puis l’entendement ; et tous avant que de s’en aller, venaient dire adieu à la volonté98 comme à leur reine et lui disaient qu’ils allaient trouver l’époux. La volonté partit ensuite et depuis je ne les ai plus revus, je ne sais où elles se sont. Pendant que j’étais dans cet état d’agonie, Notre Seigneur me disait : ‘Mon épouse, voulez-vous quelque chose, voulez-vous demeurer comme vous êtes ou si vous voulez, venir en ma gloire ? ’ Mais à tout cela je répondais que j’étais bien malade et que je n’étais point en état de faire aucun choix et qu’Il choisît [95v] pour moi ce qu’il Lui plairait. Et c’est le deuxième degré de perfection, dans lequel la volonté est encore vivante, mais elle ne fait plus d’élection : elle ne produit plus aucun acte comme étant déjà fort malade d’amour, mais elle laisse agir Dieu pour elle ainsi qu’il Lui plaît.

‘Quelque temps après, je n’avais plus de vie ni de sentiments de rien. Je ne me voyais plus et je disais à Notre Seigneur : ‘Je ne sais ce que cela veut dire : vous me promettez, vous me donnez, dites-vous, les plus belles choses du monde et je n’en sens rien, je n’en vois rien et je n’en crois rien ! ’

– Est-ce que vous êtes, dit-Il, dans le néant ?

– Qu’est-ce que [d’] être dans le néant ?

– Je m’en vais vous le dire. Imaginez-vous un roi qui est mort. On le mène dans une chambre bien tapissée et pleine [96] de fleurs et de senteurs très agréables avec un appareil royal : il n’en voit rien, il n’en sent rien. On le prend, on le porte dans un cloaque ou bien on le jette aux chiens et aux corbeaux qui le déchirent et le mangent : il ne sent point tout cela non plus qu’auparavant. Quand on le porterait dans le ciel et qu’il serait au milieu des délices du paradis, il serait insensible à tout cela. Voilà ce que c’est que d’être anéanti. Voilà l’état dans lequel vous êtes qui est le troisième degré de perfection.’ Depuis ce temps-là, je ne me suis point retrouvée : je ne sais où je suis, si je suis morte ou vivante, en la terre ou au ciel.” [96v]

Chapitre 3. Règle de perfection.

Dès le commencement, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : “Nous ferons pleuvoir les vierges dans nos chambres tapissées.”

– Qui sont ces vierges ? disait-elle. Est-ce sainte Catherine ?

– Les vierges du paradis ce sont les vérités que je vous dirai, c’est-à-dire les choses qui sont ici écrites et beaucoup d’autres qui n’y sont pas. Je ferai pleuvoir ces vierges dans nos chambres tapissées en aussi grand nombre que les flocons de neige qui tombent dans l’hiver sur la terre. Ce sont des vierges parce que ce sont des vérités pures et purement véritables. Ce sont les paroles de l’ange Gabriel.

– Pourquoi les appelez-vous ainsi ?

– Parce que les paroles de cet ange sont la source de toutes ces choses et de toutes les grâces et faveurs qui ont été et seront faites aux hommes jusqu’à la fin du monde. »

Pour les chambres, Notre Seigneur les lui a expliquées après quelques années sous cette figure : Il lui a fait voir une belle maison en laquelle il y [97] avait deux grandes salles pavées de brique, sur lesquelles il y avait plusieurs croix. Dans la première de ces salles était logé l’appétit irascible avec toutes sortes d’armes pour tuer le péché. Il était enfermé là-dedans, dérouillant et ajustant toutes ces armes et quelquefois il sortait et tirait tantôt des coups de canon et tantôt des coups de mousquet pour tuer le péché. Il avait aussi des flèches qu’Il empoisonnait, qui représentent la contrition, laquelle est une flèche empoisonnée pour faire mourir ce monstre ; car si c’est une vraie contrition pour petite qu’elle soit, si elle blesse et entame un tant soit peu le péché, elle le fait mourir. Lorsqu’Il sortait et trouvait à la porte l’amour-propre et la sensualité, il les renversait par terre et les laissant là, il rentrait et refermait la porte sur lui.

Dans la deuxième salle était logé l’appétit concupiscible qui regardait et considérait quantité de beaux [97v] tableaux de tous les mystères de la vie de Notre Seigneur afin de s’exciter par là à L’aimer. Quelquefois il pleurait, quelquefois il était joyeux, selon les mystères qu’il contemplait.

Les deux salles étaient pavées de briques, c’est-à-dire de terre cuite, pour signifier que ces deux appétits sont les deux choses les plus basses qui soient dans l’homme : c’est de la terre, mais qui est cuite dans la fournaise de l’Amour divin en ceux qui usent de ces deux appétits comme il faut. Les croix qui sont sur cette brique montrent qu’il faut que ces deux appétits soient mortifiés et qu’ils meurent à tout ce qui n’est point Dieu.

Au-dessus de ces deux salles, il y avait cinq petites chambres pour les cinq sens tant extérieurs qu’intérieurs. Les chambres étaient toutes dorées. En chacune il y avait une petite table ronde, et sur cette table une écritoire, un cornet et dans ce cornet du sang, une plume de cuivre et [98] du très bon parchemin, et chacun de ces sens s’occupait à écrire, c’est-à-dire, à mettre en pratique et imiter le saint usage que Notre Seigneur a fait de ses sens. Le cornet c’est le cœur, le sang signifie la mort, car il faut faire mourir les sens à tout ce qui déplaît à Dieu. La plume de cuivre qui ne s’use point et ne se lasse point d’écrire, signifie la forte résolution d’imiter les sens de Notre Seigneur et la persévérance à le faire. Le parchemin c’est le corps et l’âme. Les cinq sens s’occupaient perpétuellement à regarder les cinq sens du Fils de Dieu, c’est-à-dire, à regarder l’usage qu’Il a fait de ses cinq sens pour les imiter et suivre partout.

Les yeux regardaient les yeux de Notre Seigneur et voyaient comme il a pleuré sur la ville de Jérusalem, c’est-à-dire, qu’il a pleuré sur ceux qui ne le ressentaient point et ne pleuraient point leurs péchés. Ils voyaient comment Il a regardé les pécheurs avec compassion, et à cette imitation [98v] ils regardaient tous les plus méchants en cette façon, car un méchant homme est semblable à un malade qui a la fièvre chaude : vous l’allez voir, il vous ignore, il veut vous battre, il prend un couteau pour vous tuer et au lieu de frapper sur vous, il s’en donne dans le cœur ; tant s’en faut que vous vous irritiez contre lui, qu’au contraire vous en avez compassion. C’est ainsi qu’il faut se comporter à l’égard des méchants mêmes au regard de ceux qui vous veulent et font du mal, car ils ne savent ce qu’ils font, en voulant offenser ils se tuent eux-mêmes. C’est ainsi que Notre Seigneur a regardé ceux qui le crucifiaient, lorsqu’il dit à son père : Nesciunt quid faciunt. Les oreilles regardaient comme Notre Seigneur a ouvert ses oreilles aux prières de tous ceux qui l’ont prié. L’odorat regardait comme Notre Seigneur a bien voulu sentir [99] les mauvaises odeurs des malades et des pauvres qu’il allait voir et qu’il ne méprisait point pour cela, et que, selon l’odorat intérieur, il a senti les péchés de ceux avec qui il conversait et que néanmoins, il ne les a point rejetés pour cela.

Le toucher regardait le toucher de Notre Seigneur qui a été déchiré, flagellé, couronné d’épines, cloué par les mains et par les pieds et mis en pièces par toutes les parties de son corps. Le goût regardait celui de Notre Seigneur qui n’a jamais mangé pour contenter son goût, mais seulement pour contenter la volonté de Dieu son Père. Chaque sens se tenant enfermé dans sa chambre, l’amour-propre et la sensualité étaient toujours dehors aux portes des cinq chambres aussi bien qu’aux portes des deux salles ; mais [99v] personne ne leur ouvrait.

Ces cinq chambres étaient pavées de plâtre blanc comme albâtre, et tout le pavé était couvert de quantité de petites croix toutes d’or, en sorte que chaque sens ne pouvait se remuer dans sa chambre qu’il ne marchât toujours sur la croix pour montrer qu’il faut toujours mortifier ses sens. Le plâtre est fait de terre cuite et détrempée dans l’eau ce qui signifie que les sens, qui sont difficiles à conduire, étant cuits dans le feu de l’Amour divin et détrempés dans l’eau de l’affliction et de la mortification, se purifient et deviennent blanc par ce moyen.

Sur ces cinq chambres susdites, au haut de la maison, il y avait trois autres chambres toutes dorées de très pur or. Au lieu que les sens élèvent les sens de Notre Seigneur dans leurs cinq chambres, on peignait dans ces trois ici les [100] divins attributs. L’Amour divin était le peintre et la Volonté divine était le pinceau. Car par sa Volonté divine, Il y peint tout ce qui lui plaît. La patience et la force divines faisaient le pavé de ces trois chambres, parce que ce sont ces deux divines perfections qui portent toutes les peines et afflictions.

Il n’y avait que les trois divins attributs qui entrassent dans ces trois chambres : l’Amour divin n’y peignait point autre chose, non pas même les vertus, car elles sont dans les autres petites chambres. Dans la première était la mémoire qui était assise pour garder et conserver les tableaux des divins attributs. C’est là son office. Dans la deuxième était l’entendement qui se promenait regardant et contemplant ces mêmes tableaux. Dans la troisième était la volonté qui aimait Dieu, qui jouissait de Dieu ou qui était unie à Dieu. C’est [100v] dans cette chambre qu’était le lit nuptial du divin époux.

Ces trois chambres étaient séparées par deux murailles qui étaient de cristal, si bien qu’on voyait tout ce qui était dans les trois chambres. Ces deux murailles étaient deux beaux miroirs dans lesquels les divins attributs se voyaient clairement et très parfaitement comme dans le ciel.

Ces deux miroirs, c’est [ce sont] la très sainte humanité de Notre Seigneur et de la Sainte Vierge. Ces trois chambres sont découvertes par le haut et n’ont point d’autres toits que les rayons et la splendeur du soleil qui luit au-dessus et qui y bat à plomb comme en plein midi ; et ce soleil est l’Amour divin.

L’amour-propre et la sensualité ne montent pas à ces trois chambres et n’approchent point de leurs portes. C’est la divine Volonté qui commande à tous ces lieux et qui donne ses règles aux passions [101] aux sens et aux trois puissances de l’âme. Notre Seigneur ayant fait voir et expliqué tout ceci à la sœur Marie, il lui dit que c’était un abrégé de toutes les instructions qui sont dans ses écrits, et la règle de perfection, y comprenant ce qui suit.

Car après cela, la sœur Marie vit le Fils de Dieu qui venait visiter cette maison. Il entra dans la salle de l’Irascible qui est venu au-devant et s’est tenu debout devant Notre Seigneur comme étant près de suivre ses volontés. Et voici comment Notre Seigneur lui parla : « Ô mon général d’armée, vous avez vaillamment combattu pour moi : vous êtes tout chargé de lauriers, mais il n’y a plus de guerre. C’est pourquoi je vous viens donner le dernier journal. Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, cas ils seront rassasiés. [101v] Voulez-vous entrer dans le repos ? »

À tout cela l’Irascible ne dit mot. « Si vous voulez, vous entrerez maintenant à la gloire. » Il ne répondit point, mais il prit un de ses couteaux et se coupa la langue et la jeta en disant : « Elle ne me servait de rien, je n’en serai point incommodé. C’est-à-dire ma propre volonté signifiée par la langue était encore en moi, mais je ne m’en servais point : c’est pourquoi cela ne m’incommodera point de la couper et de la jeter dehors.

Après cela Notre Seigneur a visité la salle de la Concupiscible et lui a tenu le même langage excepté qu’au lieu de dire : « Bienheureux sont ceux qui ont faim et soif », Il a dit : « Bienheureux ceux qui ont le cœur net, car ils verront Dieu. J’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné [102] à boire. »

Ensuite il est entré dans les cinq chambres et a parlé à tous les cinq sens ensemble et leur a dit : « Mes enfants, je viens ici pour vous payer le dernier journal : bienheureux les pacifiques qui souffrent en paix et patience les mortifications et les afflictions, car ils seront appelés enfants de Dieu. Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Non seulement les yeux ont pleuré, mais aussi tous les autres sens par les mortifications qu’ils ont souffertes. Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde. Voulez-vous entrer dans le repos ? » Ils sont demeurés debout sans dire mot, mais chacun d’eux a pris son canif, s’est coupé la langue et l’a jetée dehors. Le canif signifie un grand [102v] mépris de soi-même et de sa propre volonté représenté par la langue comme il a été déjà dit.

Après cela, il a visité les trois chambres d’en haut l’une après l’autre et il a demandé la Mémoire : « Est-elle là ? »

Non, il y a plus personne, ni entendement ni volonté : les divins attributs se promenaient en leur place et se miraient dans les deux cristaux qui sont l’Humanité de Notre Seigneur et de Notre Dame. Comme il est bien vrai que lorsque l’âme qui suit la volonté de Dieu commence à faire ce qui se fait dans ces trois chambres, les trois puissances s’y voient et s’y trouvent encore à la façon qui a été dite, tout de même que l’on voie encore la toile sur laquelle le peintre a commencé à faire un beau portrait. Mais peu à peu il la couvre de ses couleurs, de telle sorte [103] que l’on ne la voit plus. Elle y est encore et pourtant elle n’y est plus, car on ne la voit non plus que si elle n’y était point. Ainsi, quand l’Amour divin qui est le peintre de ces trois chambres commence à faire son ouvrage et à peindre les trois divins attributs sur les trois puissances de l’âme qui sont comme la toile sur laquelle il travaille du commencement, on les voit encore. Peu à peu il les détruit, ou plutôt il les couvre de telle façon qu’on ne les voit plus et qu’elles n’agissent plus, car c’est l’Amour divin qui y est tout et y fait tout.

Quand on est arrivé à ce point -là, Notre Seigneur ayant ainsi fait sa visite, Il appelle et voici venir six serviteurs qui étaient les deux appétits de Notre Seigneur, de Notre Dame et de notre sœur, c’est-à-dire l’Irascible et le Concupiscible. L’Irascible de Notre Seigneur avait une épée et un poignard : « Quittez vos armes, [103v] lui dit-il, car il n’y a point ici de guerre. » Le Concupiscible portait un beau miroir devant sa poitrine au travers duquel on voyait le cœur du Fils de Dieu comme une fournaise ardente d’Amour divin. Ces six serviteurs couvrent une belle table toute d’argent d’un beau doublier99 de damas blanc comme neige. Ils y mettent quinze assiettes toutes d’or, dont il y en avait cinq au milieu desquelles étaient écrites ces deux lettres : a [alpha] et o [oméga]. Ils y mettent aussi quinze belles serviettes dont il y en avait cinq au milieu desquelles était un grand rond de fil d’or et dans ce rond une croix d’or.

Cette table est le corps et l’âme qui sont purifiés du péché, argentum igne examinatum100. La nappe c’est la fragilité représentée par cette princesse dont il est parlé ailleurs, mais cela s’entend de la fragilité sanctifiée et qui suit en tous et partout la divine [104] Volonté. Ces quinze assiettes sont les cinq sens intérieurs de Notre Seigneur figurés par les cinq assiettes où il y a écrit alpha et oméga, et les cinq sens de la Sainte Vierge et les cinq sens de la sœur Marie. Les quinze serviettes sont les cinq sens extérieurs du Fils de Dieu représentés par les cinq serviettes marquées de ce rond et de cette croix d’or, ce qui montre comme Notre Seigneur a racheté le monde figuré par ce rond avec sa croix et sa Passion, et les cinq sens extérieurs de la Sainte Vierge et de la sœur Marie.

Cela fait, les divins attributs se mettent à table et prennent chacun sa serviette et la mettent devant eux. « Voyez-vous ces serviettes, dit Notre Seigneur à la sœur Marie : elles n’ont point de mouvement que celui que les divins attributs leur donnent.

Mais je ne vois rien sur la table, disait-elle.

Non, dit le Fils de Dieu, car les mets dont ils se repaissent sont incompréhensibles à votre esprit et ne peuvent être [104v] figurés par aucune chose.

« Voilà la conduite, dit la sœur Marie, que la divine Volonté tient sur ceux qui la font maîtresse de leur maison. Elle donne à chacun son office : c’est ainsi qu’elle règle les appétits, les passions, les sens et les puissances de l’âme. » L’office de l’Irascible est de combattre contre le péché et de le tuer. Celui du concupiscible est d’aimer Dieu et de considérer les mystères de sa vie pour s’exciter à l’aimer. L’office des sens est d’imiter ceux de Notre Seigneur, et quand on suit la divine Volonté en tout et partout, elle conduit à l’état qui est représenté par tout ce qui se passe dans les trois chambres d’en haut. [105]

Chapitre 4. L’état de perfection où est arrivée la sœur Marie est le plus haut degré du dénuement intérieur. De sa conformité avec Notre Seigneur.

« Le dernier degré du dénuement, dit la sœur Marie, c’est lorsqu’une âme est arrivée à un tel dépouillement et dénuement de soi-même qu’elle est prête d’aller en enfer pour une éternité et d’y être traitée de Dieu comme les diables et les damnés sans faire aucune réserve, mais s’abandonnant entièrement à la divine Volonté afin qu’elle fasse d’elle tout ce qu’il Lui plaira.

« Elle est envoyée pour servir, conformément au Fils de Dieu qui a dit : “Je ne suis pas venu pour être servi, mais pour servir.” »

Avant que la sœur Marie demeurât chez M. de Juganville et M. Potier, ils avaient un serviteur. Mais la Sainte Vierge lui dit : « Allez vous jeter à genoux devant eux et les prier qu’ils vous prennent pour les servir et leur dites que vous les servirez tant qu’ils serviront Dieu. Mais lorsqu’il se [105v] passera quelque chose dans leur maison, qui sera contre son service [dites] qu’au lieu de les servir vous renverserez tout. » « Ce que je fis [dis la sœur Marie] et ils acceptèrent ainsi. Ensuite de quoi, je commençai à les servir très exactement, mais quand il se passait quelque chose chez eux qui déplaisait à Dieu, je brisais et renversais tout, malgré que j’en eusse et sans savoir pourquoi. »

Une fois, M. Potier avait donné une procuration à un sergent pour se faire payer de quelque argent qui lui était dû. Cet homme faisait payer ceux qui devaient, et allait boire l’argent à la taverne, s’enivrait, jurait et blasphémait et faisait plusieurs péchés. « Durant ce temps-là sans savoir d’où cela venait, je renversais tout dans la maison et comme on me demandait ce que j’avais : “Je n’en sais rien, répondis-je, mais je sais que je briserai tout.” Là-dessus on se mit en prière pour connaître la cause [106] du mal. Notre Seigneur le manifesta et dit que c’était cette procuration, et que si celui qui l’avait donnée n’y mettait ordre, que tous les péchés que ce sergent commettait retomberaient sur lui. M. Potier monta à cheval tout aussitôt, et va trouver cet homme, qui était à trois lieux de là, et lui ôta la procuration, et le désordre cessa. »

Section I. Elle est attachée à la queue de cheval de Notre Seigneur qui est son amour divin, afin qu’elle le suive partout. Elle est crucifiée avec lui.

Un jour elle vit Notre Seigneur et Notre Dame qui étaient prêts de partir pour aller quelque part. « Je commençais à dire à Notre Seigneur que je voulais aller avec eux.

– Non, me dit-il, vous ne viendrez point.

– Pardonnez-moi, j’irai partout où vous irez. [106v]

– Vous ne pourriez nous suivre à pied, répliqua Notre Seigneur, car je vais à cheval et je porterai ma mère en trousse.

– Si ferai, répondit la sœur Marie, je vous suivrai bien.

– Je vous assure, dit le Fils de Dieu, que si vous ne pouvez suivre, je vous attacherai par les cheveux à la queue de mon cheval.

– Comment, disait la Sainte Vierge, attacher une épouse à la queue de votre cheval par les cheveux ?

– Oui, je l’y attacherai, aussi pourquoi veut-elle venir ? Faut-il qu’elle nous suive partout où nous allons ?

– N’importe, redisais-je, faites ce que vous voudrez, mais je vous suivrai partout où vous irez. »

Voici l’explication de cette figure que Notre Seigneur en donna. Ce cheval est mon Amour divin qui m’a apporté en la terre et qui m’a fait faire tout ce que j’ai fait. Je porte ma mère en trousse, car elle m’a suivi partout en mes divines vertus et perfections. Personne ne nous peut [107] suivre parfaitement, s’il n’est attaché à la queue de mon cheval, comme je vous y ai attachée par les cheveux, car j’ai attaché toutes vos pensées, désirs et inclinations et affections représentées par les cheveux, aux pensées, désirs et inclinations de mon amour divin.

Une autre fois, sortant de l’Église, elle vit en esprit une croix forte haute et Notre Seigneur attaché à cette croix avec elle, et il lui dit : « Voyez, vous voilà crucifiée avec moi. » Pendant qu’elle souffrait les peines de l’enfer, saint Pierre et saint André lui parurent en esprit à ses deux côtés, la soutenant par-dessous les bras, et ils lui dirent plusieurs choses très belles de la Passion de Notre Seigneur, et que dans le ciel ils étaient entre les saints les plus semblables à Notre Seigneur en sa Passion, ayant été crucifiés comme lui, mais qu’il y avait [107v] grande différence entre leurs souffrances et les siennes, parce qu’au milieu de leurs tourments, ils avaient été remplis et enivrés de grandes consolations et qu’elle souffrait sans aucune consolation, comme Notre Seigneur a souffert, et que ce délaissement avec lequel elle souffrait, était ce qui était de plus excellent dans les souffrances.

Aussi Notre Seigneur lui dit un jour que la raison pour laquelle on ne lui faisait pas connaître sensiblement la vérité des choses qui se passaient en elle, était parce que, si elle la connaissait, elle n’aurait pas la conformité qu’elle avait avec lui en sa Passion, en ce qu’Il n’a eu aucun appui pour reposer sa tête, c’est-à-dire, aucun soulagement ni consolation. Le jour qu’elle allait au Béni, chez M. de Renty, pendant qu’on y faisait la mission en 1646, en juillet, elle fut fort triste au matin. Demandant à Notre Seigneur la raison, Il lui dit : « Si un poisson avait [108] l’usage de la raison et qu’on le tirât de la mer pour le mettre dans un étang d’eau douce, il en serait affligé. » L’eau douce représente la croix de ceux chez qui elle allait qui étaient des croix douces et accompagnées de consolations divines, la mer représente la croix de Notre Seigneur qui a été sans consolation. Et telle aussi a été celle de la sœur Marie.

Chapitre 5. Elle est la croix vivante de Notre Seigneur.

Le 29 octobre 1645, Notre Seigneur lui fit dire longtemps au nom de l’Église ce verset durant la grand-messe : Surge, sponse mi, tu et arca sanctificationis tuae in requiem tuam101. Et il lui dit que par cette arche était entendue la croix vivante qu’est la sœur Marie. C’est Lui qui souffre en elle, car Il lui a dit plusieurs fois : « Vous êtes ma croix dans laquelle Je souffre, mais il y a cette différence entre vous et la [108v] croix sur laquelle Je suis mort : qu’alors J’étais sensible et ma croix insensible, et tout au contraire Je suis insensible et vous êtes sensible. »

Chapitre 6. Notre Seigneur est toujours en son cœur et il y est régnant comme dans son palais royal.

Depuis la dernière communion qu’elle fit avant que de descendre en enfer Notre Seigneur est toujours demeuré dans son cœur tout de même comme si elle communiait continuellement : c’est là qu’elle Le voit et qu’Il lui parle si souvent.

En suite de la donation pleine et entière qu’elle fit de sa volonté à Dieu, ainsi qu’il est rapporté ci-devant, Notre Seigneur lui dit un jour : « Ô mon épouse, que je trouve une grande liberté dans votre âme : vous m’avez donné les clés de la maison, j’en suis le maître et je dispose de tout selon ma volonté. »

Un jour Notre Seigneur lui [109] ayant donné un rosaire à dire, Il lui parla en cette façon : « Je vous ai donné un rosaire : mais que me donnez-vous ?

– Je vous donne mon cœur, dit-elle.

– Vous me donnez votre cœur, dit Notre Seigneur. Il est à moi : ce n’est point d’aujourd’hui que vous me l’avez donné : il y a longtemps que j’en ai pris possession et que j’y fais ma demeure. Mais vous êtes semblable à un pauvre à qui le roi a donné une pièce d’or, en suite de quoi il lui dit : “Voilà un don que je vous ai fait : mais vous, que me donnez-vous ?” – Sire, répond le pauvre, je vous donne votre palais royal. Le roi réplique : “Il est à moi, vous ne me donnez rien — Il est vrai, sire, il est à vous ; mais s’il était à moi, je vous le donnerais.” » [109v]

Chapitre 7. Contestation entre l’esprit et les sens. Cinq versets pour les sens et cinq pour l’esprit. Notre Seigneur est son époux.

Il est raconté ci-dessus comme la sœur Marie fut trois jours sans pouvoir ni boire ni manger. Et le second jour, elle pria les sacrées plaies de Notre Seigneur de lui donner quelque chose. Elles lui donnèrent chacune une bouchée de pain. Au troisième jour, il lui fut dit : « Votre esprit vous viendra visiter », et à la fin de ce jour elle fut libre de boire et de manger quelque temps. Étant dans le chœur de la cathédrale au matin, son esprit l’aborda et se fit connaître à elle, en lui faisant ressouvenir de toutes les particularités de sa vie, de sorte que, après l’avoir entretenu une matinée, elle ne doutait point que ce ne fut un esprit. « Après midi je m’en vais disposer un présent pour vous donner. » Tôt après il vint et dit : « J’ai béni le feu » puis il ajouta : « J’ai prié Dieu qu’Il vous donne repos et Il me l’a [110] accordé. Je vais vous guérir et me réunir à vous pour aller ensemble au repos de Dieu. »

Elle lui dit, parlant en la personne de ses sens : « Je ne veux point d’autre esprit que le Fils de Dieu. Il m’a permis d’être mon esprit.

– Ce serait pervertir l’ordre de la nature, dit son esprit : un corps sans esprit ne peut pas être uni à Dieu.

– Je ne me soucie point de l’ordre de la nature, dit-elle : Dieu me l’a promis. »

Alors son esprit se mit à rire et dit : « La porchère espère le Dauphin. Le roi me l’avait promise, mais elle ne me veut point. » Le soir venu, après qu’elle eut dit ce verset du psaume 29, pendant ce colloque par lequel elle déclarait que tous ses désirs et ses soupirs tendaient au Fils de Dieu comme à celui qui était son esprit :



Mon âme à l’Éternel soupire :

[110v] Elle l’attend et le poursuit,

Non moins que l’aube

Ceux qui font la garde la nuit.



Elle dit les cinq versets suivants du psaume Diligam te Domine, etc. au nom et en la personne des sens, disputant contre l’esprit et se tenant bien forte de n’en avoir point d’autre que Notre Seigneur.



Par Ta seule valeur je fausse les batailles,

Mon Dieu, sous Ta faveur, je saute les murailles,

Sans rien appréhender ; mal ne peut advenir

à celui qui de Dieu le chemin veut tenir.



Puis j’espère en Ta foi qui n’est jamais changée

Du Seigneur la parole est au feu repurgée.

C’est un ferme bouclier, l’estomac remparant

De tout ceux qui sans crainte en lui vont espérant.



Car hormis l’Éternel, source de toute essence

Qui se peut dire Dieu ? Est-il autre puissance

Que de notre grand Dieu ? Dieu m’enceint de vertu,

Dieu me rend les périls un grand chemin battu.



[111] Il égale mes pieds aux biches plus soudaines

Pour, agile, gravir sur les roches hautaines.

Il adresse mes mains et les duit [conduit] au combat

Il fait qu’un arc d’airain est faible entre mes bras.



Tu me sers de pavois, de garde et de franchise

Ta droite me soutient, Ta faveur m’autorise.

Tu m’ouvres les chemins, assurés désormais.

Tu fais que mes talons ne vacillent jamais102.



Après cela elle rentra néanmoins en elle-même et jugea que l’esprit avait raison et se condamna soi-même ; mais pourtant elle prit résolution de se tourner plutôt au néant que de diminuer l’amour qu’elle portait à Dieu pour en donner une partie à quelque créature que ce fût, même à son esprit et là Notre Seigneur lui fit connaître le sens de ces paroles du psaume 96 :

La justice et le jugement

Fondent son trône et sa couronne.

« Aimer Dieu, c’est juste, lui dit-il, et choisir [111v] plutôt le néant que de diminuer l’amour qu’on lui porte, c’est jugement. »

Sur la minuit, son esprit revint et entonna sept versets du psaume103.

Ce premier verset s’entend des tribulations qui précéderont la conversion générale :



Un grand feu prompt et ravissant

Devant lui, terrible chemine,

Ses ennemis punissant,

Brûle tout ce qui s’avoisine.



Ce second s’entend de la lumière de la connaissance de Dieu entre la Terre :

Sa foudre en rayons flamboyants

Rend clair tout ce monde habitable

La terre tremble en Le voyant

Souple à Sa force épouvantable.



Les monts sont les diables :

Les monts devant un si grand Dieu

Se fondent comme de la cire

Devant Celui qui règne en tout lieu

Tout le monde est sous Son empire.



Les cieux sont les prédicateurs de ce temps-là :

Les cieux si prompts à s’émouvoir

Prêchent la Justice accomplie

Sa gloire au peuple Se fait voir

Toute la terre en est remplie.



[112] Ce verset s’entend des pécheurs qui adorent les plaisirs, honneurs et richesses :

Soient donc rechargés de mépris

Tous ceux qui servent les idoles

Et qui sont fiers en leurs esprits

Pour des vanités si frivoles.



Les anges sont les saints religieux, les dieux sont les saints prêtres, prélats et grands de la terre, Sion c’est la cours céleste :

Anges et Dieux, tous humblement

Courbez-vous devant la Hautesse.

Sion luit soudainement,

Son cœur fut comblé d’allégresse.



Les filles de Juda sont les saintes âmes du commun peuple :

De Juda les filles aussi

De joie ont eu l’âme ravie.

Voyant les lois régner ainsi

Et que la droiture est suivie.



Après tout cela Notre Seigneur lui dit que c’était Lui-même qui l’était venu visiter et qui avait fait cette épreuve.

« Mais mon esprit m’a fait connaître que c’était Lui.

– Vous n’avez plus d’esprit, dit Notre Seigneur, je l’ai pris ès sens et vous ai donné le mien. Votre esprit est déifié : c’était moi qui parlais à vous. » [112v]

Chapitre 8. Qu’elle est morte et anéantie et que Notre Seigneur est tout en elle.

Un jour voyant son bon ange, elle le pria de demander pardon à Dieu pour elle de ses péchés. Notre Seigneur et Notre Dame y étaient qui disaient : « Il faut qu’elle meure. » Elle demanda temps de faire pénitence. Mais ils disaient toujours : « Il faut qu’elle meure. » Elle sut par après que cela s’entendait de la mort à soi-même. L’ange pria Dieu de lui pardonner. « Je lui pardonne, dit-il, mais je ne la veux point voir. » Cette réponse l’étonna d’abord, mais on lui fit connaître que cela voulait dire qu’il fallait qu’elle fût anéantie.

Dans un intervalle des peines de l’enfer, elle vit Notre Seigneur comme crucifié en elle et qui était tout déchiré et couvert de plaies et environné de plusieurs bourreaux qui le tourmentaient. [113] Tout étonnée je lui dis : « Qui étaient ceux-là qui étaient si hardis que de mettre la main sur lui ?

– Ce sont les peines que tu as demandé à souffrir.

– Je ne les ai point demandées pour lui, dis-je, mais pour moi. »

À quoi il répliqua : « Qui es-tu ? »

« À cette parole je me vis anéantie en telle façon que je ne me trouvai plus moi-même et je connus très clairement que je n’étais rien du tout, mais que Notre Seigneur était tout en moi. À raison de quoi, je lui dis : “Mais si je ne suis rien, comment est-ce que j’ai pu demander ces peines ?”

– Ce n’est pas toi qui les as demandées, c’est mon amour divin qui les a demandées en toi et qui me les fait souffrir. »

C’est cet état de mort et d’anéantissement qui lui fait dire souvent : « Je ne sais où je suis, ni ce que je suis. C’est une chose bien étrange que d’être hors de son être naturel et de vivre dans la mort. »

Mais un jour comme elle se plaignait à Notre Seigneur de cela, il lui dit : « Vous êtes comme un bon [113v] homme de paysan qui donne sa maison et tout ce qu’il a à un roi, lequel y fait faire un beau château à la place. Ensuite de quoi le bon homme revenant par après sur le lieu et ne trouvant plus sa maison dit : “Où est ma maison ? Je ne la trouve plus.” La voilà, lui dit-on : elle est changée en ce beau château. »

Il lui est arrivé plusieurs fois de se mettre en colère par un mouvement extraordinaire qui ne venait par d’elle et de dire, en parlant fortement comme si elle eût parlé à des personnes qui l’eussent très incommodée : « Retirez-vous d’ici, qu’est-ce que ces gens-là font ici ? Je n’ai que faire de vous. » En disant cela, elle ne savait à qui elle parlait et pourquoi elle le disait.

Mais quelque temps après, la divine Volonté dit sérieusement les mêmes choses parlant aux éléments : « Retirez-vous, terre, nous ne voulons plus d’autre terre [114] que l’humanité de Jésus-Christ. Retirez-vous, eau, nous ne voulons plus d’autre eau que la sapience éternelle. Retirez-vous, air, nous ne voulons plus d’autre air que les douces haleines du Saint-Esprit. Retirez-vous, feu, nous ne voulons plus d’autre feu que l’amour divin. »

Notre Seigneur ajouta à cela : « Ceux que ma divine Volonté conduit, elle ne laisse rien d’humain : quand une âme est en cet état, c’est à elle que ces paroles s’adressent. Tota pulchra es amica mea et macula non est in te104. » C’est alors qu’elle est anéantie et que ces paroles s’accomplissent en elle : Vivo ego, jam non ego ; vivit vero in me Christus105. De là vient qu’en ses repas et en ses autres nécessités, Notre Seigneur lui dit : « Donnez-moi ceci ou cela à manger, ne me donnez point cela. J’ai besoin de telle ou telle chose. »

Quelque autre fois, lorsque qu’elle est pressée d’ennui et d’angoisse sur l’attente de la fin, Il lui dit : « Je suis bien ennuyé, dites-moi un secret : la [114v] fin viendra-t-elle bientôt ?

– Je n’en sais rien, dit-elle.

– Ne dites point cela, dit Notre Seigneur, vous le savez bien.

– Je l’ignore en vous, et vous le savez bien en moi. »

Au commencement de l’Avent de l’année 1645, elle demanda à Notre Seigneur qu’Il lui permît de se priver de beurre durant ce temps pour se préparer à la fête de Noël.

À quoi il répondit : « Non, je ne vous permets point cela. C’est mon père qui m’a donné le beurre (car en ce temps-là elle ne mangeait que du beurre). Pourquoi me voulez-vous ôter ce petit soulagement que mon Père m’a donné pour m’aider à passer cette manière de vie qui est si douloureuse. Je vous donnerai autre chose à faire pour vous préparer à la fête de ma naissance. » Et il lui donna des rosaires à dire.

En l’an 1649, le jour saint Jean Porte Latine, elle [115] entendit une voix fort agréable qui chantait en elle ces versets du Psaume : Dominus regit me […] preparasti in conspectu meo mensam adversus eos qui tribulant me. Impinguasti in oleo caput meum : et calix meus inebrians qui praeclarus est.

Tu prépares devant mes yeux

Une table en mets abondante.

Présents, mes mortels envieux

Marris106 de ta grâce évidente.



Puis bénin le chef m’engraissant

D’une huile d’odeur souveraine

De breuvage réjouissant

Tu rends ma tasse toute pleine107.



De cette voix qui chantait ainsi sortaient des étincelles de feu qui tombaient sur les sens et leur causaient une très grande consolation. Ayant entendu chanter cette voix, elle regarde pour voir quel était celui qui chantait. Elle vit que c’était son esprit qui chantait [115v] et au lieu qu’elle l’avait toujours haï auparavant, elle commença à l’aimer et à lui parler en cette façon : « Quelle explication donnez-vous à ces choses que vous venez de chanter ? »

Alors il lui fit entendre que ces deux versets, spécialement le dernier qui commence : « Puis bénin le chef... » jusqu’à la fin, étaient deux abîmes très profonds, remplis de quantité de mystères et de significations.

Desquelles en voici une sur la première strophe : « La table en mets abondants » signifie les âmes converties. Mais outre cela Il lui dit que la vraie explication de ces deux versets était comprise en cette parole de saint Paul, I Cor.15 : Sicut in Adam omnes moriuntur, ita in Christo omnes vivificabuntur108. Ayant dit cela, il se cacha et elle ne le vit plus. Alors Notre Seigneur vint, qui lui dit : « Comment vous dites que vous n’aimez que moi et vous haïssiez autrefois votre esprit et maintenant vous l’aimez ?

– Il est vrai, dit-elle : mais c’est qu’il [116] me semble être changé et qu’il a une voix fort agréable.

– Ce n’est point sa voix, dit Notre Seigneur, que vous avez entendue, c’est la mienne et ce n’est pas lui que vous avez vu et que vous aimez : c’est moi ou plutôt c’est mon habit que vous avez vu, dont je suis revêtu, savoir votre esprit. Car on ne voit pas la personne, mais l’habit dont elle est revêtue qui est une chose morte : ainsi votre esprit est mort et j’en suis revêtu comme de mon habit que vous avez vu et non pas moi, comme aussi vos sens sont morts et mes sens en sont revêtus. Et voilà la raison pour laquelle vous ne pouvez pas vous confesser ; s’il y a des défauts en vous, il me les faut attribuer. » [116v]

Section 1. Que Notre Seigneur rend plus d’honneur et de gloire à son Père, qu’Adam et toute sa postérité ne lui en auraient rendu quand ils seraient demeurés dans la Justice originelle.

En l’année 1649, au mois de juin, comme elle marchait dans la grande Église, elle commença à dire par un mouvement extraordinaire et sans savoir ce qu’elle disait, en parlant à Notre Seigneur : « Je voudrais vous rendre autant d’honneur et de gloire... »

Ici Notre Seigneur l’arrêta en lui disant : « Combien me voudriez-vous rendre d’honneur et de gloire ?

– Je voudrais, répondit-elle, vous en rendre autant qu’il me serait possible.

– Ô ce n’est pas cela, dit Notre Seigneur.

– Je voudrais donc vous en rendre autant que tous les démons vous en auraient rendu, s’ils vous avaient été fidèles.

– Ce n’est point encore cela, dit Notre Seigneur Jésus Christ.

– Enseignez-moi donc, dit-elle, ce que [117] je dois dire.

– Oui-da, répliqua-t-il ; dites ainsi : “Je voudrais vous rendre autant d’honneur et de gloire comme Adam et toute sa postérité vous en auraient rendu s’ils avaient conservé la Justice originelle !

– Ô c’est à vous à faire ce chef-d’œuvre et non pas à moi.

– Qu’êtes-vous donc ? » dit Notre Seigneur.

Alors, venant à se regarder, elle ne trouve rien.

Notre Seigneur dit : « Vous êtes ce qu’a dit saint Paul : Vivo ego, jam non ego, vivit vero in me Christus109. C’est moi qui suis vivant en vous et je rendrai à mon père tout l’honneur et la gloire qu’Adam et sa postérité lui auraient rendu, s’ils étaient demeurés dans la Justice originelle. »

Et c’est pourquoi l’Église chante : O vere necessarium Adae peccatum. O felix culpa quae talem ac tantum meruit habere Redemptorem110.[117v]

Section 2. Comme son esprit, sa mémoire, son entendement, sa volonté, ses passions, ses sens et sa raison s’en sont allés au néant.

Ç’a été dès le commencement de ses souffrances qu’elle a commencé d’entrer dans la mort et dans l’anéantissement. Toutes les puissances de son âme, les passions, les sens intérieurs et extérieurs furent malades et ensuite vinrent à mourir. L’esprit qui est la partie suprême de l’âme qu’on appelle mens, fut le premier qui s’en alla dans le néant, puis la mémoire et par après la volonté, puis les passions, l’irascible et la concupiscible, les sens intérieurs et extérieurs. La raison fut la dernière qui s’en alla. Lorsque la mémoire était malade et que je l’appelais, dit la sœur Marie, ou que je me [118] voulais ressouvenir de quelque chose, quelquefois Notre Seigneur répondait pour elle, quelquefois aussi lorsque je parlais à Notre Seigneur, la mémoire répondait pour Lui, afin de montrer par là qu’elle était transformée en Lui. Et le même arrivait à l’entendement et à la volonté ; mais depuis qu’elles sont mortes et qu’elles s’en sont allées, je ne les ai ni vues ni ouïes, non plus que les passions et les sens. Cette mort, et anéantissement de toutes ses puissances, consiste en ce qu’elles n’ont point d’action par elles-mêmes, non plus que si elles n’étaient point, n’agissant plus que par l’esprit de Jésus-Christ souffrant, qui est en elle vivant. À raison de quoi, elle dit que la Passion de Notre Seigneur est l’âme qui l’anime. Lorsque la raison s’en alla, elle l’entendit parler ainsi à Notre Seigneur : « Mon créateur, je vous ai servi [118v] et honoré dans l’enfer : si vous avez agréable, j’irai vous servir et honorer dans le néant. » Et ayant dit cela elle s’en alla au néant et anéantissement de toutes ses puissances. Cela ne s’est pas fait tout d’un coup, mais en plusieurs années, y ayant beaucoup de temps et d’intervalle entre chaque puissance.

Lorsque l’esprit s’en alla, il dit adieu à son corps et lui dit qu’il s’en allait en la béatitude et au repos, et ce fut à la sortie de l’enfer, après y avoir demeuré avec le corps depuis le 21 novembre jusqu’au samedi qui précède la Quasimodo. Car comme il fut sorti de l’enfer, elle le vit tout joyeux et elle l’entendit disant : « Je m’en vais voir l’époux. » Ensuite de quoi l’ayant suivi jusqu’au ciel, elle l’aperçut comme il s’alla asseoir sur la [119] poitrine de Notre Seigneur et y reposer six semaines durant. L’ayant prié d’avoir pitié de son corps et de demander à Dieu son repos, au bout de ces six semaines elle le vit descendre aux pieds de Notre Seigneur et se mettre à genoux devant Lui pour lui faire cette prière : « Mon Créateur, je vous prie de donner repos à mon corps, lequel était entré dans les peines de l’enfer.

– Oui, dit Notre Seigneur, je lui donnerai repos. »

Lorsque la volonté était malade, elle envoya l’entendement à Notre Seigneur pour savoir de Lui si elle lui était agréable, lequel lui répondit qu’oui et lui montrant les plaies de ses mains, Il lui dit : « Voyez comme je l’ai écrit dans mes mains et lui dites ce que vous avez vu. »

L’entendement ayant rapporté cela à la [119v] volonté, elle se mit en colère contre lui, disant qu’il était un trompeur, parce que ce rapport contenait quelque louange.

Pendant ce même temps, il se fit un jeu entre l’amour divin et la même volonté. C’est le nom que lui-même a donné à ceci qui consistait à ce qu’elle disait à Dieu comme saint Augustin : « Si j’étais Dieu et que vous fussiez ce que je suis, je me voudrais dépouiller de ma divinité pour vous la donner, et ainsi cesser d’être Dieu pour être ce que je suis, et que vous cessassiez d’être ce que je suis pour être ce que vous êtes. » Et ceci s’appelle un jeu parce que, lorsque l’âme entre dans la déification et que l’amour divin l’anéantit en elle-même, il se joue d’elle, parlant en sa personne et disant : « Si j’étais Dieu », etc. Et ceci est une des choses desquelles il lui est impossible de douter [120] qu’elle ne soit véritable, laquelle fait voir la transformation en Dieu et la déification.

Les deux passions qu’elle appelle ainsi, l’irascible et la concupiscible, s’en allèrent en cette façon : l’Irascible partait la première en cette sorte. Un jour comme la sœur Marie était malade au lit, Notre Seigneur ainsi qu’il est rapporté ailleurs, lui apporta des fruits dans un plat, qui étaient d’une façon fort vilaine et désagréable, lui demandant si elle en voulait manger.

Et elle, connaissant que ces fruits représentaient les péchés, lui fit cette réponse : « Non, je n’en vais point manger. Vous êtes tout-puissant, vous pouvez créer tous les jours de nouveaux enfers, mais si tous les jours, voire à tout moment, vous faisiez de nouveaux enfers et que [120v] vous ne cessassiez d’en faire pendant toute l’éternité, j’aimerais mieux les souffrir tous que de manger de ces fruits. »

Ayant dit cela, l’Irascible, qui était celle qui parlait en cette façon, s’en alla au néant. Cette protestation contient le dernier degré de haine du péché, haine qui appartient à l’irascible, car son office est de haïr le péché et de ne haïr rien que le péché.

Quelque temps après, la Concupiscible suivit en cette manière : son esprit l’étant revenu voir, comme il a été dit au chapitre 7, livre 4111, il lui demande si elle ne voulait pas se réunir avec lui pour jouir ensemble de la béatitude.

Elle le rebute et dit que non.

« Mais je suis votre esprit : nous avons été créés ensemble dans le ventre de notre mère », et ensuite il lui raconte tout ce qu’ils avaient fait ensemble durant tout [121] le cours de sa vie, afin de lui faire connaître qu’il était véritablement son esprit, lui témoignant avec cela une grande affection et un grand désir d’être réuni avec lui, mais elle continue à le rebuter disant qu’elle ne veut point de lui. « Mais que deviendrez-vous donc ? Répliqua l’esprit, si vous ne voulez être réuni à votre esprit. Vous ne pouvez pas jouir de Dieu, car Dieu ne se réunit pas à un morceau de terre. »

Il est vrai, dit-elle, j’avoue qu’il est convenable que le corps se réunisse à l’esprit, mais maintenant j’aime mieux être réduite au néant que de donner à qui ce soit et même à mon esprit la moindre parcelle de l’amour que je dois à Dieu. » En disant cela, la Concupiscible qui était celle qui parlait, s’en alla au néant [121v] avec cette protestation qui contient le plus haut degré de l’amour divin.

Et Notre Seigneur dit à la sœur Marie que c’est ce qui est compris dans ce verset : Justitia et judicium correctio sedis ejus112. La Justice et le Jugement fondent son trône et sa couronne : car aimer Dieu par-dessus toutes choses, c’est justice. Se juger soi-même et se condamner, être réduit au néant plutôt que de [ne] donner à aucune chose créée la moindre étincelle de l’amour qui appartient à Dieu, c’est lui préparer un trône en soi-même.

Les sens intérieurs furent malades sept ans avant que de mourir et que d’aller au néant, et ce furent les sept premières années du mal de douze ans, pendant lesquelles elle ne cessa de pleurer nuit et jour.

Quelque temps auparavant qu’elle entrât dans le mal de douze ans, elle disait souvent aux ecclésiastiques avec lesquels elle demeurait : « Notre Seigneur a dit que là où deux ou trois seront assemblés [122] en son nom, Il sera au milieu d’eux. Assemblons-nous donc afin de chercher la volonté de Dieu et d’aviser à ce que nous ferons en ce temps-là » ; mais eux ne comprenaient point ce langage, les sens s’assemblaient tous les jours et conféraient ensemble, ainsi qu’il est rapporté ailleurs et disaient fort souvent, parlant à la Sainte Vierge : « l’épouse du Saint-Esprit nous veuille être en aide ! » Enfin après sept ans ils s’en allèrent au néant.

Les sens extérieurs s’y en allèrent aussi lorsque, ainsi qu’il est rapporté ailleurs, elle entendit cette voix de Notre Seigneur parlant à la terre : « Ô terre, terre, terre, je suis noire, mais je suis belle, le soleil m’a décolorée. » Et que s’étant tournée pour voir celui qui parlait à elle, ne vit plus personne, même ne se vit plus et ne se trouva plus soi-même, à raison de quoi elle commença à crier : « Et où suis-je [122v] allée, moi-même ? ». Car ses sens extérieurs s’en étaient allés au néant.

Lorsque la raison était malade, l’amour divin était son médecin et les médecines qu’Il lui donnait étaient de lui ôter tantôt une chose, tantôt une autre, jusqu’à ce qu’elle fût morte. Car aujourd’hui il lui ôtait la méditation, demain les prières vocales, puis d’autres choses, et ainsi elle s’en alla peu après au néant.

Voici comment l’esprit, les trois puissances de l’âme, les passions, les sens intérieurs et extérieurs et la raison ont été anéantis en la sœur Marie, transformée en Dieu et déifiée, et ce sont les suites que la communion doit opérer dans les âmes, car nous recevons Notre Seigneur non pas pour le transformer en nous, mais pour être transformé en lui et déifiés. [123]

Section 3. Elle est toute anéantie en soi-même et toute transformée en Notre Seigneur et déifiée.

Un jour étant dans l’église des pères capucins, comme les frères se disposaient à faire la Sainte communion, elle se vit elle-même dans la Sainte hostie, ce qui l’étonna étrangement. Et une autre fois étant aux pères jacobins, elle vit la même chose : ce qui fait voir qu’elle est toute transformée en Notre Seigneur et déifiée, et c’est l’effet de ce qu’Il lui a dit un très grand nombre de fois, à savoir qu’Il l’anéantirait toute et qu’Il ne laisserait non plus en elle que dans le Saint-Sacrement où Il ne demeure rien que les espèces visibles du pain. Sur quoi, comme une fois elle disait à Notre Seigneur : « Vous dites que vous opérez tant de choses en moi et cependant il me semble que tous les autres font mieux que [123v] moi ! », Il lui fit cette réponse : « Quand il y a une hostie consacrée avec plusieurs autres qui ne le sont point, il n’y a que celui qui l’a consacrée et marquée qui la puisse discerner et distinguer des autres, et quand Il voudra, Il l’élèvera et la fera connaître. On voit par là qu’elle n’est plus et que c’est Dieu qui est tout en elle, et qu’Il l’a toute changée en soi et déifiée, selon les paroles qu’Il dit à saint Augustin : Non mutabor in te, sed mutaberis in me113. » C’est la déification dont parle la théologie mystique : c’est le plus haut point de la grâce chrétienne qui fait que ceux qui y sont arrivés sont des Jésus-Christ vivants et marchants sur la terre.

Conformément à cela, Notre Seigneur lui dit un autre jour, comme l’on instituait la confrérie du Saint-Sacrement dans l’église Saint-Pierre à Coutances114, « Vous êtes de cette confrérie ! » Il y a peu [124] qui en soient. La sapience de Dieu les a enregistrés : ce sont ceux qui sont anéantis en eux-mêmes et où il ne reste rien d’eux, non plus que du pain dans une hostie consacrée.

Voici encore une chose qui fait connaître cette vérité : un jour elle disait par un mouvement extraordinaire : « Je ne me trouve point bien, non, je ne me trouve point bien.

Je veux vous aider à vous chercher et à vous trouver, dit le Fils de Dieu. Allons à saint Augustin : il vous montrera le chemin. Écoutez, voici ce qu’il dit : “Si vous aimez la terre, vous êtes terre ; si le ciel, vous êtes ciel. Si vous aimez Dieu...” » Il demeura là sans achever le reste de ces paroles de saint Augustin qui dit : « Si vous aimez Dieu, vous êtes Dieu », et s’en alla riant et disant : « Regardez ce que [124v] vous êtes, vous voilà trouvée. »

Section 4. Autre anéantissement qui s’appelle l’expiravit115 de l’esprit, lequel ensuite épouse la divine Volonté.

Le 20 juillet 1653, j’ai entendu la sœur Marie, laquelle toute enivrée d’amour vers la divine Volonté, parlait ainsi : « Je me suis donnée à la très adorable volonté de Dieu. Je veux aller partout où il Lui plaira. Si elle a agréable de m’envoyer au néant, me voilà toute prête de partir pour y aller, mais il n’est pas nécessaire qu’elle m’y mène, c’est assez qu’elle me commande d’y aller. Je lui obéirai de bon cœur et avec joie. J’ai pourtant une requête à lui présenter avant que de partir : c’est que je demande un peu de temps pour rendre grâce à Dieu de l’être qu’Il m’a donné [125] de tous les dons qu’Il m’a faits depuis que je suis au monde. Cela étant fait, je suis toute prête de partir pour aller au néant. On me dira que je sais bien que Dieu ne m’y enverra pas, mais je répondrai que non, que je ne sais point cela. Qui aurait cru qu’Il m’aurait envoyée en enfer toute vivante ! Il est tout-puissant. Il fera ce qu’il Lui plaira de moi. Je n’ai qu’une chose à faire, obéir à la très adorable volonté de Dieu. »

Là-dessus, Notre Seigneur lui fait plusieurs interrogations : « Si vous allez au néant, n’avez-vous point de regret de quitter ma mère ?

– Nenni.

– N’avez-vous pas bien de la peine à ne plus voir la divine Justice que vous aimez tant, l’Amour divin, la Charité et les autres divins attributs ?

– Nullement.

– La divine Volonté pour laquelle vous avez tant de tendresse ne vous [125v] donnera-t-elle pas quelque regret de la quitter pour jamais ?

– Non, pourvu que je lui obéisse, c’est tout ce que je veux.

– Mais ne voulez-vous pas que je la prie de vous laisser dans l’être ?

– Non, car je désire qu’on la laisse dans sa pleine liberté de faire de sa créature ce qu’Il lui plaira. Je n’ai rien à faire que de lui obéir exactement. C’est mon paradis, tout le reste ne m’est rien, je n’ai ni goût, ni affection, ni sentiment pour aucune autre chose, non plus que si j’étais une pierre. » Elle disait toutes ces choses avec une vérité très cordiale, très profonde et très solide, ce qui fait voir comment elle est dépouillée de soi-même de toutes choses et en quelle manière la divine Volonté est régnante.

J’oubliais à dire qu’elle disait ces choses avec un si grand désir d’aller au néant qu’elle [126] assurait que s’il y avait quelque chose au-delà du néant, qu’elle voudrait y aller pour montrer par là son désir extrême d’obéir à la divine Volonté.

Or depuis ce temps-là Notre Seigneur lui a dit que c’est l’expiravit de l’esprit et que celui des sens n’est point encore venu, car l’esprit fait ses affaires bien plus promptement que les sens, mais qu’il appliquera son grand Jubilé aux sens afin de les délivrer de ce qu’ils auraient encore à souffrir et d’abréger le temps de leurs souffrances ; de sorte que c’était l’esprit qui disait toutes les choses susdites et qui désirait tant de s’en aller au néant. Il y est allé par cet expiravit et a emporté avec lui tous ses grands désirs, ses frayeurs et sa forme, c’est-à-dire toutes les souffrances qu’il avait entrepris de porter pour le salut [126v] des âmes.

Il avait tant d’affaires, dit la sœur Marie, il avait tant de désirs, il désirait sauver toutes les âmes, il voulait souffrir pour elles de nouveaux enfers. D’ailleurs il avait des frayeurs d’être trompé si épouvantables qu’elles glaçaient le sang dans les veines et sapaient la racine de la vie. À raison de quoi il désirait ardemment de connaître la vérité, mais il s’en est allé et a emporté avec lui tout cela : ce qui se voit si manifestement et non sans une grande admiration de ceux qui la connaissent particulièrement.

Car auparavant que son esprit s’en fût allé, nous l’avons vu auparavant si embrasée de ces désirs et spécialement depuis quelque espace de temps, du désir de connaître la vérité, que cela ne se peut exprimer par aucunes [127] paroles, et nous l’avons vu plongée si avant dans ses frayeurs, qu’il n’y avait ni homme, ni ange capable de l’en tirer et que tout ce que l’on pouvait dire pour l’assurer et pour diminuer tant soit peu ses craintes restait inutile, et maintenant il ne reste aucun vestige ni de ses craintes, ni de ses frayeurs. Tout cela était propre à l’esprit, tout cela s’en est allé au néant avec lui, et il a laissé les sens bien joyeux de son départ, comme des enfants qui étaient sous la discipline d’un maître sévère et rigoureux, lequel les a quittés et s’en est allé.

Or ce que c’est que le néant dans lequel l’esprit s’en est allé, et comment il s’est séparé d’avec les sens, c’est ce qui ne se peut dire ni se comprendre jusqu’à ce [127v] qu’il plaise à Dieu de manifester Lui-même ce mystère. Ce n’est pas le néant dont il est parlé dans lequel l’esprit, la raison, la mémoire, la volonté, les sens s’en allèrent les uns après les autres : c’est une autre sorte de néant que tous ceux qui voient tout ceci de près demeurent bien convaincus par toutes sortes de preuves que c’est un ouvrage de la toute-puissance de Dieu. Mais d’en coucher l’intelligence sur le papier, c’est ce qui ne se peut, non plus de ce qui suit, dont Notre Seigneur a assuré la sœur Marie, à savoir que lorsque son esprit s’en est allé au néant, il a épousé la divine Volonté, c’est-à-dire qu’il n’est plus qu’un avec elle : Qui adhaeret Deo, bonus et pius est. Il est anéanti en soi-même et n’est plus rien qu’en elle ; il s’est donné à la divine Volonté : elle l’a accepté et l’a épousé.

Notre Seigneur a encore dit à la sœur Marie que comme son [128] esprit épouse la divine Volonté, ainsi ses sens intérieurs et extérieurs épouseront les siens, et que par l’expiravit de ses sens qui viendra bientôt, ils mourront en eux-mêmes pour ne vivre et n’agir plus que par les siens desquels ils seront l’habit dont ils seront revêtus. On lui a donné aussi deux béatitudes pour son esprit et deux pour ses sens. Ç’a été Notre Seigneur qui lui a donné tout cela, excepté le dernier verset qui est pour les sens et qui lui a été donné par la Sainte Vierge.

Voici les deux béatitudes et les deux versets qui appartiennent à l’esprit et qui expriment l’état où il a été et où il doit être : beati mundo corde quoniam ipsi Deum videbunt. Beati qui esuriunt et sitiunt Justitiam, quoniam ipsi saturabuntur116. [128v]

Le premier verset des psaumes : Zelus domus tuae comedit me et opprobria exprobrantium tibi ceciderunt super me, Desportes l’a ainsi traduit :

Car le zèle embrasé

De ta sainte maison m’a rongé jusqu’à l’âme

Et de tes blasonneurs l’outrage et le diffame

Sous le faix m’a brisé117.



La maison de Dieu [ce] sont les âmes qui sont véritablement les temples où Dieu réside. Les blasonneurs sont les péchés d’autrui pour lesquels la sœur Marie a souffert tant de maux, mais il en prendra vengeance ; ce qui est exprimé par ce verset suivant qui est le second que Notre Seigneur a donné à l’esprit :

Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem.

Tu marcheras dessus la tête

De l’Aspic sans te faire mal

Et sur la venimeuse bête

Qui s’enorgueillit du nom royal ;

Les petits faons de la lionne [129]

De tes pieds seront écrasés

Et toute la rage félonne

Des dragons de venin tachés118.



Voici les deux béatitudes et les deux versets qui appartiennent aux sens et qui donnent à entendre l’état par lequel ils sont passés et dans lequel doivent entrer :

Beati mites quoniam ipsi possidebunt terram119.

Cette terre c’est l’humanité sainte de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Beati qui lugent quoniam ipsi consolabuntur, abyssus abyssum invocat120.

Un abîme de misères et d’afflictions demande, et obtiendra un abîme de joie et de consolation.

Dilexisti justitiam et odisti iniquitatem, propterea unxit te Deus, Deus tuus, oleo laetitiae prae consortibus suis121.

La justice te plaît, tu détestes l’outrage

C’est pourquoi Dieu, ton Dieu qui bénin t’avantage.

Sur tous tes compagnons comme plus à son gré

T’a d’huile de liesse abondamment sacré.



C’est ce verset qui a été donné par la Sainte Vierge. Enfin tout ce que j’écris ici n’est rien en [129v] comparaison des choses grandes, profondes et admirables que Dieu a opérées en cette sainte âme, lesquelles je crains beaucoup profaner par mes paroles bégayantes qui sont infiniment éloignées de leur dignité et sainteté. Certainement il me semble que je puis dire avec une grande vérité dans la connaissance que j’en ai, quoiqu’imparfaite, que la main d’un séraphin ne serait pas trop bonne pour les écrire telles qu’elles sont.

J’oubliais de dire que lorsque l’esprit dit adieu à Notre Seigneur, car il lui demanda s’il ne lui dirait point adieu : « Je vous dirai, répondit-il, factus obediens usque æ mortem, mortem autem crucis122. Je ne fais que ce que vous avez fait le premier quand j’ai désiré ainsi obéir à la divine Volonté. » Il dit aussi adieu à la divine Justice en cette façon : « Ô de qui les beautés nonpareilles surpassent, surpassent tous les fils des mortels. »

La sœur Marie dit que la définition de la Justice est [130] « toute beauté » parce que le propre de ce divin attribut est de détruire toute laideur qui n’est autre chose que le péché.

Section 5. L’expiravit des sens.

L’an 1654, le 30 mars, ce qui avait été prédit le 20 juillet de l’année précédente touchant l’expiravit des sens fût accompli. Ensuite de quoi la sœur Marie demeura morte à soi-même et à toutes choses, même selon les sens d’une manière merveilleuse et inexplicable. « Je ne sais ce que je suis devenue, je suis tout à fait perdue », disait-elle. « Je ne sais d’où je viens et où je vais, je ne sais où je suis ni ce que je suis, si je suis une créature ou un néant. Il n’y a que Dieu seul qui sait le lieu où je suis. »

Il est vrai qu’il y a longtemps qu’elle est morte à toutes choses. Mais néanmoins depuis ceci, on voit en elle cette mort en un plus haut degré qu’auparavant [130v] et néanmoins ce n’est pas encore ici le dernier degré, car on l’assure qu’il y a encore un expiravit pour les sens.

Chapitre 9. Son beau verset.

Étant un jour dans la chapelle des enfants de chœur en l’église cathédrale de Coutances, elle entendit Notre Seigneur qui chantait en son esprit ce verset du psaume 71 : Et erit firmamentum in terra, in summis montium ; superextolletur super Libanum fructus ejus et florebunt de civitate sicut fœnum terrae.

Plein poing de froment répandu

Sur les monts aux cimes hautaines

Croîtra tellement étendu

Que, sous les venteuses haleines

Sembleront des fruits ondoyants

Du Liban les bois verdoyants123.



Notre Seigneur lui a donné plusieurs explications [131] très sublimes où sont comprises quantité de très grands secrets que la divine Sagesse fera connaître quand Il lui plaira. Ce qu’on peut dire, c’est que ce froment signifie le Saint-Sacrement. Les monts aux cimes hautaines sont les divines personnes de la très Sainte Trinité. Les venteuses haleines sont les prédicateurs qui travailleront à la conversion générale.

Les bois verdoyants du Liban, c’est-à-dire les cèdres qui représentent les grands saints dont le monde sera peuplé en ce temps-là, et particulièrement les infidèles convertis, lesquels après leur conversion surpasseront en sainteté les fidèles de ce temps autant que les cèdres surpassent les arbres communs.

Un jour, comme elle parlait à Notre Seigneur de ce beau verset et qu’elle lui disait : « C’est mon beau verset.[131v]

– C’est le mien, lui dit-il.

– C’est le mien, répliqua-t-elle.

– Non, c’est mon beau verset, disait Notre Seigneur, parce que ce n’est pas vous qui m’avez changé et verti124 en vous, mais c’est moi qui vous ai vertie à changée en moi.

– N’importe, dit-elle, c’est mon beau verset. »

Enfin Notre Seigneur lui dit qu’elle avait raison, et que c’était son beau verset, puisque c’était par son moyen et par le mérite des souffrances qu’Il avait portées en elle, que les pécheurs seraient convertis et que de vases de contumélie125 ils seraient changés en vases d’élection.

De là vient qu’elle vit un jour Notre Seigneur tenant par un coin au bout de son doigt un beau mouchoir qu’il faisait ventiler et tournoyer au bout de son doigt : « Mon époux, voilà un beau mouchoir pour essuyer vos larmes : c’est votre beau verset, car ces [132] larmes ne seront jamais bien essuyées que par la guérison et conversion de toutes les âmes. » Voilà pourquoi elle voulait un jour faire vœu de demeurer et de souffrir en la terre, jusqu’à ce qu’elles fussent toutes converties et hors de péril pour leur salut. Mais Notre Seigneur et Notre Dame l’empêchèrent de faire ce vœu.

Section 1. Son beau verset est un verset divin sorti d’un conseil divin et c’est la sapience éternelle.

Un jour elle vit les trois personnes divines dans le Saint-Sacrement, qui étaient comme trois rois d’une égale beauté et grandeur. Tous trois, la couronne sur la tête, ils étaient debout, tête-à-tête, vis-à-vis les uns des autres et parlaient ensemble [132v] comme tenant conseil sur quelque chose d’importance. Elle vit aussi la Sainte Vierge qui était assise aux pieds des trois personnes divines, tenant son fils en son giron comme un petit enfant emmailloté qu’elle allaitait, ce qui représentait Notre Seigneur en tant qu’homme, et elle se vit elle-même comme un petit chien blanc qui sautait autour de Notre Dame, quelquefois sur l’enfant. Cette vue dura huit jours environ, pendant lesquels elle voyait toujours les trois personnes divines qui parlaient et conféraient ensemble et elle disait en elle-même : « Qu’est-ce qu’ils disent tant ? » Sur quoi on lui dit intérieurement que c’était d’elle qu’on parlait et de l’affaire qu’elle avait entrepris de la conversion générale.

Longtemps après, elle vit la divine Sapience qui marchait dans son sein et dans sa chair, mais d’une manière [si] admirable qu’elle [133] dit être bien assurée qu’il n’y a que la Sapience éternelle qui puisse faire de telles démarches, qu’il lui est impossible d’en douter. D’abord qu’elle l’aperçut marcher ainsi dans sa chair et dans son sang, elle dit, parlant à Notre Seigneur : « Qui est-ce qui fait ces belles démarches, n’est-ce point mon beau verset ? Car, dit-elle, j’aimais tant mon beau verset que j’eusse bien voulu lui attribuer tout et que c’eût été lui qui eût tout fait. »

Mais Notre Seigneur lui répondit : « Non, ce n’est pas votre beau verset. Toutes fois, c’est lui, mais il a changé de nom. Il ne s’appelle plus un beau verset, mais un secret divin qui est sorti de ce conseil divin que les trois personnes divines ont tenu dans le Saint-Sacrement », et Il lui fit connaître que c’était la Sapience éternelle, c’est-à-dire Lui-même, qui faisait ces merveilleuses démarches dans sa chair et dans son sang. [133v]

Et depuis elle sut que c’est de ces démarches dont il est fait mention dans ces paroles du prophète Isaïe : Quis est iste qui venit de Edom tinctis vestibus de Bosra ? Iste formosus in stola sua, gradiens in multitudine fortitudinis suae126.

Section 2. Son beau verset lui est représenté par une pierre précieuse enchâssée dans une bague.

Une autre fois, Notre Seigneur lui fit voir son beau verset sous la figure d’une pierre précieuse enchâssée dans une bague. Cette pierre précieuse est le Saint-Sacrement, la bague c’est la sœur Marie. Elle vit la très Sainte Trinité qui arracha la pierre de la bague, mit la bague dans le feu et dans la pierre précieuse une fontaine de lumière, et après que la bague [134] fut purifiée dans le feu et raffinée jusqu’à vingt-quatre carats, la Sainte Trinité remit dans la bague la pierre précieuse avec la source de lumière, et redonna la bague à la sœur Marie.

Lorsqu’elle l’eut, elle dit à Notre Dame : « J’ai un beau présent à vous faire, c’est une bague digne de la Mère de Dieu », Notre Dame lui dit : « Gardez-là : J’en ai une semblable que mon époux l’Amour divin m’a donnée.

– Vous en aurez donc deux, dit la sœur Marie, car je vous la donne.

– Non, dit la Sainte Vierge, vous ne pouvez pas la donner, car elle tient au bras.

– Coupez-le, dit la sœur Marie.

– Nenni, dit Notre Dame : le bras est à moi, c’est celui de mon Fils, il m’appartient premier qu’à vous. »

Alors la sœur Marie demeura confuse, et connut en effet que c’était le bras de Notre Seigneur où était la bague, qu’elle croyait être le sien.

Une autre fois ayant cette bague au doigt, elle se vit en esprit en une nacelle, laquelle était [134v] enfoncée dans une profonde fosse pleine d’eau et de boue. La nacelle était toute couverte d’eau. La pierre précieuse jetait de tous côtés sur l’eau et sur les bords de la fosse grande quantité de rayons. Notre Dame qui était sur le bord de la fosse ramassait ces rayons. Elle fit un gros câble qui d’un bout tenait à la pierre précieuse d’où ils sortaient et qu’elle attacha de l’autre bout à l’anneau d’une clé d’or qui était dans la serrure de la porte du jardin de l’amour divin dont il est parlé ailleurs. Après cela elle défila le câble et de chaque fil qui était un rayon elle en fit une chaîne d’or, au bout de laquelle il y avait un crochet d’or. La sœur Marie lui demanda à quelle fin tout cela, et elle lui dit qu’elle faisait autant de chaînes comme il y aura de personnes qui communieront après la conversion générale, et qu’elle [135] les jetterait dans le cœur de toutes ces personnes-là pour les lier et attacher si fortement à son Fils qu’elles ne retournent plus au péché et qu’elles gardent le fruit de leur communion, étant blessées d’amour par cette agrafe.

Chapitre 10. Plusieurs autres choses qui font voir son état. Le Fils de Dieu la demande en mariage.

Durant le temps que la sœur Marie était travaillée par les sortilèges, elle vit un ange envoyé de Dieu, non par les yeux du corps ni par ceux de l’imagination, car elle ne le vit point sous aucune forme, ni figure ni aspect, mais par une vision intellectuelle, très claire, très certaine et évidente. Cet ange lui [135v] parut fort beau et il lui dit de la part de Notre Seigneur qu’il était envoyé pour lui dire qu’il la demandait en mariage. C’était alors qu’elle avait un si grand désir de souffrir pour le salut des âmes, dont il est parlé ailleurs, et ce mariage était pour l’unir à Notre Seigneur afin de souffrir en elle tout ce qu’il y a souffert. C’est de ce mariage dont il est fait mention au lieu où il est rapporté qu’elle le vit un jour passer au milieu des saints avec un visage fort joyeux et disant qu’il était prié d’aller en noces et qu’il entra dans un cabinet où était sa sainte mère, où elle pleurait avec abondance, laquelle le revêtit de sa robe nuptiale, laquelle robe représentait la sœur Marie dont il est revêtu pour souffrir. Car tantôt elle était représentée sous le nom d’épouse, tantôt sous le nom de robe. Voici la réponse qu’elle fit à l’ange : « Je remercie [135]127 le Fils de Dieu et vous aussi, et je vous prie de lui dire que je me donne toute à Lui et que je le prie de disposer de moi en temps et en éternité en la façon qui lui sera le plus agréable.

Section 1. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit lui donnent la bénédiction. Dieu conduit toutes ses actions et exauce ses prières.

Auparavant qu’elle fût en enfer, elle entendit le Père éternel qui lui dit : « Je donnerai ma bénédiction à votre silence, c’est-à-dire, ainsi qu’Il l’expliqua longtemps après, l’effet de la bénédiction que Je vous donnerai, sera que J’enverrai ma divine patience en vous, laquelle imposera silence à tous vos sens et à toutes vos passions, en sorte que, quelque mal que vous enduriez [135v] vous ne pourrez vous plaindre. » Et en effet on ne l’entendit jamais se plaindre : « Lorsque j’étais en enfer et quelquefois lorsque je commençais à me plaindre, je ne pouvais passer outre, mais je changeais de discours. »

« J’entendis aussi le Fils de Dieu qui me dit : « Je bénirai et conduirai toutes vos actions extérieures » : ce qu’il fit véritablement, car je ne sais comment je pourrais m’appliquer à toutes les actions de la maison et du ménage, étant occupée dans l’esprit comme je suis, si Notre Seigneur ne m’assistait très particulièrement. Quelquefois quand je suis à l’Église, étant en doute si je dois y demeurer ou m’en aller faire ce qui est à faire dans la maison et que je demande à Notre Seigneur ce que je dois faire, il me dit parfois que je choisisse, et alors je choisis toujours ce qui est d’obligation. J’appelle [136] d’obligation les actions qui regardent le service que je dois rendre dans la maison où je suis. Car la Sainte Vierge m’y a envoyée pour y servir.

« J’entendis aussi le Saint-Esprit qui me dit : “Je vous inspirerai toutes vos prières et je les exaucerai.” »

Section 2. Il y a un grand feu caché sous la cendre.

Pendant qu’elle était prisonnière dans un cachot à Rouen128, quelqu’un se présenta devant la petite fenêtre du cachot, se moquant d’elle. Auquel elle répondit en cette façon : « Là, là, dit-elle, il y a pourtant un grand feu caché sous la cendre. Lorsqu’il sera découvert, il embrasera tout. » Elle dit ceci sans entendre ce qu’elle disait, mais environ quarante ans après, Notre Seigneur lui dit qu’un grand torrent d’eau a passé par-dessus le feu et sur la [136v] cendre, sans la mouiller en aucune façon, que le feu a toujours pris accroissement sous la cendre, que le temps est venu que l’on le va découvrir, qu’il reste encore quelque peu de moiteur, qu’il séchera en un instant, et que ce feu est l’amour de la charité qui est en elle. La cendre est la honte, l’ignominie et le mépris qu’elle a souffert, le torrent c’est l’Ire de Dieu qu’elle a portée.

Section 3. Elle se revêt d’une vieille robe qui représente son état.

Un jour elle se vit dans une belle salle, assise auprès de Notre Seigneur, où l’on faisait un festin magnifique et il y avait de très belles princesses assises à cette table. « J’y étais aussi, habillée comme une princesse. Jetant les yeux sur Notre Seigneur, j’aperçois dans son [137] visage qu’Il désirait quelque chose. Je l’observai pour savoir ce que c’était. Je vois qu’Il regarde toutes ces reines et qu’au même temps il jette les yeux sur une vieille robe qui était en un coin de la salle, toute couverte de vers, de crasse et d’ordure, témoignant qu’il eût bien désiré que quelqu’une de ces princesses se fût dépouillée de sa belle robe et se fût revêtue de ces vieux haillons pour l’amour de Lui. Aussitôt que j’eus connu Sa volonté, je me levai promptement craignant que quelqu’une ne me prévînt. Je me dépouille de ma belle robe et me revêts de celle-là, puis je m’assois sur le pavé, dans un coin de la salle, mettant ma tête sur mes genoux et demeurant là en cette posture.

« Voici le maître de la maison, c’est-à-dire l’Amour divin qui entre et en me regardant me dit : « Comment êtes-vous entrée ici [137v] sans avoir votre robe nuptiale. Sortez d’ici, dépouillez ces vieux haillons et allez prendre votre robe nuptiale.

Non, je ne ferai point cela.

« Alors Il commanda qu’on me prît et qu’on me jetât pieds et poings liés dans les ténèbres extérieures. Ce qui fut fait, et cependant Notre Seigneur avait toujours les yeux fixés sur moi. Cette vieille robe ce sont les coulpes d’autrui que j’ai prises sur moi, m’étant offerte à Notre Seigneur pour les porter. Ces vers dont elle est couverte, se sont les remords qui tourmentent les damnés. Les ténèbres extérieures c’est l’enfer où j’ai été jetée. Mais Notre Seigneur qui avait toujours les yeux fixés sur moi me dit : “Pensez-vous que faisant ce que vous avez fait pour l’amour de moi, il Me fût possible de vous abandonner ? Non, non, [138] J’aurai toujours les yeux collés sur vous, quelque part que vous soyez et Je serai toujours avec vous, même dans l’enfer.” Il lui dit aussi que c’était l’explication de la parole de l’Évangile qui parle de cet homme qui fut jeté dans les ténèbres extérieures, parce qu’il n’était point revêtu de la robe nuptiale. »

Section 4. Elle est noire, mais elle est belle. Elle a une bague à son doigt.

Un jour, la sœur Marie vit et entendit Notre Seigneur qui chantait fort doucement durant trois jours, parlant en la personne de ses sens et de son esprit à son Amour divin : Nigra sum sed formosa quia decoloravit me sol129. Puis il disait la même chose en français, le latin était pour l’esprit et le français pour les sens. « Je suis noire, mais je suis belle, car le soleil m’a décolorée », c’est-à-dire [138v] l’Amour divin. En disant cela, Il tourna les yeux vers le ciel et paraissait comme tout ravi et transporté.

« Au second jour je vis la terre sous forme d’une femme qui parlant de moi dit : « Jamais monstre si hideux n’a marché sur la terre. »

« Pourtant, lui dis-je, j’ai une belle bague à ma main, qui était mon beau verset, dont il est parlé ailleurs.

« Passez, dit-elle, vous et votre belle bague. Jamais monstre si épouvantable n’a marché sur ma face, ni homme ni diable. »

« Au troisième jour Notre Seigneur parlant à la terre : « Ô terre, terre, terre, je suis noire, mais je suis belle. C’est le soleil qui m’a décolorée. » Et ayant dit cela, Il s’en alla.

« Ensuite de quoi la terre joignant ses deux mains sur sa tête, puis les laissant tomber sur ses genoux [139] comme ferait une personne fort désolée, commença à dire, en pleurant fort amèrement : « Nous l’avons vue, mais nous ne l’avons pas connue. » Elle disait et redisait cela sans cesse avec de grandes plaintes et de grandes lamentations.

« Et moi, venant à me tourner et ne trouvant plus Notre Seigneur comme aussi ne me trouvant plus moi-même, car il se fit encore un anéantissement, je commençai à pleurer disant : “Où suis-je allée moi-même, je ne me trouve point.” Je dis cela trois ou quatre jours, mais l’Amour divin parut qui me fit taire. »

Voici une autre chose conforme à ce qui vient d’être dit. Une fois, Notre Seigneur lui demanda pourquoi elle désirait tant la beauté de l’âme.

Elle dit : « C’est pour vous être plus agréable. Mais je vous assure [139v] que si pour être la plus laide que vous ayez jamais vue, je vous étais plus agréable, je voudrais l’être. »

Notre Seigneur lui répondit : « Vous êtes la plus laide qui ait jamais été, à cause des péchés dont vous êtes chargée, et pourtant vous m’êtes très agréable. »

Section 5. Elle est représentée par un ver de terre.

Un jour, comme elle cherchait ce qu’elle était, car « encore suis-je quelque chose », disait-elle en soi-même.

Notre Seigneur lui voulant faire connaître qui elle était, lui fit voir en esprit un petit ver de terre dans son petit trou, lequel de temps en temps faisait sortir sa petite tête hors de son trou, disant à Dieu : « Je vous adore mon Créateur, et je vous remercie [140] de ce que vous m’avez donné l’être et la vie : ayez pitié de l’ouvrage de vos mains. » Puis il se retirait. « Voilà ce que vous êtes selon la chair et les sens, dit Notre Seigneur, car selon l’esprit vous n’êtes point ce que le petit ver est entre les animaux pour l’estime dans l’esprit des créatures raisonnables, c’est-à-dire que comme c’est le plus contemptible et le dernier de tous les animaux, ainsi est-ce de cela.

– Mais, dit la sœur Marie, une vérité infaillible est comme un article de foi. L’être et la vie c’est Notre Seigneur Jésus-Christ que Dieu nous a donné. Car il n’y a que Lui qui soit et qui vis et il est notre être et notre vie, car sans Lui nous ne sommes rien. Ayez pitié de l’ouvrage de vos mains, c’est-à-dire, de toutes vos créatures. »

Ce ver est tout nu et est dépouillé du ciel [140v] et de la terre, ce qui représente comment la sœur Marie est dépouillée de toutes choses.

Section 6. Trois oiseaux : un paon, un aigle et une colombe qui représentent le parfait usage qu’elle a fait des trois puissances de son âme.

Notre Seigneur lui fit voir une fois trois oiseaux qui représentent le parfait usage qu’on doit faire des trois puissances de son âme. Le premier était un paon qui étendait et regardait ses plumes puis venant à jeter les yeux sur ses pieds, il les resserrait. Le second était un aigle qui regardait fixement le soleil, et lorsqu’il voyait ses petits aiglons dans quelque danger, il venait fondre en terre pour les ramasser et pour les délivrer du péril. Le troisième était une colombe qui était sans fiel et qui se paissait sur le bord des torrents. Le paon c’est la [141] mémoire des serviteurs de Dieu qui regardent et contemplent Ses dons, grâces et bienfaits, représentés par les belles plumes du paon. Mais après cela, ils jettent les yeux sur leurs pieds, c’est-à-dire sur leur néant, ensuite de quoi ils resserrent leurs plumes et réfèrent tout à Dieu. L’aigle est leur entendement qui regarde Dieu fixement par la contemplation de ses mystères et de ses divines perfections, mais lorsqu’il voit ses petits, c’est-à-dire ses sens, être en péril de tomber dans quelque faute, il vient fondre en terre, c’est-à-dire, il s’abaisse pour les retirer du danger. La colombe c’est leur volonté qui est sans fiel, c’est-à-dire sans péché et qui se paît sur le bord des torrents des peines et des souffrances de cette vie. Et j’entendais130 Notre Seigneur qui disait qu’Il aimait mieux sa colombe que les deux autres. « Ô ma colombe, disait-il, ô ma colombe sans fiel. » [141v] Tout ceci représente l’état de la sœur Marie, quoiqu’elle ne le dise pas.

Voici comment M. Le Pileur131 raconte cette histoire :

« On lui fit voir trois oiseaux, un paon, un aigle et une colombe. Notre Seigneur dit au paon : “Faites un peu la roue et regardez votre plume”. Plus on lui disait cela, plus il serrait ses plumes et tenait la tête baissée entre ses pieds : “Je vous assure que j’enrichirai vos pieds de tant de pierres précieuses que vous serez contraint de les quitter pour regarder vos plumes.” L’aigle contemplait toujours le soleil, la colombe ne faisait rien et était aveugle. Le paon c’est la mémoire ; les plumes se sont les histoires qui ont été écrites. L’aigle c’est l’entendement qui contemple la divine Volonté. La colombe, c’est la volonté que Notre Seigneur disait qu’il aimait mieux que les autres et disait gaiement : “Ô ma colombe sans fiel.” » [142]

Section 7. L’amour divin fait un tableau en la sœur Marie, et la sœur Marie fait un beau tableau de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Voyant un jour l’Amour divin qui faisait un tableau, elle lui demanda quel tableau c’était.

« Il me dit que c’était le plus beau tableau qu’il eût jamais fait après celui de Notre Seigneur et de sa sainte Mère. « Je n’ai pas eu de peine, se dit-il, à faire celui de Jésus-Christ et de sa Mère : j’avais une toile fort douce et fort déliée, mais j’ai bien eu de la peine en celui-ci, car j’ai une toile bien rude et très grossière. C’est à cause des horribles maux que la sœur Marie souffre. »

« Je lui demandais souvent s’il avait bientôt fait et il me répondait que oui. Par après je lui demandais encore et il me dit : “C’est fait, mais il faut le sécher avant que de le faire voir.” Quelque temps après, il me dit encore [142v] qu’il lui fallait faire une encastillure132 et qu’il lui en ferait une fort belle. Enfin l’encastillure étant faite, il dit qu’il fallait mettre quelques pièces de bois par derrière pour l’appuyer et quand il aurait tout achevé, qu’il le donnerait à son épouse, c’est-à-dire à la Sainte Vierge afin qu’elle en fît ce qu’elle voudrait, que c’était pour elle qu’il travaillait et qu’il lui donnait tous ses ouvrages. »

Pour entendre ce qui va être dit, il faut savoir qu’il est parlé ailleurs dans ses écrits de deux peintres qui tous deux travaillent pour le Roi et font son portrait. Mais l’un travaille à la maison du Roi, mange à sa table et est souvent visité, honoré et réjoui par sa personne. L’autre travaille en sa propre maison au cœur de l’hiver et avec de grandes incommodités. Cela supposé, voici ce que Notre Seigneur dit à la sœur Marie en 1650133 : « Je veux vous associer avec un [143] qu’il lui nomma. Ce saint a fait en soi-même un beau tableau de ma Passion et vous aussi en avez fait un fort beau : ô le beau tableau de ma passion, ô le beau tableau ! Je vous assure qu’il est presque infiniment plus beau que celui du saint qu’il lui avait nommé. Saint-N. et vous êtes ces deux peintres dont je vous ai parlé autrefois. Il a fait son tableau dans la maison du Roi et en la présence du Roi, et mangeant à sa table, c’est-à-dire parmi toutes sortes de consolations divines. Mais vous avez fait le vôtre dans votre maison qui est le néant, parmi toutes sortes d’angoisses et de tourments. J’exposerai bientôt votre tableau en public et je vous assure qu’il ternira le lustre du premier tant il le surpassera. » [143v]

Section 8. La sœur Marie est un bouquet composé de toutes sortes de maux. Elle est un chandelier d’or avec un encensoir.

Elle vit un jour le Père éternel qui tenait en sa main droite un gros bouquet composé de toutes sortes de très belles fleurs : « Qu’est-ce que cela, lui dit-elle — C’est la mère de mon Fils dans laquelle j’ai ramassé toutes les vertus, grâces et perfections de tous les anges et de tous les saints. Mais je fais un autre bouquet que je compose de toute sorte de maux et de malédictions, lequel je porterai en ma main gauche, et ce bouquet, c’est la sœur Marie. »

L’an 1645, la sœur Marie vit dans la main droite de Notre Seigneur un chandelier d’or à trois branches en forme de triangle. En chacune des branches, il y avait [144] un cierge blanc. Sur l’un de ces cierges, ces paroles étaient imprimées : Ecce nova facio omnia. Sur le second : Veritas Domini manet in aeternum. Sur le troisième : Voluntas Dei quodcumque voluit fecit134. Au milieu de ce triangle, il y avait un encensoir fort noir et si épouvantable à voir qu’on ne le pouvait regarder sans frayeur. On ne voyait point de feu dans cet encensoir, mais bien une grosse fumée composée de toutes sortes de parfums aromatiques, laquelle sortant de l’encensoir, se recueillait et ramassait ensemble et faisait comme une verge fort droite et partout égale qui s’élevait tout droit au ciel. Il ne s’en séparait ni écartait aucune partie, demeurant toute ramassée sans que personne sentit rien de la bonne odeur qui était dans cet encensoir ni dans cette fumée. Mais lorsqu’elle entrait dans [144v] le ciel, elle s’épandait de tous côtés et y rendait une odeur extrêmement agréable à tous les habitants du paradis. Il lui fut commandé de mettre le chandelier sur la tête de celui que Notre Seigneur a choisi pour être son vicaire135 en disant ces trois versets :

La bonté qui sans fard en simplesse chemine

Accourt devant la foi, sa compagne divine.

La paix d’autre côté

Tient justice embrassée et la baise et la serre,

La blanche vérité germera de la terre

Et justice du ciel épandra sa clarté136.

Misericordia et veritas obviaverunt sibi ; iustitia et pax osculatae sunt137. Ps 85, 11.

Durant qu’un si grand gouverneur

Tiendra la terre obéissante

Les justes seront en honneur

Leur vogue sera florissante. [145]

La paix ses trésors versera

La lune plus ne sera.

Orietur in diebus ejus justitia et abundantia pacis donec auferatur luna138. Ps. 71, 7.

Il vient juger la terre et gouverner le monde.

Par sa droite

à tous les habitants de la machine ronde

Suivant la vérité.

Judicabit orbem terrae in aequitate et populos in veritate sua139. Ps. 95, 13.

Section 9. Par trois encensoirs on fait voir comment elle est associée avec Notre Seigneur et la Sainte Vierge dans l’œuvre du salut des âmes.

Un jour Notre Seigneur et Notre Dame lui dirent : « Allons encenser nous trois : j’encenserai ; ma mère encensera et vous encenserez. Ils avaient chacun un encensoir et Notre Seigneur lui dit : « Nos encensoirs sont plus [145v] riches que le vôtre, mais le vôtre est fort beau, il est à la nouvelle mode. Des trois on n’en fera qu’un. » Ils arrivèrent devant Dieu le Père, et Notre Seigneur lui commanda d’encenser.

Elle lui dit : « Vous devriez encenser le premier. »

Il lui dit : « J’ai encensé par mes mérites, ma mère encense par ses prières, et vous encensez par vos souffrances. »

Elle encensa donc en chantant ces paroles : Fulci me floribus quia amore langueo140. Par les fleurs elle demandait des souffrances, ou plutôt la charité en elle pour le salut des âmes.

Après cela, Dieu le Père l’encensa : « Qu’est-ce qu’il demande ? » Notre Seigneur répondit : « Ses divins attributs qui sont en vous. » Ensuite Dieu le Père rappela la Charité pour revenir dans son sein, disant qu’Il ne payerait plus sa pension. Entendant dire souffrance, elle en demanda encore, mais Il dit que non et qu’elle retournât en Son sein : ce qu’elle fit. Ayant pris congé de [146] Notre Seigneur et de sa sainte Mère, quand elle fut au sein de son Père éternel, elle demanda congé de s’aller jouer avec Notre Seigneur et Notre Dame, ce qu’elle obtint. Et comme elle y fut, elle demanda à Dieu le Père ou de paroles ou par encensement les âmes, puisqu’Il était satisfait des souffrances. Après tout cela, les trois encensoirs de Notre Seigneur, de Notre Dame et de la sœur Marie ayant été réduits en un, il demeura fumant devant Dieu le Père.

Une autre fois elle vit Notre Seigneur enfiler une aiguille d’une fort longue aiguillée de fil et elle lui demanda : « Qu’en voulez-vous faire ? »

Il dit : « C’est pour coudre le ciel et la terre, mais il faut que ce soit vous qui les cousiez. »

Elle dit : « Je ne saurais faire cela. »

« Il faut donc que ce soit ma Mère », dit Notre Seigneur. Mais la Sainte Vierge s’en excusa aussi. Alors Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Vous ferez bien cela. Tenez, voilà l’aiguille : je vous conduirai la main et ma mère tiendra la couture droite : [146v] et ainsi nous coudrons tous trois. »

Section 10. Ce qui se fait en elle est l’œuvre de l’Amour divin et des excès de la Charité divine.

Une nuit la sœur Marie ne pouvant dormir, Notre Seigneur lui dit : « Disons quelque chose. »

« Dites ce qu’il vous plaira », dit la sœur Marie.

Alors il commença à dire : « Ô amour ! »

Et il lui faisait répondre : « Ô excès ! ». Ils dirent ainsi longtemps, puis Notre Seigneur changea et dit : « Ô excès ! » Et lui fit répondre : « Ô amour ! »

Et la plus grande partie de la nuit se passa en disant cela. Ce qui montre que ce qui se passe en elle est une œuvre admirable de l’Amour divin et de Charité divine, et qu’il n’y a que des excès d’amour et de charité. Quel excès d’amour d’avoir choisi cette pauvre fille pour faire en elle des choses si grandes. Quel excès d’amour et de charité de sa [147] part, d’amour vers Dieu, de charité pour le prochain, d’avoir demandé avec tant d’ardeur et d’amour, souffert avec tant de charité et d’affection le martyre des sortilèges, les tourments de l’enfer, et les supplices inconcevables du mal de douze ans et que tout cela n’ait pas rassasié la faim insatiable qu’elle a eue de souffrir pour l’amour de Dieu et pour le salut des âmes.

Section 11. Abbaye de perfection et règles des excès de l’Amour divin qu’il a fait garder à la sœur Marie.

Le deuxième jour de décembre [1644], Notre Seigneur lui proposa une forme d’abbaye dont l’abbesse était la divine Volonté. La maîtresse des novices était Notre Dame. Les âmes qui y sont venues sont exercées durant leur noviciat à la connaissance d’elles-mêmes et par conséquent à la pratique de toutes les vertus qui est déjà une grande perfection. Car ce que l’or est entre [147v] les métaux, la connaissance de soi-même l’est entre les moyens qui conduisent à la perfection.

Les âmes qui sont en ce noviciat ne font profession que quand elles sont entièrement dépouillées d’elles-mêmes. Lorsqu’elles font profession, elles sont au pied de la montagne de perfection sur laquelle s’acheminant, elles commencent de se déifier peu à peu, et en cet état elles ont à pratiquer les excès de l’amour divin qui contient sept articles :

Le premier est d’allumer le feu dans l’eau.

Le second de marcher sur les eaux à pied sec.

Le troisième d’habiter parmi les couleuvres, serpents et autres bêtes venimeuses, sans en être endommagé.

Le quatrième de vivre dans la mort.

Le cinquième de faire la guerre à Dieu et Le vaincre.

Le sixième d’être chargé de chaînes et de liens pour [148] aller plus vite.

Le septième de s’abstenir de toute nourriture pour être plus fort et plus gras.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui a donnée de ces choses : allumer le feu dans les eaux, c’est conserver l’amour divin dans les souffrances. Plus les souffrances s’augmentent, plus l’amour divin s’augmente et s’embrase.

Marcher sur les eaux à pied sec, c’est mépriser et fouler aux pieds les plaisirs licites et illicites sans y toucher. Les plaisirs sont signifiés par les eaux parce qu’ils s’écoulent comme l’eau et n’ont point d’arrêt.

Habiter parmi les serpents sans être piqué, c’est se trouver parmi les occasions de pécher et y être assiégé de tentations sans y consentir.

Vivre dans la mort, c’est entrer dans l’enfer [148v] si Dieu le voulait et y conserver la charité de Dieu et du prochain.

Faire la guerre à Dieu et le vaincre, c’est s’opposer à Dieu fortement quand Il veut châtier les pécheurs et le fléchir à miséricorde.

Être enchaîné pour mieux courir, c’est porter la peine du péché d’autrui pour aller promptement à Dieu.

S’abstenir de tout aliment pour se mieux engraisser et fortifier, c’est se priver de toute consolation divine et humaine pour être plus agréable à Dieu.

Toutes ces choses surpassent la nature, dit la sœur Marie. Il n’y a que Dieu seul qui les puisse opérer dans l’âme. Aussi Notre Seigneur a dit que dans ce chemin, Il soutient l’âme pour la faire marcher et que Notre Dame ne la quitte point. Il a dit aussi que pour garder cette règle, il n’y a qu’une chose à faire qui est d’avoir toujours les yeux fixés sur la [149] divine Volonté et ne regarder ni le ciel ni la terre. C’est ce qu’a toujours fait la sœur Marie et c’est ici la règle que l’amour divin lui a toujours fait garder très exactement.

Section 12. Les grands chemins abondent en froment et les campagnes sont stériles. On lui donne et elle donne un grain de raisin. Dieu est tout en elle et n’est que son habit dont Il est revêtu.

L’an 1644, le 30 mai, la sœur Marie étant devant le Saint-Sacrement, Notre Seigneur après plusieurs autres discours lui dit : « Si je vous disais que les grands chemins abondent en froment et que les campagnes sont stériles, que diriez-vous ?

– Je vous dirai, dit-elle, que ce serait un grand [149v] miracle.

– J’entends, dit-Il, les grands chemins par où passent les carrosses, les charrettes, les hommes et les bêtes.

– Mais si on voyait ce froment, répartit-elle, passerait-on ainsi par dessus ? »

Notre Seigneur répondit : « Les hommes sont aveugles et ne voient point que ce froment a pris la nature de la palme. Plus on l’abaisse et on le foule aux pieds, et plus il s’engraisse, se relève plus haut et en rapporte plus de fruits. »

Un jour après un grand nombre de colloques qui étaient faits entre Notre Seigneur et la sœur Marie, Il lui dit : « Vous êtes bien altérée. Je vous donne un grain de raisin en votre bouche qui vous rafraîchira. » Et ensuite Il lui dit que ce grain de raisin était : Verbum caro factum est. Je me suis revêtu de votre chair. C’est ce qui est dit ailleurs, que pour aller aux noces auquel il était invité, Notre Dame le [150] revêtit d’une robe qui était la sœur Marie, et on lui dit que ses souffrances eussent été inutiles, si elle eût été seule à les porter, mais parce que Notre Seigneur les avait portées avec elle, elles étaient d’un prix infini. Après cela, Il lui dit : « Donnez-moi aussi un grain de raisin blanc pour ma bouche, car je suis grandement altéré.

– Je n’ai, dit-elle, que des épines et des broussailles. Il y en a une belle haie et de bien mûrs en votre jardin.

– Je ne le sais point cela, répartit la sœur Marie.

– Quand vous vous êtes privée pour l’amour de moi, dit Notre Seigneur, de toutes les douceurs et consolations de la sainte communion, vous m’avez donné un grain de raisin qui m’est très agréable : c’est celui-là que je vous demande ; c’est l’une des plus grandes choses que vous ayez jamais faites. »

Voici encore une chose conforme à ce qui est dit ci-devant du grain de raisin que Notre Seigneur lui [150v] donna, et ceci est arrivé depuis qu’elle a recommencé à communier141. Un jour, se disposant à la sainte communion et priant Notre Seigneur de la disposer Lui-même, Il lui ordonna pour sa préparation de dire ces paroles : Verbum caro factum est. Ce qu’ayant fait, Il lui dit : « Dites cela en français. » Alors elle dit ainsi, non pas de son mouvement ni de son esprit, mais par le mouvement de l’esprit de Dieu : « Le verbe divin s’est revêtu de ma chair. » Une autre fois, il lui dit : « Un jour viendra que tout le monde m’adorera, mais je me dépouillerai pas de mes habits pour être adoré. »

Section 13. Plusieurs versets qui expriment son état.

Il y a plusieurs versets qui expriment les états de sa vie dans le psaume Salvum me fac Deus, qu’on lui fait dire quelquefois, ceux-ci entre autres : [151]

C’est pour l’amour de toi

Que de tranchans mépris mon âme est découpée ;

Je porte à ton sujet la face enveloppée

De vergongneux142 émoi.



Rebuté de tout point

Par mes frères, je suis honteux de ma misère

Et comme un étranger, les enfants de ma mère

Ne me connaissent point.



Car le zèle embrasé

De ta sainte maison m’a rongé jusqu’à l’âme

Et de tes blasonneurs l’outrage et le diffame

Sous le faix m’a brisé.



Je me suis mis aux pleurs

Et mon âme a jeûnée, de tristesse remplie.

Ils m’en ont méprisé, tournant à moquerie

Mon jeûne et mes douleurs143.



Par « le zèle embrasé de ta sainte maison », elle [151v] entend le zèle du salut des âmes qui sont la véritable maison de Dieu. Par le jeûne elle entend la privation de la sainte communion qui dura si longtemps et qui lui a causé tant de mépris et tant de tourments.

Section 14. Son état est représenté par ces paroles : Terribilis est locus iste. Non est hic aliud nisi domus Dei et porta cœli.

Un jour elle entendait trois dames qui chantaient mélodieusement ces paroles de la Genèse, ch. 28, v. 17 de l’Introït de la messe de la Dédicace : Terribilis est locus iste, non est hic aliud nisi domus Dei et porta cœli144. Ces trois dames étaient la Force divine, la Grâce et la Joie. Après avoir chanté elles dirent qu’elles iraient ainsi chanter à toutes les âmes dans lesquelles le péché était, [152] que la force divine le briserait par la contrition, que la grâce le jetterait dehors et que la joie le mettrait à la voirie. Elles ajoutèrent que le lieu où elles étaient alors, c’est-à-dire la sœur Marie, était terrible parce qu’on y massacrait le péché, que ce lieu était la maison de Dieu, parce que Dieu y était honoré et loué comme dans son temple et y résidait actuellement et effectivement, et qu’il était la porte du ciel parce que l’entrée du ciel serait donnée par son entremise.

Section 15. Deux cantiques en forme de colloques entre Notre Seigneur, sa sainte mère et la sœur Marie, qui expriment son état.

Sœur Marie145 :

Mon époux très fidèle, où êtes-vous ?

De grâce, je vous prie, dites-le nous.



Notre Seigneur :

Je suis dans la fournaise de mon amour

Pour, aux âmes perdues, donner secours.



[152v] Sœur Marie :

Ma mère très fidèle, ou êtes-vous ?

De grâce, je vous prie, dites-le nous.



La Sainte Vierge :

Je suis devant la face de l’éternel

Pour impétrer la grâce du criminel.



Notre Seigneur :

Mon épouse fidèle, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La sœur Marie :

Je suis dans vos souffrances, ô mon époux,

Pour secourir les âmes avec vous.



Notre Dame :

Ma fille très aimée, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La sœur Marie :

Je suis dans les ténèbres : c’est mon séjour,

Pour changer la nuit sombre en un beau jour.

La sœur Marie :

Divine solitude, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La solitude :

Je suis dans la lumière du point du jour,

Pour chanter un cantique à votre époux.



La sœur Marie :

Ô vérité divine, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



[153] La vérité ou le Saint-Sacrement :

Je suis dans la chaise du roi des cœurs,

Pour prêcher l’excellence de ses grandeurs.



La sœur Marie :

Divine Sapience où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La divine sapience :

Je prépare les voies à votre époux,

Pour lui donner entrée au cœur de tous.



La sœur Marie :

Ô amour très fidèle, où sommes-nous ?

De grâce, etc.



L’amour :

Je suis dans les abîmes avec vous

Pour ravoir l’héritage de votre époux.



La sœur Marie :

Ô abîme cruel que faites-vous ?

De grâce, etc.



L’abîme :

J’admire les démarches de votre époux

Pour aller à la gloire avec vous.



La sœur Marie :

Ô charité divine, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La charité :

Je suis dans les parterres de votre époux

Pour y cueillir les roses qui sont à nous.



[153v] La sœur Marie :

Pureté virginale, où êtes-vous ?

De grâce, etc.



La pureté :

Je suis semée en terre, c’est mon séjour

Les fruits en abondance viendront un jour.



La sœur Marie à Notre Seigneur et à Notre Dame :

Mon époux et ma mère, où allons-nous ?

De grâce, etc.



Notre Seigneur et Notre Dame :

La volonté divine touchée d’amour

Nous mène aux âmes mortes donner secours.



Voici encore un autre cantique. Je crois que le premier s’appelait le cantique de la fileuse, parce qu’il a été fait pendant que la sœur Marie filait et on lui permettait quelquefois de le chanter pour un peu délasser son esprit et se désennuyer. L’un et l’autre quoique simples ne laissent pas d’être très profonds. Ce second a été dicté par Notre Seigneur et sa sainte Mère qui se sont accommodés à l’esprit de la sœur Marie.

La sœur Marie :

Ô sacrée sainte Mère de Dieu

Que faut-il que je fasse en ce bas lieu



[154] Notre Dame :

Il faut en patience en ce bas lieu

Espérer à la gloire de ce grand Dieu.

[Commentaire146 :] C’est-à-dire qu’il faut tout faire pour l’honneur et la gloire de Dieu et pour accomplir sa sainte volonté.



La sœur Marie :

Ô Dieu grand et suprême, mon rédempteur

Montrez-moi votre face, roi de mon cœur.



Notre Seigneur :

Quiconque suit mes traces fidèlement

Vois ici-bas ma face heureusement.

La face de Dieu c’est la divine volonté.



La sœur Marie :

Ô époux très fidèle, où sommes-nous ?

De grâce, etc.



Notre Seigneur :

Nous sommes à la guerre du saint Amour

Être mort à soi-même, c’est mon séjour.



La sœur Marie :

Ô mort dure et cruelle ! Mon cher époux

Donnez-nous votre grâce, régnant en vous.

[154v] Quand l’âme entre à la perfection, Dieu commence de régner en elle.



Notre Seigneur :

Mon royaume et ma grâce sont dedans vous

Entrez dans l’héritage de votre époux.

Les âmes sont l’héritage de Notre Seigneur, y entrer c’est leur aider à se sauver.



Notre Seigneur :

Hâtez-vous mon épouse, où êtes-vous ?

De grâce, etc.

Se hâter, c’est Notre Seigneur qui sollicite la sœur Marie de travailler au salut des âmes.



La sœur Marie :

Je suis en ermitage, mon cher époux

Plein de bêtes sauvages autour de nous.

Être en ermitage c’est être solitaire au milieu des villes comme dans les déserts, les bêtes sauvages sont les pécheurs pour lesquels elle souffre.



Notre Seigneur :

Ô épouse fidèle qu’y faites-vous ?

De grâce, etc.



[155] La sœur Marie :

J’y dépouille ma robe, mon cher époux,

Pour aller en vendange avec vous.

Dépouiller sa robe, c’est ce qui est marqué en ces paroles de saint Paul : le monde m’est crucifié et je suis crucifié au monde. Se déchausser, c’est quitter pour l’amour de Dieu toutes sortes de consolations divines et humaines.



Notre Seigneur :

Quittez donc vos chaussures, fille du jour,

Pour suivre les démarches de votre époux.



La sœur Marie :

Adieu mon ermitage et mon séjour,

Je vais faire la guerre au propre amour.

Dire adieu à son ermitage, c’est quitter toutes les amitiés spirituelles et ne regarder rien que la divine Volonté pour la suivre. Son séjour était d’être entre Notre Seigneur et sa mère, les anges et les saints par méditations et contemplations [155v] et quitter tout cela, c’est s’anéantir, se transformer en la très adorable Volonté de Dieu.

Section 16. Elle est dans le néant du péché avec Notre Seigneur pour en tirer les âmes.

Notre Seigneur voulant faire connaître l’état où elle est, lui a fait voir qu’elle est enfermée dans le néant, non pas celui dont le monde est tiré, qui est un néant innocent et sans coulpe ; mais dans le néant du péché qui est l’œuvre de l’Ire et de la malédiction de Dieu, dans lequel les âmes se sont jetées par le péché, et qu’elle y était enfermée avec Lui pour en retirer les âmes, et que cet état était incapable de consolation.

Le 25 janvier 1645, Notre Dame lui dit bien tristement : « Hélas ! Où êtes-vous allée ? »

Elle lui dit : « Je vous supplie, donnez-moi la main pour me retirer [156] du lieu où je suis. »

Elle lui répondit : « Ce n’est pas un ouvrage de ma toute-puissance. Il faut que le bras de mon Fils vous retire du néant où vous êtes. » Et ensuite elle lui a fait dire plusieurs fois : Fecit potentiam in brachio suo147.

Section 17. La sœur Marie est une étable aux pourceaux, la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale, etc.

L’an 1644, le deuxième jour de l’Avent, la sœur Marie dit à Notre Seigneur : « Je scandalise plusieurs et plusieurs me troublent : mettez-moi en lieu où cela ne soit plus. »

Notre Seigneur lui répondit : « Je vous donnerai un lieu que les hommes ne connaissent pas, et défendrait à toutes les créatures de vous éveiller. » Cependant Il lui fit connaître la cause de ce trouble par cette similitude : Un roi met son trésor dans [156v] une étable à pourceaux. Il y met un coffre de bois, il y enferme sa couronne, ses plus riches pierreries et grande quantité de pièces d’or. Le roi y vient avec la reine, laquelle à la clé du coffre. Les courtisans en entendent parler ; ils s’en étonnent, demandent à la porchère si elle a vu le roi et la reine entrer dans cette étable. Elle assure que oui et qu’elle n’en peut douter, tant ils ont de majesté. Les courtisans n’en croient rien et disent que c’est un plaisant qui pour la tromper, et par elle plusieurs autres, lui donne cette illusion. Elle croit plutôt ces courtisans que son jugement et c’est ce qui la trouble.

L’étable à pourceaux est son corps ; les pourceaux sont les démons. Le coffre c’est son cœur, la couronne c’est la Passion de Notre Seigneur en elle, les pierreries sont [157] ces paroles que Dieu lui dit, et les pièces d’or sont les dons faits et à faire à plusieurs.

Un jour étant devant l’autel de Notre Dame du Puits, elle pleurait et se plaignait à Notre Seigneur, lequel lui dit : « Ah ! Que j’ai bien choisi et que j’ai bien mis mon trésor en lieu d’assurance : Je l’ai mis dans l’étable à pourceaux, personne ne l’y viendra chercher. »

Un jour la Sainte Vierge parlant à la sœur Marie lui dit : « Qui êtes-vous ? » « Je n’en sais rien », répondit-elle.

« Vous n’en savez rien, mon épouse ? », répliqua Notre Seigneur, « Je m’en vais répondre pour vous ? »

Alors Notre Dame demanda derechef à la sœur Marie : « Qui êtes-vous ?

– Je suis, dit-elle, la maison du soleil.

– Qui êtes-vous encore ?

– Le château de Jésus.

– D’où venez-vous ?

Du Liban.

– Qu’en venez-vous de faire ?

– Je viens d’un grand [157v] festin où mon époux et moi étions invités.

– Quelle viande y avait-il ?

– Des consommés.

– Qu’est-ce qui servait à table ?

– Les excès.

– Où est maintenant votre époux ?

– Il s’est allé coucher sur sa couche nuptiale.

– Quelle est sa couche nuptiale ?

– C’est moi qui suis sa croix, car c’est lui qui souffre en moi.

– Ô, dit la Sainte Vierge, voilà trois beaux noms : la maison du soleil, le château de Jésus et sa couche nuptiale. Quand se lèvera-t-il ?

– Je n’en sais rien.

– Allez donc lui demander. »

Et revenant à Notre Dame, elle lui dit : « Ma mère, Il m’a dit qu’Il se lèvera au chant du coq. »

Alors Notre Dame toute ravie de joie commença à dire : « Au chant du coq. Rendez-lui grâce ma fille, de ce qu’il se lèvera au chant du coq et dites pour cette fin à nu genoux trois fois le Magnificat. » Ce qu’elle fit.

La Sainte Vierge continuant, lui dit : « Qui est-ce qui vous a menée au Liban ?

– C’était mon père.

– Qui est votre père.

– [158] C’est l’amour divin.

– Désirez-vous rien de moi ?

– Que me demandez-vous ?

– Je vous demande toutes les roses de votre jardin.

– Qu’en voulez-vous faire ?

– Je veux en faire de l’eau de rose, afin d’en faire des salades avec des pommes et du vin pour me guérir d’une maladie incurable.

– Je vous donne la clé de mon jardin et toutes les roses qui y sont. J’en serai très aise que vous soyez guérie. »

Le Liban est la montagne de perfection, le festin sont les souffrances de la sœur Marie, spécialement celle du mal de douze ans qui sont signifiées par les consommés qu’on y servait. Pour entendre ceci, il faut remarquer que dans un festin on peut servir les viandes en deux façons. On les peut servir telles qu’elles sont en elles-mêmes, ou bien en consommés ou élixir. Or la sœur Marie a été à deux festins. Au premier, qui a été dans l’enfer, elle a mangé les viandes grossièrement telles qu’elles sont en elles-mêmes [158v] c’est-à-dire qu’elle a souffert les peines que mérite le péché comme les diables et les damnés les souffrent. Mais au second, qui a été le mal de douze ans, elle a été traitée de consommé, c’est-à-dire qu’elle a porté les peines dues aux péchés de toutes les créatures intensivement pour lesquelles elle a souffert.

Le coq, au chant duquel Il se lèvera, c’est la divine Volonté. Son aile droite, c’est l’amour divin. Sa gauche, c’est sa toute-puissance.

Le coq est à la cime de la montagne et regarde tout autour de lui : son chant, c’est la miséricorde, de sorte que quand le divin Époux se lèvera, la divine Volonté chantera de tous côtés miséricorde. Les roses du jardin de Notre Dame ce sont toutes les âmes qui se convertiront. Les pommes signifient aussi la nature humaine. Le vin signifie l’amour divin. L’eau de rose c’est la contrition qui se fait dans l’alambic de la douleur au feu de la tribulation pour ceux qui pleurent leurs [159] propres péchés et au feu de l’Amour divin pour ceux qui pleurent les péchés d’autrui.

Section 18. Salle carrée qui est la figure de la sœur Marie et des fruits que Dieu en tirera.

Le 18 février 1645, Notre Dame lui fit longtemps chercher un verset dans le Psautier, qu’elle ne put nommer. Mais enfin, elle le lui mit en la bouche. C’était celui-ci :

Quam dilecta tabernacula tua, Domine virtutum

Concupiscit et defecit anima mea in atria Domini148.

Au même temps, Notre Seigneur lui demanda : « Voulez-vous voir ce que Je fais ? » Elle répondit : « Nenni. » Nonobstant cela, Il dit à Notre Dame : « Ma mère faite là entrer. »

Étant entrée, elle vit une salle carrée qui était dans un château. Le plancher, le pavé et les murailles étaient rouges. Sur le pavé il y avait une croix bleue. Au milieu de la salle était [159v] une table ronde, couverte d’un tapis de satin blanc. La table était soutenue au milieu d’une colonne de marbre gris et de trois autres pieds qui étaient d’albâtre, disposés en triangle, et la table était d’aimant. Tout alentour de la salle il y avait des bouteilles depuis le pavé jusqu’au plancher, en divers étages. Depuis le bas jusqu’au milieu, elles étaient de terre remplie d’eau-de-vie, et celles d’en haut étaient de cristal rempli d’eau de rose. Le tapis était tout couvert d’écriture, laquelle était de trois sortes : la première ligne était des OO en lettres d’or, dont l’encre était prise dans un cornet rouge ; la seconde ligne était de chiffres et lettres d’azur dont l’encre était prise dans un cornet de lumière ; la troisième ligne était des AA en lettres rouges dont l’encre était prise dans un cornet d’azur. Notre Seigneur écrivait lui-même toutes ces choses [160] avec son doigt. On voyait dans la salle cinq portes pour entrer dans cinq appartements et sur chacune il y avait un beau pot de fleurs. Notre Dame lui dit que dans ce château, il y avait une fort belle chapelle qu’elle ne vit point, que dans cette chapelle il y avait trois encensoirs d’or enrichis de perles et cinq autres d’argent qui étaient toujours fumant, et que Notre Seigneur avait le plus beau chasuble du monde. Elle dit aussi qu’il y disait tous les jours la messe et se sacrifiait lui-même pour le salut des âmes.

Ensuite Notre Dame donna cette interprétation :

La table d’aimant représente l’humanité de la sœur Marie qui attire les âmes à la pénitence. La colonne de marbre représente la foi, les pieds représentent l’espérance, l’humilité et la crainte de Dieu. Les trois puissances étaient [160v] représentées par les trois cornets : le rouge la volonté, le lumineux [l’or] l’entendement, et le bleu la mémoire. Le rouge de la volonté représente l’embrasement de l’amour divin. La lumière de l’entendement représente la connaissance de la divine volonté. Le bleu de la mémoire représente que la mémoire ne se remplit que de choses célestes. Les OO en lettres d’or représentent l’amour. Les AA en lettres rouges représentent les souffrances, et les chiffres bleus représentent les excès de souffrances tant en qualité qu’en quantité, et le grand nombre de ceux qui en doivent recevoir les fruits. Les bouteilles d’en bas qui sont de verre, rempli d’eau-de-vie, représentent la contrition qu’auront les personnes du commun, que Notre Seigneur appellera à pénitence et celles d’en haut de cristal, rempli d’eau de rose, représentent les personnes de qualité qui se convertiront et attireront par la bonne odeur de leur conversion [161] tout le monde. Les cinq pots de fleurs qui sont sur les cinq portes de la salle sont les cinq sens de la sœur Marie, le reste n’est point expliqué. Mais il est assuré que la chapelle et les autres choses qui sont dans cette figure représentent l’état de la sœur Marie selon le corps et selon l’esprit.

Section 19. Belle description de la sœur Marie.

En l’année 1650, quelques jours avant la fête de Noël, elle disait souvent ces paroles : « À Noël, à Noël ! » On lui demanda ce que cela voulait dire. Elle répondit qu’elle n’en savait rien, sinon qu’elle connaissait bien qu’il lui arriverait quelque chose à la fête de Noël ou dans l’octave, et que ce serait une chose fort grave et sérieuse, mais qu’elle ne savait pas du tout ce que ce serait.

Le lendemain de Noël qui était le jour [161v] de saint Étienne, étant dans l’Église cathédrale, Notre Seigneur lui dit : « Que cherchez-vous ?

– C’est Vous, dit-elle, que je cherche, il y a si longtemps et je ne Vous trouve point : dites-moi où Vous êtes, où est-ce que je Vous trouverai ? Où prenez-vous votre repos ?

– Vous me trouverez dans la croix, dit Notre Seigneur. C’est là que je prends mon repos et mon repas ; c’est là le midi ; c’est le plus haut point de mon amour où Je me repose.

Un peu après, comme elle passait devant le Saint-Sacrement, Notre Seigneur lui dit : « Venez, venez ici, Je vous veux donner quelque chose. » Alors elle vit dans le Saint-Sacrement une main extrêmement noire et épouvantable qui lui donna une grande frayeur. Cette main était serrée et elle tenait en soi quelque chose qui était dans une enveloppe beaucoup plus noire et épouvantable que la main. Notre Seigneur ayant [162] levé un coin de cette enveloppe, elle aperçut une pierre précieuse cachée là-dedans, grosse comme un petit œuf qui jetait des rayons de lumière extrêmement brillants. Cette pierre précieuse était entourée de bandelettes qui pourtant ne la couvraient pas toute, et elle vit que cette pierre précieuse voulait sortir et comme s’échapper pour aller ailleurs. Mais cette main la retenait dedans soi.

« Qu’est-ce que tout cela, dit la sœur Marie. Qui est cette main qui est si noire ?

– C’est la mienne, dit Notre Seigneur ; et il ajouta au nom de sa main : Je suis noire, mais je suis belle.

– Mais qu’est-ce que votre main ?

– C’est mon divin amour, répondit Notre Seigneur.

– Mais d’où vient qu’il est si noir ?

– C’est le gant dont elle est couverte qui est ainsi noir.

– Quel est ce gant ?

– [162v] C’est l’Ire de Dieu.

– Qu’est-ce que cette pierre précieuse que vous tenez en votre main ?

– C’est votre beau verset, c’est une fontaine de lumière, c’est la sapience éternelle que vous avez vue autrefois marcher dans votre chair et dans votre sang avec des démarches si belles et si ravissantes149 qu’il n’y a ni esprit humain ni angélique capable de les exprimer. Enfin, cette pierre précieuse c’est Moi-même, car Je suis en vous, Je vous soutiens comme cette pierre précieuse porte et soutient ces petites bandelettes. C’est moi qui souffre en vous et qui vous porte et soutiens au milieu de tous vos maux qui sont tels qu’ils vous consumeraient et anéantiraient en un moment, si Je ne vous soutenais.

– Qu’est-ce que cette enveloppe qui couvre cette pierre précieuse ?

– C’est la coulpe du péché dont vous êtes couverte et environnée, que l’Ire de Dieu [163] représentée par ce gant regarde et poursuit perpétuellement. Car il y a cette différence entre la charité et la miséricorde, la justice et l’Ire de Dieu, que la charité couvre et cache le péché, afin qu’on ne le voie point, et la miséricorde ne le regarde point du tout, mais elle excuse tout. La Justice regarde la peine due au péché, lorsque la coulpe est effacée par la pénitence et elle demande d’être payée, et elle poursuit toujours le péché jusqu’à ce qu’elle soit satisfaite. Mais l’Ire de Dieu regarde la coulpe partout où elle est, et la poursuit sans cesse et sans rémission jusque dans l’enfer et à toute extrémité, de sorte qu’il y a une guerre continuelle entre le péché et l’Ire de Dieu qui est Dieu même. Car le péché veut anéantir Dieu, et Dieu veut détruire le péché ou du moins le persécuter sans cesse, lorsque le pécheur empêche par sa malice qu’il ne soit détruit. De là vient que l’Ire de Dieu représentée par ce gant qui couvre la main [163v] de Notre Seigneur est noire et épouvantable au péché et au prochain. Mais le péché qui est représenté par cette enveloppe dont la pierre précieuse est couverte est presque infiniment, dit la sœur Marie, plus noir et plus effroyable que l’Ire de Dieu. Car l’Ire de Dieu est infiniment belle, bonne et sainte, et la coulpe infiniment laide, horrible, maligne et détestable.

– Mais où est-ce que veut aller cette pierre précieuse qui veut sortir et s’échapper ?

– Elle veut retourner d’où elle est venue, dit Notre Seigneur, c’est-à-dire au sein de mon Père éternel.

– Et lorsqu’elle y retournera, y portera-t-elle ces petites bandelettes ?

– Oui, elle les y portera. (Ces bandelettes sont les sens de la sœur Marie.)

– Et que fera-t-on de cette enveloppe si noire et si effroyable ?

– Nous la jetterons dans le feu de l’amour divin dans lequel tous les péchés du monde seront brûlés et consumés au temps de la grande mission de conversion générale. [164]

Section 20. Elle voit Notre Seigneur crucifié et couvert de plaies, qui est le modèle de l’état où elle est. Elle n’a qu’un même cœur avec Notre Seigneur et Sa sainte mère.

[164v] Elle a été un temps, que lorsqu’elle assistait au saint sacrifice de la messe, elle avait coutume d’offrir au Père éternel la divine victime qui y est immolée, en cette manière : « J’associe au Père éternel son divin fils Notre Seigneur en action de grâces de toutes les faveurs qu’Il a fait à la nature humaine en satisfaction de tous les péchés du monde et pour Lui demander tous les dons et grâces nécessaires et convenables au salut de toutes les âmes. J’associe aussi ce saint sacrifice en action de grâces du sacrifice de la croix et pour toutes les intentions pour lesquels Jésus-Christ s’est sacrifié soi-même en la croix. » Non seulement j’offrais cette divine Justice en général au Père éternel pour ces intentions, mais outre cela j’offrais en particulier ces cinq belles fontaines de sang que je voyais sortir des cinq plaies des mains, des pieds et du côté du Sauveur. [165] J’offrais son chef tout percé d’épines et dont le sang coulait de tous côtés sur sa face et sur ses cheveux. J’offrais sa face adorable toute couverte de crachats et de sang. J’offrais son humanité sainte toute baignée dans son sang. J’offrais son cœur tout rempli d’un amour infini vers son Père éternel et d’une charité incomparable vers les hommes. Voilà l’état où je voyais très clairement Notre Seigneur dont j’étais extrêmement touchée, et j’assistais au plus grand nombre de messes que je pouvais, afin de l’offrir ainsi à son Père à chaque messe après la consécration. Mais ce qui me touchait plus vivement, c’était de voir ses beaux cheveux dont une partie descendait sur son visage tout baignés et enivrés de sang, et conglutinés ensemble, et les autres couvraient ses yeux sacrés.

Or après avoir fait cet exercice à la sainte messe durant quelque temps, on le lui ôta, parce qu’elle y avait de la [165v] consolation. La Sainte Vierge lui dit que l’état auquel elle avait vu Notre Seigneur, était le modèle de l’état auquel elle était. Elle ne lui expliqua point d’autre façon, et elle ne sait point comme cela s’entend, sinon qu’on lui a dit plusieurs fois que son état est un renouvellement de la Passion de Notre Seigneur pour disposer les âmes à en recevoir les effets et les fruits, et que pour ce qui est des cheveux du Fils de Dieu ainsi trempés et enivrés de sang, ils représentent les désirs extrêmes qu’elle a eus de souffrir.

L’an 1652, comme on célébrait une messe solennelle en l’honneur de la B. Vierge, lorsque le prêtre vint à dire : Sursum corda, Notre Seigneur [166] parlant à la sœur Marie qui assistait à cette messe lui dit : « Où est votre cœur ?

– Je n’en sais rien, dit-elle, et je ne sais pas même si j’en ai un.

– Je m’en vais vous le faire voir, ajouta Notre Seigneur. Et en disant cela, il tira un cœur de sa poitrine, qui était tout embrasé et entouré de flammes. Le tenant en sa main et le montrant à la sœur Marie Il lui dit : Voilà votre cœur.

– Non, dit-elle, ce n’est point le mien, c’est le vôtre.

– Il est vrai, dit Notre Seigneur, c’est le mien et c’est celui de ma sainte mère, et c’est le vôtre aussi, car je vous l’ai donné.

– Oui, dit la Sainte Vierge, c’est le cœur de mon fils et le mien tout ensemble, car mon fils et moi nous n’avons qu’un même cœur. Mais c’est votre cœur pareillement, car mon fils et moi nous vous avons donné notre cœur.

– Mais, dit la sœur Marie, je n’ai pas de cœur.

– Qu’en avez-vous fait ? répliqua Notre Seigneur.

– Je l’ai donné [166v] aux hommes, répondit-elle, et ils l’ont tout couvert de glace, et même ils l’ont tout converti en un glaçon, et le soleil venant à darder ses rayons sur ce glaçon, il l’a fait fondre en eau et l’a anéanti si bien, qu’il n’y est rien demeuré, et ainsi je n’ai point de cœur.

– Il est vrai, j’ai donné mon cœur aux hommes, dit Notre Seigneur, et vous leur avez aussi donné le vôtre quand vous vous êtes offerte à porter leurs péchés, et il a été changé en un glaçon par ces mêmes péchés, et le soleil de l’amour divin l’a fait fondre et liquéfié en larmes de contrition et l’a anéanti : mais je vous ai donné le mien en la place, et celui de ma sacrée mère. [167]

Section 21. Elle est dans un état de mort effroyable.

Sur la fin de l’année 1654 et sur le commencement de l’année 1655, la sœur Marie disait souvent : « Je m’en veux aller, je m’en veux aller », sans savoir ce qu’elle disait ni où elle voulait aller. [167v]

Outre cela, elle voyait la Sainte Vierge qui pleurait amèrement, comme elle était accoutumée de la voir quand il lui doit arriver quelque nouvelle et grande souffrance, et elle la vit pleurer ainsi durant trois ou quatre mois, ensuite de quoi, au commencement du mois de mars de la même année 1655, elle entra dans un étrange état, et tel qu’elle n’en avait point expérimenté de semblable : car elle se trouva tout d’un coup dans une totale privation et dénuement de toute espérance de salut pour l’avenir, ni de sortir jamais de l’état où elle était, dans un entier dégoût des choses présentes, dans une grande aversion pour toutes les choses qui se sont passées en elle, et sans avoir correspondance ni au ciel ni en la terre, ni avec aucune créature, ni avec le Créateur, de sorte qu’elle ne savait où elle était, ni ce qu’elle était, et ceux qui avaient coutume de la voir étaient tout étonnés d’un tel changement et de la voir dans un état auquel ils ne n’avaient [168] jamais vue.

Le deux du mois d’avril, elle fut excitée par un subit et extraordinaire mouvement de prier la très Sainte Vierge de lui faire voir en quel état elle était. Ensuite de quoi elle se vit en esprit transpercée d’une épée qui lui passait au travers de la poitrine et on lui dit que c’était l’amour divin qui [la] lui avait plantée et que c’était un reste du mal de douze ans.

Le 18 du même mois, elle s’adressa derechef à la Sainte Vierge pour la prier encore de lui donner quelque connaissance de l’état où elle était, et lors elle lui fit connaître que la mort était plantée en son cœur, qu’elle y était vivante et régnante, et qu’elle en avait pris une entière possession. Elle demanda quelle mort c’était, et on lui dit que ce n’était pas seulement une mort à toute consolation comme celle qu’elle avait portée tant d’années, mais que [168v] c’était une mort qui détruisait et qui détruirait toute espérance de salut et qui par conséquent renversait et anéantissait toutes les choses qui s’étaient passées en elle, et que c’était dans cette mort qu’elle voulait aller, quand elle disait : « Je m’en veux aller.

« Qui est-ce, dit-elle, qui m’a donné cette mort ?

– C’est la divine Volonté, lui répondit-on, et c’est l’Amour divin qui a prononcé et donné l’arrêt ; mais il n’y a pas encore apposé son sceau et il faut dire alléluia pour ce grand don de la divine Volonté, et le Veni Creator en témoignage que l’Amour divin a prononcé et signé l’arrêt, et pour lui en rendre grâces. »

Ensuite de cela, elle disait souvent avec une grande douleur et une angoisse inconcevable : « Ô mort, que tu es amère ! » [169]

Livre 5. Contenant plusieurs autres choses qui font voir la sublimité, la vérité, la fin et les fruits de l’œuvre admirable que Dieu a opérée en la sœur Marie.

Chapitre 1. Ce qui se fait en la sœur Marie est un œuvre de l’amour divin, qui est impénétrable à l’esprit, à la raison et à la science humaine.

« L’amour divin me voulant faire voir le chemin qu’il fait prendre à une âme pour la conduire à la perfection, me faisait premièrement par un geste de la main rejeter toutes les choses du monde en chantant : Gloria in excelsis Deo, pour montrer que c’était le premier pas qu’il [169v] fallait faire. Secondement il me faisait lever la main plus haut en chantant toujours Gloria in excelsis Deo pour signifier qu’après avoir rejeté toutes les choses du monde, il faut s’élever à Dieu peu à peu par l’exercice des vertus. En troisième lieu, il me disait qu’il me fallait lever mes mains par-dessus ma tête, mais “gardez bien, me dit-il, qu’elles touchent à votre tête. Tenez-les toujours hautes, élevées par dessus” », et cela pour signifier qu’il n’y a que l’Amour divin qui puisse nous élever par dessus nous-mêmes. Dans le commencement et le progrès, nous pouvons bien coopérer avec lui, mais d’être entièrement anéanti et qu’il n’y ait plus que Dieu en nous, c’est une œuvre qui n’appartient qu’à l’amour divin tout seul. Il n’y a que lui seul en cette œuvre, nous n’y sommes plus, et il dit : « gardez bien que vos mains ne touchent à votre tête », c’est-à-dire, prenez garde que votre esprit et votre raison humaine ne touchent à mon œuvre pour le sonder et le pénétrer, car ce que l’Amour divin opère tout seul est au-dessus de l’esprit humain. On peut entendre quelque chose en ce qu’il fait avec nous [170] par notre coopération, mais dans ce qu’il opère, tout y est incompréhensible et au-dessus de la capacité de l’entendement humain.

Un autre jour, voyant une belle dame qui se promenait en une chambre avec Notre Seigneur, elle lui demanda qui elle était.

« C’est la Raison, lui répondit-il, qui était prisonnière : je l’ai délivrée et l’ai amenée ici.

– Pourquoi cela ? Nous n’avons que faire de la raison.

– Je ne l’ai point amenée pour y présider. C’est ma divine Volonté qui y règne. Elle y est seulement comme servante. »

Une autre fois, Notre Dame lui dit, parlant de quelqu’un qui voulait mesurer ces choses à l’aune de la science humaine : « Dites-lui qu’il est borgne et qu’il n’y voit que d’un œil parce qu’il n’a que l’œil de la science et quand il aura l’œil de la sapience, il y verra plus clair et les connaîtra. »

Quelques personnes qui avaient mal entendu une chose que la sœur Marie avait dite, à raison de quoi ils commençaient à douter de toutes les autres, lui écrivirent pour lui en demander l’explication. Elle s’adressa à Notre Seigneur et lui dit : « Pourquoi est-ce que ces gens-là me viennent tourmenter par leurs lettres ? [Ne] leur ai-je pas [170v] donné de bon vin et aussi pur que vous ne l’aviez donné, c’est-à-dire, ne leur ai-je pas dit les choses dans la même vérité et pureté dans laquelle vous me les avez dites ?

– Oui, dit le Fils de Dieu, quand vous leur avez donné ce vin, il était fort bon et ils l’ont trouvé tel, mais il faut les excuser, car il leur est arrivé un accident, c’est qu’ils ont ouvert les fenêtres de leur chambre et le soleil y est entré qui a aigri le vin que vous leur avez donné. Lorsque vous disiez ces choses, je leur donnais ma divine lumière, par laquelle ils voyaient clairement qu’elles étaient véritables, mais par après, afin de les éprouver, j’ai soustrait ma lumière, et ils ont ouvert la fenêtre de leur sens, et le soleil de la raison humaine y est entré, qui a converti le vin en vinaigre, c’est-à-dire ils ont regardé ces choses avec les sens et avec l’entendement humain qui est incapable de les comprendre, et ainsi ils ont changé le vin en vinaigre. »

Ensuite Notre Seigneur donna l’explication de la chose qu’ils avaient mal entendue dont ils demeurèrent satisfaits. [171]

Chapitre 2. La vérité des choses qui se passent en la sœur Marie.

Notre Seigneur lui fait voir si clairement la vérité des choses qui se passent en elle, qu’elle n’en peut douter aucunement pendant que cela dure, mais cela passe bientôt. « Je puis assurer, dit-elle, d’une chose et en jurer sur mon salut, qu’en toutes les choses qui m’ont été dites, je n’y ai jamais rien ajouté et y ai toujours déclaré la pure vérité. »

L’an 1646, le 13 de janvier, elle pria Notre Seigneur de lui faire connaître si tout ce qu’elle avait dit depuis trente-cinq ans, elle y avait mis quelque chose du sien, et Il lui dit « qu’elle était semblable à celui qui serait nourri de pain de froment et qui ne le croirait point parce qu’il ne verrait pas les grains de froment dont ce pain aurait été fait, quoique le boulanger l’assurât que ce même pain serait de froment, et qu’il serait fait de même grain que celui qu’il lui montrerait, qui serait de froment tout pur ». Ensuite de quoi Notre Seigneur ajouta que celui qui a dicté les saints Évangiles, a dicté toutes les choses qui ont été dites, mais avec [171v] cette différence qu’il y a péché à ne pas croire l’Évangile, et qu’à ne croire pas ces choses il n’y a aucun défaut, parce que l’Église ne les a pas encore approuvées. Il lui dit encore : « Je vous ai donné trois vérités : la première, la vérité essentielle dans le cœur ; la deuxième, la vérité mentale dans l’entendement ; la troisième, la vérité vocale dans la bouche. La vérité essentielle dicte les choses à la mentale et la mentale les dicte à la vocale. En action de grâce de ce que je vous ai donné ces trois vérités, dites trois fois : Te Deum laudamus. »

« Que direz-vous, dit Notre Seigneur en une autre occasion, quand vous verrez le signe ?

– Je ne sais, répondit-elle d’abord, puis aussitôt poussée par un mouvement extraordinaire : Attendez, dit-elle, voici ce que dirai : Fidelis et verax sponsus meus in omnibus promissionibus suis150. »

Section 1. On lui atteste que ce qui se passe en elle est l’œuvre du Saint-Esprit.

Un jour durant ses grandes souffrances, comme elle croyait être pire que le diable, puisqu’elle souffrait des peines si horribles [172] et qu’elle priait les saints d’avoir pitié d’elle, elle vit saint Augustin qui disait : « Je rends témoignage que tout ce qui se passe en vous est l’œuvre du Saint-Esprit.

– Je n’en crois rien, dit-elle.

– Je vous commande de réciter, répliqua-t-il, tous les articles de la foi. »

Elle le fit et après cela, il dit : « Je les prends tous à témoins que vos souffrances sont l’œuvre du Saint-Esprit. »

La Sainte Vierge lui dit la même chose et que comme il était vrai qu’elle est Mère de Dieu, il était vrai aussi qu’elle souffrait par l’œuvre du Saint-Esprit. Notre Seigneur en dit autant, et le Père éternel et tous prenaient en témoignage tous les articles de la foi qu’ils lui faisaient réciter, la litanie de Dieu le père, et à chaque verset, on lui faisait dire : « Dieu le Père atteste que ce que vous souffrez est l’œuvre du Saint-Esprit. »

Section 2. Bâtons d’ivoire et de cèdre, preuves de la vérité.

« Je veux une noix confite », disait une fois [172v] la sœur Marie ou Notre Seigneur par elle.

« Je vous en donne cinq, dit Notre Seigneur.

– Qu’est-ce que ces cinq noix ? ».

Comme Notre Seigneur semblait les vouloir expliquer, la Sainte Vierge lui dit que le temps n’était pas encore venu, mais « donnez-lui un bâton pour s’appuyer, car elle est si faible ! »

« Oui, dit Notre Seigneur, allez lui quérir mon bâton d’ivoire qui a une pomme d’or.

– Je ne le veux point, dit la sœur Marie.

– Pourquoi ne le voulez-vous pas, dit Notre Seigneur, il est si beau ! Je le veux bien moi !

– Gardez-le donc, répliqua-t-elle, je ne le veux point.

– Allez donc lui quérir, ajouta Notre Seigneur parlant à la Sainte Vierge, mon bâton de cèdre qui a une pomme d’ivoire.

– Oui, dit-elle, je le voudrais plutôt que l’autre. »

On lui apporte ce bâton de cèdre. Elle le prend, mais elle était si faible qu’elle ne peut pas s’appuyer dessus ni faire un seul pas.

Le bâton d’ivoire sont les personnes qui la connaissent et qui savent ce qui se passe en elle. Le bâton est blanc à cause de leur vie pure et nette. La pomme d’or, c’est [173] l’amour et la charité par laquelle ils sont unis ensemble : mais elle ne veut pas ce bâton pour s’appuyer, car elle ne croit pas à ce qu’ils disent, quand ils assurent que tout est de Dieu. Le bâton de cèdre ce sont toutes les choses qui sont écrites, sur lesquelles elle s’appuierait plutôt que sur les personnes qui la connaissent : mais pourtant elle ne peut s’y appuyer. Il est de cèdre parce que le cèdre est au Liban et y croît, qui représente la perfection et que ces choses sont parfaites, n’étant pas possible de dire qu’elle ne sont pas de Dieu. La pomme d’ivoire est la vie pure et nette de la sœur Marie, qui est conforme à ces choses et qui est une preuve qu’elles sont véritables.

Section 3. Témoignages de l’esprit de Dieu en la sœur Marie et de la vérité des choses qui se passent en elle.

« Depuis plus de trente ans, j’ai fait cette prière à Dieu », disait la sœur Marie un très grand [173v] nombre de fois, dans toute la ferveur qui m’a été possible et avec abondance de larmes. « Ô mon Dieu et mon Sauveur, vous êtes mon Créateur, je suis l’ouvrage de vos mains ; c’est Vous qui m’avez donné le corps et l’âme. Je Vous supplie par Votre infinie miséricorde et par Votre précieux sang de me donner pour un moment l’usage de ma langue ou de mon esprit pour prononcer vocalement ou mentalement Votre saint nom de Jésus, en témoignage que les choses qui se passent en moi, ou toutes ou partie, sont des illusions ou tromperies, afin que je m’en puisse garder. » Ensuite de cette prière, elle s’efforce de prononcer ce saint nom et il lui est impossible de le proférer ni de bouche ni même en esprit. « Quelle apparence, lui dit Notre Seigneur, d’employer mon saint nom pour témoigner un mensonge et une fausseté. »

Mais après cela, si elle demande permission de le prononcer en témoignage que ces mêmes choses sont de Dieu, il lui est très facile de le faire autant [174] de fois qu’elle le souhaite. Ou bien si elle demande à dire une fois le Veni Creator pour preuve de cette vérité, on lui ordonne de le dire quelquefois jusqu’à quarante fois et on lui a fait dire pour cette fin en diverses occasions toutes les choses les plus saintes de l’Église, comme le Pater, l’Ave, le Credo, le Gloria in excelsis, le Magnificat, le Vexilla, l’Ave Maris Stella, le Te Deum, et non contents de cela, et craignant encore que l’esprit malin ne connaisse la prière qu’elle fait à Dieu sur ce sujet et que ce ne soit lui ensuite qui empêche de prononcer ce saint nom, elle se sert d’un moyen, par lequel elle puisse lui cacher sa prière et faire en sorte par conséquent qu’il ne mette pas obstacle à ce qu’elle demande à Dieu. Elle se met à chanter quelque hymne ou psaume ou cantique spirituel qui est fort éloigné du dessein et de l’intention qu’elle a et pendant qu’elle chante, elle fait la prière susdite dans le plus secret de son cœur [174v] et dans le plus intime de son esprit, suppliant Notre Seigneur de lui donner la grâce de prononcer son saint nom mentalement, si ce qui se passe en elle, ou tout ou partie n’est pas de Lui et par après elle s’efforce de le prononcer de pensée, mais il lui est impossible, ce qui est une preuve certaine de la vérité des choses.

1. Parce qu’il n’est pas croyable que Dieu qui est infiniment bon rejette une prière qui lui est faite avec tant d’instances et de larmes et depuis tant d’années et pour une chose si importante et si nécessaire.

2. D’autant que l’esprit malin ne peut pas avoir connaissance de cette prière, spécialement lorsqu’elle est faite en la manière que je viens de dire, et par conséquent il n’en peut pas empêcher l’effet.

3. Quand il connaîtrait la prière, il ne pourrait pas empêcher la prononciation mentale du saint nom de Jésus, car quoiqu’il ait pouvoir, quand Dieu lui permet, sur les organes du corps et sur l’imagination et qu’il en puisse [175] empêcher les fonctions, néanmoins il n’a point de pouvoir sur l’esprit ni n’en peut empêcher l’usage.

La sœur Marie priait Notre Seigneur de lui donner quelque chose. Il lui dit : « Je vous donnerai aujourd’hui quelque chose. » Quelque temps après, en ce même jour, Il lui dit : « Je vous donne trois témoins qui sont irréprochables et qui portent témoignage que ce qui se passe en vous est une œuvre du Saint-Esprit : le premier, c’est la haine que vous avez du péché, le second c’est le zèle du salut des âmes, et le troisième c’est l’amour des souffrances. »

Section 4. Les aveugles font le procès au soleil. Le procès d’entre les sens de la sœur Marie et quelques particuliers.

Un jour Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Les aveugles se sont assemblés pour faire le procès [175v] au soleil. Ils disent pour leur raison qu’il a perdu sa lumière et qu’il faut le chasser du ciel parce qu’il occupe inutilement la place qu’il y a.

– Je vous prie, ayez pitié d’eux, car ils ne savent ce qu’ils disent, et leur donnez un arrêt favorable.

– Oui, dit Notre Seigneur. Je m’en vais terminer ce procès et lui donnerais arrêt en l’excès de mon amour. »

Et en même temps Il prononça l’arrêt en cette sorte : « Je condamne le soleil de donner des yeux aux aveugles pour le connaître et pour voir sa lumière. »

Au même temps que Notre Seigneur parla du procès des aveugles, la grâce divine descendit de la partie supérieure en la partie inférieure de la sœur Marie et elle toucha et réveilla ses sens qui étaient endormis et leur dit : « Levez-vous, mes petits et vous allez prosterner devant le juge et le prier qu’il termine le procès qui est entre vous et vos frères. » Alors les sens s’allèrent prosterner devant Notre Seigneur [176] et le prièrent de terminer ce procès.

« Quel procès avez-vous avec vos frères ? dit Notre Seigneur. Que leur demandez-vous ?

– Je ne leur demande rien, dit la sœur Marie.

– Qu’est-ce qu’ils vous demandent ?

– Ils demandent pourquoi je ne communie pas. Je n’en sais rien, vous le savez. Ils demandent aussi qui est-ce qui dit toutes ces choses que je leur raconte. Je leur dis que celui qui parle dit qu’il est le Fils de Dieu, vous savez ce qui en est.

– Oui, dit Notre Seigneur, je sais bien ce procès-là : qui est votre avocat ?

– C’est la vérité.

– Qui est celui de vos frères ?

– Je n’en sais rien.

– Informez-vous-en ! »

Elle s’en va demander à la sainte Vierge qui lui répond que c’est un ignorant, qui ne sait rien et qui se nomme le Propre Intérêt.

« Voulez-vous que je fasse justice ? dit Notre Seigneur.

– Nenni, répliqua la sœur Marie. Je vous en prie, que ce soit la [176v] charité et la miséricorde qui donnent l’arrêt.

– Je suis juste, dit Notre Seigneur, et je ferai justice.

– Je vous en prie, dit la sœur Marie, que la justice soit avec la charité et la miséricorde.

– Je vous promets, répliqua Notre Seigneur, de vous donner un arrêt en signe et en sceau », c’est-à-dire qu’il fera connaître la vérité de ces choses par le signe et le sceau qu’il y mettra.

En une fête de l’Assomption, Notre Dame commanda d’accomplir un vœu qu’elle avait fait à Dieu pour elle, à savoir d’aller à la chapelle de la Roquette, proche de Coutances, tous les jours durant l’octave de cette fête, pour rendre grâces à la vérité de toutes les choses qu’elle a dictées, et pour lui demander qu’elle se fasse voir et connaître, et la prier de donner la grâce à tous ceux qui auront connaissance de toutes ces choses d’en faire bon usage. [177]151

Chapitre 3. La sœur Marie se met entre Notre Seigneur et la terre pour empêcher de la châtier, prenant sur elle les peine dues à ses péchés.

Un jour Notre Seigneur lui apparut fort blême et fort faible et elle l’entendit disant à sa sainte Mère : « Je suis malade, prenez ce pain de roses et l’enveloppez d’une serviette et me le liez sur la tête. » Ce qu’elle fit.

Mais la sœur Marie lui dit : « Ce n’est pas ainsi, laissez-moi faire. » Et en disant cela, elle prit ce pain de rose des mains de la sainte Vierge, puis elle le mit sur la terre et dit à Notre Seigneur : « Mettez vos deux pieds là-dessus, et vous guérirez assurément. »

Il fit cela et aussitôt Il dit : « Ô que je me trouve soulagé : qui vous a appris cette médecine ?

– Je l’ai apprise dans un livre que j’ai.

– Ô le bon livre, dit Notre Seigneur. Mais quel est ce livre ?

– C’est vous-même », dit-elle.

Voici l’explication de cette figure. Notre Seigneur était malade de colère, et s’il se fût couché sur la Terre, comme Il le voulait, Il lui eût fait sentir l’effet de Son courroux. Ce pain de roses sont les souffrances de la sœur Marie et la sœur Marie même qui est intervenue entre Notre Seigneur et la [177v] terre pour porter la vengeance qu’Il eût exercée sur elle.

La révérende mère Jeanne, carmélite à Pontoise et sœur de M. le chancelier Séguier152, dont la grande piété et prudence sont connue à toute la France, m’a assuré de ce que je vais dire. Il y avait de son temps une sainte religieuse au même couvent de Pontoise, nommée la mère Marie du Saint-Sacrement, fille de M. de Marillac, garde des sceaux qui avait pris l’habit de la religion avec la bienheureuse sœur Marie de l’Incarnation, et qui a vécue et est morte en réputation de sainteté parmi les carmélites, et ç’a été l’une des premières personnes à qui Dieu a révélé la naissance de Louis XIV153.

Or cette religieuse avant que de mourir154 dit à la mère Jeanne et à quelques autres carmélites du même couvent, desquelles je l’ai appris, que Notre Seigneur lui avait fait connaître une âme d’une très sublime sainteté, laquelle arrêtait le torrent de sa colère qui était prête de déborder sur tout le monde et que c’était une fille de village, pauvre, cachée et méprisée et qui était coiffée en bavolet155. Et après la mort de cette bonne mère, on trouva ces paroles qu’elle avait écrit sur ses tablettes, sur le sujet de cette fille en l’an 1634, le 26 novembre : « Comme sorcière, comme insensée, comme un esprit trompé, mais toutes leurs machines seront brisées à [178] l’entour de toi. Nul ne touchera même ta robe. » J’ai vu écrites ces mêmes paroles dans lesdites tablettes qu’elle avait écrites pour se souvenir de l’an et du jour auxquels Dieu avait manifesté l’état de cette sainte âme, laquelle en effet a été traitée comme une sorcière, une insensée, comme un esprit trompé : mais toutes les machines que les hommes, les démons et les sorciers ont employées pour perdre son âme, se sont brisées autour d’elle et n’ont pas même touché à sa robe, c’est-à-dire qu’elles n’ont point endommagé son corps que la divine Providence a conservé miraculeusement parmi la rage et la fureur de temps d’ennemis.

Chapitre 4. Dieu récompense abondamment ceux qui servent à cet œuvre. Des trois rois.

Au commencement du mal de douze ans, Notre Seigneur parlant aux ecclésiastiques qui assistaient la sœur Marie : « Bienheureux celui qui persévérera jusqu’à la fin. Chacun est libre de se retirer quand il le voudra : s’il y est demeuré une heure il sera récompensé [178v] largement, mais celui qui persévérera jusqu’à la fin sera héritier de tout son œuvre, tout de même que celui qui a épousé une héritière entre en possession de tout ce qui est à elle. » Tous ceux qui la visitent avec un esprit de charité, expérimentent qu’il y a en elle une source de grâce et de bénédictions de laquelle on ne peut s’approcher sans en ressentir les effets.

Aussi Notre Seigneur lui déclara un jour que les dons qu’Il avait mis en elle en produiraient beaucoup d’autres et alors Il lui dit : « Voyez venir trois rois qui vous viennent voir et vous apportent des présents. Écoutez. Ne les entendez-vous point venir ? Non, » répondit-elle, car c’était plusieurs années auparavant qu’ils vinssent. « C’est qu’ils sont encore bien loin, dit Notre Seigneur, mais pourtant ils viendront. » Or cela s’accomplit en effet, quoique longtemps après, par trois serviteurs de Dieu, qui dans l’octave de la fête des Rois, furent inspirés d’aller à Coutances pour y adorer Notre Seigneur dans une étable à pourceaux, et pour lui offrir des présents, à l’imitation des saints rois, d’où il rapportèrent de grandes grâces et se retournèrent dans leur pays par un autre chemin que celui par lequel ils y étaient venus. [179]

Chapitre 5. Abrégé des états principaux par lesquels la sœur Marie a passé.

La sœur Marie commença à être possédée comme il a déjà été dit, à l’âge de 19 ans : en suite de quoi elle fut travaillée cinq ans par un grand nombre de maléfices qui lui étaient envoyés par des magiciens et sorciers. Durant ces cinq ans, elle était conduite de Dieu par une voie de grande consolation. Car pendant ce temps ce n’étaient qu’embrasements, transports et enivrements de l’amour divin. Elle communiait alors et jouissait pleinement des fruits de la sainte communion qui sont : un amour très pur vers Dieu, une grande charité vers le prochain, un zèle très ardent vers le salut des âmes, un parfait mépris de soi-même, un entier détachement de toutes choses, etc.

Son esprit était perpétuellement appliqué par l’esprit de Dieu à la contemplation des mystères de la Passion de Notre Seigneur qui la faisaient fondre en larmes, qui allumaient en son cœur des désirs très enflammés de souffrir pour son amour et pour coopérer avec Lui au salut des âmes et qui la mettaient dans des ravissements dont la [179v] durée était quelquefois de huit jours pendant lesquels elle ne buvait ni ne mangeait presque point parce qu’elle était privée de l’usage des sens156.

Après ces cinq années de sortilèges elle entra dans les tourments de l’enfer qui durèrent plus de quatre ans157. À la sortie cette peine elle fut trois ans dans un état moins pénible et douloureux qui était une préparation au mal de douze ans158. En suite de ces trois ans, elle commença à souffrir le mal de douze ans. Tous ces états sont bien représentés par les figures suivantes.

Un jour comme elle priait Notre Seigneur de lui accorder les sept dons du Saint-Esprit, il les lui donna sous la figure de sept belles chandelles qu’elle vit en son âme, par le moyen desquelles elle voyait très clairement tout ce qui était en son intérieur. Elle y aperçut l’amour-propre, c’est-à-dire le goût qu’elle prenait dans les douceurs et consolations divines, et le désir qu’elle avait d’acquérir beaucoup de mérites : mais elle le prit et le jeta dehors.

En suite de quoi Notre Seigneur lui dit : « Parce que vous avez fait bon usage des sept dons du Saint-Esprit, je vous les donnerai encore, mais en une autre façon », et au même temps, il lui planta dans le cœur sept flèches ardentes et embrasées du feu de l’amour divin qui la navrèrent159 si puissamment, qu’étant comme [180] folle d’une sainte folie et toute enivrée et transportée, elle sortit hors d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle renonça entièrement à soi-même, elle s’oublia et délaissa entièrement.

En sortant elle trouva la Sainte Vierge à la porte qui lui dit : « Où allez-vous, ma fille ?

– Je m’en vais chercher celui qui m’a blessée, afin qu’il me guérisse.

– Allez, répondit-elle et lui dites ces paroles : Quaesivi quem diligit anima mea et non inveni160. Vous avez beau aller, vous n’êtes point prête de le trouver. »

Au même temps elle trouve la divine Justice qui était aussi à la porte et qui la prit par la main ; ce qui montre comment la divine Justice l’a prise pour exiger d’elle les peines dues aux péchés de ceux pour qui elle souffre. La divine Justice la tenant toujours ainsi par la main, elle s’en va en esprit, criant avec grande ferveur : Quaesivi quem diligit anima mea et non inveni. Elle rencontre l’Amour et la Charité comme deux personnages qui étaient déguisés et qu’elle ne connaissait point, qui marchaient toujours devant elle et qui la conduisaient : ce qui fait voir que l’amour et la charité sont les guides de cet ouvrage, mais ils sont déguisés tant pour elle qui ne les connaît point clairement que pour plusieurs autres. Les ayant ainsi rencontrées, elle leur demande : Num quem [180v] diligit anima mea vidistis ?161 « Oui, disent-ils, il vient de passer par ici : hâtez-vous et vous le trouverez. » Ils lui montrèrent une petite rue toute pleine de ronces, d’épines et de broussailles. Elle continue son chemin en criant : Quaesivi quem diligit anima mea et non inveni162, et elle entend de fois à autre Notre Seigneur qui l’appelle disant : Veni de Libano, sponsa mea, veni de Libano, veni, coronaberis163.

Animée et embrasée de joie, elle marche à grands pas, elle entre en cette rue et passe généreusement à travers les épines, broussailles et ronces, qui déchirent son habit de toutes parts et son corps et le mettent tout en sang. En marchant elle se tourne quelquefois vers la divine Justice qui la tient par la main et lui parle ainsi : « Tu me sers de pavois, de garde et de franchise, ta droite ne soutient, ta faveur m’autorise, tu m’ouvres les chemins assurés désormais, tu fais que mes talons ne vacillent jamais164. » Elle s’avance et vient au commencement d’une rue pleine de fournaises ardentes au travers desquelles elle passe sans se soucier ni des flammes ni des brasiers qui la brûlent et la mettent toute en feu. Elle trouve l’Amour et la Charité déguisés, mais d’une autre manière, à qui elle demande : « N’avez-vous point vu celui que mon cœur aime ? » Ils lui répondirent : « Personne n’a passé ce chemin depuis lui. [181] Si vous vous fussiez hâtée d’un pas, vous le teniez. » Elle s’avance toujours et la divine Justice la tient sous les aisselles avec une grande douceur. À la sortie de ces fournaises, dans une campagne, elle trouve derechef l’Amour et la Charité toujours déguisées, à qui elle demande son bien-aimé. Ils lui répondirent qu’ils le venaient de voir passer et qu’elle vit ses vestiges. Pendant qu’elle était dans cette campagne, elle n’entendait pas la voix de son époux. Ayant passé outre, elle arrive à un grand étang dont l’eau était pleine de serpents, mourons, crapauds et toutes sortes de bêtes venimeuses. L’Amour et la Charité marchaient sur les eaux, qui passaient bien à leur aise et toujours déguisés en quelque autre manière.

À l’autre côté de l’étang, elle vit Notre Seigneur qui l’appelle et lui dit plusieurs fois : « Ne passez pas au travers de cet étang, mais prenez le tour. » Il disait cela quasi more invitantis165.

« Je n’ai que faire de prendre le tour, je veux aller tout droit à vous.

– Je vous assure, dit Notre Seigneur, que jamais personne n’a passé par là que moi.

– Puisque vous y avez passé, répliqua-t-elle, je passerai aussi » et ayant dit cela, elle se jette dans cet étang comme une folle.

Sitôt qu’elle y est, elle se voit en esprit toute environnée de bêtes venimeuses depuis les pieds jusqu’à la tête, au [181v] dedans et au dehors, en sorte qu’il n’y avait aucune partie en elle qui n’en fût toute couverte. Elle sort de l’étang et se voyant en cet état, elle souffre un tourment indicible, on la remet dans l’étang : elle le traverse et arrive au bord là où la Justice, l’Amour et la Charité l’amènent à la chambre de Notre Seigneur. On lui change ses habits : Notre Seigneur la fait asseoir à table auprès de Lui et après le repas on la mène dans un cabinet pour y prendre son repos. Voilà un abrégé et une figure des états dans lesquels elle a été, dont voici quelques explications.

La rue pleine d’épines, de ronces et de broussailles, ce sont les sortilèges de cinq ans. Les fournaises sont l’enfer. La campagne où elle se repose un peu, ce sont les trois ans qui ont précédé le mal de douze ans. L’étang plein de bêtes venimeuses, c’est le mal de douze ans durant lequel elle a porté les péchés d’autrui représentés par les bêtes. Le reste n’est point expliqué.

Chapitre 6. Ce qui se passe en elle sera manifesté en son temps.

Parlant un jour à Notre Seigneur des choses qui lui sont dites intérieurement par Lui, par l’Amour divin, par la divine Volonté et par la Sainte Vierge, elle lui disait : « Qu’est-ce que vous voulez faire ? De [182] quoi est-ce que tout cela servira, vu que je ne les quitte point et que personne ne les sait ?

– Voyez-vous, me dit Notre Seigneur, nous ressemblons à des ouvriers qui font quantité de pièces de marchandises qu’ils jettent dans un coin de leur boutique sans les compter ni mettre en ordre, mais quand le temps de la foire vient, ils les comptent et mettent en bon ordre et les portent à la foire pour les exposer en vente. Aussi quand le temps sera venu d’exposer ces choses en public, qui sont maintenant comme négligées, nous les ramasserons et les mettrons dans l’état qui sera convenable. Nous ressemblons encore à ces grossiers merciers qui ont diverses sortes de soie, mais elles sont enveloppées dans des papiers en des boutiques. Il y en a quelques-uns auxquels ils les montrent par l’extrémité qui passe au bout du papier, mais il y en a d’autres à qui ils les font voir entièrement. »

Section 1. Les douze frères sont des conseillers examinateurs. On lui promet qu’elle gagnera son procès.

Entre plusieurs serviteurs de Dieu qui sont unis par le lien de la divine charité avec la sœur Marie, il y en a douze que Notre Seigneur lui a donnés en qualité de frères, mais on ne connaît pas bien encore ces douze frères, et même il y a apparence que ceux à qui on a donné ce nom ne sont que des figures de quelque autres [182v] choses que Dieu fera connaître quand il Lui plaira. Quoi que ce soit, quelques-uns de ceux-ci voulant au commencement considérer et examiner ces choses, faisaient quantité de questions et interrogations à la sœur Marie et lui demandaient pourquoi elle était possédée, pourquoi elle ne communiait point et autres choses semblables. Sur quoi parlant un jour à Notre Seigneur elle lui disait : « Pourquoi permettez-vous que ces gens ici me viennent inquiéter et affliger ? » « C’est que vous êtes accusée de deux grands crimes, répondit-Il. Premièrement d’être possédée du diable et par conséquent de lui appartenir. Secondement de ne communier point et par conséquent de n’avoir point de part avec Dieu. Et ce sont ici des conseillers examinateurs, mais je vous promets que vous gagnerez votre procès, car Je suis votre juge. »

Section 2. Notre Dame fait vœu et promet de la mener à la sainte Trinité dans le ciel pour être guérie. On écrit son arrêt.

En 1644, Notre Dame fit un vœu de la mener à la sainte Trinité dans le ciel pour y être guérie, et lui dit que là se fera la communion qui lui a été promise il y a longtemps, et que de là elle apportera un tourillon166 de fleurs pour le donner à M. le Pileur, afin qu’il le garde pour l’amour d’elle. Sœur Marie ne sait ce que c’est que cette communion, sinon qu’elle croit que cela [183] s’entend d’une certaine résurrection par laquelle elle sera rendue insensible à tout mal comme elle est maintenant à toute consolation, et que, comme vivante elle participe aux peines de l’enfer, vivante elle doit participer aux joies du paradis.

En l’année 1650, étant en prière devant le Saint-Sacrement, elle vit dans ce même sacrement les trois personnes de la sainte Trinité, le Père, le Fils et le Saint-Esprit qui paraissaient comme occupés en quelque affaire de grande importance. Elle s’adresse à Notre Dame et lui demande : « Qu’est-ce qu’ils font là ?

– Ils écrivent votre arrêt, » répondit-elle.

Au même temps, elle entendit la seconde personne qui parlant à Jésus-Christ en tant qu’homme, et lui parlant de la sœur Marie lui dit : « Dites à votre épouse qu’elle chante alléluia. » Ensuite elle entendit le Saint-Esprit qui dit à la Sainte Vierge : « Dites à votre fille qu’elle chante ces belles paroles : Laudate Dominum omnes gentes, laudate eum omnes populi quoniam confirmata est super nos misericordia ejus, et veritas Domini manet in aeternum167.

Quelque temps après, le Père éternel dit : « Je n’ai rien dit, moi, mais voici ce que j’ai à dire : je vous donne le temps que vous avez encore à souffrir. Il ne reste plus sinon que mon Fils vous donne l’absolution : c’est à lui à vous la donner.

– Oui, dit Notre Seigneur, je vous la donnerai et bientôt. » [183v]

Section 3. Notre Seigneur lui chante un motet et lui promet de la ressusciter. Elle fait quatre vœux. On la fera vivre en terre de la vie du ciel.

Un jour elle demandait à Notre Seigneur qu’Il lui permît de prier. « Non, dit-Il, écoutez-moi : je veux vous chanter un motet. » Et ayant dit cela, Il commença à chanter : Veni sponsa mea, veni de Libano, veni coronaberis168.

Une autre fois, Il lui chantait en son esprit ce qui suit, qui est un verset d’un hymne des Saintes Vierges et martyres composé par M. Desportes, abbé de Tiron, lequel est à la fin de ses psaumes :

Or sus169 valeureuse guerrière

Malgré tous efforts d’ici-bas,

Vous avez fait votre carrière

Et gagné l’honneur des combats.

Jésus qui départ et qui donne

Les prix aux fidèles esprits

Est lui-même votre couronne,

Votre conquête et votre prix170.

Notre Seigneur lui a dit souvent : « Vous êtes endormie, Je vous éveillerai, vous êtes ravie, Je vous exciterai : vous êtes morte, Je vous ressusciterai. » L’esprit est mort, les sens sont ravis et le corps est endormi.

Durant l’octave de la Toussaint 1649, un soir en se couchant, elle commença à dire par un mouvement extraordinaire : « Je fais vœu de mourir. » Et un peu après elle dit : « Je fais vœu de ne pas mourir. » Puis elle ajouta : « Je fais vœu de m’en aller » et ensuite elle dit : « Je fais vœu de ne m’en aller pas. »

Ayant dit ces choses et faisant réflexion sur ce qu’elle avait dit, elle demeura tout étonnée et ayant demandé l’explication, on [la] lui donna en cette façon : « Vous faites vœu de mourir à l’état présent [184] dans lequel vous êtes, qui est un état de peines et de souffrances auxquelles vous mourrez en effet. Vous faites vœu de ne point mourir de la mort naturelle de laquelle vous ne mourrez pas encore sitôt. Vous faites vœu de vous en aller dans le ciel, c’est-à-dire, dans la vie du ciel, et néanmoins vous fait vœu de ne vous en aller point et de demeurer en la terre. Et comme vous avez vécu de la vie de l’enfer, qui est une vie de douleurs et de supplices, étant parmi les hommes dans le monde, ainsi vous irez au ciel et demeurerez sur la terre, et vous vivrez parmi les hommes de la vie des anges. »

Outre cela, Notre Seigneur lui a promis plusieurs fois de lui donner ce qu’elle ne demande pas, c’est-à-dire de la faire passer de la vie de souffrance où elle est, à un état tout contraire, et Il lui a dit que ce changement sera aussi grand comme celui qui arriverait à un enfant qui au sortir des ordures du ventre de sa mère viendrait tout d’un coup à connaître toutes les choses belles et variées qui sont dans le monde, ou à une porchère que le roi enverrait quérir dans sa pauvre maison pour la faire entrer dans son palais, la faire manger à sa table, la prendre pour son épouse et la faire honorer comme reine par tous ses sujets, ou à une âme qu’on tirerait de l’enfer, pour la transporter tout droit dans le paradis. [184v]

Section 4. Notre Seigneur lui promet plusieurs grandes choses. Elle demande cinq choses pour ses cinq sens. Elle doute extérieurement et est assurée intérieurement.

L’an 1642, le 28 février, Notre Seigneur lui dit : « Je vous donnerai une puissance absolue sur tous les hommes. Je vous donnerai une puissance absolue sur les quatre éléments. Je ferai voir et connaître à tout le monde que Je suis vivant et régnant en vous et que Je suis tout et que vous n’êtes que Mon habit dont Je suis revêtu, et comme l’habit n’a aucun mouvement de soi-même, mais seulement celui qui lui est donné par la personne qui en est revêtue, ainsi vous ne ferez rien par vous-même, mais ce sera Moi qui ferai tout en vous. Ce sera Moi qui aurai une puissance absolue sur tous les hommes et sur les quatre éléments. »

L’an 1645, le 2 décembre, la sœur Marie étant à complies aux Jacobins dans la chapelle du saint rosaire et priant Notre Seigneur de lui donner quelque chose pour ses pauvres sens lassés et accablés de misère, Il lui dit : « Que demandez-vous pour votre sens de toucher ?

– Je vous demande, dit-elle, ou plutôt l’esprit de Dieu, d’être embrasée du feu de l’amour divin et de la charité du prochain.

– Que demandez-vous pour le sens du goût ?

– Je vous demande d’être rassasiée de la viande céleste [185] qui est le Saint Sacrement.

– Que demandez-vous pour votre odorat ?

– Je vous demande d’être embaumée des bonnes odeurs de vos beaux lys et de vos belles roses qui sont ces belles âmes pures et nettes et ces âmes généreuses qui sont embrasées d’amour et de charité pour le prochain, les actions desquelles exhalent des odeurs aromatiques de sainteté.

– Pour votre ouïe ?

– D’entendre la douce musique des pécheurs quand vous leur avez brisé le cœur de contrition et qu’ils vous demanderont pardon de leurs crimes avec des soupirs et des gémissements inénarrables.

– Pour vos yeux ?

– Je demande de voir la grâce divine établir son règne dans toutes les âmes et y voir le divin Époux prendre ses délices avec elles. » Notre Seigneur lui accorda et promit toutes ces choses.

L’an 1650, le douze novembre, la Sainte Vierge lui parla en cette façon : « Dites-moi qui sont les choses qui se passent en vous, desquelles vous doutez davantage ?

– Je doute de tout, répondit-elle.

– Vous doutez de tout ?

– Oui, mais vous croyez si bien les belles choses qu’on dit de moi.

– Il est vrai, mais je ne puis rien croire de toutes les choses qu’on dit pour moi.

– Il y en a trois particulièrement, dit Notre Dame, que vous ne pouvez croire, qui est le don que je veux faire à vous et à votre frère, le second la résurrection de M. Potier votre frère, le troisième le livre de l’ange. Je veux vous confirmer la [185v] vérité de ces choses.

– N’en prenez pas la peine, dit la sœur Marie, car je ne vous croirai pas.

– Je ne demande pas que vous me croyiez, dit Notre Dame, mais pourtant, dites le Credo. »

Ce qu’ayant fait, la Sainte Vierge lui dit : « Ces trois choses sont aussi véritables comme les articles de foi qui sont dans le Credo, mais vous ne croyez pas, car il faut souffrir. Or croire et souffrir sont deux choses incompatibles.

– Si je savais assurément que je fusse agréable à Dieu, rien ne serait capable de me faire souffrir. Il est vrai pourtant que radicalement et dans le plus profond de mon intérieur, je ne doute de rien et suis assurée comme un ange. Mais selon les sens, je suis toujours dans les frayeurs et ne puis rien croire. Je ne vois rien intérieurement qui me fasse craindre d’être trompée, mais je ne vois rien extérieurement qui me fasse connaître que je ne le sois pas. »

Section 5. Notre Seigneur lui promet de lui faire connaître la vérité et à tout le monde. Confirmation de la vérité.

En l’année 1653, au mois de juin, Notre Seigneur parlant à la sœur Marie lui dit : « J’ai un petit secret à vous dire.

– Je [ne] désire point le savoir, vous me ferez grand plaisir de garder vos secrets, car je crains de les profaner.

– Pourtant je veux vous le dire. »

Deux jours après, Il lui dit : « Mon secret est que je veux vous faire connaître.

– Me faire connaître ?, dit-elle, ne vous amusez point à cela [186], mais, je vous en prie, faites-Vous connaître Vous-même, car on ne Vous connaît point.

– Oui, Je me ferai connaître à tout le monde selon le grand désir que vous en avez, car Je suis la vérité que vous désirez tant de connaître : le grand désir que vous en avez est pour tous ceux qui ne la connaissent point. Votre désir sera accompli, ils la connaîtront. Le soleil a été condamné à donner des yeux aux aveugles. Les aveugles sont tous ceux qui ne Me connaissent point : je leur donnerai des yeux par lesquels ils connaîtront le soleil et verront sa lumière.

– Qu’est-ce que ces yeux et qu’est-ce que cette lumière du soleil ?

– Ces yeux, répliqua Notre Seigneur, c’est Ma divine grâce que Je donnerai à tous, et la lumière du soleil, c’est la foi. Me promettez-vous pas de croire, ajouta le Fils de Dieu, quand j’aurai donné des yeux aux aveugles ?

– Oui, répondit la sœur Marie, je vous promets de croire, je croirai assurément. »

Ensuite de quoi, elle demeura deux jours exempte des frayeurs qu’elle a d’être trompée et dans une grande certitude que tout ce qui se passe en elle est de Dieu.

Mais après cela elle retomba dans ses craintes ordinaires et dans le désir de connaître la vérité, ce qu’elle demande souvent à Notre Seigneur et Il lui dit qu’elle fait comme les juifs qui disaient : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix », car de lui faire connaître clairement si c’est Lui qui est l’auteur de cet ouvrage, c’est [186v] comme si elle lui disait : « Si vous êtes le Fils de Dieu, descendez de la croix », parce que si elle voyait manifestement la vérité, toutes ses souffrances cesseraient.

La confirmation qu’elle demandait pour connaître la vérité de toutes ces choses d’une telle façon qu’on n’en puisse douter. Mais on lui dit que cette confirmation se donnera lorsque la divine Volonté signera la quittance qu’elle a donnée à la sœur Marie, par huit versets d’un psaume ci-après écrit, – qui lui furent marqués lorsqu’elle récita tout le psautier par le commandement qui lui en fut fait, pour rendre compte à la divine Justice de ce qu’elle lui avait ordonné lorsque par elle le psautier lui fut donné pour conducteur – et quand la divine Volonté aura signé ladite quittance, l’Amour divin la scellera.

1

Synagoga populorum circumdabit te et propter hanc in altum regredere Dominus judicat populos

Judica me Domine secundum justiciam meam et secundum innocentiam meam super me. Ps.7, 8-9.

2

Holocaustum et pro peccato non postulasti, tunc dixi ecce venio in capite libri scriptum est de me ut facerem voluntatem tuam ; Deus meus volui et legem tuam in medio cordis mei. Ps. 39, 7-8.

3

Omnia excelsa tua et fluctus tui super me transierunt. Ps. 42, 8.

4

In me transierunt irae tuae et terrores tui conturbaverunt me, circumdederunt me sicut aqua tota die, circumdederunt me simul. Ps. 87, 17-18.

5

Commoveatur a facie eius universa terra : dicite in gentibus quia Dominus regnavit… Ps. 96, 9-10.

6

Vide humilitatem meam et eripe me quia legem tuam non sum oblitus. Judica judicium meum et redime me, propter eloquium tuum vivifica me. Ps. 119, 153-154.

7

Qui confidunt in Domino, sicut mons Sion : non commovebitur in aeternum. Ps. 124,1.

8

Beatus cujus Deus Jacob adjutor ejus : spes ejus in Domino Deo ipsius. Ps. 145.5.



[187] Desportes les a tournés [ces versets] en cette manière :

1

Des peuples te ceindra la grand » troupe amassée

Monte donc sur le trône où ta gloire est haussée.

Le voilà qui les juge. Ô seigneur, tout clément

selon mon équité donne ton jugement171.

2172

L’holocauste et le don pour l’offense commise

Ne te plaît nullement.

Aussi mieux enseigné, d’une âme à toi soumise,

J’ai dit : « Me voici prêt, commande seulement,

Il est écrit de moi, dès la tête du livre,

Qu’en tout je te dois suivre173.

3

Tes bouillons plus rehaussés,

Tout dessus moi sont passés.

Les torrents de ta tempête

Ireusement174 élancé

Ont monté dessus ma tête175.

4

Sur moi de ton courroux le débord est passé,

Je suis assiégé de tes craintes

Qui comme un long cours d’eau, m’environnent d’enceintes

Je me vois tout autour ce déluge amassé176.

5

à l’aspect du Seigneur tremble la terre toute

Devant lui inclinant

Racontez aux Gentils que Dieu sans nulle doute

Veut régner maintenant.

[6

Vois mon affliction et me tire d’opresse,

Un seul point de ta règle en oubly je n’ai mis.

Soit mon juge toi-même, à mes maux donne cesse,

Et prolonge mes jours comme tu l’as promis177.]

7

Qui d’un ferme courage au Seigneur se confie

Ne vacille non plus durant l’affliction

Que le mont de Sion

Qui jamais sans branler les orages défie178.

8

Le grand heur dont est jouissant

Celui qui vit dessous la garde

Du Dieu de Jacob tout-puissant,

Et qui seul l’éternel regarde,

Sans qu’il ait jamais espéré

Qu’au Dieu de son âme adoré179.



Section 6. Elle est suspendue entre le ciel et la terre. Elle enfante la joie.

L’an 1654, en la fête du Saint-Sacrement qui était le 4 juin, Notre Seigneur lui dit : « Je vous dirai un petit mot : vous êtes suspendue entre le ciel et la terre, car vous n’avez consolation ni du ciel ni de la terre et vous êtes en travail d’enfant. Ma mère est sage-femme. Vous enfanterez la joie. »

Un jour parlant à Notre Seigneur de toutes les choses qui sont écrites, Il lui dit : « Je les signerai de ma main et les scellerai de mon sceau. Alors on les exposera en public. En attendant, J’aurai bien agréable qu’on les tienne secrètes. »

[188] Un autre jour, Notre Seigneur lui commanda de lire et relire plusieurs fois le chapitre 21 de l’Apocalypse dans lequel sont ces paroles : Ecce nova facio omnia, et Il lui dit qu’Il a fait en elle toutes choses nouvelles.

L’an 1655 durant le mois de février, la sœur Marie se vit dans un petit sentier fort étroit par lequel personne n’avait jamais passé. Elle crut qu’il y avait une fournaise ardente au bout de cette sente. On lui dit que c’était la fournaise de l’amour divin et qu’elle passerait au travers. Que lorsqu’elle en serait sortie, elle verrait Notre Seigneur en qualité de roi, assis sur son lit de justice, ayant les mains pleines de carreaux de foudre pour les lancer sur la tête des pécheurs. Qu’elle se présenterait devant lui après avoir passé par cette fournaise, et que, la voyant embrasée de son divin amour, Il l’appellerait à Soi, qu’elle irait à Lui sans aucune crainte, qu’elle Lui arracherait les foudres des mains, qu’elle les lierait ensemble avec une chaîne d’or qui représente toutes les vertus enchaînées les unes avec les autres, et qu’après tout cela, elle entonnerait un cantique si charmant qu’Il en demeurerait tout ravi, et qu’Il oublierait tous les châtiments qu’il voulait exercer sur les pécheurs. [188v]

Chapitre 7. La fin de cet œuvre. Le changement et la fin viendront quand elle y pensera le moins.

Notre Seigneur dit plusieurs fois à la sœur Marie qu’elle sera délivrée de ses maux quand elle y pensera le moins, et qu’Il fera comme un homme qui attend son ami et qui se cache au chemin par où il doit passer, afin de le surprendre en passant.

Attendant un ecclésiastique qui devait venir à Coutances pour y prêcher et voyant qu’il n’y venait pas au temps que l’on disait qu’il viendrait, elle demanda à Notre Seigneur quand il viendrait : « Il viendra, lui dit-il, quand vous n’y penserez point !

– Comment cela peut-il se faire, lui dit-elle, vu que j’y pense sans cesse et que je ne puis ôter cela de mon esprit ?

– N’importe, il viendra lorsque vous n’y penserez point, tout de même comme toutes choses que Je vous ai dites s’accompliront quand vous n’y penserez point. »

Et en effet, lorsque cet ecclésiastique vint, elle était à l’Église où on la vint avertir, et elle n’y pensait point du tout alors.

Section 1. Elle va au-devant de son époux par la voie des excès. Il L’attend caché dans une sente pour la surprendre en passant.

L’an 1643, le 10 décembre, comme elle venait de complies des pères Jacobins, passant proche l’église cathédrale, elle demanda permission à Notre Seigneur d’y entrer. Il le lui commanda et de dire un beau verset :

« Quel est ce beau verset ? Lui dit-elle. [189]

Cherchez-le et vous le trouverez, répliqua Notre Seigneur.

Elle cherche dans son esprit et tout à coup elle s’avise de dire ces paroles qui lui furent mises dans l’esprit et dans la bouche : « Mon époux vient et je m’en vais au-devant de lui. » Et elle s’en va disant et redisant sans cesse ces mêmes paroles, jusqu’à ce qu’elle soit devant l’autel de sainte Anne.

« Il est vrai, dit Notre Seigneur, votre époux vient et vous le rencontrerez assurément dans une petite sente où il vous attend et où il se tient caché pour vous surprendre en passant, et lorsque vous y penserez le moins.

Fidelis et verax sponsus meus in omnibus promissionibus suis180, répliqua-t-elle.

– Mais quel chemin prendrez-vous pour aller au-devant de votre époux ?

– J’y vais, répondit-elle, par les excès !

Et quel est votre monture ? dit le Fils de Dieu.

– Ce sont les épines, les ronces et les chardons.

– Il est vrai, les épines sont l’Ire de Dieu dont les piqûres sont les malédictions. Les ronces sont les hommes qui vous affligent, les uns par les honneurs et par les louanges, les autres par le mépris et par les blâmes qu’ils vous donnent. Pour les chardons... vous ne saurez pas encore l’explication. » [189v]

Demandant un jour à Notre Seigneur si la fin de tout ce qui se passe en elle viendrait bientôt, Il lui dit : « Vous êtes aussi proche de la fin comme vous êtes proche de la fin de votre rosaire quand vous l’avez tout dit et qu’il ne vous reste plus que deux mots à dire à savoir : Jesus Maria [ou Jésus Marie] », car elle a toujours coutume de finir par ces deux mots quand elle dit son rosaire. « Mais savez-vous ce que ces deux mots qui vous restent pour arriver à la fin de votre rosaire signifient ? C’est que vous serez à la fin quand vous serez arrivée où Jésus et Marie sont arrivés. »

Section 2. La fin sera plus belle et plus admirable qu’on ne pense.

Un jour la sœur Marie demanda à la Sainte Vierge quelle serait la fin de l’état où elle est. Et voici la réponse qu’elle lui fit : « La fin sera plus belle, plus admirable, plus glorieuse, plus épouvantable qu’on ne pense, et de plus grande désolation qu’on ne peut penser. »

Le 21 décembre 1644, Notre Seigneur lui donna l’interprétation de ces cinq paroles par cinq comparaisons, et dit :

1. [190] Les choses qui sont maintenant ignorées sont comme dans l’obscurité de la nuit, mais quand la fin sera venue, elles seront connues comme dans un plein jour, et c’est ce qu’avait dit Notre Dame, que la fin serait plus belle qu’on ne pense.

2. Il dit que présentement c’est comme si la sœur Marie était dans la glace, et qu’à la fin elle entrera dans la chaleur de l’amour divin. Et c’est ce qu’avait dit la Sainte Vierge que la fin serait plus admirable qu’on ne pense.

3. Il dit qu’elle est comme dans une basse fosse chargée de fers et de chaînes avec les diables et les péchés, et qu’à la fin elle sera transportée dans les joies du ciel avec les anges et les saints. Et c’est ce qu’on a dit que la fin serait plus glorieuse qu’on ne pense.

4. Que maintenant elle est la maison du soleil, lequel est avec elle pour l’éclairer dans son intérieur, et qu’à la fin il sera sa maison pour faire voir au-dehors l’état horrible des péchés, et c’est ce que Notre Dame appelle plus épouvantable qu’on ne pense.

5. Il dit que l’amour divin est un pêcheur qui tient une ligne à la main pour pêcher le péché. Le bois de la ligne, c’est la toute-puissance [190v] de Dieu. La corde c’est la Passion du Fils de Dieu, l’hameçon c’est la divine volonté, le ver ou l’amorce qui l’enveloppe c’est la sœur Marie. Le monstre du péché l’engloutit. Le pêcheur le laisse dans la mer quelque temps. Le monstre croit qu’il digérera l’hameçon et l’amorce. Le pêcheur le tire en terre sèche, il se débat horriblement et enfin est mis à mort d’une étrange manière. Et c’est ce que Notre Dame a dit que la fin sera plus pleine de désolation qu’on ne pense.

Notre Seigneur lui a dit plusieurs fois qu’elle sera délivrée par l’abîme des jugements de Dieu, à raison de quoi il lui faut dire beaucoup de fois cette prière : Per abyssum judiciorum tuorum, libera me, Domine181.

Section 3. Au moment que la sœur Marie connaîtra la vérité, elle demeurera endormie sur le pavé. Les souffrances sont un grand sujet de joie.

La sœur Marie ayant dit plusieurs fois par un mouvement extraordinaire que dans [191] le moment qu’elle aurait connu la vérité, elle désirait tomber endormie sur le pavé et ne sachant ce que cela voulait dire, Notre Seigneur lui en donna l’explication le 9 janvier 1646. Il lui dit que connaître la vérité, c’était voir l’effet de toutes les promesses qui avaient été faites, et que l’unique moyen pour arriver à la connaissance de la vérité, c’était avoir une grande patience animée d’un désir embrasé des souffrances pour vaincre Dieu, les péchés et le diable, les peines, angoisses et furies que Dieu envoie pour le châtiment du péché. Lorsque, dit-il, l’Ire de Dieu se présente comme un grand capitaine avec ses soldats qui sont les malédictions de Dieu, il les faut recevoir avec joie, à bras ouverts, les présenter à l’Amour divin qui est un feu qui consume le feu de l’Ire de Dieu et qui le change en amour, comme aussi il change les malédictions de Dieu en bénédictions. Lorsque l’infidélité se présente, il la faut recevoir avec joie et la tuer par une ferme foi et la présenter à l’Amour divin qui la cuit et puis la Charité divine la prépare pour en faire un repas. [191v] Il faut faire de même du désespoir, lequel il faut tuer par une forte confiance en Dieu, et de l’orgueil, lequel il faut tuer par une profonde humilité, et ainsi de la désobéissance et de tous les autres péchés. Enfin tout ce qui arrivera de la part des diables et des furies d’enfer et toutes les peines qui viennent de la part de Dieu pour châtier les péchés, il les faut recevoir avec une grande joie et les vaincre avec une grande patience, et les présenter à l’Amour divin qui les cuit, ensuite la Charité divine les apprête pour servir de repas au vainqueur. Les chasseurs n’ont pas tant de joie de la prise du gibier comme une âme enivrée du désir de souffrir a de joie de tous les sujets de souffrance qui se présentent à elle.

Lorsque la sœur Marie verra la vérité par le moyen ci-dessus déclaré, elle tombera endormie sur le pavé, c’est-à-dire, qu’elle marchera sans peine, parce que toutes les difficultés seront aplanies et ce qui a été dit autrefois de son seul esprit : Super aspidem et basiliscum ambulabis, et conculcabis leonem et draconem182, s’accomplira aussi, au regard de ses sens qui marcheront avec gloire sur ces monstres abattus sous leurs [192] pieds, c’est-à-dire sur toutes sortes de péchés et qui seront en état d’aller partout où l’esprit ira avec Jésus et qui auront l’effet du désir qu’ils ont témoigné quand ils disaient : Cupio dissolvi et esse cum Christo parce qu’ils auront un autre être que le leur : ils seront morts à eux-mêmes et les sens de Notre Seigneur vivront et régneront en eux.

Section 4. Le changement est proche.

L’an 1649, la veille de la conception de Notre Dame, Notre Seigneur lui dit ces paroles : « Le long jour est fini, le jour de demain est commencé ; nous avons vu l’étoile du point du jour, je vous enverrai un ange à qui vous parlerez aussi familièrement comme vous parlez à M. Potier. L’aube du jour vous paraîtra bientôt. La première heure du jour de demain est commencée. »

Explication : le long jour, c’est le jour de ses souffrances dont la durée n’est qu’un moment à l’Amour divin et une heure à l’esprit qui les porte avec grande affliction, mais c’est un long jour au corps qui s’ennuie et qui se lasse de souffrir.

Le jour [192v] de demain est commencé. Ce jour de demain, c’est le jour du changement dans lequel elle doit être délivrée et entrer dans le repos.

L’étoile du point du jour, c’est la manifestation des secrets qui a été faite à quelques-uns.

L’ange, c’est un ecclésiastique qu’on lui fit venir demeurer à Coutances et qui la voyait souvent, qui la consolait le mieux qu’il pouvait et auquel elle parlait avec grande confiance et grande liberté.

L’aube du jour, ce sont les choses miraculeuses qui se doivent faire au temps du changement. Entre l’étoile du point du jour et l’aube, il y a encore quelque espace de temps. Or c’est dans cet espace qu’elle est maintenant, qui est le commencement de la première heure de ce jour de demain dont il vient d’être parlé. C’est pourquoi on lui dit que l’heure est présente, que le changement doit venir, et on lui fait dire souvent le cantique : Nunc dimittis servum tuum, Domine183.

L’an 1650 au mois de mars, un des démons qui sont dans la sœur Marie qui s’appelle Na lui parla en cette sorte : « Écoute-moi, car j’ai trois paroles à te dire de la part de Dieu. C’est [193] moi qui suis ici venu le premier, j’en sortirai le dernier. Ta délivrance est proche. Lorsque nous sortirons nous ferons tous ensemble un grand signe. » Depuis, Notre Seigneur assura la sœur Marie que c’était Lui qui avait commandé à ce démon de parler ainsi et qu’il avait dit la vérité.

L’an 1654, le 25 mars, elle vit tous les saints pendant même qu’elle parlait à un ecclésiastique, qui la regardant frappaient des mains l’une contre l’autre quasi plaudentes184 et lui disaient avec une grande joie : Consummatum est, consummatum est.

Chapitre 8. La destruction des péchés est la fin de cet œuvre. La divine Volonté marchera à la tête de l’armée.

L’an 1644, le 23 octobre, la sœur Marie étant dans l’Église cathédrale de Coutances, durant les prières que l’on chantait en une procession publique, fut surprise subitement d’un désir ardent de faire un vœu, à savoir de ne partir point de cette vie que péché ne fut anéanti par tout le monde. Et elle pria Notre Seigneur et Notre Dame de faire ce [193v] vœu-là pour elle, mais ils ne le firent point et l’empêchèrent de le faire. Là-dessus la divine Volonté survint, qui dit : « Je marcherai à la tête de l’armée, je dévorerai ce monstre, je lui écraserai la tête, je jetterai sa cervelle au chien, je lui arracherai le cœur et le jetterai dans le feu. » La divine Justice dit : « Nous ne faisons qu’attendre l’Amour et la Charité pour partir et aller contre ce monstre. » Notre Dame dit à la sœur Marie : « Vous êtes le carrosse dans lequel sont ces dames ». La sœur Marie demanda qui était le carrossier. Notre Dame dit que c’était la Vérité. Elle dit que jamais elle n’avait vu la Justice et la divine Volonté assises dans sa tête jusqu’à ce coup, et qu’elle y avait vu une fois la toute-puissance. La Sainte Vierge lui dit que le baiser que la divine Justice lui avait promis ci-devant était le désir d’anéantir le péché et d’ôter toute laideur.

Le lendemain, elle vit la justice et la volonté divine qui se promenaient. Elle demanda si l’Amour et la Charité étaient venus. Elle dit que oui, mais que la toute-puissance divine leur faisait faire à chacun un habit pour les [194] déguiser afin qu’on ne les reconnût pas, et que l’Amour divin aurait un habit noir parce que c’est le juge qui doit juger le péché et que celui de la Charité était [sic] violet. Notre Seigneur a aussi dit que la tête du monstre c’est l’orgueil, que la cervelle sont les péchés des méchants prêtres et que le cœur sont les crimes des sorciers.

Une fois Notre Seigneur commanda à la sœur Marie de porter une chemise l’espace de treize semaines, si bien qu’elle devint extrêmement noire, sale, toute pourrie et toute couverte de vermine ; ensuite de quoi, Il lui commanda de la dépouiller et de la jeter au feu : ce qu’elle fit. Puis Il lui dit que cette chemise c’était une figure du péché dont elle s’est revêtue, lequel sera anéanti et jeté dans le feu de l’amour divin, c’est-à-dire dans le troisième déluge qui doit venir, qui sera le déluge de feu et le déluge du Saint-Esprit. [194v]

Section 2. Le feu de la haine du péché dont elle est embrasé pour l’anéantir. David a tué Goliath, Judith, Holopherne. Esther a délivré son peuple et Aman a été pendu.

Un jour la sœur Marie vit en esprit un feu composé de plusieurs flammèches ou étincelles qui s’éparpillaient et tombaient en terre au commencement, puis après elles se ramassaient comme en forme de plusieurs essaims de mouches à miel qui donnaient droit de la terre au ciel et allaient lécher la voûte du ciel. Après cela, elles se séparaient les unes des autres, environ d’une coudée de distance.

Le 3 janvier 1645, on lui donna l’interprétation de ce feu et Notre Seigneur dit que ce n’est point le feu de l’amour divin qui est dans l’esprit, ni le feu de la tribulation, mais que c’est le feu de la haine du péché qui est dans l’irascible par laquelle on s’embrase de colère contre le péché pour l’anéantir. Ce feu est grand ou petit dans une âme à proportion que l’amour divin y est grand ou petit. Voilà pourquoi ce feu dans les commencements de la vie de la sœur Marie s’éparpillait [195] et regardait le péché dans quelques âmes particulières seulement, lorsque l’amour divin n’était pas si parfait en elle : mais quand l’amour divin s’y est perfectionné, ce feu s’est rassemblé pour regarder le péché en général. Le bois dont ce feu s’entretient, c’est la charité divine que l’on a pour le salut des âmes. La fumée qui en sort [ce] sont les prières par lesquelles on demande à Dieu l’anéantissement du péché. Il lèche la voûte du ciel sans y entrer, parce que l’on voudrait bien que tous les habitants du ciel fussent embrasés de feu pour venir fondre ici-bas et anéantir le péché. Le brasier de ce feu, c’est l’irascible de celui qui en est épris. La cendre qui en procède c’est une profonde et abyssale humilité, avec laquelle et les larmes de la contrition, se fait la lessive pour blanchir les âmes qui sont en péché. Les flammèches maintenant ramassées se sépareront dans le temps que Dieu a déterminé pour aller dans les âmes particulières y mettre le feu de la haine du péché.

Notre Seigneur dit ensuite qu’on allait voir l’accomplissement de ces trois figures suivantes : David a tué Goliath de son [195v] glaive, la chaste Judith a tué Holopherne au milieu de son armée, la belle Esther a délivré son peuple et Aman a été pendu au gibet qu’il avait préparé pour Mardochée.

Trois jours auparavant185, Il avait dit : « Je romprai le voile et le mettrai sous les pieds. » C’est un voile noir qui couvre le feu susdit. Il est noir, car Notre Seigneur dit que c’était les peines que souffrait la sœur Marie comme d’être possédée, d’avoir été privée de la sainte communion, d’être chargée de tant et tant de coulpe, etc. L’on ne croirait jamais que là-dessous il y eut une telle haine du péché.

Section 3. Conclusions de la très sainte Trinité contre le péché. Trois flèches pour faire mourir les péchés de fragilité, d’ignorance et de malice.

L’an 1645, le 3 février, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Je vous écrirai trois paroles sur le front avec mon doigt et les imprimerai avec [196] mon cachet. » Le lendemain, Il lui dit que ces trois paroles étaient les conclusions que les trois personnes de la très sainte Trinité avaient données au procès contre le péché ; mais que la divine Volonté n’avait point encore prononcé l’arrêt et que cet arrêt conforme aux conclusions serait écrit sur son front, et que ce même arrêt avec ces trois conclusions étaient trois flèches, dont la première était pour faire mourir les péchés de fragilité, la deuxième les péchés d’ignorance, la troisième pour faire mourir les péchés de malice. Ensuite de cela, Notre Seigneur l’envoya dans le chœur de la grande église pour dire trois couronnes186 en Action de grâce aux trois personnes de la sainte Trinité pour leurs conclusions.

En celle du Père, on lui fit dire sur les gros grains le Te Deum tout du long, et sur les petits, le Gloria Patri et filio, etc. En celle du Fils sur la croix :

Monte dessus ton char : la Vérité fidèle,

L’exorable Pitié, la Justice avec elle

Te feront compagnie, et terrible en pouvoir

Efforts dessus efforts, ta dextre fera voir187.

Sur les gros grains le Magnificat tout du [196v] long, sur les petits, ces paroles : Eructavit cor meum verbum bonum188.

En celle du Saint-Esprit, sur la Croix, le Veni Creator tout du long avec le verset et l’oraison. Sur les gros grains : Beata nobis gaudia... tout entier189. Sur les petits : Dilectus meus mihi et ego illi. Notre Seigneur ajouta que quand la divine Volonté aura prononcé l’arrêt, on lui rendra grâces.

Le soir bien tard, Notre Seigneur expliqua les trois flèches en cette manière. Il dit que pour faire mourir le péché de fragilité, le Père éternel donne à l’âme une force divine par le moyen de laquelle elle se relève généreusement de la terre où le monstre du péché la tenait engagée sous sa patte. Elle le met sous ses pieds et le jette hors de sa maison, et après elle se nourrit et fortifie par la pratique des vertus. Pour faire mourir le péché d’ignorance, le Fils donne à l’âme un rayon de lumière lequel la réveille du sommeil qui la tenait endormie dans les ténèbres du péché, et fait qu’étant au milieu des ordes bêtes qui l’ont empoisonnée et blessée à mort, elle se lève tout effrayée [197] les tue et les jette hors de sa maison, et si elle les voir revenir, elle va au-devant et les tue et après elle se nourrit bien et travaille à son salut. Pour faire mourir le péché de malice, le Saint-Esprit donne à l’âme un souffle divin qui est une flèche allumée par les deux bouts pour rallumer ses deux flambeaux qui sont ses deux yeux : l’entendement et la raison. Car lorsque par le péché de malice, l’âme se délibère à vivre comme s’il n’y était point de Dieu, son entendement lui représente Ses terribles jugements et la raison naturelle lui fait voir que c’est chose indigne qu’une créature douée de tant de beautés et de perfections, se vautre dans la fange comme les bêtes immondes ; mais elle en devient furieuse et se crève les yeux afin de perdre la connaissance de Dieu et de Ses jugements, et ensuite elle se déborde à toutes sortes d’abominations ; elle y prend son plaisir et son repos et y établit sa dernière fin. Or la bonté infinie du Saint-Esprit, regardant cette âme comme une charogne morte, puante et insupportable, il lui donne le souffle de vie comme une flèche allumée par les deux bouts [197v] afin de rallumer ces deux flambeaux éteints, pour lui faire voir son état. Alors elle se lave avec les eaux de la contrition, elle se purifie et travaille à son salut.

L’an 1645, le douze février, Notre Seigneur lui demanda : « Votre cire est-elle disposée pour recevoir mon cachet ? »

Elle répondit : « Je ne sais point ce que c’est que la cire, ni la disposition, ni le cachet.

– La cire, ajouta le Fils de Dieu, ce sont les choses que la Vérité a prononcées par votre bouche. Le cachet, c’est la Vérité même, laquelle s’imprimera en toutes ces choses avec telle certitude qu’on n’en puisse douter.

– Mais vous m’aviez dit que vous écririez avec votre doigt sur mon front l’arrêt de mort contre le péché ?

– Il est vrai, répliqua Jésus Christ, aussi Je le ferai en cette façon. Comme le visage est la plus belle partie du corps, aussi toutes ces choses sont ce qu’il y a de plus beau en nous, et comme le front est la plus haute partie du visage, ainsi ce qu’il y a de plus difficile et de plus relevé en toutes ces choses est comme le front. J’écrirai [198] de mon doigt sur ce front, c’est-à-dire que mon amour divin qui est mon doigt fera connaître que c’est lui qui a intenté le procès contre le péché qui l’a poursuivi et qui a obtenu l’arrêt contre lui, lequel procès est contenu en toutes ces choses.

Le soir Notre Dame dit que l’Amour divin avait fait de grands frais dans la suite de ce procès et qu’il lui avait coûté bien de l’or et de l’argent. « L’or, ce sont les souffrances de l’esprit, dit la Sainte Vierge, et l’argent ce sont les souffrances des sens, et mon époux a pris cet or et cet argent dans les trésors de l’Ire de Dieu. »

Section 4. L’amour divin commande à toutes les vertus de lever chacune une armée pour combattre et pour tuer le péché.

L’an 1645, le 5 mai, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Mon amour divin va lever des armées pour faire la guerre au péché. Il a commandé à toutes les vertus de lever chacune une armée. Toutes les vertus se sont présentées devant la sainte Trinité pour lui demander [198v] des dons, des grâces et des bénédictions et des inspirations, comme autant de soldats : ce qu’elles ont obtenu. Après cela, elles se sont adressées à chacun des saints qui ont excellé en elles, pour obtenir le secours de leur prières et de leur mérites comme autant de soldats. À la tête de l’armée, marcheront deux amazones et braves guerrières, qui sont la grâce prévenante et la grâce efficace. La grâce prévenante frappera à la porte du pécheur : si on lui ouvre, elle entrera et fera entrer les vertus contraires aux péchés qui sont dans son âme avec toute son armée. Mais si l’obstination et l’endurcissement barrent la porte, la grâce efficace viendra, qui étant armée de la force divine brisera la porte et entrera et fera entrer les vertus susdites avec son armée, et étant entrée, elle tuera tous les péchés qui seront dans l’âme et y établira son règne. Notre Seigneur dit encore que saint Michel aurait la conduite de toutes ses armées et que saint Gabriel aurait seulement la charge des canons.

Une autre fois, la sœur Marie vit trois vertus qui tenaient conseil pour aller attaquer leurs ennemis et pour les détruire. [199] L’Humilité parla la première et dit qu’elle n’aurait point de repos qu’elle n’eût terrassé l’Orgueil sous ses pieds et qu’ensuite elle le mangerait et le tournerait en sa substance, de sorte que quand on le chercherait, on ne trouverait plus que l’Humilité, et que l’Orgueil régnait par tyrannie, mais que pour elle, elle est la fille légitime du roi. La Pureté virginale parla ensuite et dit qu’elle était altérée du sang de son ennemi et que jamais sa soif ne s’étancherait qu’elle ne l’eût bu. Et la Chasteté dit qu’elle avait grande faim de la chair de son ennemi et qu’elle ne rassasierait point qu’elle ne l’eût mangé et converti en sa substance et que là où on le chercherait on n’y trouverait plus que la chasteté. Mais elles conclurent qu’il leur fallait des armes à feu pour combattre de loin, parce que cet ennemi a l’haleine si puante que l’on ne saurait si peu l’aborder qu’il n’infecte. Après, la Sobriété dit qu’elle dévorerait aussi son ennemi et le tournerait en sa substance.

La sœur Marie vit un jour une grande troupe de belles filles de quinze ans qui allaient en procession à deux chœurs depuis la chambre [199v] où elle était jusqu’à la chapelle Notre Dame de la Roquette, avec des couteaux à la main, disant qu’elles allaient tuer le péché. Devant elle marchait l’Amour divin avec une faux pour faucher tous les plaisirs qui ne sont point de Dieu, et la Charité avec une fourche pour les ferrer. Ces jeunes filles ce sont les douleurs qui la doivent quitter pour aller trouver ceux qui seront en péché mortel, afin de le tuer en eux.

L’an 1645, le 11 novembre, elle s’offrit à Notre Seigneur comme instrument de la grâce divine pour faire ce qu’il lui plairait. Notre Seigneur lui dit : « Si j’étais en l’état où vous êtes, pour servir à la grâce divine d’instrument, Je voudrais être une flèche empoisonnée dont elle se servît pour transpercer le péché. » Notre Dame dit : « Moi, je voudrais être une fournaise ardente dans laquelle tous les péchés fussent jetés et consumés comme des épines et broussailles. »

Section 5. Arrêt de mort contre le péché.

L’an 1645, à Noël à la messe de minuit, la Sainte Vierge dit : « Nous sommes arrivés [200] au point. La divine Volonté a prononcé l’arrêt de mort contre le péché à l’heure de minuit. Il ne reste plus qu’à l’exécuter et on en verra les effets. » À cette heure-là, les diables s’émurent en elle extraordinairement, et cette émotion lui fit cesser ses prières qui avaient duré quatorze heures. Cet arrêt fut prononcé durant la messe de minuit. Elle demanda à la Sainte Vierge la cause de cette émotion : « C’est parce que, dit-elle, ils ont quelque connaissance de l’arrêt qui a été prononcé. »

L’an 1650, au mois d’avril, Notre Seigneur dit à la sœur Marie que le vrai Antéchrist c’est le péché originel avec tous les autres qui en procèdent ; que c’est la bête à sept cornes de l’Apocalypse, que son Père éternel a prévu et compté tous les moments de sa durée, et que nous sommes à la fin du dernier moment, et [qu’Il] va faire descendre un déluge de feu et de soufre pour le détruire et anéantir. En ce temps-là elle connut que les démons, qui étaient en elle, tremblaient extraordinairement, et en ayant demandé la cause, Notre Seigneur lui répondit : « Si quelqu’un avait édifié une belle maison et qu’on lui commandât [200v] de la détruire, il en serait fort affligé. C’est ce qui afflige et fait trembler les démons parce qu’on leur commande de détruire bientôt leur ouvrage. »

Une autre fois, elle vit Notre Seigneur tenant un long serpent par le milieu du corps, lequel se débattait fort, sans pouvoir néanmoins toucher la main de Notre Seigneur.

La sœur Marie lui dit : « Pourquoi tenez-vous cette vilaine bête, ôtez la !

– Elle ne me fait point de mal », dit le Fils de Dieu.

Peu de temps après, lorsqu’elle y pensait plus, elle se trouva entourée de ce serpent qui faisait trois tours autour d’elle et il se mangeait la queue. Ce serpent c’est le péché. Les trois tours qu’il faisait autour de la sœur Marie représentent les péchés des ecclésiastiques, des justiciés190, ceux des nobles et [ceux] du peuple dont elle est chargée pour en faire pénitence. Le serpent mange sa queue pour montrer que le péché prendra fin.

Chapitre 9. La grande tribulation que Dieu enverra pour détruire le péché

Notre Seigneur et sa sainte Mère ont dit plusieurs [201] fois à la sœur Marie qu’il viendrait une grande et horrible affliction par laquelle ils anéantiront les péchés, en la comparaison de laquelle toutes les afflictions de ce temps ne sont rien. Un jour191 comme quelque personne l’exhortait de prier Notre Seigneur qu’il eût pitié de son peuple, et qu’il le délivrât des misères de ce temps, elle répondit en cette sorte : « Que pensez-vous ? Que c’est des afflictions présentes dont on se plaint tant ? Ce n’est rien que cela : ce n’est qu’un verre de vin trouble, ainsi qu’il est exprimé dans ce verset que Notre Seigneur m’a dit pour ce sujet : “L’Éternel tient en main une coupe remplie de vin troublé et mêlé.” C’est pour tous les méchants : le fond jusqu’à la lie, sera d’eux avalé. »

Ce sont les afflictions présentes qui ne sont pas grande chose et qui ne sont que pour les petits pécheurs. Ce n’est qu’une préparation et disposition à une autre épouvantable tribulation qui arrivera et qui est exprimée par ce verset, ainsi que Notre Seigneur l’a fait connaître à la sœur Marie :

Au temps que Ta fureur sur eux sera tournée

Comme un feu vomissant,

Tu ne feras d’eux tous qu’une seule fournée

Ta flamme et ton courroux tous les engloutissant192.



[201v] Un jour la sœur Marie vit saint Gabriel dans sa chambre : un glus, c’est-à-dire une gerbe de grosse paille, qu’il répandit sur le pavé de la chambre, de sorte qu’il fallait nécessairement marcher par-dessus ; et Notre Seigneur lui dit que ce glus qui est la principale paille, représentait les grands, les riches et puissants qui maintenant sont tous transformés en péché, lesquels on foulera aux pieds, et desquels on ne fera non plus d’état que de paille au temps de la grande tribulation ; et au contraire les bons seront en honneur et en gloire. En ce temps-là, l’or et l’argent seront en grande estime, et la boue sera foulée aux pieds. L’or et l’argent, c’est-à-dire ceux qui auront le vrai amour de Dieu et dont la vie sera pure. La boue sont les méchants.

Chapitre 10. La conversion générale. Vœux et prières pour la conversion générale.

Le péché étant détruit par tout le monde, tout le monde sera aussi converti à Dieu selon cet oracle du Saint-Esprit : Et convertentur æ Dominum universi fines terrae193. C’est ce que Notre Seigneur a fait connaître à la sœur Marie tant par ces paroles que par diverses figures et par un grand nombre de passages de la Sainte [202] Écriture. Il lui a dit beaucoup de fois qu’il viendra un temps auquel Il fera pleuvoir un déluge de grâces qui inondera tout le monde et qu’en ce temps-là il enivrera du vin de Son amour un grand nombre de personnes, mais spécialement ceux qui travailleront au salut des âmes, et qu’Il donnera de beaux vases d’or à toutes les Églises, c’est-à-dire, de bons pasteurs et de bons prêtres ainsi qu’Il a expliqué Lui-même, et qu’Il convertira toutes les âmes qui portent l’image de Dieu.

Un jour, parlant à Lui et Lui faisant quelque prière, elle l’appelait Roi du ciel et de la terre.

Mais Il lui dit : « Je ne suis point roi de la terre, car je n’y règne pas : c’est le péché qui en est le roi, puisque c’est lui qui y règne : mais je viendrai bientôt et détruirai ce monstre et régnerai dans tout l’univers.

« Je veux avoir une chaîne d’or, dit une fois la sœur Marie à Notre Seigneur.

– Oui, lui répond-t-il, je vous en donnerai une qui fera trois tours : le premier représente le pape, les prélats, les pasteurs et les prêtres ; le second, les rois, les princes et les nobles ; le troisième, le peuple.

– Je veux aussi une belle bourse pleine de pièces d’or. » [202v]

Et une autre fois elle demandait une fontaine qui jetât de l’or liquide au lieu d’eau : ce qu’on lui promit. Cela n’est point expliqué : elle croit néanmoins que la bourse d’or, c’est le Saint-Sacrement et les pièces d’or, les bonnes communions.

Le 20 décembre 1644, on [lui] ordonna de venir de l’Église au logis en disant ce verset : Et ipse redimet Israel ex omnibus inequitatibus ejus194, et de reprendre un rosaire qui depuis des ans était enveloppée dans du drap noir. Sur la Croix on lui fit dire dix fois ce verset195 :

La honte qui me tient

M’a tout rompu le cœur maté de tant d’alarmes :

Las ! J’attends que quelqu’un m’accompagne en mes larmes,

Mais personne ne vient.

Sur les gros grains : Apud Dominum in misericordia et copiosa apud eum redemptio196, et sur les petits : Veritas Domini manet in aeternum197. Le lendemain on lui ordonna de dire dix fois sur la Croix ce verset : Persequar inimicos meos et comprehendam illos et non convertar donec deficiant, cadent subtus pedes meos198. Sur les gros grains : Deus meus, Deus meus, respice in me, quare me dereliquisti199, sur le petit : Miserere mei Deus secundum magnam misericordiam tuam200. [203]

Le troisième jour on lui fit dire sur la croix : Laudate Dominum omnes gentes201, etc. avec le Gloria Patri. Sur les gros grains : Dominus regit me et nihil mihi deerit202. Sur les petits : Et ipse redimet Israël ex omnibus iniquitatibus eius203.

Le quatrième jour sur la croix : Abyssus abyssum invocat204, qu’on lui fit dire jusqu’à ce que l’on lui commandât de cesser : ce qui signifie que l’abîme des péchés demande l’abîme de la miséricorde.

Ce rosaire signifie tout le monde. Le premier chapelet représente l’Église, le deuxième la noblesse, le troisième le peuple. On lui fit dire ainsi pour demander la conversion de tout le monde.

L’an 1646, la veille de la Nativité Notre Dame, Notre Seigneur fit vœu d’aller à Notre Dame de la Délivrande et privilégia Notre Dame de la Roquette pour y rendre le vœu. Il fit entendre à la sœur Marie que ce vœu était pour obtenir sa délivrance et la sainte communion. Pour accomplir ce vœu, Notre Seigneur offrit tous les mérites de sa vie jusqu’à son retour dans les cieux. Notre Dame fit aussi un vœu à même fin et offrit aussi tous les mérites de sa vie depuis sa conception jusqu’à son Assomption. Ils la pressèrent aussi de faire son vœu pour la même fin et d’offrir quelque chose. Elle dit [203v] qu’elle n’avait rien à offrir : « Je vous donne, lui dit Notre Seigneur, tous les mérites de tous les martyrs, confesseurs, vierges et généralement de tous les saints et saintes, et je vous donne tous les anges pour prier avec vous et pour présenter vos prières. » Ce vœu dura huit jours.

La première journée, au commencement du vœu, il fallut dire quarante fois le Nunc dimittis servum tuum, Domine, et à la fin du vœu quarante fois : Gloria Patri. Pour rendre le vœu de Notre Seigneur il fallut dire trente-quatre fois le Pater et Ave, tout de suite en mémoire des années de sa vie, et pour le vœu de la sœur Marie le saint Rosaire. Avec cela, il fallut dire trois versets. Le premier pour l’Église, dix fois ce verset : Exsurge in ira tua Domine, etc.

Ah ! Lève-toi, Seigneur, en ton Ire allumée.

Fait voir haute ta force à la troupe animée

De mes haineux domptés Seigneur réveille-toi

Et garde en ma faveur le décret de ta loi205.

Le deuxième verset pour les infidèles206, les deux premiers versets du Miserere mei Deus dix fois. Et le troisième verset, il fallut le dire pour les trépassés207. Dix fois les trois premiers versets du psaume : Quemadmodum desiderat cervus fontes aquarum208, le reste de la journée, tant qu’elle peut être à l’Église, elle dit le Pater et l’Ave sans nombre. [204] En allant et venant on lui faisait dire ce verset :

Vois mon affliction et me tire d’opresse

Un seul point de ta loi en oubli je n’ai mis

Sois mon juge Toi-même, à mes maux donne cesse

Et prolonge mes jours comme Tu l’as promis209.

Depuis Notre Seigneur lui a dit que son vœu était pour délivrer l’Église des sept péchés mortels et pour lui donner la communion de l’amour, de la charité et de toutes les vertus, et que celui de Notre Dame était pour délivrer les âmes du purgatoire et leur donner la communion de la gloire. Les deux premiers vœux n’ont duré que le premier jour : ils ont ce qu’ils demandent.

Section 1. Plusieurs belles paroles et promesses touchant la conversion générale.

L’an 1644, la sœur Marie étant à la procession de la Résurrection210 qui se fait dans l’église cathédrale de Coutances, Notre Seigneur lui dit trois paroles. La première : « Nous allons mettre toutes nos pommes sous le pressoir de la pénitence pour en tirer le vin de la contrition. » La deuxième : « Je jure par Moi-même qu’il n’y a plus de temps. » La troisième : « Tout est consumé. » [204v]

Environ ce temps-là, la sœur Marie se levant au matin commença à dire tout haut par un mouvement extraordinaire : « Le vrai honneur et la vraie gloire sont ressuscités : le soleil nous regarde et la terre se va tôt revêtir de fleurs et de fruits. »

L’an 1646, le 6 mai, Notre Seigneur lui dit : « Je finirai bientôt mes leçons qui sont le sommaire de la perfection. J’aplanirai les montagnes et les rendrai fécondes en toutes sortes de bons fruits. Je remplirai les vallées de lait et de miel. Je ferai sortir de mes cinq plaies cinq fleuves qui inonderont toute la terre. »

Elle dit un jour à Notre Seigneur par un mouvement extraordinaire : « Je vous prie, écrivez-moi un petit mot de lettre. Quand il n’y aurait qu’un mot, il y aurait assez, car il y a longtemps que je n’ai entendu parler de Vous. » Pour lors elle était malade et trois heures après on lui dit : « Voilà un courrier qui monte à cheval, il sera bientôt ici. » Elle vit venir la force divine sur un cheval blanc qui était une figure de la joie qui portait en croupe la vérité, laquelle avait écrit et portait les lettres. Étant arrivée, la Vérité lui bailla un papier écrit qu’elle tenait ouvert à sa main et lui dit : « Voilà le grand jubilé qu’on vous a promis pour convertir tout le monde par l’application de la [205] Passion du Fils de Dieu, laquelle a été renouvelée en vous pour disposer les âmes à en recevoir les fruits. »

L’an 1643, la sœur Marie ayant à faire un pèlerinage à Notre Dame de la Délivrande proche de Caen, avec M. Potier et trois autres filles, quelqu’un la pria d’accepter un écu d’or pour aider aux frais de ce voyage. La sœur Marie ayant obtenu le congé de la Sainte Vierge, elle dit que l’écu d’or qui contenait cinq livres représentait Notre Seigneur Jésus Christ comme Dieu et homme avec ses cinq plaies, que cet écu d’or serait pour les cinq personnes qui avaient à faire le voyage, qui étaient : M. Potier, la sœur Marie et les trois sœurs dont il y en eut une qui demeura en la maison à cause de ses incommodités, mais elle fit le voyage par les deux autres ; que la plaie de la main droite était M. Potier qui représentait l’humanité de Notre Seigneur laquelle est le bras droit de Dieu par lequel la Divinité a fait choses grandes : Fecit potentiam in bracio suo211. La plaie de la main gauche est pour la petite sœur Raulette qui étant la plus jeune, représentait l’Église. La plaie du pied droit qui était pour la sœur Marg[ueri] te représentait les juifs, la plaie du pied gauche, qui était pour la plus âgée qui était boiteuse et qui ne s’aidait que d’un pied, [205v] représentait la gentilité qui ne va qu’avec un pied qui est celui de la nature. La plaie du côté du cœur qui était pour la sœur Marie, représentait la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ et son cœur qui est une fournaise ardente pour brûler tous les péchés. Comme les cinq francs ou livres sont réduits en une seule pièce d’or, ainsi ces cinq sortes de personnes seront un jour fondues et réduites en un, lorsqu’il n’y aura qu’une foi, une loi, un pasteur et une bergerie.

Section 2. Trois femmes dont l’une est morte, l’autre se tue, et la troisième est crucifiée.

Un jour la sœur Marie étant détenue au lit, elle vit Notre Seigneur et sa sainte Mère qui apportaient une femme morte et « qu’ils mirent en mon lit auprès de moi. » Et s’en étant allée [sic], ils amenèrent une seconde femme qui se donnait plusieurs coups de couteau à pain dont elle se tuait. La sœur Marie leur dit : « Empêchez-là, qu’elle ne se tue pas. » « Ils répartirent : “Elle est libre qu’elle se tue si elle veut ; faites lui place auprès de vous.” Et ils la mirent dans le lit auprès de moi. Ils en amenèrent encore une troisième qui avait les pieds et les mains percés et dirent que le diable et le péché l’avait mise en croix, dont ils [206] l’avaient descendue. Et ils me commandèrent aussi de la mettre auprès de moi dans mon lit avec les deux autres. Après cela je vis un ange portant une bûche de bois fendue en trois parties dont une partie était sur son épaule droite avec une pouchette212 de charbon pendue au bois, une autre sur son épaule gauche avec une semblable pouchette de charbon, la troisième sur sa tête sans charbon. Étant arrivé, il mit ses trois bûches sur ces trois femmes et une de ces pouches de charbon à la tête, l’autre aux pieds. Et Notre Seigneur et sa sainte Mère dirent qu’il y fallait mettre le feu pour refondre ces trois femmes et n’en faire qu’une des trois. »

La première femme est la gentilité qui est morte à Dieu. La deuxième c’est l’hérésie qui se tue d’un couteau à pain, c’est-à-dire, de la science avec laquelle on distribue le pain de l’écriture sainte et qui lui devrait servir de pâture, laquelle science est représentée par le couteau avec lequel les pères distribuent le pain à leurs enfants. La troisième c’est l’Église qui est crucifiée pour les péchés de ses enfants, mais Notre Seigneur et sa sainte Mère la détacheront de cette croix.

La première bûche qui est mise sur [206v] la première femme, c’est l’Amour divin avec lequel Notre Seigneur la convertira. La deuxième c’est la Charité divine avec laquelle Il convertira la seconde. La troisième bûche qui est mise sur la troisième femme, c’est-à-dire sur l’Église, c’est la divine Justice avec laquelle Dieu la purifiera. Il n’y a point de charbon avec celle-ci parce que l’Église sera sévèrement punie. L’ange qui porte le bois, c’est l’ange du grand conseil. Ces trois femmes sont mises dans mon lit qui représente la Passion et la croix de Notre Seigneur, c’est-à-dire qu’elles seront mises dans la tribulation pour y être purifiées. Les deux sacs sont l’Amour divin et la Charité divine qui refondront ces trois femmes. On met le feu à tout cela pour les purifier et consumer et pour n’en faire qu’une de trois, ce qui signifie que Notre Seigneur ne fera qu’une Église de tout le monde et qu’il n’y aura qu’une foi et une loi. [207]

Section 3. On lui fit dire trois litanies pour la conversion des infidèles, des mauvais catholiques, des prêtres et de tout le monde.

Notre Seigneur commanda un jour à la sœur Marie de dire trois litanies en trois lieux bien différents. La première au milieu du plus grand carrefour de la ville, la seconde au milieu du plus sale cloaque de la ville et le plus puant, la troisième dans l’église devant le crucifix.

« Je fus bien étonnée de ce commandement et même je vis la Sainte Vierge qui en cette occasion pleurait amèrement. Cependant il fallut l’accomplir. J’allai donc premièrement au carrefour dire avec mon livre à la main la litanie du Père éternel, ainsi qu’il m’était ordonné. Par après j’allai chercher le retrait le plus rempli d’ordure et de puanteur que je pus trouver, et là au milieu de ces puanteurs et ordures, je dis la litanie du Fils de Dieu, pendant que les enfants qui me voyaient là si longtemps me montraient au doigt, me sifflaient et me jetaient des pierres. Ensuite j’allai à l’Église dire la litanie du Saint-Esprit devant le crucifix.

« Aussitôt que j’eu fait, la Sainte Vierge qui pleurait auparavant [207v] commença à me dire avec grande joie : “Ô ma fille, vous voilà bien : chanter maintenant le Regina cœli laetare alleluia, etc.” puis Notre Seigneur commença à interpréter les deux litanies, me disant que la première dite dans le carrefour hors l’église était pour appeler les infidèles à l’Église ; la deuxième était pour la conversion des mauvais chrétiens et spécialement des méchants prêtres, car, me dit-Il : “Je suis dans mon Église comme dans un cloaque plein d’ordure et de puanteur, c’est-à-dire au milieu des chrétiens et spécialement des prêtres dont la plupart ne sont que corruption et puanteur.”

Pourquoi, lui dis-je, demeurez-vous au milieu de ces saletés ?

– Je ne sais, me répondit-il ; j’y puis demeurer : c’est mon amour, la charité, ma miséricorde et ma patience divine qui m’y contraignent. »

La troisième litanie, elle est dite devant le crucifix dans l’église, en l’honneur du Saint-Esprit, pour obtenir le pardon qu’il doit accorder par cette grande effusion et débordement de grâces qu’il répandra sur toutes les âmes au temps de la conversion générale : ensuite de quoi elles [208] seront toutes converties, et l’amour divin les prendra toutes et en fera une couronne dont il couronnera le crucifix, c’est-à-dire la Passion.

Section 4. Baptême de deux enfants dont Notre Dame est enceinte. L’amour divin instruit le faux zèle des païens.

Quelqu’un désirait aller voir la sœur Marie dans l’espérance qu’il avait d’être associé avec les douze frères dont il est parlé, voici la réponse que la Sainte Vierge fit faire : « Je n’ajouterai personne à la société des douze frères. Je suis enceinte de deux enfants : quand je serai accouchée, je les ferai baptiser et ferai faire un grand festin, où les douze frères présideront et inviteront tous les voisins au festin. » Ces deux enfants sont les hérétiques et les infidèles. Le baptême, c’est cette grande tribulation qui doit purger leurs péchés. Le festin c’est l’abondance des grâces que Dieu répandra sur la terre en suite de cette affliction.

Un jour la sœur Marie sentit quelqu’un qui [208v] venait d’arriver, qu’elle crut être un nouveau démon qui se venait joindre à ceux qui la possédaient. Il était fort turbulent et impatient ainsi qu’il le faisait paraître en ses sens extérieurs. « Il ne voulait point permettre que je mangeasse de sel et m’en empêcha quelque temps ; et lorsqu’il me permit de manger, il ne voulait point de sel, mais [car] il l’avait en horreur. Je demande à Notre Seigneur qui était ce nouveau venu. Il me dit que ce n’était pas un démon, mais que c’était le tonnerre que l’Amour divin faisait venir pour amener les orages qui détruiraient le péché. Quelque temps après, Il me dit que c’était un sergent qui contraindrait les hommes à rendre à Dieu l’honneur et l’amour qu’ils lui doivent. Enfin il me dit que c’était le zèle que les infidèles ont pour leur fausse religion. Ensuite de cela, Notre Seigneur me fit voir une belle chambre où il y avait une belle chaise d’or sur laquelle était assis l’Amour divin et devant lui ce Zèle était debout et le divin Amour le catéchisait et lui apprenait à connaître Dieu et tous les mystères et vertus de la religion chrétienne, et je voyais qu’à mesure qu’il l’instruisait, il se changeait peu à peu et [209] devenait fort sage, doux et modeste. Ensuite de quoi, il aimait autant le sel, lequel représente la divine sapience qui est le Fils de Dieu, comme il le haïssait auparavant, si bien qu’il adorait quasi le sel tant il l’aimait, et m’en faisait mettre en tout ce que je mangeais – excepté qu’une fois il m’en fit prendre une poignée avec grande fureur et la fit jeter contre terre et la fouler sous mes pieds, et Notre Seigneur donna à entendre par après que cette poignée de sel représentait les mauvais prêtres et que le zèle de la divine Justice les jetterait sous les pieds.

Ensuite je vis une troupe d’honnêtes filles qui disaient : ‘Que ne nous laisse-t-on retourner en notre pays, c’est-à-dire au ciel. Nous n’avons plus que faire ici : nous avons fait l’œuvre pour lequel nous étions envoyées.’ Je vis le zèle qui, les apercevant, dit qu’il les allait demander à Notre Seigneur pour les mener à son pays afin d’y convertir les infidèles, et en effet, il les alla demander à Notre Seigneur qui les lui accorda et qui lui dit qu’il prît son carrosse pour les mener. Et la Sainte Vierge donna un cheval blanc pour le porter et pour accompagner ses filles. Je vis aussi la Sainte Vierge qui baisait une autre fille et [209v] lui disait : ‘Allez, ma fille, allez, ma chère fille, avec ces bonnes filles et les accompagnez partout et faites là comme vous avez fait ici.’ Elle la fit déjeuner de deux œufs et d’un verre de vin, l’instruisit et ainsi [elle] s’en alla avec les autres et avec le zèle qui était revêtu d’une belle robe rouge qui traînait en terre, que l’amour divin lui avait donnée et portait sur sa tête un chapeau de toutes sortes de fleurs.

Voici l’explication. Le nouveau venu, c’est le zèle que les infidèles ont pour leur fausse religion. Quand il vint, il était habillé comme un gueux et haïssait le sel, c’est-à-dire Notre Seigneur. Ces honnêtes filles sont les douleurs de la Passion du Fils de Dieu, qui n’avaient que faire où elles étaient, c’est-à-dire dans la sœur Marie, et qui demandaient à s’en aller. Le zèle les demande pour les mener au pays des infidèles afin de les convertir. Notre Seigneur les lui accorde et lui donne son carrosse pour les porter, qui est sa Passion. Ce cheval blanc c’est la Joie qui les suit partout. [210] Cette autre fille à qui la Sainte Vierge parla en particulier, c’est la patience. La robe rouge du zèle, c’est la charité et le chapeau de fleurs représente toutes les vertus.

Section 5. Figures de l’état des infidèles et de leur vocation et conversion à la foi.

L’an 1645, le 3 janvier, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie de prendre environ mille noisettes séchées dans un sac à la cheminée et de les lui ouvrir toutes avec un couteau, ou de les casser avec les dents où le couteau ne ferait rien ; de tremper les noyaux dans le vin et d’arroser les escales213 de sildre214 et de les jeter au feu. Les noix représentent les infidèles, c’est-à-dire tous ceux qui n’ont point de foi, lesquels sont enveloppés dans l’erreur comme dans un sac sans voir la lumière. Ils sont à la cheminée parce qu’ils sont à l’embouchure de l’enfer et quand ils meurent ils y vont tout droit. Ils sont noircis à la fumée parce que l’idolâtrie est une fumée qui vient de l’enfer. On les fait ouvrir avec un couteau à la [210v] sœur Marie ce qui signifie qu’on leur ouvrira les sens et l’oreille du cœur avec le glaive de la parole de Dieu. Elle les trempe dans le vin, c’est-à-dire qu’ils seront baignés dans le sang de Jésus-Christ par le baptême. Elle les mange avec du vin, c’est-à-dire qu’ils seront incorporés dans l’Église et convertis en sa substance pour recevoir la vie surnaturelle de la foi, de l’espérance et de la charité et que l’Église tant militante que triomphante en sera ravie de joie. Les escales qui représentent les corps, comme les noyaux les âmes, sont arrosés de cidre et jetés dans le feu pour signifier que les infidèles seront reçues corporellement, sensiblement et visiblement dans le sein de l’Église qui les recevra avec grande charité et que les reçus en auront grande joie, laquelle est signifiée par le cidre comme la joie du ciel est signifiée dans le monde par le vin. Elle mange toutes ces noisettes pour signifier qu’elle a souffert tout ce qu’elle devait souffrir par ordonnance de Dieu pour contribuer à la conversion des infidèles.

Entre les peines de l’enfer et celle de l’étang215 elle fut un été durant lequel tel jour [211] se passa qu’on la faisait tenir sept heures à genoux pour rendre grâce à Dieu par diverses prières, de la vocation des infidèles à la foi. Et quelquefois on lui faisait faire des processions à l’Église et vis-à-vis de chaque porte en la faisait arrêter et dire : “Un Dieu, une foi, un baptême, une Église, un pasteur”, comme si elle eût appelé les infidèles. »

Section 6. La conversion des sorciers.

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que quand elle sera délivrée des démons qui la possèdent, ils iront prendre possession de tous les sorciers et les mettront à la torture pour les obliger à se convertir. Sur quoi il faut savoir que du temps qu’elle communiait encore, les malins esprits dirent plusieurs fois dans les exorcismes qu’il y avait un arrêt donné au ciel sans dire quel il était, car ils ne savaient point ce qu’il contenait. Mais Notre Seigneur lui dit par après que cet arrêt portait que les sorciers étaient condamnés à être possédés des démons216 lorsqu’elle serait délivrée et que les démons [211v] seraient contraints de détruire en eux leurs ouvrages et d’aider à les convertir par les tourments qu’ils leur feront souffrir. Ensuite de quoi, comme on la voulait faire communier, les malins esprits y mirent empêchements, disant qu’ils avaient commandement de la part de Dieu de l’empêcher de communier jusqu’à ce qu’elle eût déclaré ce qu’on lui avait dit touchant l’arrêt qui était donné dans le ciel. Alors elle le dit en secret à un des exorcistes et tout aussitôt elle eut liberté de communier.

Section 7. Trois villes prises, à savoir le ciel, la terre et l’air, qui est une figure de la conversion générale.

Un jour, comme on faisait les prières ensemble chez M. Potier, la sœur Marie commença à crier par un mouvement extraordinaire, en cette façon, par trois fois : « Trois villes prises. » Ce qui fut expliqué en cette manière. La première de ses trois villes, c’est le ciel, c’est-à-dire la Passion de Notre Seigneur qui est une ville pleine de douleurs, d’angoisses [212] et de désolations. Mais les joies, les gloires et les félicités du paradis vont tuer ces douleurs et ces afflictions, et ainsi cette ville sera prise. La deuxième, c’est la terre, c’est-à-dire l’homme selon le corps et les sens. Le Saint-Esprit a fait tomber plusieurs étincelles de son feu sacré dans cette ville, qui sont les exemples des bons, les inspirations, les prédications et autres grâces. Mais elles sont tombées dans l’eau et dans la boue des plaisirs sensuels. Maintenant il va tomber un déluge de feu qui consumera toutes les fausses délices et voluptés des sens. La troisième, c’est l’air, c’est-à-dire l’âme raisonnable pleine de vices, qui est la boutique du diable, lequel se sert de ses mauvais exemples pour en perdre beaucoup d’autres. Mais les vertus vont tuer les vices et elles régneront en leur place.

Section 8. Les canons du Père, du Fils et du Saint-Esprit pour convertir tout le monde.

Un jour la sœur Marie, voyant saint Gabriel qui [212v] chargeait un canon, elle disait : il charge un canon. Mais Notre Dame lui dit : « Il en charge quarante. » Et tous ces canons avaient la bouche tournée vers un grand feu de joie – lequel on a interprété de la grande tribulation qui doit arriver pour détruire le péché et pour enflammer ensuite tous les cœurs du feu de l’amour divin ; et elle ne sut point pour lors ce que signifiaient ces canons.

Le cinquième jour de janvier 1646, Notre Seigneur l’interpréta en cette manière. Il a dit que les canons signifiaient les prêtres et qu’avant l’Incarnation il y avait des canons, mais il y avait ni feu, ni poudre ni boulets, et que saint Gabriel annonçant le mystère de l’Incarnation a chargé les canons, parce que la poudre dont ils sont chargés, c’est l’humanité du Fils de Dieu. Les boulets sont les sacrements, le feu c’est le grand amour dont Notre Seigneur a aimé son Père éternel et la grande bonté qu’Il a eue pour nous. De ces quarante canons, il y en a dix pour le Père, dix pour le Fils en tant que Dieu, dix pour le Saint-Esprit, dix pour le Fils de Dieu en tant qu’homme. Le nombre de dix est un nombre fini pour l’infini. [213]

Il y en a dix pour le Père, qui par la bouche des prêtres donnera l’absolution en la conversion générale à tous ceux qui seront coupables de péchés de fragilité. Dix pour le Fils qui par la bouche des prêtres donnera l’absolution à tous ceux qui seront coupables de péchés d’ignorance. Dix pour le Saint-Esprit pour les péchés de pure et délibérée malice.

Notre Seigneur dit qu’en cela tous les péchés sont compris et que néanmoins il restait dix canons qui étaient l’abondance de la rédemption et il ajouta que « comme tous sont morts en Adam, tous seront ressuscités en lui. Mon secret est à Moi. Toute puissance m’est donnée au ciel et à la terre. Je ferai ce qu’il me plaira de mes canons. »

Section 9. Elle est une flèche empoisonnée. Elle fait un message aux éléments.

L’an 1644, le dernier de décembre, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie d’aller faire un message de sa part aux quatre éléments. Aussitôt se trouvant animée extraordinairement en son esprit, elle s’en va aux quatre éléments et leur parla [213v] en cette façon et en ces mêmes termes : « Ô terre, ô eau, ô air, ô feu ! Celui qui est m’a envoyé vers vous pour vous dire qu’Il vous commande que vous prépariez ses voies parce qu’Il veut venir faire la visite de Ses créatures.

– Nous connaissons bien Celui qui est, mais qui êtes-vous qui vous dites envoyée de Sa part ?

– Je suis, répondit-elle, une flèche empoisonnée qui vient pour faire mourir le péché.

– Ô, que vous êtes la bienvenue, dirent-ils.

– Il a fait un grand ravage dans ce pays ici. Il a congelé, dit la terre, et refroidi mes parterres, mes campagnes et mes prairies. Peu de fleurs ont échappé217 sa froidure : il a empoisonné la racine de mes arbres. La plupart en sont morts, les autres se vont desséchant, peu ont échappé son poison.

– Il a troublé mes ondes, dit l’eau : au lieu de laver, elles salissent. Il a empoisonné mes fontaines et les a rendues amères et mortifères.

– Il a empesté, dit l’air : ceux qui me respirent en meurent. Peu en échappent.

– Par son souffle, dit le feu, il a éteint mes flammes : il a jeté du soufre dans [214] mes brasiers qui les rend puants et infects. »

Après cela, la sœur Marie dit à la terre : « Celui qui est vous commande de faire reverdir vos parterres, vos campagnes et vos prairies et de les diaprer d’une infinité de fleurs, afin qu’elles embaument l’air de leurs suaves odeurs. Il vous commande de revêtir vos arbres de feuilles, de fleurs et de fruits, depuis le plus haut cèdre du Liban jusqu’à la moindre ronce. Et vous, eau, Il vous commande de laver tout ce qui est sale et de le rendre blanc comme de la neige et de mettre du bois dans vos fontaines pour les rendre douces et potables. Et vous, air, Il vous commande de dissiper vos nuages et de vous rendre clair, luisant et serein. Et vous, feu, Il vous commande de purifier l’or et l’argent et de brûler la paille. »

Elle ne sait ce que tout cela signifie, car on ne lui a point expliqué. Mais l’on voit bien que c’est une figure des effets du péché dans les âmes et du changement qui se fera à la conversion générale. [214v]

Section 10. Notre Seigneur ayant visité ses terres, dit avec tristesse : terra miseria, etc. La joie qui le suit chante alléluia et prend possession de tout le monde.

Un jour, Notre Seigneur parlant à la sœur Marie lui dit : « Remarquez bien : il est vendredi dans le moment auquel Je viens. Je m’en retournerai. »

Ensuite de quoi, onze jours se passèrent du nombre desquels elle en fut neuf sans le voir. Elle dit à Notre Dame : « Où est-il allé ?

– Il est allé visiter ses terres, dit la Sainte Vierge. Il appelle ses terres toutes les nations qui ne sont point de son Église, et son Église il l’appelle sa maison. »

Au bout de neuf jours, elle Le vit entrer dans l’église de Coutances, disant ces paroles avec tristesse et douleur : Terra miseriae et tenebrarum, ubi umbra mortis et nullus ordo, sed sempiterna horror inhabitat218. Étant dans l’Église, il y fit la procession tout du long par dedans deux jours de suite, disant toujours les mêmes paroles. Immédiatement après lui, marchait la Foi, suivie de l’Espérance. La foi paraissait comme un soldat tant elle était austère [215] et elle avait en sa main droite un gros diamant qui était fort noir. L’espérance était comme une jeune fille fort propre, simple, grande et d’un geste fort agréable, mais qui était comme languissante. La foi disait qu’elle allait prendre possession de tout le monde, et pour cet effet elle chantait sur le soir cinq alléluia. Elle chantait le premier du côté de l’orient, le second du côté du midi, le troisième du côté de l’occident et le quatrième du côté du septentrion et le cinquième encore du côté de l’orient. En chantant tous ces alléluia, elle avait les bras ouverts. Mais en chantant le dernier, elle s’abaissait profondément comme si elle eût voulu s’anéantir, puis se relevant, elle tournait ses yeux au ciel. Elle chantait ces cinq alléluia en l’honneur des cinq plaies de Notre Seigneur. Aux deux premiers elle offrait à Dieu le Père les plaies des deux pieds de son Fils, avec tous les pas qu’Il a faits et tous les travaux et fatigues qu’Il a eus sur la terre pour sa gloire et pour notre salut. Aux deux autres d’après, elle lui offrait les deux plaies des mains et toutes les saintes œuvres qu’Il a faites pour la même fin. [215v] Au cinquième, elle lui offrait la plaie du côté, avec l’amour immense vers Lui, et sa charité infinie vers nous qui lui ont fait faire et souffrir tout ce qu’Il a fait et souffert pour Sa gloire et notre salut. En chantant ce cinquième alléluia elle s’abaissait et anéantissait : puis elle levait les yeux au ciel vers le Père éternel, comme Lui disant : « Je reconnais que je ne suis pas capable de comprendre, mais qu’il n’y a que vous seul, ô Père saint, qui connaissiez l’amour incompréhensible et la charité immense avec laquelle votre Fils bien-aimé a fait et souffert pour Votre gloire et pour notre salut. »

Au second jour, pendant que Notre Seigneur disait ces paroles : Terra miseriae et tenebrarum, etc., l’Espérance chantait gaiement durant toute la journée ce verset du psaume 84 :

La blanche Vérité germera de la terre

et Justice en tout lieu épandra sa clarté219.

La sœur Marie dit à l’Espérance : « Vous ne prenez point possession de la terre comme fait la foi. » Elle répondit : « Partout où est la foi, [216] je suis avec elle et tout ce qui est à elle est à moi. C’est pourquoi elle prend possession pour elle et pour moi. »

Notre Seigneur dit depuis à la sœur Marie que tous les fidèles peuvent chanter les cinq alléluia que la foi chantait, mais spécialement ceux qui travaillent au salut des âmes dans les missions ou ailleurs, et qu’il les faut chanter en cette manière : en les chantant, il faut offrir au Père éternel les cinq plaies de Son Fils et tout ce qu’Il a fait et souffert en la terre avec un si grand amour et une charité si ardente pour obtenir de Sa divine bonté toutes les grâces qui nous sont nécessaires et convenables, tant pour Sa gloire et l’accomplissement de Sa sainte volonté en nous, que pour la conversion et le salut des âmes pour lesquelles nous travaillons. Outre cela, en chantant ces cinq alléluia, il faut se tourner vers tous les saints en général et les prier de nous donner les mains pour nous tirer à eux, et d’employer leurs mérites et intercessions devant Dieu pour nous faire aller au lieu où ils sont par les mêmes portes [216v] par lesquelles ils y sont entrés, c’est-à-dire par les portes des sacrées plaies de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Section 11. Notre Seigneur sur le bord du néant du péché pour en tirer les âmes. Le torrent des sept rivières.

L’an 1650, au mois de septembre, la sœur Marie fut mise entre deux abîmes qu’elle voyait continuellement en esprit et cette vue dura quelques semaines. Le premier est l’abîme du néant dont Dieu a tiré toutes les créatures et cet abîme n’est ni bon, ni mauvais. Le deuxième c’est l’abîme du péché dans lequel tombent tous ceux qui offensent Dieu mortellement. Cet abîme est infiniment effroyable, c’est Lucifer qui l’a creusé, et qui a précipité tous les pécheurs avec lui. Mais elle vit Notre Seigneur sur le bord de cet abîme avec toutes les armes de sa Passion et elle L’entendit disant qu’Il tirerait toutes les âmes par la conversion de tout le monde.

Pour l’ordinaire, quand on veut dire quelque chose d’importance à la sœur Marie, on la fait [217] dire auparavant ce verset du psaume 84 : Audiam quid loquatur in me, etc. :

Je veux faire silence et mon oreille tendue

Tout coi sans respirer, écoutant pour entendre

Ce que Dieu, le grand Dieu, parlera dans mon cœur220.

Un jour, après que Notre Seigneur lui eût fait dire ces paroles, elle demanda congé pour aller voir si son Père, l’Amour divin, avait bientôt fait [fini]. C’est qu’elle [l’] avait vu sur le bord d’un grand torrent, là où il creusait quantité de canaux pour détourner l’eau de ce torrent dans la prairie. Il bouchait avec des gazons l’entrée de chaque canal et disait que, quand il en serait temps, Il n’avait qu’à ôter les gazons, et que l’eau de ce torrent coulerait aussitôt dans les canaux et abreuverait toute la prairie. Elle y alla donc et trouva Notre Seigneur sur le bord du torrent, qui lui dit quantité de belles choses. Le torrent contenait sept rivières différentes qui était jointes et contiguës les unes aux autres, sans néanmoins être mêlées ensemble.

Ces sept rivières qui représentaient les sept péchés mortels ou capitaux, lui paraissaient en la forme et figure que je vais dire.

« Il y en avait une au milieu de toutes les autres qui était horriblement noire, et d’une noirceur [217v] qui faisait mal au cœur et qui avec cela était si rapide qu’elle donnait le branle à toutes les autres et les entraînait avec elle, et celle-ci représente l’orgueil et l’ambition, car les orgueilleux et ambitieux, spécialement les riches et les grands, tant séculiers qu’ecclésiastiques, entraînent après eux, par leur autorité et par leur mauvais exemple, tous les autres dans la perdition.

« La seconde qui était l’avarice était pleine d’eau et de sang mêlés ensemble, mais d’une eau et d’un sang noirâtre vilain et qui faisait dépit et mal au cœur à le voir. C’est la substance des pauvres que les avaricieux sucent et dévorent.

« La troisième qui était l’envie était pleine de vers.

« La quatrième qui était la gourmandise était toute pleine d’ordures et de saletés, comme un torrent qui passant par une rue, laquelle est remplie de fiente et d’ordures et de saleté, emporte tout cela avec soi.

« La cinquième était la luxure. Sa couleur était semblable à celle d’un mouron et puante comme le pus d’un apostème221 [abcès]. Elle faisait mal au cœur et avec cela elle était venimeuse et empoisonnait [218] tous ceux qui en buvaient et c’était celle-ci qui déplaisait davantage à Notre Seigneur.

« La sixième qui était l’ire était comme un feu horriblement noir, bouillonnant, écumant et furieux. Et Notre Seigneur me dit que celle-ci s’appelait le larron pour la raison qui sera dite.

« La septième qui était la paresse était comme une eau croupissante, dormante et bourbeuse qui ne sert à rien qu’à produire des grenouilles, des lézards et d’autres semblables bêtes.

« Or comme je regardais ces sept rivières et que Notre Seigneur m’eut expliqué ce qu’elles signifiaient ainsi que je viens de dire, Il les bénit et par Sa bénédiction Il les changea d’une merveilleuse façon.

« Car celle du milieu qui était l’orgueil fut convertie en une eau cristalline qui était si claire que quoiqu’elle fut fort profonde on y eût vu néanmoins un ciron jusqu’au fond. Elle était si claire qu’elle en était toute lumineuse, en sorte qu’elle éclairait les autres, et avec cela elle coulait avec un doux murmure qui était extrêmement agréable, et il semblait qu’elle [218v] fut animée de quelque esprit divin qui lui faisait donner mille louanges à Dieu et au lieu que pour sa rapidité elle entraînât les autres rivières dans la perdition, elle les attirait maintenant à louer et glorifier Dieu avec elle. Et tout cela était une figure de la conversion qui se fera au temps de la grande mission de Notre Seigneur. Les grands et ambitieux du monde, tant séculiers qu’ecclésiastiques seront alors ces cèdres du Liban, ces grands saints dont il est parlé ailleurs.

« La deuxième qui était l’avarice fut convertie en une eau de couleur bleue et céleste très agréable à voir, ce qui signifie qu’au lieu que les avaricieux ne regardent que la terre, ils seront tellement changés qu’ils deviendront tout célestes et ne regarderont plus que le ciel.

« La troisième qui était l’envie fut changée en une eau claire mêlée avec du vin, ce qui représente qu’au lieu que les envieux sont rongés par leur envie comme par des vers, en la vue des biens et de la prospérité d’autrui, ils seront tellement changés qu’ils s’en réjouiront : ce qui est figuré par le vin qui a coutume de réjouir le cœur.

« La quatrième qui était la gourmandise fut [219] convertie en une eau argentine, extrêmement blanche et nette, ce qui signifie la sobriété.

« La cinquième qui était la luxure fut changée en une eau toute d’or et qui était comme de l’or liquéfié et potable et de l’or très pur et très fin. Cette rivière était merveilleusement belle et riche. Elle avait ces deux belles qualités, car elle était pleine d’une admirable beauté et de grande richesse. Outre cela elle était bordée des deux côtés comme de deux murailles de très beau cristal, et était couverte par dessus d’une couverture qui était blanche comme de la neige, et si blanche qu’elle en était toute brillante. Mais cette couverture n’était pas transparente, de sorte qu’on ne la voyait que par les côtés à travers le cristal où elle paraissait extrêmement belle. Elle était fermée, et Notre Seigneur en portait la clé, et Il me dit que c’était cette rivière qu’Il aimait davantage et qui lui était la plus agréable.

« La sixième était l’ire qui fut changée en un torrent impétueux semblable à ces torrents qui descendent des montagnes en suite d’un gros orage, qui sont de couleur d’argile et qui ravissent et emportent tout ce qu’ils rencontrent : [219 v] ce qui signifie que l’Ire déréglée sera changée en une sainte fureur contre le péché et spécialement contre l’infidélité et l’idolâtrie et qu’elle renversera et emportera toutes les idoles et tous les instruments de l’idolâtrie dont les infidèles se servent dans leur fausse religion. Elle renversera leurs idoles et leurs temples et leur ravira tout ce qui sert à leur impiété. Et c’est pourquoi Notre Seigneur l’appelle le larron : car c’est un saint larron qui dérobera aux infidèles tous les instruments de leur perdition. Et de plus j’entendais ce torrent qui criait à haute voix et qui ne cessait de crier : Sancta Maria, mater Dei et Virgo ; cui data est omnis potestas in caelo et in terra, adjuva nos222. Aidez-nous à vaincre et détruire l’idolâtrie et l’infidélité et toute sorte de péchés.

« La septième qui était la paresse fut changée en une eau de fontaine très belle et très claire qui était excellente à boire et très bonne et utile à tout.

« Tous ces changements se feront au temps de la conversion générale et alors on débouchera tous les petits canaux qui sont aux deux rivages du torrent et les eaux se répandront de tous côtés et arroseront toute la terre [220] universelle. »

« Voyez-vous, dit Notre Seigneur à la sœur Marie, nous avons bu, par les tourments que vous avez soufferts, toutes les eaux de ces rivières telles qu’elles étaient auparavant que je les eusse bénites. Nous les avons bues comme on les boit en enfer, car nous avons porté la peine et la coulpe, c’est-à-dire : nous avons souffert comme si nous avions été coupables, nous avons porté les peines avec l’Ire de Dieu qui est le châtiment dû à la coulpe, tant dans l’enfer que dans le mal de douze ans. Mais nous les donnerons à boire aux autres, c’est-à-dire à tous les pécheurs, telles qu’elles sont maintenant et nous les disposerons à les boire par le moyen des grandes tribulations que nous leur enverrons qui les purifieront et convertiront comme ces eaux ont été purifiées et changées par ma bénédiction. »

Section 12. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont disposés à faire miséricorde à toutes les âmes et la leur faire de grands dons.

[220v] L’an 1645, le 21 janvier, Notre Seigneur dit à la sœur Marie ce qui suit : « Mon Père éternel est disposé à faire miséricorde à toutes les âmes créées à Son image. Moi, je suis disposé à faire la guerre au péché et à l’anéantir. Le Saint-Esprit est disposé à distribuer les fruits de ma Passion. Notre Dame dit qu’elle est disposée à recevoir dans son sein toutes les âmes qui quitteront les péchés, à leur donner ses mamelles, et à les nourrir de son lait. Que ceux qui voudront travailler au salut des âmes avec Notre Seigneur, elle leur donnera de son vin tant qu’ils en voudront boire. »

« Je m’en vais tenir taverne, dit une autre fois Notre Seigneur à la sœur Marie.

– Vous vous moquez, lui dit-elle.

– Non, Je ne me moque pas.

– Votre sainte mère y sera donc ?

– Oui, répondit la Sainte Vierge, et [je] donnerai du vin à trois sortes de personnes. J’en donnerai à goûter à tous ceux qui portent l’image de Dieu. J’en donnerai à boire à ceux qui font pénitence et j’en enverrai à ceux qui travaillent à la conversion des âmes. »

Le 9 février 1645, la sœur Marie se trouva dans une salle où elle vit Notre Seigneur tailler des habits de plusieurs sortes, à savoir de toile, de laine grise et de laine [221] blanche. Ceux de toile sont pour les laboureurs, c’est-à-dire pour ceux qui labourent leur terre et la disposent à recevoir la semence de la grâce par diverses œuvres de mortifications extérieures, et ne travaillent pas tant à leur intérieur. Ceux-là ne seront revêtus que de grosse toile. Les autres seront vêtus de laine grise, ce qui signifie la mortification extérieure et intérieure. Les autres de laine blanche, ce qui signifie les vertus. Notre Dame faufilait223 les habits, et les Vertus les cousaient. L’Humilité était assise sur le pavé où elle cousait et taillait des souliers. La Foi et l’Espérance forgeaient, celle-là des couteaux, des poignards et des épées, et celle-ci des éperons dorés et argentés, de cuivre et de fer blanc. Les trois Puissances de l’âme de la sœur Marie forgeaient aussi.

L’Amour divin présentait à l’entendement des lames d’or, qui sont des afflictions, et l’Entendement les présentait à la Volonté pour en faire de la monnaie, et la Mémoire soufflait le feu en ce qu’elle fournissait quelques exemples des souffrances de Notre Seigneur et des saints. Et ensuite, la Volonté présentait [221v] les pièces de monnaie pour la rédemption des captifs.

Dans la même salle, il y avait des monstres qui avaient une forme humaine depuis la tête jusqu’à la ceinture, et en bas ils étaient velus et avaient une queue de bête. Leurs pieds et leurs mains étaient armés de griffes. Ils avaient des cornes à la tête et des yeux étincelants de fureur et de rage. Ils lui dirent : « Votre époux nous a commandé de faire des disciplines pour discipliner nos religieux », c’est-à-dire les sorciers.

Il y avait encore des petits éthiopiens qui grinçaient les dents et qui jetaient leurs yeux hors la tête et faisaient des gestes de folie. Ceux-ci lui dirent : « Votre époux nous a commandé de faire des verges pour châtier les rageants224 ».

Les habits dont il est parlé ci-dessus sont les dons et les grâces dont Notre Seigneur revêtira ceux qui seront convertis.

Section 13. Le cantique de la divine sapience. La terre sera peuplée de saints.

Un jour la sœur Marie vit la sapience éternelle [222] en la forme d’une princesse pleine de majesté. Elle tenait à la main une baguette blanche, mais qui était courbée en plusieurs endroits. Et en tenant cette baguette, elle chantait en parlant à l’Amour divin qui a fait souffrir Notre Seigneur pour être payé en rigueur de justice. « Ô juge sans faveur ! ô juge sans faveur ! » Mais elle chantait ces paroles par deux fois et en deux manières. À la première fois et à la première manière, lorsqu’elle commençait à chanter, elle tenait le bout de sa baguette contre la terre, puis elle l’élevait vers le ciel, y levant aussi les yeux, et ensuite elle la laissait retomber en terre et durant tout cela, cette divine Sapience chantait d’une manière triste et lugubre : « Ô juge sans faveur, ô juge sans faveur », comme disant : « J’ai encore bien à souffrir dans la sœur Marie, car vous ne faites aucune faveur, voulant être payé jusqu’au dernier denier. »

Après cela elle passait sa baguette de la main droite à la gauche et la jetait dans une fournaise ardente, puis la reprenant, elle chantait pour la seconde fois : « Ô juge sans faveur, ô juge sans faveur. » [222v], Mais elle le chantait en une autre manière, car au lieu que la première fois elle regardait premièrement la terre, puis le ciel, et qu’elle chantait fort tristement, à cette seconde fois elle levait premièrement les yeux au ciel et tenant sa baguette à la main, elle chantait avec une grande joie et comme étant toute ravie : « Ô juge sans faveur, ô juge sans faveur », comme disant : « Je vous ai payée en rigueur de justice et sans avoir eu aucune faveur. » Puis elle baissait les yeux en terre, comme si elle l’eût voulu baiser par honneur et affection. Elle achevait de chanter en disant : « Ô juge sans faveur. »

La baguette blanche [ce] sont les serviteurs de Dieu qui sont encore courbés en ce temps ici à cause de leurs imperfections. La Sapience éternelle passe cette baguette de la main droite à la gauche et la jette dans une fournaise ardente non pas pour la consommer, dit-elle, mais pour la redresser et fortifier, ce qui s’accomplira au temps de la grande tribulation qui doit venir. Au commencement, la Sapience divine élève les serviteurs de Dieu vers le ciel : mais ils retombent en terre par [223] leurs imperfections, et c’est ce qui se fait maintenant. Mais par après, elle chante avec joie et après avoir regardé le ciel, elle s’abaisse profondément vers la terre comme la voulant baiser, parce que, après cette grande tribulation et la conversion générale, la terre sera peuplée de saints.

Section 14. Les cèdres du Liban. La corne de licorne. L’état du monde après la conversion générale.

Un jour, la sœur Marie disait par un mouvement extraordinaire : « Je veux voir les cèdres du Liban, je les veux voir marcher et se promener dans nos chambres et par les rues avec la corne de licorne au front et le carré sur la tête225, et quand ils marcheront, que tout le monde les honore ; et moi je veux chanter par les rues un cantique [223v] de gloire et de louange à Dieu et que tout le monde me réponde.

– Oui, dit Notre Seigneur, vous verrez les cèdres du Liban et vous en verrez marcher dans votre chambre. »

Ces cèdres sont ceux qui excelleront en sainteté au temps de la conversion générale. Porter au front la corne de licorne, c’est faire régner en soi la divine Volonté représentée par la corne de licorne, parce que, comme la corne de licorne chasse le venin, aussi la divine Volonté chasse où elle est le poison du péché. Le bonnet carré, c’est la croix de Notre Seigneur en laquelle les prêtres et justiciés mettront leur gloire. La sœur Marie chantera un cantique auquel tout le monde répondra, non pas par paroles, mais par œuvres, car alors tous les hommes de toutes conditions feront leurs œuvres de telle sorte qu’ils glorifieront Dieu en toutes leurs actions et tout le monde honorera les prêtres en suivant leurs bons exemples et leurs saintes instructions. Le prophète David dit ceci très bien au psaume 71, versets 15 et 16. Voici comme Desportes les a mis en français :

Les bourgeois dedans les cités [224]

Fleuriront comme herbe nouvelle,

De son nom et de ses bontés

Sera la mémoire éternelle :

D’âge en âge il reverdira

Tant que le soleil durera.



En lui chacun sera béni,

Et toute la machine ronde

Publiera son los226 infini

Bénissant ce grand Dieu du monde,

le Dieu d’Israël tout parfait,

Qui seul les merveilles nous fait.



Soit béni éternellement.

Le nom de sa gloire accomplie

La terre universellement

Soit de ses louanges remplie,

Disant, bénissant son secours

Ainsi soit, ainsi soit toujours227.



En l’an 1655, le 27 février, la sœur Marie commença de chanter alléluia deux fois, mais d’une manière fort triste, regardant premièrement le ciel comme pour invoquer tous ceux qui sont dans la béatitude et dans les joies du paradis, puis baissant les yeux vers la terre et laissant tomber sa tête comme ferait une personne morte, pour signifier l’état de mort de ceux pour qui elle souffrait et pour la conversion desquels elle appelait à son aide toute la Cour céleste. Après cela elle demanda une pierre : on lui en apporta [224v] une qui était au foyer et qui était toute noire, à cause du long temps qu’elle y était. Elle l’a pris de la main droite secrètement et au-dessus de la gauche et la présenta à la Sainte Vierge, la tenant toujours en sa main droite, et elle la lui présenta trois fois, la faisant toucher aux pieds de son image et disant trois fois l’Ave Maria qui contient l’Incarnation du Fils de Dieu et la rédemption du monde. Cela étant fait, elle présenta encore cette pierre à la très sainte Trinité, la levant en haut avec les deux mains, disant trois fois le Gloria Patri au commencement. Puis on lui fit dire le Pater. En le disant, elle répéta trois fois panem nostrum, pour demander le pain de la grâce à ceux que cette pierre figurait et elle dit aussi quarante fois ces paroles : Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra, et en les disant elle fit une interruption pendant laquelle elle chanta gaiement et joyeusement cinq alléluia.

Cette pierre est une figure des cœurs et des esprits endurcis et invétérés dans leur malice. La sœur Marie les présente à la Sainte Vierge comme à celle qui a tout pouvoir au ciel et à la terre et par l’entremise de laquelle Dieu les convertira. Elle fait toucher cette pierre qui est leur figure aux pieds de l’image de la Sainte Vierge pour montrer qu’ils seront assujettis à son empire et qu’ils la reconnaîtront et honoreront comme leur souveraine. En faisant cela, elle dit trois fois [225] Ave Maria pour montrer qu’ils seront convertis par la grâce du ministère de l’Incarnation du Fils de Dieu, lequel a été opéré par l’amour et la charité ineffable de la très sainte Trinité pour signifier que les trois personnes divines les acceptent et qu’ils glorifieront Dieu éternellement. Elle dit quarante fois Fiat voluntas tua sicut in caelo et in terra pour donner à entendre qu’après la conversion générale, la volonté de Dieu s’accomplira à la terre, comme elle s’accomplit au ciel. Elle chante alléluia joyeusement parce que l’Église se réjouira de leur conversion et qu’ils seront associés avec les habitants du ciel pour chanter alléluia éternellement. C’est de ces pécheurs dont parle David au Psaume 71 : Coram illo procident Ethiopes et inimici ejus terram lingent. Voici comment Desportes le tourne :

Aux déserts les plus reculés

Ceux qui si noirs font demeurance

Avec leurs visages brûlés

Viendront lui rendre obéissance,

Et tous prosternés contre bas

Ses haineux lècheront ses pas228.

Section 15. Dieu se servira des malins esprits pour détruire leur ouvrage et pour convertir le monde.

[225v] Ce sera pour lors que ces paroles du Saint-Esprit seront accomplies : Salutem ex inimicis nostris et de manu omnium qui oderunt nos229. Dieu par une puissance admirable et par une bonté incomparable forcera nos ennemis de contribuer à notre salut. Elle entendit une fois les trois personnes divines et la Sainte Vierge qui parlant aux démons leur faisaient les commandements suivants. « Le Père disait : « Allez, je vous envoie comme des trompettes pour réveiller mes enfants qui sont endormis à l’ombre de la mort », c’est-à-dire du péché. Le Fils leur disait : « Allez, je vous envoie comme des nonces pour annoncer à tous les hommes qu’ils viennent à moi et que j’ai les bras ouverts pour les recevoir. » Et le Saint-Esprit leur disait : « Allez, je vous envoie comme des serviteurs pour dire à toutes les âmes qu’elles viennent que le festin des noces est préparé et que toutes choses sont prêtes. »

« Et j’entendis aussi la Sainte Vierge qui leur disait : « Allez, je vous envoie comme des prédicateurs pour annoncer à tous les hommes que le royaume de Dieu est [226] prochain et pour leur prêcher la pénitence. »

« Enfin j’entendis la très sainte Trinité qui leur disait : “Allez, je vous envoie comme des sergents et des archers armés de colère pour mettre en prison ceux qui ne voudront pas se convertir.” Les démons accompliront tous ces commandements, car ils posséderont généralement tous ceux qui ne voudront pas se convertir. Ils publieront leurs péchés et leur feront souffrir tant de tourments qu’ils les contraindront de faire pénitence. En ce temps-là, si un prêtre veut monter à l’autel en péché mortel, il sera possédé. S’il se confesse avec douleur, il sera délivré. S’il retourne au péché, la possession reviendra. Ceux qui se moqueront des possédés, disant “Ha ! Qu’ils le valent bien !”, seront possédés. Dans les tourments que les démons exerceront sur eux, plusieurs se voudront tuer eux-mêmes par désespoir, mais ils les en empêcheront, et saint Raphaël sera envoyé de Dieu pour guérir les désespérés. Saint Michel sera envoyé pour conduire et amener les âmes à Dieu. »

Sur la fin de la vie de la sœur Marie, environ un an devant que de mourir, on lui fit dire un [226v] rosaire et sur les petites marques ces paroles : Mitte nos in porcos230.

Notre Seigneur et sa sainte Mère ont promis quantité de fois à la sœur Marie qu’un jour viendra auquel il se fera un grand feu de joie et que quand elle sera avec ses amis devant ce feu, on expliquera quantité de choses qu’on lui a dites et dont on n’a point encore donné l’intelligence et que ce feu de joie sera lorsque tous des cœurs de tous les habitants de la terre seront enflammés de l’amour divin. [227]

Livre sixième. Contenant ce qui appartient aux divins attributs, à Notre Seigneur Jésus-Christ, à sa sainte Passion, au Saint-Sacrement, à la communion et à la confession.

Chapitre 1. C’est ici un œuvre des divins attributs.

Dieu a fait connaître à la sœur Marie que ce sont les divins attributs qui opèrent l’œuvre qui se fait en elle, à savoir : la divine volonté, l’amour divin, la charité divine, la justice, la miséricorde, la force, la patience, la toute-puissance et la sapience, ce qui se voit assez dans toutes les choses qui sont ici écrites. [227v]

Un vendredi saint, comme l’on chantait la Passion, lorsqu’elle ne pensait à rien moins qu’à ce que je vais dire, elle entendit le Père éternel qui criait d’une voix tonnante : « Comment, comment ! ma justice, ma justice éternelle qui fait trembler le ciel et la terre et les enfers, attachée aux mamelles d’une femme ! Comment ! Mon amour divin, ma charité, ma divine volonté, ma force, mes divins attributs, mon fils, ma fille, l’ornement de ma maison, transportés. Oh ! Je l’avais bien dit, que qui aura un grain de foi transportera les montagnes. Car voilà les montagnes de mes divins attributs transportés du ciel dans un morceau de terre ! »

« Entendant tout cela, j’étais étrangement éperdue et épouvantée, et je ne savais que devenir d’étonnement et d’appréhension, spécialement de ce qu’Il disait et redisait ces choses plusieurs fois : “Comment ma justice attachée aux mamelles d’une femme !” Je demandais ce que c’était que cela. “Oh ! Mais je ne m’étonne pas, continua-t-il, si vous vous vantez tant d’aimer ma justice, car une mère aime bien l’enfant qu’elle allaite. Ma justice est comme liée de bandelettes, enveloppée de drapeaux et attachée à vos mamelles. Ces drapeaux sont vos sens intérieurs et extérieurs qui cachent et enveloppent ma justice, laquelle opère secrètement [228] ses effets là-dedans. Les bandelettes sont les désirs effrénés que vous avez de souffrir. Vos deux mamelles, c’est votre corps et votre esprit. Le lait c’est la haine du péché, et mes divins attributs, mon fils et ma fille, sont transportés en vous. Oh ! C’est fait ! Les femmes disposeront bientôt de ma divinité.” Il dit cela parce que la Sainte Vierge ordonne et dispose de cet œuvre. »

Elle a ressenti en plusieurs occasions divers effets des divins attributs. Elle a été quelquefois possédée et animée de la divine Justice, quelquefois de la Miséricorde, quelquefois de la Charité. Quand elle était possédée de la Justice, elle eût voulu que ceux qui péchaient fussent descendus en enfer tout vivants. Et si elle eût vu un péché mortel en elle, elle eût voulu descendre en enfer, parce que c’eût été justice.

Quand elle était animée de la miséricorde, tous les péchés du monde ne lui semblaient rien en comparaison de la bonté de Dieu, et elle pleurait amèrement de ce qu’il n’était point permis de prier pour la conversion des diables et des damnés ; et elle sentait plus de douleurs de cela qu’elle n’avait de joie de tous ceux qui doivent être sauvés.

Quand elle était possédée [228v] de la charité, elle voyait Notre Seigneur tenant un petit enfant sur son bras et lui disant : « Lequel aimez-vous mieux, de ce petit enfant ou de moi ? » Elle connut que ce petit enfant représentait les sorciers pour la conversion desquels elle souffrait et dit : « J’aime mieux souffrir ici-bas pour ce petit enfant jusqu’au jour du Jugement, que d’aller avec vous dans le paradis, quand il me serait ouvert tout maintenant. »

Chapitre 2. L’amour de la sœur Marie vers la divine volonté. Elle l’honore comme sa mère, etc.

L’an 1641, le 29 octobre, la Sainte Vierge lui présenta un vaisseau plein d’une liqueur très agréable, et si plein qu’elle était prête de tomber de tous côtés, et elle dit : « Prenez, ma fille, prenez cela et le buvez.

– Non je ne boirai point, si mon époux ne me le commande.

– Mon fils, dit la Sainte Vierge à Notre Seigneur, commandez-lui.

– Ma mère, Je n’y mets point d’empêchement.

– Prenez [229] donc, ma fille.

– Je ne le prendrai point s’Il ne me commande absolument, car je sais ce que c’est : ce sont des consolations et je n’en veux point, donnez-les à d’autres.

– Quoi ! dit Notre Dame, voulez-vous que je fasse une injustice : ce sont les vôtres que je garde dont vous avez été privée par le passé. Je ne puis pas les donner à d’autres.

– Faites-en ce qu’il vous plaira, mais je ne les prendrai pas si mon époux ne me le commande.

– Mon fils commandez-lui, je vous en prie.

– Ma mère, répondit Notre Seigneur, Je ne l’empêche point. Prenez-les donc, ma fille, car elles vont tomber par terre et seront perdues.

– Je n’en veux point du tout si mon époux ne le veut absolument. J’aimerais mieux mille enfers avec sa divine volonté que cent mille paradis sans elle. »

Un jour, elle vit la divine Volonté comme une grande dame très majestueuse, mais d’un visage fort austère, et auprès d’elle, il y avait une vieille femme fort triste qui tenait une écuelle de bois à la main. Au même temps elle aperçut Notre Seigneur et sa sainte mère, et au milieu d’eux, une jeune fille fort belle, agréable et d’un visage très gai et très joyeux, qui partit d’avec Notre Seigneur et Notre Dame pour venir à elle, mais la sœur Marie [229v] lui tourne le dos comme aussi à Notre Seigneur et à Notre Dame, et s’en va vers la vieille qui était au pied de la divine Volonté, laquelle remplissant son écuelle d’eau, la baille à la sœur Marie qui la but entièrement.

Cette vieille représente la tristesse et l’affliction, et la jeune fille, la joie et la consolation. L’écuelle pleine d’eau représentait les larmes que la sœur Marie avait à répandre. Elle quitte Notre Seigneur et Notre Dame avec les consolations, pour suivre la divine Volonté parmi les désolations. Elle dit quelquefois à Notre Seigneur : « Je vous aime bien, mais pourtant si vous m’envoyiez maintenant votre paradis et que vous ne commandassiez d’y entrer pour y être éternellement avec vous et pour y jouir de toutes les joies et félicités que vous y possédez, et que la divine Volonté me dit que j’allasse en enfer, je vous assure que je vous quitterais vous et votre paradis, et que je me jetterais tout à l’heure au milieu des feux de l’enfer.

– Vous ne m’aimez donc point, dit Notre Seigneur ?

– Si ce n’est point vous aimer que de faire ainsi, répondit-elle, je ne vous aime donc point, car je ferais cela, et je ne puis avoir d’autres sentiments.

– Oh ! Non ! répliqua Notre Seigneur, ce n’est pas que vous ne m’aimiez, mais c’est que vous [230] aimez davantage ma divinité que mon humanité, car la divine Volonté, c’est ma divinité, et c’est elle qui règne sur moi et à laquelle je suis assujetti aussi bien que vous. »

La sœur Marie parlant à quelqu’un de la très adorable volonté de Dieu, lui disait : « Honorons et aimons cette divine Volonté comme notre mère, et demeurons toujours attachés à ses mamelles. Quiconque a la divine Volonté pour sa mère, il a aussi la très Sainte Vierge pour mère, parce qu’elle est tellement remplie, animée et possédée de la divine Volonté, que c’est son esprit, son âme, son cœur et soi-même. Elle est toute transformée en elle et n’est qu’une avec elle. »

Depuis qu’elle se connaît, elle n’a jamais rien fait qu’après avoir examiné si c’était la volonté de Dieu, et après Lui avoir demandé qu’Il lui fît la grâce de lui faire perdre la volonté qu’elle pouvait avoir de faire aucune chose qui ne lui fût pas agréable ou qu’il lui ôtât le pouvoir de la faire, Notre Seigneur lui dit un jour : « Faites un vœu.

– Et de quoi ? Lui dit-elle.

– De faire en tout et partout la divine volonté, répliqua-t-il.

– Oui, mais je crains, ajouta-t-elle, de ne la connaître pas toujours.

– Vous ne serez obligée [230v] à ce vœu, répartit Notre Seigneur, que quand vous la connaîtrez si clairement qu’il vous sera impossible d’en douter. »

L’an 1641, en la fête de tous les saints, elle entendit Notre Seigneur criant à haute voix : « Ô ma mère, l’excès de mon amour ne me permet plus de retenir mes secrets.

– Ô mon Fils, répondit Notre Dame par trois fois, gardez-vous bien de dire vos secrets, sans en demander conseil à votre épouse. »

« Alors il se retourna vers moi disant par trois fois : « Ô épouse, voulez-vous que je vous dise mes secrets ? »

« à quoi je répartis aussi par trois fois : Fiat voluntas tua.

– Ô Me voilà arrêté, dit-Il. Quoi ! Ne voulez-vous point savoir mes secrets ?

– Non, je ne veux rien savoir que ce qu’il plaira à votre divine Volonté que je sache.

« Là-dessus Il se tut pour cette heure-là. Mais peu de jours après, Il me déclara ses secrets et me recommanda de les dire à quelqu’un, et me dit qu’il fallait lever entièrement le voile de dessus ma face, afin que celui-là connût la beauté de son épouse. »

Section 1. Elle regarde et suit en toutes choses la divine volonté. Les créatures nous montrent cette leçon : elle doit être suivie au préjudice de la raison.

[231] Notre Seigneur dit quelquefois à la sœur Marie : « Regardez-moi en face.

– Je ne sais ce que c’est que de vous regarder en face.

– Me regarder en face, répondit le Fils de Dieu, c’est regarder ma divine volonté pour la suivre partout.

– Toutes les créatures nous font cette leçon, dit-elle, et même celles qui sont inanimées et insensibles. » (Car Dieu lui a fait voir plusieurs fois qu’elles regardent toutes, fixement et perpétuellement, la divine Volonté, attendant ses ordres pour les exécuter ponctuellement et au moment qu’elle a déterminé, et qu’elles haïssent tout ce qu’elle hait et aiment tout ce qu’elle aime, tant elles ont de conformité à ses divines dispositions, parce qu’il n’y a point de péché en elles qui les détourne ou éloigne un tant soit peu de leur premier principe, qui est la très adorable volonté de Dieu.) 

Un jour, la sœur Marie souffrait de grandes peines. Notre Seigneur et Notre Dame lui dirent : « Vous voilà bien malade ?

– Il est vrai, répondit-elle [231v] je suis bien malade.

– Si vous étiez en notre place, ajouta Notre Seigneur, vous ne nous traiteriez pas ainsi ; vous nous demandez une goutte d’eau et nous vous la refusons, mais vous, au lieu de nous donner de l’eau, vous nous donneriez du vin ; mais en faisant ainsi, vous renverseriez tout l’ordre, car vous feriez marcher la raison devant la divine Volonté ; vous suivriez la raison, jugeant qu’il ne serait pas raisonnable de faire souffrir des personnes qui ne seraient pas coupables ; mais nous ne faisons ainsi, car [= que parce que] nous suivons la divine Volonté en tout et partout, au préjudice de la raison. »

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de l’état où elle était, Il lui dit : « Si j’étais à votre place que feriez-vous ?

– Attendez, dit-elle, je vous assure que je vous ferais tout ce que l’adorable volonté de Dieu voudrait que je vous fisse.

– Mais si l’adorable volonté de Dieu voulait que vous me crucifiassiez ?

– Oui, je vous assure, je vous crucifierais et je frapperais à grands coups de marteau sur les clous pour vous crucifier.

– Et si elle voulait que vous me missiez en enfer avec les diables, m’y mettriez-vous ?

– Je vous assure que oui.

– Et si elle voulait que vous m’y laissassiez plusieurs années parmi des tourments rigoureux, m’y laisseriez-vous ? [232]

– Oui, je vous y laisserais.

– Ne vous étonnez donc pas si je vous y laisse, répliqua Notre Seigneur, car je ne fais rien que ce que la divine volonté m’ordonne. Après cela, si elle voulait, dit encore Notre Seigneur, que vous me fissiez tout plein de petites promesses sans les accomplir, le feriez-vous ?

à cela, dit-elle, je ne sais que répondre, sinon que je n’ai jamais rien promis à personne que je ne l’ai accompli.

– Aussi, ne vous ai-je rien promis qui ne soit véritable et qui ne s’accomplisse. Mais ma divine Volonté a suspendu plusieurs effets de mes promesses qui s’accompliront en leur temps. »

Section 2. Deux manières de donner sa volonté à Dieu. Il donne la sienne à ceux qui lui donnent la leur comme il faut.

L’an 1646, le 22 janvier, Notre Seigneur lui dit : « Ceux qui me donnent leur cœur pour y faire ma demeure, je leur donne mon paradis pour y faire la leur. Ceux qui se donnent à moi, je me donne [232v] à eux. Ceux qui me donnent leur volonté, je leur donne la mienne, mais il y en a très peu qui me la donnent.

– Tant de religieux et de religieuses qui font vœu d’obéissance, ne vous la donnent-ils pas ?

– Ils me la donnent pour me servir à gages et pour avoir les couronnes et les dignités du paradis, et travaillent à qui pourra atteindre plus haut. Mais les plus parfaits me donnent leur volonté, non pour m’en servir, mais pour la détruire et pour l’anéantir, de sorte que quand leur volonté se présente en quelques-unes de leurs actions pour y avoir part, ils l’écrasent sous leurs pieds ; et ceux-là ne regardent en tout ce qu’ils font que ma divine Volonté et ne craignent rien que de lui déplaire, et n’ont aucun égard au paradis ni à l’enfer, et c’est à ceux-là que je donne ma divine Volonté pour la leur.

– Pour avoir votre volonté, faudrait-il se priver de la communion ?

– Non, dit Notre Seigneur, au contraire, à proportion qu’ils meurent à leur volonté, la communion les vivifie de la haine qu’ils portent à leur volonté et de l’amour qu’ils portent à la mienne. Il s’allume un grand feu de l’amour divin qui les consume et anéantit tout ainsi [233] comme le feu consume le suif et la mèche d’une chandelle.

– Pourquoi donc suis-je privée de la sainte communion ?

– C’est une autre affaire à part, dit le Fils de Dieu : c’est que ma Passion vous a été donnée au lieu du Saint-Sacrement et que ma divine Volonté vous veut faire vivre dans la mort. »

Section 3. Suivre en tout la divine volonté est un martyre. Moyens pour connaître la divine volonté.

Le plus court chemin pour arriver au martyre, est de suivre en tout et partout la divine Volonté. Pour plus grande intelligence de cette vérité, la sœur Marie dit qu’elle vit une fois une vigne très belle chargée de très beaux raisins et bien mûrs, dont les grumes231 étaient grosses comme des prunes, et il y avait aussi de grandes et belles feuilles qui les couvraient. « Voici venir saint Gabriel qui coupe cette vigne par le pied et la va transplanter dans le ciel, et Notre Seigneur me dit que ces raisins [233v] étaient tous confits dans le sucre et que ce n’était pas pour en faire du vin : “Mais c’est, dit-il, pour les servir à notre table, à notre dessert.” »

Voici l’explication. Les raisins sont les grands saints que Notre Seigneur appelle les cèdres du Liban, lesquels seront en ce temps auquel il versera abondamment ses grâces et convertira tout le monde. Ils seront tous confits au sucre de la grâce, et suivront parfaitement la divine Volonté, ne cherchant que Dieu seul, et le servant et aimant pour l’amour de lui-même, comme s’il n’y avait ni paradis ni enfer. Les feuilles de la vigne représentent la grande et glorieuse réputation que ces saints auront devant Dieu et devant les hommes ; ce seront de grands martyrs, quoique les bourreaux ne les touchent point, mais ils seront martyrs de l’amour divin : ils seront brûlés dans la fournaise et ils seront plus grands martyrs que quantité d’autres des premiers martyrs qui souffraient le martyre pour l’espérance des couronnes et de la gloire, car ceux-ci ne regardent point la récompense, mais la seule gloire de Dieu et de suivre en tout et partout sa très adorable Volonté.

Quiconque veut être martyr, qu’il fasse comme ceux-là [234] regardant et suivant la divine Volonté partout où elle le mènera, et elle fera un sacrifice très agréable à Dieu.

Sur ce même sujet, je dirai qu’un jour la sœur Marie ayant prié Notre Dame dans une occasion qui s’en présenta de lui apprendre ce qu’il lui fallait faire pour lui faire un sacrifice qui lui fût bien agréable, il lui répondit qu’il y avait deux sortes de sacrifices. Le premier, de ceux qui vont en Religion. « Lorsqu’ils y entrent, ils me sacrifient leur Isaac comme fit Abraham, c’est-à-dire les joies et les plaisirs du monde. Mais le second sacrifice est de ceux qui suivent en tout et partout ma divine Volonté. Ceux-là se sacrifient eux-mêmes et c’est le sacrifice qui est le plus agréable à Dieu. »

Afin de suivre la divine Volonté, il est nécessaire de la connaître. Or entre les moyens par lesquels on peut arriver à cette connaissance, il y en a deux, très faciles et infaillibles, qui sont exprimés dans les choses suivantes qui ont été dites à la sœur Marie.

Quelques personnes étant en doute de ce qu’elles devaient faire, touchant plusieurs choses [234v] qui regardent leur salut et leur perfection, la sœur Marie, ayant prié Dieu pour elles de leur faire connaître là-dessus Sa sainte volonté, Il lui fit cette réponse : « Qu’ils consultent leur supérieur. Je leur parlerai par lui et s’ils lui obéissent, ils accompliront ma divine volonté. »

Une autre fois, ayant prié pour un grand nombre de religieuses qui avaient écrit à la sœur Marie pour lui demander quantité de choses, Notre Seigneur lui dit : « Toutes les fois que mes épouses désireront quelque réponse de ma mère et de moi, qu’elles s’adressent à leur supérieure et nous leur répondrons et ferons connaître notre volonté par sa bouche, et elles se pourront assurer de ses réponses comme si ma mère et moi leur répondions en propre personne. » Dans une autre occasion, ayant prié le Fils de Dieu de faire connaître sa volonté sur quelque affaire d’importance, Il dit qu’il en fallait conférer ensemble et que là où deux ou trois seront assemblés en Son nom, Il était au milieu d’eux, selon sa parole, pour les éclairer et pour leur faire connaître Sa sainte volonté. [235]

Section 4. Elle est animée de la divine Volonté. Estriveries232 qui font voir que la divine Volonté est régnante en elle.

Il lui arrive souvent, ainsi qu’il est aisé de remarquer en ses écrits, qu’elle dit beaucoup de choses par des mouvements extraordinaires qui ne sont point d’elle, sans qu’elle y puisse résister, et quelquefois sans entendre ce qu’elle dit et même sans savoir ce qu’elle a dit par après. Or un jour ayant demandé à Notre Seigneur d’où venait cela, Il lui dit : « Vous êtes comme un luth qui ne dit mot si on ne le touche, et qui ne dit que ce qu’on lui fait dire ; c’est la divine volonté qui vous anime, qui vous fait parler et qui vous fait dire ces choses233. »

Lorsque dans les choses qui se passe en la sœur Marie il arrive des estriveries ou [235v] contestations (c’est ainsi qu’elle appelle cela), entre Notre Seigneur et elle, ainsi qu’on voit en plusieurs lieux de ses écrits234, cela ne se fait pas de son mouvement ni par sa volonté, ni avec liberté de sa part, mais c’est pour lui faire connaître comme elle est toute en elle et qu’elle n’a point d’autre volonté que celle de Dieu. Il arrive quelquefois de ces estriveries entre Notre Seigneur et la sœur Marie comme aussi entre la Sainte Vierge et elle, lorsque l’un ou l’autre lui offrent ou lui disent des choses qui lui sont désavantageuses ou qui ne sont pas conformes à la divine Volonté, pour la tenter ou l’exercer ou pour lui faire connaître la grâce qu’on lui a faite de lui ôter sa volonté en mettant celle de Dieu en la place ; puis on lui dit qu’elle avait raison. Sur ce sujet, un jour, après une semblable estriverie entre Notre Seigneur et Notre Dame d’un côté et la sœur Marie de l’autre, Notre Dame lui dit enfin qu’elle avait raison et qu’elle était la plus savante.

« Et d’où vient donc que Notre Seigneur et vous, vous me faites ainsi estriver ?

– C’est que dans ces [236] occasions, mon Fils parle en la personne de votre esprit ; et moi je parle en la personne de vos sens ; et pour vous, vous parlez en la personne de la divine Volonté qui a toujours raison et qu’il faut suivre partout. Nous ne sommes pas contraires, mon Fils et moi, à la divine Volonté, mais c’est pour vous faire connaître qu’elle règne en vous et que vous ne pouvez rien faire contre elle, nonobstant tout ce que nous vous pouvons dire, mon Fils et moi. »

Section 5. Sa soumission et son respect vers la divine Volonté, qui règle les choses qui la concernent, lesquelles sont toutes mystérieuses.

Elle dit qu’elle regarde la divine Volonté comme sa reine et qu’elle se comporte avec elle avec grande soumission et respect et [236v] qu’elle ne prend aucune familiarité avec elle, et que son occupation ordinaire et continuelle est de chercher les moyens de faire en toutes choses ce qu’elle veut avec promptitude et fidélité. Elle ne fait jamais rien de sa propre volonté, mais elle est tellement assujettie à Sa puissance et à Sa conduite, que tous les moments de sa vie sont réglés par elle est qu’elle ne fait rien ni en ses prières ni en ses actions, ni en son vêtir, ni en son boire, manger, coucher et lever, ni en toutes choses, que par l’ordre de la divine Volonté qui lui prescrit tout ce qu’elle doit faire, tantôt par elle-même, tantôt par Notre Seigneur, quelquefois par la Sainte Vierge, quand elle doit prier, soit en la maison, soit en l’église, soit ès jours ordinaires, soit ès fêtes solennelles et durant leurs octaves. Notre Seigneur lui prescrit toutes les prières qu’elle doit faire, et il lui est impossible d’y rien ajouter ni changer.

Le temps venu de se coucher, on la [237] fait quelquefois demeurer debout, c’est-à-dire sans coucher, et quand elle est couchée, on la fait demeurer longtemps au lit, et quand elle y pense le moins on la fait lever. Elle a été longtemps sans pouvoir remuer son lit, de sorte qu’elle y souffrait de grandes incommodités. Elle n’a aucune liberté de rendre service à personne, spécialement à ceux qui sont en santé, sinon quand elle en est requise ou que la nécessité le demande. Mais pour les malades, ce n’est pas de même, car leur maladie, dit-elle, parle et prie pour eux, et elle a la liberté de leur rendre tout le service qu’elle juge être nécessaire et convenable. Elle ne porte ses habits qu’en la forme et manière et pour le temps qui lui est ordonné, et c’est elle-même qui les fait, après que la Sainte Vierge a prescrit la façon.

Pendant qu’elle était en enfer, elle ne mangeait que du pain et ne buvait que [237v] de l’eau aux jours ouvriers, et aux dimanches et aux fêtes on lui ordonnait de manger des fruits avec son pain. Elle a été longtemps qu’elle ne mangeait que du pain sec. Son corps a toujours été en même état et son visage toujours de même sorte, sans maigrir, ni sans diminuer, ni augmenter aucunement ; mais ce qui est encore plus remarquable, c’est que toutes les choses susdites, c’est-à-dire ses prières, le nombre, le temps, son lit, ses habits et généralement tout ce qui se passe en elle, sont pleines de mystères ainsi qu’on lui fait entendre par les explications qu’on lui en a donné, car ce sont autant de figures de plusieurs grandes choses qui sont ou passées ou présentes ou à venir, dont les unes la regardent en personne, les autres l’Église, les autres les infidèles, les autres le péché. Et en ceci, elle est conforme à Notre Seigneur Jésus-Christ duquel saint Augustin et tous les saints pères nous assurent que toutes ses actions et tout ce qui se [238] passait en lui, était mystérieux et significatif de choses grandes et admirables. De là vient que l’on n’écrira jamais la millième partie des choses merveilleuses que la divine Bonté a opérées en cette fille ; car pour les coucher par écrit, il faudrait faire presque autant de livres comme il y a de jours en sa vie.

Section 6. La divine Volonté couronnée en la sœur Marie.

L’an 1654, le 8 décembre, Notre Seigneur fit dire plusieurs rosaires à la sœur Marie et entre autres, Il lui fit en dire un sur la croix duquel Il lui ordonna de dire le Magnificat et le Gloria in excelsis, et comme elle était prête de dire ces paroles : Suscipe deprecationem nostram235, Il l’arrêta et lui dit : « Que demandez-vous ? »

Alors elle répondit promptement par un mouvement extraordinaire et sans y avoir pensé auparavant : « Je demande que Votre divine Volonté soit [238v] couronnée et que la mienne soit anéantie. »

Fiat ut petitur236, dit Notre Seigneur. Ensuite de cela, Il lui fit réciter un rosaire en cette façon : sur les gros grains, Il lui fit dire Pater non mea voluntas, sed tua voluntas fiat, et sur les petits : « Votre divine volonté soit couronnée et la mienne anéantie. »

« Mais, n’est-ce pas la même chose ? dit-elle : non mea sed tua voluntas fiat et votre divine volonté soit couronnée et la mienne anéantie ?

– Non, répondit Notre Seigneur ; il y a cette grande différence entre les deux prières. » Et au même temps Il lui fit entendre qu’elles différaient en cette manière : la divine volonté a toujours été faite en elle depuis le commencement de sa course ; mais maintenant qu’elle est sur la fin de sa carrière, elle sera couronnée. De là vient qu’au commencement de sa vie, on lui faisait dire : « Votre divine volonté soit faite », et maintenant on lui fait dire : « Votre divine volonté soit couronnée. » Au commencement et dans la suite, on ne lui faisait pas dire : « Ma volonté soit anéantie », mais seulement : « Ma volonté ne soit pas faite », parce qu’alors sa volonté [239] n’était pas anéantie. Elle subsistait encore, mais comme servante de la divine Volonté et pleinement assujettie à son empire ; elle agissait encore, mais comme instrument de la volonté de Dieu et comme instrument mort qui n’avait point d’autre mouvement que celui que cette très adorable Volonté lui donnait. Et ce qui fait voir qu’elle subsistait et agissait encore, c’est qu’en toutes les choses extraordinaires qu’on lui voulait faire faire ou souffrir, on demandait toujours le consentement de sa volonté, comme l’on fit auparavant que de lui faire souffrir les peines de l’enfer, le supplice de l’éternité dont il est parlé ci-dessus et autres semblables ; mais lorsque cet ouvrage sera accompli, on n’aura plus que faire de sa volonté. Voilà pourquoi on lui fait dire pour ce temps-là : « Votre volonté soit couronnée et la mienne soit anéantie. »

Chapitre 3. Son abandon à la divine providence.

Au commencement de sa possession, avant [239v] qu’elle fut à Coutances, il lui arriva que n’ayant qu’un quart d’écu qu’elle avait gagné par son travail et l’ayant caché dans le trou d’une muraille, on le prit si bien qu’elle se vit dépouillée de tout bien, mais très aise d’être dans une absolue dépendance de la divine providence ; à raison de quoi, comme les voisins l’aimaient beaucoup, la plaignant et criant contre ceux qui avaient pris ce quart d’écu, elle les excusait et priait Dieu de leur pardonner, et disait qu’il n’y avait pas sujet de se plaindre, car « c’est Dieu qui l’a ainsi disposé, afin que je m’abandonne entièrement à Sa providence. Il m’a ôté la santé qu’Il m’avait donnée, par laquelle je pouvais gagner ma vie. Je n’avais que ce peu d’argent avec lequel je pouvais vivre en attendant qu’Il me redonnât la force de pouvoir en gagner d’autres. Puisqu’Il me l’a ôté, je suis bien assurée qu’Il prendra Lui-même le soin de me nourrir. » Ce qui arriva tôt après ; car on la mena à Coutances où elle fut nourrie longtemps chez monseigneur l’évêque comme un pauvre c’est-à-dire [240] quelques morceaux de pain, quelques restes de potage, et depuis ce temps-là, Dieu a pourvu à toutes les choses qui lui ont été nécessaires, mais petitement, pauvrement, et en la faisant bien souffrir.

Chapitre 4. L’amour divin est rigoureux et terrible.

La sœur Marie assure qu’il n’y a rien de si terrible que l’Amour divin et que tout ce que la divine Justice lui a fait souffrir n’est rien en comparaison des tourments que l’Amour divin lui a fait porter : « J’aime, dit-elle, tendrement la divine Justice, car je la trouve douce, belle, agréable. Mais l’Amour divin est sévère, rigoureux et terrible. Il rit toujours, mais Il frappe bien rudement. Je tremble quand je Le vois. Quand on se plaint à Lui, Il ne fait qu’en rire ; on ne sait où Il va ni où Il mène ; Il se fait suivre à l’aveugle. » [240v]

Section 1. Le jardin de l’amour divin.

Environ le temps des sortilèges qui durèrent cinq ans, l’Amour divin que la sœur Marie appelle son père et qui la menait toujours par la main comme un père mène son petit enfant, lui donna un beau jardin tel qu’il est ici décrit : la forme et la figure de ce jardin est un triangle et comme un cœur. Il est environné tout autour d’une haie de grosses et piquantes épines fort hautes et épaisses. La porte est de bois de cèdre dont la serrure et la clé sont d’or. Tout autour de la haie, par dedans, il y a quantité de violettes. Au deçà de la violette, il y a quinze beaux pommiers, cinq de chaque côté, tous chargés de belles pommes, et en si grande abondance qu’il y paraît plus de pommes que de feuilles. Au deçà des pommiers il y a quinze palmiers. Entre tous ces palmiers il y a une vigne attachée à des échalas237 toutes chargés de raisins. À un des côtés du jardin, devant [241] la porte, il y a un très beau rosier. À l’autre côté, il y a un olivier chargé d’olives. Au pied de l’olivier une fontaine ou lavoir. Au milieu du jardin il y a un sépulcre dans lequel est un mort : de la tête de ce mort sort un cèdre qui est merveilleusement haut. Ce jardin s’appelle le jardin de l’amour divin, parce que c’est lui qui l’a planté par la sœur Marie. Ce cœur dont il porte la figure, c’est son cœur. Les épines représentent les douleurs et les peines qu’elle a souffertes. La violette c’est le symbole de l’humilité. Les pommiers chargés de pommes signifient les païens qui se convertiront et qui porteront beaucoup plus de fruits après leur conversion que ne font pas les chrétiens. Le raisin de la vigne signifie l’amour et la charité. Les palmiers, ce sont les prédicateurs qui travaillent à la conversion des âmes, comparés à la palme, parce qu’ils remporteront la victoire sur le péché. Mais pour monter à la palme, c’est-à-dire pour prêcher efficacement, il faut être enivré de l’amour de Dieu [241v] et de la charité du prochain : c’est ce qui est signifié par le raisin qui est au pied du palmier. L’olivier, c’est la miséricorde que Dieu exercera vers les pécheurs. Le lavoir c’est la pénitence ; le rosier qui paraissait couvert de glace et de neige comme au temps d’hiver, et qui sera tout couvert de roses au temps de la conversion générale, c’est la vérité des choses qui se passent en la sœur Marie. Lesquelles seront comme autant de belles roses qui s’épanouiront lorsque Notre Seigneur manifestera son ouvrage et qui embaumeront tout le monde de leur suave odeur. Le corps mort qui est dans le sépulcre, c’est la sœur Marie qui est dans un état de mort et d’anéantissement. Le cèdre qui sort de sa tête, c’est la divine volonté qui est vivante et régnante en elle. La porte, qui est de bois de cèdre et incorruptible, c’est la grâce divine. La serrure, c’est la charité divine, et la clé c’est l’amour divin sans lequel on ne peut entrer dans ce jardin.

Section 2. La charité divine fait une collation à la divine justice, l’enivre de son vin, met des bondes à son torrent et lui arrache des mains son couteau, ses flèches et ses foudres.

[242] Un jour la sœur Marie étant animée de la charité s’écria : « Ô terre, terre, pourquoi me tiens-tu prisonnière dans ce monde ? » Il lui semblait qu’elle voyait la terre comme le fond de sa main et qui lui semblait comme un cachot.

Après cela on lui répondit : « Le ciel est fermé.

– Je parlerai donc à la terre. »

On répliqua : « Le silence est imposé à la terre. »

« Ensuite je vis la divine Justice qui venait du ciel pour visiter ses fermes en ce monde ici et faire payer ses fermiers de quantité de deniers dont ils lui étaient redevables. Elle était suivie du torrent de l’Ire de Dieu pour submerger tout le monde à cause de ses péchés. Elle avait un glaive, des flèches et un foudre qu’elle portait à la main. Au même [242v] temps, je vis la Charité divine qui allait au-devant et qui la pria de venir faire la collation chez elle. Elle y alla, et la Charité enivra la Justice de son vin, si bien qu’elle s’endormit. Pendant qu’elle dormait, la Charité alla aussitôt mettre des bondes à son torrent, afin d’empêcher qu’il ne se débordât pour noyer tout le monde. Elle prit son glaive et ses flèches et les enivra de sang innocent, les ayant plantés dans le cœur de la sœur Marie. Elle lui arracha aussi le carreau de foudre qu’elle tenait à la main et elle le donna à l’Amour divin qui le bénit et le convertit en un flambeau d’amour. Ce carreau de foudre est ce feu que son esprit avait béni comme il est rapporté au chapitre 8 du quatrième livre, et dit que ce serait son enseigne et la marque de son triomphe qu’il porterait en sa main éternellement. Ensuite de cela, la divine Justice s’éveilla et ne se fâcha point de se voir ainsi désarmée, mais elle remercia la Charité divine de la collation qu’elle lui avait faite et lui dit qu’elle en était si contente, qu’elle lui donnait toutes ses fermes et ses fermiers : “Faites-en, lui dit-elle, ce que vous voudrez, ils sont à vous. Je m’en retourne dans le ciel pour vous y [243] préparer un festin à mon tour.” »

Qu’est-ce que tout cela ? C’est que la divine Justice était prête de perdre tout le monde à cause de ses péchés ; mais la divine Charité lui a fait une collation, qui sont les souffrances de la sœur Marie, du sang de laquelle le glaive et les flèches de la divine Justice ont été enivrées. Le foudre c’est l’Ire de Dieu que méritent les pécheurs. Le torrent, c’est celui dont il est parlé ailleurs qui contient sept rivières. Lequel représente les peines et les coulpes tout ensemble, dont les deux bondes seront levées après que Notre Seigneur l’aura béni et converti ainsi qu’il est dit en son lieu, pour inonder toute la terre d’un déluge de grâces et de bénédictions. Car outre que les petits canaux dont il est parlé seront débouchés, ces deux bondes seront encore levées pour la fin susdite.

Section 3. Trois déluges, dont le troisième est l’amour divin.

Une fois Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Allez-vous [243v] en dire une chose trois fois triste.

– Où la prendrai-je ?

– Ce sont ces paroles : Spiritus Domini replevit orbem terrarum238, ce qui s’entend de ce temps auquel le Saint-Esprit mettra le feu de l’amour divin par toute la terre et qu’il fera son déluge. Car il y a trois déluges qui sont tous trois tristes et qui sont envoyés pour détruire le péché. Le premier déluge est celui du Père éternel, qui a été un déluge d’eau. Le second, c’est le déluge du Fils, qui a été un déluge de sang. Le troisième, un déluge du Saint-Esprit, qui sera un déluge de feu, mais il sera triste aussi bien que les autres, parce qu’il trouvera beaucoup de résistance et quantité de bois vert qui sera difficile à brûler. »

Section 4. La différence qu’il y a entre l’amour divin et la charité divine.

Si on regarde l’amour divin et la charité divine en eux-mêmes, on n’y trouvera aucune différence, non plus qu’entre les autres divins attributs entre lesquels il y a bien quelques distinctions, mais point de différence selon le [244] langage de la théologie. Mais cela n’empêche pas qu’ils ne diffèrent en leurs effets. C’est en cette manière que la sœur Marie dit qu’il y a de la différence entre l’amour divin et la charité divine qui consiste, dit-elle, en ce que l’amour fait toutes ces actions par-dessus la raison, mais la charité est plus condescendante et s’accommode davantage avec la raison. Elle dit aussi que l’amour est le feu et la charité est la flamme, que l’amour embellit et ennoblit les âmes et que la charité les enrichit, parce que, dit-elle, plus l’âme aime Dieu, plus elle participe à sa beauté et à sa noblesse ; plus elle aime son prochain, plus elle a de part en ses richesses.

Chapitre 5. De la divine miséricorde.

L’an 1639, le roi Louis XIII, ayant envoyé en la Basse-Normandie une armée dont le chef s’appelait Gassion239, pour arrêter le cours de plusieurs séditions populaires qui s’étaient émues en divers lieux de cette province, et pour en punir les auteurs, comme on sut [244v] à Coutances que ce Gassion y devait venir avec toutes ses troupes, tout le monde fut rempli de frayeur, car on disait parmi le peuple que c’était un homme cruel et sans miséricorde et qu’il jetait par les fenêtres les enfants au berceau et qu’il les écrasait. La sœur Marie ayant ouï cela, s’en alla à Notre Seigneur lui exposer son affliction et le prier d’avoir pitié de son peuple. « Ne vous mettez point en peine de cela, lui dit-il, mais sachez que quand ma miséricorde viendra, au temps de la grande tribulation, elle jettera tous les enfants par les fenêtres et les écrasera, c’est-à-dire les péchés qui sont les enfants des pécheurs. Ce sera ma divine miséricorde qui fera ce massacre et qui exercera tous ces châtiments ; mais on ne la connaîtra pas pour telle ; on croira que ce sera la Justice parce qu’elle sera revêtue de la robe de la justice. »

Chapitre 6. De la divine justice.

Un jour elle vit la Sainte Trinité, et au même [245] temps, elle vit la miséricorde qui rendait mille Actions de grâces au Père de ce qu’il avait donné son Fils, et au Fils de ce qu’il avait tant et tant souffert pour les hommes, et au Saint Esprit de ce qu’il avait été opérateur de tant de mystères. Mais la justice était derrière, qui marchait gravement avec une grande beauté et majesté et n’était suivie que d’un sergent, qui était la mort temporelle et éternelle.

Un jour, une certaine fille étant retombée dans un péché mortel auxquels elle était sujette, la sœur Marie qui la connaissait particulièrement, venant à le savoir, se sentit animée et possédée de la divine Justice et au même temps elle la va trouver et lui parle en cette façon d’une voix forte et terrible et étant toute embrasée du zèle de la divine Justice : « Va, misérable que tu es, je te déclare que si tu retombes encore une fois dans ce péché, il n’y aura plus de miséricorde pour toi : tu seras damnée éternellement sans rémission, et si la miséricorde de Dieu te voulait [245v] pardonner, je m’y opposerai et descendrai avec toi en enfer et y demeurerai éternellement plutôt que de souffrir que tu en sortes. » Ce n’était pas elle qui parlait, mais la justice de Dieu qui quitta la sœur Marie après avoir dit cela par sa bouche.

Étant revenue dans son état ordinaire elle se jette au pied de cette fille et lui demande pardon de ce qu’elle lui a dit : « Ha ! dit la fille en pleurant, ce n’est pas vous qui avez parlé, mais c’est Dieu. Je suis damnée, car je ne pourrai jamais m’empêcher de retomber dans ce péché. » Cependant la sœur Marie pria Notre Seigneur pour elle avec tant d’instances qu’elle lui obtint une grâce efficace qui l’empêcha de retomber et en effet depuis ce temps-là elle ne commit aucun péché mortel, et elle mourut en la grâce de Dieu. Mais elle a été fort longtemps en purgatoire et y a terriblement souffert.

Section 1. La divine Justice est la plus belle des divines perfections.

Il est vrai que les divines perfections [246] considérées en elles-mêmes, n’ont point ni de plus ni de moins et qu’elles sont aussi excellentes les unes que les autres et égales en toutes choses. Mais si on les regarde dans leurs effets, l’on verra qu’elles se surpassent les unes les autres en certaines choses, car autres sont les effets de la sainteté, autres de la bonté, autres de la puissance, etc. Ainsi la miséricorde surpasse toutes les autres divines perfections quant à l’étendue de ses opérations, selon ces divines paroles : Miserationes ejus super omnia opera ejus240. Parce que les opérations de la miséricorde s’étendent partout : au ciel, en la terre et même dans les enfers. Mais la divine justice excelle en beauté par-dessus toutes les autres parce que c’est elle qui détruit le péché qui est une laideur infinie. C’est ce que Dieu a fait connaître à la sœur Marie en plusieurs occasions dont nous rapporteront ici quelques-unes.

L’an 1644, le 18 octobre, contemplant la beauté de la divine Justice, elle disait à Notre Seigneur que c’était la plus belle de ses perfections, mais pour [246v] l’animer et embraser davantage en l’amour de la justice, il lui répondit que c’était la Miséricorde qui était la plus aimée et la plus désirée de tous.

« N’importe, répliqua-t-elle, c’est la Justice qui est la plus belle. Je vous assure que j’endurerais autant de fois la mort, s’il se pouvait, que j’ai de gouttes de sang, pour soutenir cette vérité : que votre justice surpasse en beauté toutes vos autres perfections. »

Enfin il lui avoua qu’elle avait raison et la Sainte Vierge lui dit que la définition de la justice, c’était la beauté, parce qu’elle détruit toute laideur qui est le péché. Et la même Justice vint, qui lui donna ce verset : Dilexisti justitiam et odisti iniquitatem : propterea unxit te Deus, Deus tuus, oleo laetitiae prae consortibus tuis241.

Et elle dit : « Puisque vous m’aimez tant, je vous donnerai un baiser par lequel je vous imprimerai une image et une participation de ma beauté. » Depuis elle reçut l’effet de cette promesse, qui fut une grande haine du péché, laquelle passa jusqu’aux sens. [247]

Section 2. Son grand amour envers la divine justice.

En la même année, le 19 octobre, étant aux Complies aux Jacobins dans la chapelle du saint Rosaire, la divine Justice lui vint en mémoire. Elle l’adora et la remercia de toutes les faveurs qu’elle lui avait faites.

« Que demandez-vous ? dit la même Justice.

– Je n’ose rien vous demander de peur de vous déplaire.

– Demandez et vous recevrez.

– Je vous demande une quittance pour quelqu’un qu’elle nomma.

– Oui, dit-elle, je vous la donnerai, mais il faut qu’il lui en coûte quelque chose. »

Elle242 ajouta : « Disposez-vous, je veux venir demeurer avec vous.

– Vous avez demandé : avec moi ?

– Je veux demeurer avec vous.

– J’aime ceux qui m’aiment, c’est une chose bien rare de m’aimer uniquement et sans crainte. Les bons me craignent et les méchants me haïssent, disposez-vous.

– Je ne sais aucune disposition.

– Levez-vous, dit la divine Justice, comme une belle Aurore qui appelle le soleil. » [247v]

Le même jour, au soir, étant toute ravie et transportée, parlant à M. Le Pileur, elle dit merveilles de la divine justice et de sa beauté, parce qu’elle ne tend qu’à détruire le péché, contre lequel elle a une haine presque infinie. Elle lui disait que si Dieu lui avait donné le même sentiment qu’elle portait de la beauté de la divine justice, il le ferait beau voir, et qu’il ne prêcherait autre chose que la justice et contre le péché, et qu’il oublierait toutes ses autres prédications et qu’il n’en ferait point d’autre que celle-là et que le temps viendra, après une crise universelle qui doit arriver, qu’il n’y aura plus que la justice en terre, et que le péché en sera banni : « Ô ! disait-elle, qui pourrait être en vie pour lors : si on faisait la guerre au péché pour l’exterminer du monde et que Dieu eût mille paradis pour me donner, je les quitterais, disait-elle, pour venir combattre ce monstre » ; mais qu’elle voudrait être des premiers à le faire mourir avec cruauté, tant elle le hait ; et que s’il [248] ne pouvait être puni que dans elle, elle s’offrirait à endurer toutes les peines imaginables. Elle expliqua plusieurs beaux versets de David qui parlent de la justice. Pour conclusion, elle disait que l’on ne peut parler que de ce que l’on aime : « J’aime la justice il y a fort longtemps. Si les hommes me voulaient empêcher de la trouver belle à cause de ses rigueurs, ils ne sauraient : c’est une impression que j’ai, qui ne vient point de moi. »

Le 20 octobre 1644, la Justice la regarde et lui dit : « Ce n’est pas sans sujet que vous m’aimez, parce que je suis votre mère qui vous ai donné mes mamelles, qui sont meilleures que le vin. » Et elle lui fit entendre que ses mamelles sont les souffrances par lesquelles elle aide au salut des âmes, lesquelles ne servent qu’à ceux qui les reçoivent. [248v]

Section 3. Les différents effets de la miséricorde, de la charité et de la justice.

Dieu voulant faire voir à la sœur Marie les diverses voies de sa miséricorde, de sa charité et de sa justice, lui fit voir un jour trois grandes dames qui avaient chacune un petit enfant vêtu d’une belle robe.

L’enfant de la première étant allé jouer tomba dans la boue et gâta tout son habit. On le vient dire à la mère : c’est un enfant, dit-elle, il faut l’en excuser et laisser sécher sa robe, puis on la décrottera.

Le même étant arrivé à celui de la deuxième, elle prit une robe dont elle le revêtit par-dessus la sienne qui était toute couverte d’ordures et de boue. La même chose étant arrivée à la troisième, elle le dépouilla tout nu, lui lava sa robe et la rendit blanche comme auparavant, et avec cela elle lui bâilla le fouet bien serré.

La première dame qui dissimule [249] les péchés des hommes, c’est la miséricorde, la deuxième c’est la charité qui les couvre, la troisième, c’est la justice qui les purge et les efface en les châtiant. Outre cela, si vous voulez savoir la différence qu’il y a entre la justice et l’Ire de Dieu, voyez le chapitre.

Chapitre 7. De la force divine, de la patience et de la toute-puissance.

« Le propre de l’amour divin, dit la sœur Marie, c’est de charger toujours de peines et de souffrances, et le propre de la force, c’est de fortifier, de telle sorte que l’on peut dire : chargez, chargez, grâce à Dieu, nous en pouvons autant porter que Dieu en peut faire. » C’est ce qu’elle disait dans les tourments de l’enfer ; comme aussi le propre de la force, c’est de combattre fortement contre le péché et de tailler en pièces tous les péchés de la Terre. C’est pourquoi elle la voit toujours [249v] armée d’un coutelas, et un jour elle vit une multitude innombrable de mondes qu’elle taillait en pièces : c’était tous les péchés de la terre qu’elle doit anéantir au temps que Dieu a déterminé.

La patience divine est toujours paisible, douce et tranquille, et le propre de cette divine perfection est de faire souffrir tous les maux qui arrivent avec paix et tranquillité et de porter la personne qui souffre à regarder toujours bien fixement Dieu dans ces afflictions et à les prendre de sa main, et elle a coutume de donner cette instruction : « Il faut adorer la main de celui qui frappe et baiser les verges. »

Notre Seigneur dit un jour à la sœur Marie : « C’est fait, la divine Volonté a fait son œuvre, elle a fait tout ce qu’elle a voulu, elle s’en retournera bientôt au ciel et la toute-puissance viendra en place, qui fera connaître son œuvre. » [250]

Chapitre 8. La miséricorde, la patience et la bonté de Dieu sont lassées d’attendre les pécheurs.

Un jour la sœur Marie vit venir trois personnes du côté du Levant, toutes trois fort fatiguées et ayant chacune un bâton à la main qu’elles tenaient contre leur estomac sans s’en servir pour s’appuyer. La plus lasse, qui était au côté droit et allait plus devant, était la Miséricorde qui était si fatiguée qu’elle demeura en chemin. Celle d’après était la Patience, et celle de plus derrière était la Bonté. Elle lui dirent qu’elles étaient lassées d’attendre les hommes, et que les hommes au lieu de les venir trouver, s’amusaient à combler leurs mesures, et qu’elles s’étaient résolues de les venir trouver. Elles lui dirent aussi qu’elles ne se servaient point de leurs bâtons qui [250v] étaient jaunes de vieillesse, pour montrer que les pécheurs ont la parole de Dieu dans les deux Testaments, et néanmoins qu’ils ne s’appuient point sur elle pour faire ce qu’ils font. Notre Seigneur lui dit que pour aller quérir la Miséricorde qui était demeurée en chemin, il fallait lui mener un cheval, ce qui s’entendait d’une grande affliction qui lui arriva par après ; ensuite de quoi elle vit les trois mêmes personnes venir gaiement et avec des bâtons tout ronds sur lesquelles elles s’appuyaient fermement : pour montrer que les hommes se convertiront et s’appuieront comme il faut sur la parole de Dieu.

Chapitre 9. Notre Seigneur a donné trois armes à la sœur Marie, avec lesquelles elle a vaincu l’Ire de Dieu, sa toute-puissance et sa justice.

[251] L’an 1644, le jour de Noël, Notre Seigneur lui dit : « Tous ceux qui veulent faire la guerre à Dieu et en remporter la victoire, ont besoin de trois armes que je vous ai données. Les pécheurs font gloire de fouler au pied mes commandements, et l’Ire de Dieu ne manque pas d’en vouloir prendre vengeance et de les exterminer ; mais la personne armée de ces trois armes oppose à l’Ire de Dieu ma Passion et lui remontre qu’elle est plus que suffisante pour la satisfaction qu’elle demande : Copiosa apud eum Redemptio243. L’Ire de Dieu est comme forcée d’y acquiescer : alors la toute-puissance vient pour faire ce que l’on n’a pas fait, mais on lui oppose la connaissance de soi-même et on s’anéantit devant elle et on se cache dans le néant, tellement que la toute-puissance n’ayant plus contre qui combattre est obligée de s’en retourner. Ensuite de cela, la Justice se [251v] présente pour effectuer ce que les deux autres n’ont pas fait ; mais on lui oppose une grande haine du péché, laquelle coupe et sépare en deux le pécheur et le péché, et on représente à la Justice qu’elle n’a que faire au pécheur, sinon à raison de son péché, et que le péché n’y étant plus, le pécheur est une créature de Dieu qu’elle ne voudrait pas détruire. Mais pour le péché, il est raisonnable de lui faire la guerre à outrance. Et en effet le pécheur se met et se range de son parti à cette fin et déclare hautement qu’il le hait et le déteste, et ainsi la Justice se trouve satisfaite : c’est avec ces trois armes que la sœur Marie a vaincu Dieu et tué le péché.

Outre ce qui est rapporté dans le livre des divins attributs244 on trouve encore en divers endroits de ses écrits plusieurs belles choses sur ce sujet, spécialement sur la divine Volonté, sur l’Amour divin, sur la charité divine, sur la Justice et sur l’Ire de Dieu qu’il a fallu mettre en lieux qui leur étaient plus propres que celui-ci. [252]

Chapitre 10. De Notre Seigneur Jésus-Christ.

Comme une fois Monseigneur Auvry, évêque de Coutances, s’habillait pour célébrer la sainte messe et que les deux aumôniers laidaient à se revêtir, Notre Seigneur dit à la sœur Marie que c’était ainsi que le Père et le Saint-Esprit avaient coopéré avec Lui pour le revêtir de son humanité, et que Lui seul en était demeuré revêtu.

Au commencement, elle allait chercher Notre Seigneur dans le ciel quand elle le voulait adorer et prier, mais Il lui dit qu’Il était dans son cœur et qu’il n’était pas nécessaire de L’aller chercher si loin, qu’elle était semblable [203] à une femme qui va chercher son mari à la ville et il est dans son cabinet ; elle ne savait pas qu’il y fût, mais il y était pourtant.

Il lui a commandé absolument et plusieurs fois de l’appeler son époux. Si elle l’appelle [252v] autrement, comme : « Dieu tout-puissant », Il lui tourne la tête et ne lui dit rien, et Il veut que toutes les fois qu’elle l’appelle Jésus, elle ajoute : « Mon époux », comme lorsqu’en l’Ave Maria elle vient à ses paroles : Benedictus fructus ventris tui, Jesus, elle ajoute toujours : Sponsus meus.

Un jour, comme elle lui parlait et que suivant ce commandement elle l’appelait son époux : « Vous êtes bien hardie de m’appeler votre époux.

– Point tant hardie, lui dit-elle, attendez un peu, je vous en prie, je m’en vais vous montrer comme vous m’avez épousée en la croix. Les coups de marteau étaient les violons des noces ; le fiel était le vin du banquet nuptial ; les blasphèmes étaient les paroles de récréation et ainsi du reste. Eh bien ! N’est-il pas vrai que vous êtes mon époux ?

– Vous avez raison, dit Notre Seigneur. C’est là que je vous ai épousée et toute la nature humaine. »

L’an 1645, le neuvième de février, Notre Seigneur lui dit [253] pendant qu’elle était à la messe : « à ceux qui me donnent leur terre roturière sujette à de grandes redevances avec une pauvre maison et cinq chétives cabanes qui y sont, sans y plus rien prétendre, je leur donnerai une terre noble avec cinq châteaux et un beau Louvre tout doré. » C’est-à-dire qu’à ceux qui lui donnent leur humanité sujette à de grandes misères, avec leur esprit qui est la maison, et les cinq sens qui sont les cabanes, Il leur donne son humanité et ses cinq sens et sa divinité.

Section 1. Trois cœurs de Notre Seigneur Jésus-Christ. Rosaire en l’honneur de son saint nom.

L’an 1646, dans l’octave de la fête du saint rosaire, Notre Seigneur dit à la sœur Marie qu’Il avait trois cœurs : « Le premier, dit-Il, est l’amour et la charité qui m’ont fait descendre du ciel. Le deuxième qui procède du premier, est ma Passion, et le troisième qui [253v] procède du second, c’est le Saint Sacrement. » Il lui dit aussi que ces trois cœurs n’en sont qu’un, et qu’aux uns il donne le premier, qui est l’amour et la charité, aux autres le deuxième, qui sont les souffrances, aux autres le troisième, qui sont les consolations.

L’an 1645, le 14 janvier, jour auquel on fait la fête en plusieurs lieux du saint nom de Jésus, Notre Seigneur fit dire un rosaire à la sœur Marie en cette manière : à la croix, Il lui fit dire dix fois Fiat voluntas tua ; aux grosses marques, une fois Gloria Patri, etc., sicut erat, etc. ; et aux petites : « Ô bon Jésus, soyez moi Jésus », et ensuite Il lui fit entendre qu’Il lui faisait ainsi dire ce rosaire parce que c’était par la divine Volonté que Jésus était Jésus, et que réciproquement Il était Jésus c’est-à-dire qu’Il s’était incarné, qu’Il avait souffert, qu’Il était mort et ressuscité, afin de réduire toutes choses sous l’empire de Sa divine Volonté, comme aussi pour glorifier et faire glorifier parfaitement la très simple volonté de Dieu. [253245]

Chapitre 11. De la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ. C’est son âme qu’Il met entre les mains de son Père. Son grand amour vers elle.

Le Fils de Dieu parlant une fois à la sœur Marie de sa Passion, Il lui expliqua ces paroles qu’Il dit en mourant : Pater, in manus tuas commendo spiritum meum246 en cette manière : « Voici, lui dit-il, un secret que j’ai à vous dire : ma Passion, c’est mon âme et mon esprit. C’est pourquoi quand je dis ces paroles à la Croix : Pater, in manus tuas..., J’entendais par mon esprit ma Passion, laquelle en mourant et en la quittant, Je la mis entre les mains de mon Père, afin qu’Il la distribuât après ma mort à tous mes enfants, spécialement à mes saints martyrs, et quand Je baissais la tête vers la Terre, c’était [253v] pour montrer aux fidèles le lieu où j’ai souffert, et qu’il faut qu’ils y souffrent aussi. »

La sœur Marie l’a vu souvent comme tout enivré d’amour pour Sa Passion et l’a entendu parlant ainsi : « Ô mon âme, ô ma gloire, ô mon trésor, vous êtes ma joie et mes délices, vous êtes mon cœur et mon amour », et plusieurs autres choses semblables.

La sœur Marie demanda à la Sainte Vierge : « Je ne sais à qui Il parle.

– Laissez-le dire, répondit-elle, Il est ivre de son amour divin, et sachez que toutes les fois qu’Il parle ainsi, c’est de sa Passion qu’Il parle. »

Une autre fois, je l’entendais disant : « Il est vrai que Je me suis enivré de mon divin Amour, lorsque Je suis descendu du ciel et que J’ai fait et souffert des choses si étranges pour des personnes si indignes et si ingrates. »

Un jour, comme elle était dans l’église, « Il me dit : “Je vous donnerai un baiser de mon humanité souffrante”, et en [254] même temps je commençai à souffrir extrêmement, et mon mal crut toujours trois jours durant, et comme je Lui disais qu’il ne s’amendait pas : “C’est signe, dit-il, que Je suis plus malade que vous, puisque non seulement il ne vous est pas amendé de vous être approchée de moi, mais qu’il vous est empiré.” »

Section 1. La Passion de Notre Seigneur est l’estomac de la gentilité, de l’hérésie et de l’Église, pour digérer et consumer leurs péchés.

Un jour la sœur Marie voyait Notre Seigneur qui regardait toutes les nations et parlant premièrement à la nation païenne, Il lui dit : « Ô pauvre et misérable, que dites-vous de votre estomac ? – Je n’en dis rien, mon Créateur. » [254v] Puis parlant à la troupe des hérétiques, Il dit : « Ô pauvre, que dites-vous de votre estomac ? – Je n’en dis rien, mon Sauveur. » Enfin Il s’adressa à l’Église catholique et lui parla en cette sorte : « Ô effrontée, gaillarde, que dites-vous de votre estomac ? – Je n’en dis rien, mon époux », répondit-elle. La sœur Marie s’étonna de ce qu’Il parlait ainsi. Mais Il lui dit qu’Il l’appelait comme cela, parce que c’est son épouse qui se prostitue au péché et qui est si effrontée que de le commettre en sa présence et devant ses yeux.

La gentilité247 le nomme son Créateur, parce qu’elle n’a rien de lui que la création. La troupe des hérétiques l’appelle son Sauveur, parce que les petits-enfants des hérétiques sont en état de salut. L’estomac des païens, hérétiques et mauvais catholiques, c’est la Passion de Notre Seigneur, d’autant que c’est par elle que tous les péchés du monde seront digérés et consumés. Toutes les trois répondent qu’elles ne disent rien de cet estomac c’est-à-dire de la Passion du Fils de Dieu. Cette Passion et cet estomac n’est autres que la sœur Marie, [255] laquelle, par ses souffrances, a satisfait à la Justice de Dieu pour tous les péchés des hommes.

Durant que la sœur Marie était en enfer, lorsqu’elle mangeait, il lui fallait toujours prendre quelques grains de poivre avec son pain, afin de lui aider à faire la digestion, et lorsqu’elle oubliait d’en prendre, elle était obligée de se provoquer à vomir ce qu’elle avait pris, car il demeurait glacé dans son estomac et se convertissait en pourriture et lui causait de grandes douleurs, tant elle avait l’estomac froid et débile. Mais Notre Seigneur lui commanda de mettre trois gouttes d’eau dans un peu de cidre, ce qu’ayant fait et ayant bu cela, son estomac fut tellement fortifié qu’elle n’eut plus besoin de poivre pour digérer ce qu’elle mangeait. Ces trois gouttes d’eau signifient, ainsi que Notre Seigneur lui fit entendre, qu’Il avait pris les trois puissances de son âme, avec toute leur suite, qui est composée des passions et des sens, pour faire la digestion des péchés du monde. C’est pourquoi Notre Seigneur l’appelle l’estomac des gentils, des [255v] hérétiques et mauvais catholiques. Mais il faut remarquer que cette froidure et débilité qui lui fut ôtée alors par les trois gouttes d’eau, lui fut rendue par la poire d’angoisse dont il a été parlé au chapitre 8 du livre 2.

Section 2. Ce que la Passion est à Dieu, aux hommes et au péché.

Un autre jour, elle vit Notre Seigneur étant tout ravi à soi-même, et parlant à sa Passion, [qui] disait : « Ô mon épouse, qu’êtes-vous à mon Père ? Vous êtes sa gloire. Ô qu’êtes-vous à ma mère ? Vous êtes sa crosse, car ma mère est l’abbesse de toutes les religieuses c’est-à-dire les âmes. Elle n’avait point de crosse, mais vous êtes sa crosse avec laquelle elle les attire à Dieu. Vous êtes à moi-même mon cœur et mon trésor, dans lequel Je prends de quoi payer toutes les dettes des hommes, et duquel Je tire tous les dons que Je fais. Qu’êtes-vous aux hommes : vous leur êtes une échelle par laquelle ils montent [256] aux cieux. Vous êtes au péché une flèche empoisonnée qui lui transpercera le cœur et le fera mourir. »

Une autre fois, Notre Dame lui dit que sa messe était la Passion de son Fils, et que souffrir avec son Fils était être à la messe. Elle lui dit cela parce qu’elle avait une dévotion spéciale d’assister aux messes qui se disent en l’honneur de la Sainte Vierge. Dans une autre occasion, la sœur Marie entendit la même Passion qui disait en chantant à la sainte Trinité : Fulci me floribus quia amore langueo, c’est-à-dire « donnez-moi des âmes, car je languis d’amour pour elles ».

Section 3. L’abjection de Jésus-Christ est une fontaine de lumière, et sa Passion est une fournaise d’amour.

Un certain ayant fait quelques demandes [256v] à Notre Seigneur par l’entremise de la sœur Marie, touchant ses humiliations et sa Passion, Il fit cette réponse : « Dites-lui que Je lui envoie trois belles paroles : la première est que J’ai fait une fontaine de lumière de mes humiliations et de mon abjection : ceux qui s’en approcheront pour en boire deviendront fort lumineux. La deuxième : ma Passion douloureuse est une fournaise ardente d’amour divin ; ceux qui s’en approchent sont consumés en eux-mêmes par mon amour divin, transformés en moi et enfin déifiés. La troisième : ceux qui boivent à ma fontaine et qui se chauffent à ma fournaise, je reçois toutes leurs bonnes pensées, paroles et actions comme autant de pierres précieuses, et j’en fais une belle couronne que je pose sur ma tête. Quand ils seront anéantis en eux-mêmes, ils seront couronnés en moi et moi en eux. »

Il est parlé de la Passion du Fils de Dieu en beaucoup d’autres endroits de ces écrits, mais spécialement au chapitre 9 du livre 3 où vous verrez en la section première comme elle [257] est l’âme et le cœur de la sœur Marie et en la section 2 de quelle façon elle a été couronnée en elle.

Chapitre 12. Du très Saint Sacrement de l’autel. Comme elle le salue. Elle y trouve tous les saints.

Notre Seigneur lui a enseigné d’adorer la très sainte Trinité dans le Saint Sacrement en cette manière : Adoramus Patrem et Filium cum Sancto spiritu. Laudemus et super exaltemus eum in secula, Gloria Patri, etc., tout au long. Puis elle dit : Adoramus te, Christe, et benedicimus tibi, quia per sanctam crucem tuam redemisti mundum. Qui passus es pro nobis ; bone Jesu miserere nobis248. Et elle dit cela pour adorer l’âme sainte du Fils de Dieu, car en adorant la très sainte Trinité, elle adore la Divinité. [257v] Après cela, elle adore et salue son humanité en disant l’Ave Maria tout du long, car l’humanité de Notre Seigneur n’est qu’une même chose avec la Sainte Vierge.

Quand elle a quelque prière à faire aux saints, ordinairement elle les va trouver dans le Saint Sacrement. Témoin, ce qui lui arriva une fois en la fête de Saint-Denis dans l’église cathédrale, où étant devant le Saint Sacrement et voulant prier ce grand saint, elle demanda à Notre Seigneur par un mouvement extraordinaire : « Saint Denis est-il là ? » « Oui, dit le Fils de Dieu, le voici ; que lui voulez-vous ? » Ensuite de quoi elle lui fit la prière qu’elle lui devait faire et Il l’exauça.

Quelqu’un ayant demandé à la sœur Marie s’il était nécessaire quand on veut prier la Sainte Vierge de l’aller chercher dans le ciel et si l’on pouvait la regarder dans le Saint Sacrement et partout où est son Fils : tout de même, dit-elle, qu’une personne vivante ne peut pas être sans son cœur, mais est partout avec lui, ainsi assure la Sainte Vierge : [258] « Je ne puis pas être sans mon Fils qui est mon cœur. Je suis toujours avec Lui en quelque lieu qu’Il puisse être et on n’a que faire de m’aller chercher ailleurs. »

Section 1. Le paradis terrestre qui est le Saint Sacrement de l’autel.

L’an 1645, le douze janvier, Notre Seigneur et Notre Dame étaient dans un jardin dont il sera parlé au livre 9 chapitre 7, qui s’appelle le jardin de Jésus et Marie ou le jardin des contemplatifs249, qui est joint avec celui dont nous allons parler, n’y ayant que la haie entre-deux. La sœur Marie était avec Notre Seigneur et sa sainte mère qui la firent passer avec eux du jardin des contemplatifs dans celui que nous allons voir, Notre Seigneur la portant sur son bras gauche comme une enfant. Ce jardin dans lequel ils passèrent fut nommé par Notre Dame le paradis terrestre, qui est le Saint Sacrement. [258v] La sœur Marie n’en peut comprendre la grandeur ; mais voyez comme elle le dépeint.

La porte est de fin or pour [montrer], ainsi qu’on lui a expliqué, que ceux qui sont dans le Saint Sacrement sont déifiés ; car on reçoit Notre Seigneur en soi par la communion, mais on est reçu en Lui par la déification, et c’est ce qui est signifié par ce jardin dans lequel entrent ceux qui sont déifiés. Aussi y a-t-il écrit sur la porte : « Il n’entre ici que des rois, c’est-à-dire des personnes revêtues de la royauté et des divines qualités de Jésus par une parfaite transformation et véritable déification. » Près de la porte du jardin il y a une table ronde de jaspe, qui représente le cœur de Notre Seigneur. Les anges mirent dessus un doublier250 qui représente le cœur de Notre Dame. Sur le doublier ils mirent un beau pain blanc qui représente la Divinité de Notre Seigneur. Autour du pain, ils mirent trois coupes d’or qui représentent les trois puissances de son âme. Autour des trois coupes cinq vases de cristal qui représentent les cinq sens intérieurs. [259] Autour des cinq vases, cinq autres de cristal, pleins de vin vermeil, qui représentent les cinq sens extérieurs. Aux deux côtés, deux vases de terre blanche pleins de vin blanc, l’un desquels bouillonnait, qui représente l’Irascible, et l’autre le Concupiscible.

Les divins attributs s’assoient à cette table. La divine Justice dit, parlant à Notre Seigneur de la sœur Marie : « Faites approcher cet enfant, et qu’on lui donne son repas. » Mais l’Amour divin dit : « Elle jeûne aujourd’hui. » Et la Volonté divine dit à Notre Dame : « Allez la mener au jardin : on lui donnera demain son repas. » Elle la mena à l’entour du jardin dont la clôture est de rosiers tous chargés de roses rouges et blanches. Le fond du jardin est tout semé de fleurs de toutes sortes et fort odoriférantes. Dans ce jardin il y a sept ceintures d’arbres.

La première est d’un arbre fort haut et droit, les fruits duquel sont gros comme des pains d’un sou, et comme de couleur de pourpre dont le goût est si délicieux que ceux qui en mangent [259v] meurent à tout autre goût du ciel et de la terre. Dans ce fruit il y a trois pépins qui se mangent insensiblement avec les fruits, et étant mangés, ils germent dans le cœur, y prennent racine et y fructifient. Ces trois pépins sont la force divine, la grâce divine, la patience divine. Manger ce fruit c’est désirer ardemment les souffrances. Notre Dame nomme cet arbre l’arbre de vie.

Les quatre ceintures suivantes sont de pommiers dont les pommes sont douces et amères, pâles d’un côté et rouges de l’autre, qui signifient mourir à soi pour vivre à Dieu.

La sixième ceinture est de palmes qui représentent la victoire. Au pied de ces palmes, il y a des vignes chargées de raisins dont on ne fait point de vin, mais qui contiennent toutes les délices du paradis, et dont un seul grain est capable de ressusciter les morts. Les raisins représentent les communions.

La septième ceinture est de sept cèdres, lesquels représentent la divine Volonté.

Au milieu du jardin [260] il y a une belle fontaine dont l’eau représente la Sapience divine, et de cette fontaine part sept ruisseaux qui sont les sept dons du Saint-Esprit, et chaque ruisseau va donner à chaque cèdre et arrose tout le jardin. à l’entour de la fontaine et des deux portes des ruisseaux, il y a des lys blancs qui représentent la pureté. Cela n’est point expliqué, mais il est aisé à conjecturer que ce n’est autre chose que l’état de la sœur Marie qui est écrit en tout ce jardin.

Section 2. Autre jardin du Saint Sacrement.

L’an 1646, le dixième de septembre, comme la sœur Marie était à une messe haute qui se disait devant Notre Dame du Puits, la Sainte Vierge lui dit : « Suivez-moi ! » Et à l’instant elle se trouva dans un grand jardin carré, lequel était fermé d’une grande haie d’épines noires. Au-dedans, tout autour du jardin, il y avait une double haie de rosiers chargés de roses. Auprès, il y avait tout alentour un grand [260v] bordage251 tout rempli de toutes sortes de belles fleurs bien épanouies et bien odoriférantes. Le fond du jardin était tout d’argent poli. Aux quatre coins, quatre belles fontaines d’eau vive, et au milieu une belle fontaine d’or, laquelle était enchâssée dans de l’or, où il y avait deux grands tuyaux, dont l’un jetait le vin, droit en haut, et l’autre était recourbé en bas, et le vin tombait en plusieurs bassins d’or qui étaient autour de la fontaine. Les quatre fontaines d’eau vive envoient chacune un ruisseau qui se vont communiquant l’un l’autre en forme de croix, faisant un doux murmure qui compose une musique fort agréable. Puis après s’être communiqués, il se viennent tous rendre autour de la fontaine du milieu et lui demandent de son vin, et la fontaine libérale abaisse tous ses bassins et verse tout son vin dans ces quatre ruisseaux qui s’en vont ainsi, chargé de vin, à leur fontaine, dans le même ordre qu’ils sont venus, chantant toujours très mélodieusement. Ces quatre fontaines, après avoir reçu ce vin, renvoient derechef [261] leurs ruisseaux d’eau pour demander encore du vin, ce qu’elles continuent toujours de faire, et elles ont chacune un tuyau d’argent par le moyen desquels, elles communiquent l’eau et le vin mêlés ensemble à ceux qui sont hors du jardin.

Outre cela, elle vit des enfants vêtus de blanc âgés de cinq-six ans et une dame qui les conduisait. Cette dame s’en alla cueillir des roses et de toutes sortes d’autres fleurs, les effeuilla et les mêlant toutes ensemble, en remplit les devanteaux252 de ces petits enfants.

Elle vit aussi trois chaires d’or qui étaient posées devant la fontaine de vin, et les trois divines personnes qui se promenaient dans ce jardin vinrent s’asseoir dans ces trois chaires253, et ces petits enfants allaient jeter à leurs pieds toutes les fleurs qu’ils avaient dans leurs devanteaux. Au même temps Notre Seigneur parut, revêtu d’une belle robe de fil d’argent et d’une chape par-dessus de couleur de pourpre, si chargées de pierres précieuses qu’on ne voyait presque point le fond, car la pourpre et les pierres précieuses ensemble [261v] jetaient un éclair si brillant que la vue en [était] éblouie. La doublure de cette chape était de drap d’or. Il avait à son côté un beau jeune homme revêtu d’une robe de soie bleue avec une ceinture de lames d’or à trois couplets254, où il y avait enchâssé tout alentour un rang de pierres précieuses, de même que celles de la chape de Notre Seigneur. Le Fils de Dieu tenait à sa main un encensoir d’or plein de toutes sortes d’odeurs aromatiques dont Il vint à encenser avec une très profonde révérence et soumission les trois divines personnes, et le jeune homme lui tenait la chape.

Elle vit encore de belles jeunes filles revêtues de toutes sortes de couleurs qui s’en allaient boire à la fontaine de vin, et Notre Seigneur leur disait : « Buvez et vous enivrez, il n’y a point d’excès. » Après cela tous ces personnages disparurent, et Notre Dame aussi qui les lui avait fait voir, si bien que la sœur Marie demeura toute seule près de la fontaine de vin. Mais Notre Seigneur lui parut derechef, revêtu de blanc avec le jeune homme revêtu de fin lin, et elle vit aussi un personnage revêtu [262] de noir, ayant un voile noir sur la tête, qui passait par devant elle. Elle demanda à Notre Seigneur qui était ce personnage qui passait.

Notre Seigneur répondit : « C’est votre esprit.

– Pourquoi est-il revêtu de noir en ce lieu-ci ? »

Notre Seigneur répondit : « C’est qu’il porte le deuil de ses frères qui sont morts. Il s’en va à son oratoire prier Dieu pour eux. »

Elle lui demanda aussi : « Qui est ce beau jeune homme revêtu de fin lin ?

Notre Seigneur répondit en souriant : « C’est l’honneur. »

Elle répliqua : « L’honneur de notre pays n’est pas fait comme celui-là ; il n’est pas si beau. »

Il répondit : « Il y a autant de différence entre l’honneur du monde et celui-ci, qu’il y a entre le vrai Dieu et les idoles. » Elle pria Notre Seigneur de lui donner une petite goutte de vin de cette fontaine et Il la rejeta en souriant ; et pourtant lui disant : « Retirez-vous d’ici », mais plus elle s’approchait de Lui.

Voici l’explication que Notre Seigneur lui donna de toutes ces choses : le jardin carré représente l’humanité sainte de Notre Seigneur contenue dans le Saint Sacrement de l’autel. Les épines noires qui ferment le jardin représentent les châtiments et les malédictions [262v] de ceux qui s’en approchent indignement. Les roses des rosiers représentent l’amour et la charité, et toutes les autres fleurs représentent les autres vertus qui sont renfermées dans le Saint Sacrement.

Le fond du jardin d’argent poli représente la pureté de l’humanité de Notre Seigneur. Les quatre fontaines d’eau vive représentent les quatre plaies des mains et des pieds ; la cinquième, de vin, représente la plaie du cœur, l’eau vive représente les grâces, dons et bénédiction que Notre Seigneur nous a mérités par sa Passion, et le vin représente le grand amour et la grande charité de Notre Seigneur. Le tuyau qui est en haut, c’est l’amour qu’il a pour son Père ; celui qui se recourbe en bas, c’est la charité qu’il a pour nous. Les ruisseaux d’eau demandent du vin pour enivrer d’amour et de charité ceux qui communient dignement qui sont hors le jardin c’est-à-dire tous les chrétiens qui ne sont pas dans la déification ; car il n’y a que ceux qui sont déifiés, qui entrent dans ce jardin ; ceux qui s’en approchent indignement ne trouvent que les épines [263] et les malédictions de Dieu.

Les enfants représentent les sentiments de ceux qui sont morts à eux-mêmes et qui ne vivent plus qu’en Dieu, l’amour les donne en pension à la grâce divine qui les conduit en toutes leurs actions. Cette dame va cueillir les fleurs et en remplit leur devanteaux, ce qui montre que la grâce leur fait pratiquer toutes sortes de vertus. Les aller jeter au pied des trois personnes divines, c’est faire toutes ses actions pour la seule gloire de Dieu et le salut du prochain.

Les trois chaises sont les trois puissances de l’âme de Notre Seigneur où les trois personnes divines se vont reposer. Le fil d’argent de la robe de Notre Seigneur représente la pureté de son humanité. La couleur de pourpre de sa chape représente la Passion. Les pierres précieuses sont les prophéties qui ont été dites de Lui. Le drap d’or dont la chape est doublée, c’est l’amour et la charité avec laquelle il a souffert sa Passion.

L’encensoir d’or, c’est son cœur ; les odeurs aromatiques sont les grands et fervents [263v] désirs qu’Il a d’augmenter la gloire de son Père et de procurer le salut des âmes.

Les jeunes filles sont les âmes de ceux qui sont morts à eux-mêmes et qui ne vivent plus qu’en Dieu. Notre Dame ajoute : « Ainsi se doit entendre ce que mon Fils a dit en l’Évangile : celui qui perd son âme la trouvera. » À l’instant qu’ils expirent, l’Amour divin les reçoit et les donne en pension à Notre Dame qui embellit leurs âmes et qui les enrichit comme les épouses de son Fils. Les diverses couleurs de leurs habits représentent les vertus différentes que chacune pratique en particulier. Celles qui excellent en la pénitence sont vêtues de gris ; celles qui excellent en la pureté sont vêtues de blanc, en la charité de rouge, en l’humilité de violet, et ainsi des autres. Toutefois les filles vont boire à la fontaine de vin, c’est-à-dire qu’elles ne vivent plus que d’amour et de charité. Les frères de ce personnage vêtu de noir sont les âmes mortes par le péché. L’habit noir représente la peine due à leurs péchés, dont il est chargé. Son oratoire, c’est son [264] corps, et ses prières sont ses souffrances. Tant plus que Notre Seigneur la rejetait, tant plus elle s’approchait de Lui, ce qui signifie que plus il semble rejeter les âmes qu’il aime, plus il les attire à soi, et plus elles s’approchent de Lui.

Section 3. Comme il faut exposer le Saint Sacrement.

L’an 1652, le douze février, le Saint Sacrement ayant été exposé par les missionnaires à la fin de la mission en la Quinquagésime et aux deux jours suivants, la sœur Marie parla à celui qui avait soin de la mission de cette façon : « Notre Dame me commande de vous dire ceci : c’est une grande chose de faire les quarante heures et d’y exposer le Saint Sacrement ; mais il faut bien prendre garde de ne l’exposer pas, ou si on l’expose, de le faire avec tout l’honneur et la révérence que l’on peut. Si l’un des amis du roi l’invite de venir dîner dans sa maison, il doit le recevoir avec tout l’appareil possible et le traiter dignement ; [264v] premièrement, il faut exposer le Saint Sacrement au matin et le resserrer au soir, avec toute la révérence possible, en chantant quelque chose en son honneur, comme l’on a coutume de faire. Deuxièmement, si cela se peut, il est bon de dire une messe haute en chacun des trois jours, pour le moins au premier et au dernier, et ce avec grande célébrité et dévotion et y inviter le peuple, et que la messe, au premier et au troisième jour, soit du Saint Sacrement, si ce n’est que cela se fasse en quelque fête solennelle qui oblige d’en dire une autre. Outre cela, pendant que le Saint Sacrement est exposé, il faut qu’il y ait toujours deux prêtres avec leur surplis, ou du moins un, à Lui présenter des adorations, louanges et bénédictions et prières, excepté pendant qu’on célèbre les messes ou que l’on chante l’office divin. Et voilà les mets délicieux dont le roi se repaît. Lorsqu’on le traite ainsi, il entend toutes les requêtes de ceux qui [265] l’ont invité et qui lui ont préparé un tel festin en la manière qu’il sait être la plus convenable pour sa gloire et pour leur salut. »

Chapitre 13. De la communion et de la confession.

Durant les cinq premières années de la possession par les malins esprits que la sœur Marie était en liberté de communier, quand elle s’approchait de la sainte table, elle en sortait tellement enflammée, embrasée et enivrée de l’amour de Dieu, et tellement ravie et transportée hors de soi-même par l’abondance des douceurs et consolations célestes, que quoiqu’elle fût obligée par après de se trouver au milieu d’une troupe de serviteurs et de laquais, dans la maison où elle était logée, qui faisaient beaucoup de bruit, qui disaient mille sornettes, vilenies et saletés, et qui tenaient des [264v] discours conformes à des personnes de cette condition, cela néanmoins n’était pas capable de la distraire ni de la divertir un moment.

Mais depuis qu’elle a recommencé à communier, il n’en a pas été ainsi, car elle ne reçoit aucune consolation ni aucun effet sensible de la communion. Aussi lui a-t-on dit que ce n’était pas celle qu’on lui avait promis plusieurs fois de lui donner à la fin, mais qu’on lui permet de communier seulement pour empêcher le scandale et murmure que plusieurs commençaient à faire de ce qu’elle ne communiait point.

Un jour de Noël, ne pouvant communier, elle pria Notre Seigneur qu’il donnât à une certaine fille de sa connaissance et de ses amis les dispositions pour bien communier afin qu’elle communiât en sa place et pour elle : « Laissez à cette fille le fruit de ses travaux, nous sommes assez riches sans cela. Mais voici ce que [265] Je ferai au même instant que Je suis né en la terre, Je me communiquerai d’une manière particulière à tous mes saints qui sont dans le ciel pour vous, et ils communieront tous pour vous, et cet communion vous sera aussi avantageuse comme si vous aviez communié autant de fois qu’il y a de saints au ciel. »

Un jour, elle voyait Notre Seigneur qui comptait de très beaux écus de pur or. « Je Lui demandai ce que cela voulait dire, et il me répondit : vous êtes pupille, je suis votre tuteur. Votre héritage, c’est le Saint Sacrement que vous m’avez mis entre les mains, lorsque vous avez été privée de la sainte communion en choisissant la divine Volonté. Je fais valoir votre héritage et vous en garde les fruits, car Je communie pour vous, et tous les écus d’or sont les communions que vous auriez faites, et ils sont de pur or. Car les communions que Je fais pour vous sont toujours pures, ni ayant rien du vôtre, et à la fin Je vous rendrai votre héritage, car Je vous donnerai la communion et vous [265v] rendrai aussi tous les fruits de ce même héritage. »

Section 1. La sainte communion lui est rendue.

L’an 1649, au commencement du carême, Notre Seigneur lui ordonna de manger du pain blanc, contre son inclination naturelle, pour signifier et figurer la communion qu’elle devait faire à Pâques, et le pain des anges qu’elle devait manger.

Le mercredi de la semaine sainte, Notre Dame lui dit qu’elle communierait à Pâques. À quoi elle répondit : « Puisque cela est, je m’en vais le dire à mon directeur.

– Non, dit Notre Dame, ne lui dites pas encore ; car c’est la Justice divine qui a prononcé l’arrêt que vous communierez ; mais il faut que la divine Volonté le confirme avant que de dire à votre directeur, et ce sera l’amour divin qui l’exécutera. »

Le lendemain la Volonté divine le confirma et ensuite elle le fut dire à M. Le Pileur son directeur. Il est à remarquer que lorsqu’on lui ôta le pouvoir de communier, Notre Seigneur lui dit que si elle pouvait communier, elle tînt pour [267] certain que tout ce qui se passe en elle était faux ; et en effet, elle ne put communier jusqu’au temps qui était ordonné de Dieu. Et lorsque ce temps fut arrivé, Notre Seigneur lui dit que si elle avait la moindre difficulté du monde à communier, qu’elle tînt pour certain que toutes ces choses n’étaient que tromperies. Or elle communia sans aucune difficulté après avoir été trente-quatre ans ou environ sans pouvoir communier.

Elle dit que durant tout ce temps, quoiqu’elle eût toujours la volonté d’obéir à l’Église, néanmoins, elle avait tellement la volonté liée qu’il lui était impossible de vouloir communier et qu’elle n’était point libre en ceci non plus qu’en toute autre chose, car elle n’a pas la liberté ni de dire ni de faire, ni de vouloir, ni même de penser que ce qu’on lui donne. Voilà pourquoi elle dit souvent à Notre Seigneur : « En vous cherchant je me suis perdue », et Notre Seigneur lui répond quelquefois : « Eh bien avez-vous perdu au change ? Je me suis mis en votre place. » Et quand elle examine pour trouver en elle quelque péché, Il lui dit : « Me croyez-vous capable de pécher ? S’il y a du péché en vous, [267v] c’est moi qui l’ai commis. »

Section 2. Qui sont ceux qui peuvent communier souvent.

Une personne qui communiait trois ou quatre fois la semaine, craignant communier trop souvent, et s’étant recommandée aux prières de la sœur Marie, elle en parla à Notre Seigneur et voici ce qu’Il lui dit : « Toute âme qui est revêtue de la grâce divine est toujours disposée à la sainte communion, encore que ses sens ne soit pas revêtus de beaux habits de la dévotion sensible et de la consolation divine, mais qu’ils demeurent dans une grande sécheresse et pauvreté. »

Section 3. De la confession et comme elle purifie les âmes.

Il est rapporté dans la vie de sainte Catherine de Gênes, chapitre 4 de sa Vie, que se présentant [268] au sacrement de pénitence, elle disait à son confesseur : « Je voudrais bien me confesser, mais je ne peux voir aucune offense que j’ai faite », et qu’il ne lui était pas permis de voir les choses qu’elle disait en se confessant comme des péchés qu’elle eût pensés, dits ou faits, mais que c’était comme un petit enfant, lequel ayant fait quelque faute qu’il ne connaît point, ne laisse pourtant pas de rougir quand on lui dit qu’il a failli, non pas pour ce qu’il connaisse avoir mal fait, mais parce qu’on lui dit. « Je ne sais comment faire, disait-elle, pour me confesser ne pouvant dire que j’ai fait ou dit aucune chose dont je ressente remords à ma conscience. » Pour cette cause, elle demeurait confuse, parce qu’elle ne sentait ni voyait ni ne pouvait voir aucune partie en elle qui eût offensé Dieu. Ce sont les mêmes termes de l’auteur qui a écrit la vie de cette sainte, au lieu sus-allégué. Il en va de même de la sœur Marie : elle s’est examinée cent et cent fois, et elle s’examine encore souvent, afin de se confesser, et il lui est impossible de rien voir en elle dont elle puisse s’accuser comme d’un péché. [268v] Si on lui dit : « Confessez-vous des paroles oiseuses ou des distractions que vous avez eues en vos prières », ou d’autres choses semblables, elle le fait parce qu’on lui dit, mais non pas qu’elle connaisse avoir fait aucune faute en ces choses-là.

« Si, dit-elle, j’avais fait quelque péché dont j’eusse la connaissance, je le voudrais confesser publiquement et l’aller publier dans les rues au son du tambour afin d’en avoir une plus grande confusion et que cela m’aidât à en faire la pénitence et la satisfaction. »

Quelqu’un qui avait fait plusieurs confessions générales voulut néanmoins en faire encore une à M. Potier. La sœur Marie le sachant dit à la Sainte Vierge : « Mais pourquoi tant de confessions générales, puisqu’il en a déjà fait plusieurs ? » « Voyez-vous, dit Notre Dame, c’est comme une femme qui a du linge bien blanc dans son coffre, mais il lui prend envie de le rafraîchir en le mettant encore une fois à la lessive. » [269-270]

Livre 7. Qui contient ce qui regarde la mère de Dieu, les anges et les saints, l’Église militante et souffrante.

Chapitre 1. La dévotion que la sœur Marie a eue pour la Sainte Vierge et qu’elle est la main de Dieu.

La sœur Marie a toujours eu pour la Sainte Vierge une dévotion extraordinaire. Aussi elle en a reçu des faveurs innombrables et inconcevables, ainsi qu’il se voit dans tous ses écrits255. Elle lui a commandé de l’appeler sa mère : ce qu’elle fait ; et quand elle parle à Notre Dame elle dit tantôt « ma mère », tantôt « votre mère ». [270v] Elle la voit souvent en esprit, toujours auprès de son Fils qu’elle porte perpétuellement dans son cœur, ainsi qu’il a été dit. C’est là qu’elle Le voit ordinairement, qu’elle parle et qu’elle entend parler le Fils et la mère. On lui a dit beaucoup de fois que l’œuvre qui se fait en elle, est tout à cette divine mère, que son Époux, qui est le Saint-Esprit ou l’Amour divin, le lui a donné, qu’elle en est la directrice et la gouvernante, qu’elle est la main de Dieu par laquelle Il opère cet ouvrage. Et c’est elle-même qui lui a dit ceci ; car l’an 1645, le 11 février, elle lui parla ainsi : « Je vous apporte de bonnes nouvelles : c’est que j’ai vu mon époux fermer les trésors de l’Ire de Dieu et en serrer les clés ; ils ne tomberont plus sur vous, l’heure est proche que je passerai ma main sur votre estomac pour vous guérir ; je suis la main et mon Fils est le bras. Pour faire cet ouvrage, il se sert de moi, comme le bras de la main pour faire ses actions. » [271]

Section 1. La Sainte Vierge la délivre de prison et est sa caution.

Nous avons vu ci-devant que depuis l’échange qui s’est fait de la volonté de la sœur Marie avec la divine Volonté, elle ne fait pas ce qu’elle veut ni même ne sort pas de la maison comme elle voudrait, ainsi qu’on a vu plusieurs fois par expérience. Mais entre autres, elle fut une fois trois ans sans pouvoir sortir de la maison où elle était ; car quand on la voulait faire sortir, elle tombait par terre comme morte et il était impossible de la remuer de la place. Mais au bout de trois ans, elle pria la Sainte Vierge de la délivrer de prison. Elle lui répondit qu’elle serait élargie à caution et que ce serait elle qui la cautionnerait et qu’elle aurait la ville pour prison, mais qu’il fallait que son image, qu’elle portait pour lors à son col, demeurât à sa place dans la maison, et qu’elle [271v] sortirait dans un certain temps qu’elle lui désigna, quinze jours auparavant ; ce qu’elle dit aux ecclésiastiques qui l’exorcisaient qui remarquèrent qu’en effet il était impossible de la faire sortir jusqu’à ce temps-là, et que le jour étant arrivé, qui avait été désigné par la Sainte Vierge, elle commença à sortir librement de la maison, et depuis ce temps-là elle est toujours sortie avec la même liberté, mais elle a été un temps sans pouvoir sortir de la ville, ainsi que je l’ai expérimenté, car un jour lui ayant dit qu’elle me suivît, dans le dessein que j’avais de la faire sortir hors de la ville, au premier pas qu’elle fit les esprits malins l’arrêtèrent, la faisant tomber par terre ; et comme je leur commandais au nom de Notre Seigneur, parlant en latin, de la laisser sortir, ils me répondirent en latin : Oportet obedire magis Deo quam hominibus256, c’est-à-dire qu’il faut plutôt obéir à Dieu qu’aux hommes. [272]

Section 2. Notre Dame lui prête son carrosse.

Un jour, dans un voyage qu’elle faisait à Notre Dame de la Délivrande avec plusieurs autres personnes de piété, se trouvant extrêmement lassée, Notre Seigneur lui dit : « Vous auriez bien besoin du carrosse de ma mère, demandez-le » « Je n’oserais le demander », lui dit-elle. « Je m’en vais le demander pour vous ». Ce qu’Il fit, et on le lui donna. Ensuite de quoi elle reçut une force si grande qu’elle marchait aussi vigoureusement que si elle n’avait point été lassée, car ce carrosse, qui est la force divine, lui était donné pour marcher quand toute la force naturelle venait à défaillir, mais toujours avec les mêmes sentiments de lassitude, comme si cette force ne lui eût point été donnée.

Un jour étant arrivée à l’hôtellerie, cette force la quitta et alors elle tomba à terre comme un sac mouillé et lorsqu’il fallut partir, elle entendit la force divine [272v] qui chantait sur le seuil de la porte. Et elle dit : « Menez-moi par-dessous les bras jusqu’à la porte » ; ce que l’on fit et alors la force commença de l’animer comme auparavant, et elle continua fort bien son voyage ; et prenant par la main une autre fille, toute faillie257 de cœur, elle reçut la même vigueur.

Section 3. Elle est la grande basse de la Sainte Vierge.

Un jour la Sainte Vierge dit à la sœur Marie : « Allons, ma grande basse258, travailler au bois. » La Sainte Vierge avait une faucille, une hache et une échelle dont les échelons étaient de corde, et une petite bêche. Elle la mena à l’entrée du bois où ce n’était qu’épines et broussailles. Elle lui bailla la faucille et lui commanda d’essarter259 toutes ces épines. Elle le fait et voyant ses mains ensanglantées, elle dit à la Sainte Vierge : « Ma mère, j’ai mes mains tout ensanglantées. » La Sainte Vierge répartit : [273] « Mon Fils ne m’a jamais demandé de mitaines. » Elle continue, fait la même plainte plusieurs fois et entend la même réponse. En essartant, elle arrive à un bel arbre touffu qui jetait de belles branches de tous côtés. La Sainte Vierge lui dit : « Frappe, ma grande basse, frappe sur ces branches ». Elle frappe, il en sort du sang.

Elle en a frayeur et se veut retirer. La Sainte Vierge lui dit plusieurs fois avec colère : « Frappe, il occupe la terre. » Elle coupa ses branches tout autour, c’est-à-dire celles du bas. Elle lui commanda d’essarter comme devant avec les mêmes plaintes et les mêmes réponses, et elle disait ce verset : Sequar quocumque ierit. Et elles arrivèrent à un bel arbre tout émondé auquel il ne restait qu’une petite branche en haut pour soutenir une colombe. Elle y monta jusqu’en haut par le moyen des estocs qui y étaient restés après avoir été émondés, et ne trouvant rien pour s’appuyer, elle fut saisie de frayeur, mais elle fut changée en colombe et devint aveugle et bien effrayée, ayant peine à s’appuyer et ne sachant [273v] où voler ailleurs, à cause qu’elle était aveugle.

Elle se trouva après cela au pied de l’arbre, près de la Sainte Vierge. Cet arbre émondé avait des rejetons de feuilles et elle se servait des estocs comme d’échelons pour monter. Quand au premier arbre, la Sainte Vierge lui bailla l’échelle qu’elle avait apportée, dont les échelons étaient de cordes et les deux côtés de bois, pour monter. Elles passèrent outre, et toujours la Sainte Vierge lui commanda d’essarter260. Elles arrivent à un arbre tout sec. La Sainte Vierge lui donna sa hache, et elle, avec sa bêche, commença à fouiller la terre pour découvrir les racines de loin tout autour, et lui commande de couper les racines avec sa hache. Quand elles furent coupées, la Sainte Vierge donna un coup de pied à l’arbre et le fit tomber, le sommet le premier, en bas, dans un profond abîme qui se trouva là. Elle demanda à la Sainte Vierge ce que voulaient dire toutes ces énigmes ; mais on ne lui a point expliqué. La sœur Marie dit que ce grand arbre signifie le Saint Sacrement, et un grand buisson de ronces qui étendait ses branches extrêmement loin, un grand seigneur très méchant qui avait des intrigues et correspondances fort éloignées. [274]

Section 4. Notre Dame lui commande de donner une aumône et lui rend peu après. La même Vierge donne des armes pour combattre et des prix à ceux qui vainquent.

Une pauvre fille qui avait une grande douleur à un genou, étant venue à Coutances pour y implorer le secours de la Sainte Vierge à son autel de Notre Dame du Puits qui est dans l’église cathédrale, et y ayant été délivrée de cette douleur, la même Vierge dit à la sœur Marie : « Prenez un quart d’écu d’argent de votre frère et le donnez à cette pauvre fille.

– Mais ne le dirais-je point à mon frère ?

– Non, car j’y pourvoirai. »

Elle le prend et le porte à cette pauvre fille, lui disant que ce n’était pas elle, mais une bonne dame qui lui faisait cette charité. [274v] Peu après, monsieur le curé de Saint-Malo vint voir la sœur Marie et lui donna un quart d’écu sans savoir rien de ce qui s’était passé et qu’elle lui demanda, car elle ne demande jamais rien à personne. Elle le prit comme étant envoyé de la Sainte Vierge et le mit en la place de celui qu’elle avait pris.

Un jour la sœur Marie s’en alla vers Notre Seigneur et ne trouvant point Notre Dame, elle lui demanda : « Où est ma mère ? »

Notre Seigneur lui répondit : « Elle n’est pas ici, elle viendra bientôt. » Deux ou trois jours après, elle la vit venir sur un char triomphant dans lequel elle était, et au-dessous de ce char [elle vit] des armes de toutes sortes.

Elle se tourna vers Notre Seigneur et lui dit : « Voici venir ma mère sur un chariot plein d’armes. Que veut-elle faire de cela ?

– C’est qu’elle va à la guerre.

– Qu’est-ce que cela qu’elle a sur ces armes sur quoi elle est assise ? » Car elle ne savait ce que c’était ni comme elle s’appelait.

« C’est un char triomphant » lui dit-il.

– Que veut-elle faire de ces armes ?

– C’est pour armer ses serviteurs afin de combattre contre le péché. » Elle en bâille aux uns d’une façon, aux autres de l’autre, aux uns d’offensives, aux autres de défensives. [275]

Outre cela, elle aperçut un gros paquet de petites clés d’or qu’elle portait à sa ceinture. « Que veut-elle faire de toutes ces clés ? » dit-elle à Notre Seigneur.

« Regardez autour d’elle quantité de petites armoires dans ce char triomphant. Voyez-vous, dit Notre Seigneur, ce sont les clés de toutes ces armoires qui sont pleines de quantité de prix tout différents qu’elle distribue à ses serviteurs quand ils ont combattu et remporté la victoire. »

Section 5. Notre Dame défend à un prédicateur de recommander un autel dédié à son honneur aux aumônes. Elle a un privilège : de sauver ceux qui la prêchent. Son humilité et sa charité.

[275v] Quelqu’un ayant à prêcher le carême à une certaine ville, la sœur Marie reçut commandement de Notre Dame de lui dire qu’on le prierait de recommander aux aumônes du peuple un autel qui a été dédié à son honneur dans l’église où il devait prêcher, mais qu’elle lui défendait de le faire, parce que les ecclésiastiques à qui cette église appartenait avaient assez de bien : « Je suis, dit la Sainte Vierge comme une reine qui a plusieurs enfants qui dissipent tous ses biens et qui aime mieux être pauvre et toute nue [plutôt] que l’on demande pour elle et que l’on fasse voir par là le vice de ses enfants. »

Elle a fait aussi connaître à la sœur Marie que Dieu lui a donné un privilège spécial : de sauver ceux qui la prêchent avec affection, ce qui est fondé sur ces paroles : Qui elucidant me, vitam aeternam habebunt261.

La sœur Marie ayant demandé longtemps le salut d’un certain religieux prédicateur sans pouvoir l’obtenir, un jour de la Conception Immaculée de la Sainte Vierge, elle assista à un sermon qu’il fit sur ce [276] sujet, dont elle fut ravie, et ensuite, étant animée d’un zèle extraordinaire pour le salut de ce religieux, elle s’en alla à la Mère de Dieu pour lui demander son salut en vertu du privilège qu’elle a de sauver ses prédicateurs.

« Mais que ferons-nous de telles ordes bêtes qui sont en lui ? », désignant certains péchés dont il était coupable. 

– N’est-ce pas vous qui devez écraser la tête du serpent ?, répliqua la sœur Marie. Vous écraserez sous vos pieds toutes ces ordes bêtes et les jetterez dehors. »

Enfin elle obtint ce qu’elle demandait et Notre Dame l’assura de son salut. Il mourut quelque temps après avec toutes les marques d’une heureuse mort.

Elle a connu un ecclésiastique qui prêchait la bonne Vierge avec une grande ferveur. Il était pourtant en état de perdition, parce qu’il possédait deux bénéfices incompatibles. Mais la Sainte Vierge le fit évêque pour lui ôter ses deux bénéfices ; puis étant évêque, elle le retira peu après de cette vie et lui procura son salut. [276v]

« Pensez-vous, dit un jour Notre Dame à la sœur Marie, que je prenne plaisir à tous les honneurs qu’on me rend par les églises qu’on me bâtit, par les images, confréries, autres vœux et autres choses semblables qui se font en mon honneur ? Non, mais je les offre à mon Fils à qui ils appartiennent, ne m’en réservant aucune chose, sinon que je m’en sers comme des hameçons que je jette dans la mer de ce monde, afin de prendre les âmes et de les attirer à Dieu, et quand j’en prends quelques-unes, j’en ai une très grande joie. »

Le 14 janvier 1646, la Sainte Vierge donnant un rosaire à dire à la sœur Marie, elle lui ordonna de dire sur les petites marques, la plus belle parole qu’elle ait jamais dite. « Quelle est-elle, dit la sœur Marie ? » « C’est celle-ci : Verbum caro factum est. Je ne l’ai pas dite de bouche, mais je l’ai dite par effet et par œuvre, c’est-à-dire que j’ai fait ce qui est contenu en ces paroles : Verbum caro factum est ».

Le Saint-Esprit a fait connaître à la sœur Marie que la très sacrée Vierge est notre mère nourrice, [277] parce que c’est par elle que Dieu nous a donné le pain de vie qui est le Saint Sacrement et toutes les grâces qui nous sont nécessaires et convenables pour la vie et pour le salut de nos âmes. C’est la trésorière de la Sainte Trinité, qui a tous les trésors de Dieu entre les mains pour les distribuer aux pauvres c’est-à-dire aux pécheurs. Entre plusieurs belles qualités et épithètes qu’elle donne à cette reine du ciel et terre, pour laquelle elle a des vénérations et dévotions indicibles, elle prend plaisir particulièrement à la nommer la bien aimée de Dieu.

Chapitre 2. De l’Ave Maria, du Saint Rosaire et du Saint Scapulaire.

Notre Seigneur a dit plusieurs fois à la sœur Marie que l’Ave Maria est la plus belle prière qui soit à l’Église. Et un jour, comme elle récitait le Rosaire, elle vit la divine Justice qui lui [277v] dit que la Sainte Vierge était le Paradis terrestre, que saint Gabriel avait été envoyé par la très Sainte Trinité pour y planter l’arbre de vie qui est Notre Seigneur Jésus-Christ, que le Saint-Esprit y est venu pour le faire germer, croître et fructifier, et que les fruits de cet arbre étaient tous les mérites et mystères de toute la vie du Fils de Dieu, tous les sacrements de son Église, et généralement toutes les choses bonnes et saintes qui sont dans l’Église militante, souffrante et triomphante. D’ici on peut apprendre ce que c’est que l’Ave Maria, car c’est comme le pépin qui a produit cet arbre de vie : le pépin contient en vertu et puissance tout l’arbre, et l’arbre est le fruit du pépin, de sorte que l’arbre de vie est comme le fruit de l’Ave Maria. C’est pourquoi on dit à la sœur Marie que tous les fruits des grâces et des bénédictions que ce divin arbre a produit et produira en la terre, ce sont les fruits de l’Ave Maria, lesquels on offre à la très Sainte Trinité en le disant avec toutes les gloires et félicités du paradis, qui sont les couronnes de l’Ave Maria, et par conséquent c’est la plus belle prière qui soit dans l’Église, et même [278] qu’elle est plus belle que le Pater Noster ; car il est vrai que le Pater Noster a été composé par Notre Seigneur, mais l’Ave Maria a été composé et a été mis en la bouche de l’ange par la Sainte Trinité, joint que262 Notre Seigneur étant comme le fruit de l’Ave Maria, le Pater, qui est sorti sa bouche est aussi l’un des fruits de l’Ave Maria. La sœur Marie a dit que l’Ave Maria est le Cantique des Cantiques que la très Sainte Trinité a composé. Elle le disant ou oyant dire, elle considère la Sainte Vierge comme un beau vase d’or enrichi de pierres précieuses. En disant gratia plena, elle considère Notre Seigneur remplissant ce beau vase de toutes sortes de grâces, et à ces paroles, Dominus tecum, elle se représente Notre Seigneur se donnant à la Sainte Vierge comme source de grâce.

Elle a une dévotion tout extraordinaire au Saint Rosaire et on peut dire que c’est sa plus grande dévotion. Pour l’ordinaire, on lui commande de le dire tous les jours et quelquefois plusieurs fois par jour, [278v], mais elle demande souvent qu’on lui permette d’en dire encore davantage, et elle dit que quand Notre Seigneur lui permet de dire un Rosaire, il lui fait autant de faveurs que lorsqu’on donne une prébende à quelqu’un qui la désire extrêmement. Ce n’est pas qu’elle trouve de la consolation et de la douceur à le dire, car au contraire, d’ordinaire elle y sent une très grande répugnance, ayant le cœur plein de sécheresse et l’esprit de distractions, et même les démons lui mettent quantité de méchantes imaginations dans l’esprit et lui empêchent les organes, en sorte qu’elle ne peut prononcer les paroles qu’avec peine. Mais tant plus qu’elle a de répugnance et de difficulté, tant plus elle s’efforce de le dire, nonobstant toute la peine qu’elle y a, qui est telle qu’elle assure n’y avoir non plus de douceur qu’un malade à avaler des pilules toutes nues ou une potion bien amère ; et lorsqu’elle veut bander son esprit et faire effort pour le rendre plus attentif, la Sainte Vierge lui dit : [279] « Ne forcez point votre esprit, mais contentez-vous de bien prononcer et dire exactement les paroles », et elle croit l’avoir bien dit quand elle l’a dit en cette façon. « Le Saint Rosaire, dit-elle, l’ayant appris du Saint-Esprit, n’est autre chose que Notre Seigneur Jésus-Christ et sa très Sainte mère, car il contient le mystère de l’Incarnation et tous les autres mystères de leur vie. Il contient toute l’Écriture sainte, il contient le Pater Noster dans lequel toute l’Écriture sainte est comprise. Il comprend aussi tous les sacrements et toute la sainteté de l’Église, laquelle procède du mystère de l’Incarnation et de la Passion comme de sa source. Il comprend encore toutes les âmes créées à l’image de Dieu comme autant de roses dont le rosier est Notre Seigneur et Notre Dame. » C’est pourquoi la sœur Marie entendait un jour Notre Seigneur qui criait vengeance contre le rosaire, c’est-à-dire contre les âmes qui sont en péché mortel, désirant qu’elles soient châtiées pour ne pécher plus. [279v]

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie que le Rosaire est le pain et le vin de l’âme chrétienne et dont elle doit être nourrie, car il est composé du Pater Noster et de l’Ave pour les raisons qui sont dites ci-après. Toutes les autres prières sont comme des fruits, des légumes et des confitures.

Le 29 novembre 1644, elle dit plusieurs belles choses sur le Rosaire : « On me donne souvent, dit-elle, plusieurs Rosaires à dire, composés de diverses sortes de belles prières ; mais celui que j’aime le mieux, c’est celui qui se dit ordinairement et qui est approuvé par l’Église. Je dis les autres pour obéir, mais je dis celui-ci bien plus volontiers, car je trouve un grand goût dans les choses qui sont ordonnées par l’Église. C’est ici le pain et le vin. Le Pater c’est le pain, parce qu’il contient toutes les choses qui sont nécessaires et convenables pour la nourriture du corps et de l’âme. L’Ave Maria est le vin qui réjouit le cœur de l’homme, d’autant qu’il contient l’Incarnation, la Rédemption et le salut. C’est par [280] l’Ave Maria que toutes les tristesses et afflictions causées par le péché sont changées en consolations et en joies. Il n’est [pas] nécessaire d’être savant pour dire le rosaire, c’est la prière des pauvres et des ignorants qui contient en soi tous les trésors de la science et de la sagesse de Dieu et des saints. Il n’est pas besoin de savoir tant de belles choses pour le bien dire. Il suffit une bonne volonté pour le dire au nom de Notre Seigneur et de Sa mère. S’il vient des distractions, il faut les laisser passer et marcher son chemin. La contemplation est une bonne chose, il y a plusieurs lumières, mais le Saint Rosaire est incomparablement meilleur, car celle-là n’est que pour quelques particuliers et celui-ci est pour tous. Il contient tout ce qu’il y a de plus saint et de plus agréable à Dieu, au ciel et en la terre. Enfin si je n’avais qu’une demi-heure à vivre, et qu’il fût à mon choix de l’employer à ce que je voudrais, je l’emploierais à dire mon rosaire. »

Ayant ouï-dire qu’il y avait des personnes [280v] qui improuvaient263 la confrérie du Saint Scapulaire avec ses privilèges et indulgences, elle en parla à Notre Seigneur qui lui dit que cette confrérie était bien approuvée dans le ciel et que ceux qui en étaient véritablement, c’est-à-dire qui vivaient selon l’esprit et l’institut de cette confrérie jouiront de privilèges et indulgences qui y sont ; comme si elle n’était point disputée ; et Notre Seigneur dit que la Providence a des ressorts que les hommes ne connaissent pas, qu’on les laisse disputer et qu’il n’y a que la malice de l’esprit humain qui puisse contester cette confrérie.

Chapitre 3. La fête du très Saint Cœur de la bienheureuse Vierge, de l’Ave cor sanctissimum et de cette prière : Sancta Maria virgo cui data omis, etc.

La sœur Marie ayant su que quelques personnes murmuraient contre la fête du très Saint [281] Cœur de la bienheureuse Vierge qui se fait le 8 de février, elle en parla à Notre Seigneur qui lui dit que c’était Lui qui l’avait inspirée et qu’Il châtierait ceux qui s’y opposeraient ; et la Sainte Vierge dit que cette fête lui était fort agréable et qu’elle enverrait des étincelles du feu sacré dont son cœur est embrasé dans le cœur de ceux qui la célébreront afin de les échauffer en l’Amour divin s’ils sont tièdes ; de les enflammer s’ils sont échauffés, et de les embraser s’ils sont enflammés. Elle dit aussi que le Cœur de son Fils, c’est son cœur et qu’ainsi en célébrant la fête de son cœur, on célèbre la fête du très admirable Cœur de son Fils.

L’an 1646, durant l’octave de cette fête, la Sainte Vierge lui ordonna de dire tous les jours le Magnificat en Action de grâces à la très Sainte Trinité pour toutes les grâces qu’elle a faites à son Fils Jésus qui est son vrai cœur, et à elle, et par eux à tout le monde, comme aussi de dire tous les jours sept fois le Pater et l’Ave pour [281v] demander à Dieu qu’Il délivrât l’Église, qui est possédée en plusieurs de ses membres, des sept péchés capitaux.

Dans une autre occasion, Notre Seigneur lui dit que le cœur de sa Sainte Mère est dans le très Saint Sacrement et qu’on l’y peut adorer parce que son Humanité Sainte est le cœur de sa bienheureuse mère. On lui fait quelquefois [dire] une salutation qui a été composée par le père E [udes] et qui commence par ces paroles : Ave cor sanctissimum264 et Notre Dame lui a dit qu’elle lui est fort agréable et qu’elle donnera à ceux qui la diront des désirs de se purifier de plus en plus de toutes sortes de péchés, afin d’être mieux disposés pour recevoir les dons, grâces et bénédictions divines.

On lui fait dire aussi quelquefois, quand il s’agit des affaires de la Congrégation, une oraison qui commence par ces mots : Ave Maria, filia Dei Patris, etc., composée par le susdit père E [udes] 265.

La Sainte Vierge lui dit un jour qu’elle lui avait donné bénédiction particulière pour ceux qui la dirait, et que cette bénédiction [282] opérait les effets qui s’ensuivent : « Si ceux, lui dit-elle, qui la diront avec dévotion sont en la grâce de Dieu, à chaque verset qu’ils diront, lesquels sont au nombre de vingt-cinq, j’augmenterai en eux l’amour divin, et s’ils sont en péché mortel et qu’ils la disent avec une bonne volonté à chaque verset qu’ils diront, je frapperai de ma main douce et virginale à la porte de leur cœur. » La même Vierge lui dit que l’on ferait une chose bien agréable à Dieu d’exhorter ceux qui seraient en mauvais état de dire cette salutation, ou pour le moins de consentir qu’on la dise pour eux, et que ce serait un bon moyen pour aider à leur conversion, et l’expérience a fait voir que ceci est véritable. Un jour, comme la sœur Marie récitait certaines litanies de la bienheureuse Vierge dans lesquelles se trouvent ces paroles qui sont du Cardinal Pierre Damien : Virgo cui data est omnis potestas in caelo et in terra266, Notre Seigneur les lui fit répéter plusieurs fois, et elle ajoutait au commencement : Sancta Maria, mater Dei et Virgo cui data est, etc., et une fois qu’elle disait ces [282v] litanies, comme elle vint à ces paroles, la Sainte Vierge lui dit : « Parlez plus haut », pour lui témoigner par là combien elles lui sont agréables. De là vient qu’elle y a une dévotion très particulière, et on les lui fait dire souvent, ajoutant à la fin tantôt ora pro nobis, tantôt monstra te esse matrem, quelquefois fiat nobis secundum verbum tuum, quelque autre fois miserere nobis.

Elles croit assurément que Dieu a donné un pouvoir absolu à la Sainte Vierge de disposer de toutes les créatures : « Ces paroles, dit-elle, lui sont comme son credo au regard de la mère de Dieu. » Elle lui fit dire un jour dix-huit rosaires aux petits grains desquels il fallait toujours dire ces mêmes paroles. Il ne lui est pas permis de dire cette prière : Sub tuum, ni l’Ave Maris Stella pour toutes sortes de personnes, elle ne la peut dire que pour les enfants seulement et pour les amis particuliers de la Sainte Vierge ; mais le Salve Regina est pour toutes sortes de personnes, et on lui fait dire pour les pécheurs les plus endurcis [283] quand on la fait prier pour eux.

Chapitre 4. Ce qu’il faut faire pour honorer les reliques des saints. Elle les va saluer au ciel.

La sœur Marie dit que Notre Seigneur en parlant de ses anges et de ses saints, Il les appelle son amour divin, car le divin Amour, dit-elle, les a tous transformés en soi-même et déifiés, et son amour est comme un grand seigneur qui a plusieurs terres nobles, à raison de quoi il a plusieurs noms : on l’appelle M [onsieur] d’ici, M [onsieur] de là, etc. Ainsi tous les saints sont autant de terres et de seigneuries de l’Amour divin. C’est pourquoi, encore qu’Il soit unique, Il a néanmoins autant de noms qu’il y a des saints dans le ciel. En la fête des saints, elle dit : « Donnez-moi permission d’aller saluer un tel saint ou une telle sainte. » « Allez », dit Notre Seigneur. Elle s’en va au saint ou à la sainte et lui parle en cette façon : « Regardez l’état où je suis et l’état où vous êtes, et faites pour moi ce que vous [283v] voudriez que je fisse pour vous, si vous étiez à l’état où je suis et que je fusse à l’état où vous êtes. »

Le jour de Saint-Sébastien 1646, Notre Seigneur lui dit : « Je vous veux apprendre d’honorer les reliques des saints. »

Premièrement, il faut rendre grâce à Dieu des trois dons qu’Il leur a faits : le premier de les avoir nettoyés du péché originel par le baptême, et de l’actuel par la pénitence ; le second de leur avoir donné toutes les vertus pour les conduire sûrement sur la mer orageuse de ce monde où tant d’âmes sont en péril de faire naufrage ; le troisième d’être mort pour leur mériter la vie éternelle.

Secondement il les faut imiter dans les vertus qu’ils ont pratiquées et s’il y a quelque chose que nous ne puissions faire, il faut vous conjouir267 avec eux de ce que Dieu s’est servi d’eux pour opérer de si grandes choses et lui en rendre grâce.

En troisième lieu, chacun doit entrer dans soi-même et se confondre de ce que son infidélité est cause que Dieu ne s’est pas servi de lui pour faire ce qu’Il a fait en eux [284] parce que s’ils se disposaient, Il s’en servirait comme Il s’est servi d’eux. Les saints en reconnaissance auront soin devant Dieu de ceux qui auront honoré leurs reliques.

Un jour la sœur Marie étant à une procession en laquelle on portait des reliques de plusieurs saints, elle leur adressa sa prière, les suppliant de regarder sa misère et d’avoir pitié d’elle. Mais elle vit en esprit qu’ils la rebutaient avec rigueur et indignation comme chose qui leur était insupportable à cause de tous les péchés dont elle était chargée, desquels ils la croyaient coupable. Quelque temps après, elle vit Notre Seigneur qui se réjouissait et qui était fort joyeux. Elle demanda à Notre Dame la cause de Sa joie : « Demandez-lui, répondit-elle, et Il vous le dira » ; ce qu’elle fit et Il lui dit qu’Il faisait ce qu’Il avait enseigné aux autres par ces paroles : Beati eritis cum maledixerint vobis homines et persecuti vos fuerint et dixerint omne malum, adversum vos, mentientes propter me, gaudete et exultate quoniam merces vestra copiosa est in caelis268.

Elle lui demanda où c’était que les hommes lui faisaient [284v] tout cela.

Il dit qu’Il le souffrait en elle.

« Mais qui sont ces hommes qui vous persécutent en moi, disant toute sorte de mal contre la vérité et avec mensonge ? »

Il répliqua que ce n’était pas les hommes de la terre et qu’il y avait fort peu d’hommes en la terre, n’y ayant presque que des bêtes, mais que cela s’entendait de quelques saints du ciel, là où sont les hommes parfaits, c’est-à-dire de ceux qui l’avaient rejetée lorsqu’elle les avait priés, parce qu’ils la croyaient coupables de tous les crimes et dignes de tous les maux dont ils la voyaient chargée. « Si ces hommes-là ont menti, n’êtes-vous pas bienheureuse ?, dit Notre Seigneur.

– Les saints, dit-elle, peuvent-ils mentir ?

– Oui, répondit le Fils de Dieu, ils ont menti en cela, parce qu’ils ont cru de vous toute sorte de mal, et que vous aviez mérité tous les châtiments que mon Père a exercés sur vous, car Je ne leur en avais pas dit le secret.

– Mais quelle est cette grande récompense, ajouta la sœur Marie, de laquelle vous vous réjouissez tant ?

– C’est le salut de tant de belles âmes dont [285] nous portons les péchés et pour lesquelles nous souffrons afin de les préserver de tomber dans l’enfer et de les conduire au ciel. »

L’an 1646, le 14 février, Notre Seigneur lui promit de lui donner un salut à dire. Le 18 du même mois, voulant accomplir sa promesse, Il lui ordonna d’aller en esprit au ciel pour y dire ce salut qu’Il prescrivit en cette manière : à l’entrée du paradis elle annonça à tous les habitants que la prophétie de Notre Dame comprise en ce verset : Esurientes implevit bonis et divites dimisit inanes269, commençait à s’accomplir. Ils répondirent : Gloria Patri et Filio, etc. Elle se prosterna devant le Père éternel, et lui dit cinq fois ce verset du psaume Saluum me fac Deus, etc. : Zelus domus tuae comedit me et opprobria exprobrantium tibi ceciderunt super me :

Car le zèle embrasé

De ta sainte maison m’a rongé jusqu’à l’âme

Et de tes blasonneurs l’outrage et le diffame

Sous le faix m’a brisé270.

Le Père Éternel répondit : Verbum caro factum est, voilà la croix de mon Fils. [285v] Ensuite elle s’adressa aux anges et leur dit : Tenui eum nec dimittam271. Ils répondirent : Soror mea parva est. Puis elle se tourna vers tous les saints et dit : Fecit mihi magna qui potens est et sanctam nomen ejus272. Ils répondirent : Benedictum nomen majestatis ejus in aeternum et replebitur majestate ejus omnis terra273. Prenant congé de toute la cour céleste, elle dit : Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem274. Après cela Notre Seigneur dit que c’était l’Église qui avait dit par elle toutes ces choses en la personne des religieux, cela étant dit en la sœur Marie.

« Les religieux sont bien heureux.

– Il est vrai, répondit Notre Seigneur. Mais les véritables religieux sont ceux qui se dépouillent d’eux-mêmes, qui se transforment et qui se déifient, dont le nombre est moindre entre les chrétiens que celui des aigles entre les oiseaux. »

Section I. Les saints viendront pour détruire le péché.

La sœur Marie a une si grande haine contre le péché, et un si ardent désir qu’il soit anéanti et que [286] les âmes se sauvent, qu’on l’a vue plusieurs fois tout enflammée et toute transportée, parler en cette façon : « Oh ! Si la porte du paradis m’était ouverte, j’y entrerais, non pas pour y jouir de la gloire et pour y demeurer, mais pour en faire sortir tous les apôtres et tous les saints, et pour les faire venir en ce monde afin de s’employer à détruire ce monstre qui est le péché et à sauver les âmes. » « Je vous assure, disait-elle à un ecclésiastique, que je n’épargnerais point M. Potier et que je le ferais sortir aussi bien que les autres. »

Quelque temps après cela, étant à l’église, elle dit à Notre Seigneur : « Permettez-moi de saluer le Saint Sacrement.

– Oui, dit-il, je vous le permets. » Et au même temps, il ajouta : « Voici mes deux apôtres saint Pierre et saint Paul que vous menacez tant de faire sortir du paradis.

– Mais aussi, c’est grand pitié, dit-elle, de voir tant d’âmes qui se perdent. Qu’est-ce que tous vos apôtres vos saints font qu’ils ne viennent nous aider à faire mourir le péché et à sauver les âmes ?

– Je vous assure, répliqua Notre Seigneur, qu’ils ont plus de [286v] désir de venir que vous n’en avez qu’ils viennent. Et ils viendront tous en effet, ils descendront comme des carreaux de foudre pour écraser le péché.

– Mais que ne viennent-ils donc maintenant ! ajouta la sœur Marie.

– Ils viendront au temps de la grande tribulation.

Ensuite saint Pierre et saint Paul se retirèrent et lui demandèrent si elle ne voulait rien mander au ciel : « Oui je vous prie de faire mes recommandations aux saints qui ont davantage excellé en la haine du péché. »

Chapitre 5. De quelques saints en particulier. De saint Joseph, saint Joachim, sainte Anne, saint Pierre, saint Paul, saint Étienne, sainte Catherine de Gênes, de Ste Thérèse et de sainte Gertrude.

La sœur Marie a une très grande vénération et très spéciale dévotion pour saint Joseph duquel elle a reçu beaucoup de faveurs, mais s’il fallait tout écrire, on n’aurait jamais [287] fait. Je dirai seulement une chose qui paraît petite, mais qui fait voir combien ce grand saint est plein de bonté pour ceux qui l’invoquent, même en des choses basses.

Un jour, revenant de Notre Dame de la Délivrande proche de Caen, avec plusieurs personnes tant ecclésiastiques que laïques, entre lesquelles étai [en] t Monsieur de Juganville275, celui-ci, comme ils furent à Bayeux, se trouva si lassé et si faible qu’il ne pouvait plus marcher. Dans cette nécessité, la sœur Marie s’adressa à saint Joseph et le pria de leur faire trouver un cheval pour le porter, et tout à l’heure276 le maître de l’hôtellerie où ils étaient logés pour lors leur vint demander s’ils n’avaient point besoin d’un cheval, quoiqu’ils n’en eussent parlé à personne. Ils dirent que oui et il leur en présenta un.

Elle dit que Notre Dame se réjouit quand on prêche de saint Joseph : « Toutes les louanges qu’on donne à mon époux saint Joseph retournent [287v] à mon Fils et à moi. »

Saint Joachim lui a été donné par la Sainte Vierge pour grand-père et sainte Anne pour grand-mère, et elle a une dévotion toute particulière pour eux. Quand il lui est permis d’avoir recours à saint Joachim, il la reçoit avec une grande douceur et il la console comme un bon père ferait sa fille, avec une merveilleuse tendresse et bénignité ; mais on ne lui permet pas de s’adresser à lui que rarement, parce que cela la console et que toutes les consolations pour l’ordinaire lui sont interdites.

En une vigile de la fête de saint Pierre et saint Paul, comme elle se préparait à bien prier ces deux grands saints et qu’elle devait demander, Notre Seigneur lui dit : « Non, vous ne les prierez point, mais ils vous prieront.

– Comment cela se peut-il faire, répartit-elle, je sais bien ce que je ferai : je n’irai point à l’église de Saint-Pierre277.

– Si ferez, répliqua le Fils de Dieu, vous irez. »

Et en effet, comme elle ne voulait point y aller, parce que cela lui donnait une grande frayeur d’être trompée, Notre Seigneur la contraignit [288] d’y aller le jour de la fête, là où étant, elle ne put jamais prier, mais elle vit saint Pierre qui lui dit : « Je vous prie de prier pour tous ceux qui sont sous l’autorité que Dieu m’a donnée. » Et il lui désigna certaines prières à dire pour ce sujet durant tous les jours de l’octave de sa fête.

Elle vit aussi saint Paul qui lui dit : « Je vous prie de prier pour tous ceux à qui j’ai prêché et auxquels je prêche encore par mes écrits. » Et lui prescrivit pareillement les prières qu’elle devait faire.

Pendant qu’elle était en enfer, elle voyait, comme il a été dit, tous les saints qui étaient pleins de fureur contre elle et qui la regardaient et menaçaient avec un visage tout embrasé de colère.

Il n’y avait que saint Étienne qui la traitait avec douceur, car on lui a fait connaître que parce qu’il a prié pour ses ennemis, il a ce privilège qu’il est bon, même aux ennemis de Dieu, et qu’il a pouvoir de prier pour toutes sortes de personnes, en quelque état qu’ils puissent être. Mais tous les saints sont en colère contre le pécheur, comme un fils serait en fureur contre [288v] celui qui aurait poignardé son père et qui se présenterait devant lui pour lui demander quelque faveur, ayant encore le poignard tout sanglant en la main.

La sœur Marie assure qu’elle a expérimenté en soi beaucoup de conformité avec ce qui est écrit de sainte Catherine de Gênes en sa Vie, excepté qu’il y avait en cette sainte beaucoup d’amour sensible, ce qui n’est point en la sœur Marie. Elle a passé ainsi, dès le commencement, par les plus hauts degrés de la contemplation que sainte Thérèse écrit dans ses livres, ainsi qu’il sera rapporté plus amplement dans le livre suivant. « Sainte Thérèse va doucement et s’avance peu à peu, mais je suis trop précipitée, dit la sœur Marie, je marche à la désespérade (c’est son mot) : témoin ces grands désirs que j’ai eus de l’enfer ».

Sainte Gertrude demande quelquefois des récompenses et des consolations ; cela est insupportable à la sœur Marie.

Mais sainte Catherine de Gênes ne veut rien que ce que Dieu veut, elle ne veut pas même des Indulgences. Demandez-lui comme elle veut être : « Comme je suis, dira-t-elle et non autrement, parce que [289] Dieu veut que je sois ainsi. » Et voilà ce que la sœur Marie aime. C’est pourquoi elle dit que sainte Catherine de Gênes est sa bonne sœur. Cette sainte haïssait l’amour-propre plus que l’enfer et disait qu’un seul grain d’amour-propre, quoiqu’il n’y en eût pas plus gros qu’un grain de moutarde, serait capable d’empoisonner tout le monde. Elle disait aussi que si une seule goutte d’amour divin tombait dans l’enfer, il le changerait en un Paradis et convertirait tous les diables en des anges.

Une autre fois, elle demanda à Lucifer de lui rendre raison, savoir lequel était le plus supportable, ou de toutes les peines de l’enfer ou de la moindre petite faute contre Dieu. « Ô que cela est bon ! » disait la sœur Marie. « Ô que cela est véritable, ô que cela est agréable ! »

Se plaignant un jour à Notre Seigneur de ce que sainte Gertrude recevait de Lui tant de consolation, et qu’elle était traitée si rudement, et que cela lui donnait de grandes frayeurs d’être réprouvée, l’Amour divin lui répondit que les âmes qui [289v] marchent par la voie de sainte Gertrude, qui est une voie de délices et de consolation, sont les épouses de l’Humanité glorieuse du Fils de Dieu ; mais que celles qui sont épouses de Sa divinité sont conduites avec la verge et marchent par un chemin plein d’épines.

Chapitre 6. De l’Église et de l’état où elle est.

La sœur Marie ayant reçu un billet278 dans lequel il lui était recommandé de prier pour la ville de Coutances, Notre Seigneur lui dit que tout le monde était une ville et que le cœur de cette ville était l’Église, que les faubourgs sont ceux qui sont instruits pour venir à l’Église et que les villages sont les infidèles. Il lui ordonna de dire pour l’Église trois fois le Gloria Patri, etc. Au premier, l’Église demande des verges pour châtier ses enfants ; au second des armes pour se défendre de ses ennemis, et au troisième la force pour aller les vaincre. Pour les catéchumènes Il lui [290] fit dire trois fois Alléluia, le premier pour demander à Dieu qu’Il leur remplisse la mémoire des mystères de notre religion, le second pour lui demander qu’Il illumine leur entendement afin de les connaître et de les croire, le troisième pour le prier qu’Il leur enflamme la volonté afin de les embraser. Pour les infidèles, Il lui commanda de dire cinq fois le nom de Jésus : le premier pour obtenir de Dieu la lumière de la foi afin de la connaître, le deuxième pour demander le saint baptême qui les lave de leurs péchés, le troisième pour impétrer le pain de vie qui les nourrisse, le quatrième pour demander le don de persévérance [le cinquième] pour arriver à la vie éternelle.

L’an 1646, le jeudi saint, Notre Seigneur l’envoya devant le Saint Sacrement dire ce verset du psaume 34 au nom et de la part de l’Église :

Jusqu’à quand, plein de patience

Seigneur, verras-tu l’insolence

De ces gens animés ?

Ôte-leur mon âme étonnée,

Mon âme seule abandonnée

Aux lions affamés279.

[290v] Ensuite, Il lui expliqua en cette façon : ces gens animés sont tous les méchants qui sont les enfants de l’Église et qui la détruisent autant qu’ils peuvent par leur vie païenne et diabolique. « Ôte-leur mon âme étonnée » : l’âme de l’Église sont tous les justes qui sont étonnés280 de tant de maux qui se font aujourd’hui dans le monde. Les lions affamés sont les mauvais prélats et prêtres.

Un jour, la sœur Marie entendait Notre Seigneur qui disait : « Le soleil s’est éclipsé, la lune s’est couverte d’un voile noir, les étoiles ont perdu leur lumière. » Il dit ensuite que ce soleil dont Il parlait était tous les ecclésiastiques depuis le premier jusqu’au dernier, que la lune signifiait les nobles et les officiers, et que les étoiles représentaient tous ceux qui sont attachés par la foi au ciel de l’Église.

Section I. On la fait prier pour l’Église.

Notre Seigneur lui a fait connaître que les prières que l’on fait pour l’Église et pour [291] son chef qui est notre Saint Père le Pape lui sont fort agréables et que ceux qui en font sont tous les premiers à participer aux grâces que Dieu donne par son ministère, et qu’il faut entendre aussi cela des autres prélats et pasteurs de l’Église.

En l’année 1644, durant le carême, Notre Seigneur promit à la sœur Marie qu’Il lui donnerait un salut à dire. Un an après, lorsqu’elle ne s’en souvenait plus, Il lui dit : « Je vous veux donner un salut à dire : vous direz quarante fois le Pater Noster pour prier mon Père qu’Il donne à mon Église toutes les choses que je lui ai demandées pour elle lorsque je l’ai composé ; et autant de fois l’Ave Maria pour le prier de lui donner toutes les choses que je lui ai méritées depuis mon Incarnation qui s’est accomplie par l’Ave Maria jusqu’à la fin de ma vie. Vous direz aussi quarante fois le Magnificat pour me remercier de ce que je me suis incarné et de ce que j’ai choisi l’Église pour mon Épouse ; et quarante fois le [291v] psaume Laudate Dominum omnes gentes pour remercier le Saint-Esprit et pour inviter toutes les créatures à le louer et le remercier avec vous de ce qu’il a pris le gouvernement de l’Église afin de la régir et conduire en toutes choses. » Après cela on lui ordonna de dire la couronne de la Sainte Vierge de soixante-trois Ave, avec le Pater qui y sont, pour remercier Notre Seigneur de ce qu’Il s’est donné en viande et nourriture à son Église par le très Saint Sacrement de l’autel, et pour remercier Notre Dame de ce qu’elle est Mère de l’Église et qu’elle a soin de tous les fidèles comme une bonne mère a soin de ses enfants. Mais la Sainte Vierge ne voulut point recevoir ce remerciement, elle le renvoya à son Fils.

L’an 1645, le 6 mars, on lui ordonna de prier pour sa mère l’Église qui est bien malade et de prier Dieu le Père de donner la foi à ceux qui ne l’ont pas, et de dire pour cela quarante fois le Credo, et de prier le Fils de Dieu qu’Il accomplisse les prophéties du Magnificat, et pour ce, de le dire quarante fois, et de prier le Saint-Esprit qu’il accomplisse [292] ce qui est contenu pour l’Église dans ces trois versets du psaume : Gloriosa dicta sunt de te Civitas Dei. Memor ero Rahab et Babylonis scientium me. Pro patribus tuis nati sunt tibi filii, constitues eos principes super omnem terram. Populus quem non cognovi servivit mihi, in auditu auris obedivit mihi281 et de réciter ce verset quarante fois. On lui commanda de faire ces prières devant le crucifix.

Section II. Dispute entre l’Amour divin et l’Église.

Le 16 mars 1645, elle trouva en une petite dispute l’Amour divin et l’Église.

L’Amour divin disait : Soror mea parvula est, et l’Église répartit : Dilectus meus candidus et rubicundus. L’Amour divin disait : Aperi mihi, soror mea, sponsa, aperi mihi.282 On fit dire ces trois versets à la sœur Marie en la personne de l’Amour divin et de l’Église [292v] bien un quart d’heure durant. Le sens qu’on donnait au premier était que l’Église n’a guère de charité. Elle répondait que son Époux avait la pureté et la charité pour elle. Vous dites, répliquait-il, que votre époux est si aimable et vous faites la sourde oreille à ses cris et le laissez à l’injure de l’air sans lui ouvrir la porte ! Là, l’Église eut honte, elle se leva et ouvrit la porte à son Époux. Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Allez dire à mon Amour divin qu’il vous donne du pain et du vin pour mon épouse ; pour avoir du pain, dites l’hymne Veni, Sancti Spiritus, et emitte cœlitus, et pour avoir du vin, dites le Veni, Creator Spiritus, mentes tuorum... soixante-trois fois c’est-à-dire une fois sur chaque petit grain de la couronne, et une fois Veni... et emitte cœlitus, sur chacun de ses six gros grains, et à la fin de chacun : Emitte spiritus tuum et creabuntur et pour conclusion : Veni sancte Spiritus reple tuorum, etc. avec le verset et l’oraison. » [293]

Section III. Vœux pour l’Église et pour les prêtres. Elle sera saignée. On la fait baigner au fleuve du Jourdain.

L’an 1645, le onzième de mars, un ecclésiastique ayant fait vœu d’aller à Notre-Dame de la Roquette, proche de Coutances, pour demander de bons pasteurs à Notre Seigneur et de bons prêtres pour son Église, il pria la sœur Marie de demander permission d’y aller pour le même sujet, afin qu’étant deux, ils fussent exaucés plus tôt. Elle lui en parla et il dit : « Nous serons six à faire ce vœu, moi et ma Mère, M. le Pileur, M. Potier, le père E [udes] et vous, et nous irons à Rome, en sorte que ce sera tout de même comme si vous et les autres alliez à Rome. » Après cela, Notre Seigneur et Notre Dame firent vœu d’y aller et de dire les prières suivantes par la sœur Marie et ils lui ordonnèrent de faire son vœu ; le tout en cette manière. Notre Seigneur fit vœu à la [293v] très Sainte Trinité de dire par la sœur Marie quarante fois le Vexilla afin d’offrir sa Passion, au Père éternel et au Saint-Esprit pour obtenir du Père qu’Il rétablisse l’Église dans sa première santé, du Fils qu’il donne aux prêtres la vraie science et la vraie sagesse, et la vraie sainteté, et au Saint Esprit qu’Il allume le feu de l’amour et de charité dans les cœurs où il est éteint ; qu’Il l’enflamme où il est allumé, et qu’Il l’embrase où il est enflammé.

Notre Dame fit vœu par la sœur Marie de dire quarante fois le Stabat pour offrir sa Passion à la Sainte Trinité, afin d’obtenir du Père qu’Il délivre sa fille l’Église qui est possédée des diables qui sont les péchés ; du Fils qu’Il lui donne le Pain de vie qui est le Saint Sacrement avec toutes les dispositions nécessaires pour le manger dignement et autant que faire se peut, et du Saint Esprit qu’Il la mène à sa cave à vin, qu’Il lui en donne à boire et qu’Il l’enivre de ce vin délicieux. Outre cela, Notre Seigneur ordonna à la sœur Marie de faire vœu de dire dix fois le Vexilla et dix fois le Stabat pour offrir ce qu’elle a souffert à [294] la très Sainte Trinité afin d’obtenir du Père qu’Il la fasse professe ayant achevé son noviciat, du Fils qu’Il lui donne l’habit de religion, et du Saint-Esprit qu’Il lui donne le vrai esprit de religion.

Après qu’elle eut dit toutes ces prières, on lui fit encore dire une couronne de soixante-trois Ave Maria à Notre Seigneur et Notre Dame pour demander à Notre Seigneur par le Pater pour tous les frères, sœurs, amis, voisins et associés, toutes les choses qu’Il a demandées à son Père pour eux lorsqu’il l’a composé, et pour demander à Notre Dame comme à la Trésorière de la très Sainte Trinité, qu’elle donne à ceux d’entre les personnes susdites qui sont dans le chemin de la perfection toutes les choses nécessaires et convenables pour leur salut. Ayant été recommandé à la sœur Marie de prier pour l’Église qui était pour lors en quelque péril, elle le fit, et Notre Seigneur ne lui répondit rien, mais Notre Dame lui dit : « l’Église n’est pas malade à la mort, mon Fils lui donnera une saignée et une purgation [294v] et elle sera guérie. » Elle ajouta que le sang représentait le péché et qu’elle serait saignée à la tête pour le péché d’orgueil, au bras pour les méchantes actions, et le pied à l’eau283 pour les mauvaises volontés et les mauvais désirs. La purgation est cette grande affliction qui doit venir et qui suivra la saignée.

Un jour, ayant la messe en la chapelle des vicaires, Notre Seigneur lui parut fort triste et lui dit : « Mon épouse est devenue lépreuse. Je lui dis qu’elle s’aille laver sept fois au fleuve du Jourdain et qu’elle deviendra belle et blanche comme un petit enfant. Voici une belle chemise que ma mère m’a donnée, allez [la] lui porter et qu’elle la revête à la sortie de l’eau. »

Ensuite Notre Seigneur lui expliqua ceci en cette façon : son épouse c’est l’Église ; la lèpre c’est le péché ; le Jourdain c’est la pénitence ; elle doit s’y laver sept fois pour y être purgée des sept péchés mortels. La chemise c’est l’humanité de Notre Seigneur ; elle se revêt de cette chemise à la sortie de l’eau c’est-à-dire après la pénitence par le don de la grâce méritée par la Passion de Notre Seigneur. Lui porter cette chemise [295] c’est lui aider à faire pénitence par prières, jeûnes, larmes et souffrances, c’est ce que fait la sœur Marie.

En l’année 1646 comme la sœur Marie priait pour une affaire de grand poids qu’on lui avait recommandée, Notre Seigneur lui dit : « Ne vous mêlez point de cela ; mais je donnerai à mon Église un présent qui consiste en trois paroles. Premièrement je lui donnerai une bague d’or où j’ai enchâssé une pierre d’aimant qui attire le fer sec. Je lui donnerai mon cœur par lequel elle aimera mon Père éternel. Troisièmement je lui ouvrirai les sens mystiques des saintes Écritures et lui ferai voir et connaître ce qu’elle n’a point encore connu. »

Chapitre 7. Du purgatoire. Comme plusieurs âmes en sont délivrées par son moyen.

Un jour elle fut inspirée de dire un rosaire pour délivrer une âme du [295v] purgatoire selon qu’elle l’avait lu dans les indulgences. Et comme elle s’en mit en effet284, elle fut fort tourmentée de diverses pensées. Pour s’en défaire, elle s’en allait d’autel en autel et toujours ce tintamarre de pensées la suivait. Elle s’arrêta devant l’autel des enfants de chœur ; là Notre Seigneur lui apparut en esprit, passant devant elle et lui dit : « Vous voilà bien en peine de prier pour autrui, et vous en avez plus besoin que personne. » Car elle était pour lors dans les peines de l’enfer ; et dans un intervalle de ses peines, elle lui dit : « Comme Vous m’avez inspirée de prier pour les autres, j’espère que Votre volonté inspirera quelqu’un de me faire la même charité. Mais pendant que vous êtes ici, dites-moi je vous prie, quelle pitié est-ce que mon cœur ne soit capable que des tourments de l’enfer. » Il lui répond : « Que vous importe, puisque c’est mon cœur que vous avez, que je vous ai donné, et vous m’avez donné le vôtre. Allez, Je vous rendrai votre cœur qui est le Saint Sacrement et Je reprendrai le mien qui sont vos souffrances. » Enfin elle dit ce rosaire qu’elle voulait dire pour les âmes du purgatoire, et en [296] le disant elle descendit en esprit dans le purgatoire, et toutes les âmes qui y étaient s’enfuirent effrayées, mais elle leur dit : « Princesses, n’ayez pas de peur, je ne suis pas venue ici pour augmenter vos peines, mais pour en demander le soulagement. »

La sœur Marie assistant à une messe qu’on disait pour un défunt à un autel privilégié, Notre Seigneur lui dit : « Celui pour qui on offre cette messe n’en a que faire ni de l’indulgence ; mais je vais l’appliquer à un homme à qui vous avez obligation de le délivrer du purgatoire. » C’était pour un homme de village qui avait eu beaucoup de charité pour elle et qui était mort il y avait environ quinze ans.

Une autre fois, assistant à un service que l’on disait pour un trépassé Notre Seigneur lui dit : « Cet homme n’a que faire de service, ni de prières, mais vous en avez affaire pour vous. Je vous les donne pour aider à payer ce que vous devez pour les péchés dont vous êtes chargée. »

Un jour à la fête du Saint Rosaire, la Sainte [296v] Vierge lui dit qu’elle voulait faire une quête pour les captifs c’est-à-dire pour toutes les âmes qui sont en péché mortel et qu’elle ferait prier ses trois filles : la foi, l’espérance et la charité, la foi dans l’Église, l’espérance dans le purgatoire, et la charité dans le ciel. En ce même jour, la sœur Marie dit à Notre Seigneur : « Je vous en prie, donnez-moi un rosaire. » « Oui, dit-il, je vous en donnerai un qui sera privilégié, c’est que vous ajouterez au dernier mot de l’Ave Maria qui est “Jésus” ces paroles, sponsus meus, et à chaque fois que vous direz ces paroles en récitant votre rosaire, pour cette fois vous délivrerez une âme du purgatoire. »

L’an 1645 en cette même fête, Notre Seigneur lui ordonna de dire un rosaire pour les âmes du purgatoire, et Il lui promit ce jour-là d’en délivrer cent cinquante, c’est-à-dire autant qu’il y a d’Ave Maria au rosaire. Et en l’an 1646, Il lui ordonna d’en dire encore un et lui promit d’en délivrer trois cents de celles pour lesquelles personne ne prie.

En l’année 1651, dans l’octave de Pâques, Notre Seigneur commanda à la sœur Marie de dire tous les jours trois rosaires auxquels Il [297] appliqua toutes les indulgences qui ont été jamais données par l’Église en faveur du Saint Rosaire avec plusieurs autres privilèges, et Il dit à la sœur Marie qu’en disant ce rosaire, il y aurait tous les jours trente-quatre mille âmes du purgatoire délivrées par les mérites des trente-quatre années de travaux et souffrances qu’il a portées pendant qu’il a été en ce monde. Cela dura jusqu’à la fête du Saint-Sacrement que Notre Seigneur appliqua encore à ces trois rosaires toutes les messes, prières et services qui se faisaient alors par toute l’Église, assurant qu’il y aurait tous les jours pendant l’octave un nombre fort extraordinaire d’âmes qui seraient délivrées du purgatoire, et comme Il lui voulait dire ce nombre, elle pria de ne le dire point, parce que cela l’étonnait et qu’elle ne le pouvait croire. Et cette délivrance d’un si grand nombre d’âmes tous les jours dura jusqu’à la fête de saint Pierre aux liens qui est le premier jour d’août. Mais outre que cela l’étonnait et que la sœur Marie [297v] ne peut rien croire, spécialement de ce qui est à son avantage, elle ne fait pas grand état de cela : un péché véniel, dit-elle, est un plus grand mal que toutes les peines du purgatoire. C’est pourquoi ce n’est pas une si grande chose de tirer les âmes qui y sont, comme d’aider une personne qui a commis un péché véniel à l’effacer par la contrition. [298]

Livre 8 contenant plusieurs choses contre le péché en général et plusieurs péchés en particulier.

Chapitre 1. La laideur du péché et la haine que la sœur Marie lui porte, et la cause.

Notre Seigneur a fait connaître à la sœur Marie que la laideur du péché est infinie, et que si une personne le pouvait voir tel qu’il est, cette vue le réduirait au néant, et qu’il n’y a que la Toute Puissance de Dieu qui la peut soutenir et empêcher d’être anéantie. Elle dit quant à présent, elle ne connaît autre Antéchrist que le péché, et que c’est cet Antéchrist qui fait mourir Élie et Énoch, c’est-à-dire les prophètes et l’Évangile, [298v] lesquels sont morts dans le cœur de la plupart des hommes.

La haine qu’elle a contre ce monstre est si grande qu’elle proteste ne vouloir point d’autres paradis que de le voir anéanti en toutes les créatures : « J’ai, dit-elle, un sentiment profond que si j’étais dans le ciel toutes les joies se convertiraient en douleur pour moi tandis que je saurais que le péché serait encore dans le monde. »285. « Si j’avais mille paradis je les donnerais pour le voir faire mourir. »

C’est pourquoi, elle a été un temps qu’elle avait de très grands désirs de faire deux vœux, si elle avait pu obtenir la permission, premièrement de demeurer au monde et d’y souffrir toutes sortes de tourments jusqu’au jour du Jugement pour y détruire le péché, et de n’en point sortir qu’il ne fut entièrement anéanti ; secondement, après qu’il serait banni de la terre quant à la coulpe, de le poursuivre quant à la peine dans le purgatoire et d’y aller souffrir toutes les peines [299] des âmes qui y sont jusqu’à ce que la dernière en sortît. Elle a une telle horreur de ce tyran qu’elle assure que si elle avait autant de vies qu’il y a de gouttes dans la mer et de créatures au monde, elle les donnerait toutes pour le faire mourir. S’étonnant un jour d’où pouvait procéder une haine si prodigieuse, Notre Seigneur lui dit qu’elle procédait de ce que le péché est un vautour qui lui rongeait le cœur : « Votre cœur sont les âmes, lui dit-Il, que le péché dévore, et ce que le péché fait souffrir aux âmes spirituellement, Dieu par miracle vous le fait souffrir spirituellement et sensiblement. »

Un jour Notre Dame lui dit : « Il y a un verset que vous aimez bien. » Elle demanda quel il était. « Cherchez-le, » dit le Fils de Dieu. Elle regarda et chercha dans son esprit et en proposa plusieurs l’un après l’autre, en demandant à Notre Seigneur si ce n’était point un de ceux-là. Mais il répondit toujours que non. Ensuite Il lui mit celui-ci en la [299v] mémoire : Super aspidem et basiliscum ambulabis et conculcabis leonem et draconem, lui disant : « Voilà un verset286 que vous aimez extraordinairement à cause de la haine très grande que vous avez contre le péché qui est signifié par l’aspic et le basilic, le lion et dragon, et du désir très ardent que vous avez de le voir écrasé et anéanti. »

Section 1. Le dernier degré de la haine du péché, et sur ces paroles : « Voce magna expiravit. »

Étant un jour malade, Notre Seigneur la vint voir et lui demanda si elle ne voulait rien. « Je veux tout ce qu’il Vous plaira, lui dit-elle.

– Je m’en vais vous quérir du fruit de vos arbres. » Ayant dit cela, Il prend un plat et s’en va chercher de ses fruits et lui en apporte quelques-uns dans ce plat, qui avaient mauvaise façon.

Elle les [300] regarde et lui dit qu’elle n’en veut point. Il la presse d’en prendre, et la Sainte Vierge aussi, lui disant que c’était sa guérison. Mais elle proteste qu’elle n’en goûtera jamais. Nonobstant cela, Notre Seigneur fait instance et lui dit : « Prenez de ces fruits, nous en avons une grande quantité ; parce que tous nos arbres en sont extrêmement chargés.

– Je sais bien ce que c’est, répartit-elle, que ces fruits : ce sont les fruits du péché, c’est le péché même : pourquoi me tentez-vous ? Je n’en mangerai jamais. Je jure que si vous faisiez aujourd’hui un enfer nouveau et que demain vous en fissiez un autre, et que vous fissiez ainsi tous les jours et à toutes les heures du jour, j’aimerais mieux les souffrir tous que de manger de ces fruits. Vous êtes Tout-puissant et Vous pouvez faire tous ces enfers, mais avec votre Toute puissance Vous ne pouvez me faire manger de ces fruits et Vous le savez bien, pourquoi donc me tentez-vous ? [300v]

– Il est vrai, dit Notre Seigneur. Je le sais bien, mais je vous tente, non pas pour vous connaître, mais pour vous faire connaître la grâce que je vous ai faite. » Voilà le dernier point de la haine du péché : aimer mieux porter tous les enfers que Dieu peut faire durant toute éternité que de commettre aucun péché.

Notre Seigneur avait dit un jour à la sœur Marie que pour achever l’œuvre qui se fait en elle, il fallait que ces paroles s’accomplissent au regard d’elle : Et clamans voce magna expiravit ; or les premières, à savoir et clamans voce magna, se sont accomplies l’année 1653 au mois de juin en cette manière : comme elle était dans ses frayeurs ordinaires de n’être pas agréable à Dieu et d’avoir en elle quelque péché, Notre Seigneur lui parla ainsi : « Or çà, examinons sérieusement et rigoureusement toute votre vie et voyez si votre volonté a consenti à quelque chose qui fût désagréable à Dieu. » Elle [301] s’examina avec toute sorte de sévérité, ensuite de quoi elle fut contrainte d’avouer qu’elle ne trouvait rien de mal à quoi sa volonté ait donné son consentement.

« Et maintenant, voudriez-vous faire ou dire ou penser quelque chose contre la volonté de Dieu ?

– Non, dit-elle, pour rien au monde. Je sais bien que vous êtes Tout-puissant et pouvez créer tous les jours de nouveaux enfers et m’y envoyer, mais quand vous ne cesseriez d’ajouter enfer sur enfer de moment en moment, durant toute l’éternité, j’aimerais mieux les souffrir tous que de faire le moindre péché.

– Mais si, pour sauver tout le monde, dit Notre Seigneur, il fallait consentir un péché, ne le feriez-vous point, vous qui avez tant d’amour pour les âmes ?

– Non, dit-elle, quand il faudrait racheter une infinité de mondes.

– Mais si j’étais moi-même dans l’enfer ne le feriez-vous point, pour m’en retirer ?

– Non, je n’en ferai rien.

– Si à faute de cela Mon humanité devait être anéantie, souffririez-vous qu’elle le fût ?

– Oui, je le souffrirais, plutôt que de contrevenir en la moindre chose du monde à la divine Volonté.

– Mais quoi ! dit Notre Seigneur, s’il y allait de Dieu même, que feriez-vous ? [301v]

– Je vous dit, répliqua-t-elle, que quand par impossibilité Dieu devrait être anéanti, je ne pourrais pas consentir aucun péché, si petit qu’il fût, c’est une chose impossible.

– Ô, dit Notre Seigneur, voilà le clamans voce magna. Il ne reste plus que ce mot expiravit ».

Section 2. Désir extrême qu’elle a de la mort du péché. Les hommes attirent l’Ire de Dieu par leurs péchés. Le péché est notre frère aîné.

Elle a été un temps dans un désir extrême de la mort qui faisait qu’elle l’appelait sans cesse : « Ô mort, ô belle mort, venez, venez, promptement, ô glorieuse mort, ô triomphante mort. » Elle ne savait pourquoi elle avait ce désir, car ce n’était ni par ennui de souffrir ni par désir d’aller en paradis. [302] Faisant réflexion là-dessus, elle dit à Notre Seigneur : « Pourquoi est-ce que je désire tant la mort, d’où vient ce désir ?

– C’est moi, dit-Il, qui vous l’ai donné : c’est ma Passion qui désire en vous la mort de tous les péchés, car c’est le fruit de ma Passion qu’ils soient tous détruits et anéantis avec tous les plaisirs, vanités et autres choses qui sont contraires à ma divine Volonté. »

Un jour Notre Seigneur lui ayant demandé ce qu’elle désirait le plus : « La Vérité, dit-elle.

– Ce n’est point cela, dit Notre Seigneur.

– C’est donc vous, dit-elle.

– Non, ce n’est point moi que vous désirez le plus. » Le lendemain, Il lui dit que ce qu’elle désirait le plus était l’anéantissement du péché, et elle connut en vérité que cela était ainsi.

L’an ou 1644, le septième jour de décembre, Notre Seigneur lui dit au matin : « Quand la lune est pleine, elle commence à décliner. Ainsi le monde, étant arrivé à la plénitude des vices, il faut qu’il décline. »

La sœur Marie dit : « Mais l’Ire de Dieu que j’avais vue si près de la terre, où est-elle ? »

Notre Seigneur lui dit : « Elle est arrivée à la terre, c’est fait. »

Ceci est une suite de ce qu’Il lui dit une [302v] autre fois, comme elle disait : « C’est grande pitié de voir tout le mal que font les hommes.

– Savez-vous bien, dit Notre Seigneur, ce qu’ils font ? Ils attachent des cordages à l’Ire de Dieu et l’attirent en bas pour la faire descendre à force, et vous devez vous en réjouir, parce que ce sera plus tôt fait : la fin est plus proche qu’on ne pense. »

Un jour, après avoir enduré de grands tourments, Notre Seigneur dit à la sœur Marie : « Je traiterai votre frère comme je vous ai traitée.

– Qui est ce frère ?

– C’est le péché, répliqua le Fils de Dieu, qui est votre frère aîné, parce qu’Adam qui est votre père l’a mis au monde longtemps auparavant que vous n’y fussiez. »

« Notre Seigneur, dit-elle, regarde avec compassion les péchés de fragilité quand il n’y en a point d’autres ; et ne damne jamais personne pour les péchés de pure fragilité, mais Il lui donne la contrition. Il regarde avec ire les péchés de malice. » Il lui a fait aussi connaître combien les péchés des chrétiens sont plus énormes que ceux des païens par cette comparaison : « Si un chien [303] fait son ordure dans la maison de son maître, on n’en fait pas grand état, mais si des enfants qui sont grands en faisaient autant en la maison de leur père, cela serait insupportable. »

Chapitre 2. Contre l’orgueil. Exemples de quelques personnes orgueilleuses.

Dans la petite maison où M. Potier est décédé, il y avait au jardin un cerisier qui tous les ans était tout blanc de fleurs, mais il n’apportait aucun fruit, excepté qu’en la dernière année, c’est-à-dire qu’en l’année 1647, il s’y trouva deux cerises dont l’une était chétive, l’autre à demi mangée par les oiseaux. Depuis longtemps la sœur Marie se trouvait tout animée d’indignation contre ce cerisier, sans en savoir le sujet. Cette indignation la porta à rompre quelques branches, croyant par cela éteindre la [303v] fureur qu’elle sentait contre lui, mais cela ne l’ayant point apaisée, Notre Seigneur lui dit qu’Il voulait qu’il fût coupé, ce qui fut fait par M. Potier. Ensuite de quoi, Il lui dit que ce cerisier tout couvert de fleurs et de belles feuilles vertes représentait plusieurs personnes qui font quantité de bonnes œuvres et de bonnes actions, mais le vent de l’orgueil venant à souffler dessus, bruit287 et perd tout, et qu’Il donne sa malédiction à ces personnes-là et qu’il y en a un grand nombre.

Priant un jour pour un prêtre de qui elle avait reçu quelque assistance, Notre Seigneur lui fit connaître qu’il était en état de perdition à cause de son orgueil. Il le lui fit voir un jour pendant qu’il disait la messe dans la figure d’une grande montagne qui était pleine au-dedans de serpents ; lesquels se montraient au travers de plusieurs fentes et ouvertures, et néanmoins ce prêtre paraissait simple en son extérieur et était estimé comme un bon ecclésiastique devant les hommes, quoique devant [304] Dieu il fût en état de damnation. Mais la sœur Marie pria tant Dieu pour lui, à cause de quelque service qu’il lui avait rendu, qu’elle obtint son salut, car Notre Seigneur lui promit qu’Il lui donnerait la contrition à l’heure de la mort et qu’Il lui ferait cette grâce parce qu’Il était fort affectionné à un office qu’il avait dans l’Église et qu’il le faisait avec grand soin.

Elle a connu une femme qui employait son bien en œuvres de miséricorde, à ensevelir les morts, visiter les malades et à nourrir et assister les pauvres. Elle jeûnait si austèrement qu’elle ne prenait qu’un repas en deux jours, et ce, de pain et d’eau. Elle faisait grand nombre de prières et y employait souvent tout le jour et une grande partie de la nuit. Elle ne portait point de linge. Elle recevait des injures en pleine rue sans aucun ressentiment, et un jour une bien pauvre femme lui bailla un soufflet qu’elle souffrit avec une grande patience. La sœur Marie pria pour elle et dans ses prières, on lui fit connaître qu’elle était coupable d’orgueil et en état de [304v] perdition, et que le sujet de son orgueil était ses austérités à cause desquelles elle s’estimait beaucoup. Elle demanda pardon pour elle et on lui demanda ce qu’elle voudrait faire pour l’obtenir. Elle se soumit à tout faire pourvu qu’elle lui obtînt la grâce de communier dignement. On la lui accorda à condition que de nuit elle ferait la procession autour la cathédrale à nu-genoux et qu’elle souffrirait tous les mauvais traitements qui lui devaient arriver à cette occasion : ce qu’elle fit et souffrit d’être huée de tout le monde comme quelque loup-garou ou sorcière, parce qu’elle avait la tête enveloppée de peur d’être connue. Elle y fut plus d’une heure. Ensuite de cela, cette femme ne put plus faire ses austérités accoutumées, particulièrement ses jeûnes de deux jours. Elle jeûna les jeûnes de l’Église, reprit le linge et ne fit plus tant de prières et le tout d’elle-même, parce qu’elle devint infirme et perdit cette dévotion sensible qui lui faisait faire tant de prières. Notre Seigneur lui envoya cette infirmité qui lui ôta le pouvoir de jeûner, afin de lui ôter la vanité et son orgueil. [305]

Chapitre 3. Contre la vanité. La haine que la sœur Marie lui porte. Combien elle est dangereuse. Elle rend une puanteur insupportable. Un saint homme est en purgatoire pour la vanité.

La sœur Marie a une grande haine contre toute sorte de vices, mais surtout contre l’orgueil et la vanité. Elle dit que si elle avait à être perdue, elle aimerait mieux que ce fût pour tout autre péché que pour la vanité, qu’elle est infiniment odieuse à Notre Dame. Elle dit aussi que si on lui mettait devant les yeux d’un côté les plus grandes consolations célestes et divines, et d’un autre les plus rudes et les plus amères tribulations, et que Dieu [305v] lui commandât de choisir, lui déclarant qu’elle lui serait aussi agréable dans les consolations que dans les tribulations, elle choisirait celles-ci, parce que, dit-elle, il y a grand sujet de craindre la vanité dans les consolations, qui est une chose terriblement à craindre.

Elle dit sur ce même sujet, le 15e jour d’août 1659, parlant d’un serviteur de Dieu qui a vécu saintement et qui est mort il y a environ sept ou huit ans, qu’il est [en purgatoire] parce qu’il avait de la vanité. Elle a parlé aussi de deux autres, qui ont tous deux saintement vécus, dont la mort il y a près de trois ans et l’autre un an après, qui sont tous deux en purgatoire, le premier parce qu’il avait de la vanité, le second pour le mauvais usage qu’il a fait de son bien. Le premier est beaucoup plus saint que le second, et néanmoins il ne sortira pas le premier du purgatoire. Ce sera le second qui en sortira aujourd’hui, car la Sainte Vierge promet qu’il entrera au ciel en ce jour de son Assomption, et que l’autre y entrera le jour de l’octave. [306]

Le 20 novembre 1654, la sœur Marie reçut une lettre d’une religieuse fort estimée pour la prier de l’offrir à Notre Seigneur et à Notre Dame et de leur demander quelque grâce pour elle. Aussitôt elle s’adressa à la Sainte Vierge qui lui dit : « Je vous dirai une parole ». Le jour suivant, elle s’adresse derechef à Notre Dame et lui présente cette religieuse, la priant de lui dire cette parole qu’elle avait promise ; mais elle vit qu’elle s’éloignait et se retirait comme ferait une personne qui aurait mal au cœur d’une chose qu’on lui présenterait et qui ne la pourrait souffrir. « D’où vient cela, dit la sœur Marie, que vous vous retiriez ainsi ?

– C’est, répondit la Sainte Vierge, qu’il sort de cette fille une puanteur insupportable.

– D’où procède cette puanteur ?

– De la vanité qui est logée chez elle.

– Mais on dit que c’est le vice de l’impureté qui est ainsi puant devant vous et que vous ne pouvez souffrir ?

– Il est vrai que l’impureté jette une horrible puanteur, mais celle qui vient de la vanité est incomparablement plus grande.

– Mais votre Fils dit que cette religieuse est prédestinée.

– Il est vrai, et elle est en état de grâce [306v], mais cela n’empêche pas que la vanité qui n’est qu’un péché véniel, ne soit en elle, qui la rend ainsi puante : car il y a des plaies qui sont mortelles qui ne rendent pas une si grande infection que d’autres qui ne le sont pas.

– Mais vous avez promis de dire une parole ?

– Voilà la parole que j’avais promise pour donner horreur à ceux que qui l’entendront de la vanité. » Enfin la sœur Marie ne put obtenir autre chose pour cette religieuse, nonobstant tous les efforts qu’elle fit pour cela, et cependant la religieuse passe pour une sainte dans l’esprit de plusieurs.

Le 21 de janvier 1654, la sœur Marie pensant à la sainte vie qu’avait menée un ecclésiastique, dont elle avait ouï raconter beaucoup de bonnes choses et qui était mort en odeur de sainteté depuis treize mois ou environ, et qui même après sa mort avait fait plusieurs choses miraculeuses, elle dit à Notre Seigneur : « Permettez-moi de me recommander à ses prières ?

– Non, dit-Il, on ne se recommande pas à ceux qui sont en purgatoire : celui-ci y est. »

Cette réponse l’étonna fort, elle demanda : « D’où vient qu’un si saint homme demeurait [307] si longtemps en purgatoire ? » Il lui dit que c’était pour la vanité, laquelle avait frappé à la porte en une certaine occasion qu’il lui désigna, et qu’il la lui avait ouverte, qu’il n’était en purgatoire que pour cette seule cause, qu’il n’avait point eu de vanité en toutes les bonnes œuvres qu’il avait faites, et en toutes les mortifications et austérités qu’il avait pratiquées durant tout le cours de sa vie qui était de soixante-quinze ans, mais seulement en cette occasion, laquelle était arrivée la dernière année de sa vie. Ensuite de cela, on fit dire un rosaire à la sœur Marie pour sa délivrance, et on l’assura qu’il ne serait plus guère en purgatoire, et comme il avait eu une grande dévotion au Saint Rosaire qu’il disait souvent, qu’ainsi il serait délivré par le Saint Rosaire.

Section 1. La vanité se nourrit par les louanges, et se fortifie par les flatteries des hommes qui sont du poison.

[307v] La sœur Marie ayant un jour envie d’écrire à quelqu’un une lettre de conjouissance sur le sujet du fruit que Dieu faisait par lui en quelque occasion, et n’ayant rien de particulier à lui mander qui lui eût été dit par Notre Seigneur, elle composa en son esprit une lettre puis la présenta au Fils de Dieu et lui demanda s’Il avait agréable qu’on [la] lui donnât.

« Non, dit-Il. Je vous le défends.

– Pourquoi ? , dit la sœur Marie.

– Parce que la fragilité humaine est grande et que les louanges qu’on donne à ses amis sont du poison qui rend l’humilité malade et dégoûtée, en sorte qu’elle ne prend plus goût aux mépris et aux humiliations, mais au contraire elle le trouve amer et insipide, comme aussi cela débilite et affaiblit les autres vertus.

– Mais vous lui donnez tant de louanges, dit-elle à Notre Seigneur.

– Il est vrai, dit-Il, mais mes paroles ne portent point de venin. Au contraire, elles donnent la connaissance de soi-même qui est une très bonne nourriture qui [308] nourrit et fortifie l’humilité et les autres vertus, et les rend fortes et agiles pour faire la guerre à la vanité et à tous les autres péchés. Mais quand l’homme donne des louanges à un autre homme, il peut bien donner le poison et non pas le remède.

– Qu’est-ce que fais cette connaissance de soi-même que vous donnez ? dit la sœur Marie.

– Elle fait que l’homme se connaissant soi-même s’abaisse et s’humilie, et renvoie à Dieu tous les dons aussi purs qu’ils sont sortis de leur source. »

Sur ce même sujet, la Sainte Vierge dit une fois à la sœur Marie que la flatterie est une vipère qui fait mourir quantité d’âmes, car elle tue les âmes de ceux qui flattent et de ceux qui sont flattés. Ce qui s’entend principalement des personnes dévotes qui s’entre-disent des louanges par lesquelles elles s’empoisonnent et se perdent les unes les autres. [308v]

Chapitre 4. Contre l’amour-propre, la propre excellence, la vanité et l’orgueil.

« Il y a trois sortes d’âmes, dit la sœur Marie. Premièrement il y a des âmes dans lesquelles Notre Seigneur est mort. Secondement il y en a dans lesquelles Il est vivant et non pas régnant. Troisièmement il y en a dans lesquelles Il est vivant et régnant. Les âmes dans lesquelles Il est mort, ce sont toutes les âmes chrétiennes qui sont en péché mortel, car Il a été vivant en elles, mais le péché l’y a fait mourir. Les âmes dans lesquelles Il est vivant et non régnant, ce sont celles qui sont en grâce, mais dans lesquelles l’amour-propre, la propre excellence et la vanité règnent. » L’amour-propre dont il est question n’est pas l’amour-propre sensuel, animal et terrestre qui nous porte à donner à nos sens les plaisirs et divertissements qu’ils demandent et à chercher nos intérêts dans les choses temporelles, mais c’est l’amour-propre spirituel qui nous porte à pratiquer les vertus et à faire plusieurs bonnes œuvres non pas pour le pur amour de Dieu, mais pour la consolation que nous y trouvons et pour [309] nous enrichir de mérites et biens spirituels, tant en la terre qu’au ciel.

La propre excellence est celle qui nous anime à tendre à la perfection des vertus et de la vie chrétienne non pas pour la seule gloire de Dieu, mais parce que nous regardons cette perfection comme une chose noble et excellente et très relevée qui nous fera exceller par-dessus les autres en la terre et en félicité dans le ciel.

La vanité est celle qui fait aimer et rechercher la gloire et la louange des hommes dans les vertus que l’on exerce et dans les saintes actions que l’on fait.

L’amour-propre et la propre excellence ne sont point péchés, mais imperfections. La vanité est péché véniel, car c’est un larcin par lequel nous dérobons à Dieu l’honneur et la gloire qui n’appartient qu’à Lui seul pour nous l’approprier. Et quand elle arrive jusqu’à l’orgueil qui est une grande estime de soi-même avec un mépris des autres, alors c’est péché mortel.

Notre Seigneur a dit à la sœur Marie « que l’amour-propre, la propre excellence et la vanité font de grands dégâts parmi les personnes qui font profession de dévotion et que l’orgueil en damne plusieurs. » [309v] L’amour-propre et la propre excellence se marient ensemble et les bonnes œuvres qu’ils font sont leurs enfants. La vanité est leur suivante, car elle les sert en les excitant à faire des actions vertueuses pour acquérir de la louange, et l’esprit malin s’efforce de la faire toujours croître de degré en degré jusqu’à ce qu’elle arrive à l’orgueil.

L’amour-propre et la propre excellence prennent Notre Seigneur en pension. Ils le nourrissent des bonnes œuvres qu’ils font, dont Il se repaît fort bien, et Il leur paie bonne pension, et cette pension [ce] sont les consolations, les grâces et les bénédictions qu’Il donne en ce monde pour les bonnes œuvres qui se font par les âmes qui sont en grâce et les gloires et les félicités éternelles dont Il récompense en l’autre. La vanité ne cherche qu’à empoisonner et faire mourir Notre Seigneur. Elle l’empoisonne, l’affaiblit et le rend malade par les actions qu’elle fait faire à l’âme par esprit de vaine gloire, et elle le fait mourir lorsqu’elle le conduit jusqu’à l’orgueil. Voilà les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et non régnant, car Il est en elles en qualité de pensionnaire seulement et non pas comme maître de la [310] maison. C’est l’amour-propre et la propre excellence qui y dominent et qui en sont les maîtres. Mais l’âme fidèle prend un grand coutelas qui est la haine de soi-même, et d’un seul coup elle tranche la tête à tous deux, et alors la vanité s’enfuit. Le diable la voulant faire rentrer par une autre porte vient là-dessus et dit à l’âme : « Ô que vous avez bien fait. » Mais comme elle l’aperçoit, elle le connaît et le chasse promptement en s’humiliant dans le plus profond de son néant, et référant à Dieu tout l’honneur et toute la gloire.

Les âmes dans lesquelles Notre Seigneur est vivant et régnant ce sont celles qui ne désirent rien en ce monde et en l’autre que de suivre en tout et partout Sa très adorable volonté et dans lesquelles l’amour-propre et la propre excellence et la vanité sont anéantis, ou pour le moins tellement affaiblis qu’ils ne dominent pas, mais Notre Seigneur qui est le maître de la maison et qui y règne plus ou moins, selon les divers états de grâce et d’amour qui s’y rencontrent, car où il y a plus d’amour divin et moins d’amour-propre, il y règne plus parfaitement. Ceux qui [310v] font de bonnes actions avec intention non de plaire à Dieu, mais d’accroître leur mérite, ils auront récompenses comme serviteurs. Ceux qui font bien sans espoir de salaire sont comme mes enfants qui auront part à ma gloire, comme qui mettrait une goutte d’eau en la mer aura part à la mer, mais ceux qui se vantent de ce qu’ils n’ont pas fait, Il se vengera d’eux comme ceux qui dérobent l’eau de la mer.

Chapitre 5. Contre la profanation des Lieux saints. Les ecclésiastiques qui se comportent irrévérencieusement dans l’église attirent l’Ire de Dieu.

La sœur Marie étant un jour à l’église pendant que l’on chantait une messe de Notre Dame, Dieu lui fit voir la même église comme un ciel, et elle se voyait comme si elle eût été dans le Paradis, et elle croyait y être effectivement, et que cette messe se célébrait dans le ciel, et que les prêtres qui la chantaient [311] étaient dans le ciel. En même temps elle vit Notre Seigneur et Sa sainte mère qui embrassaient tendrement et amoureusement ceux d’entre les prêtres qui se comportaient avec révérence dans la maison de Dieu et qui faisaient le divin office avec dévotion. Et comme elle aperçut quelques-uns qui parlaient et causaient ensembles, elle demanda : « Qu’est-ce que ceux-là disent, qu’est-ce qu’ils font ? » « Ils font, dit-elle, comme Judas quand il parlait de livrer mon Fils à la mort, ce sont des Judas qui le vendent. »

Il lui est arrivé souvent qu’entendant la voix d’un prêtre qui chantait à l’église qui ne vivait pas en prêtre, elle a été poussée de dire en soi-même par un mouvement extraordinaire, auquel elle ne peut résister : « Ô maudite voix, tu attires l’Ire de Dieu. »

Une fois qu’elle était dans l’église cathédrale de Coutances, un grand seigneur étant entré, le respect humain et la complaisance obligèrent les ecclésiastiques à faire toucher les orgues et chanter quelques motets pour lui plaire et pour le divertir, mais pendant que cela se faisait, la sœur Marie entendait [311v] Notre Seigneur disant à l’église : « Ô effrontée paillarde, tu profanes les choses saintes. »

Section 1. Contre ceux qui chantent en fredonnant et qui ne prononcent pas bien ce qu’ils disent. Contre ceux qui causent à l’église, et contre les mères dont les enfants profanent l’église par leur faute.

Étant à vêpres dans une église de religieuses, Notre Seigneur lui dit : « Il ne fait point bon ici, car il y vient du vent qui est bien froid. » Et lorsqu’à la fin des vêpres ces religieuses vinrent à chanter les litanies : « Il gèle, dit Notre Seigneur, ce vent froid a amené la gelée. » Et il disait cela parce que ces religieuses chantaient avec des voix fortes et fredonnantes, par vanité et pour plaire au monde, ce qui paraissait manifestement, car [312] lorsqu’il n’y avait personne à l’église, elles chantaient alors avec grande négligence et Notre Seigneur dit à la sœur Marie que cela attirait la malédiction de Dieu dans leur maison et qu’il y avait plusieurs religieuses damnées pour les fautes qu’elles commettaient en l’office divin, tant celle de cette nature que d’autres. Notre Seigneur et Notre Dame ont en abomination cette manière de chanter. Il faut réciter l’office divin avec une voix naturelle, prononçant distinctement tout ce que l’on dit, sans y apporter tant d’artifices et de fredons288 et ce, pour plaire à Dieu et non pas au monde. « Savez-vous bien, dit Notre Seigneur, ce que font ces religieuses qui chantent ainsi pour plaire au monde ?

– Non, dit-elle, je n’en sais rien.

– Elles me tournent le dos, dit le Fils de Dieu, pour se tourner vers mon ennemi qui est le monde. »

Et la Sainte Vierge dit : « Elles prennent ma couronne que la Sainte Trinité m’a donnée, qui est composée de toutes les belles qualités qui sont dans mes litanies : elles me les mettent dans la boue et dans l’ordure [312v] puis elles me les mettent sur la tête. »

La sœur Marie étant une autre fois dans l’église de quelques autres religieuses qui en récitant leurs litanies parlaient entre leurs dents et du bout des lèvres seulement, ne prononçant pas bien ce qu’elles disaient, elle entra dans une sainte colère contre elles. « Si j’avais été là-dedans, je ne sais ce que j’aurais fait. Comment ! Est-ce ainsi qu’il faut parler à Dieu ! Est-ce ainsi qu’il faut traiter les choses saintes ! n’ont-elles point de langue ! Ne savent-elles parler ni prononcer ce qu’elles disent ! »

Un jour, la Sainte Vierge commanda à la sœur Marie de faire écrire ce qui suit à un supérieur directeur de religieuses : « Vous qui avez pris la charge de conduire mes filles, donnez-leur cet avertissement de ma part, que quand elles chanteront les louanges de mon Fils, qu’elles ne contrefassent point leurs voix afin de les rendre plus belles et plus harmonieuses pour être plus agréables aux assistants, car c’est tourner le dos à mon Fils et caresser le monde son ennemi : c’est prendre les belles louanges et les vautrer dans la fange et dans le bourbier des vanités du monde et de ses modes. Maudit péché qui fait [313] bien du dégât dans la religion et en damne beaucoup ! Qu’elles prononcent bien distinctement toutes les paroles ! Si elles reçoivent mon avertissement, elles se disposeront à recevoir les dons, grâces, bénédictions et douces caresses de mon Fils. »

La sœur Marie voyant un gentilhomme et une demoiselle qui causaient à l’Église et s’en plaignant à Notre Seigneur, Il lui dit : « Que ferai-je à ces gens-là ? »

Elle lui répondit : « Vous les regarderez comme vos créatures et leur ferez miséricorde.

– Mais que leur ferai-Je ? Répéta Notre Seigneur.

– Vous les châtierez comme un bon père châtie des enfants avec une grande douceur.

– Mais qu’est-ce que Je leur ferai, dit-Il, encore une fois ? »

Alors la sœur Marie ne sachant plus que lui répondre, elle s’adressa à Notre Dame laquelle lui dit : « Dites-lui qu’Il les nourrira du pain de douleur et qu’Il les abreuvera de l’eau de larmes. »

Elle se retourna vers Notre Seigneur et lui dit : « Vous les nourrirez du pain de douleur et les abreuverez de l’eau de larmes.

– Oui assurément, répliqua Notre Seigneur, j’en ferai ainsi. »

Dieu a fait connaître à la sœur Marie [313v] qu’un des plus puissants moyens dont le diable se sert pour perdre quantité d’âmes, c’est d’induire les mères et les nourrices à mener leurs petits enfants à l’église, là où ils leur permettent et même parfois les excite à courir, jouer, causer, crier et à faire du bruit, et à troubler par ce moyen le service divin ou la prédication de la parole de Dieu ou la dévotion de ceux qui sont en prière. Elle dit que l’Ire de Dieu fulmine de terribles malédictions contre ces enfants et contre ces mères et nourrices ; mais, parce que les enfants ne sont pas capables d’offenser Dieu, ces malédictions tombent alors principalement sur les mères et sur les nourrices et d’autant que ces enfants ont été habitués dès leur petitesse à profaner les lieux saints, quand ils viennent à avoir l’usage de raison, ils continuent à faire la même chose, et alors ils commencent à porter les effets de la malédiction de Dieu qui consiste dans une certaine pente au péché, laquelle est une source de mille malheurs qui leur arrivent à l’âme et au corps. [314] Elle entendit un jour une voix du ciel prononçant malédiction sur une mère à cause que son petit enfant profanait l’église. Elle dit aussi qu’une certaine femme qui avait de grands défauts a été sauvée pour avoir eu soin d’apprendre à ses enfants dès leur petitesse le respect qu’ils doivent à Dieu dans l’église.

Notre Seigneur a aussi dit que la plupart de ces femmes qui gardent et qui louent des [mot illisible] dans l’église à ceux qui y viennent entendre la prédication, sont perdues à cause du bruit et des insolences qu’elles y font, criant comme dans une halle et se querellant et maudissant quelquefois les unes les autres. Lorsqu’elle demeurait chez Monsieur Potier et qu’elle était libre de sortir, elle allait tous les jours prier Dieu en diverses églises spécialement en celle des Jacobins en la chapelle du Saint Rosaire. En y allant et en revenant de là à la maison de Monsieur Potier, le plus court chemin et le plus facile était de passer par dedans la cathédrale ; mais jamais on [314v] ne lui a permis d’y entrer, sinon à dessein de prier ou d’y entendre la prédication.

On lui a fait connaître que les parements fardés des autels déplaisent à Notre Seigneur et à Notre Dame comme du linge plissé, empesé et entortillé avec du ruban qui n’est là pour aucun usage, et que Dieu donne sa malédiction à ce fard, et que ceux qui s’arrêtent à le regarder sont détournés de la dévotion, laquelle doit être excitée et augmentée par toutes les choses qui sont sur l’autel à raison de quoi on n’y doit rien mettre qui ne serve à cela.

Chapitre 6. Contre les superstitions, parjures et ceux qui retiennent le bien d’autrui.

Il y avait une femme à Coutances qui était fort estimée pour sa vertu et pour plusieurs bonnes actions qu’elle faisait, n’ayant rien en soi qui fut répréhensible excepté qu’elle se servait d’oraisons superstitieuses pour guérir les maladies : ce qu’elle ne voulut jamais quitter nonobstant [315] qu’elle en fût avertie plusieurs fois en public par les prédicateurs et en particulier par plusieurs personnes, parce qu’elle disait qu’il n’y avait pas de péché et qu’elle ne faisait que du bien au prochain par ce moyen. Étant morte, et la sœur Marie priant pour elle comme pour une personne qui ne devait être guère en purgatoire, Notre Seigneur lui fit connaître qu’elle était damnée pour le sujet précédent.

La sœur Marie a connu une autre femme des champs qui faisait tourner le sac et se servait d’oraisons superstitieuses pour guérir les vives289 des chevaux : mais elle le faisait par ignorance. Voilà pourquoi Dieu lui fit miséricorde, non pas pourtant sans la châtier secrètement, car comme Il nous punit par les choses par lesquelles nous l’offensons, Il permit qu’une autre méchante femme lui jetât un sortilège qui lui causa une longue maladie en laquelle elle souffrit longtemps de grandes douleurs et fut réduite en tel état qu’elle n’avait plus que la peau sur les os, et elle mourut en cet état, et Notre Seigneur fit connaître à la sœur Marie qu’elle était sauvée par le moyen de ce châtiment et parce qu’elle avait usé de ces superstitions ignoramment290. [315v] Un jour un certain gentilhomme s’étant parjuré en jugement pour de l’argent, Dieu le punit visiblement et publiquement par le feu qui prit à sa maison peu de temps après et qui brûla et consuma tout. Mais ce feu matériel n’était qu’une ombre du feu épouvantable de la colère de Dieu qu’Il avait allumé contre lui, car la sœur Marie assure que dans les flammes qui partaient de la maison de cet homme, elle vit l’Ire de Dieu qui lui donna tant de frayeur qu’elle en pensa tomber évanouie.

Une certaine femme étant morte, on donna un habit à la sœur Marie qui lui avait appartenu, afin qu’elle priât Dieu pour le repos de son âme. L’ayant reçu, elle le présenta à Notre Seigneur le priant de lui permettre de prier pour cette femme. « Non, dit-Il, Je n’accepte point vos prières pour elle, parce que cet habit est d’un bien qui n’était point à elle. Priez pour ceux à qui il appartient. » [316]

Chapitre 7. Contre l’envie, les contestations et les moqueries.

L’an 1646, le samedi de Pâques, on lui fit voir une femme fort éplorée et affligée. Elle fit ce qu’elle put pour se détourner de cette vue, mais il lui fut impossible. Elle vit donc cette femme qui avait la mamelle droite extrêmement enflée et enflammée, laquelle elle regardait en pleurant amèrement et disant qu’elle lui causait une grande douleur.

La sœur Marie demanda à Notre Dame d’où venaient cette enflure et cette inflammation qui faisait souffrir tant de douleurs à cette femme. « C’est, dit-elle, qu’elle a la mamel