Fénelon mystique, un Florilège
François de Fénelon a fait l’objet d’un très grand nombre d’études, dont un bon millier pour le seul dernier demi-siècle1. Mais dès que l’on veut approcher son vécu au plan spirituel en négligeant les controverses, choix de textes et études sont plus rares2 et notre titre « Fénelon mystique » demeure original.
On l’a dépouillé de ce qui était essentiel à ses yeux pour le réduire parfois à un « homme de lettres ». Il y a de bonnes raisons à cela. Les autorités religieuses catholiques ou protestantes se méfient de la quiétude mystique. Souvent des critiques préfèrent Bossuet, prélat à la pensée simple et facilement partagée qui occupa une large place dans le canon littéraire français au XIXe siècle. Il succéda à Fénelon dont le rayonnement européen n’est grand qu’au Siècle des Lumières précédent. Les défenseurs de l’archevêque ont caché ses relations avec madame Guyon parce qu’elles étonnent en l’absence d’une sensibilité mystique3. Enfin certains des textes essentiels n’ont été rendus disponibles que fort récemment. Il s’agit de la correspondance complète avec madame Guyon4 et de la mise en valeur des fragments de lettres assemblés par les membres du cercle mystique animé par Fénelon. Ces derniers lui ont joué un mauvais tour. Ils ont supprimés des noms et des dates pour protéger les membres des deux cercles quiétistes de Cambrai et de Blois. Cette suppression est préjudiciable à toute édition critique 5.
Le choix de « bonnes pages » par des proches6 avait en effet sauvé l’essentiel mystique, mais ‘trop tôt’ en omettant les dates et les noms des correspondants. Ceci a conduit à minorer leur importance au bénéfice de textes complets signés mais souvent d’intérêt mineur.
Car les aspects visibles et multiformes ont été mis en valeur très tôt - ils intéressaient l’histoire du temps -, mais ils ont perdu depuis leur actualité : il s’agit de multiples opuscules rédigés en défense du quiétisme, de ceux rédigés en réaction à la seconde période janséniste, de textes éducatifs et de conseils politiques qui demeurèrent inutiles à la suite du décès du duc de Bourgogne, un temps dauphin.
L’image un peu molle de l’auteur du Télémaque destiné à un prince adolescent, ou bien celle de l’archevêque ferraillant contre le jansénisme, a caché la grandeur et la fermeté chirurgicale nécessaire du grand directeur spirituel ; il nous apparaît aujourd’hui comme le plus profond des moralistes7.
La trajectoire ascendante qui transforme la vie du jeune abbé, poulain de Bossuet promis à un brillant avenir de par ses capacités intellectuelles, conduira à la grandeur de l’archevêque combattant misères personnelles et collectives sans en tirer aucun profit personnel ou familial. Cette évolution n’a pas été suffisamment soulignée car la statue figée, érigée au siècle de sa mort, ne rend pas compte de l’homme cheminant vers son accomplissement intérieur 8.
Nous privilégions donc ici les écrits mystiques datant surtout de la fin d’une vie qui se déroule dans l’ombre portée par des politiques religieuses et royales contraires. L’image d’un auteur littéraire laisse place à celle du mystique sobre et sans illusion dont l’esprit subtil n’hésite pas lorsque l’essentiel à ses yeux est mis en cause.
Le desengaño9 parfois évoqué pour rendre compte d’un « tempérament sec » délivré de toute illusion se rattache souvent aux stades mystiques avancés. Il s’agit d’une vision des phénomènes vécus par qui a dépassé le senti et des interprétations tributaires d’époques et de croyances.
Notre florilège sera chronologique pour souligner la dynamique d’une vie consacrée puis donnée à Dieu. Tout commence par une rencontre improbable où l’attirance naturelle n’a guère de part, entre une ‘Dame directrice’ 10 et le jeune abbé. Rencontre sans sublime ni amalgame, contrairement à l’expression malicieuse de Saint-Simon. Puis vient la découverte rendue avec élan et fraîcheur par une identification avec les premiers chrétiens d’Alexandrie conduits par saint Clément.
Ensuite, le pasteur compose des essais titrés et ferraille avec finesse, mais sans fautes dans les combats de la ‘querelle quiétiste’. Enfin - condamnation acceptée et silence induit obligent -, le prélat se tait. Mais il s’opposera aux désunions des chrétiens en défendant l’autorité religieuse du pape tandis que sa charge d’âmes lui a fait produire des mandements qu’il jugeait nécessaires à leur conduite.
Plus discrètement il continua à diriger de Cambrai des âmes intérieures - membres du cercle constitué autour de « notre père » - outre la carmélite Charlotte de Saint-Cyprien dont nous reproduisons en premier l’ensemble des rares lettres qui nous sont parvenues – au moment même où madame Guyon, « notre mère », retirée sur les bords de la Loire près de Blois, agissait de même auprès de ses visiteurs. Les deux amis communiquaient par l’intermédiaire de ces derniers, en particulier par le neveu de l’archevêque.
On retiendra de ces aventures d’un passé évanoui la grandeur du moraliste qui traverse les couches superficielles des égoïsmes. Il sait révéler, au sein de ces couches intermédiaires nous séparant du cœur de nous-mêmes, reconnues aujourd’hui de psychologues et de psychanalystes, tous les fils échappatoires. Il les coupe avec une lame dont la précision est illustrée par le récit de Tchoang-tseu11. Son seul but est de mener droitement à Dieu. En même temps son devoir de pasteur archevêque lui fait guerroyer en théologie et philosopher assez intelligemment sur l’existence de Dieu12. L’abondance de ces derniers textes publics a voilé l’essentiel.
Notre florilège mystique est constitué de parties qui se succèdent chronologiquement : la rencontre mystique avec madame Guyon précède des extraits d’écrits titrés dont se détache le saint Clément. Puis une abondante correspondance de direction privilégie la période de maturité où Fénelon atteint le plein achèvement mystique.
Le florilège spirituel revivifie l’image de Fénelon, mais surtout veut être utile aujourd’hui. Aussi notre contribution dans le plein texte est-elle réduite,13 car, plutôt que de paraphraser des sources il faut laisser toute la place aux témoignages personnels : seul l’individu reflète une vie mystique.
Pour la chronologie des événements, on se reportera à celles établies par J. Orcibal dans la Correspondance de Fénelon14. Ainsi qu’à un « recueil de textes d’époque, rangés dans un ordre aussi rigoureusement chronologique que possible, reliés par une brève narration » pour approcher madame Guyon15.
Le dossier à incidences mystiques que nous proposons demande une certaine patience envers des textes qui ne recherchaient aucune diffusion, mais s’adressaient à tel(le) correspondant(e) ciblé(e). Elle est encouragée par le don d’écrire du directeur.
Son lecteur va commencer l’exploration par un témoignage « brut de décoffrage » provenant de sa « dame directrice », texte de sa Vie par elle-même qui n’était destiné qu’à un confesseur, le P. Lacombe16.
Notre but n’est ni historique ni théorique. Nous nous adressons aux chercheurs spirituels.
Toutefois nous mêlons - localement et en corps de caractères réduit - des aspects historiques au florilège proposé, afin de souligner un comportement exemplaire rare chez les prélats du temps, mais constant chez le pasteur et directeur spirituel François de Fénelon, digne successeur de François de Sales.
Prouver le rôle de la « dame directrice » qui l’initia à la vie mystique corrige « l’oubli » de siècles où l’on a dû protéger la figure illustre de l’Archevêque en l’occultant. Après le témoignage intime forcément subjectif de 1688 porté par Mme Guyon - Fénelon n’a jamais eu à exposer par écrit à la requête d’un confesseur la manière dont il a vécu une rencontre décisive - nous proposons quelques échanges entre directrice et dirigé, produisons les questions-réponses de l’échange de mai 1710, seul survivant des relations par questions-réponses rétablies après les prisons. Ensuite des extraits de correspondance témoignent d’une parfaite fidélité fénelonienne.
Les interactions entre Fénelon et ses dirigé(e)s furent éclairées magistralement par J. Orcibal : nous reprenons ses notes en les allégeant seulement de renvois, puisque le présent ouvrage ne prétend pas à érudition. Et de même pour celles par I. Noye dont son [CF 18] a été le moteur de notre travail. Ces reprises seront utiles aux chercheurs car nous ne disposons à ce jour d’aucun outil permettant de les retrouver facilement au sein des volumes impairs des études et notes de la [CF]17 ! Il en est de même d’une utilité offerte par les Relevés de correspondances figurant en fin des sections par destinataire et concernant les volumes pairs de lettres.
Notre disposition reste chronologique, par et dans les sections propres à chaque dirigé(e). Ceci permet de suivre « à la trace » chaque évolution, souvent de longue durée, pas toujours mystique. C’est le seul moyen de s’approcher d’un vécu intérieur. Nous privilégions l’expérience vécue, donc pas de théologie ! La distribution par destinataires permet d’apprécier la finesse du commun directeur envers des « commençants » ou des « pèlerins », tous considérés comme des « amis ». Fénelon aurait succédé à Mme Guyon s’il eût vécu.
Ce florilège est issu de lectures successives sur une dizaine d’années effectuées à travers mais sans couvrir l’immensité des écrits féneloniens. Il doit tout aux travaux de Gosselin [OC], d’Orcibal et de Noye [CF], de Le Brun [OP]. Table des sigles des sources, infra.
Nous pensons que ce travail met en valeur, outre la profondeur d’une Charlotte de Saint-Cyprien, la ‘Petite Duchesse’ de Mortemart : cette cadette du ‘clan Colbert’ sut s’imposer auprès de son frère et des membres du ‘petit troupeau’ mystique. Elle en prit la direction avec Fénelon au moment des épreuves de la ‘Dame Directrice’. Adoucie par l’expérience, après la disparition de Fénelon en janvier 1715 puis de Mme Guyon en juin 1717, elle continua leur apostolat en couvrant la première moitié du XVIIIe siècle, certes aidée par d’autres membres des deux cercles de spirituels, les un « cis » français, les autres « trans » européens. Nous avons approfondi son portrait placé en tête de la section qui lui est consacrée.
OS, OC, GC, EP, OP, CF, LSP :
Œuvres spirituelles de Messire François de Salignac de la Mothe-Fénelon… I & II, à Anvers, 1718 [OS 1 et 2].
Œuvres Complètes de Fénelon, édition en dix tomes dite de Paris, ou de Saint-Sulpice, « par les soins de MM. Gosselin et Caron » (1848-1852) [OP 1 à OP 10].
Le Gnostique de saint Clément d’Alexandrie […] de 1694, éd. Dudon, Paris, Beauchesne, 1930 ; éd. Tronc, Paris-Orbey, 2006 (« La tradition secrète des mystiques »). [GC]
J.-L. Goré, La notion d’indifférence chez Fénelon et ses sources, P.U.F., 1956, « Mémoire sur l’État passif » [EP], notes [G].
Fénelon, Œuvres I & II, éd. par Jacques le Brun, Paris, Gallimard Pléiade (1983 & 1997) [OP 1 et OP 2].
Correspondance de Fénelon, tomes II-XVIII, Klinksieck puis Droz (1972-1999, 2007) [CF 1-17, 18 : L. vol. pairs, comm. vol. impairs], notes [O] ; [CF 18] contient « II. Lettres spirituelles » [LSP].
VG, CG, EG :
Madame Guyon, La vie par elle-même […], Honoré Champion (2001) [VG]
Madame Guyon, Correspondance I Directions spirituelles(2003), II Années de combats (2004), III Chemins mystiques (2005) Honoré Champion [CG 1 à 3].
«Les années d’épreuves de Madame Guyon, Emprisonnements et interrogatoires sous le Roi Très Chrétien, Honoré Champion, 2009 [ EG ].
Nouvel état présent des travaux sur Fénelon, CRIN 36, 2000, « Bibliographie chronologique (1940-2000) ».
Fénelon, Œuvres spirituelles, Introduction et choix de textes par François Varillon S.J, Aubier, 1954.
François Trémolières, Fénelon et le sublime, Littérature, anthropologie, spiritualité, Honoré Champion, 2009.
L’éveil à la vie mystique commence par des relations liant « aîné » à « cadet ». Nous commençons par livrer le témoignage de « l’aîné(e) » - il s’agit ici de madame Guyon. Ce témoignage n’était pas destiné à être divulgué. Il nous est rapporté hors du manuscrit dit d’Oxford, la source des éditions anciennes de la Vie par elle-même. Il s’agit de deux manuscrits repris dans notre édition critique18.
[3.9.10]19 « Quelques jours après ma sortie20, je fus à B[eynes]21 chez M[adame] de Charost [...]22 ayant ouï parler de M. 23, je fus tout à coup occupée de lui avec une extrême force et douceur. Il me sembla que Notre Seigneur me l’unissait très intimement et plus que nul autre. Il me fut demandé un consentement : je le donnai; alors il me parut qu’il se fit de lui à moi comme une filiation spirituelle. J’eus occasion de le voir le lendemain, je sentais intérieurement que cette première entrevue ne le satisfaisait pas, qu’il ne me goûtait point, et j’éprouvai un je ne sais quoi qui me faisait tendre à verser mon cœur dans le sien, mais je ne trouvais pas de correspondance, ce qui me faisait beaucoup souffrir. La nuit, je souffris extrêmement à son occasion. Nous fûmes trois lieues enfermées en carrosse; le matin, je le vis, nous restâmes quelque temps en silence et le nuage s’éclaircit un peu, mais il n’était pas encore comme je le souhaitais. Je souffris huit jours entiers, après quoi je me trouvai unie à lui sans obstacle; et depuis ce temps je trouve toujours que l’union augmente d’une manière pure et ineffable. Il me semble que mon âme a un rapport entier avec la sienne, et ces paroles de David pour Jonathas, que son âme était collée à celle de David, me paraissaient propres à cette union. Notre Seigneur m’a fait comprendre les grands desseins qu’il a sur cette personne et combien elle lui est chère.
[3.10.1] […]24 « Il me semble que depuis qu’il me fut donné à B[eynes] que je l’acceptai et que je m’offris pour le porter dans mon sein et pour souffrir pour lui tout ce qu’il plairait à l’amour, que je l’ai porté dans mon sein, je le trouvai toujours en moi. Ce fut vers la saint François du mois d’octobre 1688 25.
« Depuis ce temps, je n’ai jamais été invitée de Dieu pour retourner dans mon fond, que je ne le trouvasse près de mon cœur; mais cela d’une manière autant pure, spirituelle que réelle, car, il n’y a rien d’imaginatif en moi, mais tout passe dans le fond en réalité. Comme je le portais de cette sorte dans mon cœur, il me semblait que toutes les grâces que Dieu lui faisait passaient par moi ; et, je n’en pouvais douter, je le sentais plus proche et plus présent que les enfants que j’ai portés dans mes entrailles, et de tous les enfants spirituels que Dieu m’a donnés, je n’en ai eu aucun qui me fût pareil à celui-là ; c’est une intimité qui ne se peut exprimer, et à moins d’être fait une même chose il ne se peut rien de plus intime. Il suffisait que je pensasse à lui pour être plus unie à Dieu, et lorsque Dieu me serrait plus fortement il me paraissait que des mêmes bras dont il me serrait, il le serrait aussi.
Depuis les huit premiers jours après notre première entrevue à B[eynes], où je souffris beaucoup, car je trouvais comme un chaos entre lui et moi qui empêchait mon cœur de se verser dans le sien, mais à mesure que je souffrais, je trouvais que ce chaos se détortillait, jusqu’à ce qu’enfin étant entièrement débrouillé, je trouvais qu’avec une suavité incomparable mon cœur se versait dans le sien sans que je le visse ni que je lui parlasse; mais au commencement avec moins de largeur, ensuite toujours plus facilement, en sorte que j’éprouvais qu’il se faisait un écoulement presque continuel de Dieu dans mon âme et de mon âme dans la sienne, comme ces cascades qui tombent d’un bassin dans l’autre; cela était souvent en sorte que je ne pouvais parler et je me tirais à l’écart pour me laisser posséder à Dieu et le laisser opérer en moi pour lui tout ce qu’il voulait. Il y avait des moments où l’on me réveillait avec une promptitude extrême, et je le trouvai tout prêt à recevoir, alors il recevait ; mais quelquefois je sentais cet écoulement comme suspendu, et j’éprouvais qu’il était alors mis en sécheresse.
Je ne lui disais pas cela, ne pouvant lui parler, je lui en écrivais quelque chose, mais il m’est impossible de bien exprimer ce que je sens à son égard. Dieu me fit comprendre les grands desseins qu’il avait sur cette âme et combien elle lui était chère. Je m’étonnais de ce qu’il me donnait plus pour lui seul que pour tous les autres ensembles, et l’on me faisait comprendre en cela que l’on voulait beaucoup l’avancer et qu’il ne lui serait rien donné que par ce misérable canal. Je n’osais m’expliquer de tout cela; cependant j’étais quelquefois si fort poussée que, pour ne pas résister, ne le pouvant plus malgré mes répugnances naturelles, je passais outre et j’en écrivais ; j’aspirais à une certaine liberté qui était de pouvoir agir avec lui sans gêne et qu’il put concevoir ce que je lui étais en Jésus-Christ, mais les avenues étant fermées, je ne pouvais assez m’en expliquer 26.
« Je connus que M.L.[M. L’abbé de F.] serait précepteur de M. le Duc de Bourgogne27 et je le lui ai mandé [en] mai 89 : Dieu se servira de lui d’une manière singulière, mais il faut qu’il soit anéanti et étrangement rapetissé. Dieu travaillera surtout à détruire sa propre sagesse et sa propre raison, et il se servira de ma folie pour accomplir son œuvre en lui.
« Il me fut donné à connaître que dès 1680 que Dieu me le fit voir en songe, il me le donna et qu’il me donna à lui, mais je ne le connus qu’en 1688. Son visage me fut d’abord connu : je le cherchais partout sans le rencontrer. Notre-Seigneur me fit connaître qu’il eut dès lors quelque attrait pour l’intérieur. Je n’ai point encore eu d’âme avec laquelle la mienne eût un si entier rapport. Je songeai de lui, assez près l’un de l’autre, deux songes qui me confirmèrent dans la certitude que Dieu voulait se servir de moi et qu’il le voulait beaucoup anéantir intérieurement et le mener par sa pure volonté. Je lui écrivis ingénument le songe. À quelques jours de là, c’était proche de la St Jean 1689, il me fut fait comprendre que Dieu le voulait conduire comme un enfant par la petitesse […] Dieu me donne cette simplicité à son égard de lui écrire selon le mouvement qu’il m’en donne, quoique je sache qu’ayant autant d’esprit et de science qu’il en a, il ne peut trouver dans mes expressions et dans ce que je lui écris que des pauvretés; mais tout cela ne me met pas en peine, je n’y peux faire d’attention et il saura discerner ce qui est de Dieu d’avec ce qui est de ma pauvreté, la petitesse qu’il exercera, me supportant, étant fort agréable à Dieu, et fait que ce qui est de Dieu a toujours son effet, quoique non toujours aperçu. Juin 89 28.
« Quelque union que j’aie eu pour le père La Combe j’avoue que celle que j’ai pour M. L. est encore tout d’une autre nature; et il y a quelque chose dans la nature de l’union que j’ai pour lui qui m’est entièrement nouvelle, ne l’ayant jamais éprouvée. Il en est de même pour ce que je souffre pour lui. Cette différence ne peut jamais tomber que sous l’expérience. Je crois que Dieu me l’a donné de cette sorte, pour l’exercer et le faire mourir par l’opposition de son naturel; aussi vois-je clairement qu’il ne sera point exercé par les fortes croix29, son état étant uni et non sujet aux alternatives de douleurs et de joie. Il faut donc détruire sa propre sagesse dans tous les endroits où elle se retranche et c’est à quoi il me paraît que Dieu me destine. […]
« J’ai oublié de dire qu’après l’état ressuscité, je fus quelques années avant que d’être mise dans l’état que l’on appelle apostolique ou de mission pour aider les autres. […] Mais lorsqu’il plut à Dieu de vouloir bien m’honorer de sa mission, il me fit comprendre que le véritable père en Jésus-Christ et le pasteur apostolique devait souffrir comme lui pour les hommes, porter leurs langueurs, payer leurs dettes, se vêtir de leurs faiblesses. Mais Dieu ne fait point ces sortes de choses sans demander à l’âme son consentement; mais qu’il est bien sûr que cette âme ne lui refusera pas ce qu’il demande! Il incline lui-même le cœur à ce qu’il veut obtenir […] Si j’avais demeuré dans ma vie cachée, je n’aurais jamais souffert aucune persécution, on ne persécute que ceux qui sont employés à aider aux âmes. » Il fallut alors un consentement d’immolation pour entrer dans tous les desseins de Dieu sur les âmes qu’il se destine.
[2.] « Il me fit comprendre qu’il ne m’appelait point, comme l’on avait cru, à une propagation de l’extérieur de l’Église, qui consiste à gagner les hérétiques, mais à la propagation de son Esprit, qui n’est autre que l’esprit intérieur, et que ce serait pour cet Esprit que je souffrirais. Il ne me destine pas même pour la première conversion des pécheurs, mais bien pour faire entrer ceux qui sont touchés du désir de se convertir, dans la parfaite conversion, qui n’est autre que cet esprit intérieur. Depuis ce temps Notre Seigneur ne m’a pas chargée d’une âme qu’il ne m’ait demandé mon consentement, et qu’après avoir accepté cette âme en moi, il ne m’ait immolée à souffrir pour elle. »
§
Après cet événement de l’automne 1688 va commencer le cheminement sur les Secrets sentiers de l’amour divin30. Nous plaçons ici une Chronologie couvrant deux années, suivie d’une Histoire et état documentaire des sources :
Ce qui nous a été conservé sur six trimestres (janvier 1689 – Juin 1690) présente une répartition uniforme correspondant à une lettre échangée par jour. La correspondance issue de Fénelon y contribue en moyenne par une lettre tous les trois jours.
On pense que des lettres de Madame Guyon furent adressées à Fénelon longtemps auparavant31. On sait que la correspondance continua après 1690, indirectement relayée par le duc de Chevreuse, interrompue par l’emprisonnement à la Bastille, pour reprendre ensuite : les courriers entre Cambrai et Blois étant assurés par le marquis neveu de Fénelon, Ramsay, Dupuy et d’autres.
Il est intéressant de regarder la distribution des lettres écrites par Fénelon à divers correspondants durant les années 1689-1690 : plus de la moitié des lettres sont adressées à Madame Guyon. Madame de Maintenon vient en seconde place suivie de près par les autres dirigé(e)s de l’abbé.
Il est utile d’évoquer ici le cadre événementiel par une chronologie couvrant ces années de correspondance, ce qui n’est pas facile en ce qui concerne madame Guyon car nous avons peu de renseignements précis sur cette période couvrant exceptionnellement deux années heureuses pour elle donc « sans problèmes », mais très bien établie pour Fénelon par Orcibal :
13 septembre 1688 : Madame Guyon sort de la prison de la Visitation du Faubourg Saint-Antoine, suite aux interventions de Mme de Miramion et d’une abbesse parente de Mme de Maintenon.
« Un peu avant le 3 octobre 1688 » : rencontre avec l’abbé de Fénelon au château de Beynes.
Madame Guyon est malade trois mois, avec un abcès à l’œil. Elle réside chez les dames de Mme de Miramion. Cette dernière découvre les calomnies du P. la Mothe.
2 décembre 1688 : Fénelon écrit à Mme Guyon.
Fénelon prêche successivement à des religieuses (28 novembre, 1er dimanche de l’Avent), aux Nouvelles Catholiques (12 décembre, 3e dimanche de l’Avent), à la maison professe des jésuites (1er jour de l’an 1689.)
Entre le 10 et le 14 avril 1689 : entrevue entre Fénelon et Madame Guyon.
À partir du 22 au 30 avril 1689 : séjour de Madame Guyon à la campagne.
20 juin 1689 : rencontre à Saint-Jacques de la Boucherie.
17 juillet 1689 : Fénelon écrit : « Je reviens de la campagne [Germigny ?] où j’ai demeuré cinq jours ».
24 et sans doute 28 août 1689 : Rencontres.
25 août 1689 : Armand-Jacques, le fils aîné de Madame Guyon, est blessé à l’engagement de Valcourt. Il restera estropié.
26 août 1689 : sa fille Jeanne-Marie épouse Louis-Nicolas Fouquet, comte de Vaux.
29 août 1689 : Fénelon prête serment devant le roi comme précepteur du duc de Bourgogne. Il commence son enseignement le 3 septembre et réside désormais à Versailles.
Début octobre 1689 : Fénelon « n’a pas assez de foi ». Crise de novembre.
Janvier 1690 ? : Lettre de Fénelon à Mme de Maintenon, « sur ses défauts. »
Février 1690 : « Pour ma santé, elle est bien détruite… »
L’année 1690 est très mal documentée en ce qui concerne Madame Guyon : « Ayant quitté ma fille, je pris une petite maison éloignée du monde… » Longue période sans événements datés.
Jean-Baptiste Colbert, marquis de Seignelay, fils aîné du ministre, est assisté par Fénelon et meurt le 3 novembre 1690. (Les filles ont épousé les deux ducs de Beauvillier et de Chevreuse, disciples de Madame Guyon).
8 novembre 1690 : Fénelon va à Issy remettre une lettre à M. Tronson, son ancien confesseur, à la demande de Mme de Maintenon.
29 novembre 1690 : mise à l’index du Moyen court.
11 décembre 1690 : Fénelon participe à un conseil des directeurs de Saint-Cyr qui décide de la vocation de Mme de la Maisonfort.
La relation avec Fénelon constitue la plus importante série des directions spirituelles par Madame Guyon : nous renvoyons à [CG1].
Les deux derniers volumes sur quatre repérés sont perdus. L’histoire éditoriale est complexe mais elle a permis de mettre à jour le « dossier » des relations étroites liant la « dame directrice » à Fénelon :
(1) La « Correspondance secrète » de l’année 1689 » fut publiée par Dutoit en 1767-1768 et reconnue authentique tardivement par Masson en 1907. Elle couvre les quatorze premiers mois de la rencontre (octobre 1688 à décembre 1689). Elle est éditée en [CG 1], 215-458 32.
(2) « Le complément de l’année 1690 » couvre presque la même durée soit de fin décembre 1689 à la fin de l’année 1690. Cet apport du manuscrit de la B.N.F. découvert par I. Noye est éditée pour la première fois en [CG 1], 2003, 459-554.
(3) « Lettres écrites après 1703 », reprend les deux seuls témoignages sûrs qui nous sont parvenus de leur correspondance postérieure à la période des emprisonnements, dont se détache le dialogue daté de mai 1710. Le manuscrit a fait le voyage de Cambrai à Blois puis son retour, probablement porté par le marquis de Fénelon ou par Ramsay. Écrit sur deux colonnes comportant d’un côté des questions posées par l’archevêque et de l’autre les réponses de Madame Guyon il est reproduit en [CG 1], 555-563, comme ici infra, de façon compréhensible, c’est-à-dire en associant les réponses aux questions correspondantes33. Ce précieux témoin nous éclaire sur le type de relations qui perdura jusqu’à la mort de Fénelon : il y eut un courant de lettres portées par des amis sûrs entre Blois et Cambrai et vers l’étranger.
(4) Poésies spirituelles. Nous les omettons car elles sont d’attribution douteuse
Voici un aperçu bref de l’échange épistolaire intense suivant la découverte de la vie mystique par Fénelon34. Il s’agit d’un dialogue remarquable par son recul pris vis-à-vis de manifestations visibles « mystiques » : elles sont totalement absentes.
La dépendance que manifeste Fénelon vis-à-vis de son initiatrice est fondée sur l’expérience intraduisible, mais très directe de communication de cœur à cœur qu’il ne peut rejeter, malgré son aversion pour certains traits féminins. Madame Guyon ne les désavoue pas : elle se sent d’ailleurs libre vis-à-vis de ses limites, sachant qu’elle n’est rien par elle-même, mais toute efficiente par grâce.
Je reprend leur analyse par Murielle Tronc publié en présentation de ces premiers échanges35 :
« La correspondance entre Madame Guyon et Fénelon eest d’un exceptionnel intérêt36 car elle constitue à notre connaissance le seul texte relatant au jour le jour la « mise au monde » d’un mystique par une autre mystique servant de canal à la grâce. Le lecteur contemporain imprégné de psychanalyse frémira parfois devant les dérapages sentimentaux de Madame Guyon. Mais interpréter cette relation comme traduisant un érotisme frustré réduit à un connu élémentaire ce qui le dépasse visiblement, si l’on se penche sur ces textes avec respect et honnêteté : ils témoignent de la découverte expérimentale d’un au-delà du monde corporel et psychologique, qu’ils ont appelé Dieu.
Il faut donc accepter d’entrer avec eux dans le territoire inconnu dont ils portent témoignage et que Madame Guyon a exploré seule sans personne pour la guider. Elle a rencontré Fénelon le 13 septembre 1688, après qu’il lui eut été désigné par un rêve :
Après vous avoir vu en songe, je vous cherchais dans toutes les personnes que je voyais, je ne vous trouvais point : vous ayant trouvé, j’ai été remplie de joie, parce que je vois que les yeux et le cœur de Dieu sont tout appliqués sur vous. [CG I] Lettre 154 37.
Il fut le disciple préféré, avec qui elle se sentait en union mystique complète ; il se révéla le seul dont les potentialités fussent égales aux siennes, ce qui explique son immense joie, le soin extrême qu’elle prit à le suivre pas à pas et les analyses remarquables qu’elle lui adressa durant de nombreuses années (dont ne demeurent que le début de leur relation et quelques vestiges) :
Dieu ne veut faire qu’un seul et unique tout de vous et de Lui : aussi n’ai-je jamais trouvé avec personne une si entière correspondance, et je suis certaine que la conduite intérieure de Dieu sur vous sera la même qu’Il a tenue sur moi, quoique l’extérieur soit infiniment différent. [CG I] Lettre 132.
Le fondement de la relation de Madame Guyon avec ses enfants spirituels était la communication de la grâce dans le silence d’un cœur à cœur qui se poursuivait même à distance. Elle eut donc à apprendre à Fénelon à aller au-delà du langage, à préférer une conversation silencieuse :
Lorsqu’on a une fois appris ce langage [...], on apprend à être uni en tout lieu sans espèce et sans impureté, non seulement avec Dieu dans le profond et toujours éloquent silence du Verbe dans l’âme, mais même avec ceux qui sont consommés en Lui : c’est la communication des saints véritable et réelle. [CG 1] L. 157.
Tout au long de ces lettres, elle tente par images d’exprimer le flux de grâce qui passe à travers elle :
Mon âme fait à présent à votre égard comme la mer qui entre dans le fleuve pour l’entraîner et comme l’inviter à se perdre en elle » (L. 276). Ou encore : « Dieu me tient incessamment devant Lui pour vous, comme une lampe qui se consume sans relâche […] Il me paraissait tantôt que je n’étais qu’un canal de communication, sans rien prendre. [CG 1] L. 114.
Sa mission est souvent lourde à supporter :
Dieu m’a associée à votre égard à Sa paternité divine […] Il veut que je vous aide à y marcher [vers la destruction], que je vous porte même sur mes bras et dans mon cœur, que je me charge de vos langueurs et que j’en porte la plus forte charge. [CG 1] L. 154.
Elle sait combien cela paraît extraordinaire et elle insiste souvent :
Ceci n’est point imaginaire, mais très réel : il se passe dans le plus intime de mon âme, dans cette noble portion où Dieu habite seul et où rien n’est reçu que ce qu’Il porte en Lui. [CG 1] L. 146.
Avec l’autorité que donne l’expérience, elle fonde ontologiquement la paternité spirituelle dans l’importante lettre 276 :
Le père en Christ ne se sert pas seulement de la force de la parole, mais de la substance de son âme, qui n’est autre que la communication centrale du Verbe.
Cette circulation de la grâce se fonde sur le « flux et reflux » qui a lieu dans la Trinité même. Elle affirme avec force : « Tout ce qui n’est point cela n’est point sainteté. » La tâche est immense et ne souffre aucun relâche :
Je me trouve disposée à vous poursuivre partout dans tous les lieux où vous pourriez trouver refuge et, quoi qu’il m’en puisse arriver, je ne vous laisserai point que je ne vous ai conduit où je suis. [CG 1] L. 220.
Elle va lui faire quitter peu à peu tous ses appuis, à commencer par le domaine de l’intellect auquel s’accroche cet homme si raisonnable et scrupuleux :
Vous raisonnez assurément trop sur les choses [...] Je vous plains, par ce que je conçois de la conduite de Dieu sur vous. Mais vous êtes à Lui, il ne faut pas reculer. (L. 128).
Il rend les armes et ironise sur lui-même :
Je ménage ma tête, j’amuse mes sens, mon oraison va fort irrégulièrement ; et quand j’y suis, je ne fais presque rêver [...] Enfin je deviens un pauvre homme et je le veux bien. (L. 149).
Elle lui fait abandonner toute ses habitudes d’ecclésiastique, son bréviaire (L. 231 sq.) et même la confession :
Il faut que (Dieu) soit votre seul appui et votre seule purification. Dans l’état où vous êtes, toute autre purification vous salirait. Ceci est fort. (L. 267).
Elle lui fait dépasser toute référence morale humaine :
Je vous prie donc que, sans vous arrêter à nulles lois, vous suiviez la loi du cœur et que vous fassiez bonnement là-dessus ce que le Seigneur vous inspirera. Ce n’est plus la vertu que nous devons envisager en quoi que ce soit - cela n’est plus pour nous -, mais la volonté de Dieu, qui est au-dessus de toutes vertus. (L. 219).
Le but est d’atteindre l’état d’enfance où Dieu seul est le maître et où nul attachement humain n’a plus cours :
C’est cet état d’enfance qui doit être votre propre caractère : c’est lui qui vous donnera toutes grâces. Vous ne sauriez être trop petit, ni trop enfant : c’est pourquoi Dieu vous a choisi une enfant pour vous tenir compagnie et vous apprendre la route des enfants. (L. 154).
Elle le ramène sans cesse à l’essentiel :
Il faut que nous cessions d’être et d’agir afin que Dieu seul soit. (L. 263).
On mesure facilement les difficultés de Fénelon : dans cette société profondément patriarcale, ce prince de l’Église à qui toute femme devait obéissance a dû s’incliner devant l’envoyée choisie par la grâce. Elle ne s’y trompe pas et lui dit carrément :
Il me paraît que c’est une conduite de Dieu rapetissante et humiliante pour vous qu’Il veuille me donner ce qui vous est propre. Cependant cela est et cela sera, parce qu’Il l’a ainsi voulu. (L. 124).
Plus tard, elle lui écrit avec humour et tendresse :
Recevez donc cet esprit qui est en moi pour vous, qui n’est autre que l’esprit de mon Maître qui S’est caché pour vous non sous la forme d’une colombe [...], mais sous celle d’une petite femmelette. (L. 292).
Leurs deux tempéraments étaient opposés : il était un intellectuel sec et raisonnable, un esprit analytique très fin, un ecclésiastique rempli de scrupules ; elle était passionnée, parfois un peu trop exaltée, et surtout elle ne pouvait rien contre les « mouvements » de la grâce, si prompts qu’elle agissait et écrivait sans y pouvoir rien (L. 253). Elle s’excuse souvent de ce qu’elle est :
Dieu m’a choisie telle que je suis pour vous, afin de détruire par ma folie votre sagesse, non en ne me faisant rien, mais en me supportant telle que je suis. (L. 171).
Mais avec tendresse et rigueur, elle le bouscule pour lui faire lâcher ses attachements personnels et le ramener à tout prix vers l’essentiel. On le voit peu à peu abandonner ses préjugés et ses peurs, il la rassure : « Rien ne me scandalise en vous et je ne suis jamais importuné de vos expressions. Je suis convaincu que Dieu vous les donne selon mes besoins. » et il termine en souriant sur lui-même : « Rien n’égale mon attachement froid et sec pour vous. » (L. 172). Surtout il accède à l’essence même de la relation spirituelle :
Je ne saurais penser à vous que cette pensée ne m’enfonce davantage dans cet inconnu de Dieu, où je veux me perdre à jamais. (L. 195).
Il règne entre eux deux un rapport complexe d’autorité réciproque : bien qu’elle lui laisse son entière liberté, il sait bien que sa parole est vérité et avertissement divin (l . 220).
Quand elle manque de mourir, il lui écrit, éperdu : « Si vous veniez à manquer, de qui prendrais-je avis ? Ou bien serais-je à l’avenir sans guide ? Vous savez ce que je ne sais point et les états où je puis passer. » (L. 249).
Inversement, elle le considère comme signe de Dieu pour elle et lui affirme toujours sa soumission en tout : « Il n’y a rien au monde que je ne condamnasse au feu de ce qui m’appartient, sitôt que vous me le diriez [...] Comptez, monsieur, que je vous obéirai toujours en enfant. » (L. 169).
Avec une totale confiance et une grande estime, elle se confie à lui car elle est dans un état d’enfance, d’abandon trop profond à la volonté divine pour vouloir encore réfléchir ou décider par elle-même :
Notre Seigneur m’a fait entendre que vous êtes mon père et mon fils, et qu’en ces qualités vous me devez conduire et me faire faire ce que vous jugerez à propos, à cause de mon enfance qui ne me laisse du tout rien voir, ni bien ni mal, que ce qu’on me montre dans le moment actuel. (L. 280).
Il lui répondra toujours avec une déférence et une délicatesse extrêmes : sans oser lui donner d’ordres, il lui suggère des solutions dans des problèmes délicats ou familiaux.
Si Madame Guyon a été source de souffrances purificatrices pour Fénelon, il a été pour elle le support de projections psychologiques intenses, qui elles aussi ont été détruites par la Providence. Fénelon fut gouverneur du Dauphin de 1689 à 1695 et aurait pu devenir son Premier ministre après la mort de Louis XIV : Madame Guyon et son entourage ont rêvé d’une France enfin gouvernée par un prince bien entouré et imprégné de spiritualité, au point que Madame Guyon s’est laissée aller à des prédictions à propos de ce prince : « Il redressera ce qui est presque détruit [...] par le vrai esprit de la foi. » (L. 184). On sait que le Dauphin mourut en 1712.
De même, Madame Guyon vit en Fénelon son successeur après sa mort. En avril 1690, croyant mourir, elle lui confia sa charge spirituelle : « Je vous laisse l’Esprit directeur que Dieu m’a donné [...] Je vous fais l’héritier universel de ce que Dieu m’a confié. » (L. 248). Malheureusement Fénelon est mort avant elle en janvier 1715.
Si Fénelon n’a pas pu continuer après elle, il a été d’une grande aide puisqu’il a pris en charge ceux qui se trouvaient autour de lui. Petit à petit, on voit Madame Guyon lui donner des conseils pour diriger certains amis, et il expérimente à son tour la communication de la grâce cœur à cœur avec ses propres disciples :
Je me sens un très grand goût à me taire et à causer avec Ma. Il me semble que son âme entre dans la mienne et que nous ne sommes tous deux qu’un avec vous en Dieu. Nous sommes assez souvent le soir comme des petits enfants ensemble, et vous y êtes aussi quoique vous soyez loin de nous. (L. 266).
Ceci ne peut exister que dans son union avec elle, lui explique Madame Guyon :
Vous ne ferez rien sans celle qui est comme votre racine, vous enté en elle comme elle l’est en Jésus-Christ [...] Elle est comme la sève qui vous donne la vie. (L. 289).
Comme on le voit très clairement dans les lettres aux autres disciples, il s’est formé autour de Fénelon un cercle spirituel équivalent à celui de Madame Guyon à Blois, au point que tous les appelaient « père » et « mère ».
Tout au long de ces années, Madame Guyon s’émerveilla de leur union si totale en Dieu :
« Vous ne pourriez en sortir [de Dieu] sans être désuni d’avec moi, ni être désuni d’avec moi sans sortir de Dieu. » (L. 271).
Elle célèbre la liberté absolue de cette union au-delà de l’humain « au-dessus de ce que le monde renferme de cérémonies et de lois » ; « les enfants de l’éternité […] se sentent dégagés de tous liens bons et mauvais, leur pays est celui du parfait repos et de l’entière liberté. » (L. 271).
Le jour qu’il tomba malade, je me sentis pénétrée, quoiqu’assez éloignée de lui, d’une douleur profonde, mais suave. Toute douleur cessa à sa mort et nous sommes tous, sans exception, trouvés plus unis à lui que pendant sa vie. (L. 385 adressée à Poiret).
Même la mort ne pouvait les désunir. »
On semble s’écarter ici du thème « Fénelon mystique » mais il importe de montrer sa rectitude, sa franchise et sa constance maintenues au fil des ans malgré des pressions multiples, tout d’abord séductrices puis rudes. Ce sont les marques du vrai mystique.
Toutefois les écrits du début sont « entortillés » par une souplesse naturelle qui pouvait être perçue comme une « diplomatie double » voire duplicité 38, dans les deux lettres adressées à Monsieur Tronson (qui fut son directeur et confesseur) puis à Madame de Maintenon (qu’il dirigea et confessa). Fénelon n’avait pas encore perdu toute illusion…
351. À M. TRONSON. À Versailles, 26 février [1696]39.
…Pour la personne, on veut que je la condamne avec ses écrits40. Quand l’Eglise fera là-dessus un formulaire, je serai le premier à le signer de mon sang et à le faire signer. Hors de là, je ne puis ni ne dois le faire. J’ai vu de près des faits certains qui m’ont infiniment édifié : pourquoi veut-on que je la condamne sur d’autres faits que je n’ai point vus, qui ne concluent rien par eux-mêmes, et sans l’entendre pour savoir ce qu’elle y répondrait ? Ai-je tort de vouloir croire le mal le plus tard que je pourrai, et de ne le dire point contre ma conscience, pour ménager la faveur ?
Pour les écrits, je déclare hautement que je me suis abstenu de les examiner, afin d’être hors de portée d’en parler ni en bien ni en mal à ceux qui voudraient malignement me faire parler. Je les suppose encore plus pernicieux qu’on ne le prétend : ne sont-ils pas assez condamnés par tant d’Ordonnances41, qui n’ont été contredites de personne, et auxquelles les amis de la personne et la personne même se sont soumis paisiblement ? Que veut-on de plus ? Je ne suis point obligé de censurer tous les mauvais livres, surtout ceux qui sont absolument inconnus dans mon diocèse. On ne pourrait exiger de moi cette censure, que pour lever les soupçons qu’on peut former sur mes sentiments : mais j’ai d’autres moyens bien plus naturels pour lever ces soupçons, sans aller accabler42 une pauvre personne, que tant d’autres ont déjà foudroyée, et dont j’ai été ami. Il ne me convient pas même d’aller me déclarer d’une manière affectée contre ses écrits ; car le public ne manquerait pas de croire que c’est une espèce d’abjuration qu’on m’a extorquée…
Votre dernière lettre43, qui devrait m’affliger sensiblement, Madame, me remplit de consolation ; elle me montre un fonds de bonté, qui est la seule chose dont j’étais en peine. Si j’étais capable d’approuver une personne qui enseigne un nouvel Evangile44, j’aurais horreur de moi plus que du diable : il faudrait me déposer et me brûler, bien loin de me supporter comme vous faites. Mais je puis fort innocemment me tromper sur une personne que je crois sainte, parce que je crois qu’elle n’a jamais eu intention ni d’enseigner ni d’écrire rien de contraire à la doctrine de l’Église catholique. Si je me trompe dans ce fait, mon erreur est très innocente ; et comme je ne veux jamais ni parler ni écrire pour autoriser45 ou excuser cette personne, mon erreur est aussi indifférente à l’Eglise, qu’innocente pour moi.
Je dois savoir les vrais sentiments de Mme G[uyon], mieux que tous ceux qui l’ont examinée pour la condamner ; car elle m’a parlé avec plus de confiance qu’à eux. Je l’ai examinée en toute rigueur, et peut-être que je suis allé trop loin pour la contredire. Je n’ai jamais eu aucun goût naturel pour elle ni pour ses écrits. Je n’ai jamais éprouvé rien d’extraordinaire en elle, qui ait pu me prévenir en sa faveur. Dans l’état le plus libre et le plus naturel, elle m’a expliqué toutes ses expériences et tous ses sentiments. Il n’est pas question des termes, que je ne défends point, et qui importent peu dans une femme, pourvu que le sens soit catholique. C’est ce qui m’a toujours paru. Elle est naturellement exagérante, et peu précautionnée dans ses expressions. Elle a même un excès de confiance pour les gens qui la questionnent. La preuve en est bien claire, puisque M. de Meaux vous a redit comme des impiétés, des choses qu’elle lui avait confiées avec un cœur soumis et en secret de confession. Je ne compte pour rien ni ses prétendues prophéties ni ses prétendues révélations ; et je ferais peu de cas d’elle, si elle les comptait pour quelque chose. Une personne qui est bien à Dieu, peut dire dans le moment ce qu’elle a eu au cœur, sans en juger et sans vouloir que les autres s’y arrêtent. Ce peut être une impression de Dieu (car ses dons ne sont point taris), mais ce peut être aussi une imagination sans fondement. La voie où l’on aime Dieu uniquement pour lui, en se renonçant pleinement soi-même, est une voie de pure foi, qui n’a aucun rapport avec les miracles et les visions. Personne n’est plus précautionné ni plus sobre que moi là-dessus.
Je n’ai jamais lu ni entendu dire à Mme G[uyon], qu’elle fût la pierre angulaire : mais, supposé qu’elle l’ait dit ou écrit, je ne suis point en peine du sens de ces paroles. Si elle veut dire qu’elle est Jésus-Christ, elle est folle, elle est impie; je la déteste, et je le signerai de mon sang. Si elle veut dire seulement qu’elle est comme la pierre du coin, qui lie les autres pierres de l’édifice, c’est-à-dire qu’elle édifie, et qu’elle unit plusieurs personnes en société qui veulent servir Dieu; elle ne dit que ce qu’on peut dire de tous ceux qui édifient le prochain ; et cela est vrai de chacun, suivant son degré. Pour la petite Église46, elle ne signifie point dans le langage de saint Paul, d’où cette expression est tirée, une église séparée de la catholique ; c’est un membre très soumis. Je me souviens que le P. de Monchy, bien éloigné de l’esprit de schisme, ne m’écrivait jamais sans saluer notre petite église ; il voulait parler de ma famille. De telles expressions ne portent par elles-mêmes aucun mauvais sens ; il ne faut point juger par elles de la doctrine d’une personne : tout au contraire, il faut juger de ces expressions par le fond de la doctrine de la personne qui s’en sert. Je n’ai jamais ouï parler de ce grand et de ce petit lit47; mais je suis assuré qu’elle n’est point assez extravagante et assez impie pour se préférer à la sainte Vierge. Je parierais ma tête que tout cela ne veut rien dire de précis, et que M. de Meaux est inexcusable de vous avoir donné comme une doctrine de Mme G[uyon], ce qui n’est qu’un songe, ou quelque expression figurée, ou quelque autre chose d’équivalent, qu’elle ne lui avait même confié que sous le secret de la confession. Quoi qu’il en soit, si elle se comparait à la sainte Vierge pour s’égaler à elle, je ne trouverais point de termes assez forts et assez rigoureux pour abhorrer une si extravagante créature. Il est vrai qu’elle a parlé quelquefois comme une mère qui a des enfants en J.-C.48, et qu’elle leur a donné des conseils sur les voies de la perfection : mais il y a une grande différence entre la présomption d’une femme qui enseigne indépendamment de l’Église, et une femme qui aide les âmes, en leur donnant des conseils fondés sur ses expériences, et qui le fait avec soumission aux pasteurs. Toutes les supérieures de communauté doivent diriger de cette dernière façon, quand il n’est question que de consoler, d’avertir, de reprendre, de mettre les âmes dans de certaines pratiques de perfection, ou de retrancher certains soutiens de l’amour-propre. La supérieure, pleine de grâce et d’expérience, peut le faire très utilement ; mais elle doit renvoyer aux ministres de l’Église toutes les décisions qui ont rapport à la doctrine.
Si Mme G[uyon] a passé cette règle, elle est inexcusable ; si elle l’a passée seulement par zèle indiscret, elle ne mérite que d’être redressée charitablement, et cela ne doit pas empêcher qu’on ne puisse la croire bonne ; si elle y a manqué avec obstination et de mauvaise foi, cette conduite est incompatible avec la piété. Les choses avantageuses qu’elle a dites d’elle-même ne doivent pas être prises, ce me semble, dans toute la rigueur de la lettre. S. Paul dit qu’il accomplit ce qui manquait à la passion du Fils de Dieu. On voit bien que ces paroles seraient des blasphèmes, si on les prenait en toute rigueur, comme si le sacrifice de Jésus-Christ eût été imparfait, et qu’il fallût que saint Paul lui donnât le degré de perfection qui lui manquait. À Dieu ne plaise que je veuille comparer Mme G[uyon] à saint Paul ! mais saint Paul est encore plus loin du Fils de Dieu, que Mme G[uyon] ne l’est de cet apôtre. La plupart de ces expressions pleines de transport sont insoutenables, si on les prend dans toute la rigueur de la lettre. Il faut entendre la personne, et ne se point scandaliser de ces sortes d’excès, si d’ailleurs la doctrine est innocente, et la personne docile.
[…]
Permettez-moi de vous dire, Madame, qu’après avoir paru entrer dans notre opinion de l’innocence de cette femme49, vous passâtes tout à coup dans l’opinion contraire. Dès ce moment, vous vous défiâtes de mon entêtement, vous eûtes le cœur fermé pour moi : des gens, qui voulurent avoir occasion d’entrer en commerce avec vous, et de se rendre nécessaires, vous firent entendre, par des voies détournées, que j’étais dans l’illusion, et que je deviendrais peut-être un hérésiarque. On prépara plusieurs moyens de vous ébranler : vous fûtes frappée; vous passâtes de l’excès de simplicité et de confiance à un excès d’ombrage et d’effroi. Voilà tout ce qui a fait tous nos malheurs ; vous n’osâtes suivre votre cœur ni votre lumière. Vous voulûtes (et j’en suis édifié) marcher par la voie la plus sûre, qui est celle de l’autorité. La consultation des docteurs vous a livrée à des gens qui, sans malice, ont eu leurs préventions et leur politique. Si vous m’eussiez parlé à cœur ouvert et sans défiance, j’aurais en trois jours mis en paix tous les esprits échauffés de Saint-Cyr, dans une parfaite docilité sous la conduite de leur saint évêque. J’aurais fait écrire par Mme G[uyon] les explications les plus précises de tous les endroits de ses livres, qui paraissent ou excessifs ou équivoques. Ces explications ou rétractations ( comme on voudra les appeler) étant faites par elle de son propre mouvement, en pleine liberté, auraient été bien plus utiles, pour persuader les gens qui l’estiment, que des signatures faites en prison, et que des condamnations rigoureuses faites par des gens qui n’étaient certainement pas encore instruits de la matière, lorsqu’ils vous ont promis de censurer. Après ces explications ou rétractations écrites et données au public, je vous aurais répondu que Mme G[uyon] se serait retirée bien loin de nous, et dans le lieu que vous auriez voulu, avec assurance qu’elle aurait cessé tout commerce et toute écriture de spiritualité.
Dieu n’a pas permis qu’une chose si naturelle ait pu se faire. On n’a rien trouvé contre ses mœurs, que des calomnies. On ne peut lui imputer qu’un zèle indiscret, et des manières de parler d’elle-même, qui sont trop avantageuses. Pour sa doctrine, quand elle se serait trompée de bonne foi, est-ce un crime ? Mais n’est-il pas naturel d’en croire qu’une femme, qui a écrit sans précaution avant l’éclat de Molinos, a exagéré ses expériences, et qu’elle n’a pas su la juste valeur des termes ? Je suis si persuadé qu’elle n’a rien cru de mauvais, que je répondrais encore de lui faire donner une explication très précise et très claire de toute sa doctrine pour la réduire aux justes bornes, et pour détester tout ce qui va plus loin. Cette explication servirait pour détromper ceux qu’on prétend qu’elle a infectés de ses erreurs, et pour la décréditer50 auprès d’eux, si elle fait semblant de condamner ce qu’elle a enseigné.
Peut-être croirez-vous, Madame, que je ne fais cette offre que pour la faire mettre en liberté ? Non : je m’engage à lui faire faire cette explication précise et cette réfutation de toutes les erreurs condamnées, sans songer à la tirer de prison…
…. Le moins que je puisse donner à une personne de mes amies qui est malheureuse, que j’estime toujours, et de qui je n’ai jamais reçu que de l’édification, c’est de me taire pendant que les autres la condamnent. On doit être content de mon procédé, puisque je ne la défends ni ne l’excuse, ni directement ni indirectement. J’ajoute que je condamnerais plus rigoureusement qu’aucun autre et sa personne et ses écrits, si j’étais convaincu qu’elle eût cru réellement les erreurs qu’on lui impose.
[…]
Quand l’Église jugera nécessaire de dresser un formulaire contre cette femme, pour flétrir sa personne et ses écrits, on ne me verra jamais distinguer le fait d’avec le droit51. Je serai le premier à signer, et à faire signer tout le clergé de mon diocèse. Personne ne surpassera ma fidélité et ma soumission aveugle : hors de là, je n’ai d’autre parti à prendre que celui d’un profond silence sur tout ce qui a rapport à elle. M. de M[eaux] n’a pas besoin d’une aussi faible approbation que la mienne. Il ne me la demande que pour montrer au public que je pense comme lui, et je lui suis bien obligé d’un soin si charitable ; mais cette approbation aurait de ma part l’air d’une abjuration déguisée qu’il aurait exigée de moi, et j’espère que Dieu ne me laissera point tomber dans cette lâcheté. ….
…52 On n’a pas manqué de me dire que je pouvais condamner les livres de Mad. G[uyon], sans diffamer sa personne, et sans me faire tort. Mais je conjure ceux qui parlent ainsi de peser devant Dieu les raisons que je vais leur représenter. Les erreurs qu’on impute à Mad. G[uyon] ne sont point excusables par l’ignorance de son sexe. Il n’y a point de villageoise grossière qui n’eût d’abord horreur de ce qu’on veut qu’elle ait enseigné.
[…]
Voilà ma sentence prononcée et signée par moi-même, à la tête du livre de Mgr de Meaux, où ce système est étalé dans toutes ses horreurs. Je soutiens que ce coup de plume donné contre ma conscience, par une lâche politique, me rendrait à jamais infâme et indigne à mon ministère. Voilà néanmoins ce que les personnes les plus sages et les plus affectionnées pour moi ont souhaité et ont préparé de loin. C’est donc pour assurer ma réputation qu’on veut que je signe que mon amie mérite évidemment d’être brûlée avec ses écrits, pour une spiritualité exécrable qui fait l’unique lien de notre amitié. …
Pendant ce temps voici un exemple édifiant de lettre à laquelle Fénelon doit faire face. Elle est écrite par le confesseur qui fut imposé à son amie en prison :
374A. DE L'ABBÉ J.J. BOILEAU A FÉNELON. A Paris, 26 novembre 1696. « Pour la Dame, j'avoue que son état m'épouvante. Il n'y a rien que je ne fisse pour la délivrer d'une illusion qui lui est si préjudiciable, et qui fait tant de tort à des personnes dont la réputation est si chère à l'Église. Mais le moyen d'éclairer une femme en qui l'orgueil a répandu ces ténèbres qui obscurcissent le coeur aussi bien que l'esprit ? […] Griselidis, don Quichotte, Peau d'âne, la belle Hélène, des opéras, des romans, les comédies de Molière. Jamais dévote jusqu'ici n'avait fait provision de tels livres. Je sais ce qu'elle allègue pour s'excuser, mais cela s'appelle s'accuser en s'excusant. C'est dans les livres saints que les âmes justes et affligées ont cherché de tout temps leur consolation et les soutiens de leur patience. C'est dans les Cantiques divins, et non dans des airs profanes et dangereux, que les chrétiens sont très persuadés qu'on peut apprendre à chanter le pur amour. […] Hé bien ! Monseigneur, ai-je tort encore d'avoir cru la Dame fanatique ? Et quand je l'aurais jugée, avec une infinité de gens et pieux, digne d'une prison perpétuelle, mon zèle aurait-il été si excessif ? Ma délicatesse pour mes amis, auxquels elle a tant nui, était-elle trop blâmable? Mais je n'ai pas été si noir qu'on me fait. M. le duc de C[hevreuse] n'aura peut-être pas oublié qu'avant l'éclat qui a causé à la fin la détention de la Dame, j'insinuai qu'elle devrait se mettre volontairement dans un monastère. Cette prison n'était pas trop rigoureuse pour une veuve qui aurait voulu vivre selon son état. Mais j'ai bien vu qu'elle avait ses raisons pour ne pas s'enfermer… »
… Je connus Mad. G.[uyon] à peu près vers le temps que je vins à la cour : j’étais prévenu contre elle. Je lui demandai des explications sur sa doctrine ; elle me les donna : je les crus suffisantes pour une femme. M. Boileau fut encore plus satisfait que moi de ces mêmes explications qu’elle lui donna sur son livre intitulé Moyen court. Il voulut même qu’on les imprimât dans une nouvelle édition du livre. M. Nicole les approuva aussi, et demanda seulement quelques additions. Je n’ai vu ni pu voir bien souvent Mad. G. Mon principal commerce avec elle a été par lettres, où je la questionnais sur toutes les matières d’oraison. Je n’ai jamais rien vu que de bon dans ses réponses, et j’ai été édifié d’elle, à cause qu’il ne m’y a paru que droiture et piété. Dès qu’on a parlé contre elle, j’ai cessé de la voir, de lui écrire, et de recevoir de ses lettres, pour ôter tout sujet de peine aux personnes alarmées.
[…]
Il est vrai que j’ai été édifié de Mad. G. pour toutes les choses que j’en ai vues. Est-ce un crime qui mérite un si grand scandale ? Je ne connais aucun ouvrage d’elle que son Moyen court et son Explication du Cantique. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’était point dans les voies de visions et d’inspirations miraculeuses, mais au contraire dans celles de pure foi, où l’on n’a point d’autre lumière que celle qui est commune à tous les fidèles. Elle m’a toujours paru craindre les autres voies, comme sujettes à de très grandes illusions. …
En l’anno horribilis 1697, voici des extraits d’une série de longues lettres que Fénelon adresse à son envoyé à Rome, l’abbé de Chanterac53.
Fénelon n’a pas eu l’autorisation de Louis XIV de se rendre auprès des cardinaux romains pour défendre lui-même son livre. Comment répondre aux insinuations malveillantes de l’abbé neveu de Bossuet ?
… Quant à sa personne, j’en ai été très édifié, est-ce un crime : elle m’a paru soumise, ingénue, désintéressée, et même éclairée par expérience sur les choses d’oraison. Puis-je en dire le mal que je n’en sais pas ? On ne me prouvera jamais que je l’ai crue prophétesse quoiqu’elle ait des révélations. Je n’ai rien vu en elle qui ne fût d’un autre caractère. Quand même, ce qui n’est pas, j’aurais cru que c’était une sainte à révélations, fallait-il pour cela me traiter d’hérétique ? L’Église sera-t-elle en péril, quand je croirai de Madame Guion qu’on lui impute mal à propos des erreurs qu’elle m’a toujours assuré qu’elle détestait, et quand je la croirai une sainte extraordinaire, pourvu que je ne l’estime qu’autant qu’elle est soumise à la foi de l’Église. …
… Que peut-on donc craindre ? que je pense encore secrètement, avec un très petit nombre d’amis, que cette femme est une s[ain]te qu’on opprime, qu’elle a bien pensé, et qu’elle s’est mal expliquée ? Mais tout cela fait-il mal à quelqu’un ? L’Église est-elle par là en péril ?
[…]
J’ai vu cette femme d’une manière qui ne me permet pas de douter de sa sincérité, je l’ai observée ; je m’en suis défié ; j’ai été prévenu autant et peut-être plus que les autres contre elle ; j’ai voulu m’assurer de ses sentiments sur les erreurs qu’on lui impute ; je crois avoir vu clairement qu’elle les a autant en horreur que ceux qui l’en accusent. J’ai cessé de la voir dès qu’on a commencé à prendre des ombrages ; depuis ce temps-là, j’ai suspendu mon jugement sur toutes les accusations qu’on fait contre elle. L’animosité de ceux qui les font me les rend suspects, et je ne puis me fier aux accusations faites contre Mad. G[uyon] par des gens passionnés dont j’éprouve moi-même l’injustice, quoique j’aie toujours agi et parlé avec bien plus de précautions qu’elle.
[…]
J’oubliais de vous dire qu’on ne manquera pas de faire entendre à Rome que l’unique ressource pour apaiser le Roi, pour me rapprocher de la cour, et pour lever le scandale, c’est que je fasse certains pas pour effacer les mauvaises impressions, et pour reconnaître humblement que j’ai quelque tort. Mais je déclare que je ne pense de près ni de loin à retourner à la Cour, que je ne veux que me détromper de bonne foi, si je suis dans l’erreur, et que poursuivre sans relâche avec patience et humilité ma justification, si je ne me trompe pas, et si on me calomnie touchant ma foi. La Cour de Rome voudra au moins contenter le Roi, en me faisant peur pour me réduire à un accommodement, si elle ne croit pas le devoir contenter en me condamnant. Mais, s’il plaît à D[ieu], je n’aurai aucune peur jusqu’au bout ; car, supposé même qu’on voulût effectivement me condamner, j’aime mieux finir par une condamnation rigoureuse, et reçue avec une sincère soumission, que par un accommodement qui renfermerait la moindre équivoque. …
… Pour Mad. Guion, vous avez tous les faits écrits de ma main. Faites-les bien valoir en cas de besoin ; plaignez-vous hautement et amèrement de ces manières indirectes et malignes de me flétrir par des faits, quand on succombe pour le dogme. Quelle foi peut-on avoir en mes parties sur des faits secrets, puisqu’ils ont interprété si injustement mes paroles claires, et qu’ils en ont tronqué et altéré à la face de toute l’Église ? Par quel esprit pourraient-ils publier ces faits, supposé même qu’ils fussent véritables ? et ne doit-on pas les soupçonner de faux, puisqu’ils ne pourraient (même s’ils étaient véritables) les divulguer que par passion et par malignité ? Enfin je dis comme S. Chrysostome, moi indigne : S’ils prouvent que j’aie manqué contre la foi ou contre les mœurs, je veux que mon nom soit rayé du catalogue des évêques, je donnerai une démission ; mais aussi, que leur fera-t-on, s’ils succombent comme des calomniateurs en accusant leur frère ? …
… À l’égard des faits sur Mad. G[uyon], promettez une histoire bien prouvée par des témoins qui sont révérés de tout le public, et qui éclaircira tout ce que M. de Paris embrouille. Je vous réponds qu’ils trouveront encore moins leur compte sur les faits que sur les dogmes. Ils ne veulent (je le vois bien) que me flétrir par les faits de Mad. G[uyon], ne pouvant le faire par la doctrine, et qu’engager le Pape à me faire signer une espèce de formulaire pour condamner Mad. G[uyon], afin de pouvoir dire qu’ils ont enfin obtenu tout ce qu’ils voulaient, en m’arrachant cette souscription contre mes sentiments cachés ; mais vous voyez l’art pour me flétrir. Ce serait me flétrir pour contenter leur passion et leur point d’honneur. …
Au même moment l’abbé de Chanterac lui écrit sur l’usage romain de l’expression « bonne amie »54, tandis que Fénelon s’exprime sur elle en s’adressant à d’autres :
539. À L’ÉVÊQUE DE [SAINT-PONS ? 55]. À Cambray, 4 août [1698].
… Pour la personne de Mad. Guion, il est vrai que je l’ai estimée sur de bons témoignages de sa vertu. Elle m’a toujours protesté qu’elle n’avait que de l’horreur pour la doctrine qu’on lui impute. Elle a pu dissimuler et me tromper. Il s’en faut beaucoup que je ne sache pénétrer le fond des cœurs. Je ne me suis jamais mêlé de la justifier ; je l’abandonne, comme je l’ai fait, il y a déjà longtemps, au jugement de ses supérieurs. Personne n’a plus de zèle que moi contre les erreurs qu’on lui attribue, et personne n’aura plus d’indignation contre elle, dès qu’il sera vérifié qu’elle m’a trompé…
… Pour Mad. G[uyon], ne craignez point de dire qu’en croyant toujours ses livres censurables, ne connaissant point les visions, et ne doutant jamais sur ses mœurs, je l’ai estimée, révérée comme une sainte, et crue très expérimentée sur l’oraison. …
… J’ai cru Mad. G[uyon] une très sainte personne qui avait une lumière fort particulière par expérience sur la vie intérieure ; mais je n’ai aucune connaissance de curé. En général, tout homme qui a aimé les personnes de piété et d’oraison, est exposé, comme je le suis, à avoir pris pour des saints et pour des saintes des gens trompeurs. Si on recherchait de même pour d’autres, on trouverait peut-être qu’ils ont estimé ce qui ne le méritait pas56. Pour moi, je ne me rends pas caution de toutes les personnes dont j’ai été édifié. De plus, on fait en notre temps une grande injustice à la vie contemplative. C’est de la rendre suspecte à cause des hypocrites qui ont couvert leurs infamies de cette belle apparence. On veut chercher dans les principes des contemplatifs quelque chose de dangereux, qui mène au dérèglement. C’est par cette méthode que M. de Meaux se jette dans l’extrémité de n’admettre que l’amour d’espérance, de peur que celui de pure charité ne détache trop les hommes du désir du salut et de la crainte des peines. C’est par cette méthode que beaucoup de gens rejettent toute oraison de quiétude, toute contemplation, tout ce qui n’est pas l’oraison d’actes discursifs. S’ils osaient, ils supprimeraient tous les livres des saints mystiques. Enfin, je voudrais qu’on prît garde que la plupart de ces malheureux qui cachent des infamies sous une apparence d’oraison, sont plutôt des hypocrites qui veulent tromper les autres, et à qui la spiritualité ne sert que de prétexte, que des hommes trompés, et que la spiritualité ait jetés dans l’illusion. La mode est venue d’imputer au Quiétisme toutes les infamies que des fripons font sous prétexte de dévotion…
…7° Dites partout et hautement que j’ai cru Mad. Guion une vraie sainte fort expérimentée sur les choses d’oraison et de vie intérieure ; que, si elle est trompeuse comme on le dit, j’ai été fort trompé dans le fait par son hypocrisie. Comme M. de Meaux peut avoir quelque lettre que j’aie écrite avec une très particulière confiance à cette personne, il faut préparer les esprits là-dessus, pour empêcher la surprise que font ces sortes de choses, quand elles ne sont pas attendues. Du reste, je n’ai tant estimé Mad. G[uyon] qu’à force de la croire tout le contraire de ce qu’on dit qu’elle est. …
…. 2° J’ai composé, selon votre désir, une lettre au Pape dans les termes les plus forts contre le quiétisme, et les plus remplis de ménagement par rapport à la paix, que ma conscience m’a pu permettre. Vous verrez que j’y promets une soumission sans réserve pour le jugement de mon livre, tant sur le fait que sur le droit. Pour ceux de Mad. Guion, je montre que je les ai toujours condamnés sans distinction de fait et de droit. J’offre même au Pape de condamner jusqu’aux intentions de la personne, s’il connaît par lui-même, après l’avoir examinée, qu’elle est fanatique et hypocrite, comme on le dit. Enfin je lui promets de donner là-dessus une nouvelle déclaration faite exprès, quoiqu’un tel acte fût une espèce de formulaire et d’abjuration qui me flétrirait à jamais : je la lui promets, dis-je, par pure obéissance, contre toute la pente de mon esprit et de mon cœur, supposé qu’il veuille me flétrir ; car j’aime mieux être flétri que de manquer de soumission et de patience. …
Puis Fénelon s’adresse au confident ami de M. de Chartres (Godet des Marais) :
…. 1° Je ne puis parler contre les intentions personnelles ou sentiments de Mad. G[uyon], qu’en blessant ma conscience. Je n’ai rien vu de tout ce qu’on en dit. Ces choses peuvent être vraies, mais je ne les sais pas ; et si je les disais, sans les savoir avec certitude, je parlerais témérairement. Que ses supérieurs les déclarent, s’ils les ont clairement vérifiées : pour moi, il ne m’est pas permis de les déclarer sans les savoir, et il ne convient point à un évêque de les déclarer sur l’examen d’autrui, sans les avoir examinées par lui-même. …
… Voudrait-on à Rome me condamner, à moins que je ne condamne les intentions intérieures de Mad. G[uyon], que j’ai un si grand intérêt de dire que je n’ai jamais connues telles qu’on les dépeint, et que ma conscience ne me permet pas de croire si abominables, sans en avoir vu aucune preuve. …
… D’un côté, vous m’assurez qu’on est bien persuadé à Rome que mon livre n’est point l’apologie de Mad. G[uyon] ; de l’autre, vous me dites, de la part de l’auteur du mémoire rebuté57, que tout est en un extrême péril, si je ne condamne encore, dans une lettre au Pape, les livres et la personne de Mad. G[uyon], sans restriction. Cela me ferait croire, ou que l’auteur du Mémoire vous pousse, étant secrètement poussé du côté de France, ou bien que Rome n’est point assurée, comme on vous le témoigne, sur l’apologie de Mad. G[uyon], et qu’on a reçu de ce côté-là quelque accusation secrète58. C’est pourquoi je vous conjure d’insister auprès du Pape, avec les plus vives instances, afin que, si on lui allègue quelque autre preuve secrète contre moi sur les faits, elle me soit promptement communiquée, et que je puisse réfuter la calomnie qui se cache avec une apparence de modestie, pour m’assassiner avec plus de sûreté. Pour Mad. G[uyon], je laisse au Pape le jugement de sa personne et de ses intentions, pour me conformer à ce qu’il en jugera après l’avoir examiné. Peut-on pousser plus loin la soumission, et l’éloignement de tout entêtement sur une personne ? Ce n’est pas une précaution qu’on cherche contre Mad. G[uyon] ; c’est une flétrissure qu’on veut me donner, en exigeant de moi une abjuration de cette personne….
…On mande de Paris que Mad. Guyon] est morte à la Bastille59. Je dois dire après sa mort, comme pendant sa vie, que je n’ai jamais rien connu d’elle qui ne m’ait fort édifié. Fût-elle un démon incarné, je ne pourrais dire en avoir su que ce qui m’en a paru dans le temps. Ce serait une lâcheté horrible que de parler ambigument là-dessus pour me tirer d’oppression. Je n’ai plus rien à ménager pour elle : la vérité seule me retient. …
Cette série de rapports entre Fénelon et son représentant à Rome précède la condamnation de leur cause par le bref de 1699. L’archevêque se tait alors pour tout ce qui touche le quiétisme et son amie. Cela ne l’empêchera pas de garder des contacts par l’intermédiaire des visiteurs et de son neveu le marquis de Fénelon. Faisant un grand saut dans le temps, on retrouve madame Guyon désignée par « N. » dans la lettre suivante :
… Je crois vous devoir dire en secret ce qui m’est revenu par une voie digne d’attention. On prétend que Leschelle entre dans la direction de sa nièce et de quelques autres personnes, indépendamment de son frère l’abbé, qui était d’abord leur directeur; qu’il leur donne des lectures trop avancées et au-dessus de leur portée; qu’il leur fait lire entr’autre les écrits de N., que ces personnes ne sont nullement capables d’entendre ni de lire avec fruit. Je vous dirai là-dessus que, pour me défier de ma sagesse, je crois devoir me borner à vous proposer d’écrire à l’auteur, afin qu’il examine l’usage qu’on doit faire des écrits qu’il a laissés60. N’y en a-t-il point trop de copies ? ne les communique-t-on point trop facilement? chacun ne se mêle-t-il point de décider pour les communiquer comme il le juge à propos, quoiqu’il ne soit peut-être pas assez avancé pour faire cette décision? Je ne sais point ce qui se passe; ainsi je ne blâme aucun de nos amis. Mais en général je voudrais qu’ils eussent là-dessus une règle de l’auteur lui-même qui les retînt.
Il y a dans ces écrits un grand nombre de choses excellentes pour la plupart des âmes qui ont quelque intérieur; mais il y en a beaucoup, qui étant les meilleures de toutes pour les personnes d’un certain attrait et d’un certain degré, sont capables de causer de l’illusion ou du scandale en beaucoup d’autres, qui en feront une lecture prématurée. Je voudrais que la personne en question vous écrivît deux mots de ses intentions là-dessus, afin qu’ensuite nous pussions, sans la citer, faire suivre la règle qu’elle aura marquée. …
Reste la seule longue lettre de mai 1711 qui nous soit parvenue en témoignage de la poursuite de leur contact épistolaire par questions-réponses. C’est une pièce essentielle et longue qui montre l’importance que Fénelon attachait aux avis de Madame Guyon 61.
‘Écrit de la propre main de M. l’Archevêque de Cambray que l’on a avec les réponses en marge de Madame Guion’ 62.
[Question :] Si la guerre dure nous allons être ruinés sans ressource. Les armées seront sur nos terres. D’ailleurs le moindre mauvais événement enlèvera toute cette frontière à la France 63. Il faut attendre en paix la volonté du P.[etit] M.[aître] et Le laisser Se jouer de nous.
J’ai fait réponse sur le mémoire 64 qu’il fallait suivre votre sentiment sur les gens et les places. Peut-être Dieu aidera-t-Il ce bon prince : Dieu peut tout. Je vous avoue que je suis fort affligée que le R[oi] tournât ses armes contre lui, mais, pour tout le reste, on peut le faire si on est sûr de la paix à ses conditions. Mais croyez-vous que les ennemis la donnent de bonne foi et qu’après avoir détrôné le fils, ils ne tâchent pas de détrôner le père 65 ? Je ne vois point qu’on se convertisse ni qu’on s’humilie. Il semble qu’on ne travaille qu’à augmenter la mesure des iniquités. J’en suis souvent affligée.
[Q.] Vous avez paru avoir quelque pensée que vous ne vivrez pas longtemps. Cette pensée subsiste-t-elle encore ? En quel état est votre santé ? N’avez-vous besoin d’aucun secours pour des commodités dans votre indisposition ? Je serais ravi de vous envoyer tout ce que vous voudriez bien souffrir que je vous envoyasse66.
Il est vrai que la pensée que je mourrais bientôt m’a resté quelque temps dans l’esprit, mais cela m’a été enlevé tout à coup. Tout est dans l’équilibre pour vivre ou mourir. Je vous ai écrit une lettre qu’il y a du temps que put [Dupuy] m’a mandé vous avoir envoyée par gens sûrs : vous ne m’en dites rien. C’était l’état de mon âme que je vous exposais, elle commençait benedic me pater.
[Q.] La p.[etite] D.[uchesse]67 ne m’écrit presque plus; pour moi je lui écris moitié vérité dite avec beaucoup de douceur et de ménagement, moitié raisonnant sur les nouvelles générales, et amitiés pour ne lui montrer point trop de changement, mais je vois bien que son cœur demeure malade parce qu’elle croit que tous nos bonnes gens5 ont changé et ont tort à son égard. Elle est piquée à l’égard du P. abbé [de Langeron] et de Dupuy qui ont secoué son joug.
Il est certain que la petite d[uchesse] est fort peinée du changement universel et qu’elle ne prend point le change, que toute amitié qui ne sera point accompagnée de confiance et de dépendance ne la contentera pas. C’est une crise. J’espère que cela passera et qu’elle rentrera dans la place où elle doit être 68. Il est plus sûr d’obéir que de commander.
[Q.] Le petit abbé fait fort bien ici, mais il dort une sixième partie de la journée69. Je trouve qu’il vieillit et s’appesantit. J’en crains les suites. D’ailleurs il est bon, accommodant, gai et simple. Il fait d’excellentes instructions dans notre séminaire.
Le petit abbé ne devrait pas se laisser aller au sommeil : c’est cela qui l’appesantit et qui le vieillit. Comme je dors peu la nuit à cause de mes infirmités, quelquefois je dormirais volontiers de jour une heure, mais je ne m’y laisse point aller. Me trouvant la tête embarrassée jusqu’à en avoir la fièvre, je prie le Seigneur de vous le conserver, car il vous est utile ; je ne puis m’empêcher de déplorer le temps qu’on lui a fait perdre. Quoi, n’est-on pas éclairé là-dessus et n’en est-on point touché, et vous, cher père, comment ne vous êtes-vous pas servi de l’autorité que Dieu vous avait donnée pour le tirer de cette léthargie ?
[Q.] L’abbé de Chanterac, homme savant, expérimenté, pour toutes les matières ecclésiastiques, et d’un très bon conseil pour le gouvernement d’un diocèse, (c’est lui qui a été à Rome pour moi, et qui s’y est acquis une grande vénération) est accablé d’incommodités et, à soixante-douze ans, il voudrait fort nous quitter pour aller chercher dans notre pays de Gascogne un climat plus doux dans sa vieillesse caduque70. Je n’ai que lui pour conseil éclairé dans les matières difficiles de droit canon. Je ne saurais compter sur les gens du pays. Lui ferais-je toujours violence pour le retenir, ou bien m’abandonnerais-je à la Providence pour m’en passer?
Je serais très fâchée que l’abbé de Ch[anterac] vous quitte. Croit-il se mieux porter ailleurs et peut-il mieux faire que de consacrer le reste de sa vie pour l’Église ? Que ne donnerais-je pas pour cette sainte Mère si déchirée, si combattue, qui porte dans Ses entrailles un millier d’Esaü pour un Jacob ? Si vous pouvez le retenir, tâchez de le faire avec votre douceur ordinaire. Je voudrais qu’il sentît une petite partie de ce que je sens pour l’Église : je ne prie que pour elle et je m’oublie absolument de tout le reste ; je vois ici un mal horrible. Vous avez pu apprendre de p[ut] [Dupuy] tout ce qui s’y passe : je le lui ai mandé afin que vous en fussiez instruit 71. S’il veut absolument s’en aller, que faire autre chose que s’abandonner ? mais arrêtez-le si vous pouvez.
[Q.] J’ai ici M. l’abbé de Laval, homme de grande condition72, plein d’honneur et de probité, sensible à l’amitié jusqu’à une délicatesse épineuse, assez savant, et véritablement désabusé du jansénisme dont il avait été fort prévenu. Son naturel est haut, sec, négatif, roide, âpre, critique et dédaigneux. Il ne se fait point aimer. Il sent son naturel et voudrait faire mieux, mais l’humeur le tourmente. Il a le cœur serré et ne peut l’ouvrir. Voilà bien des défauts pour l’épiscopat. Mais en comparaison de tant d’autres qui ne valent rien, voilà d’excellentes qualités. Le puis-je proposer comme un bon sujet en cas que le père confesseur du roi trouvât quelque ouverture pour le faire évêque ?
Ce qui fait qu’il y a si peu de gens qui réussissent, c’est qu’on ne connaît point la petitesse, la hauteur et le partage de ceux qui se disent honnêtes gens : il faut porter les défauts, et c’est ce qu’on trouve partout. On regarde l’humilité chrétienne comme une chose honteuse. Les gens mêmes qui en parlent et qui l’affectent en sont infiniment éloignés. Elle ne consiste pas dans les discours, mais dans une simplicité petite et naïve qui n’a rien de lâche et de pusillanime, qui est au-dessus et au-dessous de tout. Vous ne trouverez cela que dans les gens qui aiment Dieu réellement, car tant qu’on s’aime soi-même pour peu que ce soit, on n’est point parfait dans l’amour, et on veut quelque chose et être compté être bon à quelque chose. Que Dieu a peu de cœurs dont Il puisse disposer absolument. Il faut prendre les moins mauvais, et je crois que vous le pouvez proposer pour être é[vêque] 73. Ce qui m’effraye, c’est que les gens qui ont été placés parce qu’ils paraissaient opposés au Jan[sénisme], le deviennent dès qu’ils sont placés : on ne trouve que cela, les plus déréglés s’en piquent.
[Q.] L’abbé de Beaumont74 a un très bon esprit et une grande étendue de connaissances fort exactes avec un cœur noble, ingénu, et très pieux. Mais il est très lent, d’une exactitude excessive et amusé par ses curiosités75. Je ne trouve pas qu’il avance dans l’intérieur, comme je le désirerais. Il y a trop de raison en lui.
Que ne dites-vous à l’abbé de Beaumont votre pensée, car il croit vous obéir comme un enfant. Rien n’est plus nuisible à l’intérieur que la curiosité et la propre raison. Amour, vous aviez raison de dire qu’il faut devenir comme un enfant pour entrer au royaume des cieux, il faut être tel pour le royaume intérieur. Dieu ne demande pas de tous l’austérité, mais la mortification du propre esprit, qui n’est rendu souple, non plus que la volonté, que par un renoncement continuel jusqu’à ce qu’on n’ait plus rien à renoncer.
[Q.] Je suis bien embarrassé sur les jansénistes de ce pays. Tout notre clergé en est plein, et nous n’avons presque aucun bon sujet qui ne soit prévenu en faveur de la nouveauté. Si je tenais ferme pour n’admettre que les ecclésiastiques opposés à la nouvelle doctrine, je remplirais mal les places. Je n’aurais que des sujets ignorants et faibles. Le tempérament à prendre, ce me semble, est de se servir des moins mauvais qu’on trouve, de ne mettre point dans les places principales ceux qui sont les plus entêtés, de tâcher de gagner les autres, et cependant de travailler à former des sujets dans d’autres principes opposés. Qu’en pensez-vous ?
Le mal dont vous vous plaignez est universel. Je crois qu’il faut prendre les moins entêtés, tâcher de les éclairer comme vous faites, et abandonner le reste à Dieu : c’est sa chose. J’espère beaucoup des ouvrages sur saint Augustin et sur saint Thomas, parce que cela éclaire sans combat et effarouche moins les esprits qu’une controverse 76. J’ai été frappée de ce qu’on n’a pas admis la bulle contre M. de Saint Pons : cela me fait voir qu’on protège secrètement ceux qu’on fait semblant de ne pas approuver. Il n’y a que Dieu qui puisse remédier à un si grand mal et si universel, mais il faut tâcher d’en former d’opposés. Le mal est que, lorsqu’on met ses sujets qui ne sont pas Jan[sénistes] dans les mêmes places où il y en a là, en moins de rien ils sont gagnés. Travaillez infatigablement pour l’Église, et j’espère que vous en recueillerez un jour les fruits et que Dieu vous conservera malgré votre délicatesse. Le R[oi] n’a pas de plus dangereux ennemis. Ils attendent la perte et la destruction de leur patrie avec une ardeur impatiente, ils s’en expliquent même d’une manière autant hardie que honteuse.
[Q.] Si M. l’abbé de Chanterac veut absolument nous quitter, je prierai M. l’abbé de Langeron de prendre sur notre séminaire l’inspection que M. L’abbé de Chanterac y a ; M. L’abbé de Leschelle77 est bon homme et bien à Dieu. Mais il a peu de fonds pour le travail ecclésiastique. Il a un neveu qui est incommodé, mais qui est de grande espérance, s’il peut rétablir sa faible santé.
C’est bien fait de mettre M. l’abbé de L[angeron] dans la place de L. de Ch[anterac]. S’il veut absolument quitter, qu’il dorme moins et Dieu l’aidera pour le mettre à portée de vous être plus utile.
Ce que vous dites de l’abbé de Leschelle est très vrai : il le sait et le connaît bien ; il a même des défauts, mais du reste bon et docile. Je donnerais ma vie pour un sujet. Il faut espérer que Dieu en donnera à l’Église. Je connais un ecclésiastique qui a été treize ans curé d’une paroisse de mon fils78. Il n’a quitté qu’à cause de son dérèglement d’œil. Il a quarante-huit ans, il sait prêcher, il a fort lu et goûté vos écrits contre le Jan[sénisme]. Il n’a pas de bénéfices. S’il était plus jeune, je vous le proposerais. Il est bachelier et n’a pu se pousser da[vantage]. [Il] est sage. Il approuve l’intérieur. Il a des défauts comme de n’avoir pas, à ce qu’on dit, tout le secret possible. Il comprend mieux qu’un autre ce qu’on lui dit et a du fonds. J’ai ouï dire à gens qui s’y connaissent mieux que moi qu’il était savant.
[Q.] Je ne suis point intéressé, mais il y a une certaine libéralité d’abandon qui n’est pas assez journalière et unie en moi. Je ne veux rien réserver ni pour moi ni pour les miens. Je suis ravi quand je donne beaucoup aux pauvres. Je me réduirais avec joie à une vie très petite et très simple : elle me débarrasserait. Je ne crains point de me trouver pour ma personne dans une pauvreté sans secours, si la guerre, qui est à la veille de me ruiner cette campagne, me fait tous les maux qu’il est presque certain qu’elle me fasse.
Je continuerais de faire comme vous avez fait, retranchant le superflu de la table, car je crois qu’il faut éviter la magnificence trop forte comme la lésine. Je suis très persuadée que, pensant comme vous pensez, vous seriez content d’une fortune médiocre, mais Dieu vous ayant mis sur le chandelier pour éclairer, il faut y rester jusqu’à ce qu’on vous en ôte. Je crois qu’Il vous a donné exprès du revenu afin de vous faire connaître et de vous rendre utile. Je le prie d’achever en vous son œuvre. Vous savez que rien au monde ne m’est aussi cher que vous : croissez, multipliez, remplissez la terre.
Je voudrais savoir si vous avez reçu mes deux lettres, mandez les mots à Put, qui disent que vous les avez reçus avec un oui ou non pour la dernière. Si je dois vous faire un plus grand détail, mandez que j’écrive plus amplement. Si ce que j’ai écrit suffit, usez-en auprès de Dieu comme il vous plaira pour lier ou délier. Si vous voulez que je fasse à l’abbé Colas 79 ce que je vous ai mandé, un oui me suffira. Ne lui nuirais-je point à lui-même par là ? Commandez : vous serez obéi.
[Q.] Je quitterais, même en pleine paix, mon revenu, qui est grand, pour me retirer dans une solitude où je n’aurais que le nécessaire avec du repos et de la liberté. Je ne serais en peine que pour mon neveu, qui a besoin de mon secours. Mais je crains les grosses dépenses que je fais par l’abord continuel que nous avons sur cette frontière, et par la facilité avec laquelle nous faisons les honneurs à tous, allant et venant. D’un côté, j’aime à faire honneur à l’Église par une dépense noble et bienfaisante. D’un autre côté je me reproche de n’être pas dans une certaine frugalité apostolique. Il y a en tout cela quelque chose de mélangé et de vertueux humainement. Cela n’est pas assez simple. Qu’en dites-vous ? D[ieu] seul sait ce qu’Il fait en moi pour m’unir à vous.
J’entre dans toutes vos raisons sur le mémoire qu’on ne m’a jamais exposé de la sorte, mais par le seul revers il n’y a pas à hésiter et le scrupule ne vaut rien en cette occasion. Mille fois à vous dans notre petit Maître 80.
§
Après cette longue lettre de questions et réponses en deux colonnes ne nous est parvenue qu’une seule autre brève missive81 :
… On [Fénelon] me charge de vous prier de croire qu’on veut être plus uni que jamais. On se trouve si dépourvu de tout fond au-dedans qu’on y aperçoit rien que la seule nature, sans aucun [don] de grâce. C’est un vide et un néant de tout ce qui est vertueux. On serait tenté de croire que l’on n’a plus aucun reste de foi, ni de trace de christianisme. Cependant on aimerait mieux mille morts que manquer à Dieu, mais tout cela est si obscurci et embrouillé, qu’on [n’]y trouve que de quoi se confondre et s’abandonner. On craint de ne pas avoir assez de foi pour transporter les montagnes, car il faudrait les transporter pour faire un si grand changement.
On fera aussi la neuvaine que vous avez demandée et on la commencera le 29 de ce mois82. On vous conjure de ménager votre santé et de ne mourir pas si tôt, car on a grand besoin de vous. On se trouve fort uni à P. P. [le duc de Bourgogne] et au petit abbé [de Langeron]. On aime de tout son cœur et on embrasse votre fils, M. F[orbes]83, avec une véritable tendresse. On est à vous sans mesure.
Sous le titre de cette seconde partie qui succède à « Une rencontre mystique » je publie la traduction de Fénelon de la Règle de Benoît de Canfield puis des passages relevés au fil de diverses lectures84, hors la plus récente qui porte sur la Correspondance.
Je suggère de se reporter pour compléments à la seconde moitié du volume [CP 1] : elle est aisément accessible dans la collection de la Pléïade et regroupe de nombreux textes spirituels.
Auparavant qu'elle vint à Coutances, elle ne savait point lire85, mais lorsqu'elle y fut, on lui apprit à lire. En ce temps-là, Notre Seigneur lui fit avoir un livre qui s'appelle : la Règle de la Perfection qui est divisé en trois parties. La troisième partie traite de la plus haute contemplation et les deux premiers renseignent des moyens dont on peut se servir pour y arriver. Lorsqu'elle lut ce livre, elle ne savait lire que bien imparfaitement, en épelant et en hésitant. Néanmoins lorsqu'elle vint à l'ouvrir, elle lisait tout courant et sans broncher dans la troisième partie…
Après le Concile de Trente (1545-1563), les catholiques vécurent un renouveau intense. Notre époque peine à imaginer ce monde où franciscains et jésuites prêchaient l’oraison à tous : ils en faisaient le pivot de la vie chrétienne et rédigeaient de très nombreux textes portant sur la vie intérieure. En 1574, les capucins86, appelés d’Italie en France par Catherine de Médicis, furent très bien accueillis : l’on se pressait en foule à leurs prédications qui chantaient la joie et l’abandon à la grâce divine.
L’Anglais Benoît de Canfield (1562-1610), converti après une jeunesse généreusement vécue, se réfugia en France pour échapper aux persécutions de la première Elisabeth. Sa vie intérieure était intense. Emerveillé par la beauté des églises et des cérémonies, il tombait en extase en écoutant de l’orgue : « A peine pouvais-je jamais entendre telle harmonie que les grosses larmes ne me ruisselassent des yeux ; étant tout hors de moi, transporté en Vous, je demeurai comme ayant perdu tout sentiment de moi et du monde [...] me trouvant tout enflammé du feu de Votre amour87. » Entré chez les capucins en 1587, il effrayait ses condisciples par des extases si profondes qu’on ne pouvait l’en sortir. Une fois, suivant la médecine du temps, on lui mit des pigeons fraîchement égorgés sur la tête, on le piqua avec de grosses épingles, sans parvenir à le sortir de son état88 ! Il dira : « Je le sentais bien, mais j’avais tellement l’esprit occupé ailleurs que je ne pouvais l’en divertir pour parler ni donner aucun signe de mon sentiment89. »
Il finit cependant par être reconnu et respecté. Sa renommée se répandit : trop oublié aujourd’hui, il devint la grande autorité mystique de son temps90. On lui demanda « d’expertiser » les extases de Mme Acarie91. Bérulle lui confia Melle Abra de Reconis qu’il avait ramenée du protestantisme. En 1598, il assura la direction de l’abbesse de Montmartre Marie de Beauvilliers92, et fut son solide appui pendant la difficile réforme de cette influente abbaye. A l’intérieur de l’ordre, il reçut la charge de former les novices : Martial d’Etampes (1575-1635) reçut l’habit des mains de Benoît au couvent des capucins d’Orléans ; il formera à son tour Jean-François de Reims (-1660). Aussi bien par ses écrits que par sa présence personnelle, l’influence de Canfield fut immense : en 1694, Mme Guyon achèvera sa grande anthologie des mystiques sur son nom93.
En 1599, il tenta de partir évangéliser l’Angleterre, mais fut immédiatement emprisonné pour trois ans. Délivré grâce à Henri IV, ilenHen revint en France où il reprit ses activités de prédication et de direction. Il mourut au couvent de St Honoré le 21 novembre 1610.
*
L’essentiel de son expérience mystique est rapporté dans la Reigle de perfection contenant un abrégé de toute la vie spirituelle réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu, dont l’essentiel fut rédigé avant 1593. Il refusa longtemps de la publier, tout en prêtant des cahiers pour aider ses dirigés. Des copies circulèrent en France et en Flandre. Sur ordre de ses supérieurs et afin d’éviter des altérations de sa pensée, il se décida en 1608, deux ans avant sa mort, à en publier les deux premières parties.
La troisième et dernière partie de la Reigle, qui concerne la vie mystique avancée, ne lui semblait « être ni propre ni convenable au commun » (Préface). Il avait souvent refusé de la communiquer, notamment à son confrère Jean-Baptiste de Blois : « Ne me demandez, je vous prie, cette troisième partie…94 ». Il fut toutefois rassuré par la traduction faite par les chartreux en 1606 de l’Ornement des Noces spirituelles de Ruusbroec : « Et encore que la hauteur de son sujet me l’avait fait excéder la capacité du commun, néanmoins la vérité est qu’il y a plusieurs livres de style et sujet autant relevé » (Epître au Lecteur, 1610). Il va donc, à l’exemple de Ruusbroec, oser publier la troisième partie sur la « vie suréminente », d’autant qu’il a scrupule à laisser sans conseil les âmes expérimentées : « Ce n’est pas chose équitable que les âmes bien avancées soient privées de viandes solides sous prétexte que les commençants ne peuvent manger que du lait ; ni qu’on ôte au philosophe ses livres de philosophie, sous ombre que le grammairien ne les entend pas. » (Epître, 1610).
Ses admirateurs étaient de cet avis puisqu’ils en avaient fait paraître en 1609 une édition « pirate » chez Jean Osmont, à Rouen. L’auteur protesta parce qu’il n’avait pas relu l’imprimé, probablement aussi par prudence, puisque cette édition fut aussitôt critiquée par les autorités religieuses : François de Sales s’inquiétait de l’absence en cette partie de l’humanité de Notre Seigneur ainsi que de la condamnation de l’entendement et de l’imaginaire dans l’expérience de Dieu95. Des docteurs vinrent chez les capucins demander des éclaircissements sur certains passages. Se tinrent alors des conférences comme cela se reproduira à la fin du siècle lors de la querelle quiétiste : « …un mystique y défendit sa pensée contre des docteurs soucieux avant tout d’orthodoxie96. »
Il en sortit l’édition de 1610 chez l’éditeur Chastellain : elle contenait des concessions prudentes aux autorités, et en particulier un « Traité de la Passion » en quatre chapitres ajoutés à la fin de la troisième partie. Jean Orcibal a montré combien les omissions et les additions de termes comme « plutôt, comme, quasi, presque, en quelque manière… » affaiblissent la hardiesse du texte initial en enlevant le caractère absolu du néant de la créature.
Voilà pourquoi, publiant ici la troisième partie de la Reigle, nous avons choisi de reprendre l’édition Osmont : elle traduit le jaillissement original de l’écriture de Benoît quand il parle d’expérience à d’autres mystiques sans le contrôle de sa hiérarchie. Nous avons écarté les quatre chapitres ajoutés, concession en contradiction avec une oraison où aucune image ne subsiste, car « l’image la plus déliée empêche le vol de l’esprit97. »
*
Les deux premières parties de l’œuvre traitent des abords de la vie intérieure : la vie active des commençants, puis la vie d’oraison. La troisième partie est de loin la plus fascinante puisqu’elle parle de la « vie superéminente », à savoir des « choses abstraites98 de la haute contemplation et de l’essence de Dieu » (Préface 1609), autrement dit des sommets de la vie mystique. Elle met en jeu « la pure et nue foi contraire aux sens, qui est la partie supérieure de l’âme », là où l’on « contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux » (Reigle, II, 12). Car cet amoureux de Dieu ne supporte aucun intermédiaire entre Dieu et lui, si ténu soit-il : Canfield consacre l’essentiel de l’œuvre à l’analyse subtile des nombreux obstacles qui subsistent chez celui qui a pourtant dépassé l’attachement au corps et aux passions.
La Reigle de perfection […] réduite à ce seul poinct de la Volonté de Dieu rassemble toute la vie intérieure en un abandon actif à la volonté de Dieu, démontrée dès le premier chapitre de la troisième partie comme identique à Dieu même. Cette volonté est connue à l’homme par les commandements de Dieu et l’Eglise, mais elle est ressentie intérieurement « par les inspirations, illuminations, élévations et attractions de Dieu » ; « elle est chose si délicieuse et plaisante à l’âme qu’elle l’attire, enivre, illumine, dilate, étend, élève et ravit en telle sorte qu’elle ne sent plus aucun vouloir, affection ou inclination propre, mais, totalement dépouillée d’elle-même et de toute volonté propre, intérêt et commodité, est plongée en l’abîme de cette volonté et absorbée en l’abyssale volupté d’icelle, et ainsi est fait[e] un même esprit avec Dieu. » 99
L’homme renonce par amour à sa volonté propre, Dieu purifie l’âme de tout ce qui n’est pas Lui et devient le principe de tous les actes humains. Canfield suit ici la grande tradition de la mystique rhénane que l’on voit développée dans la Perle évangélique, qu’il avait probablement lue puisqu’elle avait été traduite en 1602.
La vie mystique cherche son achèvement dans l’identification avec Dieu par l’anéantissement amoureux de la créature. D’où cette dialectique : à chaque instant, le mystique choisit entre le Tout de Dieu et le rien de la créature devant Dieu.
Deux possibilités s’offrent d’annihilation de soi-même : la première est passive, si l’amant de Dieu « toujours attend l’actuel trait de Dieu » (Reigle, III, 11), l’initiative divine à laquelle il essaie d’être toujours ouvert. Mais, à cette attente amoureuse, Canfield préfère la seconde possibilité, l’annihilation active : à ce stade, seule la volonté divine peut agir, mais l’homme peut aider la grâce par « quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue » (III, 3). A tout instant donc, il essaie de marcher selon la « nue foi », c’est-à-dire de « voir ce tout au Créateur » et « ce rien à la créature », de vivre « continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Etre de Dieu, et en la nihilaité [néant] de toutes choses » (III, 13).
Tentant de décrire ces extases dans un commentaire au Cantique mêlé de comparaisons charnelles hardies, Canfield s’abandonne à de beaux épanchements lyriques : « Ô quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme !100 » (III, 5). Mais l’exigence de cette expérience se traduit aussi en termes sobres et absolus : « …si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature […] Donc, d'autant qu'ici est question de trouver Dieu, et cette infinie essence, il ne faut [pas] considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme » (III, 8).
Ce qui ne signifie pas mépriser la vie ordinaire, mais, comme dans la « vie commune » vécue par Ruusbroec, la laisser pénétrer par le divin : « Nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure, qu'il faille mépriser les œuvres extérieures […], mais entendons qu'on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait » (III, 13).
Le mystique aspire à dépasser l’opposition entre extases et vie ordinaire pour que sa vie tout entière soit remplie de Dieu : cet état final « n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l’un dans l’autre… » (III, 7). La langue de Canfield devient incandescente quand il décrit l’aspiration de l’âme à cet état où Dieu seul subsistera : elle « hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Epoux un autre, auquel plus que sa vie elle désire avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie » (III, 7).
Ce qui a le plus choqué les censeurs romains, ne fut pas de dire la possibilité d’extases exceptionnelles, depuis longtemps reconnue, mais la hardiesse d’affirmer que l’expérience finale, qui allie vacuité et amour, peut être « habituelle » : « … cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun nuage, et est une déiforme lumière. Or en cette lumière est aussi l'amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme… » (III, 7).
*
Le lecteur va avoir devant les yeux une oeuvre écrite par un Anglais immigré dans une langue archaïque : elle nécessite donc une lecture lente. Par ailleurs, Canfield aimait à l’excès les balancements et les parallèles logiques dans lesquels on se perd et qui lui ont donné une réputation d’obscurité : c’est paradoxalement quand il veut être très rigoureux qu’il devient difficile à suivre ! Il faut donc passer outre les excès de logique, accepter de ne pas tout comprendre, pour aller vers les passages denses, abrupts, tout droit sortis du feu de l’expérience mystique. Un peu de patience permettra de s’attacher à ce mystique ardent, tout frémissant d’amour divin et qui brûlait d’y amener ses lecteurs.
Ayant achevé les deux premières parties, à savoir de la volonté extérieure et intérieure contenant la vie active et contemplative, reste maintenant que nous venions à la troisième102, traitant de la volonté de Dieu essentielle et contenant la vie superéminente103.
Donc cette volonté essentielle est purement esprit et vie, totalement abstraite, épurée et dénuée de toutes formes et images des choses créées, corporelles ou spirituelles, temporelles ou éternelles, et n'est appréhendée [ni] par le sens, ni par le jugement de l'homme, ni par la raison humaine ; mais est hors de toute capacité et par-dessus tout entendement des hommes, pour ce qu'elle104 n'est autre chose que Dieu même : elle n'est chose ni séparée, ni encore jointe, ni unie avec Dieu, mais Dieu même et son essence. Car cette volonté étant en Dieu, s'ensuit qu'elle soit Dieu, puisqu'en Dieu n'y a que Dieu105.
Car s'il y avait autre chose que lui, il y aurait quelque imperfection en lui, toutes choses étant imparfaites qui ne sont lui, voire même il y aurait beaucoup d'imperfections, si sa volonté était avec son essence : car il ne serait une simple essence et purus actus, comme tiennent tous les Docteurs, mais aurait composition, qui apporte beaucoup d'imperfection. Car ainsi il aurait quelque chose en quelque partie de soi, qu'il n'aurait en une autre, et n'aurait tout en toute partie. Il aurait quelque perfection en une partie, qu'il n'aurait en une autre, et ainsi ne serait infiniment parfait en toute perfection : voire même il ne serait Dieu, si sa volonté avait être à part et ne fût son essence, pour ce qu'il ne serait infini ni en volonté ni en essence : car là aurait fin son essence, où sa volonté commencerait ; et là finirait l'être de sa volonté où son essence commencerait.
Pour ce qu'aussi il serait fini ; si fini, alors limité ; si limité, créé ; si créé, et par conséquent créature, et non créateur et Dieu. Et pour ce que aussi, s'il est limité, quelqu'un l'a limité ; si quelqu'un l'a limité, quelqu'un est plus grand que lui, et par conséquent n'est Dieu, qui n'a personne plus grande que lui.
En outre, si sa volonté est séparée d'avec son essence, qui est ce qui l'aurait séparée ? Non la créature, pour ce qu'elle ne pouvait, ni le Créateur, pour ce qu'il ne le voudrait : elle ne pouvait, pour ce qu'elle n'était ; lui ne le voulait, pour ce que par tout soi également il s'aimait. De106 dire qu'au commencement elles ont commencé séparément, serait dire qu'il y avait deux Dieux ; de dire qu'après Dieu se serait séparé, est directement contre la raison et est chose impossible, puisqu'un seul Dieu comme un seul Dieu ne se peut séparer, non plus qu'un comme un se peut diviser. Et si nous voyons que les créatures, comme le feu et l'eau, la nature desquelles107 est un rayon ou étincelle de la perfection de cette nature divine, se conservent en unité et en leur entier, que non seulement elles ne se séparent d’elles-mêmes, mais qu’aussi étant séparées elles se réunissent, à plus forte raison se voit cette perfection d'unité en cette nature, qui est créatrice de celles ci. Et posé le cas que cette nature se puisse séparer, et qu'elle le fît, nulle des deux serait Dieu, vu que nulle des deux serait infinie, attendu qu'il n'y peut avoir qu'un infini.
Mais j'estime chose superflue d'amener tant de raisons pour une chose si claire, savoir est que la volonté de Dieu est Dieu même, et qu'il n'y a de composition en lui, puisque tous les docteurs unanimement l'affirment108. Saint Hilaire parlant ainsi : Dieu qui est vie n'a pas de composition, ni lui qui est force n'a en soi aucune infirmité, ni qui est lumière n'est entouré d'obscurité, ni qui est esprit est formé de choses dissemblables ; mais tout ce qui est en lui est un109, tellement que sa volonté, étant en lui, est lui même et son être et son essence, car tout ce qu'il a est lui même. Et pour ce le Maître des Sentences dit : La pureté et simplicité de cette essence est si grande qu'il n'y a rien en icelle qui ne soit elle même, le même est celui qui a ce qu'il a.
Et saint Hilaire110 : Dieu ne subsiste point humainement en telle façon que ce soit, autre chose ce qu'il a et autre celui qui l'a, mais tout ce qui est en lui est vie et nature, et parfaite et infinie, n'ayant en elle choses dissemblables, ains [mais] est vivante elle même en tout et partout. Et Boèce111 parlant du même point : Cela est vraiment un qui n'a nul nombre, qui n'a nulle autre chose que ce qui y est, et à qui on ne peut attribuer aucun sujet.
Saint Augustin aussi dit : En la substance de Dieu il n'y a rien qui ne soit substance, comme si là autre chose était la substance et autre ce qui arrive à la substance ; mais tout ce qu'on y peut entendre est substance. Et ces choses peuvent être facilement dites et crues, non toutefois vues sinon par le cœur pur. Et en un autre endroit : En la nature d'un chacun des trois, cela est ainsi que celui qui possède, soit ce qui est possédé, comme étant une substance simple et immuable. D'où aussi Isidore112 dit : Dieu est simple, soit en ne perdant pas ce qu'il a, soit pour ce qu'il n'a autre chose qui ne soit lui-même, et autre chose qui soit en lui. Par toutes lesquelles autorités [est] abondamment prouvé que la volonté de Dieu est Dieu même, à savoir une même simplicité, une et unique essence.
Donc tout en premier lieu, j'admoneste le lecteur qu'il n'ait à chercher ni contempler cette volonté essentielle sous quelques images, formes ou similitudes113, tant spirituelles ou subtiles puissent elles être, mais au contraire s'éloigne de toutes telles images comme indignes d'icelle, voire à elle contraires ; et montant par-dessus soi même et tout ce qui est créé, qu'il la contemple telle qu'elle est en vérité, à savoir (comme il est dit) l'essence de Dieu. Je réplique derechef qu'on y prenne garde, pour ce que cet erreur114 est commun pour la mauvaise habitude qu'a notre esprit de la contempler ainsi sous quelque forme.
Et notez qu'à cette volonté ici se doivent référer, réduire et rapporter les deux autres précédentes115, faisant toutes les œuvres tant extérieures [qu’]intérieures, corporelles que spirituelles, en cette volonté, c'est à dire en l'unité de l'essence de Dieu, sans en jamais sortir. Et si ce mot « volonté » semble à quelques uns empêcher, en faisant venir quelques images, ou présentant à l'âme quelque autre objet que cette même essence, qu'elle rejette et prenne d'ores en avant ce mot essence, ou Dieu, bien qu'à la vérité il n'est ici question du mot, mais de la simplification d'esprit, laquelle découvre une même chose sous les trois mots, à savoir volonté, essence et Dieu.
La différence de la volonté intérieure et essentielle est que l'une précède et l'autre suit ; l'une est le moyen, l'autre la fin ; l'une intérieure, l'autre intime; l'une unitive, l'autre transformative ; l'une est presque toute essentielle, l'autre totalement essentielle ; l'une a quelques images, bien que fort subtiles, l'autre est toute nue sans aucune forme. En l'une, l'âme fait encore quelque chose, bien que fort secrètement ; en l'autre, elle est toute oiseuse116 ; en l'une, elle est aucunement117 active, ou l'agente, en l'autre passive ou la patiente, pâtissant l'inaction118, ou intime opération de l'Epoux. Et finalement comme la volonté intérieure naît de la première, qui est extérieure, ainsi la volonté essentielle naît de la seconde, qui est intérieure.
Maintenant donc ayant vu quelle est cette volonté, et la perfection et sublimité d'icelle, il semble nécessaire que montrions le moyen d'y parvenir, moyen dis je, sans moyen. Car tenez pour tout assuré que nul acte, méditation, pensée, aspiration ou opération profitent ici, avec [nul] discours, exercice ou enseignement, ni nul moyen doit ici moyenner entre l'âme et cette volonté essentielle ou essence de Dieu, mais cette seule fin sans aucun moyen nous doit attirer à elle et nous élever à l'heureuse vision et contemplation d'icelle. Car cette essence, étant toute supernaturelle, ne peut être comprise119 de notre sens et jugement ; étant incompréhensible, n'est comprise par la raison. Cette essence n'est comprise que hors de nous, mais tandis que nous faisons quelque aspiration, ou opération, nous sommes dedans nous.
Elle n'est comprise sinon quand on est le patient, mais quand l'âme produit quelque acte, elle est l'agente. Elle est dessus nous, mais tous nos actes sont dessous nous. Toute pensée ou opération, quelle qu'elle soit, est moindre que nous, mais cette essence est plus grande que nous. Deux contraires ne peuvent être en un sujet ; mais tout exercice et opération apportent quelque image, qui est contraire à la pure essence divine, ergo [donc] ne peuvent être ensemble dans l'âme. Qui est attentif à plusieurs choses a moins d'attention à chacune120.
Ergo, qui entend à121 la créature comme à quelque moyen, acte ou opération, comprend moins du Créateur. Pour comprendre cette essence, il faut y entendre uniquement, mais si nous faisons quelque discours, nous ne faisons pas ainsi. Elle n'est comprise sinon quand elle nous comprend et possède ; mais elle ne peut ainsi nous posséder quand nous sommes remplis de pensées, ou embesognés d'actes et opérations. Elle est parfaitement simple et ne peut être comprise, sinon d'un esprit parfaitement simplifié. Nulle contemplation spéculative peut transformer, mais l'amour seul. Quand le sens ou intellect sort pour faire quelque opération, l'âme sort quand et quand vers le même objet, et ainsi est comme courbée et fléchie sous elle, et par conséquent ne peut monter par-dessus soi. Par toutes ces raisons donc ici est manifesté qu'en cette affaire, il ne faut user de moyen humain ni penser qu'on puisse parvenir à cette essence par la raison ou discours de l'intellect, mais au contraire, qu'il faut retrancher comme grandement nuisible tous tels discours et opérations, et totalement arrêter l'opération de l'intellect, selon qu'en a divinement parlé saint Denis écrivant à Timothée, disant : Quant à toi, Timothée, touchant les visions mystiques, (à savoir l'essence divine, comme est clair et comme l’interprète quelque Docteur) par une forte récollection laisse les sentiments et opérations intellectuelles, et toutes choses sensibles et invisibles, et autant qu'il te sera possible, élève toi par ignorance à la vision de celui qui est au-dessus de toute substance et connaissance.
Donc par tout ce qui est dit ci dessus, je conclus que, puisque ni les aspirations, méditations et discours de l'entendement ne profitent pas, et puisque tout sens, jugement et raison humaine doit succomber à la gloire de Dieu, puisque finalement tout acte et opération intellectuelle doit ici être retranchée, je conclus, dis je, qu'il n'y a nul moyen humain ou actif d'y aborder.
Cette essence ne peut être comprise, sinon comme elle même se donne à comprendre, ni [ne se peut] entendre, sinon comme elle même se donne à entendre ; ni [ne peut être] vue, sinon comme elle même se donne à contempler, ni goûtée, ni connue, ni possédée, sinon comme elle veut être goûtée, connue et possédée. Elle se laisse comprendre quand, comment et à qui il lui plaît ; elle se donne à entendre, goûter et être possédée quand, comment et à qui il lui semble bon, et de nous, nous n'y pouvons rien.
Mais bien que (comme est prouvé) il n'y a moyen humain de voir cette essence, il y en a toutefois un divin. Bien qu'il n'y ait moyen actif ou actuel122, c'est-à-dire où l'homme puisse opérer ou être l'agent, il y en a toutefois un passif ou essentiel, où l'homme ne fait rien mais est le patient ; et pour ce qu'on n'y fait rien, je l'appelle moyen sans moyen. Car eu égard à ce qu'ainsi nous parvenons à notre dernière fin, il est vraiment moyen ; ainsi eu égard à ce que l'âme y désiste d'opérer, il est sans moyen, vu que tout moyen importe opération. Ou bien il se peut dire un moyen tout divin, non humain pour ce que l'Esprit divin y fait tout, et rien l'humain : Dieu seulement y opère, et l'âme ne fait que souffrir.
Donc ce moyen, pour dire en bref et en un mot, ne sera autre que la continuation de cette volonté, en la poursuivant toujours sans interrompre, et suivant toujours son trait123 déjà goûté et expérimenté en la volonté intérieure, jusques à tant qu'elle nous ait mené à l'essentielle. Et ainsi selon notre promesse, se verra clairement comme toute la vie spirituelle, depuis le commencement de la vie active jusques à la sublimité de la vie superéminente, est contenue en ce seul point de la volonté de Dieu, sans en jamais sortir, ni la laisser, ni changer, comme étant toute entièrement en elle même le vrai commencement, parfait moyen et fin très heureuse.
Mais cette continuation se fait en deux façons, l'une par la seule influence, soüefve124 opération et très intime inaction de cette seule volonté, par lesquelles elle anéantit toutes les actions de l'âme, et la simplifie, et consomme125 en elle ; l'autre se fait non par cette seule opération, mais aussi par quelques très subtiles industries de notre côté, non que telles industries soient des actes de l'âme, mais tant s'en faut qu'au contraire elles servent pour assoupir toutes actuelles opérations d'icelle et pour la rendre nue.
L'un desquels moyens est plus particulier et servira pour ceux seulement, ou au moins principalement126, qui ont pratiqué cet exercice. L'autre est plus général, et servira tant pour ceux ci que pour les autres, qui ne l'ont pas suivi, mais quelque autre chemin, et ne sont pas toutefois arrivés à ce haut degré et fin heureuse. L'un est pour ceux qui ont goûté cette intérieure volonté et son trait susdit, l’autre pour ceux qui ne l'ont pas expérimenté. L'un est pour ceux qui ont la ferveur et dévotion, l'autre tant pour ceux ci que pour les autres, qui n'ont que la nue dévotion intellectuelle.
L'un n'est pas toujours si totalement assuré, comme est l'autre. En l'un, cette volonté dispose l'âme par ses douces influences et familières caresses ; en l'autre, il semble au commencement que l'Epoux se tient plus éloigné et laisse à l'âme se disposer elle même. En l'un, se trouve quelque dévotion sensible redondante des puissances intellectuelles ; mais en l'autre, particulièrement au commencement, l'on monte par-dessus tout sens, voir et entendement, et là, par la nue foi on voit Dieu, et par nu amour on l'embrasse et possède. Bien qu'en la fin, nonobstant tout cela, ces deux moyens se rapportent et mènent à un même but, et se goûtent d'une même façon.
Dont [sic] touchant le premier moyen : il contient quatre points par lesquels le trait de cette volonté est suivi, et icelui continué, et heureusement accompli, et consommé en la volonté essentielle. Dont le premier est une très subtile connaissance de l'imperfection de sa contemplation. Le second un écoulement de ses fervents désirs en Dieu. Le troisième une parfaite dénudation d'esprit. Le quatrième une continuelle proximité et proche vision de cet objet, et heureuse fin finale.
Nota127. Touchant le premier, est à savoir qu'il n'y a si haute contemplation qui ne puisse être plus haute, ni pensée si abstraite qui ne puisse être plus abstraite, ni lumière si grande qui ne puisse être plus grande, ni trait si fort qui ne puisse être plus fort, ni finalement conversion quelconque si simple qui ne puisse être plus simple, ni union si étroite qui ne puisse être plus étroite. Et [le fait] que ce[la] peut être, et ne l'est pas, vient de nous et de notre faute, et non de Dieu, qui ne désire et ne peut qu'infiniment désirer de se communiquer. Donc, en toutes nos contemplations, il y a quelque obscurité, en toutes nos abstractions quelque image concrète, en toutes nos lumières quelques ténèbres, en toutes nos attractions quelque retardement, en toutes conversions quelque aversion ou rétraction128, et en toutes nos unions quelque désunion ou entre deux, quelque parfaites qu'elles soient, et ce par notre faute propre.
Et pour autant que les fautes, d’autant plus qu'elles sont intrinsèques129 et subtiles, d'autant moins sont elles connues et remédiées ; de là advient que ces fautes ici sont fort rarement ou jamais remédiées ni connues, pour être très subtiles et secrètes.
Sur quoi il faut noter que d'autant plus subtil et illuminé est l'esprit, d'autant plus subtiles et secrètes aussi faut il que soient les tromperies et fautes ; car autrement il les connaîtrait et découvrirait. Mais en cette vie superéminente, l'esprit est grandement illuminé et subtil, et par conséquent ses fautes et tromperies très cachées et subtiles. D'où il s'ensuit que ceux là se trompent beaucoup, qui observent en cette vie leurs imperfections et fautes en même façon et non plus subtilement qu'en l'autre, ne se souvenant qu'à la mesure que l'esprit est plus subtil, la nature se cherche plus finement, et secrètement.
Et ces fautes, pour sembler petites, ne sont pas pourtant un petit dommage, vu qu'ici, la moindre impression du sentiment, la plus petite opération du sens, l'image la plus déliée et la plus courte distraction, empêche une grande élévation et extension ou étendement d'esprit ; et la moindre immortification, affection ou recherche de nature, empêche un grand avancement spirituel.
Ceux donc s'abusent bien, qui en cette vie avalent toutes ces choses ou passent légèrement dessus, comme s'ils étaient encore en la vie active, n'employant pas fidèlement le talent, lumière et subtilité d'esprit à l'arrachement de leurs totales imperfections, mais y faisant comme les borgnes et se flattant tacitement, disent que telles ne sont pas imperfections, et ainsi se donnent trop de liberté et secrètement dorlotent et accoquinent leur sensuelle nature, usant de telle grâce et subtilité d'esprit pour s'introvertir pour leurs consolations, et non à la parfaite abnégation, connivant toujours avec leurs imperfections, et faisant ainsi les ambidextres et jouant des deux mains : tantôt se mettant du côté de l'esprit, tantôt du côté de la chair, voulant jouir des délices spirituelles ensemble et des sensuelles, voulant être tout esprit sans contrister la chair.
Quelquefois encore touchant le fait d'oraison, ils se contentent de se laisser tromper du prétexte du bien, comme de penser et reconnaître que telle façon de faire ou procédure est sainte et est louée en la vie spirituelle, comme des aspirations, images et autres choses semblables apportant sensible consolation ; et pourtant quand cela semble bon à la sensualité, [ils] se contentent d'en user, bien que secrètement ils n'ignorent qu'en cette vie elles empêchent grandement, comme aussi toutes les autres sortes de fautes et tromperies qui adviennent en notre contemplation et union, qui n'en sont jamais totalement exemptes, pour finement qu'elles s'y soient ingérées et secrètement cachées.
Donc pour retourner à notre propos, l'âme, bien qu'elle soit en grande lumière et haute contemplation, si est ce que maintenant130 elle y découvre quelques fautes et imperfections, lesquelles ôtées, elle suit d'une plus haute volée et d'une plus grande vitesse et légèreté, le susdit trait de son Époux.
Cette connaissance d'imperfections ni l'amendement d'icelles ne vient pas d'elle, car tant elles étaient subtiles et intrinsèques qu'elle ne les pouvait voir, tant déliées et spirituelles qu'elle ne les pouvait d'elle même ni connaître ni corriger. Car tout ainsi comme l'Ange ne peut actuellement agir outre la sphère de son activité, ainsi aucunement131 puis je dire de l'âme qu'elle ne peut ni savoir ni opérer outre l'étendue ou circonférence ou dernier cercle ou capacité de son esprit. Or est il que cette connaissance d'imperfections est hors de sa capacité, et le parfait amendement hors et par-dessus son opération, et pour ce n'y peut rien. Non pas toutefois qu'elle ne soit idoine et suffisante par la grâce de Dieu de ce faire, mais pour ce qu'elle est si aveuglée et ces choses si subtiles à discerner, elle si faible à opérer et cette œuvre si difficile à faire que, sans quelque lumière et force, c'est une besogne hors de son étendue et capacité. Cette connaissance donc vient d'en haut : ces subtiles ténèbres sont découvertes par la vraie lumière, ces imperfections se découvrent par la même perfection, par son approchement et plus domestique et familière demeure dans l'âme, là où il découvre et fait voir à l'âme trois fautes ou imperfections en sa contemplation, et les amende et répare.
La première desquelles est un trop grand bouillonnement de désirs et ferveurs de l'âme, sentant trop l'actif, empêchant la douce paix et souef repos de l'Epoux dans l'âme, et son unique, entière et parfaite opération, absolu et entier domaine et seigneurie en icelle. Et par ce moyen, elle ne se laissait pas être parfaitement illuminée, et ne se tenait pas aux doux baisers, ardents et flamboyants et chastes embrassements, mais demeurait aucunement courbée en elle même.
La seconde est en une secrète, subtile et inconnue image, que l'âme retient de la volonté de Dieu, qui empêche de la voir essentiellement.
La troisième est que quelquefois elle ne regardait son Epoux sans hésitation comme vraiment présent, et comme plus présent qu'elle-même, plus dedans elle qu'elle même, plus elle qu'elle même, mais comme en Paradis, ou quelque part plus éloigné d'elle qu'elle : d'où advenait que ni la foi n'était si vive, ni l'espérance si grande, ni l'amour si brûlant, ni les familiarités si très admirables, comme autrement elles eussent été.
Je n'entends pas qu'elle découvre toutes ses fautes parfaitement devant que de venir au degré suivant, pour ce qu'à grand peine peuvent elles être connues devant que par l'Esprit de Dieu elles soient amendées. Toutes les trois imperfections sont directement contraires à ces trois points et perfections suivantes, pour ce [nous] en parlerons ensemblement.
Nous n'entendons pas132, par ce trop grand bouillonnement de désirs, blâmer ici les saints désirs qui sont en Dieu en leur essence, ou en tant qu'ils sont bien réglés, mais en tant que mal réglés, ou accompagnés de quelque circonstance empêchant leur plénitude ou plein accomplissement et déification par une totale entrée, absorbissement133 et mort en Dieu. Cet empêchement est le trop grand bouillonnement à savoir actif : je dis « actif », pour exclure le passif, qui est doux, sans bruit, sans actes, profond et déiforme, mais au contraire c’est134 actif, impétueux, remuant, superficiel et sentant trop l'homme, la nature et l'opération naturelle et humaine.
Et ces deux désirs sont semblables à deux eaux, dont l'une est bouillante, impétueuse, faisant grand bruit, et toutefois n'est pas creuse135 ; l'autre [est] douce, sans bruit et rassise, et toutefois bien creuse.
Donc ce bouillonnement des désirs, bien qu'au commencement il était bon, est ici néanmoins vicieux et doit être retranché. Non qu'il faille laisser les bons désirs, mais l'imperfection d'iceux ; non qu'il les faille quitter, mais accomplir ; ni les perdre, mais purifier et parfaire en Dieu, comme in causis seminalibus : la semence n'est pas perdue pour être jetée en son lieu, mais se purifie et multiplie. Car tout ainsi que le grain n'est [pas] perdu pour être jeté en terre, mais se purifie et multiplie, ainsi les désirs ne sont [pas] perdus pour être jetés en Dieu, mais se purifient, se multiplient et accomplissent.
Et comme la cause ne produit pas son effet, comme le grain le blé, qu'il ne soit consommé et amorti, ainsi les bons désirs ne produisent jamais leurs effets, à savoir l'union et la transformation, qu'ils ne soient consommés et assoupis en Dieu. Sur quoi notre Seigneur dit : Si le grain de froment tombant en terre n'est mort, il demeure seul ; mais s'il est mort, il fructifie abondamment136. Et tout ainsi qu'au commencement le grain est nécessaire, ainsi à la fin l'est sa corruption comme l'un est nécessaire au commencement, aussi l'autre l'est à la fin pour avoir du blé. De même est il des bons désirs et de leur anéantissement pour avoir l'union de Dieu. Mais comme en telle corruption le grain n'est proprement dit être corrompu, mais plutôt transmué ou changé en blé, ainsi ses désirs ne sont pas proprement dits être anéantis, mais plutôt changés et transformés en union. Et toutefois comme ce grain ne revient jamais à soi, mais demeure toujours transformé ou transmué en blé comme en son effet, dernière fin et perfection, ainsi les désirs ne doivent jamais revenir, mais demeurer transformés en union, comme en leur effet et comble de leur perfection.
Mais comme il ne faut jeter le grain en tout lieu ni en tout temps, mais en son lieu et en son temps, aussi ne faut il pas laisser ou anéantir ces désirs en tout lieu, mais seulement en Dieu ; ni en tout exercice, mais en l'exercice de l'union ; ni au commencement, mais en son temps, qui est après la vie active. Là où se voit comme ceux qui se trompent, qui pensent qu'il faille toujours opérer et produire des fervents actes ou aspirations137 ; et encore davantage ceux qui estiment telle façon de faire la vraie union, et condamnent le contraire comme chose quasi injuste et oisiveté vicieuse. Mais de ceci se dira en son lieu.
Or l'âme ayant trouvé cette faute et empêchement en son chemin et union, y remédie par un écoulement de ses ferveurs en Dieu138, non qu'elle y fasse quelque chose, mais qu'elle souffre en elle telle opération.
Cet écoulement d'ardents désirs en Dieu est un changement de l'amour pratique pour le fruitif, ou bien est le final repos et parfait accomplissement des désirs en Dieu, où le désir est absorbé et changé en possession.
Ce mot « écoulement »139 contient deux choses, à savoir la mort et la vie, ou bien la perte et le gain, pour ce qu'en tant que la ferveur coule hors de l'âme, elle s'assoupit et meurt, s'évanouit et se perd ; mais en tant que cela se fait en Dieu, elle s'augmente davantage et vit plus que jamais. Et pour ce[la] je ne dis pas « anéantissement » comme s'ils étaient anéantis en Dieu, mais un « écoulement » en Dieu, comme étant en lui préservés. Aussi je ne dis pas une préservation des pensées et désirs, mais « écoulement », pour montrer qu'ils changent de lieu ou sujet.
Sur quoi140 il y a encore en ce mot « écoulement » trois points à considérer, à savoir : 1. le changement de lieu ou sujet des désirs, 2. Le deuxième, le changement des mêmes désirs, 3. Le troisième, les moyens de tels changements.
Touchant le premier, les désirs changent leur suppôt ou sujet où ils demeuraient, car au lieu qu'ils étaient subjectivement en l'âme, ils sont en Dieu, pour être dans l'âme subjectivement : s'entend que l'âme les possède, connaît, sent et entend en ses puissances supérieures, et inférieures, en l'intellect, mémoire, volonté et raison, ou en la partie concupiscible ou irascible, etc.
Et quand, en nulle de ces puissances, elle ne sent, comprend ni appréhende tels désirs, ils sont hors de l'âme. Or, après cet écoulement l'âme ne les sent ni comprend en nulle desdites puissances. Et par ainsi sont hors d'icelle : elle ne les peut sentir ni comprendre pour trois causes.
Premièrement pour ce qu'ils sont changés et rendus purement spirituels (comme sera dit au point suivant), tout voile, image, forme et tout ce qui est compréhensible des sens leur étant ôté. Et pour autant que l'âme n'a pas de coutume et ne peut encore opérer et voir purement spirituellement, mais avec quelque mélange de sentiment ou aide de quelque image ou forme, de là advient qu'elle ne peut voir ni comprendre ses désirs ainsi spiritualisés, épurés et déiformes.
La deuxième raison est pour ce que la douce opération et vive inaction de Dieu est si efficace et souëfve en elle qu'elle est toute fondue et liquéfiée en son Bien-aimé : elle perd toutes ses forces et opérations propres, etc., laisse aller à sa douce impulsion et plaisir, y entendant uniquement.
Une autre troisième raison est que par cet écoulement, elle est merveilleusement purifiée, étendue et totalement abstraite141, et ainsi incapable des choses concrètes.
Car, comme les choses concrètes, à savoir qui ont des formes, empêchent l'abstraction en telle sorte que, tandis que l'âme a en elle chose aucune concrète, elle ne peut jamais être parfaitement abstraite, ainsi au contraire l'abstraction empêche de voir les choses concrètes, en telle sorte qu'il est impossible que l'esprit parfaitement abstrait puisse comprendre les choses concrètes. D'ici advient que les personnes spirituelles ne s'aperçoivent souvent de ce qu'on leur dit ou fait, ni de ce qui est à l'entour d'eux, comme il se lit de saint Bernard et de saint François, qui passant par une ville et multitude de peuple, ne s'en aperçut nullement, mais après demanda à son compagnon combien il y avait encore jusques à la ville déjà passée. Sainte Catherine de Sienne aussi en ces abstractions ne sentit quand on la piqua à la plante du pied. Beaucoup d'autres raisons je pourrais amener pour montrer qu'en cet écoulement les désirs ne se comprennent ni se sentent plus en l'âme, et n'y sont plus, mais s'en vont en Dieu.
Où aussi les désirs se changent (qui est le second point) à savoir : la cause se change en l'effet ; le moyen, en sa fin ; le souhait en la chose souhaitée ; le désir d'union en union; le désir de la vision, possession et fruition de Dieu en la même vision, possession et fruition de Dieu ; l'intime et profond soupir après les caresses de l'Epoux, en familières caresses ; les ardentes attentes après ces baisers, aux mêmes baisers ; les intolérables désirs de ces souëfs embrassements, aux mêmes chaleureux et chastes embrassements.
Là l'âme dit avec intime jubilation de cœur : Laeva ejus sub capite meo142, etc. Maintenant elle a trouvé ubi cubet in meridiae143. Là elle se vante disant : Dilectus meus mihi, et ego illi144; ego dilecto meo et ad me conversio illius145 ; inter ubera mea commorabitur146 ; de ore ejus accepi lac et mel147 ; meliores sunt ubera tua vino fragrantia unguentis optimis148. Là sont les doux colloques : ecce tu pulchra es amica mea, ecce tu pulchra es149 ; et elle : ecce tu pulcher es dilecte mi et decorus. Là il la caresse et lui montre toute sa beauté en tous ses linéaments depuis les pieds jusques à la tête, etc., et enfin vient à conclure en disant : Haec requies mea, in saeculum saeculi hic habitabo150. O heureuse l'âme qui a ainsi changé les actes en la chose en laquelle ils agissaient, ses désirs en la chose désirée !
Mais pour voir plus essentiellement et plus intrinsèquement comme ce changement se fait, il faut venir au troisième point, qui le découvrira. Il faut donc savoir que ce changement contient trois choses, à savoir une claire manifestation de la chose désirée ou en laquelle on agit, un remplissement des désirs, ou effectuation et consommation d'actes, et un évanouissement d'iceux désirs et actes.
Touchant donc la première, cette manifestation de la chose désirée, qui est Dieu, ne vient pas toute à la fois, mais petit à petit, et comme par degrés selon l'accroissement de notre amour.
Car au commencement Dieu est dans l'âme, mais elle ne le sait point ; après il s'y montre, mais obscurément ; en après plus clairement, mais sous quelque ombre ; mais enfin très clairement, sans ombre, comme en plein midi. Tous lesquels degrés nous sont montrés aux Cantiques par l'Epouse. Car le premier nous est montré quand elle dit : Je l'ai cherché, et ne l'ai pas trouvé151. Là où on voit deux choses, à savoir que Dieu était en elle, et qu'elle ne le savait point : l'une desquelles est prouvée par ce mot quaesivi152 puisque, comme est clair et selon le dire de saint Augustin, qu'elle ne le chercherait et même ne le pourrait pas chercher sans lui ; l'autre, à savoir qu'elle ne savait pas qu'il fût en elle, est clair par ce mot : non inveni.
Le second degré de cette manifestation nous est montré quand Dieu se montre être dans l'âme, mais obscurément, et plutôt par quelques effets, comme fervents désirs et bonnes inspirations, que non par quelque connaissance essentielle, ce qui est montré par la parole de l'Epouse disant : Je l'ai tenu et ne le lairrai153, tant que je l'aie introduit. Car parce qu'elle dit tenui154, elle montre qu'elle savait qu'elle l'avait en elle ; mais en ce qu'elle dit donec introducam, etc., elle montre de ne le posséder ni de le voir et jouir de lui encore si à plein comme elle désirerait, mais que ce serait pour quand elle l'aurait introduit en la maison de sa mère. Et cette façon est quand l'époux commence à se montrer non seulement comme Seigneur, mais comme Epoux, non seulement par secrètes inspirations, mais par intimes attouchements ; et enseigne l'âme non comme maître par préceptes, mais comme ami et époux par douces attractions. Mais d'autant qu’encore cette jouissance et vision de son Epoux n'est en la perfection, elle ne cesse de crier à lui avec toute sa force et fond de son cœur : Qui est ce qui te donnera à moi pour être mon frère suçant les mamelles de ma mère, à ce que je te puisse trouver seul dehors et te baiser ?
Ce qu'elle obtient au troisième degré de cette manifestation, qui est plus clair et excellent que celui ci, et est quand l'époux s'approche si près de l'épouse qu'elle voit sa vraie ombre, à savoir une déiforme ou image, en et sous laquelle elle le voit, connaît et contemple y faisant sa demeure et disant : Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré155. Là, elle l'écoute, là elle l'adore, là elle ouït ses familiers colloques, doux propos et paroles melliflues156 ; là, elle reçoit les promesses de vie, les arrhes de mariage et l'assurance des épousailles ; là, elle est caressée et baisée ; là, elle reçoit les ornements, joyaux et vêtements nuptiaux.
Là finalement, elle est faite capable des embrassements essentiels et purement spirituels de son Epoux sous l'ombre duquel elle est encore assise : Donec aspiret dies et inclinentur umbrae157. Jusques à tant mêmes que le jour des noces et de la vision essentielle vienne, l'ombre ou image sous laquelle elle le voyait étant dissipée et évanouie, lequel jour des noces et heureuse vision avec dévots et profonds gémissements et avec toute importunité priant l'époux, en lui demandant et disant : Ubi cubes in meridie158 : ô mon Epoux, ô ma joie, ô le centre de mon coeur, où est ce que vous couchez ? Où et comment vous trouverai je tout nu et dévoilé sans aucune image, ombre ou obscurité ?
Ce que le très amoureux Epoux ne pouvant nier, se montre à elle selon le désir de son cœur, de sorte qu'elle le voit en une façon non seulement indicible, mais inexcogitable159. Ce qui est le quatrième degré, qui est encore si haut par-dessus tous les autres que non seulement ceux qui n'y ont jamais été ne le peuvent imaginer, mais aussi ceux qui [y] ont été ne le peuvent comprendre, vu qu'il surpasse toute imagination intellectuelle, opération, sens, raison et jugement humain, pour ce qu'il se fait hors de l'homme.
Car comme l'Epoux s'abaisse dessous soi, l'épouse s'élève dessus soi, pour se rencontrer, baiser, embrasser et solemniser leurs noces. En ce degré elle chante : Je suis à mon bien-aimé, et sa conversion est à moi, prenant similitude des mariés et de l'acte de mariage pour signifier l'actuelle union et mutuelle jouissance l'un de l'autre après tel mariage spirituel et encore par une semblable similitude que : Mon bien-aimé me demeurera entre mes mamelles160, voulant par cette similitude161 de mariage déclarer l'étroite union, cet incompréhensible amour et mutuelle adhésion ne pouvant pas mieux être expliqués que par la similitude de tel acte, qui a en soi actuelle162 adhésion, mutuel embrassement, fervent amour, contentement des deux côtés, et la plus parfaite union qui puisse être entre deux amateurs163, comme dit l'Ecriture, où des deux est faite une chair164. Et ne disant pas erit, mais commorabitur165, elle nous signifie la continuation de telle union.
Après cette si parfaite manifestation, ensuit le remplissement des désirs, et ce conséquemment, car à même mesure que cette manifestation s'augmente, le désir se remplit, tellement que, quand la manifestation est parfaite, le désir est totalement rempli. Au commencement, en ce grand et ardent désir, Dieu était, bien qu'il ne se montrât qu'obscurément, lequel désir d'autant plus qu'il s'augmentait, d'autant plus Dieu s'y manifestait qu'il lui était Dieu, tant pour sa grande splendeur, gloire et familiarité que pour166 la capacité plus grande de l'âme. Tellement qu'enfin le désir étant très grand et parfait, il s'y montre parfaitement, dont l'âme le voyant parfaitement en elle même a tout ce qu'elle demande, et son désir est tout rempli et est semblable au vase ou éponge qui, jetés en la mer, sont entièrement remplis, lesquels tout ainsi qu'étant remplis ne peuvent plus recevoir.
Ainsi le désir rempli et contenté ne peut plus désirer, car comme ainsi soit que nulle chose ne peut plus recevoir qu'elle en a la capacité, selon le dire du philosophe : Tout ce qui est reçu est reçu selon la capacité de ce qui le reçoit167, s’ensuit que le désir ne peut plus rien désirer étant rempli. Car comme la capacité du vase est la dimension de sa concavité, ainsi la mesure du désir est la force de son vouloir ; et comme cette concavité remplie, le vase est plein, ainsi le vouloir satisfait, le désir est rempli. Donc ce vouloir, par cette manifestation de Dieu en l'âme, est satisfait, et par conséquent le désir rempli, tout acte particulier effectué, et toute opération en sa fin consommée.
D'où nécessairement s'ensuit le troisième point, à savoir l'évanouissement de tels désirs, actes et opérations, pour ce que quand le désir est rempli, il s'évanouit et n'est plus. Quand les actes sont effectués, ou opérations consommées en leur fin, ils ne sont plus. Car toutes ces choses sont envers Dieu comme la cause séminale envers son effet ; tellement que comme la cause ayant produit son effet, comme le grain le blé ou semence d'homme l'enfant, elle n'est plus, ainsi ces désirs, actes et opérations ayant produit leur effet, à savoir la possession de Dieu, ne sont plus.
Mais toutefois comme le grain et la semence, bien qu'ils ne soient plus en leur forme, toutefois bien en leur substance, ainsi ces désirs, actes, etc., bien qu'ils ne soient plus en leurs images, [sont] toutefois bien en leur essence. Et comme ceux-là, pour produire leur effet, il a fallu qu'ils aient perdu leur forme, aussi ceux ci. Et comme la substance de ceux là n'est [pas] morte, mais vivante en leurs effet, ainsi est-il de ceux ci : car comme le grain se change en blé, ainsi le désir en la chose désirée. Et bien que le désir et les actes ne soient plus, mais sont évanouis, toutefois leur essence est conservée en Dieu : car tout ainsi que bien que la glace s'évanouisse quant à sa forme, sa substance toutefois est conservée en l'eau où elle est consumée, ainsi les désirs, actes, etc., bien qu'ils s'évanouissent quant à leur image, leur essence demeure toujours en Dieu, où ils sont consommés.
Et bien que168 dessus j'aie comparé ce désir à un vase, toutefois en ceci il lui est dissemblable, à cause que le vase, bien qu'il soit plein, toutefois il demeure vase ; mais celui ci étant rempli, n'est plus. La raison est pour ce que la force de vouloir est la capacité du désir, de sorte que quand il n'y a nulle force de vouloir, il n'y a nul désir; mais quand on a ainsi Dieu, on n'a plus force de vouloir, pour ce que l'on a tout ce que l'on peut vouloir. Ergo, n'ont plus de capacité de désirer, et s'ils n'ont plus de capacité de désirer, donc n'ont plus de moyen de désirer ; s'ils n'ont plus de moyen de désirer, donc n'ont plus de désir, bien qu'aussi on pourrait bien dire que le désir est en tout semblable au vase en disant qu'aussi le vase plein n'est pas vase, pour ce que celui là est vase seulement qui est creux et capable de recevoir quelque chose, mais le vase plein n'est tel, et ainsi le vase non vase ; et de même le désir.
Le désir est des choses absentes et qu'on n'a pas en possession ; mais ici l'âme a Dieu, et pour ce ne le désire, mais le désir s'en va, et la fruition demeure.
Voilà donc les trois points par lesquels se fait le changement du désir en la chose désirée, et de l'acte en la chose en laquelle on agissait, Heureuse l'âme qui expérimente en elle cette manifestation, ce remplissement et cet évanouissement ! Heureuse l'âme qui ainsi manifestement voit l'Epoux en elle, qui en est ainsi pleinement remplie et qui ainsi en lui laisse évanouir ses désirs et actes particuliers !
Voire très heureuse l'âme, car en telle manifestation elle le voit, où et comment il couche en elle : in meridie, à savoir en l'ardeur de son amour et abondance de sa clarté. En tel remplissement, elle se voit toute saisie et remplie de son Epoux, qui s'est tellement ingéré en elle et ainsi revêtu d'elle comme d'un vêtement que toutes ses forces bandées à sa réception, occupées en lui, employées en son entretènement169, et toute remplie, elle demeure comme l'épouse enceinte.
En tel évanouissement de désirs, elle demeure plongée en l'abîme de la divinité de son tant désiré et amoureux Epoux. Rien de beau ne lui manque après telle manifestation, nulle douceur [n’]est hors d'elle après tel remplissement, nul empêchement d'union après tel évanouissement. Par cette manifestation, elle voit son Epoux tout nu, en ce remplissement le reçoit en elle, et par cet évanouissement se joint à lui, ainsi nue comme lui. Toute beauté y est montrée aux yeux de l'Epouse, laquelle la ravit en admiration ; toute douceur infuse aux plus secrètes et amoureuses parties, qui la confit en douceur. Tous secrets lui sont découverts, qui la font étonner. Rien n'est si beau que cette vision, rien si plaisant que cette douceur, rien si étroit que cet embrassement.
Ô quelle chose si glorieuse que de voir contempler la nudité de son Dieu ! Quelle chose si douce que quand l'âme s'unit avec lui et lui donne place entre ses mamelles ! Quelle oeuvre si noble que son unique et douce opération en elle, sans qu'elle fasse rien que souffrir son inaction170. O quelle immense beauté reluit en cette vision où est découverte la divine face amoureusement riante sur l'âme ! Ô quelle douceur est ce qu'elle sent quand, tous deux dénués, ils s'entr'embrassent ! Quelle suavité coule en toutes ses puissances, quand la senestre de l'Epoux est sous son chef, et sa dextre l'embrasse, s'infond en elle, et par vif attouchement besogne171 au fond de toutes ses intimes parties ? Certes nul ne peut connaître telle beauté, ni excogiter telle douceur, ni imaginer tel suave attouchement, que celui qui les a expérimentés, ni encore celui sinon alors seulement qu'actuellement il les expérimente.
Dénudation d'esprit est une divine opération purifiant l'âme, et la dépouillant entièrement de toutes formes et images, des choses tant créées qu'incréées, et la rendant ainsi toute simple et nue, et la fait capable de voir sans formes.
Premièrement, je l'appelle divine opération, pour exclure l'humaine, pour ce que nulle telle ne peut effectuer cette dénudation. La raison est que nulle opération humaine ou acte de notre esprit peut être sans formes ou images, pour ce qu'ils sont nécessairement formés et imaginés devant que [d’]être produits : aussi toute chose opère selon son naturel, mais toute opération humaine est imaginative. Ergo, elle opère par image, et par conséquent ne peut opérer cette dénudation et abstraction ; car comme un contraire ne peut opérer son contraire, comme les ténèbres ne peuvent opérer la lumière, le froid le chaud, la mort la vie, ni l'amertume la douceur, ainsi l'opération imaginaire ne peut effectuer celle qui est abstractive et vide de toutes images.
En outre, je dis « purifiant l'âme », etc., et « la rendant ainsi toute simple et nue, la fait capable » et suffisante de voir et contempler sans images, auxquelles paroles sont contenus deux effets de cette dénudation, à savoir purgation et illumination : purgation pour ce qu'elle purifie l'âme de toutes images, illumination pour ce qu'elle la rend capable de voir sans images les choses spirituelles.
La purgation se fait par le feu d'amour, l'illumination par l'inaccessible lumière de Dieu, lesquels bien que toujours elle les opère tous deux, toutefois plus l'un en un temps, et plus l'autre en un autre, savoir est : au commencement la dénudation opère plus en l'âme par purgation et en la fin par illumination. Le premier s'opère quand l'homme retient encore quelque chose du sien, le second quand il est tout anéanti.
Or cette dénudation, par son premier effet de purgation, particulièrement et sur toutes autres impuretés, purge l'âme d'une très secrète image que toujours elle retenait de la volonté de Dieu, qui est la deuxième faute occulte susdite de contemplation. Laquelle image était si subtile, déliée et spirituelle qu'en la volonté intérieure jamais l'âme ne s'en aperçût, mais se persuadait que purement et sans voile ou image elle contemplât cette volonté en son essence. Et même [elle] ne se peut jamais apercevoir de cette image jusques à tant qu'elle en soit purgée, pour ce qu’elle ne peut connaître telle image jusques à tant qu’elle en voit l’esprit. Or elle ne peut voir l’esprit tandis qu’elle a quelque image, pour ce qu’aussi telle image est le dernier cercle de sa capacité ou l’étendue de son esprit, et par ainsi outre icelle ne peut voir ni entendre, et ainsi n’a aucune capacité de juger de cette capacité, à savoir si elle est image ou par esprit. Finalement, pour ce qu’une chose imparfaite n'est [pas] connue imparfaite à celui qui ne sait chose plus parfaite. Mais l'âme ne sait ici chose plus parfaite, pour être cette image la chose la plus haute et pure qu'elle a jamais contemplée, et par conséquent ne la peut reconnaître pour imparfaite, bien que, quand elle en est purgée, elle connaît l'avoir été.
Si on me demande comment elle s'en défait, puisqu'elle ne la connaît, je réponds (comme dessus) que [c'est] par le feu d'amour, qui toutefois est opération divine et non pas sienne, et en laquelle elle est plus passive qu'active. Cette opération d'amour divine est si interne, intrinsèque et puissante, et efficace, qu'elle besogne plus vivement en elle que jamais elle n'avait encore senti. Et si fort est ce trait qu'il tire l'âme encore plus hors d'elle que jamais ; si ardent est ce feu d'amour qu'il consume en elle toute impureté. Finalement, si étroite est cette union qu'elle est toute abîmée en Dieu, où toutes ses imperfections sont noyées, consumées et anéanties.
Et par même moyen reçoit-elle une nouvelle lumière et autre capacité que toutes celles qu'encore elle a eues, et est faite capable d'opérer essentiellement et supernaturellement, hors et par-dessus elle-même, et toute intelligence naturelle et humaine, qui est le second effet de cette dénudation, à savoir illumination. Car elle est ici enivrée et submergée de tant de clarté et lumière qu'elle en est revêtue comme d'un vêtement, transformée en icelle et faite la même lumière172. Car comme ainsi soit qu'en cette étroite union, Dieu soit la source et fontaine de toute cette lumière inaccessible, et plus intimement et intrinsèquement dans l'âme, et plus près d'elle qu'elle-même, et qu'en cette familière union, nul secret de son Epoux lui est celé, elle voit par conséquent ce mystère plein de toute joie et étonnement, à savoir l'Epoux tout découvert en elle, le contemple tout nu et sans voile ou image, le voit comme en plein midi, comme il couche et repose en elle comme en sa propre maison, opère doucement et familièrement en elle.
Et voyant, goûtant et expérimentant comme il est plus près d'elle qu'elle-même173, qu'elle est plus lui qu'elle-même, et qu'elle le possède non comme quelque chose ni comme elle même, mais plus que toute chose et plus qu'elle-même. Selon cette lumière, elle se comporte tellement que sa joie, sa vie, sa volonté, et son amour, et ses regards sont plus en lui qu'en elle-même, et ce d'autant plus qu'elle connaît qu'il est meilleur, plus digne qu'elle, et qu'elle a expérimenté qu'il est plus doux et suave qu'elle, et finalement qu'elle le voit plus beau et glorieux qu'elle : voire ayant parfaitement connu qu'il est tout et qu'elle n'est rien, et qu'en lui est toute beauté, bonté et douceur, et qu'en elle n'est rien, elle demeure, réside et vit uniquement en lui, et rien en elle- même174.
D'où suit qu'elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute Dieu, et rien en elle même, rien à elle même, rien pour elle même, rien elle même. Elle est toute en l'esprit, volonté, lumière et force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière et capacité propre et naturelle. En cette capacité175, en cet esprit et en cette lumière, elle voit cette volonté essentielle, à savoir l'essence de Dieu, comme est écrit : En ta lumière nous verrons la lumière176.
Ici elle contemple les choses secrètes et inscrutables, ici elle a accès à la lumière inaccessible, ici elle découvre les mystères ineffables, ici voit-elle les choses admirables, ici elle est remplie de toutes choses délectables, car d'autant qu'elle est unie à Dieu, elle connaît tous ses mystères secrets et merveilles. Car puisque Dieu s'est montré à elle, comment toutes autres choses ne se révéleront elles à elles ? Et ayant trouvé en elle même la source de toutes douceurs et voluptés, et source de toutes délices, de joies, comment ne serait elle noyée de cette source de douceur spirituelle, et submergée de l'impétueux torrent de céleste volupté ? Comment les secrets de Dieu ne seront ils révélés à celle à qui il a ouvert et montré son cœur, ou ses mystères cachés et inconnus à celle à qui il s'est découvert et apertement177 montré soi même ?
Après cette dénudation d'esprit, vient le quatrième et dernier degré de ce moyen, à savoir la proximité, ou proche assistance de cette essence, qui n'est autre chose qu'une continuelle présence et habitude d'union entre Dieu et l'âme son épouse, en laquelle l'âme revêtue de Dieu, et Dieu de l'âme sans se retirer et sans aucune rétraction ou intervalle, vivent l'un dans l'autre, sans jamais se retirer hors de l'un l'autre, ou jeter aucun regard hors l'un de l'autre, là où l'âme poursuit l'Epoux avec tant de légèreté, vitesse, force et impétuosité, et court après lui avec tant d'avidité, soif et insatiabilité, et lui est conjointe par une si amoureuse inclination et indissoluble adhésion que non seulement il pourrait sembler le corps et l'ombre, ou bien qu'elle suit l'Agneau quelque part qu'il aille178.
Mais aussi elle pourrait sembler le même corps et l'Agneau même, l'odeur, douceur et beauté duquel l'ont tant fait courir après lui, tant enivrée et si violemment ravie que, du plus profond de son coeur, elle s'abhorre elle même et infiniment s'éloigne de toutes pensées d'elle même et de tout sentiment de douceur, pour appréhender parfaitement la totalité de cette substance, pour s'y jeter et ingérer éternellement, s'y perdre irrécupérablement, pour y mourir totalement, et finalement pour l'être uniquement, et ce pour le nu amour d'icelle essence ; et hait à mort tout ce qui peut faire sentir quelque plaisir, ou avoir autre pensée d'elle même, ou qui lui donne à savoir qu'elle est une et son Epoux un autre, auquel plus que sa vie elle désire avec toutes créatures d'être fondue, liquéfiée, consumée et anéantie.
Ici, elle s'étend et reçoit cette essence en elle, non comme un vase reçoit quelque chose, mais comme la lumière de la lune le soleil. Ici elle étend ses purs et blancs bras pour plus étroitement embrasser et étreindre son Epoux, mais en est plus étroitement embrassée et étreinte. Ici, elle ouvre la capacité de tout son esprit pour engloutir cet abîme, mais au contraire s'en trouve être heureusement absorbée et engloutie, et ne sait que faire pour satisfaire à l'impétuosité de cet amour : seulement elle demeure en une pure, simple et invertible179 conversion à Dieu, auquel elle demeure si immuablement fichée que (comme est dit180) elle s'en revêt, car par ce fixe regard elle la voit seulement, par cette simple conversion elle se divertit de toutes créatures, et par l'invertibilité ou immutabilité d'icelui, elle les oublie toutes.
Reste donc que ses puissances soient uniquement occupées en lui, qu'elle n'entende ni aime, ni remémore que lui ; et ainsi vraiment elle le revêt et se transforme en lui. Car comme, d'un côté, l'âme avec toutes ses forces est ouverte à Dieu, ainsi de l'autre côté lui, avec ses immenses douceurs, ne cesse de s'infondre en elle. Et d'autant plus simplement qu'elle se convertit à lui, d'autant plus abondamment il s'infond ; et au contraire, d'autant plus abondamment qu'il s'infond, d'autant plus elle se convertit à lui, tellement que, par une merveilleuse réciprocation d'amour, ils s'entreravissent l'un l'autre, se donnent possession l'un de l'autre, s'entre- embrassent l'un l'autre et se fondent l'un l'autre. D'ici donc, et de cette simple et invertible conversion à Dieu, vient cette habitude d'union ou continuelle assistance de l'essence divine.
La différence de ce degré et de l'autre précédent de dénudation est principalement en tant que l'autre n'est que l'union simple, mais en celui ci est l'habitude et continuation d'icelle.
Les causes de cette continuation sont lumière et amour. Car non seulement elle trouve ici que Dieu est en elle, mais aussi qu'il n'y a rien en elle que lui. Tellement qu'elle a tant habité en l'abîme de son rien et le connaît si bien que, par même moyen, elle voit que le même [la même chose] est de toutes autres choses qui, pour sembler quelque chose, lui causaient ténèbres. Et avec cela cette connaissance est affirmée et pratiquée par l'amour qui est si fervent et si attrayant, si ravissant, liquéfiant et fondant qu'étant par icelle ravie, tirée, engloutie et liquéfiée en Dieu, toutes les autres choses sont semblablement fondues, liquéfiées, consommées et anéanties : d'où arrive, (comme est dit) qu'elle ne peut voir autre que Dieu. Et d'autant que ces causes sont habituelles, aussi est leur effet, car cette annihilation est si parfaite et habituelle en l'âme en ce degré ici que, toutes choses parfaitement réduites à rien, elle demeure comme suspendue en une immense vacuité ou nihilaité, sans pouvoir voir ni appréhender chose aucune, ni même elle même ; laquelle infinie vacuité, ou nihilaité, ressemble à la sérénité du ciel sans aucun image181, et est une déiforme lumière.
Or en cette lumière est aussi l'amour (non autre chose) qui doucement enflamme, brûle et allume l'âme, et ce si secrètement, simplement et intimement qu'elle ne cause nul mouvement ou motion de l'âme qui puisse empêcher cette sérénité, mais au contraire, elle en est si subtilement agitée et si doucement éprise qu'elle se fond, liquéfie et s'évanouit davantage, et est sa tranquillité et sérénité augmentée.
Cette vaste solitude de nihilaité est cette solitude de laquelle l'Epoux dit : Je la mènerai en solitude et parlerai à son coeur182. Et d'autant que cette immense spaciosité de nihilaité lui est maintenant comme habituelle, pour en avoir vu le fond par expérience, et cet amour comme connaturelle pour être fondue et transformée en elle, de là, dis je, advient que le fait est continuel, à savoir l'habitude d'union, ou continuelle assistance et proche vision de cette essence.
Et ainsi est chassée la dernière susdite faute secrète de contemplation, qui était que quelquefois l’âme ne regardait pas son Epoux comme vraiment présent et plus présent qu'elle, plus dedans elle qu'elle même, plus elle qu'elle même, mais comme en Paradis ou en quelque lieu plus éloigné d'elle qu'elle : car toute cette imperfection est ici corrigée comme au degré de dénudation.
Et ici aussi est montré à l'âme ayant découvert en elle et expérimentalement goûté comme son Epoux est plus dedans elle qu'elle même. Aussi par ce degré de continuelle et habituelle union, elle s'y exerce toujours sans en douter plus ni hésiter, de sorte qu'une telle âme vit toujours en lumière, toujours en la vie, toujours en l'Epoux céleste, sans que les ténèbres, la mort ou [le] diable lui puissent nuire ou approcher.
Même, est faite la même lumière183, et pour ce les ténèbres s’enfuient d’elle et lui sont tout ainsi comme la lumière : Quia tenebrae non obscurabuntur abs te, et nox sicut dies illuminatur184, etc. Elle est faite la même lumière et le même Epoux, et pour ce185, Egredietur diabolus ante pedes ejus ; ante faciem ejus ibit mors186. Telle personne mène la vraie vie active et contemplative, qui ne sont pas séparément accomplies (comme beaucoup pensent), mais jointement en un même temps, pour ce que la vie active de telle personne est aussi contemplative, ses oeuvres extérieures intérieures, corporelles spirituelles, et temporelles éternelles, faisant ainsi de deux choses une187.
Ce second moyen est (comme dessus est dit) plus éloigné du sentiment, plus supernaturel, plus spirituel, plus nu, plus extatique et plus parfait que l'autre. Car là où l'autre opère nuement, extatiquement et supernaturellement - alors seulement, ou au moins principalement, quand l'âme est tirée hors d'elle par la force du susdit actuel trait de la volonté de Dieu -, celui ci aussi opère supernaturellement quand tel trait n'est si actuel, mais virtuel. L'autre moyen est spirituel, nu, supernaturel et extatique, alors que l'âme est spiritualisée, dénuée, supernaturalisée et extatiquée189 ; mais celui ci, quand on est même extérieurement empêché des images et embesogné aux affaires naturelles, ce moyen rendant les choses extérieures intérieures, corporelles spirituelles, concrètes abstraites, et naturelles supernaturelles, bien que de vrai l'autre aussi, bien entendu et naïvement190 pratiqué, en fait de même, mais non pas toutefois si explicitement comme celui ci, comme Dieu aidant sera ci après montré et manifesté.
Mais ici premièrement, j'avertis que ce moyen n'est pas profitable à tous, ni même convenable, ni expédient, pour ce qu'il y pourrait avoir ou sembler d'avoir quelque danger à ceux qui ne sont bien illuminés ; ou bien qu'il ne sera bien entendu.
Or ce moyen ici [ci] ne sera autre que le commencement et la fin, à savoir cette volonté de Dieu, laquelle (comme est dit) il ne faut jamais laisser, et sera ici ce point illustré par un autre son contraire, à savoir de l'annihilation, à ce que ainsi les deux contraires se découvrent mieux et se manifestent l'un l'autre.
Donc pour parvenir et être uni à cette volonté essentielle, il la faut toujours voir ; pour la toujours voir, il ne faut rien voir qu'icelle ; pour ne voir rien qu'icelle, il faut savoir qu'il n'y a rien qu'icelle et vivre selon ce savoir.
Deux points donc sont requis en cette besogne, savoir est de connaître qu'il n'y a rien que cette volonté, et de pratiquer cette connaissance : lesquels deux points seront tout le sujet de ce deuxième moyen, et seront parfaits et accomplis seulement par et en cette volonté sans en jamais sortir.
Donc touchant le premier, cette volonté nous montrera et enseignera qu'il n'y a rien qu'elle, et ce très facilement et clairement, si considérons qu'est ce que c'est. Car puisque elle n'est autre que Dieu même, s'ensuit qu'il n'y a rien qu'elle. Que cette volonté est Dieu même, a été montré au premier chapitre, et qu'il n'y a rien que Dieu ; maintenant conviendra à le déclarer, qui est chose si évidente que tant la raison et philosophie, la théologie et docteurs, que la sainte Écriture et les exemples nous le montrent.
Car premièrement la raison nous dit que nous ne pouvons être que rien (comparative à l'être de Dieu indépendant) puisque Dieu est infini : car si nous étions quelque chose, Dieu ne serait pas infini, car là son être aurait fin, où le nôtre commencerait.
En outre, L'être et le bien est une même chose191. Si donc l'homme a l'être, il est bon. Mais il n'est pas bon : Car il n’y a personne qui soit bon que Dieu seul192. Ergo, il n'a pas l'être.
Les philosophes aussi savaient cette vérité, quelques uns assurant qu'il n'y avait qu'un être qui fût vraiment être.
Les docteurs aussi affirment le même, car saint Bonaventure et saint Jérôme disent que : Dieu seul est vraiment, à l'Essence duquel notre être étant comparé n'est pas. Davantage, l'Ecriture prouve le même, car quand Moïse demanda qui dirait à Pharaon qu’il aurait envoyé, Dieu répondit qu'il dirait que c’était celui-là qui est, et au Cantique de Moïse : Voyez que je suis seul193. Et en l'Evangile il est écrit : Je suis qui me donne témoignage de moi même ; et : Je suis, ne craignez point194. Et à un autre endroit est écrit : Je suis qui suis195. En tous lesquels passages il y a une grande emphase en ce mot suis.
Exemples ou figures de ceci étaient montrés en l'appréhension de notre Seigneur, où incontinent qu'il dit : Je suis196, tous ses ennemis tombèrent par terre à la renverse, nous enseignant que quand il est question de l'être de Dieu, tous les autres êtres tombent à la renverse, s'anéantissent et ne sont plus ; en quoi il y a cinq choses à remarquer en ce tombement à la renverse.
Premièrement, qu'ils ne pouvaient aller plus avant, montrant que quand Dieu demande son droit d'être infini, notre être qui par orgueil s'avance et s'agrandit, ne se peut plus avancer.
Secondement, non seulement ils ne purent s'avancer, mais tombèrent à la renverse, nous enseignant que quand la vérité est connue, non seulement notre être ne se peut avancer, mais aussi se désavance et va en arrière, car ils ne tombèrent pas devant, mais en arrière, comme la fausseté non seulement n’approche point de la vérité, mais aussi s'enfuit d'elle, selon qu'il est écrit : Comme la cire se fond devant la face du feu197, etc.
Troisièmement, est à noter que non seulement ils n’allaient pas en avant ni en arrière, mais aussi tombaient par terre, montrant que l'Être de Dieu non seulement fait que notre être orgueilleux n'aille en avant, et qu'il aille en arrière, mais aussi qu'il tombe par terre, à savoir en son non être, et s'anéantit du tout.
Quatrièmement notez que ceux là étaient ses ennemis, et qu'ainsi sont tous ceux qui par orgueil veulent anticiper sur l'être de Dieu.
Finalement non seulement ils étaient ses ennemis, mais aussi l'allaient appréhender, garrotter, lier, ôter ses forces, et finalement le mettre à mort, pour prouver et avérer198 qu'il n'était pas Dieu, et de même font199 spirituellement ceux qui veulent avoir [l']être auprès de l'être de Dieu.
Si ici on me demande : « Qu'est ce donc que la créature ? », je réponds qu'elle n'est qu'une pure dépendance de Dieu. Si derechef l'on me demande : « Qu'est ce que c'est que cette dépendance ? », je réponds que c'est une telle chose qui ne se peut expliquer par parole, mais par quelque similitude l'on en peut savoir quelque chose. Donc200 la créature est telle envers Dieu que sont les rayons envers le soleil, ou la chaleur envers le feu, ou l'humidité envers l'eau, car comme ces choses-là dépendent si entièrement de leur origine que sans le soutien et continuelle communication d'icelle, elles ne pourraient subsister, ainsi la créature dépend si totalement du Créateur que sans sa continuelle manutention elle ne pourrait être.
Et comme toutes ces choses se doivent référer entièrement à leur origine, comme les rayons au soleil, la chaleur au feu et l'humidité à l'eau, selon la maxime disant : Tout être qui est tel par participation, est référé â l'être qui est tel par essence201, ainsi la créature se doit référer entièrement au Créateur. Et par conséquent, comme tout ce qui est aux rayons, chaleur et humidité ainsi référés, est le même soleil, feu et eau, ainsi tout ce qui est en la créature est le même Créateur. Et pour ce, tout ainsi que le soleil incontinent qu’il se cache et se retire, les rayons ne sont plus, ainsi si Dieu se cachait et se retirait de la créature, elle s'évanouirait. Mais comme les rayons, chaleur et humidité, bien que tout ce qui est en eux soit soleil, feu et eau, néanmoins ne sont pas essentiellement soleil, feu et eau, considérés en eux mêmes, mais une certaine dépendance ou étincelle d'iceux, ainsi la créature, bien que tout ce qui est en elle soit Dieu, toutefois elle n'est pas Dieu, considérée en elle même.
Si on me dit que la créature, si elle est une dépendance de Dieu, donc elle est quelque chose : je réponds qu'elle est et qu'elle n'est point, tout ainsi comme ces rayons et cette chaleur ; car si on regarde les rayons sans voir le soleil, et l'on sent la chaleur sans voir le feu, ils sont ; mais si on regarde le soleil même ou le feu, il n'y a plus de rayon ni de chaleur, mais tout est soleil et tout feu. Ainsi si on contemple la créature sans contempler le Créateur, elle est ; mais si on contemple le Créateur, il n'y a plus de créature, car comme le soleil s'attribue et s'approprie tous ses rayons comme lustres issus et sortis de lui, et comme il les révoque202 à leur origine, sa grande lumière les absorbe, annihile et rédige203 en rien, de même le Créateur s'attribue et s'approprie la créature, comme quelque étincelle sortie de lui et la révoque à soi comme à son centre et origine, et en son infirmité l'annihile et réduit à rien.
Voilà donc comme la créature est quelque chose considérée à part, mais rien considérée en l'immensité de Dieu et son être infini, auprès duquel elle n'est point. Donc d'autant qu'ici est question de trouver Dieu et cette infinie essence, il ne faut considérer la créature comme quelque chose, mais comme absorbée en cet abîme. Voilà donc succinctement prouvé que Dieu est toutes choses et qu'il n'y a rien que lui, qui est le premier point. Maintenant donc est à parler du second, qui est touchant la pratique de celui ci.
Ayant donc par le premier point trouvé qu'il n'y a rien que cette volonté, mais qu'elle est tout, il faut voir par le premier la pratique de ceci, à savoir comment il faut vivre en cette nihilaité [néant] des créatures et contemplation de ce tout. Car il y a beaucoup à dire entre cette connaissance et la pratique, voire tant qu'il s'en trouve beaucoup qui ont l'une, mais peu qui font l'autre, car beaucoup vous diront qu'il n'y a que Dieu, mais presque personne qui pratique ce qu'elle [il] dit.
Or je ne trouve moyen si convenable que la même volonté, sans la laisser aucunement. Donc quiconque veut ôter tous empêchements et entre-deux entre Dieu et soi, quiconque veut continuellement demeurer en la sublime contemplation, finalement quiconque veut sans cesse adhérer uniquement à Dieu et étroitement embrasser l'Epoux, qu'il mette tout en premier lieu ce stable fondement, et qu'il se fie à l'immobilité, fermeté et vérité d'icelui : à savoir qu'il n'y a rien que Dieu. Puis qu'il en poursuive la pratique en se tenant toujours en cet abîme, y faisant sa demeure et le contemplant toujours, et ceci par la mort ou annihilation de soi-même, comme lui étant le seul empêchement de ceci, ou la racine d'où bourgeonnent, ou la source d'où sourdent, et la fontaine d'où coulent tous les autres.
Car les choses en elles mêmes sont telles qu'elles sont, et non plus ni moins qu'elles sont en vérité, ni autres que Dieu les a faites : tellement que si elles avancent trop leur être, anticipant, entreprenant et enjambant sur celui de Dieu, et occupant sa place, cela ne vient pas d'elles, mais de nous. Et pour ce205 elles ne doivent mourir ou être annihilées, de quoi aussi n'avons pas le pouvoir, mais nous mêmes, de quoi avons la puissance. Mais d'autant que nous-mêmes, à savoir le corps et l'âme sont en même rang que les autres [choses], ayant tel être et ni plus grande ni plus petite [sic] d'eux-mêmes, que Dieu leur a donné, tellement que la faute de leur trop grand avancement d'eux et des autres créatures ne vient pas d'eux comme tels, mais du péché, ténèbres et ignorances. Il ne faut pas aussi que nous tuions et annichilions [annihilions] le corps, ni l'âme, ni autre chose, ce que ne pouvons pas faire, mais le péché, ténèbres et ignorance.
Or ce péché, ténèbres et ignorance ne savent pas s'annihiler pour n'avoir aucune lumière, ni ne le peuvent pas faire pour n'avoir aucune puissance, ni ne le veulent faire pour n'avoir aucun amour, mais au contraire s'en vont toujours s'augmentant. L'homme aussi auquel ils demeurent et auxquels il s’est transformé, ne le sait pas faire, pour ce que ces ténèbres l'ont aveuglé, ni le peut pour ce que cette impuissance l'a affaibli, ni le veut pour ce que cette malice l'a endurci. Reste donc cette volonté, qui est Dieu seul, pour faire ce chef- d'œuvre d'annihilation : icelle est la lumière qui sait, la puissance qui peut, et la charité qui veut anéantir ce péché, ces ténèbres et cette ignorance, lesquelles anéanties, toutes choses qui en dépendent comme de leur origine, et l'entre deux entre Dieu et nous, sont par conséquent quand et quand annihilées.
Mais à ce que cela se puisse effectuer en nous par cette volonté, il faut quelque disposition de notre côté. De laquelle disposition est maintenant à parler, disposition dis je, non remote206, comme est celle de la vie active, comme est l'abolissement des péchés, passions et affections207, mais de la vie contemplative, comme est l'assoupissement de très subtiles images, mouvements et opérations, et en somme tout ce qui est contraire à cette susdite mort et annihilation. Cette disposition doit être passive, ou permissive, non active, et la souffrons et permettons, et ne la faisons pas. Et quand je l'appelle disposition de notre côté, j'entends seulement que la patience208 ou permission vient de notre côté, et non l'opération, qui vient seulement de la part de Dieu.
Pour consentir à cette mort et permettre cette annihilation, et pour n'empêcher pas Notre Seigneur, il se faut garder de ces imperfections susdites, c'est à dire qu'il faut que lui par sa pleine et vérissime présence les consume en nous, lesquelles comme elles sont très-subtiles209, secrètes et inconnues, ainsi le dommage qu'elles infèrent à l'autre est très- subtil, secret et inconnu, et d'autant moins sont-elles remédiables, d'autant plus qu'elles sont ainsi secrètes, voire quelques unes d'elles masquées du voile de piété, selon qu'il est dit au chap. 3 et comme se verra ci dessous.
Donc tout en premier lieu mettrons une règle, par laquelle on découvrira toutes ces imperfections pour secrètement qu'elles soient cachées, à savoir : Tout210 mouvement et tout acte de l'âme est ici imperfection. La raison est qu’ils sont contraires à cette mort et annihilation totalement nécessaires à la contemplation supernaturelle. Car tout ce qui a mouvement ou action, est en vie et n'est pas mort, et tout ce qui se mouve211 ou fait quelque chose, est quelque chose, et par conséquent n'est pas annihilé.
Mais d'autant que ces actes ou mouvements en ce degré sont si secrets que presque jamais on s'en aperçoit, il sera nécessaire ici d'en apporter quelques uns, et quand et quand déclarer212 leur imperfection selon cette règle avec leurs remèdes.
La première de ces imperfections subtiles et inconnues, en cette vie superessentielle, est de contester ou combattre contre les pensées superflues et distractions ; et la raison est pour ce que, par telles contestations, les pensées s'impriment plus fort dans l'esprit. Car comme ainsi soit que la volonté qui aime ou hait une chose, réveille l'intellect pour comprendre et la mémoire pour remémorer telle chose, il s'ensuit que d'autant plus qu'ainsi la volonté aimera ou haïra telle chose, d'autant plus l'intellect et la mémoire seront éveillées à l'entendre et remémorer, tellement que d'autant plus que la volonté hait et s’émouve [s’émeut] contre ces pensées, d'autant plus sont-elles comprises de l'entendement, et remémorées par la mémoire, et plus imprimées en l'esprit : voilà pourquoi il ne faut pas s'émouvoir, ni contester contre les pensées et distractions.
Une autre raison aussi est que d'autant plus ainsi on conteste, d'autant plus y a de mouvements et actes dans l'âme, et ainsi d'autant plus est-on éloigné (selon notre règle) de cette mort et annihilation, puisque d'autant plus qu'on fait, d'autant plus on est.
Le remède de cette imperfection de contestation est son contraire, à savoir mépris de telles pensées et distractions, par l'annihilation de soi-même en cet abîme de lumière et vie, où étant annihilé, les pensées conséquemment s'évanouiront. Car le même abîme qui annihile la personne, noie aussi ces distractions. Et ne faut faire différence de [entre] sentir et non sentir ces pensées, mais se tenir toujours ferme et assuré en son rien, et laissant combattre son Tout, à savoir cette volonté essentielle et son Dieu. Et cette sorte de procédure213 (je ne dis combat) se doit observer en cette vie superéminente contre toutes tentations.
Une autre imperfection en cette vie est d'attacher son esprit à quelque exercice particulier. La raison est pour ce qu'ainsi on est propriétaire de soi-même et de son exercice, tellement qu'on n'est pas libre pour s'abandonner totalement à l'Epoux et suivre son trait214, ni se dénuer comme est nécessaire pour le contempler et pour le recevoir pleinement et à toute heure en soi ; bref, on est ainsi quelque chose, ce qui est contraire à l'annihilation, sans laquelle ne se peut avoir la transformation.
Donc il faut être libre sans telle particularité d'exercices, à celle fin que sans aucun empêchement, ce grand Tout nous puisse attraire215, absorber et annihiler, et nous transformer en lui.
En outre, est ici imperfection de retenir quelques formes ou images, tant subtiles puissent-elles être, soit de l'humanité ou divinité, soit de la puissance, sapience ou bonté, voire soit de l'unité, Trinité ou de l'essence de Dieu, ou même de cette volonté superessentielle, pour ce que toutes telles images, pour déiformes qu'elles puissent sembler, ne sont pas Dieu même, qui n'a nulle forme ou image quelconque.
Notez toutefois que cette totale dénudation et dépouillement d'images s'entend en cette annihilation passive. Mais en l'annihilation active (qui est plus parfaite), il en est autrement. Car icelle permet les images de la Passion et autres susdites. Lesquelles deux annihilations seront expliquées par ci après.
Il faut donc ici se hâter de se dépêtrer de toutes images, tant subtiles que grosses, à celle fin que l'âme nue puisse voir Dieu son Epoux nu, ce qui se fait uniquement par cette annihilation et mort, pour ce que si on est quelque chose, on a quelque image ; pour ce que aussi si on vit, on agit, et tout acte a image.
Or cette annihilation ne peut faire, mais la peut-on seulement souffrir : même si on y pensait opérer et faire quelque chose, on s'en trouverait autant plus éloigné qu'on y aurait opéré, pour ce que d'autant plus on opère, d'autant plus on vit, et est-on ; et d'autant plus qu’on vit et est-on, d'autant plus est-on éloigné de la mort et non-être. Permettons donc que celui là qui vit, nous fasse en lui mourir, et [celui] qui est, nous fasse voir en lui notre non-être.
Une quatrième imperfection est de désirer l'union sensible, comme font beaucoup, voire et [et même] presque tous, sans s'en apercevoir pour ne la connaître pas. Car bien qu'explicitement ils ne cherchent telle union sensible, encore implicitement ils le font : témoin de ceci est qu'ils ne sont jamais en repos qu'ils n'aient quelque sentiment d'union. D'où advient qu'ils vivent toujours en la pauvreté de leur âme, sans pouvoir atteindre à la pure et nue contemplation, et comme enfermés dans le pourpris216 de nature, et enclos et circuit du sens217, ne peuvent sortir hors d'eux-mêmes aux choses supernaturelles ni connaître comme Dieu est, purement esprit et vie. Et bien que quelquefois l'esprit voudrait faire quelque sortie généreuse dehors, le sens l'empêche, qui ne veut être sevré de la mamelle de sensible consolation, mais va toujours béant après sa pâture et hennissant après son avoine, et ainsi ne cesse qu'il n'ait rabattu par son importunité l'esprit élevé.
Remède de quoi est de changer cette sensibilité en nu amour vide de tout sentiment, qui est stable, perdurable et toujours de même, sachant que Dieu n'est nullement sensible et n’est aucunement compris du sens, mais [est] un pur esprit. Car qui considère bien ceci, verra quelle folie c'est de se vouloir unir à celui la nature duquel est plus pure et spirituelle que celle des Anges, par le moyen du sens qui, lui, est commun avec la nature des bêtes. Ce que quand on aura bien vu, on permettra facilement que cet Esprit et vie amortisse218 et anéantisse notre sens et mort.
Une cinquième imperfection est que souvent on cherche quelque assurance ou connaissance expérimentale qu'on est uni. Et celle ci est aucunement219 semblable à la précédente, mais plus subtile. Car en celle ci on se persuade, même on proteste qu'on ne demande ni cherche consolation sensible, mais seulement de s'unir à Dieu en esprit, bien que de vrai on la cherche ; ce qu'appert de là en tant [en ce] que l'on n'est content, et même doute-on être éloigné de Dieu, qu'on n'ait eu quelque illumination particulière ou connaissance expérimentale, pour être acertenés qu'on est un220. Où l'on fait beaucoup de fautes : car, premièrement, on n'a pas une ferme confiance, mais une défiance en Dieu ; secondement, on ne l'aime pas par un nu amour, mais par le sensitif. Troisièmement, on bâtit sur le sable, et se fie-t-on aux sens, et s'y arrête-t-on comme sur un bon appui. Et finalement elle fait qu'on ne peut jamais sortir hors de sa terre et hors de soi, ni s'abandonner du tout221 entre les mains de Dieu.
Donc pour obvier à ce mal, il ne faut jamais chercher assurance expérimentale, c'est-à-dire quelque lumière perceptible des sens, ni qui donne quelque élancement222, ni le moindre attouchement, mais s'unir à Dieu par une vive foi et nu amour ; ce qu'infailliblement se fera quand on aura permis que cet infini Etre nous ait réduits à rien. Car n'étant plus nous-mêmes, nous ne nous fierons plus en nous-mêmes, mais voyant que Dieu est tout et partout, serons unis parfaitement à lui.
Sixièmement, en cette vie superessentielle, est une imperfection d'élever son esprit, pour ce que, premièrement, en cela est un propre acte ; secondement, il y a un aveuglement qui ignore que déjà l'esprit est là où il demande, à savoir en Dieu, et Dieu en lui, là où l'âme délivrée de tel aveuglement voit qu'elle est, et vit plus en Dieu qu'en elle-même, et Dieu plus en elle qu'elle-même.
Et non seulement cet acte procède d'aveuglement, mais aussi cause davantage d'aveuglement pour deux causes : premièrement, pour ce que par cet acte l'homme est davantage en soi, et ainsi plus éloigné de son rien ; secondement, pour ce qu’il est223 plus éloigné de Dieu, la lumière laquelle étant en lui et lui cependant la cherchant comme plus éloignée de lui que lui, il s'ensuit qu'il soit plus éloigné de lui que devant.
Il ne faut pas donc faire tel acte d'élèvement d'esprit, mais, demeurant en son rien et en ce Tout, on se [le] doit contempler et continuellement embrasser.
Septièmement, il se faut garder d'une très subtile tromperie par le moyen d'une image très déliée qui arrive quand l'âme ayant quitté et perdu les images de toutes les choses qu'elle a jamais vues, ouïes ou connues, elle tâche de contempler Dieu comme grand, à savoir de grande étendue comme le ciel, employant et étendant son esprit à cette sorte de grandeur ; et même [elle] est bien aise quand elle le peut ainsi voir, et pense-[t-]elle que si ainsi ne le voit, que sa contemplation ne vaudrait guère, et ainsi tâche d’ainsi [sic] voir son infinité, ne s'apercevant pas que cela est une forme ou image formée plutôt par l'âme que par la vérité là même et n'est pas la même vérité ni Dieu, bien qu'en la volonté intérieure cette image fût profitable. Toutefois, ici on doit voir Dieu plus essentiellement, et ce, par lui-même et notre total anéantissement.
Huitièmement, est contre la perfection de cette vie de chercher Dieu. La raison est que telle recherche présuppose l'absence, puisque jamais l'on ne cherche ce qu'on a déjà présent. Donc c'est une grande imperfection de chercher Dieu en cette vie essentielle, puisque on l'a. Et vient cette imperfection faute de foi, ne voyant [pas] qu'on a ce qu'on cherche. Et non seulement cette faute vient des ténèbres, mais aussi cause des ténèbres, et le [fait] même [de] chercher fait qu'on ne peut pas trouver.
Toutes choses ont leur temps, comme dit le Sage224 : il y a un temps de chercher et temps de trouver, un temps de semer et un temps de cueillir. Et tout ainsi que celui qui voudrait toujours semer et tourner la terre, ne pourrait jamais cueillir, ainsi qui voudrait toujours chercher Dieu par la vie pratique, ne le pourrait jamais trouver et en jouir en la vie fruitive. Car la cause même, étant mal ordonnée ou réglée, non seulement ne produit pas son effet propre, mais aussi cause un effet contraire ; comme de toujours semer non seulement ne produit du fruit, mais au contraire stérilité : ainsi est il de cette recherche de Dieu, mais de ceci est amplement traité au chapitre 5.
Le remède de quoi est de trouver et de posséder Dieu par la perte et anéantissement de soi-même.
Neuvièmement, est ici imperfection de désirer Dieu, ce pour semblables raisons que dessus. Car ce qui est en désir n'est pas en possession ni fruition, mais ici Dieu se donne en possession et fruition, et pour ce, ne le doit-on désirer comme absent, mais en jouir comme présent.
En ce désir est aussi un acte empêchant la totale annihilation, de quoi est naïvement parlé au cinquième chapitre et est fort utile à voir.
Dixièmement, est imperfection de penser en Dieu, pensée imaginaire, pour ce qu'on ne le doit et pour ce qu'on ne le peut faire : on ne le doit pour ce que c'est un acte qui est contraire à l'annihilation. On ne le peut pour beaucoup de raisons alléguées au second chapitre qui sont profitables à voir : comme pour ce que Dieu est du tout supernaturel, mais la pensée est chose naturelle ; Dieu est plus grand et par- dessus nous, mais notre pensée est moindre et dessous nous, etc. Il faut donc le contempler, et non pas penser en lui.
Onzièmement, c'est quelque imperfection de jeter comme un regard en Dieu, pour ce qu'il a quelque secret mouvement et acte subtil. Mais il faut être si parfaitement uni à cette essence que toujours notre regard soit continuel et non distrait, à savoir non interrompu, et ainsi [il] n'y aurait pas de besoin d'acte particulier pour le continuer, joint que l'âme y devrait être tant assoupie et si éloignée de tout propre mouvement que son regard fût seulement le patient225 du regard de Dieu, non que son regard ne vît pas Dieu, mais que ce regard fût tiré hors de l'âme par cette beauté et vie, et non envoyé d'icelle âme, à celle fin qu'ainsi l'âme demeure parfaitement la patiente et en son rien.
Car tout ainsi que le soleil frappant sur quelque corps diaphane, à savoir transparent comme l'eau, le verre et cristal, attire et tire hors une réciproque splendeur devers lui, ainsi Dieu qui jette ses rayons de son regard sur l'âme226, attire vers lui un réciproque regard. Mais comme cette réciproque splendeur de l'eau et du cristal ne vient pas d'eux seulement ni par leur vertu, mais par le soleil, ainsi ce regard parfait ne vient pas de l'âme, ni par quelque acte sien, mais de Dieu. Et comme cette splendeur n'est pas la splendeur de l'eau, mais du soleil, laquelle pénétrante et clarifiante l'eau retourne vers le soleil, ainsi ce regard n'est de l'âme, mais de Dieu : lequel étant l’Esprit et la vie et lumière, pénètre et clarifie l'âme, et ainsi s'en retourne à Dieu, et quant et quant tire l'âme avec lui, [âme] qui se fait une même chose avec lui.
Car tout ainsi qu'au regard corporel, les choses envoient leurs formes ou espèces sensibles à l'œil, et puis s'en retournant, la vue ou puissance visible, qui ainsi en a été touchée, court et s'en retourne partialiser avec elles227, c'est-à-dire adhérente et s'unissante à elles, concourt avec elles, jusques aux choses d'où elles venaient et qui les envoyaient ; et ainsi est causée la vision d'icelles choses. De même est-il de la vision spirituelle, où Dieu envoie des lumières déiformes et son Esprit à l'âme, et s'en retournant à Dieu, l'âme qui en a été doucement touchée, concourt partialement avec elles et s'unissant avec elles, concourt avec icelles, et ainsi voit Dieu. Ce qui est selon son dire même, disant que sa parole ne retournerait pas vide, mais ferait tout ce qu'il dirait, à savoir tirerait les âmes avec elle en Dieu.
Finalement, est imperfection de trop observer ces mêmes ou semblables imperfections, car comme ainsi soit qu'icelles soient imperfections pour être ou continuer quelque acte et qu'en les recherchant on fait quelque acte, il s'ensuit qu'en les recherchant on fait quelque imperfection. Donc il ne les faut pas rechercher, sinon très subtilement, à savoir par une œillade qui passe vite comme un éclair ; et ceci non seulement pour les connaître, mais pour les amender, il ne faut rien faire du tout, mais souffrir à savoir l'engloutissement et anéantissement de cet abîme.
Toutes ces imperfections donc contiennent cette annihilation. Or ne faut-il pas penser que tant de points apportent quelque multiplicité en cet exercice ? La raison est que, bien qu'ils aient [il y ait] beaucoup d'imperfections, toutefois se remédient par un seul point et perfection. Car comme elles toutes proviennent d'une cause, à savoir l'être, ainsi sont-elles remédiées par une et unique cause contraire, à savoir le non-être, car comme toute imperfection vient quand l'homme est quelque chose, ainsi toute perfection [naît228] quand l’homme est anéanti : car alors Dieu seul vit et règne.
Lesquelles fautes, si à quelqu'un ne semblent pas telles, c'est pour leur très grande subtilité ; s'il pense qu'elles soient petites, c'est pour ce que le grand dommage qu'elles apportent est très secret ; si finalement elles lui semblent plutôt perfections, c'est pour ne considérer de quelle vie on parle, à savoir de la superéminente. Donc il faut savoir que comme elle est sublime, les règles doivent répondre à sa sublimité, et qu’ainsi les règles de la vie active ou illuminative ne lui sont pas propres pour être trop basses, tout ainsi que ces règles ne sont pas propres pour icelles, pour être trop hautes. Et comme les règles de grammaire ne peuvent pas servir à la philosophie, ainsi les règles et la méthode de la vie active, ou illuminative, ne conviennent pas à la vie superéminente.
Mais d'autant que ce dernier chapitre a enseigné cette annihilation seulement par le total anéantissement et assoupissement de tout acte, cessation de toute opération, et repos de tout mouvement en Dieu, et que toutefois il est besoin quelquefois d'user de tels actes et opérations, et avoir tels mouvements, comme en la rénovation d'opération, en l’étude, en la prédication, en la pratique de la passion, etc., il est nécessaire de montrer aussi l'annihilation et la pratique d'icelle touchant tels actes. Car bien que, par le huitième chapitre, est montré que tant ces actes que toutes autres choses ne sont rien, et on en a la science de ce leur [sic] rien et annihilation, toutefois non pas la pratique. Donc l'un de ces points est autant nécessaire que l'autre en cette besogne comme dessus est dit, à celle fin de ne pouvoir jamais voir autre que Dieu seul, qui est la fin de cette annihilation.
Donc pour pratiquer ceci, premièrement j'avertis le lecteur qu'il a ici à lever son esprit pour opérer plus spirituellement, plus subtilement et plus sublimement, et plus je ne dis éloigné, mais contraire au sens229 qu'il n'a encore fait ; pour ce que, là ou ci-dessus, il a simplement annihilé toutes choses, il le faut faire ici doublement. Car là où dessus il les a annihilées quand elles sont évanouies, il le faut faire ici quand même elles demeurent.
Pourquoi faire, et pour éclaircir et élucider cette annihilation, est ici nécessaire d'en faire une division, la divisant en passive et active.
L'annihilation passive est quand la personne et toutes choses sont annihilées, assoupies et évanouies, et l'appelons passive pour ce qu’elles pâtissent cette annihilation, et de celle ci a été parlé jusques à maintenant avec ses empêchements et imperfections au chapitre précédent.
L'annihilation active est quand la personne et toutes choses ne sont ainsi passivement annihilées, mais bien activement, à savoir par la lumière tant naturelle que supernaturelle de l'intellect, par laquelle il découvre et sait assurément qu'elles ne sont rien, et s'appuie sur cette connaissance et vérité, bien que le sens contredise.
L'une est quand il n'y reste aucune image et sentiment des créatures. L'autre quand il y a quelque image et sentiment, mais toutefois on connaît par cette lumière qu'elles ne sont rien. L'une consiste en connaissance expérimentale, se voyant être rédigés230 à rien, comme est écrit : Je suis réduit à rien231. L'autre consiste en connaissance vraie, mais non expérimentale selon le sens, mais bien selon l'intellect. Et pourrait on dire que l'une est simple, à savoir passive, l'autre double, à savoir active et passive, bien que la passive n'y soit selon le sens, mais selon l'esprit.
De ces deux annihilations, l'active est la plus parfaite pour deux causes, à savoir pour sa force et continuation. Pour sa force, d'autant qu'elle annihile toutes choses avec soi-même, non seulement quand elle est aidée de l'actuel trait232 de cette volonté, mais aussi quand la personne est en stérilité ; et [elle] les annihile tout autant quand elles demeurent que quand elles ne demeurent pas et s'évanouissent ; ce qui est un point très subtil et qui doit être bien remarqué, car par ainsi elle annihile même et les choses qui demeurent et ce qui annihile, à savoir son esprit et sa connaissance, en tant que créature avec toute son opération, et ne permet que chose quelconque, image ou sentiment demeure, que Dieu seul.
Pour sa force aussi, d'autant que ni la multitude des affaires extérieures, ni la multiplicité des opérations intellectuelles n'est suffisante pour empêcher cette annihilation ou distraire la personne. Troisièmement pour sa force, pour autant que non seulement elle est éloignée des sens, mais aussi contraire, tellement qu'elle annihile les choses non seulement quand l'âme est élevée par-dessus elles, mais même quand elle est parmi elles et les regardant non autrement que si elle ne les regardait point.
D'où aussi nécessairement advient la continuation de cette annihilation, qui est la seconde perfection de cette annihilation active, lesquelles perfections de force et continuation ne sont pas si parfaitement en l'annihilation passive, qui toujours attend (comme est dit) l'actuel trait de Dieu.
Beaucoup y a qui connaissent et pratiquent la passive, mais l'active est tellement sublime, subtile et si éloignée, voire et [et même] contraire aux sens que je ne sais s'il s'en trouve deux entre deux mille qui la pratiquent naïvement233, à faute de laquelle pratique, incontinent qu'ils font quelque œuvre corporelle ou spirituelle, comme l'étude, etc., ils sont déboutés234, abattus, distraits et rués jus235, et vivent ainsi toujours en pauvreté.
Ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir fruitive et pratique, qui contiennent toute la vie spirituelle. A la fruitive sert la passive, et à la pratique l'active. Car comme ainsi soit que ces deux amours ne sont jamais parfaits que de l'une ne soit fait l'autre, [jusqu’]à ce qu'ainsi en l'amour pratique on puisse jouir de Dieu, tout ainsi qu’en la fruitive, il faut nécessairement que cette annihilation active entrevienne236 pour assoupir les actes de cet amour pratique, qui autrement seraient obstacles de telle fruition, et comme un entre deux entre Dieu et l'âme.
Donc comme l'annihilation passive anéantit toutes choses, ôtant tout sentiment d'icelles et les transportant ainsi en l'amour fruitive, de même l'active les anéantit non moins quand elles demeurent (bien que non selon le sens) et ainsi les transporte au même amour fruitive ; tellement que l'amour qui, sans cette annihilation active, serait seulement pratique, par icelle est fait fruitive ; de sorte que, par cette annihilation active, on jouit continuellement de Dieu, soit qu'on opère ou produise des actes, ou non. Mais comme cette annihilation active n'est pas sensible, mais seulement spirituelle et supernaturelle, ainsi la fruition à laquelle elle nous transporte, n'est pas sensible, mais purement spirituelle et supernaturelle.
La perfection de cette annihilation active consiste à s'égaler à la passive en la passive annihilation et évanouissement des choses selon l'esprit, non selon le sens ; et ceci toujours, c'est-à-dire qu'alors elle est très parfaite, quand elle annihile aussi vraiment les choses que les sens comprennent comme s’ils ne les appréhendaient pas, et donne autant d'assurance et repos à l'esprit et union avec Dieu parmi elles, comme parmi celles qui sont totalement absorbées et annihilées, et parmi celles qui même n'ont jamais été.
Car par ainsi quand on voit, on ne voit pas ; et quand on ouït, on n'ouït pas ; quand on goûte, flaire et touche, on ne le fait pas ; quand la partie concupiscible, irascible et raisonnable désirent, abhorrent ou choisissent quelque chose, elles ne le font pas, vivant ainsi en une perpétuelle mort, et mourant ainsi en une éternelle vie, et finalement ensevelis ainsi au triomphe de la victoire, comme ce vaillant capitaine Elzéare qui était enseveli en la gloire de sa victoire, quand oppressé dessous la bête qu'il avait tuée, y acheva ses jours237. Car cette bête est tout le monde sensible, en tuant lequel et l’annihilant l’on se tue et s’annihile-t-on quant et quant soi même ; et ainsi est-on comme enseveli sous icelui : Et notre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu238.
Le sommaire de la pratique de cette annihilation consiste en deux choses, à savoir lumière et ressouvenance. La lumière est généralement pour toujours. La souvenance est pour nous relever, quand nous l'avons quelquefois oubliée et sommes distraits.
Touchant la première, cette lumière est une pure, simple, nue et habituelle foi, aidée par la raison, ratifiée et confirmée par l'expérience, et n'est sujette aux sens, n’y n'a aucune société ni commerce avec iceux, voire leur est contraire, et a sa résidence in apice animae [en la plus haute partie de l’âme], et contemple Dieu sans aucun moyen ou entre-deux.
Je dis qu'elle est « pure » pour exclure l'aide des sens, tellement qu'en vain cherche-t-on l'appui ou assurance d'iceux, auxquels il faut totalement renoncer. Premièrement, pour ce qu'on ne peut avoir toujours l'aide de sensible dévotion, mais cette foi doit être toujours. Secondement, pour ce que, quand on l’a, elle n'est assurée, mais incertaine et flottante ; mais cette foi ne doit être flottante. Et non seulement il faut totalement renoncer aux sens, mais aussi les totalement anéantir, pour ce que les sens sont faux et mensongers, nous faisant accroire que les choses sont ; mais au contraire cette foi doit être vraie, les annihilant. Les sens sont ténébreux, nous faisant vivre en eux, mais au contraire cette foi doit être lumineuse, nous faisant vivre en esprit.
Secondement, je l'appelle « simple » pour exclure toute multiplicité de ratiocination, comme étant fort contraire à cette pureté de foi. Premièrement, pour ce qu'elle la rend humaine ; mais elle doit être divine. Secondement, pour ce qu'elle fait produire des actes, et par conséquent cause l'être, non l'annihilation. Troisièmement, elle cause des entre deux et nuages entre Dieu et l'âme.
Troisièmement je dis « habituelle » où il y a un grand concept et bien à remarquer, à savoir qu'elle doit être continuelle, sans intermission ou relâche, pour ainsi sans cesse voir cet abîme de rien et de tout. Ce que bien qu'il semble difficile, ce néanmoins se peut faire pour deux raisons : l'une est que, tout ainsi que l’Ange qui est en terre, est toutefois au ciel pour l'habitude qu'il a à sa place au ciel, ainsi cette lumière et foi, bien que quelquefois elle ne voit actuellement ce rien et ce tout, ce néanmoins elle les voit par cette habitude qu'elle a de le voir. Et tout ainsi comme l'Ange en un clin d'œil monte au ciel, ainsi cette lumière et foi, en un clin d'œil, revient à l'actuelle contemplation de Dieu et de ce rien. Et comme l'Ange, depuis qu'il est ainsi monté en sa place, y est non dès alors, mais dès le commencement, ainsi cette lumière, dès qu'elle voit actuellement ce mystère, le voit non dès alors, mais dès le commencement, c’est-à-dire comme si jamais elle n’en eût été distraite.
La deuxième raison est que, tout ainsi comme la charité, qui est propre à la volonté, opère et aime quand même elle ne le fait actuellement, mais virtuellement, ainsi cette lumière et foi, qui est propre à l'entendement, opère et voit ce mystère quand même elle semble l'oublier et en être distraite.
Quatrièmement, je dis « aidée de la raison », à savoir du premier point susdit appelé connaissance, qui est fondée sur la raison, philosophie, Docteurs, Ecriture et exemple, comme là est montré. Toutes lesquelles preuves se réfèrent à ce mot de raison, dont cette foi s'aide ; à quoi n'est contraire ce que dessus est dit, que cette foi exclut toute ratiocination, car là j'entends du deuxième point, à savoir de la pratique de l'annihilation, qui doit être vide de toute telle multiplicité de discours, mais ici j'entends du premier point, à savoir de la connaissance, qui s'aide de cette raison et ratiocination.
Cinquièmement, je dis « confirmée par l'expérience », à savoir quand l'âme abîmée [engloutie] et tirée en Dieu en ce gouffre se voit réduite à rien, car par ainsi sa lumière et foi est grandement augmentée, de sorte qu'il lui est fort facile toujours après de croire à cette annihilation et, par cette lumière, de s'y enfoncer.
Sixièmement, je dis « qu'elle n'est sujette aux sens, etc. ». La raison est que tout ainsi que l'entendement n'est sujet à aucun organe, ainsi n'est cette lumière, qui appartient à cet intellect, et par conséquent n'est sujette aux sens, puisque nulle puissance de l'âme ne peut sentir sans son propre organe.
Septièmement, je dis que « cette foi et lumière est contraire aux sens », pour ce que même ils combattent ex diametro [diamétralement], l'un niant ce que l'autre affirme, les sens disant que telle ou telle chose est, et au contraire cette foi disant qu'elle n'est pas.
Huitièmement je dis qu'elle réside in apice animae [en la plus haute partie de l'âme], pour être la place la plus éloignée du sens et la plus proche de Dieu, et toute la fin, hauteur et comble de l'âme.
Neuvièmement, je dis « qu'elle contemple Dieu sans aucun entre-deux » pour n'être empêchée, mais totalement affranchie et délivrée des sens et de toutes choses sensibles.
Touchant le deuxième point, cette ressouvenance est une inspiration, un éclaircissement, un attouchement ou un élancement de la lumière divine, qui donne sur l'âme, et qui plus soudain et plus vite qu'un éclair, la frappe et la réveille, et fait voir où elle est, à savoir entre les bras de son Epoux. Et ainsi, par cette ressouvenance, l'âme se relève, quand elle semble distraite. Je dis : quand elle semble distraite, non pas quand elle l'est, comme est montré dessus, parlant de la foi habituelle.
Et notez premièrement que je l'appelle «ressouvenance », non introversion, pour deux causes : l'une est pour ce que l'introversion importe acte, dont cette ressouvenance n'en a rien ; l'autre est pour ce que cette introversion importe et présuppose extroversion et distraction, ce que ne fait cette ressouvenance, pour ce qu'elle annihile tout ce qui pourrait apporter distraction.
Secondement je l'appelle « ressouvenance » pour qu'elle n'est aucun acte de l'âme, mais l'opération de Dieu en elle, et ne vient pas d'elle mais de lui.
Troisièmement pour ce qu'elle ne change aucunement l'état de l'âme en la faisant approcher de Dieu ni Dieu d'elle, mais seulement la fait voir où et en quel degré et état elle est, à savoir en ce Tout.
Quatrièmement, pour ce qu'elle est vite et plus tôt faite qu'un acte.
Cinquièmement, pour ce que l'âme y est plus tôt qu'elle ne peut penser, et même avant qu'y penser, comme est dit, pour l'habituation de sa foi et lumière.
Voilà donc les deux points par lesquels on pratique cette annihilation active, le premier desquels sert pour la continuer, l'autre pour se relever, quand il semble qu'on a perdu telle continuation.
La pratique de cette annihilation se verra encore plus clairement par ses imperfections et empêchements, desquels allons parler.
Et premièrement est une imperfection de douter de la vérité de la vraie présence de Dieu, ou bien de le croire à demi, ou bien de le croire comme d'une croyance négligente et comme endormie.
Secondement, de ne vivre selon cette croyance, c'est-à-dire s'amuser aux choses en les estimant comme quelque chose, et de ne s'éveiller à contempler et continuellement embrasser cette beauté et gloire de son Epoux, que non seulement il reconnaît être présent, mais uniquement présent, sa présence faisant annihiler et évanouir toutes choses.
Troisièmement, de croire aux sens, et les laisser dominer sur la lumière, raison et foi, ou les aucunement écouter, vu qu'ils sont mensongers, vu que la mort entre par eux, vu qu'ils sont les fenêtres d'icelle, que la vie ne peut entrer par eux, qu'ils sont le parti contre lequel on combat pour les annihiler, et pour ce ne doivent être écoutés en leur cause propre, mais amortis239 et anéantis ; finalement vu que cette vie est par-dessus tous sens.
Quatrièmement, de fuir quelque œuvre240 nécessaire intérieur ou extérieur, craignant la distraction. Car ici se voit l'erreur et ténèbres de telle personne, et l'imperfection de son annihilation, qui pense que telle chose soit là où elle n'est pas ; et à lui vraiment qui ainsi l'estime, elle est quelque chose et pourtant à craindre, mais si son annihilation était parfaite, elle ne serait rien, et pour ce point à craindre. Voire qui ainsi craint la chose, en reçoit double dommage et doubles ténèbres, à savoir de la chose qui lui est tournée en ténèbres et de la crainte qui par son émotion241 lui cause obscurité. Là où ceux s'abusent qui, quand ils sont commandés à faire quelque chose, murmurent et s'excusent sous prétexte de s'adonner à l'esprit, et fuyant ainsi ce qu'ils disent chercher, à savoir Dieu qui est en telle œuvre, et causant un triple obstacle et ténèbres : premièrement l'œuvre, secondement la crainte d'icelle, troisièmement leur propre volonté et inobédience242.
Cinquièmement, est une grande imperfection de tacitement différer sa simple conversion à Dieu, comme on fait souvent quand on a en main quelque œuvre extérieur ou étude, etc., en pensant que, quand tel œuvre sera achevé, je me retirerai en Dieu. Car en ceci se trouvent deux imperfections : l'une que déjà l'on n'est pas uni ni annihilé en tel œuvre ; l'autre qu’il pense même qu'il ne le peut être durant icelui. Toutes deux sont erreurs et contre cette annihilation qui, étant pratiquée, ôte toutes choses d'une même façon et continuellement cause une parfaite union. Il y a aussi la sensualité, qui très secrètement demande être consolée par l'union sensible, ce qu'elle voit ne pouvoir être durant tel œuvre.
Sixièmement, est une très secrète imperfection de s'introvertir. La raison est que telle introversion présuppose l'extroversion, et qu'on était dehors, ce qui est directement contre cette annihilation, icelle nous faisant être toujours introvertis par le total absorbissement243 de tout ce qui nous pourrait extrovertir ou distraire.
Elle est aussi imperfection pour ce qu'elle use d'un ordre renversé, à savoir en s'enfuyant de ce qu'elle devrait faire fuir et évanouir, à savoir toutes choses ; car quand l'âme s'introvertit, elle s'enfuit et a comme une certaine crainte des choses extérieures ; aussi d'autant plus qu'elle s'enfuit et a peur, d'autant plus leurs images s'impriment en elle. Davantage, elle leur donne le lieu et la place de Dieu, qui au lieu qu'il devrait être en tout lieu, tellement que sa vraie présence dusse faire évanouir ces choses, elle au contraire donne tant de lieu à ces choses, que leur présence fait évanouir Dieu.
En outre telle sorte d'introversion est quelque sensibilité, et même ne se contente-t-on pas et ne croit on que l'on soit bien introverti, qu'on n'en ait eu quelque goût pour s'assurer.
Finalement cette introversion est tellement imparfaite que c'est toujours à recommencer, car en s'enfuyant ainsi des choses, incontinent qu'on est à faire quelque œuvre, on est derechef parmi elles, et ainsi toujours distrait, et ainsi à recommencer. Je dis donc qu'il ne faut pas s'introvertir pour ce qu'il ne faut jamais être extrovertis, vivant continuellement avec toute constance en cet abîme de l'Etre de Dieu, et en la nihilaité de toutes choses.
Septièmement, est une imperfection de faire différence entre le sentir et non-sentir, c'est-à- dire que, quand on sent et expérimente par lumière particulière ce Tout et ce rien, à savoir que Dieu est tout et que la créature n'est rien, il ne le faut non plus croire que quand on n'a pas telle lumière ; ni moins quand on n'a pas telle particulière lumière, que quand on l'a, dont il arrive que, quand par quelque grande attraction on est tiré profondément en Dieu, on croit très assurément qu'il est tout, pour ce qu'on le voit, et que toutes autres choses ne sont rien, pour ce qu'on les voit absorbées en cet abîme ; mais quand on est laissé en aridité sans aucun goût, ils pensent tout autrement. En cela donc, beaucoup faillent, faisant ainsi Dieu plus grand, plus parfait en un temps qu'en un autre, et les créatures plus quelques fois qu’un autre. La raison [est] pour ce qu'ils jugent non selon la lumière de la foi et de la raison, mais selon l'appréhension des sens.
Huitièmement, est imperfection de prendre la susdite souvenance comme acte, ou mouvement propre ou chose active de son côté, pour ce qu'ainsi elle empêcherait la vraie contemplation ; mais [il] la faut prendre comme une opération et mouvement de Dieu, et Dieu même à celle fin que jamais rien n'entrevienne entre Dieu et l'âme.
Neuvièmement, est une imperfection de ne [pas] se contenter de cette très simple ressouvenance. Et la raison est pour ce que tout ce que l’on fait après en scrutinant244, désirant et s'introvertissant, tend à la multiplication et être, non à la simplification et non-être. En quoi on s'abuse beaucoup puisque toujours on va cherchant davantage, tantôt en chassant les choses que déjà on devrait savoir être rien, tantôt en cherchant Dieu, que déjà on devrait croire être plus près de nous et plus nous que nous mêmes. Et d'autant plus qu'ainsi l'on cherche et opère, d'autant moins on trouve pour la grande multiplicité et mouvement de l'âme. Et au contraire, d'autant moins qu'on y cherchera et opèrera en se contentant de cette nue et simple ressouvenance, d'autant plus on verra Dieu, pour la simplicité et sérénité de l'âme.
Finalement, est imperfection de ne pratiquer continuellement et sans cesse cet exercice, à savoir de ce Tout et de ce rien, laquelle est ordinaire à beaucoup qui l'interrompent et coupent le fil de cette habituelle annihilation à tout acte, émotion, œuvre et mouvement qui se présente, et ceci pour ce qu'ils marchent selon le sens et non selon la nue foi : ils ne peuvent, dis je, voir ce Tout au Créateur, ni ce rien à la créature.
Le remède de toutes ces imperfections est manifeste, à savoir pour demeurer continuellement en cette annihilation, lumière et ressouvenance, selon qu'il est déclaré au chapitre précédent.
Ici est à noter que, comme en la volonté intérieure, il ne faut plus retourner à l'extérieure, mais faire toutes ses œuvres en la volonté intérieure : ainsi étant arrivé à cette superéminente, ne faut retourner ni à l'une ni à l'autre, mais continuellement vivre en icelle, y rapportant toutes ses œuvres, les faisant et spirituellement, voire et les consommant comme est montré en icelle, par le moyen de cette annihilation.
Nous n'entendons point quand nous disons qu'il ne faut retourner à la volonté extérieure qu'il faille mépriser les oeuvres extérieures (car même avons averti de cette tromperie245) mais entendons qu'on les spiritualise et annihile à mesure qu'on les fait.
En outre, il faut choisir l'un ou l'autre de ces moyens, qui sera plus convenable à son esprit, sans s'empêcher246 de tous deux, dont le deuxième est le plus parfait, et ce principalement en l'annihilation active.
Ces deux annihilations se doivent pratiquer chacune en son temps et lieu propre, et non l'une au temps et lieu de l'autre. Or, pour savoir le lieu propre de l'une et de l'autre, il faut se souvenir que, comme est touché au chapitre 11, ces deux annihilations servent aux deux amours, à savoir la passive à l'amour fruitif, c'est-à-dire à l'introversion, nue contemplation et fruition de Dieu, l'active à l'amour pratique, c'est-à-dire à l'extroversion vigoureuse et fidèle opération, soit corporelle ou spirituelle.
Tellement que le propre lieu de l'annihilation passive est quand il est question de l'amour fruitif, pour ce qu'elle réduit à rien tout mouvement et toutes opérations, et fait évanouir toutes formes et images, faisant ainsi jouir de Dieu.
Le propre lieu de l'annihilation active est quand il est question de l'amour pratique, car par icelle comme par une transcendance d'esprit, comme est montré, sont réduites à rien toutes œuvres, actes et opérations, tant du corps que de l'esprit, de sorte que, sortant ainsi sans sortir, opérant sans opérer, étant, sans sortir de son rien, vivant et toutefois mort, on fait de l'amour pratique l'amour fruitif, et de la vie active la vie contemplative, et jouit-on autant de Dieu selon la nue foi en l'opération et activité, comme au repos et oisiveté, ce qui est le sommet et comble de perfection : voilà les propres lieux de ces deux annihilations.
Ceux donc font mal qui les déplacent et renversent leur ordre, usant de l'annihilation passive en assoupissant leurs actes et opérations (comme font quelques uns) quand il faudrait fidèlement opérer par amour pratique, et usant de l'annihilation active (comme font beaucoup) en produisant des actes quand il les faudrait assoupir et jouir de Dieu par amour fruitif. Car les premiers tombent en une fausse oisiveté, les autres en une préjudiciable activité. Les uns, par une extrémité de repos, font mal leur devoir, les autres, par une extrémité d'opérer en vain, pensent ainsi jouir de Dieu.
Or pour réconcilier ces deux extrémités et obvier à ces deux fautes après avoir montré leur propre lieu, il convient montrer leur propre temps (à savoir de ces deux annihilations). Car bien que déjà nous ayons vu que le lieu propre de la passive est en l'amour fruitif, et de l'active en l'amour pratique, toutefois cela ne démontre pas le temps quand telle annihilation passive et son amour fruitif doivent avoir leur lieu, et quand l'active avec son amour pratique, à faute de laquelle connaissance on tombe aux susdits inconvénients. Et pour ce le faut ici déclarer.
Donc l'amour pratique ou opération est de trois sortes, à savoir extérieure, intérieure et intime : extérieure au regard des oeuvres corporelles, intérieure en discours et études, intime en la rénovation d'opération en l'oraison.
Touchant l'opération extérieure ou œuvres corporelles, il les faut faire quand l'obédience, l'obligation, charité ou discrétion247 les exigent, le tout suivant la règle de la volonté extérieure ; et si suivant cette règle, ils ne sont pas nécessaires, ne faut sortir de l'amour fruitif pour les faire. Car bien que l'annihilation active réduise à rien toutes nos opérations, toutefois ne se faut donner tant de liberté, et à escient en faire des superflues. Car qui aime le danger périra en icelui248, et qui trop embrasse mal étreint. Même, il est impossible que celui qui ainsi sciemment fait des œuvres superflues, puisse pratiquer cette annihilation active. La raison est qu'il ne peut avoir cette ressouvenance, donnant ainsi une fausse liberté, et même se trompe d'autant plus dangereusement qu'il les passe ainsi légèrement sous ombre de cette annihilation, d'autant que l'affection249 ou passion qui l'émeut à250 ainsi opérer et parler superfluement251, et est contre la susdite règle, lui ôte telle ressouvenance.
Mais si au contraire on ne veut faire telles oeuvres suivant la susdite règle, c'est une paresseuse oisiveté, d'autant plus dangereuse qu'elle est masquée du voile de contemplation.
Touchant l'opération intérieure, comme est l'étude, ratiocination, [etc.], il en faut faire selon que la nécessité nous dictera, sans que l'on en fasse de superflues, qui ne se font jamais sans passion, affection ou négligence. Et si l'on n'y donne ordre et prend garde, une grande immortification et dérèglement s'en engendrent et s'élèvent en notre cœur, s'y nourrissent et s'accroissent d'autant plus que moins on les découvre pour telles sous prétexte de perfection ou annihilation. D'où ensuit une pernicieuse et fausse liberté d'esprit, se laissant aller à toutes sortes de pensées superflues, vaines imaginations et frivoles discours ; et ainsi est faite ouverture à toute passion comme orgueil, estime de soi-même, soupçon, jugement et mépris du prochain, vaine joie, tristesse, crainte, ire, courroux, envie, et tout malheur, sans qu'on en fasse grand compte par sa stupidité252 et insensibilité au mal, comme ayant perdu la syndérèse253 de conscience.
Mais si on trouve que, suivant ladite règle, il soit la volonté de Dieu que ainsi l'on discoure, étudie, etc., et toutefois on le refuse, c'est une paresseuse pusillanimité, encore que palliée du manteau de piété et prétexte de s'adonner à l'esprit.
Touchant l'opération intime, comme la rénovation d'opération à nos prières, il la faut produire alors seulement quand, à faute de secours divin, ou vigueur et vivacité d'esprit, ou à cause de tépidité254, ou endormissement de nature, l'âme s'abaisse et devient assoupie et comme endormie, et ainsi oublie cet objet béatifique. Mais tandis que par l'attraction ou inaction de l'Epoux, ou par une vigueur et vivacité d'esprit, ou même par adhésion à simple ressouvenance, on peut demeurer uni avec Dieu en l'amour fruitif, il ne faut pas laisser cette annihilation passive et cet amour fruitif qui en dépend, pour sortir à l'annihilation active et amour pratique par actes ; bien que cette union ou ressouvenance en l’amour fruitif soit si nu et insensible que l'on n'ait nul sentiment, consolation, ni nulle autre assurance ou satisfaction de nature.
Et c'est ici la vraie oisiveté, où est l'épreuve de la fidélité, et où l'âme est constituée en la vraie pauvreté, et patience d'esprit, et résignation essentielle. C'est ici où est le dernier épuisement255 de tout ce qui est d'humain dans l'âme. C'est là où est la parfaite mort et la pleine victoire, et où l'on rend l'esprit à Dieu, et finalement où l'homme est rendu divin ; d'autant que par telle constance et mort, Dieu vit et règne en lui, y opérant toutes ses oeuvres.
Par cette oisiveté et cessation d'opération, on est constitué en une parfaite abstraction et dénudation d'esprit, où l'âme chasse loin tous vices et impuretés, et où sont pratiquées toutes les vertus et perfections, bien que essentiellement et sans multiplicité d'actes particuliers. Car là y a une merveilleuse vigilance et garde de cœur, qui ne peut laisser entrer non seulement aucun consentement ni délectation, mais aussi nulle pensée ou sentiment du péché, comme étant contraire à cette oisiveté ou annihilation passive ; tellement que toutes les passions y sont apaisées, et toutes les affections mortifiées, et tous les mouvements arrêtés. Là est l'amour réglé, le désir réfréné, la joie modérée, la haine amortie, et la tristesse mitigée ; la vaine espérance y est éteinte, le désespoir rebuté, la crainte chassée, l'audace réprimée, l'ire apaisée, et en somme tout dérèglement de l'âme y est dressé et réformé. Et si la moindre passion, affection, ou dérèglement ou pensée oiseuse y est, il n'y a plus parfaite oisiveté ni annihilation passive.
Touchant les vertus, quelle humilité est ce d'ainsi s'anéantir, quelle patience d'ainsi attendre, quelle constance d'ainsi persévérer, quelle longanimité d'ainsi profondément souhaiter, et quelle pureté de cœur de s’ainsi simplifier ! Et finalement quelle foi est si vive, quelle espérance si ferme, quelle charité si ardente, que celle qui se trouve en cette annihilation ou oisiveté ! Bien que toutes ces vertus, comme absorbées en la divinité, s'y pratiquent essentiellement, comme en leur source et fontaine, plutôt qu'actuellement, selon qu'en dit quelque bon docteur moderne256.
Ceux donc font mal, lesquels quand ils n'ont [pas] quelque union perceptible et expérimentale se reculent de cette annihilation, mort et expiration257, retournant et rentrant en eux-mêmes, en reprenant leurs propres actes, sans patienter en cette oisiveté, langueur et pauvreté d'esprit. Le plaisir de Dieu, ni son parler purement spirituel, ni son illumination essentielle ou supercéleste, bien que seulement en icelle annihilation ou oisiveté, expiration et mort, se trouvent cette essentielle connaissance et pure vision de Dieu. Tellement que, se reculant en cet endroit, et rentrant ainsi en eux mêmes, ils s'éloignent de toute connaissance pure, supercéleste, et de toute union, supernaturalisation et transformation en Dieu, vivant ainsi toujours en eux-mêmes, en leur propre sens et vieil homme : ce qui est encore clairement montré par toutes les raisons mises au troisième chapitre, prouvantes que nuls actes propres ou opérations258 humaines peuvent produire cette transformation et union divine, mais la seule annihilation.
Mais ces personnes, pour mieux satisfaire en cet endroit à la nature et sensualité, se contentent de se laisser tromper d'un prétexte de vertu, disant qu'il faut coopérer avec Dieu en cette annihilation et qu'il ne faut être oiseux, la vérité étant qu'en cette oisiveté on est moins oiseux, comme dessus est dit, que moins nous y opérons, et d'autant plus que telle opération est spirituelle et ressemblante à celle de Dieu, et éloignée du sens et de l'opération ordinaire, laquelle, comme est prouvé au susmentionné chapitre troisième, ne peut immédiatement unir l'âme à Dieu.
Mais [quoi] que ces personnes prétendent, si elles regardaient bien le fondement de leur âme, elles trouveraient que c'est l'amour propre, infidélité, pusillanimité, propre recherche et impatience d'esprit, qui les font ainsi sortir de cette annihilation, bien que la nature se couvre du prétexte de vertu. Et [il] s'en trouve quelques uns, lesquels par cette tromperie ont demeuré longues années comme à la porte de perfection, sans jamais entrer, d'autant qu'au lieu d'entrer en Dieu par cessation de leur propre opération et annihilation d'eux-mêmes, ils sont rentrés en leur terre et en leur nature par une rénovation de leurs propres actes et opérations humaines ; mais étant avertis de ce point, ils sont facilement entrés en cette porte.
Mais bien que la plupart des personnes spirituelles donnent dans cette extrémité, il est toutefois possible d'en trouver d'autres qui sont en l'autre extrémité d'oisiveté, prenant l'extrémité pour le moyen, et la fausse oisiveté pour la vraie, et pour ce, semble ici nécessaire d'en parler, et de la différence de l'une et de l'autre.
L'oisiveté donc fausse est un repos en la nature et non en Dieu, en laquelle on n'opère ni en la nature ni en Dieu ; et diffère de la vraie et bonne en ce que la fausse est oisiveté, mais non annihilation, nourrissant en elle un grand amour propre. La bonne oisiveté est une totale annihilation, consumant tout l'homme. L'une est détournée de Dieu et réflecsée259 sur soi ; l’une [l’autre] est détournée de soi, et réflecsée et adressée en260 Dieu. L'une désire consolation et soulas261, l'autre uniquement Dieu. L'une est la mort ou annihilation imaginaire, l'autre réelle et de fait. Et ainsi l'une est fort prompte à rentrer au vieil homme et en son propre vouloir, l'autre se méprise tout à fait. De l'une on fait la fin et but pour reposer en icelle, de l'autre on fait le moyen pour par icelle reposer en Dieu. L'une fait l'âme stépide262, ténébreuse et ignorante de vertu, l'autre fait le contraire. L'une élargit et rend grossière et endormie la conscience, et insensible de ses fautes et imperfections ; l'autre la rend délicate, découvrant et sentant ses moindres dérèglements. L'une rend la personne impatiente et triste quand il en faut sortir pour faire les œuvres d'obédience263 et charité, l'autre la fait être résignée et joyeuse. L'une est immortifiée et cache plutôt ses imperfections qu'elle ne les mortifie, comme se voit en leur vie hors de telle oisiveté. L'autre est mortifiée, arrachant par la racine et du fond du cœur ses imperfections. Finalement l'une enorgueillit et fait avoir bonne estime de soi, l'autre humilie et fait qu'on se méprise.
Pour conclure, l'une est sans adhésion aucune et ressouvenance de Dieu, et s'arrêtant finalement en ce repos, se délibère264 de ne produire jamais aucune action, encore qu'on se voit abattu et en la pure nature. L'autre a toujours au moins quelque petite adhésion ou ressouvenance de Dieu, encore que bien spirituelle, et a ce jugement et délibération de se relever par opération si d'aventure on se voyait déçu [déchu] et tombé en la pure nature par un assoupissement des puissances et endormissement des fonctions de l'âme.
Voilà les différences de ces deux oisivetés, et marques pour connaître l'une de l'autre, et surtout la dernière est propre à cet effet, qui est une différence de marque fort claire et manifeste, et peut servir pour toutes les autres. Notez ici toutefois que, pour quelque peu d'oubliance de Dieu en ce repos, qui souvent par fragilité arrive, il ne faut pas s’en décourager et rejeter le tout comme fausse oisiveté, mais seulement pro tanto et non pro toto, c'est-à-dire pour le temps qu'on a ainsi oublié Dieu, et non pour le reste. Et la faut corriger par vigilance et non rejeter par pusillanimité.
Voilà donc les trois sortes d'opérations, ou trois sortes d'amour pratique : extérieure, intérieure, et intime ; et comme chacun a ses deux extrémités et son moyen, à savoir le trop tôt opérer, qui est la fausse liberté, le trop tard d’opérer, qui est la fausse oisiveté, et l'opérer au dû temps, qui est la sainte activité, étant pratiquée toujours par son active annihilation comme dessus. Et quand il n'est le temps de sortir à telle activité et amour pratique par l'annihilation active, il faut perpétuellement demeurer en l'union et amour fruitif par l'annihilation passive. Par ainsi donc se voit ici le propre temps de ces deux annihilations, comme ci-dessus avons montré le propre lieu.
Ayant donc trouvé le lieu et temps, où et quand il faut opérer, il faut ici montrer la manière, comment il faut ici opérer. Et ayant trouvé trois sortes d'opérations ou d'amours pratiques avec leur propre lieu et temps, il faut ici trouver la façon et manière d'opérer d’une chacune.
Et premièrement, touchant l'opération extérieure et intérieure, lesquelles bien que leur lieu et temps soit de même en cette volonté essentielle qu'en la volonté extérieure, suivant la règle des choses commandées, défendues et indifférentes, soit corporelles, soit spirituelles, - laquelle règle il ne faut jamais laisser sous aucun prétexte de perfection, - nonobstant, la manière d'opérer en est autant éloignée que cette vie et volonté superéminente est plus sublime qu'icelle extérieure et active ; d'autant qu'étant en cette troisième, il faut faire en icelle les opérations de la première, sans toutefois descendre ou retourner en arrière à icelle volonté première.
Donc, quand il est question de l'amour pratique et opération extérieure, comme les oeuvres et exercices corporels, ou de l'amour et opération intérieure, comme [la] vertu, l'étude, [la] résistance en [au] péché, tentation, passion, affection, etc., il ne les faut pas faire comme en la première volonté, à savoir avec l'objet de la volonté extérieure, ou pour ce que Dieu le veut, mais avec l'objet de la volonté essentielle, à savoir l'essence divine, ou pour ce que Dieu est, comme connaissant vraiment qu'ainsi faisant on donne lieu à Dieu, qui ainsi reluira en lui, et qu'en faisant le contraire par sa propre volonté et ténèbres, il [on] ne jouira de Dieu ni verra cette essence.
Tellement que, quand on fait quelque bon œuvre extérieure, ou qu'on embrasse quelque vertu, ou résiste à quelque vice ou passion, il faut faire non pas en dressant quelque intention, mais en connaissant très assurément, très simplement et très purement qu'ainsi Dieu sera ; mais [qu’]en faisant le contraire, lui-même serait, et Dieu ne serait pas, quant à lui ni pour lui ; et non seulement quant à lui, mais aussi quant à Dieu même autant qu'il a pu ; d'autant que par son péché et propre volonté anticipant sur l'être de Dieu, il s'est levé265 soi même, faisant ainsi son Dieu et idole de soi même, de son péché et de sa passion.
Et notez que je ne dis qu'en faisant telle et telle chose, Dieu sera là, c'est-à-dire en icelle chose, ni alors, ni en tel temps, mais simplement que Dieu sera là : raison est que ce mot essence, ou Dieu, abstrahit ab hic et nunc266. Tellement qu'il ne sera pas en tel bon œuvre, mais tout partout, comme très bien expérimente l'âme qui, par telle pratique, se voit emportée admirablement en cet être quasi tout par tout avec lui, et comme si toutes choses étaient fondues en icelui, et semble ne marcher plus sur la terre. Aussi je ne dis que l'âme verra Dieu alors, mais simplement qu'elle le verra, c'est-à-dire non pas comme dès alors, mais dès le commencement ou sans commencement, pour ce qu'en lui elle voit l'éternité sans fin ni commencement.
Davantage, d'autant que toute la vie active, comme la pratique des vertus et résistance aux vices, et aussi la vie contemplative sont réduites à cette vie essentielle, et par ainsi sont pratiquées par ces deux points, Tout et rien, il faut autant soigner d'être ici toujours en ce Tout et en ce rien, comme aux autres deux vies d'être toujours en la volonté de Dieu et en notre abnégation, sachant que, quand nous perdons l'être de Dieu et trouvons nous mêmes comme quelque chose, nous faisons contre la volonté divine et la perfection, et selon notre propre volonté, vice et imperfection.
Voilà pourquoi il ne faut [pas] faire peu d'état de ce tout et de ce rien, principalement quand il est question de faire quelque chose de vertu ou perfection, et de fuir quelque vice et imperfection. Et [il] ne faut [pas] se laisser aller à ses affections et dérèglements sous prétexte de l'annihilation active, pensant en icelle les annihiler, car il ne se peut faire, puisque la même affection, passion, dérèglement et faux être, est l'absence du vrai être. De sorte que c'est chose autant possible267 d'être sciemment déréglé et ensemble annihilé, que c'est chose possible d'être et ensemble de n'être point, puisque même en étant passionné, on est, ce qui s'oppose diamétralement au non-être et annihilation. Telle annihilation donc n'est qu'en feintise268 et non en vérité, et ne sert de rien sinon de couvrir leur péché par excuse269.
Mais ceci s'entend de la passion ou tentation à laquelle on consent. Car pour celles auxquelles par la raison on ne consent point, et qui toutefois par sentiment demeurent en l'âme, il les faut toujours annihiler par l'annihilation active, et ainsi n'y reconnaître autre que ce Tout, comme en la première partie on ne reconnaissait autre que la volonté de Dieu. Et notez que si réellement on repousse tous vices et passions par son rien et par l'être de Dieu, finalement on remportera l'absolue et pleine victoire de [sur] la tentation, et sera-t-on si stabilié270, consolé et confirmé en cette pratique qu'on trouvera beaucoup plus de contentement à ce ainsi mortifier que jamais on ne sentait à suivre sa propre volonté et affection, pour ce qu’ainsi opérant, toute la peine, contradiction, fâcherie, qu'on sentait en renonçant à son vouloir et affection, est, ipso facto, sur le champ et sans aucun délai, changées en joie, en consolations, possédant pour soi même non quelque grâce ou vertu, mais Dieu même pour lequel uniquement il [on] s’est ainsi renoncé.
Par ceci donc se voit la manière de l'opération extérieure et intérieure, à savoir qu'elle se doive pratiquer non en la volonté ou suivant la volonté extérieure, mais par et en l'essence de Dieu et volonté essentielle. Non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures, mais il les faut faire avec perfection, en spiritualisant les choses corporelles et réduisant ainsi la vie active à la contemplative, et la volonté extérieure et intérieure à la troisième et l'essentielle, et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et comment et la manière comme il faut opérer, comme aux deux derniers chapitres est montré.
Quant à la volonté intérieure et de son opération je n'en parlerai pas, tant pour ce qu'elle est pour la plupart comme les effets de la première, qu'aussi pour ce qu'elle est parfaitement contenue en ces deux, comme le moyen en ses deux extrémités.
Or ayant vu la manière de l'amour pratique ou opération extérieure et intérieure, il reste maintenant l'opération intime, laquelle se fait en l'oraison quand l'âme, comme est susdit, se voit du tout271 abattue et sans ressouvenance de Dieu. Combien cette opération doit être pure, simple, spirituelle et éloignée du sens, son nom et épithète d'infinité272 le démontre assez : car puisque l'intimité et pureté, ou spiritualité en cet endroit n'est qu'une même chose, il s'ensuit que comme rien n'est si intérieur que ce qui est intime, aussi que rien n'est si pur, ni spirituel.
La raison pourquoi cette opération doit être si simple et pure, est à celle fin qu'elle n'éloigne trop l'âme de l'union et amour fruitif, et ne s'approche trop de la nature, et ne l'abatte par trop en elle même, mais qu'au contraire elle l'approche et remette immédiatement à l'union, et nous jette en l'essence de Dieu, nous éloignant de nous-mêmes et nous élevant par- dessus la nature.
Beaucoup de personnes font contre la règle de cette intimité d'opération, les unes toujours plus, les autres moins. Car il y en a qui ne cessent de produire de fervents actes et opérations naturelles, s'éloignant par icelles d'autant plus de la vraie union et essentielle contemplation qu'ils pensent ainsi s'en approcher ; et [ils] vivent d'autant plus en eux mêmes et en la nature que plus ils pensent ainsi vivre en Dieu et en son essence, n'étant telle opération ni intime ni pure, mais extérieure et impure. Et ceux ci non seulement font contre la pureté et intimité d'opération, mais aussi contre son dû temps, pour ce qu'ils opèrent toujours sans donner lieu à l'amour fruitif.
D’autant y en a qui opèrent avec même violence et impulsion de mouvements naturels, mais non pas toujours, mais alors qu'ils se sentent assoupis et abattus. Ceux ci font aussi contre l'intime pureté d'opération de cette vie, bien qu'ils observent le temps.
Finalement, il y en a qui, ainsi abattus, produisent des actes beaucoup plus subtils, mais non pas encore assez purs pour correspondre à la pure intimité ici requise, mais sentant trop le propre mouvement et force naturelle, et même le désir et satisfaction de nature.
Mais la plus pure et intime, la plus naïve et parfaite opération en cet endroit est, comme intime, une pure et simple ressouvenance de Dieu faite et pratiquée par pure et nue foi, de laquelle est parlé au douzième chapitre, étant icelle seule le vrai moyen de ces deux susdites extrémités de fausse oisiveté et dommageable activité, et icelle étant seule l'intime opération qui remet l'âme immédiatement à l'union et amour fruitif, et qui la jette en l'essence de Dieu. Car, d'un côté, elle s'oppose à l'oisiveté, endormissement et assoupissement de nature, éveillant toujours l'âme et la faisant attentive à son tout ; de l'autre côté, elle milite contre la dommageable activité, en tant qu'elle opère non par mouvement naturel, mais par vertu de la pure foi qui est surnaturelle et vertu infuse : non tant par l'homme que par ce Tout et par cette essence même qui, par son lustre, inspiration et lumière, la frappe et réveille, et quasi lui disant : « Me voici273 ».
Les imperfections qu'on peut commettre contre cette pure ressouvenance, sont mentionnées au treizième chapitre, lesquelles peuvent toutes comprendre par ces deux, à savoir d'y ajouter ou diminuer. Car de diminuer, à savoir d'être moins occupé que par une pure et simple ressouvenance, est de tomber en l'une des extrémités d'oisiveté, pour ce qu'on ne saurait être moins occupé et attentif sans être assoupi et oiseux274.
D'ajouter aussi, à savoir par autres actes propres, comme voulant plus s'approcher de Dieu qu'il ne lui semble être par cette ressouvenance et nue foi. Car quiconque fait ainsi s'en éloigne d'autant, et tombe ou décline vers l'autre extrémité de dommageable activité, comme voit celui qui n'étant accoutumé d'opérer nuement par-dessus la nature par vraie et nue foi, et lequel ne trouvant ici son accoutumé appui de sentiment. Car tel ne se contentant de cette pure et nue ressouvenance, multiplierait ses propres actes, s'éloignant ainsi d'autant plus de cette essence que plus ainsi il la chercherait.
Si toutefois au commencement pour n'être accoutumé à telle pure opération, on fait davantage que la simple ressouvenance, il faut l’annihiler par l'annihilation active ; et de même, si cette ressouvenance semble à quelques-uns d'avoir quelque ressemblement d'actes. Si aussi au contraire on en fait moins qu'icelle, il faut se relever comme est dit par la même simple ressouvenance.
Et bien que je die que cette ressouvenance se doive prendre plutôt passivement et comme l'acte et lumière de Dieu, que non pas notre opération, ce n'est pas à dire qu'il n'y ait pas quelque devoir de notre côté, non pas quelque acte naturel, mais par le lustre de la foi supernaturelle, non par quelques mouvements humains, mais par une adhésion et consentement à l'être et lumière de Dieu, prévenant et éveillant l'âme quand elle est aussi endormie et abattue. Et bien que je die qu’elle se doive prendre ainsi comme œuvre de Dieu, ce n’est pas à dire que nous ne puissions toujours faire et avoir cette ressouvenance quand nous voulons, vu que cette essence ou cette lumière est toujours de même façon présente, est présente à la porte et heurte275, et qu’icelle nue foi aussi par laquelle nous la voyons, [est] toujours dans l'âme et habituelle.
Par ainsi donc se voit l'opération intime, de sorte que, comme au chapitre précédent a été montré le propre lieu et temps, où et quand il faut exercer les trois sortes d'opérations en l'amour pratique, ainsi est ici montré la manière comment il les faut exercer. Et par ainsi se voit comment les deux premières vies se réduisent et se pratiquent en cette troisième, sans jamais descendre d'icelle.
Car comme le philosophe ne doit pas retourner en arrière à l'école et aux règles de grammaire, mais en la philosophie pratiquer la grammaire, aussi la personne spirituelle arrivée à cette vie superéminente ne doit pas descendre ou retourner en arrière aux deux premières vies, mais les doit parfaitement pratiquer en la dernière sans en sortir, non qu'il faille mépriser ou omettre les choses extérieures (car de cette tromperie avons assez souvent parlé), mais qu'il les faille faire avec perfection, c'est-à-dire en cette troisième vie et volonté, spiritualisant ainsi les choses corporelles, et faisant la vie active quant et quant être contemplative ; et ceci en remarquant le lieu où, le temps quand, et la manière comment il faut opérer, comme en ces deux derniers chapitres est montré.
Or pour dire276 précisément et particulièrement quand on est apte à cet exercice, et quand à chacune partie d’iceluy, c’est chose difficile, ou plutôt impossible, à raisons des diverses circonstances qui peuvent changer, ôter ou diminuer telle aptitude.
Car on doit considérer s’il y a beaucoup ou peu de temps qu’on est converti et qu’on pratique la vie spirituelle et parfaite.
Deuxièmement si la conversion a été ordinaire, et par la pure raison, ou bien si elle a été extraordinaire ou inaccoutumée.
Troisièmement si la personne est naturellement d’un esprit de constance, ou bien légère, soudaine277 et volage.
Quatrièmement si elle est fervente ou tépide278.
Cinquièmement si elle est simple ou subtile.
Sixièmement si elle est seule ou près de maître ou directeur.
Et selon ses conditions et aptitudes, il faut entreprendre l’exercice, et passer de l’un à l’autre partie. Autre reigle particulière on ne saurait donner sinon en général, savoir est que la première [partie] est pour ceux qui se doivent exercer en la vie active, la seconde pour ceux qui sont aptes à la vie contemplative, et la troisième pour l’esprit qui est propre à la vie suréminente. Fin de la troisième partie279.
Les longs titres des quinze chapitres n’étant pas repris dans une table de matières, nous proposons un bref repérage des thèmes en suivant l’ordre des chapitres et dans les expressions propres à Benoît :
1. Dieu est un et Il est Volonté,
2. La forte adhésion de l'intellect avec la volonté est le plus grand empêchement à notre Fin car toute pensée est moindre que nous-mêmes tandis que cette Volonté se donne à qui il lui semble bon - et nous n'y pouvons rien !
3. Heureusement le « moyen sans moyen » est tout divin, qui unit immédiatement l'âme à Dieu par ardeur d'amour sans le miroir des créatures.
4. La vue de Dieu se prête à des comparaisons spousales µ ? lyriques. Le premier point porte sur les multiples imperfections cachées de la contemplation.
5. Le second point porte sur le trop grand bouillonnement des désirs : de même que des grains sont transmués en blé, les désirs doivent conduire à l’union, mais progressivement : Dieu est toujours obscurément présent, puis se manifeste par notre désir, ensuite par ses caresses, par un remplissement comme l’éponge dans la mer, et enfin par l’évanouissement de tout désir « quand l’âme a Dieu » (éd. Osmont).
6. Le troisième point porte sur la dénudation d’esprit qui n’est possible que par l’opération de Dieu, par purgation, puis par illumination du feu d’amour où l’âme est passive.
7. Le quatrième point est proximité divine par adhésion à Dieu, dans la vraie vie active et contemplative « faisant de deux choses une ».
8. La vue de soi montre l’âme dénuée par son union à la volonté Essentielle. Nous ne pouvons être que rien, face à « Je suis celui qui suis » : « c’est une chute à la renverse ». La créature n’est qu’une pure dépendance de Dieu, comme les rayons du soleil ; ils sont ou ne sont pas selon le regard porté sur eux ou sur leur source.
9. En cet anéantissement, il faut tout miser dans le « rien que Dieu » par la fixe vue de ce Tout, puisque ténèbre et ignorance ne peuvent disparaître, n’ayant aucune lumière d’eux-mêmes – et tout mouvement propre, tout acte de l’âme est ici imperfection (éd. Osmont).
10. Les imperfections de la contemplation et leur remèdes font l’objet d’un long chapitre : ne pas contester les pensées, ne pas s’attacher à quelque exercice particulier, ne pas retenir forme ou image, même très déliée (telle que l’« immense extension » divine), ne pas désirer union sensible ni quelque assurance ou connaissance expérimentale qu’on est uni, ne pas vouloir trouver Dieu ailleurs et plus haut que dans nous-mêmes, ne pas désirer Dieu comme s’il était absent (ne voyant pas qu’on a ce qu’on cherche), ne pas jeter un regard en Dieu autre que la simple ressouvenance (comme s’il était ailleurs, or il est en nous comme l’oiseau dans l’air ou la splendeur du cristal), ne pas observer ces imperfections…
11. L’annihilation peut être passive telle une personne assoupie, ou active lorsque je suis réduit à rien. La seconde est plus parfaite, car possible non seulement quand l’âme est élevée mais quand elle est active.
12. L’annihilation active donne assurance et repos, elle exclut l’aide des sens (ils ne l’empêchent donc pas) et toute multiplicité de ratiocination, elle est continuelle… Elle est ressouvenance parce qu’elle ne vient d’aucun acte de l’âme mais produite immédiatement par l’opération de Dieu.
13. Nos imperfections sont : douter de la vraie présence de Dieu, croire aux sens, fuir quelque œuvre nécessaire en craignant la distraction, différer, s’introvertir comme si Dieu résidait plus en un lieu qu’en un autre, faire différence entre sentir ou non…
14. Par la garde du cœur, on évitera la fausse oisiveté en se détournant de l’amour pratique, et la préjudiciable activité qui produit ses actes.
15. Pour l’amour pratique de l’opération extérieure, on évitera toute volonté propre, car ainsi Dieu sera, et non pas telle « bonne œuvre » mais tout partout. L’opération intime s’accomplira par pure et nue foi et simple ressouvenance.
Ainsi la personne arrivée à la vie suréminente ne doit pas retourner aux deux premières vies, mais doit les pratiquer en accomplissant les choses extérieures.
*
Le travail de Jean Orcibal280 est admirable par son commentaire mené parallèlement à la séquence des deux textes (l’édition Osmont dite « pirate » et l’édition Chastellain « officielle »). Mais il en résulte quelque difficulté d’accès. Nous avons choisi de présenter le texte de l’éditeur Osmont en le colligeant sur l’exemplaire de Troyes. Nous ne reproduisons pas les citations latines lorsqu’elles sont suivies de leur traduction. Nous respectons généralement les minuscules de l’imprimé car les majuscules, introduite abondamment dans l’édition Orcibal, risquent de souligner la dimension métaphysique au détriment de l’aspect expérimental.
*
Quelques extraits d’une lettre adressée à Jean-Baptiste de Blois (-1609), frère capucin dont toutes les paroles « étaient efficaces et spirituelles, de manière qu’il était aimé d’un chacun », peuvent contribuer à éclaircir ce que Benoît entendait par « volonté de Dieu » :
LETTRE CONTENANT LA RÉPONSE A UN DOUTE TOUCHANT L'OBJET DE LA VOLONTÉ DE DIEU.
Vous dites qu'il y a grande différence entre Dieu et sa volonté, de ma part je ne connais point telle différence, car je pense qu'autant qu'on voit cette volonté essentielle seulement en Dieu, autant voit-on Dieu, et ce comme une chose non diverse, car en Dieu n'est autre que Dieu.
§
…au commencement cette volonté semble extérieure, puis après intérieure et finalement essentielle, non qu'elle soit en elle variable et différente, mais cela vient de nous, qui la contemplons aussi selon notre lumière, laquelle est petite…
§
Il faut donc savoir que cette volonté extérieure est semblable à la rivière qui coule en la mer, car ainsi cette volonté porte notre âme en Dieu, et comme l'eau de la rivière n'est appelée la mer, bien qu'elle soit la même eau, ainsi cette volonté extérieure n'est proprement appelée Dieu, bien que ce ne soit qu'un même esprit. Et comme les bornes seulement, et non la substance, la font appeler rivière et non mer, ainsi les bornes de cette volonté, et non la substance, la font appeler volonté, et non Dieu. Et comme les bornes de la rivière ne viennent pas d'elle, ainsi les bornes de cette volonté ne viennent pas d'elle, mais de nos ténèbres et capacité limitée. Et comme s'il n'y avait point de terre, nous ne pourrions voir la rivière, mais toute mer, puisqu'il n'y aurait de bornes, ainsi s'il n'y avait en nous de ténèbres, nous ne verrions plus cette volonté comme telle mais seulement Dieu, comme il est déclaré au neuvième chapitre de la troisième partie. Et comme le navire en cette rivière, n'ayant en soi empêchement, nécessairement est transporté par le fil d'icelle jusques dans la mer, ainsi l'âme n'ayant en elle empêchement est nécessairement portée par le cours de cette volonté en la nue essence de Dieu. Et comme quand on est ainsi mené dans la mer Océane, l'on ne voit plus de rivière (bien que la même substance), ains [mais] la mer, ainsi qui est mené en l'essentielle, ne voit plus cette volonté comme telle, mais Dieu seul.
§
Au commencement, je l'appelle volonté seulement, et non Dieu, parce que l'un de ces deux mots convient mieux à la vie active que l'autre, et puisque que plus proprement dit-on en la vie active : « Je ferai telle chose pource [parce] que c'est la volonté de Dieu », que de dire : « pource que c'est Dieu ». Aussi que ce serait une doctrine trop sublime et aucunement scabreuse pour les commençants. […] En la vie contemplative aussi je ne prends [pas] ce mot Dieu, pource qu'il y a encore image, bien que fort subtile et secrète.
D'Orléans ce 10 d'août 1593.
Votre F. en Jésus-Christ F. B.
Fénelon aimera proposer une approche « philosophique » prouvant l’existence de Dieu281, ce qu’il débute dès 1687 par une « Réfutation du système du Père Malebranche sur la nature et la grâce »282 :
…Je prétends que Dieu a mis dans son ouvrage une autre marque beaucoup plus éclatante et plus universelle de sa dépendance, je veux dire l’art divin qui règne dans toute la nature. […] Il ne faut qu’ouvrir les yeux. [OP 2], 85a 283.
…L’essence divine n’est point un être absolu et indépendant; car on ne peut la concevoir sans concevoir l’ordre, et on ne peut concevoir l’ordre sans concevoir aussi le monde existant, comme un être qui est hors de Dieu, et qui lui est pourtant nécessaire. [OP 2], 85b.
…Son bon plaisir, et le décret de Sa volonté. Si nous le méditons bien, nous trouverons que la plus haute idée de perfection est celle d’un être qui dans son élévation infinie au-dessus de tout, ne peut jamais trouver de règle hors de lui, ni être déterminé par l’inégalité des objets qu’il voit; mais qui voit les choses les plus inégales, égalées en quelque façon, c’est-à-dire également rien, en les comparant à sa hauteur souveraine; et qui trouve dans sa propre volonté la dernière raison de tout ce qu’il a fait. [OP 2], 88b.
Écrit à l’occasion des Conférences d’Issy, exposé par une lettre adressée à Bossuet le 28 juillet 1694 : « Je vous expose simplement, et sans y prendre part, ce que je crois avoir lu dans les ouvrages de plusieurs saints…284 ». Ce mémoire 285 précèderait donc de peu le Gnostique de saint Clément composé durant l’été 1694.
Si vous prouvez la vérité de l’amour pur d’abandon et de Sainte Indifférence, vous prouverez un état286. Cette Indifférence [195] n’est certainement pas une disposition passagère ni un transport de certains moments, c’est un état d’amour, [§ 2] si purifié qu’il n’admet plus que la conformité à la chose aimée. En sorte que l’âme ne s’occupe plus volontairement ni du goust quelle y peut trouver, ni de la peine quelle souffriroit si elle cessoit d’aimer, ni de la récompense attachée à l’amour, ni de son amour même, mais uniquement de son bien aimé. Cet amour si simple qui ne se regarde pas soi-même, pour ne regarder que le bien aymé, et pour vouloir tout ce qu’il veut en ne voulant jamais rien de distinct par soi-même, ne doit changer que pour se purifier davantage, et par consequent pour être de plus en plus dans l’habitude de la sainte indifférence. Si l’âme varie un peu pour de petites infidélités, il ne s’ensuit pas que cet état ne soit point permanent. L’état du Juste ordinaire qui a l’amour habituel, est sans doute permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible à l’esgard des pechez mortels, ni entierement invariable à cause [§ 3] des pechez veniels qui l’alterent un peu sans le détruire. L’état de la sainte indifférence est tout de même un état permanent, quoy qu’il ne soit ni inamissible dans les grands pechez ni inalterable par de petites infidelitez ou fautes passagères [196] qui altèrent la sainte indifference et qui ne la detruisent pourtant pas.
Dez qu’on a reconnu que la sainte indifférence est un état habituel, il s’ensuit que voilà un état où l’on est indifferent pour tout ce qui n’est pas Dieu même et sa volonté : on est indifferent pour toutes les choses temporelles et sensibles; on est indifférent pour tous les dons ou gousts spirituels qui ne sont pas l’amour de Dieu même. On n’est pas indifferent pour sa volonté qui est Luy même, ni par [§ 4] conséquent pour aucun des points de sa Loy et des préceptes287 de son Église; mais on n’a plus de volonté pour tout le reste, qu’à mesure que la volonté de Dieu se déclare intérieurement ou extérieurement. C’est ce qui fait la nôtre. Nous sommes en suspens pour toutes les choses où la volonté de Dieu est encore suspendue à notre égard; ensuitte nous ne voulons que ce que Dieu nous paroist precisément vouloir288.
[197]. Non seulement nous ne voulons point, dans cette indifference, les choses que nous ne scavons pas si Dieu veut pour nous, mais nous ne nous regardons pas nous-même, ni nostre interest; cela va jusqu’à ne regarder pas même notre amour, pour ne voir que le bien aimé; en effet l’occupation libre a et volontaire de notre amour pour Dieu est une reflexion et un retour sur nous [§5]-mêmes, qui nous distrait un peu volontairement de l’occupation simple et directe du bien aimé289 ; par consequent, ce retour volontaire seroit une petite altération de la sainte indifférence où l’âme est habituellement. Dez que vous avés admis cet état, vous le nommerez comme il vous plaira. Les mystiques ne disputeroient sur les noms, mais ils ne veulent point d’autre abandon ni d’autre état passif que celui-là; les actes réfléchis sur soy ne sont plus de saison : au lieu de renouveler l’amour, ils interrompent son mouvement simple et direct. Il est vray que tous les actes indif [198]ferents pour les choses communes de la vie n’interrompent point cet amour habituel et direct, parce que toutes ces choses sont dans l’ordre de cet amour et ne font point retourner l’âme volontairement sur elle-même et sur ce quelle fait.
Les distractions involontaires tout de même, par [§ 6] la raison qu’elles sont involontaires n’alterent point cette tendance simple et directe de la volonté. Il y a aussy beaucoup de retours involontaires sur soi-même, qu’il faut mettre au rang des distractions involontaires; ainsy il ne faut point s’estonner qu’une âme en cet état s’occupe de ses affaires et du commerce innocent de ses amis qui est dans l’ordre de Dieu, et qu’elle ait même beaucoup de distractions pendant qu’elle ne peut penser à son état intérieur290. Ces affaires se font par fidelité à l’amour sans retour291 ; ces distractions sont involontaires. Mais l’âme ne peut faire par grace une action de piété qui est contre son attrait de grace ; elle peut bien se distraire infidellement, mais non pas réfléchir par grace contre [199] son attrait292. Cela posé, vous excluez tous les actes reflechis [qui estoient volontaires,] vous excluez même l’occupation que vous auriez [§ 7] de vostre amour. N’est ce pas là cette nuict de l’esprit dont parle le B. H. J. de la Croix, où l’âme s’unit à Dieu par le non sçavoir et le non vouloir, les puissances estant suspendues pour tous les actes reflechis ? [EP-194/9].
C’est un état [“l’indifférence”] qui exclut toute gratitude, tout remerciement, tout acte reflechi et apperçu; où l’âme laisse tout vouloir à Dieu pour elle à son gré, où la volonté de Dieu donne seule le contrepoids au cœur, où l’on n’a plus aucun vouloir propre, où la volonté entierement abandonnée ne perit pourtant pas tout à fait; cet amour n’oseroit se regarder soy même mais le seul bien aimé; cette volonté trespassée en celle de Dieu ne peut presque cotre nommée d’aucuns termes. Ce n’est ni consentement ni acquiescement ni union qui est l’acte d’unir, mais unité qui est un estat stable. [EP-203].
…il faut que Dieu seul donne le contrepoids au cœur, que l’âme n’ait plus aucune volonté propre; il faut que trespassée en Dieu elle se laisse porter par luy, qu’elle ne s’excite plus pour s’unir, mais qu’elle demeure dans l’unité293. Voila la Sainte Indifférence qui est un abandon sans reserve pour l’exterieur et pour l’interieur. [EP-206].
…l’âme en parfait equilibre ne reçoit le contrepoids que de Dieu seul, n’ayant aucun mouvement ou desir propre elle est tournée en tout sens par toutes les impressions de la grâce : c’est comme une boule qui se tourne egalement de tous les costez, et que la moindre impulsion determine, parce qu’elle n’a ni situation ni determination propre294 -- cet état n’est que la parfaite mort à soy et l’entiere docilité à l’esprit Intérieur; c’est ce qu’on voit dans tout ce que faisoient les hommes divins. L’esprit les mene, les ramene, parle à eux, se tait en eux : ils sont livrez à la grâce, traditi gratiae dei295, ce qui est la vraye passivité; ils n’ont d’autre regle que l’esprit Intérieur qui les conduit. Ils sont des choses contraires à toute la sagesse humaine et sont souvent privez de ce qu’on appelle les pratiques regulieres et les moyens [§ 37] exterieurs de la vertu commune; cet état est un état de mort continuelle à soy et de foi semblable à celle d’Abraham qui va conduit par l’esprit intérieur sans sçavoir où; toutes les mortifications et les austérités imaginables qu’on choisit soy-même n’ont rien de comparable à cet état de foi sans goust ni soutien appere où l’on va toujours sans estre jamais sûr de ce que l’on fera et ou l’on se laisse toujours mener par cet esprit de grace et de mort contre tout amour propre. [EP-218/9].
[§ 41] Quoy qu’il n’y soit pas accompagné de ses dons sensibles et miraculeux qui ne sont pas luy même296 et qui luy sont infiniment inferieurs, n’est-il pas constant qu’il habite, qu’il agit, qu’il parle, qu’il demande, qu’il désire sans cesse en chacun de nous ? [Il n’est donc question suivant cette verité de notre foi, que de l’écouter, de luy faire un profond silence, de faire tomber tout mouvement et toute pente propre pour recevoir plus librement dans le parfait équilibre toutes les impulsions les plus delicates de cet esprit qui ne cesse de demander.] Il ne cherche qu’à parler, qu’à demander, qu’à operer toutes choses en tous297. [L’unique obstacle vient de nos empressements, de nos preventions, de nos volontez determinées, de nos desirs auxquels nous tenons, de nos repugnances, de nos secrets retranchements, des bornes que nous donnons à cet esprit.] Si nous ne luy resistons pas directement, du moins nous le contristons par nos [§ 42] hesitations dans l’etat de foy et par nos petits melanges. Voila ce monstre de l’estat passif pour lequel on demande des preuves rigoureuses comme contre les nouveautez des protestons; l’état passif c’est le christianisme tel qu’il est commandé dans l’Évangile, c’est le pur amour et l’abnegation entiere de soy même; c’est la conformité à toute volonté de Dieu, [222] c’est la fin essentielle pour laquelle nous avons esté créez c’est la souplesse de l’âme à toute impression de la grace en sorte que ne voulant rien de distinct par elle-même elle est toujours voulant ce qu’il plaist à Dieu de luy faire vouloir en chaque moment. [EP-221/2].
Il y a un Amour divin extatique qui ne permet point que les amants soient à eux-mêmes, mais à ce qu’ils aiment298. Le mot d’extatique ne doit donner aucune idée de ravissement sensible et passager. C’est un amour qui défie l’âme, qui la met hors d’elle, hors de tout retour et de tout interest propre, qui est la sainte indifference, qui ne [§ 49] permet plus à l’âme d’estre sienne, et qui ne l’occupe que du bien-aimé voila dans cet état passif l’indifference voyons quelle en est la raison.
L’âme dit St Denys299 entre dans la nuict de l’incomprehensibilité dans laquelle elle exclut toutes les apprehensions [227] scientifiques, elle s’attache entierement à ce qui ne peut estre ni touché, ni vu : elle est toute à celuy qui est au dela de tout, elle n’est ni à autruy, ni à aucune chose, ni à soy, mais avec ce qui est entierement inconnaissance incomprehensible par la cessation de toute connoissante, elle y est unie par la meilleure partie d’elle-même (qui est sans doute le fonds intime de la volonté sans reflexion) et par là même qu’elle ne connoit rien elle connoit au-dessus de toute connaissance; voila mot à mot ce que le B. H. J. de la Croix dit de l’evacuation des puissances. Ce n’est ni ravissement ni lumiere passagere. C’est l’estat d’amour [§ 50] et d’union dans la nuict de la foi et la cessation de tout acte apperçu. Il dit à Timothée dans la mystique contemplation : laissés les sens et les operations de l’entendement, tout ce qui est sensible et intelligible et tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, afin que vous vous esleviez incomprehensiblement, autant qu’il est permis, à l’union [228] avec ce qui est au-dessus de toute essence et de toute sçience.
Il n’est pas permis de dire qu’il parle d’une contemplation par ravissement qui est passagere et involontaire; c’est des enseignements qu’il donne pour entrer dans cet état, c’est une contemplation libre et active qu’il propose pour les commençants; laissez, dit-il, les sens de l’entendement par un exercice fait avec attention. [EP-226/8].
…cela nous fera entendre la force des paroles de saint Augustin qui raconte sa conversation avec sainte Monique. Il faudroit rapporter le chapitre entier. Il est manifeste que saint Augustin represente une Contemplation absolument conforme à celle dont parle saint Denys; il s’eleve vers ce qu’il appelle ailleurs idipsum : nous verrons dans son explication des Psaumes que cet idipsum selon luy est l’être immobile de Dieu, il passe de degré en degré au dessus de tout ce qui est corporel, il monte interieurement encore plus haut pensant neanmoins et raisonnant encore. Nous arrivâmes300, dit-il, à nos entendements, [232] et nous les surpassâmes (c’est ce que les mystiques appellent outrepasser) pour atteindre à la region [§ 56] d’abondance intarissable où vous nourrissez, ô Dieu, Israël de vostre eternelle verité. Nous y atteignismes un peu de tout l’élancement de notre cœur (foto ictu cordis), nous soupirâmes, dit-il, et nous laissâmes là comme des marques de notre navigation sur un rivage étranger, les premices de l’esprit attachées, et nous revinmes au bruit des paroles qui ont un commencement et une fin. Nous disions ensuitte si le Tumulte de la Chair se tait etc [...] si l’âme se tait à elle-même, ipsa sibi anima sileat […233] Voila manifestement l’exclusion de toute image, de tout discours, de tout acte reflechi, de tout retour sur soy même et sur sa propre operation; voila une oraison de silence où l’âme ne parle point à Dieu, mais ecoute en silence Dieu qui luy parle de cette parole eternelle et substantielle qui est sans succession de discours; voila l’amant qui est occupé du bien aimé et point de son amour; voilà la Contemplation active que saint Denys propose à Timothée commençant. Il est vray que saint Augustin ne l’a icy que passagere, aussy n’est il alors que commençant; nous trouvons encore precisement le même chose dans l’auteur des Meditations attribuées à St Augustin; il veut que dans le silence de toutes les creatures et de lame même, elle se quitte et parvienne [§ 58] à Dieu pour fixer en lui seul les yeux de la foy, oculos fidei figat. [EP-231/3].
Mais il n’est pas [§ 68] question de l’autorité de Cassien, il s’agit de celle de saint Anthoine patriarche des Solitaires et des Contemplateurs qui est sans doute de la plus grande autorité pour la vie interieure. Il s’agit d’une tradition constante, quoy que secrette, des plus sublimes solitaires sur une oraison qui est le but de tout leur état; qui est un état elle-même, et une immobilité de lame, une oraison perpetuelle et incorruptible sans discours, sans actes, sans images, qu’on commence selon la méthode de saint Denys par une contemplation active et toute reünie dans une seule occupation simple qui finit par un état de l’âme immobile et par une inspiration semblable à celle des ecrivains sacrez. Enfin remontez à saint Clement et vous trou-[239]verez dans son Gnostique toute la voye de l’oraison passive [§ 69] apprise des Disciples immediats des Apôtres. Voila sans doute une Tradition bien constante qui explique les passages mystérieux de l’ecriture sur lesquels elle est fondée. N’est il pas admirable d’entendre parler d’un costé saint Clément et saint Anthoine, et de l’autre saint Denys presque dans les mêmes termes ? [EP-238/9].
Le Gnostique, composé peu après le Mémoire sur l’Etat passif, est un opuscule de Fénelon du plus grand intérêt parce qu’il exprime avec bonheur ce que Fénelon entend par amour pur, hors de tout sentiment et ressenti. Il traduit également l’esprit qui animait le cercle quiétiste à l’époque des rencontres d’Issy, et le désir -- largement partagé, il existait également à Port-Royal -- de remonter aux véritables sources chrétiennes, par l’intermédiaire de saint Clément, le plus ancien des Pères. De nombreux thèmes sont repris par Fénelon et madame Guyon : les enfants, notion fondamentale chez Clément signifient jeunesse, nouveauté et non infantilisme ; le christianisme n’est pas une pure espérance, mais implique une certaine participation à la vie divine ; la bonté et l’amour de Dieu créateur sont soulignés et il vaut mieux imiter Jésus plutôt que d’être crucifié avec lui ; le thème de la divinisation est bien présent. En voici quelques extraits de notre édition 301 :
[...] Je dis que c’est l’amour qui fait le comble de la gnose. Ce n’est pas que le simple juste n’ait l’amour à un certain degré ; mais l’amour pur, l’amour qui absorbe toutes les autres vertus en lui, est l’essence de la gnose parfaite. Je vais expliquer ceci dans toutes ces parties et le prouver par les paroles de notre auteur. [...] Je dois donc montrer : 1° que la gnose n’est point le simple état du fidèle ; 2° qu’elle consiste dans la contemplation et dans la charité ; 3° que c’est une contemplation et une charité habituelle et fixe ; 4° que c’est une charité pure et désintéressée. [...]
Vous voyez toujours une sorte de charité pure et permanente, qui surpasse la foi et même l’espérance, qui fait le caractère de la gnose, et qui la met infiniment au-dessus de la foi simple, animée par un amour intéressé pour la récompense telle qu’elle est dans le commun des justes. Vous voyez que la gnose, si on pouvait la séparer du salut, serait préférable au salut même, pour une âme généreuse et gnostique, qui n’a point d’autre motif, en aimant Dieu, que l’amour de Dieu même. Voilà saint Clément qui fait ces suppositions impossibles et ces précisions métaphysiques que les savants modernes regardent, dans les mystiques, comme des raffinements ridicules et des nouveautés inventées par des cerveaux creux. Les voilà dans les mêmes termes. C’est que l’amour pur est de tous les temps ; et que l’amour pur, dans la délicatesse infinie de sa jalousie, va jusqu’au dernier raffinement. […]
Mais reprenons les paroles de notre auteur [Strom. IV, 22, 137] : « Celui qui est parfait, dit-il, fait le bien, mais ce n’est point à cause de son utilité. Quand il a jugé qu’il est bon de faire une chose, il s’y porte sans relâche, non en négligeant ceci et en faisant cela ; mais, étant établi dans l’habitude de faire le bien sans discontinuer, non à cause de la gloire que les philosophes appellent bonne renommée ni pour la récompense qui vient des hommes ou de Dieu, il rend sa vie parfaite selon l’image et la ressemblance du Seigneur. » Saint Clément conclut, en cet endroit [Strom. IV, 22, 138], que celui qui est véritablement bon, et établi dans cette habitude, imite la nature du bien, c’est-à-dire « qu’il se communique et qu’il n’agit que selon sa nature, sans autre pente que celle de bien faire ».
Le gnostique, dit saint Clément [Strom. VI, 9, 73], « demeure dans une même situation et immuable, aimant gnostiquement. » [...] Mais cette contemplation est-elle une espèce d’extase, empêche-t-elle les occupations communes de la vie ? Tout au contraire, c’est une union habituelle avec Dieu, qui anime l’homme et qui facilite toutes les fonctions de la vie où la Providence nous met.
Écoutez saint Clément [Strom. VII, 7, 35]: « ce n’est point dans un lieu marqué, dans un temple choisi, ni en un certain jour de fête marqué, mais c’est pendant toute la vie, et en tout lieu, soit que le gnostique soit seul, soit qu’il se trouve avec plusieurs fidèles, qu’il honore Dieu. C’est-à-dire qu’il lui rend grâce de l’avoir établi dans la gnose. » Il ajoute encore que « le gnostique est toujours avec Dieu sans interruption ». « Toute notre vie, dit-il encore, étant un jour de fête ; persuadés que Dieu est présent partout, nous labourons en le louant, nous naviguons en chantant ses louanges. » Il prie, dit encore ce Père [Strom. VII, 7, 19], « en tous lieux et cela ne paraîtra pas à plusieurs ; il prie en se promenant, en conversant, en se reposant, en lisant, en faisant des choses raisonnables ; il prie en toutes manières » ; c’est-à-dire, quelque chose qu’il fasse.
Toutes ces expressions marquent clairement une contemplation habituelle ; sans actes réfléchis et distincts ; sans effort ni contention d’esprit, sans extase ni lumière particulière ; les différentes pensées n’y entrant point, comme l’assure notre auteur, et les images en étant exclues. C’est une contemplation d’état permanent et fixe, que nulle occupation extérieure n’interrompt, qui est du cœur, et non pas de l’esprit; de l’amour, et non pas du raisonnement. […]
Voilà cet, amour d’abandon, duquel on fait un crime aux mystiques. Ils n’entendent, par abandon total, qu’un amour qui n’est borné à aucune épreuve. Au reste, le mot de spirituel est, dans ce langage, plus fort et plus remarquable que dans le nôtre. Car, selon le langage de saint Paul [par ex. I Cor. 2, 15 ; Gal. 6, 1], il veut dire inspiré par l’esprit de Dieu ; au lieu que parmi nous, d’ordinaire, il signifie seulement un homme éclairé sur les choses qui regardent les vertus. Vous voyez que c’est par un amour sans bornes et sans réserve qu’on devient l’homme spirituel, « et qu’on est fait une même chose avec l’esprit de Dieu ». [...]
Voulez-vous savoir encore comment le gnostique prie ! [...] Nous l’avons déjà dit, et je le répète, n’attendez pas des actes variés. Son genre de prière est « l’action de grâce pour le passé, le présent et le futur comme déjà présent par la foi » [Strom. VII, 12, 69]. Mais cette action de grâces comment se fait-elle ? Cette apparente multitude d’actes se réduit à se « complaire simplement dans tout ce qui arrive » [Strom. VII, 7, 45].
Ainsi ce qui est exprimé, d’une manière active et multipliée, se réduit à une disposition simple et passive. Mais rien ne nous montrera davantage la véritable pensée de saint Clément qu’une objection qu’il se fait à lui-même : « Toute union, dit-il [Strom. VI, 9, 73], avec les choses belles et excellentes se fait par désir ; comment donc peut demeurer dans l’apathie celui qui désire ce qui est beau ? » Voici sa réponse : « Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas ce qu’il y a de divin dans l’amour ; car l’amour n’est plus le désir de celui qui aime, mais une ferme conjonction qui établit le gnostique dans l’unité de foi. Il n’a plus besoin ni temps, ni de lieu. Celui qui est ainsi par l’amour dans les choses où il doit être, ayant reçu son espérance par la gnose, ne souhaite plus rien, puisqu’il a autant qu’il est possible ce qui est désirable. »
Quand on entend dire aux mystiques qu’après les épreuves et la mort intérieure, l’âme est transformée, en sorte qu’elle est déiforme, cet état divinisé ou déifié parait une chimère à tous les docteurs spéculatifs. Ce n’est pourtant pas une invention moderne : saint Clément, Cassien et saint Denys ne nous permettent pas de le croire. « Celui, dit, saint Clément, qui obéit au Seigneur, qui suit l’inspiration et la prophétie donnée par Lui, devient parfaitement, selon l’image du Maître, « un Dieu conversant dans la chair » [Strom. VII, 16, 101]. « Le gnostique, dit-il ailleurs, est donc déjà divin et saint, portant Dieu et étant porté de Dieu » [Strom. VII, 13, 82]. […] « Celui, dit-il encore ailleurs, qui abandonne sa vie à la vérité devient en quelque manière dieu, d’homme qu’il était » [Strom. VII,16, 95]. « Le Verbe, dit-il ailleurs, scelle dans le gnostique une parfaite contemplation selon sa propre image, en sorte que le gnostique est une troisième image divine, semblable autant qu’il est possible, à la seconde cause et à la véritable vie par laquelle nous vivons véritablement » [Strom. VII, 3,16]. Ces passages sont si formels, et les expressions en sont si étonnantes, qu’ils n’ont besoin d’aucun commentaire, pour en sentir la force. On n’a qu’à se représenter toujours combien on serait scandalisé d’un mystique de notre temps qui oserait parler ainsi. […]
Que si on me presse de dire, en philosophe, mes conjectures, j’avouerais que je ne vois nulle distinction réelle entre l’âme et ses trois puissances. Je ne suis pas même persuadé que le fond de la substance de l’âme soit autre chose que penser et vouloir. Dès que j’ôte penser et vouloir, je ne conçois plus rien qui reste302. Une union, qui se fait par contemplation amoureuse ne peut se faire que par pensée et volonté. […]
En veut-on un exemple ? [...] Je donne celui d’un homme, autant livré par l’habitude que par la nature à son amour-propre. Il s’aime toujours, sans actes formels ni réfléchis […] il ne se met jamais dans cet amour, mais il s’y trouve toujours actuellement, foncièrement [223] et invariablement établi, toutes les fois qu’il veut s’observer303. Il ne pense pas toujours à soi-même […] Les pensées et les affaires qui l’occupent sont des distractions, si on les considère par rapport aux actes excités et réfléchis ; puisque, dans ce temps-là, il cesse de penser formellement et distinctement à lui-même. […] Ces apparentes distractions ne peuvent distraire l’âme ; au contraire, elles sont la pratique de l’attention unique de l’âme à elle-même ; car elle rapporte tout à son intérêt et à son plaisir, dans les affaires et dans les amusements.
Changez seulement les noms ; et dites du gnostique, ou de l’homme passif, touchant l’amour de Dieu, tout ce que je viens de dire de l’homme livré à son amour-propre. Vous n’aurez plus de peine à entendre cette union substantielle, immédiate et permanente, où les formalités des actes excités et réfléchis, ni les pratiques méthodiques ne sont plus d’usage. [… 232]
Le gnostique, dit encore saint Clément, « devenu à Dieu, se crée et se forme lui-même ; et il forme aussi ceux qui l’écoutent » [Strom. VII, 3, 13]. Voilà le gnostique qui n’a point besoin d’être conduit, et qui conduit les autres. Voilà les auditeurs du gnostique bien marqués ; il les instruit, et sa parole met en eux l’ornement de la perfection. Saint Clément ajoute des expressions si étonnantes qu’on ne pourrait les croire, si on ne les lisait. « Le gnostique, dit-il, supplée à l’absence des apôtres; vivant avec droiture, connaissant exactement ; et, dans ceux qui lui sont proches, transportant les montagnes de son prochain et aplanissant les inégalités de leurs âmes » [Strom. VII, 12, 77]. On n’en peut plus douter, voilà le gnostique, qui, sans aucun caractère marqué, enseigne, dirige et perfectionne les âmes, avec une autorité apostolique : portant tout sur lui, comme saint Paul, et étant rempli d’une vertu efficace et miraculeuse, pour la sanctification des âmes. Dieu le fait ainsi, pour suppléer à l’absence des apôtres, laquelle doit durer jusqu’à la consommation des siècles ; ce qui suppose sûrement que Dieu donnera des gnostiques, dans tous les siècles, jusqu’à la fin.
Mais voici une chose bien remarquable, et qui doit être prise comme une clé générale des Stromates. Le même saint Clément, qui nous assure tant de fois que le gnostique est dans une union inamissible, imperturbable, inaltérable et qu’après avoir consommé toute purification, il est entré dans l’apathie de Dieu, et qu’il ne peut plus être tenté, ni avilir besoin de vertu ; le même Père, dis-je, nous assure que le gnostique « a des tentations » ; il ajoute aussitôt : « non pour sa purification, mais pour l’utilité de son prochain » [Strom VII, 12, 76]. Voilà le gnostique tenté comme Jésus-Christ, pour autrui. La tentation ne vient pas de son fonds, qui est dans une paix imperturbable ; elle vient d’une impulsion étrangère, c’est ce que semble exprimer cette expression. [...] C’est l’esprit de Dieu qui le mène pour être tenté, c’est un mystère de grâces. Ce qu’il a éprouvé autrefois pour lui-même, il l’éprouve de nouveau pour les enfants que Dieu donne selon la foi. Il souffre les douleurs de l’enfantement, comme l’apôtre. […] Ainsi quand saint Clément parle de la tradition des apôtres, touchant la gnose, il parle avec la plus grande autorité qu’on puisse trouver sur la terre, après celle des apôtres. Même, il touche à leur temps ; il dit que ses maîtres ont appris de Pierre, de Jacques, de Jean et de Paul. [… 255]
Il est suffisant à lui-même. Enfin il ne désire rien, même pour sa persévérance ; car lorsqu’on est entré dans le divin de l’amour, l’amour parfait n’est plus un désir, mais une union ou unité fixée et tranquille.
Cette lumière est stable. C’est une égale stabilité de l’esprit ; on n’en peut jamais être arraché. C’est une vertu qui ne se peut perdre ; le gnostique en cet état est dans sa disposition propre et naturelle ; il a l’être même de la bonté. Il est toujours immuable dans ce que la justice demande. L’affliction ne peut pas non plus le troubler, que le feu détruire un diamant. Sa contemplation est infuse et passive ; car elle attire le gnostique, comme l’aimant attire le fer, ou comme l’ancre, le vaisseau ; elle le contraint, elle le violente, pour être bon ; il ne l’est plus par choix, mais par nécessité. La sagesse se contemple elle-même en lui ; c’est dans la volonté du Seigneur qu’il connait la volonté du Seigneur ; et par l’esprit divin qu’il entre dans les profondeurs de l’esprit.
Il est inspiré, prophète, mais prophète par le pur amour, qui lui rend l’avenir présent ; car c’est l’onction qui lui enseigne tout ; et loin de pouvoir être enseigné, il ne peut être ni entendu, ni compris. Nul chrétien pathique et mercenaire, quand même il serait docteur, ne peut le comprendre, et encore moins le juger. Au contraire, c’est à lui à juger quels sont les fidèles dignes de son instruction sur la gnose. Il est dans l’état apostolique, et suppléant à l’absence des apôtres, non seulement, il enseigne, à ses disciples, les profondeurs des Écritures, mais encore, il transporte les montagnes et aplanit les vallées dans l’âme du prochain. Il souffre intérieurement des tentations pour purifier ses frères. Enfin il est bien heureux, suffisant à lui-mème, déiforme ou Dieu sur la terre ; vivant dans la chair, comme sans chair, arrivé à l’âge de l’homme parfait et hors du pèlerinage.
“Tradition des ss. Pères du Désert sur l’état fixe d’oraison continuelle ou Examen de la IX. et X. Conférence de Cassien, par Feu Monsr. Fénelon, Archevêque-Duc de Cambrai.”304
[…] Et il assure que l’Oraison et les vertus sont [336] inséparables, en sorte qu’on ne parvient à ce genre d’Oraison perpétuelle et sublime, qu’après avoir vidé du cœur tout ce qu’on en arrache en le purgeant et tous les débris des passions mortes [...]
Il faut donc qu’il y ait une certaine disposition fixe et habituelle de l’âme, toujours tournée vers Dieu par état, qui soit cette oraison continuelle, et que les affaires ni même les distractions continuelles ne puissent interrompre. Il faut qu’elle dure lors même que l’âme ne l’aperçoit point et que l’imagination présente d’autres objets. C’est une tendance secrète et continuelle de la volonté vers Dieu, qui n’est point un mouvement interrompu et par secousse ; mais une pente habituelle et uniforme, qui fait que la volonté par son état et par son fond ne veut plus que Dieu, et le laisse sans cesse faire tout en elle.
Cette union à Dieu ne peut être ni par effort [337] ni par excitation du cœur, ni par contention d’esprit ni par une vue distincte. Rien de tout cela ne peut être absolument continuel : car tout ce qui est distinct et marqué, ne l’est que par être différent de ce qui précède et de ce qui suit ; d’où il faut conclure que toutes ces choses distinctes ne sont que passagères. Aussi voyons-nous que ceux qui parlent de cette Oraison sans interruption, ne veulent pas même la nommer union mais unité, pour en exclure toute action distincte. C’est ce que dit saint François de Sales305 : c’est pour cela que le même saint dit que l’Oraison, dont il parle, dure même en dormant306. C’est cette présence de Dieu que l’Écriture représente comme continuelle dans certains hommes de l’Ancien Testament307 : Ils marchaient en la présence de Dieu. Toute leur voie, toute leur conduite , toutes leurs actions communes n’étaient que présence de Dieu.
On ne pense pas toujours à la lumière, mais on la voit toujours sans réflexion et c’est par elle qu’on voit tout le reste. Il en est de même pour certaines âmes. Elles ne pensent pas toujours à Dieu d’une façon distincte et aperçue : mais elles en ont toujours une certaine occupation d’autant plus secrète et confuse, qu’elle est plus intime et devenue plus naturelle. Ils ne font point des actes d’amour, mais ils aiment sans penser à aimer ; comme tous les hommes aiment sans cesse à être heureux, sans chercher distinctement [338] ni plaisir, ni intérêt, ni bonheur. L’âme pénétrée de Dieu est de même pour lui. Voilà donc un état où l’on fait Oraison en tout temps et en tout lieu sans intermission. C’est-à-dire que toutes les fois que l’âme s’aperçoit elle-même, elle se trouve non pas disposée à faire des actes ; mais dans une conversion constante, habituelle, et fixe vers Dieu qui est une espèce d’unité avec lui. Dans le moment où l’âme aperçoit Dieu , elle ne commence point à s’unir ; mais elle se trouve déjà toute unie et elle sent qu’elle l’a toujours été, lors même qu’elle n’y pensait pas actuellement.
Voilà ce que les mystiques appellent état d’oraison continuelle.
Ce n’est point une indolence stupide, une inaction intérieure, une non-volonté, une suspension générale, un équilibre perpétuel de l’âme. Au contraire, c’est une détermination positive et constante de vouloir et de ne vouloir rien, comme parle le cardinal Bona. On ne veut rien pour soi; mais on veut tout pour Dieu : on ne veut rien pour être parfait ni bienheureux, pour son propre intérêt; mais on veut toute perfection et toute béatitude, autant qu’il plaît à Dieu de nous faire vouloir ces choses, par l’impression de sa grâce, suivant sa loi écrite, qui est toujours notre règle inviolable. En cet état on ne veut plus le salut comme salut propre, comme délivrance éternelle, comme récompense de nos mérites, comme le plus grand de tous nos intérêts : mais on le veut d’une volonté pleine, comme la gloire et le bon plaisir de Dieu, comme une chose qu’il veut, et qu’il veut que nous voulions pour lui.
Il y aurait une extravagance manifeste à refuser par pur amour de vouloir le bien que Dieu veut nous faire et qu’il nous commande de vouloir. L’amour le plus désintéressé doit vouloir ce que Dieu veut pour nous, comme ce qu’il veut pour autrui. La détermination absolue à ne rien vouloir ne serait plus le désintéressement, mais l’extinction de l’amour, qui est un désir et une volonté véritable… [OP 1-1024].
O Dieu ! mon Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ? Dans cette impression involontaire de désespoir, elle fait le sacrifice absolu de son intérêt propre pour l’éternité, parce que le cas impossible lui paraît possible et actuellement réel, dans le trouble et l’obscurcissement où elle se trouve. Encore une fois il n’est pas question de raisonner avec elle, car elle est incapable de tout raisonnement. Il n’est question que d’une conviction qui n’est pas intime, mais qui est apparente et invincible. En cet état une âme perd toute espérance pour son propre intérêt, mais elle ne perd jamais dans la partie supérieure, c’est-à-dire, dans ses actes directs et intimes, l’espérance parfaite qui est le désir désintéressé des promesses. Elle aime Dieu plus purement que jamais. Loin de consentir positivement à le haïr, elle ne consent pas même indirectement à cesser un seul instant de l’aimer, ni à diminuer en rien son amour, ni à mettre jamais à l’accroissement de cet amour aucune borne volontaire, ni à commettre aucune faute même vénielle. [OP 1-1036].
Ainsi chaque âme, pour être pleinement fidèle à Dieu, ne peut rien faire de solide ni de méritoire que de suivre sans cesse la grâce, sans avoir besoin de la prévenir. Vouloir la prévenir, c’est vouloir se donner ce qu’elle ne donne pas encore; c’est attendre quelque chose de soi-même et de son industrie ou de son propre effort […] Si on examine la chose de près, il est donc évident que tout se réduit à une coopération fidèle de pleine volonté et de toutes les forces de l’âme à la grâce de chaque moment. Tout ce qu’on pourrait ajouter à cette coopération bien prise dans toute son étendue ne serait qu’un zèle indiscret et précipité, qu’un effort empressé et inquiet d’une âme intéressée pour elle-même [OP 1-1038].
ARTICLE XXVI / VRAI / Pendant les intervalles qui interrompent la pure et directe contemplation, une âme très parfaite peut exercer les vertus distinctes dans tous ses actes délibérés, avec la même paix et la même pureté ou désintéressement d’amour, dont elle contemple pendant que l’attrait de la contemplation est actuel. Le même exercice d’amour, qui se nomme contemplation ou quiétude quand il demeure dans sa généralité et qu’il n’est appliqué à aucune fonction particulière, devient chaque vertu distincte, suivant qu’il est appliqué aux occasions particulières… / FAUX / La contemplation pure et directe est sans aucune interruption, en sorte qu’elle ne laisse aucun intervalle à l’exercice des vertus distinctes qui sont nécessaires à chaque état… [OP 1-1066].
Elles lui parlent à toute heure comme l’épouse à l’époux. Souvent elles ne voient plus que lui seul en elles. Elles portent successivement des impressions profondes de tous ses mystères et de tous les états de sa vie mortelle. Il est vrai qu’il devient quelque chose de si intime dans leur cœur qu’elles s’accoutument à le regarder moins comme un objet étranger et extérieur que comme le principe intérieur de leur vie. [OP 1-1070].
…repos de pure union. C’est ce qui fait que saint François de Sales ne veut pas qu’on l’appelle union, de peur d’exprimer un mouvement ou action pour s’unir, mais une simple et pure unité. De là vient que les uns, comme saint François d’Assise dans son grand cantique, ont dit qu’ils ne pouvaient plus faire d’actes, et que d’autres, comme Grégoire Lopez, ont dit qu’ils faisaient un acte continuel pendant toute leur vie. Les uns et les autres par des expressions qui semblent opposées veulent dire la même chose. Ils ne font plus d’actes empressés et marqués par une secousse inquiète. Ils font des actes si paisibles et si uniformes que ces actes, quoique très réels, très successifs et même interrompus, leur paraissent ou un seul acte sans interruption, ou un repos continuel. De là vient qu’on a nommé cette contemplation oraison de silence ou de quiétude. De là vient encore qu’on l’a appelée passive. À Dieu ne plaise qu’on la nomme jamais ainsi pour en exclure l’action réelle, positive et méritoire du libre arbitre, ni les actes réels et successifs qu’il faut réitérer à chaque moment. Elle n’est appelée passive que pour exclure l’activité ou empressement intéressé des âmes, lorsqu’elles veulent encore s’agiter pour sentir et pour voir leur opération qui serait moins marquée si elle était plus simple et plus unie. La contemplation passive n’est que la pure contemplation : l’active est celle qui est encore mêlée d’actes empressés et discursifs. [OP 1-1072].
…une eau tranquille devient comme la glace pure d’un miroir. Elle reçoit sans altération toutes les images des divers objets, et elle n’en garde aucune. L’âme pure et paisible est de même. Dieu y imprime son image et celle de tous les objets qu’il veut y imprimer. Tout s’imprime, tout s’efface. Cette âme n’a aucune forme propre, et elle a également toutes celles que la grâce lui donne. Il ne lui reste rien, et tout s’efface comme dans l’eau dès que Dieu veut faire des impressions nouvelles. Il n’y a que le pur amour qui donne cette paix et cette docilité parfaite. Cet état passif n’est point une contemplation toujours actuelle. La contemplation qui ne dure que des temps bornés fait seulement partie de cet état habituel. L’amour désintéressé ne doit pas être moins désintéressé, ni par conséquent moins paisible dans les actes distincts des vertus que dans les actes indistincts de la pure contemplation. [OP 1-1075].
L’âme désintéressée, comme ce grand saint disait de la mère de Chantal (Vie de Mme de Chantal, p. 246), ne se lave pas de ses fautes pour être pure et ne se pare pas des vertus pour être belle, mais pour plaire à son époux, auquel si la laideur eût été aussi agréable, elle l’eût autant aimé que la beauté. Alors on exerce toutes les vertus distinctes sans penser qu’elles sont vertus, on ne pense en chaque moment qu’à faire ce que Dieu veut… [OP 1-1079].
L’âme paisible et également souple à toutes les impulsions les plus délicates de la grâce, est comme un globe sur un plan qui n’a plus de situation propre et naturelle. Il va également en tous sens, et la plus insensible impulsion suffit pour le mouvoir. En cet état, une âme n’a plus qu’un seul amour et elle ne sait plus qu’aimer. L’amour est sa vie, il est comme son être et comme sa substance, parce qu’il est le seul principe de toutes ses affections. Comme cette âme ne se donne aucun mouvement empressé, elle ne fait plus de contretemps dans la main de Dieu qui la pousse : ainsi elle ne sent plus qu’un seul mouvement, savoir celui qui lui est imprimé [P1-1082] de même qu’une personne poussée par une autre ne sent plus que cette impulsion, quand elle ne la déconcerte point par une agitation à contretemps. Alors l’âme dit avec simplicité après saint Paul : Je vis, mais ce n’ai pas moi, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. Jésus-Christ se manifeste dans sa chair mortelle, comme l’apôtre veut qu’il se manifeste en nous tous. Alors l’image de Dieu, obscurcie et presque effacée en nous par le péché, s’y retrace plus parfaitement et renouvelle une ressemblance qu’on a nommée transformation. Alors si cette âme parle d’elle par simple conscience, elle dit comme sainte Catherine de Gênes : Je ne trouve plus de moi; il n’y a plus d’autre moi que Dieu. [OP 1-1081/82].
CONCLUSION DE TOUS CES ARTICLES / La sainte indifférence n’est que le désintéressement de l’amour. Les épreuves n’en sont que la purification. L’abandon n’est que son exercice dans les épreuves. La désappropriation des vertus n’est que le [OP 1-1095] dépouillement de toute complaisance, de toute consolation et de tout intérêt propre dans l’exercice des vertus par le pur amour. Le retranchement de toute activité n’est que le retranchement de toute inquiétude et de tout empressement intéressé par le pur amour. La contemplation n’est que l’exercice simple de cet amour réduit à un seul motif. La contemplation passive n’est que la pure contemplation sans activité ou empressement. L’état passif, soit dans les temps bornés de contemplation pure et directe, soit dans les intervalles où l’on ne contemple pas, n’exclut ni l’action réelle ni les actes successifs de la volonté, ni la distinction spécifique des vertus par rapport à leurs objets propres, mais seulement la simple activité ou inquiétude intéressée : c’est un exercice paisible de l’oraison et des vertus par le pur amour. La transformation et l’union la plus essentielle ou immédiate n’est que l’habitude de ce pur amour qui fait lui seul toute la vie intérieure et qui devient alors l’unique principe et l’unique motif de tous les actes délibérés et méritoires ; mais cet état habituel n’est jamais ni fixe, ni invariable, ni inamissible : Verus amor recti, comme dit saint Léon, habet in se aposlolicas auctoritates et canonicas sanctiones. [OP 1-1094/95].
Tout le plan de mon livre se réduit à deux points essentiels. Le premier est de reconnaître que la charité, principale vertu théologale, est un amour de Dieu indépendant du motif de la récompense, quoiqu’on désire toujours la récompense dans l’état de la charité la plus parfaite. Le second est de reconnoitre un état de charité parfaite, où cette vertu prévient, anime tous les autres, en commande les actes, et les perfectionne sans leur ôter leurs motifs propres, ni leur distinction spécifique; en sorte que les âmes de cet état n’ont plus d’ordinaire aucune affection mercenaire ou intéressée. Voilà en gros le plan de l’ouvrage; venons au détail. (OC 2-287a)
… il est certain par la foi que Dieu veut le salut de chacun de nous, et qu’il veut que nous le croyions. …on n’a qu’à lire ce que j’ai dit de la nécessité indispensable où nous sommes de nous aimer toujours nous-mêmes ; faute de quoi nous tomberions, suivant le principe des Manichéens, dans une haine impie de notre âme, en supposant une mauvaise nature, ce qui seroit le renversement de l’ordre. (OC 2-295b)
Celui qui ne s’aime plus d’ordinaire que par charité , et du même amour dont il aime son prochain en Dieu et pour Dieu, ne s’en aime pas moins que celui qui s’aime encore d’un amour naturel et mercenaire, outre l’amour de charité. Plus on s’aime d’un Pléiade
, plus on se désire tous les vrais biens. Alors on se désire tous les biens, même temporels, dans l’ordre de la Providence, sans inquiétude ni empressement. À combien plus forte raison se désire t-on tous les biens spirituels pour le salut, qui est la consommation du plus pur amour ? L’âme la plus parfaite désire et demande donc avec l’Église tous les mêmes biens que l’âme imparfaite désire en formant les mêmes demandes. Toute la différence qui est entre elles n’est point du côté de l’objet, mais du côté de l’affection avec laquelle la volonté le désire. Elle se réduit à ce que l’âme parfaite ne se désire d’ordinaire tous ces biens que par un pur amour de charité, au lieu que l’imparfaite se les désire aussi d’ordinaire par un amour naturel qui la rend mercenaire, ou intéressée. (OC 2-296a)
“O mon Dieu, s’écrie ailleurs ce grand saint [Anselme, De mensuratione Crucis, cap. IV] celui qui se renonce tout entier pour vous avoir, qui périt à soi-même pour vivre en vous, qui n’est plus rien à soi pour n’être quelque chose qu’en vous , celui-là, pourvu qu’il n’ait plus rien en soi, ne craint plus de rien perdre de soi. Mais il est toujours assuré que vous conservez ce qui est à vous. Si les peines de l’enfer et celles du purgatoire le menacent, il ne s’en soucie guère, parce que le voyageur sans argent chante devant le voleur. Celui qui s’est renoncé ne craint plus de se perdre…” (OC 2-308b)
“L’amour, dit ailleurs ce Père [saint Bernard, Serm. 83 in Cant.], se suffit et se plaît par lui-même et pour lui-même, il est son mérite et sa récompense[...] j’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer. L’amour pur n’est point mercenaire , il ne tire point de force de l’espérance.” (OC 2-310b)
Cet auteur [ Denis le chartreux, De vit. et fin. solit., lib. II, art. XIV] ajoute que « ces enfans cachés sont consumés par l’amour, réduits au néant, transformés en Dieu, et unis à lui indissolublement dans cette transformation. » Dans cette transformation « l’âme sortant de soi, et s’écoulant , est plongée et engloutie dans l’abîme de la divinité, après avoir dépouillé toute propriété de soi-même et de tout le reste des créatures. » Cette propriété dont elle se dépouille est l’intérêt propre. Elle est, dit-il, fondue, anéantie, et perdue à l’égard d’elle-même. Elle n’aperçoit plus de distinction entre Dieu et elle. » « Celui, dit-il encore, qui aime Dieu de toutes ses forces, le fait sans aucune vue d’avantage, ni de récompense, ni parce que Dieu lui convient, ou qu’il en a besoin. » Il ajoute que « cette âme l’aime pour sa beauté , sa sainteté ; etc. » (OC 2-312a) […] « Il nous a aimés n’espérant aucun bien de nous, car il n’a pas besoin de nos biens. Il nous a créés et régénérés pour notre salut, non pour notre justice, mais pour sa bonté très libérale; car il a fait toutes choses pour lui même. Ainsi, quand nous l’aimons pour sa très pure bonté, non par l’horreur des peines, ni par le désir des récompenses, nous devenons déiformes. » (OC 2-312b)
Voici ce qu’elle ajoute sur les âmes de la septième Demeure [sainte Thérèse, Ch.III] : « Le premier effet du mariage spirituel est un oubli de soi, en sorte qu’il semble à l’âme , en cet état, qu’elle n’est plus, parce qu’elle est toute en telle manière qu’elle ne se connaît plus. Elle ne songe plus s’il doit y avoir pour elle un ciel, une vie, une gloire, parce qu’elle est toute occupée de celle de Dieu[...]. Ces personnes ne désirent point de mourir, mais au contraire de vivre plusieurs années en souffrant de très grands travaux, pourvu que le Seigneur soit tant soit peu glorifié par là. » Quand elle dit que le motif de la gloire n’encourage plus ces âmes, c’est dans le même sens auquel nous avons vu, dans saint Bernard, que le pur amour ne tire plus de forces de l’espérance. (OC 2-316b)
Il ajoutait [Le frère Laurent de la Résurrection, p. 53] que « depuis il ne songeait ni à paradis; ni à enfer; que toute sa vie n’était qu’un libertinage et une réjouissance continuelle. » (OC 2-321a) [et aussi (OC 2-268b) après :] « cette peine lui avait duré quatre ans…»
Les suppositions impossibles de la privation des biens éternels en aimant toujours Dieu, ne doivent pas être regardées comme des transports aveugles et rapides qui ne signifient rien de précis. Les saints les ont faites tranquillement, pour exprimer leur disposition ordinaire… (OC 2-323a)
Le repos en Dieu doit être une action véritable. C’est une occupation réelle de Dieu qui consiste dans sa connoissance et dans son amour. Vacate, et videte quoniam ego sum Deus. Enseignez que toute la vie intérieure ne consiste que dans des actes réels successifs et délibérés, qu’il faut renouveler le plus souvent qu’on peut, sans inquiétude ni empressement. (OC 2-328a)
Sur les oppositions véritables…, XXIV. C’est dans les endroits où saint Thomas veut distinguer précisément la charité et l’espérance qu’on peut trouver ces véritables notions sur ces deux vertus. « Il y a , dit ce saint docteur [2.2 Quaest. XVII, art.VIII puis VI], un amour parfait, et un amour imparfait. Le parfait est celui par lequel on aime quelqu’un en lui-même, en lui voulant du bien, comme un homme aime son ami. L’amour imparfait est celui par lequel on aime quelque chose non en elle-même, mais afin que quelque bien nous en revienne, comme un homme aime la chose pour laquelle il a une sorte de concupiscence. / Ce premier amour appartient à la charité qui s’attache à Dieu considéré en lui-même. L’espérance appartient au deuxième amour ; car celui qui espère tend à obtenir pour soi quelque bien. »
Voilà l’espérance moins parfaite que la charité, et pourquoi? Parce qu’elle cherche Dieu en tant qu’il nous en revient un bien , c’est-à-dire, la béatitude , et que la charité s’attache à lui , en le considérant simplement en lui-même. Cette doctrine est évidemment confirmée par ces paroles du même saint docteur. « Ce qui est par soi est plus parfait que ce qui est par autrui…» (OC 2-412ab)
La jouissance n’est que l’union ou repos dans le bien-aimé par le pur amour sans le motif de notre utilité. Suivant saint Thomas, plus l’âme s’occupe de cet amour sans chercher même ce qui la regarde dans la louange de Dieu, plus elle est parfaite. Cette perfection commence en ce monde. Elle est l’occupation ordinaire et principale des âmes parfaites. Le saint docteur recommande cette jouissance dans toutes nos œuvres et pour toutes nos œuvres, dans tous les dons et pour tous les dons. Rejeter cette voie, c’est être aveugle et insensé quoiqu’on soit juste, et toutes les œuvres en sont moins parfaites. (OC 3-254b)
« J’ai par la grâce de Dieu un contentement sans nourriture et un amour sans crainte c’est-à-dire qui ne manque jamais. La foi me semble du tout perdue, et l’espérance morte parce qu’il me semble que je tiens et possède ce que autrefois je croyais et j’espérais. Je ne vois plus d’union, parce que je ne puis plus voir autre chose que Dieu seul sans moi. Je ne sais où je suis, et je ne cherche pas à le savoir, et je ne veux pas le savoir, ni en avoir nouvelle. » Sainte Catherine de Gênes, Vie, Ch. XXII]. (OC 3-255a)
« Il faut tâcher de ne chercher en Dieu que l’amour de sa beauté, et non le plaisir qu’il y a en la beauté de son amour. » Saint François de Sales, Amour de Dieu, liv. IX, ch. X. (OC 3-259b)
« Que l’âme fidèle sache qu’aussitôt que l’esprit atteint à cette sagesse, quand même tous les sages du monde et tous les philosophes viendraient disputer, et lui dire : ‘Votre foi n’est pas la foi véritable; vous vous trompez;’ l’âme répondrait : ‘C’est vous-même qui vous trompez, et c’est moi qui ai la véritable foi d’une manière bien plus heureuse, ayant un fondement infaillible par l’union d’amour, que je ne pourrais l’avoir par les raisonnements et par les recherches. » [Saint Bonaventure, Myst. Theol., Liv.III, part. I.] […]« L’âme jouit, par cette union intime d’amour, d’une si grande liberté, qu’elle ne peut être conçue que par ceux qui en ont une connaissance expérimentale. » (OC 3-264a)
« Qu’est-ce que chercher son propre intérêt, soit honorable, soit délectable, soit utile, dans le royaume éternel, sinon faire entrer un ennemi dans la Jérusalem céleste? Qu’est-ce, sinon désirer de trouver dans le paradis ce qui n’y fut et n’y sera jamais, qui est la propriété ? Le Camus, év. de Belley, De la souveraine fin des actions chrét. p. 27.
Si vous continuez à leur dire qu’il faut servir Dieu seulement pour Dieu ; qu’il faut renoncer à ses intérêts propres et temporels et éternels pour le seul amour, c’est-à-dire pour le seul intérêt de la gloire de Dieu ; qu’il ne faut aimer que Dieu en toutes choses, et n’aimer aucune chose qu’en Dieu ; aussitôt les plus modérés vous enverront au ciel, où ils diront que l’amour de Dieu se pratique de cette sorte, et non pas en terre : comme si le Sauveur nous avait enseigné dans l’oraison dominicale à demander à son Père une grâce d’impossible pratique ici-bas ; quand nous le prions que sa volonté soit faite par nous en la terre, comme elle est faite au ciel par ses élus. Et les moins réservés crieront aussitôt à l’extravagance, à la bizarrerie , ou peut-être à l’erreur ou à l’hérésie ; car étant nourris […]. en leurs anciennes opinions et coutumes serviles ou mercenaires ils ne peuvent comprendre ce que c’est d’aimer Dieu pour lui-même : comme s’il n’avait pas assez de propre mérite pour être aimé de cette sorte , quand il n’aurait point eu sa droite les délectations des récompenses qui n’ont point de fin, ni en sa gauche le glaive des supplices. Ibid. p. 123. » (OC 3-267ab)
« Ici l’homme déjà fondu recoule en Dieu son origine[...]. Etant transformé au-dessus des images, et n’ayant plus sa propre forme, il arrive à un certain état dénué d’images, et est tellement déifié, que tout ce qu’il est , et que tout ce qu’il fait, Dieu l’est et l’opère en lui ; en sorte que ce que Dieu est essentiellement par sa nature, cette âme le devienne par grâce ; car encore qu’elle ne cesse point d’être créature, elle devient néanmoins toute divine et déiforme. Elle meurt étant toute consumée du feu de l’amour […] C’est ici que l’homme aperçoit qu’il s’est perdu lui-même. Il ne se connoît, il ne se trouve, il ne se sent plus nulle part; car il ne connoît plus qu’une seule très simple essence qui est Dieu […] C’est pourquoi il n’y a plus la que la très-pure divinite et l’unit essentielle […]. Dans cet homme, qui devient un même esprit avec Dieu , Dieu lui-même opère sans intermission. Ainsi les œuvres de cet homme sont au-dessus des œuvres de tous ceux qui ne sont pas dans cette union avec Dieu. Instit. append. I. c. 1. / Dieu partage son royaume avec cette âme, (OF3-281a), car il lui donne une très pleine puissance sur le ciel et sur la terre, et, qui plus est, sur lui-même, en sorte qu’elle soit la maîtresse de toutes les choses dont il est le maître. Mais elle ne se repose point en ces choses en y regardant sa délectation : car elle est tellement mortifiée qu’elle ne cherche nulle part son propre avantage, nulle part son utilité propre. Ibid. » (OC 3-280b-281a)
« Ces anxiétés d’esprit, que nous avons pour avancer notre perfection et pour voir si nous avançons, ne sont nullement agréables à Dieu, et ne servent qu’à satisfaire l’amour propre qui est un grand tracasseur. Entret. VII. p.110.
Tenez vos yeux haut élevés, ma très chère fille, par une parfaite confiance en la bonté de Dieu. Ne vous empressez point pour lui ; car il a dit à Marthe , qu’il ne vouloit pas, ou du moins qu’il trouvoit meilleur , qu’on n’eût point d’empressement , non pas même à bien faire. Ne veuillez pas être si parfaite. Ep. XII. l.VI. p.423. » (OC 3-282a)
Blosius. « L’âme connaît Dieu mieux que ses yeux extérieurs ne connaissent le soleil visible. Elle est établie en Dieu jusqu’à un tel point qu’elle (OF3-285a) le sent plus près d’elle , qu’elle ne l’est elle-même. De là vient que cet homme mène déjà une vie déiforme et suressentielle, devenant conforme à Jésus-Christ selon l’esprit , selon l’âme et selon le corps. Soit qu’il mange ou qu’il boive, soit qu’il veille ou qu’il dorme, Dieu, qui vit suressentiellement en lui, y opère toujours. Dieu lui-même enseigne un tel homme sur toutes choses, et lui découvre les sens spirituels et mystiques ; [...] car son âme est déjà un miroir clair et sans tache , convenablement exposé au divin soleil. Louis de Blois : Inst. c. XII. § 2.
« Quoique ces hommes aimables soient abondamment éclairés par la lumière divine dans laquelle ils connoissoient clairement ce qu’ils doivent faire et ne faire pas , ils se soumettent néanmoins volontiers aux autres pour l’amour de Dieu […] Ils n’ont aucun sentiment sur eux- mêmes. Ibid. § 4. » (OC 3-284b-285a)
Le frère Laurent. « Depuis mon entrée en religion (ce sont ses paroles) je ne pense plus ni à la vertu ni à mon salut. » Or l’espace de temps dont il s’agit étoit d’environ quarante ans. P. 14. (OC 3-287b)
XXVe PROPOSITION. / « On peut dire en ce sens que l’âme passive et désintéressée ne veut plus même l’amour en tant qu’il est sa perfection et son bonheur, mais seulement en tant qu’il est ce que Dieu veut de nous. » P. 226. / Note: On ne retranche ici le désir de l’amour qu’en tant qu’il est notre propre perfection et notre propre béatitude, comme tout le texte du livre le répète cent fois, c’est-à-dire que je ne retranche que la propriété. Mais on les désire alors en tant que voulues de Dieu pour sa gloire, et de cette manière on ajoute le motif de la charité à celui de l’espérance. » (OC 3-287b)
Vie du frère Laurent. […] Il disait que toutes les pénitences et autres exercices ne servaient que pour arriver à l’union avec Dieu par amour : qu’après y avoir bien pensé, il avait trouvé qu’il était encore plus court d’y aller tout droit par un exercice continuel d’amour, en faisant tout pour l’amour de Dieu[...]. qu’il ne pensait ni à la mort, ni à ses péchés, ni au paradis, ni à l’enfer, mais seulement à faire des petites choses pour l’amour de Dieu. P. 61 et 62. (OC 3-292b)
Cassien. « […] Cela arrivera quand tout amour, tout désir, toute affection, tout effort, toute pensée en nous , quand tout ce que nous voyons, tout ce que nous disons, tout ce que nous espérons sera Dieu , et que l’unité qui est maintenant du Père avec le Fils, et du Fils avec le Père, sera transfuse dans nos âmes[...]. Telle est la fin de la perfection du solitaire… Cassien Conf. X, ch.VI. » (OC 3-297a)
« Sur quoi son expérimenté maître spirituel, pour l’affermir en ce chemin, lui disoit : N’ayez point soin de vous-même, non plus qu’un voyageur qui est embarqué de bonne foi sur un navire, qui ne prend garde qu’à s’y tenir. Vie de la Mère de Chantal, Part. III, Ch. IV. p. 398 et suiv. » (OC 3-298b)
BLOSIUS. / « Enfin toute image ou pensées des choses passagères, même des anges et de la passion du Seigneur, ou toute pensée intellectuelle est à l’homme en cette vie un obstacle, lorsqu’il veut s’élever à l’union mystique avec Dieu qui est au-dessus de toute substance et de toute intellection. Dans cette heure-là il faut éviter et laisser ces sortes de pensées et d’images saintes (qui en d’autres temps sont reçues et conservées très utilement), parce qu’elles mettent quelque milieu entre Dieu et l’âme. C’est pourquoi que le contemplatif qui désire arriver à l’union, aussitôt qu’il se sent enflammé d’un fort amour de Dieu , et enlevé en haut, retranche les images ; qu’il se hâte d’entrer dans le sanctuaire et dans le silence éternel , où il y a une opération toute divine , et non humaine. I. App. Inst. ch. XII. p. 325. » / Le fond caché de l’âme[...]. est entièrement simple, essentiel et uniforme. En lui il n’y a point de multiplicité, mais l’unité ou les trois puissances supérieures n’en font qu’une. Ici règnent une tranquillité et un silence suprême, parce qu’aucune image ne peut jamais atteindre jusque là. Ibid. Ch. XII. § 4. » (OC 3 -301a)
Nous reprenons les titres utilisés dans l’édition moderne du choix fénelonien [OP] édité par J. Le Brun308.
V. Sur les fautes volontaires309 […] Concluez, Madame, que, pour faire tout ce que Dieu veut, il y a bien peu à faire en un certain sens. Il est vrai qu’il y a prodigieusement à faire, parce qu’il ne faut jamais rien réserver, ni résister un seul moment à cet amour jaloux, qui va poursuivant toujours sans relâche, dans les derniers replis de l’âme, jusques aux moindres affections propres, jusques aux moindres attachements dont il n.’est pas lui-même l’auteur. Mais aussi, d’un autre côté, ce n’est point la multitude des vues ni des pratiques dures, ce n’est point la gêne et la contention qui font le véritable avancement. Au contraire, il n’est question que de ne rien vouloir, et de tout vouloir sans restriction et sans choix, d’aller gaiement au jour la journée, comme la providence nous mène, de ne chercher rien, de ne rebuter rien, de trouver tout dans le moment présent, de laisser faire celui qui fait tout, et de laisser sa volonté sans mouvement dans la sienne. O qu’on et heureux en cet état, et que le cœur et rassasié, lors même qu’il paraît vide de tout ! […] (OP 1-573).
Souvent la tristesse vient de ce que, cherchant Dieu, on ne le sent pas assez pour se contenter. Vouloir le sentir n’est pas vouloir le posséder, mais c’en vouloir s’assurer, pour l’amour de soi-même, qu’on le possède afin de se consoler. La nature abattue et découragée a impatience de se voir310 dans la pure foi; elle fait tous ses efforts pour s’en tirer, parce que là tout appui lui manque; elle y est comme en l’air; elle voudrait sentir son avancement. À la vue de ses fautes, l’orgueil se dépite, et l’on prend ce dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence. On voudrait, par amour-propre, avoir le plaisir de se voir parfait; on se gronde de ne l’être pas; on est impatient, hautain et de mauvaise humeur contre soi et contre les autres. Erreur déplorable ! Comme si l’œuvre de Dieu pouvait s’accomplir par notre chagrin ! Comme si on pouvait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix intérieure ! Marthe, Marthe, pourquoi vous troubler sur tant de choses pour le service de Jésus-Christ ? Une seule est nécessaire311, qui est de l’aimer et de se tenir immobile à ses pieds. (OP 1-576)
Quand on est ainsi prêt à tout, c’est dans le fond de l’abîme que l’on commence à prendre pied312 ; on est aussi tranquille sur le passé que sur l’avenir. On suppose de soi tout le pis qu’on en peut supposer; mais on se jette aveuglément dans les bras de Dieu ; on s’oublie, on se perd ; et c’est la plus parfaite pénitence que cet oubli de soi-même, car toute la conversion ne consiste qu’à se renoncer pour s’occuper de Dieu. Cet oubli est le martyre de l’amour-propre ; on aimerait cent fois mieux se contredire, se condamner, se tourmenter le corps et l’esprit, que de s’oublier. Cet oubli est un anéantissement de l’amour-propre, où il ne trouve aucune ressource. Alors le cœur s’élargit ; on est soulagé en se déchargeant de tout le poids de soi-même dont on s’accablait ; on est étonné de voir combien la voie est droite et simple. On croyait qu’il fallait une contention perpétuelle et toujours quelque nouvelle action sans relâche ; au contraire, on aperçoit qu’il y a peu à faire… [OP 1-577, OS 1-94 313]
Qui vous tendra la main pour sortir du bourbier ? Sera-ce vous ? Hé ! c’est vous-même qui vous y êtes enfoncé, et qui ne pouvez en sortir. De plus, ce bourbier c’est vous-même ; tout le fond de votre mal est de ne pouvoir sortir de vous. Espérez-vous d’en sortir en vous entretenant toujours avec vous-même, et en nourrissant votre sensibilité par la vue de vos faiblesses ? Vous ne faites que vous attendrir sur vous-même par tous vos retours. Mais le moindre regard de Dieu calmerait bien mieux votre cœur troublé par cette occupation de vous-même. Sa présence opère toujours la sortie de soi-même, et c’est ce qu’il vous faut. Sortez donc de vous-même, et vous serez en paix. Mais comment en sortir ? Il ne faut que se tourner doucement du côté de Dieu, et en former peu à peu l’habitude par la fidélité à y revenir toutes les fois qu’on s’aperçoit de sa distraction. Pour la tristesse naturelle qui vient de la mélancolie, elle ne vient que des corps… [OP 1-578, OS1-96]
…ne se comptant plus pour rien, elles aiment autant le bon plaisir de Dieu, les richesses de sa grâce, et la gloire qu’il tire de la sanctification d’autrui, que celle qu’il tire de leur propre sanctification. Tout et alors égal, parce que le moi et perdu et anéanti, le moi n’est pas plus moi qu’autrui : c’est Dieu seul qui et tout en tous; c’est lui seul qu’on aime, qu’on admire, et qui fait toute la joie du cœur dans cet amour désintéressé. [OP 1-588]
Il est donc vrai que nous sommes sans cesse inspirés, et que nous ne vivons de la vie de la grâce qu’autant que nous avons cette inspiration intérieure. Mais, mon Dieu, peu de chrétiens la sentent ; car il y en a bien peu qui ne l’anéantissent par leur dissipation volontaire ou par leur résistance. Cette inspiration ne doit point nous persuader que nous soyons semblables aux prophètes. L’inspiration des prophètes était pleine de certitude pour les choses que Dieu leur découvrait ou leur commandait de faire; c’était un mouvement extraordinaire, ou pour révéler les choses futures, ou pour faire des miracles, ou pour agir avec toute l’autorité divine. Ici, tout au contraire, l’inspiration est sans lumière, sans certitude ; elle se borne à nous insinuer l’obéissance, la patience, la douceur, [592] l’humilité […] Ce n’est point un mouvement divin pour prédire, pour changer les lois de la nature, et pour commander aux hommes de la part de Dieu […] elle n’a par elle-même, si l’imagination des hommes n’y ajoute rien, aucun piège de présomption ni d’illusion. [X De la parole intérieure (à Mme de Maintenon) OP 1-591-592, OS1-109]
Dans les premiers dépouillements, ce qui reste console de ce qu’on perd; dans les derniers, il ne reste qu’amertume, nudité et confusion. / On demandera peut-être en quoi consistent ces dépouillements; mais je ne puis le dire. Ils sont aussi différents que les hommes sont différents entre eux. Chacun souffre les siens suivant ses besoins et les desseins de Dieu. Comment peut-on savoir de quoi on sera dépouillé, si on ne sait pas de quoi on est revêtu ? Chacun tient à une infinité de choses qu’il ne devinerait jamais. Il ne sent qu’il y était attaché que quand on les lui ôte. Je ne sens mes cheveux que quand on les arrache de ma tête. Dieu nous développe peu à peu notre fond qui nous était inconnu, et nous sommes tout étonnés de découvrir, dans nos vertus mêmes, des vices dont nous nous étions toujours crus incapables. C’est comme une grotte qui paraît sèche de tous côtés, et d’où l’eau rejaillit tout à coup par les endroits dont on se défiait le moins. Ces dépouillements que Dieu nous demande ne sont point d’ordinaire ce qu’on pourrait s’imaginer. Ce qui est attendu nous trouve préparés, et n’est guère propre à nous faire mourir. Dieu nous surprend par les choses les plus imprévues. Ce sont des riens, mais des riens qui désolent, et qui font le supplice de l’amour-propre. [OP 1-596]
Heureux celui qui présente hardiment toute l’étoffe dès qu’on lui demande un échantillon, et qui laisse tailler Dieu en plein drap ! Heureux celui qui, ne se comptant pour rien, ne met jamais Dieu dans la nécessité de le ménager. Heureux celui que tout ceci n’effraie point. / On croit que cet état est horrible, on se trompe, on se trompe ; c’est là qu’on trouve la paix, la liberté, et que le cœur, détaché de tout, s’élargit sans bornes, en sorte qu’il devient immense; rien ne le rétrécit, et, selon la promesse, il devient une même chose avec Dieu même. [OP 1-602].
On est contristé et découragé quand le goût sensible et quand les grâces aperçues échappent ; en un mot, c’est presque toujours de soi et non de Dieu qu’il est question.
De là vient que toutes les vertus aperçues ont besoin d’être purifiées, parce qu’elles nourrissent la vie naturelle en nous. La nature corrompue se fait un aliment très subtil des grâces les plus contraires à la nature; l’amour-propre se nourrit, non seulement d’austérités et d’humiliations, non seulement d’oraison fervente et de renoncement à soi, mais encore de l’abandon le plus pur et des sacrifices les plus extrêmes. C’est un soutien infini que de penser qu’on n’est plus soutenu de rien, et qu’on ne cesse point, dans cette épreuve horrible, de s’abandonner fidèlement et sans réserve. Pour consommer le sacrifice de purification en nous des dons de Dieu, il faut donc achever de détruire l’holocauste, il faut tout perdre, même l’abandon aperçu par lequel on se voyait livré à sa perte.
On ne trouve Dieu seul purement que dans cette perte de tous ses dons, et dans ce réel sacrifice de tout soi-même, après avoir perdu toute ressource intérieure. La jalousie infinie de Dieu nous pousse jusque-là, et notre amour-propre le met, pour ainsi dire, dans cette nécessité, parce que nous ne nous perdons totalement en Dieu, que quand tout le reste nous manques. C’est comme un homme qui to, choixmbe dans un abîme; il n’achève de s’y laisser aller qu’après que tous les appuis du bord lui échappent des mains. L’amour-propre, que Dieu précipite, se prend dans son désespoir à toutes les ombres de grâce, comme un homme qui se noie se prend à toutes les ronces qu’il trouve en tombant dans l’eau.
Il faut donc bien comprendre la nécessité de cette soustraction qui se fait peu à peu en nous de tous les dons divins. Il n’y a pas un seul don, si éminent qu’il soit, qui, après avoir été un moyen d’avancement, ne devienne d’ordinaire pour la suite un piège et un obstacle par les retours de propriété qui salissent l’âme. De là vient que Dieu ôte ce qu’il avait donné. Mais il ne l’ôte pas pour en priver toujours ; il l’ôte pour le mieux donner, et pour le tendre sans l’impureté de cette appropriation maligne que nous en faisons sans nous en apercevoir. La perte du don sert à en ôter la propriété; et, la propriété étant ôtée, le don est rendu au centuple. Alors le don n’est plus don de Dieu; il est Dieu même à l’âme. Ce n’est plus don de Dieu, car on ne le regarde plus comme quelque chose de distingué de lui et que l’âme peut posséder ; c’est Dieu lui seul immédiatement qu’on regarde, et qui, sans être possédé par l’âme, la possède selon tous ses bons plaisirs. [XI Nécessité de la purification de l’âme par rapport aux dons de Dieu… (à Mme de Maintenon) OP 1-605-606, OS1-171-172]
L’amertume d’avoir perdu Dieu, qu’on avait senti si doux dans sa ferveur, est un absinthe répandu sur tout ce qu’on avait aimé parmi les créatures. On est comme un malade qui sent sa défaillance faute de nourriture, et qui a horreur de tous les aliments les plus exquis. Alors ne parlez point d’amitié; le nom même en est affligeant, et ferait venir les larmes aux yeux; tout vous surmonte, vous ne savez ce que vous voulez. Vous avez des amitiés et des peines, comme un enfant, dont vous ne sauriez dire de raison, et qui s’évanouissent comme un songe dans le moment que vous en parlez. Ce que vous dites de votre disposition vous paraît toujours un mensonge, parce qu’il cesse d’être vrai dès que vous commencez à le dire. Rien ne subsiste en vous; vous ne pouvez répondre de rien, ni vous promettre rien, ni même vous dépeindre. [OP 1-607].
XII Sur la Prière. On est tenté de croire qu’on ne prie plus Dieu dès qu’on cesse de goûter un certain plaisir dans la prière. Pour se détromper, il faudrait considérer que la parfaite prière et l’amour de Dieu sont la même chose. La prière n’est donc pas une douce sensation, ni le charme d’une imagination enflammée, ni la lumière de l’esprit qui découvre facilement en Dieu des vérités sublimes, ni même une certaine consolation dans la vue de Dieu ; toutes ces choses sont des dons extérieurs, sans lesquels l’amour peut subsister d’autant plus purement, qu’étant privé de toutes ces choses, qui ne sont que des dons de Dieu, on s’attachera uniquement et immédiatement à lui-même. Voilà l’amour de pure foi, qui désole la nature, parce qu’il ne lui laisse aucun soutien; elle croit que tout est perdu, et c’est par là même que tout est gagné. Le pur amour n’est que dans la seule volonté314 ; ainsi ce n’est point un amour de sentiment, car l’imagination n’y a aucune part ; c’est un amour qui aime sans sentir, comme la pure foi croit sans voir. Il ne faut pas craindre que cet amour soit imaginaire, car rien ne l’est moins que la volonté détachée de toute imagination. Plus les opérations sont purement intellectuelles et spirituelles, plus elles ont, non seulement la réalité, mais encore la perfection que Dieu demande : l’opération en est donc plus parfaite ; en même temps la foi s’y exerce, et l’humilité s’y conserve. [(à Mme de Maintenon) OP 1-610, OS1-44]
C’est par une espèce d’infidélité contre l’attrait de la pure foi, qu’on veut toujours s’assurer qu’on fait bien; c’est vouloir savoir ce qu’on fait, ce qu’on ne saura jamais, et que Dieu veut qu’on ignore; c’est s’amuser dans la voie pour raisonner sur la voie même. La voie la plus sûre et la plus courte est de se renoncer, de s’oublier, de s’abandonner, et de ne plus penser à soi que par fidélité pour Dieu. Toute la religion ne consiste qu’à sortir de soi et de son amour-propre pour tendre à Dieu. (OP 1-611).
Il n’y a point de pénitence plus amère que cet état de pure foi sans soutien sensible ; d’où je conclus que c’est la pénitence la plus effective, la plus crucifiante, et la plus exempte de toute illusion. Étrange tentation ! On cherche impatiemment la consolation sensible par la crainte de n’être pas assez pénitent ! Hé ! que ne prend-on pour pénitence le renoncement à la consolation qu’on est si tenté de chercher ? Enfin il faut se ressouvenir de Jésus-Christ, que son Père abandonna sur la croix; Dieu retira tout sentiment et toute réflexion pour se cacher à Jésus-Christ; ce fut le dernier coup de la main de Dieu qui frappait l’homme de douleur ; voilà ce qui consomma le sacrifice. Il ne faut jamais tant s’abandonner à Dieu que quand il nous abandonne. [OP 1-612, OS1-47]
Il n’y a point de milieu : il faut rapporter tout à Dieu ou à nous-mêmes. Si nous rapportons tout à nous-mêmes, nous n’avons point d’autre dieu que ce moi dont j’ai tant parlé ; si au contraire nous rapportons tout à Dieu, nous sommes dans l’ordre ; et alors, ne nous regardant plus que comme les autres créatures, sans intérêt propre et par la seule vue d’accomplir la volonté de Dieu, nous entrons dans ce renoncement à nous-mêmes que vous souhaitez de bien comprendre. [XIII Sur le renoncement à soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-615, OS1-63]
Ce qui fait qu’aucune créature ne peut nous tirer de nous-mêmes, c’est qu’il n’y en a aucune qui mérite que nous la préférions à nous. Il n’y en a aucune qui ait ni le droit de nous enlever à nous-mêmes, ni la perfection qui serait nécessaire pour nous attacher à elle sans retour sur nous, ni enfin le pouvoir de rassasier notre cœur dans cet attachement. De là vient que nous n’aimons rien hors de nous que pour le rapporter à nous : nous choisissons, ou selon nos passions grossières et brutales, si nous sommes brutaux et grossiers, ou selon le goût que notre orgueil a de la gloire, si nous avons assez de délicatesse pour ne nous contenter pas de ce qui et brutal et grossier.
Mais Dieu fait deux choses que lui seul peut faire ; l’une de se montrer à nous avec tous ses droits sur sa créature et avec tous les charmes de sa bonté. On sent bien qu’on ne s’est pas fait soi-même, et qu’ainsi on n’est pas fait pour soi, qu’on est fait pour la gloire de celui à qui il a plu de nous faire, qu’il est trop grand pour rien faire que pour lui-même, qu’ainsi toute notre perfection et tout notre bonheur est de nous perdre en lui. Voilà ce qu’aucune créature, quelque éblouissante qu’elle soit, ne peut jamais nous faire sentir pour elle. Bien loin d’y trouver cet infini qui nous remplit et qui nous transporte en Dieu, nous trouvons toujours au contraire, dans la créature, un vide, une impuissance de remplir notre cœur, une imperfection qui nous laisse toujours retomber en nous-mêmes.
La seconde merveille que Dieu fait, est de remuer notre cœur comme il lui plaît, après avoir éclairé notre esprit. Il ne se contente pas de se montrer infiniment aimable; mais il se fait aimer en produisant par sa grâce son amour dans nos cœurs ; ainsi il exécute lui-même en nous ce qu’il nous fait voir que nous lui devons. (OP 1-616).
Votre bonne volonté n’et pas moins un don de miséricorde, que l’être et la vie qui viennent de Dieu. Vivez comme à l’emprunt; tout ce qui est à vous et tout ce qui est vous-même n’est qu’un bien prêté ; servez-vous-en suivant l’intention de celui qui le prête, mais n’en disposez jamais comme d’un bien qui est à vous. C’est cet esprit de désappropriation et de simple usage de soi-même et de notre esprit, pour suivre les mouvements de Dieu, qui est le seul véritable propriétaire de sa créature, en quoi consiste le solide renoncement à nous-mêmes.
Vous me demanderez apparemment quelle doit être en détail la pratique de cette désappropriation et de ce renoncement. Mais je vous répondrai que ce sentiment n’est pas plus tôt dans le fond de sa volonté, que Dieu mène lui-même l’âme comme par la main pour l’exercer dans ce renoncement en toutes les occasions de la journée.
Ce n’est point par des réflexions pénibles, et par une contention continuelle, qu’on se renonce ; c’est seulement en s’abstenant de se rechercher et de vouloir se posséder à sa mode, qu’on se perd en Dieu.
Toutes les fois qu’on aperçoit un mouvement de hauteur, de vaine complaisance, de confiance en soi- même, de désir de suivre son inclination contre la règle, de recherche de son propre goût, d’impatience contre les faiblesses d’autrui ou contre les ennuis de son état, il faut laisser tomber toutes ces choses comme une pierre au fond de l’eau, se recueillir devant Dieu, et attendre à agir quand on sera dans la disposition où le recueillement doit mettre. (OP 1-620).
Chacun porte au fond de son cœur un amas d’ordure, qui ferait mourir de honte si Dieu nous en montrait tout le poison et toute l’horreur ; l’amour-propre serait dans un supplice insupportable. Je ne parle pas ici de ceux qui ont le cœur gangrené par des vices énormes ; je parle des âmes qui paraissent droites et pures. On verrait une folle vanité qui n’ose se découvrir, et qui demeure toute honteuse dans les derniers replis du cœur. […] Laissons donc faire Dieu, et contentons-nous d’être fidèles à la lumière du moment présent. Elle apporte avec elle tout ce qu’il nous faut pour nous préparer à la lumière du moment qui suit ; et cet enchaînement de grâces, qui entrent, comme les anneaux d’une chaîne, les unes dans les autres, nous prépare insensiblement aux sacrifices éloignés dont nous n’avons pas même la vue. [XIV Sur le détachement de soi-même (à Mme de Maintenon) OP 1-627, OS1-77]
…sans l’amour de Dieu tout est vide, et avec lui tout est rempli : la mesure d’aimer Dieu est de l’aimer sans mesure… [OP 1-635].
Les découragements intérieurs nous font aller plus vite que tout le reste, dans la voie de la foi, pourvu qu’ils ne nous arrêtent point, et que la lâcheté involontaire de l’âme ne la livre point à cette tristesse qui s’empare, comme par force, de tout l’intérieur. [XX De la tristesse (à Mme de Maintenon ?) OP 1-648, OS1-87]
Dieu cache son opération, dans l’ordre de la grâce comme dans celui de la nature, sous une suite insensible d’événements. C’est par là qu’il nous tient dans les obscurités de la foi. Non seulement il fait son ouvrage peu à peu, mais il le fait par des voies qui paraissent les plus simples et les plus convenables pour y réussir, afin que les moyens paraissant propres au succès, la sagesse humaine attribue le succès aux moyens qui sont comme naturels, et qu’ainsi le doigt de Dieu y soit moins marqué, autrement tout ce que Dieu fait serait un perpétuel miracle qui renverserait l’état de foi où Dieu veut que nous vivions. [OP 1-650].
Notre mal est d’être attaché aux créatures, et encore plus à nous-mêmes. Dieu prépare une suite d’événements qui nous détachent peu à peu des créatures, et qui nous arrachent enfin à nous-mêmes. […] Il ne nous prive des choses que nous aimons que pour nous les faire aimer d’un amour pur, solide et modéré, pour nous en assurer l’éternelle jouissance dans son sein, et pour nous faire cent fois plus de bien que nous ne saurions nous en désirer à nous-mêmes… [OP 1-651].
Nous sommes-nous faits nous-mêmes ? Sommes-nous à Dieu ou à nous ? Nous a-t-il fait pour nous ou pour lui ? À qui nous devons-nous ? Est-ce pour notre béatitude propre ou pour sa gloire que Dieu nous a créés ? Si c’est pour sa gloire, il faut donc nous conformer à l’ordre essentiel de notre création, il faut vouloir sa gloire plus que notre béatitude, en sorte que nous rapportions toute notre béatitude à sa propre gloire. [XXIII Sur le pur amour (dissertation, à partir de 1697) OP 1-658, OS1-251]
Ce n’est pas que l’homme qui aime sans intérêt n’aime la récompense; il l’aime en tant qu’elle est Dieu même, et non en tant qu’elle est son intérêt propre ; il la veut parce que Dieu veut qu’il la veuille ; c’est l’ordre, et non pas son intérêt qu’il y cherche ; il s’aime, mais il ne s’aime que pour l’amour de Dieu, comme un étranger, et pour aimer ce que Dieu fait. [OP 1-659, OS1-253]
Je suppose que je vais mourir; il ne me reste plus qu’un seul moment à vivre, qui doit être suivi d’une extinction entière et éternelle. Ce moment, à quoi l’emploierai-je ? je conjure mon lecteur de me répondre dans la plus exacte précision. Dans ce dernier instant, me dispenserai-je d’aimer Dieu, faute de pouvoir le regarder comme une récompense ? Renoncerai-je à lui dès qu’il ne sera plus béatifiant pour moi ? Abandonnerai-je la fin essentielle de ma création ? Dieu, en m’excluant de la bienheureuse éternité, qu’il ne me devait pas, a-t-il pu se dépouiller de ce qu’il se doit essentiellement à lui-même ? [OP 1-662, OS1-257]
Platon fait dire à Socrate, dans son Festin315, « qu’il y a quelque chose de plus divin dans celui qui aime que dans celui qui est aimé. » Voilà toute la délicatesse de l’amour le plus pur. Celui qui est aimé, et qui veut l’être, est occupé de soi; celui qui aime sans songer à être aimé, à ce que l’amour renferme de plus divin, je veux dire le transport, l’oubli de soi, le désintéressement. « Le beau, dit ce philosophe, ne consiste en aucune des choses particulières, telles que les animaux, la terre ou le ciel[...] mais le beau est lui-même par lui-même, étant toujours uniforme avec soi. Toutes les autres choses belles participent de ce beau, en sorte que si elles naissent ou périssent, elles ne lui ôtent et ne lui ajoutent rien, et qu’il n’en souffre aucune perte; si donc quelqu’un s’élève dans la bonne amitié, il commence à voir le beau, il touche presque au terme316. »
Il est aisé de voir que Platon parle d’un amour du beau en lui-même, sans aucun retour d’intérêt. C’est ce beau universel qui enlève le cœur, et qui fait oublier toute beauté particulière. Ce philosophe assure, dans le même dialogue, que l’amour divinise l’homme, qu’il l’inspire, qu’il le transporte. [OP 1-667, OS1-265]
Pourquoi aime-t-on mieux voir les dons de Dieu en soi qu’en autrui, si ce n’est par attachement à soi ? quiconque aime mieux les voir en soi que dans les autres, s’affligera aussi de les voir dans les autres plus parfaits qu’en soi; et voilà la jalousie. Que faut-il donc faire ? Il faut se réjouir de ce que Dieu fait sa volonté en nous, et y règne, non pour notre bonheur, ni pour notre perfection en tant qu’elle est la nôtre, mais pour le bon plaisir de Dieu et pour sa pure gloire.
Remarquez là-dessus deux choses . l’une, que tout ceci n’est point une subtilité creuse, car Dieu, qui veut dépouiller l’âme pour la perfectionner et la poursuivre sans relâche jusqu’au plus pur amour, la fait passer réellement par ces épreuves d’elle-même, et ne la laisse point en repos jusqu’à ce qu’il ait ôté à son amour tout retour et appui en soi. [XXIV L’amour désintéressé… OP 1-671, 0S1-274]
Cette vie de lumières et de goûts sensibles, quand on s’y attache jusqu’à s’y borner, est un piège très dangereux.
1. Quiconque n’a d’autre appui quittera l’oraison, et avec l’oraison Dieu même, dès que cette source de plaisir tarira. Vous savez que sainte Thérèse disait qu’un grand nombre d’âmes quittaient l’oraison quand l’oraison commençait à être véritable. […]
2. De l’attachement aux goûts sensibles naissent toutes les illusions. [XXV Que la voie de la foi nue et de la pure charité est meilleure et plus sûre… OP 1-674-675, OS1-201-202]
La simplicité est une droiture de l’âme qui retranche tour retour inutile sur elle-même et sur ses passions. Elle et différente de la sincérité. La sincérité est une vertu au-dessous de la simplicité. On voit beaucoup de gens qui sont sincères sans être simples ; ils ne disent rien qu’ils ne croient vrai, ils ne veulent passer que pour ce qu’ils sont, mais ils craignent sans cesse de passer pour ce qu’ils ne sont pas; ils sont toujours à s’étudier eux-mêmes, à compasser toutes leurs paroles et toutes leurs pensées et à repasser tout ce qu’ils ont fait dans la crainte d’avoir trop fait ou trop dit. Ces gens-là sont sincères, mais ils ne sont pas simples; ils ne sont point à leur aise avec les autres, et les autres ne sont point à leur aise avec eux; on n’y trouve rien d’aisé, rien de libre, rien d’ingénu, rien de naturel ; on aimerait mieux des gens moins réguliers et plus imparfaits, qui fussent moins composés. Voilà le goût des hommes, et celui de Dieu est de même : il veut des âmes qui ne soient point occupées d’elles, et comme toujours au miroir pour se composer. [OP 1-677].
Dans le troisième degré, elle n’a plus ces retours inquiets sur elle-même; elle commence à regarder Dieu plus souvent qu’elle ne se regarde, et insensiblement elle tend à s’oublier pour s’occuper de Dieu par un amour sans intérêt propre. Ainsi l’âme, qui ne pensait point autrefois à elle-même, parce qu’elle était toujours entraînée par les objets extérieurs qui excitaient ses passions, et qui dans la suite a passé par une sagesse qui la rappelait sans cesse à elle-même, vient enfin peu à peu à un autre état, où Dieu fait sur elle ce que les objets extérieurs faisaient autrefois, c’est-à-dire qu’il l’entraîne et la désoccupe d’elle-même, en l’occupant de lui.
Plus l’âme est docile et souple pour se laisser entraîner sans résistance ni retardement, plus elle avance dans la simplicité. Ce n’est pas qu’elle devienne aveugle sur ses défauts, et qu’elle ne sente ses infidélités; elle les sent plus que jamais; elle a horreur des moindres fautes ; la lumière augmente toujours pour découvrir sa corruption, mais cette connaissance ne lui vient plus par des retours inquiets sur elle-même ; c’est par la lumière de Dieu présent qu’elle se voit contraire à la pureté infinie de Dieu. [OP 1-679].
C’est pourquoi il faut moins compter sur une ferveur sensible et sur certaines mesures de sagesse que l’on prend avec soi-même pour sa perfection, que sur une simplicité, une petitesse, un renoncement à tout mouvement propre et une souplesse parfaite pour se laisser aller à toutes les impressions de la grâce. Tout le reste, en établissant des vertus éclatantes, ne ferait que nous inspirer secrètement plus de confiance en nos propres efforts. [XXVII De la confiance en Dieu OP 1-688, OS1-103]
Le défaut qui est en nous la source de tous les autres est l’amour de nous-mêmes, auquel nous rapportons tout au lieu de rapporter tout à Dieu. Quiconque travaille donc à se désoccuper de soi-même, à s’oublier, à se renoncer, suivant le précepte de Jésus-Christ, coupe d’un seul coup la racine à tous ses vices et trouve dans ce simple renoncement à soi-même le germe de toutes les vertus. / Alors on entend et on éprouve au-dedans de soi la vérité profonde de cette parole de l’Écriture : Là où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté. [OP 1-689].
XXIX. De l’humilité. / Tous les saints sont convaincus que l’humilité sincère est le fondement de toutes les vertus; c’est parce que l’humilité est la fille de la pure charité, l’humilité n’est autre chose que la vérité. Il n’y a que deux vérités au monde, celle du tout de Dieu et du rien de la créature : afin que l’humilité soit véritable, il faut qu’elle nous fasse rendre un hommage continuel à Dieu par notre bassesse, demeurer dans notre place, qui est d’aimer et n’être rien. Jésus-Christ dit qu’il faut être doux et humble de cœur. La douceur est fille de l’humilité, comme la colère est fille de l’orgueil. Il n’y a que Jésus-Christ qui nous puisse donner cette véritable humilité du cœur qui vient de lui : elle naît de l’onction de sa grâce ; elle ne consiste point, comme l’on s’imagine, à faire des actes extérieurs d’humilité, quoique cela soit bon, mais à demeurer à sa place. Celui qui s’estime quelque chose n’est pas véritablement humble ; celui qui veut quelque chose pour soi-même ne l’est pas non plus : mais celui qui s’oublie si fort soi-même qu’il ne pense jamais à soi, qui n’a pas un retour sur lui-même, qui au-dedans n’est que bassesse, et blessé de rien, sans affecter la patience au-dehors, qui parle de soi comme il parlerait d’un autre, qui n’affecte point de s’oublier soi-même lorsqu’il en est tout plein, qui se livre pour la charité sans faire attention si c’est humilité ou orgueil d’en user de la sorte, qui est très content de passer pour être sans humilité, enfin celui qui est plein de charité, est véritablement humble. [OP 1-690].
Voudrait-on être traité par un fils ou même par un domestique comme on traite Dieu ? C’est qu’on ne le connaît pas, car si on le connaissait, on l’aimerait. Dieu est amour comme dit saint Jean ; celui qui ne l’aime point ne le connaît point, car comment connaître l’amour sans l’aimer ? [OP 1-698].
O néant, tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux : tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même; tu te dois toute à lui : il ne peut t’en rien relâcher; tout ce qu’il te laisserait à toi-même sortirait des règles inviolables de sa sagesse et de sa bonté ; un seul instant, un seul soupir de ta vie donné à ton intérêt propre blesserait essentiellement la fin du Créateur dans la création. Il n’a besoin de rien, mais il veut tout, parce que tout lui et dû, et que tout n’est pas trop pour lui. Il n’a besoin de rien, tant il est grand, mais cette même grandeur fait qu’il ne peut rien produire hors de lui qui ne soit tout pour lui-même : c’est son bon plaisir qu’il veut dans sa créature. Il a fait pour moi le ciel et la terre, mais il ne peut souffrir que je fasse volontairement et par choix un seul pas pour autre fin que celle d’accomplir sa volonté. Avant qu’il eût produit des créatures, il n’y avait point d’autre volonté que la sienne. Croirons-nous qu’il ait créé des créatures raisonnables pour vouloir autrement que lui ? Non, non, c’est sa raison souveraine qui doit les éclairer et être leur raison. C’est sa volonté, règle de tout bien, qui doit vouloir en nous : toutes ces volontés n’en doivent faire qu’une seule par la sienne ; c’est pourquoi nous lui disons : Que votre règne vienne, que votre volonté se fasse. [OP 1-700].
Pour mieux comprendre tout ceci, il faut se représenter que Dieu, qui nous a faits de rien, nous refait encore pour ainsi dire à chaque instant. De ce que nous étions hier, il ne s’ensuit pas que nous devions être encore aujourd’hui : nous pourrions cesser d’être, et nous retomberions effectivement dans le néant d’où nous sommes sortis, si la même main toute-puissante qui nous en a tirés ne nous empêchait d’y être replongés. Nous ne sommes rien par nous-mêmes : nous ne sommes que ce que Dieu nous fait être. C’est donc, ô mon Dieu, ne vous point connaître que de vous regarder hors de nous, comme un être tout-puissant qui donne des lois à toute la nature, et qui a fait tout ce que nous voyons. C’est ne connaître encore qu’une partie de ce que vous êtes ; c’est ignorer ce qu’il y a de plus merveilleux et de plus touchant pour vos créatures raisonnables. Ce qui m’enlève et qui m’attendrit, c’est que vous êtes le Dieu de mon cœur317. Vous y faites tout ce qu’il vous plaît. Quand je suis bon, c’est vous qui me rendez tel ; non seulement vous tournez mon cœur comme il vous plaît, mais encore vous me donnez un cour selon le vôtre. C’est vous qui vous aimez vous-même en moi; c’est vous qui animez mon âme, comme mon âme anime mon corps ; vous m’êtes plus présent et plus intime que je ne le suis à moi-même. Ce moi, auquel je suis si sensible et que j’ai tant aimé, me doit être étranger en comparaison de vous : c’est vous qui me l’avez donné ; sans vous il ne serait rien. Voilà pourquoi vous voulez que je vous aime plus que lui. [XXXII De la nécessité de connaître et d’aimer Dieu OP 1-701, OS1-11]
Ces bonnes œuvres, qui sont vos dons, deviennent mes œuvres, mais elles sont toujours vos dons, et elles cessent d’être bonnes œuvres dès que je les regarde comme miennes et que votre don, qui en fait tout le prix, échappe à ma vue. / Vous êtes donc, et je suis ravi de le pouvoir penser, sans cesse opérant au fond de moi-même : vous y travaillez invisiblement, comme un ouvrier qui travaille aux mines dans les entrailles de la terre. Vous faites tout, et le monde ne vous voit pas; il ne vous attribue rien : moi-même je m’égarais en vous cherchant par de vains efforts bien loin de moi. Je rassemblais dans mon esprit toutes les merveilles de la nature, pour me former quelque image de votre grandeur; j’allais vous demander à toutes vos créatures, et je ne songeais pas à vous trouver au fond de mon cœur, où vous ne cessez d’être. [OP 1-703].
Je me vois horrible, et je suis en paix, car je ne veux ni flatter mes vices, ni que mes vices me découragent. Je les vois donc, et je porte, sans me troubler, cet opprobre. Je suis pour vous contre moi, ô mon Dieu. Il n’y a que vous qui ayez pu me diviser ainsi d’avec moi-même. Voilà ce que vous avez fait au-dedans, et vous continuez chaque jour de le faire, pour m’ôter tous les restes de la vie maligne d’Adam, et pour achever la formation de l’homme nouveau. C’est cette seconde création de l’homme intérieur qui se renouvelle de jour en jour. Je me laisse, ô mon Dieu, dans vos mains. Tournez, retournez cette boue, donnez-lui une forme, brisez-la ensuite; elle est à vous, elle n’a rien à dire : il me suffit qu’elle serve à tous vos des- seins, et que rien ne résiste à votre bon plaisir, pour lequel je suis fait. Demandez, ordonnez, défendez que voulez-vous que je fasse ? que voulez-vous que je ne fasse pas ? Élevé, abaissé, consolé, souffrant, appliqué à vos œuvres, inutile à tout, je vous adorerai toujours également, en sacrifiant toute volonté propre à la vôtre : il ne me reste qu’à dire en tout comme Marie : Qu’il me soit fait selon votre parole. /, Mais pendant que vous faites tout ainsi au-dedans, vous n’agissez pas moins au-dehors. Je découvre partout, jusques dans les moindres atomes, cette grande main qui porte le ciel et la terre, et qui semble se jouer en conduisant tout l’univers. L’unique chose qui m’a embarrassé est de comprendre comment vous laissez tant de maux mêlés avec les biens. Vous ne pouvez faire le mal ; tout ce que vous faites et bon ; d’où vient donc que la face de la terre et: couverte de crimes et de misères ? [OP 1-706].
…mon cœur ne veille que pour vous dans la multitude des affaires, des devoirs et des pensées mêmes que vous m’obligez d’avoir; je réunis toute mon attention en vous, ô souverain et unique objet. [OP 1-801].
XLII. / Quoi ! il sera dit que les amants insensés de la terre porteront jusqu’à un excès de délicatesse et d’ardeur leurs folles passions, et on ne vous aimerait que faiblement et avec mesure ! Non, non, mon Dieu, il ne faut pas que l’amour profane l’emporte sur l’amour divin. Faites voir ce que vous pouvez sur un cœur qui est tout à vous. [OP 1-804].
Nous portons dorénavant toute notre attention sur la Correspondance. Les lettres sont bien adaptées au suivi de la vie intérieure et mystique qui est individuelle, intime, et varie suivant les types psychologiques et les tempéraments. Elles couvrent les trois-quarts de notre Florilège.
Nous avons regroupé les extraits chronologiquement au sein de chaque série ou de chaque destinataire318 puisque la vie spirituelle, lorsqu’elle s’avère mystique, s’exprime très diversement et s’adapte au caractère de chacun319. Toute approche « généraliste » de nature théorique ou même tout regroupement par thèmes s’avère mal adapté, les mailles du filet laisse passer ce qui est mystique et qui ne peut être rangé dans quelque catégorie.
Restait à ordonner les destinataires eux-mêmes. Nous avons préféré l’ordre chronologique par dates de décès320. Ceci permet de regrouper cinq correspondants dont Fénelon connut la fin de vie : Blainville, Gramont, Lamy, Chevreuse et Beauvillier ouvrent ainsi la séquence. Puis cinq succèdent de peu à Fénelon : Maintenon, Montberon, Salm, Risbourg, Maisonfort. Trois vécurent presque la moitié du XVIIIe siècle et assurèrent ainsi une permanence de l’esprit quiétiste : le Marquis, Charlotte, Mortemart. Suivent enfin sous quatre titres des destinataires divers ou anonymes : dame Y ou demoiselle Z, correspondants connus et inconnus.
Si les Œuvres de Fénelon, largement et bien éditées, sont d’accès facile, le caractère monumental de la grande édition critique de sa Correspondance comportant neuf volumes de lettres auxquels s’ajoutent neuf volumes d’études et de précieux commentaires, comme sa mise en ordre scientifique donc chronologique, découragent le chercheur spirituel qui se retrouve devant un admirable mais trop vaste (et coûteux) Mélange.
Heureusement le dix-huitième volume de la grande édition établie entre 1972 et 2007 constitue le guide caché 321 qui permet une navigation assurée. En outre ce dernier volume livre les « bonnes feuilles » spirituelles choisies et détachées par les disciples en vue de l’édition de 1717. Surtout son éditeur I. Noye propose, avec une compétence qui restera inégalée, des noms pour la plupart des destinataires.
Les apports d’Orcibal, Noye et Le Brun, œuvres de trois vies d’érudits, permettent de reconstituer des séries de choix de textes chronologiques par dirigé(e) à partir d’un vaste ensemble chronologique. La récolte a été faite sur les volumes [CF-nos pairs] publiés de 1973 à 1999 puis en 2007 constituant le volume [CF-18]. On espère la mise à disposition d’un volume indexant l’admirable travail critique édité dans les volumes impairs I à XVII 322.
Signalons que la « Petite Duchesse » de Mortemart, dont l’importance était reconnue par les membres des cercles qui entouraient Fénelon et Mme Guyon, retrouve une présence « réelle » grâce aux « bonnes feuilles » qui lui étaient destinées.
Le volume second des Œuvres spirituelles [OS], publié en 1718, est un condensé admirable des textes spirituels de Fénelon. Voici quelques fragments 323, recueillis avant notre lecture complète de [OFV] que sa lecture a provoquée et dont sont extraites la quasi-totalité de cette partie consacrée aux lettres de direction :
[...] il me semble qu’il ne me reste plus ni force ni haleine pour respirer dans la souffrance. La croix me fait horreur, et ma lâcheté m’en fait aussi. Je suis entre ces deux horreurs à charge à moi-même. Je frémis toujours par la crainte de quelque nouvelle occasion de souffrance. [...] Il y a en moi, ce me semble, un fonds d’intérêt propre, et une [198] légèreté dont je suis content. La moindre chose triste pour moi m’accable. La moindre, qui me flatte un peu, me relève sans mesure. [...] Dieu nous ouvre un étrange livre pour nous instruire quand il nous fait lire dans notre propre cœur. (OS2-113).
Il faut nous accoutumer à supporter au-dehors la contradiction d’autrui, et au-dedans notre propre faiblesse[...]. Alors nous [200] désespérons de nous-mêmes, et nous n’attendons plus rien que de Dieu[...]. La révolte intérieure, loin d’empêcher le fruit de la correction, est au contraire ce qui nous en fait sentir le pressant besoin. En effet la correction ne peut se faire sentir qu’autant qu’elle coupe dans le vif. Si elle ne coupait que dans le mort, nous ne la sentirions pas. Ainsi plus nous la sentons vivement, plus il faut conclure qu’elle nous est nécessaire. (OS2-115).
Désespérez toujours de vos propres efforts[...] Et n’espérez qu’en la grâce, à l’opération simple, unie et paisible de laquelle il faut s’accommoder. [...] Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement [218] à éprouver toute cette vie tous les sentiments indignés et honteux qui vous occupent. [...] Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse. La paix est là : vous ne la trouverez jamais ailleurs. (OS2-123).
Enracinée dans la vie morale de par son origine protestante, amie puis ennemie de Madame Guyon et de Fénelon, épouse morganatique de Louis XIV 324. Nous omettons la plus grande partie de cette correspondance.
…Ce n’est point par les lèvres ni par les actions extérieures; c’est par le désir du cœur, et par un profond abaissement de tout soi-même devant Dieu, qu’ou attire en soi cet esprit de vie, sans lequel nos meilleures actions sont mortes. Dieu est si bon, qu’il n’attend que notre désir pour nous combler de ce don qui est lui-même. Le cri, dit-il dans l’Écriture, ne sera pas encore formé dans votre bouche, et déjà, moi qui le verrai naître dans votre cœur, je l’exaucerai avant qu’il soit fait. Il nous prévient, il nous presse de le presser; il nous prie, pour ainsi dire, de le prier. Il souffre patiemment nos duretés, nos langueurs, nos lâchetés, nos ingratitudes; il nous ordonne de lui demander, tant il craint d’être réduit à ne nous donner pas. …
… Vous ne tenez point aux biens ni aux honneurs grossiers; mais vous tenez peut-être, sans le voir, à la bienséance, à la réputation des honnêtes gens, à l’amitié, et surtout à une certaine perfection de vertu, qu’on voudrait trouver en soi, et qui tiendrait lieu de tous les autres biens : c’est le plus grand raffinement de l’amour-propre, qui console de toute perte. Comme on ne veut rien d’extérieur pour soi, on se console aisément de perdre toutes les choses extérieures, dont la perte ne fait que nous rendre plus grands et plus parfaits.
Quand on a du courage, voilà de quoi on se nourrit intérieurement. Alors plus on paraît parfait aux gens sans expérience, et qui ne jugent que par les actions, plus on est imparfait; car on est plein de soi-même, comme Lucifer. Son péché ne consiste que dans le plaisir de se voir parfait. Je dis, parfait pour l’amour de soi; car pour être pur dans sa perfection, il faut la regarder en soi tout comme en autrui, sans nulle complaisance que ce soit soi-même plutôt qu’un autre; ou plutôt ne la regarder jamais, allant toujours en avant d’une vue droite et simple, sans réflexion ni retour.
Tant qu’on n’est point encore arrivé là, on sent toujours des retours inquiets, des hontes, des dépits, des sensibilités, des délicatesses. Tout cela est bon à éprouver; plus il est douloureux, plus il est utile; car cette douleur est nécessaire, comme celle des incisions pour guérir des plaies.
Vous n’êtes point encore assez accoutumée à la fatigue sur l’avilissement intérieur où les bonnes âmes doivent passer325. Il faut venir jusqu’à avoir horreur de soi, et à ne trouver plus en soi ni consolation, ni ressource, ni lieu à poser le pied sur le bord de l’abîme. Dieu vous fait des grâces infinies; je souhaite seulement que vous marchiez à proportion, et que rien ne vous arrête. Il faut une mort perpétuelle en tout; mais une mort prise à contresens ne ferait que vous épuiser pour la santé, que vous dessécher intérieurement, que vous charger de pratiques gênantes, que vous livrer à votre courage naturel, et que vous faire hésiter dans les voies que Dieu vous marque.
C’est par petitesse et par simplicité, et non par courage et par multitude de pratiques, qu’il faut que vous mouriez à votre propre esprit, à votre goût pour les vertus naturelles, et à tout ce qui nourrit la délicatesse de votre amour-propre.
Lettres adressées à Mme de MAINTENON (Françoise d'AUBIGNÉ, marquise de-):
1689, 4 octobre, 25 décembre,
1690 (8 L.), janvier (?), février (?), 2-5 avril, 1er-10 mai, 10-14 mai, 3 septembre, début d'octobre, lettre de Mme de M. « à sept heures, mercredi 8 novembre »,
1691 (11 L .), début de janvier, 18-24 janvier, 23 février (?), février (?), 27 février, 18-20 mars, 20 mars, 8-9 avril, 12 avril, 1-7 juin, 21-26 septembre,
1692, (6 L.), 2 février, 12 mars, 24 mars, 4 avril, 25 mai, 26 septembre,
1693, (5 L.), 1er janvier, 2 février, 25 mai, 20 novembre, 26 novembre,
1694, 7 (?) mai,
1695, 10-19 septembre,
1696, 7 mars, septembre, fin novembre,
1697, 29 juillet, 1er août.
Soit un total de 39 lettres.
Jules-Armand, quatrième fils de Colbert et frère de la « petite duchesse » de Mortemart, commence en 1684 une « brillante carrière militaire (‘il avait des parties de capitaine’), dit Saint-Simon. » Lieutenant général en 1702, il fut tué le 17 août 1704. Il avoua à Mme Guyon avoir vécu quinze ans « dans le désordre et l’athéisme » avant de se mettre sous la direction spirituelle de Fénelon, « qui régla ses prières et ses lectures » 327.
Nous plaçons en premier la série de lettres de [CF 18] adressées « à un converti (O) » - militaire selon la lettre LSP 36. Il s’agit très probablement de Blainville 328.
« Quatrième fils du ministre, Jules-Armand Colbert naquit le 7 décembre 1663 et fut d'abord titré marquis d'Ormoy. Il eut Barbier d'Aucour pour précepteur et devint le 28 mars 1674 surintendant des bâtiments en survivance. Il semble y avoir montré de l'incapacité, mais c'est peut-être surtout en raison de la disgrâce de sa famille qu'il fut, en septembre 1683, obligé de céder cette charge à Louvois pour 500 000 livres. Dès le 30 janvier 1685, il pouvait cependant acheter celle de grand maître des cérémonies.
Il avait commencé en 1684 une brillante carrière militaire (« il avait des parties de capitaine », dit Saint-Simon). Comme il était déjà pourvu, Seignelay ne lui fit cependant donner le 4 septembre 1689 que le régiment de son cadet, le comte de Sceaux, et ce n'est qu'à la mort de celui-ci qu'il eut le 9 juillet 1690 le régiment de Champagne. Brigadier en 1693, lieutenant général en 1702, il sera tué le 17 août 1704. Deux filles étaient nées en 1684 et en 1686 de son mariage avec Gabrielle de Tonnay-Charente qu'il avait épousée le 27 juillet 1682 et qui devint folle. » (CF 3, LSP 43, n.1). [O].
Vous 329 me trouverez bien indiscret, Monsieur; mais je ne puis garder aucune mesure avec vous, quoique je n’aie point l’honneur d’en être connu. Ce qu’on m’a fait connaître de la situation de votre cœur me touche tellement, que je passe au-dessus de toutes les règles. Vos amis, qui sont les miens, vous ont déjà répondu de la sincérité de mon zèle pour votre personne. Je ne saurais sentir une plus parfaite joie, que celle de vous posséder quelques jours. En attendant, je ne puis m’empêcher de vous dire qu’il faut céder à Dieu, quand il nous invite à le laisser régner au dedans de nous. Avons-nous autant délibéré quand le monde nous a invités à nous laisser séduire par les amusements et par les passions ? avons-nous autant hésité ? avons-nous demandé autant de démonstrations ? avons-nous autant résisté au mal, que nous résistons au bien ? Est-il question de s’égarer, de se corrompre, de se perdre, d’agir contre le fond le plus intime de son cœur et de sa raison, pour chercher la vanité ou le plaisir des sens ? On ne craint point d’aller trop loin ; on décide, on s’abandonne sans réserve. Est-il question de croire qu’une main toute sage et toute-puissante nous a fait, puisque nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes ; s’agit-il de reconnaître que nous devons tout à celui de qui nous tenons tout, et qui nous a fait pour lui seul ? On commence à hésiter, à délibérer, à douter avec subtilité des choses les plus simples et les plus claires ; on craint d’être trop crédule, on se défie de son propre sentiment, on chicane le terrain, on appréhende de donner trop à celui à qui tout n’est pas trop, et à qui on n’a jamais rien donné; on a même honte de cesser d’être ingrat envers lui, et on n’ose laisser voir au monde qu’on le veut servir: en un mot, on est aussi timide, aussi tâtonnant et aussi difficile pour la vertu, qu’on a été hardi et décisif sans examen pour le dérèglement.
Je ne vous demande, Monsieur, qu’une seule chose, qui est de suivre simplement la pente du fond de votre cœur pour le bien, comme vous avez suivi autrefois les passions mondaines pour le mal. Toutes les fois que vous voudrez examiner les fondements de la religion, vous reconnaîtrez sans peine qu’on n’y peut opposer rien de solide, et que ceux qui la combattent ne le font que pour ne se point assujettir aux règles de la vertu : ainsi ils ne refusent de suivre Dieu, que pour se contenter eux-mêmes. De bonne foi, est-il juste d’être si facile pour soi, et si retranché contre Dieu ? Faut-il tant de délibérations pour conclure qu’il ne nous a pas fait pour nous, mais pour lui ? En le servant, que hasardons-nous ? Nous ferons toutes les mêmes choses honnêtes et innocentes que nous avons faites jusqu’ici ; nous aurons à peu près les mêmes devoirs à remplir, et les mêmes peines à souffrir patiemment : mais nous y ajouterons la consolation infinie d’aimer ce qui est souverainement aimable, de travailler et de souffrir pour plaire au véritable et parfait ami, qui tient compte des moindres choses, et qui les récompense au centuple dès cette vie par la paix qu’il répand dans le cœur. Enfin nous y ajouterons l’attente d’une vie bienheureuse et éternelle, en comparaison de laquelle celle-ci n’est qu’une mort lente.
Ne raisonnez point. Ou croyez votre propre cœur, à qui Dieu, si longtemps oublié, se fait sentir amoureusement malgré tant de longues infidélités ; ou du moins consultez vos amis, gens de bien, que vous connaissez pour sincères : demandez-leur ce qu’il leur en coûte pour servir Dieu ; sachez d’eux s’ils se repentent de s’y être engagés, et s’ils ont été ou trop crédules ou trop hardis dans leur conversion. Ils ont été dans le monde comme vous : demandez-leur s’ils regrettent de l’avoir quitté, et si l’ivresse de Babylone est plus douce que la paix de Sion. Non, Monsieur, quelque croix qu’on souffre dans la vie chrétienne, on ne perd jamais cette bienheureuse paix du cœur, dans laquelle on veut tout ce qu’on souffre, et on ne voudrait aucune des joies dont on est privé.
Le monde en donne-t-il autant ? vous le savez. Y est-on toujours content d’avoir tout ce qu’on a, et de n’avoir aucune des choses qui manquent ? Y fait-on toutes choses par amour et du fond du cœur ? Que craignez-vous donc ? De quitter ce qui vous quittera bientôt, ce qui vous échappe déjà à toute heure, ce qui ne remplit jamais votre cœur, ce qui se tourne en langueur mortelle, ce qui porte avec soi un vide triste, et même un reproche secret du fond de la conscience ; enfin ce qui n’est rien dans le moment même où il éblouit ? Et que craignez-vous ? De trouver une vertu trop pure à suivre, un Dieu trop aimable à aimer, un attrait d’amour qui ne vous laissera plus à vous-même ni aux vanités d’ici-bas ? Que craignez-vous ? De devenir trop humble, trop détaché, trop pur, trop juste, trop raisonnable, trop reconnaissant pour votre Père qui est au ciel ? Ne craignez donc rien tant que cette injuste crainte, et cette folle sagesse du monde qui délibère entre Dieu et soi, entre le vice et la vertu, entre la reconnaissance et l’ingratitude, entre la vie et la mort.
Vous savez, par une expérience sensible, ce que c’est que de languir faute d’avoir au dedans de soi une vie et une nourriture d’amour. On est inanimé et comme sans âme, dès qu’on n’a plus ce je ne sais quoi au dedans, qui soutient, qui porte, qui renouvelle à toute heure. Tout ce que les amants insensés du monde disent dans leurs folles passions est vrai en un sens à la lettre. Ne rien aimer, ce n’est pas vivre ; n’aimer que faiblement, c’est languir plutôt que vivre. Toutes les plus folles passions qui transportent les hommes ne sont que le vrai amour déplacé, qui s’est égaré loin de son centre. Dieu nous a fait pour vivre de lui et de son amour. Nous sommes nés pour être brûlés et nourris tout ensemble de cet amour, comme un flambeau pour se consumer devant celui qu’il éclaire. Voilà cette bienheureuse flamme de vie que Dieu a allumée au fond de notre cœur: toute autre vie n’est que mort. Il faut donc aimer.
Mais qu’aimerez-vous ? Ce qui ne vous aime point sincèrement, ce qui n’est point aimable, ce qui nous échappe comme une ombre qu’on voudrait saisir ? Qu’aimerez-vous dans le monde ? Des hommes qui seraient jaloux et rongés d’une infâme envie, si vous étiez content ? Qu’aimerez-vous ? Des cœurs qui sont aussi hypocrites en probité, qu’on accuse les dévots d’être hypocrites en dévotion ? Qu’aimerez-vous ? Un nom de dignité qui vous fuira peut-être, et qui ne guérirait de rien votre cœur, si vous l’obteniez? Qu’aimerez-vous? L’estime des hommes aveugles, que vous méprisez presque tous en détail ? Qu’aimerez-vous ? Ce corps de boue qui salit notre raison, et qui assujettit l’âme aux douleurs des maladies et de la mort prochaine? Que ferez-vous donc? N’aimerez-vous rien? vivrez-vous sans vie, plutôt que d’aimer Dieu qui vous aime, qui veut que vous l’aimiez, et qui ne veut vous avoir tout à lui, que pour se donner tout entier à vous? Craignez-vous qu’avec ce trésor il puisse vous manquer quelque chose? Croyez-vous que le Dieu infini ne pourra pas remplir et rassasier votre cœur? Défiez-vous de vous-même et de toutes les créatures ensemble : ce n’est qu’un néant, qui ne saurait suffire au cœur de l’homme fait pour Dieu; mais ne vous défiez jamais de celui qui est lui seul tout bien, et qui vous dégoûte miséricordieusement de tout le reste, pour vous forcer à revenir à lui.
Je suis ravi, Monsieur, de voir la bonté de cœur avec laquelle vous avez reçu la lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire. Dieu opère certainement en vous, puisqu’il vous donne le goût de la vérité, et le désir d’être soutenu dans vos bons projets. Je ne demande pas mieux que de vous y aider. Plus vous ferez pour Dieu, plus il fera pour vous. Chaque pas que vous ferez dans le bon chemin se tournera en paix et en consolation dans votre cœur. La perfection même que l’on craint tant, de peur qu’elle ne soit triste et gênante, n’est perfection qu’en ce qu’elle augmente la bonne volonté. Or à mesure que ce qu’on fait augmente, l’ennui et la gêne diminuent en le faisant; car on n’est point gêné en ne faisant que les choses qu’on aime à faire. Quand on fait une chose pénible avec un grand amour, ce grand amour adoucit la peine, et fait qu’on est content de la souffrir /1330. On ne voudrait pas être soulagé en manquant à l’amour dont on est rempli ; on se fait même un plaisir de se sacrifier au bien-aimé. Ainsi plus on avance vers la perfection, plus on est content de suivre ce qu’on aime. Que voulez-vous de mieux, que d’être toujours content, et de ne souffrir jamais aucune croix qui ne vous contente plus que les plaisirs opposés ? C’est ce contentement que vous ne trouverez jamais dans votre cœur en vous livrant à vos passions, et qui ne vous manquera jamais en cherchant Dieu.
Il est vrai que ce n’est pas toujours un contentement sensible et flatteur, comme celui des plaisirs profanes ; mais enfin c’est un contentement très réel, et fort supérieur à ceux que le monde donne, puisque les pécheurs veulent toujours ce qui leur manque, et que les âmes pleines de l’amour de Dieu ne veulent rien que ce qu’elles ont. C’est une paix quelquefois sèche et même amère, mais que l’âme aime mieux que l’ivresse des passions. C’est une paix où l’on est d’accord avec soi, une paix qui n’est jamais troublée ni altérée que par les infidélités. Ainsi moins on est infidèle, plus on jouit de cette heureuse paix. Comme le monde ne peut la donner /2, il ne peut l’ôter. Si vous ne voulez pas le croire, essayez-le. Goûtez, et voyez combien le Seigneur est doux /3.
Vous ne pouvez rien faire de mieux que de régler votre temps, en sorte que vous fassiez tous les jours une petite lecture, avec un peu d’oraison en méditation affectueuse, pour repasser sur vos faiblesses, étudier vos devoirs, recourir à Dieu, et vous accoutumer à être familièrement avec lui. Que vous serez heureux, si vous apprenez ce que c’est que l’occupation de l’amour ! Il ne faut point demander ce qu’on fait avec Dieu quand on l’aime. On n’a point de peine à s’entretenir avec son ami; on a toujours à lui ouvrir son cœur; on ne cherche jamais ce qu’on lui dira, mais on le lui dit sans réflexion : on ne peut lui rien réserver ; quand même on n’aurait rien à lui dire, on est content d’être avec lui. O que l’amour est bien plus propre à soutenir que la crainte ! La crainte captive et contraint pendant qu’elle trouble ; mais l’amour persuade, console, anime, possède toute l’âme, et fait vouloir le bien pour le bien même. Il est vrai que vous avez encore besoin de la crainte des jugements de Dieu, pour faire le contrepoids de vos passions; confige timore tuo carnes meas /4: mais en commençant par la crainte qui dompte la chair, il faut se hâter de tendre à l’amour qui console l’esprit. O que vous trouverez Dieu bon et fidèle ami, quand vous voudrez entrer en amitié sincère et constante avec lui !
Le point capital, si vous voulez bien vous donner à lui de bonne foi, c’est de vous défier de vous-même après tant d’expériences de votre fragilité, et de renoncer sans retardement à toutes les compagnies qui peuvent vous faire retomber. Si vous voulez aimer Dieu, pourquoi voulez-vous passer votre vie dans l’amitié de ceux qui ne l’aiment pas, et qui se moquent de son amour? Pourquoi ne vous contenter pas de la société de ceux qui l’aiment, et qui sont propres à vous affermir dans votre amour pour lui ?
Je ne demande point que vous rompiez d’abord sans aucune mesure avec tous vos amis, et avec toutes les personnes vers lesquelles une véritable bienséance vous demande quelque commerce. Je demande encore moins que vous abandonniez ce qu’on appelle les devoirs, pour faire votre cour, et vous trouver dans les lieux où l’on n’a besoin que de paraître en passant ; mais il s’agit des liaisons suivies, qui contribuent beaucoup à gâter le cœur, et qui rentraînent insensiblement contre les meilleures résolutions qu’on a prises. Il s’agit de retrancher les conversations fréquentes de femmes vaines qui cherchent à plaire, et des autres compagnies qui réveillent le goût des plaisirs, qui accoutument à mépriser la piété, et qui causent une très dangereuse dissipation. C’est ce qui est très nuisible pour le salut à tous les hommes les plus confirmés dans la vertu, et par conséquent c’est ce qui est encore bien plus pernicieux pour un homme qui ne fait que les premiers pas vers le bien, et dont le naturel est si facile pour se laisser dérégler.
De plus vous devez vous reprocher vos longues infidélités, et l’abus que vous avez fait si longtemps des grâces. Dieu vous a attendu, cherché, invité, pressé, forcé, pour ainsi dire, à revenir à lui : n’est-il pas juste que vous l’attendiez un peu à votre tour ? N’avez-vous pas besoin de mortifier vos goûts, et de réprimer vos habitudes, surtout à l’égard des choses dangereuses ? Ne faut-il pas faire une sérieuse pénitence de vos péchés ? Ne devez-vous pas appliquer votre pénitence à vous humilier et à vous ennuyer /5 un peu, pour vous éloigner des compagnies contagieuses ? Celui, dit le Saint-Esprit /6, qui aime le péril y périra. Il faut, quoi qu’il en coûte, quitter les occasions prochaines. On est obligé, selon le commandement de Jésus-Christ, de couper son pied et sa main, et même d’arracher son œil, s’ils nous scandalisent /7, c’est-à-dire s’ils sont pour nous des pièges ou sujets de chute.
J’avoue que vous ne devez point donner au public une scène de conversion qui fasse discourir avec malignité; la vraie piété ne demande jamais ces démonstrations. Il suffit de faire deux choses : l’une est de ne donner aucun mauvais exemple ; c’est sur quoi il n’est jamais permis de rougir de Jésus-Christ et de son Évangile: l’autre chose est de faire sans affectation et sans éclat tout ce que le sincère amour de Dieu demande. Suivant la première règle, il ne faut paraître que modestement à l’église; et, dans toutes les compagnies, on ne peut ni flatter le vice, ni entrer dans les discours indécents des libertins. Suivant la seconde règle, il n’y a qu’à faire ses lectures, ses prières, ses confessions, ses communions, et ses autres bonnes œuvres en particulier. Par là vous éviterez la critique maligne 98 du monde, sans tomber dans une mauvaise honte et dans une timidité politique, qui vous rentraînerait bientôt dans le torrent de l’iniquité. La principale démarche à faire, est de vous retirer doucement de tous les amusements, qui sont encore plus à craindre pour vous que pour un autre, et de vous retrancher dans la société d’un petit nombre de personnes choisies qui pensent comme vous voulez penser toute votre vie.
/1. Cf. AUGUSTIN, De bono viduitatis, c. 21, P.L. 40, col. 448.
/2. Cf. Jean XIV, 27. /3. Ps. 33, 9. /4. Ps. 118, 120.
/5. S'ennuyer: éprouver des contrariétés pénibles ; ici, avec «s'appliquer», «s'humilier», le pronom réfléchi suggère plutôt l'idée de «s'y contraindre ».
/6. Ecclés. III. 27. /7. Matth., v, 29-30.
Quoique je n’aie point reçu de vos nouvelles, je ne puis ni vous oublier, ni perdre la liberté que vous m’avez donnée. Souffrez donc, je vous en conjure, que je vous représente combien vous seriez coupable devant Dieu, si vous résistiez à la vérité connue, et au sentiment très vif que Dieu vous en a donné : ce serait résister au Saint-Esprit même. Le voyage que vous avez pris la peine de faire se tournerait en condamnation contre vous. Vous ne pouvez douter ni de l’indignité du monde, ni de son impuissance de vous rendre heureux, ni de l’illusion de tout ce qu’il promet de flatteur. Vous connaissez les droits du Créateur sur sa créature, et combien l’ingratitude à l’égard de Dieu est encore plus inexcusable que celle où l’on tombe à l’égard des amis, qui ne sont que des hommes. Vous sentez la vérité de ce Dieu, par la sagesse qui reluit dans tous ses ouvrages, et par les vertus qu’il inspire aux hommes remplis de son amour. Qu’avez-vous à opposer à des choses si touchantes /1, si ce n’est un goût de liberté et d’indocilité naturelle qui forme votre irrésolution ? On craint de porter le joug ; et c’est là le vrai levain d’une certaine incrédulité qu’on s’objecte à soi-même. On veut se persuader qu’on ne croit pas encore assez, et que, dans cet état de doute, on ne pourrait faire aucun pas vers la religion sans le faire témérairement et avec danger de reculer bientôt. Mais ce n’est pas un vrai doute sur la vérité du christianisme qui cause cette irrésolution; c’est au contraire l’irrésolution qui se sert du prétexte de ce doute, pour différer toujours d’exécuter ce que la nature craint. On se fait accroire à soi-même qu’on doute, pour se dispenser de s’exécuter soi-même, et de sacrifier une malheureuse liberté dont l’amour-propre est jaloux.
De bonne foi, qu’avez-vous de solide et de précis à opposer aux vérités de la religion? Rien qu’une crainte d’être gêné, et de mener une vie triste et pénible; rien qu’une crainte d’être mené plus loin que vous ne voudriez vers la perfection. Ce n’est qu’à force d’estimer la religion, de sentir sa juste autorité, et de voir tous les sacrifices qu’elle inspire, que vous la craignez et que vous n’osez vous livrer à elle.
Mais permettez-moi de vous dire que vous ne la connaissez pas encore aussi douce et aussi aimable qu’elle est. Vous voyez ce qu’elle ôte, mais vous ne voyez pas ce qu’elle donne. Vous vous exagérez ses sacrifices, sans envisager ses consolations. Non, elle ne laisse aucun vide dans le cœur. Elle ne vous fera faire que les choses que vous voudrez faire, et que vous voudrez préférer à toutes les autres qui vous ont si longtemps séduit. Si le monde ne vous demandait jamais que /2 ce que votre cœur aimerait et accepterait par amour, ne serait-il pas meilleur maître qu’il ne l’est? Dieu vous ménagera, vous attendra, vous préparera, vous fera vouloir avant que de vous demander. S’il gêne vos inclinations corrompues, il vous donnera un goût de vérité et de vertu par son amour, qui sera supérieur à tous vos autres goûts déréglés. Qu’attendez-vous? Qu’il fasse des miracles pour vous convaincre? Nul miracle ne vous ôterait cette irrésolution d’un amour-propre qui craint d’être sacrifié. Que voulez-vous? Des raisonnements sans fin, pendant que vous sentez dans le fond de votre conscience ce que Dieu a droit de vous demander ? Les raisonnements ne guériront jamais la plaie de votre cœur. Vous raisonnez, non pour conclure et exécuter, mais pour douter, vous excuser, et demeurer en possession de vous-même.
Vous mériteriez que Dieu vous laissât à vous-même, pour punition d’une si longue résistance ; mais il vous aime plus que vous ne savez vous aimer. Il vous poursuit par miséricorde, et trouble votre cœur pour le subjuguer. Rendez-vous à lui, et finissez vos dangereuses incertitudes. Cette suspension apparente entre les deux partis est un parti véritable : cette apparence de délibération, qui ne finit point, est une résolution secrète et déguisée d’un cœur que l’amour-propre tient dans l’illusion, et qui voudrait toujours fuir la règle. Vous n’avez que trop raisonné. Si vous avez encore des difficultés solides et importantes, expliquez-les nettement par écrit, et on les approfondira simplement avec vous : si au contraire vous n’avez qu’un doute confus, qui vient d’une crainte d’être trop pressé par la règle de la foi, que tardez-vous à vous soumettre ? Faites taire votre esprit. Faut-il s’étonner que l’infini surpasse nos raisonnements, qui sont si faibles et si courts ? Voulez-vous mesurer Dieu et ses mystères par vos vues ? Serait-il infini, si vous pouviez le mesurer, et sonder toutes ses profondeurs ?
Faites-vous justice à vous-même, et vous la ferez bientôt à Dieu. Humiliez-vous, défiez-vous de vous-même, apetissez-vous à vos propres yeux, rabaissez-vous, sentez les ténèbres de votre esprit et la fragilité de votre cœur. Au lieu de juger Dieu, laissez-vous juger par lui et avouez que vous avez besoin qu’il vous redresse. Rien n’est grand, que cette petitesse intérieure de l’âme qui se fait justice. Rien n’est raisonnable, que ce juste désaveu de notre raison égarée. Rien n’est digne de Dieu, que cette docilité de l’homme qui sent l’impuissance de son esprit, et qui est désabusé de ses fausses lumières. O qu’une âme humble est éclairée ! O qu’elle voit de vérités, quand elle est bien convaincue de ses ténèbres, et qu’elle ne laisse plus aucune ressource à sa présomption ! Pardon, Monsieur, d’une lettre si indiscrète: je ne puis modérer le zèle que votre confiance m’a inspiré.
/1. Toucher, « frapper», en parlant des choses morales (Cayrou).
/2. Phrase obscure dans les éditions «Versailles» et «Paris » qui omettent ce mot fourni par celles de 1718 et 1719.
Ce que vous avez le plus à craindre, Monsieur, c’est la mollesse et l’amusement. Ces deux défauts sont capables de jeter dans les plus affreux désordres les personnes même les plus résolues à pratiquer la vertu, et les plus remplies d’horreur pour le vice. La mollesse est une langueur de l’âme, qui l’engourdit, et qui lui ôte toute vie pour le bien; mais c’est une langueur traîtresse, qui la passionne secrètement pour le mal, et qui cache sous la cendre un feu toujours prêt à tout embraser. Il faut donc une foi mâle et vigoureuse, qui gourmande cette mollesse sans l’écouter jamais. Sitôt qu’on l’écoute et qu’on marchande avec elle, tout est perdu. Elle fait même autant de mal selon le monde que selon Dieu. Un homme mou et amusé ne peut jamais être qu’un pauvre homme; et s’il se trouve dans de grandes places, il n’y sera que pour se déshonorer. La mollesse ôte à l’homme tout ce qui peut faire les qualités éclatantes. Un homme mou n’est pas un homme ; c’est une demi-femme /1. L’amour de ses commodités l’entraîne toujours malgré ses plus grands intérêts. Il ne saurait cultiver ses talents, ni acquérir les connaissances nécessaires dans sa profession, ni s’assujettir de suite /2 au travail dans les fonctions pénibles, ni se contraindre longtemps pour s’accommoder au goût et à l’humeur d’autrui, ni s’appliquer courageusement à se corriger.
C’est le paresseux de l’Écriture /3, qui veut et ne veut pas; qui veut de loin ce qu’il faut vouloir, mais à qui les mains tombent de langueur dès qu’il regarde le travail de près. Que faire d’un tel homme ? il n’est bon à rien. Les affaires l’ennuient, la lecture sérieuse le fatigue, le service d’armée trouble ses plaisirs, l’assiduité même de la cour le gêne. Il faudrait lui faire passer sa vie sur un lit de repos. Travaille-t-il ? Les moments lui paraissent des heures. S’amuse-t-il ? Les heures ne lui paraissent plus que des moments. Tout son temps lui échappe, il ne sait ce qu’il en fait; il le laisse couler comme l’eau sous les ponts. Demandez-lui ce qu’il a fait de sa matinée: il n’en sait rien, car il a vécu sans songer s’il vivait, il a dormi le plus tard qu’il a pu, s’est habillé fort lentement, a parlé au premier venu, a fait plusieurs tours dans sa chambre, a entendu nonchalamment la messe. Le dîner est venu : l’après-dînée se passera comme le matin, et toute la vie comme cette journée. Encore une fois, un tel homme n’est bon à rien. Il ne faudrait que de l’orgueil, pour ne se pouvoir supporter soi-même dans un état si indigne d’un homme. Le seul honneur du monde suffit pour faire crever l’orgueil de dépit et de rage, quand on se voit si imbécile.
Un tel homme non seulement sera incapable de tout bien, mais il tombera peu à peu dans les plus grands maux. Le plaisir le trahira. Ce n’est pas pour rien que la chair veut être flattée. Après avoir paru indolente et insensible, elle passera tout d’un coup à être furieuse et brutale ; on n’apercevra ce feu que quand il ne sera plus temps de l’étouffer.
Il faut même craindre que vos sentiments de religion, se mêlant avec votre mollesse, ne vous engagent peu à peu dans une vie sérieuse et particulière qui aura quelques dehors réguliers, et qui, dans le fond, n’ aura rien de solide. Vous compterez pour beaucoup de vous éloigner des compagnies folles de la jeunesse, et vous n’apercevrez pas que la religion ne sera que votre prétexte pour les fuir: c’est que vous vous trouverez gêné avec eux; c’est que vous ne serez pas à la mode parmi eux ; c’est que vous n’aurez pas les manières enjouées et étourdies qu’ils cherchent. Tout cela vous enfoncera par votre propre goût dans une vie plus sérieuse et plus sombre : mais craignez que ce ne soit un sérieux aussi vide et aussi dangereux que leurs folies gaies. Un sérieux mou, où les passions règnent tristement, fait une vie obscure, lâche, corrompue, dont le monde même, tout monde qu’il est, ne peut s’empêcher d’avoir horreur. Ainsi peu à peu vous quitteriez le monde, non pour Dieu, mais pour vos passions, ou du moins pour une vie indolente qui ne serait guère moins contraire à Dieu ; et qui serait plus méprisable selon le monde, que les passions mêmes les plus dépravées. Vous ne quitteriez les grandes prétentions, que pour vous entêter de colifichets et de petits amusements dont on doit rougir dès qu’on est sorti de l’enfance.
Venons aux moyens de vous précautionner contre vous-même là-dessus.
Le premier est de vous faire un projet pour remplir votre temps, et de le suivre, quoi qu’il vous en coûte. Le second, c’est de mettre dans ce projet, comme l’article le plus essentiel, celui de faire tous les jours une demi-heure de lecture méditée, où vous ne manquerez jamais de renouveler vos résolutions contre votre mollesse. Le troisième, c’est que vous ferez tous les soirs un examen de votre journée, pour voir si la mollesse vous a entraîné et si vous avez perdu du temps.
Le quatrième est de vous confesser régulièrement de quinze en quinze jours à un confesseur qui connaisse votre penchant, et que vous engagiez à vous soutenir vigoureusement contre vous-même. Le cinquième moyen est d’avoir quelque bon ami ou quelque domestique assez discret et assez zélé pour pouvoir vous avertir secrètement quand il verra que votre mollesse commencera à vous engourdir. Pour se mettre en état de recevoir de tels avis, il faut les demander cordialement, montrer aux gens qu’on leur sait bon gré de ce qu’ils les donnent, et leur faire voir qu’on tâche d’en profiter. Jamais ne leur montrez ni chagrin, ni indocilité, ni hauteur, ni jalousie.
Pour vos occupations, il faut les régler, soit à l’armée ou à la cour. Partout il faut se faire une règle, et ranger si bien toutes les choses, qu’on y manque fort rarement. Le matin, votre lecture méditée avant toutes choses, et lorsqu’on vous croit encore au lit. Vers le soir une autre lecture. Si vous vous sentez alors quelque goût à vous recueillir un peu en la faisant, vous vous accoutumerez par là peu à peu à faire le soir comme le matin. Mais d’abord il ne faut pas vous gêner et vous lasser de prières. Pendant la messe, vous pourrez lire l’épître et l’évangile, pour vous unir au prêtre dans le grand sacrifice de Jésus-Christ ; quelque pensée tirée de l’évangile ou de l’épître, qui aura rapport au sacrifice, pourra vous aider à tenir votre esprit élevé à Dieu.
Il faut voir civilement tout le monde dans les lieux où tout le monde va, à la cour, chez le Roi, à l’armée, chez les généraux. Il faut tâcher d’acquérir une certaine politesse, qui fait qu’on défère à tout le monde avec dignité. Nul air de gloire, nulle affectation, nul empressement: savoir traiter chacun selon son rang, sa réputation ; son mérite, son crédit ; au mérite, l’estime; à la capacité accompagnée de droiture et d’amitié, la confiance et l’attachement; aux dignités, la civilité et la cérémonie. Ainsi satisfaire au public par une honnête représentation dans ces lieux où il n’est question que de représenter; saluer et traiter bien en passant tout le monde, mais entrer en conversation avec peu de gens. La mauvaise compagnie déshonore, surtout un jeune homme en qui tout est encore douteux. Il est permis de voir fort peu de gens, mais il n’est pas permis de voir les gens désapprouvés. Ne vous moquez point d’eux comme les autres, mais écartez-vous doucement.
Lisez les livres qui conviennent à votre état, surtout l’histoire de votre pays. Voyant tout le monde d’une manière gaie et civile en public, et ayant des occupations louables pour votre métier selon le monde même, vous ne devez pas craindre d’être retiré. Autant qu’une retraite vide est déshonorante, autant une retraite occupée et pleine des devoirs de sa profession élève-t-elle un homme au-dessus de tous ces fainéants qui n’apprennent jamais leur métier. Quand on saura que vous travaillez à n’ignorer rien dans l’histoire et dans la guerre, personne n’osera vous attaquer sur la dévotion: la plupart même ne vous en soupçonneront point: ils croiront seulement que vous êtes un sage ambitieux. Par ces soins, vous pouvez vous dispenser d’être avec la folle jeunesse, et par là vous pourrez être retiré pour vous donner tout à Dieu et aux devoirs de l’état où la Providence vous a mis.
Outre qu’il ne faut jamais paraître se préférer à personne, il faut encore certaines manières simples, naturelles, ingénues; un visage ouvert, quelque chose de complaisant dans le commerce passager: que tout marque de la noblesse, de l’élévation, un cœur libéral, officieux /4, bienfaisant, touché du mérite ; de l’industrie pour obliger, du regret quand on ne le peut pas, de la délicatesse pour prévenir les gens de mérite, pour les entendre à demi-mot, pour leur épargner certaines peines, pour dire à demi ce qu’il ne faut pas achever de dire, pour assaisonner un service de ce qui peut le rendre obligeant sans le faire valoir. L’orgueil cherche la gloire par ce chemin, et il faut que la religion cherche par ce chemin la vraie bienséance par des motifs tout divins. Rien n’est si noble, si délicat, si grand, si héroïque, que le cœur d’un vrai chrétien; mais en lui rien de faux, rien d’affecté, rien que de simple, de modeste et d’effectif en tout.
Voilà à peu près les choses qui regardent le commerce public. Il y a encore le commerce de certains amis d’une amitié superficielle. Il ne faut point compter sur eux, ni s’en servir sans un grand besoin; mais il faut, autant qu’on le peut, les servir, et faire en sorte qu’ils vous soient obligés. Il n’est pas nécessaire que ces gens-là soient tous d’un mérite accompli ; il suffit de lier commerce extérieur avec ceux qui passent pour les plus honnêtes gens. C’est ceux-là avec qui on s’arrête et on raisonne, au lieu qu’on ne dit que bonjour aux autres. On les va voir chez eux aux occasions de compliments, on se trouve avec eux en certains endroits: mais on n’est point de leurs plaisirs, et on ne les met point dans sa confidence. S’ils veulent pousser plus avant la liaison, on esquive doucement; tantôt on a une affaire, tantôt une autre.
Pour les vrais amis, il faut les choisir avec de grandes précautions, et par conséquent se borner à un fort petit nombre. Point d’ami intime qui ne craigne Dieu, et que les pures maximes de religion ne gouvernent en tout; autrement il vous perdra, quelque bonté de cœur qu’il ait. Choisissez, autant que vous pouvez, vos amis dans un âge un peu au-dessus du vôtre : vous en mûrirez plus promptement. À l’égard des vrais et intimes amis, un cœur ouvert ; rien pour eux de secret que le secret d’autrui, excepté dans les choses où vous pourriez craindre qu’ils ne fussent préoccupés /5. Soyez chaud, désintéressé, fidèle, effectif /6, constant dans l’amitié ; mais jamais aveugle sur les défauts et sur les divers degrés de mérite de vos amis : qu’ils vous trouvent au besoin, et que leurs malheurs ne vous refroidissent jamais.
Traitez bien vos domestiques : une autorité ferme et douce, un grand soin d’entrer dans leurs besoins, de leur faire tout le bien qu’on peut, de distinguer ceux qui méritent quelque distinction, et de les attacher à soi par le cœur; supporter leurs défauts, lorsqu’ils ne sont pas essentiels, et qu’ils ont bonne volonté de s’en corriger ; se défaire de ceux dont on ne saurait faire d’honnêtes gens selon leur état.
Enfin souvenez-vous, Monsieur, (et je finis par où j’ai commencé) que la mollesse énerve tout, qu’elle affadit tout, qu’elle ôte leur sève et leur force à toutes les vertus et à toutes les qualités de l’âme, même suivant le monde. Un homme livré à sa mollesse est un homme faible et petit en tout: il est si tiède, que Dieu le vomit /7. Le monde le vomit aussi à son tour, car il ne veut rien que de vif et de ferme. Il est donc le rebut de Dieu et du monde, c’est un néant ; il est comme s’il n’était pas; quand on en parle, on dit: Ce n’est pas un homme. Craignez, Monsieur, ce défaut, qui serait la source de tant d’autres. Priez, veillez ; mais veillez contre vous-même. Pincez-vous comme on pince un léthargique; faites-vous piquer par vos amis pour vous réveiller. Recourez assidûment aux sacrements, qui sont les sources de vie, et n’oubliez jamais que l’honneur du monde et celui de l’Évangile sont ici d’accord. Ces deux royaumes ne sont donnés qu’aux violents qui les emportent d’assaut /8.
/1. Après l’appel au sens de l’honneur, la conclusion est accablante. Fénelon emploie volontiers ce tour dévalorisant (cf. demi-oraison, demi-dévots, demi-abandon, LSP 108, 113, 176, 198…).
/2. De suite, « avec continuité ». /3. Prov. XIII, 4.
/4. Officieux, « obligeant, serviable ».
/5. Préoccupé, « disposé défavorablement ».
/6. Effectif, « qui ne promet rien qu’il ne tienne » (Littré, qui cite Fléchier).
/7. Cf. Apoc. III, 16. /8. Cf. Matth. XI, 12.
Je ne m’étonne point de ce dégoût que vous ressentez pour tant de choses contraires à Dieu ; c’est l’effet naturel du changement de votre cœur. Vous aimeriez un certain calme, où vous pourriez vous occuper librement de ce qui vous touche, et vous délivrer de tout ce qui est capable de rouvrir vos plaies; mais ce n’est pas là ce que Dieu veut. Il veut que ce qui vous a trop touché et occupé autrefois, se tourne en importunité, et serve à votre pénitence. Portez donc en paix cette croix pour l’expiation de vos péchés, et attendez que Dieu vous débarrasse. Il le fera, Monsieur, dans son temps, et non pas dans le vôtre. Cependant réservez-vous les heures dont vous avez besoin pour penser à Dieu, et à vous par rapport à lui. Il faut lire, prier, se défier de ses inclinations et de ses habitudes, songer qu’on porte le don de Dieu dans un vase d’argile /1, et surtout se nourrir au-dedans par l’amour de Dieu.
Quoiqu’on ait vécu bien loin de lui, on ne doit pas craindre de s’en rapprocher par un amour familier. Parlez-lui, dans votre prière, de toutes vos misères, de tous vos besoins, de toutes vos peines, des dégoûts mêmes qui pourraient vous venir pour son service. Vous ne sauriez lui parler trop librement ni avec trop de confiance. Il aime les simples et les petits; c’est avec eux qu’il s’entretient. Si vous êtes de ce nombre, laissez là votre esprit et toutes vos hautes pensées ; ouvrez-lui votre cœur, et dites-lui tout. Après lui avoir parlé, écoutez-le un peu. Mettez-vous dans une telle préparation de cœur, qu’il puisse vous imprimer les vertus comme il lui plaira : que tout se taise en vous pour l’entendre. Ce silence des créatures au dehors, des passions grossières et des pensées humaines au dedans, est essentiel pour entendre cette voix qui appelle l’âme à mourir à elle-même, et à adorer Dieu en esprit et en vérité /2.
Vous avez, Monsieur, de grands secours dans les connaissances que vous avez acquises. Vous avez lu beaucoup de bons livres, vous connaissez les vrais fondements de la religion, et la faiblesse de tout ce qu’on lui oppose: mais tous ces moyens, qui vous conduisent à Dieu pour les commencements, vous arrêteraient dans la suite, si vous teniez trop à vos lumières. Le meilleur et le dernier usage de notre esprit est de nous en défier, d’y renoncer, et de le soumettre à celui de Dieu par une foi simple /3. Il faut devenir petit enfant ; il y a une petitesse qui est bien au-dessus de toute grandeur: heureux qui la connaît ! C’est peu de raisonner, de comparer, de démêler, de prévoir, de conclure ; il faut aimer le seul vrai, le seul bon, et demeurer en lui par une volonté stable. L’esprit se promène ; la volonté est ce qui ne doit jamais varier.
Il ne s’agit point, Monsieur, de faire beaucoup de choses difficiles : faites les plus petites et les plus communes avec un cœur tourné vers Dieu, et comme un homme qui va à l’unique fin de sa création ; vous ferez tout ce que font les autres, excepté le péché. Vous serez bon ami, poli, officieux, complaisant, gai aux heures et dans les compagnies qui conviennent à un vrai chrétien. Vous serez sobre à table, et sobre partout ailleurs ; sobre à parler, sobre à dépenser, sobre à juger, sobre à vous mêler, sobre à vous divertir, sobre même à être sage et prévoyant, comme le veut saint Paul /4. C’est cette sobriété universelle dans l’usage des meilleures choses, que l’amour de Dieu fait pratiquer avec une simplicité charmante. On n’est ni sauvage, ni épineux, ni scrupuleux ; mais on a au-dedans de soi un principe d’amour qui élargit le cœur, qui adoucit toutes choses, qui sans gêner ni troubler, inspire une certaine délicatesse pour ne déplaire jamais à Dieu, et qui arrête quand on est tenté d’aller au-delà des règles.
En cet état, on souffre ce que les autres gens souffrent aussi, des fatigues, des embarras, des contretemps, des oppositions d’humeur, des incommodités corporelles, des difficultés avec soi-même aussi bien qu’avec les autres, des tentations, et quelquefois des dégoûts et des découragements ; mais si les croix sont communes avec le monde, les motifs de les supporter sont bien différents. On connaît 105 en Jésus-Christ sauveur le prix et la vertu de la croix. Elle nous purifie, nous détache, et nous renouvelle. Nous voyons sans cesse Dieu en tout; mais nous ne le voyons jamais si clairement ni si utilement, que dans les souffrances et les humiliations. La croix est la force de Dieu même: plus elle nous détruit, plus elle avance l’être nouveau en Jésus-Christ, pour faire un nouvel homme sur les ruines du vieil Adam.
Vivez, Monsieur, sans aucun changement extérieur, que ceux qui seront nécessaires ou pour éviter le mal, ou pour vous précautionner contre votre faiblesse, ou pour ne rougir pas de l’Évangile. Pour tout le reste, que votre gauche ne sache pas le bien que votre droite fera /5. Tâchez d’être gai et tranquille. Si vous pouvez trouver quelque ami sensé et qui craigne Dieu, soulagez-vous un peu le cœur en lui parlant des choses que vous le croyez capable de porter, mais comptez que Dieu est le bon ami du cœur, et que personne ne console comme lui. Il n’y a personne qui entende tout à demi-mot comme lui, qui entre dans toutes les peines, et qui s’accommode à tous les besoins sans en être importuné. Faites-en un second vous-même. Bientôt ce vous-même supplantera le premier, et lui ôtera tout crédit chez vous.
Réglez votre dépense et vos affaires. Soyez honorable et modeste, simple, et point attaché. C’est le bon temps pour servir, que de servir par devoir, sans ambition et sans vaines espérances/6: c’est servir sa patrie, son Roi, le Roi des Rois, devant qui les Majestés visibles ne sont que des ombres. C’est réparer par un service désintéressé les campagnes faites avec faste et passion pour la fortune. Montrez une conduite unie, modérée, sans affectation de bien non plus que de mal, mais ferme pour la vertu, et si décidé, qu’on n’espère plus de vous rentraîner. Vous en serez quitte à meilleur marché, et on vous importunera moins quand on croira que vous êtes de bonne foi attaché à la religion, et que vous ne reculerez pas là-dessus. On tourmente plus longtemps ceux qu’on soupçonne d’être faux, ou faibles et légers.
Mettez votre confiance, non dans votre force ni dans vos résolutions, ni même dans les plus solides précautions, (quoiqu’il faille les prendre avec beaucoup d’exactitude et de vigilance) ni même dans les engagements d’honneur que vous prendrez pour ne pouvoir plus reculer, mais dans la seule bonté de Dieu, qui vous a aimé éternellement avant que vous l’aimassiez, et lors même que vous l’offensiez avec ingratitude.
Il faut vous faire une règle de bonnes lectures selon votre goût et selon votre besoin. Il faut lire simplement, assez courtement; se reposer après avoir lu, méditer ce qu’on vient de lire ; le méditer sans grand raisonnement, plus par le cœur que par l’esprit, et laisser faire à Dieu son impression dans votre cœur sur la vérité méditée. Peu d’aliment nourrit beaucoup quand on le digère bien. Il faut mâcher lentement, sucer l’aliment, et se l’approprier, pour le convertir tout en sa propre substance.
/1. Cf. Il Cor. IV, 7.
/2. Jean IV, 22.
/3. Cf. Pascal: « La dernière démarche de la raison...» et «Soumission est usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme » (Pensées 267 et 259 de l’éd. Brunschvicg). De Fénelon, voir l’opuscule XLVII, Sur la raison, éd. Pléiade, L I, p. 765.
/4. Rom. XII, 3.
/5. Matth. VI, 3.
/6. Ceci induit [N] à proposer pour « (O) » le marquis de Blainville : « De nombreux officiers pouvaient se plaindre de ne pas obtenir une promotion espérée; mais si l’on se souvient que le marquis de Blainville, entre septembre 1689 et juillet 1690, n’avait commandé qu’un régiment sans lustre, on pourrait voir en lui le « converti O ». Le voisinage, dès l’édition A (1718). des lettres LSP 34 et 36 (A 143 et 149) avec A 144 (LSP 35, Corr. 78, adressée au chevalier Colbert), A 145 (LSP 84), A 146 (LSP 82, Corr. 715) et 148 (LSP 75, Corr. 317) toutes trois envoyées au marquis de Blainville, semble encourager cette hypothèse.
Je plains fort M… Je comprends que son état est très violent /1. Il commence à se tourner vers Dieu ; sa vertu est encore bien faible. Il est obligé à combattre contre tous ses goûts, contre toutes ses inclinations, contre toutes ses habitudes, et même contre des passions violentes. Son naturel est facile et vif pour le plaisir; il est accoutumé à une dissipation continuelle. Il n’a pas moins à combattre au dehors qu’au-dedans : tout ce qui l’environne n’est que tentation et que mauvais exemple ; tout ce qu’il voit le porte au mal ; tout ce qu’il entend le lui inspire. Il est éloigné de tous les bons exemples et de tous les conseils. Voilà des commencements exposés à une étrange épreuve ; mais je vous avoue que je ne saurais croire qu’il soit de l’ordre de Dieu qu’il quitte tout à coup son emploi, sans garder ni mesures ni bienséances /2. S’il est fidèle à lire, à prier, à fréquenter les sacrements, à veiller sur sa propre conduite, à se défier de lui-même, à éviter la dissipation autant que ses devoirs le lui permettront, j’espère que Dieu aura soin de lui, et qu’il ne permettra point qu’il soit tenté au-dessus de ses forces. Les choses que Dieu fait faire pour l’amour de lui sont d’ordinaire préparées par une providence douce et insensible. Elle amène si naturellement les choses, qu’elles paraissent venir comme d’elles-mêmes. Il ne faut rien de forcé ni d’irrégulier. Il vaut mieux attendre un peu pour ouvrir la porte avec la clef, que de rompre la serrure par impatience. Si cette retraite vient de Dieu, sa main ouvrira le chemin pour le retour. En attendant, Dieu gardera ce qui se donne à lui ! il le tiendra à l’ombre de ses ailes /3.
Un homme de condition distinguée, qui a une charge, avec de l’esprit, du talent et de l’usage du monde, ne doit plus être embarrassé à un certain âge pour soutenir un genre de vie réglé et sérieux, comme le serait un jeune homme que chacun se croit en droit de tourmenter. Ce n’est pourtant pas ce qui doit être sa principale ressource; il faut qu’il ne compte que sur Dieu, et qu’il ne craigne rien tant que sa propre fragilité. Je voudrais donc qu’il prît de grandes précautions contre les tentations de son état, mais qu’il ne l’abandonnât point d’une façon précipitée. Il doit craindre de se tromper: peut-être que son cœur tend moins à s’éloigner des périls du salut, qu’à se rapprocher d’une vie plus douce et plus agréable. Il fuit peut-être beaucoup moins le péché, que les dégoûts, les embarras, les fatigues et les contraintes de la situation où il se trouve. Il est naturel d’être dans cette disposition, et il est très ordinaire à l’amour-propre de nous persuader que nous agissons par un motif de conscience, quand c’est lui qui a la plus grande part à notre détermination. Pour moi, je crois que Dieu ne demande point une démarche si irrégulière, et que la bienséance la défend. Il vaut mieux, ce me semble, attendre jusqu’à l’hiver. En attendant, Dieu, s’il lui est fidèle, le portera dans ses mains de peur qu’il ne heurte contre quelque pierre /4.
O que Dieu est compatissant et consolant pour ceux qui ont le cœur serré, et qui recourent à lui avec confiance ! Les hommes sont secs, critiques, rigoureux et ne sont jamais condescendants qu’à demi; mais Dieu supporte tout, il a pitié de tous ; il est inépuisable en bonté, en patience, en ménagements. Je le prie de tout mon cœur de tenir lieu de tout à notre ami.
/1. Il semble que, par souci de discrétion, les conseils soient donnés au correspondant comme s’ils visaient un tiers. Cf au t. XII, la lettre 1049.
/2. On a vu Fénelon, en juillet 1700, conseiller le marquis de Blainville tenté de quitter tout à coup son emploi, ayant «en vue ([...]) une profession sainte » (supra, t. X, lettre 570); en aurions-nous ici un prodrome? Où simplement un cas semblable vécu par un autre homme du monde?
/3. Cf. Psaume 16, 8. /4. Cf. Psaume 90, 12.
A partir d’ici les lettres sont toutes nommément adressée « Au marquis de Blainville »331 . Nous en donnons des extraits.
Vous m’avez oublié, Monsieur; mais il n’est pas en mon pouvoir d’en faire autant à votre égard. Je porte au fond du cœur quelque chose qui me parle toujours de vous, et qui fait que je suis toujours empressé à demander de vos nouvelles : c’est ce que j’ai senti particulièrement pendant les périls de votre campagne. Votre oubli, bien loin de me rebuter, me touche encore davantage. Vous m’avez témoigné autrefois une sorte d’amitié dont l’impression ne s’efface jamais, et qui m’attendrit presque jusqu’aux larmes, quand je me rappelle nos conversations : j’espère que vous vous souviendrez combien elles étaient douces et cordiales. Avez-vous trouvé depuis ce temps-là quelque chose de plus doux que Dieu, quand on est digne de le sentir ? Les vérités qui vous transportaient ne sont-elles plus ? La pure lumière du Royaume de Dieu est-elle éteinte ? […]
Je suis toujours uni à vous et à votre chère famille du fond du cœur ; n’en doutez pas. Nous sommes bien près les uns des autres sans nous voir, au lieu que les gens qui se voient à toute heure sont bien éloignés dans la même chambre. Dieu réunit tout, et anéantit toutes les plus grandes distances à l’égard des cœurs réunis en lui. C’est dans ce centre que se touchent les hommes de la Chine avec ceux du Pérou332. Je ne laisse pas de sentir la privation de vous voir; mais il la faut porter en paix tant qu’il plaira à Dieu, et jusqu’à la mort s’il le veut. Renfermez-vous dans vos véritables devoirs. Du reste, soyez retiré et recueilli, appliqué à bien régler vos affaires, patient dans les croix domestiques. Pour Madame, je prie Dieu qu’elle ne regarde jamais derrière elle, et qu’elle tende toujours en avant dans la voie la plus droite. Je souhaite que Notre-Seigneur bénisse toute votre maison, et qu’elle soit la sienne.
Je comprends bien ce que vous me dites sur une peine qui vous paraît trop forte et trop allongée dans N...333 sur vos fautes ; mais ce n’est point à vous à juger si cette peine va trop loin. Quand un homme, qui, comme vous, est depuis si longtemps à Dieu, duquel il a reçu des grâces capables de sanctifier cent pécheurs, tombe dans certaines infidélités, il ne faut pas s’étonner que l’esprit de grâce en soit vivement et longtemps contristé dans les personnes que la même grâce unit intimement avec lui.
Vous vous impatientez de ce que Dieu fait souffrir votre prochain pour vous ; c’est de la pénitence que vous devriez faire, que vous ne faites pas, et que N… fait dans son cœur pour vous, que vous êtes dépité contre elle. C’est au contraire ce qui devrait vous attendrir, redoubler votre confiance, votre soumission, votre docilité. Peut-être même avez-vous besoin de cette triste, forte et longue peine, afin qu’elle vous fasse sentir toute votre infidélité et tout le danger où vous êtes. Il vous faut cette petite sévérité pour faire le contrepoids de votre légèreté ; vous avez besoin, dans votre faiblesse, d’être retenu par la crainte. Je la prie néanmoins de proportionner sa tristesse à votre délicatesse excessive’. Je ne lui demande pas de la supprimer par effort et par industrie, pour vous épargner et pour flatter votre amour-propre dans vos fautes : à Dieu ne plaise ! Je la prie seulement de n’agir que par grâce, suivant le fond de son cœur, afin qu’elle ne s’attriste point de vos infidélités par une tristesse naturelle. Vous me donnez une joie incroyable en me marquant l’avancement où vous la voyez. Plus elle est avancée, plus vous devez la croire et regarder toutes ces peines à votre égard comme des impressions de la grâce qu’elle reçoit pour vous.
Pendant qu’elle avance, vous reculez. O Mon cher ! si je pouvais vous voir, je ne vous laisserais pas respirer par amour-propre ; je ne vous laisserais échapper en rien ; je vous ferais petit malgré vous. Il n’y a que la petitesse qui soit la ressource des faibles. Un petit enfant ne peut marcher, mais il se laisse tourner et retourner, porter, emmailloter. Pour un grand homme qui est faible et se croit fort, il tombe au premier pas qu’il fait; il n’a ni ressource pour se conduire ni souplesse pour se laisser conduire par autrui. Dès que vous sentez de la répugnance à vous ouvrir et à croire, comptez que la tentation vous entraîne vers le précipice.
Votre lettre, Monsieur, m’a donné une très sensible consolation. Béni soit Dieu qui vous donne des lumières si utiles ! Mais notre fidélité doit être proportionnée aux lumières que nous recevons. Puisque vous connaissez que votre société avec N…334 se tourne en piège pour vous, au lieu d’être un secours, vous devez redresser cette société. Il ne faut pas songer à la rompre, puisqu’elle est de grâce aussi bien que de nature ; mais il faut la mettre, quoi qu’il en coûte, au point où Dieu la veut. Hélas ! que sera-ce, si ceux qui sont donnés les uns aux autres pour s’aider à mourir335, ne font que se redonner des aliments de vie secrète? Il faut que toute votre union ne tende qu’à la simplicité, qu’à l’oubli de vous-même, qu’à la perte de tous les appuis. En perdant ceux du dedans, vous en cherchez encore au-dehors. Le dedans est souvent simple et nu ; mais le dehors est composé, étudié, politique, et trouble la simplicité intérieure. Vous faites bon marché du principal, et vous chicanez le terrain sur ce qui ne regarde que le monde.
Ce n’est point là cette unité à laquelle il faut que tout homme soit réduit. Soyez tout un ou tout autre. L’intérieur abandonné à Dieu règle assez l’extérieur par l’esprit de Dieu même. Dieu fait assez faire dans cette simplicité d’abandon tout ce qu’il faut : mais si on sort de la simplicité pour le dehors par des vues humaines, cette sortie est une infidélité qui dérange tout le dedans. Ce n’est point à vous, Monsieur, à vous laisser entraîner contre votre grâce ; c’est au contraire à vous à redresser les autres qui sont encore trop humains. Vous devez borner votre docilité, à recevoir, par petitesse, les avis de tous ceux qui vous montreront que vous ne suivez pas assez votre grâce, et que vous agissez trop humainement ; mais vous laisser entraîner dans l’humain par les autres sous de beaux prétextes, c’est reculer, et leur nuire comme ils vous nuisent. Je ne manquerai pas de le dire à N..... quand il repassera336.
Votre union ne doit faire qu’augmenter, mais pour la mort commune et totale, tant du dehors que du dedans337. Quand celle du dehors manque, elle manque par le dedans, qui veut encore se réserver quelque vie secrète par le dehors. Il est temps d’achever de mourir, Monsieur. En retardant le dernier coup, vous ne faites que languir et prolonger vos douleurs. Vous ne sauriez plus vivre que pour souffrir en résistant à Dieu. Mourez donc, laissez-vous mourir; le dernier coup sera le coup de grâce. Il ne faut plus vouloir rien voir; car vouloir voir, c’est vouloir posséder; et vouloir posséder, c’est vouloir vivre. Les morts ne possèdent et ne voient plus rien. Aussi bien que verriez-vous ? Vous courriez après une ombre qui échappe toujours. Mille fois tout à vous.
Je prends, Monsieur, une très grande part à toutes vos peines domestiques338, et je comprends qu’elles doivent être fort grandes ; mais vous savez que la croix est faite pour nous, et nous pour elle. C’est notre place que d’y demeurer paisiblement attachés avec Jésus-Christ jusqu’au dernier soupir de la vie. Il serait glorieux d’y avoir été patiemment, si on pouvait en descendre ; mais y être cloué et y expirer, c’est ce qui est terrible. C’est seulement dans ce dernier moment qu’on peut dire, Tout est consommé.
Je prie N...339 de faire le moins de réflexions qu’elle pourra sur tout ce qui ne va qu’à troubler sa paix et son avancement, en la jetant dans une occupation inquiète d’elle-même, qui est une tentation véritable. Pour vous, Monsieur, prenez courage : sustine sustentationes Dei. Toute notre piété n’est qu’imagination, si nous ne sommes pas contents lorsque Dieu nous frappe, et si nous cherchons, par ragoût, des espérances dans les temps à venir de cette vie pour nous consoler. Le détachement de ce monde ne saurait être trop absolu et trop de pratique.
Je prie souvent Dieu qu’il vous tienne dans sa main. Le point essentiel est la petitesse. Il n’y a rien qu’elle ne raccommode, parce que la petitesse rend docile, et que la docilité redresse tout. Vous seriez plus coupable qu’un autre si vous résistiez à Dieu en ce point. D’un côté, vous avez reçu plus de lumière et de grâce qu’un autre pour vous laisser rapetisser: d’un autre côté, personne n’a plus éprouvé que vous ce qui doit rabaisser le cœur, et ôter toute confiance en soi-même. C’est le grand fruit de l’expérience de nos infirmités, que de nous rendre petits et souples. J’espère que Notre-Seigneur vous gardera, et je le lui demande avec instance.
Pour N... [Mortemart], je prie Notre-Seigneur de lui donner une simplicité qui soit la source de la paix pour elle. Quand nous serons fidèles à laisser tomber d’abord toute réflexion superflue et inquiète, qui vient d’un amour de nous-mêmes très différent de la charité, nous serons au large au milieu de la voie étroite ; et sans manquer ni à Dieu ni aux hommes, nous serons dans la pure liberté et dans la paix innocente des enfants de Dieu.
Je prends pour moi, Monsieur, ce que je donne aux autres, et je vois bien que je dois chercher la paix où je leur propose de la chercher. J’ai le cœur en souffrance340. C’est la vie à nous-mêmes qui nous fait souffrir; ce qui est mort ne sent plus. Si nous étions morts, et si notre vie était cachée avec Jésus-Christ en Dieu, comme parle l’Apôtre341, nous n’aurions plus les peines de l’esprit que nous ressentons. Nous pourrions bien sentir des douleurs du corps, comme la fièvre, la goutte, etc. ; nous pourrions bien aussi souffrir des douleurs spirituelles, c’est-à-dire des douleurs imprimées dans l’âme, sans qu’elle y eût aucune part: mais pour les peines d’inquiétude, où l’âme ajoute à la croix imposée par la main de Dieu une agitation de résistance, et, pour ainsi dire, une non-volonté de souffrir, nous n’avons ces sortes de douleurs qu’autant que nous vivons encore à nous-mêmes. […]
[…] En quelque état que soit votre malade342, et quelque suite que Dieu donne à son mal, elle est bienheureuse d’être si souple dans la main de Dieu. Si elle meurt, elle meurt au Seigneur; si elle vit, elle vit à lui343. Ou la croix, ou la mort344.
Rien n’est au-dessus de la croix, que le parfait règne de Dieu, et encore la souffrance en amour est un règne commencé, dont il faut se contenter pendant que Dieu diffère la consommation. […]
Je n’ai rien à vous répondre sur ce qui vous regarde ; je ne vois rien à ajouter sur les choses que Dieu vous fait voir, et qu’il est capital de suivre sans relâche. Allez toujours mourant de plus en plus. La mort est bien plus mort quand autrui nous la donne. Demeurez dans la dépendance où Dieu vous met ; elle sert à vous décider, à vous tirer de votre sagesse, et à vous apetisser, vous dont la pente était de mener les autres. Mais ne laissez pas de dire à autrui votre simple pensée, à mesure qu’elle vous vient au cœur, sans réflexion ni mesure. […]
O que vous me serez chers, vous et N....345, si ce que nous avons dit ici ensemble fait de nous un cœur et une âme ! Je ne le répète point, n’en ayant pas le temps; vous le savez. Ce n’est pas à la mémoire, mais au cœur que je l’ai confié. S’il est entré dans votre cœur, vous le verserez fidèlement dans celui de N..... Non, mon cher, plus d’ambition, plus de curiosité ni de vivacité sur le monde, plus de régularité politique. Que le dehors soit simple, droit et petit, comme le dedans. Si spiritu vivimus spiritu et ambulemus.
Soyons sages, mais de la sagesse de Dieu, et non de la nôtre. O la mauvaise sûreté, que celle qui vient d’une prudence mondaine ! Laissez tomber tout empressement, toute activité, toute dissipation : vous en avez un besoin infini. Lors même qu’on ne se recueille point par méthode, on doit laisser tomber par simple fidélité tout ce qui dissipe et distrait, tout ce qui ébranle l’imagination, qui réveille les goûts et les désirs naturels, qui trouble la paix, le silence, la petitesse, et la nudité intérieure. On parle magnifiquement de la passiveté avec une activité perpétuelle. On veut des sûretés, des lumières extraordinaires, et même des prédictions, pour se contenter dans l’obscurité de la pure foi. C’est vouloir voir le soleil à minuit. Soyez bien petits, bien simples […]
C’est dans la peine et dans l’amertume que je vous goûte davantage. J’ai vu de la candeur et de la petitesse dans vos lettres, et j’en remercie Dieu avec attendrissement. Il faut aimer ce que Dieu aime, et je ne doute point qu’il ne nous aime davantage quand il nous rapetisse en nous rabaissant. Pendant que cette opération vous est douloureuse, comptez qu’elle vous est utile et nécessaire. Le chirurgien ne nous fait du mal, qu’autant qu’il coupe dans le vif. Le malade ne sent rien quand on ne coupe que la chair déjà morte. Si vous étiez mort aux choses dont il s’agit, leur retranchement ne vous causerait aucune douleur. Détachez-vous absolument, si vous voulez être en paix et mourir à vous-même. Ne vous contentez pas de faire certains efforts, et d’être petit par secousses : délaissez-vous sans aucune réserve à Dieu, pour mourir à vous-même dans toute l’étendue de ses desseins. Courage sans courage humain : ne perdez pas les grands fruits de cette croix. Soumettez-vous non seulement à N... [Mme de Mortemart] pour vous laisser redresser, mais encore aux plus petits qui se mêleront de vous donner des avis à propos ou hors de propos. S’ils ne sont pas bons pour ceux qui les donneront par une critique indiscrète, ils seront excellents pour vous qui les recevrez en esprit de désappropriation et de mort.
Pour vos défauts, supportez-les avec patience, comme ceux du prochain, sans les flatter ni excuser. Il ne faut pas les vouloir garder, puisqu’ils déplaisent à Dieu : mais il faut sentir votre impuissance de les vaincre, et profiter de l’abjection qu’ils vous causent à vos propres yeux pour désespérer de vous-même. Jusqu’à ce désespoir de la nature, il n’y a rien de fait. Mais il ne faut jamais désespérer des bontés de Dieu sur nous, et ne nous défier que de nous-mêmes. Plus on désespère de soi pour n’espérer qu’en Dieu sur la correction de ses défauts, plus l’œuvre de la correction est avancée. Mais aussi il ne faut pas que l’on compte sur Dieu sans travailler fortement de notre part. La grâce ne travaille avec fruit en nous, qu’autant qu’elle nous fait travailler sans relâche avec elles. Il faut veiller, se faire violence, craindre de se flatter, écouter avec docilité les avis les plus humiliants, et ne se croire fidèle à Dieu qu’à proportion des sacrifices qu’on fait tous les jours pour mourir à soi-même.
444. Au MARQUIS DE BLAINVILLE. [été 1697?]
Je serai bien aise, mon cher typographe346, que mon courrier n’aille point paraître à Versailles, et que vous ayez la bonté d’y faire rendre mes lettres. Vous en trouverez aussi une pour la bonne[...]347, que je vous prie de lui donner. Demeurez bien uni avec elle. Quand vous ne serez pas content d’elle sur quelque chapitre, ne formez aucun jugement, et ne vous laissez point aller à votre penchant naturel de décider rigoureusement. Supportez-la même dans ses imperfections les plus grossières, et souvenez-vous de la compensation avec les vôtres. Souvent, sous l’écorce la plus dure et la plus raboteuse, il y a un tronc vif et plein de sève qui porte d’excellents fruits. […]
… Voilà, mon très cher malade, la santé que je vous souhaite dans l’esprit, avec une véritable guérison du corps. En attendant, souffrez avec humilité et patience. Dieu sait quelle joie j’aurais si je pouvais vous embrasser, et vous posséder ici. Mais j’entends l’orage qui gronde plus que jamais348. Il ne faut pas le renouveler par notre impatience. Attendez donc encore un peu. Dès qu’on croira que vous pourrez venir sans danger, votre présence sera une grande consolation pour moi dans mes peines. En retardant votre voyage, je prends encore plus sur moi que sur vous. Rien n’est plus sincère que la tendresse avec laquelle je vous suis tout dévoué. …
LSP 83. Au MARQUIS DE BLAINVILLE [1701-1704]
Je vous souhaite paix349, simplicité, recueillement, mort à vos goûts spirituels et corporels, défiance de votre propre esprit et de vos pensées, avec une grande fidélité pour remplir sans relâche toute la grâce de Dieu sur vous. Vous souhaitez que Dieu vous détruise, et ce souhait est bon, puisqu’on ne veut être détruit que pour établir Dieu sur les ruines de la créature ; mais il faut le désirer pour contenter Dieu, et non pour se contenter soi-même. Il faut que ce désir soit réel et constant dans tout le détail de la vie; il faut qu’il soit modéré, et réglé par l’obéissance. Je suis, Monsieur et très cher fils, très tendrement tout à vous.
Je ne vous écris, mon bon et cher fils, que deux mots pour vous recommander de plus en plus la franchise, et d’éviter les retours de délicatesse sur vous-même qui’ font la plupart de vos infidélités et de vos peines. Plus vous serez simple, plus vous serez souple et docile. Pour l’être véritablement, il faut l’être pour tous ceux qui nous parlent avec charité. O que cet état d’être toujours prêt à être blâmé, méprisé, corrigé, est aimable aux yeux de Dieu ! Vous m’êtes infiniment cher: Despondi enim te uni viro virginem castam exhibere Christo 350.
Soyez bon homme sans hauteur, ni décision, ni critique, ni dédain, ni délicatesse, ni tour de passe-passe d’amour-propre351. Soyez vrai, ingénu, en défiance de votre propre sens. Soyez fidèle à renoncer à votre vanité et aux sensibilités de votre amour-propre dès que Dieu vous le montre intérieurement. Pendant que la lumière luit, suivez-la pour être enfant de lumière 352. Je prie Dieu qu’il vous rende doux, simple et enfant avec Jésus né dans une crèche. Ne soyez point habile, ni décisif, ni attentif aux fautes d’autrui, ni délicat et facile à blesser, ni meilleur en apparence qu’en vérité. O que la vérité est maltraitée dans ce qui paraît le meilleur en nous !
Retranchez toutes les curiosités qui passionnent, et soyez fidèle à ne parler jamais sans nécessité de ce que vous sauriez mieux qu’un autre. Surtout ne vous laissez point ensorceler par les attraits diaboliques de la géométrie353. Rien n’éteindrait tant en vous l’esprit intérieur de grâce, de recueillement et de mort à votre propre esprit.
Il faut se sevrer des joies les plus innocentes, quand Dieu vous les refuse. Vous m’êtes très présent en lui ; la foi a des yeux354 qui voient mieux les amis que les yeux du corps. L’amour tendre que Dieu inspire a des bras assez longs pour les embrasser malgré la distance des lieux. Souffrez en homme qui sait le prix de la souffrance en Jésus-Christ. Ménagez votre santé ; délassez-vous l’esprit pour soulager le corps ; consolez-vous avec Dieu et avec de vrais amis pleins de lui; aimez-moi toujours, et comptez que je vous aime, comme Dieu sait faire aimer.
Il ne figure pas en détails ici. La majorité figure en [CF 18], soit 6 « à un converti » et 12 « au marquis de Blainville », auxquelles s‘ajoutent 2 lettres relevées dans des tomes précédents de [CF] soit un total de 20 lettres.
Écossaise réfugiée en France, dame du palais « tout à fait dans la dévotion » selon le chroniqueur Danjeau.
« Elisabeth Hamilton, comtesse de Gramont (1640 ? – 1708). « Nièce du duc d'Ormond, Elisabeth Hamilton était née vers 1640 d'une très noble famille écossaise passée en 1610 en Irlande ; réfugiée en France sous Cromwell, celle ci la fit élever à Port Royal. Elle brilla après la Restauration à la Cour d'Angleterre et y épousa au début de 1664 Philibert, comte de Gramont, frère consanguin d'Antoine III duc de Gramont et maréchal de France. Elle fut nommée dame du palais le 21 février 1667. […] Une lettre de Mme de Maintenon fait placer la « conversion » de la comtesse à la fin de 1683, ce que semble confirmer le Journal de Danjeau à la date du 15 octobre 1687 : « La comtesse de Gramont est tout à fait dans la dévotion… » Elle mourut le 3 juin 1708. » 355.
1957. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1688-1689 ?]356.
… Les pénitences que nous choisissons, ou que nous acceptons quand on nous les impose, ne font point mourir notre amour-propre, comme celles que Dieu nous distribue lui-même chaque jour. Celles-ci n’ont rien où notre volonté puisse s’appuyer, et comme elles viennent immédiatement d’une providence miséricordieuse, elles portent avec elles une grâce proportionnée à tous nos besoins. Il n’y a donc qu’à se livrer à Dieu chaque jour sans regarder plus loin. Il nous porte entre ses bras comme une mère tendre porte son enfant. Croyons, espérons, aimons avec toute la simplicité des enfants. …
1960. À LA COMTESSE DE GRAMONT [1691 ?]357.
Pour vous, Madame, je crois que vous devez recevoir vos croix comme votre principale pénitence. Les importunités du monde doivent vous détacher de lui, et vos misères doivent vous détacher de vous. Portez en paix ce fardeau perpétuel et vous ne cesserez d’avancer dans la voie étroite. Elle est étroite par les peines qui serrent le cœur. Mais elle est large par l’étendue que Dieu donne au cœur par le dedans. On souffre, on est environné de contradictions. On est privé des consolations mêmes spirituelles. Mais on est libre parce qu’on veut tout ce qu’on a, et on ne voudrait pas s’en délivrer. On souffre sa propre langueur, et on la préfère aux états les plus doux, parce que c’est le choix de Dieu. Le grand point est de souffrir sans se décourager.
… Tandis que nous demeurons renfermés en nous-mêmes, nous sommes en butte à la contradiction des hommes, à leur malignité et à leur injustice. Notre humeur nous expose à celle d’autrui; nos passions s’entrechoquent avec celles de nos voisins; nos désirs sont autant d’endroits par où nous donnons prise à tous les traits du reste des hommes. Notre orgueil, qui est incompatible avec l’orgueil du prochain, s’élève comme les flots de la mer irritée : tout nous combat, tout nous repousse, tout nous attaque; nous sommes ouverts de toutes parts par la sensibilité de nos passions et par la jalousie de notre orgueil. Il n’y a nulle paix à espérer en soi, où l’on vit à la merci d’une foule de désirs avides et insatiables, et où l’on ne saurait jamais contenter ce moi si délicat et si ombrageux sur tout ce qui le touche. De là vient qu’on est dans le commerce du prochain, comme les malades qui ont langui longtemps dans un lit : il n’y a aucune partie du corps où l’on puisse les toucher sans les blesser. L’amour-propre malade, et attendri sur lui-même, ne peut être touché sans crier les hauts cris. Touchez-le du bout du doigt, il se croit écorché. Joignez à cette délicatesse la grossièreté du prochain plein d’imperfections qu’il ne connaît pas lui-même; joignez-y la révolte du prochain contre nos défauts, qui n’est pas moins grande que la nôtre contre les siens : voilà tous les enfants d’Adam qui se servent de supplice les uns aux autres; voilà la moitié des hommes qui est rendue malheureuse par l’autre, et qui la rend misérable à son tour; voilà dans toutes les nations, dans toutes les villes, dans toutes les communautés, dans toutes les familles, et jusqu’entre deux amis, le martyre de l’amour-propre.
L’unique remède est donc de sortir de soi pour trouver la paix. Il faut se renoncer, et perdre tout intérêt, pour n’avoir plus rien à perdre, ni à craindre, ni à ménager. Alors on goûte la vraie paix réservée aux hommes de bonne volonté, c’est à dire à ceux qui n’ont plus d’autre volonté que celle de Dieu, qui devient la leur. Alors les hommes ne peuvent plus rien sur nous; car ils ne peuvent plus nous prendre par nos désirs ni par nos craintes : alors nous voulons tout, et nous ne voulons rien. C’est être inaccessible à l’ennemi; c’est devenir invulnérable. L’homme ne peut que ce que Dieu lui donne de faire; et tout ce que Dieu lui donne de faire contre nous, étant la volonté de Dieu, est aussi la nôtre. En cet état, on a mis son trésor si haut, que nulle main ne peut y atteindre pour nous le ravir. …
Les croix que nous nous faisons à nous-mêmes, par une prévoyance inquiète de l’avenir, ne sont point des croix qui viennent de Dieu. Nous le tentons par notre fausse sagesse, en voulant prévenir son ordre, et en nous efforçant de suppléer à sa providence par notre providence propre. Le fruit de notre sagesse est toujours amer, et Dieu le permet pour nous confondre, quand nous sortons de sa conduite paternelle. L’avenir n’est point encore à nous : peut-être n’y sera-t-il jamais. S’il vient, il viendra peut-être tout autrement que nous ne l’avons prévu. Fermons donc les yeux sur ce que Dieu nous cache, et qu’il tient en réserve dans les trésors de son profond conseil. Adorons sans voir ; taisons-nous ; demeurons en paix. […] Sortons de nous-mêmes ; plus d’intérêt propre, et la volonté de Dieu, qui se développe à chaque moment en tout, nous consolera aussi en chaque moment de tout ce que Dieu fera autour de nous, ou en nous, aux dépens de nous-mêmes. Les contradictions des hommes, leur inconstance, leurs injustices même, nous paraîtront les effets de la sagesse, de la justice et de la bonté invariable de Dieu : nous ne verrons plus que Dieu infiniment bon, qui se cache sous les faiblesses des hommes aveugles et corrompus. […] Réjouissons-nous d’éprouver ainsi le néant et le mensonge de tout ce qui n’est point Dieu ; car c’est par cette expérience crucifiante, que nous sommes arrachés à nous-mêmes et aux désirs du siècle. Réjouissons-nous, car c’est par ces douleurs de l’enfantement, que l’homme nouveau naît en nous.
Quoi ! nous nous décourageons, et c’est la main de Dieu qui se hâte de faire son œuvre ! […]
Que ne fait-il point espérer ! mais, dans le fond, que donne-t-il ? Vanité et affliction d’esprit de toutes parts sous le soleil, mais surtout dans les plus hautes places. Le néant n’y est pas moins néant qu’ailleurs ; car il est également rien partout : mais il y est plus menteur. C’est une décoration qui n’est pas moins creuse, mais qui est plus ornée ; elle allume les espérances, elle irrite les désirs, mais elle ne remplit jamais le cœur. Ce qui est vide soi-même, ne saurait rien remplir. Ces créatures faibles et malheureuses, qui sont les divinités de la terre, ne peuvent donner la force et le bonheur qu’elles n’ont pas. Va-t-on puiser de l’eau dans une fontaine tarie ? Non, sans doute. Pourquoi donc vouloir aller puiser la paix et la joie chez ces grands qu’on voit soupirer, qui mendient eux-mêmes de l’amusement, et que l’ennui vient dévorer au milieu de tous les appareils de plaisir ? …
Nous avons limité notre choix effectué dans cette correspondance, seconde par le nombre dans les Lettres Spirituelles, pour mettre en valeur des figures plus profondes.
GRAMONT (Elisabeth HAMILTON, comtesse de) :
1686, 10 décembre, 1687-1688 (?), 29 décembre,
1687, 29 décembre (L.35 non 1688)
1688, 1er ou 11 juin, 17 novembre,
1689, 25 août, 2 octobre, 25 mai (L.322 non 1695), L.1957
1690, 23 février, 21 mars, 11 juin, 27 juin, 22 juillet, 29 juillet, 14 novembre, 17 novembre, 19 novembre, L1959
1691, 4 avril, 6 avril, 1er juin (?), 2 juin, 10 ou 11 décembre (L.23 mais non l’année 1686), L.1960
1692, 7 juin (L.205 non du 17 juin)
1693, 22 juin (L.300), L.1961
1695, 4 juillet, 31 juillet,
1697, 31 juillet, 12 septembre,
L.1958 & L.1962 sans date
Les lettres n°1957 et suivantes sont en [CF 18], « Lettres retrouvées » v. « Note sur les lettres à la comtesse de Gramont » [N].
LSP 227 à 266 à la comtesse de Gramont, voir les tables des t. II, IV et VI et supplément, 1. 1958-1962 - LSP 267 à 489 ibid. t. X à XVI et supplément 1.1966-1971. [N] – 262 lettres (pour 325 adressées à la comtesse de Montberon).
« Homme de grande intelligence … jamais banal … intime ami de Malebranche ».
« François Lamy était né au château de Montireau dans le Perche (aujourd'hui arrondissement de Nogent-le-Rotrou) en 1636. Après avoir eu pour précepteur Francois Rohaut, champion du cartésianisme en physique et en philosophie, il entra dans la carrière des armes, mais, à la suite d'un duel, il prit l'habit bénédictin en 1658 et prononça ses voeux le 30 juin 1659. Il fut chargé d'enseigner la philosophie et la théologie, puis, après un séjour à l'abbaye Saint-Faron de Meaux où il se lia avec Bossuet. Il fut en 1687 nommé prieur de Rebais, dans le même diocèse. Mais deux ans plus tard un ordre du Roi le fit destituer et déclarer inéligible à toute charge dans son ordre. « De combien de lettres de cachet n'a-t-il point été chargé pour le cartésianisme et le jansénisme ? M. de La Sale, abbé de Rebais et maintenant évêque de Tournai, ne le fit-il pas déposer de la charge de prieur de Rebais pour des opinions et des conduites singulières qu'il reconnut en lui ? » (J. B. THIERS, Apologie pour M. de la Trappe, p. 83). Retiré à l'abbaye de Saint-Denis, il y mourut le 11 avril 1711 après une vie consacrée à l'étude et à la piété. » […]359.
…Pour moi, je n’ai à parler qu’à Dieu, et mon état me dispense de parler aux hommes, excepté mes diocésains. Votre attention et votre sensibilité pour tout ce que vous croyez qui peut avoir quelque rapport à moi, me touche vivement. Mais rien de ce monde ne me regarde. Ce qui peut m’être utile et consolant, c’est qu’un ami tel que vous continue à m’aimer, et à prier pour moi. De mon côté je ne cesserai jamais de prier pour vous, de vous honorer, et de vous aimer très cordialement.
Pardon, mon Révérend Père, de n’avoir pas répondu à votre question. Il n’y a eu dans mon silence rien qui doive vous faire aucune peine, ni qui vienne d’aucune réserve. Voici simplement ce que je pense là-dessus.
Notre [corps] n’a besoin que d’être nourri. Il lui suffit que l’âme qui le gouverne, soit sensiblement avertie de ses besoins, et que le plaisir facilite l’exécution d’une chose si nécessaire. Pour l’âme, elle a un autre besoin. Si elle était simple, elle pourrait recevoir toujours une force sensible, et en bien user. Mais depuis qu’elle est malade de l’amour d’elle-même, elle a besoin que D[ieu] lui cache sa force, son accroissement, et ses bons désirs. Si elle les voit, du moins ce n’est qu’à demi, et d’une manière si confuse qu’elle ne peut s’en assurer. Encore ne laisse-t-elle pas de regarder ces dons avec une vaine complaisance, malgré une incertitude si humiliante. Que ne ferait-elle point, si elle voyait clairement la grâce qui l’inspire, et sa fidèle correspondance? D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement: ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tui. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. Elles deviennent en quelque manière enthousiastes. Sont-elles en ferveur? elles entreprennent et décident tout. Rien ne les arrête, nulle autorité ne les modère. La ferveur sensible tarit-elle? aussitôt ces âmes se découragent, se relâchent, se dissipent et reculent. …
J’ai reçu avec joie, mon Révérend Père, la nouvelle de votre guérison. Je ne vous dirai pas à quel point j’ai été en peine pour vous. Ne vous fiez pas trop à ce petit retour de santé. Vous avez usé vos forces par une vie austère, et par de longs travaux. L’application vous épuise et vous mine. Au nom de Dieu ménagez-vous, et faites-le avec simplicité dans un besoin si évident. Vous qui parlez aux autres avec tant d’amitié, laissez vous dire ce que vous leur avez dit. J’espère que vous verrez bientôt beaucoup de choses éclaircies. Tout est réduit maintenant à la notoriété humaine, dont on veut faire l’unique fondement de toute la certitude des symboles et des canons. Mais on verra s’il plaît à Dieu, que c’est la chimère la plus insoutenable et la plus dangereuse, à laquelle on puisse réduire cette controverse. Je ne m’étonne point qu’on parle ainsi, ni qu’on le fasse d’un ton si décisif. On n’a plus que cette notoriété [pour faire) illusion, et ce ton affirmatif pour se soutenir. Priez pour moi, mon Révérend Père, et aimez toujours l’homme du monde qui vous aime et qui vous révère le plus.
Je ne veux point, mon Révérend Père, former aucun sentiment sur la sincérité de la personne que vous avez examinée, ni me mêler de juger des choses qu’elle prétend éprouver. Vous pouvez bien mieux en juger après avoir observé de près le détail, que ceux qui comme moi n’ont rien vu ni suivi. En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages : On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. De plus, cette conduite ne gêne point une âme pour les véritables attraits de Dieu, car on ne s’y oppose point. Elle ne pourrait que contrister l’amour-propre, qui voudrait tirer une secrète complaisance de ces états extraordinaires, et c’est précisément ce qu’il importe de retrancher. Enfin, quand même ces choses seraient certainement réelles et excellentes, il serait capital d’en détacher une âme, et de l’accoutumer à une vie de pure foi. Quelque excellence qu’il puisse y avoir dans ces dons, le détachement de ces dons est encore plus excellent qu’eux; adhuc excellentiorem viam vobis demonstem. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien’. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. Jean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui. 360
… 2° Plus les âmes sont fidèles à D[ieu], plus on voit que Dieu les éprouve, et qu’elles augmentent en humilité. Plus une âme est humble, moins elle est contente de «l’amour» qu’elle a pour Dieu et du «service» qu’elle lui rend. Plus une âme est éprouvée, plus elle est, pendant le trouble de la tentation, dans un obscurcissement, où elle ne trouve plus en elle ni vertu, ni amour, ni service de Dieu. En cet état si elle ne tenait à l’amour de D[ieu] et à son service qu’autant qu’elle compterait sur sa prédestination, elle courrait grand risque de se « départir du service et de l’amour» de Dieu. Ce qui la soutient le plus dans l’extrémité de l’épreuve est de dire comme vous: « De quelque manière que Dieu ait décidé de mon sort, [...] je ne veux pour rien du monde me départir de son service et de son amour. » Voilà dans la pratique ce qui calme l’orage. Voilà ce qui n’introduit nullement le désespoir, mais qui au contraire en dissipe la tentation. Voilà ce qui nourrit une secrète et intime espérance, qui est alors toute concentrée au fond du cœur. Voilà le sentiment d’une âme prédestinée. C’est là qu’on impose silence au tentateur. On ne s’écoute plus soi-même. On n’écoute plus que l’amour, et on aime de plus en plus. Voilà ce qui fait passer du trouble de l’épreuve à la paix la plus simple, où une âme dit : « Le bien-aimé est à moi, et je suis à lui »; ce qui renferme sans doute la pleine confiance de l’épouse, et la plus haute espérance de le posséder à jamais. Alors une âme ne veut plus de D[ieu] que D[ieu] seul. « De Deo Deum sperare », dit S. Aug[ustin].
3° Cette paix, qui est un petit commencement de celle des saints de la Jérusalem d’en haut, ne s’acquiert point par des raisonnements philosophiques sur la prescience de D[ieu], sur l’ordre de ses décrets, sur la nature de ses secours intérieurs, sur les divers systèmes des écoles touchant la grâce. S. Paul nous apprend que « comme le monde n’a point connu Dieu dans sa sagesse, par la sagesse qui est en eux, il a plu à Dieu de sauver les fidèles par la folie de la prédication ». Notre mal ne consiste que dans notre passion pour raisonner. C’est notre sagesse intempérante et éloignée de toute sobriété, laquelle nous travaille, comme une fièvre ardente qui met en délire. C’est la vaine curiosité d’un esprit qui veut toujours tenter l’impossible, et qui ne peut ni sortir de son ignorance ni la supporter humblement en paix. C’est ce mésaise et cette rêverie de malade, que nous n’avons point honte d’appeler une noble recherche de la vérité. Voulons-nous comprendre les jugements incompréhensibles? Espérons-nous de pénétrer les voies impénétrables? L’homme prétend, à force de raisonner, se guérir d’un mal qui est l’intempérie du raisonnement même: c’est en arrêtant notre raisonnement téméraire que nous guérirons notre raison. « Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie cette sagesse» vaine et inquiète? La sagesse qui n’est point folle est celle qui ne présume point d’être sage, et qui est contente de s’abandonner au conseil de Dieu sur toutes les vérités auxquelles elle ne peut atteindre. O qu’il y a de consolation à savoir qu’en ce genre on ne sait, et on ne peut rien savoir! O qu’on est bien, quand on demeure les yeux fermés dans les bras de Dieu, en s’attachant à lui sans mesure ! O la merveilleuse science que celle de l’amour qui ne voit et qui ne veut voir que la bonté infinie de D[ieu] avec notre infinie impuissance et indignité! La paix se trouve non dans un éclaircissement qui est impossible en cette vie, mais dans une amoureuse acceptation des ténèbres et de l’incertitude, où il faut achever d’aimer et de servir Dieu ici-bas, sans savoir s’il nous jugera dignes de sa miséricorde éternelle. La paix se trouve, non en se troublant, en s’inquiétant, et en se tentant soi-même de désespoir, mais en aimant Dieu et en méritant par là son amour. La paix se trouve, non dans une philosophie sèche, vaine, discoureuse, qui court sans cesse après une ombre fugitive, et qui veut à contretemps se donner des sûretés où il n’y en a aucune, mais dans un amour de préférence de Dieu à nous, et dans une confiance en sa bonté qui répond sans subtilité à toutes les tentations les plus subtiles dans la pratique. La paix se trouve, non dans les raisonnements abstraits, mais dans l’oraison simple, non dans les recherches spéculatives, mais dans les vertus réelles et journalières, non en s’écoutant, mais en se faisant taire, non en se flattant de pénétrer le conseil de Dieu, mais en se contentant de ne le pénétrer jamais, et en se bornant à aimer malgré l’incertitude de notre béatitude, qu’on ne cesse jamais d’espérer.
Je suis de plus en plus, mon Révérend Père, tout à vous avec tendresse et vénération.
… D[ieu] fait donc deux choses pour l’âme au lieu qu’il n’en fait qu’une pour le corps. Il donne au corps la nourriture avec la faim et le plaisir de manger. Tout cela est sensible. Pour l’âme, il donne la faim qui est le désir, et la nourriture. Mais en accordant ses dons il les cache, de peur que l’âme ne s’y complaise vainement : ainsi, dans les temps d’épreuve où il veut nous purifier, il nous soustrait les goûts, les ferveurs sensibles, les désirs ardents et aperçus. Comme l’âme tournait en poison par orgueil toute force sensible, D[ieu] la réduit à ne sentir que dégoût, langueur, faiblesse, tentation. Ce n’est pas qu’elle ne reçoive toujours les secours réels. Elle est avertie, excitée, soutenue pour persévérer dans la vertu. Mais il lui est utile de n’en avoir point le goût sensible, qui est très différent du fond de la chose. L’oraison est très différente du plaisir sensible qui accompagne souvent l’oraison. Le médecin, fait quelquefois manger un malade sans appétit. Il n’a aucun plaisir à manger, et ne laisse pas de digérer et de se nourrir. Sainte Thérèse remarquait que beaucoup d’âmes quittaient par découragement l’oraison dès que le goût sensible cessait, et que c’était quitter l’oraison, quand elle commence à se perfectionner. La vraie oraison n’est ni dans le sens, ni dans l’imagination. Elle est dans l’esprit et dans la volonté. On peut se tromper beaucoup en parlant de plaisir et de délectation. Il y a un plaisir indélibéré et sensible qui prévient la volonté, et qui est indélibéré. Celui-là peut être séparé d’une très véritable oraison. Il y a le plaisir délibéré qui n’est autre chose que la volonté délibérée même. Cette délectation qui est notre vouloir délibéré est celle que le Psalmiste commande, et à laquelle il promet une récompense: Delectare in Domino, et dabit tibi petitiones cordis tuis. Cette délectation est inséparable de l’oraison en tout état, parce qu’elle est l’oraison même. Mais cette délectation qui n’est qu’un simple vouloir n’est pas toujours accompagnée de l’autre délectation prévenante et indélibérée qui est sensible. La première peut être très réelle et ne donner aucun goût consolant. C’est ainsi que les âmes les plus rigoureusement éprouvées peuvent conserver la délectation de pure volonté, c’est-à-dire le vouloir ou l’amour tout nu, dans une oraison très sèche, sans conserver le goût et le plaisir de faire oraison. Autrement il faudrait dire qu’on ne se perfectionne dans les voies de D[ieu] qu’autant qu’on sent augmenter le plaisir des vertus, et que toutes les âmes privées du plaisir sensible par les épreuves, ont perdu l’amour de D[ieu] et sont dans l’illusion. Ce serait renverser toute la conduite des âmes, et réduire toute la piété au plaisir de l’imagination. C’est ce qui nous mènerait au fanatisme le plus dangereux. Chacun se jugerait soi-même pour son degré de perfection par son degré de goût et de plaisir. C’est ce que font souvent bien des âmes sans y prendre garde. Elles ne cherchent que le goût et le plaisir dans l’oraison. Elles sont toutes dans le sentiment. Elles ne prennent pour réel que ce qu’elles goûtent et imaginent. […]
Cessons de raisonner en philosophes sur la cause, et arrêtons-nous simplement à l’effet. Comptons que nous ne devons jamais tant faire oraison, que quand le plaisir de faire oraison nous échappe. C’est le temps de l’épreuve et de la tentation, et par conséquent celui du recours à D[ieu] et de l’oraison la plus intime. D’un autre côté, il faut recevoir simplement les ferveurs sensibles d’oraison, puisqu’elles sont données pour nourrir, pour consoler, pour fortifier l’âme. Mais ne comptons point sur ces douceurs où l’imagination se mêle souvent et nous flatte. Suivons J[ésus]-C[hrist] à la croix comme S. Jean. C’est ce qui ne nous trompera point. S. Pierre fut dans une espèce d’illusion sur le Tabor. […]
F. A. D. C.
… En général je craindrais fort que la lecture des choses extraordinaires n’eût fait trop d’impression sur une imagination faible. D’ailleurs l’amour-propre se flatte aisément d’être dans les états qu’on a admirés dans les livres. Il me semble que le seul parti à prendre est de conduire cette personne, comme si on ne faisait attention à aucune de ces choses, et de l’obliger à ne s’y arrêter jamais elle-même volontairement. C’est le vrai moyen de découvrir si l’amour-propre ne l’attache point à ces prétendues grâces. Rien ne pique tant l’amour-propre, et ne découvre mieux l’illusion, qu’une direction simple, qui compte pour rien ces merveilles, et qui assujettit la personne en qui elles sont, de faire comme si elle ne les avait pas. Jusqu’à ce qu’on ait fait cette épreuve, on ne doit pas croire, ce me semble, qu’on ait éprouvé la personne, ni qu’on se croit précautionné contre l’illusion. En l’obligeant à ne s’arrêter jamais volontairement à ces choses extraordinaires, on ne fera que suivre la règle du bienheureux Jean de la Croix, qui est expliquée à fond dans ses ouvrages. On outrepasse toujours, dit-il, ces lumières, et on demeure dans l’obscurité de la foi nue. Cette obscurité et ce détachement n’empêchent pas que les impressions de grâce et de lumière ne se fassent dans l’âme, supposé que ces dons soient réels, et s’ils ne le sont pas, cette foi qui ne s’arrête à rien garantit l’âme de l’illusion. […]. C’est la voie de foi et d’amour, sans s’attacher ni à voir, ni à sentir, ni à goûter, mais à obéir au bien-aimé. Cette voie est simple, droite, abrégée, exempte des pièges de l’orgueil. Cette simplicité et cette nudité font qu’on ne prend point autre chose pour Dieu, ne s’arrêtant à rien. Si vous n’agissez que par cet esprit de foi, que vous devez inspirer à la personne, Dieu vous fera trouver ce qui lui convient pour être secourue dans sa voie, ou du moins ce qui vous conviendra pour n’être point trompé. Ne suivez point vos raisonnements naturels, mais l’esprit de grâce, et les conseils des saints expérimentés, comme le bienh. J[ean] de la C[roix], qui sont très opposés à l’illusion. Dieu sait à quel point je suis, mon R[évérend] P[ère], tout à vous à jamais en lui.
… Je n’ai point lu l’ouvrage dont vous me parlez, et ce que vous m’en dites ne me donne aucune envie de le lire. Je ne suis pas surpris de ce que vous trouvez que l’auteur n’a aucune expérience de la vie intérieure et de l’oraison. En tout art et en toute science où il s’agit de la pratique, ceux qui n’ont qu’une pure spéculation ne sauraient bien écrire. Laissez dire ceux qui raisonnent sur la prière au lieu de prier, et contentez-vous de ce que Dieu vous donne. …
FR. AR. D. DE CAMBRAY.
… Notre ami361 me paraît penser sérieusement à être homme, c’est-à-dire dépendant de l’esprit de grâce. Encore une fois priez bien pour lui. Il a des pièges infinis à craindre. Ceux d’une très vive jeunesse et de l’ambition sont grands pour un homme qui a de l’appui, du talent, et des manières très agréables: mais je crains encore plus la science qui enfle, je crains la sagesse renfermée au dedans de soi-même et qui se sait bon gré de faire mieux que les autres. Je crains qu’il ne se craigne pas assez lui-même. Jamais liaison n’a été faite plus promptement que la nôtre. Je l’ai aimé dès que je l’ai vu. Il a été accoutumé à nous dès le premier jour, et toute la maison le voit avec complaisance. Mais rien n’est tant à craindre que l’amour-propre flatté par tout ce qu’il y a de plus subtil et de plus séduisant. Je le verrai partir à regret, et je ne l’oublierai pas devant Dieu pendant ses voyages. Faites de même, mon cher Père, et en vous souvenant de lui ne m’oubliez pas.
J’étais, mon Révérend Père, dans une grande alarme pour votre vie; mais M. l’abbé de La Parisière m’a consolé, en m’apprenant votre heureuse résurrection. Je ne suis pourtant pas hors d’inquiétude, car je crains votre tempérament usé, vos infirmités habituelles, et votre négligence pour vous conserver. Au reste, je remercie Dieu de la profonde paix où cet abbé m’a mandé que vous étiez aux portes de la mort. Vous voyez par cette expérience qu’il n’y a qu’à s’abandonner à Dieu. Il mesure les tentations, et les proportionne aux forces qui nous viennent de lui en chaque moment. Sa providence est encore plus merveilleuse et plus aimable dans l’intérieur que dans l’extérieur. Le raisonnement dans les choses qui sont au-dessus de la raison ne fait que nous agiter. Soyons fidèles à Dieu. Humilions-nous dans les moindres fautes que sa lumière nous découvre, et demeurons en paix par l’amour. Je prie tous les jours pour vous, et je ne crois pas que personne puisse avoir pour votre personne plus de tendresse et de vénération que j’en ai.
FR. AR. DUC DE CAMBRAY.
1405 À DOM FRANÇOIS LAMY. 2 octobre 1710.
… Il est vrai que vous ne sauriez comprendre aucune liaison entre votre sirop et votre oraison. Mais que savons-nous s’il y a quelque liaison réelle entre ces deux choses, qui n’ont, ce semble, aucun rapport? Il n’y a qu’à ne chercher point ce rapport, qu’à ne juger de rien, et qu’à demeurer simplement dans les ténèbres de la foi. Je n’ai aucune lumière ni sentiment extraordinaire. Mais s’il m’en venait, je ne voudrais dans le doute ni les rejeter par une sagesse incrédule, ni y acquiescer par un goût de ces sortes de grâces apparentes, qui peuvent flatter l’amour-propre, et exposer à l’illusion. Je voudrais selon la règle du bienheureux Jean de la Croix outrepasser tout, sans en juger, et demeurer dans l’obscurité de la pure foi, me contentant de croire sans voir, d’aimer sans sentir, si D[ieu] le veut, et d’obéir sans écouter mon amour-propre. L’obscurité de la foi et l’obéissance à l’Évangile ne nous égareront jamais. Or l’oraison que D[ieu] vous fait éprouver est très conforme à l’Évangile. D’où je conclus que vous ferez très bien de la continuer tant qu’elle pourra durer, et de rentrer paisiblement dans votre nudité, dès que Dieu] vous ôtera cette oraison. …
…quand j’entre dans un lieu où il y a un concert de musique , il ne dépend nullement de moi de n’avoir point du plaisir; il faut ou que je sorte, ou que je bouche mes oreilles pour m’en priver ; mais, dans ce premier moment de surprise, ce plaisir est en moi aussi indélibéré que la chute d’une pierre […] Il en est de même du plaisir indélibéré de la plus sublime contemplation. Il est en lui- même entièrement passif , et imprimé en nous , sans nous: non seulement il n’a , selon la supposition , rien de délibéré, mais encore rien de volontaire dans sa nature362.
Lettres adressées à DOM FRANÇOIS LAMY:
1695, 29 janvier.
1696, 27 avril,
1697, 3 janvier, 22 février, 7 avril,
1698, 18 mai, 3 décembre,
1699, 29 mars,
1700, 4 février, 14 novembre, 13 décembre,
1701, 23 janvier, 26 octobre, 3 février, novembre-décembre, 19 décembre,
1702, 3 mars,
1703, de dom Lamy : 2 septembre,
1704, de dom Lamy le 19 mai, de F. le 22 mai, de dom Lamy les 2 juin, 10 juillet, 16 août, de F. les 23 août, 17 décembre,
1705, 11 février, 25 mai, 27 octobre, de dom Lamy : 21 février, 12 juin,
1706, 4 mai, 31 mai, de dom Lamy : 16 juillet,
1707, 28 novembre, de dom Lamy : 25 mars, 15 novembre,
1708, 4 janvier, 4 et 5 mars, 3 mai, 22 juin, juillet, 8 et 17 et 28 août, de dom Lamy en août et après août, de F. les 30 novembre, 18 décembre, en décembre (?),
1709, 18 janvier, de dom Lamy avant le 8 mars, de F. les 8 mars, 21 avril, 26 novembre,
1710, 13 janvier, de dom Lamy le 12 mars , de F. les 4 août, 2 octobre, 20 décembre,
1711, 21 janvier à BISSY avant le 21 janvier.
Il s’agit d’un abondant dialogue poursuivi tous les ans pendant 16 ans entre deux têtes solides, F. étant attentif envers son ami en particulier à la fin de sa vie :13 lettres de dom Lamy auxquelles répondnt 45 lettres de Fénelon ;
Voici des extraits de la correspondance avec le Duc de Chevreuse 363, ami très cher de Fénelon et le confident de Madame Guyon dont il fut son secrétaire pendant les “années de Combat” 364 :
Je ne veux que deux choses qui composent ma doctrine. La première, c’est que la charité est un amour de Dieu par lui-même, indépendamment du motif de la béatitude qu’on trouve en lui. La seconde est que dans la vie des âmes les plus parfaites, c’est la charité qui prévient toutes les autres vertus, qui les anime et qui en commande les actes pour les rapporter à sa fin, en sorte que le juste de cet état exerce alors d’ordinaire l’espérance et toutes les autres vertus avec tout le désintéressement de la charité même qui en commande l’exercice. […]
La perfection est devenue suspecte : il n’en fallait pas moins pour en éloigner les chrétiens lâches et pleins d’eux-mêmes. L’amour désintéressé paraît une source d’illusion et d’impiété abominable. On accoutume les chrétiens, sous prétexte de sûreté et de précaution, à ne chercher Dieu que par le motif de leur béatitude, et par intérêt pour eux-mêmes: on défend aux âmes les plus avancées de servir Dieu par le pur motif, par lequel on avait jusqu’ici souhaité que les pécheurs revinssent de leur égarement, je veux dire la bonté de Dieu infiniment aimable.365
…Vous avez l’esprit trop occupé de choses extérieures, et plus encore de raisonnements, pour pouvoir agir avec une fréquente présence de Dieu. Je crains toujours beaucoup votre pente excessive à raisonner. Elle est un grand obstacle à ce recueillement et à ce silence où Dieu se communique. Soyons simples, humbles, et sincèrement détachés avec les hommes. Soyons recueillis, calmes, et point raisonneurs avec Dieu. Les gens que vous avez le plus écoutés autrefois366 sont infiniment secs, raisonneurs, critiques, et opposés à la vraie vie intérieure. Si peu que vous les écoutassiez, vous écouteriez aussi un raisonnement sans fin, et une curiosité dangereuse, qui vous mettrait insensiblement hors de votre grâce, pour vous rejeter dans le fond de votre naturel. Les longues habitudes se réveillent bientôt, et les changements qui se font pour rentrer dans son naturel, étant conformes au fond de l’homme, se font beaucoup moins sentir que les autres. Défiez-vous-en, mon bon [duc], et prenez garde aux commencements qui entraînent tout.
Je vous parle avec une liberté sans mesure, parce que votre lettre m’y engage et que je connais votre bon cœur, et que rien ne peut retenir mon zèle pour vous. Je donnerais ma vie pour votre véritable avancement selon Dieu. Si nous avions pu nous voir, je vous aurais dit bien des choses. Je suis dans une paix sèche et amère, où ma santé augmente avec le travail367. Prions les uns pour les autres : demeurons infiniment unis en celui qui est notre centre commun. Je salue avec zèle et respect la bonne [duchesse] : je serai dévoué et à vous, mon bon [duc], et à elle jusqu’au dernier soupir. …
… La misère espagnole surpasse toute imagination. Les places frontières n’ont ni canons ni affûts ; les brèches d’Ath369 ne sont pas encore réparées; tous les remparts sous lesquels on avait essayé mal à propos de creuser des souterrains, en soutenant la terre par des étaies, sont enfoncés, et on ne songe pas même qu’il soit question de les relever. Les soldats sont tout nus, et mendient sans cesse; ils n’ont qu’une poignée de ces gueux; la cavalerie entière n’a pas un seul cheval. M. l’Electeur370 voit toutes ces choses; il s’en console avec ses maîtresses, il passe les jours à la chasse, il joue de la flûte, il achète des tableaux, il s’endette, il ruine son pays, et ne fait aucun bien à celui où il est transplanté ; il ne paraît pas même songer aux ennemis qui peuvent le surprendre. …
… Il y a quatre mois que je n’ai eu aucun loisir d’étudier; mais je suis bien aise de me passer d’étude, et de ne tenir à rien, dès que la Providence me secoue. Peut-être que, cet hiver, je pourrai me remettre dans mon cabinet; et alors je n’y entrerai que pour y demeurer un pied en l’air, prêt à en sortir au moindre signal. Il faut faire jeûner l’esprit comme le corps. Je n’ai aucune envie ni d’écrire, ni de parler, ni de faire parler de moi, ni de raisonner, ni de persuader personne. Je vis au jour la journée, assez sèchement et avec diverses sujétions extérieures qui m’importunent, mais je m’amuse dès que je le puis et que j’ai besoin de me délasser. Ceux qui font des almanachs sur moi, et qui me craignent, sont de grandes dupes. Dieu les bénisse ! Je suis si loin d’eux, qu’il faudrait que je fusse fou pour vouloir m’incommoder en les incommodant. Je leur dirais volontiers comme Abraham à Lot: Toute la terre est devant nous. Si vous allez à l’orient, je m’en irai à l’occident371.
Heureux qui est véritablement délivré ! Il n’y a que le Fils de Dieu qui délivre: mais il ne délivre qu’en rompant tout lien: et comment les rompt-il? C’est par ce glaive qui sépare l’époux et l’épouse, le père et le fils, le frère et la sœur. Alors le monde n’est plus rien; mais tandis qu’il est encore quelque chose, la liberté n’est qu’en parole, et on est pris comme un oiseau qu’un filet tient par le pied. Il paraît libre, le fil ne se voit point; il s’envole, mais il ne peut voler au-delà de la longueur de son filet, et il est captif. Vous entendez la parabole. Ce que je vous souhaite est meilleur que tout ce que vous pourriez craindre de perdre. Soyez fidèle dans ce que vous connaissez, pour mériter de connaître encore davantage. Défiez-vous de votre esprit, qui vous a souvent trompé. Le mien m’a tant trompé, que je ne dois plus compter sur lui. Soyez simple, et ferme dans votre simplicité. …
… Écoutez un peu moins vos pensées, pour vous mettre en état d’écouter Dieu plus souvent.
J’ose vous promettre, mon bon cher [duc], que, si vous êtes fidèle là-dessus à la lumière intérieure dans chaque occasion, vous serez bientôt soulagé pour tous vos devoirs, plus propre à contenter le prochain, et en même temps beaucoup plus dans la voie de votre vocation. Ce n’est pas le tout que d’aimer les bons livres, il faut être un bon livre vivant. Il faut que votre intérieur soit la réalité de ce que les livres enseignent. Les saints ont eu plus d’embarras et de croix que vous: c’est au milieu de tous ces embarras qu’ils ont conservé et augmenté leur paix, leur simplicité, leur vie de pure foi et d’oraison presque continuelle. N’ayez point, je vous en conjure, de scrupule déplacé. Craignez votre propre esprit qui altère votre voie; mais ne craignez point votre voie qui est simple et droite par elle-même. Je crois sans peine que la multitude des affaires vous dessèche et vous dissipe. Le vrai remède à ce mal est d’accourcir [abréger] chaque affaire, et de ne vous laisser point entraîner par un détail d’occupations où votre esprit agit trop selon sa pente d’exactitude, parce qu’insensiblement, faute de nourriture, votre grâce pour l’intérieur pourrait tarir : Renovamini spiritu mentis vestrae372. Faites comme les gens sages qui aperçoivent que leur dépense va trop loin; ils retranchent courageusement sur tous les articles de peur de se ruiner. Réservez-vous des temps de nourriture intérieure qui soient des sources de grâces pour les autres temps, et dans les temps mêmes d’affaires extérieures, agissez en paix avec cet esprit de brièveté qui vous fera mourir à vous-même. De plus, il faudrait, mon bon [duc], nourrir l’esprit de simplicité qui vous fait encore aimer et goûter les bons livres. Il faudrait donc en lire, à moins que l’oraison ne prît la place: et même vous pourriez sans peine accorder ces deux choses; car vous commenceriez la lecture toutes les fois que vous ne seriez point attiré à l’oraison; et vous feriez céder la lecture à l’oraison, toutes les fois que l’oraison vous donnerait quelque attrait pour elle. Enfin il faudrait un peu d’entretien avec quelqu’un qui eût un vrai fonds de grâce pour l’intérieur. Il ne serait pas nécessaire que ce fût une personne consommée, ni qui eût une supériorité de conduite sur vous. Il suffirait de vous entretenir dans la dernière simplicité avec quelque personne bien éloignée de tout raisonnement et de toute curiosité. Vous lui ouvririez votre cœur pour vous exercer à la simplicité, et pour vous élargir373. Cette personne vous consolerait, vous nourrirait, vous développerait à vos propres yeux, et vous dirait vos vérités. Par de tels entretiens, on devient moins haut, moins sec, moins rétréci, plus maniable dans la main de Dieu, plus accoutumé à être repris. Une vérité qu’on nous dit nous fait plus de peine que cent que nous nous dirions à nous-mêmes. On est moins humilié du fond des vérités, que flatté de savoir se les dire. Ce qui vient d’autrui blesse toujours un peu, et porte un coup de mort. J’avoue qu’il faut bien prendre garde au choix de la personne avec qui on aura cette communication. La plupart vous gêneraient, vous dessécheraient, et boucheraient votre cœur à la véritable grâce de votre état. Je prie Notre Seigneur qu’il vous éclaire là-dessus. Défiez-vous de votre ancienne prévention en faveur des gens qui sont raisonneurs et rigides. C’est, ce me semble, sans passion que je vous parle ainsi. Je vis bien avec eux, et eux bien avec moi en ce pays : mais le vrai intérieur est bien loin de là. …
Nous donnons en note374 la réponse du Duc, un exemple de droiture et simplicité.
… Votre lettre, mon bon Duc, m’a fait un plaisir que nul terme ne peut exprimer, et ce plaisir m’a fait voir à quel point je vous aime. Il me semble que vous entrez, du moins par conviction, précisément dans ce que Dieu demande de vous, et faute de quoi votre travail serait inutile. Comme vous y entrez, je n’ai rien à répéter du contenu de ma première lettre. Je prie Dieu que vous y entriez moins par réflexion et par raison propre, que par simplicité, petitesse, docilité, et désappropriation de votre lumière. Si vous y entrez, non en vous rendant ces choses propres et en les possédant, mais en vous laissant posséder tout entier par elles, vous verrez le changement qu’elles feront sur le fond de votre naturel et sur toutes les habitudes. Croyez, et vous recevrez selon la mesure de votre foi. […]
Le chapitre le plus difficile à traiter est le choix d’une personne à qui vous puissiez ouvrir votre cœur. Marv[alière]375 ne vous convient pas: le bon Duc [de Beauvillier] n’est pas en état de vous élargir, étant lui-même trop étroit. Je ne vois que la bonne petite D[uchesse]; elle a ses défauts, mais vous pouvez les lui dire, sans vouloir décider. Les avis qu’on donne ne blessent d’ordinaire qu’à cause qu’on les donne comme certainement vrais. Il ne faut ni juger, ni vouloir être cru. Il faut dire ce qu’on pense, non avec autorité, et comptant qu’une personne aura tort si elle ne se laisse corriger, mais simplement pour décharger son cœur, pour n’user point d’une réserve contraire à la simplicité, pour ne manquer pas à une personne qu’on aime, mais sans préférer nos lumières aux siennes, comptant qu’on peut facilement se tromper et se scandaliser mal à propos; enfin étant aussi content de n’être pas cru, si on dit mal, que d’être cru si on dit bien. Quand on donne des avis avec ces dispositions, on les donne doucement, et on les fait aimer. S’ils sont vrais, ils entrent dans le cœur de la personne qui en a besoin, et y portent la grâce avec eux; s’ils ne sont pas vrais, on se désabuse avec plaisir soi-même, et on reconnaît qu’on avait pris, en tout ou en partie, certaines choses extérieures autrement qu’elles ne doivent être prises. La bonne [petite duchesse] est vive, brusque et libre; mais elle est bonne, droite, simple, et ferme contre elle-même, dans l’étendue de ce qu’elle connaît. Je vois même qu’elle s’est beaucoup modérée depuis deux ans ; elle n’est point parfaite, mais personne ne l’est. Attendez-vous que Dieu vous envoie un ange? À tout prendre, elle est, si je ne me trompe, sans comparaison, ce que vous pouvez trouver de meilleur376. Elle a de la lumière; elle vous aime; vous l’aimez; vous vous connaissez; vous pouvez vous voir377; vous lui ferez du bien, et j’espère qu’elle vous le rendra même avec usure. Ne vous rebutez point de ses défauts : les apôtres en avaient. Saint Paul ne voulait pas qu’on méprisât son extérieur, praesentia corporis infirma, quoique cet extérieur n’eût point de proportion avec la gravité de ses lettres. Il faut toujours quelque contrepoids pour rabaisser la personne, et quelque voile pour exercer la foi des spectateurs. Si la bonne [petite duchesse] vous parle trop librement, et si ses avis ne vous conviennent pas, vous pouvez le lui dire simplement : elle s’arrêtera d’abord. Si les avis que vous lui donnerez la blessent, elle vous en avertira de même. Vous ne déciderez rien de par ni d’autre, et chacun pourra, d’un moment à l’autre, borner les ouvertures de cœur. …
… Vous n’êtes point lent, et on a tort de le croire; au contraire, vous avez l’action et la parole prompte. Mais vous mêlez en chaque chose trop de pensées ou étrangères ou non nécessaires au fait précis. Vous joignez à trop de pensées trop de paroles. Vous craignez trop de n’être pas assez clair et d’omettre quelque tour de persuasion. Les précautions ne finissent point. D’ailleurs, la curiosité de l’esprit, passion ancienne et dominante, qui a jeté secrètement de profondes racines dans votre cœur378, vous prend plus de temps que vous ne croyez. Si je pouvais feuilleter vos livres et papiers, je trouverais peut- être bien des coups de crayon, des oreilles, des notes, etc. qui montreraient combien vous lisez à la dérobée. De plus, votre curiosité n’agit pas seulement dans la lecture. Elle prend sur vous, dans les méditations philosophiques379, dans les conversations raisonnées, avec les gens d’esprit et presque dans tout le cours de la vie. D’ailleurs, vous traitez dogmatiquement les affaires comme les questions de théologie. Requiescite pusillum, disait Jésus-Christ aux apôtres. Vacate et videte quoniam ego sum Deus.380. Cette cessation de l’âme est le plus grand sacrifice. C’est le vrai sabbat. Amusez si vous voulez vos sens et votre imagination à quelque chose qui ne soit pas un piège à l’esprit curieux. Mais suspendez tout ce qui empêche la nourriture et le silence du fond, qui doit laisser faire Dieu. O mon bon cher Duc, je vous aime du vrai amour.
… Je suis plus content que jamais de la B.P.D. 381. J’y trouve le même esprit de conduite qu’elle a reçu de vous, avec une simplicité et une lumière merveilleuse. Rien de ce qui devrait la toucher ou peiner ne semble aller à son fond. …
… Je pense souvent à vous avec attendrissement de cœur. J’augmente, ce me semble, en zèle pour Mad. la D. de Chevreuse. Je l’ai trouvée à Chaulnes plus dégagée qu’autrefois. Elle est bonne. Elle sera, comme je l’espère, encore meilleure. Mettez paisiblement l’ordre que vous pourrez à vos affaires, et songez à vous débarrasser. Toute affaire, quelque soin et quelque habileté qu’on y emploie, n’est point bien faite quand on ne la finit point. Il faut couper court pour aller à une fin, et sacrifier beaucoup pour gagner du temps sur une vie si courte. O que je souhaite que vous puissiez respirer après tant de travaux ! En attendant, il faut trouver Dieu en soi malgré tout ce qui nous environne pour nous l’ôter. C’est peu de le voir par l’esprit comme un objet. Il faut l’avoir au-dedans pour principe. Tandis qu’il n’est qu’objet, il est comme hors de nous. Quand il est principe, on le porte au-dedans de soi, et peu à peu il prend toute la place du moi. Le moi, c’est l’amour-propre. L’amour de D[ieu] est Dieu même en nous. Nous ne trouvons plus que D[ieu] seul en nous, quand l’amour de D[ieu] y a pris la place avec toutes les fonctions que l’amour-propre y usurpait. Bon soir, mon bon Duc, ne vous écoutez point, et D[ieu] parlera sans cesse. Sa raison sera mise sur les ruines de la vôtre. Quel profit dans cet échange!
J’ai attendu, mon bon Duc, tout le plus longtemps que j’ai pu, le passage de M. le vidame. Mais il ne vient point, et je ne puis plus retarder mon départ pour mes visites. Notre P.A. [Langeron] vous dira bien plus que je ne saurais vous écrire. Il vous parlera de tout ce qui regarde la métaphysique et la théologie. Pour la vie intérieure je ne saurais vous recommander que deux points. L’un est d’accourcir tant que vous pourrez toutes vos actions et vos discours au-dehors. L’autre, de jeûner de raisonnement. Quand vous cesserez de raisonner, vous mourrez à vous-même, car la raison est toute votre vie. Or que voulez-vous de plus sûr et de plus parfait que la mort à vous-même? Rien n’est plus opposé à l’illusion de l’amour-propre, que ce qui met la cognée à la racine de l’arbre, et qui fait mourir cet amour. Plus vous raisonnerez, plus vous donnerez d’aliment à cette vie philosophique. Abandonnez-vous donc à la simplicité et à la folie de la croix. Le premier chapitre de la première Ep[ître] aux Cor[inthiens] est fait pour vous. Tâchez de donner une forme à vos affaires, pour vous mettre en repos. Il faut tâcher de calmer la bonne duchesse quand elle s’empresse d’en voir la fin. Mais il faut supporter en paix son impatience et vous en servir comme d’un aiguillon pour vous presser de finir. On gagne en perdant, quand on perd pour abréger. Sed ut sapientes redimentes tempus 382. Si vous venez l’automne à Chaulnes, faites-le-moi savoir de bonne heure, et mandez-moi, avec simplicité, si je pourrai vous aller voir. Dieu sait la joie que j’en aurai ! Aimez toujours, mon bon Duc, celui qui vous est dévoué ad convivendum et commoriendum 383.
… M. le Duc de Bourgogne n’a point eu, dit-on, pendant la campagne assez d’autorité ni d’expérience pour pouvoir redresser M. de Vendosme. On est même très mécontent de notre jeune prince, parce que, indépendamment des partis pris pour la guerre, à l’égard desquels les fautes énormes ne tombent point sur lui, on prétend qu’il n’a point assez d’application pour aller visiter les postes, pour s’instruire des détails importants, pour consulter en particulier les meilleurs officiers, et pour connaître le mérite de chacun d’eux. Il a passé, dit-on, de grands temps dans des jeux d’enfants avec M. son frère…
… M. de Chamillart, qui me représentait très fortement l’impuissance de soutenir la guerre, disait d’un autre côté qu’on ne pouvait point chercher la paix avec de honteuses conditions. Pour moi je fus tenté de lui dire: ou faites mieux la guerre, ou ne la faites plus. Si vous continuez à la faire ainsi, les conditions de paix seront encore plus honteuses dans un an qu’aujourd’hui. Vous ne pouvez que perdre à attendre.
Si le Roi venait en personne sur la frontière, il serait cent fois plus embarrassé que M. le Duc de Bourgogne. Il verrait qu’on manque de tout, et dans les places en cas de siège, et dans les troupes faute d’argent. Il verrait le découragement de l’armée, le dégoût des officiers, le relâchement de la discipline, le mépris du gouvernement, l’ascendant des ennemis, le soulèvement secret des peuples, et l’irrésolution des généraux, dès qu’il s’agit de hasarder quelque grand coup. Je ne saurais les blâmer de ce qu’ils hésitent dans ces circonstances. Il n’y a aucune principale tête qui réunisse le total des affaires, ni qui ose rien prendre sur soi. En un mot un grand joueur qui perd parce qu’il joue trop mal, ne doit plus jouer. Le branle donné du temps de M. de Louvois est perdu. L’argent et la vigueur du commandement nous manquent. Il n’y a personne qui soit à portée de rétablir ces deux points essentiels. …
Pour N....385, ce n’est que faiblesse et dissipation. La guerre l’avait trop dissipé; d’autres tentations l’ont trouvé affaibli par celle-là: mais j’espère que l’expérience de sa faiblesse se tournera à profit. Ayez une patience sans bornes avec lui. Parlez-lui quand Dieu vous donne des paroles, et n’en mêlez jamais aucune des vôtres. Ne le pressez jamais par activité et par sagesse humaine; ne patientez jamais par politique et par méthode. Quand vous lui direz les paroles de Dieu, elles seront pleines d’autorité, et vous serez écouté. On peut parler avec force, et attendre avec patience tout ensemble : sa faiblesse même augmentera votre autorité. Elle doit lui faire sentir combien il a besoin de se défier de lui, et d’être docile. Soyez ferme sur les points essentiels, desquels tous les autres dépendent.
Je l’aime toujours tendrement, et j’espère que Dieu ne lui aura montré le bord du précipice, que pour le guérir de sa dissipation, de son goût pour le monde, et de sa confiance en lui-même ; mais il tomberait enfin bien bas, s’il refusait d’être simple, docile et petit, parmi tant d’expériences de sa fragilité et de sa misère. Quand nous ne nous humilions pas au milieu même de l’humiliation que Dieu nous donne tout exprès pour nous réduire à la petitesse et à la souplesse, nous le forçons malgré lui à frapper des coups encore plus grands, et à nous faire éprouver de plus humiliantes faiblesses. Au contraire, notre petitesse et notre docilité dans la misère apaisent le cœur de Dieu. On peut lui dire avec confiance : vous ne mépriserez point un cœur abattu et écrasé. Dieu s’attendrit, et ne résiste point à cette souplesse des petits.
Parlez donc suivant qu’il vous sera donné une bouche et une sagesse. Tenez l’enfant par la lisière ; ne le laissez pas tomber. Ménagez votre santé, sur laquelle on me met en quelque inquiétude ; reposez-vous et soulagez-vous en tout ce que vous le pourrez. Plus vous prendrez les croix journalières comme le pain quotidien, avec paix et simplicité, moins elles détruiront votre santé faible et délicate ; mais les prévoyances et les réflexions vous tueraient bientôt. Voulez-vous mener tout comme Dieu, qui atteint d’une extrémité à l’autre avec force et douceurs? n’y mêlez rien d’humain, et surtout nulle volonté intéressée pour la réputation de votre famille.
1611. À LA DUCHESSE DE CHEVREUSE.[Après le 20 novembre 1712].
La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire m’a coûté des larmes. La douleur de votre perte se joint à la mienne; mais je crois que nous devons entrer, malgré toute notre amertume, dans le dessein de Dieu. Il a voulu récompenser celui que nous regrettons, et nous détacher. Il a voulu même nous ôter un appui humain pour sa gloire, sur lequel nous comptions trop. Il est jaloux des plus dignes instruments, et il veut que nous n’attendions l’accomplissement de son ouvrage que de lui-même.
Le principal fruit que Dieu vous prépare de cette épreuve, est de vous apprendre, par une expérience sensible, que vous n’étiez point encore détachée, comme vous vous flattiez de l’être. On ne se connaît que dans l’occasion, et l’occasion n’est donnée par la Providence, que pour nous détromper de notre détachement superficiel. Dieu permit l’horrible chute de saint Pierre, pour le désabuser d’une certaine ferveur sensible, et d’un courage très fragile auquel il se confiait vainement. Si vous n’aviez que la croix extérieure, quelque grande et douloureuse qu’elle soit, elle ne vous détromperait point de votre détachement : au contraire, plus la croix est accablante en soi, plus vous vous sauriez bon gré de ne vous en trouver point accablée ; ce serait un prodigieux accroissement de confiance, et par conséquent une très dangereuse illusion. La croix n’opère la petitesse et le sentiment de notre misère, qu’autant que l’intérieur nous paraît vide et obscurci, pendant que le dehors nous ébranle. Il faut voir sa pauvreté au-dedans et la supporter ; alors la pauvreté se tourne en trésor, et on a tout en n’ayant rien.
Unissons-nous de cœur à celui que nous regrettons. Il nous voit, il nous aime, il est touché de nos besoins, il prie pour nous. Il vous dit encore, d’une voix secrète, ce qu’il vous disait si souvent pendant qu’il vivait au milieu de nous: «Ne vivez que de foi ; ne comptez point sur la régularité de vos œuvres ni sur la symétrie de vos vertus ; portez en paix la vue de vos imperfections; abandonnez-vous à la Providence; ne vous écoutez point vous-même, n’écoutez que l’esprit de grâce.» Voilà ce qu’il disait; voilà ce qu’il dit encore à votre cœur. Loin de l’avoir perdu, vous le trouverez plus présent, plus uni à vous, plus secourable pour votre consolation, plus efficace dans ses conseils de perfection, si vous voulez bien changer en société de pure foi la société visible où vous étiez à toute heure avec lui. Pour moi, je trouve un vrai soulagement de cœur d’être très souvent en esprit avec lui.
Ménagez votre santé pour votre famille, qui a grand besoin de vous. Que le courage de la foi vous soutienne. C’est un courage qui n’a rien de haut, et qui ne donne point une force sensible sur laquelle on puisse compter. On ne trouve nulle ressource en soi, et on ne manque de rien dans l’occasion : on est riche de sa pauvreté. Si on fait quelque faute contre son intention, on la tourne à profit par l’humiliation qui en revient. On retombe toujours dans son centre par l’acquiescement à tout ce qui nous dépossède de notre propre cœur. On se livre à Dieu, ne se renfermant plus en soi, et n’osant plus s’y fier. Alors tout devient peu à peu recueillement, silence, dépendance de la grâce pour chaque moment, et vie intérieure en mort perpétuelle. En cet état, on ne possède plus rien de tout ce qu’on voit, et on retrouve en Dieu, avec l’union la plus simple et la plus intime, tout ce qu’on croyait avoir perdu.
Je choisis un petit papier, Madame, tout exprès pour m’ôter la tentation d’écrire une trop longue lettre. Il est bien juste de ne vous fatiguer point, pendant que vous souffrez une si longue infirmité. Je me borne à vous supplier instamment d’éviter toute application aux affaires, vous ne parviendrez point à les régler, et elles nuiront très dangereusement au rétablissement de votre santé. Au nom de Dieu, laissez la décision de tout le détail à M. du Cornet, homme habile, dit-on, et très zélé. Renfermez-vous dans les soins nécessaires pour conduire votre maison et pour ne laisser jamais altérer l’union entre les deux branches. Il suffit que M. du Cornet vous rende compte en gros des décisions faites, et des plans formés, autrement votre santé ne se rétablira point, et votre maison perdra infiniment, si elle a le malheur de vous perdre. Pour l’intérieur tout consiste à porter paisiblement vos croix. Le détachement du monde et l’amour de Dieu les adoucissent, mais cet amour, où le puise-t-on ? Dans une oraison simple, paisible, et plus du cœur que de la tête, qui nourrisse, et qui n’épuise point. Supportez vos défauts, tournez-les en source de vraie humilité. Ne vous en impatientez point contre vous-même. Corrigez-vous doucement et sans chagrin. Tournez-vous souvent du côté de Dieu avec familiarité et confiance pour trouver en lui tout ce qui vous manque en vous. Ne comptez ni sur vos goûts ni sur vos sentiments, souvent ce n’est que naturel, et imagination, mais attachez-vous à une bonne et droite volonté, quoique nue et sèche, elle sera d’un grand prix devant Dieu, si elle porte les fruits que Dieu demande. Mais je parle trop, pardon, Madame. Rien n’égale le zèle et le respect avec lequel je vous suis dévoué à jamais. …
Je ne puis, Madame, laisser partir M. Dupuy386 sans vous dire combien je suis souvent occupé de vos peines, et en crainte pour votre santé. Je connais la bonté de votre cœur et la vivacité de vos sentiments. L’embarras de vos affaires ouvre souvent toutes vos plaies. Il n’y a que Dieu seul qui puisse vous calmer. Il veut néanmoins donner la paix sur la terre aux hommes de bonne volonté. Il faut donc que tous nos soins et tous nos désirs ne troublent point cette paix intérieure, qui est le don de Dieu. Travaillons, prions, mais possédons nos âmes en patience, et laissons-nous posséder par l’esprit de paix. Encore un peu et tout ce qui nous reste ici-bas autour de nous va s’évanouir. Nous suivrons bientôt ce que nous regrettons. Il ne s’agit que d’en imiter les vertus. Usez de ce monde comme n’en usant pas ; ce n’est qu’une figure qui passe dans le moment où l’on croit en jouir. Elle impose. Elle éblouit dans le pays où vous êtes ; mais elle n’a rien de durable ni de réel. C’est un fantôme. Heureux qui ne s’y attache point. Je souhaite fort que vous ayez établi un ordre dans vos affaires, afin qu’elles aillent un train réglé par la décision d’un bon conseil, sans vous accabler d’un détail continuel. C’est le moyen de vous conserver pour votre maison qui a un besoin infini de votre secours. Jamais personne ne vous sera dévoué, Madame, avec plus de zèle, d’attachement et de respect que. FR. AR. Duc DE CAMBRAY.
Lettres adressées à Charles-Honoré d’ALBERT, duc de CHEVREUSE , à Marie-Thérèse COLBERT son épouse, de & à M. TRONSON :
1688, 3 octobre,
(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1690, 20 et 27 juillet, 1691,4 et 7 avril, 1694, 20 septembre,
1696, 8 mars, 24 juillet,
(de & à M. TRONSON :) 17 et 28 janvier, 2 février, 1697, 13 et 14 et 16 et 18 et 20 janvier,
1698, 4 février,
1699, 18 mai, 31 août, après le 14 septembre, vers le 4 novembre, 30 décembre,
1700, 27 janvier,
1701, 24 mars, 16 juin, ler et 18 août, 3 décembre,
1702, 7 septembre, 274-275
(Lettres de CHEVREUSE :) 1700, 11 janvier, 1701, 26 août,
1704, 19 et 28 septembre, 12 octobre,
1705, 13 janvier, début automne, 5 et 12 et 18 novembre, 29 décembre, 1707, 24 février, 17 mai, 24 décembre,
(Lettres de CHEVREUSE :) 1703, 16 mai, 2 juin, 1706, 16 novembre,
1708, 3 décembre,
1709, 24 octobre, 18 et 23 et 24 novembre, 1er et 5 et 19 décembre, 1710, 11 et 16 janvier, 10 et 23 et 24 février, 20 et 25 mars, 7 et 17 et 24 avril, 3 et 4 mai, 24 juin, 3 et 8 juillet, 4 août, 23 octobre, 2-8 novembre,
1711, 5 janvier, 15 février, 16 et 25 et 31 mars, 9 et 20 avril, 12 mai, 9 juin, 6 juillet,
1712, 2 et 11 janvier, 2 et 18 et 27 février, 8 mars, 7 juin, juillet-octobre (?),
(Lettre de CHEVREUSE :) 1712, 24 mars,
(À Marie-Thérèse COLBERT, duchesse de CHEVREUSE :) 1712, 16 novembre, après le 20 novembre, 22 décembre, 1713, 20 février, 3 mai,
Voir aussi des annotations au Tome XVIII.
Marie Gruyn, née vers 1646, d’origine bourgeoise, fille d’un secrétaire du Roi, épousa en 1667 François de Montbron ou Montberon, officier de mousquetaires (v. sur le comte de Montberon : [CF 9, 258 - CF 13, 248]. Elle eut un fils et une fille. Veuve en 1708 elle mourut en 1720 au couvent de la Madeleine du Traisnel, rue de Charonne. [CF 11, 55].
La comtesse de Montberon bénéficiera d’un grand nombre de lettres provenant du très patient directeur d’une âme scrupuleuse à l’ « esprit délicat et inquiet 387». En voici des extraits choisis 388.
… Votre piété est un peu trop vive et trop inquiète. Ne vous défiez point de Dieu. Pourvu que vous ne lui manquiez point, il ne vous manquera pas, et il vous donnera les secours nécessaires pour aller à lui. Ou sa providence vous procurera des conseils au-dehors, ou son esprit suppléera au-dedans ce qu’il vous ôtera extérieurement. Croyez en Dieu fidèle dans ses promesses, et il vous donnera selon la mesure de votre foi. Fussiez-vous abandonnée de tous les hommes dans un désert inaccessible, la manne y tomberait du ciel pour vous seule, et les eaux abondantes couleraient des rochers. Ne craignez donc que de manquer à Dieu, et encore ne faut-il pas le craindre jusqu’à se troubler. Supportez-vous vous-même, comme on supporte le prochain, sans le flatter dans ses imperfections. Laissez là toutes vos délicatesses d’esprit et de sentiments. Vous voudriez les avoir avec Dieu comme avec les hommes. Il se glisse dans ces merveilles un raffinement de goût, et un retour subtil sur soi-même. …389.
… J’ai souvent des distractions et des négligences. Mais je ne change point, surtout pour vous, Madame, et je suis touché de plus en plus du désir de votre sanctification. Je vois avec joie que Dieu vous donne certaines lumières, qui ne viennent point ni de l’esprit, ni de la délicatesse qui vous est naturelle, mais de l’expérience et d’un fonds de grâce. C’est ainsi qu’on commence à penser, quand Dieu ouvre le cœur, et qu’il veut mettre dans la vie intérieure. L’homme qui vous a parlé est bon, sage, pieux, et solide dans ses maximes. Mais il n’a pas l’expérience des choses sur lesquelles vous le consultez, et faute de cette expérience, il vous retarderait, en vous gênant, au lieu de vous aider. Ne quittez point vos sujets d’oraison, ni les livres d’où vous les tirez. Mais quand vous éprouvez un attrait au silence devant Dieu, et que vos lectures ou sujets font ce que vous appelez un bruit qui vous distrait, laissez tomber le livre de vos mains, laissez disparaître votre sujet, et ne craignez point d’écouter Dieu au fond de vous-même en faisant taire tout le reste. Les sujets pris d’abord avec fidélité vous mèneront à ce silence si profond, et ce silence vous nourrira des vérités plus substantiellement que les raisonnements les plus lumineux. …
Vous avez raison, Madame, de croire que dans les moments de recueillement et de paix, dont vous m’avez parlé, on ne peut qu’aimer, et se livrer à la grâce qu’on reçoit. Ce que vous ajoutez a encore un sens très véritable. Vous dites que vous avez cru sentir que notre travail doit cesser, quand Dieu veut bien agir par lui-même. Ce n’est pas qu’on cesse alors de coopérer à la grâce, et de correspondre à ce que Dieu imprime intérieurement, car vous reconnaissez vous-même qu’alors on aime et on se livre à la grâce. L’amour est sans doute le plus parfait exercice de la volonté. Se livrer à la grâce par un choix libre, c’est sans doute y coopérer de la manière la plus réelle, et la plus parfaite. Il n’y a donc point d’oisiveté, ni de cessation d’actes dans ces moments de recueillement et de paix, où vous dites que notre travail doit cesser. Ce sont des moments où D[ieu] veut bien agir par lui-même, c’est-à-dire prévenir l’âme par des impressions plus puissantes, et la tenir en silence, pour écouter ses intimes communications; mais alors elle n’est point sans correspondance. Elle aime, elle se livre à la grâce, c’est-à-dire qu’elle fait les actes les plus simples et les plus paisibles, mais les plus réels, d’amour et de foi pour l’époux qu’elle écoute intérieurement; c’est-à-dire qu’elle acquiesce à tout ce qui est dû à l’époux et à tout ce qu’il demande par sa grâce; c’est-à-dire que l’âme s’enfonce de plus en plus dans l’amour de l’époux, dans la mort à tous les désirs terrestres, et dans toutes les vertus que l’esprit de grâce peut inspirer selon les divers besoins. Ces actes quoique très réels ne paraissent qu’une disposition de l’âme, et ils sont si généraux qu’ils paraissent confus. Mais ils ne laissent pas de contenir dans cette généralité le germe de chaque vertu particulière pour les occasions. Ne craignez donc pas, Madame, de suivre l’attrait intérieur dans ces moments de recueillement et de paix. Ces moments ne remplissent pas toute la vie. Vous en trouverez assez d’autres, où vous pourrez revenir aux règles communes. …
Je suis fort irrégulier, Madame. Mais vous avez besoin de mes irrégularités et de mes sécheresses. En attendant que nos amis deviennent parfaits, il faut tourner à profit pour nous leurs imperfections. […]
Ce que vous sentez est une grande nouveauté pour vous. C’est une vie toute nouvelle et inconnue. On ne se connaît plus, on croit songer les yeux ouverts. Recevez, et ne tenez à rien. Aimez, souffrez, aimez encore. Peu d’attention aux dons, sinon pour louer l’Epoux qui donne. Grande simplicité, docilité, fidélité dans l’usage en chaque moment. L’amour rend libre, en simplifiant, sans dérégler.
Dormez autant que vous pourrez. Votre corps en a besoin, et vous ne devez point y manquer par avarice d’oraison. L’esprit d’oraison fait quitter l’oraison même, pour se conformer aux ordres de la Providence. Pendant que vous dormirez, votre cœur veillera. …
… Je ne suis point pressé de ravoir les livres. Ne les lisez que quand vous n’avez rien de meilleur à faire. […] Les paroles propres des saints sont bien autres que les discours de ceux qui ont voulu les dépeindre. Ste Cath[erine de G[ênes] est un prodige d’amour. Le Frère L[aurent] est grossier par nature, et délicat par grâce. Ce mélange est aimable, et montre Dieu en lui. Je l’ai vu, et il y a un endroit du livre, où l’auteur, sans me nommer par mon nom, raconte en deux mots une excellente conversation, que j’eus avec lui sur la mort, pendant qu’il était fort malade, et fort gai.
Je suis ravi, Madame, non seulement de ce que Dieu fait dans votre cœur, mais encore du commencement de simplicité qu’il vous donne, pour me le confier. […] Dieu veut qu’on soit libre avec lui, quand on ne cherche que lui seul. L’amour est familier. Il ne réserve rien. Il ne ménage rien. Il se montre dans tous ses premiers mouvements au bien-aimé. Quand on a encore des ménagements à son égard, il y a dans le cœur quelque autre amour qui partage, qui retient, qui fait hésiter. On ne retourne tant sur soi, avec inquiétude, qu’à cause qu’on veut garder quelque autre affection, et qu’on borne l’union avec le bien-aimé. Vous qui connaissez tant les délicatesses de l’amitié, ne sentiriez-vous pas les réserves d’une personne pour qui vous n’en auriez aucune et qui mesurerait toujours sa confiance, pour ne la laisser jamais aller au-delà de certaines bornes? Vous ne manqueriez pas de lui dire: Je ne suis point avec vous comme vous êtes avec moi; je ne mesure rien: je sens que vous mesurez tout. Vous ne m’aimez point comme je vous aime, et comme vous devriez m’aimer. Si vous, créature indigne d’être aimée, voudriez une amitié simple et sans réserve, combien l’époux sacré est-il en droit d’être plus jaloux ! Soyez donc fidèle à croître en simplicité. Je ne vous demande point des choses qui vous troublent, ou qui vous gênent. Je suis content pourvu que vous ne résistiez point à l’attrait de simplicité, et que vous laissiez tomber tous les retours inquiets, qui y sont contraires, dès que vous les apercevez.
Suivez librement la pente de votre cœur pour vos lectures, et à l’égard de l’oraison que l’épouse ne soit point éveillée, jusqu’à ce qu’elle s’éveille d’elle-même. […]
Je suis sec et irrégulier. Mais Dieu est bon dans ceux qui ont besoin de bonté pour faire son œuvre, et dont il se sert. Confiez-vous donc à Dieu, et ne regardez que lui seul. C’est le bon ami, dont le cœur sera toujours infiniment meilleur que le vôtre. Défiez-vous de vous-même, et non de lui. Il est jaloux. Mais sa jalousie est un grand amour, et nous devons être jaloux pour lui contre nous, comme il l’est lui-même. Fiez-vous à l’amour. Il ôte tout. Mais il donne tout. Il ne laisse rien dans le cœur que lui, et il ne peut y rien souffrir. Mais il suffit seul pour rassasier, et il est lui seul toutes choses. Pendant qu’on le goûte, on est enivré d’un torrent de volupté, qui n’est pourtant qu’une goutte des biens célestes. L’amour goûté et senti ravit, transporte, absorbe, rend tous les dépouillements indifférents. Mais l’amour insensible, qui se cache pour dénuer l’âme au dedans, la martyrise plus que mille dépouillements extérieurs. Laissez-vous maintenant enivrer dans les celliers de l’Époux.
On ne peut, Madame, être plus touché que je le suis de ce qui vous regarde. Il m’a paru dans notre conversation que vos scrupules vous ont un peu retardée et desséchée. Ils vous feraient des torts irréparables, si vous les écoutiez. C’est une vraie infidélité. Vous avez la lumière pour les laisser tomber, et si vous y manquez, vous contristerez en vous le S. Esprit. Où est l’esprit de Dieu, là est la liberté.390. Où est la gêne, le trouble, et la servitude, là est l’esprit propre, et un amour excessif de soi. O que le parfait amour est éloigné de ces inquiétudes! On n’aime guère le bien-aimé, quand on est si occupé de ses propres délicatesses! Vos peines ne sont venues que d’infidélité. Si vous n’eussiez point résisté à Dieu, pour vous écouter, vous n’auriez pas tant souffert. Rien ne coûte tant que ces recherches d’un soulagement imaginaire. Comme un hydropique en buvant augmente sa soif, un scrupule en écoutant ses scrupules, les augmente, et le mérite bien391. Le seul remède est de se faire taire, et de se tourner d’abord vers Dieu. C’est l’oraison et non pas la confession qui guérit alors le cœur. Travaillez donc à réparer le temps perdu; car franchement je vous trouve un peu déchue et affaiblie. Mais cet affaiblissement se tournera à profit. Car l’expérience de la privation, de l’épreuve, et de votre faiblesse, portera sa lumière avec elle, et vous empêchera de tenir trop à ce que l’état de paix et d’abondance a de doux et de lumineux. Courage donc. Soyez simple. Vous ne l’êtes pas assez, et c’est ce qui vous empêche souvent de tout dire, et de questionner.
Pour moi je suis dans une paix sèche, obscure et languissante, sans ennui, sans plaisir, sans pensée d’en avoir jamais aucun, sans aucune vue d’avenir en ce monde, avec un présent insipide, et souvent épineux, avec un je ne sais quoi qui me porte, qui m’adoucit chaque croix, qui me contente sans goût. C’est un entraînement journalier392; cela a l’air d’un amusement par légèreté d’esprit, et par indolence. Je vois tout ce que je porte. Mais le monde me paraît comme une mauvaise comédie, qui va disparaître dans quelques heures. Je me méprise encore plus que le monde. Je mets tout au pis aller, et c’est dans le fond de ce pis aller pour toutes les choses d’ici-bas, que je trouve la paix. Il me semble encore que D[ieu] me traite trop doucement et j’ai honte d’être tant épargné. Mais ces pensées ne me viennent pas souvent, et la manière la plus fréquente de recevoir mes croix, est de les laisser venir et passer, sans m’en occuper volontairement. C’est comme un domestique indifférent, qu’on voit entrer et sortir de sa chambre, sans lui rien dire. Du reste je ne veux vouloir que D[ieu] seul pour moi, et pour vous aussi, Madame. Qu’est-ce qui suffira à celui à qui le vrai amour ne suffit pas?393.
Vous ne vous trompez point, Madame, en disant que l’élévation que l’amour donne n’enfle point le cœur. C’est une marque qui rassure contre la crainte de l’illusion. L’amour, selon l’expérience intime, est bien plus Dieu que nous. C’est Dieu qui s’aime lui-même dans notre cœur394. On trouve que c’est quelque chose qui fait toute notre vie, et qui est néanmoins supérieur à nous. Nous n’en pouvons rien prendre pour nous en glorifier. Plus on aime Dieu, plus on sent que c’est D[ieu] qui est tout ensemble l’amour et le bien-aimé. O qu’on est éloigné de se savoir bon gré d’aimer, quand on aime véritablement. L’amour est emprunté. On sent qu’il fait tout, et que rien ne se ferait, s’il ne nous était donné pour tout faire. Hélas! qu’aimerais-je, si ce n’est moi-même, si je n’aimais que de mon propre fond? Dieu qui sait tout assaisonner, ne donne jamais le plus sublime amour sans son contrepoids. On éprouve tout ensemble au dedans de soi deux principes infiniment opposés. On sent une faiblesse et une imperfection étonnante dans tout ce qui est propre. Mais on sent par emprunt un transport d’amour, qui est si disproportionné à tout le reste, qu’on ne peut se l’attribuer. […]
Rien n’est si contraire à la simplicité que le scrupule. Il cache je ne sais quoi de double et de faux. On croit n’être en peine que par délicatesse d’amour pour Dieu. Mais dans le fond on est inquiet pour soi, et on est jaloux pour sa propre perfection par un attachement naturel à soi. On se trompe pour se tourmenter, et pour se distraire de Dieu sous prétexte de précaution.
… Souvenez-vous de ce que dit le Chrétien intérieur 395. Ceux qui ne veulent point souffrir n’aiment point, car l’amour veut toujours souffrir pour le bien-aimé. Vous ne vous trompez point, en distinguant la bonne volonté du courage. Le courage est une certaine force et une certaine grandeur de sentiment396, avec laquelle on surmonte tout. Pour les âmes que D[ieu] veut tenir petites, et à qui il ne veut laisser que le sentiment de leur propre faiblesse, elles font tout ce qu’il faut sans trouver en elles de quoi le faire, et sans se promettre d’en venir à bout. Tout les surmonte selon leur sentiment, et elles surmontent tout par un je ne sais quoi, qui est en elles sans qu’elles le sachent, qui s’y trouve tout à propos au besoin397, comme d’emprunt, et qu’elles ne s’avisent pas même de regarder comme leur étant propre. Elles ne pensent point à bien souffrir. Mais insensiblement chaque croix se trouve portée jusqu’au bout dans une paix simple et amère, où elles n’ont voulu que ce que Dieu voulait. Il n’y a rien d’éclatant, rien de fort, rien de distinct aux yeux d’autrui, et encore moins aux yeux de la personne. Si vous lui disiez qu’elle a bien souffert, elle ne le comprendrait pas. Elle ne sait pas elle-même comment tout cela s’est passé. À peine trouve-t-elle son cœur, et elle ne le cherche pas. Si elle voulait le chercher, elle en perdrait la simplicité et sortirait de son attrait. C’est ce que vous appelez une bonne volonté, qui paraît moins, et qui est beaucoup plus que ce qu’on appelle d’ordinaire courage. La bonne eau ne sent rien. Plus elle est pure, moins elle a de goût. Elle n’est d’aucune couleur. Sa pureté la rend transparente, et fait que n’étant jamais colorée, elle paraît de toutes les couleurs des corps solides où vous la mettez. La bonne volonté qui n’est plus qu’amour de celle de Dieu, n’a plus ni éclat ni couleur par elle-même. Elle est seulement en chaque occasion ce qu’il faut qu’elle soit, pour ne vouloir que ce que Dieu veut. …398.
967. À LA COMTESSE DE MONTBERON. [1701?]399
…le moindre clin d’œil pourrait ramener les anciens orages. Dieu veuille que les vôtres ne reviennent point par les scrupules. Je crains beaucoup moins pour Mad. d’[Oisy] des peines qui lui viennent d’autrui, et qui contribuent à son salut, que celles dont vous vous troubleriez vous-même contre l’attrait de Dieu. Marchez en simplicité, et l’esprit de paix reposera sur vous. Votre paix serait abondante, comme les eaux d’un fleuve, et votre justice serait plus profonde que les abîmes de la mer. D[ieu] ne cherche qu’à vous donner. Ne vous ôtez rien à vous-même. Si l’épouse ne faisait que raisonner et se troubler, elle ne dirait jamais : mon bien-aimé est à moi, et moi je suis à lui.400 Vos raisonnements sont des distractions volontaires. …
… La vie de pure foi a deux choses; la première est qu’elle fait voir Dieu seul sous toutes les enveloppes imparfaites, où il se cache. La seconde est de tenir une âme sans cesse en suspens. On est toujours comme en l’air, sans pouvoir toucher du pied à terre. La consolation d’un moment ne répond jamais de la consolation du moment qui suivra. Il faut laisser faire Dieu dans tout ce qui dépend de lui, et ne songer qu’à être fidèle dans tout ce qui dépend de nous. Cette dépendance de moment à autre, cette obscurité, et cette paix de l’âme dans l’incertitude de ce qui lui doit arriver chaque jour, est un vrai martyre intérieur, et sans bruit. C’est être brûlé à petit feu. Cette mort est si lente, et si interne, qu’elle est souvent presque aussi cachée à l’âme qui la souffre, qu’aux personnes qui ignorent son état. Quand Dieu vous ôtera ce qu’il vous donne, il saura bien le remplacer, ou par d’autres instruments, ou par lui-même. Les pierres mêmes deviennent dans sa main des enfants d’Abraham. Un corbeau portait tous les jours la moitié d’un pain à S. Paul ermite401 dans un désert inconnu aux hommes. Si le saint eût hésité dans la foi, et s’il eût voulu s’assurer un jour d’un autre demi-pain pour le jour suivant, le corbeau ne serait peut-être point revenu. Mangez donc en paix le demi-pain de chaque jour que le corbeau vous apporte. A Chaque jour suffit son mal. Le jour de demain aura soin de lui-même 402. Celui qui nourrit aujourd’hui est le même qui nourrira demain. On reverra la manne tomber du ciel dans le désert, plutôt que de laisser les enfants de Dieu sans nourriture. …403.
Je ne voudrais, Madame, vous donner que de la consolation, et je ne puis éviter de vous contredire. Votre vivacité vous fait imputer aux hommes comme à Dieu ce qu’ils n’ont jamais pensé. Sur quel fondement pensez-vous que je veuille me décharger de votre conduite, et vous renvoyer au père[...]404 ? Je n’ai en vérité jamais eu cette pensée. Je crois bien qu’il peut vous être fort utile pour vous soutenir en mon absence contre vos scrupules, et contre vos impatiences de vous confesser. Mais je ne vais pas plus loin, et si vous vouliez me quitter pour vous mettre absolument dans ses mains, je crois que je vous dirais avec simplicité : ne le faites pas. Quoique j’estime fort sa grâce et son expérience, il me semble qu’il ne vous convient pas tout à fait, et que vous manqueriez à D[ieu] en quittant l’attrait qu’il vous a donné pour me croire. Demeurez donc en paix, n’écoutez point votre imagination trop vive et trop féconde en vues. Cette activité prodigieuse consume votre corps, et dessèche votre intérieur. Vous vous dévorez inutilement. Il n’y a que votre inquiétude qui suspende la paix et l’onction intérieure. Comment voulez-vous que D[ieu] parle de cette voix douce et intime, qui fait fondre l’âme, quand vous faites tant de bruit par tant de réflexions rapides’? Taisez-vous, et D[ieu] reparlera. N’ayez qu’un seul scrupule, qui est d’être scrupuleuse en désobéissant. Loin de vouloir quitter l’autorité, je voudrais la prendre, et c’est vous qui me la refusez, en ne voulant pas me croire sur vos confessions.
J’ai dit à M. le C[omte de Montberon] que j’apercevais combien vos scrupules nuisaient à votre santé, afin qu’il sentît combien vous avez besoin du séjour de Cambray. Il m’a paru croire que la lecture de sainte Thérèse et des autres livres spirituels avaient réveillé vos scrupules par des idées de perfection. Je n’ai pas insisté, de peur qu’il ne me crût prévenu. Vous voyez ce que fait votre activité, sur laquelle vous n’êtes point docile.
Vous demandez de la consolation. Sachez que vous êtes sur le bord de la fontaine, sans vouloir vous désaltérer. …405.
Cette tristesse, qui vous fait languir, m’alarme et me serre le cœur. Je la crains plus pour vous que toutes les douleurs sensibles. Je sais par expérience ce que c’est d’avoir le cœur flétri et dégoûté de tout ce qui pourrait lui donner du soulagement. Je suis encore à certaines heures dans cette disposition d’amertume générale, et je sens bien que si elle était sans intervalle, je ne pourrais y résister longtemps.
Je viens de faire une mission à Tournay : tout cela s’est assez bien passé, et l’amour-propre même y pourrait avoir quelque petite douceur; mais dans le fond le bien que nous faisons est peu de chose. Si on n’était soutenu par l’esprit de foi, pour travailler sans voir le fruit de son travail, on se découragerait ; car on ne gagne presque rien ni sur les hommes pour les persuader ni sur soi-même pour se corriger. O qu’il y a loin depuis le mépris et la lassitude de soi-même jusqu’à la véritable correction! Je suis à moi-même tout un grand diocèse, plus accablant que celui du dehors et que je ne saurais réformer. Mais il faut se supporter sans se flatter, comme on doit le faire pour le prochain.
… À mon retour, j’espère que nous aurons ici Mad. la d[uchesse] de Mortemart, qui viendra aux eaux. Je serai ravi que vous puissiez faire connaissance. Vous en serez bien contente, et bien édifiée406. En attendant je vous recommande à D[ieu] et à notre bonne pendule.407 Ne vous défiez jamais de l’ami fidèle qui ne nous manque point, quoique nous lui manquions si souvent. Je suppose toutes les infidélités imaginables en vous, et je mets tout au pis-aller. Hé bien! que s’ensuit-il de là? Si vous avez manqué à Dieu, en vous éloignant d’ici, il n’y a qu’à ne plus lui résister, et qu’à rentrer dans votre place. Dieu n’est pas comme les hommes dont la vaine délicatesse se tourne en dépit et en indignation sans retour. Quand vous auriez manqué à D[ieu] cent et cent fois, revenez sincèrement, cessez de lui résister. Aussitôt il vous tend les bras. […] Désirez la chose, cessez d’y résister intérieurement, tout est fait. Dieu n’a pas besoin de la présence sensible pour tirer les fruits des unions qu’il opère: la seule volonté suffit. On demeure uni, la mer entre-deux: on est intimement en société dans le sein de celui qui ne connaît aucune distance de lieux, et qui anéantit toutes les distances par son immensité. On se communique, on s’entend, on se console, on se nourrit, sans se voir, et sans s’entendre. Dieu prend plaisir à suppléer tout. Est-on ensemble, sans correspondre de cœur, et sans acquiescer à l’union que D[ieu] veut, on s’agite, on se dessèche, on s’épuise, on dépérit, et la paix fuit d’un cœur qui résiste à Dieu. Est-on à mille lieues les uns les autres, sans espérance de se voir ni de s’écrire, la seule correspondance de volonté détruit toutes les distances. Il n’y a point d’entre-deux entre des volontés dont D[ieu] est le centre commun. On s’y retrouve, et c’est une présence si intime, que celle qui est sensible n’est rien en comparaison. Ce commerce est tout autre que celui de la parole. Les âmes mêmes qui sont dans cette union sont souvent ensemble sans pouvoir se résoudre à se parler. Elles sont trop unies pour parler, et trop occupées de leur vie commune pour se donner des marques d’attention. Elles sont ensemble une même chose en D[ieu] comme sans distinction. D[ieu] est alors comme une même âme dans deux corps différents408.
Demeurez donc, Madame, en paix dans le lieu où D[ieu] vous retient. Mais que votre cœur soit tout entier où il vous appelle. La paix ne dépend que de la non-résistance de la volonté. Reprenez doucement vos anciennes lectures. Remettez-vous en commerce avec votre bon et ancien ami S[aint] Fr[ançois] de Sales. Faites comme une personne convalescente. Il la faut nourrir d’aliments délicats, et lui en donner peu et souvent. C’est une espèce d’enfance. La lecture ramènera peu à peu l’oraison. L’oraison élargira le cœur, et rappellera la familiarité avec l’Époux. Laissez faire Dieu. Unissez-vous, je vous en conjure, à mes intentions. Pour moi je vous porterai devant D[ieu] partout où j’irai, et vous me serez partout présente en foi. […]409.
Vous avez, Madame, deux choses qui s’entre-soutiennent, et qui vous font des maux infinis. L’une est le scrupule enraciné dans votre cœur depuis votre enfance, et poussé jusqu’aux derniers excès pendant tant d’années.
L’autre est votre attachement à vouloir toujours goûter, et sentir le bien. Le scrupule vous ôte souvent le goût et le sentiment de l’amour, par le trouble, où il vous jette. D’un autre côté, la cessation du goût et du sentiment réveille et redouble tous vos scrupules; car vous croyez ne rien faire, avoir perdu Dieu, et être dans l’illusion, dès que vous cessez de goûter et de sentir la ferveur de l’amour. Ces deux choses devraient au moins servir à vous convaincre de la grandeur de votre amour-propre.
Vous avez passé votre vie à croire que vous étiez toujours toute aux autres et jamais à vous-même. Rien ne flatte tant l’amour-propre, que ce témoignage qu’on se rend intérieurement à soi-même de n’être jamais dominé par l’amour-propre, et d’être toujours occupé d’une certaine générosité pour le prochain. Mais toute cette délicatesse qui paraît pour les autres est dans le fond pour vous-même. Vous vous aimez jusqu’à vouloir sans cesse vous savoir bon gré de ne vous aimer pas; toute votre délicatesse ne va qu’à craindre de ne pouvoir pas être assez contente de vous-même. Voilà le fond de vos scrupules. Vous en pouvez découvrir le fond par votre tranquillité sur les fautes d’autrui. Si vous ne regardiez que Dieu seul et sa gloire, vous auriez autant de délicatesse et de vivacité sur les fautes d’autrui, que sur les vôtres. Mais c’est le moi qui vous rend si vive et si délicate. Vous voulez que Dieu aussi bien que les hommes soit content de vous, et que vous soyez toujours contente de vous-même dans tout ce que vous faites par rapport à Dieu.
D’ailleurs vous n’êtes point accoutumée à vous contenter d’une bonne volonté toute sèche et toute nue. Comme vous cherchez un ragoût d’amour-propre, vous voulez un sentiment vif, un plaisir qui vous réponde de votre amour, une espèce de charme et de transport. Vous êtes trop accoutumée à agir par imagination, et à supposer que votre esprit et votre volonté ne font point les choses, quand votre imagination ne vous les rend pas sensibles. Ainsi tout se réduit chez vous à un certain saisissement semblable à celui des passions grossières, ou à celui que causent les spectacles. À force de délicatesse on tombe dans l’extrémité opposée, qui est la grossièreté de l’imagination. Rien n’est si opposé non seulement à la vie de pure foi, mais encore à la vraie raison. Rien n’est si dangereux pour l’illusion, que l’imagination, à laquelle on s’attache pour éviter l’illusion même. Ce n’est que par l’imagination qu’on s’égare. Les certitudes qu’on cherche par imagination, par goût et par sentiment, sont les plus dangereuses sources du fanatisme.
Il faut prendre le goût sensible, quand Dieu le donne, comme un enfant prend la mamelle quand la mère la lui présente. Mais il faut se laisser sevrer, quand il plaît à Dieu. La mère n’abandonne et ne rejette point son enfant, quand elle lui ôte le lait, pour le nourrir d’un aliment moins doux et plus solide. Vous savez que tous les saints les plus expérimentés ont compté pour rien l’amour sensible, et même les extases, en comparaison d’un amour nu et souffrant dans l’obscurité de la pure foi. Autrement il ne se ferait jamais ni épreuve ni purification dans les âmes. Le dépouillement et la mort ne se feraient qu’en paroles, et on n’aimerait Dieu, qu’autant qu’on sentirait toujours un goût délicieux et une espèce d’ivresse en l’aimant. Est-ce donc là à quoi aboutit cette délicatesse, et ce désintéressement d’amour, dont on veut se flatter ?
Voilà, Madame, le fond vain et corrompu que Dieu veut vous montrer dans votre cœur. Il faut le voir avec cette paix et cette simplicité, qui font l’humilité véritable. Être inconsolable de se voir imparfait, c’est un dépit d’orgueil et d’amour-propre. Mais voir en paix toute son imperfection, sans la flatter ni tolérer; vouloir la corriger, mais ne s’en dépiter point contre soi-même, c’est vouloir le bien pour le bien même, et pour Dieu qui le demande, sans le vouloir pour s’en faire une parure, et pour contenter ses propres yeux.
Pour venir à la pratique, tournez vos scrupules contre cette vaine recherche de votre contentement dans les vertus. Ne vous écoutez point vous-même. Demeurez dans votre centre, où est votre paix. Prenez également le goût et le dégoût. Quand le goût vous est ôté, aimez sans goûter et sans sentir, comme il faut croire sans voir et sans raisonner.
Surtout, ne me cachez rien. Votre délicatesse qui paraît si régulière se tourne en irrégularité. Rien ne vous éloigne tant de la simplicité et même de la franchise. Elle vous donne des duplicités et des replis, que vous ne connaissez pas vous-même. Dès que vous vous sentez hors de votre simplicité et de votre paix, avertissez-moi. L’enfant dès qu’il a peur se jette sans raisonner au cou de sa mère’. Si vous ne pouvez me parler, au moins dites-moi que vous ne le pouvez pas, afin que je rompe malgré vous les glaces, et que j’exorcise le démon muet.
Vous n’avez jamais rien fait de si bien que ce que vous fîtes l’autre jour. Gardez-vous bien de vous en repentir. Il ne faut ni s’en repentir ni s’en savoir bon gré. Le prix de ces sortes d’actions consiste tout dans leur simplicité. Il faut qu’elles échappent sans aucun retour. On les gâte en les regardant. Le vrai moyen de faire souvent des choses à peu près semblables, c’est de ne se souvenir point d’avoir fait celle-là.
De plus, je dois vous dire en présence de N[otre]-S[eigneur] qui voit les derniers replis des consciences, ce que vous n’avez jamais voulu croire jusqu’ici, mais que je ne cesserai jamais de vous dire. C’est que je n’ai jamais senti jusqu’au moment présent, ni répugnance, ni dégoût, ni froideur, ni peine pour tout ce qui a rapport à vous. Si j’en sentais, je vous le dirais et je n’en ferais pas moins tout ce qu’il faudrait pour vous aider dans la voie de Dieu. J’espérerais même qu’en vous l’avouant, j’apaiserais votre trouble intérieur; car cette franchise devrait vous toucher. On n’est pas maître de ses goûts et de ses sentiments. Si on ne l’est pas à l’égard de D[ieu] faut-il s’étonner qu’on ne le soit pas à l’égard des hommes? Vous savez qu’on n’en aime et qu’on n’en sert pas moins Dieu, quoiqu’on soit souvent privé de tout goût dans son amour, et qu’on y éprouve des répugnances horribles. Dieu veut bien être aimé et servi de cette façon. Il y prend ses plus grandes complaisances: pourquoi n’en feriez-vous pas autant? Encore une fois, Madame, je vous l’avouerais, si Dieu permettait que je fusse dans cette peine à votre égard. Mais j’en suis infiniment éloigné, et je ne l’ai jamais éprouvée une seule fois. Mais tout ce que je vous dis ne peut vous persuader. Vous voulez croire vos réflexions, plus que mes propres sentiments sur moi-même. Comment pourriez-vous me croire avec quelque docilité sur d’autres choses, puisque vous refusez de me croire sur ce qui se passe en moi? Il ne s’agit point de certains motifs subtils, qui peuvent se déguiser dans le cœur. Il s’agit de goût, et de dégoût sensible, journalier, continuel. Vous voulez deviner sur autrui avec infaillibilité, et supposer que je sens à toute heure ce que je n’aperçois jamais. Ou bien vous voulez croire que je ne fais que vous mentir. Au reste, je vous déclare devant D[ieu] que je ne vous ai jamais crue fausse, et que je n’ai jamais eu aucune pensée qui approche de celle-là. Mais j’ai pensé et je pense encore que votre délicatesse pour prendre tout sur vous, et pour cacher vos peines à celui qui devrait les savoir, vous fait faire des réserves que d’autres font par fausseté. Si c’est là dire que vous êtes fausse, j’avoue, que je ne sais pas la valeur des termes. Pour moi, je crois avoir dit que vous n’êtes pas fausse, en parlant ainsi. Oserai-je aller plus loin? Supposé même (ce qui a toujours été infiniment contraire à ma pensée) que j’eusse dit que vous étiez fausse en certaines démonstrations par délicatesse et par politesse, devriez-vous être si sensible à cette opinion injuste que j’aurais de vous? Plusieurs saintes âmes se sont laissé condamner injustement par leurs directeurs prévenus. Elles leur ont laissé croire qu’elles étaient hypocrites, et elles sont demeurées humbles et dociles sous leur conduite. Pourquoi faut-il que vous soyez si vive sur une prévention infiniment moindre, et que je ne cesse de vous désavouer devant Dieu? En vérité, Madame, Dieu permet en cette occasion que tout le venin de votre amour-propre se montre au-dehors, afin qu’il sorte de votre fond, et que votre cœur en soit vidé. Vous ne l’auriez jamais pu bien connaître autrement. Pour moi loin d’être fatigué de vous, et du soin de vous conduire à Dieu, je ne le suis que de vos discrétions. Je ne crains que de n’avoir pas cette prétendue fatigue. Mais vous ne m’échapperez point. Je vous poursuivrai sans relâche, et j’espère que Dieu après que l’orage sera diminué, vous fera voir, combien je suis attaché à vous pour sa gloire. Du moins, acquiescez en général à ce que vous ne voyez pas encore pendant le trouble de votre cœur. Unissez-vous à moi devant Dieu, pour le laisser opérer en vous ce que la nature révoltée craint. Défiez-vous non seulement de votre imagination, mais encore de votre esprit, et des vues qui vous paraissent les plus claires. Pour moi je vais prier sans relâche pour vous. Mais je le fais avec une amertume et une souffrance intérieure, qui est pis que la fièvre. Je vous conjure, au nom de Dieu et de J[ésus]-C[hrist] notre vie, de ne sortir point de l’obéissance. Je vous attends et rien ne peut me consoler que votre retour.410
1968. À LA COMTESSE DE MONTBERON [milieu mai 1703]411
Oui, je consens avec joie que vous m’appeliez votre père ; je le suis, et le serai toujours. Il n’y manque qu’une pleine persuasion et confiance de votre part; mais il faut attendre que votre cœur soit élargi. C’est l’amour-propre qui le resserre. On est bien à l’étroit, quand on se renferme au dedans de soi : au contraire, on est bien au large, quand on sort de cette prison, pour entrer dans l’immensité de Dieu et dans la liberté de ses enfants.
Je suis ravi de vous voir dans les impuissances où Dieu vous réduit. Sans ces impuissances, l’amour-propre ne pouvait être ni convaincu ni renversé. Il avait toujours des ressources secrètes et des retranchements impénétrables dans votre courage et dans votre délicatesse. Il se cachait à vos propres yeux, et se nourrissait du poison subtil d’une générosité apparente, où vous vous sacrifiiez toujours pour autrui. Dieu a réduit votre amour-propre à crier les hauts cris, à se démasquer, à découvrir l’excès de sa jalousie. O que cette impuissance est douloureuse et salutaire tout ensemble ! Tant qu’il reste de l’amour-propre, on est au désespoir de le montrer; mais tant qu’il y a encore un amour-propre à poursuivre jusque dans les derniers replis du cœur, c’est un coup de miséricorde infinie que Dieu vous force à le laisser voir. Le poison devient un remède. L’amour-propre poussé à bout ne peut plus se cacher et se déguiser. Il se montre dans un transport de désespoir; en se montrant, il déshonore toutes les délicatesses, et dissipe les illusions flatteuses de toute la vie: il paraît dans toute sa difformité. C’est vous-même idole de vous-même, que Dieu met devant vos propres yeux. Vous vous voyez, et vous ne pouvez vous empêcher de vous voir. Heureusement vous ne vous possédez plus, et vous ne pouvez plus empêcher de vous laisser voir aux autres. Cette vue si honteuse d’un amour-propre démasqué fait le supplice de l’amour-propre même. Ce n’est plus cet amour-propre si sage, si discret, si poli, si maître de lui-même, si courageux pour prendre tout sur soi, et rien sur autrui. Ce n’est plus cet amour-propre qui vivait de cet aliment subtil de croire qu’il n’avait besoin de rien, et qui, à force d’être grand et généreux, ne se croyait pas même un amour-propre. C’est un amour-propre d’enfant jaloux d’une pomme, qui pleure pour l’avoir. Mais à cet amour-propre enfantin est joint un autre amour-propre bien plus tourmentant. C’est celui qui pleure d’avoir pleuré, qui ne peut se taire, et qui est inconsolable de ne pouvoir plus cacher son venin. Il se voit indiscret, grossier, importun, et il est forcené de se voir dans cette affreuse situation. Il dit comme Job: Ce que je craignais le plus est précisément ce qui m’est arrivé.412
Il y a longtemps, ma chère fille, que rien ne m’a fait un plus sensible plaisir que votre lettre d’hier. Elle vient d’un seul trait, comme vous le dites. C’est ainsi qu’il faut s’épancher sans réflexion. Il faut vous accoutumer à la privation. La grande peine qu’elle cause montre le grand besoin qu’on en a. Ce n’est qu’à cause qu’on s’approprie la lumière, la douceur et la jouissance, qu’il faut être dénué et désapproprié de toutes ces choses. Tandis qu’il reste à l’âme un attachement à la consolation, elle a besoin d’en être privée. Dieu goûté, senti, et bienfaisant, est Dieu. Mais c’est Dieu avec des dons qui flattent l’âme. Dieu en ténèbres, en privations, et en délaissements, est tellement Dieu, que c’est D[ieu] tout seul, et nu pour ainsi dire. Une mère qui veut attirer son petit enfant, se présente à lui les mains pleines de douceurs et de jouets. Mais le père se présente à son fils déjà raisonnable, sans lui donner aucun présent. Dieu fait encore plus; car il voile sa face, il cache sa présence, et ne se donne souvent aux âmes qu’il veut épurer, que dans la profonde nuit de la pure foi. Vous pleurez comme un petit enfant le bonbon perdu. Dieu vous en donne de temps en temps. Cette vicissitude console l’âme par intervalles, quand elle commence à perdre courage, et l’accoutume néanmoins peu à peu à la privation. Dieu ne veut ni vous décourager, ni vous gâter. Abandonnez-vous à cette vicissitude, qui donne tant de secousses à l’âme, et qui en l’accoutumant à n’avoir ni état fixe ni consistance, la rend souple, et comme liquide pour prendre toutes les formes qu’il plaît à Dieu. C’est une espèce de fonte du cœur. C’est à force de changer de forme qu’on n’en a plus aucune à soi. L’eau pure et claire n’est d’aucune couleur ni d’aucune figure: elle est toujours de la couleur et de la figure que lui donne le vase qui la contient. Soyez de même en Dieu.
Pour les réflexions pénibles et humiliantes, soit sur vos fautes, soit sur votre état temporel, regardez-les comme des délicatesses de votre amour-propre. La douleur sur toutes ces choses est plus humiliante que les choses mêmes. Mettez le tout ensemble, la chose qui afflige avec l’affliction de la chose, et portez cette croix sans songer, ni à la secouer, ni à l’entretenir. Dès que vous la porterez avec cette indifférence pour elle, et cette simple fidélité pour Dieu, vous aurez la paix, et la croix deviendra légère dans cette paix toute sèche, et toute simple. […]
Vous voyez bien, ma chère fille, que toutes vos peines ne viennent jamais que de jalousie, ou de délicatesse d’amour-propre, ou d’un fonds de scrupule, qui est encore un amour-propre enveloppé. […] Il [Dieu] permet aussi que vous tombiez dans certaines choses très contraires à votre excessive délicatesse et discrétion, aux yeux d’autrui, pour vous faire mourir à cette délicatesse et à cette discrétion, dont vous étiez si jalouse. Il vous fait perdre terre, afin que vous ne trouviez plus aucun appui sensible ni dans votre propre cœur, ni dans l’approbation du prochain. Enfin il permet que vous croyez voir le prochain tout autre qu’il n’est à votre égard, afin que votre amour-propre perde toute ressource flatteuse de ce côté-là. Le remède est violent. Mais il n’en fallait pas moins, pour vous déposséder de vous-mêmes, et pour forcer tous les retranchements de votre orgueil. Vous voudriez mourir, mais mourir sans douleur en pleine santé. Vous voudriez être éprouvée, mais discerner l’épreuve, et lui être supérieure, en la discernant. Les jurisconsultes disent sur les donations: Donner et retenir ne vaut. Il faut même donner tout ou rien, quand D[ieu] veut tout. Si vous n’avez pas la force de le donner, laissez-le prendre. …
Comment pouvez-vous vous imaginer que je puisse être tenté de vous abandonner? C’est moi qui ne veux pas que vous m’abandonniez. Aucun de vos défauts ne me lasse. Je voudrais que vous les pussiez voir comme je les vois, et que vous les supportassiez avec la même paix dont je les supporte. Ils se tourneraient tous à profit pour vous. Quand D[ieu] vous laisse un peu respirer, vous voyez sa bonté. Mais dès qu’il recommence en vous son ouvrage, vous défaites ce qu’il fait à mesure qu’il y travaille. Vous écoutez votre imagination jusqu’à n’écouter plus ni Dieu, ni l’homme qui doit vous parler en son nom. Vous êtes alors indocile, révoltée, et comme possédée d’un esprit de désespoir. Ce n’est point la peine qui cause l’infidélité. Mais c’est l’infidélité qui cause la peine. Une certaine douleur paisible dans l’obscurité et dans la sécheresse ne serait rien que de bon. Il faut bien souffrir pour mourir. Le dépouillement ne se fait pas sans douleur, mais le trouble du fond ne vient que de l’infidélité avec laquelle vous écoutez la tentation. …413
Il n’est question, ma très chère fille, ni de moi, ni d’aucune autre personne. Il s’agit de Dieu seul. Si vous pouviez, sans lui manquer, faire la rupture que vous projetez414, je vous laisserais faire, et je serais ravi de vous voir dans la fidélité et dans la paix, par une autre voie. Mais c’est un désespoir d’amour-propre, qui veut rompre tous les liens de grâce, pour chercher un soulagement chimérique. Votre désespoir redoublerait, si vous aviez fait cette démarche contre Dieu. Mais si vous vous livrez à lui sans condition et sans bornes, le simple acquiescement en esprit d’abandon sans réserve vous remettra en paix. Je vous pardonne d’avoir contre moi les pensées les plus outrageantes. Je me compte, Dieu merci, pour rien. Mais malgré cet outrage que je n’ai jamais mérité de vous, vos véritables intérêts me sont si chers, que je donnerais de bon cœur ma vie pour vous empêcher de détruire en vous l’œuvre de Dieu. Vous ne pourriez le faire sans perdre la vie, et sans la finir dans une résistance horrible à la grâce. Jamais tentation de jalousie, et de fureur d’un amour-propre ombrageux, ne fut si manifeste. C’est pendant que vous êtes livrée à cette tentation affreuse, que vous voulez faire les pas les plus décisifs. Au moins, laissez un peu calmer cet orage. Attendez d’être tranquille, comme les gens sages l’attendent toujours, pour prendre une résolution de sang-froid. Ou, pour mieux dire, ne vous défiez que de vous-même, et nullement de Dieu. Mettez tout au pis-aller. Supposez comme vraies toutes les étranges chimères que votre imagination vous représente. Acceptez tout sans réserve. N’y mettez aucune borne pour la durée. Assujettissez-vous à moi par pure fidélité à Dieu, sans compter sur moi. Demeurez dans cette disposition du fond en silence, sans vous écouter, et n’écoutant que Dieu seul, je suis assuré que la paix, qui surpasse tout sentiment humain, renaîtra d’abord dans votre cœur, et que les écailles tomberont de vos yeux. Faites-en l’expérience, je vous conjure. Dieu permet qu’avec le meilleur esprit du monde, vous soyez dans l’illusion la plus grossière et la plus étrange sur un seul point. C’est une chimère qui fait le plus réel de tous les supplices. Il ne fallait rien moins pour démonter cet amour-propre si délicat et si déguisé. L’opération est crucifiante. Mais il faut mourir. Laissez-vous mourir, et vous vivrez.415
Jamais je ne ressentis, ma chère fille, une plus grande joie que celle que vous me donnez. Béni soit celui qui tient votre cœur ! O que vous serez en paix si vous vous livrez à lui sans condition et sans bornes ! Ne cherchez que lui seul en moi, et vous l’y trouverez toujours. Mais si vous vous y cherchez vous-même, l’amour-propre sera votre tourment. Souffrez toutes mes fautes, contentez-vous de ma bonne volonté; regardez Dieu qui vous éprouve par moi, quand vous ne pouvez plus voir Dieu qui vous aide par moi. Que notre union soit toute de foi. Il faut voir Dieu dans mon indigne personne, comme vous voyez J[ésus]-C[hrist] dans ce vil pain que le prêtre tient à la messe. J’espère que tous ces ébranlements si violents serviront à affermir l’édifice. Mille fois tout à vous en celui qui veut que tout soit un.416.
Je demeure devant Dieu, comme si j’allais mourir, ma chère fille, et je ne trouve dans mon cœur aucune des dispositions que vous y croyez voir. Au contraire malgré votre opposition, je suis toujours de plus en plus dans une pente à l’union fixe avec vous en N[otre] Seigneur] que je ne saurais expliquer, et que vous pouvez encore moins comprendre. Toutes vos infidélités se réduisent à ne pouvoir vous résoudre à voir dans votre cœur des impressions humiliantes, et des sentiments qui font honte à votre amour-propre. En quelque terre inconnue que vous allassiez avec cette délicatesse d’amour-propre chercher le repos, vous ne l’y trouveriez jamais. L’Écriture nous dit : qui est-ce qui a eu la paix en résistant à Dieu ?417 Vous porteriez partout cet amour délicat et inconsolable sur ses misères. Vous y ajouteriez le dessèchement, le vide, et le trouble d’un cœur égaré de sa voie, avec le reproche intime d’avoir manqué à Dieu pour donner du soulagement à votre orgueil. Dieu vous poursuivrait sans relâche. Dussiez-vous fuir devant sa face comme Jonas, vous seriez plutôt jetée dans la mer, et engloutie par un monstre. Il vous faudrait revenir au point où Dieu vous veut. Il n’y a qu’à consentir de se voir dans toute sa laideur. La laideur des misères est comme la beauté des dons de Dieu. L’une et l’autre disparaît dès qu’on la regarde. Le regard de complaisance fait disparaître le bien, et le regard d’humilité paisible fait disparaître le mal. Souffrez de vous voir, et tout sera guéri.
Ne me cherchez que comme le simple instrument de D[ieu], ne voyant que lui seul en moi. Regardez-moi comme la roche qui donnait de l’eau dans le désert au peuple d’Israël. Moins je contente la nature, plus je sers à la faire mourir, et à faire suivre la pure grâce. La tentation est évidente, mais vous avez les yeux fermés pour ne la pas voir, et vous vous roidissez contre Dieu. J’ai voulu aujourd’hui laisser couler le torrent. Si vous voulez demain vous confesser, je serai prêt à vous écouter et à aller chez vous. Mais votre principal et presque unique péché sera d’avoir écouté et suivi la tentation. Pour moi je ne vous laisserai point vous éloigner de moi. Je vous porterai sans cesse dans le fond de mon cœur. Je l’ai bien serré et bien abattu. Je vois bien que je fais votre peine, mais vous faites aussi la mienne, car je souffre de vous voir souffrir, et de trouver votre cœur retranché contre la grâce. O que ne donnerais-je point pour vous guérir !
Souffrez, ma chère fille, que je vous représente ce qu’il me semble que D[ieu] veut que je vous mette devant les yeux. Le fonds que vous avez nourri dans votre cœur depuis l’enfance, en vous trompant vous-même, est un amour-propre effréné, et déguisé sous l’apparence d’une délicatesse et d’une générosité héroïque. C’est un goût de roman, dont personne ne vous a montré l’illusion. Vous l’aviez dans le monde et vous l’avez porté jusque dans les choses les plus pieuses. Je vous trouve toujours un goût pour l’esprit, pour les choses gracieuses, et pour la délicatesse profane, qui me font peur. Cette habitude vous a fait trouver des épines dans tous les états. Avec un esprit très droit et très solide, vous vous rendez inférieure aux gens qui en ont beaucoup moins que vous. Vous êtes d’un excellent conseil pour les autres. Mais pour vous-même les moindres bagatelles vous surmontent. Tout vous ronge le cœur. Vous n’êtes occupée que de la crainte de faire des fautes, ou du dépit d’en avoir fait. Vous vous les grossissez par un excès de vivacité d’imagination, et c’est toujours quelque rien qui vous réduit au désespoir. Pendant que vous vous voyez la plus imparfaite personne du monde, vous avez l’art d’imaginer dans les autres des perfections, dont elles n’ont pas l’ombre. D’un côté vos délicatesses et vos générosités, de l’autre vos jalousies et vos défiances sont outrées et sans mesure. Vous voudriez toujours vous oublier vous-même pour vous donner aux autres. Mais cet oubli tend à vous faire l’idole et de vous-même, et de tous ceux pour qui vous paraissez vous oublier. Voilà le fond d’idolâtrie raffinée de vous-même que Dieu veut arracher. L’opération est violente, mais nécessaire. Allassiez-vous au bout du monde pour soulager votre amour-propre, vous n’en seriez que plus malade. Il faut ou le laisser mourir sous la main de D[ieu], ou lui fournir quelque aliment. Si vous n’aviez plus les personnes qui vous occupent, vous en chercheriez bientôt d’autres sous de beaux prétextes, et vous descendriez jusqu’aux plus vils sujets, faute de meilleurs. Dieu vous humilierait même par quelque entêtement méprisable, où il vous laisserait tomber. L’amour-propre se nourrirait des plus indignes aliments, plutôt que de mourir de faim.
Il n’y a donc qu’un seul véritable remède, et c’est celui que vous fuyez. Les douleurs horribles que vous souffrez viennent de vous, et nullement de Dieu. Vous ne le laissez pas faire. Dès qu’il commence l’incision, vous repoussez sa main, et c’est toujours à recommencer. Vous écoutez votre amour-propre dès que D[ieu] l’attaque. Tous vos attachements, faits par goût naturel, et pour flatter la vaine délicatesse de votre amour, se tournent pour vous en supplice. C’est une espèce de nécessité où vous mettez Dieu de vous traiter ainsi. Allassiez-vous au bout du monde, vous trouveriez les mêmes peines, et vous n’échapperiez pas à la jalousie de D[ieu], qui veut confondre la vôtre en la démasquant. Vous porteriez partout la plaie envenimée de votre cœur. Vous fuiriez en vain comme Jonas. La tempête vous engloutirait.
Je veux bien prendre pour réel tout ce qui n’est que chimérique. Eh bien! cédez à Dieu, et accoutumez-vous à vous voir telle que vous êtes. Accoutumez-vous à vous voir vaine, ambitieuse pour l’amitié d’autrui, tendant sans cesse à devenir l’idole d’autrui pour l’être de vous-même, jalouse et défiante sans aucune borne. Vous ne trouverez à affermir vos pieds qu’au fond de l’abîme. Il faut vous familiariser avec tous ces monstres. Ce n’est que par là que vous vous désabuserez de la délicatesse de votre cœur. Il en faut voir sortir toute cette infection. Il en faut sentir toute la puanteur. Tout ce qui ne vous serait pas montré ne sortirait point, et tout ce qui ne sortirait point serait un venin rentré et mortel. Voulez-vous accourcir l’opération? ne l’interrompez pas. Laissez la main crucifiante agir en toute liberté. Ne vous dérobez point à ses incisions salutaires.
N’espérez pas de trouver la paix loin de l’oraison et de la communion. Il ne s’agit pas d’apaiser votre amour-propre en l’épargnant, et en résistant à l’esprit de grâce, mais au contraire il s’agit de vous livrer sans réserve à l’esprit de grâce, pour n’épargner plus votre amour-propre. Vous pouvez vous étourdir, vous enivrer pour un peu de temps, et vous donner des forces trompeuses, telles que la fièvre ardente en donne aux malades qui sont en délire. Mais la vraie paix n’est que dans la mort. On voit en vous depuis quelques jours un mouvement convulsif pour montrer du courage et de la gaîté avec un fond d’agonie. O si vous faisiez pour D[ieu] ce que vous vous faites contre, quelle paix n’auriez-vous pas! O si vous souffriez, pour laisser faire Dieu, le quart de ce que vous vous faites souffrir pour l’empêcher de déraciner votre amour-propre, quelle serait votre tranquillité! Je prie celui à qui vous résistez de vaincre vos résistances, d’avoir pitié de cette force contre lui, qui n’est que faiblesse, et de vous faire malgré vous autant de bien que vous vous faites de mal. Pour moi, comptez que je vous poursuivrai sans relâche, et que je ne vous quitterai point. J’espère beaucoup moins de mes paroles et de mes travaux pour vous, que de ma peine intérieure, et de mon union à Dieu dans le désir de vous rapprocher de lui. 418.
Vous voulez, ma chère fille, appliquer le remède à l’endroit où le mal n’est point. Votre mal n’est point dans vos sentiments. Il n’est que dans vos réflexions volontaires. Vos sentiments sont vifs, injustes et contraires à la charité. Mais la volonté n’y a aucune part, et par conséquent ils ne sont point des péchés. Ce qui montre qu’ils ne sont pas volontaires, c’est que la volonté ne s’attache que trop à les rejeter d’une façon positive et marquée. C’est que vous avez par délicatesse d’amour-propre trop horreur de ces sentiments; c’est que cette horreur va jusqu’à vous troubler. Ainsi vous vous en prenez à ce qui n’est que l’ombre du mal, et c’est le remède qui devient un mal véritable. Ce premier mal ne serait qu’une simple douleur, comme celle des dents ou de la colique. Elle n’aurait rien de raisonné; ce serait une amertume, une tristesse, une plaie douloureuse au travers du cœur. Mais ce qui la rend insupportable, c’est le désespoir de l’amour-propre que vous y ajoutez par vos réflexions. Vous ne faites que deviner, et deviner faux sur les autres, que subtiliser sur vous pour vous tourmenter pour des riens. Ensuite vous vous faites par réflexion un second tourment du premier tourment déjà passé. En laissant tout tomber, vous contenteriez Dieu tout d’un coup. C’est le plus grand sacrifice que vous lui puissiez faire, que celui de lui abandonner tout ce tourbillon de vaines pensées, et de revenir tout court à lui seul. Rien n’expiera tant vos prétendus péchés d’amour-propre, que le simple délaissement de vous-même. C’est le remède spécifique à l’idolâtrie de soi, que le délaissement de soi-même. Tout autre remède aigrit et envenime la plaie délicate du cœur, à force de la retoucher. C’est un dangereux remède contre l’amour-propre, que de faire souvent l’anatomie de son propre cœur. Enfin vous n’êtes point docile, et c’est de quoi vous devriez faire plus de scrupule, que de vos sentiments involontaires, dont je me charge devant Dieu. Je le prie de vous ramener sans détour à la simplicité. Vous résistez à D[ieu], vous refusez la communion que vous savez bien que D[ieu] demande de vous. Au nom de D[ieu] finissez cette résistance.
… N’ajoutez rien par vos agitations volontaires à ce que D[ieu] vous fait souffrir. C’est le détachement du cœur qui fait que Dieu se contente de la bonne volonté, et nous dispense du sacrifice. Il ne rendit Isaac à Abraham qu’après que le père eût levé le bras pour immoler son fils. Je ne vous demande point que vous leviez le bras. Il suffit que vous demeuriez souffrante et immobile sous la main de D[ieu] en recourant à sa bonté. Que ne donnerais-je point, et que ne voudrais-je point souffrir, ma chère fille, pour votre soulagement, et pour la guérison de notre malade.
… Votre grand mal n’est point dans le sentiment involontaire de jalousie qui ne ferait que vous humilier très utilement. Il est dans la révolte de votre cœur qui ne peut souffrir un mal si honteux, et qui, sous prétexte de délicatesse de conscience, veut secouer le joug de l’humiliation. Vous n’aurez ni fidélité ni repos que quand vous consentirez pleinement à éprouver toute votre vie tous les sentiments indignes et honteux qui vous occupent. Vos vains efforts ne feront qu’irriter le mal à l’infini. Mais ce mal sera un merveilleux remède à votre orgueil, dès que vous voudrez vous le laisser appliquer patiemment par la main de Dieu.
Accoutumez-vous donc à vous voir injuste, jalouse, envieuse, inégale, ombrageuse, et laissez votre amour-propre crever de dépit. La paix est là. Vous ne la trouverez jamais ailleurs. Quel fruit avez-vous eu jusqu’ici à désobéir? Il faut que D[ieu] fasse à chaque fois un miracle de grâce pour vous dompter. Vous usez tout, et votre amour-propre se déguise en dévotion bien empesée pour défaire l’ouvrage de D[ieu] qui est une opération détruisante. Laissez-vous détruire, et D[ieu] fera tout en vous. …419.
Approfondir cette longue relation est décevante du point de vue d’une approche mystique, mais cerne bien les problèmes posés par une dirigée scrupuleuse :
Lettres adressées à la COMTESSE DE MONTBERON (Marie GRUYN) :
1700 (19 lettres), 29 janvier, 22 février, 3 et 15 mars, 15 et 16 avril, 30 avril, 13, 17 et 23 juin, 26 et 28 juillet, 5 août, 2 septembre, 31 octobre, 2 et 7-8 novembre, 12 et 26 décembre,
1701 (39), 5 janvier, 28 et 29 janvier, 8 et 19 février, 3 et 22 mars, 2 et 4 avril, 26 et 27 avril, 6 et 7 mai, 15 mai, 10, 16 et 27 juin, 11 juillet, 26 et 30 juillet, ler août, 5 et 7 août, 14 et 21 août et 25 août, 7 et 9 septembre, 27 septembre, 8 et 16 octobre, 30 octobre, 6 novembre (?), 9 novembre, avant le 20 novembre, 20 et 21 novembre, entre 8 et 15 décembre, 15 décembre. Et L.1966, L.1967 en [CF 18]],
1702 (37), 5 et 6 janvier, 18 et 27 janvier, 4 et 15 février, 13 et 18 mars, 30 mars, 6 et 12 avril, 17 et 26 et 27 avril, 3 et 11 et 13 et 19 et 26 mai, 6 et 23 juin, 29 juin, ler juillet, entre 2 et 6 juillet, 8 et 12 et 29 juillet, 16 et 29 septembre, 10 et 13 octobre, 14-16 octobre (?),17 et 22 octobre, 4 novembre, 2 et 18 décembre.
1703 (16), 25 janvier, 8 février, 8 mai et 21 mai, 10 et 24 juin, 30 juillet, 8 et 20 et 23 août, 23 septembre, 4 et 9 octobre, 3 et 7 et 15 novembre. Et L.1968 de la mi-mai.
1704 (20), 1 janvier, 28 et 29 janvier, 10 février (1ere et 2e lettres), 1er et 4 et 12 mars, 16 mai, 17 et 31 juillet, 30 septembre, 11 et 21 octobre, 17 et 18 et 19 novembre (1ere et 2e lettres), 16 décembre. Et L.1969 à la mi-année.
1705 (8), 26 janvier, 19 mars, 11 août, 20 et 21 septembre, 7 novembre, 11 et 13 décembre,
1706 (11), 1er janvier, février, 20 avril, 30 avril, 28 juin, 8 et 13 septembre, 20 et 28 septembre, 2 octobre, 13 décembre,
1707 (28), 21 mars, 11 et 21 et 22 avril, 25 et 27 mai, 14 et 21 et 23 et 24 et 27 juin ( !), 18 juillet, 9 et 10 et 17 et 19 août, 1er et 3 septembre (1ere et 2e lettres), 23 septembre, 10 et 21 octobre, 9 et 27 et 30 novembre, 3 et 4 et 9 décembre. Et L.1970.
1708 (25), 2 janvier, 7 janvier, (lere et 2e lettres), 12 et 13 et 29 et 30 et 31 janvier ( !), 10 et 11 février (1ere et 2e lettres), 14 février, 16 mars, 15 et 16 avril, juillet, 13 et 14 et 16 et 25 juillet, ler et 11 septembre, 7 et 21 octobre, 16 novembre. Et L.1971.
1709 (15), 5 et 23 janvier, 5 et 13 février, 16 février (1ere et 2e lettres), 8 avril, 28 mai (1ere et 2e lettres), 7 juin, 8 août, 4 et 12 et 19 et 27 octobre,
1710 (11), 10 mai, 2 et 9 juin, juin, 8 et 21 juillet, 17 et 19 septembre, 6 novembre (1ere et 2e lettres), 14 novembre,
1711 (3), 6 juillet, 16 septembre, 10 décembre,
1712 (3), 24 mars, 31 mai, 12 juin,
1713 (4), 26 mai, 4 et 5 et 14 juin, 2 novembre,
1714 (1), 24 décembre.
Ajout [CF 18] signalés supra (6) : 1701 ?, 1703, mai, 1704, 1707 ?, Fragments.
Soit un total de 246 lettres en douze années : 2 à 3 lettres par mois (1700-1702, 1707-1708) comportant un creux (refroidissement ?) entre 1703 et 1706, sont suivies d’une décroissance (par lassitude ?) de 1707 à 1714.
« Les deux ducs » de Chevreuse et de Beauvillier épousèrent deux sœurs Colbert et furent fidèles du cercle quiétiste animé par Mme Guyon. Aussi nous accordons une place au couple ami de Chevreuse. Saint-Simon est l’ami des ducs420.
« Paul de Beauvillier, baptisé le 24 octobre 1648 à Saint-Aignan-sur-Cher, était le fils de François, duc de Saint-Aignan, et de sa première femme Antoinette Servien. Il fut d'abord destiné à l'Église, puis, après la mort de son frère aîné, pourvu de la charge de premier gentilhomme de la chambre que possédait son père (10 décembre 1666) et envoyé en Angleterre en octobre 1669. Il épousa le 21 janvier 1671 Henriette-Louise, seconde fille de Colbert. Maître de camp de cavalerie en 1671, brigadier le 25 février 1677, il devint le 2 mars 1679 duc et pair par la démission de Saint-Aignan. A « l'extrême étonnement » des courtisans, il venait le 6 décembre 1685 de remplacer le maréchal de Villeroy comme chef du Conseil des finances, place qui n'avait « jamais été occupée que par de vieux seigneurs ». Il succéda en 1687 à son père dans les gouvernements du Havre, de Loches et de Beaulieu. II deviendra chevalier des ordres le 31 décembre 1688, gouverneur du duc de Bourgogne le 16 août 1689 et ministre d'État le 24 juillet 1691 … Amis et adversaires s'accordaient pour juger que le trait le plus frappant du caractère de Beauvillier était sa dévotion … Il avait même reçu en 1681 des lettres de l'abbé de Rancé, pleines d'admiration pour « la vie qu'il menait au milieu de la Cour ». Saint-Simon note sa présence aux conférences données à l'abbaye de Montmartre par Bertot … Mais il faut attacher plus d'importance encore aux relations de Beauvillier avec M. Tronson qu'il connaissait au moins depuis 1677 et qu'il avait pris quelques mois plus tard pour directeur … En revanche, il ne passait pas pour très intelligent. D'après l'abbé Legendre, écho de l'archevêque Harlay, « Beauvillier était propre à cet emploi » de gouverneur des princes, « mais comme il n'était pas connu pour avoir plus d'esprit qu'un autre, ni d'expérience dans les affaires, on parut étonné de le voir ministre d'État » … Lors de sa promotion de décembre 1685, le Roi avait dit que cela ferait connaître combien il estimait les gens de bien et de probité » (CF 3 L.8, n.13) .
« Henriette-Louise Colbert, née en 1653 ou en 1655, épousa le 19 janvier 1671, Paul de Beauvillier. En avril 1679 elle avait eu droit au tabouret chez la Reine dont elle était devenue dame du Palais le 27 janvier 1680. Naturellement gaie et mondaine, elle avait vite subi l'influence de son mari qui écrivait le 10 juin 1677 : « Elle a plus d'envie que jamais de contenter Dieu et il me semble qu'elle ne recule pas ». Elle fut au nombre des auditrices de Bertot à Montmartre. Elle ne mourra, après un long veuvage, que le 19 septembre 1733 […] » (CF 3, L.8, n.1)
… Mais je voudrais seulement que vous laissassiez tomber toutes vos réflexions de sagesse, que vous n’eussiez aucun égard à tout ce que vous connaîtriez devant Dieu de votre timidité naturelle, et que vous fissiez et dissiez simplement, en chaque occasion de providence ce que l’esprit de grâce vous inspirerait alors. Je ne voudrais aucune démarche extraordinaire et démesurée par une espèce d’enthousiasme. C’est ce qui n’est point de votre grâce, et où vous courriez risque de prendre une chaleur d’imagination pour un mouvement de Dieu. Je ne voudrais que parler simplement, modérément, et selon les règles communes, quand Dieu vous en donnerait l’ouverture au-dehors, avec une certaine pente du dedans, contre laquelle vous n’auriez que des réflexions humaines et intéressées. On se flatte quelquefois, et on se ménage trop par politique timide, sous le beau prétexte de se réserver pour de grandes occasions, qui ne viendront peut-être jamais, et dans le fond on recherche sa sûreté et son repos. Mais on ne voit pas ce repli du fond de son cœur, et on croit n’agir que pour le bien général, dont on a en effet le zèle sincère. Moins vous vous écouterez, pour écouter Dieu paisiblement en chaque chose, plus vous sentirez votre cœur s’élargir, et votre force s’augmenter: mutaberis in alium virum. Faites-en l’essai, si vous osez. Ceux qui croiront, verront les fleuves d’eau vive couler de leurs entrailles. Mais vous ne recevrez que suivant la mesure de votre foi. C’est le peu de foi qui resserre le cœur. C’est l’abandon à Dieu qui le soulage, et qui en étend la capacité. Saint Paul dit, dilatamini 421 élargissez-vous. Dieu ne demande que de vous en épargner la peine. Laissez-le faire. Il vous élargira lui-même, pourvu que vous ne repoussiez pas son opération, en écoutant vos réflexions, ou celles d’autrui. …
… La bonne petite duchesse me paraît aller bien droit devant Dieu, selon sa grâce; elle est simple, elle est ferme. Comme elle est bien détachée du monde, elle voit par une sagesse de grâce ce qu’il y a à voir en chaque chose. Le pays où vous êtes court risque de les faire voir autrement. …422.
894. Au DUC DE BEAUVILLIER. À Cambray, 27 janvier 1703.
Voulez-vous bien, mon bon Duc, que je vous souhaite une bonne année? Portez-vous bien. Point de remède, un peu de repos, de liberté et de gaîté d’esprit. Ce qui mettra votre cœur au large, soulagera aussi votre corps, et soutiendra votre santé423. La joie est un baume de vie, qui renouvelle le sang et les esprits. La tristesse, dit l’Écriture, dessèche les os. Ne faites que ce que vous pouvez: Dieu fera le reste bien mieux que vous. …
947. Au DUC DE BEAUVILLIER. À C[ambrai] 4 novembre 1703.
… Il faut que tout commence par le centre, que tout soit digéré d’abord dans l’estomac, qu’il devienne chyle, sang, et enfin vraie chair. C’est du dedans le plus intime que se distribue la nourriture de toutes les parties extérieures. L’oraison est comme l’estomac l’instrument de toute digestion. C’est l’amour qui digère tout424, qui fait tout sien, et qui incorpore à soi tout ce qu’il reçoit. C’est lui qui nourrit tout l’extérieur de l’homme dans la pratique des vertus. Comme l’estomac fait de la chair, du sang, des esprits pour les bras, pour les mains, pour les jambes, et pour les pieds, de même l’amour dans l’oraison renouvelle l’esprit de vie pour toute la conduite. Il fait de la patience, de la douceur, de l’humilité, de la chasteté, de la sobriété, du désintéressement, de la sincérité, et généralement de toutes les autres vertus autant qu’il en faut pour réparer les épuisements journaliers. Si vous voulez appliquer les vertus par le dehors, vous ne faites qu’une symétrie gênante, qu’un arrangement superstitieux, qu’un amas d’œuvres légales et judaïques, qu’un ouvrage inanimé. C’est un sépulcre blanchi. Le dehors est une décoration de marbre où toutes les vertus sont en bas-relief; mais au-dedans il n’y a que des ossements de morts. Le dedans est sans vie. Tout y est squelette. Tout y est desséché, faute de l’onction du S.Esprit. Il ne faut donc pas vouloir mettre l’amour au-dedans par la multitude des pratiques entassées au-dehors avec scrupule. Mais il faut au contraire que le principe intérieur d’amour cultivé par l’oraison à certaines heures, et entretenu par la présence familière de Dieu dans la journée, porte la nourriture du centre aux membres extérieurs, et fasse exercer avec simplicité en chaque occasion, chaque vertu convenable pour ce moment-là. …
Je vous supplie de me donner de vos nouvelles, Madame, par N... [l’abbé de Beaumont] que j’envoie chercher. Je suis en peine de votre santé, elle a été mise à de longues et rudes épreuves. D’ailleurs, quand le cœur est malade, tout le corps en souffre. Je crains pour vous les discussions d’affaires, et tous les objets qui réveillent votre douleur. Il faut entrer dans les desseins de Dieu, et s’aider soi-même pour se donner du soulagement. Nous retrouverons bientôt ce que nous n’aurons point perdu. Nous nous en approchons tous les jours à grands pas425. Encore un peu, et il n’y aura plus de quoi pleurer. C’est nous qui mourons: ce que nous aimons vit, et ne mourra plus. Voilà ce que nous croyons, mais nous le croyons mal. Si nous le croyions bien, nous serions pour les personnes les plus chères, comme J[ésus]-C[hrist] voulait que ses disciples fussent pour lui quand il montait au ciel : Si vous m’aimiez, disait-il, vous vous réjouiriez de ma gloire426. Mais on se pleure en pleurant les personnes qu’on regrette. On peut être en peine pour les personnes qui ont mené une vie mondaine; mais pour un véritable ami de Dieu, qui a été fidèle et petit, on ne peut voir que son bonheur et les grâces qu’il attire sur ce qui lui reste de cher ici-bas. Laissez donc apaiser votre douleur par la main de Dieu même qui vous a frappée. Je suis sûr que notre cher N… (Duc de Beauvillier] veut votre soulagement, qu’il le demande à Dieu, et que vous entrerez dans son esprit en modérant votre tristesse.
Lettres adressées à Paul de BEAUVILLIER et à Henriette-Louise COLBERT son épouse :
Duc Paul de BEAUVILLIER :
1690-1695, 1697, 16 avril, 12 et 14 et 26 août, 1er et 25 septembre,
1699, 29 mars, 5 octobre, 30 novembre, 30 novembre ( ? 2e lettre), décembre ( ?), (lettre de Paul de B.:) 27 mars,
1702, 22 juin, 9 et 24 juillet, 7-11 septembre, fin septembre. 5 octobre,
1703, 27 janvier, 9 - 7 février, 11 mars (?), 4 novembre,
1712, 25 décembre,
1713, 3 et 7 octobre.
Henriette-Louise COLBERT, duchesse de BEAUVILLIER :
1685, 28 décembre, 1686, 16 janvier,
1697, octobre,
1706, 4 août.
Nous livrons la longue notice d’Orcibal : elle évoque la position assez délicate d’un Fénelon directeur devant composer avec tous les personnages influents du Royaume et de l’Empire ; on le verra ailleurs conseiller l’électeur de Cologne 427.
Née le 22 décembre 1655 à Anholt, Marie-Christine de Salm, chanoinesse de Remiremont, appartenait à la famille des rhingraves, princes d'Anholt, dont une partie s'était mise sous la protection de la France (cf. Dangeau, 25 juillet 1690, t. III, p. 178). Elle était la fille de Léopold-Philippe-Charles qui prit séance au collège des princes à la diète de Ratisbonne de 1654 et mourut en 1663 à Anholt.
Son frère Charles-Théodore-Othon (27 juillet 1645 - 10 novembre 1710) était alors gouverneur de l'archiduc Joseph, le fils de l'empereur Léopold, auquel il devait faire épouser sa nièce (1699). Conseiller intime et maréchal de camp des armées de Léopold, il devint Premier ministre et grand-maître de la maison de l'empereur Joseph. En relation avec le janséniste Bernard Couet, il fut plus lié encore avec le vicaire apostolique Pierre Codde qu'il protégea à Rome, favorisant ainsi les origines du schisme d'Utrecht (réf.)
Charles-Théodore-Othon avait une autre soeur, Marie-Dorothée (1651 14 novembre 1702) élue en 1662 abbesse de Remiremont : elle se retira en 1670 lors de l'occupation française, mais revint en 1677. Aussitôt après elle voulut imposer la réforme commencée dès 1613 par l'abbesse Catherine de Lorraine; les dames firent des difficultés. En 1679, on convint d'arbitres : dom Henri Hennezon, abbé de Saint-Mihiel, et M. de Mageron, official de Toul, mais deux ans plus tard les chanoinesses retirèrent leur accord. L'abbesse consulta alors vingt-huit docteurs de Sorbonne qui l'assurèrent qu'elle était obligée en conscience de tout mettre en usage pour rendre effective l'obéissance aux règles (réf.). Le 26 décembre 1684, elle était à Paris pour « demander au Roi des commissaires pour établir la réforme parmi ses chanoinesses » (réf.) Elle soutenait que Remiremont était une fondation bénédictine, sécularisée après neuf siècles sans le consentement des supérieures, que d'ailleurs « le chapitre n'avait point de statuts, qu'il y fallait établir un ordre », mettant par là « dans ses intérêts toutes les personnes dévotes de profession ». D'abord instruit par le Parlement de Metz, le procès vint au Conseil au début de 1692 : le 27 janvier l'abbesse elle-même logeait au palais du Luxembourg chez Mme de Guise, mais, en octobre de la même année, elle avait, par-devant le notaire Le Vasseur, constitué pour procuratrice générale et spéciale la princesse Marie-Christine à qui elle donnait tout pouvoir (réf.)
Les mois suivants furent marqués par une lutte à coup de factums, pour lesquels les deux parties trouvèrent d'illustres collaborateurs. La doyenne et les chanoinesses, représentées à Paris par Geneviève Cocherel de Bourdonné, semblent avoir usé de la belle plume du jésuite Bouhours (réf.). Quant à l'abbesse, elle eut d'abord recours à dom Mabillon (réf.), mais nous verrons que Marie-Christine sollicita aussi les conseils de Fénelon. Lié aux Guise (cf. supra, lettre du 11 décembre 1692, n. 1), Gaignières les a-t-il mis en rapport ? Du fait que, par son second mariage avec une fille d'Anne de Gonzague, princesse palatine, son frère était devenu le beau-frère de la princesse de Condé, les Langeron pouvaient servir d'intermédiaires. On notera aussi que le maréchal de Noailles eut le 7 juillet 1694 une fille du nom de Marie-Christine (A. N., 111 AP 3, dossier 7). En tout cas, Fénelon adressa jusqu'à 1710 de nombreuses lettres à Marie-Christine (avec toutefois une interruption, au moins apparente, de 1695 à 1700), mais celle-ci ne fut nullement pour lui une disciple. C'est ainsi que, restée en correspondance avec dom Mabillon, elle lui écrivait le 16 mai 1695 : « Je vous prie... de me mander ce que deviendra Mme Quion. J'espère que M. de Meaux la remettra en bon chemin. Comment est-elle tombée entre ses mains, est-ce par ordre du Roi ou par sa propre volonté? Elle ne manquera pas aux lumières de ce grand prêtre : il la convertira ou il la contiendra, et l'un et l'autre est de grande conséquence pour la religion » (réf.). Bien plus, elle était alors en relations étroites avec des vannistes jansénistes tels qu'Hilarion Monnier et même Thierry de Viaixnes (ibid., cf. aussi TAVENEAUX, pp. 208 sqq.) et elle entretint à partir de 1698 une active correspondance avec Pierre Codde (ibid., pp. 209 sqq.). Elle appréciait en eux les adversaires de « la morale corrompue » (p. 211). Sans la contredire sur ce point, Fénelon s'emploiera plus tard à lui faire « connaître jusqu'où va l'autorité de l'Église » (p. 210).
A la date du 6 mai 1693, le Conseil d'État avait, « le Roi y étant », rendu cinq arrêts. Le 27 janvier 1692. Louis XIV confirma la commission qu'il avait donnée verbalement à l'archevêque de Paris et au P. de La Chaise et il leur adjoignit comme commissaire et rapporteur le substitut Barrin de La Galissonière, remplaçant feu l'official Chéron. Le 14 mai 1692, le Roi leur associait le chancelier. Le 11 février 1693, trois arrêts réglaient beaucoup de questions en litige au sujet des droits effectifs ou honorifiques de l'abbesse. Ils maintenaient en outre sa soeur dans la charge de grande censière. Mais il fallut ensuite attendre le 28 avril 1694 pour qu'un nouveau pas fût fait et nous verrons par les lettres de Fénelon, notamment par celle du 13 décembre 1693, que les princesses de Salm n'étaient pas sans raisons d'inquiétude. (CP 3, L.227 n.1)
Je suis sensiblement touché, Madame, de l’honneur de votre souvenir et de la continuation de vos bontés. Je prie souvent N.S. afin qu’il vous remplisse de son esprit et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Puisque vous êtes en paix dans votre solitude, il vaut mieux y demeurer qu’aller chercher bien loin ce qu’on ne trouve nulle part en ce monde. Le peu de jours qui nous restent ici-bas ne valent pas la peine de changer de place. La volonté de Dieu et la paix qu’elle donne se trouvent partout. Tout le reste n’est qu’illusion et inquiétude. Contentez-vous, Madame, du jour présent. Le jour de demain, comme J.C. nous l’assure, aura soin de lui-même. Passez-vous en esprit de foi de tous les secours extérieurs dont la Providence vous prive. Quand Dieu ne les donne pas, il supplée par lui-même, ou bien s’il nous ôte entièrement une certaine consolation sensible, ce n’est que pour nous éprouver et pour nous purifier par l’épreuve. Alors la privation, si elle est portée avec une entière fidélité et un vrai délaissement de l’âme à Dieu, devient bien plus utile que le secours extérieur auquel on serait attaché. Nous voudrions toujours des secours pour nous appuyer. Mais Dieu qui sait bien mieux que nous nos vrais besoins veut au contraire nous détacher de ces secours sur lesquels nous nous appuyons trop. O qu’on est bien, quand on est dans les mains de Dieu, content de ne pouvoir plus s’appuyer sur les hommes. Il faut être toujours prêt à dépendre d’eux par subordination, par docilité, par défiance de soi-même. Mais il faut être prêt aussi à perdre l’appui humain, quand Dieu l’ôte pour éprouver la foi. Contentez-vous, Madame, du peu de bien que vous pouvez faire sans trouble. On gagne peu sur les hommes. On ne vient guère à bout de les persuader, encore moins de les corriger, et de leur donner toute une conduite qui se soutienne’. Il faut se borner à tirer d’eux le plus qu’on peut, et attendre que Dieu fasse le reste; autrement on cause plus de révolte et de division qu’on ne fait du bien. Tout au plus on vient à bout de faire quelques changements extérieurs, mais ils sont forcés, ce n’est qu’une régularité judaïque et l’intérieur est pis qu’auparavant, car les cœurs sont aigris et aliénés. Faites-vous aimer pour faire aimer Dieu. Il faut prier qu’il abrège ces jours de tempête et qu’il nous donne bientôt une heureuse paix. Je vous plains dans la situation où cette guerre vous met, et j’en repasse avec amertume toutes les circonstances les plus tristes pour vous. Mais la croix est notre partage en ce monde. Nous n’y sommes que pour souffrir. Heureux qui aime sa croix. Je serais ravi si la Providence permettait que j’eusse encore l’honneur de vous voir une fois en ma vie. C’est avec le zèle et le respect le plus sincère que je serai jusqu’à la mort, Madame, votre très humble et très obéissant serviteur.
FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.
Je vous plains fort, Madame, mais Dieu qui ne veut pas nous laisser égarer a bordé notre chemin d’épines, afin que nous ne sentions que la douleur dès que nous cherchons à droite ou à gauche quelque satisfaction de l’amour-propre. Cette rigueur est une aimable miséricorde. Le seul moyen d’apaiser ou du moins de ralentir la critique des hommes est de se taire, de s’abstenir de se mêler des choses où ils ont quelque part, et de laisser les affaires aller si mal qu’on ne puisse pas vous accuser de les conduire à votre mode. Le pis-aller est que les esprits inquiets fassent des rapports sans aucun fondement ou donnent des ombrages contre vous. On ne saurait être à l’abri de l’orage, quand on est exposé aux soupçons de personnes puissantes, qui sont crédules, inappliquées et obsédées par des flatteurs. Il n’y a que la patience qui puisse remédier à ce mal. Tous les autres remèdes qu’on y chercherait seraient souvent pires que le mal même. La consolation qui doit nous soutenir dans ces embarras est que tout ce qui trouble notre repos sert à nous détacher de la vie et à nousdésabuser du monde. S’il nous flattait, sa flatterie serait un poison pour nos cœurs. Nous sommes trop heureux qu’il nous rebute, qu’il nous tracasse, et qu’il nous force à nous éloigner de ses vanités. Il nous sert bien plus utilement en nous donnant des croix qu’en nous trahissant par de fausses amitiés. O Madame, laissons les hommes et n’aimons que Dieu. Du moins ne ménageons les hommes que pour l’amour de lui. Quand nous aurons fait vers les hommes ce que Dieu demande, le meilleur pour nous est que nous n’en ayons aucune récompense en ce monde. Il n’y a qu’un seul ami sur qui on puisse compter. Si quelqu’un est ami fidèle et solide, il ne l’est qu’en Dieu. Il n’est point de ce monde. Le silence, la paix, la retraite, l’oraison, la joie de n’être rien, l’union humble et familière avec le bien-aimé dédommagent au centuple de ce que les prospérités du monde donneraient. Un jour dans la maison de Dieu vaut mieux que mille dans les tabernacles des pécheurs. Ménagez votre santé; accoutumez-vous à vous passer de tout ce qui dissipe. Comptez que le plus grand bien qu’on puisse faire est de mourir à la vivacité, à sa délicatesse et au goût de faire de belles choses, si Dieu veut nous tenir dans l’inutilité. Vous ne me feriez pas justice si vous doutiez des sentiments avec lesquels je vous suis de plus en plus dévoué en N.S. Je serai jusqu’à la mort plein de zèle et de respect pour vous, Madame. Que ne puis-je vous en donner les marques!
On ne saurait, Madame, être plus touché que je le suis de la continuation de vos bontés. Je remercie Dieu des dispositions où il vous met. Plus on avance vers la fin de la vie, plus on doit être dégagé du monde qu’on quittera bientôt et redoubler son attention à Dieu auquel on arrive. Demeurez en paix dans votre place bonne ou mauvaise. Elle sera toujours très bonne, si vous y portez votre croix de bon cœur. Rien n’est meilleur que de souffrir et de se taire. Parler est un soulagement de l’amour-propre dans la souffrance. C’est ne souffrir qu’à demi, que de parler en souffrant. Mais faire taire l’amour-propre, et se livrer paisiblement à la croix, c’est mourir à tout. Faites chaque jour le bien grand ou petit qu’il vous est donné de faire, et faites-le sans retour sur vous, comptant qu’il est juste que vous soyez inutile à tout bien. Portez les défauts d’autrui sans impatience, sans critique, sans hauteur, et les vôtres sans flatterie ni découragement. Accoutumez-vous à voir vos fautes, vos faiblesses, vos infidélités et vos impuissances de vous corriger jamais par vos propres forces. Rabaissez-vous non seulement sous la puissante main de Dieu’, mais encore devant les créatures. Il n’y a que l’Esprit de Dieu qui puisse nous faire apercevoir nos hauteurs et nos délicatesses;. Il n’y a que cet esprit de vérité qui puisse nous rendre vrais, simples, petits et accommodants. Lui seul peut nous ôter tout art et toute fausseté; lui seul peut, en rompant la raideur de notre propre sens, et de notre propre volonté, nous rendre souples, pour nous faire tout à tous. Je suis fort aise, Madame, de ce que vous avez lu les ouvrages qui vous ont été envoyés. Il n’y a point d’autre ressource contre la présomption de l’esprit humain qu’une autorité absolue, qui ne lui laisse rien à décider. Tout est perdu si l’homme se permet encore de s’écouter. La vraie science est celle qui nous apprend à nous mépriser, à nous défier de nos vues et à être dociles. Nous avons un besoin infini de porter ce joug. Plus les hommes le supportent impatiemment, plus ils en prouvent la nécessité. Leur révolte contre cette autorité salutaire montre combien leur esprit est malade et incapable de s’en passer. Si les hommes priaient du cœur au lieu de raisonner sans fin, toutes les disputes tomberaient bientôt. On s’aimerait les uns les autres sans jalousie ni partialité, et la vérité uniquement aimée réunirait tous les cœurs. Fuyons toutes les préventions, n’écoutons que l’Église. Défions-nous du zèle amer. Voilà, Madame, ce que je vous souhaite. Pardon de tant de libertés. Je serai le reste de ma vie avec zèle et respect votre très humble, et très obéissant serviteur.
FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.
[…] On est bien savant, quand on sait qu’on n’est rien, et que Dieu est tout. Au contraire on ne sait rien, quand on sait toutes les sciences, et qu’on ignore sa propre ignorance, et la vanité de tout ce qu’on sait. On apprend bien plus de Dieu dans le recueillement et dans le silence, que dans les raisonnements des savants. Quelque peine et quelque traverse que vous puissiez avoir, je vous trouve bien, pourvu que vous soyez en silence dans un coin, ouvrant et délaissant votre cœur à Dieu pour porter toutes vos croix avec humilité, patience et amour. Encore un peu, et celui qui doit venir viendra. Il ne tardera guère. Cependant mon juste vit de la foi. Vivez-en donc, Madame, et non de la sagesse humaine. […]
FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.
Marie-Françoise, quatrième enfant de François, comte d'Ursel, grand veneur et haut forestier de Flandres, colonel et général de bataille au service de Charles II, […] avait épousé avant 1690 Guillaume de Melun, marquis de Risbourg, baron de Walincourt, né après 1665, chevalier de la Toison d'or depuis 1700, colonel d'un régiment de dragons de son nom, maréchal de camp de Philippe V en 1704. La faveur de Louis XIV lui obtint le 19 décembre 1704 le titre de grand d'Espagne de première classe. Il passa alors dans la péninsule où il exerça des commandements de plus en plus importants […] il mourut le 6 octobre 1734. / Après le départ de son mari pour l'Espagne, la marquise de Risbourg ne le suivit pas et se mit sous la direction de Fénelon qui « la recevait parfois à sa table et la visitait, soit en sa maison de ville de Cambrai, soit en son château de Walincourt ». […] (CF 11, L.846, n.4).
Note sur la correspondance avec la marquise de Risbourg 428 :
Il y a une chose dans votre lettre qui ne me plaît point, c’est de croire qu’il ne faut point me dire les petites choses qui vous occupent, parce que vous supposez que je les méprise, et que j’en serais fatigué. Non, en vérité, je ne méprise rien, et je serais moi-même bien méprisable si j’étais méprisant. Il n’y a personne qui ne soit malgré soi occupé de beaucoup de petites choses. La vertu ne consiste point à n’avoir pas cette multitude de pensées inutiles ; mais la fidélité consiste à ne les suivre pas volontairement, et la simplicité demande qu’on les dise telles qu’elles sont. Ces choses, il est vrai, sont petites en elles-mêmes ; mais il n’y a rien de si grand devant Dieu, qu’une âme qui s’apetisse pour les dire sans écouter son amour-propre. D’ailleurs ces petites choses feront bien mieux connaître votre fond, que certaines choses plus grandes, qui sont accompagnées d’une plus grande préparation et de certains efforts où le naturel paraît moins. Un malade dit tout à son médecin, et il ne se contente pas de lui expliquer les grands accidents; c’est par quantité de petites circonstances, qu’il le met à portée de connaître à fond son tempérament, les causes de son mal, et les remèdes propres à le guérir. Dites donc tout, et comptez que vous ne ferez rien de bon, qu’autant que vous direz tout ce que la lumière de Dieu vous découvrira pour vous le faire dire.
Je trouve que vous avez raison de ne souhaiter pas de lire présentement sainte Thérèse : ce qui vous en empêche est très bon. Vous ne serez jamais tant selon le bon plaisir de Dieu, que quand vous renoncerez à ce qu’on appelle esprit, et que vous négligerez le vôtre, comme une femme bien détrompée du monde renonce à la parure de son corps. L’ornement de l’esprit est encore plus flatteur et plus dangereux. Lisez bien saint François de Sales. Il est au-dessus de l’esprit; il n’en donne point, il en ôte, il fait qu’on n’en veut plus avoir; c’est une maladie dont il guérit. Bienheureux les pauvres d’esprit ! Cette pauvreté est tout ensemble leur trésor et leur sagesse.
Je ne suis nullement surpris de vos peines. Il est naturel que vous les ressentiez. Elles doivent seulement servir à vous faire sentir votre impuissance, et à vous faire recourir humblement à Dieu. Quand vous sentez votre cœur vaincu par la peine, soyez simple et ingénue pour le dire. N’ayez point de honte de montrer votre faiblesse, et de demander du secours dans ce pressant besoin. Cette pratique vous accoutumera à la simplicité, à l’humilité, à la dépendance’. Elle détruira beaucoup l’amour-propre, qui ne vit que de déguisements, pour faire bonne mine quand il est au désespoir. D’ailleurs, cherchez à vous amuser à toutes les choses qui peuvent adoucir votre solitude et vous garantir de l’ennui, sans vous passionner ni dissiper par le goût du monde. Si vous gardiez sur le cœur vos peines, elles se grossiraient toujours, et elles vous surmonteraient enfin. Le faux courage de l’amour-propre vous causerait des maux infinis. Le venin qui rentre est mortel; celui qui sort ne fait pas grand mal. Il ne faut point avoir de honte de voir sortir le pus qui sort de la plaie du cœur. Je ne m’arrête nullement à certains mots qui vous échappent, et que l’excès de la peine vous fait dire contre le fond de votre véritable volonté. Il suffit que ces saillies vous apprennent que vous êtes faible, et que vous consentiez à voir votre faiblesse et à la laisser voir à autrui.
Rien n’est meilleur que de dire tout. On ouvre son cœur; on guérit ses peines en ne les gardant point : on s’accoutume à la simplicité et à la dépendance ; car on ne réserve que les choses sur lesquelles on craint de s’assujettir: enfin on s’humilie, car rien n’est plus humiliant que de développer les replis de son cœur pour découvrir toutes ses misères ; mais rien n’attire tant de bénédiction.
Ce n’est pas qu’il faille se faire une règle et une méthode de dire avec une exactitude scrupuleuse tout ce qu’on pense : on ne finirait jamais, et on serait toujours en inquiétude de peur d’oublier quelque chose. Il suffit de ne rien réserver par défaut de simplicité et par une mauvaise honte de l’amour-propre, qui ne voudrait jamais se laisser voir que par ses beaux endroits; il suffit de n’avoir nul dessein de ne dire pas tout selon les occasions : après cela, on dit plus ou moins sans scrupule, suivant que les occasions et les pensées se présentent. Quoique je sois fort occupé, et peut-être souvent fort sec, cette simplicité de grâce ne me fatiguera jamais ; au contraire, elle augmentera mon ouverture et mon zèle. Il ne s’agit point de sentir, mais de vouloir. Souvent le sentiment ne dépend pas de nous; Dieu nous l’ôte tout exprès pour nous faire sentir notre pauvreté, pour nous accoutumer à la croix par la sécheresse intérieure, et pour nous purifier, en nous tenant attachés à lui sans cette consolation sensible. Ensuite il nous rend ce soulagement de temps en temps, pour compatir à notre faiblesse.
Soyez avec Dieu, non en conversation guindée, comme avec les gens qu’on voit par cérémonie et avec qui on fait des compliments mesurés, mais comme avec une bonne amie qui ne vous gêne en rien, et que vous ne gênez point aussi. On se voit, on se parle, on s’écoute, on ne se dit rien, on est content d’être ensemble sans se rien dire ; les deux cœurs se reposent et se voient l’un dans l’autre, ils n’en font qu’un seul ; on ne mesure point ce qu’on dit, on n’a soin de rien insinuer ni de rien amener; tout se dit par simple sentiment et sans ordre ; on ne réserve, ni ne tourne, ni ne façonne rien ; on est aussi content le jour qu’on a peu parlé, que celui qu’on a eu beaucoup à dire. On n’est jamais de la sorte qu’imparfaitement avec les meilleurs amis ; mais c’est ainsi qu’on est parfaitement avec Dieu, quand on ne s’enveloppe point dans les subtilités de son amour-propre. Il ne faut point aller faire à Dieu des visites, pour lui rendre un devoir passager; il faut demeurer avec lui dans la privauté des domestiques, ou, pour mieux dire, des enfants. Soyez avez lui comme mad. votre fille est avec vous429; c’est le moyen de ne s’y point ennuyer. Essayez-le avec cette simplicité, et vous m’en direz des nouvelles.
Il ne faut point délibérer pour savoir si vous devez tout dire. On ne peut rien faire de bon, que par une entière simplicité et par une ouverture de cœur sans réserve. Il n’y a point d’autre règle, que celle de ne rien réserver volontairement par la répugnance que l’amour-propre aurait à dire ce qui lui est désavantageux. D’ailleurs il serait hors de propos de s’appliquer, pendant l’oraison, aux choses qui se présentent, pour les dire ; car ce serait suivre la distraction. Il suffit de dire dans les occasions, avec épanchement de cœur, tout ce qu’on connaît de soi. Je comprends bien qu’un certain trouble de l’amour-propre fait que diverses choses, que l’on comptait de dire, échappent dans le moment où l’on en doit parler; mais, outre qu’elles reviennent un peu plus tard, et qu’on ne perd pas toujours les choses importantes que l’on connaît de soi-même, de plus Dieu bénit cette simplicité, et il ne permet pas qu’on ne fasse point connaître ce que sa lumière nous montre en nous de contraire à sa grâce. Le principal point est de ne pas trop subtiliser par les réflexions, et de dire tout sans façon, selon la lumière qu’on en a, quand l’occasion vient. Il n’y a que les enveloppes de l’amour-propre qui puissent cacher le fond de notre cœur. Ne vous écoutez point vous-même ; alors vous vous ouvrirez sans peine, et vous parlerez de vous avec facilité comme d’autrui.
Tout ce que vous m’avez mandé de votre oraison est très bon. J’en remercie Dieu, et je vous conjure de continuer. N’oubliez jamais cette bonne parole de votre première lettre: j’expérimente que la grâce ne me manque point quand je désespère bien de moi. Celle-ci est encore excellente : je sens que la croix m’attache à Dieu. Enfin en voici une troisième que je goûte fort: il me semble que Dieu ne veut pas que j’examine tant mes dispositions, qu’il demande que je m’abandonne à lui. Tenez-vous dans cet état, et revenez-y dès que vous apercevez que vous en êtes déchue.
La seconde lettre marque que cet état est altéré. Il faut le rétablir en laissant doucement et peu à peu tomber vos réflexions, qui ne vont qu’à vous distraire et à vous troubler. Les tentations de vaine complaisance ne doivent pas vous empêcher ni de me parler ni de m’écrire. Il ne faut point s’occuper curieusement de soi ; mais il faut dire simplement tout ce que la lumière de Dieu en fait voir.
Je ne m’étonne point de ce que Dieu permet que vous fassiez des fautes, dans le temps même des ferveurs et du recueillement, où vous voudriez le moins en faire. La Providence qui permet ces fautes est une des grâces que Dieu vous fait en ce temps-là ; car Dieu ne permet ces fautes, que pour vous faire sentir votre impuissance de vous corriger par vous-même. Qu’y a-t-il de plus convenable à la grâce, que de vous désabuser de vous-même, et de vous réduire à recourir sans cesse en toute humilité à Dieu ? Profitez de vos fautes, et elles serviront plus, en vous rabaissant à vos propres yeux, que vos bonnes œuvres en vous consolant. Les fautes sont toujours fautes ; mais elles nous mettent dans un état de confusion et de retour à Dieu qui nous fait un grand bien.
Je ne m’étonne point que vous ayez des saillies de chagrin; mais il faut se taire dès que l’esprit de grâce avertit et impose silence. Alors c’est résister à Dieu, contrister le Saint-Esprit, que de continuer à suivre son chagrin. La crainte de déplaire à Dieu devrait vous retenir plus que la crainte de déplaire aux créatures. Quand vous avez fait une faute par amour-propre, n’espérez pas que l’amour-propre la répare par ses dépits, par sa honte, et par ses impatiences contre soi-même. Il faut se supporter en se voyant sans se flatter dans toute son imperfection. Il faut vouloir se corriger par amour de Dieu, sans se soulever contre son imperfection par amour-propre. Il vaut bien mieux travailler paisiblement à se corriger, que de se dépiter à pure perte sur ses misères. Il faut retrancher partout les retours de sagesse pour soi, et surtout en confession. Mais Dieu permet qu’on trouve la boue au fond de son cœur jusque dans les plus saints exercices.
Ce que je vous ai dit ne vous a fait une si grande peine, qu’à cause que j’ai touché l’endroit le plus vif et le plus sensible de votre cœur. C’est la plaie de votre amour-propre que j’ai fait saigner. Vous n’êtes point entrée avec simplicité dans ce que Dieu demande de vous. Si vous aviez acquiescé à tout sans vous écouter vous-même, et si vous eussiez communié pour trouver en Notre-Seigneur la force qui vous manque dans votre propre fond, vous auriez eu d’abord une véritable paix avec un grand fruit de votre acquiescement. Ce qui n’a pas été fait peut se faire, et je vous conjure de le faire au plus tôt430.
Il est vrai que vous vous observez trop, que vous vous’ voulez trop deviner par amour-propre délicat et ombrageux, et que vous vous piquez facilement; mais il faut porter cette croix intérieure comme les extérieures. Elle est bien plus rude que celles du dehors. On souffre bien plus volontiers de la déraison d’autrui, que de sa déraison propre. L’orgueil en est au désespoir, il se pique de s’être piqué; mais cette double piqûre est un double mal. Il n’y a qu’un seul remède, qui est de mettre à profit nos imperfections en les faisant servir à nous humilier, à nous confondre, à nous désabuser de nous-mêmes, et à nous mettre en défiance de notre cœur.
Vous devez remercier Dieu de ce qu’il vous fait sentir que le travail nécessaire pour gagner M […]. est un de vos premiers devoirs. Mourez à vos répugnances, pour vous mettre à portée de lui apprendre à mourir à tous ses défauts. Vous ne vous trompez nullement quand vous me regardez comme un ami sincère et à toute épreuve ; mais vous faites un obstacle à la grâce, de ce qui en doit être le pur instrument, si vous n’êtes pas fidèle à chercher Dieu seul en moi, et à n’y voir que sa lumière, comme les rayons du soleil au travers d’un verre vil et fragile.
Vous ne trouverez la paix ni dans la société ni dans la solitude, quand vous y voudrez trouver des ragoûts et des soulagements de votre amour-propre dépité. Alors la solitude d’un orgueil boudeur est encore pis qu’une société un peu dissipée. Quand vous serez simple et petite, les compagnies ne vous gêneront ni ne vous dépiteront pas ; alors vous ne chercherez la solitude que pour Dieu seul.
Je prends part à toutes vos souffrances, ma très chère fille; mais je suis consolé de voir votre bonne résolution. Il fut dit à saint Paul : Il vous est dur de regimber contre l’aiguillon. Si vous ne résistiez jamais à Dieu, vous n’auriez que paix dans les douleurs mêmes. Il me tarde de vous aller voir: un autre moi-même y va pour moi431.
Je crois que la bonne personne dont il s’agit doit faire deux choses. La première est de ne s’arrêter jamais à aucune de ses lumières extraordinaires. Si ces lumières sont véritablement de Dieu, il suffit, pour ne leur point résister et pour en recevoir tout le fruit, de demeurer dans un acquiescement général et sans aucune borne à toute volonté de Dieu, dans les ténèbres de la plus simple foi. Si, au contraire, ces lumières ne viennent pas de Dieu, cette simplicité paisible dans l’obscurité de la foi est le remède assuré contre toute illusion. On ne se trompe point quand on ne veut rien voir, et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le croire, excepté les vérités de l’Évangile. Il arrive même souvent que les lumières sont mélangées : auprès de l’une qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre imagination, ou de notre amour-propre, ou du tentateur qui se transforme en ange de lumière. Les vraies lumières mêmes sont à craindre, car on s’y attache avec une complaisance subtile et secrète : elles font insensiblement un appui et une propriété ; elles se tournent par là en illusion malgré leur vérité ; elles empêchent la nudité et le dépouillement que Dieu demande des âmes avancées. De là vient que ces dons lumineux ne sont d’ordinaire que pour des âmes médiocrement mortes à elles-mêmes, au lieu que celles que Dieu mène plus loin outrepassent par simplicité tous ces dons sensibles. On voit les rayons du soleil distinctement à un demi-jour, près d’une fenêtre; mais dehors en plein air on ne les distingue plus.
Je conjure cette bonne personne de laisser tomber simplement tous ces’ dons, sans les rejeter positivement, et se bornant à n’y faire aucune attention par son propre choix. S’ils sont de Dieu, ils opèreront assez ce qu’il faudra; mais je crois qu’ils cesseront peu à peu, à mesure que la simplicité et le dénuement croîtront. Voilà le premier point, qui est d’une conséquence extrême, si je ne me trompe.
Le second point est que je crois qu’elle doit par simplicité suivre sans scrupule les pentes du fond de son cœur. Si elle suit toujours avec méthode et exactitude toutes les règles que des gens d’ailleurs très pieux lui donneront, elle se gênera beaucoup, et gênera en elle l’esprit de Dieu. Là où est cet esprit, là est la liberté, dit saint Paul. À Dieu ne plaise que cette liberté d’amour soit l’ombre du moindre libertinage ! C’est cette liberté qui élargira son cœur, et qui l’accoutumera à être familièrement avec Dieu. Il ne suffit pas de nourrir un enfant ; à un certain âge, il faut le démaillotter. Elle doit suivre simplement en esprit d’enfance l’attrait intérieur pour les temps d’oraison, pour les objets dont elle s’y occupe, pour parler, pour se taire, pour agir, pour souffrir. Cette dépendance de l’esprit de mort, qui est celui de la véritable vie, fera tout son état. Je ne parle point des pentes qui ne viennent que par contrecoup et par réflexion ; c’est en écoutant l’amour-propre et ses arrangements, que de telles pentes nous viennent.
Ce sont des pentes étrangères à notre vrai fond: on se les donne ; on les prépare; elles sont raisonnées : on ne les trouve point toutes formées en nous comme sans nous. Les bonnes sont celles qui se trouvent dans le fond le plus intime en paix et devant Dieu, quand on se prête à lui, et qu’on suspend tout le reste pour le laisser opérer.
Voilà ce que je souhaiterais que cette personne suivît sans retour, et par simple souplesse, comme la plume se laisse emporter sans hésitation au plus léger souffle de vent. Il ne faut point craindre de suivre cette impression si intime et si délicate, car elle ne mène qu’à la mort, qu’à l’obscurité de la foi, qu’au dénuement total, et qu’à un rien de foi qui est le tout de Dieu seul, sans manquer à aucun véritable devoir.
Pour les souffrances, il n’y a qu’à les recevoir sans attention, et qu’à les outrepasser comme les lumières, ne comptant point avec Dieu pour ce que l’on souffre, et ne les remarquant qu’autant que la remarque en vient sans la chercher ni entretenir.
Il faut recevoir tout le monde avec petitesse, surtout les prêtres en autorité; mais il ne faut pas se laisser brouiller et dérouter par toutes sortes de bonnes gens sans expérience suffisante. Dieu donnera tout ce qu’il faut sans lumière distincte, si on se contente des ténèbres de la foi, et si on ne veut point des sûretés à sa mode pour s’appuyer sensiblement. Je me recommande aux prières de cette bonne personne, et je ne l’oublierai pas dans les miennes.432
Relevé de correspondance.
Nous ne reprenons pas en détail les LSP 492-500 adressées à la marquise de Risbourg, v.les tables [CF 14 & 16].
Cousine de Mme Guyon, bras droit dans la fondation de Saint-Cyr, puis « exilée » en divers lieux religieux.
« Marie-Françoise-Silvine de la Maisonfort, née le 6 octobre 1663, fille d'Antoine-Paul Le Maistre de La Maisonfort, oncle de Mme Guyon. Bien faite et agréable, elle sut bientôt gagner l'esprit de son abbesse qui la mena à Nancy au passage de la Dauphine en mars 1680. Sa famille étant très pauvre et, son père remarié, elle vint à Paris. Mme de Brinon, directrice de Saint-Cyr, la retint comme « maîtresse séculière rétribuée. » Dès l'été 1684, elle suscitait l'enthousiasme de Mme de Maintenon qui la chargeait de remplacer la supérieure, ne tarissait pas d'éloges à son sujet et se plaignait de ne pas entendre assez parler d'elle. A Versailles elle était « connue même très particulièrement du Roi qui la voyait tous les jours chez Mme de Maintenon et lui faisait l'honneur de lui parler ». Elle prononça en 1694 ses vœux solennels. Bien qu'elle fût depuis le début de 1696 en relation avec Bossuet, elle fut chassée le 10 mai 1697 de Saint-Cyr comme quiétiste. […] Sur sa demande, elle passa chez les visitandines de Meaux, mais en raison de la même aversion pour « leurs petitesses », elle fut transférée le 23 octobre 1701 chez les ursulines de Meaux puis, en 1707, chez les bernardines d'Argenteuil. A la mort de Bossuet, Mme de La Maisonfort reprit sa correspondance avec Fénelon ( ?) et Mme Guyon. » [O] 433.
Il n’y a de mauvaises réflexions que celles qu’on fait par amour-propre sur soi-même et sur les dons de Dieu pour se les approprier. Il est aussi bon en soi de réfléchir que de s’occuper autrement ; le mal est de se regarder avec complaisance ou avec inquiétude. Quand la grâce porte l’âme à faire des réflexions sur soi, elles sont aussi parfaites que la présence de Dieu la plus sublime. Si donc on parle souvent de laisser tomber les réflexions, et de s’oublier, cela ne se doit entendre que du retranchement des réflexions empressées de l’amour-propre, qui sont presque toujours celles qu’on remarque dans les âmes, ou de celles qui interrompraient la vue actuelle de Dieu dans les temps d’oraison simple.
Saint François de Sales n’a pas prétendu retrancher toute action de grâces, ni toute attention à nous-mêmes : autrement il ne faudrait plus de colloque amoureux avec Dieu, tel que les grands saints en ont dans l’oraison la plus passive. Il ne faudrait plus de directeur ; car on parle sans cesse au directeur de soi et de ses dispositions, ce qui est une réflexion sur soi-même. Tout se réduit donc à ne point faire des actes empressés, ni même méthodiques et arrangés, pour s’examiner, ou pour rendre grâces à Dieu, quand l’attrait d’oraison est actuel, et qu’il nous occupe du repos d’amour avec Dieu.
La neuvième proposition est la seule sur laquelle j’ai hésité; mais comme on trouve dans la XXXIIIe ce qui me paraît nécessaire pour l’éclaircir434, je n’ai pas cru devoir m’arrêter là-dessus. Quoique la récompense qui est le bonheur éternel, ne puisse jamais être réellement séparée de l’amour de Dieu, ces deux choses néanmoins peuvent être séparées dans nos motifs ; car on peut aimer Dieu purement pour lui-même, quand même cet amour ne devrait jamais nous rendre heureux.
Beaucoup de saints canonisés ont été dans ce sentiment ; il est même le plus autorisé dans les écoles. Ces âmes ne souhaitent point leur salut en tant qu’il est leur salut propre, leur avantage et leur bonheur. Si Dieu les devait anéantir à la mort, ou leur faire souffrir un supplice éternel, sans le haïr et sans perdre son amour, elles ne le serviraient pas moins, et elles ne le servent pas davantage pour la récompense qu’il promet. Ce qu’elles veulent à l’égard du salut, c’est la perpétuité de l’amour de Dieu, et la conformité à sa volonté, qui est que tous les hommes en général et chacun de nous en particulier soient sauvés. On ne veut donc point en cet état son salut, comme son propre salut, et à cet égard on y est indifférent ; mais on le veut comme une chose que Dieu veut, et en tant que le salut est la perpétuité même de l’amour divin. L’amour ne peut vouloir cesser d’aimer.
Saint François dit, il est vrai, que l’oraison de quiétude contient éminemment les actes d’une méditation discursive. Et en effet, toutes les fois qu’on se sent attiré à cette oraison avec une répugnance aux actes discursifs, il faut se laisser à cet attrait, pourvu qu’on soit dans un état assez avancé pour cette sorte d’oraison. Mais il ne s’ensuit pas que cette oraison exclue pour toujours tous les actes distincts. Ces actes, dans un grand nombre d’occasions de la vie, sont les fruits de cette oraison, et les fruits de cette oraison, qui sont les actes, étant faits dans les occasions sans empressement, servent à leur tour à cette oraison, pour la rendre plus pure et plus forte. Une personne qui ne ferait jamais de ces actes simples et paisibles en aucune des occasions principales où il est naturel d’en faire, et qui se contenterait d’une quiétude générale comme plus parfaite, me paraîtrait dans l’illusion, et dans l’inexécution de la loi de Dieu.
Les âmes les plus passives font aussi des actes distincts et en grand nombre, mais sans empressement ; c’est ce que les mystiques appellent coopérer avec Dieu sans activité propre. Je crois que ces actes distincts se font même dans l’oraison ; mais ils se font par une certaine pente et une certaine facilité spéciale qui est dans le fond de l’âme, par l’habitude de l’oraison passive, pour former, selon les besoins, les actes les plus éminents.
Toute la vie des âmes passives se réduit à l’unité et simplicité de la quiétude, quand Dieu les y met actuellement. Mais ce principe d’unité et de simplicité se multiplie d’une manière très distincte et très variée selon les besoins et les occasions, et même suivant les choses que Dieu veut opérer dans l’intérieur, sans aucune occasion extérieure. Cet amour simple de repos, pendant qu’il est actuel, est un tissu d’actes très simples et presque imperceptibles. Quand cet amour direct et de repos n’est pas actuel, ce principe d’unité, comme le tronc d’un arbre, se multiplie dans ses branches et dans ses fruits. Il devient pendant la journée une occupation indirecte de Dieu. C’est tantôt acquiescement aux croix, puis à l’abandon, aux délaissements ; une autre fois, support des contradictions ; dans la suite, renoncement à la sagesse propre, docilité pour le prochain, attachement à l’obéissance, etc. C’est l’esprit un et multiplié dont parle Salomon. Tantôt il n’est qu’une chose, tantôt il en est plusieurs. Il est simple par son principe dans la multitude des actes depuis le matin jusqu’au soir, quoiqu’ils ne soient pas toujours discursifs et réfléchis. La grâce y incline doucement l’âme en chaque moment, suivant l’occasion et le dessein de Dieu. …
190. LSP 25. À Mme DE LA MAISONFORT. 29 février [1692].
Je me réjouis de vous savoir à la veille d’un grand sacrifice où j’espère que vous trouverez la paix. Il la faut moins chercher par l’état extérieur, que par la disposition intérieure. Toutes les fois que vous voudrez prévoir l’avenir, et chercher des sûretés avec Dieu, il vous confondra dans vos mesures, et tout ce que vous voudrez retenir vous échappera. Abandonnez donc tout sans réserve. La paix de Dieu ne subsiste parfaitement que dans l’anéantissement de toute volonté et de tout intérêt propre. Quand vous ne vous intéresserez plus qu’à la gloire de Dieu et à l’accomplissement de son bon plaisir, votre paix sera plus profonde que les abîmes de la mer, et elle coulera comme un fleuve. Il n’y a que la réserve, le partage d’un cœur incertain, l’hésitation d’un cœur qui craint de trop donner, qui puisse troubler ou borner cette paix, immense dans son fond comme Dieu même. […]
Dieu vous veut sage, non de votre propre sagesse, mais de la sienne. Il vous rendra sage, non en vous faisant faire force réflexions, mais au contraire en détruisant toutes les réflexions inquiètes de votre fausse sagesse. Quand vous n’agirez plus par vivacité naturelle, vous serez sage sans sagesse propre. Les mouvements de la grâce sont simples, ingénus, enfantins. La nature impétueuse pense et parle beaucoup : la grâce parle et pense peu, parce qu’elle est simple, paisible et recueillie au-dedans. Elle s’accommode aux divers caractères; elle se fait tout à tous; elle n’a aucune forme ni consistance propre, car elle ne tient à rien, mais elle prend toutes celles des gens qu’elle doit édifier. Elle se proportionne, se rapetissse, se replie. Elle ne parle point aux autres selon sa propre plénitude, mais suivant leurs besoins présents. Elle se laisse reprendre et corriger. Surtout elle se tait, et ne dit au prochain que ce qu’il est capable de porter; au lieu que la nature s’évapore dans la chaleur d’un zèle inconsidéré. […]435.
Dieu ne donne son esprit qu’à ceux qui le lui demandent avec douceur et petitesse. Rapetissez-vous donc, radoucissez votre cœur. Devenez un bon petit enfant, qui se laisse porter partout où l’on veut, et qui ne demande pas même où est-ce qu’on le porte. Pour moi, je ne puis plus avoir l’honneur de vous voir; mais vous n’avez aucun besoin de moi, si vous avez le courage de ne rien décider, et de vous livrer à la volonté de ceux qui gouvernent. Il y avait autrefois un solitaire qui s’était dépouillé du livre des Évangiles, et qui disait: «Je me suis dépouillé de tout, même du livre qui m’a enseigné le dépouillement.» À quoi sert l’abandon que vous avez tant aimé ? N’est-ce pas une illusion, si on ne le pratique quand les occasions s’en présentent ? Je ne suis point comparable au livre sacré des Évangiles, où est la parole de vie éternelle ; mais quand je serais un ange du ciel, au lieu que je ne suis qu’un indigne prêtre, il ne faudrait se souvenir de moi que pour se souvenir de ce que j’ai pu dire de bon.
Je ne vous ai jamais parlé que d’abandon sans réserve et de docilité enfantine. Je ne vous ai donc enseigné qu’à vous détacher de moi comme de tout le reste, et qu’à vous abandonner sans hésitation à la conduite de vos supérieurs436. Ce serait vous ôter de votre grâce et de l’ordre de Dieu, que de vouloir vous donner encore des secours auxquels vous devez mourir. Quand le temps de mourir à certains secours est venu, ces secours ne sont plus secours, ils se tournent en pièges. Au lieu d’être des moyens qui unissent à Dieu, ils deviennent un milieu humain entre Dieu et nous, qui nous arrête, et nous empêche de nous unir immédiatement à lui. Je le prie de tout mon cœur, Madame, de vous donner l’esprit de foi et de sacrifice dont vous avez besoin pour accomplir sa volonté. Personne ne vous honorera jamais plus parfaitement que moi437.
Je m’en tiens à ce que vous dites, qui est que vous résistez sans cesse à la volonté de Dieu. L’impression qu’il vous donne est d’être occupée de lui; mais les réflexions de votre amour-propre ne vous occupent que de vous-même. Puisque vous connaissez que vous seriez plus en repos, si vous ne vouliez pas sans cesse, par vos efforts, atteindre à une oraison élevée, et briller dans la dévotion, pourquoi ne cherchez-vous pas ce repos ? Contentez-vous de suivre Dieu et ne prétendez pas que Dieu suive vos goûts pour vous flatter. Faites l’oraison comme les commençants les plus grossiers et les plus imparfaits, s’il le faut: accommodez-vous à l’attrait de Dieu et à votre besoin. Il est vrai qu’il ne faut pas se troubler quand on sent en soi les goûts corrompus de l’amour-propre. Il ne dépend pas de nous de ne les sentir point ; mais il n’y faut donner aucun consentement de la volonté, et laisser tomber ces sentiments involontaires, en se tournant d’abord simplement vers Dieu. Moyennant cette conduite, il faut communier, et il faut même communier pour la pouvoir tenir. Si vous attendiez à communier que vous fussiez parfaite, vous n’auriez jamais ni la communion ni la perfection ; car on ne devient parfait qu’en communiant, et il faut manger le pain descendu du ciel pour parvenir peu à peu à une vie toute céleste.
Pour vos croix, il faut les prendre comme la pénitence de vos péchés, et comme l’exercice de mort à vous-même qui vous mènera à la perfection. O que les croix sont bonnes ! O que nous en avons besoin ! Eh ! que ferions-nous sans croix? Nous serions livrés à nous-mêmes, et enivrés d’amour-propre. Il faut des croix, et même des fautes, que Dieu permet pour nous humilier. Il faut mettre tout à profit, éviter les fautes dans l’occasion, et s’en servir pour se confondre dès qu’elles sont faites. Il faut porter les croix avec foi, et les regarder comme des remèdes très salutaires.
Craignez la hauteur ; défiez-vous de ce que le monde appelle la bonne gloire; elle est cent fois plus dangereuse que la plus sotte. Le plus subtil poison est le plus mortel. Soyez douce, patiente, compatissante aux faiblesses d’autrui, incapable de toute moquerie et de toute critique. La charité croit tout le bien qu’elle peut croire, et supporte tout le mal qu’elle ne peut s’empêcher de voir dans le prochain. Mais, pour être ainsi morte au monde, il faut vivre à Dieu ; et cette vie intérieure ne se puise que dans l’oraison. Le silence et la présence de Dieu sont la nourriture de l’âme.
J’ai reçu votre dernière lettre. Il m’y paraît que Dieu vous fait de grandes grâces, car il vous éclaire et poursuit beaucoup; c’est à vous à y correspondre. Plus il donne, plus il demande; et plus il demande, plus il est juste de lui donner.
Vous voyez qu’il retire ses consolations et l’attrait du recueillement, dès que vous vous laissez aller au goût des créatures qui vous dissipent. Jugez par là de la jalousie de Dieu et de celle que vous devez avoir contre vous-même, pour n’être plus à vous, et pour vous livrer toute à lui sans réserve.
Vous aviez bien raison de croire que le renoncement à soi-même, qui est demandé dans l’Évangile, consiste dans le sacrifice de toutes nos pensées et de tous les mouvements de notre cœur. Le moi, auquel il faut renoncer, n’est pas un je ne sais quoi ou un fantôme en l’air; c’est notre entendement qui pense, c’est notre volonté qui veut à sa mode par amour-propre. Pour rétablir le véritable ordre de Dieu, il faut renoncer à ce moi déréglé, en ne pensant et en ne voulant plus que selon l’impression de l’esprit de grâce.
Voilà l’état où Dieu se communique familièrement. Dès qu’on sort de cet état, on résiste à l’esprit de Dieu, on le contriste, et on se rend indigne de son commerce. C’est par miséricorde que Dieu vous rebute, et vous fait sentir sa privation dès que vous vous tournez vers les créatures : c’est qu’il veut vous reprocher votre faute, et vous en humilier, pour vous en corriger et pour vous rendre plus précautionnée. Alors il faut revenir humblement et patiemment à lui. Ne vous dépitez jamais, c’est votre écueil ; mais comptez que le silence, le recueillement, la simplicité, et l’éloignement du monde sont pour vous ce que la mamelle de la nourrice est pour l’enfant.
Je suis véritablement attristé d’avoir vu hier votre cœur si malade. Il me semble que vous devez faire également deux choses : l’une est de ne suivre jamais volontairement les délicatesses de votre amour-propre; l’autre est de ne vous décourager jamais en éprouvant dans votre cœur ces dépits si déraisonnables. Voulez-vous bien faire? Demandez à Dieu qu’il vous rende patiente avec les autres et avec vous-même. Si vous n’aviez que les autres à supporter, et si vous ne trouviez de misères qu’en eux, vous seriez violemment tentée de vous croire au-dessus de votre prochain. Dieu veut vous réduire, par une expérience presque continuelle de vos défauts, à reconnaître combien il est juste de supporter doucement ceux d’autrui. Eh ! que serions-nous, si nous ne trouvions rien à supporter en nous puisque nous avons tant de peine à supporter les autres, lors même que nous avons besoin d’un continuel support?
Tournez à profit toutes vos faiblesses en les acceptant, en les disant avec une humble ingénuité, et en vous accoutumant à ne compter plus sur vous. Quand vous serez bien sans ressource, et bien dépossédée de vous-même par un absolu désespoir de vos propres forces, Dieu vous apprendra à travailler dans une entière dépendance de sa grâce pour votre correction. Ayez patience avec vous-même ; rabaissez-vous ; rapetissez-vous ; demeurez dans la boue de vos imperfections, non pour les aimer ni pour négliger leur correction, mais pour en tirer la défiance de votre cœur et l’humiliation profonde, comme on tire les plus grands remèdes des poisons mêmes. Dieu ne vous fait éprouver ces faiblesses, qu’afin que vous recouriez plus vivement à lui. Il vous délivrera peu à peu de vous-même. O l’heureuse délivrance !
Vous vous réjouissez par jalousie des défauts de M[...].438 que vous supportez le plus impatiemment : vous êtes plus choquée de ses bonnes qualités que de ses défauts. Tout cela est bien laid et bien honteux. Voilà ce qui sort de votre cœur, tant il en est plein ; voilà ce que Dieu vous fait sentir, pour vous apprendre à vous mépriser, et à ne compter jamais sur la bonté de votre cœur. Votre amour-propre est au désespoir quand, d’un côté, vous sentez au dedans de vous une jalousie si vive et si indigne, et quand, d’un autre côté, vous ne sentez que distraction, que sécheresse, qu’ennui, que dégoût pour Dieu. Mais l’œuvre de Dieu ne se fait en nous qu’en nous dépossédant de nous-mêmes, à force d’ôter toute ressource de confiance et de complaisance à l’amour-propret. Vous voudriez vous sentir bonne, droite, forte et incapable de tout mal. Si vous vous trouviez ainsi, vous seriez d’autant plus mal que vous vous croiriez assurée d’être bien. Il faut se voir pauvre, se sentir corrompue et injuste, ne trouver en soi que misère, en avoir horreur, désespérer de soi, n’espérer plus qu’en Dieu, et se supporter soi-même avec une humble patience sans se flatter. Au reste, comme ces choses ne sont que des sentiments involontaires, il suffit que la volonté n’y consente point. Par là vous en tirerez le profit de l’humiliation, sans avoir l’infidélité d’adhérer à des sentiments si corrompus.
[…] Vous pensiez vous posséder; mais l’expérience vous montrera que c’est un amour-propre ombrageux, dépiteux et bizarre qui vous possède. J’espère que, dans la suite, vous ne songerez plus à vous posséder vous-même, et que vous vous laisserez posséder de Dieu.
223. LSP 213. À MADAME DE LA MAISONFORT. 5 avril [1693].
Vous voudriez être parfaite, et vous voir telle, moyennant quoi vous seriez en paix. La véritable paix de cette vie doit être dans la vue de ses imperfections non flattées et tolérées, mais au contraire condamnées dans toute leur étendue. On porte en paix l’humiliation de ses misères, parce qu’on ne tient plus à soi par amour-propre. On est fâché de ses fautes plus que de celles d’un autre, non parce qu’elles sont siennes, et qu’on y prend un intérêt de propriété, mais parce que c’est à nous à nous corriger, à nous vaincre, à nous désapproprier, à nous anéantir, pour accomplir la volonté de Dieu à nos dépens. Le tempérament convenable à notre besoin, est de nous rendre attentifs et fidèles à toutes les vues intérieures de nos imperfections, qui nous viennent par le fond sans raisonner, et de n’écouter jamais volontairement les raisonnements inquiets et timides, qui vous rejetteraient dans le trouble de vos anciens scrupules. Ce qui se présente à l’âme d’une manière simple et paisible, est lumière de Dieu pour la corriger. Ce qui vous vient par raisonnement et par inquiétude, est un effet de votre naturel qu’il faut laisser tomber peu à peu en se tournant vers Dieu avec amour. Il ne faut non plus se troubler par la prévoyance de l’avenir, que par les réflexions sur le passé. Quand il vous vient un doute que vous pouvez consulter, faites-le : hors de là, n’y songez que quand l’occasion se présente. Alors donnez-vous à Dieu, et faites bonnement le mieux que vous pourrez, selon la lumière du moment présent.
Quand les occasions de sacrifice sont passées, n’y songez plus. Si elles reviennent, ne faites rien par le souvenir du moment passé : agissez par la pente actuelle du cœur.
Il s’agit du fils survivant des Chevreuse 439.
On ne peut être plus touché que je le suis, Monsieur, de la très bonne lettre que vous avez pris la peine de m’écrire : j’y vois votre cœur, et je le goûte. Je souhaite que Dieu vous conserve au milieu de la contagion du siècle. Le principal pour vous, Monsieur, est de vous défier de votre facilité et de votre activité naturelle. Vous avez plus de penchant qu’un autre à vous dissiper; dès que vous êtes dissipé, vous êtes affaibli. Comme votre force ne peut être qu’en Dieu seul, il ne faut pas s’étonner si la force vous manque dès que vous manquez à Dieu. C’est bien assez que Dieu nous soutienne quand nous ne nous éloignons pas de lui ; mais il doit permettre en quelque sorte notre chute quand nous ne craignons pas de tomber, et quand nous nous éloignons témérairement de son secours. Nous ne pouvons espérer de ressource contre notre fragilité, que dans le recueillement et dans la prière.
Vous avez plus de besoin qu’un autre de ce secours : vous avez un naturel facile, qui s’engage et qui se passionne bientôt, votre vivacité et votre activité naturelle vous jetant sans cesse au-dehors. D’ailleurs vous avez un air ouvert qui fait plaisir, et qui prévient le monde en votre faveur: il n’y a rien de si dangereux que de plaire; l’amour-propre en est charmé, et ce charme empoisonne le cœur. D’abord on s’amuse et on se flatte, puis on se dissipe, et on sent ralentir toutes ses bonnes résolutions ; puis on s’enivre de soi-même et du monde, c’est-à-dire de plaisir et de vanité. Alors on se trouve dans une distance infinie de Dieu ; on n’a plus le courage d’y retourner; on n’ose même plus songer à se faire cette violence.
Vous n’avez, Monsieur, de ressource qu’à vous précautionner contre la dissipation. Je vous conjure de donner tous les matins un petit quart d’heure à une lecture méditée avec liberté, simplicité et affection ; encore un petit moment de même vers le soir440: de temps en temps dans la journée renouvelez la présence de Dieu et l’intention d’agir pour lui ; humiliez-vous de vos fautes ; travaillez de bonne foi à vous corriger, ayez patience avec vous-même, sans vous flatter, comme vous feriez avec un autre; fréquentez les sacrements dans des temps réglés. Je prierai de tout mon cœur pour vous441.
… Je crois que vous ne sauriez être avec Dieu dans une trop grande confiance. Dites-lui tout ce que vous avez sur le cœur, comme on se décharge le cœur avec un bon ami sur tout ce qui afflige ou qui fait plaisir. Racontez-lui vos peines, afin qu’il vous console. Dites-lui vos joies afin qu’il les modère. Exposez-lui vos désirs, afin qu’il les purifie. […] Dites-lui combien l’amour-propre vous porte à être injuste contre le prochain, combien la vanité vous tente d’être faux, pour éblouir les hommes dans le commerce, combien votre orgueil se déguise aux autres et à vous-même. […] Les gens qui n’ont rien de caché les uns pour les autres, ne manquent jamais de sujets de s’entretenir. Ils ne préparent, ils ne mesurent rien pour leurs conversations, parce qu’ils n’ont rien à réserver. Ainsi ne cherchent-ils rien. Ils ne parlent entre eux que de l’abondance du cœur. Ils parlent sans réflexion comme ils pensent. C’est le cœur de l’un qui parle à l’autre. Ce sont deux cœurs qui se versent pour ainsi dire l’un dans l’autre. Heureux ceux qui parviennent à cette société familière et sans réserve avec Dieu.
À mesure que vous lui parlerez, il vous parlera. […] Ce n’est point une inspiration extraordinaire qui vous expose à l’illusion. Elle se borne à vous inspirer les vertus de votre état, et les moyens de mourir à vous-même, pour vivre à Dieu. C’est une parole intérieure qui nous instruit selon nos besoins en chaque occasion. Dieu est le vrai ami qui nous donne toujours le conseil et la consolation nécessaire. Nous ne manquons qu’en lui résistant. Ainsi il est capital de s’accoutumer à écouter sa voix, à se faire taire intérieurement, à prêter l’oreille du cœur, et à ne perdre rien de ce que Dieu nous dit. On comprend bien ce que c’est que se taire au-dehors, et faire cesser le bruit des paroles, que notre bouche prononce. Mais on ne sait point ce que c’est que le silence intérieur. Il consiste à faire taire son imagination vaine, inquiète, et volage. Il consiste même à faire taire son esprit rempli d’une sagesse humaine, et à supprimer une multitude de vaines réflexions qui agitent et qui dissipent l’âme. Il faut se borner dans l’oraison à des affections simples, et à un petit nombre d’objets, dont on s’occupe plus par amour que par de grands raisonnements. La contention de tête fatigue, rebute, épuise. L’acquiescement de l’esprit et l’union du cœur ne lassent pas de même. L’esprit de foi et d’amour ne tarit jamais, quand on n’en quitte point la source.
Mais je ne suis pas, direz-vous, le maître de mon imagination, qui s’égare, qui s’échauffe, qui me trouble. […] Pendant ces distractions mon oraison s’évanouit, et je la passe toute entière à apercevoir que je ne la fais pas. Je vous réponds, Monsieur, que c’est par le cœur que nous faisons oraison, et qu’une volonté sincère et persévérante de la faire est une oraison véritable. […] À chaque fois qu’on aperçoit sa distraction, on la laisse tomber, et on revient à Dieu en reprenant son sujet. Ainsi, outre qu’il demeure dans les temps mêmes de distraction une oraison du fond, qui est comme un feu caché sous la cendre, et une occupation confuse de Dieu, on réveille encore en soi, dès qu’on remarque la distraction, des affections vives et distinctes, sur les vérités que l’on se rappelle dans ces moments-là. Ce n’est donc point un temps perdu. Si vous voulez en faire patiemment l’expérience, vous verrez que certains temps d’oraison passés dans la distraction et dans l’ennui avec une bonne volonté, nourriront votre cœur, et vous fortifieront contre toutes les tentations. Une oraison sèche, pourvu qu’elle soit soutenue avec une fidélité persévérante, accoutume une âme à la croix. Elle l’endurcit contre elle-même, elle l’humilie, elle l’exerce dans la voie obscure de la foi. Si nous avions toujours une oraison de lumière, d’onction, de sentiment, et de ferveur, nous passerions notre vie à nous nourrir de lait, au lieu de manger le pain sec et dur. Nous ne chercherions que le plaisir et la douceur sensible, au lieu de chercher l’abnégation et la mort [mystique]. […] Mais n’attaquez point de front les distractions; c’est se distraire, que de contester contre la distraction même. Le plus court est de la laisser tomber, et de se remettre doucement devant Dieu. Plus vous vous agiterez, plus vous exciterez votre imagination, qui vous importunera sans relâche. Au contraire plus vous demeurerez en paix en vous retournant par un simple regard vers le sujet de votre oraison, plus vous vous approcherez de l’occupation intérieure des choses de D[ieu]. Vous passeriez tout votre temps à combattre contre les mouches qui font du bruit autour de vous. Laissez-les bourdonner à vos oreilles, et accoutumez-vous à continuer votre ouvrage, comme si elles étaient loin de vous.
Pour le sujet de vos oraisons prenez les endroits de l’Évangile ou de l’Imitation de J[ésus] C[hrist] qui vous touchent le plus. Lisez lentement, et à mesure que quelque parole vous touche, faites-en ce qu’on fait d’une conserve, qu’on laisse longtemps dans sa bouche pour l’y laisser fondre. Laissez cette vérité couler peu à peu dans votre cœur. Ne passez à une autre que quand vous sentirez que celle-là a achevé toute son impression. Insensiblement vous passerez un gros quart d’heure en oraison. Si vous ménagez votre temps de sorte que vous puissiez la faire deux fois le jour, ce sera à deux reprises une demie heure d’oraison par jour. Vous la ferez avec facilité, pourvu que vous ne vouliez point y trop faire, ni trop voir votre ouvrage fait. Soyez-y simplement avec Dieu dans une confiance d’enfant qui lui dit tout ce qui lui vient au cœur. Il n’est question que d’élargir le cœur avec Dieu, que de l’accoutumer à lui, et que de nourrir l’amour. L’amour nourri éclaire, redresse, encourage, corrige.
Pour vos occupations extérieures, il faut les partager entre les devoirs et les amusements. Je compte parmi les devoirs toutes les bienséances pour le commerce des généraux de l’armée et des principaux officiers, avec lesquels il faut un air de société et des attentions. […] Une de vos principales occupations doit être, ce me semble, de voir tout ce qui se passe dans une armée, d’en faire parler tous ceux qui ont le plus de génie et d’expérience. Il faut les chercher, les ménager, leur déférer beaucoup, pour en tirer toutes les lumières utiles. […] Je ne cesse, Monsieur, aucun jour de le prier pour vous. Il sait à quel point je vous suis dévoué pour toute ma vie.
J’entre dans vos peines. Que ne puis-je faire quelque chose de plus ! Il faut imiter la foi d’Abraham, et aller toujours sans savoir où442. On ne s’égare que par se proposer un but de son propre choix. Quinconque ne veut rien que la seule volonté de Dieu, la trouve partout, de quelque côté que la Providence le tourne, et par conséquent il ne s’égare jamais. Le véritable abandon n’ayant aucun chemin propre, ni dessein de se contenter, va toujours droit comme il plaît à Dieu. La voie droite est de se renoncer, afin que Dieu seul soit tout, et que nous ne soyons rien.
J’espère que celui qui nourrit les petits oiseaux aura soin de vous. Heureux celui qui, comme Jésus-Christ, n’a pas de quoi reposer sa tête! Quand on s’est livré à la pauvreté intérieure même, doit-on craindre l’extérieure ? Soyez fidèle à Dieu, et Dieu le sera à ses promesses. Faites honneur à la Religion qui est si méprisée, et elle vous le rendra avec usure. Montrez au monde un courtisan qui vit de pure foi.
Craignez votre vivacité empressée, votre goût pour le monde, votre ambition secrète qui se glisse sans que vous l’aperceviez. Ne vous engouez point de certaines conversations de politique ou de joli badinage qui vous dissipent, qui vous indisposent au recueillement et à l’oraison. Parlez peu ; coupez court ; ménagez votre temps; travaillez avec ordre et de suite; mettez les œuvres en la place des beaux discours. Encore une fois, l’avenir n’est point encore à vous ; il n’y sera peut-être jamais443. Bornez-vous au présent ; mangez le pain quotidien. Demain aura soin de lui-même; à chaque jour suffit son mal444. C’est tenter Dieu que de faire provision de manne pour deux jours ; elle se corrompt. Vous n’avez point aujourd’hui la grâce de demain: elle ne viendra qu’avec demain lui-même. Moment présent, petite éternité pour nous.
Militaire blessé dès sa jeunesse en 1711 il est surnommé affectueusement « mon boiteux » par Mme Guyon. « Fanfan » est également chéri par son oncle Fénelon qui lui adresse de nombreuses lettres. Nous ne citons ici que trois exemples, ne voulant pas omettre l’éditeur des Œuvres spirituelles (1738) de son oncle. En ce qui concerne son éveil mystique nous suggérons de consulter la direction complète assurée dans les dernières années de « notre mère » 445.
« Né le 25 juillet 1688, petit-fils du frère aîné de Fénelon, Gabriel Jacques de Salignac (1688 – 1746) était le second d’une famille de quatorze enfants. Mousquetaire en 1704, colonel du régiment de Bigorre en 1709, il reçut une grave blessure le 31 août 1711 au siège de Landrecies, lors de l’enlèvement du camp ennemi à Hordain. Mal soigné, il subit une opération au début de février 1713, qui fut suivie de trois mois de maladie dont nous trouvons l’écho dans la correspondance. Il se rendit aux eaux de Barèges en 1714 avec « Panta », l’abbé Pantaleon de Beaumont. Ils s’attardèrent à Paris et à Blois. Commença alors une correspondance suivie avec Madame Guyon. Il fut inspecteur général de l’infanterie en 1718, brigadier en 1719. Il avait épousé, en décembre 1721, Louise Françoise Le Peletier, fille de Louis Le Peletier, premier président du Parlement de Paris. De ce mariage naquirent douze enfants. Son mariage avait fait de lui un parent du comte de Morville, secrétaire d’État aux Affaires étrangères ; celui-ci le désigna en 1724 pour l’ambassade de Hollande. Il y resta jusqu’en 1728, où il fut nommé plénipotentiaire au congrès de Soissons, puis retourna en Hollande de 1730 à 1744. Chevalier des Ordres du Roi en 1739, il servit comme lieutenant général dans l’armée du maréchal de Noailles, puis dans celle de Maurice de Saxe. Il était en passe d’obtenir le bâton de maréchal quand il fut blessé très grièvement à la bataille de Raucoux, près de Liège, et mourut quelques jours après, le 11 octobre 1746. Légataire universel de son grand-oncle et dépositaire de tous ses écrits originaux, qui lui avaient été remis par l’abbé de Beaumont, il les publia. » [O].
Tu souffres, mon très cher petit fanfan, et j’en ressens le contrecoup avec douleur. Mais il faut aimer les coups de la main de D[ieu]. Cette main est plus douce que celle des chirurgiens. Elle n’incise que pour guérir. Tous les maux qu’elle fait se tournent en biens, si nous la laissons faire. Je veux que tu sois patient sans patience et courageux sans courage. Demande à la bonne Duchesse ce que veut dire cet apparent galimatias. Un courage qu’on possède, qu’on tient comme propre, dont on jouit, dont on se sait bon gré, dont on se fait honneur, est un poison d’orgueil. Il faut au contraire se sentir faible, prêt à tomber, le voir en paix, être patient à la vue de son impatience, la laisser voir aux autres, n’être soutenu que de la seule main de Dieu d’un moment à l’autre, et vivre d’emprunt’. En cet état, on marche sans jambes, on mange sans pain, on est fort sans force. On n’a rien en soi, et tout se trouve dans le bien-aimé. On fait tout, et on n’est rien, parce que le bien-aimé fait lui seul tout en nous. Tout vient de lui, tout retourne à lui. La vertu qu’il nous prête n’est pas plus à nous, que l’air que nous respirons et qui nous fait vivre.
Il faut aller au fond pendant qu’on y est, pour ta jambe. Autrement ce serait à recommencer, et on pourrait bien en recommençant trouver le mal incurable. Il le deviendrait par le retardement. Ainsi il est capital de le déraciner avec les plus grandes précautions. Voilà des lettres que je te prie de faire rendre. Tu sais, mon cher petit fanfan, avec quelle tendresse je suis à jamais tout à toi sans réserve.
Je remercie D[ieu] de ce qu’il a fait enfin découvrir le mal, qui était si profondément caché. Le péril eût été grand sans cette heureuse découverte. Le rétablissement du trajet me donne de bonnes espérances. Puisque ce trajet est libre, il faut, si je ne me trompe, faire un grand usage des injections pour purifier le fond des chairs. Après tant de mécomptes heureusement réparés, il faut cent précautions l’une sur l’autre, pour s’assurer de ne rien laisser dans ce fond. C’est là-dessus, mon c[her] f[anfan], qu’il faut une patience à toute épreuve, pour ne se mettre point en péril de recommencer, ou de périr sans ressource en se croyant guéri. M. Chirac, qui a tant d’amitié et de pénétration, examinera sans doute si le pus, qui a tant séjourné, n’a point rongé quelque vaisseau sanguin, jusqu’à en affaiblir les tuniques, si ce pus n’a point fait quelque fusée, s’il ne reste point des esquilles embarrassées dans les chairs ou dans les membranes. Je parle en ignorant’. Cela m’est permis ; je parle pour un homme qui excusera tout, et qui saura tourner à bien ce que je dis mal. Je ne doute pas qu’il n’exige de vous une rigoureuse sobriété. C’est sur quoi vous devez avoir une docilité sans bornes pour lui, et une dureté courageuse contre vous-même. …
Jeune intellectuelle convertie au point de rentrer chez les carmélites, elle bénéficiera de l’exigeante direction par Fénelon : ce dernier encourage puis – plusieurs années passent - coupe court à tout attachement. Voici ce qu’Orcibal nous apprend sur son milieu et sur elle-même :
« Bien que le marquis de Dangeau et son frère l'abbé fussent depuis longtemps convertis, leur famille opposa, lors de la Révocation de l'Edit de Nantes, une résistance opiniâtre. Ce fut en particulier le cas de leur soeur Catherine de Courcillon et de Jean Guichard, marquis du Péray, dont elle était la quatrième femme. Ils furent accusés de favoriser les évasions et leur fille Charlotte mise aux Nouvelles Catholiques le 5 mars 1686. Fénelon était alors dans l'Ouest, mais, à la demande des Dangeau, Bossuet entreprit cette conversion difficile et, en lui montrant certaines contradictions dans le Bouclier de la Foi de Du Moulin, obtint le 1er juin 1686 l'abjuration de la jeune intellectuelle. Celle-ci aida alors pendant quelques mois les officières des Nouvelles Catholiques. Elle entra ensuite au Premier Couvent où Fénelon qui « avait examiné » avec elle « ses doutes sur son ancienne religion » (cf. sa lettre inédite du 15 décembre 1713, à la soeur de la carmélite) prêcha le 23 novembre 1687 lors de sa prise d'habit. […] En janvier 1689 Mme de Péray « attendait W. sa mère pour faire sa profession » qui eut lieu le 13 mai 1689 et fut rehaussée par un sermon de Bossuet. Soeur Charlotte de Saint-Cyprien ne cessa jamais de correspondre avec l'archevêque de Cambrai dont, vingt ans après sa mort, elle faisait l'éloge au marquis de Fénelon. Passée en 1717 à Pont-Audemer pour des motifs inconnus, elle y mourut en 1747. » 446
Nous disposons de lettres couvrant l’entrée dans la vie religieuse et dans l’intériorité mystique de 1689 à 1696 puis à la maturité de 1711 à 1714. Un condensé en italiques précède les douze lettres qui nous sont parvenues447.
Janvier 1689 : Charlotte craint son engagement et s’embarrasse de ses défauts : « Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. […] Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu. »
Au mois de mai elle fait profession dans une cérémonie « rehaussée par un sermon de Bossuet ».
Août 1695 : Charlotte est encore une intellectuelle, mais « vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. » « Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. »
Novembre : « N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous […] Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! »
Décembre : « Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. »
Décembre toujours, où Fénelon enfonce le clou : « J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection. »
Mars 1696, la plus longue lettre, petit traité intérieur : « L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation » « il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. » « L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. » « L’activité que les mystiques blâment n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation. / L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre. / La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. » « Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. » « Ce n’est pas leur force [des désirs] qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. » Et conclus : « Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. »
Août : « Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné » « Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. »
Décembre : « En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. »
Décembre encore ? : « Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. »
Quinze ans passent des débuts à la maturité. Charlotte est devenue une confidente :
Janvier 1711 : « Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. […] Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. »
Décembre de la même année à « ma très honorée sœur » : « A l’égard de vos lectures, je ne saurais les regretter, pendant qu’il plaît à Dieu de vous en ôter l’usage. » «Quand Dieu nourrit au-dedans, on n’a pas besoin de la nourriture extérieure. La parole du dehors n’est donnée que pour procurer celle du dedans. Quand Dieu, pour nous éprouver, nous ôte celle du dehors, il la remplace par celle du dedans pour ne nous abandonner pas à notre indigence. Demeurez donc en silence et en amour auprès de lui. » « Pleurez, sans vous contraindre, les choses que vous dites que Dieu vous ordonne de sentir, mais j’aime bien ce que vous appelez votre stupidité. Elle vaut cent fois mieux que la délicatesse et la vivacité de sentiments sublimes, qui vous donneraient un soutien flatteur. » « je serai jusqu’à la mort intimement uni à vous avec zèle »
Mars 1714 : « Les dépouillements les plus rigoureux sont adoucis, dès que Dieu détache le cœur des choses dont il dépouille. Les incisions ne sont nullement douloureuses dans le mort; elles ne le sont que dans le vif. Quiconque mourrait en tout, porterait en paix toutes les croix. Mais nous sommes faibles, et nous tenons encore à de vaines consolations. Les soutiens de l’esprit sont plus subtils que les appuis mondains ; on y renonce plus tard et avec plus de peine. Si on se détachait des consolations les plus spirituelles dès que Dieu en prive, on mettrait sa consolation, comme dit l’Imitation de Jésus-Christ, à être sans consolation dans sa peine. Je serais ravi d’apprendre l’entière guérison de vos yeux; mais il ne faut pas plus tenir à ses yeux, qu’aux choses les plus extérieures. Je serai jusqu’au dernier soupir de ma vie intimement uni à vous. »
Il me tarde de savoir de vous comment vous vous trouvez dans votre retraite, en approchant du jour que vous craignez tant, et qui est si peu à craindre. Vous verrez que les fantômes qui épouvantent de loin ne sont rien de près. Quand sainte Thérèse fit son engagement, elle dit qu’il lui prit un tremblement comme des convulsions, et qu’elle crut que tous les os de son corps étaient déboîtés448. « Apprenez, dit-elle, par mon exemple, à ne rien craindre quand vous vous donnez à Dieu. » En effet, cette première horreur fut suivie d’une paix et d’une sainteté qui ont été la merveille de ces derniers temps.
J’aime mieux que vous dormiez huit heures la nuit, et que vous payiez Dieu pendant le jour d’une autre monnaie. Il n’a pas besoin de vos veilles au-delà de vos forces ; mais il demande un esprit simple, docile et recueilli, un cœur souple à toutes les volontés divines, grand pour ne mettre aucunes bornes à son sacrifice, prêt à tout faire et à tout souffrir, détaché sans réserve du monde et de soi-même. Voilà la vraie et pure immolation de l’homme tout entier, car tout le reste n’est pas l’homme ; ce n’est que le dehors et l’écorce grossière.
Humiliez-vous avec les Mages devant Jésus enfant449. En donnant votre volonté, qui n’est pas à vous, et que vous livreriez au mensonge si vous la refusiez à Dieu, vous ferez un don plus précieux qu’en donnant l’or et les parfums de l’Orient. Donnez donc, mais donnez sans partage et sans jamais reprendre. O qu’on reçoit en donnant ainsi, et qu’on perd quand on veut garder quelque chose ! Le vrai fidèle n’a plus rien : il n’est plus lui-même à lui-même.
Vous ne devez point vous embarrasser de vos défauts, pourvu que vous ne les aimiez pas, et qu’il n’y en ait aucun que vous ayez un certain désir secret d’épargner. Il n’y a que ces réserves qui arrêtent la grâce, et qui font languir une âme sans avancer jamais vers Dieu. Si vous abandonnez sans réserve toutes vos imperfections à l’esprit de Dieu, il les dévorera comme le feu dévore la paille; mais, avant que de vous en délivrer, il s’en servira pour vous délivrer de vous-même et de votre orgueil. Il les emploiera à vous humilier, à vous crucifier, à vous confondre, à vous arracher toute ressource et toute confiance en vous-même. Il brûlera les verges après vous en avoir frappé, pour vous faire mourir à l’amour-propre. Courage ! aimez, souffrez, soyez souple et constante dans la main de Dieu.450.
Si je vous ai écrit, ma chère sœur, sur les précautions dont vous avez besoin, ce n’est pas que je croie que vous vous trompiez; mais c’est que je voudrais que vous fussiez loin des pièges452. Celui de l’approbation de toutes les personnes de votre maison n’est pas médiocre. D’ailleurs vous n’avez point d’expérience; vous n’avez que de la lecture, avec un esprit accoutumé au raisonnement dès453 votre enfance. On pourrait même vous croire bien plus avancée que vous ne l’êtes. Voilà ce qui me fait tant désirer que vous marchiez toujours dans la voie de la plus obscure foi et de la plus simple obéissance. Vous ne sauriez trop abattre votre esprit, ni vous défier trop de vos lumières et de toutes les grâces sensibles. Il ne faut pas les rejeter, afin que Dieu en fasse en vous tout ce qu’il lui plaira, supposé qu’elles viennent de lui : mais il ne faut pas s’y arrêter un seul instant, et cela n’empêchera point leur effet, si c’est Dieu qui en est la source. Tout ce que vous m’avez écrit me semble bon, et je vous prie de n’aller pas plus loin. Communiquez-vous peu aux autres; ne le faites que par pure obéissance454, et d’une manière proportionnée au degré de chaque personne. Il faut que les âmes de grâce se communiquent comme la grâce même, qui prend toutes les formes. Ce n’est pas pour dissimuler, mais seulement pour ne dire à chacun que les vérités qu’il est capable de porter, réservant la nourriture solide aux forts, pendant qu’on donne le lait aux enfants. Le dépôt entier de la vérité est dans la tradition indivisible de l’Église; mais on ne le dispense que par morceaux, suivant que chacun est en état d’en recevoir plus ou moins. Je serai très aise de savoir de vos vues et de vos dispositions tout ce que Dieu vous mettra au cœur de m’en confier; mais je crois que le temps le plus convenable pour cette communication sera celui de mon retour455. Alors j’irai vous rendre une visite, où nous pourrons parler ensemble; après quoi vous me confierez par écrit ou de vive voix tout ce que vous voudrez, pourvu que vos supérieurs l’approuvent. En attendant, je prierai notre Seigneur de vous détacher de tous vos proches, pour ne les aimer plus qu’en lui seul, et pour vous faire porter la croix dans l’esprit de Jésus-Christ : tout le zèle empressé que vous avez456 pour le salut de vos parents leur sera peu utile457. On voudrait par principe de nature communiquer la grâce : elle ne se communique que par mort à soi-même et à son zèle trop naturel. Attendez en paix les moments de Dieu. Jésus-Christ dit souvent : mon heure n’est pas encore venue. On voudrait bien la faire venir; mais on la recule en voulant la hâter. L’œuvre de Dieu est une œuvre de mort, et non pas de vie; c’est une œuvre où il faut toujours sentir son inutilité et son impuissance. Telle est la patience et la longanimité des saints. Plus on a de talents et plus on a besoin d’en éprouver l’impuissance. Il faut être brisé et mis en poudre, pour être digne de devenir l’instrument des desseins de Dieu. Vous m’obligerez sensiblement si vous voulez bien témoigner à la mère prieure et aux autres de votre maison combien je les révère458.
Que direz-vous de moi, ma chère sœur ? je n’ai pas encore eu un moment libre pour lire votre Vie du Bienheureux Jean de la Croix459, mais je m’en vais la lire au plus tôt et bien exactement. Pour vos lettres où vous me parlez de ses maximes, je les approuve du fond de mon cœur : ces maximes sont de l’esprit de Dieu, et il ne peut jamais y en avoir de contraires qui ne soient pernicieuses. Il y a même dans ces maximes bien entendues, de grands principes de vie intérieure qui demandent beaucoup d’expérience et de grâce. Ce que je souhaite de vous, ma chère sœur, c’est que vous ne vous fassiez jamais un appui des talents humains dans votre obéissance. N’obéissez point à un homme, parce qu’il raisonne plus fortement ou parle d’une manière plus touchante qu’un autre, mais parce qu’il est l’homme de Providence pour vous, et qu’il est votre supérieur, ou que vos supérieurs agréent qu’il vous conduise, et que vous éprouvez, indépendamment du raisonnement et du goût humain, qu’il vous aide plus qu’un autre à vous laisser subjuguer par l’esprit de grâce et à mourir à vous-même. Le directeur ne nous sert guère à nous détacher de notre propre sens, quand ce n’est que par notre propre sens que nous tenons à lui. O ma chère sœur, que je voudrais vous appauvrir du côté de l’esprit ! Écoutez saint Paul : Vous êtes prudents en Jésus-Christ ; pour nous, nous sommes insensés pour lui. Ne craignez point d’être indiscrète ; à Dieu ne plaise que je veuille de vous aucune indiscrétion ! mais je ne voudrais laisser en vous qu’une sagesse de pure grâce, qui conduit simplement les âmes fidèles, quand elles ne se laissent aller ni à l’humeur, ni aux passions, ni à l’amour-propre, ni à aucun mouvement naturel. Alors ce qu’on appelle dans le monde esprit, raisonnement et goût, tombera. Il ne restera qu’une raison simple, docile à l’esprit de Dieu, et une obéissance d’enfant pour vos supérieurs, sans regarder en eux autre chose que Dieu. Je le prie d’être lui seul toutes choses en vous.
Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert. Envoyez-la ou supprimez-la suivant que vous jugerez à propos. Voyez si elle est convenable à son état, et décidez simplement en bonne personne. J’ai beaucoup pensé à vous devant Dieu depuis deux ou trois jours. Je ne saurais souffrir votre esprit, ni le goût que vous avez pour celui des autres. Je voudrais vous voir pauvre d’esprit, et ne vous reposant plus que dans le commerce des simples et des petits. Les talents sont de Dieu, et ils sont bons quand on en use sans y tenir ; mais quand on les cherche, quand on les préfère à la simplicité, quand on dédaigne tout ce qui en est dépourvu, quand on veut toujours le plus sublime dans les dons de Dieu, on n’est point encore dans le goût de pure grâce. Au nom de Dieu, laissez là votre esprit, votre science, votre goût, votre discernement. Le bienheureux Jean de la Croix donnait bien moins à l’esprit que vous. Plus d’autre esprit que l’esprit de Dieu. La véritable grâce nous fait tout à tous indistinctement ; elle rabaisse tous les talents, elle aplanit tout, elle fait qu’on est ravi d’être avec les gens les plus grossiers et les plus idiots460, pourvu qu’on y soit pour faire la volonté de Dieu. Pardon, ma chère sœur, de mes indiscrétions. Mille et mille fois tout à vous en notre Seigneur Jésus-Christ.
Je vous envoie, ma chère sœur, une lettre pour M. Robert et je vous prie de la voir, afin que vous soyez dans la suite de notre commerce, et que vous lui aidiez à se soutenir dans ses bonnes intentions pendant que je ne saurais le voir. J’ai un désir infini que vous soyez simple, et que vous n’ayez plus d’esprit. Je voudrais que Dieu flétrît vos talents, comme la petite vérole efface la beauté des jeunes personnes. Quand vous n’aurez plus aucune parure spirituelle, vous commencerez à goûter ce qui est petit, grossier et disgracié selon la nature, mais droit selon la pure grâce : vous ne déciderez plus, vous ne mépriserez plus rien; vous ne serez plus amusée par vos idées de perfection; votre oraison ne nourrira plus votre esprit. La conversation du Seigneur est avec les simples; ils sont ses bien-aimés et les confidents de ses mystères. Les sages et les prudents n’y auront point de part. L’enfant Jésus se montre aux bergers plus tôt qu’aux Mages. Devenez bergère ignorante, grossière, imbécile; mais droite, détachée de vous-même, docile, naïve, et inférieure à tout le monde. O que cet état est meilleur que celui d’être sage en soi-même ! Pardon, ma chère sœur : je prie le saint enfant Jésus de vous mettre son enfance au cœur. Demeurez à la crèche en silence avec lui; demandez pour moi ce que je souhaite pour vous. Mille compliments très sincères pour la mère Prieure et pour la sœur de Charost461.
LSP 13. L.354. À la sœur CHARLOTTE DE ST-CYPRIEN. [À Versailles, 10 mars 1696] 462.
Vous pouvez facilement, ma chère sœur, consulter des personnes plus éclairées que moi sur les voies de Dieu, et je vous conjure même de ne suivre mes pensées qu’autant qu’elles seront conformes aux sentiments de ceux qui ont reçu de la Providence l’autorité sur vous 463.
La contemplation est un genre d’oraison autorisé par toute l’Église ; elle est marquée dans les Pères et dans les théologiens des derniers siècles : mais il ne faut jamais préférer la contemplation à la méditation. Il faut suivre son besoin et l’attrait de la grâce, par le conseil d’un bon directeur. Ce directeur, s’il est plein de l’esprit de Dieu, ne prévient jamais la grâce en rien, et il ne fait que la suivre patiemment et pas à pas, après l’avoir éprouvée avec beaucoup de précaution. L’âme qui contemple de la manière la plus sublime doit être la plus détachée de sa contemplation, et la plus prompte à rentrer dans la méditation, si son directeur le juge à propos. Balthasar Alvarez464, l’un des directeurs de sainte Thérèse, dit, suivant une règle marquée dans les meilleurs spirituels, que, quand la contemplation manque, il faut reprendre la méditation, comme un marinier se sert des rames quand le vent n’enfle plus les voiles. Cette règle regarde les âmes qui sont encore dans un état mêlé : mais en quelque état éminent et habituel qu’on puisse être, la contemplation ni acquise ni même infuse ne dispense jamais des actes distincts des vertus ; au contraire, les vertus doivent être les fruits de la contemplation. Il est vrai seulement qu’en cet état les âmes font les actes des vertus d’une manière plus simple et plus paisible, qui tient quelque chose de la simplicité et de la paix de la contemplation.
Pour Jésus-Christ, il n’est jamais permis d’aller au Père que par lui ; mais il n’est pas nécessaire d’avoir toujours une vue actuelle du Fils de Dieu ni une union aperçue avec lui. Il suffit de suivre l’attrait de la grâce, pourvu que l’âme ne perde point un certain attachement à Jésus-Christ dans son fond le plus intime, qui est essentiel à sa vie intérieure. Ces âmes mêmes qui ne sont pas d’ordinaire occupées de Jésus-Christ dans leur oraison, ne laissent pas d’avoir de temps en temps certaines pentes vers lui, et une union plus forte que tout ce que les âmes ferventes de l’état commun éprouvent d’ordinaire. Une voie où l’on n’aurait plus rien pour Jésus-Christ serait non seulement suspecte, mais encore évidemment fausse et pernicieuse. Il est vrai seulement qu’entre ces deux états, de goûter souvent Jésus-Christ ou de demeurer solidement unie à lui, sans avoir en ce genre beaucoup de sentiments et de goûts aperçus, on ne choisit point ; chacun doit suivre en paix le don de Dieu, pourvu que toute l’âme ne tienne à Dieu que par Jésus-Christ, unique voie et unique vérité.
Votre oraison, de la manière dont vous me la dépeignez, n’a rien que de bon : elle est même variée, et pleine d’actes très faciles à distinguer. Ces différents sentiments d’adoration, d’amour, de joie, d’espérance et d’anéantissement devant Dieu, sont autant d’actes très utiles. Pour les lumières, les goûts et les sentiments auxquels vous dites : Vous n’êtes pas mon Dieu, etc., cela est encore très bon ; il faut être prêt à être privé de ces sortes de dons qui consolent et qui soutiennent. Il n’y a que l’amour et la conformité à la volonté de Dieu qu’on ne doit jamais séparer de Dieu même, parce qu’on ne peut être uni même immédiatement à Dieu, pour parler le langage des mystiques, que par l’amour et par la conformité à sa volonté dans tout ce qu’elle fait, qu’elle commande et qu’elle défend.
L’acte d’adoration de l’Être spirituel, infini et incompréhensible, qui ne peut être ni vu, ni senti, ni goûté, ni imaginé, etc., est l’exercice tout ensemble du pur amour et de la pure foi. Persévérez dans cet acte sans scrupule : y persévérer, c’est le renouveler sans cesse d’une manière simple et paisible. Ne le quittez point pour d’autres choses, que vous chercheriez peut-être avec inquiétude et empressement, contre l’attrait de votre grâce. Il y aura assez d’occasions où ce même attrait vous occupera expressément de Jésus-Christ et des actes distincts des vertus qui sont nécessaires à votre état intérieur et extérieur.
Pour le silence dont le Roi-Prophète parle, c’est celui dont saint Augustin parle aussi, quand il dit : Que mon âme fasse taire tout ce qui est créé, pour passer au-dessus de tout ce qui n’est point Dieu lui-même; qu’elle se fasse taire aussi elle-même à l’égard d’elle-même : sileat anima mea ipsa sibi465 ; que dans ce silence universel, elle écoute le Verbe qui parle toujours, mais que le bruit des créatures nous empêche souvent d’entendre. Ce silence n’est pas une inaction et une oisiveté de l’âme; ce n’est qu’une cessation de toute pensée inquiète et empressée, qui serait hors de saison quand Dieu veut se faire écouter. Il s’agit de lui donner une attention simple et paisible, mais très réelle, très positive et très amoureuse pour la vérité qui parle au-dedans. Qui dit attention, dit une opération de l’âme et une opération intellectuelle accompagnée d’affection de la volonté. Qui dit imposer silence, dit une action de l’âme qui choisit librement et par un amour méritoire. En un mot, c’est une fidélité actuelle de l’âme, qui, dans sa paix la plus profonde, préfère d’écouter l’esprit intérieur de grâce à toute autre attention. Alors l’opération tranquille de l’âme est une pure intellection, quoique les mystiques, prévenus des opinions de la philosophie de l’Ecole, aient parlé autrement. L’âme y contemple Dieu comme incorporel, et par conséquent elle n’admet ni image ni sensation qui le représente; elle l’adore ainsi tel qu’il est. Je sais bien que l’imagination ne cesse point alors de représenter des objets, et les sens de produire des sensations; mais l’âme, uniquement soutenue par la foi et par l’amour, n’admet volontairement aucune de ces choses qui ne sont ni Dieu ni rien de ressemblant à sa nature, non plus qu’un mathématicien ne fait point entrer dans ses spéculations de mathématique la vue involontaire des mouches qui bourdonnent autour de lui.
Il faut seulement remarquer deux choses sur la contemplation : la première, que le Verbe, en tant qu’il est incarné, quand il parle dans cette oraison, ne doit pas être moins écouté que quand il parle sans nous représenter son incarnation; en un mot, Jésus-Christ peut être l’objet de la plus pure et de la plus sublime contemplation. Il est contemplé par les bienheureux dans le ciel; à plus forte raison peut-il être contemplé sur la terre par les âmes de la plus éminente oraison, lesquelles, étant encore dans le pélerinage, sont toujours jusques à la mort dans un état essentiellement différent de celui des saints arrivés au terme. Jésus-Christ n’est pas moins la vérité et la vie que la voie. Il n’y a aucun état où l’âme la plus parfaite puisse ni marcher, ni contempler, ni vivre qu’en lui et par lui seul. Il ne suffit pas de tenir à lui confusément; il faut être occupé distinctement de lui et de ses mystères. Il est vrai qu’il y a des âmes qui ne le voient point actuellement dans leur contemplation, et qui croient même pour un temps l’avoir perdu, lorsqu’elles sont dans les épreuves ; mais celles qui n’en sont pas occupées pendant la pure et actuelle contemplation, en sont occupées pendant certains intervalles, où elles trouvent que Jésus-Christ leur est toutes choses. Celles qui sont dans les épreuves ne perdent pas plus Jésus-Christ que Dieu; elles ne perdent ni l’un ni l’autre, que pour un temps et en apparence. L’Époux se cache, mais il est présent : la peine où est l’âme, en croyant l’avoir perdu, est une preuve qu’elle ne le perd jamais, et qu’elle n’est privée que d’une possession goûtée et réfléchie.
La seconde remarque à faire sur la contemplation, est que cette contemplation pure et directe, où nulle image ni sensation n’est admise volontairement, n’est jamais, en cette vie, continuelle et sans interruption : il y a toujours des intervalles où l’on peut et où l’on doit, suivant la grâce et suivant son besoin, pratiquer les actes distincts de toutes les vertus, comme de la patience, de l’humilité, de la docilité, de la vigilance et de la contrition etc. En un mot il faut remplir tous les devoirs intérieurs et extérieurs marqués dans l’Évangile, loin de les négliger dans cet état de perfection. On ne doit juger du degré de la perfection de chaque âme, que par la fidélité qu’elle a dans toutes ces choses. Si, dans ces intervalles, on ne trouvait jamais en soi ni l’union à Jésus-Christ, ni les actes distincts des vertus, on devrait beaucoup craindre de tomber dans l’illusion. Alors il faudrait, suivant le conseil le plus sage qu’on pourrait trouver, s’exciter avec les efforts les plus empressés pour retrouver Jésus-Christ et les vertus, si on était encore dans l’état où je vous ai dit que Balthasar Alvarez veut qu’on prenne la rame quand le vent n’enfle plus les voiles. Que si on était dans un état de contemplation plus habituelle, où la rame ne fût plus d’aucun usage, il faudrait, non pas s’exciter avec inquiétude et empressement, mais faire des actes simples et paisibles sans y rechercher sa propre consolation. Cette sorte d’excitation, ou plutôt de fidélité tranquille et très efficace, ne troublera jamais l’état des âmes les plus éminentes, quand elles les feront par obéissance. Peut-être croiront-elles ne faire point des actes, parce qu’elles ne les feront point par formules et par secousses empressées; mais ces actes n’en seront pas moins bons. Il y a une grande différence entre les actes empressés qu’on s’efforce de faire pour s’y appuyer avec une subtile complaisance, ou ceux qu’on fait de toute la force de la volonté, avec simplicité et paix, pour obéir à un directeur. Enfin le fondement, qui doit être immobile, est qu’il n’y a aucun degré de contemplation où l’âme ne se nourrisse, d’une manière plus ou moins aperçue, par la vue de Jésus-Christ, par celle de ses mystères, et par les actes distincts des vertus. Les actes aperçus ne viennent pas toujours également comme on le voudrait, pour se consoler et pour s’assurer466. Dans les temps de l’actuelle et directe contemplation, il ne faut pas même interrompre ce que Dieu fait, pour ce que nous voudrions faire; mais, hors de ces temps, il faut toujours un peu plus ou un peu moins d’union aperçue à Jésus-Christ, et d’actes distincts.
Au reste, voici, ce me semble, les véritables notions des termes dont les plus saints mystiques se sont servis si fréquemment et si utilement, mais dont j’entends dire tous les jours avec douleur qu’on a étrangement abusé467.
L’abandon n’est que le pur amour dans toute l’étendue des épreuves, où il ne peut jamais cesser de détester et de fuir tout ce que la loi écrite condamne, et où les permissions divines ne dispensent jamais de résister jusqu’au sang contre le péché pour ne le pas commettre, et de le déplorer, si par malheur on y était tombé : car le même Dieu qui permet le mal le condamne, et sa permission qui n’est pas notre règle, n’empêche pas qu’on ne doive, par le principe de l’amour, se conformer toujours à sa volonté écrite, qui commande le bien et qui condamne tout ce qui est mal. On ne doit jamais supposer la permission divine, que dans les fautes déjà commises; cette permission ne doit diminuer en rien alors notre haine du péché, ni la condamnation de nous-mêmes.
L’activité que les mystiques blâment, n’est pas l’action réelle et la coopération de l’âme à la grâce; c’est seulement une crainte inquiète, ou une ferveur empressée qui recherche les dons de Dieu pour sa propre consolation.
L’état passif, au contraire, est un état simple, paisible, désintéressé, où l’âme coopère à la grâce d’une manière d’autant plus libre, plus pure, plus forte et plus efficace, qu’elle est plus exempte des inquiétudes et des empressements de l’intérêt propre.
La propriété que les mystiques condamnent avec tant de rigueur, et qu’ils appellent souvent impureté, n’est qu’une recherche de sa propre consolation et de son propre intérêt dans la jouissance des dons de Dieu, au préjudice de la jalousie du pur amour, qui veut tout pour Dieu, et rien pour la créature. Le péché de l’ange fut un péché de propriété; stetit in se, comme parle saint Augustin. La propriété bien entendue n’est donc que l’amour-propre ou l’orgueil, qui est l’amour de sa propre excellence en tant que propre, et qui, au lieu de rapporter tout et uniquement à Dieu, rapporte encore un peu les dons de Dieu à soi, pour s’y complaire. Cet amour-propre fait, dans l’usage des dons extérieurs, la plupart des défauts sensibles. Dans l’usage des dons intérieurs, il fait une recherche très subtile et presque imperceptible de soi-même dans les plus grandes vertus, et c’est cette dernière purification de l’âme qui est la plus rare et la plus difficile.
Les mystiques appellent aussi souvent impureté, les empressements de l’amour intéressé, qui troublent la paix d’une âme attirée à la générosité du pur amour. L’amour intéressé n’est point un péché, et il ne peut être permis, dans ce langage, de l’appeler une impureté, qu’à cause qu’il est différent de l’amour désintéressé que l’on nomme pur. Du reste l’amour intéressé se trouve souvent dans de très grands saints, et il est capable de produire d’excellentes vertus.
La désappropriation bien entendue n’est donc que l’abnégation entière de soi-même selon l’Évangile, et la pratique de l’amour désintéressé dans toutes les vertus. La cupidité, qui est opposée à la charité, ne consiste pas seulement dans la concupiscence charnelle, et dans tous les vices grossiers; mais encore dans cet amour spirituel et déréglé de soi-même pour s’y complaire.
L’attrait intérieur, dont les mystiques ont tant parlé, n’est point une inspiration miraculeuse et prophétique, qui rend l’âme infaillible, ni impeccable, ni indépendante de la direction des pasteurs; ce n’est que la grâce, qui est sans cesse prévenante dans tous les justes, et qui est plus spéciale dans les âmes élevées par l’amour désintéressé, et par la contemplation habituelle, à un état plus parfait. Ces âmes peuvent se tromper, pécher, avoir besoin d’être redressées. Elles ne peuvent même marcher sûrement dans leur voie, que par l’obéissance.
Les désirs ne cessent point, non plus que les actes, dans cette voie; car l’amour, qui est le fond de la contemplation, est un désir continuel de l’Époux bien-aimé, et ce désir continuel est divisé en autant d’actes réels, qu’il y a de moments successifs où il continue. Un acte simple, indivisible, toujours subsistant par lui-même s’il n’est révoqué, est une chimère qui porte avec elle une évidente et ridicule contradiction. Chaque moment d’amour et d’oraison renferme son acte particulier : il n’y a que le renouvellement positif d’un acte qui puisse le faire continuer. Il est vrai seulement que, quand une personne qui ne connaît point ses opérations intérieures par les vrais principes de philosophie, se trouve dans une paix et une union habituelle avec Dieu, elle croit ou ne faire aucun acte, ou en faire un perpétuel; parce que les actes qu’elle fait sont si simples, si paisibles, et si exempts de tout empressement, que l’uniformité leur ôte une certaine distinction sensible.
J’ai dit que l’amour est un désir, et cela est vrai en un sens, quoique en un autre l’amour pur et paisible ne soit pas un désir empressé. Ce qu’on appelle d’ordinaire un désir est une inquiétude et un élancement de l’âme pour tendre vers quelque objet qu’elle n’a pas; en ce sens, l’amour paisible ne peut être un désir : mais on entend par ce désir la pente habituelle du cœur, et son rapport intime à Dieu, l’amour est un désir; et en effet, quiconque aime Dieu, veut tout ce que Dieu veut. Il veut son salut, non pour soi, mais pour Dieu, qui veut être glorifié par là, et qui nous commande de le vouloir avec lui. L’amour est insatiable d’amour; il cherche sans cesse son propre accroissement par la destruction de tout ce qui n’est pas lui en nous. Quoiqu’il ne dise pas formellement, Je veux croître; qu’il ne sente pas toujours une impatience pour son accroissement, et qu’il ne s’excite pas même par secousses et avec empressement pour faire de nouveaux progrès, il tend néanmoins toujours, par un mouvement paisible et uniforme, à détruire tous les obstacles des plus légères imperfections, et à s’unir de plus en plus à Dieu. Voilà le vrai désir qui fait toute la vie intérieure.
Pour les désirs particuliers sur les moyens qu’on croit les plus propres pour procurer la gloire de Dieu, ils peuvent être bons; mais aussi j’avoue qu’ils me sont suspects, lorsqu’ils sont accompagnés, comme vous le dites, de trouble et d’inquiétude, et qu’ils vous font sortir de votre recueillement ordinaire. Vouloir âprement la gloire de Dieu, et à notre mode, c’est moins vouloir sa gloire que notre propre satisfaction. Dieu peut donner par sa grâce, aux âmes, certains désirs particuliers, ou pour des choses qu’il veut accorder à leurs prières, ou pour les exercer elles-mêmes par ces désirs. Ils peuvent même être très forts et très puissants sur l’âme. Ce n’est pas leur force qui m’est suspecte; ce que je crains, c’est l’âpreté, c’est l’inquiétude qui fait cesser le recueillement. Je demande donc que, sans combattre le désir, on n’y tienne point, et qu’on ne veuille pas même en juger. Si ces désirs viennent de Dieu, il saura bien les faire fructifier pour vous et pour les autres. S’ils viennent de votre empressement, la plus sûre manière de les faire cesser est de ne vous y arrêter point volontairement. Bornez-vous donc, ma chère sœur, à bien vouloir de tout votre cœur toutes les volontés connues de Dieu par sa loi et par sa providence, et toutes les inconnues qui sont cachées dans ses conseils sur l’avenir.
Voilà les principales choses de la doctrine de la vie intérieure, que je ne puis vous expliquer ici qu’en abrégé et à la hâte, mais qui sont capitales pour vous préserver de l’illusion. Si ces choses ont besoin d’un éclaircissement plus exact et plus étendu, je vous en dirai volontiers ce que j’en connais, et qui est conforme aux propositions de messeigneurs de Paris et de Meaux.
Pour vous, ma chère sœur468, ce qui me paraît le plus utile à votre sanctification, c’est que vous fuyiez ce qu’on appelle le goût de l’esprit, et la curiosité : noli altum sapere469. Faites taire votre esprit, qui se laisse trop aller au raisonnement. Surtout n’entreprenez jamais de régler votre conduite intérieure, ni celle des sœurs à qui vous pouvez parler suivant l’ordre de vos supérieurs, par vos lectures. Les meilleures choses que vous lisez peuvent se tourner en poison, si vous les prenez selon votre propre sens. Lisez donc pour470 vous édifier, pour vous recueillir, pour vous nourrir intérieurement, pour vous remplir de la vérité, mais non pour juger par vous-même, ni pour trouver une direction dans vos lectures. Ne lisez rien par curiosité, ni par goût des choses extraordinaires : ne lisez rien que par conseil, et en esprit d’obéissance à vos supérieurs, auxquels il ne faut jamais rien cacher. Souvenez-vous que, si vous n’êtes comme les petits enfants, vous n’entrerez point au royaume du ciel. Désirez le lait comme les petits enfants nouveaux nés; désirez-le sans artifice. Souvenez-vous que Dieu cache ses conseils aux sages et aux prudents, pour les révéler aux petits; sa conversation familière est avec les simples. Il n’est pas question d’une simplicité badine, et qui se relâche sur les vertus : il s’agit d’une simplicité de candeur, d’ingénuité, de rapport unique à Dieu seul, et de défiance sincère de soi-même en tout. Vous avez besoin de devenir plus petite et plus pauvre d’esprit qu’une autre. Après avoir tant travaillé à croître et à orner votre esprit, dépouillez-le de toute parure; ce n’est pas en vain que Jésus-Christ dit : Bienheureux les pauvres d’esprit. Ne parlez jamais aux autres, qu’autant que vos supérieurs vous y obligeront; vous avez besoin de ne point épancher au dehors le don de Dieu qui se tarirait aisément en vous. On se dissipe quelquefois en parlant des meilleures choses; on s’en fait un langage qui amuse, et qui flatte l’imagination, pendant que le cœur se vide et se dessèche insensiblement. Ne vous croyez point avancée, car vous ne l’êtes guère : ne vous comparez jamais à personne; laissez-vous juger par les autres, quoiqu’ils n’aient pas une grande lumière. Ne comptez jamais sur vos expériences, qui peuvent être très défectueuses. Obéissez et aimez : l’amour qui obéit marche dans la voie droite, et Dieu supplée à tout ce qui pourrait lui manquer. Oubliez-vous vous-même, non au préjudice de la vigilance, qui est essentiellement inséparable du véritable amour de Dieu, mais pour les réflexions inquiètes de l’amour-propre.
Vous trouverez peut-être, ma chère sœur, que j’entre bien avant dans les questions de doctrine, en vous écrivant une lettre où je vous exhorte à vous détacher de tout ce qu’on appelle esprit et science : mais vous savez que c’est vous qui m’avez questionné. Il s’agit de vous mettre le cœur en paix, de vous montrer les vrais principes et les bornes au-delà desquelles vous ne pourriez aller sans tomber dans l’illusion, et de vous ôter aussi le scrupule sur les véritables voies de Dieu. On ne peut pas vous parler aussi sobrement qu’à une autre, parce que vous avez beaucoup lu et raisonné sur ces matières. Tout ce que je viens de vous dire ne vous apprendra rien de nouveau; il ne fera que vous montrer les bornes, et que vous préserver des pièges à craindre. Après vous avoir parlé, ma chère sœur, avec tant de confiance et d’ouverture, je n’ai garde de finir cette lettre par des compliments. Il me suffit de me recommander à vos prières, et de me souvenir de vous dans les miennes. Je vous supplie de souffrir que j’ajoute ici une assurance de ma vénération pour la mère prieure, et pour les autres dont je suis connu. Rien n’est plus fort et plus sincère que le zèle avec lequel je vous serai dévoué toute ma vie en notre Seigneur.
FR. ARCH. Duc DE CAMBRAY.
J’ai pensé, ma chère sœur, à tout ce que vous m’avez dit en si peu de temps, et Dieu sait combien je m’intéresse à tout ce qui vous touche. Je ne saurais assez vous recommander de compter pour rien toutes les lumières de grâce, et les communications intérieures qu’il vous paraît que vous recevez. Vous êtes encore dans un état d’imperfection et de mélange, où de telles lumières sont tout au moins très douteuses et très suspectes d’illusion. Il n’y a que la conduite de foi qui soit assurée, comme le bienheureux Jean de la Croix le dit si souvent. Sainte Thérèse même paraît avoir presque perdu toute lumière miraculeuse dans sa septième demeure du Château de l’Âme. Vous avez un besoin infini de ne compter pour rien tout ce qui paraît le plus grand, et de demeurer dans la voie où l’on ne voit rien que les maximes de la pure foi et la pratique du parfait amour. Je me souviens de vous avoir écrit autrefois là-dessus une lettre. Si elle contient quelque chose de vrai, servez-vous-en comme de ce qui est à Dieu; et si j’y ai mis quelque chose qui soit mauvais, rejetez-le comme mien. J’avoue que je souhaiterais pour votre sûreté, que M. votre supérieur471, qui est plein de mérite, de science et de vertu vous tînt aussi bas que vous devez l’être. Il s’en faut beaucoup que vous ne soyez dans la véritable lumière qui vient de l’expérience de la perfection. Vous n’êtes que dans un commencement, où vous prendrez facilement le change avec bonne intention, et où l’approbation de vos supérieurs et de vos anciennes sont fort à craindre pour vous. Vous avez une sorte de simplicité que j’aime fort; mais elle ne va qu’à retrancher tout artifice et toute affectation : elle ne va pas encore jusqu’à retrancher les goûts spirituels, et certains petits retours subtils sur vous-même. Vous avez besoin de ne vous arrêter à rien, et de ne compter pour rien tout ce que vous avez, même ce qui vous est donné; car ce qui vous est donné, quoique bon du côté de Dieu, peut être mauvais par l’appui que vous en tirerez en vous même. Ne tenez qu’aux vérités de la foi, pour crucifier sans réserve encore plus le dedans que le dehors de l’homme. Gardez dans votre cœur l’opération de la grâce, et ne l’épanchez jamais sans nécessité. Il y aurait mille choses simples à vous dire sur cette conduite de foi; mais le détail n’en peut être marqué ici, car il serait trop long, et on ne saurait tout prévoir. J’espère que Dieu vous conduira lui-même, si vous êtes fidèle à contenter toute la jalousie de son amour, sans écouter votre amour-propre. Je le prie d’être toutes choses en vous, et de vous préserver de toute illusion; ce qui arrivera si vous allez, comme dit le bienheureux Jean de la Croix, toujours par le non-savoir dans les vérités inépuisables de l’abnégation de vous-même : n’en cherchez point d’autres. Tout à vous en Jésus-Christ notre Seigneur. À lui seul gloire à jamais.
…472 Pour vous, ma chère sœur, je vous conjure de demeurer dans votre cellule loin de tout commerce non seulement au-dehors, mais encore au-dedans, excepté ceux que l’obéissance vous rend nécessaire. Faites taire votre esprit et écoutez Dieu. Vous verrez que ce silence intérieur n’est point une oisiveté, mais une cessation de nos pensées inquiètes, pour recevoir d’un esprit simple et tranquille, et d’une volonté pure et souple les impressions de la grâce. En vérité on ne peut être à vous plus que j’y suis en N. S. Il me semble que cela augmente tous les jours. Plus vous serez rapetissée sous la main de Dieu, plus il nous unira en lui. Ne jugez point, ne décidez point. Laissez-vous mener par vos supérieurs. Les enfants trouvent tout le monde plus grand qu’eux, ne méprisez rien que vous. Que tout vous paraisse géant en comparaison de vous. Parlez, écrivez, raisonnez le moins que vous pourrez. Je suis bien importun de répéter si souvent la même chose, mais il me semble voir combien elle vous importe. D’autres vous parleront autrement. Pour moi je crains toute occupation qui peut nourrir en vous le goût des talents et d’une piété trop lumineuse473.
Pour vous474, ma chère sœur, je vous dirai que j’ai bien regret de n’avoir pas été libre de vous aller voir avant que de venir ici. Mais cela m’a été impossible, j’espère retrouver cette consolation à notre retour. Cependant je ne puis assez vous redire ce que j’ai pris la liberté de vous dire tant de fois. Craignez votre esprit, et celui de ceux qui en ont; ne jugez de personne par là. Dieu, seul bon juge, en juge bien autrement; il ne s’accommode que des enfants, des petits, des pauvres d’esprit. Ne lisez rien par curiosité, ni pour former aucune décision475 dans votre tête sur aucune de vos lectures : lisez pour vous nourrir intérieurement dans un esprit de docilité et de dépendance sans réserve. Communiquez-vous476 peu, et ne le faites jamais que pour obéir à vos supérieurs. Soyez ingénue comme un enfant à leur égard. Ne comptez pour rien ni vos lumières ni les grâces extraordinaires. Demeurez dans la pure foi, contente d’être fidèle dans cette obscurité, et d’y suivre sans relâche les commandements et les conseils de l’Evangile expliqués par votre règle. Sous prétexte de vous oublier vous-même, et d’agir simplement sans réflexion, ne vous relâchez jamais pour votre régularité, ni pour la correction de vos défauts : demandez à vos supérieurs qu’ils vous en avertissent. Soyez fidèle à tout ce que Dieu vous en fera connaître par autrui, et acquiescez avec candeur et docilité à tout ce qu’on vous en dira, et dont vous n’aurez point la lumière. Il faut s’oublier, pour retrancher les attentions de l’amour-propre, et non pour négliger la vigilance qui est essentielle au véritable amour de Dieu. Plus on l’aime, plus on est jalouse contre soi, pour n’admettre jamais rien qui ne soit des vertus les plus pures que l’amour inspire. Voilà, ma chère sœur, tout ce qui me vient au cœur pour vous : recevez-le du même cœur dont je vous le donne. Je prie notre Seigneur qu’il vous fasse entendre mieux que je ne dis, et qu’il soit lui seul toutes choses en vous. Il sait à quel point je suis en lui intimement uni à vous.
FR. ARCH. DUC DE CAMBRAY.
La correspondance dut cesser lors de l’exil de Fénelon à Cambrai. Quinze années plus tard :
Je n’ai point, ma très honorée sœur, la force que vous m’attribuez. J’ai ressenti la perte irréparable que j’ai faite avec un abattement qui montre un cœur très faible. Maintenant mon imagination est un peu apaisée, et il ne me reste qu’une amertume et une espèce de langueur intérieure. Mais l’adoucissement de ma peine ne m’humilie pas moins que ma douleur. Tout ce que j’ai éprouvé dans ces deux états n’est qu’imagination, et qu’amour-propre. J’avoue que je me suis pleuré en pleurant un ami qui faisait la douceur de ma vie, et dont la privation se fait sentir à tout moment. Je me console, comme je me suis affligé, par lassitude de la douleur, et par besoin de soulagement. L’imagination, qu’un coup si imprévu avait saisie et troublée, s’y accoutume et se calme. Hélas! tout est vain en nous, excepté la mort à nous-mêmes que la grâce y opère. Au reste, ce cher ami477 est mort avec une vue de sa fin qui était si simple et si paisible, que vous en auriez été charmée. Lors même que sa tête se brouillait un peu, ses pensées confuses étaient toutes de grâce, de foi, de docilité, de patience, et d’abandon à Dieu. Je n’ai jamais rien vu de plus édifiant et de plus aimable. Je vous raconte tout ceci pour ne vous représenter point ma tristesse, sans vous faire part de cette joie de la foi dont parle S. Augustin, et que Dieu m’a fait sentir en cette occasion. Dieu a fait sa volonté, il a préféré le bonheur de mon ami à ma consolation. Je manquerais à Dieu et à mon ami même, si je ne voulais pas ce que Dieu a voulu. Dans ma plus vive douleur, je lui ai offert celui que je craignais tant de perdre. On ne peut être plus touché que je le suis de la bonté avec laquelle vous prenez part à ma peine. Je prie celui pour l’amour de qui vous le faites, de vous en payer au centuple.
Je ne me souviens point de ce que vous me mandez que vous m’aviez écrit. Je ne sais si c’est que je ne l’ai pas reçu ou qu’il a échappé à ma mémoire dans la multitude des embarras extraordinaires que j’ai eus cette année. Mais enfin