FEMMES MYSTIQUES

II

Ordres anciens

Figures et témoignages proposés par Dominique Tronc




LA Perle Évangélique 1535

THÉRÈSE DE JESUS 1515-1582

ANNE de JESUS 1545-1621

ANNE DE SAINT-BARTHÉLÉMY 1549-1626

Carmélites françaises

Bénédictines du XVIIe siècle

Ermite Jeanne de CAMBRY 1581-1639



La Perle évangélique 1535

Je propose un choix court suivi d’un choix conséquent. Ils ont été relevés sans influence mutuelle ! 1

Choix court

LA PERLE EVANGÉLIQUE, traduction française,1602 2.

Un choix de « bonnesfeuilles » :

218

La première union est une certaine simple force de l'âme, tout ainsi que Dieu est simple en l'essence de sa divinité, et est totalement déiforme : car elle demeure 19r°] en Dieu selon la simplicité de son essence, et n'a rien de commun avec les autres forces, mais elle confère encore à l'âme une certaine simple union, qui est la seconde union. Et de cette union sortent les forces supérieures, *savoir est [à savoir3] la mémoire, l'entendement, et la volonté selon l'opération de la très Sainte Trinité, qui se donne soi-même, et s'unit aux forces de l'âme. Et de là procède la troisième union. Et cette troisième est aux forces inférieures, lesquelles en une certaine union assemblées, se conservent par la *découlante lumière, qui descend de la seconde union, et s'épand sur la raison et forces sensitives. De là procède la vie, et la vivacité du coeur et des forces corporelles, et tout mouvement sensible et mobilité de la vie naturelle. Et ainsi il est manifeste que tous dons et grâces procèdent du dedans, de cette ardente suprême union, où nous vivons en Dieu, et Dieu en nous : car Dieu habite en nous avec la lumière de sa grâce en la suprême union. Et tout ainsi qu'un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illumine tous ceux qui s'en approchent, ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et *enflambe le fond nu de l'essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées. Car la mémoire devient pure et tranquille, l'entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour.

En cette manière Dieu se donne 19v°1 soi-même en l'union des forces supérieures, et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté, et opulence de charité. De là alors Dieu avec grande abondance de grâces s'écoule en bas en la troisième union des forces inférieures, et illumine la raison, afin qu'elle puisse sagement gouverner toutes les autres forces et affections. Et *d'abondant [En outre, Par surcroît] lui donne lumière et l'informe de la manière qu'elle doit suivre les inspirations et *admonitions [avertissements, conseils] divines. Il purifie aussi la force *concupiscible [désirable], et l'attire à suivre cette lumière, il fléchit et déprime la force irascible, sous le mouvement et repréhension divine ; il purifie la conscience, et la restitue en liberté ; […]

[...]

292

Car quelle plus grande humilité peut être, que de n'être rien ? Et ce qui n'est rien ne se peut élever. La vraie résignation, car qui n'a rien, laisse tout. La vraie essentielle pauvreté, — il n'y a rien plus pauvre que le néant. Voilà comment de ce néant toutes vertus sourdent comme de leur source originelle. Il est bien vrai que quand je travaille pour acquérir quelque vertu, j'agis et fais quelque chose, mais je ne puis obtenir cette vertu essentiellement si je ne me jette en ce néant et fasse là ma demeure, par-dessus toute indigence de cette vertu, et que naturellement je sois fait et devienne cette vertu même.

Que si je veux parvenir à ce noble néant et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c'est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n'est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui. La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n'en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu'il nous soit tellement totalement rendu *innominable [inexprimable], que nous le [75r°] sentions n'être rien du *tout, voire moins que rien, de toutes les choses qu'on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l'essence divine, tellement que nous n'en revenions jamais. Là alors sera l'essence comprise de l'essence. Là ce rien, c'est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c'est-à-dire de l'âme. Là rien, qui est cette âme, est enveloppée et noyée dedans le rien, c'est-à-dire Dieu. Là enfin le rien est absorbé et englouti du rien. J'habiterai là, d'autant que c'est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l'ombre d'*icelui. J'entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c'est *à savoir que nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-même droitement, toutes les vraies richesses de Dieu y sont comprises.

[...]

363

CHAPITRE IV Comment en tous nos exercices, nous pourrons demeurer immobilement simples, en l'unité divine.

Le compas ne saurait ramener ni produire un cercle parfait, s'il ne demeure fixe et arrêté en son centre. L'opération de ma divinité est [135r°] le cercle, le centre est mon unité essentielle. Tu ne pourras donc montrer de toi aucun oeuvre parfait, si avec moi tu ne demeures en mon unité essentielle, et moi avec toi en ton action ; et ne se verront point tes oeuvres parfaites, sinon en *tant que tu demeures en moi, et moi en toi. Et en ce que en toutes choses que tu fais ou *délaisses à faire, tu implores mon secours, j'opère en toi, et tu demeures en moi. Et partant en tout oeuvre extérieur, tu observeras mon opération intérieure. Car pour ordinaire que tu es occupée extérieurement, c'est *lors que je trouve plus d'aptitude à opérer en toi, et souvent après l'action tu es plus disposée qu'après le repos.

Tu ne négligeras donc jamais tes oeuvres extérieures. Mais en tout lieu, avec toutes personnes, et en toute multiplicité, tu conserveras le repos intérieur de l'esprit, la paix du coeur, la retenue de l'*évagation [manque de fixité d’esprit, distraction] de tes cinq sens, et l'honnêteté des moeurs. Et ainsi tu joindras l'action à la jouissance et fruition, ainsi que moi-même j'opère toujours, et toutefois je suis immobile en mon repos. Et en cette sorte, toujours et en tout lieu, tu m'auras présent, car tout ce que tu fais, tu le fais mue de l'amour de moi, lequel même est ton but en la viande que tu prends, considérant qu'elle t'est donnée de moi à intention, que les forces qui en augmenteront en toi, tu les emploies derechef à mon service.

[...]

492

CHAPITRE XVI [entier ] Combien grandes richesses l'âme mortifiée expérimente.

Véritablement ces hommes-ci peuvent dire avec l'Apôtre : Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni autre créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu. Et ailleurs : Or je vis, *jà [déjà] non moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Car ceux qui sont parfaitement morts à eux-mêmes, ont Dieu vivant en eux. C'est pourquoi ils ne craignent la mort et se sont dénués de toutes choses. Et *pource [c’est pourquoi, donc] rien de ce que les malins esprits pourraient leur proposer ou mettre en avant en leur mort, ne les *grève [ne leur est funeste, alourdit], mais en eux reluit et resplendit une essentielle pauvreté, par laquelle ils se sentent plus pauvres que lorsqu'ils naquirent. Et pourtant l'ancien ennemi ne leur peut ingérer aucune présomption et vaine complaisance d'aucunes bonnes oeuvres qu'ils aient faites. Car ils savent et croient plus que sûrement, que (si) par aventure ils ont bien fait, ce n'est eux, *ains [maic] plutôt [248v1 notre Seigneur qui l'a fait par eux.

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Au surplus ils nettoient et purgent toutes leurs coulpes et négligences par les mérites et Passion de Jésus-Christ, et se convertissent dedans eux-mêmes en la nue connaissance de l'âme, (laquelle nulle créature n'a *oncques [jamais] pu atteindre, laquelle est la propre habitation et demeure de Dieu). Et par *ainsi font un certain excès en Dieu, où ils apprennent cet *abrégé et court sentier et accès à Dieu, et pourtant à l'heure de la mort ils ne s'épouvantent de l'ignorance de cette voie. Et étant de telle manière en Dieu, que quiconque les touche, touche Dieu, ils ne craignent ni la vie, ni la mort et n'y a personne qui les puisse vaincre ou *surmonter [surpasser]. Mais quiconque *présumera [prétendra] de batailler avec eux, sera d'eux vaincu et *surmonté : car il est difficile à telles personnes de *récalcitrer [s’opposer] et regimber contre l'aiguillon. Certainement ils ne désirent ni le ciel, ni la vie éternelle, *pource qu'ils ont Dieu dedans soi, qui est la vie éternelle — en qui aussi ils ont *colloqué [établit] et mis tous leurs désirs, volonté et intention. Et avec l'Apôtre sont ravis jusqu'au troisième ciel. *Pourautant [Pour cette raison] que le Père céleste attire la mémoire de la lumière de sa divinité et la fait grandement délater et regorger en célestes et divines Méditations, le fils illumine l'entendement de la sapience de sa déité, qui est le second ciel, et le Saint-Esprit s'écoulant de toutes parts par la volonté d'une certaine amoureuse douceur et ardeur de charité, la fait [249r°] fondre et couler en Dieu, afin qu'elle soit faite avec lui un esprit, et un lien de paix et amour.

Et certainement, telle personne ne sait pour lors s'il est au corps, ou hors d'*icelui (et toutefois il est au corps, lequel est tellement *sujet à l'esprit, comme s'il était mort à toutes choses naturelles), et au milieu de la très heureuse Trinité il voit et connaît, tant soi-même que tous les hommes, semblablement tous les Anges et bienheureux, comme sous un moment en la déité de la Trinité. Et le père céleste le remplit de ses éternels délices, le fils l'instruit, et lui ouvre et explique toute la force et vertu de l'Ecriture, et le Saint-Esprit le fait *ardre [brûler] et comme écouler pour le grand amour qu'il porte à tous, souhaitant de ramener et réduire tout un chacun à Dieu.

*Outre, ces personnages ici sont au monde inconnus et *occultes [cachés], comme ceux qui n'ont rien de commun avec lui. Ils sont aussi inconnus et peu estimés de ceux qui vivent en grande austérité et *distriction [rigueur] de vie, *pourautant qu'ils donnent à leurs corps le repos et choses nécessaires, afin qu'ils soient plus aptes à servir à l'esprit. Ils sont aussi inconnus à ceux qui semblent extérieurement

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avoir quelque sainteté, et qui tiennent certains propres, durs et étroits exercices qu'ils ont pris de leur propre sens. Car ceux-ci n'ont rien de propre soit intérieurement, soit extérieurement, mais demeurent toujours *résignés [abandonnés], prenant garde à la divine inaction et intérieure opération [249v°] de Dieu, se souciant seulement de voir ce qu'il lui plaît d'opérer en eux, ou par eux. Et intérieurement ils obéissent à Dieu et extérieurement aux hommes, et sont toujours prêts de quitter tous leurs exercices quand il plaira à Dieu et aux hommes. Ils sont aussi inconnus aux esprits immondes, *pourautant qu'ils n'ont aucune particulière coutume prise d'eux (au moyen de laquelle ils puissent être notés ou tentés), mais toujours ont recours à Dieu, qui est sans aucune fin ou manière.

Et ainsi sont (comme l'or en la terre) inconnus à tous, à ceux seulement notoires qui se tiennent nus, libres, *expédiés [délivrés] et *résignés en leur fond. Ceux-là se connaissent fort bien l'un l'autre, et fussent-ils éloignés, voire de plus de cent lieues. Car *jaçoit qu'ils soient divisés de corps, ils sont toutefois totalement unis d'esprit. Ceux-là sont les colonnes de la sainte Eglise et sont toujours joyeux, car ayant trouvé et foui la terre de leurs corps, ils sont parvenus jusques à l'âme, c'est-à-dire, jusques à la suprême partie de cette nue essence (en laquelle Dieu tout-puissant, qui est l'aimable, douce et divine essence, s'est lui-même uni), et ont trouvé l'or très-luisant et très-resplendissant de cette même divine essence, et ce trésor caché dans le champ, duquel est parlé en l'Evangile, et ce royaume de Dieu qui est dedans nous.

*Or advient qu'ils expérimentent ces choses par les mérites de notre [250r°] Seigneur Jésus-Christ, qui a pour nous mérité que soyons nommés, et soyons enfants de Dieu, et nous a lui-même montré ce trésor. Au moyen de quoi ils sont remplis d'une telle joie, que tout le monde même ne peut les *contrister, et ne craignent aucun, *fors [excepté] celui qui a la puissance d'occire l'âme, lequel ils aiment et suivent. Ce qui est véritablement cause que nul ne les peut *contrister [affliger]. Or Dieu ne veut les *contrister, car l'ami ne peut *contrister l'ami. Au surplus cette joie, paix et liesse surpasse tout entendement créé : car ils ne peuvent aucunement être dolents en cette suprême partie, en laquelle certainement ils sont faits conformes à l'humain esprit de Jésus-Christ (qui ne s'*éjouissait en rien moins en sa très-*angoisseuse passion, qu'il fait aujourd'hui). Et le même a aussi été en la très-heureuse Vierge Marie, laquelle a été

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tellement libre et joyeuse, et d'esprit élevé en Dieu, et a si bien su ne s'attribuer rien des grâces et oeuvres que Dieu opérait en elle, que comme si elle n'eût point été mère de Dieu, et n'a *oncques été pour *aucuns dons ou inactions divines que Dieu ait opéré en elle, voire un seul moment séparée de la superessentielle union de la déité.

[...]

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CHAPITRE XXX [complet] Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître.

Une chose nous est totalement nécessaire, qui est l'abstraction des choses créées, et union avec Dieu : car nous devons abstraire notre coeur de tout ce qu'avons ou fait, ou que devons encore faire, et de toutes incidences et événements qui pourraient empêcher notre amoureux accès à Dieu, et oublier tous nos chagrins, perturbations, et sollicitudes. Et par une simple cogitation fuir en Dieu, et à la manière des cerfs et chevreuils, d'un *vite [vif] saut sauter et nous lancer par-dessus tous empêchements qui nous surviennent, et ainsi parler A notre Seigneur : Où êtes-vous, Seigneur mon Dieu ? vous m'avez créé pour et afin que je vous connaisse, et vous ayant connu, que je vous aime. O bénit Dieu, qui êtes-vous ? Véritablement le souverain bien. Au surplus, combien vous êtes bon, il n'y a que vous seul qui le sache. Vous êtes qui êtes, vous êtes l'unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, aimable [280v°] délectable, vertueuse, et joyeuse essence.

Mais d'où procède cette essence ? Elle n'engendre et *si n'est engendrée. Que fait donc cette essence ? En elle est le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. Et le Père engendre son unique Fils, et le saint-Esprit est la *complaisance [satisfaction] des deux. Et ces trois sont une unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, délectable, vertueuse, et joyeuse essence. Mais nous devons méditer ces choses sans formes ni images, et continuellement sans tristesse nous convertir à Dieu, et tant de fois et si souvent *recorder ces choses, jusques à ce que nous venions à oublier toutes autres. Et *celle est l'abstraction, laquelle est nécessaire *devant toutes, si nous voulons venir à Dieu. Car cette notre cogitation doit toujours fuir en

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Dieu, *outre [au-delà] et par-delà toute multiplicité. Autrement, chacun demeurera distrait, et sera contraint de défaillir.

Puis nous penserons plus *outre en cette manière : qu'est donc cette essence ? Elle est l'essence de toute essence, le vin de toute vie, et la lumière de toute lumière. Et ici se faut donner *garde que ne permettions notre pensée s'*évaguer vers les substances créées, et sortir hors de propos, *ains nous demeurerons continuellement en cette vive essence, jusques à ce que nous sortions avec notre Seigneur nous conduisant. En *après, consécutivement penses en Dieu : O éternelle, *abymale [abismale], infinie, n'admettant aucun moyen, incréée, incompréhensible essence, dès l'éternité et moi et [281r°] toutes autres choses, avons été incréés en vous. Et certainement *lors vous pouviez faire avec moi tout ce que vouliez, car je ne vous faisais point de résistance. Mais maintenant vous vous êtes unis avec moi, et êtes la vie de mon âme. Puisqu'*ainsi est, ô essence de toute essence, que vous vous êtes uni avec moi, et demeurerez toujours en moi, je jette entièrement toute ma volonté en votre divine essence, vous priant et suppliant que daigniez tellement me régir, et user de moi comme vous en pouvez user quand j'étais encore incréé en votre divine mémoire et entendement.

CHAPITRE XXXI [complet] Interne union avec Dieu

Je vous prie, ô très-aimable Seigneur, mon Dieu, ô souverain et *incommuable [immuable] bien, donnez-moi la grâce de vous adorer, selon votre bon plaisir et très-agréable volonté, en l'image de mon âme, en laquelle vous vous êtes vous-même uni, où aussi je vous peux toujours trouver présent, entendant et connaissant toutes mes intentions, cogitations, volontés, et désirs, selon lesquels aussi vous me rétribuerez. O Dieu très-aimable, voilà, vous êtes dedans moi, plus voisin et proche de moi que moi-même de moi. Toutefois vous m'avez créé libre, et m'avez mis entre le temps et [281v1 l'éternité. Si donc je viens à me convertir vers le temps, c'est-à-dire, vers les choses caduques et transitoires, c'est fait de mon salut. Mais si je me convertis vers l'éternité, je serai sauvé.

Que si au vrai, et comme il appartient, je dois me convertir vers l'éternité, il faut en premier lieu, que je sache quelle est l'origine de

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l'éternité. Elle est véritablement de cet éternel divin abîme, qui ne peut *oncques être changé, et est l'*amiable, douce et divine essence, laquelle par sa divine présence est dedans moi, s'est unie avec moi, et est la vie de mon âme. Maintenant donc, ô éternel et unique un, ô mon Dieu, ô la vie de mon âme, je vous prie, ôtez moi à moi-même et usez vous-même de moi : recevez-moi, je vous prie, qui ne suis qu'un vaisseau d'iniquité. Voilà, je m'offre et *résigne tout à vous, pour faire avec moi selon votre souverain bon plaisir, en temps et en éternité. Elève-toi donc maintenant, ô mon âme, et passe en ton Dieu. Considère combien grande est ta dignité, laquelle Dieu ne peut mettre en oubli, qui aussi est tellement uni avec toi, qu'il ne veut en aucune façon en être séparé. Il n'a craint ni appréhendé *aucuns labeurs pour l'amour de toi, il n'a fui et ne s'est soutrait d'aucunes peines et travaux, mais par grand amour s'est livré à la mort, et s'est soi-même donné à nous. Qui, *jaçoit que soyez par-dessus toutes choses, et en toutes choses essentiellement, vous ne chassez toutefois de vous, ô Dieu très-doux, personne qui veuille venir à vous. Nous mangeons bien [282r°] tous une même viande, mais les seuls bons sont repus de suavité savoureuse.

O Père de tous, qui êtes par-dessus tout, je crois en vous, je me donne et *résigne à votre divine bonté, à votre éternelle essence, *ès bras de votre divinité, et divine vertu. J'espère aussi en vous, *pour-autant que je vous aime par-dessus toutes choses, et me recommande à votre divine présence. O très-puissante vertu. O très-luisante et souveraine sapience. O immense et infinie bonté. O *abimale humilité. O très-noble dignité. O éternel bien. O lumière incréée. O Père des lumières. O Verbe du Père. O éternelle vérité. O splendeur de la paternelle essence. O trine unité. O essence de toute essence. O vie de toute vie. O lumière de toute lumière. O Père. O Fils. O Saint-Esprit. O trine unité, trois personnes et un inséparable Dieu. O simple divinité, qui par l'opération de votre Trinité avez créé le ciel et la terre et toutes les choses qui sont en *iceux. O vie de ma vie, ma joie et ma consolation, je ne suis suffisant de vous louer, mais que votre toute-puissance vous loue, votre incompréhensible sapience, et incréée bonté, votre éternelle vertu et divinité, votre excellente grâce et miséricorde, votre puissante et souveraine force, votre *bénignité et charité, pour l'amour de laquelle vous m'avez créé. O vie de mon âme.

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O sainte douceur, mon Seigneur et mon Dieu. O trine unité, qui souverainement vous *éjouissez en vous-même en une très-grande et très-haute contemplation, [282v1 trois en un, avec une incompréhensible et souveraine joie, vivant en l'éternelle, bienheureuse et inaccessible lumière. Pour laquelle joie, vous m'avez aussi fait, — mais par le péché j'en ai été mis dehors, et par les mérites de votre humanité et passion, vous me l'avez restituée. Et partant je prie votre bonté, doux Jésus, Seigneur mon Dieu, mon Créateur et Rédempteur, par les mérites de votre sacrée sainte humanité, que vous permettiez votre divinité luire en moi, et chassez de moi tout ce qui déplaît en moi. O splendeur de l'éternelle lumière, dès l'éternité j'ai été en vous incréé, en votre divine mémoire, en votre entendement et volonté, et *jà m'aviez fait tel que je suis, en tel temps, de tels parents, sous telle planète, et m'avez préordonné à tel état qui vous a plu. Partant, je veux vouloir votre unique ordination et disposition, soit qu'elle me soit agréable ou contraire — car vous m'avez conféré une si grande liberté d'arbitre, que je puis faire ce que je veux.

Je veux donc et désire perpétuellement vous servir et à vous être *sujet [assujetti]. Or, je confesse que par votre divine présence vous êtes partout et semblablement en moi. Mais était-il donc convenable, ô facteur de toute créature, que vous vous unissiez à votre *facture [créature]? Avions-nous mérité cela ? O vie de mon âme, si j'étais maintenant tout ce que vous êtes, volontiers je voudrais être fait créature, afin que vous, Seigneur mon Dieu et créateur, puissiez être fait cela même, que vous [283r°] êtes à présent, afin que moi et toutes les créatures puissions perpétuellement vous faire service. Je ne puis faire autre chose *outre cela, *pour-autant que sans votre aide je ne suis rien. Et partant je me plonge dans votre divine abîme, dans laquelle vous avez absorbé plusieurs aimants esprits, vous priant que par votre très-amère passion, vous me purgiez et receviez la ruine de mes péchés et par votre *abîmale miséricorde, me fondiez, liquéfiez et transformiez en vous, afin que puissiez avoir paix et joie en moi.

[...]

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Et ici faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, *pourautant qu'ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l'on sent et expérimente là.

Mais le pur amour avec un très grand désir, mérite et a seul privilège d'entrer. Et *lors l'âme est faite libre de tout péché et est unie á Dieu en un certain *occulte silence. Elle est aussi dépouillée de toute perverse intention et impure affection, et est derechef vêtue de charité. En manière que *jà en toutes choses, elle désire et cherche purement l'honneur de Dieu, et le salut et profit de ses prochains. De laquelle robe de charité saint Augustin était vêtu quand il disait : J'aime, j'aime et ne cesserai *oncques d'aimer jusqu'*à ce que je sois moi-même fait amour. Car il savait bien que Dieu était charité, et pourtant il voulait aussi être charité ou amour. Saint Bernard aussi était vêtu de ce vêtement de charité, quand il disait : Dès l'heure que je commençais premièrement de connaître et voir Dieu, il ne me suffisait d'avoir les vertus, et ne cessais jusqu'*à ce que je fusse moi-même fait vertu. Certainement il connaissait que Dieu était vertu, c'est pourquoi il voulait aussi être vertu. Finalement de cette robe était vêtu saint Paul, quand il disait : Qui me séparera de la charité de Christ, qui est en moi ? Car il savait bien pareillement [299r°] que Dieu tout-puissant, qui est la vraie charité même, était dedans soi, et que son âme vivait de cette charité et amour. Et *pourtant il disait être impossible que quelqu'un le séparât de la charité de Dieu, comme étant pris et lié des liens de cette même charité. Nous devons donc ainsi adorer Dieu en nous-mêmes, si nous désirons être aimé et chéri du Père céleste.

[...]

554

CHAPITRE XLII Exercice de foi pour la communion spirituelle.

Je crois en Dieu, c'est *à savoir, que dès l'éternité j'ai été en vous *incréé, ô Dieu bénit, et que maintenant vous êtes en moi par votre divine puissance et présence, et que voulez librement opérer en moi. Je crois que je suis totalement indigne *à ce que vous deviez en moi opérer avec votre divinité, *si n'est que vous me fassiez digne de votre très sainte humanité, [303r°] c'est *à savoir par les mérites de votre humain esprit en mon esprit ; par les mérites de votre sainte et douloureuse âme en mon âme, et par les mérites de votre saint et très pur corps en mon corps. Je crois en Dieu, c'est *à savoir que vous, ô bénit Dieu, êtes présent au vénérable Sacrement avec votre glorifié corps, très-sainte âme, joyeux esprit et toute votre divinité, et ce tant au ciel qu'en l'hostie de votre corps, aussi vraiment comme vous avez conjoint votre très-sacrée chair à votre très-sainte âme au jour de votre résurrection et que vous êtes aussi vraiment là, présent avec toute votre divinité, comme montant au ciel.

*Parquoi je vous prie humblement, ô très-*bénin [bienveillant] Dieu, qu'étant en moi, votre bénite divinité daigne de se recevoir elle-même à soi-même dedans moi en ce vénérable Sacrement, selon votre désir, en si grand amour, comme était celui par lequel vous vous êtes vous-même reçu en votre dernière Cène, afin que par ce, votre bénite divinité me change totalement, *savoir est mon esprit, mon âme et mon corps par la présence de votre joyeux esprit, très-sainte âme et glorieux corps, cachés en ce Sacrement. Car la sainte Ecriture témoigne : Avec l'homme saint tu seras saint.

Puisque *doncques il n'y a aucun corps plus saint, nulle âme plus sainte, que votre très-saint corps et âme, et qu'il n'y a aucun esprit plus paisible, coi et allègre que votre humain esprit, qui était toujours uni avec votre divinité [303v] (d'où aussi vous disiez : Père, en vos mains je recommande mon esprit, si plein de joie, *lors en croix, comme il est maintenant au saint Sacrement) — je vous prie, partant, ô très-*amiable Seigneur mon Dieu, par votre très sainte humanité, que votre bénite divinité daigne de me changer et faire selon votre coeur, afin que vous vous délectiez de reposer en moi au lieu de toute tristesse, angoisse de coeur, peines et douleurs qu'avez souffertes pour moi par amour en cette vallée de larmes.

[...]

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CHAPITRE XLIV Oraison interne pour la rémission des péchés, pour la réception du vénérable Sacrement et pour la pureté de coeur.

Je crois en Dieu, c'est *à savoir que vous, Seigneur, êtes en moi et êtes la vie de mon âme et demeurerez perpétuellement en moi. Car quoi que je fasse ou aie fait beaucoup de maux, vous êtes toujours demeuré avec moi, selon votre essence, *pourtant que vous êtes la vie de mon âme. Mais qui plus est, troublé en vous-même, vous ne vous fâchez contre moi, *pource que vous demeurez Dieu, immuable en vous-même. Toutefois vous retirez votre amitié de l'âme pécheresse et refusez lui donner la lumière de votre grâce et ne permettez qu'*icelle lumière luise en elle, tandis que volontairement elle adhère aux péchés. Et *pourtant toutes et *quantes fois que je me trouve avoir péché et vous avoir offensé, je dois intérieurement parler à vous, mon Dieu, disant : O Seigneur mon Dieu, voilà, je sens maintenant en moi ce qui vous déplaît. *Parquoi je vous prie, par votre très-amère Passion, donnez-moi la grâce que j'aie vraie contrition de toutes les choses par lesquelles j'ai perdu votre grâce, et que je [306r°] les confesse purement, sans aucunement les commettre ci-après. Véritablement et très-volontiers je désire les confesser, et espère par le moyen de votre grâce de mieux vivre ci-après.

Je me confie aussi ce nonobstant en vous, mon Dieu, que volontiers vous vouliez me les pardonner. Car je désire être votre ami, et demeurer avec vous à *toujoursmais [jamais]. Mais *pourautant que sans vous je ne suis rien, et que toutefois vous ne voulez point me sauver sans le libre consentement de ma volonté, c'est pourquoi je vous prie, très-doux Seigneur mon Dieu, qui vous êtes vous-même uni avec moi, de demeurer en moi avec votre grâce, afin que vous vous délectiez de reposer en moi. O bénit Dieu, je crois que comme vous êtes en moi par votre divinité, pareillement vous êtes en toutes les créatures raisonnables faites à votre image, *ès [en les] Turcs et infidèles. Car vous n'êtes point *accepteur de personne. Mais aussi ont-ils leur libéral arbitre, et vous les conservez en être, sans jamais vous retirer d'eux. Or leur vie vous déplaît et partant aussi vous retirez d'eux votre amitié.

[...]

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CHAPITRE LVII [complet] Oraison sur cette triple vie.

O fontaine et origine de tout bien, Seigneur mon Dieu, qui êtes le livre de vie, pourquoi discourè-je çà et là et vous cherche en multiplicité, qu'*oncques n'êtes trouvé *fors qu'en l'unité ? Je vous prie donc, céleste maître, docteur *supernel [suprême, divin], de m'enseigner et m'apprendre la manière d'étudier en ce livre, afin que j'évite toute la multiplicité des Ecritures. Ouvrez-moi l'esprit et science de ce livre, livre de vie, afin que je puisse être parfait en la vie profitante et active. Donnez-moi qu'essentiellement je sois introverti, et que

587

j'habite en l'*occulte fond de mon âme, là où vous, Dieu de ma vie, vraiment [330r°] habitez, et d'où ne vous retirez *onc [jamais], afin que là je puisse toujours ouïr de mes oreilles intérieures vos très douces paroles, où continuellement toute la journée en cet intérieur temple de mon âme vous faites leçon. Et expliquez et ouvrez les divers, mystiques et *occultes sens des Ecritures, où l'esprit tressaillit de joie en vous, superessentiel bien. L'âme est avertie et *admonestée de profiter ès vertus, et le corps est dirigé aux actes et oeuvres de justice.

*Doncques la vie profitante et active prend son origine de la vie superessentielle, car elles ne peuvent être parfaites, sinon de ce très-parfait bien, Dieu tout-puissant, sans lequel nous n'avons rien, et ne pouvons rien. Et *cette-ci est la cause pourquoi Dieu s'est uni avec nous, *pource qu'il veut volontiers nous aider et faire avec nous toutes nos oeuvres, et porter *ensemblement avec nous toutes nos charges et fardeaux, si nous l'en requérons. Ce que faisant, l'homme ne sent point de labeur, *airs semble être *quasi comme libre de toute charge et peine, étant en toute passion et adversité patient, et en tous dons et grâces nu et libre, en toutes les choses qui lui surviennent recourant toujours à Dieu. Il permet et laisse Dieu répondre pour soi : en tous dons et grâces humblement s'abaissant et soumettant, se reconnait et *répute indigne d'opérer avec *iceux. Et ainsi avec tous ces dons et grâces s'*écoulant en Dieu et s'offrant à lui, il le prie qu'il veuille opérer avec lui. Et lors [330v°] tous dons et grâces sont fructueusement mis en oeuvre, et toutes les oeuvres de l'homme sont faites divines.

Un certain docteur dit : Si l'homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l'inaction divine, il trouverait d'admirables oeuvres de Dieu en soi, *voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l'espace d'un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux oeuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n'aurait mieux employé année, ni aurait *oncques fait oeuvre si bonne que *cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si *voire à la fin de l'année, quelque chose de cet oeuvre interne et *occulte, qui se fait au fond de l'âme, lui était révélée, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes oeuvres. *pour-autant qu'avec Dieu rien ne peut être négligé.

588

Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici *délaissant toutes les oeuvres extérieures a assez à quoi s'occuper intérieurement. Et c'est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c'est *à savoir qu'une oeuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c'est pourquoi un si grand *erreur occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, *pour-autant qu'ils sont déchus et se sont éloignés [331r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont *délaissé la *vive veine inconnue à tous pécheurs.

Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après *ès autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, *pour-autant que demeurant en l'inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu'ils ne s'introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu'il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs oeuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.

Car quand l'homme, avec tout son entendement et ses forces, s'applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu'il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses oeuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C'est pourquoi quelqu'un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n'adviendras jamais à un bon état. Ou, te *résignant toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré.

[...]

598

Et lors Dieu très-*bénin selon sa piété opère en l'âme, qui *lors ici (afin que je dis ainsi) est faite sans mode, ou manière, sans fin, sans oeuvre, sans désir, sans volonté, [340r°] sans amour et sans connaissance.

Et premièrement, elle est certainement faite sans *mode, non qu'elle perde l'être créé, mais elle est transformée en Dieu et est à lui unie comme le fer au feu. Car comme le fer tandis qu'il dure au feu est feu, ainsi aussi l'âme avec Dieu par grâce est Dieu, jusques à ce qu'elle vienne à se détourner et sortir hors de cette union. Secondement, elle est faite sans oeuvre, *pourtant que *jà elle n'opère rien, *ainçois [avant que] Dieu opère en elle, et elle le laisse opérer, sachant fort bien qu'elle ne peut rien faire sans lui. A raison de quoi elle ne s'attribue aucunes bonnes oeuvres, *ains confesse toujours avec Esaïe, disant : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos oeuvres, desquelles louange, honneur et gloire soit à votre infinie bonté.

*Tiercement, elle est faite sans désir, *pourtant qu'elle a *jà obtenu tout ce qu'elle désirait. Quatrièmement, elle est faite sans volonté, *pource qu'elle ne veut *jà rien, sinon ce que Dieu veut, lequel elle s'*éjouit *ores avoir obtenu. Cinquièmement, elle est faite sans amour : car elle est *jà faite, comme l'amour même qui est Dieu, tant elle est faite divine, et un esprit avec Dieu. Sixièmement, elle est aussi faite sans connaissance : car tout ce qu'elle a ici connu, est *jà hors de sa connaissance, *pourtant qu'elle sent et reconnaît en elle-même ce très-ample et incréé bien, qui est Dieu même, lequel créature quelconque ne peut comprendre.

L'âme donc qui désire de connaître le souverain [340v1 bien, de l'aimer et en jouir : qu'elle s'*abnège [se renonce] soi-même, comme a été dit ci-dessus, et croie Dieu par sa divinité être dedans elle, et que lui seul se connaît parfaitement soi-même. A raison de quoi il peut s'aimer seul et jouir de soi parfaitement, et ainsi l'âme sera transformée en Dieu, et Dieu en elle (afin que je ne dise ainsi) sera fait rien. *Pourtant qu'elle connaîtra *icelui être si grand, qu'il n'y a totalement rien *ès créatures à quoi il puisse aucunement être comparé, et elle sera dépouillée de toutes forces, comme étant déjà faite la force et vertu même, et très *encline aux vertus. Maintenant donc, ô noble âme, rends toujours grâces au Seigneur ton Dieu, de ce que tu as mérité de recevoir au logis de ton coeur, un si grand Seigneur, que le ciel et la terre ne peuvent contenir et comprendre. Ainsi soit-il.

614

Car il n'y a rien de plus agréable à Dieu que son oeuvre même, et il ne récompensera autre chose sinon son oeuvre qu'il a daignée de faire et opérer par l'homme. Car le saint Prophète dit : C'est vous qui avez fait toutes nos ouvres. Finalement, c'est ce *pour à quoi parvenir, toutes les religions et ordres ont été instituées, et à cette fin tous dons et grâces de Dieu nous sont conférés afin que l'homme soit le *vif instrument de son Dieu, s'anéantisse soi-même, meure à sa propre [354r°] nature, et afin que Dieu seul tout-puissant vive en lui. Car de l'âpreté, austérité et mortification de nature réussit et procède la vie et douceur de l'esprit ; et du frein et répression ou restriction de règle et discipline, procède l'amoureuse liberté d'esprit. *Parquoi mettons *peine d'être, non maintenant comme serviteurs sous la loi, *ains comme libres sous la grâce.

Car où l'esprit de Dieu est, là y a une si grande liberté en l'âme, que non seulement elle ne transgresse point les commandements de ses supérieurs et les statuts de son ordre, mais aussi par la vertu de l'esprit elle surpasse et accomplit toute loi et tout commandement par vrai amour, qu'un amour fait et accompli par crainte, et contrainte. Car elle est vraiment une oeuvre de l'esprit divin qui enseigne incessamment notre esprit, comme il doit être un esprit avec Dieu, à lui adhérer continuellement avec une certaine amoureuse liberté intérieure, et extérieurement suivre la crucifiée Image de notre Seigneur Jésus-Christ. Au moyen de quoi toutes les constitutions religieuses sont confirmées et persistent en leur vigueur.

Mais *pourtant que, hélas, nous oublions maintenant de telle façon nos intérieurs, et sommes si soucieux et désireux des choses extérieures, et nous contentons d'avoir tellement *quellement [tant bien que mal] observé les manières et coutumes extérieures, et que nous nous appuyons par trop à la sainteté extérieure, c'est pourquoi presque tout ordre et religion vient à défaillir, et à *tépidité [tiédeur], et à se refroidir. *Parquoi suivant le conseil de notre [354v°] Sauveur, cherchons premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes choses nous seront octroyées. Jetons en Dieu tout notre soin et pensée, et *lors nous serons intérieurement illuminés et *illustrés [éclairés], nous serons embrassés de la divine vérité, et seront conservés et gardés de la vertu de Dieu. De sorte que personne ne pourra ci-après empêcher notre avancement.

Car les religieux devraient en cette manière être *congrégés [assemblés] et unis en unité d'esprit, et lien de paix et d'amour, et *lors la vie religieuse à bon droit pourrait être appelée Paradis.

[...]

655

Faisons donc une *commutation [changement] et échange par ensemble : vous prenez garde à moi et je prendrai garde à vous. Et faites avec moi, comme savez et voulez [...]

Abrégé de toute la vie unitive.

*Jaçoit que pour obtenir la perfection de charité, plusieurs voies et sentiers nous soient donnés des Saints, nous dirigeant et conduisant à même fin, toutefois *cette-ci est estimée la plus facile de toutes, et la plus courte et compendieuse que saint Denys, et après lui quelques autres ont enseignée. C'est *à savoir, que par ardentes affections l'âme se lève [389r°] en Dieu, aspire à lui, parle avec lui, et désire de parvenir à lui, et à lui adhérer. Ce sentier, cet exercice est cette admirable et *occulte sapience unitive, que le même saint Denys appelle Théologie mystique, laquelle ne s'apprend pas par la multitude des livres, par la subtilité de dispute, *ains elle est cherchée par l'extension de notre affection en Dieu (par laquelle le désir d'aimer Dieu plus fort, de plus grande affection, et de lui complaire plus parfaitement, soit perpétuellement excité en nous), et est *infuse et donnée par l'irradiation et illumination divine, non aux endor-

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mis et paresseux, *ainçois à ceux qui se préparent, faisant ce qui est en eux, et est fréquentée, pratiquée, ou mise en usage, plus par affection que par pensée ou cogitation.

Pour *icelle obtenir, si tu n'as encore les sens exercés, et si tu n'y es versé, tu dois au commencement de ton exercice recueillir un petit faisceau ou bouquet de l'amour divin, et d'un coeur humble bien reconnaissant, et amoureux, ruminer tous ou *aucuns [quelques-uns] des principaux signes d'amour et bénéfices que Jésus-Christ, selon sa divinité ou humanité, t'a *départis, afin que par *iceux ton coeur soit enflammé du feu de l'amour divin. *Or entre tous les bénéfices de Dieu, tu t'exerces dévotement à son amoureuse Passion. Premièrement considérant l'oeuvre, et l'ordre et continuation de l'histoire, afin que tu lui compatisses. Secondement, la mode ou manière d'*icelle, afin que tu sois excité [389v1 de l'imiter. Car en la manière d'endurer tu as la perfection de toutes vertus, c'est *à savoir l'*abimale et très-profonde humilité, l'incompréhensible mansuétude et douceur, l'admirable patience, et ainsi des autres.

[...]

Choix plus ample

La perle évangélique 1602, Edition établie et présentée par Daniel Vidal, Grenoble, 1997.

« La Perle Evangélique, texte flamand d’une béguine jusqu’ici anonyme, parut en 1535 à l’initiative du chartreux colonais Thierry Loher. La traduction latine fut établie par L. Surius, écrivain ascétique, et chartreux, en 1545. En 1602, les chartreux de Paris en livrent la traduction française, que nous reprenons.

« Cet ouvrage est capital, à double titre. La Perle est héritière de tous les mystiques qui se décidèrent, au fil des siècles, en pays thiois, flamands, alémaniques. Héritage littéral, filiation conceptuelle. Mais elle décrit moins une progression de foi, qu’elle ne se porte d’emblée au point d’accomplissement du parcours, où l’intime fusion de la créature et de Dieu rend indécidable le partage des eaux, le fidèle entièrement déiforme, et son Dieu immergé sans reste en sa création. La Perle se dispose ainsi au plus vite en ce foyer de toute quête mystique, en sa raison, son acte essentiel. Elle s’entend dès lors comme exaspération spectaculaire des mystiques précédentes, leur soudaine imposition comme textes dispersés venus à convergence, et façonnage de leur sens en un énoncé emblématique.

« De là sa force de pénétration dans le tissu culturel européen. Sa traduction française, à l’aube du xviie, va irriguer, à leur su ou insu, tous les réseaux et toutes les écoles mystiques du “siècle des saints, de la mystique abstraite de Benoît de Canfield, aux aboutissements quiétistes du pur amour. La Perle tisse un argument de complicité d’un bout à l’autre du siècle, qui permet de lire Bérulle en entendant déjà François de Sales, et d’écouter les leçons majeures de Madame Guyon en gardant mémoire de Jeanne de Chantal. Car le dit de La Perle traverse en une seule audace de sens et d’indiscipline l’ensemble des sites où la créature doit purger ses passions et s’épandre en la lumière de son dieu.

« C’est dire que La Perle Evangélique est texte de toute nécessité pour notre temps propre. À déchiffrer et lire en toute impatience et passion, pour son écriture exacte, sa leçon de souveraineté, la conceptualité exemplaire d’une mise à nu réciproque de la créature et de son dieu. En cet ouvrage, témoignage d’historicités brûlantes et écriture argumentative d’impeccable lucidité, un nouvel espace de sens est fondé, qui, jusqu’à nous, dure.”



LA PERLE ÉVANGÉLIQUE

Trésor Incomparable de la Sapience divine/Nouvellement traduit de Latin en Français par les P. P. Ch. lez Paris à Paris chez la veuve Guillaume de la Nouë, Rue Saint-Jacques 1602.



Je livre un choix de chapitres, partie réduite d’un ouvrage qui couvre 208 [Introduction par Daniel Vidal] + 522 [La Perle, glossaire et table] pages. Sans indiquer les sauts entre chapitres numérotés.

LIVRE PREMIER Du noble et excellent principe duquel nous sommes originellement sortis, et auquel par les mérites de Jésus-Christ notre Sauveur et Rédempteur, nous devons retourner.

CHAPITRE I

Pour autant que, comme même l’Écriture sainte nous témoigne, nous avons tous offensé, et péché en notre premier père Adam, et sommes tombés en un horrible gouffre de toute difformité et misère : si nous voulons obtenir et recouvrer la pureté de vie perdue en ce premier homme, il nous faut commencer avec [1 v°] celui qui est sans commencement c’est-à-dire avec Dieu, lequel est ce très-noble et très-excellent principe duquel nous avons pris notre origine, et avec lequel nous demeurons toujours par idée. Car tout ainsi que les rayons solaires procèdent et dépendent du soleil, ainsi notre âme procède et dépend de Dieu, qui est notre principe, notre vie, et notre conservateur. Mais par les puissances de notre âme et de nos sens, nous nous sommes épars et dispersés aux choses extérieures, et volontairement détournés et séparés de Dieu, notre principe, nous attachant par amour aux choses créées, et en icelles cherchant nos plaisirs. Et par ce moyen nous avons grandement difforme et souillé notre âme, et sommes tellement devenus boiteux et estropiés de nos membres, que nous ne pouvons plus maintenant atteindre ni parvenir au souverain bien, ni marcher par la voie de vérité. Nous sommes d’abondant devenus aveugles et sourds, en sorte que ne pouvons reconnaître ni entendre le bien éternel. De là vient cette désobéissance et mépris des inspirations divines.

Finalement nous avons perdu le droit sentier de la vie, et avons été dépouillés de notre première beauté. Et néanmoins l’essence intérieure et image de notre âme est demeurée en Dieu, vit en Dieu, et Dieu en nous, jaçoit que nous l’ignorions. Car il n’y a personne qui puisse savoir ou sentir cela, cependant qu’il est désordonné-ment affectionné aux créatures, et attaché aux choses visibles. [2 r°] Et pour ce il est nécessaire que nous nous étudions à mourir à notre sensualité, et que toute créature rejetée nous nous convertissions à Dieu notre Créateur. Car l’âme ne peut être en repos, si de toutes ses forces, appliquée à Dieu, elle ne se convertit à Dieu son principe. Que si nous voulons unir toutes nos forces à Dieu, et adhérer à ce principe nôtre, il nous faut observer ce qui est commandé aux Anges, et nous garder de ce qui est défendu aux hommes. Lors que nous et toutes choses étions encore dans l’abîme de la divinité, incréées, la veine de sa très-ardente charité poussait et pressait la vertu toute-puissante de la divine essence, qui demeurait cachée au dit abîme de la divinité, afin qu’elle sortît, fit et formât des créatures qui eussent la fruition et jouissance des richesses infinies de sa bonté. Il créa donc par l’opération de sa très Sainte Trinité, le ciel et la terre et orna le ciel d’Anges, afin qu’ils jouissent de ses délicieuses richesses, et qu’ils contemplassent l’abîme de sa divinité, et fussent les trônes et sièges, esquels Dieu tout-puissant serait assis et reposerait. Et laissa aux hommes la possession du paradis de volupté, afin qu’ils jouissent avec lui de toutes délices, fussent l’habitation et tabernacle de sa déité, et cheminassent continuellement avec lui. Et finalement il para et orna toute la terre d’herbes et fleurs de diverses sortes, de plusieurs fruits et animaux, et ce pour le seul homme.

CHAPITRE III De l’origine, justice et chute de l’homme.

Or Dieu tout-puissant, ayant trouvé les saints Anges tellement préparés et les ayant confirmés à jouir éternellement en joie parfaite de sa divinité, il fut ému d’un abîme d’amour à parfaire ce que de toute éternité il avait pensé, connu, et aimé, et ce par sa puissance, toute prévoyante sagesse, et très coulante bonté. Il dit donc en soi-même : Faisons l’homme à notre image et semblance, afin que comme nous sommes un esprit et une simple essence, il soit aussi un esprit et une simple essence reposant avec nous, et habitant par grâce en notre immuable éternité ; à notre semblance aussi, afin que comme nous sommes trois personnes, qui opèrent toutes choses, c’est à savoir l’une par l’autre, qu’il ait aussi trois puissances — savoir est la mémoire, par laquelle il se puisse ressouvenir des choses éternelles ; l’entendement [4 r°] par lequel il puisse connaître et entendre la vérité éternelle, et disposer sagement toutes choses. Et la volonté, par laquelle il aime et retourne hâtivement à son principe, et embrasse le souverain bien, et possède tous biens par amour et dilection.

Dieu aussi l’a formé d’une terre monde, et non souillée, et en fin a créé son âme si noble, que rien hors Dieu ne la peut contenter ni rassasier, supérieure à toutes créatures irraisonnables, et semblable à Dieu même. Il s’est d’abondant uni en elle, lui imprimant son image et semblance éternelle, lui donnant l’esprit de vie, et voulant, comme père fidèle des esprits, demeurer toujours avec nous jusques à la fin, à ce qu’à jamais elle vécut avec lui, et tout à fait regorgeante et comblée de félicité, elle se rassasiât en la jouissance éternelle de sa gloire. Et quant au premier homme, il l’imbus et l’illumina de la claire lumière de sa vérité éternelle, l’ornant de toutes vertus, afin qu’il fût le trône et siège auquel Dieu reposerait, et l’outil et instrument par lequel il besognerait. Sa mémoire était pure et tranquille, unie à Dieu, et aussi dilatée à l’influence de Dieu, comme si elle eût eu le ciel et Dieu même en sa puissance.

Son entendement était si simple, et illuminé de la clarté divine, qu’il voyait parfaitement dans le miroir de la divinité toutes les choses qui lui étaient nécessaires, et avec une joie très-parfaite la régénération éternelle était toujours renouvelée en lui. Sa volonté était tellement [4 v°] unie en Dieu, et remplie d’amour divin, et tellement en somme élevée à une certaine sorte de liberté divine, que d’une seule affection de cœur il était uni avec Dieu, et comme il voulait. Sa raison était remplie d’une lumière raisonnable de discernement du bien et du mal, par laquelle il ordonnait prudemment toutes choses, et imposait les noms à toutes créatures. Sa conscience était établie en une joie parfaite, comme elle qui n’avait rien de quoi rougir devant Dieu. Sa puissance concupiscible était en toute pureté élevée au souverain bien, l’aimant seul, et en lui seul se réjouissant. L’irascible était par amour forte et puissante pour obtenir et acquérir tout bien et conserver avec crainte ce qu’elle avait acquis, et pour éviter aussi tout mal, avec une entière aversion et haine d’icelui.

Il était couronné de gloire et honneur, et oint de l’huile de joie et liesse, et outre ce rempli de toute pureté, et lumière de l’éternelle Déité. Car Dieu Tout-puissant habitait et conversait avec lui, comme a de coutume un ami avec son ami. Et d’abondant lui permit d’user en toute liberté de toutes les délices du Paradis même, et l’établir seigneur et maître sur toutes les créatures, à ce qu’elles fussent soumises sous son autorité et empire. Et afin que de même les hommes fussent sujets et obéissants à leur Créateur, il leur fit inhibition et défense d’être si présomptueux et outrecuidés, que de manger du fruit de l’arbre de science du [5 r°] bien et du mal. Toutefois bien peu de temps après ils transgressèrent et outrepassèrent le commandement de Dieu leur Seigneur, par l’envie du diable, qui s’était transfiguré et transformé en serpent, car par mensonge il déçut et trompa Eve, en sorte qu’elle douta du commandement du Seigneur, et accomplit la volonté du serpent.

Adam aussi fut subverti par la femme, laquelle premièrement par douces paroles s’efforça à l’induire de manger le fruit du bois défendu. Et lui l’admonestant de la prohibition divine, et menace de mort, grandement troublée et désolée, se complainte s’il fallait donc qu’elle mourût toute seule, ce qui émut Adam à acquiescer et obéir à la sensualité de sa femme, ne la voulant contrister, et par ce moyen il perdit la vie, et trouva la mort. Il résista donc à sa raison, et mangea de la viande défendue : ce qu’ayant fait, il perdit malheureux la robe d’innocence, son esprit fut privé de la liberté de gloire, son âme dénuée et dépouillée de toutes vertus, sa mémoire close, et ses pensées éparses. Son entendement obscurci, sa volonté détournée du souverain bien, et réduite sous la servitude du péché, sa raison aveuglée, et privée du discernement des vertus. Sa force concupiscible rendue impure s’attacha aux sales et déshonnêtes délectations : l’irascible devint paresseuse à tout bien, et pour le faire court, toutes ses forces furent cassées et brisées, et toutes ses affections et désirs désordonnés. Ces cinq sens furent [5v0] exclus et privés de la fruition et jouissance des biens éternels, et dispersés à plusieurs et diverses calamités des choses temporelles.

Sa conscience était accablée du lourd et pesant fardeau de tous péchés, et fut très grièvement contristée et confuse en la présence de Dieu : la robe de beauté lui fut ôtée, et la splendeur de la divinité. Il perdit aussi l’adresse et la plus courte voie à la vérité, laquelle nous guide et conduit au fond de l’âme, où nous adorons Dieu, et sommes faits un esprit avec lui. Et après toutes ces choses, il eut connaissance qu’il était nu, et en ayant honte, il tâchait de se cacher, et couvrir sa nudité ; mais soudain la voix divine l’admonesta, lui disant : Adam, où es-tu ? laquelle aussi le reprit de sa transgression et désobéissance. Mais il s’excusa, et voulut rejeter la faute sur sa femme, et elle par conséquent imputa le tout au serpent, et pour ce ils furent incontinent jeté hors du Paradis. Car si Adam eut confessé son péché, et eut demandé pardon au Seigneur, certainement Dieu lui eut remis son péché, et fut demeuré au Paradis. Mais pour ce qu’il ne voulut confesser son offense, il tomba en plusieurs calamités, et s’égara de la voie de vérité : laquelle n’a jamais depuis été si manifestement connue aux hommes, jusques à tant que la très pure Vierge Marie a été née, laquelle a très bien et très — clairement remarqué cette voie en soi-même — comme très-pure et vide de toute contagion de péché, et introvertie au fond de son âme, où [6 r°] continuellement elle marchait par cette voie, adhérant perpétuellement à Dieu son principe. En sorte que le fils unique de Dieu, qui est la vérité éternelle, a eu à plaisir de passer par elle, et d’être et converser avec les fils des hommes, et accomplir cette charité de laquelle il nous a aimés de toute éternité. Et combien que notre nature fut grandement détruite et déchue de sa noblesse et excellence, toutefois il ne nous a point dédaignés.

CHAPITRE IV De notre réparation et restauration en notre premier état, par le moyen du fils de Dieu.

Le fils de Dieu s’est donc levé de son trône royal, et du siège de sa gloire, et est descendu au ventre virginal de la très humble et très heureuse Vierge, et du très pur sang de son cœur virginal a pris nature humaine : car c’était une chose grandement délectable au Seigneur de toute Majesté, se reposer en la fleur du champ, et aux lis des vallées, et être nourri de la violette d’humilité. Elle nous a produit le Soleil de justice, et la voie de vérité, et la vie, qui est la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. Car celui qui chemine par le fond de son âme, et là se tient en la présence [6e] de Dieu, il reçoit de lui vie, et est très clairement illuminé par-dessus tous les autres. Pour cette cause aussi est-il venu en ce monde, afin qu’il illuminât nos ténèbres, et pour ce est il naît, afin que par la nativité nous puissions renaître en une nouvelle vie de grâce.

Finalement il a vécu et conversé avec nous, afin que nous puissions ordonner et disposer toute notre vie et conversation, selon ses très parfaites vertus : car il nous a enseigné la plus proche à la vérité qui nous conduit au fond de notre âme, afin que là le cherchions et trouvions. À ce propos manifestement il dit : Le royaume de Dieu est dedans vous. Et après : Il y a un trésor caché au champ. Ce trésor ici est Dieu, qui est caché au champ de l’essence créée de cette âme. Ce que le prophète voyait, quand il dit : En vérité, Seigneur, vous êtes le

Dieu caché. Quiconque donc veut chercher Dieu, et le trouver, qu’il le cherche en soi-même, savoir est, au fond intime de son âme où est l’image de Dieu, et fouisse le champ de son essence créée fort avant, et par ce moyen il se trouvera soi-même idéalement incréé en l’essence divine, et en la nue essence de l’âme, et ce faisant il reviendra à son principe, par le moyen de Jésus-Christ, qui est notre voie, qui par sa passion a payé toute notre dette, et a rendu fructueux tout ce que nous endurons, qui par sa mort a détruit notre mort, et nous a préparé la vie éternelle. Il a aussi par son esprit restitué l’ancienne liberté à notre esprit, et l’a ramené à notre principe, dans ce [7 r°] fond de l’âme, où c’est que Dieu habite, et où il nous a unis avec lui, afin que là nous l’adorions en esprit et vérité.

Outreplus par son âme il a réformé toutes les forces de la nôtre, à ce que nous soyons un instrument apte endurant son inaction divine. Et finalement par son corps et péneuse vie et mort, il a nettoyé derechef notre cœur, nos sens, tous nos membres, et notre corps de toute tache de péché, et nous a faits et rendus purs et nets, en tant que la lumière de vérité et le Soleil de justice se lèveraient derechef en nous, et qu’en nous et par nous ils épandraient leur lumière. Il a aussi réformé en nous tout ce qui était détruit en Adam, et nous a très abondamment restitué tout ce qui nous a été ôté par icelui. Cela s’entend si nous le voulons, et nous efforçons de nous dresser et ordonner intérieurement et extérieurement selon ses voies, et que soigneusement nous observions ce noble principe, afin que nous puissions retourner et refluer en lui, considérant soigneusement que c’est qu’il a commandé aux Anges, et défendu aux hommes, et comment par soi-même il nous a réparés. Car étant perdus, il nous a ramenés à notre principe, afin qu’ensemblement avec les esprits célestes nous lui administrions et demeurions toujours en sa présence, servant aux hommes très volontiers pour l’amour de lui (car ainsi faisant, il nous confirmera avec les bons anges, et nous fera esprits célestes, et anges terrestres, établissant [7 v°] son trône et son ciel en notre esprit). Et de peur que ne transgressions ce qui est défendu, à ce que notre âme puisse être le paradis de paix, qu’il puisse marcher avec nous, et établir en notre âme un paradis de volupté, lequel il rende fructueux en bonne odeur de toutes vertus. Et finalement afin que la très sainte vie et passion soit continuellement en notre cœur en signe d’amour, comme modèles selon lesquels nous devons dresser et ordonner notre vie et conversation, et être faits un champ fertile en nos cœurs, dans lequel l’époux puisse s’ébattre, et le rendre fertile et fructueux par la fontaine de sa miséricorde.

Certainement en ces points-là nous pratiquons le vieil et le nouveau Testament, c’est à savoir, en ce que continuellement nous adhérons à notre très noble principe, et observons avec les Anges les commandements de Dieu, et avec les hommes, fuyons ce qui est par lui défendu, et portons en nous les signes d’amour et dilection de notre Rédempteur, et que nous habitons en lui, et lui en nous. Et si quelques fois il advient que par fragilité humaine nous excédions, reconnaissons incontinent notre faute, et demandons grâce, évitant la pernicieuse excuse de notre péché, en laquelle Adam et Eve persévéraient trop obstinés. Car en ce faisant, Dieu aura pitié de nous, et ne nous déjettera point du ciel de notre esprit, ni hors du paradis de notre âme. De ceci dit saint Bernard, Il n’y a chose qui provoque tant l’ire de Dieu, [8r1 comme la maudite excuse de soi-même. Et pour-ce accusons-nous toujours devant Dieu, juste juge, auquel tous les secrets de nos cœurs sont notoires, et par ce moyen nous pourrons être délivrés de nos péchés, et par le moyen de sa grâce être conservés en cette voie, en laquelle il nous a mis. Et en ce tout est compris.


CHAPITRE V De la triple union en laquelle la vie superessentielle, illuminative et active sont parfaite.

Mais il faut savoir que la susdite et subséquente matière nous conduit à trois degrés, trois sortes de vie, et à ces trois parties qui sont en l’homme : car chaque homme semble presque représenter trois hommes. Selon le corps il est bestial, selon l’âme il est raisonnable et intellectuel, et selon l’esprit en la nue essence de l’âme où Dieu habite, il est déiforme. Au surplus il faut que ces trois choses aient chacune leurs exercices et leurs ornements, si nous voulons être unis à Dieu, et être conformes à Jésus-Christ. Or est-il qu’il y a en l’homme une triple union très-noble, de laquelle sourd tout exercice spirituel, et les [8 v°] vertus. Mais par elle seule sans notre coopération nous ne pourrons être sauvés — car une triple union est essentiellement en tous hommes bons et mauvais : mais aux bons seuls elle est encore supernaturellement ornée de tout exercice de vertu, en la manière de quelque beau royaume ou palais richement paré. En la première nous sommes superessentiels et déiformes, et en la seconde, spirituels et internes, en la troisième actifs et moraux. La première et suprême union est en Dieu essentiellement, et est l’intime être ou essence de notre âme qui est en Dieu, et demeure essentiellement unie à Dieu, et est élevée par-dessus nous-mêmes, par-dessus toutes choses créées, et par-dessus tous les sens et puissances de notre âme. Ce néanmoins il est dedans nous essentiellement en l’abîme et intime essence d’icelle, là où est le royaume de Dieu, et son éternelle habitation. Cette union est en Dieu, duquel nous sommes issus créaturalement, et en qui nous demeurons idéalement en une certaine déiformité. La seconde union est aussi en nous, savoir est, ès forces supérieures, lesquelles unitivement et simplement sortent de la première union, c’est-à-dire, qu’elles en sourdent, et adhèrent essentiellement à icelle, comme à leur principe, et de là procède toute vertu et opération déifique.

La première union est une certaine simple force de l’âme, tout ainsi que Dieu est simple en l’essence de sa divinité, et est totalement déiforme : car elle demeure [9 r°] en Dieu selon la simplicité de son essence, et n’a rien de commun avec les autres forces, mais elle confère encore à l’âme une certaine simple union, qui est la seconde union. Et de cette union sortent les forces supérieures, savoir est la mémoire, l’entendement, et la volonté selon l’opération de la très Sainte Trinité, qui se donne soi-même, et s’unit aux forces de l’âme. Et de là procède la troisième union. Et cette troisième est aux forces inférieures, lesquelles en une certaine union assemblées, se conservent par la découlante lumière, qui descend de la seconde union, et s’épand sur la raison et forces sensitives. De là procède la vie, et la vivacité du cœur et des forces corporelles, et tout mouvement sensible et mobilité de la vie naturelle. Et ainsi il est manifeste que tous dons et grâces procèdent du dedans, de cette ardente suprême union, où nous vivons en Dieu, et Dieu en nous : car Dieu habite en nous avec la lumière de sa grâce en la suprême union. Et tout ainsi qu’un vaisseau de cristal (dans lequel y a enclose une chandelle allumée) illumine tous ceux qui s’en approchent, ainsi la clarté divine et vérité éternelle illumine et enflambe le fond nu de l’essence intérieure de notre âme, en telle abondance, que de là toutes les forces en sont illuminées, nourries et renforcées. Car la mémoire devient pure et tranquille, l’entendement est illuminé et simplifié, et la volonté en est rendue fervente en amour.

En cette manière Dieu se donne [9 v°] soi-même en l’union des forces supérieures, et unit dedans soi notre esprit, le faisant habiter en une certaine déifique liberté, et opulence de charité. De là alors Dieu avec grande abondance de grâces s’écoule en bas en la troisième union des forces inférieures, et illumine la raison, afin qu’elle puisse sagement gouverner toutes les autres forces et affections. Et d’abondant lui donne lumière et l’informe de la manière qu’elle doit suivre les inspirations et admonitions divines. Il purifie aussi la force concupiscible, et l’attire à suivre cette lumière, il fléchit et déprime la force irascible, sous le mouvement et répréhension divine ; il purifie la conscience, et la restitue en liberté ; il élève en haut aux choses éternelles, l’amour, l’espérance, et la joie, et soulève la crainte, la tristesse, la haine, et la honte, pour virilement résister à tout mal. Il rend aussi le cœur joyeux, interne et dévot à tout service divin, et rend l’homme bien composé en toute sa conversation. O. combien grande félicité consiste en ce que Dieu daigne en cette sorte habiter par sa grâce en l’âme ! Certainement ceux auxquels cela est notoire, et qui fidèlement en ce s’exercent, trouvent là tout bien, et la vie éternelle : mais qui pourra persuader aux hommes charnels qu’il y a en eux un bien si invisible ? Et d’autant qu’ils ne le veulent croire, c’est pourquoi, attachés aux choses visibles seulement par les sens extérieurs, ils deviennent comme le cheval et le mulet, auxquels n’y a point d’entendement. Mais [10 r°] Dieu Tout-puissant leur veuille bien pardonner de ce qu’ils cachent en terre ce tant précieux talent, au moyen duquel ils pourraient faire un si grand fruit, et retirer un si grand gain, et qui leur sera ce néanmoins redemandé quelque jour avec tant de rigueur et si étroite distriction.

CHAPITRE VI De l’ornement de ces trois parties.

En cette manière donc ces trois susdites unions sont en ces trois parties de l’homme, esquelles les trois sortes de vie sont parfaites par notre Seigneur Jésus-Christ. Outreplus, chacune doit prendre sa beauté, ornement, et exercice de cette triple vie. La première vie et suprême union, c’est une certaine perpétuelle et simple introversion, par laquelle la simple essence de l’âme continuellement se plonge et encline vers l’union divine, où elle demeure libre, sans interposition ni entremise d’aucune autre chose, embrassée du souverain bien, ornée et stabiliée en un immuable et éternel repos, demeurant libre, et non touchée, ni d’elle-même, ni de toutes les autres choses inférieures, et lui est donné cet être de toutes vertus, qui est Dieu même. C’est ici que Dieu demande l’âme avec toutes ses forces, et l’appelle dans [10 v°] l’abîme de sa divinité qui est dans elle : et par une certaine subite motion il recueille et resserre ensemble toutes ses forces et sens, les étreint et serre d’un lien d’amour, les attire à lui, les absorbe et environne. Et de là vient le second exercice, qui est comme une certaine inaction de Dieu, par laquelle la très Sainte Trinité agit ès trois forces supérieures, et subtilise tous les exercices de l’homme, et lui inspire mille moyens et exercices de la connaissance de Dieu, et de soi-même, et les transforme totalement en soi, et par foi, espérance, et charité les fait habiter en elle.

C’est de là d’où en après procède le troisième exercice en l’union inférieure, lequel est une certaine influence et continuel désir et mouvement de suivre Jésus-Christ nu crucifié en toute sa patience, humilité, obédience, résignation, et l’exercice de toutes vertus. Et cet exercice fonde l’homme en la profonde et abyssale abnégation de soi-même, et de toutes créatures. Et pour ce dit notre Seigneur Jésus-Christ : Sortez avec moi, et heureusement entrez, en la manière que je vous ai précédés. Alors et dès lors l’homme est fait l’instrument de Dieu, orné de toute vertu, et se soumet soi-même avec toutes ses forces à Dieu tout-puissant, très-sage, très-doux et très digne de toute révérence, et à toutes créatures pour l’amour de lui. Et ainsi faisant il est introduit, fondé et affermi en la vie superessentielle déi-forme, en la spirituelle profitante et en l’active mourante. Or ceci s’obtient plutôt [11 r°] par une simple introversion, que par une haute contemplation, et plutôt par une amoureuse aspiration, que par une grande exercitation, et plutôt par une dévote oraison, que par quelque grand travail extérieur. Nous devons donc sur toutes choses observer, et nous accoutumer à l’essentielle introversion, et à l’amoureuse aspiration, avec une continuelle et fervente oraison. Car tout bien et toute inflexion divine vient du fond intime de notre âme de Dieu qui est dedans nous, et qui nous est plus proche et voisin, que nous ne sommes à nous-mêmes, et son inaction est plus notre proximité de nous, que tout ce que nous pouvons faire.

CHAPITRE VIII Comment nous devons connaître Dieu en nous-mêmes.

Mais afin qu’au moins nous puissions, selon que nous sommes tenus, avoir quelque connaissance de Dieu, il faut savoir que Dieu est une simple essence, qui s’est unie soi-même en l’essence de notre âme. Or Dieu est trine en personnes et s’est uni soi-même ès puissances suprêmes, aussi nous a-t-il fait à son image et semblance. Selon la simple essence de notre âme, nous avons l’image de Dieu dedans nous, mais selon les trois puissances suprêmes qui viennent et tirent leur origine de cette simple image, nous avons la semblance de Dieu dedans nous. Par sa simplicité il repose en nous, et ce par les mérites de sa très sainte humanité. Mais selon que nous opérons et que plus étroitement nous nous appliquons nous-mêmes, et convertissons à Dieu, à telle proportion il opère plus parfaitement en nous la semblance de sa divinité et humanité, et nous fait être par grâce ce que ne sommes point par nature, jusques à ce que intérieurement et extérieurement nous le puissions suivre en la manière [13 v°] qu’il nous a précédés. Et ce sont les délices et la joie de notre Seigneur en nous, savoir est, que nous sommes faits semblables à lui. Car notre salut parfait consiste en cela, que nous soyons en cette sorte transformés en Jésus-Christ, et demeurons en lui.

CHAPITRE XI Comment Dieu est dedans nous.

Mais il faut savoir qu’en nous et en tous les hommes, Dieu y est comme le soleil est au ciel : car chaque homme juste est le ciel de la très Sainte Trinité, auquel Dieu (afin que je dis ainsi) s’est scellé et attaché soi-même, qui est ce Soleil divin de justice, qui par la lumière de sa grâce jette ses rayons en bas (à la manière des rayons du soleil) vers l’âme raisonnable, illumine sa conscience [16 v°] rend le cœur fervent et fertile. L’âme aussi par ces rayons de la grâce divine est nourrie et enseignée. Mais tout ainsi que le soleil matériel ne luit pas en tout temps, ains quelquefois est empêché par les pluies, par une nuée, par les tonnerres, et par la nuit obscure — pour toutes lesquelles choses n’étant en soi moins lumineux, il est ce néanmoins empêché d’épandre ses rayons sur la terre. Ainsi sans doute advient-il touchant ce divin soleil de justice, qui daigne habiter en notre esprit, et l’illuminer. Car comme ainsi soit qu’en soi-même il ait toujours une même clarté, toutefois empêché par nos péchés et défectuosités, il ne peut dresser la lumière de sa grâce, ni ses rayons vers notre âme. Car quand la force concupiscible de l’âme extrovertie et adonnée aux consolations de la sensualité, appète et désire les délectations et voluptés sensuelles, et apporte son consentement à la jouissance d’icelles, c’est alors qu’assurément il pleut en l’âme. Et quand la force raisonnable est avec trop grand soin occupée aux choses extérieures, quelles qu’elles soient — voilà la nuée qui s’interpose entre cette lumière divine et l’âme. Quand encore l’irascible est troublée, c’est lors que les tonnerres s’émeuvent en l’âme. Mais quand tels et autres péchés ne sont lavés par les larmes de pénitence, qu’advient-il en l’âme, sinon une très noire et obscure nuit.

Que si ce Soleil doit derechef luire en l’âme, il est nécessaire qu’avec contrition, et [17 r°] d’où elle connaisse et confesse ses péchés, et que de tout son pouvoir elle s’amende, et mortifie en soi toute délectation sensuelle, sollicitude, et trouble. Ce sera alors que le Soleil de justice jettera derechef les rayons sur icelle, qui lui fera clairement connaître toutes les interpositions entre son Dieu et elle. Car tout ainsi que de l’illumination du Soleil matériel on voit les atomes mêmes en l’air illuminé, ainsi cette âme pure et nette, intérieurement illuminée du Soleil divin, connaît tous ses défauts, vicieuses inclinations et infirmités. Mais quand elle consent au péché, elle chasse hors de soi la lumière de l’amour divin et forbanni de soi l’inflexion divine. Au surplus de cette essence divine une certaine lumière ou rayon reluit continuellement en l’âme, appelée syndérèse : qui cause et donne le remords à la conscience, laquelle est aussi en tous les hommes. Mais par la perpétration du péché l’âme encourt un si grand aveuglement et dégoût, qu’elle ne connaît sa félicité principale, et de demeurer en elle-même lui est rendu fort ennuyeux. C’est pourquoi hors d’elle, à la faveur de ses cinq sens, elle cherche sa consolation ès choses sensibles et externes, et ainsi d’un aveuglement, elle tombe en un autre plus profond.

Mais notre esprit (auquel comme j’ai dit, ce Soleil divin demeure toujours) est cette simple et nue essence de l’âme. Et tout ainsi que Dieu, selon sa divinité, est appelé simple essence, qui n’est connue sinon de lui seul, de même aussi notre [17 v°] âme a dedans soi je ne sais quelle force ou puissance divine, qui est comme le centre de toutes ses autres puissances, laquelle n’est d’aucuns parfaitement connu. Et tout ainsi que Dieu n’est point tout ce qui se peut dire de lui, mais infinies fois davantage : ainsi cette puissance qui n’a point aussi de nom, n’est rien de tout ce qui se peut expliquer par aucune sorte de doctrine, et par icelle l’âme est fort semblable à Dieu. Car l’image de Dieu est en l’âme, contenant en soi trois puissances : savoir est la mémoire, l’entendement, et la volonté, par lesquelles l’âme a en soi la semblance de Dieu. Et cette très heureuse Trinité, qui est et sera à tout jamais un Dieu inséparable, s’est unie, et (afin que je die ainsi) imprimée soi-même en ces trois forces ou puissances : c’est-à-dire, que Dieu le Père avec la Sapience et Bonté, s’est imprimé en la mémoire, afin qu’elle se reposât en Dieu par bonnes pensées. Mais étant tout notoire, que l’âme de soi sans l’aide divin ne peut avoir une bonne pensée, pour ce doit-elle rentrer en elle-même, disant en telle semblable manière : je vous prie Père céleste, mon Seigneur, mon Dieu, aidez-moi par la Sapience de votre Fils, et par les très saints mérites, et par l’amour de votre Saint-Esprit, par lequel vous daignez habiter en ma mémoire, que je ne présume jamais rien penser ou désirer, non ce qui est très agréable à votre volonté. Puis Dieu le fils par sa sapience s’est gravé en l’entendement, afin que par icelui connût Dieu.

Mais parce que la pureté de notre entendement [18 r°] est maintenant si fort obscurcie que l’âme ne peut contempler son Dieu, pour cette cause il faut qu’elle se tourne vers l’autre personne de la divinité en cette manière, disant : O fils de Dieu éternel qui habitez en mon entendement, je vous prie par la puissance de votre Père, et par l’amour de votre Saint-Esprit, aidez-moi, que je ne connaisse, ni entende jamais rien, sinon ce que voudrez. Finalement Dieu le Saint-Esprit s’est empreint soi-même en la libre volonté, afin qu’elle aimât Dieu, et qu’elle fût unie avec lui en un amour, et même volonté. Mais pour ce que (chose certainement à déplorer) la volonté et l’amour de l’âme sont maintenant si défectueux, l’âme se doit convertir à son intérieur vers le Saint-Esprit, qui est la troisième personne en la divinité, priant en cette manière : O glorieux Saint-Esprit mon Dieu, qui daignez habiter en ma libre volonté, je vous prie aidez-moi par la puissance du Père, et la Sapience de son Fils, attendu que vous êtes l’esprit des deux, afin que jamais je ne parle, fasse, délaisse, ou endure chose aucune, sinon autant qu’il vous plaira. Et pour autant que ces trois personnes sont indivisibles et inséparables, pour ce nous les devons toujours adorer pour un vrai Dieu, et sans aucune recherche croire simplement en lui, disant ainsi intimement et dévotement à Dieu, O Père, ô Fils, ô Saint-Esprit, qui en Trinité de personnes êtes un Dieu, je vous prie que vous daignez tellement m’unir à vous, que jamais rien ne me puisse séparer de votre amour. Finalement combien que Dieu tout-puissant se soit ainsi soi-même scellé en [18e] nous, il ne veut néanmoins jamais rien opérer en nous, sinon par la très sainte humanité — car par Adam notre premier parent, nous avons jadis offensé, et étions enfants d’ire, privés de la fruition divine. Mais par le nouveau Adam qui est dit Jésus, c’est-à-dire Sauveur, nous avons été rétablis et réhabilités.

CHAPITRE XVI Cinquièmement, en quoi elles doivent persister et demeurer toujours.

Finalement, afin qu’elles puissent persévérer en leur rectitude, il nous faut continuellement observer trois choses. Premièrement, l’introversion continuelle vers l’esprit, et que nous demeurons toujours en la présence de Dieu par pures et nettes pensées, par claire connaissance, et union de volonté. C’est-à-dire que nous désirions d’être et demeurer un même esprit avec Dieu, et ce par les mérites de son humain joyeux esprit, par lequel notre mémoire est rendue à sa première liberté, l’entendement illuminé, et la volonté unie à l’amour divin, pour embrasser toujours le bon plaisir, et volonté de Dieu. Secondement, que nous obéissions toujours à notre Seigneur Dieu, et lui soyons sujets avec toutes nos puissances, que nous contregarderons toutes ensemble unies et appliquées à Dieu, et ce par les mérites de son âme très-sainte [22 v°] et attristée outre mesure, par laquelle la raison est illuminée, la puissance concupiscible purifiée, et l’irascible rendue humble et débonnaire. Par laquelle, encore, toutes les affections qui sont espérance, crainte, amour, haine, joie, douleur et honte n’agissent qu’autant que le mouvement divin agit par elles, et se conservent ensemble, unies à Dieu, par l’étroite garde des cinq sens. La conscience alors est établie en une joie et exultation souveraine, d’autant que toutes les puissances, affections, et sens sont conservés par Jésus-Christ en leur propre lieu, et rectitude.

Tiercement, que nous ayons en tout temps la mort et passion de notre Seigneur imprimée en nos cœurs, et là même son image crucifiée, dressée et élevée, en laquelle le sommaire de toute sa vie et passion est enclos. Que continuellement nous ayons devant les yeux de notre cœur ce clair miroir et très parfait exemplaire, regardant et considérant quelle chose a été en Jésus-Christ, quelles étaient toutes les puissances et affections, comment il était disposé intérieurement et extérieurement en toute sa conversation, paroles, et œuvres, afin qu’en tout nous le puissions suivre, et ainsi mériter d’être transformés en lui par le mérite de son très-saint, très-net, et navré corps, par lequel tous nos membres sont nettoyés et conservés en Jésus-Christ. Nous ne devons jamais détourner notre vue de ce miroir, ains continuellement nous mirer en icelui, là considérer notre [23 r°] dissemblance, et ce qui nous défaut encore en l’esprit, en l’âme, et au corps, en quoi nous ne le suivons point encore. Nous devons aussi regarder comment l’esprit de Jésus-Christ était élevé par une certaine essentielle introversion en une souveraine et très-grande joie, voire alors qu’il endurait très-grièvement, et comment son âme a été outrée de très-grandes douleurs et peines pour la réparation des nôtres. Comment finalement son corps misérablement déchiré, et cruellement navré, pendait en la croix, en un très-grand tourment, en extrême pauvreté et mépris très-déplorable tel, que jamais créature n’a soutenu rien de pareil. Comment encore dès le commencement de sa nativité, jusques à ce temps qu’il mourait en la croix, il n’a jamais été qu’environné de toutes sortes de croix.

Et toutes ces choses, pareillement chacun chrétien les doit porter en son cœur, afin qu’en cas pareil par une essentielle introversion ïl le puisse imiter avec un esprit joyeux, une âme soumise, et un corps pur et patient. Au surplus, quiconque s’exercera à bon escient, et avec une grande persévérance en ces choses, il reconnaîtra tout ce que dessus plus clairement en soi-même. Et certainement nous sommes tous nécessairement tenus d’avoir cette connaissance de Dieu et de nous-mêmes, quelles sont les puissances de l’âme, où elles sont, pourquoi elles nous sont données, quels maux elles ont encourus, par quel moyen derechef elles doivent être [23 v°] relevées, et en quoi elles doivent persévérer ainsi que nous avons dit ci-dessus. Car telle connaissance est quasi quelque fondement sur lequel tous exercices se peuvent édifier selon qu’un chacun se sentira tiré ; et sans icelui il n’y a espérance d’aucun profit, ni qu’aucun exercice puisse de soi durer, et persévérer en stabilité jusques à la fin : car de là tout degré et profits spirituels des vertus procèdent.

CHAPITRE XVIII Comment nous devons parfaitement mourir à nous-mêmes, et vivre à Dieu seul.

Au surplus de ce fond nôtre, nous pourrons tous les jours offrir à Dieu Tout-puissant, voire mille morts, en ce que sortant hors de nous-mêmes, c’est-à-dire hors de notre intérêt propre, nous déracinerons de tout point toute volonté propre, convoitise et intention, et nous submergerons en Dieu. Car ces trois choses, convoitise, volonté et intention, sont les principales racines sur lesquelles la vie humaine s’appuie. Lesquelles quand elles sont du tout [25 v°] mortifiées en nous, et référées en Dieu, tout le reste suit facilement, et l’homme mourant à soi-même, vit à Dieu seul, en ce qu’ja en aucune chose il ne se cherche plus soi-même. Car s’oubliant, il observe seulement la très agréable volonté de Dieu, et ce pour son seul amour. Il vit en tout selon le désir de Dieu, et ce à son honneur, et est mû de la seule intention de Dieu, et ce pour ses délices.

Touchant ces choses, un chacun se doit observer soigneusement qu’il ne fasse, ou laisse rien par inclination ou mouvement de la sensualité, soit en pensée, ou en désir, à voir, ou à ouïr, en paroles, ou en œuvres, en mangeant ou buvant, en veillant, ou dormant, en faisant ou en laissant à faire, c’est-à-dire, que de toutes ces choses il n’en fasse aucune pour sa commodité ou délectation, mais seulement et purement, pour l’amour de Dieu, et à sa gloire. Et ainsi l’homme est rendu et demeure tout déifié. Car pour ce qu’il s’est délaissé, et s’oubliant soi-même il observe Dieu seul. Dieu réciproquement prend un soin particulier de lui, lequel aussi à ce propos a dit : Personne ne ravira mes ouailles de ma main. Et sur ce il promet trois choses. Premièrement, je garderai mon Sanctuaire. Mais qui est celui qui est chu, sinon celui qui a été trouvé en soi-même, et en vérité ne s’est point arrêté en moi ? Secondement, le suis conservateur de mon royaume, et ne permets point entrer, ou du moins séjourner, les imaginations, ou formes étrangères en mon Saint Temple.

Tiercement, Je défendrai mon tabernacle et aucun fléau n’en approchera. À côté de toi, il en tombera [26 r°] mil, et dix mille à ta dextre. Voilà : Dieu promet ces choses à ceux qui s’oublient eux-mêmes, et entendent à lui seul en toutes choses. Car puis après il les défend, et combat pour ceux qui volontairement en abnégation parfaite d’eux-mêmes ont détourné leur affection de toutes créatures, et reversent en la source divine tout ce qu’ils ont reçu de Dieu, submergent, et abîment en la très agréable volonté de Dieu, toutes leurs inclinations naturelles, mourant parfaitement à eux-mêmes et vivant à Dieu seul, et ce non seulement ès choses illicites, mais aussi ès bonnes et permises, et encore nuisibles et nécessaires à la nature. Voire même ès choses supernaturelles concernant l’esprit et l’âme, comme ès exercices spirituels et dons de Dieu, esquels l’homme doit chercher non sa commodité, goût sensible, ou consolation de repos intérieur, non-utilité quelconque de présent, ou pour l’advenir, mais purement la seule gloire de Dieu.

Outre plus, par cette mortification, la vraie vie, et souveraine loi, la suprême liberté, la parfaite paix aussi se trouvent en ce fond de l’âme. Et cette paix est faite le lieu, habitation et repos de Dieu. C’est ce fond pour lequel il faut faire toutes choses, là où nous défaillons si misérablement, nous cherchant nous-mêmes, tant en la nature, qu’en l’esprit : jaçoit qu’il nous soit défendu de Dieu, et ne nous soit aucunement permis d’user d’aucune chose, soit corporelle, soit spirituelle, quand en icelle nous nous cherchons nous-mêmes, [26 v°] négligeons et méprisons la très agréable volonté de Dieu, et son souverain honneur. Car en ce faisant, c’est sans doute par trop abuser de notre âme, la profaner et souiller. C’est par trop persister dedans les limites de notre créaturalité (pardonnez à ce mot), et ne serons jamais rendus déiformes, jusques à tant que renonçant du tout à nous, nous sortions tout à fait de nous-mêmes, passions en Dieu, et submergions toutes nos puissances en la vertu divine, savoir est, la volonté de l’esprit, le désir de l’âme, et l’intention de notre cœur. Que laissions toutes ces choses en Dieu, formions et ordonnions toute notre vie selon la très sainte volonté, désir, et intention seulement.

Ainsi nous sommes faits déiformes, habitons en Dieu, et usons de toutes choses, tant corporelles, que spirituelles, pour le seul amour 238 de Dieu. Quoi faisant, toutes choses nous sont licites, et tout déifiés nous demeurons en Dieu. O ! si quelqu’un par l’espace d’un mois, ou d’un an, observait ces choses ainsi qu’il appartient, certainement celui-là offrirait à Dieu tous les jours plusieurs morts, jusques à ce qu’il fut tout à fait mortifié et enseveli en Dieu. Quoi étant, il produirait par après plusieurs fruits immenses, vifs et célestes. Maintenant donc (ô mon âme) renonce tout à fait à toi-même, et te détourne de toute créature, recherche Dieu dedans toi, qui de toute éternité t’a aimée, connue, et appelée, et qui maintenant d’un amour languissant crie dedans toi, afin qu’aussi toi-même tu [27 r°] sois soigneuse de l’élire, sur toutes choses incomparablement l’aimer, et en toutes chercher son honneur.

CHAPITRE XIX Comment l’âme cherche son aimé ès quatre éléments, lequel elle trouve dedans soi-même.

J’ai doncques maintenant aperçu (ô monde très décevable) comme véritablement ce n’est que toute tromperie tout ce qui semble être quelque chose en toi. Car ta beauté est comme la fleur du champ, tes richesses sont semblables aux gouttes de rosée qui demeurent attachées sur les herbes verdoyantes ; ta confiance est semblable à la neige : qui t’embrasse, sans doute il embrasse l’ombre ; qui t’épouse, il épouse un songe. Ô monde très embarrassé et intriqué, puisque telles sont les choses qui sont en toi, je ne veux plus désormais demeurer avec toi, je te dis dès maintenant tout à fait adieu, me hâtant et tâchant de retourner à mon principe, et ce par le chemin par lequel je suis venu. Je discourrai donc par tous les éléments, et verrai si en iceux par aventure je le pourrai trouver.

Dis-moi donc, je te prie, très solide élément de la terre, où penses-tu que je [27 v°] pourrai trouver mon principe, n’est-il point dedans toi ? Ne le cherche point dedans moi, ô homme, mais en toi : quant à moi je te nourris par sa volonté, et te sustente. Dis-moi donc, ô terre, comment il est en moi ? Il y est véritablement ainsi que le Soleil est au ciel, et selon que tu te convertiras à lui, il luira en toi, et se manifestera soi-même à toi comme s’il n’y avait personne que toi de qui il dût avoir soin.

Dis-moi, je te prie, ô air, que je vois si richement orné d’admirables planètes, mon principe est-il dedans toi ? Non, mais bien plutôt totalement en toi, où tu le chercheras si tu es sage, et là le trouveras en la même manière que le Soleil est en moi. Car tout ainsi que par les nuages, pluies, tonnerres, et grêles la lumière du Soleil est empêchée qu’elle ne luise en moi, de même par tes péchés tu empêches que la lumière de sa grâce ne luise en toi, selon sa divinité néanmoins il est dedans toi.

Sus donc, ô feu le plus excellent de tous les éléments, montre — Feu moi mon principe. Il est dedans toi, ô homme, tout ainsi que l’étincelle en moi, et comme le fer tant qu’il demeure au feu, est feu ainsi, ô âme noble, si tu demeures en charité, tu es en Dieu par grâce.

Je viens maintenant à toi, ô onde coulante de la mer, qui t’enflant Eau par la volonté de ton Créateur, as par le milieu de toi laissé passer à pied sec le peuple du Seigneur, et enveloppé dans tes flots tous ceux qui lui étaient contraires : mène-moi, je te prie, à mon principe, ne le trouverai-je point dedans toi ? [28 r°] Non, mais il est dedans toi, ô homme, et toi pareillement en lui, en la manière que les ruisseaux sont en moi. Et tout ainsi que par les levées, chaussées, ou remparts ils sont empêchés de couler dedans moi, de même par tes péchés tu es gardé de retourner vers ton principe. Fuis donc le péché, et cherche Dieu en toi.

Finalement, ô ciel et terre, et toutes choses qui êtes en iceux, Terre dite moi je vous prie, si vous le pouvez, où je trouverai celui qu’aime mon âme ? Véritablement tu le trouveras, ô homme, lors que tu auras abandonné toutes les créatures frêles et instables. Adieu donc, adieu pour jamais vous toutes, créatures, je crois maintenant, et me confie que celui-là est en moi, lequel en vain j’ai cherché en vous. Je l’ai maintenant trouvé, et jamais ne le laisserai, mais l’introduirai dans la maison de ma mémoire, je l’introduirai dans la chambre de mon repos, et au lit de ma paix, auquel ensemble avec lui je dormirai et reposerai. Là il me mettra caché à couvert dedans le tabernacle de son humanité, et au secret de son tabernacle, qui est sa divinité. Maintenant il exaltera mon chef, c’est-à-dire, mon âme par-dessus mes ennemis (car il m’a promis qu’il sera ennemi de mes ennemis) et m’a fondé sur la ferme pierre : c’est-à-dire en Jésus-Christ, afin qu’aucune tentation ne puisse avoir avantage sur moi.

CHAPITRE XX Comment Dieu est dedans nous, et comment nous sommes faits à son image.

Plusieurs savent beaucoup de choses, et ignorent eux-mêmes ; ils considèrent les autres, et ne se considèrent point ; ils cherchent Dieu parmi les choses extérieures, délaissant leur intérieur, auquel Dieu est intérieur. pource des extérieures je viendrai aux intérieures, et des intérieures je monterai aux supérieures, afin que je puisse connaître d’où je viens, où je vais, qui je suis, et d’où je suis, afin qu’ainsi par la connaissance de moi-même, je puisse parvenir à la connaissance de Dieu. Car d’autant plus que je profite en la connaissance de moi-même, plus aussi j’approche de la connaissance de Dieu.

Selon l’homme intérieur, je trouve trois choses en mon esprit, par lesquelles je remémore Dieu, je le regarde et désire. Ces trois choses sont la mémoire, l’intelligence, la volonté, ou l’amour. Par la mémoire je me ressouviens, par l’intelligence je considère, par la volonté j’embrasse. Quand il me souvient de Dieu, je le trouve en ma mémoire, et en icelle je me délecte de lui, et en lui, selon qu’il daigne m’en donner la grâce. Par l’intelligence je considère que c’est que Dieu en soi-même, quoi ès anges, quoi ès saints, quoi [29 r°] aux hommes, quoi ès créatures. En soi il est incompréhensible, parce qu’il est le commencement et la fin, le commencement sans commencement, et la fin sans fin. Par moi j’entends comme Dieu est incompréhensible, attendu que je ne me peux comprendre moi-même, qui ai été créé de lui. Es anges il est désirable, pour ce qu’ils désirent le contempler ; ès saints il est délectable, pour ce qu’en lui continuellement heureux, ils se réjouissent. Es créatures il est admirable, pour ce qu’il créé puissamment toutes choses, les gouverne sagement, et dispose bénignement. Es hommes il est aimable, pour ce qu’il est leur Dieu, et eux son peuple, il habite en eux comme en son temple, et ils sont son temple. Il ne dédaigne personne, ni en particulier, ni en général, quiconque a souvenance de lui, le contemple, et aime, il est avec lui. Nous le devons aimer, pour ce qu’il nous a aimés le premier, et nous a faits à son image et semblance, ce qu’il n’a voulu donner à aucune autre créature.

Car nous sommes faits à l’image de Dieu, c’est-à-dire selon l’intelligence et connaissance du fils, par lequel nous entendons et connaissons le Père, et avons accès à lui. Il y a si grande alliance entre nous et le fils de Dieu, qu’il est l’image de Dieu, et que nous sommes faits à son image, et cette cognation et affinité est même témoignée par la semblance, pour ce que non seulement nous sommes faits à son image, mais aussi à sa semblance. Il faut [29 v°] donc que ce qui est fait à l’image convienne avec l’image, et ne participe point le nom d’image en vain. Que son image donc soit représentée en nous par le désir de la paix, contemplation de la vérité, et amour de la charité. Tenons-le en la mémoire, portons-le en la conscience, et présent révérons-le en tout lieu. Car notre esprit en ce qu’il est capable de lui, et en peut être participant, est son image. Et partant l’esprit n’est pas l’image de Dieu en ce qu’il se souvient de soi, qu’il s’entend, qu’il s’aime — mais pour autant qu’il peut se souvenir, connaître, et aimer celui de qui il a été créé, quoi faisant il devient sage et savant. Car il n’y a rien si semblable à cette suprême Sapience que l’esprit raisonnable, lequel par la mémoire, intelligence, et volonté, demeure en cette ineffable Trinité. Mais il ne peut demeurer en icelle, sinon quand il a souvenance d’icelle, et qu’il la connaît et aime. Qu’il se souvienne donc de son Dieu, à l’image duquel il est fait, et qu’il mette peine de connaître, aimer, et révérer celui avec lequel il peut être toujours bien heureux. Cette âme est bien heureuse chez laquelle Dieu trouve repos, et au tabernacle de laquelle il repose. Bienheureuse l’âme qui peut dire : Celui qui m’a créée, a pris repos chez moi ; certainement il ne lui pourra nier le repos éternel.

Pourquoi donc nous délaissant nous-même, cherchons-nous Dieu en ces choses extérieures, attendu qu’il est chez nous, si nous voulons être chez lui ? [30 r°]. Véritablement il est avec nous, et dedans nous, ce que nous ne connaissons que par foi, jusques à ce que nous méritions de le voir face à face. Nous avons connu, dit l’Apôtre, que Jésus-Christ habite par foi en nos cœurs. Car Jésus-Christ est en la foi, la foi en l’esprit, l’esprit au cœur, le cœur en la poitrine. Par la foi je réduis en mémoire Dieu Créateur, je l’adore Rédempteur, je l’attends Salvateur, je crois le voir en toutes créatures, l’avoir en moi-même — et ce qu’ineffablement surpasse toutes ces choses en joie et félicité est le connaître en lui-même. Car connaître le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, c’est la vie éternelle, la béatitude parfaite, et suprême volupté. Œil n’a vu, ni oreille entendu, et cœur d’homme n’a pu comprendre combien grande clarté, suavité, et joie nous est réservée en cette vision, où nous verrons Dieu face à face, qui est la lumière des illuminés, le repos des travaillés, la patrie des voyagers, la vie des vivants, et la couronne des victorieux.

CHAPITRE XXII Comment le Soleil divin attire à soi toutes les facultés ou puissances de l’âme, et les illumine de la lumière céleste.

Que reste-il, d’oncques, sinon qu’avec toute la vivacité de notre mémoire, subtilité d’entendement, promptitude de volonté, toutes nos forces rendues et nos cœurs élevés, nous nous introvertissions nous-mêmes à celui qui nous conforte, [34 r°] enseigne, et gouverne ? Certainement alors Dieu très pitoyable ferait lever sur l’horizon de notre âme le Soleil de Justice, qui épandrait sa lumière sur toutes les montagnes et collines jusques à la vallée de notre conscience, la purgerait, nettoierait, rendrait fertile, élèverait le sommet de notre esprit en Dieu, illuminerait toutes les facultés de notre âme. Il ferait aussi connaître à notre âme comment elle est posée entre le temps et l’éternité, et comment en elle est la très profonde mer de la divinité, c’est à savoir, cette fontaine originelle de laquelle elle est le ruisseau, ayant son essence, vie et nourriture en l’heureuse éternité, et ce selon la meilleure partie d’elle et simplicité d’essence.

Au reste selon son inférieure partie, elle est en temps et en corps corruptible, lequel a de commun avec les bêtes, d’être et vivre. Et tout ainsi que les bêtes par un certain sens commun, voient et aperçoivent les champs, et les arbres, cherchent elles-mêmes leur pâture, et dorment quand bon leur semble — de même fait notre homme inférieur et bestial, quand nous négligeons de nous exercer en vertus. Car pour lors nous n’avons aussi qu’un sens commun, quand d’un œil sans garde et vagabond nous avons et recevons en notre sens plusieurs choses ensemble. Non ès cinq sens, mais en ce sens que nous avons de commun avec les bêtes, et qui a son lieu et place en notre tête, au-dessus les yeux, qui produit en l’homme des pensées sans intelligence, [34 v°] engendrent des mélancolies et imaginations en la tête, d’où sourdent alors des fantaisies et des folies pleines d’ombrages, qui comme une certaine nue ténébreuse enveloppent et environnent les pensées de l’homme, empêchent l’esprit de s’élever en haut, dépriment les facultés de l’âme, appesantissent les sens, le sang et toute la nature de l’homme, rendent le cœur instable à tout exercice de vertu, et distraient l’homme aux choses extérieures.

De sorte que pour lors l’homme devient tout engourdi, sommeillant et paresseux, se cherche soi-même, et sa consolation au sommeil, au boire et manger, en légèretés, en l’avarice, immondicité, inobédience, et finalement en tous les vices et pernicieuses défectuosités, esquelles notre homme bestial s’incline. Car ces vices sont par trop profondément enracinés au fond de notre nature, et ont épandu leurs racines en notre cœur, troublent et captivent ordinairement l’inférieure partie de notre âme. Ainsi notre âme est misérablement embourbée en la fange de nos vices, et, privée de toute vertu, est submergée et plongée dans les ténèbres. Aussi est-ce le premier erreur qui principalement arrête les hommes en ses lacs, que la nature indomptée et immortifiée, sous laquelle sont compris tous ceux qui vivent selon les voluptés du corps et de leurs sens. Car par trop extérieurs et cheminant selon la chair, ils sont aveugles et désobéissants à la vérité et au mouvement du S.Esprit. Ce qui est plus que suffisant pour nous [35 r°] perdre éternellement, si nous ne mettons peine de retirer nos sens de cette manière d’excès pernicieux, et ne permettons qu’ils soient bridés avec le frein de la crainte de Dieu.

De peur donc que notre âme ne soit privée de sa principale félicité, il faut mettre peine de mortifier cette bestiale et sensuelle nature, et nous retirer par-delà le temps en l’éternité, où Dieu est au fond très profond de notre âme, toujours prêt de nous aider, afin que là nous puissions supprimer et extirper les vices, et selon l’esprit exercer les vertus. Car lui présent au fond de notre âme, le repaît continuellement d’une certaine vigoureuse infraction, afin que l’âme s’humilie et submerge dedans l’union divine, comme celle qui naturellement a été faite, pour se perdre et noyer dedans l’abîme de la divinité, ainsi que la pierre (est) naturellement s’abîme et submerge au fond de l’eau, et en cette submersion l’âme s’oublie, et toutes choses, se remémorant seulement les choses éternelles. Et cette est la vraie et souveraine délectation, que l’âme par une déifique méditation adhère à son Dieu. Car de là procède la connaissance divine, 248 laquelle récréé et réjouit l’âme, et la fait ardre et consommer d’amour.

Au reste en ce fond l’âme est d’une telle noblesse, qu’elle ne peut être nommée d’aucun certain nom, et est par grâce en ce lieu (s’il est loisible de le dire) une même chose avec l’essence divine. Voire même de ce fond provient toute béatitude et sainteté : car l’âme a Dieu dedans soi, et elle-même [35 v°] est en Dieu, duquel tous les Saints ont pris et tiré leur sainteté. De là sourd cette fontaine de divinité, qui est en l’âme, afin de la remplir et rendre féconde de sa grâce, et afin de faire noyer, et submerger tout le royaume de son âme dedans l’abondance, et amplitude de ses larges dons, à ce que, comme un certain flux et reflux, il la puisse retirer en la mer de sa divinité. Et fait sourdre et bouillonner dedans elle un petit ruisseau très-désireux d’amour, par lequel elle s’écoule et épand à toutes les créatures, pour les réduire et ramener à leur origine, et à l’heureux port de l’éternité. Et pour faire que cette fontaine de vie flue toujours en l’âme, il faut que l’âme s’applique toujours à Dieu, et que continuellement elle lui adhère. Et lors le ruisseau de la divinité l’arrosera et abreuvera, qui fait qu’ensemble elle est illuminée et instruite, comment en tout temps elle doit soigneusement éviter les péchés, et tout ce qui se peut interposer et apposer quelque empêchement entre Dieu et elle, qui garde l’influence de sa grâce. Car comme la moindre poudrette donne empêchement à la vue extérieure, de même les yeux intérieurs de l’âme sont offensés des plus petites fautes, desquelles nous ne faisons ni scrupule ni estime, ou que même nous croyons être biens et vertus.

Mais pour pouvoir conserver en notre âme cette fontaine, il faut poser en notre cœur le fondement solide et la ferme pierre, Jésus-Christ notre Sauveur, et sur ce fondement [36 r°] continuellement surbâtir les murs de sa très sainte vie et Passion, avec la couverture de tous ses exemples, et vertus vraiment très parfaites, le tout enrichi de ses enseignements évangéliques et saints avertissements. Toutes lesquelles choses doivent être l’étude de l’âme fidèle, pour quelques fois se pouvoir transformer en la vie et Passion de son époux Jésus-Christ, auquel après elle habitera comme en un riche tabernacle, où elle sera comme le bel arbre planté près le courant des eaux, lequel porte et donne son fruit en sa saison. L’âme alors sera élevée jusques au ciel, la fontaine divine sourdra et ruissellera en elle, et l’arrosant, la fera verdoyer, fleurir, croître, et profiter en toute vertu, et rendre le champ de son cœur fertile et très-fécond, l’illuminant et échauffant de la clarté et chaleur du Soleil divin, pour faire croître, et augmenter en lui toutes les bonnes et sous efflorantes odeurs des vertus. De la suavité et douceur desquelles l’époux céleste attiré, est contraint de descendre dans un tel jardin, pour ce que l’âme a planté en son cœur la fleur de Nazareth, Jésus-Christ : si que quelque part qu’elle aille ou vienne, elle ne sent, ne voit, et n’ouït rien, sinon Jésus-Christ, et icelui crucifié. Or quiconque ne se veut exercer ès choses susdites, ne peut avoir en soi cette fontaine coulante : et par ainsi faut qu’il s’attende que son cœur demeurera stérile et aride, et son âme defaudra par trop de sécheresse, d’autant qu’elle a délaissé la veine d’eau vive, le Seigneur.

Mais quant à celle qui en cette façon s’introvertit au fond de Dieu, et secourue de lui fuit tous péchés avec toutes les occasions d’iceux, et à la manière susdite porte en son cœur la Passion de Jésus : cette âme, dis-je, est illuminée, comprend, et entend en quelle sorte elle est constituée entre le temps et l’éternité, entre la lumière et les ténèbres, entre la mort et la vie. Que si pour lors elle se tourne et convertit vers l’éternité, elle est déjà parvenue à la vie, et habite en une gloire inaccessible, à l’entrée de la gloire et porte du ciel. Mais si elle se tourne vers le temps labile et passager, elle est en la mort et au jugement, pleine de misères, enveloppée de ténèbres et anxiétés, et les yeux clos elle marche et va jusques aux portes de la mort. Ce qu’à Dieu ne plaise qu’il nous advienne. Ainsi soit-il.

CHAPITRE XXV Aucunes très-belles instructions et enseignements touchant les trois vertus théologales, c’est à savoir, Foi, l’Espérance, et Charité : et premièrement de quatre sortes de foi que nous devons avoir en notre âme.

Avant toutes choses nous devons toujours avoir en nos cœurs une foi vive, qui opère par charité : car cette foi est cet huile qui nous est nécessaire en nos lampes, c’est-à-dire, en nos cœurs. D’oncques tout en premier lieu nous devons croire que de toute éternité nous avons été idéalement en Dieu. Car il dit par son prophète : je t’ai aimée en charité perpétuelle : et pour ce ayant pitié de toi, je t’ai attirée.

Secondement, il faut croire que Dieu est dedans nous : car lors qu’il nous créa, il nous fit à son image et semblance ; et cet image a essentiellement Dieu en soi, et Dieu est cette essence de l’âme, et lui est plus proche qu’elle à elle-même. Cette image ne cherche point son principe, pour autant qu’elle l’a dedans soi : car le Père est en l’âme tout-puissant, le Fils tout-sage, le Saint-Esprit tout-aimant, et ces trois sont une douce, amoureuse [44 r°] divine essence. Or cette image, selon les trois facultés supérieures, est appelée esprit, ou chef de l’âme. Car tout ainsi comme du chef humain s’écoule et épand par tous les membres du corps une certaine vive force, vertu et vigueur, — ainsi de cette image s’écoule en l’âme une certaine vivacité divine. Outre plus, l’âme et l’esprit ne sont qu’un, tout ainsi comme la tête et le corps ne font qu’un. Mais les trois puissances supérieures, par lesquelles nous sommes semblables à la très Sainte Trinité, ont leur être naturel en la tête. Finalement l’âme a été créée pour connaître ces choses, et pour être submergée dedans le puits de cette abyssale fontaine de l’infinie essence de Dieu. Car il n’y a rien de plus utile et salutaire, que de cheminer en une humble et amoureuse connaissance de la très Sainte Trinité.

Or chaque créature a ses dons et grâces, à elle particulièrement conférées : mais icelle est donnée pour don et présent de la divine divinité. Sur laquelle, quand elle s’appuie, comme elle doit, le Saint-Esprit lui donne aide, purge, et nettoie son fond, et lui ouvre les yeux, de manière qu’elle peut voir en la divinité, pourquoi, ou à quelle fin, toutes choses ont été faites. Le Fils aussi lui donne secours, avec cette union, en laquelle il est un, avec son Père, et dit : Père saint, gardez ceux-là en votre nom, lesquels vous m’avez donnés, afin qu’ils soient un comme nous. Le Père aussi avec la lumière divine, vient à le [44 v°] secourir et donner aide, et l’attire en sa divinité, où lors Dieu incréé par l’union d’amour, se fait maître de la créaturéité, c’est-à-dire, de ce qui est créé. Ce qu’étant arrivé à l’âme, Dieu remplit très abondamment toutes ses facultés et puissances, transverbérant de sa lumière tous les os et moelles d’icelle, et par une certaine merveilleuse et admirable transformation et extase, la mène et tire à cette union en laquelle ce même vrai Dieu est. Ceux-là sont parfaitement heureux, qui entrent et cheminent par ces secrets sentiers, car ils sont amis de Dieu.

Tiercement, nous devons ajouter une pleine et entière foi aux paroles de Dieu, c’est à savoir, que lui-même a donné en tables de pierre les commandements à Moïse, et que d’une excessive charité, il nous a donné son fils unique, conçu du Saint-Esprit, né de la vierge Marie, qui par lui-même nous a enseigné ses commandements, et donné moyen de remarquer en lui les exemples de bien vivre, tout ce qu’il a fait en terre, qu’il a enduré et souffert sous Ponce Pilate, qu’il est mort, qu’il a été enseveli, et en fin que le troisième jour il est ressuscité de mort à vie, séant maintenant à la dextre de Dieu son Père. En somme nous devons croire tout ce que croit et confesse l’Église catholique, épouse de Dieu.

Quatrièmement nous devons indubitablement croire que Dieu et homme, il est au saint Sacrement, et que toutefois et [45 r°] quantes que le prêtre célèbre la messe, et qu’il a prononcé les paroles de la consécration, que Dieu véritablement est là, contenu sous l’espèce du pain avec son corps glorieux, son âme très-sainte, et son esprit rempli de joie, avec toute sa divinité en telle beauté qu’il est monté au ciel. Semblablement nous devons croire qu’il est vraiment, réellement et parfaitement au calice, vivant en la même sorte qu’il était quand il se vivifia, et reprit vie au sépulcre et demeure tel à l’autel jour et nuit, prêt et appareillé de venir à nous à toute heure que nous le désirons, ou lors que notre âme est malade, a faim, et est par trop grevée et ennuyée. Au surplus, bien que nous croyons que de toute éternité nous avons été incréés en Dieu, que Dieu est en nous, bien que nous ajoutions foi aux paroles de Dieu, et que nous tenions pour tout certain, et pour chose indubitable, qu’il est au saint Sacrement : cela toutefois ne suffit, et ne peut nous sauver, si cette Effet foi n’est enflambée et illuminée du feu de l’amour divin, en sorte de que pour son amour nous nous retirions de toute créature, ayons l’esprit élevé, et un continuel respect et égard à notre principe. Car l’amour opère en nous la mortification de nature, la vie de l’esprit, aversion de toute créature, et écoulement en Dieu.

Et bien que nous sachions et croyons que Dieu est dedans nous, en notre âme, cela toutefois ne suffit, si par amour nous ne nous recoulons [45 v°] et refluons en lui, et si nous ne rejetons notre esprit dans l’essence divine, et faisons notre demeure en l’esprit, si notre conversation n’est en cet intime ciel qui est dedans nous, là où Dieu se manifeste, illuminant tous ceux qui se convertissent à lui. Car là luit le miroir de la très Sainte Trinité, lequel illumine nos ténèbres intérieures. Là l’esprit de Dieu rend témoignage à notre esprit, que nous sommes enfants de Dieu, c’est-à-dire, révèle à notre esprit par des inspirations internes ses mystères les plus secrets, et lui enseigne les occultes et internes sentiers. Et par une union et un esprit immobile, il transperce des rayons de sa divine clarté, l’esprit, l’âme et le corps, et en ce lieu nous marchons alors comme enfants de Dieu.

Ne suffit pas aussi d’ajouter foi aux paroles de Dieu, si par amour nous ne les recueillons, et par une vive foi ne les écrivons ès tables charnelles de notre cœur, à ce que l’âme par icelles soit instruite, fortifiée, et affermie. Car la parole de Dieu est la pâture de l’âme, lui donnant force, pour ensuivre les traces et vestiges d’icelui. Mais après que par l’apprentissage des saintes lettres nous avons comme dressé en notre âme une certaine bibliothèque, alors ce maître et régent céleste vient, et nous explique le sens de l’Écriture, nous confirme, encourage, façonne et enseigne comment nous devons vivre vertueusement, et nous revêtir de Jésus-Christ selon l’esprit, selon [46 r°] l’âme, selon le corps, et selon la divinité, afin (comme dit saint Paul) ce que même et Jésus-Christ, nous vivions en telle façon, que Dieu trouve et reconnaisse en nous une certaine représentation, et comme un vif image de toutes ses œuvres.

Ce n’est encore assez de croire, et savoir que Dieu est présent au vénérable Sacrement, si par amour souvent nous ne désirons de le recevoir spirituellement et sacramentellement, toutes et quantes fois qu’opportunément nous le pouvons faire. Car d’autant que plus souvent l’âme est repue de cette viande spirituelle, d’autant plus elle croît en l’amour et grâce de Dieu, est rendue plus pure et illuminée, et plus courageuse à vivre vertueusement. Et pour ce nous devons, ainsi qu’il appartient, nous préparer et disposer pour recevoir cette très digne viande. Car si nous avons si grand soin de la préparation de la viande corporelle et de la fréquente réfection de ce corps, qui toutefois bientôt sera pâture aux vers, combien davantage devons-nous être soigneux de prendre souvent cette très digne pâture de l’âme, laquelle nous donne et administre la vie de grâce ?

Mais pour autant que nous ne sommes capables, ni dignes de la recevoir souvent, c’est pourquoi nous devons prier Dieu que par le moyen de ses très saints mérites, il lui plaise nous en faire dignes et capables, disant : O Dieu béni, puisqu’ainsi est que par votre divinité vous daignez être dedans moi, je vous supplie humblement [46 v°], par vos mérites très saints, que vous laissiez rayonner dedans moi et par moi cette divinité vôtre. Chassez loin de moi tout ce que met en moi empêchement à votre grâce, et daignez en ce très excellent Sacrement vous recevoir vous-même à vous-même en moi selon votre désir, délices et bon plaisir, en cet amour plus que très digne, souverain et singulier, auquel vous vous êtes reçu vous-même en votre dernière Cène. Et me transmuez, je vous supplie, tout entièrement à vous, et ce, par les mérites de votre esprit rempli de joie, de votre sainte et douloureuse Âme, et de votre sacré et navré corps. Daignez faire qu’avec ce même esprit, âme très-sainte, corps glorifié, divinité très-sainte, je sois et demeure à jamais un avec vous.

Ô combien grande dignité et richesses ! Combien d’amiables grâces sont cachées en ce trésor, par lequel nous sommes faits semblables aux Anges, et avons à dégoût toutes les choses terriennes ! O combien grandes joies, et combien grands mystères reçoit et entend l’esprit, uni à l’esprit divin. O. combien grandes vertus, et quelle beauté acquiert l’âme, lors que la très sainte âme de Jésus-Christ daigne de venir à elle. Quelle pureté finalement, reçoit le corps quand ce corps très-pur et glorieux, avec le très sacré sang vient à lui, purge notre corps, nous délivre de tout péché, diminue ce qui l’enflambe et nourrit en nous, et avec toute la divinité anoblit toutes les actions de l’âme, et la fait toute entièrement déiforme et, fort profondément, l’attirant en soi, fait que tout ce qui est [47 r°] au monde lui est amer, l’illumine et la change toute.

Car ni le ciel ni la terre, ni autre chose quelconque peut rassasier l’âme : Dieu seul le peut, lequel elle a dedans soi, et lequel tout le monde ensemble ne lui peut ôter. Combien donc ô mon âme, est noble cette viande, de laquelle tu es repue ? de celle-là certainement qui est la viande et la gloire des esprits supernels et bienheureux ? O combien est précieux le trésor que tu acquiers en terre ! Tu es la rendue comme assurée, que tu seras un jour héritière de la vie éternelle : tu as enfin sa signature et lettres de lui cachetées de cinq sceaux, c’est-à-dire, ses cinq très sacrées plaies, et sept autres sceaux d’attache, qui sont les sept sacrements. Ne veuilles donc, mon âme, négliger cette viande très-noble, de peur que ton cœur ne dessèche et vienne à défaillir en sorte que tu ne puisses plus avancer en la voie des vertus. Garde ce trésor, et refréne tes sens, de peur qu’oisivement et sans discipline, ils ne soient vagabonds. Car ainsi faisant tu pourras intérieurement conserver perpétuellement dedans toi le Sabbat et repos de Dieu.

CHAPITRE XXXIII Comme nous devons profiter en l’amour.

Rejetons donc toute inutile crainte servile, et convertissons-nous vers l’élection des enfants de Dieu. Honorons Dieu comme Seigneur tout-puissant, qui est notre conservateur et protecteur. Honorons-le, et le craignons, comme le Père qui nous a faits, auquel nous avons été de toute éternité, qui maintenant est dedans nous, et avec son aide paternelle veut demeurer avec nous. Que nous sert ce limon de l’amitié terrienne, ayant dedans nous un ami si secret, immortel, incommuable, en qui sont ensemblement toute-puissance, victoire, beauté, délices et salut. Aimons-le comme frère, et Rédempteur, lui qui nous a faits cohéritiers de son Royaume. Embrassons-le comme époux, lui qui nous a lui-même épousé, lui qui est la vive nourriture de notre âme, lumière sans ténèbres, le Verbe vif et efficace, par lequel toutes choses vivent et sont nourries, c’est à savoir par sa Sapience et par les ruisseaux de ses très puissantes richesses. Duquel on lit en l’Ecclésiastique : La fontaine de Sapience, le Verbe de Dieu és cieux.

Et cette Sapience est le Verbe incréé de Dieu souverain, lequel est inspiré aux âmes de ceux qui l’aiment, [59] lequel sans cesse nous enseigne et instruit comment d’un esprit libre et élevé, nous devons adhérer à lui et l’observer, comment ce Verbe vif est engendré dedans nous, comment en nos cœurs nous devons avoir imprimée l’image crucifiée de sa très sainte vie et Passion, et comment d’une entière et parfaite dilection nous devons l’imiter comme l’épouse son époux, et ne rien craindre du tout, suivant ce que dit ce pitoyable Seigneur : Mon joug est suave, et mon fardeau est léger, en icelui vous trouverez repos pour vos âmes. De sorte que ni âpreté, ni difficulté aucune [ne] vous pourra retirer de mon amour, et pourrez dire avec mon Apôtre : Qui sera celui qui me séparera de la charité de Christ ? Sera-ce la tribulation, ou l’angoisse, ou la faim, ou la nudité, ou le péril, ou la persécution, ou le glaive ? Car je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu, qui est en Jésus-Christ notre Seigneur.

CHAPITRE XXXVII Qu’en notre infirmité nous ne devons point nous troubler.

Il advient souvent, que toutes et quantes fois que secourus de la grâce divine, nous détournant de toutes les choses créées, nous rentrons en notre intérieur, que c’est lors que nous sommes plus fortement tentés de notre propre infirmité et pusillanimité. La cause principale de ce est le défaut de vive foi, de connaissance, et de vrai discernement. C’est à savoir que Dieu est en l’image de notre âme, et à icelle si parfaitement et inséparablement uni, qu’il ne veut et ne peut jamais s’en séparer, comme celui qui est la vie d’icelle, la nourriture de l’esprit, et la conservation du corps, qui sans intermission continuellement nous semond et instruit à nous retirer du mal, et à vaquer à bonnes actions. Si donc, mus de sa grâce, nous nous [65 v°] convertissons tout à fait au bien, lors par l’exemple de son humanité très parfaite, il est notre force, notre instructeur et directeur au progrès de toutes les vertus, étant son dessein principal, quand il s’est uni à notre âme, d’être notre secours, protection, consolation et rédemption, et de jamais ne l’abandonner. Car quoi qu’outre mesure notre âme soit assaillie et pressée, quelque chute et défauts qui lui adviennent, si de tout son cœur il lui en déplaît, tout aussitôt et volontiers, il lui veut pardonner, et lui ouvrir le sein de sa miséricorde.

Nous ne devons donc jamais craindre de pouvoir chasser Dieu hors de nous, attendu qu’il est la vie de notre âme. Toutefois, à proportion que par nos péchés, ou par quelque amour que nous portons aux choses créées, nous mettons quelque obstacle entre Dieu et nous, et autant qu’icelles possèdent notre âme, et occupent notre cœur : à même mesure Dieu cédant, nous départ moins de son amour et de sa grâce. Mais rien ne peut entrer ni arriver à cette image et simple essence de l’âme, que la bienheureuse Trinité, qui veut éternellement demeurer en icelle, et jamais n’en partir, ni s’en retirer. Et partant, l’âme veuille ou non, vivra en l’éternité des siècles, pour être à perpétuité bienheureuse, ou endurer des tourments éternels. O Que grand et incompréhensible est le soulas et le contentement de l’âme, d’avoir enclos dedans soi un trésor si rare et précieux, un ami si fidèle, que personne ni aucune [66 r°] injure du temps ne lui peut ôter.

Qui a jamais en cette vie acquis un ami tellement fidèle, qu’il ne doive être par divers intervalles séparé de lui, et auquel il ne soit quelquefois à dégoût, et qu’il ne puisse offenser ? Mais il n’y a saison ni temps, duquel Dieu veuille jamais abandonner l’âme, si tant est qu’elle-même ne le veuille. Car autant que l’âme introvertie à soi-même, a la présence de Dieu en icelle pour objet, autant est-elle remplie de sa grâce et est faite le trône, le siège, l’outil, et l’instrument de Dieu, avec lequel elle est faite par les mérites très-saints de Jésus-Christ, avec lui jouissante, agente et patiente. Jouissante, par la suspension de la partie supérieure de l’âme en Dieu, en une certaine paisible et tranquille union, qui la rend en une liberté divine toute clarifiée en Dieu, de la lumière duquel elle est alors toute environnée et illustrée, opérant en elle toutes sortes de vertus, et lui fournissant force et courage pour rendre son corps sujet et soumis à l’esprit. D’où vient que l’âme en son intérieur porte allègrement, et en son extérieur patiente autant qu’elle peut, tout mépris, affliction et mal qui lui peut advenir. Et ainsi tout l’homme marche par le droit chemin de Dieu et ne pourra dores-en avant être abattu d’aucune pusillanimité, fondé qu’il est sur la pierre ferme Jésus-Christ, ayant empreint dedans soi son image crucifiée, qui est ce clair miroir sans aucune tache ni macule.

[66 v°] Quand donc les pas de l’homme sont guidés en cette voie de Dieu, le voilà lors en sa félicité telle qu’il la peut désirer ici-bas. Mais si, voire pour peu que ce soit, il détourne le moindre de ses membres de cette voie, et de l’image crucifiée de Jésus-Christ, sa candeur et blancheur est incontinent ternie. Or les membres de l’homme desquels j’entends ici parler, sont l’âme avec toutes ses puissances et affections, et le corps avec ses cinq sens naturels, lesquels avec lesdites puissances, s’ils sont détraqués de Dieu, perdent la noblesse de leur être, sont dépouillés de la lumière, assistance et coopération du Saint-Esprit, et misérablement souillés de toutes sortes de vices et péchés. La mémoire est rendue instable et vagabonde, l’entendement offusqué et plein de ténèbres, la volonté lente et pesante à aimer, la force concupiscible est toute pleine d’impuretés, la raisonnable dépourvue de simplicité, l’irascible ne produit que fougues, colères et orages, le cœur est en perpétuelle inquiétude, le ver rongeant ne donne aucun repos à la conscience, les cinq sens dissolus sont sans aucun arrêt, et le corps indiscipliné et immodeste va misérable, cherchant à se repaître des siliques des pourceaux.

Et ainsi l’homme dépouillé de toutes vertus à grand-peine se peut-il persuader que Dieu habite dedans lui, croyant véritablement qu’il l’en a banni. Ce qui ne peut être en aucune manière, non pas pour un seul moment, nonobstant ce qui se lit en quelques lieux de [67 r°] Écriture, que Dieu se retire de l’âme laquelle consent au péché. Car cela n’est à prendre selon la lettre, mais selon l’esprit vivifiant la lettre, Dieu étant au fond essentiel de l’âme inséparablement, et pourtant elle vivra éternellement. Que si, voire pour un instant, Dieu s’était retiré de l’âme, il faudrait qu’aussitôt réduite en son néant, elle perdît l’être, sans pouvoir animer le corps ni faire aucune pénitence de ses péchés. Il est bien vrai que toutes et quantes fois qu’elle tombe en péché mortel, qu’elle meurt spirituellement : premièrement à tout le bien qu’elle a fait tout le temps de sa vie, secondement à tout ce que le fils unique de Dieu a fait et souffert pour nous sur terre, tiercement à toute la charité, amour et grâce de Dieu. Car par le péché mortel, elle met un empêchement formel à l’inaction divine, et s’oppose à ce que le Saint-Esprit, selon ce qu’il désire, ne lui départe ses grâces.

Dieu toutefois pitoyable et bon, nonobstant toutes ces choses, ne délaisse jamais, tant que l’homme respire, et quelque déterminé pécheur qu’il soit, de le visiter par semonces intérieures, à ce qu’il se convertisse à lui. Car Dieu sans intermission frappe à la porte de la conscience par son illumination, qui est cette noble scintille ou syndérèse que nous appelions, laquelle comme quelque force divine, est une douce messagère de joie et de paix produisant en l’âme de l’homme un amour au bien avec un déplaisir et remords de tout péché. Et cette scintille excellente gît cachée [67e] en l’âme, couverte et ensevelie des cendres des péchés, en sorte que le feu divin ne peut en aucun temps luire en icelle.

C’est d’elle que notre Seigneur a dit : Je suis venu mettre le feu en terre, que désirai-je autre chose sinon qu’il brûle ? Ce feu c’est la charité divine, par laquelle Dieu s’est uni à l’âme quand il l’a créée, mais quand elle a été baptisée, la lumière divine alors brûlait et luisait en icelle. Et quand par péchés elle s’est souillée, la flamme de la charité divine s’est éteinte et offusquée en elle. Mais pour autant que c’est la volonté de Dieu que ce feu y luise et brûle, c’est pourquoi comme juge toujours il l’admoneste et reprend de sa dissolution désordonnée, de sa conversation et forme de vivre tépide et négligente, jusques à ce que enfin touchée de componction, aidée de Dieu, elle résiste soigneusement à ses vices, et que toute convertie elle s’adonne à accomplir en tout la volonté divine, et à observer diligemment par exercices continuels le fond de son âme.

Par infirmité, toutefois, et de mauvaise habitude et accoutumance, elle tombe encore souvent. D’où vient qu’aussitôt elle perd courage, pensant en soi-même : Jamais cette manière de vivre ne me sera convenable, ce sera le meilleur pour moi de m’en détourner bientôt : car voilà qu’à l’instant que je me résous de l’embrasser, j’en deviens pire que je ne fus jamais. Et la cause de cela, est le peu d’estime qu’auparavant il faisait de ses péchés. Se voyant d’ailleurs par cette guerre, tant intérieure [68 r°] qu’extérieure, si souvent navrée, tantôt par impatience, une autre fois par pusillanimité, — de là une nouvelle crainte naît en son âme, d’avoir par la multiplicité et griefveté de ses offenses, banni son Dieu hors d’elle, source conséquemment d’un nombre d’autres craintes et appréhensions, et commence à ignorer du tout de quel côté elle se doit tourner, ou par quel moyen elle pourra parvenir à Dieu. Et de toutes ces choses, l’origine est d’une part l’infidélité, qui lui garde de croire qu’elle a Dieu dedans soi, de l’autre, la négligence d’implorer le secours divin, d’invoquer Dieu, qui à ces fins s’est uni à nous, d’autant qu’en tout temps il est très-près de nous aider très volontiers.

Que s’il nous était advenu de tomber septante fois sept fois en un jour, les bras ouverts il nous veut pardonner le tout, si contrits et avec amour nous nous voulons retourner vers lui. Car comme dit le Psalmiste : Il enseignera ses voies aux débonnaires. C’est la vérité, qu’une telle conversion amoureuse vers Dieu, bannit toute amertume de péché, forclôt toute tristesse d’esprit, et en toute action vertueuse, élève et conforte l’âme à une certaine joie, que savent ceux qui l’ont expérimentée. La bienheureuse Magdeleine, pour avoir aimé beaucoup, beaucoup de péchés lui ont été pardonnés : Ta foi (disait notre Seigneur) t’a sauvée, va en paix. Bienheureux (dit le même Seigneur en autre lieu), ceux qui ne m’ont point vu et ont cru.

Et à [68 v°] Marthe : Je suis la résurrection et la vie, qui croit en moi, ore qu’il fût mort il vivra, et toute personne qui vit et croit en moi, ne mourra point éternellement. Crois-tu cela ? Elle lui répond : Oui Seigneur. Noue Seigneur lui avait dit : Qui croit en moi, ore qu’il fût mort, il vivra. C’est-à-dire : ore qu’en ses péchés il fût mort spirituellement, qu’il croie que je suis dedans lui et, se convertissant entièrement à moi en quelque silencieux colloque, qu’il me dise : Je crois en Dieu. O mon Dieu et Seigneur très — amiable, oubliez, je vous supplie, toutes mes iniquités. Vous voyez, Seigneur, que je suis infirme, et ce que j’ai péché, c’est mon infirmité. Et partant je vous supplie de me pardonner : fortifiez-moi en amour et en grâce, préservez-moi de toute offense, voire des moindres, et tout ce qui pourrait faire barre entre vous et moi, éloignez-le bien loin de moi, mon Seigneur et mon Dieu, afin que vous puissiez avoir joie et paix dedans moi.

Telles ou semblables paroles pourront être son entretien avec Dieu, oubliant et effaçant de sa mémoire, autant qu’il pourra, ses vieux péchés commis, esquels il a autrefois croupi, laissant ce bourbier lequel, remué, ne peut apporter que très-mauvaise odeur. Mais soudain il faut fuir et avoir recours à son intérieur, à cette fontaine de miséricorde, à ce Seigneur pitoyable et bénin, le prier très-humblement qu’il lui plaise nettoyer notre âme souillée et ruinée de vices et péchés, guérir ses plaies, et, par les mérites et trésors précieux de sa passion très-amère, nous pardonner miséricordieusement tout le mal que nous [69 r°] nous sommes fait, et qu’il nous rende vaisseaux capables à recevoir les infusions de sa divine grâce.

Que s’il advient quelquefois qu’en nos prières, nos requêtes ne nous soient sitôt octroyées de notre Dieu, cela ne nous doit troubler : car il feint quelquefois de vouloir aller plus loin pour se faire prier davantage, voire contraindre, comme nous lisons qu’il fit à ses deux disciples allant en Emmaüs. Même quelquefois il fait semblant de dormir pour être prié et invoqué, comme de saint Pierre en sa nacelle criant à lui : Seigneur, sauvez-nous, nous périssons. Notre Seigneur d’autres fois permet telles choses, et va comme se cachant, afin que mieux fondés en la vraie foi et abnégation, nous soyons plus épurés et fortifiés en amour. Il manque encore exprès à nous exaucer et consoler ainsi que nous le désirerions, pour ce que nous-mêmes nous avons fait la sourde oreille à ses semonces, et que, le quittant, nous avons admis des consolations étrangères. Ou bien même pour ce que nous avons empêché son inaction dedans nous, ou négligeament observé notre fond, ou pour ce que nous avons été et sommes encore distraits de cœur, nos sens indisciplinés, désordonnés et déréglés par trop en nos mœurs, ou pour ce que nous avons manqué de diligence en choses esquelles nous étions obligés, et que de toutes ces choses nous n’avons encore une vraie connaissance et douleur.

C’est donc une chose [69 v°] grandement nécessaire, d’éplucher et discuter soigneusement notre fond, et de nous juger nous-mêmes à notre rigueur. Retournons-nous avec toute ferveur vers Dieu, et le prions qu’il lui plaise y porter le flambeau de la divine lumière, et nous donner une parfaite connaissance et douleur de tous nos péchés, et nous prêter secours, à ce que pleinement nous puissions nous en douloir, les confesser et les corriger, pour d’ore-en-avant vivre et mourir en charité et en sa grâce, lui qui est notre bien souverain, notre consolation, notre refuge et rédemption.


CHAPITRE XL L’abnégation, la souffrance, et le néant doivent être tout notre exercice.

Afin donc que sans empêchement Dieu puisse parfaire en nous son ouvrage divin, et que continuellement nous soyons disposés à le laisser jouir en nous, et nous par après à agir et opérer pour nous, et que toujours nous puissions avoir le fond de notre âme nu, libre et résigné, tout notre exercice doit consister en abnégation, souffrance et néant, ou annihilation. Premièrement donc, quand nous nous apercevons que [73 v°] Dieu veut opérer en nous, ou que les hommes requièrent et demandent quelque chose de nous, qui ne soit point illicite, en ces choses nous devons continuellement pratiquer l’abnégation, prêts d’accomplir tout ce que Dieu et les hommes demandent de nous. Secondement, il nous est expédient d’être exercés en la souffrance et patience, et que nous supportions volontiers et joyeusement en toutes les occasions quoique ce Dieu nous présente pour souffrir, car il le veut ainsi, et que courageusement d’un esprit égal, nous le supportions jusques à la fin. Puis nous lui demanderons de nous remettre miséricordieusement la peine qui est due à nos péchés, et ce par les mérites de sa très douloureuse Passion, par laquelle il a payé toutes nos dettes et satisfait pour tous ceux qui le désirent et qui avec un bon propos et ferme confiance se convertissent à lui.

Car avec toutes nos souffrances, nous ne saurions expier et payer la moindre des peines du purgatoire dues à nos péchés, ni mériter la moindre joie de la vie éternelle, si nos travaux ne sont anoblis par les mérites de la Passion de Jésus-Christ. Cela est rendu tout notoire, par ce qu’auparavant sa mort pénible, personne, pour quelque perfection et sainteté en laquelle il ait vécu, n’a su parvenir à la vie éternelle. C’est donc là la première croix que notre Seigneur veut que nous portions jusques à l’extrémité de nos jours. Quand nous le voulons suivre et que d’un cœur franc [74 r°] et libre, nous nous voulons adonner à bien faire, le diable ancien de malice (qui dès le commencement du monde s’est toujours opposé à toute chose bonne) nous l’envie, cherche toutes sortes d’artifices et tromperies, tend subtilement diversité de lacs et de pièges par lesquels (nous voyant en cette volonté) il nous fait beaucoup de dommage, et nous donne grand nombre d’afflictions pour nous faire abandonner nos desseins et nous garder autant qu’il pourra de persévérer. Mais cela ne nous doit faire quitter prise, quoique nous sentions sur nous redoubler le dommage et les afflictions. Mais apprenons de nous confier toujours en notre Seigneur, comme le mont de Sion.

Tiercement, nous devons toujours nous étendre en la considération de notre néant, comme celui qui n’a rien, ne peut rien, ne sait rien et ne se peut prévaloir de rien : car c’est en ce néant que consiste tout notre salut. Si donc nous voulons derechef retourner à ce rien, que nous étions lorsque nous n’étions point encore créés, il faut que nous rejetions en Dieu ce libéral arbitre, qu’il a tellement fait nôtre, que personne ne peut, et lui-même ne veut, contraindre, afin qu’aussi librement il puisse user d’icelui que lorsque nous étions encore incréés en lui. Car lors nous n’avons rien pu, ni prévalu, rien désiré, ni eu nécessité de chose aucune. Si donc derechef nous rejetons notre volonté en la volonté de Dieu, nous ne pouvons certainement rien, nous ne saurions [74 v°] nous prévaloir de rien, et n’avons besoin de rien, et, oubliant notre volonté, nous l’avons toute écoulée en la volonté divine.

En ce néant, comme nous avons dit, tout notre salut consiste, et d’icelui prennent origine toutes les vertus, comme la vraie humilité. Car quelle plus grande humilité peut être, que de n’être rien ? Et ce qui n’est rien ne se peut élever. La vraie résignation, car qui n’a rien laisse tout. La vraie essentielle pauvreté, — il n’y a rien plus pauvre que le néant. Voilà comment de ce néant toutes vertus sourdent comme de leur source originelle. Il est bien vrai que quand je travaille pour acquérir quelque vertu, j’agis et fais quelque chose, mais je ne puis obtenir cette vertu essentiellement si je ne me jette en ce néant et fasse là ma demeure, par-dessus toute indigence de cette vertu, et que naturellement je sois fait et devienne cette vertu même.

Que si je veux parvenir à ce noble néant et être fait rien, il est nécessaire que ce rien, c’est-à-dire mon âme, avec rien, qui est Dieu, soit faite rien : car Dieu lui-même n’est rien de toutes les choses que nous pouvons dire de lui. La manière donc par laquelle nous devons nous avancer en son amour, est que toutes choses créées nous soient faites rien et que nous soyons tellement remplis de sa divinité, que nous n’en puissions pas dire le moindre bien du monde en sorte qu’il nous soit tellement totalement rendu innominable, que nous le [75 r°] sentions n’être rien du tout, voire moins que rien, de toutes les choses qu’on peut dire de lui. Et mettant arrière toute action intérieure, jetons-nous au centre, ou point de l’essence divine, tellement que nous n’en revenions jamais. Là alors sera l’essence comprise de l’essence. Là ce rien, c’est-à-dire Dieu, est rencontré de cet autre rien, c’est-à-dire de l’âme. Là rien, qui est cette âme, est enveloppé et noyé dedans le rien, c’est-à-dire Dieu. Là enfin le rien est absorbé et englouti du rien. J’habiterai là, d’autant que c’est mon repos, par les siècles des siècles, et me reposerai assis sous l’ombre d’icelui. J’entrerai bien moi, mais ce sera Dieu qui sortira : je me tairai et Dieu parlera ; je serai en repos et laisserai opérer Dieu. En cette pauvreté et en ce néant, c’est à savoir que nous ne sommes rien, si nous nous jugeons nous-mêmes droitement, toutes les vraies richesses de Dieu y sont comprises.

Dieu n’a pas fait de même à toute nation, et ne leur a pas manifesté ces jugements. Je ferai donc paître mes ouailles en jugement et en justice. Car de ce jugement par lequel nous reconnaissons que nous ne sommes rien, et qu’intérieurement nous nous convertissons au jugement de Dieu, nous ne tombons jamais en son jugement, mais nous sommes transformés en sa justice même et repus de l’unité de l’essence divine, laquelle pour son immesurable bonté, est du 293 tout innominable, au fond de laquelle personne ne peut atteindre. Et partant il n’a pas [75v0] fait de même à toute nation. Car plusieurs nations sont passées, lesquelles ne se sont point elles-mêmes jugées en vérité, n’ont point marché en la présence du jugement divin, et ne se sont, comme elles pouvaient, introverties à ce fond essentiel de leur âme, auquel elles devaient se renoncer et dépouiller d’elles-mêmes, et en la divine unité, se réduire au néant, et vivre seulement à la vérité seule.

CHAPITRE XLIV En quelle manière nous nous devons unir avec Dieu, quand nous voulons prier pour notre prochain.

Quand nous nous déterminons à vouloir prier pour nos prochains, il faut qu’en premier lieu nous nous unissions intérieurement avec Dieu dedans le Saint des Saints le plus secret, auquel nul ne peut entrer que le souverain prêtre, c’est-à-dire, autre que l’esprit qui est la suprême partie de l’âme. Et en cette union nous devons nous offrir nous-mêmes totalement à Dieu en hostie de louange, et en sacrifice vivant, pour en être brûlé du feu de son amour, en sorte qu’en nous-mêmes nous soyons du tout anéanti, et éloigné de tout ce qui n’est point Dieu ; à ce qu’ainsi le même Dieu tout-puissant, puisse [84 v°] sans empêchement user de nous, en la même manière qu’il en pouvait user, lors que même nous n’étions pas encore créés. Car il était en sa puissance alors, de faire de nous tout ainsi comme bon lui semblait. Or est-il qu’il nous a faits à son image et semblance, afin qu’en lui-même il pût user de nous, et que de notre part nous fussions jouissants de sa bonté. Il faut donc que nous renoncions cela même que nous sommes, afin que derechef Dieu puisse en cette sorte user de nous et sans aucun empêchement opérer en nous, et faire de nous tout ce qui lui plaira. Puis en cette union, il nous faut adresser à Dieu pour les choses nécessaires, et le prier de cœur et d’affection, qu’il daigne voir tous les hommes avec lui, en la même sorte que nous-mêmes sommes unis à lui, et à un chacun, selon que leurs nécessités le requièrent, leur tendre la main de son secours céleste, et les faire tels que nous-mêmes avons requis de lui être faits et dirons ainsi : O mon Seigneur, et mon Dieu très amiable, tout ainsi que par votre divinité très-sainte, vous êtes maintenant en tous les hommes et en moi, plaise à votre bonté les unir tous à vous, et tellement les faire un avec vous, comme nous-mêmes nous sommes un, et tout ce qui se pourrait trouver en iceux qui se pourrait opposer et donner empêchement à cette union, par votre clémence, mon Dieu, bannissez-le loin d’eux [85 r°]. Et tout ce qu’ils ont besoin, et dont votre bonté a agréable de les secourir, donnez-leur, ô mon souverain Seigneur, à ceux principalement qui seront par vous trouvés en avoir le plus de besoins.

Et ainsi nous prions pour nos prochains en une manière suprême très-amoureuse et très-noble, s’il y en a une monde, qui fait que libres, vides de tous empêchements, nous demeurons en Dieu. Mais quand, ayant à prier pour quelqu’un, nous ne nous unissons point à Dieu, airs que nous sommes beaucoup occupés autour de la cause ou affaire pour laquelle nous délibérons prier, et en concevons des images, — sans doute alors notre oraison n’est ni si dévote ni si profitable, et par les images reçues, nous en sommes davantage empêchés et distraits.

En cette même sorte nous devons prier pour les âmes qui sont en Purgatoire, qu’il plaise à notre Seigneur, par sa Passion très-amère, leur pardonner tout ce en quoi ils ont offensé contre les commandements de Dieu et de l’Église, ensemble toutes leurs négligences, disant en cette manière : Daignez, mon Dieu, recevoir ces choses, comme si eux-mêmes réellement vous les eussent présentées et en eussent eu une pleine connaissance, et comme si, ayant toujours dignement marché en votre présence, ils eussent été continuellement unis à vous, et leur donnez le repos éternel. Car vous êtes vous-même le repos, la paix et fruition de tous les esprits bienheureux. Que la [85 v°] lumière perpétuelle qui est en eux leur éclaire, et cette lumière c’est vous, laquelle ils ont offusquée en eux, et jamais ne vous ont connue, comme il était requis, — ce qui leur est maintenant un remords continuel, un tourment et répréhension intérieure, jusques à ce qu’ils aient une entière et parfaite connaissance de vous. Sus donc, ô Seigneur très-pitoyable, transpercez-les des rayons de votre lumière divine, à ce que les tourments ne leur fassent aucune nuisance, et qu’exempts de toutes peines, aucun esprit immonde n’ait la hardiesse de les apporter.

Que cette lumière, dis-je, les traverse en la même manière qu’elle transperçait votre âme très-sainte, lorsqu’elle partait de votre corps très-sacré. Par cette lumière, vous priviez les esprits immondes de toute force et puissance, par icelle vous rompiez les portes de l’enfer, et par la vertu de votre divinité, vous tiriez de là et délivriez toutes les âmes de vos amis intimes. De même, mon Seigneur, je vous prie qu’il plaise encore consoler et délivrer les âmes de tous les fidèles trépassés, et ce par votre passion très-amère. Et par cette grande angoisse et déréliction, en laquelle se trouva enveloppée votre âme très-noble à l’heure de la mort, lors qu’elle était prête de se séparer de votre corps très-sacré et par laquelle vous dissipâtes toutes les forces de votre ennemi, faites en sorte qu’à l’heure de notre mort, il n’ait aucune puissance sur nous, qu’il ne soit alors si [86 r°] osé de nous approcher ni épouvanter en aucune façon, sinon en tant que nous aurons négligé d’expier nos fautes par une bonne confession et contrition, application de votre passion très-amère, et par la perception des Sacrements.

Je supplie donc votre bonté, ô mon Dieu, que par cette heure terrible de votre mort, que votre amour vous a contraint de souffrir pour moi, il vous plaise à l’heure de ma mort garantir et délivrer de toute terreur et appréhension, mon âme pauvre pécheresse et destituée de tout bien.

Au surplus quand quelqu’un vient à nous pour recevoir quelque secours, consolation ou résolution, jamais nous ne devons préméditer disant : Je ferai ou dirai telle ou telle chose, car nous avons la promesse de notre Seigneur qui dit : Je vous donnerai parole et sapience à laquelle tous vos adversaires ne pourront résister ni contredire. Mais nous devons rentrer en notre intérieur disant : Faites par moi, ou parlez, mon Dieu, telle ou telle chose, en la manière qui doit réussir le plus à votre honneur, et qui sera la plus expédiente et nécessaire à ces personnes. Et vous, ô mon Seigneur, qui avez daigné parler par l’ânesse de Balaam, ne dédaignez pas s’il vous plaît de parler encore par moi.

Et alors notre Dieu qui est bon et pitoyable, fera abonder la grâce en nous, et par nous parlera [86 v°] en sorte que notre prochain en recevra consolation et sera conforté en notre Seigneur. Mais cependant nous devons soigneusement observer dedans nous l’inspiration de Dieu, afin de connaître s’il aura agréable que nous étendions notre discours plus outre, ou si nous cesserons de parler. Et quand nous aurons suffisamment satisfait à ce que nous voulions dire, il faut que soudain rentrant dedans nous-mêmes nous disions : O mon Dieu à jamais béni, s’il m’est advenu de dire quelque chose de bon et à propos, c’est vous qui l’avez dite par moi, et votre saint nom en soit à jamais loué et honoré. Que si j’ai mal parlé, cela est de moi, c’est mon ouvrage, pour lequel j’ai recours à votre clémence et vous prie me le pardonner. Daignez encore, ô mon Dieu, opérer en moi tout ce que par moi vous avez parlé maintenant, et faites par votre bénignité, que moyennant votre aide, je fasse paraître par ma vie et mes mœurs ce que ma bouche a proféré. Parlez ainsi s’il vous plaît, en celui auquel j’ai maintenant parlé, et conservez en lui ce qu’il a par moi entendu. Car quand nous croyons et savons certainement, que jamais nous ne disons ni pouvons dire ces choses, nous pouvons alors, pour l’amour de lui, les dire assurément et sans que cela nous doive faire peine, toujours toutefois avec quelque humble érubescence et sapience provide.

CHAPITRE LIVµ De quelle sorte l’âme se doit comporter lors de la visitation divine, et comment elle ne doit chercher aucune délectation extérieure ni intérieure.

C’est ainsi que Dieu tout-puissant visite la terre, la rend fructueuse, l’enivre, l’enrichit et multiplie ses productions, c’est-à-dire ses œuvres vertueuses. Et en cette visitation et consolation, l’âme est beaucoup fortifiée en son avancement, si tant est qu’elle ne cherche point sa propre délectation en icelle, et qu’aucune douleur ne la surprenne, pour s’en voir privée, qu’elle n’en soit alors moins diligente que de coutume, et qu’en elle-même [97 r°] elle demeure libre et paisible. Certainement en cette consolation ne consiste aucune sainteté, sinon autant qu’elle produit l’opération du bien. De quoi sert de concevoir, qui ne produit en lumière le fruit de sa conception. La vraie sainteté, c’est cette équalité d’esprit, laquelle nous rend toujours prêts et préparés à servir à Dieu, tant en l’adversité qu’en la prospérité.

Au reste en telles visitations il est besoin d’une grande discrétion. Et premièrement, que comme une chose morte et insensible, nous nous comportions dedans nous et hors de nous, insensiblement et immobilement, et que de tout nous ne nous en attribuions rien. Et tout ainsi qu’extérieurement nous devons être morts, rassis, meurs et bien morigénés, ne cherchant aucune délectation extérieure — ainsi nous devons être morts intérieurement, meurs et bien composés, et ne procurer délectation aucune, à fin que Dieu tout-puissant, puisse tout seul avoir en nous toute sa paix, joie et délectation.

Car si à quelque Roi de la terre, la modestie et maturité de son épouse est à grand plaisir et délectation, spécialement quand il voit, que quasi morte à tout fors qu’à lui, elle « se prive et retire de tout autre amour, se soumet à sa seule volonté, ne cherchant sa délectation en ses richesses, famille ni en sa beauté même, mais en lui seulement, afin qu’en elle aussi il puisse avoir toute sa paix, joie et délectation — combien est-il plus juste et convenable à l’épouse de Dieu éternel et Roi [97 v°] souverain, de se trouver comme morte à tout autre amour, dons et richesses, même au plaisir qu’elle peut prendre en sa beauté, c’est-à-dire, és dons et vertus que Dieu très-pitoyable a infus en son âme et en son corps. Et ce seulement, afin qu’il puisse, avec délectation prendre sa paix et son repos en elle, sans s’attribuer aucun de ses dons et grâces, et comme immobile à icelles ne se peiner pour les retenir, voire même n’en désirer davantage, ni se troubler en elle-même, ni faire mine de l’être (car cela rabat cette lumière simple), n’affecter de comprendre ou connaître telles grâces par son entendement, mais seulement de mériter d’être comprise et connue, et volontiers captiver son entendement à ce que Jésus-Christ demande de nous.

Car quand nous désirons de les comprendre et prendre en iceux vainement notre plaisir, certainement nous nous rendons semblables au paon, qui par superbe étendant ses plumes en roue et au large, venant à jeter sa vue sur ses pieds en demeure triste et honteux. Le même advient aux hommes qui vont par trop étendant leur entendement, et qui s’égarent hors de la simplicité, savoir est en cette image de l’âme (en laquelle par une certaine manière simple toutes choses se connaissent), laquelle par cela est obscurcie. Et lorsqu’ils se trouvent en cet état, ces ténèbres intérieures les attristent. De là viennent toutes les tentations et angoisses intérieures [98 r°], qui surpassent de beaucoup toutes les extérieures, de sorte qu’ils pensent porter dedans eux-mêmes, non moins qu’un petit enfer. Et il n’y a docte ni indocte qui leur puisse apporter aucun secours ni consolation, jusques à ce qu’ils parviennent à la connaissance de leur petitesse et qu’ils aient appris de captiver leur entendement. C’est pourquoi, sans doute, il est grandement nécessaire, de chercher en ces choses la grâce de discrétion, et de l’acquérir, et qu’aucun (quelque grand et sage qu’il soit à ses yeux) n’ait honte de se soumettre à quelque personne, pour simple et abjecte qu’elle soit, pourvu qu’elle ait l’intelligence et connaissance de ces choses.

Que s’il le peut faire, s’humilier et simplement se soumettre à la direction d’autrui, indubitablement enfin il méritera d’être dirigé par l’esprit divin, et par la bonté divine (pour laquelle il s’est humilié soi-même), délivré de toutes ces tentations et angoisses intolérables. Que si quelques-uns au commencement de leur conversion, permettent qu’ils soient ainsi enseignés, sans doute ils n’expérimenteront jamais telles tentations, pourvu que, se soumettant au conseil d’autrui, ils manifestent leur fantasie, et se dépouillent tout à fait d’eux-mêmes. Ce sera en cette manière que facilement ils s’avanceront, et parviendront à une certaine simple lumière, devenus instruments de Dieu, par lesquels, et avec lesquels, il opérera ainsi qu’il verra bon être.

[98 v°], Mais revenons maintenant d’où nous sommes partis, c’est à savoir, aux grâces et dons amoureux de Dieu. Quand en cette manière ci-dessus déclarée l’esprit est illuminé, l’âme est comme toute baignée, la nature et le corps altérés, le cœur aussi dilaté : c’est lors que dedans nous, nous devons demeurer tranquilles, paisibles et oisifs, ne nous en étonner plus qu’il faut et n’y mélanger chose quelconque de notre action, d’autant que cela apporterait empêchement à notre simple tranquillité. Car tout ainsi que l’eau posée dedans un beau vaisseau bien net, cependant qu’on ne la remuera nullement, la moindre chose qui pourrait être au fond du vaisseau paraîtra, et chacun comme en un miroir s’y pourrait contempler, ore même que le vaisseau ne fut plein qu’à demi. Que s’il advient qu’on rejette de l’eau par-dessus, l’eau en est rendue toute turbulente et inquiète, de sorte qu’il n’y a aucun moyen de s’y mirer comme auparavant.

Il advient tout de même à cette simple lumière, que si quelqu’un y veut apporter et mêler du sien, elle en est obscurcie, en sorte qu’on ne pourrait clairement voir et connaître ses défauts, comme en ce simple rassérénement et tranquillité. De là vient que la nature est débilitée et vaincue, le sang échauffé, qui environne, suffoque et offense le cœur, et contraint l’homme de défaillir. Le sang alors vient à se refroidir, tous les membres à se roidir, toute la lumière à s’obscurcir, cette noble inaction de Dieu à recevoir empêchement, et [99 r°] se cause un très grand dommage, tellement qu’il ne peut plus sans grande difficulté, revenir par après à cette clarté de l’inaction divine. Et quand cela advient une fois, le cœur en est tellement débilité, qu’il ne peut plus souffrir la divine inaction. Et un tel s’est rendu incapable d’accomplir ce que dit Jésus-Christ : Qui voudra entre vous être le plus grand, soit le ministre de tous. Car c’est lui qui a besoin du ministère des autres, comme celui auquel on doit secours pour son infirmité.

Et ceux qui ne l’entendent point, pensent qu’en cela consiste une grande sainteté et pensent cela être quelque chose tout à fait divin, comme ainsi soit que véritablement ce n’est qu’un dérèglement et la pure nature. Car ils se servent des dons de Dieu, à la pure délectation et volupté de la nature, et s’en enivrent tellement, qu’ils ne se sauraient gouverner eux-mêmes, ainsi que font ceux qui goûtent les mêmes choses, mais en usent avec sobriété. Et afin que nous soyons pour toujours exempts d’un tel mal, et que nous méritions en être assurés, il nous faut rejeter en arrière toute telle action, et que nous laissions l’esprit de Dieu librement agir en nous, et nous gouverner, et nous garder tant intérieurement qu’extérieurement, de tous gestes inaccoutumés, conserver notre corps en assiette et droit, et se garder que par l’inclination de la tête et de la poitrine, notre cœur n’en soit oppressé. Et ainsi nous demeurerons sans être endommagés et pourrons servir [99 v°] aux autres.

Ainsi nous joignons l’active à la contemplative, jouissant toujours dedans nous de la présence divine, et la lumière que nous contemplons intérieurement reluit és œuvres par dehors. Et cette vie mélangée d’action et contemplation est la vie la plus parfaite qu’on peut mener en ce monde. Notre Seigneur Jésus-Christ, sa glorieuse mère, et tous les plus chers amis de Dieu, nous ont précédés en cette manière de vie. Mais beaucoup d’humilité et résignation est nécessaire en icelle, si que nous pouvons penser ou dire à Dieu telles ou semblables choses : Je suis indigne, ô mon Dieu, que si ardemment vous désiriez mon cœur. Je veux bien néanmoins, mon Seigneur, et condescends volontiers, qu’avec moi, et toutes et quantes fois qu’il vous plaira, vous ayez votre joie et récréation entière. Car vous voulez, ô Dieu de mon âme, vous gouverner à la mode de grands, aller et revenir quand et ainsi que vous trouverez bon être. Mais qu’est-ce dire aller et revenir, vu qu’il est toujours dedans nous ?

C’est la vérité qu’en notre esprit, c’est-à-dire en l’image de l’âme, il est toujours présent, et que sans cesse il épand les rayons de sa lumière en l’âme raisonnable, c’est-à-dire, en la partie inférieure — en laquelle néanmoins il ne vient pas toujours avec sa consolation, mais quand il lui plaît, et qu’il la trouve disposée, c’est à savoir, quand elle est en elle-même tranquille, quand elle l’aime, non pour ses dons, mais [100 r°] pour l’amour de lui-même, quand elle désire non des récompenses, non des lettres, non des assurances, non de la science, non des honneurs, non des songes, non des visions, non des consolations, mais vous seulement, ô mon Dieu, qui seul êtes tout délectable et désirable. Car une telle âme en cette simple lumière connaît que toute contemplation par images et représentations (quoique sublimes, nobles et spirituelles, et tout ce qui peut comprendre par l’entendement et cogitation nue) est infiniment distante de la vérité de l’essence divine.

Et pourtant c’est és ténèbres qu’il établit son habitacle et repose à l’ombre. Es ténèbres, c’est-à-dire, en la lumière de la divine clarté qui l’environne, contre laquelle l’entendement naturel souffre réverbération, et les yeux raisonnables sont offusqués. Mais au point suprême de la mémoire, il demeure fixe d’un œil simple, regardant en cette lumière, sans aucune réverbération. Nous disons encore ténèbres, d’autant qu’il ne désire aucune autre lumière ni connaissance, mais, content, il veut demeurer en cette claire obscurité de la foi, par laquelle il croit que Dieu est dedans lui et y demeurera à jamais. Que si constant il persévère en cela, certainement en cette ombre caligineuse, il jouit d’un fruit admirablement doux.

Là il trouve en Dieu une admirable et secrète familiarité, laquelle surpasse toutes sortes de délices et richesses, voire même la capacité de [100 v°] l’intellect créé. Il est fait un même esprit avec Dieu, ainsi Dieu est sa fruition, son repos et sa paix, qui l’exempte et prive de toute action. Car c’est un amant qui d’un amour simple et nu embrasse un autre amant.

CHAPITRE LV Des huit béatitudes qu’il faut exercer en l’esprit.

Bienheureux les pauvres d’esprit, pour ce qu’à eux est le royaume des cieux. Ce sont les paroles de votre bouche, Seigneur mon Dieu. Je vous prie donc, ô béatitude éternelle, enseignez-moi que c’est être bienheureux. Bienheureux, dit le Seigneur, est mon propre nom, lequel j’ai eu de toute éternité, et lequel je donnerai à tous ceux qui retiennent de cœur cette mienne doctrine [117 r°], et l’accomplissent d’œuvre, et qui d’icelle ornent les puissances de leur âme. Bienheureux les pauvres d’esprit. Cette béatitude doit être écrite en l’esprit, lequel étant l’image de Dieu, d’où l’âme vit, et ayant Dieu dedans soi, doit se tourner vers Dieu avec ses puissances, savoir est avec la mémoire vers le Père, avec l’intellect vers le fils, et avec la volonté vers le Saint-Esprit. Et ici anéantir toutes les facultés et puissances, et renoncer à toute liberté d’esprit, pensant en cette manière : si Dieu est en moi, pourquoi le cherché-je hors de moi ? Si mon créateur et ma béatitude est dedans moi, pourquoi le cherché-je ailleurs ? Si d’oncques vous êtes en moi, ô Seigneur, dites-moi, je vous prie, en quelle manière vous êtes en moi. Certainement je ne sens point dedans moi votre présence. Dieu : sache, ô âme, que je suis dedans toi comme le soleil est au ciel, et bien qu’il ne luise toujours, sa vertu néanmoins lui demeure toujours entière au ciel. Or la raison pourquoi il ne luit toujours, est qu’il est empêché par l’intempérie de l’air. Ainsi, ô âme noble, sache que le semblable est entre moi et toi. Certainement par ma divinité, avec la divine vertu, je suis toujours en toi, mais tu ne crois ni dûment cela, et ne l’entends comme il appartient. Car la cause pourquoi je n’opère en toi, et que tu n’as sentiment de moi, et que je n’agis point en toi, est que tu me donnes empêchement par tes péchés, et que tu ne me connais, ni aimes comme [117 v°] tu devrais : et pour ce tu ne peux jouir de moi, ni moi parfaitement user de toi.

Renonce donc à toi-même, ô homme, et jette-toi simplement dans cette lumière de foi, croyant fermement que Dieu est dedans toi, et que tu n’es rien, tu ne sais rien, ne peux rien, et prie ainsi : O Seigneur mon Dieu, qui remplissez le ciel et la terre, qui êtes la vie de mon âme : d’autant que je n’ai rien plus cher que moi-même, je me donne du tout à vous, et vous prie que premièrement vous receviez votre propre image, et puis après moi, qui suis vaisseau d’iniquité, et faites avec moi selon votre bon plaisir en temps et éternité. Et m’attirez tout à vous si parfaitement que jamais je ne puisse être séparé de vous. O Père céleste, désormais gouvernez mes pensées et désirs, lesquels vraiment je vous donne, et véritablement les fais vôtres, et vous prie daignez garder ce qui est vôtre : car vous êtes l’éternelle, incréée et inséparable force, de façon que ceux qui sont entre vos mains, nul ne peut les ravir d’icelle. O Saint-Esprit Dieu, dirigez ma volonté et mon amour, ils sont vôtres, et pour ce ne permettez que ce qui est vôtre périsse, car vous êtes l’éternel et incréé amour du Père, et du Fils. Ô fils de Dieu Très-Haut, daignez, je vous prie, illuminer et instruire mon entendement et raison, selon votre souverain plaisir. Car je vous rends maintenant, avec pleine abnégation de moi-même, mon entendement, et toute ma liberté en laquelle vous m’avez mis. Mon âme aussi, et mon corps, et tout ce que je suis ou puis : confessant humblement que sans votre grâce je ne puis du tout rien. Et pour ce que je sais véritablement que personne ne peut résister à [118 r° 1 votre puissante vertu, c’est pourquoi je vous prie, mon Dieu, que me possédant vous ayez mémoire de moi, et m’attirez et unissez à vous — à vous, dis-je, qui êtes ce souverain bien, duquel sont pleins le ciel et la terre. Si d’oncques, ô Seigneur mon Dieu, vous remplissez le ciel et la terre de la Majesté de votre gloire, daignez aussi me remplir, qui suis vaisseau de fange, et faites en moi votre habitacle, et me rendez vraiment pauvre d’esprit. De façon que hors de vous je ne veuille, ni sache, ni désire être quelque chose : mais que je vous suive, Seigneur mon Dieu, en telles pauvreté et état qui vous sera le plus agréable.

Maintenant donc, ô mon âme, fuis de bon cœur tout ce qui est contraire à cette sainte pauvreté, et mets peine d’accomplir tout ce que tu connaîtras t’y pouvoir avancer, afin que tu mérites d’être du nombre de celles qui font force au Royaume des cieux, lequel est Dieu même, auquel les pauvres font force, et violentement le ravissent, pour ce que véritablement il est en eux. Et partant, ils sont bienheureux de la même béatitude de laquelle Dieu est bienheureux, et les nomme de son nom propre.

Tels pauvres aussi doivent premièrement mourir à toutes les choses qui vivent sensuellement en eux. Secondement, désirer toujours Dieu insatiablement d’une faim toujours nouvelle. Troisièmement souffrir la pauvreté, et ne la désirer à personne plus qu’à soi-même. Quatrièmement, se séparer eux-mêmes de toute créature, en laquelle, hors Dieu, ils pourraient avoir quelque délectation. Cinquièmement [118 v°] être grandement humbles intérieurement et extérieurement. Sixièmement, avoir toujours l’esprit élevé en Dieu. Septièmement, avoir une infatigable dévotion. Huitièmement ne vouloir rien savoir fors que Dieu. Neuvièmement, ne chercher hors d’eux-mêmes aucunes choses de celles qui leur sont nécessaires pour le salut : mais se retirer eux-mêmes en leur cœur, où Dieu est toujours présent. Dixièmement, ne porter aucun dons spirituels au lit : c’est-à-dire, ne se reposer en aucun dons de Dieu. Et ne porter aucuns tels biens en la campagne, c’est-à-dire, ne se glorifier en iceux, et ne se les attribuer : mais au seul Dieu attribuer tous biens, et croire que Dieu est en iceux. Et pour ce doivent toujours hors et dans eux-mêmes fuir vers Dieu, et lui offrir toutes choses qui lui appartiennent, et apprendre de lui tout ce qui leur est nécessaire, et ne chercher soulas en aucune autre chose, fors qu’en lui, et lui adhérer toujours d’une égale stabilité et fidélité, soit qu’il soit consolé ou non, et ainsi penser :

O Mon Dieu très amiable, il est assez juste que votre divine familiarité me soit soustraite, qui tant de fois vous ai été infidèle : mais je constituerai librement mon soulas en désolation, afin que votre divine justice soit en moi accomplie, laquelle ne peut juger sinon selon que mes mérites le requièrent. Or je vous prie, mon Dieu, confortez-moi en votre amour (pour ce que sans votre aide je ne peux rien) [119 r°] et lors allez et venez selon votre volonté, comme il appartient bien à vous qui êtes le Seigneur des Seigneurs.

La seconde béatitude doit être écrite en la concupiscible.

Bienheureux sont ceux qui ont le cœur net, pour ce qu’ils verront Dieu. Cette béatitude doit être écrite en la force concupiscible. Car où le cœur sera net, là incontinent Dieu paraît en l’âme, d’autant que l’âme est au cœur, vivifiant tous les membres du corps, et a en soi plusieurs et diverses forces et inclinations, lesquelles toutes doivent être nettes, de sorte qu’elles n’adhèrent à aucunes créatures, avec volupté ou délectation, et ne cherchent rien avec désir, sinon la gloire de Dieu, pour ce chacun doit toujours garder en Dieu les puissances de son âme, avec ses cinq sens, et tous ses membres, qu’il doit tous jeter dans la lumière de la foi — croyant que Dieu est dedans soi et auprès de soi, qui volontiers lui veut aider (s’il le demande), et qui lui donnera une couronne d’or, qu’aucun autre n’aura et chantera un Cantique nouveau, qu’aucun autre ne chantera, et ensuivra l’agneau en quelque part qu’il aille.

Par quoi je vous prie, mon Dieu, enseignez-moi qui est cet Agneau-ci, et qui sont ceux qui le suivent et où va cet agneau. L’agneau est (dit le Seigneur) ma noble, innocente, pure et incontaminée [119 v°] humanité, unie avec ma souveraine et vénérable divinité, lequel Agneau toujours se récrée et repaît en la montagne de ma souveraine divinité, et icelui ensuivent tous ceux qui ont laissé leurs souliers, et qui ont lavé leurs pieds. Ce sont ceux, qui non seulement se sont gardés d’actes immondes, mais aussi de toutes mauvaises cogitations et affections, et ainsi ils ont déchaussé leurs souliers, c’est-à-dire ont rejeté loin de soi tous mauvais désirs, et avec désir suivent Jésus-Christ en chasteté, à ce qu’ils puissent approcher de la très-haute montagne de sa divinité, et jouir de sa déité. Ils ont aussi lavé leurs pieds — c’est-à-dire, quand ils se sont trouvés enclins aux mauvais désirs, allant ils se lavaient en l’amère passion et précieux sang de l’agneau, et là ont perdu tous leurs mauvais désirs, et pour ce sont dignes de suivre l’agneau, et de jouir avec lui de sa divinité.

Outre ils chantent un cantique nouveau, qu’aucun autre ne pourra chanter, c’est-à-dire, ils seront très clairement transpercés des rayons de la lumière divine par-dessus tous. Au moyen de quoi ils connaîtront très appertement Dieu être en eux, et pour ce loueront toujours magnifiquement Dieu avec connaissance et amour, en une tranquille et manifeste fruition, unis à icelui sans obstacle, en ce, (maintenant) éternelle. Et cestui est le Cantique qu’ils chanteront. Ils auront aussi une couronne d’or que nul autre ne peut avoir, qui est une certaine splendeur ou clarté qui [120 r°] environnera leur tête, laquelle ils recevront de la souveraine déité par-dessus tous les autres Saints. En cette manière d’oncques sont bienheureux ceux qui ont le cœur net, et cet époux invisible Dieu tout-puissant les aimera, lui qui est l’époux des âmes nettes, lequel, bien qu’il soit invisible et incompréhensible en soi, il se délecte toutefois en l’âme nette, des fruits de laquelle aussi, c’est-à-dire des nets, dévots et flamboyants désirs, il est repu.

La troisième béatitude en la force raisonnable.

Bienheureux les pacifiques, pour ce qu’ils seront appelés enfants de Dieu. De cette béatitude la faculté raisonnable doit être ornée. Et pour ce que Dieu est le pacifique, coi, tranquille et incommuable bien, qui ne peut onques être ému à indignation, et la paix duquel ne peut jamais être troublée, qui toujours est également tranquille, qui fait lever son Soleil sur les bons et mauvais. C’est-à-dire, il est aussi prêt d’épandre la lumière de sa grâce sur les mauvais, comme sur les bons, pourvu qu’ils se veuillent convertir, et fait pleuvoir sur les justes et injustes, c’est-à-dire, il donne les nécessités du corps à ses ennemis aussi bien qu’à ses amis. Et pour ce les enfants de Dieu doivent être parfaits, comme leur Père céleste est parfait, et librement endurer quelque chose par-dessus équité et raison, quand même ils ne l’auraient point [120 v°] mérité.

Et leur raison ne doit liciter et se débattre, pour rejeter de soi et se décharger de telle adversité, mais humblement et avec résignation volontairement soi-même se livrer captive. Et dire avec Jésus ce qu’il disait à ses ennemis : Si vous me cherchez, prenez-moi. Et baiser cette tribulation aussi amoureusement, comme il baisait son traître disciple, et penser ainsi : O très — amiable Père, Seigneur mon Dieu, si vous voulez que cette tribulation vienne sur moi, que votre très agréable volonté soit faite selon votre désir. Seulement confortez-moi en icelle, et aidez-moi, que je la porte pour votre amour aussi volontiers comme vous avez souffert pour moi. 545

La quatrième béatitude en la force irascible.

Bienheureux les débonnaires, pour ce qu’ils possèderont la terre. En premier lieu, les débonnaires posséderont la terre des vivants, à savoir notre Seigneur Jésus-Christ avec tous ses très opulents mérites, lesquels il nous doit donner. Lequel aussi veut habiter en nous si nous sommes débonnaires, et se cacher dedans nous, et nous défendre de toute pernicieuse tentation, et changer notre force irascible en douceur et débonnaireté. Secondement, ils posséderont leur propre terre, c’est-à-dire, leur chair et sang ; car d’autant qu’ils profitent en débonnaireté, d’autant plus aussi croissent-ils en pureté. Troisièmement ils possèderont la terre de leurs prochains ; car en ce qu’ils sont humbles et débonnaires [121e], ils attirent tous les hommes. Pour cette cause nous devons prier en cette manière. O très-débonnaire et très-doux Agneau de Dieu, changez mon orgueilleuse et enflée force irascible en débonnaireté et douceur, et me confortez tellement en votre amour, que je ne cesse jamais de bien faire.

La cinquième béatitude, en l’amour de l’Âme.

Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice pour ce qu’ils seront rassasiés. Cette béatitude doit être écrite en l’amour, en sorte que l’amour en l’âme ait une continuelle faim, soif, et désir à la fontaine de vie, et aux ruisseaux d’eau vive, et oncques ne cesse de prier jusques à ce qu’il mérite d’en boire. Quoi étant, il ne souffrira désormais aucune soif des choses transitoires et vaines, mais beaucoup plus aura faim et soif de justice, c’est-à-dire, d’amour de Dieu auquel d’autant plus que nous profiterons, d’autant plus aussi nous croîtrons en l’union de Dieu. Et d’autant plus que nous serons unis à Dieu, d’autant plus aussi nous le connaîtrons en lui par lui-même ; et d’autant que plus clairement nous l’aurons connu, d’autant plus nous l’aimerons. Et d’autant plus que nous l’aimerons avec foi et pour l’amour de soi, d’autant plus jouirons-nous de lui et lui de nous és joies éternelles. Et lors perpétuellement nous aurons faim et soif de justice, c’est-à-dire de Dieu. Car quoi qu’abondamment [121 v°] nous mangions ou buvions de lui, nous ne pouvons entièrement être rassasiés, et en cette manière nous sommes plus gourmands que tous : car plus on mange, moins on est rassasié de ce Très-Haut amour qui oncques ne sera enfreint.

La sixième béatitude és mains de l’âme.

Bienheureux les miséricordieux, pour ce qu’ils obtiendront miséricorde. Cette béatitude doit être signée és mains de l’âme. Car quiconque espère ou désire obtenir miséricorde ou de Dieu ou des hommes, celui-là doit faire miséricorde et à soi et à son prochain, et pareillement à Dieu même. Par quoi tout premièrement il fera miséricorde à Jésus-Christ, principal amateur de son âme, qui est toujours à l’huis du cœur, c’est-à-dire, au désir de l’âme, et heurte, disant : Ouvre-moi, ma sœur, et te souvienne, je te prie, que je suis fait ton frère par l’assomption de l’humaine nature, désirant de diviser et partir avec toi mon héritage paternel. Ouvre-moi, mon épouse, les désirs de ton cœur, et me permets de reposer en iceux, qui suis ton époux, et te souvienne combien cher prix j’ai donné pour toi, c’est à savoir mon corps, mon âme et mon sang. Par quoi aie pitié de toi, et fais ton salut propre, de peur qu’en vain je n’aie épandu mon sang. Ouvre-moi, ma belle épouse, et reconnais que je suis ton créateur, qui t’ai créée si belle à mon image propre. Retourne donc en ton origine d’où tu es issue si belle : car je désire derechef te recevoir [122 r°]. À tout le moins, montre-moi ta face, c’est-à-dire, ton intention, et continuellement m’appelles à ton aide, afin qu’ainsi j’aie occasion de t’aider. Voilà que je suis derrière la paroi, et heurte. je ne peux me manifester et faire connaître, pour ce que je crois que tu as admis d’autres amateurs. je vois ta mémoire dispersée, ton entendement obscurci, ta volonté courbée : tes désirs infirmes, ton amour fort petit. Aie, je te prie, pitié de toi : fuis le mal et fais le bien ; donne et il te sera donné ; pardonne et il te sera pardonné.

La septième béatitude, en l’érubescence.

Bienheureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Cette béatitude doit être écrite en l’érubescence de l’âme, en sorte que personne n’ait aucunement honte de servir à Dieu, et de se soustraire toutes les délectations des sens, et journellement tâcher de mourir à soi-même et à sa propre nature, et s’éloigner de toute créature. Que si d’aventure pour ce il est méprisé, il ne doit rougir ne cesser de cet étude. Ainçois si toutes les choses qu’il a faites du mieux qu’il lui a été possible, les autres les interprètent en la mauvaise part, voire très-méchamment, il doit humblement et avec érubescence d’esprit supporter cela, et pleurer l’aveuglement et transgression de ses prochains, et le dommage qu’ils s’acquièrent par leur propre malice.

[122 v°] La huitième béatitude en la joie.

Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour l’amour de justice, pour ce qu’à eux est le Royaume des Cieux. Bienheureux êtes-vous lors que les hommes vous maudiront et vous persécuteront pour l’amour de moi (dit notre Seigneur). Réjouissez-vous et tressaillez de joie, pour ce que votre récompense est très-abondante és cieux, voire autant de fois multipliée comme vous avez souvent pour les vertus été oppressés et méprisés. Il faut noter que Dieu est le fond ou la source de toutes les vertus. Quand d’oncques suivant les vertus nous souffrons persécutions pour l’amour d’icelles, lors les vertus mêmes nous sont données pour loyer et récompense. Cette béatitude embellit la joie de l’âme, laquelle certainement à bon droit peut s’éjouir, toutefois et quantes que quelqu’un a à endurer quelque chose pour Dieu. Car il est lors bienheureux et sa béatitude est grande, et de diverses sortes et façons.


SECOND LIVRE DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE I Dialogue de l’âme seule avec Dieu seul.

CREDO in Deum : je crois en Dieu. Je crois, dis-je, que vous, ô mon très-aimé, êtes un vrai Dieu, une certaine simple et immuable essence en Trinité de personnes, contenant en soi puissance, sapience et bonté, et que par votre puissance vous conservez toutes choses, par votre Sapience vous connaissez tout, par votre bonté vous aimez toutes les choses que vous avez créées.

Je crois que vous êtes l’essence de toute essence [128 r°] et même l’essence de mon âme, la lumière de toute lumière, et la lumière de mon âme, la vie de toute vie, et la vie de mon âme.

Je crois que dès l’éternité j’ai été incréé en votre divine essence en la mémoire du Père, en la connaissance du Fils, et en l’amour du Saint-Esprit, et que vous m’avez créé à votre image et semblance, et qu’à icelle vous vous êtes uni. Je crois qu’essentiellement, véritablement et nuement vous êtes en l’essence de mon âme, et en tous les hommes, comme il y a un Soleil auquel tous les rayons sont unis. Le Soleil en ses rayons, et les rayons au Soleil, ne font qu’un Soleil, et est tout en un chacun. De même aussi vous êtes un Dieu, m’ayant en vous, et je suis votre ouvrage vous ayant en moi, et ainsi vous êtes en tous les hommes et nous avez tous également rachetés. Et comme le Soleil luit et rayonne sur toutes les choses par sa vertu, lumière et chaleur ainsi le soleil divin est en tous les hommes, avec la puissance du Père, la lumière et sapience du Fils, et la chaleur de l’amour du Saint-Esprit. Et d’autant plus que chacun se dénue, d’autant plus opérez-vous en lui. Et comme le soleil en toutes choses attire et consomme toute puanteur, et toutes mauvaises humeurs qui lui sont découvertes et auxquelles il peut atteindre, ainsi vous consommez en nous et détruisez toutes nos défectuosités et imperfections, et la mauvaise odeur de notre conscience (pourvu qu’elle vous soit découverte) et la faites par votre divine vertu, lumière et chaleur, fleurante et délectable, féconde en toute vertu Et pour ce que vous êtes ainsi dedans moi et m’avez formé à votre image et semblance, c’est pourquoi vous voulez que je vous connaisse. Mais que me profiterait avoir en moi un excellent bien et précieux trésor, si je ne vous connaissais, car la chose inconnue ne peut être aimée.

Si donc j’ai votre image et semblance dedans moi, êtes-vous donc image ?

Dieu. Non, mais je suis esprit et une certaine simple essence, et père des esprits.

L’âme. Je suis donc aussi une simple essence. D’où me viennent donc toutes ces images desquelles je suis dépeinte ? Dieu. Tu les attires des créatures de dehors par tes cinq sens en ton intérieur, et les gardes en tes puissances. Car elles ne peuvent parvenir jusques à la nue essence de l’esprit, ni jusques en l’unité de l’essence en laquelle j’habite proprement, actuellement et fruitive-ment sans image. Et ces images-ci et multiplicités t’empêchent que tu ne me puisses connaître, et que tu ne sois faite une simple essence et un esprit avec moi.

L’âme. Où suis-je donc un esprit ?

Dieu. En la suprême portion de l’âme en cette simple essence, où les trois puissances sont un, là où est l’image de l’âme.

L’âme. Où ai-je votre similitude ?

Dieu. Là où ces trois puissances de la simplicité d’essence s’écoulent en l’actualité de la similitude de la plus que très [129 r°] glorieuse Trinité.

L’âme. Quelle chose est-ce qui me rend semblable à vous ?

Dieu. C’est l’introversion que tu fais en ton fond, en ta simple essence, où tu es faite un même esprit avec moi. Alors aussi, que tu prends garde que tes pensées ne résistent ou donnent quelque empêchement, à ce que par ma puissance j’opère en ta mémoire, et que ton intellect n’offusque cette lumière, que j’opère en toi par ma Sapience divine, et qu’encore ce que par ma bonté j’opère intérieurement en toi, ne soit empêché par ta volonté. Et tout ainsi que par ma Puissance, Sapience et Bonté j’opère en toi, de même par toi j’opère, par ta mémoire, connaissance et volonté ou amour.

Bien est-il vrai, que tu puis empêcher ces choses, et ainsi pervertir la semblance et perdre la conformité, en tant que tu manques à correspondre aux bonnes pensées, et que tu offusques la lumière, lui résistant par ta volonté. Car je t’ai créée à ma semblance, te douant d’une volonté libre par laquelle tu puis embrasser le bien et éviter le mal, non toutefois sans moi. Et pour autant que sans moi tu ne puis rien, j’ai voulu être et suis dedans toi, prêt et appareillé de te secourir très volontiers. Mais ce n’est point ma volonté de te sauver, sans que tu y coopères, ore que je me sois tellement uni avec toi et avec tout homme, que je ne veux ni ne puis m’en séparer à jamais. Si donc tu viens à te convertir à ce nu fond et t’unir avec moi, alors tu pourras être faite par grâce, ce que je suis par nature. Car je suis la vie et l’aliment de ton esprit. Il faut donc que tu sois faite à moi, comme l’enfant nouveau-né, qui prend la mamelle de la mère, et se nourrit de la substance et nourriture de la mère, en sorte que rien ne le peut plus commodément nourrir et alimenter.

Ainsi par mes mérites très-saints, purs et mondes, tu dois devenir petit enfant, et par une introversion sainte te convertir à moi en ton intérieur et là sucer le lait, et être nourri en l’union de la divine essence. Car ailleurs, ni en aucune autre chose, tu ne puis trouver nourriture qui te soit si convenable, que là d’où ton esprit est intérieurement attiré de mon esprit, où il reçoit assurance, et est certifié que tu es ma fille. Là je t’enseigne à découvert toute vérité, et te manifeste mon secret, et ainsi en ton essence, tu es nourrie par ma divine essence. Là je te baise du baiser de ma bouche, c’est-à-dire, que mon essence divine baise ton essence et alors comme suçant, tu prends ta nourriture de l’aliment le plus convenable qui soit en moi, par lequel d’oresnavant, en tous tes membres, c’est-à-dire, en toutes tes puissances et affections, tu commences tellement à profiter, et deviens si grande et robuste, que je puis sans crainte te charger de tous les fardeaux de mon humanité. Par cet aliment qui vient de moi, tu es rendu intelligent et sage, connaissant ma volonté, mon désir et mon intention ; ta mémoire est rendue [130 r°] féconde et une même fruition avec moi ; ta volonté reçoit un changement et avec moi est faite un même amour et un même esprit. Le calme et la tranquillité possèdent tes cogitations, car elles reposent en moi ; ton intellect est comblé de joie, reconnaissant qu’il est dedans moi ; ta volonté jouit d’une pleine et entière liberté, située et placée qu’elle est en moi.

Et ainsi en la partie supérieure de ton âme et sommet de l’esprit, tu es rendue toute sainte et déiforme, ayant toujours l’esprit joyeux et en exultation, et ce par les mérites de mon joyeux esprit humain qui t’a acquis et mérité cela pour toi, afin qu’il te put ramener à cette semblance et conformité. Car ma volonté est telle que tu sois toujours paisible, joyeuse et libre, afin qu’à ma gloire je puisse reposer en ton esprit. D’abondant cette nourriture et fécondité fait, que tu t’inclines et rabaisse en l’abîme d’humilité sous ma puissance divine, ce que tant plus tu le fais profondément, d’autant plus amplement je me convertis et incline vers toi.

La raison aussi en vertu de cet aliment est illuminée par ma sapience, pour discerner et élire le bien, et en cette élection de la vertu elle est faite sainte. Par cette même nourriture, la faculté concupiscible est attirée à vouloir mourir à toute délectation, richesses, et honneurs de ce monde, ayant choisi la mortification pour son souverain contentement, La puissance [130 v°] irascible regarde toutes choses, voire les plus contraires, sans s’émouvoir et en paix. C’est alors, ô âme, que j’ai à grand plaisir d’établir ma demeure, mon siège et prendre mon repos en toi, te gouverner à souhait, et selon mon désir, et ce, par les mérites de ma douloureuse âme très-sainte.

Je fais encore un changement tout nouveau en ton cœur et en ton corps, les purifiant et nettoyant, faisant qu’avec joie et exultation tu t’emploies en tout ce qui est de mon service, et qu’en cette paix intérieure de cœur, tu converses paisiblement et joyeusement avec toute personne, apprenant à l’exemple de mon humanité sacrée, de te soumettre à un chacun, et ce par les mérites de mon corps très-saint, très-pur et navré de toutes parts. Et alors je me délecte de demeurer en ton corps. Voilà comment en la nourriture de ma divine essence tu es repue et renouvelée, et par grâce ton essence changée en ma divine essence, et ta nature en ma nature divine. De là adviendra que pour t’être ainsi convertie à moi, et pris ta demeure en moi, j’imprimerai en ton esprit une certaine essence essentielle, unique, éternelle, divine, délectable, pacifique, joyeuse et pareille à ma divine essence.

Outre et par-dessus que j’imprimerai encore en toi-même cette croix et peine intérieure que j’ai portée en mon âme, croix qui est un don si précieux, que mes seuls élus sont capables de le recevoir et d’en être favorisés de [131 r°] moi, qui sont vraiment ceux qui, parvenant en ce secret cellier à vin, savent combien peu je puis accomplir mes intentions, désirs et volontés en plusieurs, comme ainsi soit néanmoins que je sois en tous les hommes, croix et passion très griefve et une plaie très-douce. Car d’autant que la passion est grande, l’esprit en est d’autant plus réjoui et content, et plus l’esprit est gai et joyeux, plus la croix est pesante et griefve. Car l’un ne diminue rien de l’autre. Mon humanité très-sainte a toujours souffert les mêmes choses, et n’ai été un seul moment libre de cette croix. C’est pourquoi il faut que mes élus la portent, lesquels plus ils me désirent et aiment, plus s’augmente leur dilection envers tous les hommes.

L’âme : Qu’est-ce que cela, ô mon bien-aimé, que vous voulez reposer en mon esprit qui est tant incapable ?

Dieu : C’est afin que tu reposes toujours en moi, que tu sois un même esprit avec moi, et que continuellement tu y demeures attachée et unie, ainsi que mon humanité à ma divinité. Que si par ta volonté toujours unie à ma volonté, par les mérites de mon esprit joyeux, je rendrai ton esprit idoine et capable, et ainsi je me délecterai de reposer en icelui.

L’âme : Pourquoi encore désirez-vous établir votre siège en moi, qui reconnais si ouvertement que j’en suis du tout indigne ?

Dieu. Je veux tenir mon siège et mon trône dedans toi, afin [131 v°] que toujours je te puisse juger et reprendre de tous tes maux. Que si tu reçois bien ce jugement, tu te corriges suivant les saintes inspirations que je te donnerai, je te serai juge propice et favorable à l’heure de la mort. Et venant le jour du jugement, tu siéra avec moi, jugeant les douze tribus d’Israël. Et si tous tes désirs n’ont autre but que moi, qu’ici-bas en terre j’aie possédé ton Royaume, et qu’à mes lois et à moi tu l’aies rendu obéissant et assujetti — je te mettrai en contre-échange en possession de mon Royaume au Ciel. S’il est vrai que je te possède, le royaume de Dieu est dedans toi, et par les mérites de mon âme très-triste, je te rends digne de ces choses, et ainsi j’ai paix dedans toi.

L’Âme : Pourquoi encore désirez-vous choisir votre séjour en mon corps, si mal dressé et préparé pour l’habitation d’un tel et si grand Seigneur comme vous êtes ?

Dieu : Tu dois savoir que par les mérites de mon très-pur navré et très-sacré corps, je rendrai volontiers le tien, quoique mal préparé et disposé ; je le rendrai, dis-je, tout purifié, capable et idoine à me recevoir. Car si tes intentions sont dressées à moi, j’aurai à grande délectation de faire ma demeure en ton corps, afin qu’en icelui et par icelui je puisse opérer, ainsi que j’ai fait par ma très sainte humanité, et que pareillement je puisse en toi et par toi parler et annoncer la vérité, et par [132 r°] toi et en toi avoir ma conversation libre, te rendant en la tienne douce et pacifique, afin que tu me puisses imiter et te conformer à mon humanité. Premièrement les peines que j’ai souffertes en icelui, renonçant à toute délectation en ton corps, voilà comment j’aurai à plaisir d’y faire ma demeure. Secondement en ma pauvreté, ne cherchant ici aucun soulagement ni consolation. Tiercement au mépris, ne procurant ici aucun honneur, mais seulement ma gloire, et ainsi tu seras ma fille unique, laquelle j’engendre derechef, et seras conforme à mon humanité très-sainte, en ce que tu demeures toujours en moi, et moi en toi, avec un esprit joyeux, une âme douloureuse et un corps travaillé. Car ceux qui me suivent en mon corps, ce sont ceux qui ont crucifié leur chair avec tous leurs vices et concupiscences. Et si tu demeures ainsi en moi, et moi en toi, tu rapporteras beaucoup de fruit.

Au reste, puisque je suis tellement en toi, et que ton esprit est mon trône, et toi-même mon siège, et ton corps mon tabernacle, je te ferai assister et environner de tout mon exercice céleste, lequel t’environnera, puisque je suis dedans toi (car où je suis, là est aussi mon ministre) afin qu’ainsi stable, je me puisse reposer en toi, célébrer les noces et ma cène chez toi, et par même moyen, dedans toi me recevoir moi-même spirituellement au très saint et vénérable Sacrement (car je ne suis point en toi par mon humanité, mais par ma divinité), et par icelle réception de moi-même, te rendre participant de mon humanité, afin que tu sois repu de moi et en moi totalement transformé et que tu vives en moi, qui fera que je pourrai accomplir en toi parfaitement tout mon désir. Car celui qui mange ma chair, et boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. Ainsi donc, je te sustente de ma chair, je t’abreuve de mon sang et me livre tout entièrement à toi, te revêtant de ma divinité, qui fait que par ce moyen tu es fait un avec moi, en la même sorte que je suis un avec mon Père céleste.

CHAPITRE XVII Le troisième escalier, qui est l’esprit joyeux de notre Seigneur Jésus-Christ.

Le troisième escalier, par lequel nous entrons en la montagne de la souveraine divinité, c’est cet esprit de Jésus-Christ, qui demeurait fixe et immuable en une joie parfaite, et fruition de sa divinité, en l’unité essentielle de ses puissances supérieures, et en plénitude de délices, hors lesquelles il ne se départait, non pas un petit moment, en quelque grande peine et désolation qu’il fût, d’âme et de corps. Et comme nous témoigne saint Bonaventure, il était tout disposé, avec une joie parfaite, de livrer autant de corps à la mort, s’il les eût eus, qu’il y a d’étoiles au Ciel, de gouttes d’eau en la mer, de grains [156 v° 1 de sable sur les rivages, de graines et de semences sur la terre, et demeurer pour le salut d’une seule âme, en cette peine, tel qu’il l’avait pendant en la croix, jusques au jour du jugement dernier, si sa justice le requérait. En cette même joie aussi était-il toujours, se contemplant en l’abîme de la divinité, c’est-à-dire dedans le clair miroir de la très sainte, vénérable et toujours adorable Trinité, auquel face à face, c’est-à-dire d’esprit à esprit, il se connaissait parfaitement.

Cela fait, que notre esprit en cet endroit est soulevé, et, avec l’esprit de Jésus-Christ, introduit en la montagne de la divinité. Ainsi retournant en son pays, il est reçu en sa source et origine, embrassé et environné de la plus que très glorieuse Trinité, et par grand excès, il est ravi à ce bien superessentiel et en cette lumière de vérité, et par une simple cogitation, un regard pur, et amour indépeint, il se voit en un instant posé en la présence Dieu, pour là à toujours le contempler, en ce fond secret et profond intime de soi-même, où il est rendu tout céleste, où son esprit est fait puissant, attiré et transrayonné de Dieu, en la connaissance de sa très claire vérité. Et s’épandant en l’esprit, en l’âme, au corps, au cœur et par tous les sens, il fait une transformation et changement d’un tel homme, en une certaine connaissance divine, le revêtant comme de quelque lumière empruntée de la divinité, et de sa première robe de pureté et innocence.

C’est [157 r°] ici que l’esprit se voit tout environné et comme transpercé de je ne sais quelle lumière immense, et par le moyen d’icelle, pénétrant jusques au plus secret et intime fond de son âme, il connaît tout ce qui s’oppose à son avancement, et par quelle voie d’ore en avant il lui conviendra marcher. Et la même connaissance lui est donnée pour la conduite des autres. Car il voit toutes choses en cette lumière, et même tous les sens les plus secrets et cachés de l’Écriture sacrée lui sont alors ouverts et manifestés, comme à celui qui en cet abîme secret, en toutes les fins et limites de la terre, voit Dieu face à face, c’est-à-dire, qu’il regarde Dieu simplement, en ce caché et profond abîme, autrement en l’intime de son esprit, et en tous les fonds des âmes et des cœurs des hommes, lesquels tous Dieu tout-puissant voudrait bien absorber en lui-même, et les attirer à lui, s’il les trouvait libres et expédiés de tout empêchement.

Cela est une douleur immense et insupportable à l’âme qui a cette connaissance, comme celle qui a toujours une soif ardente du salut des hommes, demeurant néanmoins indépeinte d’aucune image d’homme qui puisse être. Aussi est-elle environnée de la vérité simple, qui est Dieu même, lequel a autant de joie, paix et délectation en un tel homme qu’en ses Saints. Aussi l’a-t-il attiré à soi, tout uni à soi, d’esprit, d’âme, de corps, de cœur et de tous ses sens, en telle [157 v°] sorte le changeant totalement, que, ne demeurant point à soi, il est fait par grâce ce que Jésus-Christ est par nature. Car il a uni sa volonté avec sa volonté divine, son désir avec son désir divin, son intention avec son intention divine, et sa nature avec sa nature divine, et commence la à naître, vivre, marcher, opérer, pâtir et ressusciter en lui, se réjouissant d’avoir trouvé un homme selon son cœur. Et un tel homme, l’homme commence à mourir à toute action, délaissement, paroles et œuvres, et a perdu, non l’être, mais l’apparence d’être, et ne vit plus lui, mais Jésus-Christ vit en lui.

Et cela est la joie souveraine de l’esprit, que l’homme soit tellement annihilé, qu’il vive à Dieu seul. Car tout ainsi que l’âme de chacun juste mourant, est tirée de son corps et de son sang, et, reçue entre les bras de notre Seigneur, est introduite au Ciel (car Dieu qui est ce même Ciel du Ciel, étant en l’âme, la tire dedans soi), ainsi la divinité traverse cette âme et la remplit des rayons de sa lumière, et s’est attiré toutes ses forces, et l’a environnée de la clarté divine, en sorte qu’il vit plus en Dieu qu’en son corps, et la déité plus en son corps que son âme même. Et la conversation est plus au Ciel qu’en la terre, comme celui qui toujours se promène avec Dieu au Ciel, c’est-à-dire, en ce fond intime de l’âme, qui est le Ciel auquel Dieu habite à jamais. Et ce Ciel est le Ciel auquel l’Apôtre dit avoir [158 r°] été ravi, ce troisième Ciel, où il vit Dieu face à face, lequel Ciel est sans doute la première essence de l’âme. Car alors l’Apôtre n’était point mort, mais son âme était en son corps, qui fut ravie en la première essence de l’âme, où, par delà toute raison, image et semblance, elle vit Dieu essentiellement en son essence nue, comme de fait il se voit maintenant en la vie éternelle. Cet esprit donc est tiré en ce troisième Ciel, et introduit par delà ses puissances supérieures, c’est à savoir par-dessus sa mémoire, laquelle contemple par une manière intellectuelle, et par-dessus l’intellect, qui ne voit que par formes, et par-dessus la volonté, qui n’a que les similitudes pour objets de sa connaissance.

Par-dessus toutes ces choses, dis-je, l’âme transportée en une certaine nudité essentielle, elle contemple Dieu sans obstacle, en la simplicité de la divine essence, en l’essence intime de l’âme, sans aucun intellect, forme et similitude. Et en cet endroit, l’âme est transrayonnée et remplie de cette même lumière de laquelle Adam était revêtu et environné au Paradis de délices, et par Jésus-Christ, est ramenée en la même lumière, en laquelle l’âme connaît une telle vérité, qu’il n’est donné à personne d’en recevoir une telle, sinon à celui qui, par Jésus-Christ, aura monté ce triple escalier et aura été introduit en ce troisième Ciel, c’est à savoir [158 v°] en la montagne de la souveraine divinité. Ô qu’heureuse est l’âme qui a mérité de monter là, et d’y être introduite, et qui, morte à elle-même, est ensevelie en Dieu. O. combien épurée est une telle âme, dénuée de toute créature et de tout désir étranger, combien tranquille de cœur, pure de tout vice, délivrée de toute peine, hors de toute crainte, ornée de toute vertu, illuminée en l’intellect, soulevée en l’esprit, unie avec Dieu, et éternellement béatifiée.

CHAPITRE XX Comment le sommet et plus haut de cet escalier se joint au Ciel, et comment le Ciel même est en notre âme.

Ce triple escalier, c’est à savoir notre Seigneur Jésus-Christ, touche depuis la terre jusques au Ciel et jusques à l’entrée du Ciel, et parvient en ce Ciel, en cet abîme essentiel, c’est-à-dire depuis le corps, jusques au Ciel étoilé de l’âme, auquel Ciel de l’âme Dieu fait sa continuelle demeure, laquelle aussi est plus large et spacieuse que tous les Cieux. En icelle les puissances donnent leur lumière, comme les étoiles au firmament, par laquelle les habitants de la terre, c’est-à-dire le corps et les sens de l’homme, sont illuminés et éclairés. Et de là il touche jusques à l’entrée du Ciel, c’est-à-dire, en ce ciel essentiel auquel l’âme vit en Dieu, d’où les puissances s’écoulent de leur origine, et où la bienheureuse Trinité agit, ès trois facultés ou puissances supérieures. De là il passe outre et donne jusques en l’abîme de la divinité, en l’unité essentielle de l’esprit, où l’esprit est rendu angélique et divin, et de là en avant sa demeure est plus au Ciel qu’en la terre. Car son lieu est en Dieu et son œuvre est Dieu même, et est Dieu par grâce d’une part, c’est à savoir, au fond inférieur elle n’est rien ; mais ce fond intérieur que Dieu habite, est tellement divin, et absorbé en Dieu, que rien n’est là, sinon l’unité et simplicité divine, et la [161 r°) pure essence de Dieu, et là l’âme est plus proche du ciel que de la terre.

Et encore que d’une part elle occupe son corps et le vivifie, ce qui est de la terre est terre, et retournera en terre. Et en ce que selon sa création de Dieu elle est sustentée, nourrie et vêtue de terre, et en ce qu’elle goûte, voit, ouït, touche et fleure les choses de la terre, en toutes ces choses elle est certainement fort proche de la terre. Toutefois de l’autre part elle est plus voisine du ciel, et encore que d’une part elle occupe son corps, Dieu toutefois qui habite en l’âme, la fait vivre, et c’est le ciel de volupté et le ciel du ciel, auquel tous les ciels (s’il faut dire ainsi) sont cachetés et scellés, tous les esprits unis et absorbés, lequel ils contemplent et en jouissent en leur intime essence.

Et en ce ciel l’âme contemplera éternellement son Dieu, qui maintenant y fait sa demeure, et avec lequel elle est faite une même chose, duquel elle est procédée et est déifique, et auquel elle retourne, et est esprit céleste, et avec les Anges sent, pense, et entend les choses célestes, voit, ouït, fleure, goûte, et touche les choses divines et éternelles. Et en cela l’âme est plus proche du ciel que de la terre. Et lors elle se revêt de l’humanité de Jésus-Christ, elle est posée entre le ciel et la terre, entre la divinité et l’humanité.

Que si elle veut être toute céleste, elle doit cacher en l’humanité de Jésus-Christ son habitation terrienne, et ainsi ne se trouvera rien en elle sinon Dieu homme, et icelle n’habitera jamais [161 v°] en Dieu. Mais personne ne pourra trouver dedans soi, sentir et ouvrir ce royaume des cieux et ce trésor, sinon par la clef de David, qui est Jésus-Christ, fils de David. Et nul ne peut toucher ce ciel, s’il ne tâche à monter et entrer par Jésus-Christ. Ce que faisant, sans doute, il trouvera ce trésor et royaume des cieux : car cette clef ouvre tous les cabinets les plus secrets, et ce qu’elle ouvre personne ne le ferme, et ce qu’elle ferme n’est ouvert par aucun. Portons donc tou — jours cette clef dessus nous, et l’enfermons dedans l’étui de notre cœur, afin qu’aussi nous méritions d’être introduits par lui, et être enfermés en son héritage. C’est là le fondement et la serrure de tous les monastères et lieux reclus.

[…]

CHAPITRE XXXIII Comment tels hommes sont doués de Dieu.

C’est la vérité que ces hommes-là sont reçus amoureusement du souverain bien, qui est Dieu très-bon et très-grand, et introduits en son royaume, non seulement à l’article de la mort, mais encore dès maintenant. Car quand en cette sorte ils sont morts à eux-mêmes, que leur vie est cachée en Jésus-Christ, et que Dieu seul vit en eux, lors en leur âme le royaume des cieux leur est ouvert, et sont introduits au secret de l’esprit, c’est-à-dire, en ce troisième ciel, auquel s. Paul décrit avoir été, quand il vit Dieu essentiellement, et auquel Jésus-Christ lui-même contemplait sans cesse sa divinité et jouissait d’icelle en l’esprit, le promenant dans les cieux avec les esprits Angéliques, lors même que son corps et son âme étaient ici-bas en terre oppressés de peines et tourments très-griefs.

Que le fidèle lecteur entende bien ces choses comme il les faut entendre, l’intellect nous est donné, afin que par icelui nous entendions [173 v°] et connaissions la vérité.

Il faut donc savoir que l’âme est l’image de Dieu, l’habitation et demeure de la bienheureuse Trinité, en laquelle Dieu habite continuellement. Le cœur et le corps sont vaisseaux de terre, desquels l’être a un temps préfix. En iceux réside l’âme. L’âme est donc posée entre le temps et l’éternité, entre Dieu et le corps. Selon la suprême partie d’icelle, elle est déifique et unie avec Dieu, selon la partie inférieure elle est humaine, et conjointe au corps. Il est donc vrai que cela est plus proche de l’âme, que Dieu habite en elle, qu’il la fait vivre, savourer et entendre les choses éternelles, que non pas qu’elle habite dedans le corps, et lui donne la vie, laquelle vie même néanmoins elle a de Dieu. Dieu donc étant en moi, m’est plus proche que le corps qui m’environne. O si l’âme pouvait arriver à connaître cela parfaitement, que joyeusement dégoûtée elle foulerait aux pieds toutes les choses de la terre. Assujettissant le corps à l’esprit, méprisant et oubliant tout ce qui est hors de soi, elle chercherait sérieusement, et de tout son soin, le Royaume de Dieu, qu’elle porte dedans soi.

La glorieuse Vierge s’était convertie à ce Royaume lorsque saluée par la bienheureuse Trinité, elle fut choisie de° leu' du Père, mère du Fils, et épouse du Saint-Esprit. Tout de P° 11rfille mêm, quand saluée par l’Ange, le Verbe éternel fut fait chair en [174 r°] elle, et demeurait continuellement en icelui, adorant Dieu au fond de son âme. Là aussi s’était introvertie la bienheureuse Magdaleine lorsque la suprême et meilleure part lui était appliquée. En ce Royaume les Saints et tous les Anges contemplent Dieu essentiellement, auquel je désire aussi moi-même le trouver, et voir à jamais et avec lui demeurer en l’infinité des siècles. En ce ciel se promènent et récréent ces hommes aimables, desquels nous venons de parler, là jouissent continuellement de Dieu, recevant la bénédiction de toutes grâces. Ils sont enrichis comme les étoiles du ciel, et leurs engeances sont multipliées, rendus si féconds par grâce, qu’ils remplissent le ciel des œuvres fructueuses de leurs vertus, œuvres que Dieu opère lui-même en eux. Et ainsi ils sont multipliés en leurs générations, comme l’arène qui est au rivage de la mer, c’est à savoir, en tous les ordres des Anges et des Saints, auxquels ils sont en Dieu très intime et fort familier, comme ceux qui également avec eux sont écoulés de Dieu, faits à son image et unis avec lui en volonté, désir et intention.

Ils sont aussi tellement enrichis de grâces et toutes leurs facultés intérieures si abondamment arrosées, que toutes leurs forces, tout leur sang et moëlle de leurs os, sont totalement altérés et consommés en l’amour divin, et en la vraie [174 v°] résignation, et reçoivent un certain aliment nouveau et inflexion divine, et sont confortés et fortifiés de Dieu, afin qu’ils puissent supporter son inaction. Ils sont oints aussi de l’huile de joie, et reçoivent la couronne d’exultation, que personne ne peut recevoir, s’il n’a les mains innocentes et le cœur net, et qu’il n’a point reçu son âme en vain, et qu’en vérité il adhère à Dieu. Ceux-là sont tellement remplis et illustrés de la très claire splendeur de la divinité, et comblés de joie en l’esprit, qu’un certain diadème divin en resplendit sur le chef de l’âme.

Et cela est la joie sempiternelle sur leur tête, qui est une auréole spéciale, qu’autres ne peuvent recevoir que ceux qui ont gardé leur virginité entière et inviolée, lesquels suivent l’Agneau en quelque lieu qu’il aille. C’est-à-dire, qu’en leur âme ils ont reçu quelque lumière de la sapience éternelle, c’est à savoir le Verbe vivant fils de Dieu, lequel avec joie ils suivent en toutes les choses auxquelles cette lumière les conduit, en la manière qu’a fait Jésus-Christ, qui les a précédés. Et chantent un Cantique quasi tout nouveau, qu’aucun autre ne peut apprendre, c’est-à-dire qu’occultement ils sont secrets à Dieu, et que toujours ils reçoivent une nouvelle grâce, et une nouvelle connaissance de la vérité.

C’est ce qui les fait chanter et louer Dieu en l’intime de leur esprit, où Dieu lui-même se loue en eux de ses propres dons, d’un haut Cantique de louanges, d’une voix très-suave de souveraine exultation, et [175 r°] d’hymnes nouveaux de la joie de ses élus. Ils sont par lui couronnés de gloire et d’honneur, portent son nom en leurs fronts, qui est sapience bien assaisonnée, odeur et onction de l’esprit et de la vie éternelle. Cet assaisonnement ou saveur n’est point de viandes et breuvages, mais une joie et exultation au Saint-Esprit, et assurance de cette vie qui ne prendra jamais fin. Ici ils reçoivent ce centuple qui leur a été promis de Dieu : c’est une certaine expérience et consolation intérieure, avec une connaissance de la perfection des vertus. Ils acquièrent aussi en cette introversion, la discrétion du bien et du mal, si bien qu’ils ne peuvent errer ni être séduits, guidés qu’ils sont de ce resplendissant agneau qu’ils suivent.

Ne dirons-nous point que ceux-là ont vraiment reçu le centuple, qui sont tirés et introduits par la vertu du Père, remplis du Saint-Esprit, qui ont Jésus-Christ en leur poitrine, portent le royaume de Dieu dedans eux, et sont faits enfants adoptifs ? Ne dirons-nous point qu’ils ont reçu, voire mille fois le centuple ? Et cela néanmoins ne leur échet point pour une seule fois, mais toutes et quantes qu’en ce fond intime ils se convertissent à Dieu, se méprisent eux-mêmes, et ne réputent toutes choses non plus que fumier, ils sont autant de fois introduits en ce voilé Saint des Saints, jusqu’à ce secret embrassement de l’amour divin, faisant leur demeure ès intimes de Jésus-Christ notre Sauveur, et leur âme ne réside [dé] ja plus en leur corps, mais au corps de Jésus-Christ.

À ce propos, dit saint Bernard : De là vient la tolérance [175 r°] au martyr, de ce qu’avec toute dévotion il se promène par les plaies de Jésus-Christ et par une continuelle méditation il séjourne en icelles. Le martyr demeure constant, tressaillant de joie et triomphant. Quoique son corps tout déchiré, le fer lui ait ouvert les côtés, non seulement il le porte courageusement, mais joyeux il regarde au travers de sa chair bouillonner son sang sacré. Où est donc alors l’âme du martyr ? Elle est à l’abri, elle est en la pierre. Elle est aux entrailles de Jésus, c’est-à-dire aux plaies pour y entrer. S’il était en ses entrailles à lui, cependant que le fer y fouille, certainement il le sentirait, ne pourrait supporter la douleur, il succomberait et nierait. De même ces hommes qui aiment parfaitement Dieu, d’une pensée constante et stable, s’arrêtent aux intimes de Jésus-Christ, par lequel quand ils sont gardés, ils sont consolés en toutes leurs adversités. Comment pourraient-ils autrement supporter tous les tribulations, opprobres, adversités et tentations des ennemis, s’ils n’étaient fortifiés de Jésus-Christ, par lequel ils peuvent tout ? Et non seulement ils portent toutes leurs infirmités et peines patiemment, mais aussi joyeusement. L’Apôtre disait : je suis tout en celui qui me fortifie.

En somme, à tels victorieux est donnée une manne cachée, et un jeton ou merleau blanc en leurs âmes, ainsi que le témoigne l’esprit de Dieu en l’Apocalypse : À celui, dit-il, qui sera victorieux, c’est à savoir, de soi et [176 r°] de toutes choses, et qui passera par-dessus, je donnerai une manne cachée (c’est-à-dire, quelque secrète et intérieure faveur, une joie céleste) et un jeton blanc, et en ce jeton sera écrit un nom nouveau, que personne ne sait que celui qui le reçoit. Cette pierre, pour sa petitesse, est appelée jeton, lequel, encore qu’on marche dessus, il n’offense point le pied de celui qui le foule. Mais il est blanc, clair et rougeâtre comme la flamme du feu, petit, rond et égal de toutes parts. Par icelui est entendu notre Seigneur Jésus-Christ, qui selon sa divinité est la blancheur de la lumière éternelle, et le miroir sans macule de la Majesté de Dieu, auquel toutes choses vivent. Au vainqueur donc, et à celui qui passe par-dessus tout, il reçoit la vérité très-claire, et la vie.

Cette pierre aussi est dite semblable à la flamme du feu, d’autant que la très ardente charité du Verbe éternel a rempli toute la terre d’amour, et désire que tous les esprits amoureux brûlent, et soient consommés de l’ardeur de dilection, jusques à leur annihilation et réduction au néant. D’abondant, cette pierre pour sa petitesse, à grand-peine peut-elle être tant soit peu sentie, et rencontrée de celui qui marche dessus, aussi est-elle dite en latin, calculus, de ce Verbe, calco, calcas, qui signifie fouler aux pieds, ou si vous voulez, jeton, pour ce qu’il est jeté pour être aussi foulé aux pieds.

[176 v°] De même si ces amateurs de Dieu sont foulés, on ne leur peut faire mal, et personne ne se peut scandaliser en eux. Cette pierre encore est en forme sphérique et circulaire, d’autant que la 411 rotondité de l’esprit, c’est cette vérité éternelle, qui n’a ni fin ni commencement. C’est donc ici ce jeton blanc qui est donné à ces hommes, qui en la manière susdite sont montés à ces neuf degrés de vertus, par Jésus-Christ notre Seigneur, par lequel il nous faut aussi nécessairement entrer, si nous voulons être sauvés.

CHAPITRE XXXIV Comment nous devons monter et descendre en cette échelle.

Quand quelqu’un, comme nous avons dit, sera parvenu à être ja parfaitement monté en cette triple vie, jusques au neuvième degré des vertus, et chœurs des Anges du même nombre, et que par Jésus Christ notre Seigneur, qui est notre échelle, il sera remonté à son origine — échelle par laquelle Jacob vit les Anges montant et descendant, laquelle est environnée de tous les esprits célestes, tant Anges que Saints, et par laquelle nous devons sans cesse monter et descendre, — quiconque, dis-je, sera parvenu au sommet d’icelle, doit [177 r°] mettre tout son effort à ce qu’il y demeure fixe et permanent, s’avancer toujours en vertu et éviter tout empêchement. Mais aussi lui est-il nécessaire qu’il en descende, afin que par sa vie et par ses œuvres, il fasse paraître ce qui s’est ja passé en l’intime de son esprit, comme aussi pour la charité fraternelle, afin de faire part par amour et dilection à son prochain, de ce qu’il a mérité recevoir de la vérité divine, et lui enseigne la voie, laquelle par amour lui a été révélée et ouverte, par laquelle il tend à son origine, à laquelle il doit vouloir tirer un chacun, à cause du précepte de charité, comme il est écrit : Vous ne verrez point ma face, si vous n’amenez avec vous votre frère le plus petit.

Au surplus, celui qui n’est point encore monté, doit soigneusement tâcher de monter par Jésus-Christ, et de s’avancer aux vertus, se lavant premièrement en la fontaine de miséricorde, et se dépouillant de sa vieille robe, afin qu’il puisse courageusement monter, et se prosternant devant le crucifix, il considérera combien et en quoi il lui est dissemblable et découvrira à son Dieu la multitude de ses péchés, qui lui ont causé toutes ses plaies. Puis les regardant, les confessera au Seigneur de toute miséricorde, d’un cœur larmoyant, d’une âme contrite, et d’un esprit gémissant, devant cette même fontaine de miséricorde, disant en cette manière.


LIVRE TROISIÈME de LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE

CHAPITRE IV Comme nous devons intérieurement et extérieurement suivre notre Seigneur, et être transformés en lui.

Notre Seigneur dit en quelque passage : Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il s’abnège soi-même, qu’il porte tous les jours sa croix, et me suive. Véritablement cette imitation ou suite ne se fait pas seulement extérieurement au corps, ains beaucoup plus intérieurement en l’âme et en l’esprit. Derechef notre Seigneur dit en un autre lieu : Où je suis (dit-il) là aussi sera mon serviteur. Et ailleurs : Où je vais vous ne pouvez venir, car où je suis en mon Père, la créature quelconque ne peut parvenir ou demeurer. Si d’oncques où est notre Seigneur, là aussi doit être son ministre et serviteur, il faut qu’il quitte et délaisse toutes créatures, qu’il surpasse tout ce qui est créé, et lors qu’il vienne dans le fond de son âme, [231 r°] auquel est caché le Seigneur son Dieu, lequel jà il trouve ici, et en ce fond le Royaume de Dieu est en nous manifesté. Car selon que nous sommes nus et que nous abnégeons et renonçons à nous-même, intérieurement Dieu se manifeste en nous. Outre plus, s’il faut que notre fond soit nu, faut que Dieu nous l’octroye — lequel pour cette cause nous devons très dévotement prier, qu’il veuille ôter de nous toutes choses qui mettent empêchement à sa grâce — et nous conduire en ce noble fond, dans lequel il habite occultement.

Car ici nous sommes comme anéantis, et comme dépouillés de cette notre créaturité, c’est-à-dire, de tout ce qui en temps a été créé en nous. Nous sommes faits par grâce, cela même que Dieu est. Ici nous avons un certain occulte accès à Dieu, nous jouissons de ses secrets, de lui est mû et pulsé notre esprit, la lumière luit en ténèbres, et l’homme passe outre en un nouveau monde, c’est-à-dire en la vie superessentielle, où lors la très heureuse Trinité se manifeste soi-même, le Père, en la mémoire, par la simple lumière des cogitations ; le Fils en l’entendement, par une claire connaissance ; le Saint-Esprit en la volonté, par l’amour, et le fait un esprit avec Dieu, en laquelle unité d’esprit, l’esprit est aussi fait simple et pur. Et ici le Père engendre son Verbe éternel, c’est-à-dire il illumine l’esprit de la lumière de discrétion, et l’esprit est divisé et séparé de l’âme, qui toutefois essentiellement sont une même chose. Pour [231 v°] autant que l’esprit avec les trois suprêmes puissances est mû, possédé et conduit en cette simple chose (qui est Dieu même), et l’âme inférieurement avec les trois facultés inférieures, demeure en une amertume de diverses façons, à raison de quoi l’âme est désignée par Marie, qui signifie mer amère. Car l’esprit demeure toujours joyeux, tranquille et libre, l’âme expérimente diverses batailles et combats, et diverses douleurs et tristesses, et principalement trois.

CHAPITRE XVI Combien grandes richesses l’âme mortifiée expérimente.

Véritablement ces hommes-ci peuvent dire avec l’Apôtre : Je suis certain que ni la mort, ni la vie, ni autre créature quelconque, pourra nous séparer de la charité de Dieu. Et ailleurs : Or je vis, jà non moi, mais Jésus-Christ vit en moi. Car ceux qui sont parfaitement morts à eux-mêmes, ont Dieu vivant en eux. C’est pourquoi ils ne craignent la mort et se sont dénués de toutes choses. Et pour ce rien de ce que les malins esprits pourraient leur proposer ou mettre en avant en leur mort, ne les grève, mais en eux reluit et resplendit une essentielle pauvreté, par laquelle ils se sentent plus pauvres que lorsqu’ils naquirent. Et pourtant l’ancien ennemi ne leur peut ingérer aucune présomption et vaine complaisance d’aucune bonnes œuvres qu’ils aient faites. Car ils savent et croient plus que sûrement, que (si) par aventure ils ont bien fait, ce n’est eux, ains plutôt [248 v°] notre Seigneur qui l’a fait par eux.

Au surplus ils nettoient et purgent toutes leurs coulpes et négligences par les mérites et Passion de Jésus-Christ, et se convertissent dedans eux-mêmes en la nue connaissance de l’âme, (laquelle nulle créature n’a oncques pu atteindre, laquelle est la propre habitation et demeure de Dieu). Et par ainsi font un certain excès en Dieu, où ils apprennent cet abrégé et court sentier et accès à Dieu, et pourtant à l’heure de la mort ils ne s’épouvantent de l’ignorance de cette voie. Et étant de telle manière en Dieu, que quiconque les touche, touche Dieu, ils ne craignent ni la vie, ni la mort et n’y a personne qui les puisse vaincre ou surmonter. Mais quiconque présumera de batailler avec eux, sera d’eux vaincu et surmonté : car il est difficile à telles personnes de récalcitrer et regimber contre l’aiguillon. Certainement ils ne désirent ni le ciel, ni la vie éternelle, pour ce qu’ils ont Dieu dedans soi, qui est la vie éternelle — en qui aussi ils ont colloqué et mis tous leurs désirs, volonté et intention. Et avec l’Apôtre sont ravis jusqu’au troisième ciel. Pourautant que le Père céleste attire la mémoire de la lumière de sa divinité et la fait grandement dilater et regorger en célestes et divines Méditations, le fils illumine l’entendement de la sapience de sa déité, qui est le second ciel, et le Saint-Esprit s’écoulant de toutes parts par la volonté d’une certaine amoureuse douceur et ardeur de charité, la fait [249 r°] fondre et couler en Dieu, afin qu’elle soit faite avec lui un esprit, et un lien de paix et amour.

Et certainement, telle personne ne sait pour lors s’il est au corps, ou hors d’icelui (et toutefois il est au corps, lequel est tellement sujet à l’esprit, comme s’il était mort à toutes choses naturelles), et au milieu de la très heureuse Trinité il voit et connaît, tant soi-même que tous les hommes, semblablement tous les Anges et bienheureux, comme sous un moment en la déité de la Trinité. Et le père céleste le remplit de ses éternels délices, le fils l’instruit, et lui ouvre et explique toute la force et vertu de l’Écriture, et le Saint-Esprit le fait ardre [brûler] et comme écouler pour le grand amour qu’il porte à tous, souhaitant de ramener et réduire tout un chacun à Dieu.

Outre, ces personnages ici sont au monde inconnus et occultes, comme ceux qui n’ont rien de commun avec lui. Ils sont aussi inconnus et peu estimés de ceux qui vivent en grande austérité et distriction [rigueur] de vie, pour autant qu’ils donnent à leurs corps le repos et choses nécessaires, afin qu’ils soient plus aptes à servir à l’esprit. Ils sont aussi inconnus à ceux qui semblent extérieurement avoir quelque sainteté, et qui tiennent certains propres, durs et étroits exercices qu’ils ont pris de leur propre sens. Car ceux-ci n’ont rien de propre soit intérieurement, soit extérieurement, mais demeurent toujours résignés, prenant garde à la divine inaction et intérieure opération [249 v°] de Dieu, se souciant seulement de voir ce qu’il lui plaît d’opérer en eux, ou par eux. Et intérieurement ils obéissent à Dieu et extérieurement aux hommes, et sont toujours prêts de quitter tous leurs exercices quand il plaira à Dieu et aux hommes. Ils sont aussi inconnus aux esprits immondes, pour autant qu’ils n’ont aucune particulière coutume prise d’eux (au moyen de laquelle ils puissent être notés ou tentés), mais toujours ont recours à Dieu, qui est sans aucune fin ou manière.

Et ainsi sont (comme l’or en la terre) inconnus à tous, à ceux seulement notoires qui se tiennent nus, libres, expédiés et résignés en leur fond. Ceux-là se connaissent fort bien l’un l’autre, et fussent-ils éloignés, voire de plus de cent lieues. Car jaçoit qu’ils soient divisés de corps, ils sont toutefois totalement unis d’esprit. Ceux-là sont les colonnes de la sainte Église et sont toujours joyeux, car ayant trouvé et foui la terre de leurs corps, ils sont parvenus jusques à l’âme, c’est-à-dire, jusques à la suprême partie de cette nue essence (en laquelle Dieu tout-puissant, qui est l’aimable, douce et divine essence, s’est lui-même uni), et ont trouvé l’or très-luisant et très-resplendissant de cette même divine essence, et ce trésor caché dans le champ, duquel est parlé en l’Évangile, et ce royaume de Dieu qui est dedans nous.

Or advient qu’ils expérimentent ces choses par les mérites de notre [250 r°] Seigneur Jésus-Christ, qui a pour nous mérité que soyons nommés, et soyons enfants de Dieu, et nous a lui-même montré ce trésor. Au moyen de quoi ils sont remplis d’une telle joie, que tout le monde même ne peut les contrister, et ne craignent aucun, fors celui qui a la puissance d’occire l’âme, lequel ils aiment et suivent. Ce qui est véritablement cause que nul ne les peut contrister. Or Dieu ne veut les contrister, car l’ami ne peut contrister l’ami. Au surplus cette joie, paix et liesse surpasse tout entendement créé : car ils ne peuvent aucunement être dolents en cette suprême partie, en laquelle certainement ils sont faits conformes à l’humain esprit de Jésus-Christ (qui ne s’éjouissait en rien moins en sa très-angoisseuse passion, qu’il fait aujourd’hui). Et le même a aussi été en la très heureuse Vierge Marie, laquelle a été 495 tellement libre et joyeuse, et d’esprit élevé en Dieu, et a si bien su ne s’attribuer rien des grâces et œuvres que Dieu opérait en elle, que comme si elle n’eût point été mère de Dieu, et n’a oncques été pour aucuns dons ou inactions divines que Dieu ait opéré en elle, voire un seul moment séparée de la superessentielle union de la déité.

CHAPITRE XVII De la croix des amis de Dieu.

Et jaçoit que ces amiables hommes-ci jouissent d’une si grande liberté et paix en l’esprit, toutefois en l’inférieure partie de l’âme ils souffrent une chose par trop âpre, et très griève [préjudicieuse] peine et croix. Car déjà ils commencent de connaître et sentir en soi-même ce que Jésus-Christ a senti en soi. Or cette ineffable peine et croix, leur provient de ce que le royaume de Dieu et ce trésor (lesquels sont véritablement en tous les hommes) sont exercés et connus de si peu de personnes. D’où vient que même en eux-mêmes ils n’expérimentent ces choses. Et ce, non seulement ès séculiers, mais hélas ! aux religieux, qui pour cette cause ne font aucun profit en la vie spirituelle, mais sont contents d’avoir gardé et tellement quellement observé et accompli ces extérieures coutumes et coutumiers exercices, d’où par conséquent ils tombent intérieurement en une grande paresse et tépidité. Auxquels ne reste plus rien, sinon que Dieu tout-puissant les vomit de sa bénite bouche, c’est-à-dire de sa grâce et amour, et les plonges dans les très rigoureux tourments du Purgatoire (où ils aient les démons pour bourreaux) [251 r°]. Ce que véritablement engendre une douleur incomparable à cesdits amis de Dieu, attendu que facilement en cette vie ils pourraient parvenir à toutes ces choses, et outre faire un grand fruit et profit, se convertissant intérieurement vers ce trésor. Car quiconque se convertit vers icelui est sans doute illuminé, enrichi et instruit.

Finalement cette croix des amis de Dieu a quatre coins, c’est-à-dire quatre sortes de peines ou passions. Le premier et suprême côté est que, plus qu’ils s’approchent près de Dieu, d’autant mieux sentent-ils et connaissent la charité de Dieu envers les hommes, c’est à savoir, comme il désire user de tous, et à grand-peine se peut-il obtenir en fort peu de personnes. Le second et inférieur côté est, qu’ils connaissent combien inestimables peines ils seront contraints d’endurer pour ce, qu’ainsi ils repoussent loin d’eux leur Seigneur Dieu. Car la plus grande peine que les hommes sentiront en l’autre monde, est qu’ils n’ont connu dedans soi ce trésor et lumière (qui est Dieu même) et ne s’y sont exercés comme il appartient.

Le troisième, et icelui dextre côté, est cette peine qu’ils endurent à cause de leurs amis, c’est à savoir qu’ils ne se convertissent intérieurement vers ce riche trésor, en telle manière que Dieu puisse en eux opérer selon sa très agréable volonté et bon plaisir. Le quatrième et senestre côté, est, qu’ils ont une très grande compassion à l’endroit de leurs persécuteurs [251 v°] et de ceux qui les endommagent, quand ils considèrent combien ils se font de tort eux-mêmes. Car Dieu a commandé que nous nous aimions l’un l’autre, et que nous nous fassions plaisir l’un à l’autre — lequel précepte ils transgressent et font contre la charité de leurs prochains. Par quoi en cette manière les amis de Dieu, en l’inférieure partie de l’âme et en leur cœur, sont étendus en cette croix, et pâtissent avec Jésus Christ leur Seigneur.

Davantage, outre ces choses, leur corps leur multiplie aussi leur peine, pour ce qu’il est si enclin à plusieurs vices et infirmités, et qu’ils sont contraints de lui en tant octroyer et souffrir au repos, manger, boire et dormir. Et pour ce que cela les afflige d’être ainsi contraints de servir, traiter et donner les nécessités à leurs corps, c’est pourquoi ceci même leur est aussi méritoire et profitable maintenant, comme était au commencement toute âpreté et austérité, quand le corps ne voulait encore obéir et se soumettre à l’esprit. Car maintenant que volontairement il est sujet à l’esprit, et est volontaire à toutes bonnes œuvres et exercices, l’esprit réciproquement lui est aussi fidèle et a soin de lui, de peur que d’aventure il ne lui fasse empêchement par ses infirmités.

Or quand le corps et l’esprit (qui ont de coutume de se faire par ensemble la guerre) sont tellement d’accord et profitables l’un à l’autre, que l’esprit soit le maître, et l’inférieure [252 r°] partie de l’âme, savoir est la raison, la femme, et le corps, le serviteur, et que, librement et volontiers il obéit à son maître et maîtresse, et que comme les yeux des serviteurs sont ès mains de leurs maîtres et ceux des servantes ès mains de leurs maîtresses, ils soient en pareille forme, prêts et appareillés d’obéir. Quand, dis-je, ces choses seront en telles manières disposées, c’est à savoir qu’il y ait une si grande paix et concorde entre eux, lors assurément y a joie en l’esprit, paix en l’âme et délectation au corps. Et lors notre seigneur Dieu nous illumine de telle façon de sa divine clarté, comme fait le Soleil tout l’air, quand il est serein et libre de tout vent, tempête, pluie et nuée. Et lors sommes faits conformes à l’humanité de Jésus-Christ en l’esprit, en l’âme et au corps. Certainement ceux qui peuvent être tels, sont si intimement chéris de Dieu, qu’il est plus volontiers en eux, qu’au ciel même.

Car tel exercice, par lequel nous nous convertissons céans à lui avec un nu et résigné fond, lui plaît par-dessus les grands et extérieurs exercices, comme l’on peut voir en l’Évangile, où il reprend Marthe, et loue Marie, disant : Marthe, Marthe, tu es soigneuse et te troubles en plusieurs affaires. Or une chose est nécessaire : qui est cette chose ? C’est véritablement la libre et aisée abstraction et le fond qui est sans empêchement et résigné. Cette chose ici est à tous nécessaire, et après Dieu n’y a rien de plus noble, car cela passe aucunement en excellence [252 v°] la charité même. Car la charité fait convertir l’homme à Dieu, mais le nu, libre et résigné fond, fait que Dieu même, avec toute son amiable opulence, liberté et grâce, se convertit vers l’homme, et en lui et par lui opère ses divines œuvres, et le confirme tellement en son amour, et remplit intérieurement l’esprit d’une telle abondance de ses délices, que ja tout le monde lui est amer, fâcheux et à dédain.

Et lors avec la bienheureuse Magdelaine, voire avec une certaine assurance, leur est donnée cette meilleure partie qui ne leur sera oncques ôtée. Et en cette manière la vie superessentielle, qui est très-agréable à Dieu, est ici obtenue et possédée. Et lors joie est à Dieu tout-puissant, de se reposer en l’esprit, paix, de se seoir en l’âme, et délectation de faire sa demeure au corps. Et véritablement la volonté, intention et désir de Dieu, est qu’il puisse à cette fin user de tous les hommes. Puis donc qu’il désire si fort cela, permettons-le je vous supplie, et accordons-le à sa bonté, et nous convertissons totalement vers lui, le priant qu’il daigne de nous en faire idoines, et nous orner de toutes ces siennes et divines vernis, desquelles l’âme de Jésus-Christ était ornée, en notre esprit, âme et corps, à sa gloire, honneur et délectation.

CHAPITRE XXX Comme intérieurement nous devons parler à notre Seigneur, afin que nous puissions le connaître.

Une chose nous est totalement nécessaire, qui est l’abstraction des choses créées, et union avec Dieu : car nous devons abstraire notre cœur de tout ce qu’avons ou fait, ou que devons encore faire, et de toutes incidences et événements qui pourraient empêcher notre amoureux accès à Dieu, et oublier tous nos chagrins, perturbations, et sollicitudes. Et par une simple cogitation fuir en Dieu, et à la manière des cerfs et chevreuils, d’un vite saut sauter et nous lancer par-dessus tous empêchements qui nous surviennent, et ainsi parler à notre Seigneur : Où êtes-vous, Seigneur mon Dieu ? vous m’avez créé pour et afin que je vous connaisse, et vous ayant connu, que je vous aime. O. bénit Dieu, qui êtes-vous ? Véritablement le souverain bien. Au surplus, combien vous êtes bon, il n’y a que vous seul qui le sache. Vous êtes qui êtes, vous êtes l’unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, aimable [280 v°] délectable, vertueuse, et joyeuse essence.

Mais d’où procède cette essence ? Elle n’engendre et si n’est engendrée. Que fait donc cette essence ? En elle est le Père, et le Fils, et le Saint-Esprit. Et le Père engendre son unique Fils, et le saint-Esprit est la complaisance des deux. Et ces trois sont une unique, sempiternelle, incréée, immuable, divine, aimable, douce, pacifique, délectable, vertueuse, et joyeuse essence. Mais nous devons méditer ces choses sans formes ni images, et continuellement sans tristesse nous convertir à Dieu, et tant de fois et si souvent recorder ces choses, jusques à ce que nous venions à oublier toutes autres. Et celle est l’abstraction, laquelle est nécessaire devant toutes, si nous voulons venir à Dieu. Car cette notre cogitation doit toujours fuir en Dieu, outre et par-delà toute multiplicité. Autrement, chacun demeurera distrait, et sera contraint de défaillir.

Puis nous penserons plus outre en cette manière : qu’est donc cette essence ? Elle est l’essence de toute essence, le vin de toute vie, et la lumière de toute lumière. Et ici se faut donner garde que ne permettions notre pensée s’évaguer [se perdre] vers les substances créées, et sortir hors de propos, ains nous demeurerons continuellement en cette vive essence, jusques à ce que nous sortions avec notre Seigneur nous conduisant. En après, consécutivement pense en Dieu : O éternelle, abysmale, infinie, n’admettant aucun moyen, incréée, incompréhensible essence, dès l’éternité et moi et [281 r°] toutes autres choses, avons été incréés en vous. Et certainement lors vous pouviez faire avec moi tout ce que vouliez, car je ne vous faisais point de résistance. Mais maintenant vous vous êtes unis avec moi, et êtes la vie de mon âme. Puisqu’ainsi est, ô essence de toute essence, que vous vous êtes uni avec moi, et demeurerez toujours en moi, je jette entièrement toute ma volonté en votre divine essence, vous priant et suppliant que daigniez tellement me régir, et user de moi comme vous en pouvez user quand j’étais encore incréé en votre divine mémoire et entendement.

CHAPITRE XXXI Interne union avec Dieu

Je vous prie, ô très-aimable Seigneur, mon Dieu, ô souverain et incommuable bien, donnez-moi la grâce de vous adorer, selon votre bon plaisir et très agréable volonté, en l’image de mon âme, en laquelle vous vous êtes vous-même uni, où aussi je vous peux toujours trouver présent, entendant et connaissant toutes mes intentions, cogitations, volontés, et désirs, selon lesquels aussi vous me rétribuerez. Ô Dieu très-aimable, voilà, vous êtes dedans moi, plus voisin et proche de moi que moi-même de moi. Toutefois vous m’avez créé libre, et m’avez mis entre le temps et [281 v°] l’éternité. Si donc je viens à me convertir vers le temps, c’est-à-dire, vers les choses caduques et transitoires, c’est fait de mon salut. Mais si je me convertis vers l’éternité, je serai sauvé.

Que si au vrai, et comme il appartient, je dois me convertir vers l’éternité, il faut en premier lieu, que je sache quelle est l’origine de l’éternité. Elle est véritablement de cet éternel divin abîme, qui ne peut oncques être changé, et est l’amiable, douce et divine essence, laquelle par sa divine présence est dedans moi, s’est unie avec moi, et est la vie de mon âme. Maintenant donc, ô éternel et unique un, ô mon Dieu, ô la vie de mon âme, je vous prie, ôtez-moi à moi-même et usez vous-même de moi : recevez-moi, je vous prie, qui ne suis qu’un vaisseau d’iniquité. Voilà, je m’offre et résigne tout à vous, pour faire avec moi selon votre souverain bon plaisir, en temps et en éternité. Élève-toi donc maintenant, ô mon âme, et passe en ton Dieu. Considère combien grande est ta dignité, laquelle Dieu ne peut mettre en oubli, qui aussi est tellement uni avec toi, qu’il ne veut en aucune façon en être séparé. Il n’a craint ni appréhendé aucun labeur pour l’amour de toi, il n’a fui et ne s’est soutrait d’aucunes peines et travaux, mais par grand amour s’est livré à la mort, et s’est soi-même donné à nous. Qui, jaçoit que soyez par-dessus toutes choses, et en toutes choses essentiellement, vous ne chassez toutefois de vous, ô Dieu très-doux, personne qui veuille venir à vous. Nous mangeons bien [282 r°] tous une même viande, mais les seuls bons sont repus de suavité savoureuse.

O Père de tous, qui êtes par-dessus tout, je crois en vous, je me donne et résigne à votre divine bonté, à votre éternelle essence, ès bras de votre divinité, et divine vertu. J’espère aussi en vous, pour autant que je vous aime par-dessus toutes choses, et me recommande à votre divine présence. Ô très-puissante vertu. Ô très-luisante et souveraine sapience. Ô immense et infinie bonté. O abimale humilité. Ô très-noble dignité. O. éternel bien. Ô lumière incréée. Ô Père des lumières. O Verbe du Père. Ô éternelle vérité. Ô splendeur de la paternelle essence. Ô trine unité. O. essence de toute essence. Ô vie de toute vie. Ô lumière de toute lumière. Ô Père. Ô Fils. O Saint-Esprit. Ô trine unité, trois personnes et un inséparable Dieu. O simple divinité, qui par l’opération de votre Trinité avez créé le ciel et la terre et toutes les choses qui sont en iceux. O vie de ma vie, ma joie et ma consolation, je ne suis suffisant de vous louer, mais que votre toute-puissance vous loue, votre incompréhensible sapience, et incréée bonté, votre éternelle vertu et divinité, votre excellente grâce et miséricorde, votre puissante et souveraine force, votre bénignité et charité, pour l’amour de laquelle vous m’avez créé. Ô vie de mon âme.

Ô sainte douceur, mon Seigneur et mon Dieu. O trine unité, qui souverainement vous éjouissez en vous-même en une très-grande et très-haute contemplation, [282 v°] trois en un, avec une incompréhensible et souveraine joie, vivant en l’éternelle, bienheureuse et inaccessible lumière. Pour laquelle joie, vous m’avez aussi fait, — mais par le péché j’en ai été mis dehors, et par les mérites de votre humanité et passion, vous me l’avez restituée. Et partant je prie votre bonté, doux Jésus, Seigneur mon Dieu, mon Créateur et Rédempteur, par les mérites de votre sacrée sainte humanité, que vous permettiez votre divinité luire en moi, et chassez de moi tout ce qui déplaît en moi. O Splendeur de l’éternelle lumière, dès l’éternité j’ai été en vous incréé, en votre divine mémoire, en votre entendement et volonté, et jà m’aviez fait tel que je suis, en tel temps, de tels parents, sous telle planète, et m’avez préordonné à tel état qui vous a plu. Partant, je veux vouloir votre unique ordination et disposition, soit qu’elle me soit agréable ou contraire — car vous m’avez conféré une si grande liberté d’arbitre, que je puis faire ce que je veux.

Je veux donc et désire perpétuellement vous servir et à vous être sujet. Or, je confesse que par votre divine présence vous êtes partout et semblablement en moi. Mais était-il donc convenable, ô facteur de toute créature, que vous vous unissiez à votre facture ? Avions-nous mérité cela ? O Vie de mon âme, si j’étais maintenant tout ce que vous êtes, volontiers je voudrais être fait créature, afin que vous, Seigneur mon Dieu et créateur, puissiez être fait cela même, que vous [283 r°] êtes à présent, afin que moi et toutes les créatures puissions perpétuellement vous faire service. Je ne puis faire autre chose outre cela, pour autant que sans votre aide je ne suis rien. Et partant je me plonge dans votre divin abîme, dans laquelle vous avez absorbé plusieurs aimants esprits, vous priant que par votre très amère passion, vous me purgiez et receviez la ruine de mes péchés et par votre abîsmale miséricorde, me fondiez, liquéfiez et transformiez en vous, afin que puissiez avoir paix et joie en moi.

CHAPITRE XXXII Exercice d’union de notre cœur avec Dieu.

Ensuit maintenant une certaine union avec Dieu, et simple exercice de cœur, par lequel nous sommes introduits en l’occulte fond de l’esprit et totalement transformés en Dieu, avec l’esprit, l’âme et le corps. Car l’esprit est transformé en une vie superessentielle, en la connaissance de la divine vérité, en l’amour de la divine bonté, en un certain interne silence, auquel aussi sont ouïes paroles secrètes, et l’âme en une disposition de toutes ses forces en leurs lieux, et perfections de toutes vertus. Finalement, le corps en chasteté et en l’opération de tout bien. Et cestui est le fondement et origine de tous les exercices spirituels, par lequel aussi ils sont conservés et dans lequel sont cachés [283 v°] tous les spirituels et mystiques sens. Il est aussi l’art de toute perfection, de laquelle est traité par tout ce livre, de peur que (ce qu’à Dieu ne plaise) ne fourvoyons hors la voie de vérité. Outre, si d’aventure quelqu’un ne peut continuellement l’exercer, qu’il mette peine à tout le moins de le pratiquer trois fois le jour, le matin, à midi, et au soir, afin que Dieu tout-puissant soit la première pensée le matin, et la dernière le soir. Qu’il convertisse semblablement à midi son cœur à Dieu et par ainsi pourra adhérer à son Dieu, et être fait un esprit avec lui, et un corps avec Jésus-Christ.

Finalement, pour plus manifeste intelligence de cet exercice, comme nous devons par icelui nous transférer en Dieu, faut noter les choses qui ensuivent. Premièrement, quand avec une interne aspiration l’on dit : je crois en Dieu, — lors notre esprit doit s’incliner hors du temps en l’éternité, c’est-à-dire, hors de notre créée nature, et hors de soi-même, en cet incréé bien, c’est à savoir Dieu très bon et souverain, et au nu fond de l’âme, en l’indépeinte nudité, doit adorer cette simple vérité. Secondement, en cet exercice nous adorons la très heureuse Trinité, à l’image de laquelle nous sommes faits, de laquelle nous sommes mus et conduits, afin que soyons faits un esprit avec Dieu. Tiercement, par les mérites de sa très sainte humanité, par laquelle sommes rachetés, nous prions que par iceux mêmes puissions être derechef unis à Dieu : — par le joyeux esprit duquel notre esprit est remis [284 r°] en liberté, et est réduit en son origine divine ; par la sacrée sainte âme duquel notre âme avec toutes ses forces est réformée ; par le très-net et très patient corps duquel pareillement notre corps, avec tous ses membres, est derechef purgé, afin que puissions être un corps avec lui.

Quartement, nous demandons que le vénérable Sacrement spirituellement nous soit donné, et ce par sa très digne préparation qu’il a exhibée en sa dernière Cène, quand il s’est lui-même très dignement donné à soi-même, c’est à savoir, Dieu se recevant soi-même Dieu. Or nous le prions que par la vertu de sa divinité, habitant en nous, il daigne se recevoir soi-même à soi-même en nous et par nous, selon son humanité, en ce même vénérable Sacrement. Cinquièmement, nous prions Dieu que par ses très saints mérites il veuille en nous et par nous opérer, comme il a fait par sa très sainte humanité, et nous fasse conformes à toute la louange et exercice de vertu, selon qu’il est pratiqué en la sainte Église, en quelque temps que ce soit, et qu’il veuille parfaire, en nous et par nous, les mêmes choses à sa gloire. Amen Jésus.

CHAPITRE XXXIX Comme nous devons adorer Dieu en esprit, et intérieurement exercer la Passion de notre Seigneur.

Nous devons exercer la Passion de notre Seigneur avec gratitude et amour, par manière d’oraison en l’esprit, et au nu fond de l’âme sans images, en telle manière que demeurions en la divinité et en la connaissance de la plus que très Sainte Trinité. Car l’unité de la Trinité, par sa puissance, Sapience et amour, a opéré la très sainte humanité de Jésus-Christ, par la Passion duquel nous sommes rachetés de notre Seigneur, par les mérites aussi duquel il ne nous déniera rien de toutes les choses que nous lui demanderons, pourvu qu’elles soient salutaires. Et pour ce, durant la messe, ou en autre temps qu’il nous plaira, nous devons nous introvertir en notre esprit, auquel la bienheureuse Trinité est toujours présente, le Père en la mémoire, le Fils en l’entendement, et le Saint-Esprit en la volonté. Ce que croyant, nous sommes transférés en la contemplation superessentielle. le Saint-Esprit en la volonté avec amour, faisant l’âme une même chose avec Dieu. Et ici faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, pour autant qu’ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l’on sent et expérimente là.

Car nous ne pourrons, en lieu qui soit, trouver Dieu si nuement, comme en cette nue essence de l’âme, en laquelle ce saint Prophète Esaïe l’avait trouvé, quand il disait : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos œuvres [298 r°]. Et Jérémie, quand il disait : Vous êtes en nous Seigneur, et votre nom est invoqué sur nous. Moïse aussi quand il parlait avec lui face à face, c’est-à-dire esprit à esprit, et lorsqu’il reçut les tables du Décalogue. David pareillement, quand il chantait : N’eût été que Dieu notre Seigneur était en nous, ils nous eussent par aventure engloutis vifs. Finalement tous les saints Prophètes l’ont ici trouvé et ont connu qu’il était en eux-mêmes. Et pourtant ils lui ont attribué toutes leurs paroles et prophéties, disant toujours toutes et quantes fois qu’ils prononçaient quelque chose de bon : Le Seigneur dit ces choses, en cela s’abnégeant eux-mêmes, et donnant l’honneur à Dieu — ce que tous les hommes doivent faire, s’ils veulent plaire à notre Seigneur.

Au reste, tous les amis de Dieu l’ont ici trouvé, c’est à savoir tous ceux qui ont pu parvenir à l’union de Dieu, et entrer en la patrie céleste sans Purgatoire. Par quoi revenant à ce que j’avais commencé de dire, toutes et quantes fois que nous voulons rendre grâces à notre Seigneur pour sa très amère Passion, nous devons nous convertir en notre esprit, et croire qu’il est là présent, lequel, si lors nous voulons être vrais adorateurs, nous adorerons en esprit, — et avec esprit, c’est-à-dire, avec la mémoire, entendement, volonté et amour. Et lors en telle oraison, quelquefois la glorieuse Trinité même se manifeste ès forces de l’âme, par lesquelles l’âme est très-semblable à Dieu : le Père en la [298 v°] mémoire avec une simple cogitation : le fils en l’entendement avec une claire connaissance, et le Saint-Esprit en la volonté avec amour, faisant l’âme une même chose avec Dieu. Et ici il faut que la mémoire et entendement cèdent et donnent lieu, pour autant qu’ils ne peuvent penser ou entendre les choses que l’on sent et expérimente là.

Mais le pur amour avec un très grand désir, mérite et a seul privilège d’entrer. Et lors l’âme est faite libre de tout péché et est unie à Dieu en un certain occulte silence. Elle est aussi dépouillée de toute perverse intention et impure affection, et est derechef vêtue de charité. En manière que jà en toutes choses, elle désire et cherche purement l’honneur de Dieu, et le salut et profit de ses prochains. De laquelle robe de charité saint Augustin était vêtu quand il disait : J’aime, j’aime et ne cesserai oncques d’aimer jusqu’à ce que je sois moi-même fait amour. Car il savait bien que Dieu était charité, et pourtant il voulait aussi être charité ou amour. Saint Bernard aussi était vêtu de ce vêtement de charité, quand il disait : Dès l’heure que je commençais premièrement de connaître et voir Dieu, il ne me suffisait d’avoir les vertus, et ne cessais jusqu’à ce que je fusse moi-même fait vertu. Certainement il connaissait que Dieu était vertu, c’est pourquoi il voulait aussi être vertu. Finalement de cette robe était vêtu saint Paul, quand il disait : Qui me séparera de la charité de Christ, qui est en moi ? Car il savait bien pareillement [299 r°] que Dieu tout-puissant, qui est la vraie charité même, était dedans soi, et que son âme vivait de cette charité et amour. Et pourtant il disait être impossible que quelqu’un le séparât de la charité de Dieu, comme étant pris et lié des liens de cette même charité. Nous devons donc ainsi adorer Dieu en nous-mêmes, si nous désirons être aimés et chéris du Père céleste.

CHAPITRE LVII Oraison sur cette triple vie.

O Fontaine et origine de tout bien, Seigneur mon Dieu, qui êtes le livre de vie, pourquoi discourè-je çà et là et vous cherche en multiplicité, qu’oncques n’êtes trouvé fors qu’en l’unité ? Je vous prie donc, céleste maître, docteur supernel, de m’enseigner et m’apprendre la manière d’étudier en ce livre, afin que j’évite toute la multiplicité des Écritures. Ouvrez-moi l’esprit et science de ce livre, livre de vie, afin que je puisse être parfait en la vie profitante et active. Donnez-moi qu’essentiellement je sois introverti, et que j’habite en l’occulte fond de mon âme, là où vous, Dieu de ma vie, vraiment [330 r°] habitez, et d’où ne vous retirez onc, afin que là je puisse toujours ouïr de mes oreilles intérieures vos très douces paroles, où continuellement toute la journée en cet intérieur temple de mon âme vous faites leçon. Et expliquez et ouvrez les divers, mystiques et occultes sens des Écritures, où l’esprit tressaillit de joie en vous, superessentiel bien. L’âme est avertie et admonestée de profiter ès vertus, et le corps est dirigé aux actes et œuvres de justice.

D’oncques la vie profitante et active prend son origine de la vie superessentielle, car elles ne peuvent être parfaites, sinon de ce très parfait bien, Dieu tout-puissant, sans lequel nous n’avons rien, et ne pouvons rien. Et cette-ci est la cause pourquoi Dieu s’est uni avec nous, pour ce qu’il veut volontiers nous aider et faire avec nous toutes nos œuvres, et porter ensemblement avec nous toutes nos charges et fardeaux, si nous l’en requérons. Ce que faisant, l’homme ne sent point de labeur, ains semble être quasi comme libre de toute charge et peine, étant en toute passion et adversité patient, et en tous dons et grâces nu et libre, en toutes les choses qui lui surviennent recourant toujours à Dieu. Il permet et laisse Dieu répondre pour soi : en tous dons et grâces humblement s’abaissant et soumettant, se reconnaît et répute indigne d’opérer avec iceux. Et ainsi avec tous ces dons et grâces s’écoulant en Dieu et s’offrant à lui, il le prie qu’il veuille opérer avec lui. Et lors [330 v°] tous dons et grâces sont fructueusement mis en œuvre, et toutes les œuvres de l’homme sont faites divines.

Un certain docteur dit : Si l’homme se convertissant soi-même, en soi-même prenait garde à l’inaction divine, il trouverait d’admirables œuvres de Dieu en soi, voire qui surpassent même tous sens et entendement naturels. Que si par l’espace d’un an entier il ne faisait autre chose que seulement prendre garde et être attentif aux œuvres divines que Dieu opère en lui, jamais n’aurait mieux employé année, ni aurait oncques fait œuvre si bonne que cette-ci ne la surpassât en bonté, et ne fût beaucoup meilleure. Que si voire à la fin de l’année, quelque chose de cet œuvre interne et occulte, qui se fait au fond de l’âme, lui était révélé, voire non révélée, il aurait néanmoins mieux employé cette année-là, que tous ceux-là qui avec soi-même auraient cependant fait certaines grandes œuvres pour autant qu’avec Dieu rien ne peut être négligé.

Car sans doute Dieu tout-puissant est plus noble que toutes les créatures. Et cet homme ici délaissant toutes les œuvres extérieures a assez à quoi s’occuper intérieurement. Et c’est ici que se trouve la vraie part. Ce que toutefois fort peu veulent croire, c’est à savoir qu’une œuvre si divine se fasse en ce fond-là. Et c’est pourquoi une si grande erreur occupe et enveloppe les séculiers, et religieux aussi, pour autant qu’ils sont déchus et se sont éloignés [331 r°] et égarés de ce fond spirituel, dans lequel Dieu habite. Car ne voulant croire que Dieu soit dedans eux, certainement ils ont délaissé la vive veine inconnue à tous pécheurs.

Finalement il y en a plusieurs qui, persistant en leur nature et propre sens, opèrent selon leur raison propre, et veulent premièrement se perfectionner en la vie active et puis après ès autres deux. Mais hélas, ils défaillent en cela, pour autant que demeurant en l’inférieur et sensuel homme, jamais ne deviennent spirituels et divins. La raison est qu’ils ne s’introvertissent en cet essentiel fond spirituel, là où ils devaient se réjouir totalement à Dieu, afin qu’il opérât avec eux. Au moyen de quoi toutes leurs œuvres seraient rendues spirituelles et divines, en quoi la vie active est parfaite.

Car quand l’homme, avec tout son entendement et ses forces, s’applique intérieurement et extérieurement à son Dieu, ainsi que fait le disciple à son maître, et qu’il laisse totalement tout son sens, son entendement et ses forces en Dieu, alors Dieu tirant et prenant cet homme à soi, opère toutes ses œuvres, porte toutes ses charges et le garde en tout lieu de tous périls. C’est pourquoi quelqu’un dit : O homme, ou te gardes toi-même, et pratiques avec grand labeur les vertus, et toutefois tu n’adviendra jamais à un bon état. Ou, te résignant toi-même, accomplis toutes les vertus, et sans labeur, et tu parviendras à un très haut état et degré.

CHAPITRE LXV Du fruit de cet exercice.

Certainement quelqu’un pourrait avec telles foi, intention et désir quelquefois recevoir ce très digne Sacrement, qu’il recevrait en soi le fruit d’icelui, qui est l’amour divin, avec telle union de charité, que ci-après il ne pourrait oncques commettre péché mortel. Et jaçoit qu’il encourût parfois les véniels, il ne pourrait toutefois lui adhérer qu’incontinent ils ne fussent consumés de l’amour divin, par lequel l’âme est en ses intérieurs illustrée et illuminée en la totale abnégation de soi-même, par laquelle elle s’appuie toujours plus à Dieu tout-puissant qu’à soi — en l’abnégation de soi-même, en croyant Dieu être dedans elle, et qu’il peut tout, et que d’elle-même elle n’est et ne peut rien. En espérant aussi que volontiers il la veut aider, jetant son amour en lui, et postposant l’honneur et volonté d’icelui à toutes choses. Et lors Dieu très-bénin selon sa piété opère en l’âme, qui lors ici (afin que je dis ainsi) est faite sans mode, ou manière, sans fin, sans œuvre, sans désir, sans volonté [340 r°] sans amour et sans connaissance.

Et premièrement, elle est certainement faite sans mode, non qu’elle perde l’être créé, mais elle est transformée en Dieu et est à lui unie comme le fer au feu. Car comme le fer tandis qu’il dure au feu est feu, ainsi aussi l’âme avec Dieu par grâce est Dieu, jusques à ce qu’elle vienne à se détourner et sortir hors de cette union. Secondement, elle est faite sans œuvre, pourtant que jà elle n’opère rien, ainçois Dieu opère en elle, et elle le laisse opérer, sachant fort bien qu’elle ne peut rien faire sans lui. A raison de quoi elle ne s’attribue aucunes bonnes œuvres, ains confesse toujours avec Esaïe, disant : Seigneur, vous nous avez fait toutes nos œuvres, desquelles louange, honneur et gloire soit à votre infinie bonté.

Tiercement, elle est faite sans désir, pourtant qu’elle a jà [déjà] obtenu tout ce qu’elle désirait. Quatrièmement, elle est faite sans volonté, pour ce qu’elle ne veut jà rien, sinon ce que Dieu veut, lequel elle s’éjouit ore [maintenant] avoir obtenu. Cinquièmement, elle est faite sans amour : car elle est jà faite, comme l’amour même qui est Dieu, tant elle est faite divine, et un esprit avec Dieu. Sixièmement, elle est aussi faite sans connaissance : car tout ce qu’elle a ici connu, est jà hors de sa connaissance, pourtant qu’elle sent et reconnaît en elle-même ce très ample et incréé bien, qui est Dieu même, lequel créature quelconque ne peut comprendre.

L’âme donc qui désire de connaître le souverain [340 v°] bien, de l’aimer et en jouir : qu’elle s’abnège [se renie] soi-même, comme a été dit ci-dessus, et croie Dieu par sa divinité être dedans elle, et que lui seul se connaît parfaitement soi-même. À raison de quoi il peut s’aimer seul et jouir de soi parfaitement, et ainsi l’âme sera transformée en Dieu, et Dieu en elle (afin que je ne dise ainsi) sera fait rien. Pourtant qu’elle connaîtra icelui être si grand, qu’il n’y a totalement rien ès créatures à quoi il [ne] puisse aucunement être comparé, et elle sera dépouillée de toutes forces, comme étant déjà faite la force et vertu même, et très encline aux vertus. Maintenant donc, ô noble âme, rends toujours grâces au Seigneur ton Dieu, de ce que tu as mérité de recevoir au logis de ton cœur, un si grand Seigneur, que le ciel et la terre ne peuvent contenir et comprendre. Ainsi soit-il.

LIVRE QUATRIÈME DE LA MARGUERITE ÉVANGÉLIQUE.

CHAPITRE XI Comment quelqu’un réconcilié à Dieu par la voie purgative, et cuit et mortifié par la voie illuminative, peut sûrement monter par la voie unitive.

La voie unitive est celle par laquelle l’homme bien purgé et illuminé est uni à son créateur d’un amour très-pur, à raison de sa seule bonté, sans aucun respect ou égard de sa propre commodité et profit, comme dit le psalmiste : Quelle chose ai-je au ciel, et qu’ai-je désiré hormis vous sur la terre ? À cette voie est requise une intime et profonde récollection, ou introversion de toi des choses extérieures aux intérieures, des choses basses aux choses hautes, des temporelles aux éternelles. Et que tu élèves ton esprit à Dieu mettant hors toutes [383 r°] les vanités des terriennes créatures, et que tu les chasses de toi comme mouches toutes et quantes fois qu’elles reviendront, ayant le cœur totalement diverti des choses créées, et converti à Dieu. Et que tu sois bien-fondé en toutes vertus, et pareillement mort aux concupiscences de la chair des yeux, et à l’orgueil et ambition de vie, gardant un intime silence avec Dieu, et méprisant toutes choses extérieures, comme si elles t’étaient venues en songe ou en dormant.

Et que ta dilection et intention soit très pure et non mêlée, ne cherchant rien que Dieu, le réputant à toi très suffisant. Et que tu le surexaltes en ton cœur par-dessus toutes choses visibles et imaginables et désirables. Et que tu gardes une amoureuse union avec Dieu, en embrassant tous ses jugements, tous ses faits, toutes ses doctrines avec souveraine révérence. Il est aussi requis, que tu réduises souvent en mémoire ses perfections, et que tu congratules intimement à icelles, et bien que les perfections de Dieu soient innumérables, toutefois communément trois se présentent, esquelles tu dois exciter ton affection en disant :

O Mon très aimable Seigneur, je vous congratule, pour autant que vous êtes très-puissant, non pour ce que de là il m’en vient bien, mais parce que vous êtes si heureux. Car vous ne craignez personne, vous n’avez besoin d’aucuns, personne ne peut vous vaincre ou surmonter, personne ne vous peut résister, nul diable, nul adversaire. Et de ce en premier lieu je m’éjouis, [383 v°] O Seigneur, je vous congratule, pour autant que vous êtes très sage. Car en vous-même très clairement et purement vous voyez toutes choses, bonnes ou mauvaises, passées, présentes et futures, actuelles et passibles, temporelles et éternelles, les muables immuablement, et les contingentes infailliblement. Et cela est tout de votre perfection, personne ne vous peut tromper, rien ne vous est caché.

O. Seigneur, je vous congratule, à raison que vous êtes souverainement bon, c’est-à-dire de souveraine perfection, d’autant que vous êtes immuablement bon, et tellement bon, que l’on ne peut rien penser de meilleur ni plus digne, ni plus noble que vous. Et tout ce qui se trouve de bonté aux créatures, elles le participent de votre bonté. Puis après, dis l’oraison suivante, d’une affection doucement enflammée et embrasée : Ô, mon très-cher Seigneur, vous êtes mon amour, mon honneur, et ainsi finalement tu impétreras ce que tu désires, si, méprisant toute attédiation, tu viens à persévérer constamment.

Méditations des perfections de Dieu par les sept féries de la semaine.

Mais pour autant qu’il est utile que celui qui commence ait quelques points ou paroles, par lesquelles il puisse exciter son affection et amour, parlant affablement et familièrement à Dieu, en l’oraison, nous [ne] distinguerons ici par féries aucunes méditations de perfections et louanges divines, esquelles tu [384 r°] puisses apprendre à goûter combien notre Seigneur est doux.

La seconde férie, ou le Lundi, ayant fait le signe de la croix et invoqué l’aide divine, et ayant recueilli ton esprit, prends la personne d’un fils, ou d’une épouse, et dis : Je vous congratule, mon père et très cher Seigneur, à raison que vous êtes l’auteur de l’être, c’est-à-dire, alpha et oméga, le commencement et la fin de toute essence, duquel quelqu’un parle ainsi.

De son arbitre et volonté dépendent toutes choses mortelles, qui seul a donné être à toutes choses.

Qui fait et refait, qui créé et qui gouverne les choses créées : la puissance duquel est la volonté même, et n’est sa volonté moindre que son pouvoir.

Je vous congratule donc en la perfection de votre être, d’autant que votre être est le très parfait être : car on ne peut penser que vous ne soyiez point, à raison que si vous n’étiez point, rien ne serait. Puis après pour ce que vous n’avez être d’aucun autre, et tout ce qui est tient son être de vous.

Je vous congratule mon très cher père et Seigneur, à raison que vous êtes la souveraine bonté. Car il n’y a chose qui soit si diffuse et communicative de sa bonté, comme vous. Et le bien tant plus qu’il est commun, d’autant est-il meilleur. Et d’autant qu’il n’y a chose qui soit si tôt apaisée, si désirable, délectable et aimable comme vous.

[384 v°] Je vous congratule, à raison que vous êtes la cause très universelle que les Philosophes ont connu de la raison naturelle. Voyant qu’il n’y avait point de progrès jusques au nombre infini, ès causes qui sont essentiellement soumises et ordonnées les unes aux autres, mais qu’il fallait nécessairement qu’elles se terminassent toutes en la cause première et principale qui est vous-même, qu’Aristote appelle unique et seul principe.

La troisième férie, ayant fait le signe de la croix, et invoquant l’aide divine, dis : Je vous congratule mon très cher père et Seigneur, à raison que vous êtes la beauté de l’univers, qui avez donné et départi à toutes choses leur beauté. La beauté duquel le ciel et la terre admirent, lequel les Anges désirent voir et contempler. De vous tiennent l’excellence de leur beauté, les étoiles, les roses, les lis. De vous ont et tiennent leur doux chant, tous les genres d’oiseaux, orgues et instruments de musique. De vous ont leur saveur et goût le miel, le vin et tous genres de drogues et épiceries. De vous le ciel a été embelli d’étoiles, l’air d’oiseaux, la terre d’animaux, l’eau de poissons.

Je vous congratule, à raison que vous êtes l’éternel sustentateur et conservateur de toutes les créatures. Car il n’y en a pas une qui ne fût incontinent réduite à rien si vous venez à en retirer tant soit peu votre conservation.

Je vous congratule à raison que vous êtes [385 r°] la fontaine de sapience, de laquelle procèdent et ruissellent tous les trésors de sapience et science, touchant vaillamment d’un bout à l’autre, et disposant doucement toutes choses. Qui contenez les trônes des cieux, et qui voyez et contemplez les abîmes. Qui de trois doigts, c’est à savoir de votre puissance, sapience et bonté, pesez la grandeur, grosseur et pesanteur de la terre. Qui balancez et examinez au poids les montagnes, et qui avez donné lois à la mer, afin qu’elle n’outrepasse ses termes et limites.

La quatrième férie, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon très cher Seigneur, à raison que vous êtes la gloire du monde. Car tous les esprits Angéliques vous adorent et louent. À bon droit aussi toutes créatures vous louangent. Vous êtes notre espérance, notre salut, notre honneur, notre gloire, notre dernière fin et attente. Je vous congratule, à raison que vous êtes très-abondant : car à vous appartient la terre et tout ce qui est contenu en icelle, à vous appartient la rondeur d’icelle, et de l’univers, et tous ceux qui habitent en icelui. Gloire et richesses sont en votre maison. Si l’homme riche est honoré, et respecté à cause de son or, combien devez-vous être honoré, qui avez fait l’or ; les perles, les pierres précieuses et toutes les choses qui sont au ciel et en la terre.

Je vous congratule, à raison que vous êtes incompréhensible. Vous êtes aussi grand Seigneur [385e] et grandement louable, et votre grandeur est sans fin. Car vous êtes d’une excellence si grande, que personne ne peut bien à plein la comprendre, soit homme, soit Ange, soit autre créature quelconque. Pour autant que toute créature est finie et bornée, mais quant à vous, vous êtes infini. Or est-il qu’il n’y a aucune proportion ni conférence de la chose finie à la chose infinie.

La cinquième férie, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule ô mon père, et très-cher Seigneur, à raison que vous êtes toute charité, et qui demeure en vous demeure en charité et vous en lui. Et comme la nature du feu est de brûler, d’enflamber et chauffer, ainsi c’est le propre de votre charité, de très largement vous épandre, enflammer et embraser en l’amour, racheter, garder, délivrer, sauver, toujours faire miséricorde, avoir pitié et pardonner.

Je vous congratule, à raison que vous êtes le lieu incirconscriptible, c’est-à-dire, que ne pouvez être limité ni compris en aucun lieu, et toutefois vous êtes partout. Si je viens à monter au ciel, vous êtes là : car vous régnez en tous lieux, vous commandez partout, en toutes parts votre Majesté remplit tout. Vous êtes aussi présent en enfer, exerçant l’œuvre et acte de votre justice : vous ne pouvez aussi être mesuré du temps, pour autant que vous avez créé le temps, et avez été devant tout temps.

Je vous congratule, à raison que vous êtes le loyer et récompense des saints, le jubilé et [386 r°] indicible joie des Anges, l’attente et expectation des Patriarches, le fondement des Prophètes, le coulas et appui des Apôtres, la couronne et guerdon [récompense] des Martyrs, la splendeur et clarté des Confesseurs, la gloire des Vierges et le salut de tous les élus.

La sixième férie [fête sans travailler], ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon Père et très-cher Seigneur, à raison que vous êtes la règle, le patron et exemplaire de toutes choses. Car d’autant que les choses créées approchent plus près de vous, d’autant elles sont plus nobles, car celles-là tiennent l’extrême et dernier lieu, qui ont seulement l’être avec vous. Ceux-là vous sont plus proches, qui ont être et vivre, en après ensuivent celles qui ont être, vivre et discerner. Finalement, celles-là qui ont l’être pur et vertueux, vous sont très proches et les plus nobles d’entre les créatures. Car par votre très reluisante et resplendissante bonté, en vous est tout modèle, forme et patron de toute exemplarité, vertu et communicabilité.

Je vous congratule, à raison que vous êtes l’ordre ou celui qui ordonne toutes créatures — lesquelles vous situez et logez chacune en son lieu selon son état et mérite, haut ou bas, comme le prudent peintre distingue ses couleurs, afin d’embellir et parer son ouvrage. Je vous congratule, à raison que vous êtes très-parfait sans aucune défaillance ; qui n’avez indigence d’aucune chose, qui êtes très suffisant à vous-même. Et ne peut-on penser rien de meilleur, de plus digne, de plus noble, de plus parfait. Et tout ce qu’il y a de perfection ès créatures, est en vous d’une très excellente et infinie manière.

Le samedi, ayant fait le signe de la croix, etc., dis : Je vous congratule ô mon Père et très-cher Seigneur, à raison de ce que vous êtes très-tranquille et très-paisible. Duquel quelqu’un dit ainsi : O vous qui gouvernez le monde d’une perpétuelle manière et raison, Créateur du ciel et de la terre, qui dès le commencement donnez cours au temps, et, demeurant stable et immobile en vous-même, donnez mouvement à toutes choses. Principe, porteur, conducteur, chef et capitaine, sentier, limite et borne : vous êtes le tranquille repos aux pieux : vous voir et contempler, c’est mettre fin à ses travaux.

Vous êtes aussi immobile et incommuable, d’autant que vous êtes partout. Or la chose est dite se mouvoir, à cause qu’elle tend à son lieu, auquel elle n’a auparavant été. Mais elle est appelée immobile, qui est partout, et qui n’a point de lieu auquel elle tende. Je vous congratule, à raison que vous êtes récréateur et confort de tous les fidèles, qui avez dit : Venez à moi, vous tous qui travaillez et êtes chargés, je vous récréerai, déchargerai et soulagerai. Car l’âme qui a pris racine en vous se repose parfaitement comme en son centre. Mais celle qui est hors de vous est divisée, et déchirée [387 r°] de plusieurs perturbations et amertumes.

Je vous congratule, à raison que vous êtes à vous et à tous très-suffisant. Celui qui vous a, a tout ce qu’il peut désirer. Celui qui ne vous a est mendiant et pauvre. Car tout ce qu’il a sans vous, ne lui donne soulagement ni récréation, ni réjouissance, ni repos, ni contentement qui soit perdurable, ni à toujours. Mais celui qui vous a, à la fin il est rassasié, assouvi et content, et ne sait quelle chose il doive chercher davantage, car vous êtes par-dessus tout ce qui se peut voir, ouïr, fleurer, goûter, manier et sentir. Outre plus, vous êtes haut par-dessus ce qui se peut figurer, nombrer, et enclore. Davantage, vous êtes Très-Haut par-dessus tout ce qui se peut démontrer, définir, penser, rechercher, imaginer, estimer, entendre et comprendre. Car vous êtes totalement aimable, infiniment louable et souverainement désirable.

Le dimanche, ayant fait le signe de la croix, dis : Je vous congratule, ô mon Père très-cher, à raison que vous êtes mon trésor : car là où est mon trésor, là aussi est mon cœur. Car quoique l’on me sache ôter, pourvu que vous me demeuriez, il me suffit, car vous êtes mon désir. A la mienne volonté aussi que vous agréassiez à tout le monde et que tout le monde vous fût sujet. À la mienne volonté que je pusse impétrer cela par mon propre sang.

Je vous congratule, à raison que vous êtes la vie, de laquelle toutes choses vivantes ont pris vie, en qui nous vivons, nous mouvons [387 v°] et sommes, comme il est écrit : De lui et en lui et par lui sont toutes choses. À lui soit honneur et gloire ès siècles des siècles. Je vous congratule, à raison que vous êtes Christ, qui est interprété oint, et êtes l’onction, laquelle, apposée à quelque chose que ce soit du monde, la fait et rend savoureuse. Car ès élus vous êtes la saveur de grâce et ès réprouvés, la saveur de justice, et vengeur d’iniquité tout-puissant, sublime, glorieux et louable ès siècles.

Quand d’oncques tu auras traité et ruminé en ton cœur tout à loisir les prédites méditations en congratulant à la souveraine bonté et perfection de ton bien-aimé, tu clor[e]ras ton oraison de soupirs, et embrasées affections, l’esprit étant élevé en Dieu, en criant souvent en ton cœur à ton Seigneur et bien-aimé en cette ou semblable manière.


CHAPITRE XIII Oraison qu’il faut faire et prononcer plus de cœur que de bouche, pour l’amoureuse union avec Dieu.

Ô, mon très-cher Seigneur, vous êtes mon amour, mon honneur, mon espérance, mon refuge, ma vie, ma gloire et ma fin. Je ne cherche autre chose, je ne veux autre chose, que l’on ne me parle d’autre chose, que l’on ne me propose autre chose que de vous, mon Dieu. Pour autant que vous m’êtes très suffisant. Vous êtes mon père [388 r°] mon frère, mon nourricier, mon gouverneur, ma garde, mon époux. Vous êtes tout aimable, tout désirable, tout fidèle. Qui est celui si libéral qui voulut se donner soi-même ? Qui est celui si charitable qui voulut mourir pour un si vil pécheur ? Qui est celui si humble qui humilia si fort sa majesté ? O Seigneur qui ne méprisez personne, n’avez horreur de personne, qui ne délaissez personne de tous ceux qui vous cherchent, ains qui les prévenez, et qui allez au-devant d’eux — car vos délices sont d’être avec les enfants des hommes : qu’avez-vous trouvé en nous sinon que des ordures de péché — et vous voulez être avec nous jusques à la consommation des siècles ?

Ne vous eut-il pas suffi de mourir pour nous, et donner tant de sacrements, et vos anges pour gardes ? Jaçoit que nous soyons toujours ingrats, toutefois vous voulez être avec nous, ô très-aimable Père, pour ce que vous êtes si bon, que vous ne pouvez vous nier.

Faisons donc une commutation et échange par ensemble : vous prenez garde à moi et je prendrai garde à vous. Et faites avec moi, comme savez et voulez : car je veux être vôtre et non à autre. Donnez-moi la grâce, Seigneur, que j’entende à vous seul, que je vous aime seul, et brûle continuellement de votre amour. Que je ne souhaite autre chose que vous, que je m’offre totalement à vous, et m’étant offert, que je ne vienne onc à me redemander, ou reprendre à moi. O Feu qui me brûle, ô charité qui m’enflamme ! ô lumière qui m’illumine ! ô mon [388 v°] repos ! ô mon rafraîchissement ! ô mon espérance ! ô mon trésor ! ô ma vie ! ô amour qui toujours brûlez et qui n’êtes oncques éteint ! O Mon Roi et mon Dieu ! embrasez-moi du feu de votre amour, de votre charité, de votre liesse, de votre paix, de votre piété, et de votre mansuétude et douceur, afin qu’entièrement rempli de la douceur de votre amour, tout embrasé de la flamme de votre charité, je vienne à vous aimer, mon très-doux et très beau Seigneur, de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon esprit et de toutes mes forces, avec une grande contrition de cœur et fontaines de larmes, avec grande révérence, tremeur [tremor : tremblement] et crainte, vous ayant toujours au cœur et en ma bouche, et devant mes yeux, en tout lieu. De sorte que le propre et privé amour n’ait aucun accès ou entrée en mon âme, ains, totalement transformé en votre amour, je vienne à mériter d’être un esprit avec vous. Ainsi soit-il.

Abrégé de toute la vie unitive.

Jaçoit que pour obtenir la perfection de charité, plusieurs voies et sentiers nous soient donnés des Saints, nous dirigeant et conduisant à même fin, toutefois cette-ci est estimée la plus facile de toutes, et la plus courte et compendieuse que saint Denys, et après lui quelques autres ont enseignée. C’est à savoir, que par ardentes affections l’âme se lève [389 r°] en Dieu, aspire à lui, parle avec lui, et désire de parvenir à lui, et à lui adhérer. Ce sentier, cet exercice est cette admirable et occulte sapience unitive, que le même saint Denys appelle Théologie mystique, laquelle ne s’apprend pas par la multitude des livres, par la subtilité de dispute, ains elle est cherchée par l’extension de notre affection en Dieu (par laquelle le désir d’aimer Dieu plus fort, de plus grande affection, et de lui complaire plus parfaitement, soit perpétuellement excité en nous), et est infuse et donnée par l’irradiation et illumination divine, non aux endormis et paresseux, ainçois à ceux qui se préparent, faisant ce qui est en eux, et est fréquenté, pratiqué, ou mis en usage, plus par affection que par pensée ou cogitation.

Pour icelle obtenir, si tu n’as encore les sens exercés, et si tu n’y es versé, tu dois au commencement de ton exercice recueillir un petit faisceau ou bouquet de l’amour divin, et d’un cœur humble bien reconnaissant, et amoureux, ruminer tous ou aucuns des principaux signes d’amour et bénéfices que Jésus-Christ, selon sa divinité ou humanité, t’a départis, afin que par iceux ton cœur soit enflammé du feu de l’amour divin. Or entre tous les bénéfices de Dieu, tu t’exerces dévotement à son amoureuse Passion. Premièrement considérant l’œuvre, et l’ordre et continuation de l’histoire, afin que tu lui compatisses. Secondement, la mode ou manière d’icelle, afin que tu sois excité [389 v°] de l’imiter. Car en la manière d’endurer tu as la perfection de toutes vertus, c’est à savoir l’abîsmale et très-profonde humilité, l’incompréhensible mansuétude et douceur, l’admirable patience, et ainsi des autres.

Tiercement, en considérant la cause, c’est à savoir sa très excessive charité, laquelle l’a contraint d’endurer pour toi un si horrible genre de mort. C’est pourquoi tu considéreras sa divinité, comme celle qui le mouvait intérieurement, et qui parfaisait toutes ces choses pour ton salut. Car il est presque impossible au novice, ou à celui qui commence, si préalablement il ne commence par la méditation, d’être enflammé en l’amour de Dieu, jusques à ce qu’étant tout accoutumé enfin sans aucune préméditation, tu puisses toutes et quantes fois que tu voudras, voire cent ou mille fois le jour, tout de prime face, et à l’instant que tu te recueilleras ou introvertiras, lever ton esprit et l’enflammer en Dieu.

Pour obtenir cette Sapience, t’est semblablement nécessaire la pureté de cœur que tu obtiendras en cette manière : c’est à savoir, qu’après avoir dûment purgé et nettoyé ta conscience, tu aies toujours une bonne volonté et ferveur envers Dieu, que tu gardes très soigneusement ton cœur net de tout péché et vraie innocence, humilité et simplicité. Tu cherches Dieu en toutes choses, l’ayant toujours devant les yeux comme présent. Car tandis que nous sommes en ce monde, si l’amour [390 r°] propre et privé n’est continuellement retranché en nous, il germera et produire des vices, c’est-à-dire, de mauvais désirs, des dépravées inclinations et vaines pensées, lesquelles nous séparent et retirent de Dieu, nous fouillent, perturbent, et empêchent.

Partant, tout ce que tu sentiras de semblable, si tu désires la pureté de cœur, tu le dois incontinent froisser, rejeter, t’abnéger. Et où que ce soit que tu reconnaîtras que tu ne cherches point la gloire de Dieu, ains toi-même, tu dois incontinent le détester, le rejeter et poursuivre. Car cela est t’abnéger toi-même, de non seulement n’accomplir pas tes désirs, ains aussi vouloir et tâcher de ne les sentir, et de mourir à toi-même et à tout amour désordonné, tant envers toi qu’envers les créatures. Véritablement il n’y a point d’autre voie qui conduise à Dieu, sinon que tu te renies et délaisses toi-même, et sans contradiction de cœur tu te soumettes à Dieu, et aux hommes pour l’amour de Dieu, et sois toujours prêt, appareillé, et résigné à tout le bon plaisir de Dieu, par qui que ce soit qu’il te le fasse connaître, aussi bien en adversité comme en prospérité.

Tu dois aussi tâcher, autant que tu peux, d’avoir l’âme nue et nette de tous fantômes et imaginations des choses, de toutes espèces, figures et formes et libre (comme j’ai dit) de toute désordonnée affection envers toi, et envers toutes créatures que ce [390 v°] soient. À ce, aide beaucoup, et est nécessaire, le continuel étude et soin que l’on doit avoir de fuir toute multiplicité de propos, occasions de parler, la curiosité de savoir, les cures, soins, sollicitudes ou occupations inutiles, l’affection, consolation, et délectation des sens, autant la superfluité que le désordonné amour, voire même des choses nécessaires.

En après, tu exerceras continuellement la force concupiscible de l’âme, en multipliant les désirs de très-fermement et très-chastement aimer Dieu, ayant aussi en ta mémoire appareillées plusieurs brèves petites oraisons pour exercer ton affection en l’amour, lesquelles saint Augustin appelle jaculatoires, comme étant flèches d’amour, desquelles tu peux doucement navrer le cœur de notre Seigneur Jésus-Christ. Porte-les en ton cœur, et dis-les de cœur, ou si tu aimes mieux de bouche, à Dieu, qui toujours et en tout lieu t’est présent. Avec le plus de ferveur que tu pourras, non seulement quand tu dis les ordinaires et accoutumées oraisons, ains en tous temps et lieu, allant, venant, étant debout, assis, couché, mangeant, buvant, et travaillant. Accoutume-toi à tout le moins de les avoir en cœur, présentes, et de les dire ou ruminer en ta pensée, non certainement d’une tépide et négligente, ains d’une fervente affection et ardent désir, afin que tu puisses être fait un esprit avec Dieu, fondu en l’ardeur de son amour. [391 r°], Car il pourra très-promptement toujours t’enflamber, pensant qu’un si grand Seigneur t’a premier aimé, vil vermisseau et pécheur si ingrat, et s’est lui-même livré pour toi. Et ce, d’un amour non tépide, ains éternel, infini, total, gratuit, commun, spécial et béatifiant. Et qu’il a daigné de se joindre à toi d’une très prochaine cognation et parenté, et être ton père, frère et époux ; voire même ton fils en esprit, et tout ce que tu saurais désirer. De sorte que tu trouves et possèdes tout cela en lui très-abondamment sans mesure. Que doncque cette voix de ton fidèle Père sonne toujours es oreilles de ton cœur, te rappelant à soi. Mon fils, revenez à votre cœur, en vous abstrayant et retirant de toutes choses autant qu’il vous est possible. Gardez toujours l’œil de l’esprit en pureté et tranquillité, en préservant votre entendement des formes et figures des choses inférieures. Dépêtrez et faites entièrement quitte l’affection de votre volonté des cures et soins des choses terriennes, en vous abnégeant et reniant vous-même, et en adhérant toujours, et mettant votre affection au souverain bien d’un fervent amour. Ayez aussi votre mémoire continuellement élevée aux choses célestes et spirituelles, tendant aux choses éternelles, par la contemplation des choses divines. En sorte que toute votre âme, avec toutes ses forces recueillies en Dieu, soit faite un esprit avec lui. Si vous persévérez fidèlement en ces choses [391 v°] vous obtiendrez en bref un grand degré de sainteté, que personne de ceux qui demeurent en leur propre volonté et sensualité ne méritera d’obtenir.

Pour exemple nous ajouterons ici quelques formules de ces oraisons jaculatoires, par le moyen desquelles chacun en pourra former plusieurs semblables sans nombre. Quiconque les connaîtra, tant simple soit-il, et exercera affectueusement, subtilement il se sentira changé, et beaucoup plus enrichi en charité et en toutes grâces, que s’il pensait mille fois aux secrets et mystères célestes, et apprit par cœur la science de toutes les écritures.

O Mon amour, ô ma seule espérance, ô mon total refuge, et tout mon désir, ô mon très amiable, à la mienne volonté que je sois trouvé digne que mon âme jouisse de vos très doux embrassements, voire que d’un mutuel lien vous recréez en elle, et elle en vous, afin qu’ainsi sa tépidité valeureusement s’échauffe et embrase du feu de votre infini amour.

O Âme de mon âme, ô vie de mon âme, je vous désire tout, je m’offre tout à vous, tout à tout, un à un, seul à seul. À la mienne volonté que cestui votre oracle fait à votre Père soit en moi accompli, par lequel vous disiez : Père, je vous prie qu’ils soient un, ainsi qu’aussi nous sommes un. Je suis en eux, et vous en moi, afin qu’ils soient parfaits en un.

O Seigneur, quand vous aimerai-je parfaitement [392 r°] ? Ô Seigneur, quand sera-ce que je vous embrasserai nuement des bras de mon âme ? Ô, Seigneur quand sera-ce que je me contenterai moi-même, et tout le monde, pour votre amour ? Ô, Seigneur, quand sera-ce que mon âme avec toutes ses forces vous sera unie ? Ô Seigneur, quand sera-ce que mon âme sera totalement et parfaitement plongée et engloutie en vous ? O Seigneur, je désire de vous posséder totalement, et de m’offrir tout à vous, et de reposer éternellement et inséparablement un en un.

Ô Seigneur, quand sera-ce que je vous aimerai ? Quand sera-ce que je vous embrasserai étroitement ? Quand serai-je tout uni et plongé en vous ? Quand serai-je du tout absorbé et englouti de votre plénitude ? Je vous souhaite tout, je me donne tout à vous.

O Seigneur mon Dieu, quand sera-ce que je vous étreindrai d’une très-douce dilection ? Quand sera-ce que je vous aimerai ardemment d’un très-étroit amour ? Quand sera-ce que je serai totalement attaché et adhérant à vous ? O Dieu plus que très digne, ayez pitié de moi très-indigne, ô Dieu très heureux, ayez pitié de moi très-misérable. O Dieu très saint, assistez-moi très méchant, ô Dieu très-débonnaire, et très-doux, soyez-moi propice, très méchant pécheur que je suis. O Dieu très miséricordieux, secourez-moi très-ingrat.


THÉRÈSE DE JESUS 1515-1582


Ces rappels portant sur la Madre et sur la réforme du Carmel seront brefs car l’une et l’autre bénéficient de belles et très nombreuses études 4.

Jeu d’influences

Thérèse d’Avila (1515-1582) inspirée par le franciscain Pierre d’Alcantara (1499-1562) et peut-être par la religieuse Maria de Jesus (Yepes), précède d’une génération Jean de la Croix (1542-1591) : ces âmes attirées par une réforme à la fois sobre et extrême se sont rencontrées.

Teresa est liée à des confesseurs jésuites et semble proche de Graciàn tout en reconnaissant la grandeur de Jean de la Croix. En fait il est impossible de situer avec précision par les textes les influences et l’intensité de leurs liens : on a seulement soixante-six « lettres », parfois réduites à une citation, de la correspondance de Jean de la Croix qui a été pratiquement détruite (tandis que 473 lettres de la correspondance de Thérèse d’Avila nous sont heureusement parvenues).

Née en 1515 de la seconde femme d’un fils de converso à la famille nombreuse - « nous étions trois sœurs et neuf frères » - Teresa de Ahumada a été marqué par le procès de noblesse par lequel son père surmonte l’obstacle de l’ascendance juive du grand-père, évitant « l’impureté du sang » mais subissant l’humiliation de voir procureur, accusateurs, témoins et juges installés « presque à la porte de sa maison » : Teresa est alors une petite fille âgée de quatre à huit ans 5. Les coûts du procès ruinent la famille. Tous les frères choisiront les armes, partant pour l’Amérique (deux y mourront) ou, pour l’un d’entre eux, en Italie. Elle perd sa mère à quatorze ans et ressent une grande solitude, tenant la maison auprès de son vieux père et d’une très jeune sœur.

À l’âge de seize ans elle est confiée à des sœurs augustines. Son père s’oppose à sa vocation ; elle fuit à vingt ans et prend l’habit des carmélites à l’Encarnaciòn, l’année suivante ; son père se résigne et, bien dotée, elle jouit d’une cellule personnelle. Malgré ces débuts favorables, la jeune nonne est malade d’angoisse. À vingt-quatre ans, elle sort du couvent et, retirée chez son oncle dans un ermitage, lit providentiellement El tercer abecedario d’Osuña. Un traitement sauvage d’une maladie par une guérisseuse, échoue : on croit qu’elle a la rage et elle tombe en coma quatre jours (août 1539). Elle demeure « plus de huit mois » totalement paralysée 6. Trois ans plus tard, âgée de vingt-huit ans, elle ne marchait pas encore. Ces troubles d’origine nerveuse coïncident avec une grande crise intérieure qui se dénoue seulement à l’âge, avancé pour l’époque, de trente-neuf ans 7. Elle passe entre les mains de divers clercs qui tantôt la considèrent comme possédée et tantôt la rassurent. Teresa a su surmonter de grandes difficultés.

Finalement, à quarante et un ans, elle éprouve la parole du Seigneur : « Ya no quiero que tengas conversaciòn con hombres, sino con angeles – Je ne veux pas que tu parles avec les hommes mais avec les anges ». Quatre ans plus tard l’ermite Pierre d’Alcantara, que nous avons rencontré précédemment, l’encourage. Elle décide d’entreprendre une fondation comparable aux siennes. Le ballet de clercs opposés ou favorables commence. Finalement la première fondation regroupe deux religieuses et quatre postulantes à Avila en 1562, non sans provoquer un scandale public. Cinq ans plus tard - elle a cinquante-deux ans - l’approbation du général de l’ordre du Carmel Rossi (Rubio) déclenche le tourbillon de ses fondations : Medina del Campo, Malagon, Tolède… Elle meurt usée en 1582, âgée de soixante-sept ans.

Trois points sont à relever : l’Avila jeune, active et industrielle de l’époque, est bien différente de la ville qui s’endormira dans la bureaucratie au XVIIe siècle ; le judaïsme caché de la famille de Thérèse conduit à la ruine familiale par l’achat de titres de noblesse protecteurs8 ; la vie pieuse des jeunes filles, fréquente à l’époque de Teresa, est inimaginable aujourd’hui.

La vie d’une jeune fille espagnole pieuse

L’existence que Teresa et ses filles carmélites partageaient dans leurs années de formation explique en partie la rigueur de la règle carmélitaine. Pour la décrire, nous traduisons, à la place de toute glose biographique - rien ne pouvant remplacer le début et la fin de la Vida, des Fondations et la Correspondance - un document étonnant sur la jeunesse de dona Juana Dantisco, mère du jeune carme Graciàn qui deviendra si proche de Teresa. Il s’agit d’une lettre écrite de Valladolid au père de Juana, rendu dans la Pologne lointaine. La lettre, datée de 1538, décrit la journée de la jeune fille :

Comme je pense que tu en seras heureux, je t’indique les exercices qui occupent pendant la journée ta fille aux côtés de ma mère.

Le matin, dès qu’elle se réveille ou est réveillée par ma mère avec qui elle dort (c’est-à-dire vers six heures), elle se lève du lit, et à genoux devant l’autel qu’ils ont dans la maison, elles rendent grâce à Dieu pour les dons qu’Il leur a concédés, récitant quelques prières vocales. Ensuite, une fois que ma mère l’a peignée et arrangée, commence la récitation de l’office de la sainte Vierge dans le Livre des Heures, jusqu’au moment où, selon la coutume, sonnent les cloches, annonçant la célébration de la messe. Ma mère et elle vont alors à l’église pour participer aux saints mystères, dont ils attendent la poursuite d’une journée heureuse.

De retour à la maison, elles déjeunent, font ensuite les travaux domestiques, ou cousent, ou brodent, quoique ma mère se permette peu cette occupation, parce que ses yeux clairs voient peu et ne peuvent poursuivre longtemps. L’heure du repas arrivée, elle s’assied à la table avec ma mère et ma petite sœur et mange modérément et de façon frugale, comme c’est la coutume entre les veuves honnêtes ... Après déjeuner, elle se distrait avec ma petite sœur par quelque jeu honnête, pour continuer avec elle sa formation religieuse ; c’est de son âge ... À trois heures de l’après-midi, les deux se réunissent pour étudier, et sous la direction d’un jeune cousin consacrent une ou deux heures à l’étude. Elles lisent quelques livres d’auteurs sérieux et très conformes à la morale, comme par exemple : le De l’Institution de la femme chrétienne de Vivès, les Lettres de saint Jérôme traduites en espagnol, et d’autres livres semblables, ou bien elles écrivent, tâchant d’imiter mes lettres. Quand elles auront progressé sur ce point, tu pourras en juger par toi-même par des lettres autographes ... Elle prend ensuite la toile pour [faire] les vêtements de bébé, et voit avec ma petite sœur qui terminera la première le travail, en chantant quelques chansons espagnoles, afin de le rendre plus facile et moins pesant.

Après dîner, ma mère leur demande, tantôt à elle tantôt à ma sœur, de lire alternativement quelque texte des Évangiles ou des Vies des saints Pères, jusqu’à l’heure de se coucher. Alors dans la maison, à nouveau devant l’autel, avec les bougies allumées, elles récitent quelques prières particulières au Christ et aux saints. Ensuite elle se couche, entre ma mère et ma sœur, et dans le lit, précédée de ma mère, récite quelques fois oralement le Notre Père et l’Ave Maria, jusqu’à ce qu’elle soit peu à peu emportée par le sommeil, et ainsi toutes dorment tranquillement jusqu’au réveil. De cette façon ta fille est instruite et formée au côté de ma mère, femme honnête et prudente à l’extrême, qui selon ce que dit Homère, « est attentive au présent, au futur et au passé », et qui est une femme très ferme.9.

Sept demeures de l’âme

Nous nous limiterons à un résumé de son œuvre majeure rédigée à l’âge mûr 10 : les Moradas del Castillo Interior, traduit en français par Château de l’âme ou livre des Demeures. Il fut composé en 1577, bien après la Vie dont la première écriture date de 1562 (la Vie que nous lisons date de 1565).

La rédaction des œuvres commence en effet en 1560, l’année qui suit la mise au bûcher des meilleurs ouvrages de sa bibliothèque, à la suite de l’Index de 1559 : aussi ne peut-elle « rien écrire qui ne soit passé par son expérience », et ne veut-elle « rien écrire qui ne serve à provoquer l’expérience » de ses filles11

Nous plaçons entre crochets les références de chapitres à la suite des phrases de notre résumé qui reprend des éléments textuels ; les tildes séparent le résumé (ou paraphrase) de quelques brèves citations. Par la sécheresse d’un tel aperçu, nous voulons faire apparaître la grandeur de la structure du Château qui se cache sous un texte alerte : la Madre propose à ses filles un témoignage sans concession et cependant aisé à lire.

§

Prologue : Thérèse se plaint d’un bruit continu dans la tête et d’une grande faiblesse. Elle date le commencement de sa rédaction en 1577.

Premières demeures : L’âme est un château de diamant comportant de nombreuses demeures, paradis chez le juste, beauté créée à l’image de Dieu, à découvrir par la prière, donnant ainsi une vision positive de notre réalité profonde divine [1.1]. Au centre de l’âme se trouve la fontaine de vie ou soleil divin. Laissons à l’âme la liberté de découvrir les demeures tout comme l’abeille doit sortir pour récolter le miel des fleurs. C’est en contemplant la grandeur divine que l’on peut cultiver l’humilité et non pas en demeurant dans la crainte et la seule vue du limon de nos misères [1.2].

Secondes demeures : L’âme entend les appels plus proches du Dieu qui réside au centre du château et elle craint moins les « reptiles venimeux ». Toute oraison revient à nous conformer à la volonté de Dieu pour recevoir plus. Il n’y a aucun autre mystère à connaître. Il suffit d’entrer en nous-même, de se recueillir, de jouir de la paix [2].

Troisièmes demeures : Ce sont celles de la sécurité avec les bienheureux, même si David ou si Salomon nous montrent que la chute reste possible. L’humilité peut être un remède à la sécheresse ; c’est aussi un don de cette dernière, qui ne doit pas laisser naître l’inquiétude. Ne demandons pas de faveurs divines [3.1]. L’humilité est aussi un remède à nos plaies ; ne marchons pas à pas comptés ; n’ayons aucune peur ; exerçons une obéissance immédiate, sans illusion sur le monde [3.2].

Quatrièmes demeures : Ici commence le surnaturel qui chasse les bêtes venimeuses. Les contentements naissent de l’action vertueuse, ils sont naturels comme les larmes de joie ou de purification et se terminent en Dieu, laissant place aux goûts. Il ne faut pas abandonner les sentiments de contentement pour achever une méditation : l’important n’est pas de penser beaucoup mais d’aimer beaucoup, non par consolation mais par résolution. Et laissons aller le traquet de moulin des pensées importunes [4.1].

L’eau amenée avec bruit par les aqueducs qui traduisent notre effort correspond au contentement, celle qui est reçue directement et silencieusement de source divine correspond au goût de l’oraison de quiétude ~ cette eau coule de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité, une douceur extrêmes. Mais d’où jaillit-elle et de quelle manière, c’est ce que j’ignore. … ce plaisir ne naît pas du cœur, mais d’un endroit encore plus intérieur … Je pense que ce doit être le centre de l’âme. ~

Ici on ne peut s’illusionner : nos puissances ne pourraient l’acquérir car elles ne sont pas dans l’union divine mais enivrées et surprises  ~ Cette eau n’étant pas amenée par des canaux comme la précédente, si la source se refuse à la donner, nous nous fatiguerons en vain. Je veux dire que nous aurons beau multiplier nos méditations, nous pressurer le cœur et verser des larmes, tout sera inutile [4.2] ~.

L’oraison de recueillement est un état bref et de joie qui prépare l’oraison de quiétude. ~ Sans aucune violence, sans bruit, qu’elle tente d’empêcher l’entendement de discourir, mais qu’elle n’essaie pas de le suspendre, pas plus que l’imagination, car il est bon de considérer que l’on est en présence de Dieu et de réfléchir à ce qu’Il est. Que si l’entendement se trouve absorbé par ce qu’il éprouve en lui-même, très bien ; mais qu’il ne cherche pas à comprendre ce dont il jouit, parce que c’est à la volonté que le don s’adresse.12 ~ [4.3.8].

Cinquièmes demeures : L’âme n’en conserve pas le souvenir et se demande si ce fut un sommeil ou un don de Dieu. Elle ne doute cependant pas de cette faveur qui sera confirmée par des effets. ~ Vous me direz : Comment a-t-elle vu et entendu qu’elle a été en Dieu, puisqu’en cet état elle ne voit ni n’entend ? … par une conviction qui lui reste et que Dieu seul peut donner … ayant demandé à l’un de ces demi docteurs dont j’ai parlé de quelle manière Dieu était en nous, lui, qui n’en savait pas plus qu’elle avant cette révélation, eut beau l’assurer que Dieu n’était en nous que par la grâce, elle ne put le croire, tant elle était sûre du contraire [5.1] ~.

La grandeur de Dieu donne valeur à ce que nous retranchons et donnons de nous-mêmes, comme la soie que file le ver. Difforme, il meurt, et sort un papillon blanc très gracieux. L’âme ne sait d’où a pu lui venir un si grand bien, elle est animée d’une sollicitude pleine d’angoisse tout comme le papillon qui vole et ne sait où se poser [5.2]. Si nous n’avons pas de volonté sinon de s’attacher à celle de Dieu, ne cherchons pas ailleurs la grâce de l’union, la paix est donnée en cette vie.

La volonté de Dieu ? ~ Que nous soyons parfaites … le Seigneur ne demande que deux choses : l’amour de Dieu et l’amour du prochain … en récompense de celui que nous avons pour le prochain Il fait croître de mille manières celui que nous avons pour Lui-même ~ C’est l’union et non pas ~ alguna suspencioncilla en la oracion de quietud ~ [5.3] Allons toujours au-delà ~ jamais l’amour ne demeure inactif - el amor jamàs està ocioso ~ [5.4] 13.

Sixièmes demeures : Les épreuves par louanges, maladies, crainte d’illusion ~ la grâce … est alors tellement cachée, que l’âme n’aperçoit pas alors en elle la plus petite étincelle d’amour de Dieu … Ce n’est plus à ses yeux qu’un rêve et une chimère [6.1] ~. Mais Dieu réveille l’âme par des étincelles d’amour qui viennent directement de lui, à la différence des ivresses des goûts spirituels [6.2]. Paroles de Dieu qui confèrent certitude et paix [6.3]. Ravissements, vue des grandeurs de Dieu [6.4]. Vol d’esprit, une vague puissante qui arrive de la source des eaux, lumière et connaissance, vision [6.5]. Peine d’exil du papillon impuissant à voler où il voudrait ; désir dont il faut faire diversion ; jubilation éprouvée par François et par Pierre d’Alcantara [6.6].

L’âme comprend la grandeur divine et regrette son ingratitude ; s’occuper des choses divines et fuir les corporelles est un égarement : la méditation de l’humanité de Jésus est nécessaire ; l’âme désire aimer et ne le peut [6.7]. Vision intellectuelle qui dure plusieurs jours et même parfois plus d’un an, bien différente des visions imaginaires fugaces : c’est la présence et proximité divine (ou d’un saint, sans paroles), dont la certitude est beaucoup plus grande que celle des sens. La paix et l’humilité prouvent qu’il ne s’agit pas d’une illusion. Conseils sur le choix d’un confesseur et sur la discrétion [6.8]. La véritable vision imaginaire est soudaine et imprévue, et génère et la paix et la certitude ; il ne faut jamais la demander [6.9]. Vision intellectuelle laissant une forte empreinte, où on découvre comment toutes les créatures se voient en Dieu qui les renferme toutes. [6.10]. Solitude extrême de la séparation d’avec Dieu – ne dure que quelques heures tout au plus car le danger de mort est grand ; elle se manifeste par des cris et le corps demeure brisé. L’âme ne redoute ensuite plus rien.

Septièmes demeures : ~De même que Dieu a dans le ciel son séjour, de même il a dans l’âme une résidence, où Il habite seul. C’est, si vous voulez, un second ciel ; il est très important pour nous, mes sœurs, de ne pas nous représenter notre âme comme quelque chose de ténébreux. ... Pourvu qu’elle ne soit pas infidèle à Dieu, jamais, à mon sens, Il ne manquera de lui donner cette vue si claire de Sa présence [7.1] ~. Dans le mariage spirituel, l’esprit de l’âme est devenu une même chose avec Dieu, comme deux cierges unis d’une même lumière, une eau du ciel mêlée à une source, un filet d’eau dans la mer, une lumière provenant de deux fenêtres et mêlées dans une pièce [7.2]. ~ La transformation qui s’est opérée en elle est si grande, qu’elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe ni au ciel qui l’attend, ni à la vie, ni à l’honneur... l’âme n’a plus de ravissements ~ les troubles ont entièrement disparus, la colombe trouve le rameau d’olivier [7.3].

On est vraiment spirituel quand on se fait l’esclave de Dieu. Soyez l’esclave de toutes vos sœurs. Cherchez le repos à l’intérieur, non plus à l’extérieur ; la vigueur rejaillit de la cave mystique au faible corps. ~ Ne visez pas à faire du bien au monde entier, contentez-vous d’en faire aux personnes dans la société desquelles vous vivez [7.4] ~. Humilité ! Que ce soit une consolation de vous délecter dans ce château intérieur sans avoir besoin d’en demander permission à vos supérieurs. Vous trouverez le repos en tout car vous garderez l’espoir d’y retourner.

Terminons par quelques extraits de ces demeures de l’âme :

Premières demeures :

Nous pouvons considérer notre âme comme un château, fait d'un seul diamant ou d'un cristal parfaitement limpide, et dans lequel il y a beaucoup d'appartements, comme dans le ciel il y a bien des demeures. […] Pour moi, je ne vois rien à quoi l'on puisse comparer l'excellente beauté d'une âme et son immense capacité.14.

Sixièmes demeures :

C'est bien différent de tout ce que nous pouvons obtenir ici-bas par nos efforts, bien différent même des goûts spirituels dont nous avons parlé. Souvent lorsqu'on y pense le moins et qu'on n'a pas l'esprit occupé de Dieu, Sa Majesté réveille l'âme tout à coup : on dirait une étoile filante ou un coup de tonnerre. On n'entend cependant aucun bruit, mais l'âme comprend parfaitement que Dieu l'a appelée. Elle le comprend même si bien, que parfois, surtout au début, elle tremble, elle gémit, sans souffrir aucun mal. Elle sent qu'elle vient de recevoir une délicieuse blessure.15.

Cette peine la pénètre jusqu'aux entrailles, et qu'on les lui arrache, semble-t-il, quand le divin Archer retire la flèche dont il l'a percée, tant est vif le sentiment de l'amour qu'elle lui porte. Voici une pensée qui m'est venue. Ne serait-ce pas que du sein de ce brasier enflammé qui est mon Dieu une étincelle a jailli et est venue toucher l'âme, lui faisant sentir l'ardeur de cet incendie ? 16.

Elle ne croyait pas que les iniquités d'aucune créature puissent égaler les siennes, parce qu'elle ne pouvait se persuader qu'il y en ait une seule que Dieu ait aussi longtemps supportée, ni qu'il ait comblée de tant de faveurs.17.

Il est des âmes — et beaucoup s'en sont ouvertes à moi — qui, une fois élevées par Notre-Seigneur à la contemplation parfaite, voudraient toujours y demeurer, mais cela n'est pas possible. Toutefois, il est certain qu'après cette faveur de Dieu, elles se trouvent dans l'impuissance de discourir comme auparavant sur les mystères de la passion et de la vie de Jésus-Christ. La cause, je l'ignore, mais le fait est que communément l'esprit se trouve ensuite peu capable de méditation. Voici peut-être d'où cela provient. Dans la méditation, tout consiste à chercher Dieu ; une fois qu'il est trouvé et que l'âme a pris l'habitude de ne plus le chercher que par les actes de la volonté, elle ne veut plus se fatiguer en faisant agir l'entendement. Je crois aussi qu'une fois la volonté enflammée, cette généreuse puissance voudrait, si c'était possible, se passer du secours de l'entendement.18.

Septièmes demeures :

On peut comparer l'union à deux cierges de cire si rapprochés qu'ils ne donnent qu'une seule lumière, ou encore à la mèche, à la flamme et à la cire du cierge, qui ne font qu'un. Néanmoins, on peut séparer les deux cierges, de sorte qu'ils subsistent séparément ; on peut aussi diviser la mèche d'avec la cire. Ici, on dirait l'eau du ciel qui tombe dans une rivière ou une fontaine et se confond tellement avec elle, qu'on ne peut plus ni les diviser ni distinguer quelle est l'eau de la rivière et quelle est l'eau du ciel. Ou bien c'est un petit ruisselet qui se jette dans la mer et qu'il est impossible d'en séparer ; ou bien encore, une grande lumière qui pénètre dans une pièce par deux fenêtres, et, quoique divisée au moment où elle y arrive, ne forme plus ensuite qu'une seule lumière.19.

Le premier [effet de la nouvelle vie en Dieu] est un oubli de soi si complet, qu'il semble véritablement que cette âme n'ait plus d'être. La transformation qui s'est opérée en elle est si grande, qu'elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe ni au ciel qui l'attend, ni à la vie, ni à l'honneur, parce qu'elle est tout entière appliquée à procurer la gloire de Dieu.20.

Ce qui distingue cette Demeure, c'est, encore une fois, qu'il ne s'y rencontre presque jamais de sécheresse, ni de ces troubles intérieurs qui se produisent à certains moments dans toutes les autres. L'âme y est presque toujours dans le repos, elle n'a aucune crainte…21.


Je donne l’oeuvre dernière intégrale compte tenu des milliers de carmélites qui s’en sont nourries – tout en utilisant un corps réduit pour les conseils spécifiques et des disgressions.

Le Château intérieur

CE TRAITÉ, INTITULÉ « LE CHÂTEAU INTÉRIEUR », A ÉTÉ ÉCRIT PAR THÉRÈSE DE JÉSUS, RELIGIEUSE DE NOTRE-DAME DU MONT­CARMEL, POUR SES SOEURS ET SES FILLES, LES RELIGIEUSES CARMÉLITES DÉCHAUSSÉES.

J H S

1. L'obéissance m'a imposé peu d'ordres qui m'aient paru aussi diffi­ciles à exécuter que celui d'écrire en ce moment sur l'oraison. D'abord, le Seigneur ne me donne, semble-t-il, ni inspiration ni désir pour un tel travail ; ensuite, depuis trois mois, ma tête est si faible et il s'y fait un tel bruit, que j'ai déjà bien de la peine à écrire pour les affaires indispensables. Pourtant, sachant que la force de l'obéissance rend d'ordinaire aisé ce qui paraît impossible, je me mets de grand coeur à l'oeuvre, malgré toute la peine qu'en éprouve ma nature, car le Seigneur ne m'a pas donné assez de vertu pour avoir à lutter avec des maladies continuelles, des occupations de toutes sortes, sans ressentir de bien vives répugnances. Que Celui qui a fait en ma faveur des choses plus difficiles daigne se charger encore de celle-ci ! C'est en sa miséricorde que je mets ma confiance.

2. A vrai dire, je ne pourrai guère ajouter, je crois, à ce que j'ai dit dans plusieurs autres traités que l'obéissance m'a fait écrire ; je crains même de répéter presque les mêmes choses. Voyez les oiseaux auxquels on apprend à parler : ils ne savent que ce qu'on leur enseigne ou ce qu'ils entendent, et ils le répètent sans fin. Eh bien ! je suis semblable à eux, au pied de la lettre. Si donc le Seigneur veut que je dise quelque chose de nouveau, il me le fournira, ou bien il me remettra en mémoire ce que j'ai dit ailleurs. Ce serait déjà pour moi une vraie satisfaction, car j'ai la mémoire si mauvaise, que je m'estimerais heureuse de retrouver certaines choses qui, assurait-on, étaient bien dites, et qui peut-être seront perdues. Mais quand le Seigneur ne m'accorderait pas même cette faveur, et quand ce que je dirai serait sans utilité aucune, j'aurai toujours le profit de m'être fatiguée et d'avoir augmenté mon mal de tête par amour de l'obéissance.

3. Je commence donc à exécuter ce qu'elle me prescrit, aujourd'hui, fête de la très sainte Trinité de l'année 1577 /1, en ce monastère de Saint-Joseph du carmel de Tolède, où je me trouve actuellement. Je me soumets, pour tout ce que je dirai, au jugement de ceux qui me commandent d'écrire et qui sont des hommes d'un grand savoir. Si j'avance quelque chose qui ne soit pas conforme à l'enseignement de la Sainte Église catholique romaine, ce sera par ignorance, et non par malice : c'est certain. Je peux assurer de même que je suis entièrement soumise à cette Sainte Église, que je l'ai toujours été, et qu'avec la grâce de Dieu je le serai toujours. Le Seigneur soit à jamais béni et glorifié ! Amen.

4. L'un de ceux qui m'ont ordonné d'écrire m'a dit que les religieuses de ces monastères de Notre-Dame du Mont-Carmel ont besoin qu'on leur explique certains points douteux concernant l'oraison : à son avis, des femmes comprendront mieux le langage d'une autre femme, et, compte tenu de l'affection qu'elles me portent, mes paroles leur feront plus d'impression que d'autres. Enfin, il est certain que si je dis quelque chose de juste, elles en retireront une certaine utilité. C'est donc à elles que je m'adresserai dans cet écrit ; et d'ailleurs, il serait déraisonnable de penser qu'il puisse être utile à d'autres. Si l'une de mes soeurs saisit l'occasion de donner quelques louanges de plus à Notre-Seigneur, je me considérerai comme très redevable à ce divin Maître, et sa Majesté sait bien que je n'ai pas d'autre ambition. Si je réussis à dire quelque chose de bon, elles comprendront parfaitement que cela ne vient pas de moi, et, en fait, il n'y a aucune raison de me l'attribuer. En juger autrement, ce serait avoir aussi peu d'esprit que j'ai moi-même d'aptitude pour traiter un tel sujet, à moins que le Seigneur, dans sa miséricorde, ne m'en fasse le don.

PREMIÈRES DEMEURES

1 Le 2 juin 1577.

CHAPITRE PREMIER

De l'excellence et de la beauté de notre âme. Comparaison destinée à les faire comprendre. Combien cette connaissance et celle des faveurs que Dieu nous accorde nous sont avantageuses. L'oraison est la porte de ce château.

1. J’étais aujourd'hui à supplier Notre-Seigneur de parler à ma place, parce que je ne savais que dire ni comment m'y prendre pour exécuter l'ordre qui m'a été donné, quand voici ce qui s' est présenté à mon esprit. J'en ferai le fondement de ce que je vais dire.

Nous pouvons considérer notre âme comme un château, fait d'un seul diamant ou d'un cristal parfaitement limpide, et dans lequel il y a beaucoup d' appartements, comme dans le ciel il y a bien des demeures /1. Et en effet, mes soeurs, si nous y réfléchissons bien, l'âme du juste n'est autre chose qu'un paradis, où le Seigneur, comme il nous l'assure lui-même, prend ses délices /2. Mais que penser, je vous h demande, de l'appartement où un Roi si puissant, si sage, si pur, si riche de tous biens, prend plaisir à résider ? Pour moi, je ne vois rien à quoi l'on puisse comparer l'excellente beauté d'une âme et son immense capacité. Non, en vérité, quelque pénétration qu'aient nos esprits, ils sont aussi impuissants à s'en faire une idée juste qu'à représenter Dieu, car c'est à son image et à sa ressemblance, il l'affirme lui-même, que nous avons été créés /3. Si cela est vrai, comme l'on ne peut pas en douter, ne nous fatigons pas à vouloir saisir la beauté de ce château. Sans doute, il est créé et, par-là même, il y a entre lui et Dieu toute la distance qui sépare le Créateur de la créature, mais il suffit que l'âme, comme sa Majesté nous l'assure, soit faite à son image pour que nous concevions quelque chose de son excellence et de sa beauté.

1. Cf. Jn 14, 2. 2. Cf. Pr 8, 31. 3. Cf. Gn 1, 26.

2. Aussi quelle pitié et quelle honte que, par notre faute, nous ne nous connaissions pas nous-mêmes et que nous ignorions ce que nous sommes ! Si l'on demandait à quelqu'un qui il est, et qu'il ne puisse pas répondre, qu'il ne sache pas davantage quel est son père, quelle est sa mère et quel est son pays, que dirions-nous, mes filles, d'une pareille ignorance ? Eh bien ! s'il y a là une stupidité étrange, la nôtre est sans comparaison plus grande encore, quand, peu soucieux d'apprendre la dignité de notre être, nous ne nous arrêtons qu'a nos misérables corps. Nous savons confusément que nous avons une âme, parce que nous l'avons entendu dire et que la foi l'enseigne ; mais les biens que peut renfermer cette âme, mais l'Hôte qui y séjourne, mais le prix inestimable qu'elle vaut, c'est à quoi nous réfléchissons rarement. De là notre négligence à conserver sa beauté. Toute notre attention se porte sur la grossière enchâssure de ce diamant, ou sur l'enceinte de ce château, que sont nos corps.

3. Ce château, remarquons-le encore, renferme de nombreuses demeures : les unes en haut, les autres en bas, d'autres sur les côtés. Enfin, au centre au milieu de toutes les autres, se trouve la principale, où se passent entre Dieu et l'âme les choses les plus secrètes. Il faut que vous reteniez bien cette comparaison : peut-être Dieu permettra-t-il qu'elle me serve à vous faire connaître quelque chose des grâces si diverses qu'il daigne accorder aux âmes. Je me bornerai à ce dont j'aurai l'intelligence : ces faveurs, en effet, sont en si grand nombre qu'il n'y a personne qui puisse les comprendre toutes, encore moins une misérable créature comme moi. Si le Seigneur vous les accorde, ce sera pour vous une grande consolation de savoir qu'il peut le faire. Quant à ceux qui ne les ont pas reçues, ils saisiront l'occasion de louer son infinie bonté. De même que la considération des beautés du ciel et des joies des bienheureux, loin de nous nuire, provoque notre allégresse et nous excite à mériter le bonheur dont jouissent les élus, ainsi notre âme tirera profit de savoir qu'un Dieu si grand peut, dans cet exil, se communiquer à des vers de terre aussi répugnants que nous. Elle en aimera davantage une si excessive Bonté, une Miséricorde qui n'a pas de limites.

Quant à moi, je tiens pour certain que celui qui s'offensera d'apprendre que Dieu peut, dès l'exil, favoriser ainsi une âme, sera bien dépourvu et d'humilité et d'amour pour le prochain. Car, autrement, comment ne pas être heureux que Dieu accorde ces faveurs à notre frère, quand d'ailleurs cela ne l'empêche pas de nous les accorder à nous-mêmes ? Comment ne pas se réjouir qu' il fasse paraître les merveilles de sa grâce envers qui bon lui semble ? Parfois, il n'a d'autre dessein que de les manifester, ces merveilles. Lui-même l'affirma quand, à propos de l'aveugle auquel il rendit la vue, ses apôtres lui demandèrent si cette infirmité devait être attribuée aux péchés de cet homme ou à ceux de ses parents /4. Ainsi, lorsqu'il accorde ces grâces à certaines âmes, ce n'est pas toujours parce qu'elles sont plus saintes que celles à qui il les refuse ; mais c'est afin de faire éclater sa puissance, comme nous le voyons en saint Paul et en la Madeleine ; c'est aussi afin d'être loué dans ses créatures.

4. On dira peut-être que ce sont là des choses qui paraissent impossibles et qu'il est bon de ne pas scandaliser les faibles. A cela, je réponds que c'est un moindre mal de voir ceux-ci les révoquer en doute, que de priver ceux que Dieu en gratifie du profit qu'ils doivent en retirer. Ces derniers y trouveront le sujet d'une vive consolation et en aimeront davantage Celui qui, en possession de la puissance et de la majesté souveraines, signale ainsi sa miséricorde. D'ailleurs, je suis certaine qu'un tel danger n'existe pas pour les personnes auxquelles je m'adresse. Elles savent, elles croient fermement, que Dieu donne à ses créatures des signes d'amour beaucoup plus étonnants encore. Quant à moi, je sais très bien que quiconque n'en est pas convaincu n'en fera jamais l'expérience, car Dieu aime extrêmement que l'on ne pose pas de limites à ses œuvres. Donc, nies soeurs, que cela ne vous arrive jamais. Je m'adresse à celles que le Seigneur ne conduirait pas par cette voie.

5. Revenons maintenant à notre beau et délicieux château, et voyons comment nous pourrons y entrer. Mais, dira-t-on, c'est déraisonner de parler ainsi, car si ce château est l'âme elle-même, il est clair qu'elle n'a pas à y entrer ; ce serait aussi peu sensé que de dire à quelqu'un d'entrer dans une pièce où il serait déjà. Mais il faut que vous le compreniez, il y a une grande différence entre y être et y être. Beaucoup

4. Cf. Jn 9, 2-3.

d'âmes restent dans l'enceinte extérieure, où se tiennent les gardes. Elles ne se mettent pas en peine de pénétrer à l'intérieur et de savoir ce que contient une si riche demeure, ni quel est celui qui l'habite, ni même quels appartements elle renferme. Vous devez avoir vu dans certains livres sur l'oraison que l'on conseille à l'âme de rentrer en elle-même /5. Eh bien ! c'est précisément cela.

6. Un grand théologien /6 me disait que les âmes qui ne font pas oraison ressemblent à un corps paralysé ou perclus, qui a des pieds et des mains, mais qui ne peut les mouvoir. Et, en effet, il se rencontre des âmes si malades et si habituées à vivre au milieu des choses exté­rieures, qu'il n'y a pas moyen de les en extraire : elles semblent impuis­santes à rentrer en elles-mêmes. Par une longue habitude de vivre avec les reptiles et les bêtes qui sont aux alentours du château, elles leur sont devenues presque semblables. Elles, si nobles par nature et capables de converser avec Dieu même, se trouvent comme frappées d'impuis­sance. Si ces âmes ne s'efforcent pas de comprendre leur état misé­rable et d'y apporter remède, il arrivera que pour n'avoir pas voulu porter leurs regards vers leur intérieur elles seront changées en statues de sel, comme il advint à la femme de Lot pour avoir regardé en arrière /7.

7. Autant que je peux le comprendre, la porte par où l'on entre dans ce château, c'est l'oraison et la considération. Ici, je ne distingue pas l'oraison mentale de l'oraison vocale, car, pour qu'il y ait oraison, il faut qu'il y ait considération. En effet, une oraison où l'on ne considère pas à qui l'on s'adresse, ce que l'on demande, ce que l'on est et la dignité de celui à qui l'on parle, ne peut, à mon avis, s'appeler oraison, bien qu'on y remue beaucoup les lèvres. Quelquefois cependant, l'oraison sera réelle sans que l'on s'applique à ces réflexions ; cela viendra de ce que l'on s'y sera appliqué d'autres fois. Mais si quelqu'un avait l'habitude de parler au Dieu de Majesté comme il parlerait à son esclave, sans prendre garde s'il dit bien ou mal, et se contentant d'arti­culer ce qui lui vient à la bouche ou ce qu'il a fini par retenir par coeur, je n'appelle pas cela une oraison. Et plaise à Dieu qu'aucun chrétien

5. Allusion probable au Troisième Abécédaire d'Osuna, de même qu'à Bernardino de Laredo, Subida del Monte Si6n.

6.0n ne sait pas de qui il s'agit.

7.Cf. Gn 19, 26.

ne prie de la sorte ! Quant à vous, mes soeurs, j'espère de la bonté de Notre-Seigneur que cela ne vous arrivera pas, habituées comme vous l'êtes à vous occuper des choses intérieures, ce qui est d' un grand secours pour ne pas tomber dans une pareille stupidité.

8. Ainsi, ne nous adressons pas à ces âmes percluses. Si le Seigneur ne vient lui-même leur commander de se lever, comme à ce paraly­tique qui avait passé trente ans sur le bord de la piscine /8, elles sont bien à plaindre et courent un grand danger. Parlons à ces autres âmes qui, d'une façon ou d'une autre, entrent dans le château. Quoique bien engagées encore dans le monde, elles ont de bons désirs ; quelquefois — de loin en loin, il est vrai — elles se recommandent à Notre-Seigneur et réfléchissent sur elles-mêmes, un peu à la hâte cependant. Une fois ou deux dans le mois, elles récitent des prières, mais ordinairement l'esprit rempli de mille affaires, qui absorbent leurs pensées. C'est qu'elles y sont encore bien attachées, et là où est notre trésor, là est aussi notre coeur /9. Pourtant elles s'efforcent de s'en dégager de temps en temps, et certes, c'est une grande chose, pour trouver la porte, que de se connaître et de voir qu'on n'est pas sur le bon chemin. Enfin, elles entrent dans les premières pièces, les plus basses ; mais il s'y introduit avec elles une foule d' animaux malfaisants, qui les empêchent de voir la beauté du château et d'y demeurer tranquilles. Néanmoins, c'est déjà beaucoup d'être entré.

9. Cela, mes soeurs, vous semblera peut-être hors de propos, puisque, par la bonté du Seigneur, vous n'êtes pas du nombre de ces personnes. Mais il faut que vous preniez patience, car je ne saurais autrement vous expliquer, comme je les comprends, certaines choses intérieures concernant l'oraison. Et encore, Dieu veuille que je réussisse à bien m'exprimer ! Ce que je voudrais vous expliquer est très difficile à saisir quand l'expérience fait défaut. Mais si vous avez cette expérience, vous verrez que je ne peux me dispenser d'évoquer en passant certains points qui, je l'espère de la miséricorde du Seigneur, ne nous concerneront jamais.

8. Cf. Jn 5, 5. Le Père Gratien a remplacé « trente » par « trente-huit ».

9. Cf. Mt 6, 21.

CHAPITRE 2

Obscurité d'une âme en état de péché mortel et comment Dieu le fit voir à quelqu'un. De la connaissance de soi. Ce qui en est dit est fort utile et certains points méritent l'attention. Comment il faut se représenter les Demeures de ce château.

I. Avant d'aller plus loin, je veux vous faire voir le spectacle qu'offre ce château si resplendissant et si beau, cette perle orientale, cet arbre de vie planté au milieu même des eaux vives de la vie, qui est Dieu /1, cette âme, en un mot, lorsqu'elle tombe dans un péché mortel. Il n'est pas de ténèbres plus épaisses, rien qui approche de cette obscurité et de cette noirceur. N'en cherchez pas d'autre cause que celle-ci : ce même Soleil, qui lui donnait tant de splendeur et de beauté, bien qu'il soit au centre de cette âme, y est comme s'il n'y était pas, en ce sens qu'elle ne participe plus à sa lumière, elle est pourtant aussi apte à jouir de la divine Majesté que le cristal à réfléchir la splendeur du soleil. En cet état de péché mortel, rien ne lui profite et toutes ses bonnes oeuvres sont stériles quant à l'acquisition de la gloire. Et, en effet, ce qui ne procède plus du principe qui fait que notre vertu est vertu — je veux dire de Dieu —, ce qui s'accomplit dans l'actuelle séparation de lui, ne peut être agréable à ses yeux. Aussi bien, l'intention de celui qui commet le péché mortel n'est-elle pas de contenter Dieu, mais de faire plaisir au démon. Or, ce dernier étant les ténèbres mêmes, la pauvre âme devient avec lui une seule et même obscurité.

2. Je connais une personne à laquelle Notre-Seigneur voulut bien montrer l'état où se trouvait une âme qui a péché mortellement /2. Elle assure que si l'on comprenait ce que c'est, nul ne se résoudrait à pécher, faudrait-il, pour en fuir les occasions, s'exposer aux plus grandes peines que l'on puisse imaginer. De là, pour elle, un immense désir de voir tout le monde comprendre cette vérité. Puisse cela vous exciter, mes

1. Cf. Ps 1, 3.

2. Dans ce passage, comme en plusieurs autres, Thérèse parle d'elle-même (cf. Rela- tion 24, 2).

filles, à prier Dieu avec ardeur pour ceux qui se trouvent en pareil état et qui ne sont plus qu'obscurité, eux et leurs oeuvres !

D'une source parfaitement claire, il ne sort que des ruisseaux également limpides : ainsi en est-il d'une âme en état de grâce. Ses oeuvres sont souverainement agréables aux yeux de Dieu et des hommes, parce qu'elles procèdent de cette source de vie où l'âme se trouve placée, semblable à un arbre planté au milieu des eaux et qui n'aurait sans elles ni fraîcheur ni fécondité, parce qu' il y puise sa nourriture, sa verdeur et l'excellence de ses fruits. Quand une âme, au contraire, s'est éloignée par sa faute de cette source de vie et qu'elle s'est fixée en une autre aux ondes extrêmement noires et fétides, tout ce qui s'en échappe n'est plus qu'abomination et souillure.

3. Il faut remarquer ici que la source, ou, si vous le voulez, le resplendissant soleil qui est au centre de l'âme, ne perd pas son éclat, sa beauté. Il continue à y séjourner et rien ne peut lui ravir cette beauté. Supposez que sur un cristal exposé au soleil, on vienne à placer une étoffe extrêmement sombre le soleil dardera encore sur cette étoffe, mais évidemment ses rayons n'agiront plus sur le cristal.

4. O âmes rachetées par le sang de Jésus-Christ, ouvrez les yeux sur votre état et prenez pitié de vous-mêmes ! Comment, sachant ces vérités, ne faites-vous pas un effort pour enlever la poix du péché qui couvre votre cristal ? Songez-y, si la mort survient, jamais vous ne jouirez de la lumière de ce resplendissant soleil. 0 Jésus ! quel spectacle que celui d'une âme séparée d'une telle lumière ! Qu'il est triste, l'état où se trouvent les appartements du château ! Quel trouble s'empare des sens, qui en sont les habitants ? Quant aux puissances, qui remplissent les fonctions d'alcades, d'intendants et de maîtres d'hôtel, comme elles sont aveugles, comme elles remplissent mal leur office ! Pour tout dire, le sol où l'arbre se trouve planté est le démon lui-même. Dès lors, quel fruit cet arbre peut-il produire ?

5. Un homme d'une grande spiritualité me disait un jour que, quoi que fasse une personne en état de péché mortel, il ne s'en étonnait pas ; ce qui l'étonnait, c'était qu'elle n'en fasse pas davantage. Que Dieu, dans sa miséricorde, nous garde d'un si grand niai! Du reste, rien en cette vie ne mérite ce nom, si ce n'est le péché, qui entraîne avec lui des maux que l'éternité ne verra pas finir. Voilà, mes filles, ce que nous devons craindre, voilà ce dont nous devons, dans nos oraisons, demander à Dieu de nous préserver. Et, en effet, s'il ne garde la cité, c'est en vain que nous travaillerons , car nous ne sommes que vanité.

La personne dont j'ai parlé disait qu'elle avait retiré deux avantages de cette grâce que Dieu lui accorda. D'abord, elle en conçut une crainte extrême de l'offenser : sans cesse elle le suppliait de la préserver d'une chute dont les suites sont si épouvantables. En second lieu, ce fut pour elle un miroir d'humilité, où elle découvrait comment le bien que nous faisons a son principe, non en nous, mais en cette source où est planté l'arbre de nos âmes, en ce soleil divin qui féconde nos oeuvres. Cette vérité, ajoutait-t-elle, lui apparut si claire, que depuis, lorsqu'elle faisait ou voyait faire à d'autres quelque bonne action, elle remontait à Celui qui en est le principe, comprenant parfaitement que nous ne pouvons rien sans son secours. Puis, sans retard, elle bénissait Dieu, et d'ordi­naire, quelque bonne oeuvre qu'elle accomplisse, elle perdait tout souvenir d'elle-même.

6. Certes, ce ne serait pas un temps perdu, mes soeurs, que celui que nous aurions passé, vous à lire cela et moi à l'écrire, si nous en reti­rions ces deux avantages. Les docteurs, les gens compétents en ces matières savent fort bien tout cela, mais nous autres femmes, avec notre peu de pénétration, nous avons besoin d'être aidées de toutes manières. C'est peut-être pour cela que le Seigneur permet que des comparaisons de ce genre viennent à notre connaissance. Qu' il daigne, dans sa bonté, nous faire la grâce d'en tirer profit !

7. Ces choses intérieures sont si difficiles à saisir, qu'une personne aussi ignorante que moi dira forcément bien des paroles superflues, extravagantes même avant d'en dire une qui soit juste. Il faut de la patience pour me lire : mais il m'en faut bien, à moi, pour écrire ce que je ne sais pas ! Oui, vraiment, il m'arrive quelquefois de prendre la plume à la façon d'une personne idiote, qui ne sait que dire ni par où commencer. Ce que je sais très bien, c'est qu'il vous est d'une très grande utilité que j'explique ici de mon mieux certains points de la vie spirituelle. Sans cesse nous entendons parler de l'excellence de l'oraison — nos Constitutions d'ailleurs nous prescrivent d'y passer de longues heures — mais on se borne à nous dire ce que nous pouvons par nous-mêmes. Quant à ce que le Seigneur opère dans une âme — j'entends surnaturellement — c'est ce qu'on explique très peu. Lorsqu'on nous le dira, qu'on nous l'expliquera d'une manière appro­fondie, nous goûterons une très vive consolation à contempler cet édifice intérieur et céleste, si peu connu des mortels, bien que beaucoup le voient en passant. Notre-Seigneur, au moyen d'autres écrits que j'ai composés, a déjà donné un peu de lumière sur ce sujet. Mais je me rends très bien compte que, sur certains points, j'ai maintenant plus de lumières que je n'en avais alors, spécialement sur les plus difficiles. L'inconvénient, je le redis encore, c'est que, pour les aborder, il me faudra parler d'une foule de choses très connues. Avec un esprit aussi inculte que le mien, il ne peut en être autrement.

8. Mais revenons à notre château et à ses nombreuses demeures. Il ne faut pas vous figurer ces demeures les unes à la suite des autres, comme une enfilade d' appartements. Portez vos regards au centre : c'est la pièce, le palais où le Roi séjourne. Il en est à peu près comme du palmier : avant d'arriver à son fruit, on rencontre une multitude d'écorces dont il est entouré. De même ici, autour de la pièce centrale, on en trouve une multitude d'autres ; il y en a également au-dessus : car en se représentant les choses de l'âme, il faut de l'ampleur, de l'étendue, de la magnificence. Aussi bien, nulle exagération à craindre, puisque la capacité de l'âme dépasse de beaucoup ce que nous pouvons imaginer. Enfin, toutes les parties de ce château reçoivent les rayons du soleil qui réside en ce palais. Voici une remarque importante : ne contraignez pas, n'enchaînez pas une âme d'oraison, quel que soit d'ailleurs son degré d'avancement. Laissez-la circuler librement dans ces différentes demeures : en haut, en bas, sur les côtés ; et puisque Dieu lui-même l'a faite si noble, qu'elle ne se fasse pas violence pour demeurer long­temps dans une même pièce, ne serait-ce qu'en celle de la connais­sance de soi. N'allez pas cependant vous méprendre sur mes paroles. Cette connaissance de soi est tellement nécessaire, même aux âmes admises par Dieu dans sa propre demeure, que jamais, si élevées soient-elles, elles ne doivent s'en départir. Au reste, quand bien même elles le voudraient, elles ne le pourraient pas, car l'humilité est semblable à l'abeille, qui travaille sans relâche à l'intérieur de la ruche à miel, sans quoi, tout serait perdu. Mais considérez l'abeille : elle ne cesse pas de sortir et de prendre son vol pour aller butiner sur les fleurs. Que l'âme appliquée à la connaissance de soi fasse de même. Si elle veut m'en croire, elle prendra de temps en temps l'essor pour consi- dérer la grandeur et la majesté de son Dieu. Là, bien mieux qu'en elle- même, elle découvrira sa propre bassesse et sera moins importunée par les reptiles qui ont leur entrée dans les premières pièces du château, celles où l'on s'exerce à la connaissance de soi. Je le répète, Dieu lui fait une grande grâce en l'appliquant à cette connaissance, mais enfin, le plus vaut bien le moins, comme l'on dit. Croyez-moi, nous ferons de bien meilleure vertu en nous attachant à la vertu de Dieu, qu'en nous collant à notre limon.

9. Je ne sais si je me suis suffisamment expliquée. En effet, cette connaissance de soi est si importante, que sur ce point je redouterais la moindre négligence, même si vous étiez déjà élevées jusqu'aux cieux ; car tant que nous sommes sur cette terre, rien ne nous est plus utile que l'humilité. Ainsi, je le répète, il est très bon, il est excellent de s'efforcer d'entrer dans la Demeure où l'on s'exerce à cette connaissance, avant de vouloir prendre son vol vers les autres, car c'est le chemin qui y conduit. Et si nous avons le moyen de marcher sur un terrain sûr et uni, pourquoi vouloir prendre des ailes pour voler ? Faisons plutôt en sorte d'avancer toujours plus. Mais, à mon avis, nous n'arriverons jamais à bien nous connaître si nous ne nous efforçons de connaître Dieu. C'est en contemplant ses grandeurs que nous découvrirons notre bassesse, en envisageant sa pureté que nous verrons nos souillures, en considérant son humilité que nous reconnaîtrons combien nous sommes loin d'être humbles.

10. Il y a en cela deux avantages. D'abord, il est clair qu'une chose blanche paraît beaucoup plus blanche à côté d'une noire, et une noire à côté d'une blanche. Ensuite, notre intelligence et notre volonté s'ennoblissent et deviennent plus capables de toute sorte de bien, par-là même que nous les portons alternativement sur Dieu et sur nous-mêmes. Si, au contraire, nous ne sortons jamais de la fange de nos misères, il en résulte bien des inconvénients. En parlant tout à l'heure des âmes en état de péché mortel, nous disions combien est noir et infect tout ce qui s'échappe d'elles. Il n'en est pas de même ici, Dieu nous en préserve ! et ce n'est qu'une simple comparaison. Mais enfin, si nous demeurons toujours enfoncés dans notre misérable soi, jamais le courant de nos oeuvres ne sera exempt de la fange des craintes, de la pusillanimité, de la lâcheté, des pensées telles que celles-ci : Fait-on, oui ou non, attention à moi ? En marchant par ce chemin, ne m'arrivera-t-il pas malheur ? Oserai-je bien entreprendre cette bonne oeuvre ? N'y a-t-il pas là de l'orgueil ? Convient-il qu'une misérable comme moi s'occupe d'une chose aussi relevée que l'oraison ? Si l'on me voit marcher par un chemin qui n'est pas celui de tout le monde, ne me jugera-t-on pas meilleure que les autres ? Les extrêmes ne valent rien, même en fait de vertu ; pécheresse comme je suis, je ne ferai que tomber de plus haut. Peut-être ne persévérerai-je pas et ferai-je tort à la piété. Une personne telle que moi ne doit pas se singulariser.

11. Oh ! mes filles, à combien d'âmes le démon doit-il avoir causé d'immenses préjudices par des pensées de ce genre ! Et tout cela, avec bien d'autres choses encore que je pourrais dire, elles le prennent pour de l'humilité. Cela vient d'un manque de lumières. La connaissance de nous-mêmes dévie, et si nous ne sortons jamais de notre propre fonds, je ne m'en étonne nullement : ce mal est à craindre, et de plus grands encore. C'est pourquoi je dis, mes filles, que nous devons fixer les yeux sur Jésus-Christ, notre Bien, et sur ses saints : c'est là que nous apprendrons l'humilité véritable. Par cette voie, je le répète, notre intel- ligence s'ennoblira, et la connaissance de nous-mêmes cessera de nous rendre craintifs et rampants. Cette Demeure, bien que la moins élevée, est déjà d'une grande richesse, et si précieuse, que, si l'on sait se défaire des bêtes venimeuses qui s'y rencontrent, on ne manquera pas de passer outre. Mais terribles sont les ruses et les artifices dont le démon se sert pour empêcher les âmes de se connaître et de se rendre compte des voies dans lesquelles elles cheminent !

12.-L'expérience que j'ai de ces Premières Demeures me permettra d'en parler en toute connaissance de cause.

Donc, je le répète, ne vous représentez pas ici quelques appartements seulement, mais une infinité, car les âmes entrent dans cette Demeure de bien des façons différentes, et toutes avec bonne intention. Mais le démon, qui en a toujours une fort mauvaise, tient certainement en chacune de nombreuses légions de ses semblables, pour leur barrer le passage et les empêcher d'aller des unes aux autres, et comme les pauvres âmes ne s'en rendent pas compte, il leur joue mille mauvais tours. Il lui est hien moins facile d'agir ainsi envers celles qui sont plus proches de l'appartement du Roi. Dans les Premières Demeures, les âmes sont encore livrées au monde, plongées dans ses plaisirs, emportées par le tourbillon de ses honneurs et de ses prétentions, de sorte que les sens et les puissances, qui sont comme leurs vassaux, se trouvent destitués des forces que Dieu leur avait primitivement données. Aussi ces âmes sont-elles facilement vaincues ; et cependant, elles désirent éviter le péché, elles font des oeuvres louables. Les personnes qui se verront en cet état doivent recourir souvent et du mieux qu'il leur est possible à sa Majesté, prendre sa bienheureuse Mère et ses saints pour interces­seurs, et leur demander de combattre pour elles, puisque les gens de leur maison sont si faibles pour se défendre. Aussi bien, en quelque état que nous soyons, la force doit-elle nous venir de Dieu. Daigne sa Majesté nous la donner dans sa miséricorde ! Amen.

13. Oh ! que cette vie est misérable ! Mais comme j'ai montré ailleurs très longuement' combien il nous est nuisible de ne pas bien comprendre ce qui concerne l'humilité et la connaissance de nous-mêmes, je ne vous en dis pas davantage ici, mes filles, quoiqu'il n'y ait rien de plus important pour nous. Et Dieu veuille que j'aie dit à ce sujet quelque chose qui vous soit utile !

14. Vous devez remarquer que ces Premières Demeures ne reçoivent presque rien de la lumière qui sort du palais où habite le Roi. Sans doute, elles ne sont pas ténébreuses et noires comme lorsque l'âme est en état de péché ; cependant, la lumière en est en quelque sorte obscurcie, du moins pour celui qui se trouve dans la pièce. Je m'explique mal. La faute n'est pas à l'appartement : elle en est à ces couleuvres, à ces vipères, à toutes ces bêtes venimeuses qui s'y sont introduites avec l'âme et ne lui permettent pas de jouir de la lumière. Figurez-vous quelqu'un qui, ayant les yeux pleins de poussière et pouvant à peine les ouvrir, entrerait dans une salle où le soleil donne en plein : la salle est très claire, mais il ne jouit pas de sa clarté à cause de l'obstacle qu'il porte avec lui, ou, si vous le voulez, à cause de ces bêtes malfaisantes, qui l'obligent à fermer les yeux à tout le reste. Voilà, me semble-t-il, l'image d'une âme qui, sans être en mauvais état, se trouve, comme je le disais, tellement préoccupée par les choses du monde, tellement

5. Livre de la vie, chap. 13, § 4-6, 15; et Chemin de perfection, 10, § 3-4, 39, § 5.

absorbée par la fortune, les honneurs, les affaires, que, malgré son désir sincère de se regarder elle-même et de jouir de sa propre beauté, elle n'y arrive pas, impuissante qu'elle est à se débarrasser de tant d'entraves. Et cependant, pour entrer dans les Secondes Demeures, il faut qu'on se dégage des soins, des affaires qui ne sont pas indispensables, chacun selon son état. C'est même d'une telle importance pour arriver à la Demeure principale, que, si l'âme ne se met pas en devoir de le faire, je considère comme impossible qu'elle y parvienne jamais ; elle courra même de grands dangers dans la première, bien que déjà introduite à l'intérieur du château. C'est qu'au milieu de bêtes si venimeuses, il est bien difficile qu'une fois ou l'autre elle ne soit pas mordue.

15. Que serait-ce donc, mes filles, si après nous être affranchies de tant de pièges et avoir pénétré bien plus avant, jusque dans les demeures secrètes du château, nous venions, par notre faute, nous jeter de nouveau dans ce tumulte ? En effet, à cause de nos péchés, il se trouve sans doute bien des personnes qui, après avoir reçu de Dieu des faveurs, les perdent misérablement. Ici, nous sommes libres quant à l'extérieur. Dieu veuille que nous le soyons aussi quant à l'intérieur ! Sinon, qu'il daigne lui-même nous délivrer ! Gardez-vous, mes filles, de soins qui ne vous concernent pas. Considérez qu'il y a peu de Demeures dans ce château où l'on n'ait à livrer bataille aux démons. Il est vrai que dans quelques-unes, les gardes — c'est-à-dire, comme je l'ai indiqué, je crois, les puissances de l'âme — sont de taille à combattre, mais nous avons besoin d'une extrême vigilance pour découvrir les artifices de l'ennemi et empêcher qu'il ne nous trompe en se transfigurant en ange de lumière. Il est une multitude de choses par lesquelles il peut nous nuire, et cela en s'insinuant peu à peu, de telle façon que nous ne nous apercevons du mal que lorsqu'il est fait.

16. Je vous ai dit ailleurs que son action est comme une lime sourde qu'il est nécessaire de démasquer dès l'origine. Pour mieux vous le faire comprendre, je vais vous donner quelques exemples. Il donnera à une soeur de si violents désirs de la pénitence qu'elle n'aura de repos, semble-t-il, que lorsqu'elle sera occupée à se tourmenter. C'est un bon début, mais si la prieure a défendu de faire des pénitences sans permission, et que le démon fasse croire à cette religieuse qu'en une chose si excellente, elle peut bien passer outre ; si, de fait, elle se maltraite en secret, au point de ruiner sa santé et de se mettre hors d'état d'observer sa Règle, vous voyez à quoi cette belle ferveur va aboutir. Il inspirera à une autre un zèle très ardent pour la perfection. Chose excellente ! Mais il arrivera peut-être que la moindre petite faute de ses soeurs lui semblera un manquement grave ; elle se mettra à observer si elles en commettent, afin d'en avertir la prieure. Il pourra même se faire que ce grand zèle pour la Règle l'empêchera de voir ses propres fautes, et les autres religieuses, qui ne connaissent pas son intention et voient le soin qu'elle prend en ce qui les concerne, pourront le trouver mauvais.

17. Ce que le démon prétend en cela n'est pas peu de chose : son but est de refroidir la charité et l'amour mutuel, ce qui serait un grand mal. Comprenons-le, mes filles, la véritable perfection, c'est l'amour de Dieu et du prochain, et plus nous observerons parfaitement ces deux commandements, plus nous serons parfaites. Notre Règle et nos Constitutions ne sont que des moyens de mieux les observer. Ainsi, laissons de côté ces zèles indiscrets qui peuvent nous devenir extrêmement nuisibles, et que chacune veille sur elle-même. Ayant amplement parlé ailleurs de ce sujet, je n'en dirai pas davantage ici.

18. Cet amour mutuel est si important que je voudrais vous voir ne jamais l'oublier; au contraire, le soin de remarquer dans les autres des vétilles — qui parfois ne seront même pas des imperfections et que peut-être notre ignorance seule nous fera prendre en mauvaise part — pourrait nous faire perdre la paix de l'âme, et même la faire perdre aux autres. Voyez un peu combien cette perfection coûterait cher ! Le démon pourrait faire naître cette tentation à l'égard de la prieure, et alors elle offrirait plus de danger. Ce point demande un grand discernement, car si les choses que l'on remarque en elle vont contre la Règle et les Constitutions, il ne faut pas toujours bien les interpréter ; dans ce cas, on doit l'avertir, et si elle ne se corrige pas, le faire connaître au supérieur. Faire cela, c'est charité. Il faut en user de même envers les soeurs, lorsqu'il s'agit d'un manquement grave. Laisser tout passer par crainte de céder à la tentation, voilà ce qui serait la véritable tentation. Ce à quoi il faut bien prendre garde, c'est à ne pas s'entretenir de ces choses les unes avec les autres. On évitera ainsi les embûches du démon, qui pourrait y trouver largement son compte en introduisant l'habitude de la médisance. On ne doit en parler, je le répète, qu'aux personnes qui peuvent y apporter remède. Ici, grâce à Dieu, cet inconvénient est moins à redouter qu'ailleurs, à cause du silence continuel que nous observons, mais il est toujours bon de se tenir sur ses gardes.

SECONDES DEMEURES

CHAPITRE UNIQUE

1. Voyons maintenant quelles sont les âmes qui entrent dans les Secondes Demeures, et ce qu'elles y font. Je voudrais vous dire cela en peu de mots, parce que j'en ai longuement parlé ailleurs et que, ne me souvenant plus de ce que j'en ai dit, il me sera impossible de ne pas me répéter beaucoup. Si, du moins, je parvenais à présenter les mêmes choses sous des formes différentes, je suis sûre que vous n'en éprouveriez nulle fatigue ; c'est ainsi que la variété nous empêche de jamais nous lasser des livres si nombreux qui traitent de ces sujets.

2. Il s'agit ici des personnes qui font déjà oraison et comprennent combien il leur importe de ne pas s'arrêter dans les Premières Demeures, mais qui cependant, faute de courage, y retournent souvent, parce qu'elles ne s'éloignent pas des occasions. Il y a là un sérieux danger: néanmoins, c'est déjà une grande grâce de Dieu qu'a certains moments elles fuient les couleuvres et les autres reptiles venimeux, et qu'elles se rendent compte que cette fuite leur est avantageuse. Ces personnes, sur un certain plan, souffrent beaucoup plus que celles dont j'ai parlé tout d'abord, mais elles sont moins exposées, parce qu'elles connaissent les dangers, et elles ont l'espérance qu'elles pénétreront plus avant. Je dis qu'elles souffrent plus que les premières, parce que ces dernières sont comme des muets privés en même temps de l'ouïe et qui, par-là même, endurent plus facilement la privation de la parole. Bien que la souffrance de ceux qui entendent sans pouvoir parler soit beaucoup plus grande, la situation des premiers n'en est pas pour cela plus désirable, car enfin, c'est un grand avantage d'entendre ce que l'on nous dit. Les personnes dont je parle entendent les appels que le Seigneur leur adresse. Comme elles approchent davantage de l'appartement qu'il habite, elles se ressentent d'avoir un si bon voisin. Sa miséricorde et sa générosité sont si grandes ! Nous sommes encore au milieu de nos passe-temps et de nos affaires, parmi les plaisirs et les séductions du monde, nous tombons dans le péché et nous nous en relevons — car au milieu de tant de bêtes si venimeuses, si dangereuses et si remuantes, ce serait merveille de ne pas trébucher ou tomber —, et cependant, notre bon Maître attache, malgré tout, un tel prix à notre amour et aux efforts que nous faisons pour jouir de sa compagnie, que de temps en temps il daigne nous appeler et nous invite à nous approcher de lui. Sa voix est si douce que la pauvre âme se désole de ne pas faire sur-le-champ ce qui lui est commandé. Ainsi, je le répète, elle souffre plus que si elle n'entendait pas.

3. Je ne dis pas que cette voix, ces appels soient de même nature que ceux dont je parlerai plus loin. Ici, ce sont des paroles qu'on entend prononcer par des personnes vertueuses, ce sont des sermons, c'est une bonne lecture, et bien d'autres choses dont Dieu se sert, vous le savez, quand il veut attirer une âme, comme des maladies, des épreuves, ou encore une vérité dont il l'instruit pendant les moments donnés à l'oraison. Si peu fervente que soit cette oraison, Dieu en fait toujours grand cas.

Pour vous, mes soeurs, gardez-vous de faire peu d'estime de cette première grâce, et ne vous désolez pas non plus si vous ne répondez pas sur-le-champ à Notre-Seigneur, car il sait attendre bien des jours et même bien des années, surtout quand il voit de la persévérance et de bons désirs. La persévérance est ici ce qu'il y a de plus nécessaire ; avec elle, on ne manque jamais de gagner beaucoup. Mais ils sont terribles, les combats que sous mille formes différentes les démons livrent à l'âme, et cette dernière en souffre beaucoup plus que dans la Demeure précédente. Là elle était muette et sourde, ou du moins elle entendait peu, et elle résistait moins encore, semblable à une per­sonne qui a presque perdu l'espoir de vaincre. Ici, son esprit est plus vif, et ses puissances plus vigoureuses. D'un autre côté, les coups et les décharges de l'ennemi sont d'une telle violence qu'elle ne peut faire autrement que de les entendre. Les démons lui représentent alors les biens de ce monde, qui sont ces couleuvres dont j'ai parlé ; ils lui dépeignent ses plaisirs en quelque sorte comme éternels ; ils lui rappellent l'estime dont elle est l'objet, l'affection de ses amis et de ses parents, sa santé qu'elle va compromettre par les pratiques de pénitence, car en pénétrant dans cette Demeure, l'âme sent toujours le désir d' en embrasser quelques-unes ; enfin, ils lui objectent mille autres difficultés.

4. O Jésus ! quel tapage ne font pas ici les démons, et quelle n'est pas l'affliction de la pauvre âme ! Elle ne sait si elle doit passer outre ou retourner à la Première Demeure, car, d'autre part, la raison lui montre que c'est folie d'attribuer la moindre valeur à tous ces avantages mis en regard de ceux qu'elle ambitionne. La foi lui enseigne de quel côté se trouve son véritable intérêt. La mémoire lui représente où vont aboutir tous ces faux biens : elle lui remet sous les yeux la mort de plusieurs personnes de sa connaissance qui en avaient joui en abondance ; elle lui rappelle comment pour quelques-unes cette mort a été subite, et dans quel rapide et universel oubli elles sont tombées. Elle lui rappelle en particulier que plusieurs de ceux qu'elle a connus au comble de la pros­périté ont été ensuite foulés aux pieds par les passants, qu'elle-même a souvent traversé le lieu de leur sépulture. Elle l'oblige à arrêter ses regards sur leurs corps fourmillant d'innombrables vers. Je passe sous silence bien d'autres tableaux que la mémoire peut ici lui représenter.

En même temps, sa volonté s'incline à aimer Celui en qui elle découvre tant d' amabilités, et dont elle a reçu de si nombreux témoignages d'amour qu'elle voudrait payer de retour en quelque chose. Surtout, elle est touchée de cette pensée que ce véritable Amant ne la quitte jamais, que toujours il l'accompagne, lui donnant l'être et la vie. Sur­vient l'entendement pour lui montrer qu'aurait-elle de longues années à vivre, elle ne saurait acquérir un meilleur ami, que le monde est plein de tromperies, que ces plaisirs que le démon lui dépeint sont semés de chagrins, de soucis, de contradictions. Il lui dit que hors de ce château elle ne pourra trouver ni paix ni sécurité, qu'il est temps de ne plus fréquenter les maisons étrangères, puisque la sienne est à même de lui fournir une infinité de biens, si elle consent à l'habiter. Et qui donc rencontre ainsi dans sa propre demeure tout ce dont il a besoin, et par­dessus tout, un Hôte si excellent. qui le mettra en possession de tous les trésors imaginables, pourvu qu'il renonce à imiter les égarements de l'enfant prodigue et à se repaître comme lui de la nourriture des pourceaux ?

5. Voilà, certes, des raisons bien capables de nous faire triompher des démons. Et cependant, ô mon Seigneur et mon Dieu ! quand il s'agit des vanités du monde, quel ravage ne causent pas la coutume et le spectacle de cette multitude qui s'empresse à leur recherche ! La foi est si morte en nous, que nous donnons plus de créance à ce qui frappe nos yeux, qu'aux vérités qu'elle nous enseigne ; et pourtant, le malheur de ceux qui poursuivent ces biens visibles n'est que trop apparent. Tout le mal provient des bêtes venimeuses avec lesquelles nous sommes en contact. Voyez une personne mordue par une vipère : le venin se répand dans ses veines et tout son corps enfle. C'est ce qui nous arrive à nous-mêmes, et cela, parce que nous ne sommes pas sur nos gardes. Il est clair que, dans un tel état, il faut bien des remèdes pour guérir, et c'est une grande grâce de Dieu si l'on n'en meurt pas. Oui, en vérité, l'âme endure ici de grandes souffrances. Si le démon, surtout, reconnaît à ses dispositions, à ses qualités, qu'elle est capable d'aller loin, il rassem- blera l'enfer entier pour la faire sortir du château.

6. Ah! mon Maître ! Que ton assistance est ici nécessaire ! Sans elle, tout est impossible. Au nom de ta miséricorde, ne permet pas que cette âme se laisse tromper et qu'elle renonce à son entreprise ! Donne-lui la lumière pour reconnaître que de sa persévérance dépend tout son bien et pour savoir s'éloigner des mauvaises compagnies.

A quiconque en est là, il sera extrêmement avantageux de fréquenter ceux qui s'adonnent à la vie spirituelle, et de se lier, non seulement avec les personnes qui habitent les mêmes Demeures, mais encore avec celles qui ont déjà pénétré dans les appartements plus intérieurs. Il trouvera dans leur compagnie un grand secours, et, à force de les fréquenter, il en viendra peut-être à partager leur séjour. Mais, qu'il soit continuellement sur ses gardes pour ne pas se laisser vaincre. Si le démon le voit fermement résolu à perdre la vie, le repos et tout ce qu'il lui présente de séduisant plutôt que de retourner à la première salle du château, il lâchera prise beaucoup plus vite. Qu'il se montre homme de coeur et ne soit pas du nombre de ces soldats qui se couchaient à plat ventre pour boire, alors qu'ils marchaient au combat, je ne me souviens plus sous quel chef. Mais qu'il se persuade résolument qu'il va livrer bataille à tous les démons et que, pour vaincre, il n'est pas de meilleures armes que celles de la croix. Voici une remarque que j'ai déjà faite ailleurs, mais elle est si importante que je la répète ici. Il faut entrer dans la carrière sans penser aux consolations : ce serait une manière trop basse d'entreprendre la construction d'un édifice si magnifique et si élevé. Ceux qui construisent sur le sable verront crouler leur bâtiment ; ils n'en finiront pas avec les dégoûts et les tentations. Et, en effet, ce ne sont pas ici les Demeures où la manne tombe du ciel. Ces Demeures sont plus avant ; là tout se trouve au goût de l'âme, parce qu'elle ne veut plus que ce que Dieu veut.

7. C'est chose plaisante en vérité ! Nous sommes encore aux prises avec mille entraves, mille imperfections, nos vertus ne sont pas capables de marcher seules, elles ne font que naître — et Dieu veuille qu'elles aient commencé à paraître ! —, et avec cela, nous n'avons pas honte de vouloir des douceurs dans l'oraison, de nous plaindre des sécheresses! Que cela ne vous arrive jamais, mes soeurs. Embrassez la croix que votre Époux a portée, et comprenez bien que c'est à cela que vous devez tendre. Que celle d'entre vous qui pourra souffrir davantage pour son amour souffre davantage, et elle sera la mieux partagée. Quant au reste, que ce soit pour vous l'accessoire. Si le Seigneur vous en fait don, vous lui en rendrez de grandes actions de grâces.

8. Vous direz peut-être que pour ce qui est des épreuves extérieures, vous êtes toutes prêtes à les endurer, pourvu que Dieu vous console intérieurement. Sa Majesté sait mieux que nous ce qui nous convient, nous n'avons pas à lui donner de conseil sur les dons à nous faire. Nous pourrions l'entendre nous dire à bon droit que nous ne savons ce que nous demandons. L'unique ambition de celui qui commence à faire oraison — n'oubliez pas cela, c'est très important — doit être de travailler avec courage à rendre sa volonté conforme à celle de Dieu, de prendre toutes les résolutions, tous les moyens nécessaires pour y arriver. Du reste, soyez-en très certaines — et je le dirai plus loin — en cela consiste tout entière la perfection la plus haute que l'on puisse atteindre dans le chemin spirituel. Plus cette conformité est parfaite, plus on reçoit du Seigneur, et plus on est avancé sur ce chemin. Ne vous imaginez pas qu'il y ait là des mystères, des choses inconnues et inouïes ; non, tout notre bien est dans cette conformité. Mais si nous faisons fausse route dès les premiers pas, en voulant que le Seigneur fasse notre volonté et qu'il nous conduise comme bon nous semble, quelle solidité peut avoir notre édifice ? Faisons ce qui est en notre pouvoir et tâchons de nous défendre des bêtes venimeuses. Souvent le Seigneur veut que les mauvaises pensées nous poursuivent et nous tourmentent, sans que nous puissions nous en défaire, ou bien ce sont des sécheresses. Quelquefois même, il permet que nous soyons mordus, pour nous apprendre à mieux nous défendre et pour éprouver si nous avons un vif regret de l'avoir offensé.

9. Si donc il vous arrive de tomber, ne perdez pas courage, mais avancez toujours. Dieu saura tirer le bien de votre chute même. Vous savez que le vendeur de thériaque, pour s'assurer si sa composition est bonne, avale d'abord du poison.

Quand le combat qu'il nous faut soutenir pour entrer dans le recueil­lement ne servirait qu'à nous convaincre de notre misère et du tort consi­dérable que nous cause la dissipation, ce serait déjà quelque chose. Et peut-il y avoir un plus grand mal que de ne plus nous retrouver nous-mêmes dans notre propre demeure ? Comment espérer goûter le repos au dehors lorsqu'on n'en trouve pas chez soi, quand ces amis si intimes, ces parents si proches, avec lesquels, bon gré mal gré, nous devons continuellement vivre, je veux dire les puissances de notre âme, semblent elles-mêmes nous faire la guerre, comme pour se venger de celle que nos vices leur ont faite ? La paix, la paix, mes sœurs ! C'est la parole du Seigneur, et que de fois il l'a répétée à ses apôtres ! Croyez-m'en, si nous n'avons pas cette paix en notre demeure, si nous ne nous efforçons pas de l'y établir, nous ne la trouverons pas chez les étrangers. Qu'elle finisse, cette guerre ! Au nom du sang que notre Sauveur a versé pour nous, je le demande à ceux qui n'ont pas encore commencé à rentrer en eux-mêmes ! Quant à ceux qui ont commencé, je leur demande que la perspective du combat ne leur fasse pas lâcher pied. Qu' ils considèrent que les rechutes sont pires que les chutes. Ils connaissent leur triste état : qu'ils se confient à la miséricorde de Dieu et nullement à eux-mêmes. Alors ils verront comment sa Majesté les conduira de Demeures en Demeures, et finira par les introduire dans une région où ces bêtes cruelles ne pourront plus ni les atteindre ni les fatiguer, où eux-mêmes les tiendront en respect et se riront de leurs efforts, où, enfin, ils jouiront de beaucoup plus de biens qu'ils n'auraient pu en désirer, et cela dès cette vie.

10. Comme je le disais en commençant, j'ai déjà indiqué ailleurs comment vous devez vous comporter au milieu des troubles que le démon suscite en cette Demeure et comment, lorsqu'on essaie de se recueillir, il faut procéder, non à tour de bras, mais avec douceur, afin de pouvoir persévérer dans le recueillement. Je ne le répéterai donc pas ici. Je dirai seulement qu'à mon sens il est très utile à une âme de communiquer avec des personnes expérimentées. En effet, vous pourriez vous figurer qu'en vous livrant à des occupations nécessaires vous faites une grande brèche au recueillement. Mais, pourvu que nous n'abandonnions pas la partie, le Seigneur fera tourner toutes choses à notre avantage, même si nous ne trouvons personne pour nous instruire. Quand on s'est laissé distraire, il n'y a pas d'autre remède que de recom­mencer à se recueillir. Sinon, l'âme ira en s'affaiblissant toujours, et encore Dieu veuille qu'elle s'en aperçoive !

11. L'une d'entre vous pourrait penser que, si c'est un si grand mal de retourner en arrière, il vaudrait peut-être mieux ne pas commencer, et se tenir hors du château. Je vous l'ai déjà dit au début, et c'est du reste la parole même du Seigneur : Celui qui s'expose au péril y périrai; j'ai dit également que la porte par où l'on entre dans ce château, c'est l'oraison. Ainsi donc, nous figurer que nous entrerons dans le ciel sans entrer en nous-mêmes pour nous connaître, pour découvrir notre misère et les bienfaits de Dieu, ainsi que pour implorer sans cesse sa miséricorde, c'est une folie. Le même Seigneur nous dit aussi : Nul ne va au Père que par moi'. Je ne sais si ce sont bien là ses paroles, mais je crois que oui. Et encore : Qui m'a vu a vu le Père. Mais si nous ne posons jamais les yeux sur lui, si nous ne réfléchissons ni à nos obligations à son endroit ni à la mort qu'il a endurée pour nous, je ne sais comment nous pourrons le connaître et accomplir des œuvres pour son service. Or, quelle valeur a la foi sans les oeuvres ? Et ces dernières, à leur tour, quelle valeur peuvent-elles avoir si elles ne sont jointes aux mérites inestimables de Jésus-Christ, notre Bien ? Enfin, qui nous excitera à aimer ce divin Seigneur ? Ah! daigne sa Majesté nous faire comprendre combien nous lui avons coûté cher, et nous pénétrer de ces vérités : que le disciple n'est pas au-dessus du maître", que nous devons travailler pour arriver à la gloire, et qu'il nous est indispensable de prier, pour n'être pas à tout instant aux prises avec la tentation.

A quelque degré d'élévation que l'on soit parvenu, il ne faut jamais se croire en sûreté durant cet exil et l'on doit toujours marcher avec crainte. Quelques-uns de ces points pourront être utiles.

1. A ceux que la miséricorde de Dieu a fait sortir victorieux de ces combats et que leur persévérance a introduits dans les Troisièmes Demeures, quelles paroles adresserons-nous, sinon celles-ci : Heureux l'homme qui craint le Seigneur! Ce n'est pas une petite grâce de sa Majesté que je comprenne en ce moment le sens de ce verset en castillan. tant j'ai l'esprit peu ouvert à cet égard. Oui, c'est avec raison que nous appellerons bienheureux celui qui en est là, car, s'il ne retourne pas en arrière, il est, autant que nous en pouvons juger, dans une voie sûre pour le salut. Comprenez par là, mes soeurs, combien il importe de remporter la victoire dans les combats précédents. En retour, j'en suis persuadée, le Seigneur ne manque jamais de mettre en sûreté de cons- cience, ce qui n'est pas un mince avantage. J'ai dit : en sûreté, et j'ai mal dit, car il n'y en a pas en cette vie. Comprenez-le bien, toutes les fois que je parlerai de sûreté, cela s'entend : si l'on ne retourne pas en arrière.

2. Ah ! quelle misère que celle dc cette vie ! Il en est de nous comme de ceux qui ont les ennemis à leur porte, qui ne peuvent ni dormir ni manger sans leurs armes, et sont dans l'appréhension continuelle qu'on fasse une brèche à leur forteresse.

O mon Seigneur ! mon Bien ! comment veux-tu qu'on aime une si misérable vie ? Pour ne pas désirer, pour ne pas demander d'en sortir, il ne faut rien moins que l'espérance de la perdre pour toi, ou du moins de l'employer tout de bon à ton service, et par-dessus tout, il faut l'assurance que c'est bien ta volonté qui nous y retient. S'il en est ainsi, ô mon Dieu, eh bien ! soit, mourons avec toi, comme disait saint Thomas. Car vraiment, c'est mourir mille fois que de vivre sans toi et avec cette effrayante pensée que l'on peut te perdre pour toujours. Voilà pourquoi, mes filles, la béatitude que nous devons demander, c'est d'être en sécurité avec les bienheureux. Et, en effet, sous l'empire d'un pareil effroi, quel plaisir peut goûter celui dont tout le plaisir est de plaire à son Dieu ? Songez-y bien, des saints, qui étaient dans cette disposition, et de plus parfaites encore, sont tombés dans des péchés graves. Et nous n'avons pas l'assurance que Dieu nous tendra la main pour en sortir et pour faire pénitence comme eux. Je parle du secours particulier.

3. En vérité, mes filles, en écrivant mon effroi est tel, que je ne sais comment je peux tracer ces lignes. Je me demande même comment je peux vivre quand cette pensée se présente à mon souvenir, et elle m'est très habituelle. Ah! mes filles, demandez à sa Majesté qu'elle vive toujours en mon âme. Autrement, quelle sécurité puis-je avoir, après une existence aussi mal employée que la mienne ?

Que l'aveu de cette vérité ne vous afflige pas, comme elle vous a affligées d'autres fois, je m'en suis bien aperçue. Cela vient de ce que vous voudriez me voir une grande sainte, et vous avez raison. Je le voudrais aussi, mais que faire, si j'ai perdu ce bonheur, et cela uniquement par ma faute ? Je ne saurais me plaindre de Dieu : il y a, certes, assez mis du sien pour que vos désirs soient réalisés. Non ! je ne peux faire cet aveu sans verser des larmes ! Et quelle confusion pour moi de voir que j'écris pour des personnes qui seraient en état de m'instruire ! Qu'il m'a été pénible, cet ordre de l'obéissance ! Mais c'est pour plaire à Dieu que je m'en acquitte : qu'il daigne permettre que vous en retiriez quelque profit ! Priez-le aussi de pardonner à cette misérable et téméraire créature. Mon Dieu sait bien que je ne peux espérer qu'en sa miséricorde, et puisque je suis impuissante à changer ma vie passée, il ne me reste d'autre ressource que de recourir à cette divine miséricorde, de mettre ma confiance dans les mérites de son Fils et de la Vierge sa mère, dont je porte si indignement l'habit. Vous, mes filles, qui le portez aussi, bénissez Dieu d'être les vraies filles de cette Souveraine. Avec une Mère si parfaite, vous n'avez plus à rougir de ma misère. Imitez ses vertus, voyez aussi quelle est la grandeur de cette Souveraine et quel avantage on retire de l'avoir pour Patronne, puisque mes péchés et le fait d'être ce que je suis n'ont pu ternir le moins du monde le lustre d'un si saint Ordre.

4. Mais voici un conseil que je vous donne. Malgré la sainteté de l'Ordre et la perfection d'une telle Mère, ne vous croyez pas en sûreté. David était un grand saint, et vous savez ce que fut Salomon. Ne vous fiez ni à votre clôture ni à l'austérité de votre vie ; ne vous appuyez ni sur votre occupation constante des choses de Dieu, ni sur vos continuels exercices d'oraison, ni sur votre séparation des choses de la terre, ni sur l'horreur qu'il vous semble en avoir. Tout cela est bon ; mais, comme je l'ai dit, cela ne suffit pas pour nous ôter tout sujet de crainte. Ainsi, répétez ce verset et rappelez-le souvent à votre souvenir : Beatus vir qui timet Dominum.

5. Je ne sais plus ce que je disais, tant je me suis éloignée de mon sujet. Aussi bien, quand je reporte les yeux sur moi-même, je me sens les ailes coupées et je deviens incapable de rien dire de bon : n'y pensons donc plus pour le moment. Je reviens à ce que j'avais commencé à dire des âmes qui sont entrées dans les Troisièmes Demeures. Le Seigneur ne leur a pas accordé une petite faveur en leur faisant franchir les premières difficultés, il leur en a fait une très grande, au contraire. Par la divine bonté, ces âmes sont, je crois, nombreuses dans le monde. Elles ont un grand désir de ne pas offenser la divine Majesté elles évitent même les péchés véniels ; elles aiment la pénitence : elles ont leurs heures de recueillement ; elles emploient utilement le temps ; elles s'exercent dans les oeuvres de charité envers le prochain. Tout est bien réglé en elles : leurs paroles, leurs habits, le gouvernement de leur maison, si elles en ont une à conduire. Certes, c'est là un état digne d'envie, et rien, semble-t-il, ne peut empêcher ces âmes de pénétrer jusqu'à la dernière Demeure. Effectivement, si elles le veulent, le

Seigneur ne leur en refusera pas l'entrée, car leur disposition est excel- lente et bien propre à leur attirer toute sa faveur.

6. O Jésus ! s'en trouvera-t-il une seule parmi nous pour dire qu'elle ne veut pas d'un si grand bien, surtout si elle a déjà surmonté ce qu'il y a de plus pénible ? Nulle ne le dira, certainement. Toutes nous assurons le vouloir. Mais il faut quelque chose de plus pour que Dieu soit maître absolu d'une âme, et le dire ne suffit pas. Le jeune homme à qui Notre-Seigneur demanda s'il voulait être parfait en est la preuve. Depuis que je parle de ces Troisièmes Demeures, ce jeune homme m'est sans cesse présent à l'esprit, parce que nous faisons comme lui, au pied de la lettre. Le plus souvent, c'est de là que viennent les grandes séche­resses qu'on éprouve dans l'oraison. Il est vrai qu'elles peuvent avoir d'autres causes. Je ne parle pas de certaines peines intérieures, vraiment intolérables, qu'endurent beaucoup d'âmes vertueuses sans qu'il y ait de leur faute, et dont le Seigneur, du reste, les fait toujours sortir avec profit. Il y a aussi les souffrances causées par la mélancolie et par d'autres infirmités. Enfin, il faut, en tout, mettre à part les jugements de Dieu. Mais, à mon avis, la cause la plus ordinaire des sécheresses est celle que je viens de dire. Comme ces âmes se sentent dans la disposition de ne commettre pour rien au monde un péché mortel - beaucoup même ne voudraient pas commettre délibérément un péché véniel —, comme elles voient de plus qu'elles font un bon usage de leur temps et de leurs biens, elles souffrent impatiemment qu'on leur ferme la porte de l'appartement de notre Roi, dont elles se considèrent à juste titre comme les vassales. Et elles ne réfléchissent pas que sur le grand nombre des vassaux d'un roi de la terre, tous n'ont pas leur entrée dans sa chambre.

Entrez, entrez à l'intérieur de vous, mes filles, dépassez vos petits actes de vertu. Comme chrétiennes, vous êtes tenues à tout cela, et à bien davantage. Contentez-vous d'être les vassales de Dieu, et ne portez pas vos prétentions si haut, que vous risquiez de tout perdre. Considérez les saints qui sont entrés dans la chambre de ce Roi, et vous verrez quelle distance nous sépare d' eux. Ne demandez pas ce que vous n'avez pas mérité. Après avoir offensé Dieu comme nous l'avons fait, il ne devrait même pas nous venir à l'esprit que nous pourrons jamais, quels que soient nos services, mériter pareille faveur.

7. O humilité ! humilité ! je ne sais pourquoi je suis un peu tentée de croire que si ces personnes s'affligent tant des sécheresses, c'est qu'elles manquent un peu de cette vertu. Encore une fois, je laisse de côté ces grandes peines intérieures que j'ai mentionnées, et qui sont bien autre chose qu'un simple manque de dévotion. Éprouvons-nous nous-mêmes, mes soeurs, ou laissons Dieu nous éprouver : il sait bien le faire, quoique souvent nous nous refusions à le comprendre.

Revenons maintenant à ces âmes si bien réglées. Examinons ce qu'elles font pour Dieu, et nous ne tarderons pas à découvrir que nous n'avons aucun motif de nous plaindre de lui. Si, au moment où il nous dit ce que nous avons à faire pour être parfaits, nous lui tournons le dos et nous en allons tout tristes, comme le jeune homme de l'Evangile, que voulez-vous qu'il fasse, lui qui doit mesurer la récompense sur l'amour que nous lui portons ? Cet amour, mes filles, ne doit pas être un vain fruit de l'imagination, mais se prouver par les oeuvres. Ne vous figurez pas cependant que Dieu ait besoin de nos œuvres ; ce qu'il lui faut, c'est la détermination de notre volonté.

8. Il nous semblera peut-être que pour nous la chose est faite : nous portons l'habit religieux, nous l'avons pris de plein gré, nous avons abandonné pour Dieu les choses de ce monde et tout ce que nous possé­dions, et quand il ne s'agirait que des filets de saint Pierre, celui-là, aux yeux de Dieu, donne beaucoup qui donne ce qu'il a5. Cette dispo­sition est excellente, sans doute, mais pourvu qu'on y persévère et qu'on ne retourne pas, ne serait-ce que par le désir, au milieu des animaux malfaisants des premières salles. C'est même indubitable : si l'on persévère dans ce dépouillement et cet abandon de tout, on obtiendra ce qu'on désire. A une condition cependant, comprenez-le bien, c'est qu'on se considérera comme un serviteur inutile, suivant la parole de saint Paul — ou de Jésus-Christ — et qu'on sera bien convaincu que, non seulement nous n'avons aucun droit à recevoir de notre Maître des faveurs de ce genre, mais que nous lui sommes plus redevables que d'autres par le fait même que nous en avons plus reçu. Quoi que nous fassions pour un Dieu si généreux, qui est mort pour nous, qui nous a créés et qui nous conserve l'être, ne devons-nous pas nous estimer heureux de nous acquitter d'une partie des obligations que nous avons envers lui pour nous avoir servis comme il l'a fait ? C'est à regret que j'emploie cette expression, et pourtant ce n'est que la vérité, car notre divin Maître, dans tout le cours de sa vie, n'a pas fait autre chose que de nous servir. Et allons-nous, en plus, lui demander des faveurs et des joies spirituelles ?

9. Considérez avec attention, mes filles, certains points que je ne fais qu'indiquer ici grossièrement, faute de savoir bien m'expliquer. Le Seigneur vous en donnera l'intelligence. Les sécheresses alors produiront en vous l'humilité, et non l'inquiétude, comme le voudrait le démon. Croyez-le, quand une âme est véritablement humble, Dieu ne lui accorderait-il jamais de consolations, il lui donnera une paix et une conformité à sa volonté qui la rendront plus heureuse que d'autres avec leurs consolations. Souvent, comme vous l'avez vu, sa Majesté donne ces consolations aux plus faibles, et je pense que ces derniers ne voudraient pas les changer contre les énergies des âmes qui marchent par la voie des sécheresses. C'est que nous aimons mieux le plaisir que la croix. O Seigneur, toi qui connais toute la vérité, éprouve-nous toi-même, afin que nous arrivions à nous connaître !

CHAPITRE 2

1. J'ai connu plusieurs personnes — je crois même pouvoir dire un grand nombre — qui étaient parvenues à l'état dont je viens de parler. Autant que l'on pouvait en juger, elles avaient vécu de longues années dans cette rectitude et cette harmonie, corps et âme. Et après cela, lorsqu'elles auraient dû, semble-t-il, dominer le monde de bien haut, ou du moins en être entièrement détachées, Sa Majesté ne les a pas plutôt éprouvées en choses assez légères, qu'elles sont tombées dans une inquiétude et une angoisse de coeur extraordinaires. J'en étais interdite et même effrayée. Donnez des avis à ces personnes, inutile d'y songer : faisant depuis si longtemps profession de vertu, elles se croient à même d'enseigner aux autres et se persuadent avoir toutes les raisons du monde d'être sensibles à leurs épreuves.

2. Pour moi, je ne connais pas d'autre moyen de les consoler que de se montrer très affligé de leur peine, et on l'est en effet, de les voir sujettes à une telle misère. Quant à contredire leur manière de voir, il faut bien s'en garder, car elles ajustent si bien les choses dans leur esprit qu'elles croient s'affliger pour l'amour de Dieu. En un mot, elles ne se rendent pas compte qu'il y a de l'imperfection dans leur fait : autre illusion bien regrettable chez des personnes si avancées ! Qu'elles ressentent ces épreuves, rien d'étonnant : à mon avis pourtant, une peine qui porte sur de tels sujets devrait être de courte durée. Mais enfin, Dieu veut que ses élus touchent du doigt leur misère, et dans ce but, il lui arrive souvent de suspendre un peu l'action de sa grâce. C'en est assez pour qu'ils se voient clairement tels qu'ils sont. Que ce soit de la part de Dieu un moyen de les mettre à l'épreuve, la chose est bien claire, puisque sur l'heure ils découvrent en quoi ils ont manqué, et parfois se voir, en dépit de leurs efforts, sensibles aux accidents de cette vie, et à des accidents assez légers, les afflige plus que l'objet même de leur chagrin. Selon moi, Dieu use à leur égard d'une grande miséricorde, et leur imperfection, toute réelle qu'elle est, leur devient très profitable au point de vue de l'humilité.

3. Chez les personnes dont je parle, il en va tout autrement. Dans leur pensée, je le répète, elles canonisent leurs épreuves, et elles voudraient les voir canonisées par les autres. Je vais en donner quelques exemples, qui nous aideront à nous connaître et à nous éprouver nous- mêmes, avant que le Seigneur nous éprouve, car c'est un grand point que d'être prévenu et de bien se connaître soi-même.

4. Une personne riche, sans enfants, sans autres héritiers à qui elle puisse tenir à laisser sa fortune subit une perte d'argent : néanmoins, avec ce qui lui reste, elle est sûre de ne pas manquer du nécessaire ni pour elle ni pour sa maison, tant s'en faut. Si elle est aussi troublée, aussi inquiète, que s'il ne lui restait pas seulement un pain pour se nourrir, comment Notre-Seigneur pourra-t-il lui demander de tout quitter pour lui ? Elle vous dira que si elle s'afflige, c'est à cause des pauvres. Pour moi, je suis persuadée qu'en pareil cas ce que Dieu me demande, ce n'est pas que je fasse preuve d'une semblable charité, mais que je me soumette à ce qu'il fait, et, tout en prenant les mesures en mon pouvoir, que je conserve mon âme dans la paix. Si cette personne n'y arrive pas, parce que le Seigneur ne l'a pas encore élevée à ce degré de vertu, c'est bien, patience ! Mais qu'elle reconnaisse du moins qu'elle n'a pas encore acquis la liberté d'esprit. Elle se disposera ainsi à la recevoir du Seigneur, à qui elle la demandera.

Une personne a largement de quoi vivre et même au-delà. On lui présente un moyen d'augmenter son bien. Si c'est un présent qu'on lui fait, passe encore. Mais si elle travaille dans ce but, et si, ayant réussi, elle cherche à acquérir toujours davantage, aurait-elle la meil­leure intention du monde — et elle l'a sans doute, puisque, encore une fois, nous parlons de personnes d'oraison et de vertu —, vous pouvez être sûres qu'elle n'arrivera pas aux Demeures voisines de celles du Roi.

5. Il se produit quelque chose d'analogue lorsque ces personnes rencontrent une occasion d'être méprisées, ou simplement de souffrir un peu dans leur honneur. Souvent il est vrai, Dieu, qui aime à honorer la vertu en public, leur fera la grâce de le supporter patiemment, afin que leur réputation n'ait pas à en souffrir, ou bien encore pour les récom­penser ainsi de leurs services. Notre divin Maître est si bon ! Néan­moins, il leur reste une inquiétude dont elles ne peuvent se défaire, et qui ne les abandonnera pas de sitôt. Hélas ! ne sont-ce pas là ces personnes qui depuis si longtemps méditent sur ce que Notre-Seigneur a souffert, sur les avantages que l'on trouve à souffrir, et qui même désirent les souffrances ? Que dis-je ! elles voudraient que tout le monde mène une vie aussi réglée que la leur, et Dieu veuille qu'elles ne se persuadent pas que si elles s'affligent, c'est de voir les autres offenser Dieu, que même elles ne considèrent pas leur chagrin comme méritoire !

6. Cela, mes soeurs, vous paraîtra peut-être hors de propos et ne s'adressant pas à vous, puisque nous ne nous trouvons pas dans des situations de ce genre : nous n'avons pas de biens, nous n'en désirons pas, nous ne travaillons pas à en acquérir, et personne ne vient nous dire des injures. Ces comparaisons, je le reconnais, ne sont guère de mise chez nous ; elles trouvent cependant leur application dans bien des circonstances qui peuvent se présenter, et qu'il ne convient pas de préciser ici. Ces petites épreuves, quoique différentes de celles que j'ai rapportées, vous aideront à juger si vous êtes entièrement dépouillées des biens dont vous avez fait l'abandon. Par-là vous pourrez très bien vous éprouver vous-mêmes, et voir si vous êtes maîtresses de vos passions. Croyez-moi, la grande affaire n'est pas de porter un habit religieux, mais de travailler à pratiquer les vertus, à soumettre en toutes choses sa volonté à celle de Dieu, afin que notre vie se déroule dans les conditions choisies par lui, à ne pas vouloir que notre volonté se fasse, mais la sienne '. Si nous n'en sommes pas encore là, je le répète : humilions-nous ! L'humilité est l'onguent qui referme toutes nos blessures. Si cette vertu est réellement en nous, le chirurgien, qui est Dieu, pourra tarder un peu à venir, mais à la fin il viendra et nous guérira.

7. Ces personnes sont aussi mesurées dans leurs pénitences que dans toute leur conduite. Elles tiennent beaucoup à la vie, mais pour l'employer au service de Notre-Seigneur, ce qui n'a rien de répréhen­sible ; aussi sont-elles très réservées dans l'usage des mortifications afin de ne pas compromettre leur santé. N'ayez pas peur qu'elles se tuent. Elles possèdent toute leur raison, et l'amour, chez elles, n'est pas assez fort pour la mettre en délire. Mais je voudrais, moi, que la raison même nous porte à ne pas nous contenter d'avancer dans le service de Dieu de ce pas toujours égal, si égal que jamais il ne nous conduit au but. Comme nous croyons avancer, et que, de plus, nous nous fatiguons — car, vous pouvez m'en croire, cette façon de cheminer est terri­blement lassante —, ce sera déjà beaucoup si nous ne nous égarons pas. Mais, dites-moi, nies filles, si, pour se rendre d'un pays dans un autre, on pouvait n'employer que huit jours, serait-il raisonnable de rester un an en chemin, exposé aux inconvénients des auberges, des neiges, des pluies et des mauvais chemins ? Ne vaudrait-il pas mieux en finir une bonne fois, surtout si, à tous ces inconvénients, se joignait le danger de rencontrer des serpents ? Oh ! qu'ici je peux parler à bon escient ! Et encore, Dieu veuille que je n'en sois plus là ! Souvent, il me semble le contraire.

8. Quand nous marchons d'une manière si raisonnable, tout nous devient occasion de chute, parce que tout nous fait peur, et de là vient qu'on n'ose avancer. Comme si nous pouvions arriver aux Demeures dont il s'agit, et que d'autres fassent le chemin pour nous ! Puisque c'est impossible, ranimons notre courage, mes filles, pour l'amour de Notre-Seigneur. Remettons entre ses mains notre raison et nos craintes, oublions notre faiblesse naturelle, qui trop souvent nous préoccupe. A nos supérieurs de prendre soin de nos corps ! C'est leur affaire. Pour nous, ne songeons qu'à hâter le pas, afin de contempler notre Maître. Nous n'avons que peu ou pas de soulagement, et cependant la sollicitude pour notre santé pourrait encore nous tromper. Du reste, cette sollicitude ne vous donnera pas une santé meilleure, je suis à même de vous le certifier. Je le sais aussi, la grande affaire n'est pas l'austérité corporelle, qui, après tout, est accessoire. Selon moi, marcher rapidement, c'est avoir beaucoup d'humilité. Et si vous l'avez bien compris, c'est là, j'en suis persuadée, ce qui manque aux personnes qui n'avancent pas. Soyons toujours portées à croire que nous n'avons fait que peu de chemin, et que nos soeurs, au contraire, avancent à grands pas : enfin, ne nous contentons pas de désirer qu'on nous croie les plus imparfaites de toutes, mais faisons nos efforts pour qu'on en soit convaincu.

9. Avec cela, l'état d'une âme dans cette Demeure est excellent. Mais autrement, nous resterons toute notre vie au même point, sous l'étreinte de mille peines, de mille misères. Y a-t-il rien de plus pénible et de plus ennuyeux que de n'avoir pas su se laisser soi-même ? On marche accablé sous le faix de sa terrestre misère, pendant que les autres montent librement jusqu'aux appartements dont il me reste à parler. Le Seigneur ne cesse pas de récompenser les âmes des Troisièmes Demeures en Dieu juste et même miséricordieux — qui donne toujours bien au-delà de nos mérites —, et cela, en leur accordant des consolations bien supé- rieures à celles que procurent les plaisirs et les divertissements d'ici-bas. Mais je ne crois pas qu'il leur donne beaucoup de goûts spirituels, quelques-uns seulement, en vue de les porter, par ce coup d'oeil jeté sur les autres Demeures, à entrer dans les dispositions requises pour s'y voir admis.

10. Il vous semblera peut-être que consolations et goûts spirituels, c'est tout un, et vous me demanderez pourquoi je les désigne sous des noms différents. A mon sens, il y a entre les uns et les autres une grande différence, mais je peux me tromper. Je dirai ce que j'en pense dans la Quatrième Demeure, qui suivra celle-ci. Comme j'aurai à y expliquer ces goûts spirituels — car c'est là que Dieu les accorde —, il sera plus judicieux d'en parler alors. Bien qu'à première vue il semble inutile de traiter pareil sujet, vous ne serez peut-être pas sans en retirer quelque profit : connaissant distinctement les uns et les autres, vous pourrez vous attacher à ce qu'il y a de meilleur. De plus, les âmes que Dieu élève à ce degré trouveront dans ce que je vais dire un grand sujet de consolation. Quant à celles qui s'imaginent n'avoir plus rien à désirer, elles y trouveront de quoi se confondre, et si elles ont de l'humilité, un motif de rendre grâce à Dieu. A supposer, au contraire, que cette vertu leur fasse un peu défaut, elles en éprouveront intérieurement un certain dépit, bien à tort toutefois, car la perfection ne consiste pas dans les goûts, mais dans l'amour et dans les oeuvres accomplies selon la justice et la vérité, et c'est là aussi ce qui détermine la récompense.

11. Vous me direz : S'il en est ainsi — et c'est bien l'exacte vérité —, à quoi sert de se préoccuper de ces grâces intérieures et d'expliquer en quoi elles consistent ? Je l'ignore ; qu'on le demande à ceux qui m'ont ordonné d'écrire. Mon devoir à moi est d'obéir, non de discuter avec les supérieurs, ce qui ne convient nullement. Je peux cependant vous dire ceci, en toute sincérité. Avant d'avoir reçu des faveurs de ce genre, et alors que ma propre expérience ne m'avait pas encore appris en quoi elles consistent, que je pensais même l'ignorer toujours — et à juste titre, ç'aurait été trop de bonheur pour moi de savoir ou de conjecturer que je plaisais à Dieu en quelque chose —, m'arrivait-il de lire des livres traitant de ces faveurs, de ces consolations accordées par le Seigneur aux âmes qui le servent, j'en éprouvais une joie in- croyable et je me sentais poussée à en bénir Dieu de tout mon coeur. Si, toute mauvaise que j'étais, j'agissais de la sorte, les âmes vertueuses et humbles y mettront évidemment bien plus d'ardeur encore. N'y en aurait-il qu'une seule qui en profite pour donner à Dieu ne serait-ce qu'une louange seulement, il faudrait, selon moi, traiter cette matière et faire comprendre quelles consolations et quelles délices nous perdons par notre faute. Mais il y a plus, car ces joies, lorsqu'elles viennent de Dieu, sont accompagnées d'une abondance d'amour et de force qui permet d'avancer moins péniblement, comme aussi de croître en bonnes oeuvres et en vertus. Ne pensez pas que nos efforts pour nous y disposer soient superflus. Si, cependant, vous en êtes privées sans qu'il y ait de votre faute, Dieu, qui est juste'', vous donnera par d'autres voies ce que, dans des vues connues de lui, il vous refuse par celle-là. Ses secrets sont impénétrables, mais ce qui est hors de doute, c'est que vous recevrez ce qui vous sera le plus avantageux.

12. Les âmes qui, par la volonté de Dieu, sont arrivées à cette Demeure — faveur qui n'est pas petite, car elles sont bien près de monter plus haut — ne peuvent, à mon avis, rien faire de plus utile que de s'exercer beaucoup à une rapide obéissance. Même aux personnes étrangères à l'état religieux. Il serait très avantageux d'avoir, à l'exemple de plusieurs, un guide dont elles suivent les avis, afin de ne faire en rien leur propre volonté ; car c'est là d'ordinaire la cause de notre perte. Mais elles ne doivent pas en chercher un qui soit, comme l'on dit, de levr humeur et qui marche avec autant de circonspection. Il faut qu'elles en choi­sissent un parfaitement détaché des choses d'ici-bas, car, pour arriver à se connaître bien, rien n'est plus utile que de communiquer avec des personnes qui savent ce que vaut le monde. Lorsqu'on les voit réaliser, et avec tant d'aisance, des choses qu'on croyait impossibles, c'est un immense encouragement. Témoins de leur essor élevé, nous nous risquons, semble-t-il, à voler à notre tour. Tels les petits oiseaux, lorsqu'ils apprennent à se servir de leurs ailes. Au début, leur vol n'est pas bien puissant, mais peu à peu ils en viennent à imiter leurs pères et mères. C'est extrêmement avantageux, je le sais.

Si résolues que soient ces personnes à ne pas offenser Dieu, elles feront sagement d'en éviter les occasions. Voisines encore des Demeures précédentes, elles pourraient aisément y retourner. Leurs forces ne sont pas fondées sur le roc, comme celles des âmes déjà exercées à la souf­france, qui savent combien les tempêtes du monde sont peu redoutables. ses plaisirs peu dignes d'envie. Une de ces grandes persécutions que le démon sait si bien ourdir pour notre ruine, pourrait les ramener à ces dangereux plaisirs ; et tandis que, par un bon zèle, elles cherche­raient à retirer les autres du péché, elles n'auraient pas la force de résister elles-mêmes aux attaques dont elles seraient l'objet.

13. Prenons bien garde à nos propres défauts et ne nous occupons pas de ceux d'autrui. C'est l'habitude de ces personnes si bien réglées de prendre ombrage de tout. Et peut-être aurions-nous beaucoup à apprendre, pour l'essentiel, de ceux dont la conduite nous étonne. Sur le plan du maintien extérieur, de la manière de traiter avec le prochain, nous les surpassons, c'est possible. Mais si tout cela est estimable, ce n'est pas le plus important. En outre, cela ne nous donne pas le droit

d'exiger que tout le monde marche par notre chemin, ni de nous mettre à enseigner aux autres celui de la vie spirituelle, alors que peut-être nous ne savons pas ce que c'est. Avec ces grands désirs du bien des âmes, que, soi-disant, Dieu nous inspire, nous pouvons, mes soeurs, nous tromper beaucoup. Ainsi, le meilleur est de faire ce que prescrit notre Règle, c'est-à-dire de vivre toujours en silence et en espérance'. Le Seigneur prendra soin des âmes qui lui sont chères, et, si nous avons soin de l'en supplier, nous leur serons, sa grâce aidant, extrêmement utiles. Bénédiction sans fin lui soit rendue !

QUATRIÈMES DEMEURES

CHAPITRE PREMIER

1. Avant d'aborder ces Quatrièmes Demeures, j'avais bien besoin de me recommander, comme je viens de le faire, à l'Esprit-Saint de le supplier de parler dorénavant à ma place, afin que je puisse vous entretenir d'une manière suffisamment claire des Demeures dont il me reste à traiter. C'est de choses surnaturelles qu'il s'agit maintenant. J'aurai donc la plus grande difficulté à bien les expliquer, à moins que Notre-Seigneur ne s'en charge lui-même, comme il l'a fait déjà pour un autre écrit, où j'ai consigné, il y a environ quatorze ans, ce dont j'avais alors reçu l'intelligence. J'ai maintenant, me semble-t-il, un peu plus de lumières sur ces faveurs accordées à certaines âmes ; mais y a encore loin à savoir les exposer. Que Notre-Seigneur daigne le faire lui-même, s'il doit en résulter quelque bien : sinon qu'il ne tienne pas compte de ma demande.

2. Comme ces Demeures sont déjà plus voisines de celle qu'habite le Roi, leur beauté est très grande. Elles présentent aux regards et l'intelligence des choses si délicates, que l'entendement a beau faire un effort pour trouver des termes qui les rendent exactement, il est impossible qu'elles ne restent encore bien obscures pour les personne qui n'en ont pas l'expérience. Celles qui ont cette expérience m comprendront très bien, surtout si l'expérience est grande. On penser peut-être que, pour atteindre ces Demeures, il faut avoir séjourné longtemps dans les autres. D'ordinaire, il est vrai, il faut être passé par la Demeure précédente : mais, comme vous l'avez sans doute entendu dire bien des fois, ce n'est pas une règle absolue. Dieu accorde ses dons quand il veut, comme il veut, et à qui il veut '. Ses biens sont à lui : il ne fait de tort à personne.

3. Les bêtes venimeuses entrent rarement dans ces Demeures, et lorsqu'elles y pénètrent, au lieu de nuire, elles apportent plutôt des avan­tages. A mon avis, il est bien préférable, en ce degré d'oraison, qu'elles y entrent et fassent la guerre à l'âme, parce que, si elle n'était pas tentée, le démon pourrait mêler ses illusions aux goûts qui viennent de Dieu et lui causer ainsi bien plus de dommage que n'en apporteraient les tentations elles-mêmes : du moins, il diminuerait sa récompense, en éloignant d'elle les occasions de mérites et en la laissant dans un transport habituel. Quand ce transport ne varie pas, je ne le considère pas comme sûr, car je ne crois pas possible que l'esprit du Seigneur demeure en nous dans le même état durant notre exil.

4. Comme je l'ai annoncé, je vais dire maintenant la différence qu'il y a entre les consolations que l'on trouve dans l'oraison et les goûts spirituels. On peut, semble-t-il, appeler consolations les sentiments de bonheur que nous nous procurons au moyen de la méditation et des prières adressées à Notre-Seigneur. Ces consolations procèdent de notre nature, bien que pourtant Dieu y concoure, et c'est dans ce sens qu'il faut toujours prendre mes paroles, car nous ne pouvons absolu­ment rien sans Dieu. Elles naissent donc de l'acte louable que nous accomplissons, elles sont en quelque sorte le fruit de notre travail, et, de ce fait, c'est très justement que nous nous réjouissons de l'avoir si bien employé. Mais si nous y réfléchissons bien, nous verrons que beaucoup des choses d'ici-bas font naître en nous une consolation analogue : par exemple, une fortune qui échoit inopinément, l'arrivée soudaine d'une personne que l'on aime beaucoup, l'heureuse issue d'intérêts, d' affaires importantes, qui nous attirent l'approbation générale, le retour d'un mari, d'un frère, d'un fils, que l'on croyait mort et que l'on voit arriver plein de vie. J'ai vu une grande joie faire verser des larmes, et cela m'est arrivé quelquefois à moi-même. Ces consolations sont naturelles. Eh bien ! à mon avis, celles que nous procurent les choses de Dieu le sont également. Les premières n'ont rien de mauvais, mais les secondes sont plus nobles, car enfin, si elles procèdent de nous, elles vont à Dieu. Les goûts, au contraire, commencent en Dieu, et se font ensuite sentir à nous, nous procurant autant de plaisir que les consolations dont j'ai parlé, et même bien davantage. O Jésus ! que je voudrais bien m'expliquer en ce moment ! Je crois percevoir entre les unes et les autres une différence très réelle, et je n'ai pas le talent de me faire comprendre. Daigne t'en charger, Seigneur !

5. Je me souviens en ce moment d'un verset qui termine le dernier psaume que nous récitons à prime. Il finit ainsi : Cum dilatasti cor meum. Les personnes qui ont une grande expérience de ces faveurs n'ont pas besoin d'autre chose pour saisir la différence qui distingue les consolations et les goûts ; aux autres, il faut quelques explications de plus.

Les consolations ne dilatent pas le coeur : au contraire, elles le resserrent ordinairement un peu, sans rien diminuer toutefois du bonheur qu'on éprouve en voyant que Dieu est le sujet de cette émotion. On verse quelques larmes de douleur, qui semblent en quelque sorte excitées par la passion. En vérité, je connais mal ces passions de l'âme ; cela m'aurait aidée à m'expliquer. Ignorante comme je le suis, je ne connais guère non plus ce qui procède des sens et du tempérament. Et cependant cette connaissance m'aurait rendue capable de m'exprimer, car, d'autre part, j'ai celle que donne l'expérience. Le savoir et la doctrine sont pour tout d'un grand secours.

6. Voici ce que j'ai éprouvé moi-même touchant ce degré d'oraison, je veux dire ces jouissances et ces consolations spirituelles que procure la méditation. Si je commençais à pleurer sur la Passion, je ne pouvais plus m'arrêter, et je finissais par en avoir la tête brisée ; si je pleurais mes péchés, c'était la même chose. En cela, Notre-Seigneur me faisait une grande grâce. Je ne veux pas examiner maintenant lequel vaut mieux, des consolations ou des goûts ; je cherche seulement à faire comprendre en quoi ils diffèrent. Quelquefois, les larmes que nous versons ainsi et les désirs qui les accompagnent viennent en partie de notre tempérament, en partie de la disposition où nous sommes ; mais enfin, quand cela serait, ils vont à Dieu. Il faut les estimer beaucoup, pourvu que l'humilité fasse bien comprendre qu'on n'en est pas meilleur. En effet, il n'est pas certain que tout cela vienne de l'amour, et dans ce cas, ce serait encore un don de Dieu. Les âmes qui habitent les Demeures précédentes ont généralement ces sentiments de dévotion. Chez elles, c'est le travail de l'esprit qui est presque tout ; elles s'emploient à discourir avec l'entendement, à méditer, et elles ont raison, puisqu'elles n'ont pas reçu davantage. Néanmoins, elles feraient bien de s'occuper un peu à produire de leur mieux des actes, à donner des louanges à Dieu, à se réjouir de sa bonté, de ses infinies perfections, à désirer son honneur et sa gloire, car tout cela est très propre à enflammer la volonté. Lorsque le Seigneur les portera à produire ces actes, qu'elles se gardent bien d'y renoncer pour achever leur méditation ordinaire.

7. Comme j'ai traité ce sujet ailleurs très longuement, je n'en parlerai pas davantage ici. Je tiens seulement à bien vous avertir que pour faire de grands progrès dans ce chemin et monter à ces Demeures qui sont l'objet de nos désirs, l'essentiel n'est pas de penser beaucoup, mais d'aimer beaucoup ; ainsi donc, attachez-vous de préférence à ce qui enflammera davantage votre amour. Mais peut-être ne savez-vous pas bien ce que c'est qu'aimer, et je ne m'en étonnerais guère. Eh bien ! aimer, ce n'est pas avoir beaucoup de goûts spirituels, c'est être fermement résolu de contenter Dieu en tout, c'est faire tous ses efforts pour ne pas l'offenser, c'est le prier sans cesse pour l'accroissement de l'honneur et de la gloire de son Fils, pour l'exaltation de l'Église catholique. Voilà les signes de l'amour. Mais n'allez pas vous figurer que la grande affaire soit de ne jamais penser à autre chose, et que, si l'on se distrait un moment, tout soit perdu.

8. Pour moi, je me suis vue plus d'une fois dans une bien grande angoisse à cause du tumulte intérieur des pensées, et il n'y a pas beaucoup plus de quatre ans que j'ai reconnu par ma propre expérience que le mouvement de la pensée — ou, pour parler plus clairement, l'imagination —, ce n'est pas la même chose que l'entendement. Je m'en informai auprès d'un théologien, et il me dit que c'était vrai, ce qui me causa une grande joie. L'entendement étant l'une des puissances de l'âme, je ne pouvais m'expliquer qu'il soit parfois si volage ; et de fait, l'imagination, que je confondais avec lui, est toujours prête à prendre son essor. Dieu seul peut la fixer, et il le fait quelquefois de telle sorte que nous croyons presque nous trouver dégagés des liens du corps. D'un côté donc, sentant les puissances de mon âme tout occupées de Dieu et recueillies en lui, et de l'autre, constatant le désordre étrange de mon imagination, j'en restais tout interdite.

9. O Seigneur ! prends en considération tout ce que le manque de connaissance nous fait souffrir dans ce chemin spirituel ! Le mal vient de ce que, nous imaginant que toute notre science doit être de penser à toi, nous ne savons pas interroger les hommes instruits et ne comprenons même pas qu'il soit nécessaire de le faire. Faute de lumière, nous passons par de terribles souffrances, et les choses les meilleures nous paraissent de grandes fautes.

De là procèdent les désolations de tant de personnes d'oraison, à tout le moins de celles qui sont peu instruites ; de là, leurs plaintes au sujet de leurs peines intérieures; de là, ces mélancolies qui vont parfois jusqu'à ruiner la santé et les porter à tout abandonner. Ces personnes ne considèrent pas qu'il y a au-dedans de nous tout un monde intérieur, et que, s'il n'est pas en notre pouvoir d'arrêter le mouvement du ciel qu'emporte une si prodigieuse vitesse, nous ne pouvons pas davantage arrêter le mouvement de notre pensée. Confondant l'imagination avec les puissances de l'âme, nous croyons être perdues et employer fort mal le temps que nous passons en la présence de Dieu. Et peut-être notre âme est-elle alors tout unie à lui dans les Demeures les plus voisines de la sienne, tandis que notre imagination se trouve retenue dans les avenues du château, où elle souffre cruellement au milieu de mille bêtes sauvages et venimeuses, et où elle mérite par cette souffrance. Ainsi, ne nous troublons pas et n'abandonnons pas notre entreprise, comme le voudrait le démon. La plupart du temps, je le répète, nos inquiétudes et nos peines ne viennent que du manque de lumière.

10. Tandis que je trace ces lignes, je fais attention à ce qui se passe dans ma tête, je veux dire à ce grand bruit dont j'ai parlé en commençant, et qui m'a presque mise hors d'état d'exécuter l'ordre que j'ai reçu d'écrire. On dirait qu'il y a là plusieurs grandes rivières, des chutes d'eau, des oiseaux en grand nombre, des sifflements. Je n'entends pas ce bruit dans les oreilles, mais dans la partie supérieure de la tête. On dit que là réside la partie supérieure de l'âme, et moi-même j'ai long­temps pensé qu'il en était ainsi, parce que je croyais m'apercevoir que le mouvement de l'esprit s'élevait en haut avec une extrême rapidité. Dieu veuille que je me souvienne d'en dire la cause, quand je traiterai des Demeures suivantes, car il ne convient pas de le faire ici. Je ne serais pas étonnée que le Seigneur m'ait envoyé ce mal de tête pour mieux me le faire comprendre. De fait, le fracas qui se produit là ne m'empêche ni de faire oraison ni de poursuivre cet écrit : mon âme est tout entière à son repos, à son amour, à ses désirs, à sa claire connais­sance.

11. Mais si la partie supérieure de l'âme réside dans la partie supé­rieure de la tête, comment n'est-elle pas troublée par tout ce mouvement ? Je l'ignore ; ce que je sais très bien, c'est que je dis l'exacte vérité. On en souffre, il est vrai, quand l'oraison n'est pas accompagnée de suspension ; mais lorsqu'il y a suspension, tout le temps qu'elle dure on ne sent aucun mal. Ce qui en serait un très grand, ce serait que ce désagrément me fasse tout abandonner. Il ne faut donc ni se troubler des pensées importunes ni s'en mettre en peine. Si le démon en est l'auteur, il lâchera prise. Si elles proviennent, comme il n'est souvent que trop vrai, de l'infirmité qui nous est restée, avec bien d'autres incon­vénients, du péché d'Adam, prenons patience et supportons cette peine pour l'amour de Dieu. Ne sommes-nous pas assujetties à manger, à dormir, sans pouvoir nous en exempter, ce qui est, certes, fort pénible ?

12. Reconnaissons donc notre misère et appelons de nos voeux un séjour où nul ne pourra plus nous mépriser. Ces paroles de l'Epouse dans les Cantiques, que j'ai entendues citer, me reviennent parfois à l'esprit, et vraiment je ne vois pas de meilleure application à en faire. Non, toutes les humiliations, toutes les souffrances qui peuvent nous atteindre en cette vie n'approchent pas, selon moi, de ces combats inté­rieurs. Tel trouble, telle guerre que vous voudrez, cela est supportable, si, comme je le disais plus haut, on a la paix dans sa propre demeure. Mais aspirer au repos après mille épreuves rencontrées dans le monde, voir que le Seigneur nous offre ce repos, et sentir que l'obstacle est en nous-mêmes, voilà qui est amer et presque intolérable ! Ah ! conduis- nous, Seigneur, en un séjour où ces misères ne pourront plus nous mépriser, car réellement, elles semblent parfois se moquer de notre âme. Il est vrai, Dieu la délivre de ce tourment dès cette vie même, lorsqu'elle est parvenue à la dernière Demeure. Nous le dirons plus loin, s'il veut bien le permettre.

13. Toutes les âmes, je pense, n'endurent pas les avanies et les assauts de ces misères au degré où je les ai subies de longues années, en punition de ma mauvaise vie ; on aurait dit vraiment que je voulais me venger de moi-même. Mais j'en ai tant souffert, que je m'imagine que cela pourrait vous arriver aussi. C'est pour cela que je vous en parle à tout propos, espérant réussir une fois du moins à vous faire bien comprendre que c'est une chose inévitable, et qu'ainsi vous ne devez ni vous en inquiéter ni vous en affliger. Laissons aller ce traquet de moulin, et occupons-nous de moudre notre farine, en faisant agir notre volonté et notre entendement.

14. Ce tourment a des degrés divers, selon l'état de la santé et la diversité des temps. Que la pauvre âme se résigne à souffrir, bien qu'en cela il n'y ait pas de sa faute ! Nous commettons par ailleurs tant d'autres fautes, pour lesquelles il est bien juste que nous pratiquions la patience ! Le conseil qu'on nous donne de mépriser ces pensées, et les raisons que nous en fournissent les livres, ne suffisent pas toujours à nous rassurer, nous qui sommes peu savantes. C'est pour cela que je ne crois pas perdre du temps en vous expliquant cela plus à fond, et en cher­chant à vous consoler sur ce point. Il faut bien le dire pourtant, jusqu'au jour où le Seigneur daigne éclairer une âme, les avis lui servent peu. Malgré tout, prenons les moyens de nous instruire — cela est néces­saire, sa Majesté le veut ainsi — et tentons de nous éclairer, afin de ne pas rendre notre âme responsable de ce qui ne vient que de la faiblesse de l'imagination, de l'infirmité de la nature ou des ruses du démon.

CHAPITRE 2

1. Où me suis-je engagée, mon Dieu ? J'ai complètement perdu de vue mon sujet. C'est que les affaires et mon peu de santé m'obligent souvent à suspendre mon travail au meilleur moment. Aussi, compte tenu de mon peu de mémoire, il y règnera un grand désordre, car je n'ai pas le temps de me relire. Peut-être même tout ce que je dis n'est- il que confusion : c'est, du moins, l'impression que j'en ai. J'ai montré, je crois, comment les joies spirituelles, se trouvant parfois jointes à nos passions, produisent alors une émotion qui fait éclater en sanglots. J'ai même entendu dire à certaines personnes qu'alors leur poitrine se resserre et qu'elles ont des mouvements extérieurs dont elles ne peuvent se défendre, si violents même que le sang coule par les narines, avec d'autres effets assez pénibles.

N'ayant rien éprouvé de semblable, je ne peux rien en dire ; mais il doit en résulter une impression de bonheur, car, comme je le disais, tout se termine en désirs de plaire à Dieu et de jouir de lui.

2. Ce que j'appelle goûts de Dieu — et que j'ai nommé ailleurs oraison de quiétude — est tout autre chose, comme le savent fort bien celles d'entre vous qui, par la miséricorde de Dieu, en ont fait l'expérience. Pour bien comprendre cela, figurons-nous avoir sous les yeux deux fontaines, dont les bassins se remplissent d'eau. Ignorante et dépourvue d'esprit comme je le suis, je ne trouve rien de plus convenable que l'eau pour donner l'idée de certaines choses spirituelles. J'ai, du reste, un attrait particulier pour cet élément : aussi l'ai-je observé avec une attention spéciale. Toutes les créatures d'un Dieu si grand et si sage renferment, sans doute, bien des secrets dont on peut retirer beaucoup d'utilité, et, de ce fait, il en est ainsi pour ceux qui en ont l'intelligence. A dire vrai, je suis persuadée que la moindre des créatures de Dieu, une petite fourmi, par exemple, renferme plus de merveilles que nos esprits ne peuvent comprendre.

3. Les deux bassins dont je parle se remplissent d'une manière différente : l'un reçoit une eau qui vient de loin, par de longs conduits et par le travail de l'art ; l'autre est construit à l'endroit même de la source, de sorte qu'il se remplit sans aucun bruit. Et si la source est abondante, comme c'est ici le cas, le bassin, une fois rempli, laisse échapper un gros ruisseau, sans qu'il soit besoin d'employer aucun artifice, ni qu'on ait à craindre de voir le conduit se détériorer : d'elle-même, l'eau s'échappe sans cesse du bassin.

Pour faire voir la différence que je prétends expliquer, je dirai que l'eau amenée par un conduit représente les consolations acquises par la méditation. Nous les amenons en effet par nos réflexions, au moyen de considérations sur les choses créées, et par un pénible travail de l'entendement. Et comme, après tout, elles sont le fruit de nos efforts, c'est avec bruit qu'elles remplissent le bassin de notre âme de quelque profit spirituel.

4. Dans l'autre fontaine, l'eau procède de la source même, qui est Dieu. Aussi, quand il plaît à sa Majesté de nous accorder une faveur surnaturelle, cette eau coule de notre fond le plus intime, avec une paix, une tranquillité, une douceur extrêmes. Mais d'où jaillit-elle et de quelle manière, c'est ce que j'ignore. Ce bonheur, ce plaisir, ne se sent pas au premier abord dans le coeur, comme ceux d'ici-bas ; mais ensuite, il remplit tout. Cette eau se répand dans chacune des Demeures, inondant les puissances et se faisant même sentir au corps. C'est ce qui m'a fait dire qu'il commence en Dieu et se termine en nous. Et réellement, l'homme extérieur tout entier savoure ce goût et cette douceur. Ceux qui l'ont éprouvé me comprendront fort bien.

5. Tandis que je traçais ces lignes, je me faisais la réflexion que dans ce verset : Dilatasti cor meum, le prophète dit que son cœur est dilaté. Il me semble pourtant que ce plaisir ne naît pas du coeur, mais d'un endroit encore plus intérieur, de quelque chose de très profond. Je pense que ce doit être le centre de l'âme ; et, en effet, je l'ai appris par la suite, comme je me propose de le dire plus loin. Vraiment, je découvre en nous des secrets qui nie jettent souvent dans l'admiration. Et combien d'autres doit-il y en avoir ! O mon Seigneur et mon Dieu ! Que tes merveilles sont grandes ! Et nous vivons ici-bas comme de petits bergers sans intelligence, nous figurant saisir quelque chose de ce que tu es ! Évidemment, ce n'est presque rien, puisqu'il y a en nous- mêmes des secrets si profonds, que nous sommes incapables de les pénétrer. Je dis : presque rien, en comparaison des merveilles sans nombre qui sont en toi ; mais, très certainement, celles que nos yeux découvrent, et qui ne sont qu'une faible partie de tes oeuvres, sont déjà immenses.

6. Je reviens à ce verset, qui peut me servir, semble-t-il, à faire comprendre la dilatation dont je parle. A peine cette eau céleste a-t-elle commencé à jaillir de sa source, c'est-à-dire du fond intime de nous-mêmes. qu'aussitôt on dirait que tout notre intérieur se dilate et s'élar­git. Ce sont alors des biens spirituels qui ne pevvent se dire, et l'âme même est incapable de comprendre ce qu'elle reçoit en cet instant. Elle respire comme une excellente odeur. Pour me servir d'une comparaison, c'est comme si dans ce fond intérieur il y avait un brasero où l'on jetterait des parfums exquis. On ne voit pas le feu ni l'endroit où il se trouve ; mais la chaleur et la fumée odoriférante pénètrent l'âme tout entière : souvent même, je le répète, le corps y participe. Comprenez- moi bien : en réalité, on ne sent pas de chaleur et on ne respire pas de parfum. Ce que l'on perçoit est bien plus délicat, et si je me sers de ces comparaisons, c'est pour me faire comprendre. Ceux qui n'en ont pas fait l'épreuve doivent bien se persuader que cela se passe véri­tablement ainsi, et que l'on s'en aperçoit fort bien. L'âme le sent même plus clairement que je ne l'exprime ici. Et ce n'est pas une chose qu'on puisse faussement s'imaginer ressentir. Non, tous nos efforts sont impuis­sants à nous procurer un tel bien ; on voit du premier coup qu'il n'est pas fait de notre métal, mais de l'or très pur de la Sagesse divine. A mon avis, les puissances ici ne sont pas unies à Dieu, mais seulement comme enivrées, et elles se demandent avec étonnement ce que ça peut bien être.

7. Ce que je dirai de ces choses intérieures sera peut-être en désaccord avec ce que j'en ai dit ailleurs ; mais il n'y a pas lieu de s'en étonner, car pendant les quinze années, ou presque, qui se sont écoulées depuis, il peut se faire que le Seigneur m'ait donné sur ces sujets plus de lumière que je n'en avais à cette époque. Maintenant comme alors, je suis capable de me tromper sur tous les points, mais non de mentir, car, par la grâce de Dieu, je souffrirais plutôt mille morts. Je dis les choses telles que je les comprends.

8. Il me semble bien que la volonté doit de quelque façon se trouver unie à celle de Dieu. Mais c'est aux effets et aux oeuvres produites que l'on reconnaît les véritables grâces d'oraison : il n'y a pas de meilleur creuset pour s'éprouver soi-même. Pour celui qui reçoit cette faveur, c'est une grande grâce d'en recevoir l'intelligence, et une plus grande encore de ne pas retourner en arrière.

Vous voudriez sur-le-champ, mes filles, vous procurer cette oraison, et à juste titre, car, encore une fois, l'âme ne peut comprendre les grâces qu'elle reçoit alors de Dieu et l'amour avec lequel il l'approche de lui. Rien de plus légitime que de désirer savoir comment l'on peut obtenir pareille faveur. Je vous dirai donc ce que j'en ai appris.

9. Laissons de côté le cas où il plaît au Seigneur de l'accorder, simplement parce qu'il le juge bon. Il en sait la raison et nous n'avons rien à y voir. Faites d'abord ce qui a été recommandé aux habitants des Demeures précédentes, et ensuite : de l'humilité ! de l'humilité ! C'est par elle que le Seigneur cède à tous nos désirs. Et voulez-vous savoir si vous avez cette vertu ? Voyez d'abord si vous vous croyez indignes de ces grâces et de ces goûts divins, et si vous êtes persuadées qu'ils ne vous seront jamais accordés en cette vie.

Vous me direz : Mais comment les obtenir, si l'on ne fait rien pour cela ? Je réponds que le meilleur moyen est celui que je viens d'indiquer, c'est-à-dire de ne rien faire pour y parvenir. En voici les raisons. La première, c'est que pour recevoir ces grâces, rien n'est plus nécessaire que d'aimer Dieu sans intérêt. La deuxième, qu'il y a un petit manque d'humilité à penser pouvoir obtenir un si grand bien par des services aussi misérables que les nôtres. La troisième, que la véritable dispo­sition pour nous, qui, après tout, avons offensé Notre-Seigneur, n'est pas d'aspirer aux consolations, mais de désirer souffrir et nous rendre semblables à lui. La quatrième, que sa Majesté ne s'est pas obligée à nous donner ces goûts spirituels, comme elle s'est obligée à nous donner la béatitude si nous observons ses commandements. Nous pouvons nous sauver sans cela, et elle sait mieux que nous ce qui nous convient et quels sont ceux qui l'aiment véritablement. Il y a une chose certaine et sur laquelle je n'ai aucun doute : c'est qu'il se trouve des personnes — et j'en connais — qui marchent sur le chemin de l'amour comme on doit y marcher, c'est-à-dire avec le seul désir de servir leur Christ crucifié, et qui non seulement ne lui demandent pas des goûts spirituels et ne désirent pas en avoir, mais le supplient même de ne pas leur en donner en cette vie. C'est la pure vérité. La cinquième raison, c'est que ce serait nous tourmenter en pure perte. Cette eau n'étant pas amenée par des canaux comme la précédente, si la source se refuse à la donner, nous nous fatiguerons en vain. Je veux dire que nous aurons beau multiplier nos méditations, nous pressurer le coeur et verser des larmes, tout sera inutile. Ce n'est pas la voie par laquelle arrive cette eau. Dieu la donne à qui il veut, et il le fait souvent au moment où l'âme y pense le moins.

10. Nous sommes à lui, mes soeurs : qu'il fasse de nous ce qu'il voudra, qu'il nous conduise par où il lui plaira. Si nous nous humilions, si nous nous détachons véritablement — et non pas seulement par l'imagination qui, si souvent, nous trompe, car il faut que le détachement soit absolu —, le Seigneur, j'en suis persuadée, ne nous refusera pas cette grâce, et il nous en accordera même beaucoup d'autres qui surpasseront nos désirs. Bénédiction et louange sans fin lui soient rendues ! Amen.

CHAPITRE 3

1. Les effets de l'oraison dont je viens de parler sont nombreux j'en indiquerai quelques-uns. Mais auparavant, je traiterai d'une oraison qui précède presque toujours celle-ci. Je le ferai en peu de mots, parce que j'en ai parlé ailleurs.

C'est un recueillement, qui me paraît surnaturel aussi. Il ne consiste ni à se mettre dans l'obscurité ni à fermer les yeux : il ne dépend nullement des choses extérieures. Et pourtant, sans le vouloir, on ferme les yeux et on désire la solitude. Alors se construit, mais sans le travail de l'art, le palais de l'oraison dont je viens de parler. Ici, les sens et les objets extérieurs semblent perdre de leurs droits, afin que l'âme puisse recouvrer peu à peu les siens, qu'elle avait perdus.

2. Ceux qui traitent de cette matière disent quelquefois que l'âme rentre en elle-même et d'autres fois qu'elle s'élève au-dessus d'elle-même. J'avoue qu'avec de pareils termes je ne saurais rien expliquer, et j'ai le tort de me figurer qu'en me servant de mes termes à moi, je serai comprise de vous. Peut-être ne le serai-je que de moi-même. Représentons-nous que les sens et les puissances, qui sont les habitants du château — car c'est la comparaison dont j'ai commencé à me servir —, ont pris la fuite pour aller vivre avec des étrangers, ennemis de ce château, et cela, depuis un certain temps déjà, depuis des années même. Reconnaissant que ce fut pour leur malheur, ils se sont rapprochés, sans toutefois pénétrer dans le château, par suite de la funeste habitude qu'ils ont prise de se tenir dehors. Mais enfin, ils ont renoncé à leur trahison, et on les voit tourner autour de ses murs. Le monarque qui habite la royale résidence du château, voyant leur bonne volonté, veut bien, dans sa grande miséricorde, les rappeler à lui. Comme un bon pasteur, il leur fait entendre sa voix, et, par un sifflement si doux qu'ils le saisissent à peine, il les invite à laisser là leurs égarements et à revenir à leur ancienne demeure. Ce sifflement du berger a sur eux tant d'empire, que, abandonnant les choses extérieures qui les capti- vaient, ils rentrent dans le château.

3. Il me semble n'avoir jamais si bien expliqué cela qu'à présent. Quand Dieu accorde cette grâce, elle aide singulièrement à chercher Dieu en soi-même. Effectivement, on l'y trouve d'une manière beaucoup plus fructueuse et plus profitable que dans les créatures, et saint Augustin assure qu'après l'avoir cherché partout ailleurs, c'est là qu'il le rencontra. Mais ne pensez pas que ce recueillement s'obtienne par le travail de l'entendement, en s'efforçant de penser à Dieu au-dedans de soi-même, ni par celui de l'imagination en se le représentant en soi. C'est très bon, c'est une manière de méditer vraiment excellente, parce qu'elle s'appuie sur cette vérité indiscutable que Dieu est en nous. Mais il ne s'agit pas de cette façon de faire qui est au pouvoir de chacun, toujours avec le secours de Dieu, bien entendu. Ce dont je parle est différent. Quelquefois. avant même que l'on ait commencé à penser à Dieu, les gens dont nous parlions se trouvent déjà à l'intérieur du château. J'ignore par où ils sont entrés et comment ils ont perçu le sifflement de leur pasteur : ce n'est certainement pas par les oreilles, puisqu'ici l'on n'entend rien. On éprouve seulement d'une manière très marquée une douce impression de recueillement. Ceux qui en ont l'expé- rience me comprendront : pour moi, je ne saurais l'expliquer davantage.

J'ai rencontré quelque part, il me semble, la comparaison du hérisson ou de la tortue se retirant au-dedans d'eux-mêmes. Celui qui s'est servi de cette comparaison la comprenait sans doute fort bien. Mais, remarquons-le, ces animaux se renferment ainsi quand ils le veulent, tandis qu'ici la chose ne dépend pas de notre volonté ; elle n'a lieu que lorsque Dieu veut bien nous faire cette grâce. Mon opinion est qu'il choisit pour la leur accorder des personnes qui ont renoncé aux choses de ce monde, sinon de fait, parce que leur état les en empêche, du moins par le désir. Il les invite alors à vaquer d'une manière spéciale aux choses intérieures. Aussi, je suis persuadée que si on laisse à Dieu sa liberté d'action, il ne bornera pas là sa libéralité envers des âmes qu'il appelle évidemment à monter plus haut.

4. Celles qui constateront en elles-mêmes de tels effets doivent beaucoup l'en remercier ; certes, il est bien juste qu'elles s'en montrent reconnaissantes, et par cette gratitude elles se disposeront à recevoir des grâces plus grandes encore. C'est un acheminement vers l'état où l'on écoute Dieu, suivant le conseil que donnent quelques auteurs de ne pas discourir, mais d'être attentif à ce que le Seigneur opère dans l'âme. Cependant, si la divine Majesté n'a pas encore fait entrer dans la jouissance, je ne comprends pas bien comment on peut enchaîner le mouvement de la pensée sans qu'il en résulte plus de dommage que de profit. Il y a eu, à ce sujet, de longues discussions entre plusieurs personnes spirituelles. Je confesse mon peu d'humilité, mais jamais elles ne m'ont donné de raisons assez convaincantes pour que j'aie pu me ranger à leur avis. L'une d'elles m'allégua un certain livre du saint Frère Pierre d'Alcantara —je crois pouvoir très justement l'appeler ainsi — et volontiers j'aurais partagé son opinion, parce que je sais qu'il était compétent en ces matières. Nous avons lu le livre, et il s'est trouvé que le saint frère disait comme moi. Il se sert, en vérité, d'autres termes, mais ce qu'il dit montre clairement que l'amour doit déjà être en activité. Je peux me tromper, mais voici les motifs sur lesquels je me fonde.

5. Le premier, c'est que, dans cette oeuvre spirituelle, celui-là fait plus qui pense et veut moins faire. La conduite que nous avons à tenir est celle des pauvres très nécessiteux qu'on introduit devant un riche et puissant empereur ; ils élèvent la voix pour demander, puis ils baissent les yeux et demeurent dans une humble attente. Dieu, par ses secrètes voies, semble nous faire comprendre qu'il nous entend, alors, puisqu'il nous permet de nous tenir auprès de lui, nous ferons bien de nous taire et même, si nous le pouvons, d'arrêter l'activité de l'entendement. Mais si nous n'avons aucune marque que ce divin Roi nous ait entendus ou regardés, gardons-nous de rester là bouche bée. Et, en effet, c'est ce qui arrive à l'âme lorsqu'elle a fait un effort pour enchaîner sa pensée : elle se trouve dans une bien plus grande sécheresse qu'au- paravant, et peut-être même la violence qu'elle s'est imposée, pour ne penser à rien, ne rendra son imagination que plus inquiète. Non, Dieu veut que nous lui adressions nos demandes et que nous considérions que nous sommes en sa présence. Il sait ce qu'il nous faut. Pour moi, je ne peux me résoudre à user d'artifices humains en des choses où sa Majesté semble avoir posé une limite, et qu'elle paraît s'être réservées à elle-même. Il y en a tant d'autres qu'il est en notre pouvoir d'accomplir avec son secours, autant du moins que notre misère en est capable ! Je veux dire : les pénitences, les bonnes oeuvres, l'oraison.

6. Le deuxième motif, c'est que ces opérations intérieures étant toutes douces et paisibles, ce qui est laborieux apporte plus de dommage que de profit. J'appelle laborieux toute violence que l'on veut se faire. comme serait, par exemple, le fait de retenir sa respiration. L'âme doit s'abandonner entre les mains de Dieu, pour qu'il fasse d'elle tout ce qu'il voudra, se tenir le plus possible dans l'oubli de son intérêt propre et dans la résignation à la volonté du Seigneur.

Le troisième motif, c'est que la préoccupation même de ne penser à rien excitera l'esprit à penser davantage.

Le quatrième, que rien n'est plus précieux et plus agréable à Dieu que de nous voir occupés de son honneur et de sa gloire, dans l'oubli de nous-mêmes, de nos intérêts, de nos consolations, de nos goûts personnels. Mais comment peut-il s'oublier soi-même, celui qui en est au contraire si préoccupé, qu'il n'ose se remuer et qu'il ne permet pas même à son entendement, à ses désirs, d'aspirer à la plus grande gloire de Dieu, de se réjouir de la joie qu'il possède ? Quand sa Majesté veut que l'entendement cesse d'agir, elle l'occupe d'une autre manière, et cela, en lui communiquant une lumière tellement plus forte que celle qu'il pourrait acquérir par ses efforts, qu'il reste profondément absorbé. Alors, sans savoir comment, il se trouve bien mieux instruit qu'il ne l'aurait été avec toute son habileté pour suspendre son activité. Puisque Dieu nous a donné nos puissances pour que nous agissions par elles, et que leur action reçoit sa récompense, je ne vois aucun motif de les maintenir dans une sorte d'enchantement. Laissons-les s'acquitter de leur office, en attendant que Dieu leur en confie un autre plus élevé.

7. Pour l'âme qu'il a plu au Seigneur de placer en cette Demeure, la conduite la plus convenable, à mon avis, est celle que je viens d'indiquer. Après cela, sans aucune violence, sans bruit, qu'elle tente d'empêcher l'entendement de discourir, mais qu'elle n'essaie pas de le suspendre, pas plus que l'imagination, car il est bon de considérer que l'on est en présence de Dieu et de réfléchir à ce qu'il est. Que si l'entendement se trouve absorbé par ce qu'il éprouve en lui-même, très bien ; mais qu'il ne cherche pas à comprendre ce dont il jouit, parce que c'est à la volonté que le don s'adresse. Ainsi, qu'il la laisse à sa jouissance, sans s'en mêler, se bornant à lui suggérer quelques paroles d'amour. Du reste, il arrive souvent en cet état que, sans le chercher, on ne pense à rien, mais c'est pour peu de temps.

8. En abordant cette Demeure, j'ai parlé en premier lieu de l'oraison des goûts divins ou de quiétude, puis je suis passé à l'oraison de recueillement. J'aurais dû traiter d'abord de cette dernière oraison, qui est bien inférieure à l'autre et qui nous y conduit, en laquelle enfin on ne doit abandonner ni la méditation ni l'exercice de l'entendement. J'ai dit ailleurs pourquoi, dans l'oraison des goûts divins, où l'eau jaillit de la source même sans être amenée par des conduits, l'enten­dement s'arrête, ou plutôt se trouve arrêté, parce qu'il comprend qu'il ne sait pas lui-même ce qu'il veut. Il se porte alors, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, comme étourdi et incapable de se fixer sur rien. Quant à la volonté, elle est fixée en son Dieu, et toute cette agitation de l'enten­dement lui est singulièrement pesante. Mais elle ne doit pas s'en soucier, autrement elle perdrait une grande partie de sa jouissance. Donc, qu'elle le laisse aller, et qu'elle-même se laisse aller entre les bras de l'amour : sa Majesté lui apprendra ce qu'elle doit faire alors. Tout, ou presque tout, d'ailleurs, consiste à se reconnaître indigne d'un si grand bonheur et à en rendre grâces.

9. Voulant parler de l'oraison de recueillement, j'ai remis à plus tard de dire les effets de l'oraison des goûts divins et les signes auxquels on reconnaît que Dieu en favorise une âme. J'y reviens maintenant. Il se produit d'une manière très manifeste en l'âme une dilatation ou un élargissement. Figurez-vous une source qui n'a pas d'écoulement, et dont le bassin est fait de telle sorte qu'il s'agrandit à mesure que l'eau devient plus abondante. Eh bien ! il en est de même dans cette oraison. Dieu, sans parler de beaucoup d'autres merveilles qu'il opère alors dans l'âme, la dispose et la rend apte à contenir tout ce qu'il veut y mettre. Cette douceur et cet élargissement intérieur se reconnaissent à l'effet suivant : l'âme ne se trouve plus liée comme auparavant dans le service de Dieu, son action est beaucoup plus étendue. La crainte de l'enfer cesse de l'agiter. Tandis que celle d'offenser son Dieu grandit en elle, la crainte servile disparaît, et l'âme sent une grande confiance de le posséder un jour. Au lieu d'appréhender, comme auparavant, de ruiner sa santé en s'adonnant à la pénitence, elle croit tout possible avec le secours divin, et ses désirs de la pratiquer n'ont jamais été si grands. Autrefois, elle redoutait les croix, maintenant elle les craint moins, parce que sa foi est plus vive ; elle sait que si elle les reçoit pour l'amour de Dieu, sa Majesté lui donnera grâce pour les supporter patiemment. Parfois même, elle les appelle de ses voeux, tant est vif son désir de faire quelque chose pour lui. Connaissant mieux sa grandeur, elle a une plus basse opinion d'elle-même. Comme elle a expérimenté les délices qui viennent de lui, les plaisirs du monde ne sont plus à ses yeux que fumier; elle s'en éloigne peu à peu, et elle a, pour le faire, plus d'empire sur elle-même. Enfin, elle avance dans toutes les vertus, et ses progrès seront continuels, si toutefois elle ne retourne pas en arrière et n'offense pas Dieu ; car, autrement, si élevée qu'elle puisse être, aurait-elle même atteint les plus hauts sommets, tout lui échappe. Ne croyez pas non plus qu'il suffise d'avoir reçu une fois ou deux cette faveur pour se trouver riche de toutes les grâces que je viens de dire. Il faut pour cela que l'âme persévère à les recevoir, car tout notre bien dépend de cette persévérance.

10. Voici un avis important que je donne à quiconque en est là : c'est d'éviter avec beaucoup de soin les occasions d'offenser Dieu. L'âme, en effet, est encore toute petite ; elle ressemble à l'enfant qui commence à prendre le lait de sa mère : s'il s'éloigne de son sein, qu'attendre pour lui sinon la mort ? Je le crains beaucoup, si les personnes qui ont reçu de Dieu une semblable faveur s'éloignent de l'oraison sans une nécessité urgente, et si elles n'y reviennent ensuite rapidement, elles iront de mal en pis. Et en pareil cas, tout est à craindre, je le sais. Je connais plusieurs personnes — elles m'inspirent une compassion profonde — auxquelles ce que je dis est arrivé, et cela, pour s'être éloignées de Celui qui voulait se donner à elles comme ami et le leur témoigner par les oeuvres. Si j'exhorte si instamment à ne pas s'exposer aux occasions, c'est que le démon s'attache beaucoup plus à nuire à une âme ainsi favorisée qu'à un grand nombre d'autres, étrangères à ces grâces. De telles âmes, en effet, peuvent lui faire beaucoup de tort en attirant d'autres âmes après elles. Qui sait même si elles ne feront pas un grand bien dans l'Église de Dieu ? Et quand il n'y aurait pas d'autre motif que celui de l'amour spécial que sa Majesté leur témoigne, c'en serait assez pour que le démon s'acharne à les perdre. De là vient que ces âmes ont de grands combats à soutenir, et si elles succombent, elles iront dans le mal bien plus loin que les autres.

Vous êtes, mes soeurs, autant qu'on en peut juger, à l'abri de ces périls. Que Dieu vous garde également de l'orgueil et de la vaine gloire ! Le démon peut chercher, par le moyen de ses illusions, à contrefaire les grâces de cette nature. Vous le reconnaîtrez en ce que, bien loin de produire les effets que j'ai indiqués, ce qui vient de lui en produira de diamétralement opposés.

11. Il est un danger contre lequel je veux vous mettre en garde. Je l'ai déjà signalé ailleurs et j'y ai vu tomber des âmes d'oraison, spécialement des femmes ; étant plus faibles, nous sommes plus exposées à ce que je vais dire. On rencontre des personnes qui, à la suite de beaucoup d'austérités, d'oraisons et de veilles, ou simplement par faiblesse de tempérament ne peuvent goûter une consolation intérieure sans que leur nature en soit subjuguée. Éprouvant un certain plaisir intérieur, en même temps qu'une faiblesse, une défaillance physique — spécialement si elles entrent dans ce que l'on appelle le sommeil spirituel, grâce qui dépasse un peu celle dont j'ai parlé —, elles confondent le plaisir avec la défaillance et se laissent entièrement absorber par cette dernière. Plus elles s'abandonnent, plus l'absorption augmente, parce que la nature s'affaiblit de plus en plus. Et elles prennent cela pour un ravissement. Moi, je l'appelle hébétement, et je dis que ces personnes ne font alors que perdre leur temps et détruire leur santé.

12. J'en connais une qui restait parfois huit heures dans cet état, sans perdre le sentiment et sans en avoir aucun de Dieu. Avec du sommeil, de la nourriture et moins d'austérités, tout disparut, car il s'était trouvé quelqu'un pour comprendre d'où cela venait. Mais jusque-là le confesseur, avec d'autres encore, s'y était trompé, et cette personne l'était la première, car elle n'avait pas l'intention de tromper. Pour moi, je suis persuadée que le démon y était pour quelque chose et prétendait en tirer de l'avantage, ce à quoi, du reste, il n'avait que trop réussi.

13. Qu'on sache bien ceci. Quand Dieu est vraiment l'auteur de ce qui se passe dans l'âme, il y a, il est vrai, défaillance intérieure et extérieure, mais l'âme reste forte, et elle goûte une joie très vive de se voir si près de Dieu. En outre, cet effet, loin de se prolonger, ne dure que très peu de temps ; à vrai dire, l'âme entre ensuite dans la jouissance. Cette oraison, quand il n'y a pas par ailleurs faiblesse corporelle, ne va pas jusqu'à abattre le corps, ni à causer de souffrance extérieure. Lors donc que l'une de vous ressentira les inconvénients que j'ai dit, qu'elle ne manque pas d'en parler à la supérieure et de faire diversion le mieux qu'elle pourra. La supérieure, de son côté, doit lui interdire les longues heures d'oraison et lui ordonner, au contraire, d'en faire très peu. Elle doit aussi la faire bien manger et bien dormir, afin de rétablir ses forces naturelles, qui peuvent s'être épuisées par le manque de nourriture et de sommeil. Si la religieuse est d'un tempérament si faible que cela ne suffise pas, elle peut m'en croire, Dieu ne la destine qu'à la vie active : il faut de tout dans les monastères. On devra l'occuper dans les offices, et prendre soin qu'elle ne reste pas longtemps en solitude, parce qu'elle achèverait d'y ruiner sa santé. Ce sera pour elle le sujet d'une bien rude mortification. Au bout de quelque temps, le Seigneur, qui veut éprouver, par la manière dont elle supportera son absence, l'amour qu'elle lui porte, lui rendra peut-être les forces. S'il ne le fait pas, elle acquerra autant de mérites par la prière vocale et l'obéissance que par la voie contemplative, et peut-être davantage.

14. Il peut se rencontrer aussi des personnes — et j'en ai connu dont la tête et l'imagination sont si faibles, qu'elles se figurent voir tout ce qu'elles pensent. Cette disposition est bien dangereuse. Comme j'en parlerai peut-être plus loin, je n'en dirai pas davantage ici. Je me suis beaucoup étendue en traitant de cette Demeure, parce que c'est celle où entrent, je crois, le plus grand nombre d'âmes. Comme le naturel y est joint au surnaturel, le démon peut y causer plus de dommage qu'en celles dont j'ai encore à parler et où le Seigneur lui laisse moins de pouvoir. Qu'il soit à jamais béni ! Amen.

CINQUIÈMES DEMEURES

1. O mes soeurs ! comment vous dire les richesses, les trésors, délices que renferment ces Cinquièmes Demeures ? Je crois vraime qu'il vaudrait mieux me taire sur ce qui concerne les Demeures do il me reste à traiter, puisque les discours sont incapables de l’exprimer, l'entendement de le comprendre, les comparaisons d'en donner l'idée tant les choses de la terre sont viles pour un tel sujet !

O mon Maître ! Puisque tu accordes à plusieurs de tes servantes goûter très habituellement ces joies, du haut du ciel envoie-moi lumière, et que je puisse leur en communiquer quelques rayons, a de les prémunir contre les tromperies du démon lorsqu'il se transfigi en ange de lumière. Tous leurs désirs, tu le sais bien, ne tendent qt te plaire !

2. J'ai dit : plusieurs de tes servantes. Il en est bien peu cependant qui n'entrent pas dans cette Demeure. Comme il y a du plus et du moi: je dis que la plupart y entrent. Certaines des particularités qui s'y rencontrent sont, je crois, le partage du petit nombre, mais si les autres font qu'arriver jusqu'à la porte, c'est déjà de la part de Dieu une immense miséricorde ; beaucoup sont appelés et peu sont élus. Ainsi, nous toutes qui portons ce saint habit du Carmel, nous sommes appelé à l'oraison et à la contemplation : c'est là notre première institution, nous sommes de la race de ces saints pères du mont Carmel qui, dans la solitude profonde et dans le plus complet mépris du monde, cherchaient le trésor, la perle précieuse dont nous parlons. Et pourtant, vous le déclare, bien peu d'entre nous se disposent à voir le Seigne la leur découvrir. Quant à l'extérieur, je le reconnais, nous sommes en bonne voie. Mais pour ce qui est d'acquérir les vertus nécessaires pour arriver où j'ai dit, que de choses nous manquent, et quel besoin nous avons de bannir toute négligence ! Donc, mes soeurs, pvisque nous pouvons jusqu'à un certain point jouir du ciel sur la terre, courage ! Supplions le Seigneur qu'il nous accorde sa grâce, afin que nous ne soyons pas frustrées par notre faute ; prions-le qu'il nous montre le chemin et donne à notre âme la force de creuser sans relâche, jusqu'à ce qu'elle ait trouvé ce trésor caché. N'en doutez pas, ce trésor repose en nous-mêmes, et c'est ce que j'espère vous faire comprendre, si le Seigneur daigne m'en rendre capable.

3. J'ai dit : qu'il donne la force à notre âme, pour vous apprendre que les forces du corps ne sont pas indispensables, quand Dieu notre Seigneur les refuse. Il ne rend impossible à personne l'acquisition de ses richesses, et dès lors qu'on lui donne ce qu'on a, il s'en contente. Béni soit un Dieu si grand ! Mais, comprenez-le bien, mes filles, pour ce dont il s'agit, il entend que vous ne vous réserviez rien : que ce soit peu, que ce soit beaucoup il veut tout avoir, et à proportion de ce que vous aurez donné, vous recevrez de plus grandes ou de moindres grâces. IL n'est pas de meilleur signe pour reconnaître si notre oraison arrive jusqu'à l'union, ou si elle n'y arrive pas. N'allez pas vous figurer que cette oraison ressemble, comme la précédente, à un songe. Je dis un songe, parce que, dans l'oraison de quiétude, l'âme est comme à moitié assoupie ; elle ne dort pas complètement, et elle ne se sent pas non plus bien éveillée. Ici, on est endormi — et même profondément endormi — aux choses de la terre et à soi-même ; et de ce fait, pendant la courte durée de l'union, on est comme privé de sentiment : quand on le voudrait, on se trouve hors d'état de penser. Alors, nul besoin d'artifice pour suspendre l'activité de son esprit.

4. Et si l'on aime, on ne sait pas comment on aime, ni ce qu'on aime, ni ce qu'on désire. Enfin, on est absolument mort au monde, pour vivre davantage en Dieu. C'est là une mort délicieuse. Une mort, parce que l'âme y est soustraite à toutes les opérations qu'elle peut produire tandis qu'elle est unie au corps; délicieuse, parce que si l'âme semble réellement se séparer du corps, c'est pour mieux vivre en Dieu. A vrai dire, je ne sais même pas s'il reste assez de vie pour respirer. Je viens d'y réfléchir, et il me semble que non ; du moins, si l'on respire, on ne s'en aperçoit pas. L'entendement voudrait s'appliquer tout entier à comprendre quelque peu ce que l'âme éprouve ; mais, s'en trouvant incapable, il demeure tout interdit, de sorte que s'il n'est pas entièrement perdu, du moins ne peut-il remuer ni pied ni main, comme l'on dit en parlant d'une personne si complètement évanouie qu'on la dirait morte.

O secrets de mon Dieu ! Je ne me lasserais pas de chercher à en donner l'intelligence, si j'espérais y réussir tant soit peu. Ainsi, j'émettrai volontiers mille sottises dans l'espoir de bien dire une fois seulement, et de procurer par-là de nouvelles louanges à Notre-Seigneur.

5. J'ai dit que cette oraison ne ressemblait pas à un songe. En effet, dans la Demeure précédente, tant que l'expérience n'est pas encore très grande, l'âme est en doute sur ce qui s'est passé en elle. Est-elle dans l'illusion ? était-elle endormie ? était-ce vraiment un don de Dieu? le démon ne s'est-il pas transfiguré en ange de lumière ? Mille incertitudes l'agitent, et il est bon qu'il en soit ainsi, parce que, je le répète, la nature elle-même peut ici quelquefois nous tromper. En effet, si les bêtes venimeuses s'introduisent difficilement dans la Quatrième Demeure, il n'en est pas de même de certains petits lézards qui se fourrent partout, tant ils sont agiles. S'ils ne font pas de mal, surtout, comme j'ai dit, lorsqu'on a soin de ne pas s'en mettre en peine — car, encore une fois, ce ne sont que de petites pensées provenant de l'imagi- nation et des autres sources indiquées plus haut —, ils ne cessent pas d'être souvent très importuns. Mais, si agiles soient-ils, ces lézards n'ont pas d'accès dans la Demeure qui nous occupe, parce qu'il n'y a ni imagination, ni mémoire, ni entendement qui puisse faire obstacle au bien dont on y jouit.

J'oserai même affirmer que si c'est une véritable union avec Dieu, le démon ne peut ni pénétrer ni causer le moindre dommage. Effectivement, sa Majesté est alors tellement jointe et unie à l'essence même de l'âme, que le démon n'oserait approcher, et très probablement il ne comprend même pas ce secret. C'est bien clair, du reste : puisque, comme on l'assure, il ne connaît pas nos pensées, bien moins encore connaîtra-t-il un secret si caché, et que Dieu ne confie même pas à notre entendement. Oh ! l'heureux état que celui où ce maudit ne peut nous nuire ! Si l'âme se trouve enrichie de si grands trésors, c'est qu'en cet instant Dieu opère en elle sans que personne, pas même l'âme s'y oppose. Et que ne donnera pas alors Celui qui aime tant donner et qui peut donner tout ce qu'il veut !

6. Je vous ai causé du trouble, je crois, en vous disant : « si c'est une véritable union avec Dieu », comme s'il y avait d'autres unions. Et comment donc, s'il y en a ! Lorsqu'il s'agit des vanités de ce monde, dès qu'on les aime avec passion, le démon lui aussi transporte l'âme. Seulement. ce n'est pas de la même manière que Dieu, ni avec ce plaisir, ce rassasiement de l'âme, cette paix, cette joie spirituelle. Quant au bonheur dont nous parlons, il est au-dessus de toutes les joies de la terre, au-dessus de tous ses plaisirs, au-dessus de toutes ses jouissances. C'est même trop peu dire. Son origine n'ayant rien de commun avec celle des jouissances terrestres, l'impression qu'il cause diffère tout à fait, ainsi que l'expérience doit vous l'avoir appris. J'ai dit un jour4 que les unes n'atteignent en quelque sorte que l'écorce du corps et que les autres pénètrent jusqu'à la moelle des os. En cela, j'ai dit juste, et je ne sais vraiment pas comment dire mieux.

7. Mais il me semble que vous n'êtes pas encore satisfaites et que vous craignez de vous tromper. Et réellement, le discernement de ces choses intérieures est difficile. Pour ceux qui ont de l'expérience, ce que j'en ai dit est suffisant, tant la différence est grande. Cependant, je veux vous indiquer un signe très évident, et qui lèvera tous vos doutes sur la question de savoir si c'est bien Dieu qui agit en vous. Sa Majesté l'a représentée aujourd'hui à mon esprit, et il me semble que c'est la véritable. Dans toutes les questions difficiles, même lorsque je crois bien les entendre et parler exactement, je me sers de cette expression : « il me semble », parce que je suis toute disposée, si je me trompe, à me ranger à l'avis des hommes éminents en doctrine. Les grands théologiens, même dépourvus de l'expérience personnelle de ces faveurs, ont un je ne sais quoi qui leur est propre : Dieu les destinant à éclairer son Église, il suffit qu'on leur propose une vérité pour qu'ils reçoivent une lumière qui les porte à l'admettre. Pourvu qu'ils ne soient pas trop mondains et soient serviteurs de Dieu, ils ne s'étonnent jamais des merveilles de sa grâce, sachant très bien qu'il peut faire beaucoup plus. Enfin, s'agit-il de choses peu étudiées encore, celles qu'ils trouvent dans les livres leur montrent qu'ils peuvent les admettre.

8. J'ai de cela une très grande expérience. Je connais aussi ces demi-docteurs, toujours ombrageux. Ils m'ont coûté assez cher ! A tout le moins suis-je persuadée qu'il ferme absolument la porte de son âme à ces faveurs, celui qui n'est pas convaincu que le pouvoir de Dieu s'étend loin au-delà, et qu'il a daigné, qu'il daigne encore quelquefois se communiquer ainsi à ses créatures. Donc, mes soeurs, que cela ne vous arrive jamais. Croyez, au contraire, que le pouvoir de Dieu va bien plus loin encore. Ne vous arrêtez pas non plus à considérer si ceux qui reçoivent ces grâces sont vertueux ou imparfaits : c'est à sa Majesté de le savoir. Encore une fois, cela ne nous regarde pas. Servons Dieu dans la simplicité de coeur, dans l'humilité, et bénissons-le de ses oeuvres merveilleuses.

9. Je reviens au signe que j'ai dit être le véritable. Vous voyez cette âme que Dieu a privée d' intelligence pour mieux imprimer en elle la vraie sagesse : elle ne voit, n'entend, ni ne comprend, tout le temps que dure cette faveur, temps toujours bref et qui lui paraît beaucoup plus court encore qu'il ne l'est en réalité. Dieu s'établit alors de telle sorte au plus intime de cette âme, qu'en revenant à elle il lui est impos­sible de douter qu'elle n'ait été en Dieu et que Dieu n'ait été en elle. Cette vérité s'imprime si bien dans son esprit, que des années se seraient-elles écoulées sans que Dieu lui ait renouvelé cette grâce, elle ne peut l'oublier ni douter qu'elle n'ait été en Dieu. Et cela, abstraction faite des effets produits, sur lesquels je reviendrai plus loin. Cette certitude est le point capital.

10. Vous me direz : Comment a-t-elle vu et entendu qu'elle a été en Dieu, puisqu'en cet état elle ne voit ni n'entend ? Je ne dis pas qu'elle l'a vu alors, mais qu'elle le voit clairement ensuite, et cela, non au moyen d'une vision, mais par une conviction qui lui reste et que Dieu seul peut donner. Je connais une personne qui ignorait que Dieu est dans tous les êtres par présence, par puissance et par essence. Après une faveur de ce genre qu'elle reçut de lui, elle en demeura si convaincue, qu'ayant demandé à l'un de ces demi-docteurs dont j'ai parlé de quelle manière Dieu était en nous, lui, qui n'en savait pas plus qu'elle avant cette révélation, eut beau l'assurer que Dieu n'était en nous que par la grâce, elle ne put le croire, tant elle était sûre du contraire. Ensuite, elle en interrogea d'autres qui lui dirent ce qu'il en était, ce qui la consola beaucoup.

11. N'allez pas non plus vous imaginer faussement que cette certitude porte sur un objet corporel, comme le corps de Notre-Seigneur Jésus- Christ invisiblement présent au très saint sacrement. Ici, rien de semblable : il n'est question que de la divinité. Mais comment ce que nous n'avons pas vu peut-il nous donner une pareille certitude ? Je l'ignore, c'est l'oeuvre de Dieu. Tout ce que je sais, c'est que je dis vrai. Et, à supposer que la certitude fasse défaut, j'ai de la peine à croire qu'il y ait union totale de l'âme avec Dieu ; il y aura union de l'une des puissances seulement, ou bien ce sera l'une ou l'autre de ces nombreuses faveurs, dont Dieu gratifie les âmes. En tout cela, il ne faut pas se torturer l'esprit pour arriver à savoir comment les choses se passent. Puisqu'elles excèdent la portée de notre esprit, à quoi bon nous y perdre? Disons simplement que Celui qui les accomplit est tout- puissant. Et puisque avec tous nos efforts nous sommes incapables de nous attirer des faveurs dont Dieu seul est le maître, ne nous figurons pas être en état de les comprendre.

12. A propos de notre impuissance, je me souviens de ces paroles de l'Épouse dans les Cantiques, que vous connaissez certainement : Le Roi m'a conduite dans ses celliers, ou plutôt, je crois, m'a introduite. Vous le voyez, elle ne dit pas qu'elle s'y est rendue d'elle-même. Elle dit encore : qu'elle allait de côté et d'autre cherchant son Bien-Aimé. A mon sens, cette oraison d'union est précisément le cellier où le Seigneur nous fait entrer quand il le veut et comme il le veut. Quels que puissent être nos efforts, la porte nous restera fermée. C'est à Notre-Seigneur de nous introduire, de nous placer lui-même dans ce centre de notre âme. Pour mieux faire éclater ses merveilles, il ne nous laisse ici d'autre concours que celui d'une volonté entièrement soumise. Il ne veut pas non plus se faire ouvrir la porte des puissances et des sens, qui tous sont alors endormis : ce qu'il veut, c'est pénétrer dans le centre de notre âme sans passer par aucune porte, de même qu'il entra chez ses disciples en leur disant : Pax volyie, de même qu'il sortit du sépulcre sans en lever la pierre. Vous verrez plus loin comment sa Majesté veut que l'âme jouisse de sa présence au centre d'elle-même plus pleinement encore qu'elle ne le fait ici : ce sera dans la dernière Demeure.

13. 0 mes filles ! que nous verrons de choses, si nous n'avons les yeux ouverts que sur notre bassesse et notre misère, si nous comprenons que nous ne sommes pas dignes d'êtres les servantes de ce grand Maître, dont les merveilles nous dépassent à l'infini ! Louange sans fin lui soit rendue ! Amen.

CHAPITRE 2

1. Vous croyez sans doute que je vous ai montré tout ce qu'il y avait à voir en cette Demeure, et pourtant il s'en faut de beaucoup, car, comme je l'ai déjà fait remarquer, il y a du plus et du moins. Au sujet de l'union, je n'aurai, je crois, rien à ajouter. Mais que de choses à dire encore des effets que le Seigneur opère dans l'âme ainsi favorisée, pourvu qu'elle s'y dispose comme il convient ! J'indiquerai quelques-unes de ces faveurs, et en même temps l'état où elles laissent une âme. Pour m'expliquer plus clairement, je me servirai d'une comparaison adaptée à mon sujet. Elle vous fera comprendre que, si en cette oeuvre de Dieu en nous, notre part de concours est nulle, nous pouvons cependant beaucoup pour incliner sa Majesté à nous en gratifier, et cela, en nous mettant dans les dispositions voulues.

2. Vous avez probablement entendu parler des merveilles que Dieu déploie dans la production de la soie, admirable invention dont lui seul a pu être l'auteur. Vous savez comment elle provient d'une semence assez semblable à de petits grains de poivre. Cela, je ne l'ai jamais vu, je l'ai seulement entendu raconter ; si donc il se glisse quelque inexactitude dans ce que je vais dire, ce n'est pas à moi qu'en sera la faute. Lorsque les mûriers commencent à se couvrir de feuilles, cette semence, grâce à la chaleur, commence également à prendre vie ; car avant qu'ait paru l'aliment dont elle doit se nourrir, elle demeure comme morte. Les petits vers, une fois éclos, se nourrissent donc de feuilles de mûrier; quand ils sont devenus grands, on place devant eux de petites branches, sur lesquelles ils filent, avec leur petite bouche, la soie qu'ils tirent d'eux-mêmes ; ils en forment de petites coques très serrées, dans lesquelles ils se renferment. Chacun de ces vers — ils sont grands et très laids — termine là sa vie ; et alors, de chacune des coques s'échappe un papillon blanc, des plus gracieux. Si cela ne se passait pas sous nos yeux et qu'on nous le raconte comme si c'était arrivé jadis, qui pourrait jamais le croire ? Comment se persuader qu'un être dépourvu de raison, comme un ver, une abeille, se montre si diligent et si habile à travailler pour nous, et qu'il soit vrai que le pauvre petit ver à soie meure à la tâche ? Cela, mes soeurs, même en m'en tenant là, peut vous servir pendant quelque temps de sujet de méditation : vous y trouverez de quoi admirer les merveilles et la sagesse de notre Dieu. Que serait- ce donc si nous connaissions les propriétés de tous les êtres qu'il a créés ? Nul doute qu'il ne nous soit très profitable de réfléchir à ces prodiges, et de nous réjouir d' être les épouses d' un Roi si sage et si puissant.

3. Je reviens à mon sujet. L'âme, dont ce ver est l'image, vient à l'existence quand, par la chaleur de l'Esprit-Saint, elle commence à profiter du secours général que Dieu donne à tous, et à se servir des remèdes qu'il a laissés dans son Église, comme la confession fréquente, les bonnes lectures, les sermons. Ce sont là les remèdes que trouve à sa disposition toute âme morte par la négligence et le péché, et qui est encore exposée aux occasions de chute. La voilà donc qui reprend vie, qui s'alimente aux sources que je viens d'indiquer, en y joignant les méditations pieuses, jusqu'à ce qu'elle ait grandi. C'est dans cet état que je la considère maintenant, sans m'occuper de ce qui précède.

4. Dès que le ver est devenu grand, il se met, nous l'avons vu, à faire la soie et à construire la maison où il doit mourir. Je voudrais faire comprendre que, pour l'âme, cette maison c'est Jésus-Christ. Je crois avoir lu quelque part, ou peut-être entendu dire, que notre vie est cachée en Jésus-Christ — ou en Dieu, ce qui est tout un — ou bien que Jésus-Christ est notre vie. Enfin, que mon souvenir soit fidèle ou non, il importe peu pour le moment.

5. Voilà, mes filles, ce que nous pouvons faire avec le secours de Dieu pour que sa Majesté devienne notre Demeure, ainsi qu'elle le devient dans cette oraison d'union, voilà comment nous pouvons travailler nous-mêmes à la bâtir. Mais n'ai-je pas l'air d' avancer qu'il est en notre pouvoir d'ôter ou de donner à Dieu quelque chose, en disant d' un côté qu'il est lui-même la Demeure, et de l'autre, que nous pouvons édifier cette Demeure et nous y loger ? Oui, certes, nous le pouvons ; mais ce n'est ni en ôtant ni en donnant à Dieu, c'est en nous ôtant à nous-mêmes, c'est en donnant de nous-mêmes, comme le font ces pauvres petits vers. A peine aurons-nous fait tout ce qui est en notre pouvoir, que Dieu daignera unir à sa grandeur ce faible travail, qui n'est rien en soi, et lui communiquera une telle valeur, qu'il voudra s'en constituer lui-même la récompense. Et après avoir fait presque tous les frais, il joindra encore les petites peines que nous aurons prises aux grandes souffrances qu'il a endurées, de sorte qu'elles ne feront plus qu'un.

6. Courage donc, mes filles ! A l'oeuvre sans retard ! Tissons notre petite coque, en renonçant à notre amour-propre, à notre volonté, à tout attachement aux choses de la terre, en produisant des oeuvres de pénitence, d'oraison, de mortification, d'obéissance, et d'autres encore, que vous connaissez bien. Ah ! je vous en prie, faisons tout le bien possible et dont on nous a enseigné la pratique ! Et puis, qu'il meure, qu'il meure, ce ver, comme fait le ver à soie après avoir accompli l'ouvrage pour lequel il a été créé ! Vous saurez alors comment on voit Dieu et comment on s'abîme dans ses grandeurs, de même que ce petit ver s'ensevelit dans sa coque. Remarquez bien, en disant qu'on voit Dieu, je l'entends de la manière dont il se donne à goûter dans cet état d'union.

7. Voyons maintenant ce que devient ce ver, car c'est pour en venir là que j'ai dit tout le reste. Ce qu'il devient ? Mais lorsqu'il est entré dans cette oraison, qu'il est entièrement mort au monde, il se change en un petit papillon blanc ! Oh ! puissance divine ! quel état que celui d'une âme qui vient d'être plongée dans la grandeur de Dieu, et si étroitement unie à lui durant un court espace de temps, car, selon moi, cette union ne dépasse jamais une demi-heure ! Je vous le déclare en toute vérité, cette âme ne se reconnaît plus elle-même. Voyez la différence qu'il y a entre un vilain ver et un petit papillon blanc : eh bien ! c'est la même chose. Cette âme ne sait comment elle a pu mériter un si grand bien, je veux dire, d'où il a pu lui venir, car elle sait parfaitement qu'elle ne l'a pas mérité. Elle sent un désir qui la consume de louer Dieu et d'affronter pour lui mille morts. La voilà qui aspire à porter de grandes croix, et ce désir est irrésistible. Elle a soif de pénitence, elle soupire après la solitude, elle voudrait que Dieu soit connu de tous les hommes ; de là, une affliction profonde en voyant qu'on l'offense. Je parlerai plus en détail de ces effets dans la Demeure suivante, car ce qui se rapporte à ces deux Demeures est presque identique. Il est vrai pourtant que l'intensité des effets diffère tout à fait. Oui, je le répète, si une âme que Dieu a conduite jusqu'ici s'efforce d'avancer encore, elle verra de grandes choses.

8. Oh! quel n'est pas le trouble de ce petit papillon, bien que pourtant il n'ait jamais joui de plus de calme et de repos ! C'est une chose étrange de le voir ne sachant plus où s'arrêter et se poser. Après avoir goûté un tel séjour, tout ce qu'il aperçoit sur la terre lui déplaît, surtout si Dieu lui a versé souvent un vin semblable ; car chaque fois qu'il en boit, pour ainsi dire, il en retire de nouveaux avantages. Il méprise maintenant les oeuvres qu'il accomplissait étant encore ver, et qui consis- taient à tisser peu à peu sa coque. Des ailes lui ont poussé : se sentant capable de voler, comment se contenterait-il d'aller pas à pas ? Tout ce que l'âme peut faire pour Dieu lui semble peu de chose, tant ses désirs sont immenses. Elle ne s'étonne plus de ce que les saints ont souffert, car elle sait maintenant par expérience de quelle manière le Seigneur assiste une âme, et comment il la transforme au point de la rendre méconnaissable. La faiblesse qu'elle éprouvait quand il était question de pénitence se trouve changée en force ; auparavant son attachement à ses proches, à ses amis, aux biens de la terre, était tel, que ni ses actes intérieurs, ni ses résolutions, ni ses désirs ne parvenaient à le rompre ; ses efforts ne servaient qu'à lui faire sentir plus vivement ses liens. Maintenant, les obligations même que sa conscience lui impose sur ce plan deviennent un poids. Tout la fatigue, parce qu'elle a expéri- menté que le véritable repos ne peut venir des créatures.

9. Il vous semblera peut-être que je m'étends beaucoup; cependant, je pourrais en dire bien davantage, et ceux qui auront reçu de Dieu une telle faveur, verront que je passe bien des choses sous silence. Il ne faut donc pas s'étonner si ce petit papillon, se trouvant tout dépaysé au milieu des choses de ce monde, cherche à se poser quelque part. Mais où ira-t-il, le pauvre petit ? Retourner au lieu d'où il vient, il ne le peut, car, je l'ai montré déjà, quelque effort que nous fassions, nous sommes impuissants à nous procurer cette faveur : il faut qu'il plaise à Dieu de nous la réitérer. 0 Seigneur ! quels tourments nouveaux commencent pour cette âme ! Et qui l'aurait dit, après une grâce si élevée ? Enfin, d'une manière ou d'une autre, il faut porter la croix en cette vie. Et si quelqu'un assurait que depuis son entrée dans cette Demeure, il se trouve dans une tranquillité et des délices perpétuelles, je dirais, moi, qu'il n'y est jamais entré, mais que, tout au plus, il aura reçu dans la Demeure précédente quelque goût spirituel, auquel aura contribué la faiblesse naturelle ; et peut-être que le démon lui donne maintenant la paix pour lui faire ensuite une guerre beaucoup plus cruelle.

10. Je ne veux pas dire qu'on ne trouve pas la paix dans cette Cinquième Demeure ; on l'y trouve, au contraire, et en un degré élevé, car les souffrances y sont si précieuses et d'une nature si excellente, que, tout intenses qu'elles sont, elles engendrent la paix et la consolation. Du dégoût que lui inspire tout ce qui est du monde naît pour l'âme un désir d'en sortir, extrêmement douloureux. Le seul adoucissement qu'elle trouve à sa peine, c'est la pensée que Dieu veut qu'elle reste encore en cet exil. Mais cela ne suffit pas, car l'âme, malgré tous les avantages que j'ai énumérés, n'est pas encore aussi parfaitement soumise à la volonté de Dieu qu'elle le sera plus tard. Elle se résigne cependant, mais c'est avec une peine très vive, avec bien des larmes et elle ne peut faire plus, parce qu'elle n'a pas reçu davantage. Cette peine se fait sentir à elle, plus ou moins, chaque fois qu'elle se met en oraison. Peut-être procède-t-elle de la douleur profonde qu'elle éprouve en voyant combien Dieu est offensé et méprisé dans le monde, et combien d'âmes se perdent, tant chez les hérétiques que chez les Maures. Mais ce qui la désole plus que tout le reste, c'est la perte des catholiques. Elle sait que la miséricorde de Dieu est grande et que, si déréglée que soit leur vie, ils peuvent se convertir et se sauver ; et néanmoins, elle craint que beaucoup ne se damnent.

11. O puissance de Dieu ! il y a peu d'années, peu de jours peut-être, cette âme ne pensait qu'à elle-même. Qui donc lui inspire ces doulou­reuses sollicitudes, que de longues années de méditation ne peuvent donner à ce degré d'intensité ? Mais quoi ? dira quelqu'un, si pendant bien des jours, des années même, je m'efforce d'approfondir quel affreux malheur est l'offense de Dieu, si je considère comment ceux qui se damnent sont ses enfants et mes frères, à quels dangers nous sommes exposés sur la terre, et combien il nous est avantageux de sortir de cette misérable vie, cela ne suffirait pas ? Non, mes filles, la peine que ces réflexions feront naître en nous sera bien différente du tourment dont je parle. Cette peine, nous pouvons, avec la grâce de Dieu et à l'aide de beaucoup de considérations, arriver à la ressentir, mais elle n'atteint pas comme l'autre le fond même de nos entrailles. Celle-là semble hacher et moudre l'âme, sans qu'elle y contribue en rien, et parfois même sans qu'elle le désire. Mais qu'est-ce donc que cette douleur, et d'où vient-elle ? Je vais vous le dire.

12. Vous souvenez-vous de cette parole de l'Épouse que je vous ai citée plus haut à un autre propos : Le Seigneur m'a introduite dans son cellier, il a ordonné en moi la charité ? Eh bien ! voilà justement l'explication de ce que vous me demandez. L'abandon que cette âme a fait d'elle-même entre les mains de Dieu et le grand amour qu'elle lui porte la rendent si soumise, qu'elle ne sait et ne veut plus qu'une chose : qu'il fasse d'elle ce qu'il lui plaira. Mais, à mon avis, c'est une grâce que Dieu n'accorde qu'à une âme qu'il considère comme tout à lui. Sa volonté est qu'elle sorte de là marquée de son sceau, sans qu'elle sache comment cela s'est fait. Et réellement, l'âme n'a ici d'autre rôle que celui de la cire, sur laquelle un autre imprime un cachet. La cire ne se marque pas elle-même, elle est seulement disposée par sa mollesse à recevoir cette impression, et même ce n'est pas elle qui s'amollit : elle ne fait que rester immobile, sans opposer de résis­tance. Oh ! Dieu de bonté ! Ici encore, c'est toi qui fais tous les frais ! Tu ne demandes qu'une chose : que nous t'abandonnions notre volonté, en d'autres termes, que la cire n'apporte pas de résistance.

13. Voyez, mes sœurs, ce que fait notre Dieu pour que cette âme sache qu'elle est à lui. Il lui donne du sien, c'est-à-dire les dispositions où son Fils a été pendant son existence mortelle, et il ne peut lui accorder une plus grande grâce. Qui, plus que ce divin Fils, a désiré quitter cette vie ? Il l'a bien montré à la Cène, lorsqu'il a dit : J'ai désiré d'un grand désir.

Eh quoi ! Seigneur, n'étais-tu pas arrêté par la perspective de la mort cruelle qui t'attendait, cette mort si douloureuse, si épouvantable? Non, me réponds-tu, « parce que le grand amour que je porte aux âmes et l'ardent désir que _j'ai de leur salut surpassent sans comparaison toutes ces douleurs, et les tourments qu'ils me causent depuis mon entrée dans le monde sont si excessifs, qu'auprès d'eux les autres ne me semblent absolument rien ».

14. C'est à quoi j'ai réfléchi souvent. Songeant au supplice qu'a souffert et que souffre encore une âme de ma connaissance lorsqu'elle voit offenser Notre-Seigneur — supplice si intolérable qu'elle aimerait beaucoup mieux mourir que d'avoir à l'endurer — je me disais : « Si une âme dont la charité est si faible auprès de celle de Jésus-Christ qu'on peut la considérer comme rien est néanmoins capable d'éprouver un tel tourment, quel martyre devait endurer Notre-Seigneur et quelle pouvait être sa vie, lui, dont la vue était toujours emplie des graves offenses qui se commettaient contre son Père. » Oui, je suis persuadée que cette douleur l'a emporté de beaucoup sur celles de sa sainte Passion. Alors, du moins, il voyait la fin de ses souffrances : cette pensée, comme aussi la consolation de se dire que sa mort allait porter remède à nos maux et qu'il donnait à son Père par de si extrêmes souffrances un témoignage de son amour, devait adoucir ses tourments. C'est ce qui arrive parmi nous à ceux qu'un amour ardent porte à de grandes pénitences: ils ne les sentent presque pas, ils voudraient y ajouter, et les comptent pour rien. Que devait donc éprouver sa Majesté, en présence d'une si belle occasion de montrer à son Père toute la perfection de son obéissance et de son amour pour ses frères ? Oh! quelles délices de souffrir en faisant la volonté de Dieu ! Mais voir la divine Majesté outragée sans cesse par de nouvelles offenses, et tant d'âmes tomber en enfer, c'est, à mon avis, quelque chose de si terrible, que si Notre- Seigneur n'avait été qu'un homme, un seul jour de ce martyre aurait suffi pour lui faire perdre, non une vie, mais plusieurs.

CHAPITRE 3

1. Revenons à notre petit papillon, et voyons quelque chose des dons que Dieu accorde en cet état d'union. Il est bien entendu que l'âme doit s'efforcer d'avancer toujours dans le service de Notre-Seigneur et dans la connaissance d'elle-même : car, si elle se contente de recevoir cette faveur, si, se croyant désormais en sûreté, elle vient à se négliger et à s'écarter du chemin du ciel, c'est-à-dire de l'observation des commandements, elle aura le sort du papillon né du ver à soie, qui, tout en laissant une semence qui produira d'autres papillons, demeure mort à jamais. Je dis qu'il laisse une semence, parce que Dieu, j'en suis convaincue, entend qu'une faveur si élevée ne soit pas accordée en vain, et que, si elle ne profite pas à l'âme qui la reçoit, elle profite du moins à d'autres. Tout le temps, en effet, que cette âme persévère dans le bien, elle garde les désirs et les vertus dont nous avons parlé, et, par conséquent, elle est toujours utile à d'autres âmes, en leur communiquant quelque chose de sa chaleur. Parfois même, alors qu'elle a perdu tout cela, elle conserve le souci de l'avancement du prochain, elle prend plaisir à faire connaître aux autres les grâces dont Dieu gratifie ceux qui l'aiment et le servent.

2. J'ai connu une personne à qui une semblable chose est arrivéet. Bien qu'en fort mauvais état, elle aimait voir d'autres âmes profiter des grâces qu'elle avait reçues de Dieu, elle se plaisait à enseigner le chemin de l'oraison à celles qui ne le connaissaient pas, et le bien qu'elle fit ainsi fut grand, très grand même. Le Seigneur ensuite lui rendit la lumière. En vérité, ces grâces n'avaient pas encore produit en elle les effets dont j'ai parlé. Mais combien doit-il y en avoir que Dieu appelle à l'apostolat, qu'il honore de ses communications comme Judas, qu'il élève à la royauté comme Saül, et qui se perdent ensuite par leur faute ! Apprenons de là, mes sœurs, que pour acquérir toujours de nouveaux mérites et ne pas nous perdre comme ces infortunés, le moyen le plus sûr est l'obéissance et l'exact accomplissement de la loi de Dieu. Je m'adresse en ce moment aux âmes qui reçoivent des grâces de ce genre, et même à toutes les âmes.

3. Après tout ce que j'ai dit, cette Demeure garde encore, me semble- t-il, quelque obscurité. Mais puisqu'il est si avantageux d'y entrer, il sera bon de ne pas en ôter l'espoir à ceux que le Seigneur ne gratifie pas de faveurs aussi surnaturelles. La véritable union, en effet, peut très bien s'obtenir avec l'aide de Notre-Seigneur, si l'on s'efforce de l'acquérir en renonçant à sa volonté pour s'attacher à la volonté de Dieu. Oh! combien y en a-t-il qui disent et croient fermement en être là, qui même seraient prêts à mourir pour l'attester, ainsi que je l'ai dit, je crois. Eh bien ! je vous le déclare et je ne me lasserai pas de le répéter : quand il en sera ainsi, vous aurez obtenu du Seigneur la grâce de l'union. Ne vous inquiétez plus alors de cette autre union déli- cieuse dont j'ai parlé. Ce qu'elle a de plus précieux, c'est qu'elle procède de celle dont je parle maintenant, et qu'on ne peut arriver à la première si l'on n'est pas bien affermi dans la seconde, qui consiste dans la soumission de notre volonté à celle de Dieu. Oh! quelle union dési- rable que celle-là ! Heureuse l'âme qui l'a obtenue ! Elle jouira du repos en cette vie et dans l'autre. A part le danger de perdre son Dieu et la douleur de voir qu'on l'offense, aucun des événements de cette vie n'est capable de l'affliger : ni la maladie, ni la pauvreté, ni la mort — sauf celle des personnes utiles à l'Église de Dieu — parce qu'elle voit très bien que le Seigneur sait bien mieux ce qu'il fait qu'elle ne sait ee qu'elle désire.

4. Remarquez-le, il y a peines et peines. Quelques-unes, de même que les plaisirs, sont le fruit spontané de la nature. Il y a aussi des peines qui naissent de la charité : ce sont celles qui nous font compatir aux maux du prochain. Telle fut la peine qu'éprouva Notre-Seigneur au moment de ressusciter Lazare. Ces sortes de peines n'empêchent pas l'âme d'être unie à la volonté de Dieu ; elles ne la troublent pas par une émotion violente ou de quelque durée. Ce sont des peines qui passent vite : comme je l'ai dit des douceurs de l'oraison, elles ne pénè­trent pas jusqu'au fond de l'âme, elles n'atteignent que les sens et les puissances. Elles vont et viennent au milieu des Demeures dont il a été question ; la seule où elles n'entrent pas est celle dont jc, vous entre­tiendrai en dernier lieu. Pour l'union dont il est ici question, est-il néces­saire qu'il y ait suspension des puissances ? Non, le Seigneur a le pouvoir d'enrichir les âmes par diverses voies, et de les faire arriver à ces Demeures sans passer par le sentier de traverse que j'ai indiqué.

5. Mais, remarquez bien ceci, mes filles : il est nécessaire que le ver meure, et ici il vous en coûtera davantage. Par cette autre voie, la vie si nouvelle où l'on se trouve introduit aide beaucoup le ver à mourir. Ici, il faut que ce soit nous-mêmes qui, sans être affranchis de la vie ordinaire, lui donnions la mort. J'avoue que c'est beaucoup plus pénible, mais cette souffrance a son prix, et si l'on remporte la victoire, la récompense sera plus grande. Que l'on puisse y arriver, c'est indubitable, pourvu que l'union à la volonté de Dieu soit réelle.

C'est là l'union que j'ai désirée toute ma vie, celle que je ne cesse de demander à Notre-Seigneur. C'est aussi la plus facile à connaître et la plus sûre.

6. Mais hélas ! bien peu parmi nous y parviennent, je crois. Lorsque l'on évite l'offense de Dieu et que l'on a embrassé la vie religieuse, on se figure que tout est fait. Oh ! qu'il reste de vers semblables à celui qui rongea le lierre de Jonas, et qui ne se laissent entrevoir que lorsqu'ils ont rongé nos vertus par un certain amour-propre, une certaine estime de nous-mêmes, des jugements téméraires sur notre prochain dans des choses bien légères, un certain manque de charité, en ne l'aimant pas comme nous-mêmes ! Nous nous acquittons de notre devoir comme par force, faisant juste ce qu'il faut pour éviter le péché ; mais que nous sommes loin de la disposition qui nous unirait entièrement à la volonté de Dieu !

7. Quelle est, pensez-vous, mes filles, cette volonté de Notre- Seigneur ? C'est que nous soyons parfaites, de sorte que nous puissions devenir une même chose avec lui et avec le Père, comme lui-même en a fait la demande. Mais voyez tout ce qui nous manque encore pour y parvenir ! Je vous l'assure, en écrivant cela, je suis profondément affligée de me voir si loin du but, et cela, uniquement par ma faute. Pour l'atteindre, il n'est pas nécessaire que le Seigneur nous accorde de grandes délices spirituelles : il suffit du don qu'il nous a fait de son Fils pour nous enseigner le chemin. Ne vous figurez pas cependant que si je vois mourir mon père ou mon frère, ma conformité à la volonté de Dieu doive m'y rendre insensible, et s'il s'agit de peines et de maladies, que je doive les endurer avec joie. Cela est bon, mais quel­quefois c'est sagesse purement humaine. Voyant que nous n'y pouvons rien, nous faisons de nécessité vertu. Combien d'actes de ce genre, ou d'un genre différent, ont été accomplis par ces philosophes si savants de l'Antiquité ! A nous, le Seigneur ne demande que deux choses : l'amour de Dieu et l'amour du prochain. C'est vers elles que doivent converger nos efforts. Si nous les accomplissons parfaitement, nous faisons sa volonté, et par-là même nous lui sommes unis. Mais encore une fois, que nous sommes loin de nous acquitter de ces deux devoirs d'une manière digne d'un si grand Dieu ! Qu'il daigne nous accorder sa grâce, afin que nous méritions d'y parvenir ! C'est en notre pouvoir, si nous le voulons.

8. Le moyen le plus assuré, selon moi, de savoir si nous observons ces deux préceptes, c'est de voir quelle est notre perfection relativement à l'amour du prochain. Aimons-nous Dieu ? Nous ne pouvons le savoir, quoiqu'il y ait cependant de grands signes pour en juger. Mais pour ce qui est de reconnaître si nous aimons le prochain, oui, nous le pouvons. Soyez-en certaines, autant vous aurez fait de progrès dans l'amour du prochain, autant vous en aurez fait dans l'amour de Dieu. L'amour que Notre-Seigneur nous porte est si grand, qu'en récompense de celui que nous avons pour le prochain il fait croître de mille manières celu: que nous avons pour lui-même : je n'ai aucun doute là-dessus.

9. Il est donc extrêmement important d'examiner avec le plus grand soin comment nous nous comportons sur ce point. Si c'est parfaitement, nous pouvons être en repos. Notre nature étant si mauvaise, l'amour pour le prochain, j'en suis persuadée, ne saurait être parfait en nous s'il n'avait sa racine dans l'amour de Dieu.

Mes sœurs, puisque la chose est pour nous d'une si grande importance, essayons de bien voir où nous en sommes, et cela jusque dans les plus petites choses et puis, ne faisons aucun cas de certaines idées — très grandes — qui se présentent à nous en foule dans l'oraison, sur tout ce que nous nous proposons de faire et d'entreprendre en faveur du prochain et pour le salut d'une seule âme. Si nos œuvres n'y répondent pas, il est à croire que tout cela restera sans effet. J'en dis autant de l'humilité et de toutes les vertus. Les ruses du démon sont étranges ! Pour nous faire croire que nous avons une vertu, qu'en réalité nous n'avons pas, il remuera tout l'enfer. Et il aura raison, car rien n'est plus préjudiciable. Ces fausses vertus, se ressentant d'une pareille origine, ne vont jamais sans quelque vaine gloire. Au contraire, celles qui viennent de Dieu en sont entièrement exemptes, et de l'orgueil également.

10. Je trouve plaisant de voir ce qui arrive à certaines âmes. Durant l'oraison, elles se figurent qu'elles désirent être humiliées et recevoir publiquement des affronts pour l'amour de Dieu, et après cela, elles cacheraient, si elles le pouvaient, une faute de rien qu'elles ont commise ! Mais vient-on à leur en imputer une sans sujet, oh ! alors, que Dieu nous soit en aide ! Quand on ne peut supporter si peu de chose, qu'on essaie du moins de ne pas prendre en compte ces sortes de résolutions formées à part soi. Très certainement il n'y a pas eu là détermination réelle de la volonté — car lorsqu'elle existe, les choses vont d'une autre manière — il n'y aura eu qu'un effet de l'imagination. C'est dans l'imagination, en effet, que le démon joue ses tours et dresse ses embûches ; et avec les femmes il a beau jeu, comme aussi avec les hommes dépourvus d'instruction, qui ne connaissent pas la différence qu'il y a entre les puissances et l'imagination, ni tant d'autres choses qui se passent en nous. 0 mes soeurs ! comme il est facile de recon- naître parmi vous celles qui ont le véritable amour du prochain et celles qui ne l'ont qu'à un degré moindre ! Si vous compreniez bien l'impor- tance de cette vertu, vous ne vous appliqueriez pas à autre chose.

11. Quand je vois des personnes tout occupées à se rendre compte de leur oraison, et si engoncées en elles-mêmes quand elles la font, qu'elles n'osent, semble-t-il, ni se remuer ni en détourner leur pensée, de crainte de perdre un peu du goût et de la dévotion qu'elles y trouvent, je vois qu'elles ne connaissent guère le chemin qui conduit à l'union. Elles s'imaginent que tout consiste en ces façons de faire. Non, mes soeurs, non. Le Seigneur veut des oeuvres. Il veut, par exemple, que si vous voyez une malade que vous pouvez soulager, vous laissiez là votre dévotion pour l'assister, que vous lui témoigniez de la compassion, que sa souffrance soit la vôtre, et que, s'il en est besoin, vous jeûniez pour qu'elle ait à manger ; et cela, moins pour l'amour d'elle, que parce que telle est la volonté de votre Maître. Voilà la véritable union à sa volonté. Il veut encore que si on loue une personne en votre présence, vous vous en réjouissiez beaucoup plus que si on vous louait vous-même. En vérité, c'est facile, car, lorsqu'on est humble, on souffre au contraire d'entendre son propre éloge. Il est excellent encore de se réjouir lorsqu'on voit briller les vertus de ses soeurs, de déplorer leurs fautes autant que les siennes propres, et de s'efforcer de les couvrir.

12. Je me suis longuement étendue ailleurs sur ce sujet: c'est que je suis persuadée, mes soeurs, que manquer à cette vertu, c'est tout perdre. Dieu veuille qu'elle ne soit jamais blessée parmi nous ! Que si vous y excellez, je peux vous certifier que vous obtiendrez de Notre- Seigneur l'union dont j'ai parlé. Si, au contraire, vous êtes en faute sur ce point, vous aurez beau avoir de la dévotion, des délices spiri- tuelles, et croire ainsi la posséder, vous aurez beau éprouver même quelque petite suspension durant l'oraison de quiétude — comme certaines personnes qui s'imaginent alors que tout est fait — croyez-moi, vous n'y êtes pas encore. Demandez à Notre-Seigneur qu'il vous donne un parfait amour du prochain et, ensuite, laissez faire sa Majesté. Si vous mettez tous vos soins et tous vos efforts à acquérir cet amour, si vous faites plier votre volonté pour que s'accomplisse en tout celle de vas soeurs, faudrait-il pour cela perdre de votre droit, si vous savez oublier votre intérêt pour songer au leur, quelque répugnance qu'y ait d'ailleurs votre nature, si, quand l'occasion se présente, vous prenez pour vous le travail afin d'en exempter les autres, sa libéralité surpassera vos désirs. Il vous en coûtera, soyez-en persuadées, et cela ne se fera pas tout seul. Mais considérez ce qu'a coûté à notre Époux l'amour qu'il nous a porté : afin de nous délivrer de la mort, il a enduré la plus cruelle de toutes, la mort de la croix.

CHAPITRE 4

1. Vous désirez apprendre, me semble-t-il, ce que devient notre petit papillon et où il va enfin se poser. Il est bien entendu que ce ne sera ni dans les goûts spirituels ni dans les satisfactions terrestres : son vol est plus élevé. Cependant, je ne pourrai satisfaire votre désir que dans la dernière Demeure, et Dieu veuille que je m'en souvienne, que j'en aie même le loisir ! Il s'est passé près de cinq mois depuis que j'ai commencé à écrire, et comme l'état de ma tête ne me permet pas de me relire, sans aucun doute il y aura dans ce travail un désordre complet et peut-être des redites ; mais comme je m'adresse à mes soeurs, cela importe peu.

2. Je voudrais vous expliquer plus clairement encore en quoi consiste, selon moi, cette oraison d'union. Je me servirai pour cela d'une compa­raison, puisque j'ai l'esprit ainsi fait. Nous reviendrons ensuite à notre petit papillon qui, volant toujours, parce qu'il ne trouve pas son véri­table repos, ne reste cependant pas inactif et ne cesse de faire du bien tant à lui-même qu'aux autres.

3. Vous avez sans doute entendu dire souvent que Dieu épouse spiri­tuellement les âmes. Béni soit-il de daigner, dans sa miséricorde, s'abaisser jusque-là ! Cette comparaison est grossière, je l'avoue, et cependant, pour rendre ma pensée, je n'en trouve pas de meilleure que le sacrement de mariage. La différence certainement est grande. Dans l'alliance dont je parle, il n'y a rien que de spirituel, et ce qui est corporel en est bien éloigné ; les consolations, les goûts spirituels, que le Seigneur y accorde, sont à mille lieues des satisfactions que doivent goûter deux époux. Ici c'est l'amour s'unissant à l'amour ; les opérations y sont ineffablement pures et d'une délicatesse, d'une douceur telles qu'il est impossible de les exprimer. Mais le Seigneur sait bien les faire sentir.

4. L'union, il me semble, n'arrive pas encore jusqu'aux fiançailles spirituelles. En ce monde, quand deux personnes doivent se fiancer, on examine auparavant si elles se conviennent, si toutes deux désirent cette alliance ; puis on en vient à une entrevue, afin qu'elles soient plus satisfaites l'une de l'autre. Eh bien ! il en est de même ici. Nous supposons que l'accord est déjà fait, que l'âme est parfaitement renseignée sur les avantages de l'alliance qu'elle va contracter, qu'elle est résolue de faire en tout la volonté de son Époux, de se prêter à tout ce qu'elle saura lui être agréable. De son côté, Notre-Seigneur, qui connaît la sincérité de ses dispositions, est content d'elle et il lui fait cette grâce de vouloir bien se découvrir davantage, d'en venir à ce que l'on nomme une entrevue, enfin, de l'approcher de lui. Nous pouvons avec raison appeler cette grâce une entrevue, car elle est de très courte durée. Là, il n'y a plus de délibération : l'âme voit seulement d'une manière mystérieuse qui est Celui qu'elle va prendre pour Époux. La connaissance qu'elle reçoit ainsi en un court espace de temps, elle ne pourrait l'acquérir en mille ans par le moyen des sens et des puis­sances. L'Époux, étant ce qu'il est, la rend par cette seule vue plus digne de sa main, comme l'on dit. L'âme se trouve dès lors si éprise d'amour, qu'elle fait de son côté tout ce qui dépend d'elle pour que ces divines fiançailles ne soient pas entravées. Mais si elle s'oubliait jusqu'à porter son affection vers un autre objet, tout serait perdu pour elle. Si l'on veut juger de la grandeur de cette perte, il n'y a qu'a considérer les faveurs que Dieu lui accordait : aussi dépasse-t-elle tout ce qu'on peut dire.

5. C'est pourquoi, âmes chrétiennes, vous que le Seigneur a conduites jusqu'ici, je vous demande en son nom d'être sur vos gardes et d'éviter les occasions dangereuses. Même dans cet état, l'âme n'est pas assez forte pour s'y exposer, comme elle le sera après la célébration des fian- çailles, qui a lieu dans la Demeure suivante. Elle n'a fait encore qu'entrevoir l'Époux : aussi le démon met-il tout en oeuvre pour la combattre et pour empêcher ces fiançailles. Plus tard, lorsqu'il voit une âme entièrement soumise à l'Époux, il n'est plus aussi hardi ; il la redoute au contraire, car il a expérimenté déjà que de pareilles tentatives lui attirent des pertes considérables et la laissent elle-même avec de nouveaux avantages.

6. Je vous le déclare, mes filles, j'ai connu des personnes très avancées et qui, parvenues à ce degré, se sont laissé séduire par les ruses et les artifices du démon. L'enfer, du reste, doit se liguer tout entier pour y réussir, car, comme je l'ai dit plusieurs fois, il s'agit pour les démons de perdre, non une âme, mais beaucoup d'âmes ; ils ont en cela une longue expérience. Voulons-nous nous faire une idée du nombre d'âmes que Dieu attire à lui par le moyen d'une seule ? Considérons ces milliers de conversions admirables qu'ont opérées les martyrs, par exemple une jeune fille comme sainte Ursule. Combien d'âmes un saint Dominique, un saint François et les autres fondateurs d'ordres n'ont-ils pas ravies au démon ! Et combien lui en ravit de nos jours le Père Ignace, fondateur de la Compagnie ! Tous ces saints personnages, leur histoire nous l'apprend, recevaient de Dieu des grâces de cette nature. Et d'où leur est venue cette puissance d'action, sinon des efforts qu'ils ont faits pour ne pas être privés par leur faute de si divines fiançailles ? 0 mes filles ! Notre-Seigneur est aussi disposé à nous accorder ses bienfaits qu'il l'était alors. Et même il a, d'une certaine façon, plus besoin d'âmes qui veuillent bien les recevoir, parce qu'aujourd'hui le nombre de ceux qui se préoccupent de son honneur est bien moins considérable. Nous nous aimons trop nous-mêmes ! Nous avons trop d'esprit, lorsqu'il s'agit de maintenir nos droits ! Oh! quelle erreur ! Daigne le Seigneur, dans sa miséricorde, nous donner la lumière, afin que nous ne tombions pas dans de pareilles ténèbres !

7. Vous pouvez ici m'adresser deux questions et m'opposer deux difficultés. D'abord, comment une âme aussi fermement établie dans la volonté de Dieu que nous l'avons dit, et ne voulant en rien faire la sienne, peut-elle tomber dans l'illusion ? Ensuite, par quelles voies le démon pourrait-il s'introduire chez vous d'une manière assez dange- reuse pour causer la perte de votre âme ? Vous êtes entièrement séparées du monde ; vous vous approchez très souvent des sacrements ; enfin, vous vivez, nous pouvons le dire, dans la compagnie des anges, car, par la bonté du Seigneur, chacune ici n'a d'autre désir que de le servir et de lui plaire en tout : pour ceux qui se trouvent au milieu des dangers du monde, rien d'étonnant que ce malheur leur arrive. Mes filles, je trouve que vous avez bien raison, et Dieu a réellement usé envers nous d'une grande miséricorde. Cependant, quand je songe que Judas vivait dans la société des apôtres, qu'il conversait continuellement avec Dieu même, qu'il entendait ses paroles, je comprends que tant d'avantages ne donnent pas encore la sécurité.

8. Pour répondre à la première question, je dis que si cette âme s'en tenait toujours à la volonté de Dieu, elle ne se perdrait évidemment pas. Mais le démon vient, avec ses dangereux artifices : sous couleur de bien, il la détache de cette divine volonté en de très petites choses, et l'engage en d'autres, qu'il la persuade de ne pas être mau- vaises. Peu à peu il obscurcit son entendement, refroidit sa volonté, fait revivre en elle l'amour-propre, si bien que d'une chose à l'autre il arrive à la séparer de la volonté de Dieu et à l'attacher à la sienne propre.

Cela répond déjà à la seconde difficulté, car il n'y a pas de cloître si bien cloîtré où le démon ne puisse s'introduire, pas de désert si reculé où il ne pénètre. Cependant, considérez ceci. Peut-être le Seigneur permet-il ces ruses de l'ennemi en vue d'éprouver une âme dont il a dans l'idée de se servir pour en éclairer d'autres, car si elle doit être infidèle, il vaut mieux que ce soit au début qu'à un moment où elle pourrait nuire à beaucoup.

9. Voici, à mon avis, ce que nous avons de mieux à faire. Je suppose que déjà nous demandons continuellement à Dieu dans la prière de nous soutenir de sa main, que nous avons toujours devant les yeux la pensée que s'il nous abandonne, nous sommes dans l'abîme, enfin que nous ne mettons jamais notre confiance en nous-mêmes, ce qui serait folie. Cela posé, examinons avec un soin, une attention extrêmes, où nous en sommes en ce qui concerne les vertus : si nous y progressons, ou si, au contraire, nous ne reculons pas un peu, spécialement en ce qui concerne l'amour mutuel et le désir d'être tenue pour la dernière de toutes ; enfin, comment nous nous comportons dans la vie quoti­dienne. Si nous prêtons à cet examen toute notre attention, et si nous prions le Seigneur de nous éclairer, nous connaîtrons bien vite nos gains et nos pertes. Mais n'allez pas vous figurer que lorsque Dieu a conduit une âme jusqu'où j'ai dit, il l'abandonne si soudainement que le démon n'ait fort à faire pour la renverser. Notre-Seigneur est au contraire si sensible à sa perte, qu'il lui donne des avertissements intérieurs de toutes sortes : ainsi le danger qu'elle court ne saurait lui demeurer caché.

10. Enfin, disons pour terminer qu'il faut faire en sorte d'avancer tou­jours. S'il n'y a pas de progrès, craignons beaucoup ; car très certaine­ment le démon s'apprête à nous assaillir. Il n'est pas possible, en effet, qu'une fois monté si haut on cesse d'avancer, car jamais l'amour ne demeure inactif. Cet arrêt serait un fort mauvais signe. Évidemment, une âme qui aspire à devenir l'épouse de Dieu même, dont l'accord avec sa Majesté est déjà si avancé, ne peut s'abandonner lâchement au sommeil.

Pour vous montrer, mes filles, de quelle manière Dieu traite les âmes qu'il regarde déjà comme ses épouses, nous allons parler maintenant de la Sixième Demeure. Vous verrez combien tout le service que nous pouvons lui rendre, tout ce que nous pouvons faire et supporter en vue de nous disposer à de si grandes faveurs, est en réalité peu de chose. Et si l'on m'a ordonné d' écrire ceci, peut-être Notre-Seigneur l'a-t-il voulu pour que, les yeux attachés sur la récompense, et voyant que dans sa miséricorde infinie il daigne ainsi se révéler, se communiquer, à ces vers de terre que nous sommes, nous oubliions nos petites satis­factions terrestres et, uniquement occupées de ses grandeurs, nous cour­rions embrasées de son amour.

11. Qu'il daigne me faire la grâce d'expliquer un peu des choses si difficiles ! Si lui-même, de concert avec l'Esprit-Saint, ne conduit ma plume, j'en serais tout à fait incapable, je le sais fort bien. Au cas où vous ne devriez en tirer aucun fruit, je le supplie de me mettre hors d'état de rien dire. Sa Majesté ne l'ignore pas, autant que je peux en être juge, mon seul désir est que son nom soit glorifié et que nous servions généreusement un Maître qui, dès cette terre, récompense avec tant de munificence. Comprenons par là ce qu'il nous réserve dans le ciel, et cela, sans les interruptions, les travaux, les dangers qui se rencon­trent sur la mer orageuse de cette vie. N'était le danger de le perdre et celui de l'offenser, ce serait une joie de vivre jusqu'à la fin du monde, afin de travailler pour un si grand Dieu, un tel Seigneur, un pareil Époux.

Puissions-nous lui rendre quelques services, et qui ne soient pas mêlés des nombreux défauts qui accompagnent toujours nos oeuvres, même les meilleures ! Amen.

SIXIÈME DEMEURE

1. Parlons maintenant, avec l'assistance de l'Esprit-Saint, de Sixième Demeure. L'âme, désormais blessée de l'amour de l'Épot recherche davantage la solitude, et elle écarte, autant que son état lui permet, tout ce qui pourrait l'en priver.

La vue de l'Époux s'est tellement imprimée en elle, que tout son désir est d'en jouir de nouveau. J'ai déjà dit que dans cette oraison ne voit rien, même avec les yeux de l'imagination, à quoi l'on puisse donner le nom de vue. J'use de ce terme à cause de la comparaison dont je me suis servie. L'âme est bien résolue à ne prendre d'au époux que son Dieu. Mais l'Époux ne tient pas compte des grands désirs qui la pressent de voir se célébrer ces fiançailles ; il veut qu'elle désire avec plus d'ardeur encore, et qu'un bien, qui est le plus grand de tous les biens, lui coûte quelque chose. Il est vrai, tout ce qu'on peut supporter est peu en comparaison d'un tel bonheur, et pourtant mes filles, l'âme a besoin de l'avant-goût et du gage qu'elle a reçu de ce bonheur, pour être en état de soutenir ce qui l'attend. O Dieu quelles peines intérieures et extérieures n'endure-t-elle pas avant d’entrer dans la Septième Demeure !

2. En vérité, quand j'y pense, il me semble que si elle les connaissait à l'avance, sa faiblesse naturelle aurait bien de la peine à s'y résoudre quelque avantage qu'on lui promette par ailleurs. Une fois arrivée la Septième Demeure, il n'en est plus de même : là, on ne craint plus rien ; du moins rien n'empêche l'âme de se précipiter vers toute souf­france pour l'amour de son Dieu. La raison en est son union intime et presque continuelle avec la divine Majesté : c'est là qu'elle puise ce grand courage. Il sera bon, je crois, de vous décrire quelques-unes des peines qu'on endure ici, et dont j'ai une entière certitude. Toutes les âmes ne seront peut-être pas conduites par ce chemin ; et pourtant, je doute beaucoup qu'elles soient entièrement exemptées des peines de la terre, celles qui jouissent par moments avec tant d'abondance des biens du ciel.

3. Je n'avais pas le dessein d'aborder ce sujet, mais je me suis dit que des âmes sous le poids de ces épreuves seraient heureuses de savoir ce qui se passe en celles que Dieu favorise de grâces de ce genre ; car réellement on s'imagine alors que tout est perdu. Je rapporterai ces peines, non pas suivant l'ordre dans lequel elles se présentent, mais comme elles s'offriront à ma mémoire. Je veux commencer par les moindres. Ce sont les murmures des personnes avec lesquelles on a des relations, et même de celles avec lesquelles on n'en a pas, et qui n'auraient jamais dû, semble-t-il, songer à nous. Voilà, disent-elles, que celle-ci fait la sainte ; elle donne dans les extrêmes pour tromper le monde et faire passer pour imparfaits ceux qui, sans toutes ces céré­monies, sont meilleurs chrétiens qu'elle. Et remarquez qu'il n'y a aucune cérémonie ; elle cherche seulement à bien remplir les devoirs de son état. Ceux qu'elle regardait comme ses amis la quittent, ils sont même les plus ardents à s'en prendre à elle, et c'est une chose sensible, je vous assure. A les entendre, cette âme s'égare et s'illusionne singuliè­rement ; ce qui lui arrive vient du démon : il en sera d'elle comme d'Untel et d'Untel, qui se sont perdus ; elle déconsidère la vertu ; elle trompe les confesseurs. On ira trouver ceux-ci pour le leur dire ; on leur citera l'exemple de plusieurs qui se sont égarés par cette voie. Ce seront des moqueries sans fin, des calomnies de toutes sortes.

4. Je connais une personne qui, au point où en étaient les choses, avait grand-peur de ne plus trouver personne pour la confesser. Je n'entre pas dans le détail, parce qu'il y aurait trop à dire. Le pire est que ces propos, au lieu de cesser rapidement, durent parfois toute la vie. J'en dis autant de la méfiance qu'on se transmet les uns aux autres à l'égard de ces âmes.

Vous me direz qu'il y en a qui parlent à leur avantage. O mes filles! qu'il est petit le nombre de ceux qui jugent favorablement, auprès de ceux qui noircissent à plaisir ! Du reste, les louanges sont une autre épreuve, plus sensible que la première. L'âme, en effet, le voit clai­rement, si elle a quelque bien, ce bien lui vient de Dieu et ne lui appar­tient en aucune façon. Comme peu auparavant elle s'est trouvée dans l'indigence et plongée dans le péché, ces louanges lui causent un tourment insupportable, du moins au début. Par la suite, ce tourment diminue, pour plusieurs raisons. La première, parce que l'expérience lui a montré à l'évidence que les hommes sont aussi rapides à distribuer les éloges que les blâmes, de sorte qu'elle ne tient plus compte ni des uns ni des autres. La deuxième, parce que le Seigneur lui découvre plus clairement qu'aucun bien ne lui appartient, et que tout lui vient de sa main à lui. Il lui semble voir le bien dont il s'agit dans une tierce personne, et oubliant que c'est d'elle qu'il est question, elle se tourne vers Dieu pour l'en bénir. La troisième, parce qu'ayant vu quelques âmes faire des progrès spirituels en apprenant les grâces qu'elle recevait de Dieu, elle se dit que sa Majesté a voulu se servir à leur avantage de cette bonne opinion qu'elles ont conçue d'elle sans sujet. Et la quatrième, parce que, étant occupée de la gloire et de l'honneur de Dieu bien plus que des siens propres, elle se trouve délivrée de la crainte, commune chez les débutants, que les louanges ne deviennent, comme à plusieurs, une occasion de leur ruine. Être perdue de réputation lui importe peu, pourvu que, par ce moyen, Dieu reçoive une seule louange de plus. Ensuite, advienne que pourra !

5. Ces raisons, et plusieurs autres, diminuent le chagrin très vif que causent ces louanges ; néanmoins, on en ressent presque toujours un peu de peine, sauf quand on n'y prête aucune attention. Du reste il est bien plus pénible, sans comparaison, de se voir estimé du monde sans raison, que de s'en voir critiqué. Et quand l'âme vient à ressentir peu de peine des louanges, elle en ressent beaucoup moins encore des blâmes. Elle s'en réjouit au contraire et y prête l'oreille comme à une agréable musique. Tout cela est parfaitement exact. L'âme en est plus fortifiée qu'abattue, parce que l'expérience lui a montré tous les avan­tages qu'elle en retire. Il lui semble que ceux qui la persécutent n'offensent pas Dieu, mais que sa Majesté le permet ainsi pour son plus grand hien. Ce bien est évident pour elle. Aussi conçoit-elle pour ces personnes une tendresse particulière ; elle les considère comme lui étant plus attachées, plus utiles, que ceux qui parlent d'elle avantageu- sement.

6. Le Seigneur alors envoie d'ordinaire de très grandes maladies. C'est là un tourment bien supérieur au précédent, surtout si les douleurs qu'on éprouve sont aiguës. A mon avis, quand ces douleurs se font sentir avec intensité, c'est en quelque sorte le plus grand tourment que l'on puisse endurer ici-bas : je parle des tourments extérieurs et du cas où les douleurs atteignent un degré excessif. Dans l'accablement où elles jettent à la fois l'intérieur et l'extérieur, l'âme ne sait plus que faire d'elle-même: elle accepterait de grand coeur un prompt martyre, quel qu'il soit, plutôt que de pareilles douleurs. En vérité, à ce degré extrême, elles ne durent pas longtemps, parce qu'après tout Dieu ne nous envoie en fait de souffrance que ce que nous pouvons supporter, et alors il commence par donner la patience. Mais il envoie d'une manière habituelle d'autres souffrances très pénibles et des maladies de toutes sortes.

7. Je connais une personne qui, depuis qu'elle a commencé à recevoir du Seigneur la grâce de l'union, c'est-à-dire depuis quarante ans, peut assurer en toute vérité qu'il ne s'est pas écoulé un seul jour sans qu'elle supporte et éprouve d'autres peines ; je veux dire : sans qu'elle souffre physiquement et sans qu'elle endure en même temps de grandes peines d'un genre différent. Mais il est vrai qu'elle avait été très mauvaise, et, à côté de l'enfer qu'elle avait mérité, tout cela lui paraissait peu de chose. D'autres, qui n'auront pas tant offensé Notre-Seigneur, seront conduites dans une voie différente. Pour moi, je choisirais toujours celle de la croix, quand ce ne serait que pour imiter Notre-Seigneur Jésus- Christ, et n'y aurait-il d'autre avantage que celui-là. D'ailleurs, il y en a toujours beaucoup d'autres. Et maintenant, que dirons-nous des peines intérieures ? Si l'on pouvait en donner une idée, oh ! que les premières paraîtraient légères ! Mais il est impossible de les décrire telles qu'elles sont.

8. Commençons par le tourment qu'on endure quand on tombe sur un confesseur très circonspect et si peu expérimenté que tout lui paraît suspect. Voyant des choses qui ne sont pas courantes, il craint tout, il doute de tout. Remarque-t-il quelque imperfection chez une âme qui est l'objet de ces faveurs, persuadé que celles qui les reçoivent doivent être des anges — ce qui est impossible tant que nous vivons dans un corps mortel —, sur-le-champ, il condamne tout, il met tout sur le compte du démon ou de la mélancolie. Et je ne m'en étonne pas : de nos jours, cette mélancolie remplit le monde ! C'est une chose très répandue, et le démon s'en sert pour faire de si grands ravages, que les confesseurs ont bien raison de la redouter et d'y regarder de près. Cependant, la pauvre âme qui est agitée des mêmes craintes et qui va à son confesseur comme à un juge, se voyant condamnée par lui, en ressent un tourment et un trouble qui ne seront compris que par ceux-là seulement qui les auront éprouvés. Car voici un autre supplice que ces âmes endurent, surtout lorsqu'elles ont été très imparfaites : elles se figurent qu'à cause de leurs péchés Dieu permet qu'elles soient trompées. Il est vrai qu'au moment où sa Majesté leur accorde ses grâces, elles sont assurées et ne peuvent douter que ce ne soit l'Esprit de Dieu qui agisse en elles. Mais comme ces faveurs passent vite et que le souvenir de leurs péchés est permanent, que, de plus, elles remarquent en elles-mêmes plusieurs fautes — et qui en est exempt ? —, leur tourment recommence. Le confesseur les rassure-t-il, ce tourment s'apaise, mais c'est pour revenir. Est-ce lui, au contraire, qui accroît leurs frayeurs, leur peine devient presque intolérable, surtout si elles se trouvent alors dans une de ces sécheresses où il semble qu'on n'ait jamais eu et qu'on n'aura jamais la moindre pensée de Dieu, et où, entendant parler de lui, c'est comme si l'on vous nommait une personne dont on a entendu parler il y a longtemps.

9. Tout cela est peu encore, car voici maintenant que cette âme se persuade qu'elle ne sait pas se faire connaître des confesseurs et qu'elle les induit en erreur. Elle a beau s'examiner et constater qu'il n'est pas un premier mouvement qu'elle ne leur découvre, c'est peine perdue. L'entendement est si obscurci, qu'il est incapable de saisir la vérité ; il croit tout ce que l'imagination lui représente — car c'est elle alors qui règne en maîtresse — et toutes les folies que le démon lui suggère. Notre-Seigneur sans doute permet à ce dernier de tenter l'âme, et même de lui faire entendre qu'elle est réprouvée de Dieu. Elle se trouve combattue de tant de côtés à la fois, avec une angoisse intérieure si grande et si intolérable, que je ne sais à quoi la comparer, si ce n'est aux tourments des damnés en enfer. Durant cette tempête, on est inca­pable de recevoir aucune consolation. Veut-on en chercher une auprès du confesseur, on dirait que tous les démons se sont mis d'accord avec lui pour vous tourmenter davantage. Un confesseur qui dirigeait une âme livrée à ce supplice, le jugeant dangereux parce qu'il portait sur tant de choses à la fois, lui avait ordonné de le prévenir quand elle serait dans cet état. Mais le mal allant toujours croissant, il finit par comprendre qu'il n'y avait rien à faire. Si cette personne voulait prendre un livre écrit en castillan, quoiqu'elle sache bien lire, elle comprenait aussi peu que si elle n'avait pas connu une lettre, et réellement son esprit était alors incapable de tout.

10. Enfin, dans une pareille tempête, il n'y a pas d'avtre remède que d'espérer en la miséricorde de Dieu. Et ce dernier, lorsqu'on s'y attend le moins, par une seule parole qu'il adresse à l'âme ou par un événement qui se présente, la délivre soudain de tous ses maux. On dirait qu'il n'y a jamais eu de nuages dans cette âme, tant elle se trouve pleine de soleil et comblée de consolation. Semblable à celui qui vient d'échapper par la victoire aux dangers d'une périlleuse bataille, elle bénit Notre-Seigneur, car c'est lui qui a combattu pour elle et l'a rendue victorieuse. Elle voit jusqu'à l'évidence que ce n'est pas elle qui a livré le combat, car toutes les armes dont elle aurait pu se servir pour sa défense étaient, semble-t-il, aux mains de son adversaire. Alors, elle reconnaît clairement sa misère, et le peu dont nous sommes capables par nous-mêmes quand le Seigneur nous retire son secours.

11. Elle n'a plus besoin de réfléchir pour comprendre cette vérité : l'expérience qu'elle vient de faire et l'impuissance absolue où elle s'est trouvée, lui ont montré le néant de notre être et l'étendue de notre misère. Sans doute, la grâce demeure en elle, puisque durant toute cette tour­mente elle n'offense pas Dieu et ne voudrait pour rien au monde l'offenser, mais elle est alors tellement cachée, que l'âme n'aperçoit pas en elle-même la plus petite étincelle d'amour de Dieu et croit n'en avoir jamais eu. A-t-elle fait quelque bien pendant sa vie ? Sa Majesté lui a-t-elle accordé quelque grâce ? Ce n'est plus à ses yeux qu'un rêve et une chimère. Quant à ses péchés, elle voit clairement qu'elle les a commis.

12. O Jésus ! Quel spectacle que celui d'une âme ainsi abandonnée !

Et encore une fois, combien toutes les consolations de la terre lui sont inutiles ! Donc, s'il vous arrive, mes soeurs, de vous trouver dans cet état, ne vous figurez pas que les riches et ceux qui disposent d'eux-mêmes sont en pareille occurrence plus à même de remédier à leurs maux. Non, non. A mon avis, autant vaudrait présenter aux damnés tous les plaisirs de ce monde : loin d'y trouver le moindre adoucissement, ils verraient par là croître leur supplice. De même ici, les peines venant d'en haut, les objets terrestres n'y peuvent rien. Ce grand Dieu veut que nous reconnaissions sa souveraineté et notre misère. Une telle connaissance, du reste, est extrêmement importante pour ce qui va suivre.

13. Que fera donc cette pauvre âme quand elle se verra dans cet état pendant un temps considérable ? Si elle prie, c'est comme si elle ne priait pas, je veux dire quant à la consolation qu'elle en retire. Rien ne pénètre dans son intérieur ; elle ne comprend même pas ce qu'elle dit, serait-ce une prière vocale. Quant à la mentale, certes, ce n'est pas le moment : les puissances en sont incapables. La solitude lui nuit plus qu'elle ne lui sert, et, d'autre part, être avec quelqu'un et s'entendre adresser la parole lui devient un autre supplice. Ainsi, elle a beau prendre sur elle, son chagrin et sa mauvaise humeur sont visibles aux yeux de tous.

Mais pourra-t-elle bien dire ce qu'elle a ? Non, c'est quelque chose d'inexprimable, ce sont des angoisses et des peines spirituelles aux­quelles on ne sait quel nom donner. Le meilleur moyen, je ne dis pas pour s'en délivrer — car je n'en connais pas — mais pour arriver à les supporter, c'est de vaquer à des oeuvres extérieures de charité et de tout attendre de la miséricorde de Dieu. Il ne manque jamais à ceux qui espèrent en lui. Bénédiction sans fin lui soit rendue. Amen.

14. Les souffrances extérieures causées par les démons sont plus rares, je crois : ainsi, je ne vois pas de raison d'en parler. Elles ne sont d'ailleurs pas aussi pénibles, peu s'en faut. Selon moi, les démons, quoi qu'ils fassent, n'arrivent pas à lier ainsi les puissances ni à troubler l'âme à ce point ; car enfin, la raison demeure en elle pour lui dire qu'ils ne peuvent aller au-delà de ce que Dieu leur permet, et tant que la raison n'est pas obscurcie, toutes les peines qu'ils peuvent causer sont peu de chose auprès de celles que je viens d'indiquer.

15. A l'occasion des différents modes d'oraison et des faveurs que le Seigneur accorde en cette Sixième Demeure, nous aurons à parler d'autres peines intérieures. Plusieurs de ces peines dépassent encore les précédentes en intensité de souffrance ; l'état dans lequel elles laissent le corps le montre clairement. Et cependant, elles ne méritent pas le nom de peines et il n'est pas juste de le leur donner, parce que ce sont d'éminentes faveurs, et qu'au moment où elle les endure l'âme les voit et comprend qu'elles surpassent immensément ses mérites. La plus grande de ces peines arrive à l'entrée de la Septième Demeure ; elle est accompagnée de beaucoup d'autres. J'en rapporterai quelques-unes toutes, ce serait impossible. Je ne pourrai pas non plus en expliquer la nature, parce qu'elles ont une tout autre origine que les premières, une origine beaucoup plus haute. Si je n'ai pu dire que peu de chose de celles qui sont moins nobles, je serai plus impuissante encore à l'égard des autres. Que le Seigneur, par les mérites de son Fils, daigne m'assister toujours ! Amen.

CHAPITRE 2

1. Nous avons bien abandonné, semble-t-il, notre petit papillon ! Il n'en est rien cependant, car ce sont ces épreuves mêmes qui lui font prendre un vol plus élevé.

Disons maintenant de quelle manière l'Époux se comporte avec l'âme, et voyons comment, avant de se donner entièrement à elle, il lui fait désirer ce bonheur. Les moyens dont il use pour cela sont d'une telle délicatesse, que l'âme elle-même n'en a pas l'intelligence, et je crains bien de n'arriver à les faire comprendre qu'à ceux-là seulement qui en ont l'expérience. Ce sont des impulsions partant du plus profond de l'âme, si délicates et si subtiles, que je ne sais quelle comparaison employer pour en donner une idée juste.

2. C'est bien différent de tout ce que nous pouvons obtenir ici-bas par nos efforts, bien différent même des goûts spirituels dont nous avons parlé. Souvent lorsqu'on y pense le moins et qu'on n'a pas l'esprit occupé de Dieu, sa Majesté réveille l'âme tout à coup: on dirait une étoile filante ou un coup de tonnerre. On n'entend cependant aucun bruit, mais l'âme comprend parfaitement que Dieu l'a appelée. Elle le comprend même si bien, que parfois, surtout au début, elle tremble, elle gémit, sans souffrir aucun mal. Elle sent qu'elle vient de recevoir une délicieuse blessure. Comment, de qui l'a-t-elle reçue ? elle ne s'en rend pas compte ; mais elle en comprend si bien le prix, qu'elle voudrait ne jamais en guérir. Elle se plaint à son Époux par des paroles d'amour, et cela, même extérieurement. Elle ne peut s'en empêcher, parce qu'il lui fait sentir sa présence, sans pourtant se manifester de manière à l'en laisser jouir. La peine qu'elle en éprouve est très vive, mais pleine de douceur. L'âme voudrait-elle ne pas la ressentir, elle ne le pourrait pas. En vérité, ce désir est bien loin d'elle, car elle goûte dans cette peine une joie beaucoup plus grande que dans la savoureuse absorption de l'oraison de quiétude, où il n'entre aucune souffrance.

3. Je m'épuise en efforts, mes sœurs, pour vous faire comprendre cette opération d'amour, et je ne sais comment y parvenir. Que d'un côté, en effet, le Bien-Aimé fasse clairement savoir à l'âme qu'il est avec elle, et que de l'autre, il l'appelle par un signe si certain qu'elle ne peut en douter, par un son de voix si pénétrant qu'il lui est impos- sible de ne pas l'entendre, cela semble impliquer une contradiction. On dirait que l'Époux, de la Septième Demeure où il réside, fait alors retentir sa voix sans paroles distinctes et qu'aussitôt tous les habitants des autres Demeures font silence : sens, imagination, puissances, nul n'ose bouger.

O mon grand Dieu tout-puissant ! Que vos secrets sont impénétrables ! Et que les choses de l'esprit sont différentes de tout ce qu'on peut voir et comprendre ici-bas, puisqu'il n'est pas de mots capables de donner l'idée de celle-ci, si petite pourtant à côté de tant d'autres merveilles que vous opérez dans les âmes !

4. L'effet qu'elle produit est tel, que l'âme se consume de désirs et ne sait pourtant que demander, parce qu'elle sent clairement que son Dieu est avec elle.

Vous me direz : « Mais si elle a cette connaissance, que désire-t-elle ? de quoi s'afflige-t-elle ? et que veut-elle de plus ? » Je l'ignore. Tout ce que je sais, c'est que cette peine la pénètre jusqu'aux entrailles, et qu'on les lui arrache, semble-t-il, quand le divin Archer retire la flèche dont il l'a percée, tant est vif le sentiment de l'amour qu'elle lui porte. Voici une pensée qui m'est venue. Ne serait-ce pas que du sein de ce brasier enflammé qui est mon Dieu une étincelle a jailli et est venue toucher l'âme, lui faisant sentir l'ardeur de cet incendie ? Mais comme, si délicieuse qu'elle soit, elle ne suffit pas à la consumer, elle la laisse livrée à cette peine, qui est l'effet de son attouchement. Cette comparaison est encore la meilleure dont je me sois servie, je crois. En effet, cette savoureuse douleur — qui, à proprement parler, n'est pas une douleur — ne persévère pas dans un même état. Tantôt elle dure un bon moment, tantôt elle passe vite ; c'est selon qu'il plaît au Seigneur de la faire sentir, car ce n'est pas une chose qui puisse s'obtenir par un travail humain. Si parfois elle dure un certain temps, c'est avec des alternatives. En un mot, elle n'est jamais stable ; aussi n'embrase-t-elle jamais l'âme entièrement. Au moment où cette dernière va s'enflammer, l'étincelle s'éteint, et l'âme sent le désir de souffrir de nouveau la peine toute d'amour qu'elle lui cause.

5. Il n'y a pas à se demander si c'est un effet de la nature ou de la mélancolie, ou bien encore une illusion causée, soit par le démon, soit par l'imagination, car il est visible que le mouvement imprimé à l'âme vient de l'immuable demeure où le Seigneur habite. Les effets, d'ailleurs, sont bien différents de ceux que produisent certains senti- ments de dévotion, où la profonde absorption causée par le goût spirituel peut inspirer quelque doute. Ici, les sens et les puissances ne sont nullement absorbés. Ils se demandent ce qui se passe, mais n'apportent à l'âme aucune entrave, et, selon moi, ils sont également incapables, soit d'accroître, soit de faire disparaître cette peine délicieuse.

Quiconque aura reçu de Notre-Seigneur une telle faveur — et s'il l'a réellement reçue, il la reconnaîtra aussitôt à ce que j'en écris — doit lui en rendre les plus vives actions de grâces. Du reste, nulle illusion n'est à redouter. Qu'il craigne seulement beaucoup de se montrer ingrat pour une si grande grâce, qu'il tâche d'avancer dans le service de Dieu et de perfectionner sa vie. Il verra comment cela finira et comment Dieu le comblera de plus en plus de ses dons. Une personne qui était favorisée de cette grâce passa ainsi plusieurs années, et elle ne désirait rien au-delà. Quand elle aurait dû servir le Seigneur des années sans nombre au milieu des plus grandes souffrances, elle se serait crue très bien payée. Bénédiction éternelle lui soit rendue ! Amen.

6. Vous vous demanderez peut-être pourquoi cette faveur est plus sûre que d'autres. En voici, selon moi, les raisons. La première, c'est que jamais, je crois, le démon ne cause de peine qui soit délicieuse comme l'est celle-ci. Il pourra bien procurer une saveur et un plaisir qui paraîtront spirituels, mais unir la souffrance et une si grande souf- france au repos et à la jouissance de l'âme, cela dépasse son pouvoir. Son domaine ne va pas au-delà de la partie extérieure de notre être. De plus, les peines qui viennent de lui ne sont jamais, à mon avis, savoureuses et paisibles elles sont, au contraire, agitées, pleines de trouble. La deuxième raison, c'est que cet ouragan de douceur vient d'une autre région que celle où il exerce son empire. La troisième, c'est que l'âme en retire de grands avantages, dont les plus ordinaires sont, entre beaucoup d'autres, la résolution de souffrir pour Dieu, le désir d'avoir de nombreuses croix à porter, une détermination bien plus ferme de s'éloigner des plaisirs et des conversations d'ici-bas.

7. Que cette faveur ne soit pas imaginaire, c'est évident, car on aura beau s'ingénier, jamais on ne pourra rien produire qui y ressemble. L'opération est même si manifeste que l'illusion devient impossible, je veux dire qu'il est impossible de se figurer qu'on l'éprouve quand on ne l'éprouve pas, comme aussi de ne pas bien savoir si on l'éprouve ou non. Et si l'on avait là-dessus quelque incertitude — j'entends si l'on n'était pas sûr d'avoir éprouvé ou non ces véritables élans dont je parle —, qu'on le sache bien, on ne les a pas éprouvés. L'âme, en effet, les perçoit aussi clairement que les oreilles du corps perçoivent le son d'une voix éclatante. Que cela vienne de la mélancolie, c'est radicalement impossible, parce que la mélancolie ne forme et ne cons- truit ses chimères que dans l'imagination, et ce dont il s'agit procède de l'intérieur de l'âme.

Je peux me tromper, mais tant que quelqu'un d'expert en ces matières ne m'aura pas donné d'autres raisons, je resterai de cet avis. Je connaisune personne qui ne craignait rien tant que d'être trompée et qui ne put jamais concevoir la moindre inquiétude sur l'oraison dont je parle.

8. Notre-Seigneur a d'autres moyens encore pour réveiller une âme. A l'improviste, au milieu d'une prière vocale et quand on ne s'attend à aucun effet surnaturel, voici tout d'un coup un embrasement déli­cieux. On dirait qu'un parfum pénétrant s'est répandu par tous les sens. Je ne dis pas que ce soit un parfum ou quoi que ce soit qui y ressemble, je me sers seulement d'une comparaison pour montrer que quelque chose fait connaître que l'Époux est là. Un désir savoureux de jouir de sa présence s'élève dans l'âme, qui, en même temps, se sent pressée de faire monter vers lui des actes de louanges très parfaits. Cette faveur a la même origine que la première, mais elle n'est accompagnée d'aucune souffrance, et les désirs même de jouir de Dieu n'y ont rien de pénible. Elle est plus habituelle à l'âme que la précédente. Il me semble qu'à son égard non plus il n'y a rien à craindre pour plusieurs des raisons indiquées plus haut ; on doit se borner à la recevoir avec des actions de grâces.

CHAPITRE 3

1. Dieu réveille l'âme par une autre voie. Il lui parle, et cette grâce, d'une certaine façon, semblerait supérieure aux précédentes. Néanmoins, elle peut offrir plus de péril, aussi je m'y arrêterai un peu. Ces paroles sont de différentes sortes : les unes semblent venir du dehors, les autres de la partie la plus intérieure de l'âme, d'autres de sa partie supérieure.

D' autres, enfin, semblent si extérieures qu'elles sont perçues par les oreilles : on dirait une voix articulée.

Quelquefois, souvent même, ça peut n'être qu'une illusion, surtout chez les personnes qui ont l'imagination faible, ou qui sont atteintes de mélancolie, j'entends, d'une mélancolie notable.

2. Selon moi, on ne doit faire aucun cas de ce que disent des personnes appartenant à ces deux catégories, quand bien même elles affirmeraient voir, entendre, comprendre. Il ne faut pas non plus les troubler en leur disant que cela vient du démon, mais simplement les écouter comme des personnes malades. La prieure, ou le confesseur à qui elles s'ouvriront de ces choses, fera bien de leur dire de ne pas y attacher d'importance, que ce n'est pas là l'essentiel dans le service de Dieu, que le démon en a trompé beaucoup de cette façon. Mais afin de ne pas les attrister — ce que l'humeur dont elles souffrent ne fait déjà que trop —, on ajoutera qu'on espère bien qu'il n'en sera pas ainsi pour elles. Si on leur disait qu'il y a là mélancolie, ce serait à n'en plus finir, ces personnes étant si persuadées qu'elles ont vu et entendu, qu'assurément elles en feraient serment.

3. Pourtant, il faut avoir grand soin de leur retrancher l'exercice de l'oraison et, autant qu'on le pourra, les amener à n'accorder aucune importance à ces sortes de choses ; car si le démon ne nuit pas toujours à ces âmes malades, il a du moins coutume de se servir d'elles pour nuire à d'autres. Mais, qu'il s'agisse d'âmes malades ou saines, il est toujours bon de se défier, jusqu'à ce qu'on se soit bien assuré de l'esprit qui opère. C'est pourquoi je dis qu'au début le meilleur est toujours de faire opposition. Si ces effets sont de Dieu, ils ne continueront que mieux, car l'épreuve les fait croître au lieu de les diminuer : c'est l'exacte vérité. Mais, d'autre part, il faut éviter de trop contraindre l'âme, comme aussi de la troubler, car il est certain qu'elle ne peut rien à cela.

4. Je reviens à ce que je disais des paroles adressées à l'âme. Qu'elles se produisent de l'une ou l'autre des manières indiquées, elles peuvent venir de Dieu, comme aussi du démon et de l'imagination. Je vais exposer, si je peux y arriver avec la grâce de Dieu, les signes par lesquels on les distingue et les cas où elles présentent du danger. Parmi les personnes d'oraison, il y en a beaucoup qui entendent ces paroles. Je voudrais que vous sachiez, mes soeurs, que, s'il n'y a pas de mal à ne pas y croire, il n'y en a pas non plus à y ajouter foi, lorsqu'elles ne s'adressent qu'à vous et que ce sont des paroles de consolation ou des avertissements au sujet de vos fautes ; quel qu'en soit l'auteur, ne seraient-elles même qu'un produit de l'imagination, il n'y a pas grand inconvénient. Je vous avertis seulement d'une chose : quand bien même ces paroles viendraient de Dieu, il ne faut pas vous figurer que vous en êtes meilleures. Combien de fois a-t-il parlé aux pharisiens ! La question est de savoir si l'on tire profit de ses paroles. Quant à celles qui ne seraient pas entièrement conformes à la sainte Écriture, n'y accordez pas plus d'importance que si vous les entendiez proférer par le démon lui-même ; et quand elles ne proviendraient que de la faiblesse de votre imagination, vous devez y voir une tentation contre la foi, et leur résister jusqu'à ce que vous en soyez quittes. Vous y arriverez parfaitement, parce que cette sorte de tentation a peu de force.

5. Je le disais en commençant, que les paroles viennent de l'intérieur de l'âme, ou de sa partie supérieure, ou de l'extérieur, elles peuvent procéder de Dieu. Les marques les plus certaines qu'elles viennent de lui sont, à mon avis, les suivantes. La première et la plus sûre, c'est l'autorité souveraine qu'elles portent avec elles. Elles sont paroles et œuvres tout ensemble. Je m'explique. Une âme est en proie à la terrible épreuve et au trouble intérieur que j'ai dépeints ; elle est plongée dans l'obscurité et la sécheresse. Une seule de ces paroles, celle-ci par exemple : « Ne t'afflige pas », la fait rentrer dans le calme. Sa peine s'évanouit, elle se voit remplie de lumière, tous ses tourments ont disparu. Et cependant, il lui semblait que le monde entier et tous les docteurs ensemble, réunis pour la convaincre, n'auraient pas été capables, avec tous leurs efforts, de la délivrer d'une pareille affliction. Une autre fois elle est désolée, en proie à toutes les terreurs, parce que son confesseur et d'autres personnes lui ont déclaré qu'elle se trouve sous l'action du démon. A cette seule parole qui lui est dite : « C'est moi, ne crains rien », voilà que toutes ses appréhensions cessent, elle est dans la joie, et personne, lui semble-t-il, ne réussirait à la persuader du contraire. Une autre fois, elle est inquiète au sujet de certaines affaires graves et se demande quelle en sera l'issue. Il lui est dit qu'elle peut être tranquille, que tout réussira parfaitement. La voilà certaine qu'il en sera de la sorte, et sa peine disparaît aussitôt. Ainsi en va-t-il de bien d'autres cas.

6. La deuxième marque, c'est que les paroles divines mettent l'âme dans un grand repos, dans un dévot et paisible recueillement, et la portent à donner des louanges à Dieu. O Seigneur ! s'il y a tant de force dans une seule parole que vous ne transmettez pourtant que par l'un de vos serviteurs — car, dans cette Demeure, dit-on, ce n'est pas vous qui parlez, mais l'un de vos anges —, quelle force ne communiquerez- vous pas à l'âme, lorsqu'elle sera unie à vous, comme vous le serez à elle, par le lien de l'amour !

7. La troisième marque, c'est que les paroles de Dieu restent très longtemps gravées dans la mémoire, et que quelques-unes même n'en sortent jamais, tandis que celles d'ici-bas s'effacent de notre esprit; j'entends celles qui nous sont adressées par les hommes. Si graves et de si grand savoir qu'ils puissent être, leurs paroles laissent dans notre mémoire une impression bien moins profonde, et, si elles concernent l'avenir, nous leur accordons beaucoup moins de créance. Les premières produisent une certitude absolue. En vérité, quand leur accomplissement semble tout à fait impossible, on peut bien se trouver assailli de certains doutes, se demander si elles se réaliseront, et l'esprit hésite un peu, mais l'âme elle-même garde une assurance que rien n'est capable d'ébranler. Que les événements aillent, en apparence, à l'inverse de ce qui lui a été dit et que des années s'écoulent, la conviction demeure en elle que Dieu emploiera d'autres moyens ignorés des hommes, mais qu'à la fin la chose se réalisera ; et de fait, elle se réalise. Cependant, je le répète, quand, par la suite, l'âme voit les choses aller mal, elle ne cesse pas d'en souffrir, et comme il y a déjà longtemps peut-être que ces paroles lui ont été adressées, que leurs effets et la certitude qu'au moment même ils donnent de leur divine origine sont passés, elle doute un peu et se demande si ces paroles ne venaient pas du démon ou de l'imagi- nation. Mais encore une fois, sur le moment, elle n'a aucun doute, elle est prête à mourir pour attester la vérité de ce qui lui a été dit. Pourtant, je le répète, toutes ces représentations de l'imagination ne détruisent pas sa conviction. Ces représentations, c'est le démon qui les lui suggère, évidemment pour la troubler et l'intimider. Surtout si les paroles entendues regardent une affaire dont la réalisation doit procurer de grands biens aux âmes, s'il s'agit d'une oeuvre à laquelle l'honneur et le service de Dieu sont très intéressés et qui, d'autre part, présente de grandes difficultés, que ne fera-t-il pas ? A tout le moins, il affaiblira la foi, et c'est déjà un grand mal de ne pas croire que Dieu soit assez puissant pour réaliser des oeuvres qui dépassent la portée de nos esprits.

8. En dépit de ces combats et des assurances qu'on lui donne que tout n'est qu'extravagance — je parle des confesseurs à qui elle en rend compte —, quels que soient les incidents fâcheux qui donnent à penser que la chose est impossible, il lui reste toujours, je ne sais où, une étincelle de certitude si vive, que, toutes les autres espérances seraient-elles anéanties, l'âme, quand elle le voudrait, ne pourrait l'éteindre. Et en fin de compte, je le répète, la parole du Seigneur a son accomplissement. L'âme en éprouve une telle joie, une telle allé­gresse, qu'elle ne voudrait faire autre chose que bénir sa Majesté, et cela, bien plus à cause de la réalisation de l'annonce reçue que pour la réussite de l'affaire elle-même, quelque intérêt qu'elle y ait d'ailleurs.

9. Pourquoi l'âme désire-t-elle si ardemment que ces paroles soient vraies ? Je l'ignore. Mais elle éprouverait moins de peine, je crois, à être surprise en flagrant délit de mensonge. Comme si, en cela, elle pouvait quelque chose ! Elle ne fait que rapporter ce qui lui a été dit. Je connais une certaine personne qui, en pareil cas, songeait bien souvent au prophète Jonas appréhendant que Ninive ne soit pas détruite. Après tout, comme c'est Dieu qui a parlé, il est bien juste que l'âme lui garde cette fidélité de désirer ardemment qu'il ne soit pas trouvé menteur, lui la Vérité suprême. Aussi quelle joie, quand, après mille alternatives et en dépit des plus grandes difficultés, elle voit la chose accomplie ! Quand il devrait en résulter pour elle des épreuves terribles, elle aimerait beaucoup mieux les endurer que de voir sans effet des paroles qu'elle croit très certainement venir de Dieu. Tout le monde ne tombera peut-être pas dans cette faiblesse, si toutefois c'en est une, car, quant à moi, je n'ose la condamner.

10. Quand les paroles procèdent de l'imagination, aucune des marques signalées plus haut ne se manifeste. Il n'y a ni certitude, ni paix, ni goût intérieur. Voici cependant ce qui peut arriver, et c'est arrivé à quelques personnes de ma connaissance, tandis qu'elles étaient profon­dément absorbées dans l'oraison de quiétude et le sommeil spirituel. Il est, en effet, des personnes si faibles de tempérament ou d'imagi­nation — peut-être cela vient-il d'ailleurs —, qu'une fois plongées dans ce profond recueillement, elles sont tellement hors d'elles-mêmes qu'elles ne sentent plus rien à l'extérieur ; leurs sens aussi sont comme endormis. Alors, semblables à une personne qui dort — et peut-être sommeillent-elles en effet —, elles se figurent entendre, comme en rêve, qu'on leur parle. Elles croient même voir certaines choses, qu'elles pensent venir de Dieu. Mais finalement, tout cela ne produit pas plus d'effet qu'un rêve. Quelquefois aussi il pourra se faire qu'adressant avec amour une demande à Notre-Seigneur, elles se persuadent qu'il leur promet ce qu'elles désirent. Mais, selon moi, celui qui aura une grande expérience des paroles de Dieu, ne pourra prendre pour paroles divines celles qui viennent de l'imagination.

11. Il est plus à craindre qu'elles ne viennent du démon. Cependant, quand les marques que j'ai signalées existent, on peut être assuré qu'elles sont de Dieu. Cela ne veut pas dire toutefois que si la parole qui vous est dite est importante et qu'il s'agisse de la mettre à exécution — soit qu'elle vous concerne, soit qu'elle concerne les autres — vous deviez faire quoi que ce soit sans l'avis d' un confesseur instruit, sage et vertueux. Une telle pensée ne doit pas seulement vous venir à l'esprit, même si les paroles se renouvelaient et qu'il était évident pour vous qu'elles viennent de Dieu. C'est à cela que Notre-Seigneur veut qu'on se tienne, et agir ainsi, ce n'est pas manquer à ce qu'il ordonne, car il nous a dit lui-même de regarder notre confesseur comme tenant sa place. Que cette parole-là soit de lui, nous ne pouvons en douter, et elle est bien propre à nous encourager lorsqu'il s'agit d'une entreprise difficile. Notre-Seigneur, quand il le voudra, convaincra le confesseur et lui inspirera l'assurance que c'est lui qui agit. S'il ne le fait pas, on n'est obligé à rien de plus. Agir d'une façon différente et se conduire en semblable circonstance selon son propre sentiment, c'est, à mon avis, une chose des plus dangereuses. Ainsi, mes soeurs, je vous le recom­mande de la part de Notre-Seigneur, que cela ne vous arrive jamais.

12. Dieu parle encore à l'âme d'une autre manière, que je considère comme très sûre : c'est dans une vision intellectuelle dont je traiterai plus loin. Cela se passe tellement dans l'intimité de l'âme, on entend des oreilles de l'âme, d'une manière à la fois si claire et si secrète, le Seigneur lui-même prononcer ces paroles, que le mode même d'audition, joint aux effets produits par la vision, rassure et donne la certitude que le démon n'en est pas l'auteur. Les admirables impres­sions produites permettent d'en juger ainsi ; au moins est-on bien sûr que cela ne vient pas de l'imagination. Avec un peu d'attention, du reste, on peut toujours être assuré sur ce point, et cela pour les raisons suivantes. La première, c'est la différence qui existe quant à la clarté. Les paroles venant de Dieu sont si claires qu'on ne peut en retrancher une seule syllabe sans qu'on s'en aperçoive. On se souvient très bien aussi que telle expression a été employée, et non pas telle autre, bien que le sens reste le même. Les paroles forgées par notre imagination sont loin d'être aussi claires et aussi distinctes, c'est comme quelque chose d'à demi rêvé.

13. Deuxième raison. Souvent, on ne pensait pas au sujet auquel ces paroles se rapportent : elles arrivent à l'improviste, et quelquefois au milieu d'un entretien. Bien des fois, il est vrai, elles répondent à des choses qui nous passent actuellement par l'esprit ou à d'autres auxquelles nous avions pensé auparavant ; mais souvent aussi, elles concernent des événements que nous n'aurions jamais cru devoir arriver, ni même estimer possibles. Comment l'imagination forgerait-elle des chimères relativement à ce que l'âme n'a jamais désiré ni voulu, à ce qui n'était même pas venu à sa connaissance ?

14. Troisième raison. Quand c'est Dieu qui parle, l'âme se comporte comme une personne qui écoute ce qu'on lui dit. Quand c'est l'imagi- nation, elle est comme une personne qui compose peu à peu ce qu'elle désire qu'on lui dise.

15. Quatrième raison. La nature des paroles est très différente. Une seule parole divine comprend beaucoup de choses, que notre esprit serait incapable de combiner en si peu de temps.

16. Cinquième raison. Souvent, par un mode que je suis impuissante à expliquer, en même temps qu'elle entend les paroles, l'âme comprend sans paroles beaucoup plus que les paroles elles-mêmes ne signifient. Je parlerai ailleurs avec plus d'étendue de ce mode de compréhension ; c'est quelque chose d'extrêmement délicat et de tout à fait admirable. Au sujet de ces différentes sortes de paroles, bien des personnes ont été très perplexes. J'en connais une en particulier à qui cela arrivait, et bien d'autres sans doute se demandent ce qu'elles doivent en penser. Je sais que cette personne y a accordé la plus sérieuse attention, car c'est très fréquemment que le Seigneur lui fait la grâce de lui parler, et sa plus grande crainte, au début, était que ces paroles ne viennent de l'imagination. Quand elles procèdent du démon, on s'en aperçoit plus vite. Néanmoins, il est si rusé, qu'il sait fort bien contrefaire l'esprit de lumière. Les paroles, du moins, auront la même clarté, et l'on ne pourra pas douter qu'on les ait entendues, comme il arrive pour l'esprit de vérité. Mais ce qu'il n'est pas en son pouvoir de contrefaire, ce sont les effets dont nous avons parlé. Et puis, il ne laissera dans l'âme ni cette paix ni cette lumière ; il la remplira, tout au contraire, d'inquiétude et de trouble. Cependant, il ne peut faire grand mal — il n'en fera même aucun — si l'âme est humble et si, comme je l'ai dit, elle s'abstient de rien faire d'elle-même, quelques paroles qu'elle entende.

17. S'agit-il de faveurs et de caresses divines, que l'âme considère avec attention si elle en conçoit une meilleure opinion de soi. Si elle ne se sent pas d'autant plus confuse que les paroles qui lui sont adressées sont plus tendres, elle doit croire qu'elles ne viennent pas de Dieu. Quand c'est lui qui agit, nul doute que plus il marque de bonté et plus l'âme se méprise, plus elle songe à ses péchés, plus elle oublie son progrès spirituel, plus sa volonté et sa mémoire s'appliquent à ne vouloir que l'honneur de Dieu, plus elle perd de vue ses propres intérêts, plus elle craint de s'écarter, si peu que ce soit, de la volonté divine: plus enfin elle est convaincue que, loin d'avoir mérité ces faveurs, seul l'enfer lui était dû. Quand toutes les grâces et les faveurs reçues dans l'oraison produisent de tels effets, l'âme ne doit pas se laisser aller à la frayeur: elle doit se confier à la miséricorde de Dieu, qui est fidèle et qui ne permettra pas au démon de la tromper. Il est bon cependant de garder toujours une certaine crainte.

18. Ceux que le Seigneur ne conduit pas dans cette voie se diront peut-être que ces âmes pourraient ne pas écouter les paroles qui leur sont adressées, et, quand ces paroles sont intérieures, s'en distraire de manière à ne pas les entendre ; qu'ainsi elles éviteraient tout danger.

Je réponds que cela n'est pas possible. Je ne parle pas des paroles qu'on se figure entendre. Ces dernières, on en vient à bout en détournant sa pensée de ce que l'on désire et en s'efforçant de mépriser ce que l'imagination nous suggère. Mais les paroles de Dieu, c'est bien différent ; car l'esprit qui parle arrête de telle sorte les autres pensées et rend si attentif à ce qu'il dit, qu'il serait, semble-t-il, moins impos- sible à une personne qui a l'ouïe excellente de n'en pas entendre une autre qui parle à voix très haute, et vraiment je crois que c'est bien cela. Cette personne, en effet, pourrait détourner son attention, appliquer ses pensées, son esprit, à un autre objet ; niais ici, c'est absolument impossible. On ne peut ni se boucher les oreilles ni penser à autre chose qu'à ce qu'on nous dit. Celui qui, à la demande de Josué, je crois', a bien pu arrêter le soleil peut de même arrêter nos puissances et tout notre intérieur. L'âme alors s'aperçoit qu'un autre maître, bien plus puissant qu'elle, gouverne le château, ce qui la pénètre de dévotion et d'humilité. Ainsi, aucun moyen de ne pas entendre. Daigne la divine Majesté nous faire la grâce de ne songer qu'à lui plaire et de nous oublier nous-mêmes, comme je le disais plus haut ! Amen.

J'aimerais avoir réussi à donner de ces choses l'intelligence que je désirais, et puisse ce que j'en ai dit être de quelque utilité aux personnes que cela concerne !

CHAPITRE 4

1. Au milieu de ces épreuves et de bien d'autres, quel repos peut goûter notre pauvre petit papillon ? Tout cela ne fait qu'enflammer en cette âme les désirs de posséder l'Époux. Sa Majesté, qui connaît bien sa faiblesse, la fortifie par cette voie et par beaucoup d'autres, afin qu'elle ait le courage de s'unir à un souverain aussi auguste et de le prendre pour Époux.

2. Vous riez sans doute en m'entendant parler ainsi, et ce que je dis vous paraît extravagant, car il n'en est pas une parmi vous qui ne soit très persuadée que le courage ici n'est pas nécessaire, attendu qu'il n'y a pas de femme, de si basse condition soit-elle, qui n'en ait assez pour épouser le roi. C'est bien mon avis lorsqu'il s'agit d'un roi de la terre ; mais quand il s'agit du Roi du ciel, il faut, je vous l'assure, beaucoup plus de courage que vous ne pensez. Il y a tant de dispro­portion entre notre nature si timide, si basse, et une faveur si élevée ! Pour moi, je suis persuadée que si Dieu ne donnait le courage néces­saire, cela nous serait impossible, malgré tout l'intérêt que nous y avons d'ailleurs. Vous allez voir maintenant de quelle manière sa Majesté en vient à conclure les fiançailles dont il s'agit. Selon moi, c'est en envoyant à l'âme des ravissements qui la dégagent de ses sens. Si, en en conservant l'usage, elle se voyait si proche de cette suprême Majesté, peut-être en perdrait-elle la vie. Mais je parle de ravissements véri­tables, et non de ces faiblesses de femmes, que l'on voit maintenant se produire et qui, si facilement, nous font crier au ravissement et à l'extase. De fait, il y a des tempéraments tellement faibles, je crois_ l'avoir dit déjà, que, pour une simple oraison de quiétude, on les croirais près d' expirer.

Mes relations avec un grand nombre de personnes spirituelles m'ayant fait acquérir la connaissance de plusieurs sortes de ravissements, jc vais les indiquer ici. Je ne sais si j'y réussirai comme je l'ai fait dans un autre écrit où j'ai déjà traité ce sujet, avec plusieurs autres quE j'expose ici. On a jugé pour plusieurs raisons que je pouvais sans incon­vénient me répéter, quand ce ne serait que pour réunir ici tout ce qui concerne les Demeures de ce château.

3. Voici une première espèce de ravissement. L'âme, sans être en oraison, est tout à coup frappée d'une parole de Dieu qui lui reviens à la mémoire ou qu'elle entend. Alors Notre-Seigneur, prenant, semble­t-il, en compassion ce que son désir de le posséder lui fait souffrir depuis si longtemps, avive dans son fond le plus intime l'étincelle dont nous avons parlé, de sorte qu'entièrement embrasée cette fois, elle se renou­velle comme le phénix dans les flammes. Elle peut alors croire pieu­sement que ses fautes lui sont pardonnées. Bien entendu, elle a les dispositions voulues pour cela, et elle a pris les moyens indiqués par l'Église. Lorsqu'elle est ainsi purifiée, Dieu l'unit à lui, d'une façon qui n'est connue que de tous les deux. Encore l'âme elle-même ne le comprend pas de manière à pouvoir ensuite en rendre compte. Et cependant elle conserve alors la connaissance, car, dans cet état, on n'est pas privé de toute sensation intérieure et extérieure, comme il arrive dans un évanouissement ou une pâmoison.

4. Ce que je sais très bien, c'est que l'âme n'a jamais été aussi éveillée aux choses divines, qu'elle n'a jamais eu autant de lumière ni autant de connaissance de sa Majesté. Cela paraîtra impossible : en effet, si les puissances se trouvent absorbées au point d'être comme mortes, et les sens dans le même état, comment l'âme peut-elle percevoir un tel secret ? Je l'ignore ; peut-être est-ce un mystère caché à toutes les créatures et connu du seul Créateur, comme bien d'autres, je pense, qui ont lieu dans l'état dont nous parlons, je veux dire dans ces deux Demeures ; en réalité, j'aurais pu les joindre ensemble, car pour passer de l'une à l'autre on ne rencontre pas de porte close ; mais comme il y a dans la dernière des choses qui ne sont pas dévoilées à ceux qui n'y ont pas encore pénétré, j'ai cru bon d'établir une division.

5. Lorsque, dans cette suspension, le Seigneur juge à propos de découvrir à l'âme quelques secrets, de lui montrer par exemple certaines choses du ciel, ou de lui accorder des visions imaginaires, elle peut ensuite les rapporter : ces choses demeurent même tellement gravées dans sa mémoire, que jamais elles ne s'en effacent. Mais s'agit-il de visions intellectuelles, elle n'est pas toujours en état de les faire comprendre. C'est qu'il y en a parfois de si sublimes, que, sans doute, il ne convient pas que des mortels vivant encore sur la terre en aient une connaissance qui aille jusqu'à pouvoir les exprimer. Cependant, il est beaucoup de ces visions intellectuelles que l'âme, lorsqu'elle a repris l'usage de ses sens, est en état de rapporter. Comme il pourrait se faire que quelques-unes d'entre vous ne sachent pas bien ce qu'il faut entendre par « visions », et spécialement par « visions intellec- tuelles », je le dirai quand ce sera le moment, car ceux qui en ont le droit m'ont commandé de le faire, et bien qu'il semble déplacé que je m'occupe d'un tel sujet, ce ne sera peut-être pas sans utilité pour quelques âmes.

6. Vous me direz : «Si l'âme ne peut rendre compte des faveurs sublimes que le Seigneur lui accorde alors, quel profit en retire-t-elle ? » 0 mes filles ! Ce profit est si grand, qu'il est impossible d'en donner l'idée. Bien qu'on ne puisse les exprimer, ces faveurs, elles demeurent profondément écrites dans la partie la plus intime de l'âme, et jamais on n'en perd le souvenir.

Mais, direz-vous encore, « si elles sont sans image et si les puissances n'en ont pas l'intelligence, comment peut-on s'en souvenir? ». C'est encore une chose que je ne comprends pas. Ce que je sais très bien, c'est que certaines vérités concernant la grandeur de Dieu demeurent tellement imprimées dans l'âme que, quand la foi ne serait pas là pour lui dire ce qu'il est et pour l'obliger à le reconnaître pour son Dieu, elle l'adorerait dès lors comme tel, ainsi que le fit Jacob après la vision de l'échelle mystérieuse. Il est probable que ce patriarche comprit en cet instant d'autres secrets qu'il ne put déclarer. S'il n'avait vu qu'une échelle sur laquelle les anges descendaient et montaient, et qu'il n'ait pas reçu à ce sujet d'autre lumière, il n'aurait pas eu l'intelligence de si grands mystères.

7. Je ne sais si ce que je dis est exact, et si je rapporte fidèlement ce que j'ai entendu sur cette matière. Moïse non plus ne put expliquer tout ce qu'il découvrit dans le buisson. Il se contenta de dire ce que Dieu lui permit de rapporter. Si le Seigneur, par certains secrets qu'il lui révéla, ne lui avait donné la certitude que cette vision était de lui, il ne se serait jamais engagé dans des travaux si grands et si nombreux. Ce qu'il vit au milieu des épines de ce buisson fut sans doute quelque chose d'admirable, puisqu'il se sentit le courage d'entreprendre la déli- vrance du peuple d'Israël.

Donc, mes sœurs, ne nous torturons pas l'esprit pour pénétrer les secrets de Dieu. Nous croyons qu'il est tout-puissant : nous devons, par une conséquence nécessaire, croire que des vers de terre tels que nous, aussi limités, sont incapables de comprendre ses grandeurs. Contentons-nous de le bénir puisqu'il veut bien nous en dévoiler quelques-unes.

8. J'aurai le plus grand désir d'éclaircir un peu, à l'aide d'une comparaison, ce que j'explique ici ; mais je crois qu'il n'y en a pas qui puisse en donner une idée juste. Disons toujours celle-ci : supposons que vous entrez dans une de ces salles qui se trouvent chez les rois et les grands seigneurs, et qu'on nomme, je crois, camarin; elles renferment un nombre infini de cristaux, de vases et bien d'autres choses, disposées de telle sorte qu'on les voit presque toutes en entrant. On me conduisit une fois dans une salle de ce genre : c'était chez la duchesse d'Albe, où mes supérieurs, à la pressante sollicitation de cette dame, m'avaient ordonné de m'arrêter au cours de mes voyages. Dès l'entrée, je demeurai frappée d'étonnement, me demandant à quoi pouvait servir cet amas de curiosités. Il me sembla que la vue de tant d'objets divers pouvait porter à bénir le Seigneur, et en ce moment c'est une grâce pour moi de voir comment cela vient à propos pour le sujet que je traite. Je restai qvelque temps dans cette salle, mais la quantité même des objets fit qu'aussitôt tout s'effaça de ma mémoire, et je perdis aussi complètement le souvenir de chacune de ces pièces curieuses, que si je ne les avais jamais vues, de sorte qu'il me serait actuellement impossible d'en faire la description. On se souvient seulement d'une manière générale qu'on les a vues. Eh bien ! il en est de même pour l'âme devenue une même chose avec Dieu dans cet appartement secret, dans ce ciel empyrée, que nous portons très réellement au-dedans de nous. Et en effet, puisque Dieu réside en notre intérieur, il est clair qu'il y a là quelque appartement de ce genre. Sans doute, quand l'âme est ainsi en extase, le Seigneur ne veut pas toujours qu'elle ait la vue de ces secrets : elle est souvent tellement plongée dans la jouissance de son Dieu, que ce seul Bien lui suffit. Mais quelquefois aussi, il plaît à Dieu de la tirer de la jouissance qui l'absorbe tout entière, et de lui montrer soudain ce que renferme l'appar­tement où elle se trouve. Une fois revenue à elle, elle garde l'image des merveilles qu'elle y a vues, mais elle ne peut en décrire aucune, et sa faiblesse naturelle ne lui permet pas d'outrepasser ce que, par la volonté de Dieu, il lui a été surnaturellement donné de voir.

9. On dira : « Vous venez de prononcer le mot voir, il s'agit donc d'une vision imaginaire. » Ce n'est pas cela, je ne parle en ce moment que de vision intellectuelle ; mais mon peu de savoir et d' intelligence fait que je ne sais pas rendre mes pensées. Si donc ce que j'ai dit de cette oraison se trouve exact, il m'est bien démontré que ce n'est pas moi qui l'ai dit.

Ma conviction est que si, dans les ravissements qu'elle éprouve, l'âme ne perçoit pas quelquefois de ces secrets, ce ne sont pas des ravisse­ments, mais plutôt une défaillance physique, comme il peut en arriver à des personnes d'un tempérament faible — à nous autres femmes, par exemple —, lorsque par effort d'esprit elles excèdent leurs forces naturelles et demeurent dans une espèce d'absorption, ainsi que je l'ai dit, je crois, en parlant de l'oraison de quiétude. Cela n'a rien à voir avec le ravissement, car lorsque c'en est un, Dieu, soyez-en sûres, emporte l'âme tout entière, et, la traitant comme sienne et en véritable épouse, lui fait contempler une petite portion du royaume qu'il lui a acquis. Et dès qu'il s'agit de ce royaume, une portion, si restreinte soit-elle, est toujours immense, parce qu'en ce grand Dieu, il n'y a rien qui ne soit grand. Mais alors il entend que rien ne lui fasse obstacle, ni les sens, ni les puissances ; aussi commande-t-il à l'instant de fermer toutes les portes de ces Demeures et de ne laisser ouverte que celle de l'appartement où il réside, afin que l'âme puisse y pénétrer. Bénie soit une telle miséricorde ! Et avec raison, comme ils seront maudits ceux qui auront refusé de la mettre à profit, ceux qui auront perdu un pareil Maître !

10. O mes soeurs ! Que tout ce que nous avons quitté est peu de chose ! peu de chose aussi tout ce que nous faisons, et tout ce que nous pourrons faire, pour un Dieu qui veut bien ainsi se communiquer à un ver de terre ! Et puisque nous avons l'espoir de jouir dès cette vie d'un pareil bonheur, que faisons-nous ? à quoi nous arrêtons-nous ? Qui peut nous empêcher un seul instant de chercher comme l'Épouse, par les faubourgs et par les places'', un Seigneur tel que le nôtre ? Ah ! tout ce qu'offre le monde n'est que dérision, s'il ne nous aide dans cette recherche ! Et quand ses plaisirs, ses richesses, avec toutes les joies imaginables, dureraient sans fin, que cela est vil et dégoûtant, en comparaison de ces trésors qui seront éternellement notre partage ! Et ces trésors eux- mêmes, que sont-ils, à côté du bonheur de posséder comme nôtre le Seigneur de tous les trésors et du ciel et de la terre ?

11. O aveuglement humain !... Jusqu'à quand, oui, jusqu'à quand nos yeux seront-ils obscurcis par la poussière ? Chez nous, il est vrai, elle n'est pas si compacte qu'elle nous prive entièrement de la vue, et cependant j'aperçois de petits fétus, de petits graviers, qui, si nous les laissions croître, pourraient nous devenir funestes. Du moins, mes sœurs, pour l'amour de Dieu, faisons que ces défauts nous aident à mieux connaître notre misère, et qu'ils servent à rendre notre vve meilleure, comme y servit la boue de cet aveugle guéri par notre Époux. En nous voyant si imparfaites, redoublons de supplications, afin que Notre- Seigneur tire du bien de nos maux et que nous arrivions à contenter en tout sa divine Majesté.

12. Je me suis, sans m'en apercevoir, bien écartée de mon sujet. Pardonnez-le-moi, mes soeurs; c'est qu'une fois en présence des merveilles de Dieu — je veux dire, dans l'obligation d'en parler —, je ne peux m'empêcher de gémir en songeant à ce que nous perdons par notre faute. Ce sont là, il est vrai, des dons que Dieu fait à qui il veut ; et pourtant, si nous aimions Notre-Seigneur comme il nous aime, il nous les accorderait à toutes. Il ne désire rien tant que de trouver à qui donner, et ses libéralités ne diminuent pas ses richesses.

13. Je reviens à ce que je disais. L'Époux commande de fermer les portes des Demeures, et même celles du château et de son enceinte. En effet, au moment où le ravissement commence, on cesse de respirer, et si parfois on garde pour très peu de temps les autres sens, on perd à l'instant la parole. D'autres fois, on est privé soudain de l'usage de tous ses sens ; les mains et tout le corps se glacent, au point que l'âme semble s'être retirée. Quelquefois, c'est à se demander si l'on respire encore. C'est de courte durée, au moins comme état permanent, car cette grande suspension venant à diminuer, le corps semble se ranimer un peu. Mais s'il reprend quelque vie, c'est pour mourir de nouveau et laisser l'âme plus vivante. Néanmoins, l'extase à ce très haut degré dure peu.

14. Mais voici ce qui arrive. L'extase finie, la volonté peut demeurer quelque temps comme enivrée, et l'entendement si hors de lui, que pendant des jours et des jours il semble hors d'état de s'occuper d'autre chose que des objets propres à enflammer la volonté. Pour tout ce qui concerne l'amour divin, cette dernière est parfaitement éveillée, mais pour ce qui est de l'attachement aux créatures, l'envisager même lui est impossible, tant elle se trouve à leur égard profondément endormie.

15. Quand l'âme est entièrement revenue à elle, oh ! quelle confusion elle éprouve ! et quels ardents désirs de s'employer pour Dieu de toutes les manières qu'il voudra ! Si les effets que produisent les oraisons précédentes sont si considérables, que dire de ceux que laisse après elle une grâce aussi sublime ! Cette âme voudrait avoir mille vies pour les vouer toutes à Dieu, elle souhaiterait que tout ce qu'il y a sur la terre soit changé en langues qui le bénissent pour elle. Elle a une soif insatiable de la pénitence, mais elle fait peu en la pratiquant, parce que la véhémence de son amour ne lui permet guère de la sentir. Elle voit clairement qu'aux martyrs les tourments étaient faciles à supporter, parce qu'une pareille assistance de Notre-Seigneur rend tout facile. Aussi ces âmes se plaignent-elles à sa Majesté quand les occasions de souffrir leur manquent.

16. Dieu leur accorde-t-il ces grâces en secret, elles y voient une grande bonté de sa part ; quand, au contraire, la chose a lieu en présence de quelques personnes, elles en éprouvent une honte et une confusion inexprimables. Leur chagrin et leur inquiétude en se demandant ce que pourront penser ceux qui les ont vues dans cet état, les tirent en quelque sorte de leur transport. Connaissant la malice du monde, elles prévoient qu'on pourrait bien ne pas donner à ces effets leur véritable cause, et qu'au lieu de bénir Dieu, on émettra peut-être des jugements téméraires. A mon avis, cette peine et cette confusion, dont l'âme ne peut se défendre, procèdent de quelque manière d'un manque d'humilité, car enfin, si elle désire les mépris, de quoi se tourmente-t-elle ? C'est ce que Notre-Seigneur fit entendre à une personne qui se désolait ainsi : « Ne t'afflige pas, lui dit-il, car ou l'on me donnera des louanges, ou l'on parlera à ton désavantage, et d'une façon comme de l'autre tu y gagneras. » J'ai su depuis que cette personne avait été singulièrement encouragée et consolée par ces paroles'. Je les consigne ici, pour le cas où l'une d'entre vous se verrait dans une semblable affliction. Notre-Seigneur veut, semble-t-il, que tout le Inonde sache que celle dont il s'agit lui appartient et que personne n'a le droit d'y toucher. Qu'on s'attaque à son corps, à son honneur, à ses biens, à la bonne heure ! il en tirera sa gloire. Mais à son âme, non. A moins qu'elle-même, par une criminelle audace, ne s'éloigne de son Époux, il saura la défendre contre le monde entier, et même contre tout l'enfer réuni.

17. Je ne sais si j'ai réussi à faire comprendre en partie — car entiè­rement, encore une fois, c'est impossible — la nature du ravissement ; mais ce que j'en ai dit aura, je crois, son utilité pour aider à reconnaître les véritables. Ceux qui sont faux produisent des effets bien différents. En disant faux, je n'entends pas dire qu'on les feint avec l'intention de tromper, niais simplement qu'on est trompé soi-même. Comme, dans ce cas, les marques et les effets ne sont pas en rapport avec une si grande faveur, les véritables s'en trouvent déshonorés, et l'on refuse de croire, non sans raison, les personnes que le Seigneur en gratifie. Bénédiction et louange sans fin lui soient rendues ! Amen. Amen.

CHAPITRE 5

Il y a une autre espèce de ravissement que j'appelle « vol de l'esprit ». S'il est le même que le précédent quant à la substance, il agit cependant sur l'âme d'une manière très différente. Parfois, en effet, l'âme se sent emportée par un mouvement si soudain, et l'esprit semble enlevé avec une telle rapidité, qu'on éprouve, au début surtout, un véri­table effroi. C'est ce qui me faisait dire que ceux que Dieu destine à recevoir de pareilles grâces ont besoin d'un grand courage. Il leur faut aussi beaucoup de foi, de confiance et d' abandon pour tout ce que Notre-Seigneur voudra faire d'eux. Croyez-vous donc qu'une personne en pleine possession d' elle-même n'éprouve qu'un léger trouble, lorsqu'elle sent ainsi enlever son âme — et quelquefois son corps, comme nous le lisons de quelques personnes — sans savoir où elle va, ni qui l'enlève, ni ce que cela veut dire ? Car, au moment où se déclare ce mouvement subit, on n'a pas encore l'entière certitude qu'il vient de Dieu.

2. Mais n'y a-t-il pas un moyen de résister? Aucun. Bien plus, si l'on essaie, c'est pire encore, ainsi que je l'ai su de quelqu'un '. Dieu, semble-t-il, veut apprendre à cette âme qu'après s'être remise tant de fois et si sincèrement entre ses mains, après s'être offerte à lui tout entière de sa pleine volonté, ne s'appartient plus ; et de ce fait, si l'on ne veut pas se laisser faire, on se sent enlevé par un mouvement beaucoup plus violent. C'est pour cela que la personne dont il s'agit prenait le parti de ne pas résister plus que la paille à l'ambre qui l'enlève — vous avez sans doute observé cela — mais de s'abandonner entre les mains d'un si puissant maître, comprenant bien que le plus sage est de faire de nécessité vertu. J'ai parlé de la paille, et la comparaison est exacte. En effet, avec la même facilité qu'un géant enlève une paille, notre divin Géant, dans sa force, enlève l'esprit.

3. Le bassin de la fontaine dont nous avons parlé — c'était à propos de la Quatrième Demeure, si je m'en souviens bien — se remplissait avec douceur, sans qu'aucun mouvement se produise. Ici, ce grand Dieu, qui retient les sources des eaux et qui empêche la mer de franchir ses limites, semble ouvrir toutes grandes les sources qui alimentent le bassin. Alors une vague puissante s'élève avec une incroyable impé­tuosité, et emporte sur la cime des ondes la petite nacelle de l'âme. Tous les efforts du pilote et des matelots ne sauraient empêcher un navire d'aller où le conduisent les vagues en furie : ici, l'âme est plus impuissante encore à gouverner son intérieur. Elle se voit contrainte d'abandonner ses sens et ses puissances à l'impulsion qu'ils reçoivent. Quant au corps, il n'en est plus question.

4. Je vous l'assure, mes soeurs, rien qu'en écrivant cela, je suis épou­vantée de la puissance que fait éclater alors ce grand Roi, notre souverain Monarque. Que deviendra, je le demande, celui qui en fait l'expérience ? J'en suis convaincue, si Dieu dévoilait sa majesté aux personnes du monde les plus dévoyées, comme il la dévoile aux âmes dont nous parlons, la frayeur, à défaut de l'amour, leur ôterait la hardiesse de l'offenser. Mais alors, quelle obligation pour celles qu'il en a instruites par une voie si sublime, de faire tous leurs efforts pour ne pas irriter un tel Maître ! Vous, mes sœurs, qui avez reçu de lui ces grâces ou d'autres semblables, je vous en conjure en son nom, ne vous négligez pas, ne vous contentez pas de recevoir sans rien donner. Songez-y bien, à qui on aura beaucoup donné il sera beaucoup demandé3.

5. Sur ce point aussi on a besoin d'un grand courage, car l'immensité de la dette épouvante. Si Notre-Seigneur ne lui donnait ce courage, l'âme serait dans une désolation continuelle, voyant d'un côté la libéralité dont il use à son égard, et de l'autre, le peu de service qu'elle lui rend en retour. Encore le peu qu'elle fait lui apparaît-il rempli de défauts, de défaillances et de lâcheté. Aussi, pour ne pas voir les imperfections qui accompagnent ses bonnes oeuvres, si tant est qu'elle en fasse quelques-unes, préfère-t-elle les oublier et songer à ses péchés. C'est au sein de la divine miséricorde qu'elle se réfugie, avec l'espoir que le Seigneur, la voyant hors d'état d'acquitter sa dette, voudra bien y suppléer en vertu de cette compassion, de cette indulgence, dont il use toujours envers les pécheurs.

6. Peut-être recevra-t-elle de lui la réponse qu'il fit entendre à une personne, un jour que, livrée à l'affliction dont je parle, elle priait devant un crucifix, gémissant de n'avoir rien eu à donner à Dieu ni à quitter pour lui. Le Crucifié lui-même dit, en la consolant, qu'il lui donnait toutes les douleurs et toutes les peines qu'il avait souffertes dans sa Passion, qu'elle pouvait les regarder comme siennes et les offrir à son Père. Son âme, ainsi que je l'appris d'elle-même, se trouva si réconfortée et si riche, qu'il lui est impossible d'en perdre le souvenir, et même, chaque fois qu'elle songe à sa profonde misère, ce souvenir la fortifie et la console encore.

Je pourrais rapporter ici plusieurs traits de ce genre, car j'ai été à même d'en apprendre un grand nombre, ayant communiqué avec beaucoup de saints personnages et d'âmes d'oraison. Mais, dans la crainte que vous ne pensiez que c'est de moi qu'il s'agit, je m'arrête. Le fait que j'ai rapporté me semble bien propre à vous faire comprendre combien Notre-Seigneur aime à nous voir reconnaître ce que nous sommes, peser et peser encore notre pauvreté, notre misère, enfin bien nous persuader que nous n'avons rien que nous ne l'ayons reçu. Vous le voyez, mes soeurs, à une âme que Dieu a conduite jusque-là, il faut réellement du courage pour soutenir une pareille vision, et bien d'autres qui se présentent à elle. Mais, à mon avis, il lui en faut davantage pour celle que je viens d'énoncer que pour toute autre, si elle a de l'humilité. Daigne le Seigneur nous faire don de cette humilité, je l'en supplie au nom de lui-même !

7. Je reviens à ce rapide enlèvement de l'esprit. Son impétuosité est telle que l'esprit semble réellement se séparer du corps. Et cependant, il est clair que la personne en question n'en est pas morte. Mais il est certain aussi que, durant quelques instants, elle est incapable de dire si son âme habite ou n'habite pas son corps. Elle se croit transportée tout entière dans une autre région, fort différente de celle où nous vivons ; elle y voit une lumière nouvelle et bien d'autres choses, si dissemblables de celles d'ici-bas qu'elle n'aurait jamais réussi à se les représenter, même si elle y avait employé sa vie entière. Parfois elle se trouve instruite en un instant de tant de choses à la fois, qu'aurait-elle travaillé de longues années à les agencer à l'aide de l'imagination et de l'intelligence, elle n'aurait pu en produire la millième partie. Ce dont il s'agit n'est pas une vision intellectuelle, mais une vision imaginaire, perçue plus distinctement par les yeux de l'âme que nous ne percevons les objets ici-bas par les yeux du corps. On reçoit alors, sans paroles, la connaissance de plusieurs choses: par exemple, si l'on voit des saints, on les reconnaît aussi bien que si l'on avait eu avec eux de fréquentes relations.

8. D'autres fois, tandis que l'on contemple ainsi certaines choses avec les yeux de l'âme, on en perçoit d'autres par vision intellectuelle, spécialement une multitude d'anges qui accompagnent leur Seigneur. Ces choses, et beaucoup d'autres qu'il ne convient pas de rapporter, quand elles vous sont présentées le sont avec une clarté admirable, sans que l'on voie rien avec les yeux du corps ni avec ceux de l'âme. Ceux qui en feront l'expérience, et qui seront plus habiles que moi, pourront peut-être les faire comprendre, mais cela me paraît bien difficile. L'âme, pendant ce temps, est-elle unie au corps ou ne l'est-elle pas ? Je ne saurais le dire. Je ne voudrais affirmer par serment ni l'un ni l'autre.

9. Voici une pensée qui s'est souvent présentée à mon esprit : si le soleil, fixé qu'il est au firmament, a cependant la force d'envoyer en un moment ses rayons sur la terre, sans pour cela changer de place, l'âme — qui ne fait qu'un avec l'esprit, comme le soleil avec ses rayons ne pourrait-elle, sans quitter le lieu qu'elle occupe et par la seule force de la chaleur qui lui vient du vrai Soleil de justice, s'élever au-dessus d'elle-même grâce à quelque partie supérieure de son être ?

Enfin, je ne sais pas ce que je dis ; mais ce qui est certain, c'est qu'aussi rapidement que la balle sort de l'arquebuse quand on y met le feu, de l'intérieur de l'âme s'élève un mouvement auquel je donne le nom de vol, ne sachant quel autre nom lui donner. Ce vol est inau­dible, mais il emporte d'une façon si évidente, que l'illusion est impos­sible. Et tandis que l'âme est entièrement sortie d'elle-même — c'est du moins l'impression qu'elle éprouve , de grandes choses lui sont montrées. Revenue à soi, elle se trouve enrichie de biens si précieux, et toutes les choses de la terre lui apparaissent si méprisables au regard de ce qu'elle a vu, qu'elle ne les considère plus que comme du fumier. Dès lors, vivre lui devient un tourment, et rien ne l'attire de tout ce qui lui plaisait auparavant. De même que les envoyés du peuple d'Israël rapportèrent de la Terre promise des fruits donnant l'idée de sa fertilité, de même, me semble-t-il, le Seigneur veut montrer à cette âme quelque chose du pays qu'elle doit habiter un jour, afin que la perspective du repos qui l'attend lui rende plus supportables les fatigues d'un si pénible voyage. Vous penserez peut-être qu'une grâce qui dure si peu ne saurait apporter de grands avantages. Détrompez-vous : ces avantages sont tels, que pour en comprendre le prix, il faut en avoir fait l'épreuve.

10. Par où l'on voit clairement que le démon n'en est pas l'auteur. Quant à l'attribuer à l'imagination, c'est impossible. Des représenta­tions qui viendraient du démon ne pourraient produire des effets si sublimes, laisser dans l'âme tant de paix, de repos, de profit spirituel, ni surtout lui procurer, à un degré aussi élevé, les trois choses que je vais dire : premièrement, la connaissance de la grandeur de Dieu, que nous comprenons d'autant mieux qu'elle se découvre à nous par des effets plus nombreux ; deuxièmement, la connaissance de soi et l'humilité, à la pensée qu'un être qui n'est que bassesse en compa­raison du Créateur de tant de merveilles, ait osé l'offenser et soit après cela assez hardi pour le regarder ; troisièmement, le mépris de toutes les choses d'ici-bas, hormis celles qui peuvent concourir au service d'un si grand Dieu.

11. Tels sont les joyaux que l'Époux donne tout d'abord à sa fiancée ; ils sont d'une telle valeur qu'elle les met en lieu sûr. Et, en effet, ce qu'elle a vu demeure tellement gravé dans sa mémoire, qu'à mon sens il lui sera impossible d'en perdre le souvenir jusqu'au jour où elle en aura la possession pour jamais. L'oublier serait pour elle un immense malheur. Mais l'Époux qui lui offre de tels joyaux est assez puissant pour y joindre la grâce de les conserver.

12. Je reviens à ce que je disais du courage qui est ici nécessaire. Croyez-vous donc que ce qui se passe soit peu de chose ? L'âme semble réellement se séparer du corps, car on s'aperçoit qu'il perd l'usage de ses sens, et l'on ne comprend pas quelle en est la cause. Il faut que Celui qui donne tout le reste donne aussi ce courage. Vous me direz que si l'on éprouve de l'effroi, on en est ensuite bien récompensé, et je suis de votre avis. Louange sans fin à Celui qui a le pouvoir de faire de pareils dons. Daigne sa Majesté nous rendre dignes de la servir ! Amen.

CHAPITRE 6

1. Des grâces si élevées font naître en l'âme un désir si intense de posséder pleinement Celui qui l'en gratifie, que la vie pour elle n'est plus qu'un martyre, mais un martyre délicieux. Sa soif de la mort est inexprimable ; aussi est-ce avec des larmes qu'elle demande continuellement à Dieu de la sortir de cet exil. Tout ce qu'elle y voit lui pèse. La solitude la soulage bien un peu, mais sa peine ne tarde pas à revenir. Aussi, l'âme ne peut vivre sans elle, de sorte que notre petit papillon n'arrive pas à se poser d'une manière tant soit peu durable. Que dis-je ? L'amour l'a rendue, cette âme, d'une sensibilité telle, qu'à la moindre chose qui vient enflammer son feu, la voilà qui prend son vol. Aussi, les ravissements sont continuels dans cette Demeure, sans que l'on puisse les éviter, même en public, et les persécutions, les blâmes, de pleuvoir aussitôt. L'âme voudrait bien ne pas s'abandonner à l'effroi, mais cela lui devient impossible, tant sont nombreux ceux qui cherchent à l'épou- vanter, les confesseurs les premiers.

2. Pleine de sécurité dans son for intérieur, spécialement quand elle est seule avec Dieu, elle se désole à la pensée que le démon pourrait la tromper et la porter ainsi à offenser Celui qu'elle aime tant. Quant aux blâmes, ils l'impressionnent peu, à moins que ce ne soit son confesseur lui-même qui la réprimande, comme si elle y pouvait quelque chose. De tous côtés elle demande des prières. Pour obéir à ceux qui lui représentent cette voix comme si périlleuse, elle supplie sa Majesté de la conduire vers une autre. Néanmoins, voyant les grands avantages qu'elle y a rencontrés, convaincue par ce qu'elle lit, ce qu'elle entend, ce qu'elle sait, que cette voie la conduit au ciel grâce à l'observation des commandements de Dieu, elle a beau faire, elle ne parvient pas à désirer en sortir. Tout ce qui est en son pouvoir, c'est de s'aban- donner entre les mains de Dieu. Elle s'afflige cependant d'être hors d'état de concevoir un semblable désir et elle craint de désobéir à son confesseur, d'autant plus que l'obéissance et la fidélité à éviter l'offense de Notre-Seigneur lui semblent l'unique moyen de se garantir des illu- sions. Quand on devrait la mettre en pièces, elle ne commettrait pas sciemment, lui semble-t-il, un seul péché véniel, et ce qui la désole, c'est de voir qu'elle ne peut éviter d'en commettre beaucoup sans le savoir.

3. Dieu donne à ces âmes un si véhément désir de lui plaire en tout, jusque dans les plus petites choses, et d'éviter, s'il était possible, la moindre imperfection, que pour ce seul motif elles voudraient fuir la société des humains. Elles envient beaucoup ceux qui ont vécu, ou vivent encore, dans les déserts. Mais, d'un autre côté, elles voudraient se jeter au milieu du monde pour tâcher d'aider, ne serait-ce qu'une seule âme, à louer Dieu davantage. Si c'est une femme, elle s'afflige de voir que son sexe la retient et l'enchaîne ; elle envie ceux qui ont la liberté de faire retentir leur voix et de publier les grandeurs du Dieu des armées.

4. O pauvre petit papillon ! Lié par tant de chaînes, tu ne peux voler au gré de tes désirs. Aie pitié de lui, ô mon Dieu ! Dispose les choses pour qu'il puisse, pour ton honneur et ta gloire, réaliser au moins un peu ce qu'il souhaite. Oublie son indignité et la bassesse de sa nature. Tu es assez puissant, Seigneur, pour commander à la mer immense de se retirer, au fleuve du Jourdain d'arrêter ses eaux et de laisser libre passage aux enfants d'Israël . Que la compassion ne te retienne pas ! Soutenue par ta force, cette âme est capable d'endurer de nombreuses épreuves. Elle y est résolue, elle les appelle de tous ses voeux. Déploie, Seigneur, ton bras tout-puissant, et que sa vie ne se passe pas en des occupations si basses ! Que ton pouvoir resplendisse dans une faible femme, dans une vile créature, afin que le monde, comprenant qu'elle n'est pour rien dans ses oeuvres, t'en renvoie toute la louange ! Quoi qu'il puisse lui en coûter, c'est là que vont ses désirs. Mille vies, si elle les avait, elle voudrait les sacrifier, pour qu'une seule âme te donne une seule louange de plus. Elle les regarderait, ces vies, comme très bien employées. Mais, en même temps, elle est entièrement convaincue qu'elle ne mérite pas d'endurer pour ton amour la plus légère souf- france, moins encore de mourir pour toi.

5. Je ne sais à quel propos j'ai dit cela, mes soeurs, ni dans quel but : j'ai parlé sans m'en apercevoir. Sachez-le néanmoins, tels sont, à n'en pas douter, les sentiments que produisent dans l'âme ces suspensions ou extases. Et de tels désirs ne sont pas passagers, ils sont stables au contraire : une occasion d'en faire l'épreuve se présente-t-elle, leur sincérité se révèle à tous les yeux. Mais pourquoi dire qu'ils sont stables, puisque l'âme se sent parfois si lâche, et cela jusque dans les moindres choses, si timide, si peu généreuse, qu'elle n'a plus le courage de rien ? Si le Seigneur l'abandonne ainsi à sa faiblesse naturelle, c'est, j'en suis persuadée, pour son plus grand bien. Elle le comprend alors, si elle a eu quelque courage, c'était Sa Majesté qui le lui donnait. Cette vérité lui apparaît si clairement, qu'elle la laisse anéantie, et en même temps, mieux instruite de la miséricorde comme de la puissance de Dieu, puisqu'il lui a plu de les faire briller dans une si vile créature. Néanmoins, l'état habituel de l'âme est celui que j'ai dit.

6. Il y a, mes soeurs, une remarque à faire au sujet de ces grands désirs de voir Notre-Seigneur. Lorsqu'ils deviennent si pressants, il ne faut pas s'y abandonner, mais plutôt s'en distraire, si toutefois on le peut, car il y a certains désirs — et j'en parlerai plus loin — qu'il est impossible d'éloigner, comme vous le verrez. Quand il s'agit des premiers, c'est quelquefois possible car, la raison conservant sa liberté, on peut se soumettre à la volonté de Dieu et redire les paroles dont se servait saint Martin. Mais, ces désirs croissent-ils outre mesure, il faut leur donner le change. Et, en effet, de tels désirs étant d'habitude le partage de personnes déjà très avancées, le démon pourrait les exciter en nous afin de nous persuader que nous sommes de ce nombre, et il est toujours bon de marcher avec crainte. Toutefois, je suis persuadée que le démon ne pourra donner le repos et la paix que cette peine procure à l'âme ; ce qu'il excitera en elle, c'est un mouvement passionné comme en inspirent les choses du siècle. Mais ceux qui n'ont expérimenté ni l'un ni l'autre, ne sauront pas faire la différence. Croyant ces désirs une chose très précieuse, ils les entretiendront le plus possible, au grand préjudice de leur santé, car cette peine est continuelle ou du moins très commune.

7. Sachez aussi que la faiblesse du tempérament y est souvent pour beaucoup, surtout s'il s'agit de personnes si sensibles qu'un rien leur fait verser des larmes. Mille fois pour une, le démon leur fera croire que c'est le souvenir de Dieu qui les fait pleurer, et pourtant il n'en est rien. Quand pendant un temps notable, au moindre petit mot qu'on entend dire de Dieu, ou à la moindre petite pensée qu'on a de lui, voilà un flot de larmes qu'il est impossible de retenir, il se peut fort bien que cela vienne d'une humeur amassée autour du coeur, bien plus que de l'amour qu'on a pour Dieu. Et de ce fait, il y a de ces larmes dont on ne voit pas la fin. Persuadées que les larmes sont excellentes, ces personnes ne les retiennent pas ; bien plus, elles voudraient ne jamais les voir tarir et font tout ce qu'elles peuvent pour continuer à les verser.

En cela, le démon n'a pas d'autre but que de les réduire à une faiblesse qui les empêche de faire oraison et d'observer leur règle.

8. Je vous vois prêtes à me demander ce qui vous reste à faire, puisque, à m'entendre, il y a danger partout, et qu'en une chose aussi excellente que les larmes l'illusion me semble à craindre. Ne serais-je pas dans l'illusion moi-même ? Cela se peut. Croyez cependant que je ne parle pas ainsi sans avoir constaté chez plusieurs personnes que cette illusion est possible. A vrai dire, mon expérience de cela n'est pas personnelle car je ne suis pas sensible ; j'ai au contraire le coeur dur, au point que j'en éprouve parfois de la peine. Cela n'empêche pas que lorsque à l'intérieur le feu est violent, ce coeur, si dur qu'il soit, ne distille comme un alambic. Vous distinguerez parfaitement quand les larmes viendront de cette source car alors, au lieu de troubler, elles fortifient et apaisent, et rarement elles font mal. Du reste, cette illusion, quand elle existe, a cela de bon qu'elle nuit au corps seulement et non à l'âme, j'entends s'il y a de l'humilité. Mais quand il n'y aurait aucun dommage, il est toujours bon d'être sur ses gardes.

9. Ne nous imaginons pas que tout soit fait parce que nous avons beaucoup pleuré ; mais visons à beaucoup agir et à pratiquer les vertus. C'est là l'essentiel. Quant aux larmes, si Dieu les envoie sans que nous ayons rien fait pour les provoquer, très bien. Ces larmes-là arroseront notre sol aride, elles l'aideront beaucoup à porter des fruits, et d'autant plus que nous nous en occuperons moins. C'est une eau qui tombe du ciel ; elle n'a rien à voir avec celle que nous recueillons en creusant péniblement la terre. Souvent nous nous épuiserons à creuser, et nous ne trouverons pas même un filet d'eau, bien moins encore une source vive. Ainsi, mes soeurs, le meilleur, à mon avis, c'est de se mettre en la présence de Dieu, de considérer d'une part sa miséricorde et sa grandeur, de l'autre notre bassesse. Et après cela, qu'il nous envoie ce qu'il lui plaira : eau ou sécheresse. Il sait mieux que nous ce qu'il nous faut ; grâce à cela nous vivrons en repos, et le démon aura moins de facilité pour nous jouer des tours.

10. Au milieu de ces effets, en même temps pénibles et délicieux, Notre-Seigneur accorde quelquefois à l'âme certaines jubilations et une sorte d'oraison étrange, dont on ne s'explique pas la nature. Je l'indique ici, afin que, s'il vous faisait cette grâce, vous sachiez que c'est une chose qui arrive et que vous l'en bénissiez de tout votre coeur. A mon sens, c'est une union très étroite des puissances avec Dieu ; seulement elles conservent, ainsi que les sens, la liberté de jouir de leur bonheur. Mais de quoi jouissent-elles, et comment en jouissent-elles ? C'est ce qu'elles ignorent. Cela semble être de l'arabe, et pourtant, c'est la pure vérité. L'âme éprouve une joie si excessive, qu'elle voudrait n'être pas seule à la ressentir, niais la publier partout, afin qu'on l'aide à en bénir Notre-Seigneur, car c'est là que la porte un irrésistible élan. Oh ! si c'était en son pouvoir, que de fêtes elle célébrerait, quelles démonstra- tions de joie, pour faire connaître au monde entier son bonheur ! Il lui semble qu'elle s'est retrouvée elle-même et, à l'exemple du père de l'enfant prodigue, elle voudrait convier tout le monde à fêter par de splendides réjouissances l'état de sécurité dans lequel elle se trouve, du moins sur le moment. Et à mon avis, elle a bien raison car une si grande joie intérieure, procédant de la partie la plus intime de l'âme, accompagnée de tant de paix, et dont tous les élans ne vont qu'à bénir Dieu, ne peut pas venir du démon.

11. Lorsqu'une âme est dans ces transports d'allégresse, c'est beaucoup qu'elle se taise et puisse dissimuler, et il ne lui en coûte pas peu. C'est à de pareils transports que saint François était en proie, je pense, quand, rencontré par des voleurs alors qu'il poussait des cris au milieu de la campagne, il leur dit qu'il était le héraut du grand Roi. Et que d'autres saints s'enfuyaient dans les déserts pour pouvoir, comme lui, publier les louanges de Dieu ! J'en ai connu un — à en juger par sa vie, je crois pouvoir le mettre de ce nombre — qui n'agissait pas autrement. C'était le Frère Pierre d'Alcantara. Ceux qui l'entendaient parfois le croyaient fou. Oh! l'heureuse folie, mes soeurs ! Plaise à Dieu que nous en soyons toutes atteintes ! Mais quelle grâce ne vous a-t-il pas accordée en vous recevant en un lieu où, s'il vous fait une telle faveur et que vous la laissiez paraître, vous vous verrez encouragées, et non blâmées comme vous l'auriez été au milieu du monde. De tels accents y sont si rares qu'il n'est pas étonnant qu'on les désapprouve.

12. O malheureux temps ! 0 misérable existence que celle menée aujourd'hui dans le monde ! Qu'elles sont fortunées les âmes à qui l'heureux sort d'en vivre éloignées est échu en partage ! Qu'il m'est doux de temps en temps, aux heures où nous sommes réunies, de voir les soeurs faire éclater leur jubilation intérieure et bénir à l'envi Notre-Seigneur de les avoir placées en ce monastère ! Il est bien visible que ces louanges partent du fond de leurs coeurs. Je souhaiterais, mes soeurs, que cela vous arrive souvent. Il suffit du reste que l'une commence pour que les autres la suivent. Et à quoi votre langue peut-elle mieux s'employer, quand vous êtes ensemble, qu'à louer Dieu, lui que nous avons tant d'occasions de louer !

13. Daigne sa Majesté nous accorder fréquemment une telle oraison, à la fois si sûre et si avantageuse ! L'acquérir est impossible, car c'est une chose entièrement surnaturelle. Cela dure parfois une journée entière. L'âme ressemble alors à quelqu'un qui a beaucoup bu, mais non pas au point d'avoir perdu les sens, ou encore à une personne mélanco- lique, qui, sans avoir entièrement perdu la raison, a l'imagination si obnubilée par une idée, que personne ne peut l'en tirer. Ces compa- raisons sont bien grossières pour rendre compte d'une si noble cause, mais mon peu d'intelligence ne m'en fournit pas d'autres. Ce qui est certain, c'est que cette jubilation plonge l'âme dans un tel oubli d'elle- même et de toutes choses, qu'elle est incapable de penser ou de parler, si ce n'est pour donner à Dieu ces louanges, qui sont comme le fruit naturel de sa joie. Secondons cette âme, mes filles, secondons-la toutes ! Pourquoi serions-nous plus sages qu'elle ? Et où trouver plus grand bonheur ? Que toutes les créatures joignent leurs voix aux nôtres, dans tous les siècles des siècles ! Amen. Amen. Amen.

CHAPITRE 7

1. Vous vous figurerez peut-être, mes soeurs, que les âmes auxquelles le Seigneur se communique d'une manière si intime — je m'adresse à celles qui ne sont pas favorisées de ces grâces, car celles qui en sont divinement gratifiées me comprendront très bien — que ces âmes, dis-je, sont tellement sûres de jouir de Dieu éternellement, qu'elles n'ont plus aucun sujet de craindre ni de pleurer leurs péchés. Ce serait une très grave erreur. Au contraire, plus notre Dieu se montre prodigue, plus grandit la douleur des péchés commis, et je suis convaincue qu'elle ne disparaît qu'en ce séjour où rien n'est capable d'attrister.

2. Il est vrai que cette peine est plus ou moins forte selon les moments, et qu'elle se fait sentir aussi d'une façon qui n'est pas commune. L'âme, en effet, ne songe nullement au châtiment qu'elle devra subir, elle ne voit que l'ingratitude dont elle s'est rendue coupable envers Celui qui l'a comblée de bienfaits et qui mérite tant d'être servi. La munificence qu'il a déployée envers elle lui a fait beaucoup mieux connaître sa grandeur. Aussi est-elle épouvantée à la vue de l'audace dont elle s'est rendue coupable ; elle gémit de ses irrévérences, elle ne peut assez déplorer la folie insensée qui lui a fait mépriser pour des objets si vils une Majesté si auguste. Tout cela lui est beaucoup plus présent que les grâces qu'elle reçoit. Si grandes soient-elles, ces grâces, comme les autres dont il me reste à parler, lui sont apportées à certains moments comme par un fleuve aux ondes puissantes ; mais ses péchés sont pour elle comme un bourbier toujours présent, sans cesse ils lui reviennent à la mémoire, et c'est pour elle une bien lourde croix.

3. Je connais une personne' qui désirait mourir, non seulement pour voir Dieu, mais encore pour être délivrée de la peine continuelle que lui causait la vue de son ingratitude envers Celui qui s'était montré et devait se montrer encore si libéral à son égard. Elle ne croyait pas que les iniquités d'aucune créature puissent égaler les siennes, parce qu'elle ne pouvait se persuader qu'il y en ait une seule que Dieu ait aussi longtemps supportée, ni qu'il ait comblée de tant de faveurs. Quant à la crainte de l'enfer, ces âmes ne l'ont pas. Celle de perdre Dieu les jette de temps en temps, rarement toutefois, dans une angoisse très vive. Toute leur frayeur est que Dieu ne retire sa main, qu'elles ne l'offensent et ne retournent au malheureux état dans lequel elles se sont vues un moment. De leurs peines ou de leur béatitude personnelles, elles n'ont aucun souci, et si elles désirent ne pas faire un long séjour en purgatoire, c'est beaucoup plus pour ne pas être alors séparées de Dieu, qu'à cause des peines qu'elles devront y endurer.

4. Si favorisée que soit une âme, mon sentiment est qu'il ne serait pas sûr pour elle d'oublier le temps où elle s'est trouvée en un si misé­rable état. Ce souvenir, si pénible soit-il, est avantageux à bien des points de vue. Mais c'est peut-être parce que j'ai été pécheresse que j'en juge ainsi, et c'est pour cela que ma pensée se reporte sans cesse de ce côté. Celles qui auront mené une vie vertueuse n'auront pas les mêmes regrets, bien qu'à vrai dire nous fassions toujours des fautes tant que nous sommes dans ce corps mortel.

Cette peine n'est nullement adoucie par la pensée que Notre-Seigneur nous a pardonné nos péchés et les a mis en oubli ; elle augmente, au contraire, à la vue d'une bonté qui ne se lasse pas d'accorder des faveurs à une âme qui n'a mérité que l'enfer. Ce dut être là, je pense, un grand martyre pour saint Pierre et la Madeleine. Brûlant d'un si ardent amour, favorisés de tant de grâces, comprenant la grandeur et la majesté de Dieu, pareille vue devait leur être terrible et faire naître en eux les plus tendres regrets.

5. Il vous semblera aussi que des âmes qui goûtent des jouissances si élevées ne doivent plus méditer sur les mystères de la très sainte humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et qu'elles ne s'occupent que d'aimer. C'est un sujet que j'ai traité ailleurs longuement. Il est vrai que j'ai rencontré des contradictions. On a dit que je ne connaissais pas la question, que ce sont réellement des voies par lesquelles Notre- Seigneur conduit les âmes, qu'une fois les débuts franchis, il vaut mieux ne s'occuper que de la divinité et bannir tout ce qui est corporel. Eh bien ! malgré tout, on ne me fera pas avouer que ce chemin soit bon. Il peut se faire que je me trompe, et peut-être, au fond, disons-nous tous la même chose ; mais, pour ma part, j'ai reconnu que le démon voulait m'égarer par cette voie. Et c'est précisément parce que je nie suis instruite à mes dépens, que j'ai résolu de répéter ici ce que j'ai déjà dit plusieurs fois. Mon dessein est de vous mettre sur ce point extrêmement sur vos gardes. Voyez, j'ose même vous dire de ne pas croire ceux qui vous parleraient différemment. Je vais essayer de m'expliquer mieux que je ne l'ai fait ailleurs. Si celui qui avait promis d'écrire sur cette matière s'était étendu davantage, peut-être aurait-il prouvé la justesse de ses assertions ; mais ne dire que quelques mots sur un tel sujet, et à des personnes aussi peu instruites, cela peut présenter de grands inconvénients.

6. Certaines personnes se figureront aussi qu'elles ne peuvent songer à la Passion. Mais alors, elles pourront encore moins songer à la très Sainte Vierge et aux exemples des saints, dont le souvenir cependant est pour nous si salutaire et si encourageant. Vraiment je ne sais à quoi pensent ces personnes. Vivre séparé de tout ce qui est corporel et être sans cesse embrasé d'amour, c'est bon pour les esprits angéliques ; mais ce n'est pas notre affaire, à nous qui habitons un corps mortel. Nous avons besoin de penser à ceux qui, lorsqu'ils en étaient revêtus, ont accompli pour Dieu de si magnifiques exploits, d'entrer en relation avec eux, de vivre en leur compagnie. A plus forte raison, comment nous éloignerions-nous volontairement de ce qui fait tout notre trésor et tout notre remède, la très sainte humanité de Notre-Seigneur Jésus- Christ'? Au reste, je ne peux croire que ces personnes en soient là, et sans doute elles ne se comprennent pas elles-mêmes. Mais, de cette façon, elles se nuisent et nuisent aux autres. A tout le moins, je leur affirme qu'elles n'entreront pas dans les deux dernières Demeures. Manquant du vrai guide qui est le bon Jésus, elles n'en trouveront pas le chemin ; ce sera déjà beaucoup si elles restent en assurance dans les autres. Lui-même a dit qu'il est le chemin. Il a dit aussi qu'il est la lumière, que nul ne peut aller au Père que par lui, et encore que celui qui le voit, voit son Père. On allègue que ces paroles doivent se comprendre dans un autre sens. Pour moi, je ne connais pas cet autre sens, le premier est celui que mon âme a toujours senti être le vrai, et je m'en suis très bien trouvée.

7. Il est des âmes — et beaucoup s'en sont ouvertes à moi — qui, une fois élevées par Notre-Seigneur à la contemplation parfaite, voudraient toujours y demeurer, mais cela n'est pas possible. Toutefois, il est certain qu'après cette faveur de Dieu, elles se trouvent dans l'impuissance de discourir comme auparavant sur les mystères de la passion et de la vie de Jésus-Christ. La cause, je l'ignore, mais le fait est que communément l'esprit se trouve ensuite peu capable de médi- tation. Voici peut-être d'où cela provient. Dans la méditation, tout consiste à chercher Dieu ; une fois qu'il est trouvé et que l'âme a pris l'habitude de ne plus le chercher que par les actes de la volonté, elle ne veut plus se fatiguer en faisant agir l'entendement. Je crois aussi qu'une fois la volonté enflammée, cette généreuse puissance voudrait, si c'était possible, se passer du secours de l'entendement. On ne peut l'en blâmer, et cependant ses efforts seront inutiles, surtout si elle n'a pas encore atteint les dernières Demeures. En outre, elle perdra du temps, parce que bien souvent la volonté a besoin pour s'enflammer du concours de l'entendement.

8. Notez bien ce point, mes soeurs, car il est important. Aussi je veux l'éclaircir davantage encore. L'âme désire s'employer tout entière à aimer, elle voudrait ne pas faire autre chose mais, en dépit de ses efforts, elle n'y parviendra pas. La volonté a beau ne pas être morte, le feu qui la consume d'habitude est amorti, et, pour qu'il s'embrase, il est nécessaire que quelqu'un souffle dessus. Faudra-t-il donc que l'âme demeure dans la sécheresse, attendant, comme notre père Élie 7, que le feu du ciel vienne consumer le sacrifice qu'elle fait d'elle-même à Dieu ? Non certes, car on ne doit pas compter sur des miracles. Le Seigneur en fait quand il lui plaît en faveur de cette âme, nous l'avons dit et nous le redirons encore, mais il veut que nous nous en estimions indignes, et que nous nous aidions nous-mêmes autant qu'il nous est possible. Pour moi, je suis convaincue que jusqu'au dernier soupir, à quelque sublime oraison qu'on se trouve élevé, c'est ainsi qu'il faut faire.

9. En vérité, ceux que le Seigneur a introduits dans la Septième Demeure n'ont que rarement et même presque jamais besoin de cet effort. J'en donnerai la raison en son lieu, si j'y pense. Ils ne se séparent guère de Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui d'une manière admirable, selon sa divinité et son humanité tout ensemble, leur tient compagnie. Je dis donc que quand ce feu de l'amour n'est pas allumé dans la volonté et qu'on ne sent pas la présence de Dieu, il faut la chercher, comme faisait l'Épouse des Cantiques. Telle est la volonté de Notre-Seigneur. A l'exemple de saint Augustin — dans ses Méditations, je crois, ou peut-être dans ses Confessions —, demandons aux créatures qui est Celui qui les a faites, et n'attendons pas, dans la stupidité et la perte du temps, ce qui ne nous a encore été accordé qu'une fois. Au début, en effet, il peut très bien se faire qu'il se passe une année, davantage même, avant que le Seigneur nous renouvelle cette faveur. Sa Majesté a ses raisons : nous n'avons pas à nous en informer, et cela ne convien­drait pas. Nous savons par quelle voie nous pouvons contenter Dieu, c'est celle des commandements et des conseils : marchons-y avec dili­gence. Puis pensons à la vie et à la mort de Notre-Seigneur, à ses immenses bienfaits. Le reste viendra quand Dieu voudra.

10. Ces personnes répondront que de tels sujets ne peuvent fixer leur esprit, et elles auront peut-être raison d'une certaine façon, pour les motifs que j'ai indiqués plus haut. Mais vous ne l'ignorez pas, discourir avec l'entendement n'est pas la même chose que considérer les vérités que l'entendement présente à la mémoire. Vous me direz peut-être que vous ne savez ce que je veux dire, et, de fait, c'est peut-être moi qui ne sais pas m'expliquer. Je vais cependant le faire de mon mieux. J'appelle « méditation » un discours suivi de l'entendement de ce genre : nous pensons d'abord à la grâce que Dieu nous a faite en nous donnant son Fils unique, et, sans nous en tenir là, nous parcourons tous les mystères de sa glorieuse vie, ou bien nous commençons par l'oraison du Jardin, et l'entendement suit Notre-Seigneur jusqu'à ce qu'il le contemple attaché à la croix. Ou bien encore nous choisissons un mystère de la Passion : l'arrestation de Jésus, par exemple, et nous travaillons à l'approfondir, considérant en détail tout ce qui peut frapper l'esprit ou émouvoir le coeur, comme la trahison de Judas, la fuite des apôtres et le reste. C'est une oraison admirable et très méritoire.

11. Eh bien ! c'est là le mode d' oraison qu'une âme élevée aux états surnaturels et à la contemplation parfaite déclare lui être impossible, et non sans fondement. Encore une fois, j'en ignore la cause, mais il est certain que d' habitude cette âme se trouve impuissante à un pareil exercice. Ce en quoi elle aurait tort, ce serait de dire qu'elle ne peut ni s'arrêter à ces mystères ni les rappeler souvent à sa pensée, surtout aux époques où l'Église catholique les célèbre. Il n'est pas possible qu'une âme aussi gratifiée de Dieu perde le souvenir de semblables témoignages d'amour, vives étincelles, si propres à enflammer davantage celui qu'elle porte à Notre-Seigneur. Sans doute, cette âme ne s'entend pas elle-même. La vérité, c'est qu'elle comprend alors ces mystères d'une manière plus parfaite. L'entendement les lui représente si vivement et sa mémoire en reçoit une impression si profonde, que le seul aspect de Notre-Seigneur étendu à terre dans le Jardin, baigné de cette épou­vantable sueur, suffit à l'occuper, non seulement une heure, mais bien des jours. Par une simple vue, elle considère la grandeur de Celui qui souffre et l'ingratitude par laquelle nous avons répondu à cette immense douleur. La volonté aussitôt, sans tendresse de dévotion peut-être, se prend à souhaiter payer de retour un pareil bienfait, souffrir quelque chose pour Celui qui a tant souffert pour nous, avec d'autres désirs du même genre, qui occupent la mémoire et l'entendement. A mon sens, c'est là ce qui empêche l'âme de discourir d'une manière suivie sur la Passion et lui fait croire qu'elle ne peut en occuper sa pensée.

12. Si elle n'y songe pas souvent, qu'elle s'efforce de le faire, je sais que cela ne fera pas obstacle à la plus sublime oraison. Non, je n'approuve pas qu'elle renonce à s'y exercer souvent. Si, tandis qu'elle s'y applique, le Seigneur lui envoie une suspension, fort bien ; malgré elle, il la tirera des pensées qui l'occupaient. Je suis intimement persuadée que cette manière de faire n'est pas un obstacle, qu'elle favorise au contraire singulièrement toute espèce de bien. Ce qui ferait obstacle, ce seraient les grands efforts pour discourir de la manière indiquée en premier lieu. Je suis même portée à croire qu'une âme qui a été élevée plus haut n'en sera pas capable. 11 se peut cependant qu'elle le soit car Dieu conduit les âmes par bien des voies diverses. Il reste vrai qu'on ne doit pas condamner ceux qui ne peuvent aller par celle de la méditation, ni les juger incapables de profiter des précieux avantages que renferment les mystères de Jésus-Christ, notre Bien. Nul ne me persuadera qu'y renoncer soit le bon chemin, si spirituel qu'il soit.

13. Voici ce qui arrive aux âmes qui commencent, et même à celles qui sont assez avancées. Elles ne sont pas plus tôt parvenues à l'oraison de quiétude, elles n'ont pas plus tôt savouré les délices et les consolations divines, que persévérer toujours dans cette jouissance leur semble souverainement désirable. Eh bien ! si elles veulent m'en croire, elles ne s'y absorberont pas à ce point, comme je l'ai dit ailleurs. La vie est longue, et les peines s'y rencontrent en grand nombre. Pour les supporter comme il faut, nous avons besoin de considérer comment Jésus-Christ, notre modèle, comment ses apôtres et ses saints les ont supportées. C'est une excellente compagnie que celle du bon Jésus, ne nous séparons pas de lui, non plus que de sa très Sainte Mère. Il prend un extrême plaisir à nous voir compatir à ses douleurs, bien que pour cela _il nous faille quelquefois perdre de notre consolation et de notre joie spirituelle. Du reste, mes filles, les délices ne sont pas une chose si continuelle dans l'oraison qu'il n'y ait du temps pour tout. Si l'une de vous me disait qu'elle en jouit à perpétuité et que, ainsi elle ne peut jamais s'appliquer à ces mystères, je considérerais son état comme suspect. Faites de même, efforcez-vous de vous affranchir de cette erreur et de sortir de cette ivresse. Et si vous n'y parvenez pas, parlez-en à la prieure, afin qu'elle vous donne un emploi si absorbant qu'il vous tire de ce péril, car, à supposer qu'un tel état se prolonge, votre tête et votre raison seront, à tout le moins, bien exposées.

14. Je crois avoir fait comprendre combien il importe, même aux plus spirituels, de ne pas s'éloigner tellement des objets corporels, qu'ils en viennent à redouter jusqu'à la sainte Humanité. On allègue ici cette parole que Notre-Seigneur dit à ses disciples qu'il leur était avantageux qu'il s'en aille". Pour moi, je ne saurais le supporter. A coup sûr, il ne l'adressa pas à sa très Sainte Mère. Elle était trop ferme dans la foi ; elle savait qu'il était Dieu et homme à la fois, et bien qu'elle lui ait porté plus d'amour que tous les autres, c'était d'une manière si parfaite, que sa présence ne pouvait que lui faire du bien. Mais sans doute la foi des apôtres n'était pas alors aussi affermie qu'elle le fut plus tard et que la nôtre doit l'être maintenant. Encore une fois, mes filles, je regarde ce chemin comme dangereux. Le démon pourrait en venir jusqu'à nous faire perdre la dévotion au très saint sacrement.

15. Mon erreur, il est vrai, n'alla pas jusque-là; seulement, je ne prenais plus tant de plaisir à penser à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et j'essayais de m'entretenir dans ce transport, en attendant le retour des délices spirituelles. Je reconnus ensuite clairement que je me trompais. Comme je ne pouvais en jouir toujours, mon esprit allait errant d'un côté et de l'autre, et mon âme ressemblait à un oiseau qui voltige sans trouver où se poser ; je perdais beaucoup de temps, je n'avançais pas dans les vertus et ne faisais aucun progrès dans l'oraison. Je n'en comprenais pas la cause, et je ne l'aurais jamais comprise, je crois, tant je croyais faire merveille, si un serviteur de Dieu, auquel je m'ouvris de mon oraison, ne m'avait éclairée. Je vis clairement depuis à quel point je faisais fausse route, et je ne pouvais assez déplorer qu'il fut un temps où je ne comprenais pas qu'on ne pouvait rien gagner à pareille perte. Quand bien même je le pourrais, je ne veux aucun bien qui ne soit acquis par Celui de qui nous sont venus tous les biens. Amen.

CHAPITRE 8

1. Pour mieux éclairer, mes soeurs, la vérité de ce que je viens de dire, et comment plus une âme avance, plus elle vit dans la compagnie de notre bon Jésus, il sera bon de vous faire voir comment, lorsqu'il plaît à sa Majesté, nous ne pouvons pas ne pas marcher toujours avec lui. C'est ce qui ressort clairement des diverses manières dont il se communique à nous et nous témoigne son amour. Ce sont des apparitions et des visions vraiment admirables que je veux vous rapporter, afin que, s'il vous accordait une grâce de ce genre, vous n'en soyez pas effrayées. Le Seigneur permettra peut-être que je réussisse à en donner une légère idée. Et quand ce serait d'autres que nous qu'il en grati- fierait, bénissons-le grandement de ce qu'il veut bien se communiquer ainsi à ses créatures, lui dont la majesté et la puissance sont infinies.

2. Voici donc ce qui arrive. Alors qu'on ne songe nullement à recevoir une semblable grâce, qu'il n'est jamais venu à l'esprit qu'on ait pu la mériter, on sent auprès de soi Jésus-Christ Notre-Seigneur, sans pourtant le voir ni avec les yeux du corps ni avec ceux de l'âme. C'est ce qu'on appelle « vision intellectuelle », je ne sais pourquoi. J'ai vu la personne à qui Dieu accorda cette faveur, avec d'autres dont je parlerai plus loin, bien en peine au début, parce que, rien ne frappant sa vue, elle ne pouvait comprendre ce que cela voulait dire. Et cependant, elle comprenait si clairement que Celui qui se montrait à elle de cette façon était Jésus-Christ Notre-Seigneur, que le doute lui était impossible. Je veux dire qu'elle ne pouvait douter de la réalité de la vision. Mais venait- elle de Dieu ou n'en venait-elle pas, voilà ce qu'elle se demandait avec inquiétude, bien que les grands effets produits la portent à croire que Dieu en était l'auteur. Jamais elle n'avait entendu parler de vision intellectuelle ni pensé qu'il y en ait. Ce dont elle se rendait parfai- tement compte, c'est que Celui qui était là présent était le même qui lui parlait souvent de la manière indiquée plus haut. Avant cette dernière faveur, elle ne savait pas qui lui parlait, elle entendait seulement les paroles.

3. Je sais encore que cette personne, inquiète à ce sujet — car ces sortes de visions, au lieu de passer rapidement comme les visions imaginaires, durent longtemps et parfois plus d'un an —, s'en alla toute désolée trouver son confesseur. Ce dernier lui demanda comment, ne voyant rien, elle pouvait savoir que c'était Notre-Seigneur; il lui demanda aussi quel était son visage. Elle répondit qu'elle l'ignorait, qu'elle ne voyait pas de visage et ne pouvait rien dire de plus : elle savait seulement très bien que c'était Celui qui lui parlait d'ordinaire et qu'il n'y avait pas là un jeu de l'imagination.

On eut beau par la suite lui suggérer sur ce point des craintes très vives, douter ne lui était guère possible, surtout quand Notre-Seigneur lui disait « Ne crains pas, c'est moi. » Ces paroles avaient une telle force, que sur le moment elle ne pouvait en douter. Une si excellente compagnie la remplissait de courage et de joie ; elle y trouvait un puissant secours pour penser continuellement à Dieu et se garder très soigneu- sement de tout ce qui aurait pu déplaire à Celui dont le regard lui semblait toujours posé sur elle. Voulait-elle s'adresser à Notre-Seigneur, soit pendant l'oraison, soit à d'autres moments, chaque fois elle le trouvait si près, qu'il ne pouvait pas ne pas l'entendre. Quant à ses paroles, elle ne les entendait pas selon son désir, mais à l'improviste, et seulement lorsque cela était nécessaire. Elle sentait qu'il se tenait à son côté droit, et cela, non par une de ces marques sensibles qui nous font savoir qu'une personne est près de nous, mais d'une autre manière, bien plus délicate et qu'on ne peut expliquer. Néanmoins, la certitude est la même, ou plutôt, de beaucoup supérieure. Dans le premier cas, on pourrait se figurer voir ; dans le second, c'est impossible. Les trésors dont cette grâce enrichit l'âme, et les effets intérieurs qu'elle produit ne permettent pas de l'attribuer à la mélancolie. Le démon non plus ne pourrait procurer un si grand bien ; l'âme ne sentirait pas une paix si profonde, des désirs si constants de plaire à Dieu, un si grand mépris de tout ce qui ne la mène pas à lui. Plus tard, la vérité de la vision s'affirmant de plus en plus clairement, on reconnut évidemment que ce n'était pas l'oeuvre du démon.

4. Et malgré tout, cette personne, je le sais, éprouvait par moments des craintes très vives ; d'autres fois, elle était dans une confusion inexprimable, se demandant d'où lui venait un si grand trésor. Nous ne faisions tellement qu'un. elle et moi, qu'il ne se passait rien dans son âme dont je n'aie connaissance ; ainsi, mon témoignage est ici entièrement recevable, et tout ce que je vous dirai d'elle, vous pourrez le tenir pour vrai.

Cette grâce apporte avec elle, à un degré très élevé, la confusion et l'humilité, tandis que l'action du démon aurait des effets absolument contraires. Il est si manifeste qu'elle vient de Dieu et qu'aucune habileté humaine ne pourrait rien produire de tel, que l'âme ainsi favorisée se trouve dans l'impossibilité absolue d'y voir un bien qui lui soit propre : il est clair pour elle que c'est un don divin. Tout inférieure qu'elle est, selon moi, à d'autres déjà mentionnées, cette faveur apporte une connaissance spéciale de Dieu. Puis, de cette présence continuelle de Notre-Seigneur naissent une grande tendresse d'amour pour lui, des désirs de s'employer tout entière à son service, désirs bien supérieurs encore à ceux dont on a parlé, enfin une très grande pureté de cons­cience, la présence de Celui qui se tient auprès d'elle rendant l'âme attentive aux moindres choses. Nous savons très bien, certainement, que Dieu est présent dans toutes nos actions, mais nous sommes ainsi faits, que souvent cette pensée nous échappe. Ici, un tel oubli est impos­sible, parce que le divin Maître qui est à ses côtés tient l'âme en éveil. J'ajoute que les autres faveurs énoncées plus haut sont beaucoup plus fréquentes, parce que l'âme est presque toujours dans l'amour actuel de Celui qu'elle voit ou sent auprès d'elle.

5. Enfin, le profit que l'âme retire de cette grâce montre bien qu'elle est immense et d'une inestimable valeur ; aussi en témoigne-t-elle toute sa reconnaissance à Celui qui l'en favorise si gratuitement, et elle ne l'échangerait contre aucun des trésors ou des plaisirs de la terre. Quand il plaît au Seigneur que l'âme en soit privée, elle se trouve bien seule, mais tous les efforts qu'elle pourrait faire pour retrouver cette divine compagnie ne lui serviraient guère : c'est un don que Dieu fait quand il veut et qu'on est impuissant à se procurer. Quelquefois la présence est celle d'un saint, et l'on en retire également un grand fruit.

6. Vous me direz : « Mais si l'on ne voit rien, comment sait-on que c'est Jésus-Christ, ou sa glorieuse Mère, ou un saint ? » C'est ce que l'âme est incapable d'expliquer ; elle ne sait pas comment elle le sait, et cependant elle en a une certitude absolue. Quand c'est Notre-Seigneur et qu'il nous parle, cela se conçoit encore ; mais quand c'est un saint qui ne parle pas et que Dieu ne place là, semble-t-il, que pour assister l'âme et lui tenir compagnie, c'est bien plus surprenant. Il y a encore d'autres phénomènes spirituels qu'on ne peut rendre par des paroles, ce qui montre combien notre nature est peu apte à saisir les grandes merveilles de Dieu, puisqu'elle n'est pas même capable de comprendre celles-là. Que les âmes en qui Dieu les opère se contentent de les admirer et d'en bénir sa Majesté ! Ah ! qu'elles lui en rendent les plus vives actions de grâces ! C'est un cadeau d'autant plus estimable qu'il n'est pas donné à tous. L'âme doit s'efforcer de rendre à Dieu des services d'autant plus grands, qu'il lui accorde pour cela des secours nombreux. Du reste, elle n'en conçoit pas une meilleure opinion d'elle-même ; elle est persuadée, au contraire, que de toutes les créatures qui vivent sur la terre, elle est celle qui sert le moins son Dieu. C'est qu'il lui semble y être plus obligée que personne. Aussi chaque faute qu'elle commet lui transperce-t-elle les entrailles, et certes, ce n'est pas sans raison.

7. Celle d'entre vous que le Seigneur conduirait par ce chemin pourra reconnaître, aux effets indiqués plus haut, que ce n'est ni une trom­perie ni une imagination. Je le répète, si la vision venait du démon, je ne crois pas possible qu'elle dure si longtemps, avec un si notable profit pour l'âme et au milieu d'une si grande paix intérieure. Non, ce n'est pas ainsi que notre ennemi procède. Un être aussi méchant ne saurait, quand il le voudrait, faire un si grand bien ; sur-le-champ, on sentirait s'élever en soi des vapeurs de propre estime et la persuasion qu'on vaut mieux que les autres. De plus, cette union continuelle de l'âme avec Dieu, cette application à penser à lui, mettraient le démon dans une telle rage, qu'après une tentative de ce genre, il n'y revien­drait guère. Enfin, Dieu est trop fidèle pour le laisser prendre un tel pouvoir sur une âme qui n'a d'autre ambition que celle de lui plaire et de donner sa vie pour son honneur et pour sa gloire. Il aurait soin de la détromper rapidement.

8. Mon thème est et sera toujours celui-ci : du moment que l'âme éprouve les effets que j'ai montré être ceux des faveurs divines, Notre-Seigneur aura beau permettre au démon de l'attaquer, il la fera sortir de l'épreuve avec avantage et couvrira son ennemi de confusion. Ainsi, mes filles, je le répète, si l'une de vous marche dans cette voie, qu'elle ne se laisse pas épouvanter. Ce n'est pas qu'il ne soit pas bon de craindre et de marcher avec plus de circonspection. Il faut aussi se garder de croire qu'étant l'objet de semblables faveurs on peut se négliger. Une disposition si éloignée de celles que j'ai indiquées montrerait qu'elles n'ont pas Dieu pour auteur. Il sera bon aussi au début d'en parler, sous le secret de la confession, à un théologien éminent — car c'est d'eux que doit nous venir la lumière —, ou bien à un homme très avancé dans la spiritualité, si on peut le rencontrer. A supposer que la spiritualité ne soit que médiocre, choisissons de préférence un grand théologien. Le meilleur sera encore, si la chose est possible, de consulter l'un et l'autre. S'ils vous disent que c'est un effet de l'imagination, ne vous tourmentez pas, car un tel effet ne peut faire ni grand bien ni grand mal à votre âme ; recommandez-vous à la divine Majesté, et suppliez-la de ne pas permettre que vous soyez trompée. Si l'on vous dit que c'est l'oeuvre du démon, ce sera plus pénible ; mais un homme de doctrine ne vous le dira pas, s'il constate les effets que j'ai signalés. Et quand bien même il vous le dirait, le divin Maître qui se tient auprès de vous vous consolera et vous rassurera, je le sais ; et même il éclairera peu à peu ce directeur, afin que vous en receviez la lumière.

9. S'agit-il d'un homme adonné à l'oraison, mais ne marchant pas par cette voie, il s'effraiera aussitôt et condamnera tout. C'est pour cela que je vous conseille de vous adresser à un grand théologien qui soit en même temps, si c'est possible, versé dans la spiritualité. La prieure devra y aider. En admettant même que l'âme dont il s'agit lui semble en sûreté, parce qu'elle pratique la vertu, il y a obligation pour elle à lui procurer cet entretien ; ce sera une sécurité pour l'une et pour l'autre. Mais une fois ces consultations faites, il faut se tenir en repos et ne pas les multiplier, car parfois le démon inspire sans motif des craintes excessives, qui portent !'âme à ne pas se contenter d'une seule décision. Cela arrive surtout si le confesseur manque d'expérience, si on le voit craintif et si lui-même incline l'âme à s'en ouvrir fréquemment. Ce qu'il fallait tenir très secret tombe ainsi dans le domaine public, et voilà une âme persécutée et tourmentée. Tandis qu'elle croit ces choses bien cachées, elle découvre qu'elles sont connues de tous : de là mille ennuis pour elle, et peut-être même, compte tenu de l'époque où nous vivons, pour l'Ordre tout entier. Une grande prudence est donc nécessaire ; j'en fais aux prieures la recommandation insistante.

10. Elles ne doivent pas non plus se figurer que pour être favorisée de grâces de ce genre une soeur en soit meilleure que les autres. Le Seigneur conduit chacune comme il le juge nécessaire. Ces faveurs, si l'on y répond, peuvent aider à devenir une vraie servante de Dieu, mais parfois ce sont les plus faibles que le Seigneur conduit par ce chemin. Il ne faut donc ni approuver ni condamner, mais considérer la vertu. Celle-là sera la plus sainte qui servira Notre-Seigneur avec plus de mortification, d'humilité et de pureté de conscience. Quant à avoir une entière certitude, il ne faut pas l'espérer ici-bas, mais attendre que le vrai Juge rende à chacun ce qui lui est dû. Nous verrons alors avec surprise combien son jugement est différent de nos appréciations d'ici-bas. Qu'il soit à jamais béni ! Amen.

CHAPITRE 9

1. Venons-en maintenant aux visions imaginaires. On dit que le démon peut plus facilement y mettre du sien que dans les précédentes, et il doit en être ainsi. Cependant, quand elles viennent de Notre-Seigneur, elles me semblent d'une certaine façon plus profitables, parce qu'elles sont plus en harmonie avec notre nature ; j'excepte pourtant celles que Dieu accorde dans la dernière Demeure, parce qu'il n'y en a pas qui s'en approchent.

2. La vision de Notre-Seigneur, dont je vous ai parlé au chapitre précédent, peut être représentée ainsi. Nous avons, dans une cassette d'or, une pierre précieuse d'une immense valeur et douée, en outre, de propriétés admirables. Nous sommes parfaitement sûrs qu'elle est là, bien que nous ne l'ayons jamais vue, et nous expérimentons sa vertu quand nous la portons sur nous. Quoiqu'elle nous soit toujours restée cachée, nous en faisons grand cas, parce qu'elle nous a délivrés de plusieurs maladies qu'elle a la propriété de guérir. Cependant, nous n'osons la regarder ni ouvrir la cassette qui la renferme. D'ailleurs, nous ne le pourrions pas : le secret qui permet de l'ouvrir n'est connu que du maître du joyau, qui, tout en nous le prêtant pour notre utilité, a gardé la clé de la cassette, parce qu'elle reste sa propriété. Il l'ouvrira quand il lui plaira de nous montrer la pierre ; il nous la reprendra même lorsqu'il le trouvera bon, et de fait il agit ainsi.

3. Poursuivons maintenant la comparaison. Quelquefois, il plaît au maître de la cassette de l'ouvrir soudain, pour la satisfaction de celui auquel il l'a prêtée. Évidemment, ce dernier éprouvera ensuite une joie très vive au souvenir du merveilleux éclat de la pierre, et son aspect demeurera gravé dans sa mémoire. C'est précisément ce qui arrive dans les visions dont je parle. Notre-Seigneur veut-il favoriser tout particulièrement une âme, il lui découvre clairement sa sainte Humanité sous la forme qu'il juge appropriée, se montrant tel qu'il était quand il vivait dans le monde, ou bien après sa résurrection. Quoique la vision ait la rapidité de l'éclair, cette glorieuse image demeure tellement empreinte dans l'ima­gination, qu'à mon avis elle ne pourra s'en effacer jusqu'au jour où cette sainte Humanité se montrera à découvert, pour se laisser posséder sans fin.

4. Bien que je me serve du terme « image », il faut savoir que cette image ne donne pas l'effet d'un tableau. A celui qui la voit, elle paraît véritablement vivante. Quelquefois, elle parle à l'âme et lui découvre même de grands secrets. Mais, sachez-le bien, si cette apparition se prolonge un certain temps, il n'est pas plus possible d'y attacher ses regards que de les fixer sur le soleil ; aussi la vision en est-elle toujours très rapide. Ce n'est pas cependant que son éclat fatigue la vision inté­rieure, comme le soleil fatigue la vision corporelle. Je dis la vision intérieure, car ici c'est elle qui perçoit tout. Quant aux visions qui se perçoivent avec les yeux du corps, je ne saurais rien en dire, parce que cette personne, dont je peux parler en toute connaissance de cause, n'en a jamais eu de semblables, et qu'il est difficile de donner une notion exacte de ce dont on n'a pas l'expérience. La splendeur de Celui qui se montre alors est comme une lumière infuse, semblable à celle du soleil s'il était couvert d'un voile aussi transparent que le diamant, à supposer qu'un pareil voile puisse exister. Son vêtement ressemble à de la batiste. Lorsque Dieu accorde une semblable vision à une âme. elle entre presque toujours en extase, parce que sa bassesse ne peut supporter une vue qui inspire tant d'effroi.

5. Ce n'est pas sans raison que je parle d'effroi. Sans doute, l'objet qui se présente aux regards est d'une beauté ravissante et qui dépasse tout ce que l'imagination en mille années, ou l'entendement avec tous ses efforts, pourraient se représenter, et cependant sa présence porte avec elle une majesté si souveraine, que l'âme est saisie de frayeur. Certes, il n'y a pas lieu de demander ici comment elle peut savoir, sans que personne le lui ait dit, qui est Celui qui se découvre à elle : il se fait suffisamment connaître comme le Maître du ciel et de la terre. Pour les rois d'ici-bas, rien de tel. Qu' ils paraissent sans leur suite, et que l'on ne déclare pas qui ils sont, on en fera bien peu de cas.

6. O Seigneur ! Que les chrétiens vous connaissent mal ! Et qu'il sera terrible ce dernier jour où vous viendrez pour nous juger, puisque alors que vous venez traiter familièrement avec votre épouse, votre vue inspire tant d'effroi ! Que se passera-t-il, ô mes filles, quand d'une voix sévère, il fera retentir ces paroles : Allez, les maudits de mon Père.

7. Puisse la grâce accordée par Dieu à une âme nous graver cette pensée dans l'esprit ! Ce ne sera pas pour nous un mince avantage. Saint Jérôme, tout saint qu'il était, ne s'en séparait pas. Si nous faisons de même, les souffrances qui découlent des austérités de notre Règle ne nous sembleront plus rien. Et quand elles dureraient longtemps, ce n'est toujours qu'un moment en comparaison de l'éternité. Je vous l'affirme, toute misérable que je suis, l'effroi que m'ont inspiré les tourments de l'enfer n'a jamais rien été au prix de cette pensée, qu'un jour les damnés les verront pleins de courroux, ces yeux si beaux, si doux, si cléments, de Notre-Seigneur ! Cette seule pensée faisait défaillir mon coeur, et toute ma vie il en a été ainsi. Quel effroi ne doit donc pas éprouver, si l'on y songe, la personne qui a été favorisée des visions dont on parle, puisque l'émotion que ces visions lui causent la prive déjà de sentiment ! C'est sans doute pour cela que le Seigneur fait alors entrer en extase. Par là, il vient en aide à la faiblesse de l'âme et lui permet de s'unir à sa grandeur, dans cette divine et très haute communication.

8. Quand l'âme peut considérer longtemps Celui qui se montre à elle, je ne crois pas que ce soit une vision. C'est plutôt une représentation produite par un grand effort d'imagination, et la figure ainsi évoquée sera comme morte, en comparaison de celle dont je parle.

9. Il est des personnes — j'en ai connu, non pas trois ou quatre, mais un grand nombre — qui, par suite de la faiblesse de leur imagination ou de l'activité de leur entendement, ou de je ne sais quelle autre raison, se trouvent tellement remplies des fantômes de l'imagination, qu'elles croient voir réellement tout ce qu'elles pensent. Si elles avaient eu de vraies visions, elles reconnaîtraient à n'en pas douter qu'elles sont dans l'erreur. Comme ce sont elles-mêmes qui font naître au moyen de l'imagination ce qu'elles croient voir, aucun bon effet n'est produit. Elles demeurent même beaucoup plus froides que si elles considéraient quelque dévote image. Évidemment, tout cela n'a aucune importance ; le souvenir d'ailleurs s'en efface bien plus vite encore que celui d'un songe.

10. Dans les visions dont nous parlons, il en va bien autrement. Alors que l'âme est très loin de s'attendre à voir quelque chose, que la pensée ne lui en est même pas venue, soudain l'apparition tout entière se présente à elle, bouleversant les puissances et les sens, les remplissant de frayeur et de trouble, pour les faire jouir aussitôt après d'une paix délicieuse. De même qu'au moment où saint Paul se vit renversé par terre il y eut dans le ciel comme un fracas de tempête', de même ici une violente commotion se produit dans notre monde intérieur ; mais, je le répète, au bout d'un instant, tout rentre dans le calme et l'âme se trouve instruite de certaines vérités si élevées, qu'elle n'a plus besoin de maître. Sans aucun effort de sa part, la vraie Sagesse lui a ouvert l'intelligence. L'âme conserve pendant un certain temps une telle certitude que cette grâce est de Dieu, qu'on aurait beau lui affirmer le contraire, elle ne pourrait concevoir la moindre crainte d'avoir été trompée. Par la suite, le confesseur cherche-t-il à lui en inspirer, Dieu la laisse hésiter un peu et se demander si, à cause de ses péchés, le confesseur n'aurait pas raison, et cependant elle n'arrive pas à le croire.

Il en est alors comme dans les tentations contre la foi, ainsi que je l'ai dit ailleurs : le démon peut bien troubler l'âme, mais non l'empêcher de rester ferme dans sa croyance. Ici, de même, plus l'âme est combattue, plus elle s'affermit dans la conviction que le démon ne pourrait l'enrichir de si grands biens. C'est du reste parfaitement exact, car le pouvoir de cet ennemi sur l'intérieur de l'âme ne va pas jusque-là. Il pourra bien offrir certaines représentations, mais ce ne sera jamais avec cette vérité, cette majesté, ces admirables effets.

11. Comme les confesseurs ne voient pas tout cela et que peut-être la personne favorisée de ces grâces ne saura pas l'exprimer, ils craignent, et à juste titre : effectivement, on doit se tenir sur la réserve, attendre que le temps permette de juger de ces apparitions sur leurs fruits, enfin observer soigneusement si elles laissent l'âme dans l'humilité et si elles la fortifient dans la pratique des vertus. Est-ce le démon qui agit, il se trahira rapidement, et on le surprendra dans mille mensonges. Un confesseur expérimenté et qui a reçu lui-même des grâces de ce genre, verra bien vite ce qu'il en est. D'après la relation même qui lui sera faite, il reconnaîtra parfaitement si l'action est de Dieu, de l'imagination ou du démon, surtout s'il a reçu de sa Majesté le don de discerner les esprits. Avec ce don et de la doctrine, quand bien même l'expérience lui ferait défaut, il portera un jugement sûr.

12. Ce qui est absolument nécessaire, mes sœurs, c'est que vous soyez extrêmement franches et sincères avec votre confesseur, je ne dis pas quand vous lui déclarez vos péchés, car c'est alors évident, mais quand vous lui rendez compte de votre oraison. Autrement, je ne réponds pas que vous alliez droit, ni que ce soit Dieu qui vous instruise. Dieu aime beaucoup que nous agissions envers celui qui tient sa place avec autant de sincérité et de clarté qu'envers lui-même, que nous ayons le désir de lui faire connaître nos moindres pensées, et, à plus forte raison, nos actes. Lorsque vous en serez là, ne vous troublez pas et ne vous inquiétez pas. Quand bien même ces visions ne seraient pas de Dieu, pourvu que vous ayez de l'humilité et une bonne conscience, elles ne vous nuiront pas. Sa Majesté sait tirer le bien du mal, et, par où le démon voulait nous faire perdre, vous gagnerez. Persuadées que c'est Dieu qui vous accorde de si grandes grâces, vous ferez tous vos efforts pour lui plaire davantage et pour avoir toujours son image présente à l'esprit.

C'est ce qui faisait dire à un grand théologien que si le démon qui est un grand peintre, lui mettait devant les yeux une image de Notre: Seigneur parfaitement ressemblante, il n'en serait pas fâché, parce qu'il s'en servirait pour croître en dévotion et lui ferait ainsi la guerre au moyen de ses propres malices. Et il ajoutait : qu'un peintre soit un mauvais homme, son tableau n'en a pas moins droit à notre considé­ration, s'il représente Celui qui est tout notre Bien.

13. Aussi blâmait-il sévèrement le conseil donné par quelques-uns' d'accueillir par un geste de mépris toute vision de cette nature qui vien­drait s'offrir aux regards, parce que, disait-il, partout où nous voyons l'image de notre Roi, nous devons lui porter respect. Je trouve qu'il raisonnait fort justement. Si, dans ce monde, un ami ne pourrait voir sans chagrin mépriser le portrait de son ami, à combien plus forte raison devons-nous révérer tout crucifix ou toute autre image de notre sou­verain Monarque ! Bien que je l'aie déjà dit ailleurs, je me plais à le répéter ici, car j'ai connu une personne qu'un tel conseil avait plongée dans l'affliction. Je ne sais en vérité de qui vient une pareille invention. Elle ne sert qu'à tourmenter une pauvre âme qui, se croyant perdue si elle n'obtempère pas aux avis de son confesseur, ne manque pas de lui obéir sur ce point. Si l'on vous donne un tel conseil, mes filles, je vous engage, moi, à ne pas le suivre, mais à représenter humblement à votre confesseur ce que je viens de dire. Pour ma part, les raisons si remplies de sagesse qui me furent alors données m'ont laissée plei­nement convaincue.

14. Un des grands avantages que l'âme retire de cette divine faveur est le suivant. Lorsqu'elle pense à Notre-Seigneur, à sa vie, à sa Passion, le souvenir de son visage si doux, si beau, la remplit de consolation, de même qu'ici-bas, quand nous avons vu le visage d'une personne qui nous comble de bienfaits, nous pensons à elle avec plus de plaisir que si nous ne l'avions jamais connue. Oui, je vous l'assure, un si doux souvenir apporte une bien vive consolation et le plus grand profit.

On y trouve beaucoup d'autres trésors ; mais ayant déjà tant parlé des effets que produisent ces visions et devant y revenir plus loin, je ne veux ni me fatiguer ni vous fatiguer davantage. J'ai seulement une recommandation pressante à vous faire. Lorsque vous saurez ou que vous entendrez dire que Dieu fait ces sortes de grâces à certaines âmes, ne lui demandez pas et ne désirez jamais qu'il vous conduise par cette voie ; bien qu'elle vous paraisse excellente et qu'elle mérite effecti­vement toute notre estime, tout notre respect. Cela ne convient pas, pour plusieurs raisons. La première, parce qu'il y a un manque d'humilité à vouloir obtenir ce que l'on n'a pas mérité. A mon avis, quiconque forme un tel désir, montre qu'il n'est pas très bien pourvu de cette vertu. De même qu'il ne vient pas à l'idée d' un pauvre paysan de vouloir être roi, et que sa bassesse même lui fait juger la chose impossible, ainsi une âme humble est à cent lieues de prétendre à rien de semblable. Pour moi, je suis persuadée que dans une pareille disposition, on ne les recevra jamais, car, avant de les accorder, Dieu donne toujours une grande connaissance de soi-même. Et comment, avec de telles préten­tions, être intimement convaincu qu'il use d'une grande miséricorde en ne nous précipitant pas dans l'enfer ? La deuxième raison, c'est qu'en pareil cas on est déjà dans l'illusion ou en grand danger d'y être, parce qu'il suffit au démon de trouver la moindre petite porte ouverte, pour nous jouer mille mauvais tours. La troisième, c'est que du moment que le désir est violent, l'imagination se met de la partie. Et alors, on se figure voir ou entendre ce que l'on souhaite, de même qu'on rêve la nuit de ce que l'on a désiré et poursuivi pendant le jour. La quatrième, c'est qu'il est très téméraire de vouloir choisir sa voie, alors que l'on ignore celle qui nous convient. Abandonnons au Seigneur, qui nous connaît parfaitement, le soin de nous conduire par celle qui nous est la plus avantageuse, et laissons-le accomplir en tout sa volonté. Cinquième raison. Pensez-vous que les épreuves des personnes que le Seigneur favorise de ces grâces soient légères ? Non, certes. Elles sont très grandes, au contraire, et de bien des sortes. Qui vous dit que vous seriez capables de les supporter ? Sixième raison. Peut-être trouverez- vous une perte là où vous pensiez trouver un gain, comme il advint à Saül pour avoir été roi.

16. Enfin, mes soeurs, il y a bien d'autres raisons encore. Croyez- moi, le plus sûr est de ne vouloir que ce que Dieu veut. Il nous connaît mieux que nous ne nous connaissons, et il nous aime. Remettons-nous entre ses mains, afin que sa volonté s'accomplisse en nous. Si, d'une résolution inébranlable, nous nous tenons à cela, nous ne pourrons pas nous égarer. Et puis, remarquez bien ceci : pour recevoir beaucoup de faveurs de ce genre, une âme ne mérite pas plus de gloire, mais elle est contrainte, au contraire, à servir plus parfaitement Celui dont elle reçoit davantage. L'acquisition des mérites est un bien dont le Seigneur ne nous prive jamais, et qui est toujours à notre disposition. Il y a un grand nombre d'âmes saintes qui ne savent pas ce que c'est que de recevoir ces grâces, et d'autres, qui ne sont pas saintes, les reçoivent. Enfin, ne vous imaginez pas que cela soit continuel ; souvent, pour une seule de ces faveurs, le Seigneur envoie un grand nombre d'épreuves. Du reste, l'âme ne se préoccupe pas de savoir si elles se renouvel- leront, mais comment elle pourra les payer de retour.

17. J'avoue qu'elles sont d'un merveilleux secours pour obtenir les vertus dans un degré de perfection si élevé, mais celui qui les acquerra péniblement par son travail méritera bien davantage. Je connais une personne, ou plutôt deux — l'une était un homme — qui avaient reçu de Dieu plusieurs de ces grâces. Eh bien ! l'un et l'autre désiraient avec tant d'ardeur servir sa Majesté à leurs dépens et sans toutes ces délices, ils avaient une si grande soif de souffrir, qu'ils se plaignaient à Notre-Seigneur de les leur accorder, et si la chose avait été en leur pouvoir, ils les auraient refusées. Je parle des délices que Dieu fait goûter dans la contemplation et non des visions elles-mêmes, car ces âmes voient trop bien le profit qu'elles en retirent et l'estime à leur accorder.

18. Il est vrai que ces désirs, autant que je peux en juger, sont également surnaturels, et le partage d'âmes embrasées d'amour, qui brûlent de montrer à Dieu qu'elles ne sont pas à la solde. Oui, je le répète, ce n'est jamais la pensée de la récompense future qui les stimule à servir Dieu : elles ne songent qu'à satisfaire l'amour, dont le propre est d'agir toujours et de toutes les manières. Si elles le pouvaient, elles inventeraient des moyens de se consumer en lui, et, à supposer que la plus grande gloire de Dieu demande qu'elles soient à jamais anéanties, elles y consentiraient de très grand coeur. Louange sans fin à notre Dieu, qui, en s'abaissant jusqu'à traiter avec de misérables créatures, se plaît à faire éclater sa grandeur ! Amen.

CHAPITRE 10

1. Notre-Seigneur, dans ces apparitions, se communique à l'âme de bien des manières. Tantôt il choisit le moment où elle est dans l'affliction, tantôt celui où elle se trouve menacée d'une grande épreuve ; quelquefois, il semble que sa Majesté veuille simplement prendre ses délices en elle et la combler de délices. Je ne vois pas de raison de préciser tout cela en particulier. Mon dessein est d'indiquer seulement, autant que j'en ai reçu l'intelligence, les grâces diverses qui se rencon- trent dans cette voie, afin de vous faire saisir en quoi elles consistent et quels effets elles produisent. De la sorte, nous ne prendrons pas pour des visions chacune de nos imaginations. Et puis, quand il s'agira de visions réelles, les sachant possibles, vous ne vous laisserez aller ni au trouble ni au chagrin. Le démon a tout à la fois grand intérêt et grand plaisir à jeter une âme dans la désolation et l'inquiétude, parce que dans cet état, il le voit fort bien, elle devient incapable de s'employer tout entière à aimer et à bénir Dieu.

Sa Majesté se communique encore aux âmes par d'autres voies, beaucoup plus élevées, et qui présentent moins de danger, parce que le démon ne saurait, je crois, les contrefaire ; mais il est difficile d'en donner l'idée parce qu'elles sont très cachées. Les visions imaginaires sont plus faciles à faire connaître.

2. Lorsqu'il plaît au Seigneur, il arrive que l'âme, étant en oraison et entièrement à elle, entre soudain dans une suspension des puissances durant laquelle Dieu lui découvre de grands secrets, qu'elle croit voir en Dieu même. Ce n'est pas une vision de la très sainte Humanité, et quoique j'use du terme « voir », l'âme cependant ne voit rien. Cette vision, en effet, n'est pas imaginaire, mais très intellectuelle. L'âme y apprend comment toutes choses se voient en Dieu, et comment il les renferme toutes en lui-même. Cette vision apporte de très grands avantages. Elle ne dure, il est vrai, que peu de temps, mais elle ne s'en grave pas moins bien avant dans l'âme et la couvre d'une inexpri- mable confusion. Voyant que c'est en Dieu, oui, en Dieu même, que nous commettons les crimes les plus énormes, elle découvre mieux la malice du péché. Je vais essayer, pour vous le faire comprendre, de me servir d'une comparaison. Quoiqu'il n'y ait rien de plus vrai et qu'on nous l'ait dit bien des fois, nous n'y réfléchissons pas, ou nous ne voulons pas le comprendre, car évidemment, si nous le compre­nions bien, il nous serait impossible, j'en suis convaincue, de pousser jusque-là notre témérité.

3. Représentons-nous Dieu comme une demeure, un palais, d'une grandeur et d'une beauté admirables. Ce palais, je le répète, c'est Dieu même. Eh bien ! je vous le demande, le pécheur, pour commettre ces crimes, pourra-t-il sortir de ce palais ? Non, certainement. C'est donc dans ce palais même, c'est-à-dire en Dieu, qu'ont lieu les abomina­tions, les impuretés, les iniquités que nous commettons, nous, malheureux pécheurs. O vérité épouvantable et digne de toutes nos réflexions ! Qu'elle est utile aux pauvres ignorants comme nous, qui comprenons si peu ces choses, car si nous les comprenions, il nous serait impossible de nous porter à une audace si insensée ! Considérons, mes soeurs, l'immense miséricorde, l'immense patience de notre Dieu, qui ne nous précipite pas sur l'heure dans les abîmes. Rendons-lui-en les plus vives actions de grâces, et rougissons d'être sensibles après cela à ce que l'on fait, à ce que l'on dit contre nous. Y a-t-il au monde pareille iniquité ? Voir le Dieu qui nous a faits supporter que ses créa­tures commettent en lui-même tant d'offenses, et, de notre côté, garder rancune pour une parole dite en notre absence et peut-être sans mauvaise intention !

4. O misère humaine ! Quand donc, mes filles, imiterons-nous un peu notre grand Dieu ? Ah ! ne nous figurons pas que nous faisons quelque chose en endurant des affronts ! Supportons-les de bon coeur et chérissons ceux qui nous les infligent. Ce Dieu de majesté a bien continué de nous aimer après que nous l'ayons tant offensé ! N'est-ce pas à juste titre qu'il veut que tous pardonnent, quelles que soient les injures dont ils ont été l'objet ? Je vous le répète, mes filles, cette vision, si rapide qu'elle soit, est une faveur immense dont Notre-Seigneur gratifie l'âme, pourvu toutefois qu'elle veuille en profiter, en la gardant habituellement présente à son esprit.

5. Il arrive aussi que, d'une manière soudaine et inexplicable, Dieu montre en lui-même une vérité qui éclipse, semble-t-il, toute celle qui se trouve dans les créatures et laisse la conviction absolue que lui seul est la Vérité qui ne peut mentir. On comprend alors cette parole de David dans un psaume : Tout homme est menteur, parole qu'on pourrait entendre bien des fois sans la comprendre de cette façon. Oui, Dieu est la vérité infaillible. Aussi, je me dis que Pilate posait à Notre-Seigneur une question d'une portée immense, lorsque, durant sa Passion, il lui demanda : Qu'est-ce que la vérité ? Je vois aussi combien nous connaissons peu ici-bas cette suprême Vérité.

6. Je voudrais pouvoir m'expliquer davantage, mais cela m'est impos­sible. Tirons de là cet enseignement, mes soeurs, que pour nous conformer en quelque chose à notre Dieu, à notre Époux, nous devons nous scruter sans cesse et avec le plus grand soin marcher dans la vérité. Je ne dis pas seulement que nous devons nous abstenir du mensonge — grâce à Dieu, dans nos monastères, je le vois, on ne voudrait pour rien au monde commettre une telle faute —, mais que nous devons en toutes choses marcher dans la vérité devant Dieu et devant les hommes. Surtout, ne désirons pas être tenues pour meilleures que nous ne le sommes, et, en chacune de nos oeuvres, donnons à Dieu ce qui est à lui et à nous-mêmes ce qui nous appartient : en tout, mettons-nous dans le vrai. De la sorte, nous ferons bien peu de cas de ce bas monde, qui est tout entier mensonge et fausseté, et par là même ne saurait être durable.

7. Je me demandais un jour pourquoi Notre-Seigneur aime tant la vertu d'humilité. Tout à coup et sans réflexion, me semble-t-il, il me vint à l'esprit que c'est parce que Dieu est la suprême Vérité et que l'humilité n'est autre chose que marcher dans la vérité. Oui, c'est une très grande vérité que nous n'avons rien de bon de nous-mêmes, et que la misère et le néant sont notre partage. Quiconque ignore cela marche dans le mensonge, et celui qui en est aussi le plus convaincu se rend plus agréable à la suprême Vérité, parce qu'il marche dans la vérité. Que Dieu, mes filles, nous accorde la grâce de ne jamais perdre cette connaissance de nous-mêmes ! Amen.

8. Notre-Seigneur gratifie l'âme de ces faveurs parce que, la voyant sa véritable épouse, bien résolue à accomplir en tout sa volonté, il veut lui montrer en quoi elle pourra le faire, et aussi parce qu'il veut lui dévoiler quelque chose de ses grandeurs. Je ne vois pas de raison de m'étendre davantage. J'ai donné ces deux exemples, parce qu'ils me paraissent singulièrement profitables. Dans ces sortes de grâces, il n'y a pas à craindre, mais seulement à bénir le Seigneur de ce qu'il les accorde. A mon sens, le démon et l'imagination trouvent ici peu d'entrée et l'âme reste remplie de consolation.

CHAPITRE 11

1. N'était-ce pas assez de toutes ces faveurs accordées à l'âme par l'Époux pour que notre petit papillon — car ne pensez pas que je l'oublie — ait désormais toute satisfaction et se pose enfin où l'attend la mort ? Non, certainement. Son état, au contraire, est pire qu'auparavant. Il y a bien des années que cette âme reçoit ces grâces, et cependant elle gémit sans cesse et vit dans les larmes. Ah! c'est que chacune de ces grâces augmente son tourment. Comme la connaissance qu'elle a des perfections de Dieu grandit de jour en jour et que, d'autre part, elle se voit privée de lui et bien éloignée de le posséder encore, ses désirs vont croissant, parce que son amour augmente à mesure qu'elle découvre combien ce grand Dieu, ce souverain Maître, mérite d'être aimé. Ces désirs s'enflammant toujours davantage, elle en vient au bout de quelques années à la peine excessive que je vais dire. Si je parle d'années, c'est qu'il en a été ainsi pour la personne dont j'ai fait mention dans cet écrit. Mais je sais très bien qu'on ne pose pas de limites à Dieu : en un instant il peut élever une âme à ce qu'il y a de plus sublime dans les faveurs dont je traite. La divine Majesté peut tout ce qu'elle veut, et elle désire faire beaucoup pour nous.

2. J'ai parlé de cette impatience, de ces larmes, de ces soupirs, de ces impétueux transports éprouvés par l'âme. Tout cela vient de notre amour à nous, et, bien qu'accompagné d'une sensible douleur, n'est rien en comparaison du martyre dont je vais parler. Ce n'est qu'un feu mêlé de fumée et qui peut encore se supporter, bien qu'avec peine. Mais tandis que l'âme se consume ainsi au-dedans d'elle-même, voici qu'à l'occasion d'une pensée rapide qui lui traverse l'esprit, d'une parole qu'elle entend et qui lui rappelle que la mort tarde encore à venir, elle reçoit par ailleurs — d'où ? comment ? elle l'ignore — un coup terrible, ou, si l'on veut, elle se sent comme transpercée par une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche ; mais quoi que ce puisse être, il est clair que cela ne part pas de notre nature. Ce n'est pas non plus un coup : la blessure que l'on reçoit est bien autrement aiguë ; puis il me semble qu'elle ne se fait pas sentir à l'endroit où se sentent les douleurs d'ici-bas, mais au plus profond, au plus intime de l'âme. Là, cette foudre céleste réduit en poussière tout ce qu'elle rencontre de notre terrestre nature, et pendant qu'elle opère, l'âme est incapable d'avoir le moindre souvenir de son être humain ; en un instant, ses puis- sances se trouvent si étroitement liées, qu'elles sont incapables de tout, sauf de ce qui peut accroître leur martyre.

3. Et ne prenez pas cela pour une exagération, je vous en prie. Je vois au contraire qu'en toute vérité j'en dis trop peu, car ce dont il s'agit est inexprimable. Oui, répétons-le, les sens et les puissances sont réellement ravis à tout ce qui ne contribue pas à faire grandir leur tourment. L'entendement conserve toute sa vivacité pour comprendre les nombreuses raisons que l'âme a de s'affliger d'être séparée de Dieu ; et le Seigneur y ajoute encore, par une connaissance de lui-même très pénétrante qui porte la douleur de l'âme à une intensité telle qu'on en vient à jeter de grands cris. Toute patiente qu'elle est et habituée à endurer de violentes douleurs, la personne dont je parle ne peut alors s'en défendre, parce que, je le répète, la douleur dont il s'agit réside, non dans le corps, mais dans l'intime de l'âme. Cette personne reconnut par là combien les douleurs de l'âme sont plus terribles que celles du corps. Il lui fut montré aussi que les tourments des âmes dans le purga- toire sont de la nature de celui-ci, et que leur séparation d'avec le corps ne les empêche pas de souffrir beaucoup plus qu'on ne peut souffrir en ce monde avec son corps.

4. J'ai vu une personne dans cet état. Eh bien ! je croyais vraiment qu’elle allait expirer. Rien d'étonnant, du reste, car la vie est certai­nement en grand danger. Aussi, si bref que soit ce martyre, il laisse le corps comme disloqué : le pouls est faible comme si on allait rendre l'âme, ni plus ni moins. La chaleur naturelle fait défaut, et l'âme s'embrase de telle sorte qu'un peu plus elle verrait ses désirs accomplis. Sur le moment, on n'éprouve aucune souffrance corporelle. Et pourtant, je l'ai dit, les membres se disloquent, au point que pendant deux ou trois jours on n'a pas même la force d'écrire, et on est en proie à de vives douleurs. A mon avis, le corps en reste toujours plus faible qu'il n'était auparavant. Si sur le moment on ne souffre pas, c'est que la douleur intérieure est si intense que l'âme ne prend plus garde à son corps. Quelque chose d'analogue nous arrive dans la vie quotidienne : endurons-nous dans l'un de nos membres une douleur très aiguë, nous ne sentons plus guère les autres, même si elles étaient nombreuses. Cela m'est arrivé souvent. Ici, on ne sent absolument rien, et on vous mettrait en pièces qu'on ne le sentirait pas, je pense.

5. Mais, me direz-vous, il y a là de l'imperfection. Pourquoi cette âme ne se conforme-t-elle pas à la volonté de Dieu, elle qui lui est si parfaitement soumise ? Je réponds que jusqu'ici elle le pouvait, et c'est ce qui lui permettait de supporter l'existence. A l'heure qu'il est, non. Elle n'est plus maîtresse de sa raison et ne peut penser à autre chose qu'à la raison très juste qu'elle a de s'affliger. Séparée de son souverain Bien, pourquoi voudrait-elle vivre ? Elle éprouve le sentiment d'une solitude étrange ; nulle créature sur la terre qui soit capable de lui tenir compagnie, et les habitants du ciel, sauf Celui qu'elle aime, ne le pourraient pas davantage, je crois. Que dis je ? tout la tourmente. Elle est comme une personne suspendue en l'air : la terre ne lui offre pas de point d'appui et elle ne peut s'élever vers le ciel. Elle est consumée par la soif, et il lui est impossible d'atteindre la source. Cette soif est intolérable : elle est telle que rien ne peut l'étancher, si ce n'est l'eau dont Notre-Seigneur parlait à la Samaritaine ', et d'ailleurs l'âme n'en veut pas d'autre. Mais cette eau, on la lui refuse.

6. Oh ! Seigneur, à quelle extrémité tu réduis tes amants ! Et pourtant, que c'est peu de chose au prix de ce que tu leur donnes ensuite ! Il est juste, après tout, qu'un grand bien soit payé cher. Du reste, puisque cette purification doit introduire l'âme dans la Septième Demeure, comme la purification du purgatoire introduit dans le ciel, ce n'est qu'une goutte d'eau comparée à l'océan. C'est d'autant plus vrai, qu'en endurant ce supplice, ce martyre, les plus grands, à mon avis, qui puissent exister ici-bas — la personne dont j'ai parlé en a enduré beaucoup dans son âme et dans son corps, et pour elle ils ne sont rien en comparaison — l'âme en comprend l'inestimable valeur et s'en reconnaît entièrement indigne. Rien néanmoins n'allège sa douleur, et malgré tout, elle la supporte très volontiers et serait prête, si tel était le bon plaisir de Dieu, à la supporter sa vie entière, ce qui en toute vérité serait, non pas mourir une fois, mais être toujours mourante.

7. Et maintenant, mes soeurs, jetons les yeux sur les malheureux qui sont en enfer. Ils n'ont ni cette conformité à la volonté divine, ni cette joie, cette consolation que Dieu donne à l'âme, ni cette vision des avan­tages que leur apportera leur souffrance ; au contraire, leurs tourments vont toujours croissant, j'entends quant aux peines accidentelles. Si les souffrances de l'âme sont beaucoup plus terribles que celles du corps, si les tourments qu'endurent les damnés dépassent de beaucoup le martyre dont nous venons de parler, si enfin la perspective de l'éternité de leurs peines vient encore s'y ajouter, que dire de ces âmes infor­tunées ? Et que pouvons-nous faire ou supporter, dans une vie si courte, qui soit digne d'être mis en ligne de compte, quand il s'agit d'échapper à ces horribles, à ces éternels tourments ? Je le répète, il est impossible de faire comprendre à quel point les souffrances de l'âme sont terribles et différentes de celles du corps. Il faut, pour s'en faire une idée, avoir subi l'épreuve. Et si le Seigneur veut bien en donner l'intelligence, c'est afin que nous reconnaissions à quel point nous lui sommes rede­vables de nous avoir appelées à un état de vie où nous avons l'espé­rance qu'il voudra bien, dans sa miséricorde, nous accorder le salut et nous pardonner nos péchés.

8. Revenons à notre sujet et à cette âme que nous avons laissée en proie à un si rigoureux tourment. A ce degré d'intensité, il dure peu : trois ou quatre heures tout au plus, il me semble. S'il durait longtemps, notre faiblesse naturelle ne pourrait le supporter sans miracle. Une fois, cette personne ne l'endura qu'un quart d'heure seulement, et elle en demeura brisée. Il est vrai que cette peine fondit sur elle avec tant de violence qu'elle en perdit entièrement le sentiment. C'était au milieu de la conversation, le dernier jour des fêtes de Pâques, lorsqu'elle avait passé la solennité tout entière dans une telle sécheresse, qu'elle savait à peine si on la célébrait ou non. Il ne fallut qu'une seule parole sur la prolongation de cette vie. Demander alors qu'on oppose de la résistance. c'est vouloir qu'une personne plongée dans un brasier enlève à la flamme le pouvoir de la brûler. La douleur est telle qu'il est également impossible de la dissimuler. Les personnes présentes ne peuvent, il est vrai, être témoins de ce qui se passe dans l'intérieur de l'âme, mais elles s'aperçoivent très bien que la vie est en péril. Aussi, elles n'apportent à l'âme guère plus de compagnie que ne le feraient des ombres, car c'est ainsi que lui apparaissent toutes les choses d' ici-bas.

9. S'il vous arrivait de vous trouver dans un tel état, je veux que vous sachiez comment l'infirmité de notre pauvre nature peut ici intervenir. L'âme, comme vous l'avez vu, se meurt du désir de mourir, et ce désir atteint un tel excès qu'elle semble réellement sur le point d'abandonner le corps. Alors il lui arrive quelquefois d'éprouver une véri- table frayeur, et elle voudrait voir diminuer son tourment, afin de ne pas mourir. Il est manifeste que cette frayeur procède de la faiblesse naturelle ; car, par ailleurs, son désir ne l'abandonne pas, et même rien ne peut la délivrer du martyre qu'elle endure, jusqu'à ce que le Seigneur lui-même y mette un terme. D'habitude, il le fait au moyen d'une grande extase ou de quelque vision, par laquelle le vrai Consolateur console et fortifie l'âme, afin qu'elle se résigne à vivre aussi longtemps qu'il le voudra.

10. Ce martyre est douloureux, sans doute, mais il laisse dans l'âme des effets admirables. Il lui enlève en particulier la crainte des épreuves qui peuvent l'atteindre, parce qu'elles ne lui semblent plus rien en comparaison du tourment si rigoureux qu'elle a souffert. Voyant les grands avantages qui en sont résultés, elle serait heureuse de le supporter souvent. Mais cela n'est pas en son pouvoir. Il lui est tout aussi impossible de se le procurer de nouveau, s'il ne plaît pas au Seigneur, que d'y résister ou de s'y soustraire lorsqu'il fond sur elle. Son mépris du monde devient beaucoup plus grand, parce qu'elle l'a constaté, rien de ce qu'il renferme n'a pu lui être de quelque secours en son tourment.

Elle est beaucoup plus détachée des créatures, parce qu'elle comprend que seul le Créateur peut la consoler et la rassasier. Elle redoute bien davantage et fuit avec plus de soin l'offense de Dieu, parce qu'elle voit que s'il peut consoler, il peut aussi infliger des tortures.

11. Deux choses, dans ce chemin spirituel, me semblent mettre la vie en danger. D'abord, la peine dont je viens de parler — car elle met réellement en danger de mort, et en grand danger —, ensuite la joie excessive, les délices divines qui atteignent une si extrême intensité, que véritablement l'âme succombe, et il s'en faut d'un rien, semble-t-il, qu'elle n'abandonne le corps. A vrai dire, ce serait pour elle un bien grand bonheur. Jugez maintenant, mes soeurs, si j'ai eu raison de dire qu'elle a besoin de courage, et si le Seigneur, au cas où vous lui deman- deriez ces faveurs, ne pourrait pas vous faire la même question qu'aux fils de Zébédée : Pouvez-vous boire le calice que je vais boire ?

Toutes, mes soeurs, nous sommes prêtes, je crois, à répondre oui, et nous avons bien raison car Notre-Seigneur fortifie quiconque en a besoin. Il prend en toutes choses la défense de ces âmes, il répond pour elles au milieu des persécutions et des murmures, ainsi qu'il le fit pour la Madeleine, et s'il ne le fait pas avec des paroles, il le fait par des oeuvres. Et puis, et puis, même avant leur mort, il leur donne d'un seul coup le salaire tout entier. C'est ce que vous allez voir. Béné- diction sans fin lui soit rendue !

Que toutes les créatures chantent ses louanges ! Amen.

SEPTIÈMES DEMEURES

1. Après tout ce qui a été dit de ce chemin spirituel, il vous semble impossible, mes soeurs, qu'il reste encore quelque chose à dire, cependant, ce serait folie de le croire. La grandeur de Dieu étant limites, ses oeuvres n'en ont pas davantage. Qui pourra raconter ses miséricordes et ses magnificences? Personne, assurément. Ne étonnez donc ni de ce que j'ai dit jusqu'ici ni de ce que je peux dire encore : tout cela n'est qu'un rien auprès de ce qu'il y au dire de Dieu. C'est une grande bonté de sa part d'avoir dévoilé ces choses à une personne qui peut nous les faire connaître, car plus nous saurons qu'il se communique à ses créatures, et plus nous bu sa grandeur, plus aussi nous nous attacherons à faire grand cas des âmes qui sont à ce point l'objet de ses délices. Toutes, nous une âme, mais nous sommes loin de lui porter l'estime que mérite créature faite à l'image de Dieu ; voilà pourquoi les profonds st qu'elle renferme nous demeurent cachés.µ

Que Notre-Seigneur daigne conduire ma plume et m'enseigne quelle manière je dois m'y prendre pour vous faire connaître quelque chose des merveilles dont il me reste à parler, et que Dieu lui dévoile aux âmes qu'il introduit dans cette Demeure ! Je l'en a µ avec insistance. Il sait que mon seul but est de mettre en lumière miséricordes, afin de faire bénir et glorifier davantage son saint µ

2. J'ai l'espoir qu'il m'accordera cette grâce, non pour l'amour de moi, mais à cause de vous, mes soeurs, et cela, afin que vous compreniez combien il importe de ne pas vous rendre indignes que votre Époux célèbre avec vos âmes ce mariage spirituel, source des biens immenses dont je vais vous entretenir. Grand Dieu ! C'est en tremblant qu'une créature aussi misérable que moi aborde un sujet qu'elle mérite si peu de comprendre ! Ma confusion a été grande, je le confesse en toute vérité, et je me suis demandé s'il ne valait pas mieux ne dire que quelques mots de cette dernière Demeure. Je crains qu'on ne se persuade que je la connaisse par expérience, et j'en éprouve une indicible honte. Sachant ce que je suis, c'est terrible pour moi, et d'autre part, il m'a semblé qu'il y avait là tentation et faiblesse. Quels que soient donc les juge­ments que vous en portiez, c'est assez pour moi que Dieu soit un peu plus glorifié et un peu mieux connu. Après cela, que le monde entier s'élève contre moi, j'y consens ! D'ailleurs, je serai peut-être morte quand ces pages verront le jour. Bénédiction à Celui qui est toujours vivant et qui vivra dans tous les siècles ! Amen.

3. Lorsqu'il plaît à Notre-Seigneur d'avoir pitié de ce qu'a souffert et de ce que souffre encore, par le désir de le posséder, cette âme qu'il a déjà prise spirituellement pour sa fiancée, il l'introduit, avant la consommation du mariage spirituel, dans sa propre Demeure, qui est la Septième dont nous parlons. De même, en effet, que Dieu a dans le ciel son séjour, de même il a dans l'âme une résidence, où il habite seul. C'est, si vous voulez, un second ciel. Il est très important pour nous, mes soeurs, de ne pas nous représenter notre âme comme quelque chose de ténébreux. Nous nous figurons d'habitude qu'il n'existe pas d'autre lumière que celle qui frappe nos regards, et notre âme étant invisible, nous nous imaginons qu'il règne au-dedans de nous une sorte d'obscurité. Il en est ainsi, je le reconnais, pour les âmes qui ne sont pas en état de grâce, non que le Soleil de justice leur fasse défaut — il est en elles pour leur donner l'être —, mais parce qu'elles se trouvent incapables de recevoir sa lumière. J'ai dit, je crois, dans la Première Demeure, qu'une personne eut connaissance de la situation de ces âmes infortunées. Elle les vit comme dans une prison obscure, chargées de liens ; hors d'état de produire aucune action fructueuse au point de vue du mérite, enfin aveugles et muettes. Avec raison nous pouvons compatir à leur misère, nous dire que pendant un temps nous l'avons partagée, et que le Seigneur peut les prendre, elles aussi, en pitié !

4. Ayons grand soin, mes soeurs, de le demander à Dieu et ne négli­geons pas de le faire. Est-il une plus belle aumône que de prier pour ceux qui sont en état de péché mortel ? Elle dépasse de beaucoup celle que vous feriez dans la conjoncture que voici. Supposez que vous trouviez un pauvre chrétien les mains liées derrière le dos par une forte chaîne, attaché à un poteau, mourant de faim ; ce n'est pas qu'il manque de vivres, il en a d'exquis à ses côtés, mais il lui est impossible de les prendre pour les porter à sa bouche, et du reste il n'en a qu'un dégoût profond. Il sent qu'il va mourir, non de la mort naturelle, mais de la mort éternelle. Eh bien ! ne serait-ce pas cruel de se contenter de le considérer, sans lui porter la nourriture à la bouche ? Mais que diriez-vous si, à votre prière, on lui enlevait ses chaînes ? Je vous laisse réfléchir. Ah ! je vous en conjure, pour l'amour de Dieu, souvenez-vous toujours dans vos prières des âmes qui sont dans ce triste état.

5. Ce n'est pas à ces âmes que nous nous adressons maintenant, c'est à celles qui, par la miséricorde de Dieu, ont fait pénitence de leurs péchés et sont en état de grâce. Il faut nous représenter l'âme, non comme quelque chose d'étroit et d'enfermé dans un coin, mais comme tout un monde intérieur, où tiennent à l'aise ces nombreuses et ravis­santes Demeures que vous avez vues. Et il est juste qu'il en soit ainsi, puisque au-dedans d'elle il y a un séjour pour Dieu même.

Lors donc que ce grand Dieu daigne accorder à une âme la grâce de ce divin mariage, il commence à l'introduire dans sa propre demeure. Mais il veut que les choses se passent tout autrement que dans les ravis­sements et l'oraison d'union, où déjà il l'unissait à lui d'une certaine manière. L'âme alors ne se sentait pas appelée à entrer en son centre avec cette force qui l'y invite dans cette Demeure ; elle n'était attirée qu'en sa partie supérieure. Du reste, que ce soit d'une façon ou d'une autre, cela importe peu. Toujours est-il que jusqu'ici, quand le Seigneur unissait l'âme à lui, c'était en la rendant aveugle et muette, comme saint Paul au moment de sa conversion. Il lui ôtait ainsi le moyen de savoir quelle était la faveur dont elle jouissait et comment elle en jouissait. Les immenses délices dont l'âme se sentait alors inondée venaient de ce qu'elle se voyait près de son Dieu ; mais au moment même où elle se trouvait unie à lui, elle n'avait plus aucune connais­sance, les puissances étaient entièrement perdues.

6. Ici, il en va tout autrement. Il plaît alors au Dieu de bonté qui est le nôtre de faire tomber les écailles des yeux de l'âme, afin qu'elle contemple, qu'elle comprenne, mais par une voie extraordinaire, quelque chose de la faveur dont il la gratifie. Une fois qu'elle est introduite dans cette Demeure, les trois Personnes de la très sainte Trinité, dans une vision intellectuelle, se découvrent à elle par une certaine représentation de la vérité et au milieu d'un embrasement qui, semblable à une nuée resplendissante, vient droit à son esprit. Les trois divines Personnes se montrent distinctes, et, par une notion admirable qui lui est communiquée, l'âme sait avec une certitude absolue que toutes trois ne sont qu'une même substance, une même puissance, une même science et un seul Dieu. Ainsi, ce que nous croyons par la foi, l'âme, on peut le dire, le perçoit ici par la vue. Et cependant on ne voit rien, ni avec les yeux du corps, ni avec les yeux de l'âme, parce que ce n'est pas ici une vision imaginaire. Alors les Personnes divines se communiquent toutes trois à l'âme, elles lui parlent et lui découvrent le sens de ce passage de l'Évangile où Notre-Seigneur annonce qu'il viendra, avec le Père et l'Esprit-Saint, habiter dans l'âme qui l'aime et garde ses commandements.

7. O Dieu ! Quelle différence entre écouter ces paroles, les croire même, ou comprendre par la voie que je viens de dire à quel point elles sont vraies ! Cette âme est dans un étonnement qui grandit tous les jours, parce qu'il lui semble que, depuis lors, ces trois divines Personnes ne l'ont jamais quittée ; elle voit clairement, de la manière déjà mentionnée, qu'elles résident en elle. C'est dans la partie la plus intime d'elle-même qu'elle sent cette divine compagnie, et comme dans un abîme très profond, qu'elle ne saurait définir, faute de science.

8. D'après cela, vous croirez peut-être que cette âme est comme hors d'elle-même, et dans un tel transport qu'elle ne peut s'occuper de rien. C'est le contraire : elle a beaucoup plus de facilité qu'auparavant pour s'employer à tout ce qui est du service de Dieu. Les occupations viennent-elles à cesser, elle se retrouve en cette agréable compagnie. Pourvu qu'elle ne soit pas infidèle à Dieu, jamais, à mon sens, il ne manquera de lui donner cette vue si claire de sa présence. De son côté, elle a une grande confiance que Dieu, lui ayant accordé une telle grâce, ne permettra pas qu'elle la perde, et elle a raison de le penser. Cependant, elle se comporte avec plus de circonspection que jamais, afin de ne lui déplaire en rien.

9. Il faut savoir que la vision de cette divine présence ne reste pas toujours aussi entière, ou, pour mieux dire, aussi claire, qu'au moment de la première manifestation et de celles que Dieu accorde encore à l'âme de temps en temps. Autrement, il serait impossible de s'occuper d'autre chose, et même de vivre parmi les humains. Mais si le degré de clarté n'est pas le même, l'âme, cependant, chaque fois qu'elle est attentive, se trouve en cette divine compagnie. Prenons une comparaison. Une personne se trouve avec plusieurs autres dans une salle bien éclairée. Voici qu'on en clôt les fenêtres : elle reste dans l'obscurité. La lumière qui lui permettait d'apercevoir ces personnes ayant disparu, elle ne les verra pas jusqu'à sa réapparition, cependant elle se rend compte qu'elles sont là. On dira : « Mais ne peut-elle refaire le jour, afin de les voir de nouveau ? » Non, l'âme n'a pas un tel pouvoir. Pour cela, il faut qu'il plaise à Notre-Seigneur d'ouvrir la fenêtre de son entendement. C'est déjà une assez grande grâce qu'il lui fait de ne jamais s'éloigner d'elle et de permettre qu'elle en ait une certitude si entière.

10. La divine Majesté semble vouloir, par cette admirable compagnie, préparer l'âme à de plus grandes choses. Il est clair, en effet, qu'elle y trouvera un grand secours pour avancer dans la perfection et pour s'affranchir des craintes que lui inspiraient parfois, comme il a été dit, les autres faveurs divines. Cette personne trouvait en elle sur tous les points un notable progrès ; il lui semblait, en outre, qu'en dépit des peines et des affaires, l'essentiel de son âme ne sortait jamais de cette demeure intérieure. En cet état, son âme lui semblait en quelque sorte divisée. S'étant vue, peu après cette grâce de Dieu, en de grandes épreuves, elle se plaignait de son âme, comme Marthe de Marie, sa soeur, lui reprochant parfois de jouir selon ses désirs de ce continuel repos, en la laissant aux prises avec quantité d'épreuves et d'occupations, qui lui ôtaient la possibilité d'en jouir avec elle.

11. Cela vous paraîtra peut-être extravagant, mes filles, et cependant il en va réellement de la sorte. L'âme est une, évidemment. Toutefois, ce que je viens de dire n'est pas une imagination, c'est un état courant. Voilà pourquoi je disais plus haut que certains effets intérieurs donnent la certitude qu'il y a, d'une certaine façon, une différence très réelle entre l'âme et l'esprit. Bien que, en réalité, ils ne fassent qu'un, on perçoit parfois entre eux une division si délicate, qu'il semble que l'un opère d'une manière et l'autre d'une autre, selon le goût divers qu'il plaît au Seigneur de leur communiquer. Il me semble aussi que l'âme diffère des puissances, qu'elle n'est pas avec ces dernières une seule et même chose. Au reste, il y a tant de choses dans notre fond intime, et des choses si subtiles, que ce serait téméraire de ma part d'entre­prendre de les expliquer. Nous comprendrons tout cela dans l'autre vie, si Dieu, par sa miséricorde, daigne nous introduire au séjour où nous aurons l'intelligence de tous ces secrets.

CHAPITRE 2

1. Parlons maintenant du mariage spirituel et divin, faveur sublime, qui ne reçoit cependant pas en cette vie son parfait accomplissement, car l'âme pourrait encore s'éloigner de Dieu, et par là même, perdre un bien si précieux.

La première fois que cette grâce est accordée à l'âme, Notre-Seigneur, dans une vision imaginaire, veut bien se montrer à elle en sa très sainte Humanité, afin qu'elle connaisse et comprenne bien le don souverain qui lui est fait. Il se montre sans doute à d'autres sous une forme diffé­rente, mais à la personne dont je parle il apparut lorsqu'elle venait de communier, dans une splendeur, une beauté, une majesté admirables, tel qu'il était après sa résurrection. Il lui dit qu'il est temps qu'elle prenne soin de ses affaires à lui, et qu'il prendrait soin des siennes. A quoi il ajouta d'autres paroles, qu'il est plus facile de goûter que d'exprimer.

2. Vous ne verrez peut-être là rien d'extraordinaire, puisque Notre-Seigneur s'était déjà montré à cette personne de la même manière. Et cependant il y avait tant de différence, qu'elle resta hors d'elle-même et saisie d'effroi d'abord, parce que cette vision agit sur elle-même avec beaucoup de force ; ensuite, à cause des paroles qui lui furent dites ; enfin, parce que cette vision est la seule qui se soit présentée à elle dans l'intérieur de son âme, avant la vision dont j'ai traité plus haut. Il y a, sachez-le bien, une extrême différence entre les visions dont j'ai parlé jusqu'ici et celles qui appartiennent à cette dernière Demeure ; et, entre les fiançailles spirituelles et le mariage spirituel, il y en a autant qu'entre de simples fiancés et ceux qu'unissent des liens indissolubles.

3. Je l'ai déjà dit, bien que je me serve de ces comparaisons faute d'en trouver de meilleures, il n'est pas plus question du corps que si l'âme en était séparée et qu'elle n'était qu'un pur esprit. Dans le mariage spirituel, moins encore, parce que cette mystérieuse union a lieu dans le centre le plus intime de l'âme, qui est, je pense, l'habitation de Dieu même, et où, selon moi, il pénètre sans passer par aucune porte. Si je dis qu'il n'est pas besoin de porte, c'est que, dans les autres grâces que j'ai décrites, les sens et les puissances servent en quelque sorte d'intermédiaires, et il en a même été ainsi pour cette dernière appa­rition de Notre-Seigneur dans son Humanité. Ce qui se passe dans l'union du mariage spirituel est bien différent. Le Seigneur apparaît dans le centre de l'âme sans vision imaginaire, mais par une vision intellec­tuelle, plus délicate encore que celles dont j'ai parlé, et de la même façon qu'il apparut à ses apôtres sans passer par les portes, lorsqu'il leur dit : Pax l'obis'. Ce que Dieu communique alors à l'âme en un instant est un si grand secret, une faveur si sublime, elle en ressent de si excessives délices, que je ne sais à quoi les comparer. Je dirai seulement qu'en cet instant le Seigneur daigne lui manifester la béatitude du ciel sur un mode dont la sublimité dépasse celle de toutes les visions et de tous les goûts spirituels. Tout ce qu'on peut en dire, c'est que l'âme, ou plutôt l'esprit de l'âme, devient, selon ce qu'on peut en juger, une même chose avec Dieu. Ce Dieu, qui lui aussi est esprit, veux nous dévoiler l'amour qu'il nous porte, fait ainsi connaître à quelques personnes jusqu'où va cet amour, pour que nous exaltions sa magnificence. Oui, il daigne contracter avec sa créature une telle union, qu'à l'exemple de ceux que le sacrement de mariage joint d'une manière indissoluble, il ne veut plus se séparer d'elle.

4. Dans les fiançailles spirituelles, il n'en est pas de même : on se sépare souvent. La grâce de l'union n'est pas permanente. L'union est la fusion de deux objets en un, mais pourtant ces objets peuvent encore se séparer et subsister séparément. C'est une faveur qui d'habitude passe vite, et l'âme se trouve ensuite sans cette heureuse compagnie ; du moins elle n'en a plus le sentiment. Dans le mariage spirituel, c'est tout autre chose : l'âme demeure toujours avec son Dieu, dans le centre dont j'ai parlé.

On peut comparer l'union à deux cierges de cire si rapprochés qu'ils ne donnent qu'une seule lumière, ou encore à la mèche, à la flamme et à la cire du cierge, qui ne font qu'un. Néanmoins, on peut séparer les deux cierges, de sorte qu'ils subsistent séparément ; on peut aussi diviser la mèche d'avec la cire. Ici, on dirait l'eau du ciel qui tombe dans une rivière ou une fontaine et se confond tellement avec elle, qu'on ne peut plus ni les diviser ni distinguer quelle est l'eau de la rivière et quelle est l'eau du ciel. Ou bien c'est un petit ruisselet qui se jette dans la mer et qu'il est impossible d'en séparer ; ou bien encore, une grande lumière qui pénètre dans une pièce par deux fenêtres, et, quoique divisée au moment où elle y arrive, ne forme plus ensuite qu'une seule lumière.

5. Peut-être est-ce là ce qu'entendait saint Paul lorsqu'il disait : Celui qui s'unit au Seigneur n'est avec lui qu'un seul esprit et voulait-il parler de ce sublime mariage, qui suppose que le Seigneur s'est déjà approché de l'âme par l'union. Saint Paul dit aussi : Mihi vivere Christus est, mûri lucrum. L'âme, me semble-t-il, peut maintenant se servir de ces paroles, car c'est ici que le petit papillon expire, mais avec une indicible joie, parce que Jésus-Christ est devenu sa vie.

6 Cette vérité est rendue plus claire encore, avec le temps, par les µ ; car on reconnaît d'une manière évidente, par certaines aspirations secrètes, que c'est Dieu qui donne vie à notre âme. Et souvent aspirations sont si vives, qu'elles ne peuvent laisser place au moindre doute. L'âme, incapable qu'elle est de les exprimer, en a le sentiment très vif. Ces aspirations sont même si puissantes, qu'elles produisent par moments des paroles de tendresse dont on ne peut se défendre, telles que celles-ci : « O vie de ma vie ! ô soutien de mon être ! », et d'autres de ce genre. C'est que, du sein divin, où Dieu sustente continuellement cette âme, s'échappent alors des ruisseaux de lait qui récon- fortent tous les habitants du château. Le Seigneur veut, semble-t-il, qu'ils aient leur part de la surabondante jouissance de l'âme. Il permet que de ce fleuve immense, où cette toute petite fontaine s'est perdue, jaillisse par instants un flot de cette eau céleste pour fortifier ceux qui, dans la sphère corporelle, doivent servir ces deux époux. Ainsi, de même qu'une personne qu'on plongerait soudain dans l'eau au moment où elle y songerait le moins ne pourrait pas ne pas le sentir, de même, et avec plus de certitude encore, l'âme perçoit les divines opérations dont je parle. Une eau ne peut jaillir à flots sans avoir sa source quelque part : ainsi, l'âme comprend clairement qu'il y a en elle quelqu'un qui lance les flèches qui la transpercent et qui donnent vie à sa nouvelle vie ; qu'il y a un soleil d'où procède cette brillante lumière qui, de son intérieur, va illuminer ses puissances. Pour elle, je le répète, elle ne quitte pas son centre, et rien ne lui enlève sa paix. Celui qui la donna aux apôtres assemblés' est bien assez puissant pour lui en faire don à elle-même.

7. Il m'est venu à l'esprit que ce salut adressé par Notre-Seigneur, Comme aussi la parole par laquelle il dit à la glorieuse Madeleine d'aller en paix, devaient opérer plus qu'ils n'expriment par le son. En nous les paroles de Dieu sont des oeuvres. Sans doute, elles opéraient en ces âmes bien disposées de manière à les affranchir de tout ce qui restait encore en elles de terrestre et à ne plus leur laisser que le pur esprit, afin qu'elles deviennent capables de se joindre par cette céleste union à l'Esprit incréé. Et en effet, c'est certain, dès que notre âme se vide de tout ce qui est créé et s'en détache pour l'amour de Dieu, le Seigneur la remplit nécessairement de lui. C'est pour cela que Jésus-Christ, notre Maître, priant un jour pour ses apôtres — je ne me souviens plus où cela se trouve — demanda qu'ils soient un avec le Père et avec Lui, comme Lui-même est dans le Père et le Père est en Lui. Peut-il y avoir plus grand amour que celui-là ? Et c'est de nous tous qu'il s'agit, puisque sa Majesté dit encore : Je ne prie pas seulement pour eux, mais encore pour ceux qui grâce à leur parole croiront en moi. Et enfin Je suis en eux.

8. Oh ! que ces paroles sont vraies ! Comme l'âme qui, dans ce degré d'oraison, les voit réalisées en elle les comprend bien ! Et comme nous les comprendrions nous-mêmes, si nous ne nous en rendions pas indignes ! Les paroles de Jésus-Christ, notre Roi et notre Maître, sont infaillibles. Mais faute de nous disposer, faute d'écarter tout ce qui peut faire obstacle à cette divine lumière, nous ne nous voyons pas dans le miroir placé devant nos yeux, et où cependant notre image se trouve reproduite.

9. Je reviens à ce que nous disions. Le Seigneur introduit l'âme dans sa propre Demeure, qui n'est autre que le centre de cette âme, et de même que le ciel empyrée, qui est le séjour de la divinité, ne se meut pas, dit-on, comme les autres cieux, de même l'âme introduite en cette Demeure n'est plus sujette aux mouvements habituels des sens et de l'imagination ; du moins, ils ne peuvent lui nuire ni lui ôter la paix.

J'ai l'air de dire, n'est-ce pas, qu'une fois gratifiée d'une telle faveur, l'âme est certaine de son salut et à l'abri de toute rechute. Et cependant, telle n'est pas ma pensée ; toutes les fois que je dis que l'âme est en assurance, on doit comprendre « aussi longtemps que la divine Majesté la tiendra de sa main, et qu'elle-même ne l'offensera pas ». Je sais du moins, à n'en pas douter, que la personne en question, bien que arrivée à cet état et y persévérant depuis des années, ne se croit pas en assurance. Elle craint bien plus qu'auparavant de commettre la moindre offense contre Dieu, et elle a les immenses désirs de le servir dont je parlerai plus loin. Sa peine et sa confusion sont continuelles, en voyant d'un côté le peu qui est en son pouvoir, et de l'autre, l'étendue de ses obligations. Cette vision n'est pas une petite croix, c'est au contraire une très grande pénitence. Pour ce qui est des mortifications, plus elle en fait, plus elle y trouve de plaisir. La vraie pénitence pour elle, c'est quand Dieu lui enlève la santé et les forces nécessaires pour faire péni­tence. J'ai dit ailleurs la peine très vive que cette impuissance cause à l'âme ; ici, c'est bien autre chose. Tout cela provient du fond où elle a jeté ses racines. Si un arbre planté au bord des eaux courantes a plus de fraîcheur et donne plus de fruits, quoi d'étonnant que cette âme se sente pressée de si ardents désirs, alors que sa partie la plus spirituelle ne fait qu'un avec l'eau céleste dont nous avons parlé ?

10. Je reviens à mon sujet. Il ne faut pas croire que les puissances, les sens et les passions jouissent toujours de cette paix. L'âme, elle, n'en sort pas ; mais dans ces appartements des sens, des puissances et des passions, il ne cesse d'y avoir des moments de combats, de peines, de souffrances, ce qui néanmoins ne lui enlève pas sa paix. Du moins, il en est ainsi d'habitude.

Ce centre de l'âme, cet esprit de l'âme, étant une chose si difficile à exprimer, et même à croire, je crains, mes soeurs, que faute de bien m'expliquer, vous ne soyez tentées de ne pas ajouter foi à mes paroles. Parler de peines, de souffrances, et dire en même temps que l'âme reste en paix, cela paraît inconciliable. Je me servirai donc d'une ou deux comparaisons : Dieu veuille qu'elles servent à me faire comprendre ! Mais quand cela ne serait pas, je sais qu'en cela je dis vrai.

11. Le roi est en son palais ; il y a dans son royaume des guerres nombreuses et une foule d'affaires pénibles ; néanmoins il ne bouge pas du lieu où il se trouve. Il en est de même de l'âme : il y a un grand tumulte dans les appartements inférieurs, les bêtes venimeuses s'agitent, l'âme entend tout ce bruit ; cependant, rien de tout cela ne pénètre jusqu'à elle et ne l'oblige à changer de place. Ce bruit qu'elle entend lui cause bien un peu de peine, mais elle n'en est pas troublée, elle n'en perd pas la paix. C'est que les passions sont déjà vaincues, et qu'elles redoutent de franchir le seuil de sa demeure, sachant bien qu'elles en sortiraient plus réprimées encore.

Quelqu'un peut souffrir dans tous ses membres, et ne pas avoir mal à la tête. Parce que le corps souffre, est-ce une raison pour avoir mal à la tête ?

Je ris moi-même de ces comparaisons qui sont loin de me satisfaire, mais je n'en trouve pas d'autres. Vous en penserez ce que vous voudrez. Quant à ce que j'ai dit, cela demeure vrai.

CHAPITRE 3

1. Nous avons dit que notre petit papillon était mort dans une indicible joie d'avoir trouvé son repos et que Jésus-Christ vivait en lui. Voyons maintenant quelle est cette nouvelle vie, et en quoi elle diffère de la vie qu'il menait auparavant, car ce sont les effets qui nous montreront s'il a réellement reçu la grâce dont il s'agit. Autant que je peux en juger, ces effets sont les suivants.

2. Le premier est un oubli de soi si complet, qu'il semble véritablement que cette âme n'ait plus d'être. La transformation qui s'est opérée en elle est si grande, qu'elle ne se reconnaît plus. Elle ne songe ni au ciel qui l'attend, ni à la vie, ni à l'honneur, parce qu'elle est tout entière appliquée à procurer la gloire de Dieu. Manifestement, ces paroles que Notre-Seigneur lui a dites : qu'il était temps qu'elle s'occupe de ses intérêts, et que lui veillerait aux siens, ont opéré ce qu'elles signifiaient. Aucun des événements d'ici-bas ne la préoccupe ; elle est plongée dans un oubli étrange. Encore une fois, il semble qu'elle n'existe plus, et elle voudrait n'être plus rien en quoi que ce soit, si ce n'est de pouvoir contribuer à accroître, ne serait-ce que d'un degré, la gloire et l'honneur de Dieu. Pour cela elle donnerait très volontiers sa vie.

3. Ne vous figurez pas cependant, mes filles, que dans cet état, malgré le tourment qu'on en éprouve, on se croie dispensée de manger et de dormir, ni de remplir toutes les obligations de son état. Il n'est question ici que des dispositions intérieures. Quant aux oeuvres extérieures, il y a peu à dire ; toute la peine de cette âme est de voir que ses forces pour les accomplir sont nulles. Dès qu'une chose est en son pouvoir et qu'elle lui semble devoir glorifier Notre-Seigneur, pour rien au monde elle ne voudrait l'omettre.

4. Le deuxième effet est un immense désir de souffrir ; mais ce désir ne cause plus d'inquiétude comme auparavant. Telle est l'ardeur avec laquelle ces âmes souhaitent que la volonté de Dieu s'accomplisse en elles, qu'elles sont satisfaites de tout ce qu'il ordonne : s'il veut qu'elles souffrent, fort bien ; s'il ne le veut pas, elles ne s'en désolent plus.

5. Sont-elles en butte à la persécution, elles en ressentent intérieurement la joie la plus vive et gardent une paix beaucoup plus profonde que dans les états précédents. Elles n'ont pas le moindre ressentiment contre ceux qui leur font du mal ou voudraient leur en faire. Que dis- je ? Elles les aiment d'une affection spéciale. Si elles les voient sous le poids d'une épreuve, elles en sont tendrement touchées et n'épar- gneraient aucun effort pour les en délivrer. Elles les recommandent à Dieu de tout leur coeur et se priveraient très volontiers en leur faveur d'une partie des grâces qu'elles reçoivent de sa Majesté, pour que Notre- Seigneur ne soit pas offensé par eux.

6. Mais voici ce qui me surprend le plus. Vous avez vu les tourments et les désolations que causait à ces âmes le désir de mourir pour aller jouir de Notre-Seigneur. Maintenant elles ont une telle soif de le servir, de lui faire donner des louanges, de travailler, si elles le pouvaient, à l'avancement spirituel de quelques âmes, que non seulement elles ne souhaitent pas la mort, mais elles désirent vivre de longues années au milieu des plus sensibles épreuves, afin que le Seigneur en soit tant soit peu glorifié. Seraient-elles assurées qu'à leur sortie du corps elles iront jouir de Dieu, qu'elles n'en seraient pas touchées. Songer à la béatitude des saints ne les émeut pas davantage, elle ne fait pas alors l'objet de leurs désirs. Leur béatitude, elles la trouvent à venir en aide au Crucifié, surtout lorsqu'elles voient à quel point on l'offense, et combien sont rares ceux qui cherchent véritablement sa gloire, dans un entier détachement de tout le reste.

7. Quelquefois, il est vrai, perdant tout cela de vue, elles sont de nouveau saisies des plus tendres désirs de posséder Dieu et de quitter l'exil, surtout lorsqu'elles considèrent le peu qu'elles font pour lui ; mais elles rentrent aussitôt dans leur première disposition. Voyant qu'elles jouissent sans cesse de sa présence, elles se contentent de ce bonheur et offrent à sa Majesté l'acceptation de la vie comme le sacrifice le plus coûteux qu'elles puissent lui présenter.

La mort ne leur inspire aucun effroi, elles l'envisagent comme un doux ravissement. Celui qui allumait en elles des désirs accompagnés d'un tourment si extrême les remplace par ceux dont j'ai parlé. Louange et bénédiction sans fin lui soient rendues !

8. Pour tout dire, elles n'ont plus d'attrait, cs âmes, pour les consolations: les goûts spirituels ne les attirent plus, parce qu'elles jouissent de la présence du Seigneur lui-même, et que sa Majesté vit désormais en elles. Or, la vie de Notre-Seigneur, nous le savons, n'a été qu'un martyre continuel, et il fait en sorte que la nôtre s'en rapproche, du moins par les désirs, car, pour le reste, il ménage notre faiblesse. Ce qui n'empêche pas qu'il ne nous communique sa propre force, quand il le juge nécessaire.

De telles âmes vivent dans un grand détachement de toutes choses ; leur attrait constant est d'être seules, ou de travailler à l'avancement spirituel du prochain. Elles n'ont ni sécheresses ni peines intérieures, mais, toujours tendrement occupées de Notre-Seigneur, elles voudraient ne jamais cesser de lui donner des louanges. Lorsque leur attention se relâche, lui-même les réveille de la manière que j'ai indiquée. Il est évident que cette impulsion je ne sais quel autre nom lui donner — procède de l'intérieur de l'âme, comme il a été dit à propos des trans- ports. Seulement, ici, la chose se passe avec une extrême douceur. D'autre part aussi, il est certain que cette impulsion ne procède ni de l'intelligence, ni de la mémoire, ni de rien à quoi l'âme prête le moindre concours. Et ce phénomène est si fréquent, si habituel, qu'on a eu toute facilité de l'observer avec attention. De même qu'un feu, si chaud soit- il, ne dirige jamais sa flamme vers le bas, mais la lance toujours en haut, de même ce mouvement intérieur part très manifestement du centre de l'âme, pour aller ensuite réveiller les puissances.

9. Vraiment, quand cette voie de l'oraison ne nous apporterait d'autre avantage que celui de connaître le soin tout particulier que Dieu veut bien prendre de se communiquer à nous, et comment il nous prie — car c'est bien cela — de demeurer avec lui, toutes les peines qu'on y endure seraient largement compensées par ces touches de son amour, à la fois si douces et si pénétrantes.

Vous les avez sans doute déjà ressenties, mes soeurs, car dès qu'on est arrivé à l'oraison d'union, le Seigneur prend le soin de réveiller ainsi notre âme, pourvu que de notre côté nous ayons celui d'observer ses commandements. Lorsque vous les ressentirez, dites-vous bien qu'elles partent de cette Demeure intérieure que Dieu habite au-dedans de nos âmes, et rendez-lui-en de grandes actions de grâces. Nul doute, en effet, que ce message, ce billet écrit avec tant d'amour, ne vienne de lui ; et il veut que vous seules en connaissiez l'écriture, que vous seules sachiez la demande qu'il renferme'. Surtout ne manquez pas, si occupées que vous soyez extérieurement, si vous conversez même avec plusieurs personnes, de répondre à ce message de sa Majesté. Bien souvent, en effet, ce sera en public que Notre-Seigneur vous accordera cette faveur secrète. La réponse, devant être tout intérieure, est bien facile à faire ; elle consistera à produire un acte d'amour, ou à dire comme saint Paul : Seigneur, que veux-tu que je fasse ? Notre-Seigneur vous enseignera lui-même très clairement de quelle manière vous pouvez lui être agréable. C'est un temps propice, car le divin Maître semble alors prêter l'oreille à notre voix, et presque toujours cette touche si délicate dispose l'âme à lui répondre d'une volonté généreuse.

10. Ce qui distingue cette Demeure, c'est, encore une fois, qu'il ne s'y rencontre presque jamais de sécheresse, ni de ces troubles intérieurs qui se produisent à certains moments dans toutes les autres. L'âme y est presque toujours dans le repos, elle n'a aucune crainte que le démon contrefasse une grâce si élevée, tant est inébranlable sa conviction que Dieu en est l'auteur. Cela vient, je le répète, de ce que les sens et les puissances n'ont ici rien à voir. Sa Majesté s'est dévoilée à cette âme et l'a introduite dans sa propre demeure, où, à mon sens, le démon n'oserait pénétrer. Car le Seigneur ne le lui permettrait pas: d'ailleurs, à toutes les grâces qu'elle reçoit ici, l'âme ne prête d'autre concours que celui d'un abandon total à Dieu.

11. C'est au milieu d'une telle paix et d'un si profond silence que le Seigneur enrichit et instruit alors cette âme, que cela me fait songer à la construction du temple de Salomon, où l'on ne devait pas entendre le moindre bruit. De même, dans ce temple de Dieu, dans cette demeure qui est sienne, Dieu seul et l'âme jouissent l'un de l'autre dans un très profond silence. L'entendement n'a ni mouvement ni recherche à faire. Le Maître qui l'a créé veut bien le mettre en repos et lui permettre de considérer, comme par une petite fente, ce qui se passe. Par moments, il est vrai, cette vue lui est ôtée, et il ne lui est plus permis de regarder. Du reste, l'intervalle est fort court, car, selon moi, les puissances ici ne sont pas suspendues, seulement elles n'agissent pas et sont comme saisies d'étonnement.

12. Mais voici ce qui m'étonne. Une fois arrivée là, l'âme n'a plus de ravissements, ou, si elle en a, ce qui est très rare, ce ne sont plus de ces enlèvements et de ces vols d' esprit, comme ceux dont j'ai parlé. En outre, cela ne lui arrive presque jamais en public, chose qui lui était fort habituelle. Les objets même les plus capables d'exciter sa dévotion ne produisent plus en elle un tel effet, tandis qu'auparavant il suffisait pour cela de la vue d'une dévote image, des premières paroles d'un sermon, du son d'un instrument de musique. Le pauvre petit papillon vivait dans une telle anxiété, que tout, en quelque sorte, l'effrayait et lui faisait prendre son vol. Soit qu'il ait trouvé son repos, soit que l'âme, ayant vu tant de merveilles dans cette dernière Demeure, ne s'étonne plus de rien, soit qu'elle ait perdu le sentiment de sa solitude depuis qu'elle jouit d'une si divine compagnie, soit pour quelque autre cause que j'ignore, toujours est-il, mes soeurs, qu'à partir du moment où le Seigneur lui découvre les merveilles de cette Demeure et lui en ouvre l'entrée, elle perd cette grande faiblesse qui lui était si pénible, et dont rien n'avait pu la délivrer. Peut-être cela vient-il de ce que le Seigneur l'a fortifiée, dilatée et rendue capable de ses opérations. Peut- être aussi voulait-il auparavant rendre publiques les grâces dont il la favorisait en secret, et cela pour des fins connues de lui, car ses juge­ments dépassent tout ce que notre esprit peut concevoir ici-bas.

13. Tels sont, avec ceux que nous avons dit procéder du bon esprit dans les degrés d'oraison précédents, les effets que Dieu opère en l'âme lorsqu'il l'unit à lui par ce baiser que demandait l'Epouse. A mon sens, c'est ici que cette faveur qu'elle sollicitait lui est accordée. C'est ici que cette biche blessée étanche sa soif dans les eaux courantes. C'est ici qu'elle est comblée de délices dans le tabernacle de Dieu. C'est ici que la colombe, envoyée par Noé pour voir si la tempête avait pris fin, trouve le rameau d'olivier, signe qu'elle a rencontré la terre ferme au milieu du déluge et des tempêtes de ce mondes. O Jésus ! Que n'ai-je l'intelligence de tant de passages de l'Ecriture, qui nous décriraient sans doute cette paix de l'âme ! O mon Dieu ! toi qui vois combien cette paix nous est avantageuse, donne aux chrétiens la volonté de la rechercher, et conserve-la par ta miséricorde à ceux qui l'ont reçue de toi, car enfin, en attendant le jour où tu leur accorderas la paix véritable, et où tu les conduiras dans le séjour où rien ne peut la détruire, il nous faudra toujours vivre dans la crainte. J'appelle la paix du ciel « la véritable », non que celle dont je parlais tout à l'heure ne le soit pas, mais parce que si nous venions à nous éloigner de Dieu, la guerre pourrait recommencer.

14. Que doit-il se passer dans ces âmes, je vous le demande, à la pensée qu'elles pourraient se voir privées d'un si grand bien ? Elles se sentent excitées à redoubler de vigilance et à tirer des forces de leur faiblesse, pour ne pas perdre par leur faute une seule occasion de se rendre plus agréables à Dieu. Plus elles se voient favorisées par sa Majesté, plus elles s'effraient, plus elles se défient d'elles-mêmes et comme ses grandeurs leur ont fait mieux connaître leurs misères, mieux révélé aussi la gravité de leurs offenses, il leur arrive souvent de n'oser, comme le publicain, lever seulement les yeux'. D'autres fois elles appellent la fin de leur vie, afin de se voir en sûreté mais aussitôt, l'amour qu'elles ont pour Dieu leur fait souhaiter, ainsi que je l'ai dit, de vivre encore afin de le servir, et elles s'en remettent à sa miséri­corde de tout ce qui les concerne. Quelquefois aussi, la multitude des grâces reçues les laisse comme anéanties ; elles tremblent qu'il ne leur arrive comme à ces vaisseaux que le poids excessif de leur charge fait couler à fond.

15. Je vous l'affirme, mes soeurs, les croix ne manquent pas à ces âmes, mais elles ne les troublent pas et ne leur enlèvent pas la paix ; elles passent promptement, semblables au flot de l'océan ou à un léger orage, et la sérénité reparaît. C'est que la présence de ce Seigneur dont elles jouissent leur fait bientôt oublier tout le reste. Bénédiction et louanges sans fin lui soient rendues par toutes ses créatures ! Amen.

CHAPITRE 4

1. Ne croyez pas, mes soeurs, que ces âmes éprouvent toujours au même degré les effets dont je viens de parler. C'est pour cela que j'ai soin, toutes les fois que j'y pense, d'ajouter qu'il en est le plus souvent ainsi. Quelquefois, en effet, Notre-Seigneur les laisse à leur état naturel. Alors il semble vraiment que tout ce qu'il y a de bêtes venimeuses aux abords et dans les Demeures de ce château se liguent pour se venger sur ces âmes du temps où elles ne peuvent les atteindre. A la vérité, cela dure peu, un jour tout au plus, ou peu davantage.

2. Ce grand trouble, amené d'habitude par quelque circonstance extérieure, montre bien à quel point est avantageuse pour l'âme l'excellente société dont elle jouit, car alors même, elle reçoit du Seigneur une fermeté à toute épreuve dans son service et dans les bonnes résolutions qu'elle a prises. Elle est même, il me semble, plus inébranlable que jamais, et pas un premier mouvement, si faible soit-il, ne vient la tirer de cette disposition. Encore une fois, ce trouble est rare. Le Seigneur veut sans doute que cette âme n'oublie pas ce qu'elle est et se maintienne dans l'humilité ; il veut aussi que, comprenant mieux ce dont elle lui est redevable et la grandeur de la grâce qui lui est accordée, elle ait soin de l'en bénir.

3. Ne vous imaginez pas non plus que malgré ces grands désirs et cette ferme détermination de ne commettre pour rien au monde une imperfection, il n'arrive pas à ces âmes d'en commettre beaucoup, et même des péchés, non toutefois consciemment, car le Seigneur leur donne, je crois, un secours très spécial pour s'en garantir. Je parle de péchés véniels, car pour ce qui est des mortels clairement reconnus, elles en sont préservées ; mais elles ne sont pas sûres de ne pas en avoir commis quelques-uns, dont elles ne se rendent pas compte, et ce doit être pour elles un grand tourment. Elles en éprouvent un autre à la vue des âmes qui se perdent, et bien qu'elles aient d'une certaine façon la grande espérance de n'être pas de ce nombre, cependant, lorsqu'elles songent à certains personnages que l'Écriture mentionne comme ayant été favorisés de Dieu, un Salomon par exemple, qui a eu tant de communications avec sa Majesté, elles ne peuvent, je le répète, s'empêcher de craindre. Ainsi, mes soeurs, que celle d'entre vous qui se figurerait être la plus en sûreté soit celle qui craigne davantage. Heureux l'homme qui craint Dieu, dit David. Que sa Majesté nous protège toujours ! Lui demander instamment cette grâce, afin de ne pas l'offenser, c'est la meilleure assurance que nous puis- sions avoir. Louange éternelle lui soint rendue ! Amen.

4. Je crois utile de vous dire, mes sœurs, dans quel but le Seigneur accorde à certaines âmes de si grandes grâces. Déjà, si vous y avez pris garde, vous l'avez compris aux effets qu'elles produisent. Je veux néanmoins vous le répéter ici, de crainte que l'une de vous ne vienne à s'imaginer que le dessein de Dieu soit uniquement de leur faire goûter ses délices. Ce serait une grande erreur. Sa Majesté ne peut rien nous accorder de plus précieux qu'une vie conforme à celle de son Fils bien- aimé. Aussi, j'en suis absolument convaincue et je l'ai dit quelquefois, ces grâces sont destinées à fortifier notre faiblesse et à nous rendre capables de supporter, à l'exemple de ce divin Fils, de grandes souf­frances.

5. Ne voyons-nous pas que tous ceux qui ont approché de plus près Jésus-Christ Notre-Seigneur sont ceux qui ont enduré de plus grandes épreuves ? Considérons celles de sa glorieuse Mère et de ses glorieux apôtres. Où un saint Paul trouva-t-il la force de supporter des travaux si accablants ? Ah ! que nous découvrons bien en lui les effets produits par les visions et la contemplation qui viennent véritablement de Notre-Seigneur, non de l'imagination ou de l'artifice du démon ! Se cacha-t-il, par hasard, afin de jouir à l'aise des consolations que ces grâces lui procuraient, sans vouloir s'occuper d'autre chose ? Vous savez ce qu'il en est : il n'avait pas, autant que nous pouvons en juger, un seul jour de repos, et ses nuits même n'étaient pas exemptes de fatigues, puisqu'il les employait à gagner sa vie. Combien aussi j'aime à me souvenir de Notre-Seigneur apparaissant à saint Pierre, au moment où ce dernier fuyait la prison, et lui disant qu'il allait à Rome pour y être crucifié de nouveau ! Jamais je ne récite l'office de la solennité où ce fait se trouve mentionné, sans en éprouver une joie bien vive. Mais, dites- moi, quel effet cette faveur produisit-elle sur saint Pierre, et que fit-il ? Il alla sur-le-champ s'offrir à la mort, et certes, en pareil cas, ce n'est pas un mince bienfait du Seigneur que de trouver quelqu'un qui vous la donne.

6. O mes soeurs ! comme elle oublie son propre repos, qu'elle fait peu de cas de l'honneur et qu'elle est loin de désirer d'être estimée quelque chose, l'âme en qui Dieu habite d'une façon si particulière ! Si elle se tient sans cesse auprès de lui, comme il est juste, sans doute elle songe peu à elle-même. Sa seule préoccupation est de lui plaire toujours davantage, de trouver des occasions, des moyens, de lui témoigner son amour. C'est là, mes filles, le but de l'oraison, et ce mariage spirituel est destiné à produire continuellement des oeuvres, des oeuvres.

7. Voilà, je le répète, le véritable signe qu'il y a une opération de Dieu et un don de sa main. Il me servirait peu, en effet, de me tenir profondément recueillie dans la solitude, occupée à produire des actes intérieurs en la présence de Notre-Seigneur, me proposant et lui pro­mettant de faire des merveilles pour son service, si, au sortir de là et lorsque l'occasion se présente, je fais tout le contraire. Mais j'ai mal dit en disant que cela me servirait peu, car le temps passé avec Dieu apporte toujours un très grand profit. Si faibles que nous soyons ensuite dans l'accomplissement de nos résolutions, Notre-Seigneur nous accordera, une fois ou l'autre, la grâce d'en venir à l'effet. Peut-être même, en dépit de nos répugnances, fera-t-il à notre égard ce qu'il fait bien souvent. Témoin de la lâcheté d'une âme, il lui envoie, bien contre sa volonté, une très grande épreuve, et il l'en fait sortir victo­rieuse. Par là cette âme reprend coeur et s'offre à Dieu avec plus de courage. J'ai donc simplement voulu dire que le profit est léger, si on le compare aux très grands avantages qu'on réalise quand on met les oeuvres en harmonie avec les actes intérieurs et les paroles. Que celle d'entre vous qui ne peut en venir là tout d'un coup s'efforce d'y arriver peu à peu. Si elle veut que son oraison lui profite, qu'elle travaille à vaincre sa volonté : les occasions ne vous manqueront pas à I'inté­rieur de vos petites retraites.

8. Dites-vous bien que cela est plus important que je ne peux l'exprimer. Portez vos regards sur le Crucifié et tout vous deviendra facile. Alors que Notre-Seigneur nous a témoigné son amour par des oeuvres et des souffrances si terribles, voudriez-vous n'avoir que des paroles pour le contenter ? Savez-vous bien ce que c'est qu'être vraiment spirituel ? C'est se faire l'esclave de Dieu, et, comme tel, porter son signe, qui est celui de la croix ; c'est lui abandonner tellement notre liberté, qu'il puisse nous vendre comme il a été vendu lui-même, pour le salut du monde. C'est croire qu'en nous traitant de la sorte il ne nous fait aucun tort et nous accorde au contraire une grande faveur. Si l'on ne se détermine à cela, on n'avancera jamais beaucoup, on peut en être sûr, parce que l'humilité, je l'ai déjà dit, est le fondement de tout cet édifice, et le Seigneur ne l'élèvera jamais bien haut si l'on n'est pas profondément humble ; cela dans notre intérêt même, de peur qu'il ne s'écroule entièrement. Ainsi, mes soeurs, si vous voulez que le fondement soit inébranlable, que chacune de vous s'efforce d'être la moindre de toutes, l'esclave de toutes, qu'elle cherche sans cesse comment et en quoi elle pourra se rendre agréable et utile aux autres. Tout ce que vous ferez ainsi tournera bien plus à votre avantage qu'au leur. Vous poserez des pierres si solides qu'il n'y aura pas à craindre que le château s'effondre.

9. Je le répète, il ne suffit pas que vous preniez pour base la prière et la contemplation. Si vous ne travaillez à acquérir les vertus, si vous ne vous exercez à les pratiquer, vous demeurerez toujours des naines dans la vie spirituelle. Et encore, Dieu veuille que vous vous borniez à ne pas grandir ! Car, vous le savez, ne pas croître, c'est décroître. Et, en effet, quand l'amour est véritable, je regarde comme impossible qu'il se contente de demeurer stationnaire.

10. Vous penserez peut-être qu'en parlant ainsi je m'adresse à ceux qui commencent, et qu'au bout d'un certain temps on peut se reposer. Je vous ai déjà dit que si ces âmes jouissent intérieurement du repos, elles en ont beaucoup moins à l'extérieur et ne désirent pas en avoir. Et à quoi pensez-vous que tendent ces inspirations, ou pour mieux dire ces aspirations et ces messages, que l'âme envoie de son centre à ceux qui habitent la partie supérieure du château et les Demeures qui entourent celle où elle-même séjourne Est-ce à les inviter à dormir ? Non, non, non. Du fond de sa retraite, elle leur fait même une guerre plus acharnée que lorsqu'elle souffrait avec eux ; elle interdit toute oisiveté aux puissances, aux sens et à tout ce qui tient au corps. Alors, elle ne connaissait pas les immenses avantages des souffrances dont Dieu s'est servi peut-être pour l'introduire en ce lieu. De plus, la société dont elle jouit lui donne des forces tout autres qu'auparavant. Si, comme David l'assure, nous devenons saints avec les saints, nul doute que cette âme, devenue une même chose avec le Dieu fort par cette union souveraine d'esprit à esprit, ne participe à sa force. Comment s'étonner, après cela, que les saints aient eu celle de souffrir les tourments et la mort ?

11. Il est certain du reste que l'âme fait part à tous les habitants du château, et au corps lui-même, de la force ainsi reçue. Souvent, ce faible corps semble devenu insensible. La vigueur qui remplit l'âme, à mesure qu'elle s'abreuve du vin de ce cellier, où son Époux l'a introduite pour ne plus en sortir, rejaillit sur lui, de même que dans la vie physique la nourriture reçue par l'estomac fortifie la tête et tous les membres. Disons-le d'ailleurs, le corps est voué pour la vie à un bien triste sort, car il a beau faire, la vigueur de l'âme va toujours bien au-delà. Aussi, quelle guerre acharnée elle lui déclare ! Et encore, tout cela ne lui semble rien. De là, les rigoureuses pénitences auxquelles se livrèrent tant de saints, et en particulier la glorieuse Madeleine qui avait toujours vécu dans les délices ; de là, ce zèle brûlant de la gloire de Dieu qui consumait notre père Élie ; de là, chez saint Dominique et saint François, cette soif de gagner des âmes pour qu'elles puissent ensuite chanter les louanges de Dieu. S'oubliant totalement eux-mêmes, que n'eurent-ils pas à souffrir, je vous le demande ?

12. C'est à cela, mes soeurs, que nous devons tendre. Que nos désirs et notre oraison n'aillent pas à jouir, mais à prendre des forces pour servir Dieu ! Ne cherchons pas un chemin non frayé : nous serions sûres de nous perdre. Singulière erreur de s'imaginer obtenir de pareilles grâces du Seigneur par une autre voie que celle où il a marché lui-même, et où ont marché tous ses saints. Que cela ne nous vienne même pas à l'esprit ! Croyez-moi, pour donner l'hospitalité à notre Maître, pour le retenir chez soi, pour le bien traiter et le nourrir comme il convient, il faut que Marthe et Marie se joignent ensemble. Et comment Marie, toujours assise à ses pieds, aurait-elle pu le nourrir sans l'aide de sa soeur? Mais savez-vous quelle est sa nourriture ? C'est que, par tous les moyens en notre pouvoir, nous gagnions des âmes, afin que ces âmes se sauvent et le louent pendant l'éternité.

13. Vous me ferez ici deux objections. La première, qu'au témoignage de Notre-Seigneur Marie a choisi la meilleure parts. Je réponds qu'elle avait déjà rempli l'office de Marthe, en rendant au divin Maître le bon office de lui laver les pieds et de les essuyer avec ses cheveux. Pensez-vous que ce soit peu mortifiant pour une personne de sa qualité, d'aller ainsi par les rues, et peut-être seule — car sa ferveur l'empê- chait d'y prendre garde —, d'entrer dans une maison dont elle n'avait jamais franchi le seuil, de supporter ensuite les propos malveillants du pharisien et de bien d'autres encore ? Quel changement pour une femme comme elle, aux yeux de toute la ville et de ces méchants, que sa seule affection pour le Maître qu'ils détestaient devait exciter à lui rappeler sa vie passée, à lui reprocher de vouloir faire la sainte ! Car, évidemment, elle avait sans retard changé de costume et de genre de vie. Si de nos jours on en dit autant de personnes moins célèbres, que devait-il en être pour elle ? J'ose vous l'affirmer, mes soeurs, la meilleure part ne lui est venue qu'après des peines et des mortifications extrêmes. Du reste, n'était-ce pas déjà une douleur intolérable pour elle que cette haine violente dont son Maître était l'objet ? Et que dire de toutes celles qu'elle supporta, quelque temps après, à la mort de Notre-Seigneur? Pour moi, je suis persuadée que si elle n'a pas terminé sa vie par le martyre, c'est qu'elle l'avait déjà supporté en voyant mourir son Maître. Que dire enfin de toutes les peines qu'elle endura le reste de sa vie, en se trouvant sans lui ? Ce devait être pour elle un terrible supplice. Par où l'on peut voir qu'elle n'était pas toujours aux pieds de Notre-Seigneur, dans les délices de la contemplation.

14. Vous m'objecterez, en second lieu, que le pouvoir et les moyens vous manquent pour gagner des âmes à Dieu. Vous vous y emploieriez, dites-vous, de très grand coeur, mais n'ayant le droit ni d'enseigner ni de prêcher comme les apôtres, que vous reste-t-il à faire ? J'ai déjà répondu à cela plusieurs fois par écrit, peut-être même dans ce Château. Mais comme, au milieu des bons désirs que le Seigneur vous donne, c'est une pensée qui, je crois, vous traverse l'esprit, je ne cesserai pas de le répéter ici.

J'ai dit que le démon nous inspire quelquefois des désirs sublimes, afin que, laissant de côté au service de Notre-Seigneur les choses possibles, nous nous tenions satisfaites d'avoir aspiré aux impossibles. Sans m'arrêter à tout ce que vous pouvez accomplir par le moyen de l'oraison, je vous dirai : « Ne visez pas à faire du bien au monde entier, contentez-vous d'en faire aux personnes dans la société desquelles vous vivez. Cette oeuvre sera d'autant plus méritoire que vous êtes plus obligées de l'accomplir. » Pensez-vous que ce sera peu de chose si, par votre humilité profonde, votre esprit de mortification, votre dévouement, votre tendre charité pour vos soeurs, votre amour pour Notre-Seigneur, vous les embrasez toutes de ce feu céleste et leur devenez un continuel stimulant à la vertu ? Vous ferez une très grande chose, au contraire, et vous rendrez à Notre-Seigneur un service qui lui sera très agréable. En vous voyant réaliser ainsi ce qui dépend de vous, sa Majesté reconnaîtra que vous feriez bien davantage si vous en aviez le pouvoir et ne vous récompensera pas moins que si vous lui aviez gagné beaucoup d'âmes.

15. Vous direz peut-être que ce n'est pas là convertir, parce que toutes vos soeurs sont déjà vertueuses. De quoi vous mêlez-vous? Plus elles seront parfaites, plus leurs louanges seront agréables à Dieu, et plus leur oraison sera profitable au prochain.

Enfin, mes soeurs, et c'est par là que je termine, ne prétendons pas élever une tour sans lui donner de fondements. Le Seigneur regarde moins la grandeur de nos oeuvres que l'amour avec lequel nous les accomplissons. Si nous faisons ce qui dépend de nous, sa Majesté nous mettra de jour en jour à même de faire davantage. Pour cela, il nous faut ne pas perdre la foi dès les premiers pas, mais pendant la courte durée de cette vie — durée moindre encore peut-être que chacune ne le pense - offrir intérieurement et extérieurement à Notre-Seigneur le sacrifice qui est en notre pouvoir. Il l'unira, ce sacrifice, à celui qu'il offrit pour nous au Père sur la croix, et, sans regarder l'insignifiance de nos oeuvres, il leur donnera la valeur méritée par notre amour.

16. Daigne le Seigneur, mes soeurs et mes filles, nous faire la grâce de nous trouver toutes réunies dans le séjour où nous le louerons à jamais ! Qu'il m'accorde à moi-même celle de pratiquer un peu les avis que je viens de vous donner ! Je le lui demande par les mérites de son Fils, qui vit et règne à jamais dans tous les siècles. Amen. Je le répète encore, je me sens en ce moment couverte de confusion ; aussi je vous supplie, au nom de notre Dieu, de ne pas oublier dans vos prières cette pauvre misérable.

ÉPILOGUE

J H S

1. Comme je l'ai dit en commençant, je m'étais mise à ce travail avec une vive répugnance, mais à présent qu'il est terminé, je suis très contente de l'avoir entrepris, et je regarde comme bien employée peine qu'il m'a coûtée, peine d'ailleurs bien légère, il faut le reconnaître. Quand je considère, mes soeurs, la rigueur de votre clôture, peu de délassement que vous y avez et combien, dans quelques-u de vos monastères, l'espace même vous fait défaut, il me semble que ce sera pour vous une consolation de vous récréer dans ce château intérieur où, à toute heure du jour et sans la permission des supérieures vous êtes libres d'entrer et de vous promener.

2. En vérité, vous ne pouvez par vos propres forces, si grandes qu'elles vous paraissent, pénétrer dans toutes les Demeures : c'est au maître du château de vous y introduire. Si donc vous rencontrez de sa part quelque résistance, je vous le conseille, n'essayez pas de passer oui Vous le fâcheriez, si bien qu'il vous en fermerait l'entrée pour toujours. Il aime extrêmement l'humilité. Si vous vous croyez indignes de pénétrer même dans la Troisième Demeure, vous obtiendrez bien vite l’entrée µ de la Cinquième. Vous pourrez même la fréquenter si assidûment le servir si bien lui-même, qu'il vous admettra dans celle qu'il s'est réservée. De celle-là ne sortez plus, si ce n'est à l'appel de la pneu µ dont ce souverain Maître veut que vous accomplissiez la volonté comme la sienne propre. Si, par son commandement, vous en restez longtemps dehors, il ne manquera pas à votre retour de vous en tenir la porte ouverte. Une fois habituées à jouir de ce château, les choses les plus pénibles vous deviendront douces dans l'espoir d'y revenir, et personne ne peut vous empêcher de le faire.

3. Je n'ai parlé que de Sept Demeures, mais chacune d'elles renferme un grand nombre d'autres, en bas, en haut, sur les côtés, avec de jolis jardins, des fontaines, des labyrinthes, en un mot des choses si ravissantes, qu'en les voyant, vous fondrez en louanges envers le grand Dieu qui a créé ce château à son image et à sa ressemblance. Si vous trouvez quelque chose de bon dans la méthode que j'ai suivie pour vous parler de lui, croyez fermement que c'est Notre-Seigneur qui a parlé lui-même pour votre consolation ; quant à ce qu'il y aura de défectueux, croyez que c'est moi qui l'ai dit.

4. En retour du grand désir que j'ai de vous aider quelque peu à servir mon Seigneur et mon Dieu, je vous fais cette demande : chaque fois que vous lirez ces pages, donnez en mon nom mille louanges à sa Majesté, demandez-lui l'exaltation de son Église, la lumière pour les luthériens, et pour moi, le pardon de mes péchés et la sortie du purga­toire. C'est là que je serai peut-être, si Dieu me fait miséricorde, quand on vous donnera cet écrit à lire, à supposer toutefois qu'après l'examen de théologiens, il soit jugé digne de voir le jour. S'il présente quelque erreur, attribuez-la à mon ignorance. Je me soumets en tout à ce qu'enseigne la Sainte Église catholique romaine. C'est dans ces senti­ments, qui sont actuellement les miens, que je proteste et promets de vivre et de mourir.

Louange et bénédiction éternelles à Dieu Notre-Seigneur ! Amen. Amen.

Cet écrit a été achevé au monastère de Saint-Joseph d'Avila, l'année 1577, la veille de saint André, pour la gloire de Dieu, qui vit et règne dans tous les siècles. Amen.

Ce deuxième tome présente des femmes mystiques des quatre derniers siècles en respectant l’ordre chronologique de leurs décès. J’ouvre sur les deux carmélites les plus proches de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila.

Anne de Jésus fut plus de dix années aux côtés de Jean qui lui dédia son Cantique, Anne de Saint-Barthélémy accompagna Thérèse dans ses nombreux voyages et l’assista à sa mort. Ces deux femmes fortes ont maintenu l’esprit sans compromis de la fondatrice et l’élan mystique de Jean.


ANNE DE JÉSUS [de Lobera] 1545-1621

Présentation22.

Issue d’une famille de la noblesse pauvre de Medina del Campo, elle est élevée par sa mère avec son frère aîné, qui deviendra jésuite. Son père est mort quelques mois après sa naissance. Elle aurait été sourde-muette jusqu’à l’âge de sept ans, puis apprit rapidement à prier et à lire. Elle perd sa mère à neuf ans et décide tôt de sa vocation.

À dix-huit ans elle se met sous la direction du père Rodriguez, et entre au couvent d’Avila en 1570, peu avant sa vingt-cinquième année. Maladie et extase. Elle est infirmière de sa communauté. Rendue à Béas, à partir de 1575, elle ne verra plus Thérèse, mais rencontre Jean de la Croix, épuisé après l’épreuve de Tolède, qui arrive à son tour en 1578 en Andalousie. Elle fonde le couvent de Grenade en 1582, l’année de la mort de Thérèse. Jean lui dédie le Cantique en 1584. Elle fonde à Madrid en 1586.

Interdite par Doria de toute visite en 1591, l’année de la mort douloureuse de Jean, elle est élue prieure à Salamanque en 1596 (aux « hurlements » du Général qui a succédé à Doria). Voyage de France et fondation de Paris en 1604, de Dijon en 1605, de Bruxelles en 1607. Malade à partir de 1613, elle meurt en 1621 23.

Grâce à son esprit ferme et tenace, l’esprit de la réforme thérésienne fut préservé face à Doria, puis face au cardinal de Bérulle. Elle est exemplaire d’une résistance féminine répétée à près de quinze années de distance : en Espagne, l’épreuve culmina lors des terribles années 1590-1591, en France elle culmina en 1605. Cette femme indestructible attire souvent une suspicion du lecteur français, méfiant vis-à-vis d’une Espagnole au tempérament tranchant ; elle se transforme par lecture attentive en un profond respect.

Elle porte témoignage sur autrui, jamais sur elle-même ; car elle n’écrit que lorsque les circonstances l’imposent. Se détachent la vivante Relation de la fondation de Grenade, la sensible Déclaration sur la vie, et les vertus et miracles de sainte Thérèse, le précis Récit du voyage en France et de la fondation de Paris, ainsi que des lettres, ces dernières trop rarement personnelles. De même qu’elle déchirait toutes les lettres qu’elle recevait - sauf une seule, conservée par humilité : la « terrible » lettre de 1582 que lui écrivit Thérèse -, elle ne se préoccupe pas d’apporter un témoignage la concernant.

Demeurent des aperçus vivants, établis sur les critères sûrs d’influence sur les proches, de miséricorde, de service, d’une juste donc sévère opinion de soi, de charité... Voici l’éclairage qu’elle apporte sur Teresa, qui permet de « compléter » l’aperçu proposé précédemment 24 :

Témoignage d’influence toute intérieure sur ses proches :

…je les ai entendus dire : nous ne savons pas ce qu’elle a, cette mère fondatrice, mais dès que nous lui parlons, nous devenons autres et nous sommes si transformés, que nous ne nous reconnaissons plus.

Miséricorde :

Jamais je ne l’ai vue entendre parler d’une peine d’autrui sans qu’elle ne répande des larmes. L’une d’entre nous, la Mère Antonia del Espiritu Santo, lui ayant dit : « Mère, alors qu’il y a dans les peines si grand avantage, pourquoi devons-nous être affligées de ce que les gens en aient ? », la sainte la gronda tant et lui fit tellement honte de son ignorance qu’elle semblait avoir dit une grande erreur. Et c’est ainsi qu’elle considérait en effet le fait de ne pas avoir beaucoup de compassion les uns pour les autres et de ne pas nous venir mutuellement en aide autant que nous ne pouvions. Elle m’a dit qu’il ne lui était pas possible de passer un jour sans faire quelque œuvre de miséricorde.

Service :

Il lui arrivait certains jours d’être si souffrante et si occupée qu’elle n’avait pas pu rendre service en quoi que ce soit aux religieuses ; alors elle se mettait dans un mauvais couloir sombre par où toutes devaient passer pour aller au chœur et au dortoir, et elle se tenait là à les éclairer avec une chandelle, afin de ne pas aller se coucher sans avoir fait quelque bonne action.

Sur un confesseur qui ordonne aux sœurs de l’appeler « notre mère fondatrice » :

Ils n’arrivent pas à comprendre... Moi je ne peux pas faire plus pour qu’ils voient que je ne suis rien.

Sur l’exercice de la charité dans une attitude « ouverte » par rapport au comportement des autorités de son temps :

…elle nous ordonnait de le faire dans la prière [pour autrui], et davantage lorsqu’il y avait une nécessité particulière : dès que nous la voyions avoir cette préoccupation, nous considérions déjà la chose comme arrangée. C’est ce que nous vîmes en de nombreuses occasions : des hommes qui étaient suppliciés, d’autres qui étaient condamnés dans les autodafés de l’Inquisition...

Sur les circonstances pénibles de la composition de son œuvre la plus profonde :

Elle resta plus d’une année dans le couvent de Tolède, en l’ayant comme prison. Et elle m’écrivit souvent les grandes grâces que Dieu lui faisait là, me disant que Sa divine Majesté lui avait ordonné d’écrire pour nous le livre des Demeures, et qu’elle avait une si grande oraison, et la connaissance de ce que le Seigneur voulait qu’elle écrive dans ce livre, que même le titre qu’elle devait donner à ce livre, c’est Lui qui le lui avait dit tout particulièrement.

Sur sa vie intérieure « sobre » :

Certains jours elle était aussi sèche et fatiguée que si elle n’avait jamais reçu de grâce de Dieu, et avec de si grandes craintes de ne pas le servir qu’il était bien nécessaire de la consoler.

L’observation d’Anne sur les Françaises, réputée critique, se nuance dès que l’on présente en tenant compte de son contexte une célèbre citation  habituellement donnée selon une « forme brève », (ici reproduite en caractères romains au sein de la citation que nous avons complétée) :

L’affection qu’elles ont prise pour nous est très grande en effet. Et c’est miracle, car ici on a bien peu d’affection pour les Espagnols 25 : aussi les gens sont-ils surpris de voir une si grande amitié et un tel bon accord entre nous et leurs françaises ; ils affirment qu’il n’y a pas de sœurs ni dans ce royaume qui s’aiment autant. Et ils s’étonnent de ce que, dès qu’elles prennent l’habit, leurs âmes s’améliorent, leur esprit se renouvelant grâce à un mode d’oraison différent. J’essaie de leur faire regarder (et) imiter Notre Seigneur Jésus-Christ, car ici on se souvient peu de Lui ; tout consiste en une simple vue de Dieu, je ne sais comment ils peuvent faire cela tout le temps ; depuis le glorieux Saint Denis, qui écrivit la Théologie mystique, tous s’y adonnent par suspension plus que par imitation. C’est une étrange manière, je ne la comprends pas, ni la manière de parler (en français), car on ne laisse pas lire. Mais Dieu nous fait la grâce que, sans connaître leur langue qui eux la nôtre, nous nous comprenons et vivons bien en paix, suivant en tout ponctuellement les exercices de notre communauté 26.

Cette citation trop souvent reprise - voire la seule connue d’Anne de Jésus ! - oppose une « suspension » nordique à l’ « imitation » de Jésus-Christ. De fait le bouillant confesseur Graciàn s’opposa plus tard à des capucins flamands dans une célèbre querelle. Il s’agit plus de différence issue de pratiques - imitation de Jésus-Christ encouragée en Italie depuis François d’Assise qui la vécut, influence de méthodes ayant recours à des représentations imagées des manuels de recogimiento - que d’opposition au niveau profond.

On a d’elle un témoignage court mais décisif sur le monastère de Montmartre où Benoît de Canfield exerça une grande influence (et à travers lui les mystiques du Nord) :

Nous sommes retournées à Paris, entrant d’abord dans un monastère de bénédictines qui se trouve là où on martyrisa les saints [dont traditionnellement Denys] ; et elles [par opposition aux moines de Saint-Denis adonnés aux offices], elles sont saintes 27.

Enfin la confiance en l’action de la grâce en toutes circonstances, attestée en particulier dans la Relation de la fondation de Grenade, n’inclut pas toutes les croyances du temps :

Croyez que Dieu vous pourvoira de tout le nécessaire, et sans miracle 28.


§


Il a fallu attendre 1993 en Espagne (2001 en traduction française) pour voir édité les rares écrits de la « femme forte » qui sut s’opposr à Doria puis Bérulle. Elle préserva ainsi la rectitude et l’exigeance totue mystique de la réforme carmélitaine. Voici ici un choix orienté mystique que j’ai fait d’un dixième de ANNE de JÉSUS Carmélite déchaussée ÉCRITS ET DOCUMENTS  29.


Déclaration sur la vie, et les vertus et miracles de sainte Thérèse, 1597

Après que la Mère Anne eut fondé Beas, Grenade et Madrid et eut lutté et souffert, emprisonnée pour les Constitutions de sainte Thérèse, restait encore à faire le pas le plus important pour la Sainte et même pour l'Ordre: la béatification de la Fondatrice, pour que sa personne, ses vertus et miracles, ses lois et ses écrits brillent dans tout leur éclat au firmament de l'Église. Mais les déclarations du Procès Ordinaire de Salamanque sur la vie, les vertus et miracles de sainte Thérèse avaient déjà été prises durant les années 1591-1592 par ordre de l'Évêque diocésain, alors que la Mère Anne résidait au couvent de Madrid. D'un autre côté, le Procès de Madrid, qui eut lieu sous l'autorité du Nonce Caetano, se tint dans les années 1595-1596, alors que la Mère Anne avait désormais été éloignée de Madrid par le père Elias de san Martin et se trouvait au couvent de Salamanque. Mais comme on ne pouvait ignorer ni passer sous silence dans le Procès de la Sainte un témoin aussi exceptionnel que la Mère Anne, un tribunal spécial fut érigé à Salamanque pour prendre sa déclaration. Le président du tribunal ecclésiastique fut l'ami de la Mère Anne, don Juan Alonso Curiel, chanoine et professeur d'Écriture Sainte à l'Université, le notaire Antonio de Granada, notaire apostolique, et l'interrogatoire eut lieu le 5 juillet 1597. Le notaire eut la délicatesse de conserver la Déclaration de la Mère en style direct et à la première personne: « je dis... », au lieu du style indirect notarial: « le témoin dit que... ». Dans ce climat amical, la déclarante put se confier et s'exprimer avec une absolue liberté, répondant aux 11 questions générales sur la vie, les vertus et miracles de la Sainte a. Le texte, signé par la Mère, le Président et le Notaire, est le suivant (fol. 49r):

[…]

127

2. (Dons particuliers et grâces du Seigneur)

À la deuxième question [sur Ste Thérèse] je réponds: que dans toutes ses actions et sa manière d'agir, elle me sembla la femme la plus sainte et d'esprit le plus grand que j'aie vue sur cette terre. Et que, par son oraison, elle comprit beaucoup de choses de Notre Seigneur et fut cause que beaucoup se mettent au service de Sa divine Majesté. Et eux-mêmes, je les ai entendus dire: nous ne savons pas ce qu'elle a, cette mère fondatrice, mais dès que nous lui parlons, nous devenons autres et nous sommes si transformés, que nous ne nous reconnaissons plus.

Et comme je la priais parfois de demander à Dieu certaines choses, elle me répondait: « Pensez-vous que ce qui nous semble bon convienne toujours ? Je crois que dans cette affaire, Dieu fera autrement que ce qu'on lui demande ». Et c'est ce qui se vérifiait ensuite; Dieu lui avait donné une lumière particulière sur ce qui convenait pour la santé et la vie de certaines personnes, car il arrivait ce qu'elle-même avait dit dès que nous lui avions demandé de prier Dieu. Mais elle parlait toujours de ces choses avec une grande réserve et en secret, en sorte que celles qui s'en apercevaient, c'était à cause de quelques paroles que par hasard elle disait, pour que l'on demande à Dieu avec plus de vérité ce qui convenait comme remède à ces nécessités qu'on lui recommandait.

[...]

129

En allant fonder le couvent de Beas il y a de cela 22 ans, et même plus, lorsque nous arrivions à la dernière étape, dans la Sierra Morena, les voituriers s'égarèrent, de sorte qu'ils ne savaient pas par où ils allaient. Alors notre Mère Thérèse de Jésus se mit à nous ordonner, à nous les huit religieuses qui l'accompagnions, de demander à Dieu et à notre père saint Joseph de nous guider, parce que les voituriers disaient que nous étions perdues, et qu'ils ne voyaient pas comment sortir d'une zone de rochers très élevés dans laquelle nous étions. Et à l'instant où la Sainte nous ordonna ce que je viens de dire, un homme commença, du fond d'une gorge très profonde, que l'on apercevait très difficilement du haut de ces rochers où nous nous trouvions, à pousser de grands cris — d'après la voix, il semblait un vieil homme — en disant: Arrêtez, arrêtez, vous êtes perdus et vous allez tomber dans le précipice si vous allez plus loin. A ces cris, nous nous arrêtâmes. Et les prêtres et les laïcs qui faisaient route avec nous commencèrent à écouter et à interroger: Père, alors quel moyen aurons-nous pour en sortir, et pour sortir de cette gorge dans laquelle nous nous trouvons ? Il nous répondit de nous diriger d'un côté où nous vîmes tous que les voitures avaient miraculeusement pu passer. Lorsque l'on vit ce grand miracle, quelques-uns voulurent aller chercher celui qui nous avait avertis; mais tandis qu'ils étaient là-bas, la Mère nous dit avec grande dévotion et avec larmes: je ne sais pourquoi nous les laissons partir: c'était mon père saint Joseph, et ils ne vont pas le trouver. Et il en fut ainsi: ils revinrent en disant qu'ils n'avaient pas pu trouver trace de lui, bien qu'ils fussent arrivés au fond de la gorge d'où venait la voix.

Depuis ce moment, la rapidité et la consolation avec lesquelles nous marchâmes furent telles que les voituriers eux-mêmes disaient, et parfois en le jurant, que ces mules ne marchaient pas, mais qu'elles volaient, et que si elles avaient fait un pas de plus là où on les arrêta, nous étions réduites en morceaux. Et cette rapidité des mules fut telle que, alors que nous avions ce jour-là emmené du village d'où nous étions parties des bêtes et des hommes pour nous faire passer la rivière Guadalimar en dehors des voitures, dès que nous y arrivâmes nous nous trouvâmes de l'autre côté, sans avoir eu à sortir des voitures ni à bouger. Aussi les notables du village de

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Beas qui vinrent à notre rencontre furent stupéfaits de voir quelle grande étape nous avions pu faire ce jour-là.

[…]

4. (Vertus théologales de la Sainte)

À la quatrième question, je réponds que dans toutes ses actions notre Mère fait bien preuve de tant de foi, d'espérance et de charité qu'elle accroissait ces vertus en nous toutes par son exemple. Et j'ai entendu dire la même chose par de nombreux laïcs qui la fréquentaient.

En ce qui concerne particulièrement la foi, nous l'avons vue entreprendre des choses d'une extrême importance avec une si grande confiance que nous étions stupéfaites de la voir si sûre que cela allait se faire, sans appuis humains. Et ainsi, à propos de certaines choses, nous lui disions: « Mère, ça sera impossible ». Mais elle nous répondait: « Oh! si vous pouviez avoir confiance en Dieu, et comprendre que ces choses qui regardent son service, il les favorise toujours, par les moyens auxquels nous pensons le moins ». Et il en était ainsi: dans les fondations, et d'autres choses très difficiles, elle réussissait à venir à bout de ce qu'elle avait entrepris. L'évêque d'Avila, Mgr Alvaro de Mendoza, qui fut le premier prélat qu'elles eurent là-bas ", disait: « Je le jure, je ne comprends pas la Mère, mais je la crois; car ce qu'elle entreprend se réalise toujours ». Aussi, pour ce qui semblait impossible, l'Évêque nous demandait si nous lui avions entendu dire que cela se ferait. Et lorsque nous lui disions que oui, il disait: « Alors, je le considère comme fait ».

[...]

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Sa charité était si grande, que jamais je ne l'ai vue entendre parler d'une peine d'autrui sans qu'elle ne répande des larmes. L'une d'entre nous, la Mère Antonia del Espiritu Santo 31, lui ayant dit: « Mère, alors qu'il y a dans les peines si grand avantage, pourquoi devons-nous être affligées de ce que les gens en aient? », la Sainte la gronda tant et lui fit tellement honte de son ignorance qu'elle semblait avoir dit une grande erreur. Et c'est ainsi qu'elle considérait en effet le fait de ne pas avoir beaucoup de compassion les uns pour les autres et de ne pas nous venir mutuellement en aide autant que nous le pouvions. Elle m'a dit qu'il ne lui était pas possible de passer un jour sans faire quelque oeuvre de miséricorde.

Elle éprouvait une très grande consolation lorsque dans les fondations on lui demandait de recevoir des personnes pauvres: du moment qu'elle les voyait avec la vocation et l'esprit qu'il fallait pour cet Ordre, elle les recevait de très bon gré; mais celles qui n'avaient pas cet esprit, même si elles apportaient beaucoup, elle n'en voulait pas. Elle était peinée si elle voyait que nous étions tentées de recevoir quelqu'une à cause de ses biens, et elle nous disait: « Voyez, ce n'est pas cela qui va nous soutenir, mais la confiance en Dieu seul; aussi les maisons que je fonde sans faveurs humaines sont meilleures. Rappelez-vous cela lorsque je serai morte ». Elle l'a dit ensuite à des prieures et à des personnes qui avaient pouvoir en cela. Et elle a fait recevoir gratuitement, sans dot — et elle a assuré qu'il convenait de recevoir dans chaque maison — l'une ou l'autre de 135 ces filles vertueuses et pauvres, à condition toutefois que ce fussent des personnes honorables, filles de parents très chrétiens, car il lui semblait que Dieu les favoriserait davantage. Aussi disait-elle que les fondations où elle en recevait et où elle trouvait le plus d'opposition étaient meilleures.

Elle aimait beaucoup les humbles, et elle éprouvait de la difficulté à traiter avec ceux qui n'étaient pas contents d'être petits. Elle avait grande pitié des peines intérieures que lui confiaient des personnes sérieuses et pauvres, de loin et de près, les uns par écrit, les autres oralement. Et quand c'était des questions de scrupules et de mélancolie, elle en avait beaucoup de compassion, et avec grande pitié elle nous faisait demander à Dieu de remédier à ces choses; elle disait qu'elle en avait quelque peu l'expérience, et qu'elle savait donc la grande peine qu'il y avait à les subir, et le long temps et le bien que les âmes y perdaient. Et elle avait tant de sollicitude, jusqu'à savoir que les choses étaient arrangées, que, même si cela lui ôtait sa tranquillité et sa quiétude, elle passait beaucoup de temps à écrire et à parler à ces personnes. Par don Francisco Fonseca 32 et par d'autres personnes qui ont souffert de ces peines intérieures, j'en ai su en particulier beaucoup qui se sont arrangées simplement du fait d'en parler ou de l'écrire à notre Mère.

Sa serviabilité était telle que, à ce que je lui ai entendu dire, alors qu'elle n'en pouvait plus, étant à l'Incarnation d'Avila 33, le monastère où elle avait fait profession avant d'en sortir pour fonder ceux de Déchaussées, il lui arrivait certains jours d'être si souffrante et si occupée qu'elle n'avait pas pu rendre service en quoi que ce soit aux religieuses; alors elle se mettait dans un mauvais couloir sombre par où toutes devaient passer pour aller au choeur et au dortoir, et elle se tenait là à les éclairer avec une chandelle, afin de ne pas aller se coucher sans avoir fait quelque bonne action 34.

À nous, elle nous en faisait beaucoup en toute occasion et dans nos maladies. Lorsque, à cause de la pauvreté, elle ne pouvait nous gâter par autre chose, elle le faisait en nous racontant des choses divertissantes, en cherchant de petites fleurs et des herbes pour

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nous réconforter. Chaque fois qu'elle le pouvait, elle nous faisait quelque cadeau de sa main. Lorsque nous étions en route et qu,à l'auberge il y avait possibilité d'être seules, elle voulait cuisiner ce que nous devions toutes manger, et c'est ce qu'elle faisait. Dans les couvents, elle nous servait souvent, au réfectoire et à l'infirmerie C'est ainsi qu'elle apaisait son désir d'exercer la charité, car on voyait bien qu'elle enviait ceux qui pouvaient continuellement en user avec leur prochain.

Elle nous ordonnait de le faire dans la prière, et davantage lorsqu'il y avait une nécessité particulière : dès que nous la voyions avoir cette préoccupation, nous considérions déjà la chose comme arrangée. C'est ce que nous vîmes en de nombreuses occasions: des hommes qui étaient suppliciés, d'autres qui étaient condamnés dans les autodafés de l'Inquisition, dont nous vîmes des conversions notables — je veux dire: nous les entendîmes, de la bouche de personnes qui s'y étaient trouvées présentes. L'une de celles-ci, ce fut un Turc à qui l'on fit souffrir à Tolède le supplice des tenailles et qui, la Mère se trouvant là, demanda le baptême à la dernière minute et mourut très chrétiennement /35. Pour cacher l'efficacité de sa prière, la Mère disait que c'étaient celles d'une autre religieuse qui se trouvait là qui avaient obtenu cette conversion. Ainsi, chaque fois qu'il arrivait quelque bonne issue dans ces événements publics, dont nous savions bien qu'elle avait eu le souci, elle nous le cachait, et cherchait quelque moyen pour nous faire comprendre autrement comment cela s'était arrangé. Mais, à la consolation dans laquelle elle se trouvait et à la peine qu'elle avait quand elle n'y arrivait pas, nous voyions bien la charité avec laquelle elle agissait en toute occasion.


5. (Vertus morales de la Sainte)

À la cinquième question je réponds qu'elle était si humble que, devant certains reproches que lui faisaient les supérieurs, qui l'accusaient de bien des choses dont nous savions avec certitude qu'elle n'était pas coupable, elle ne se disculpait jamais; et elle nous ordon-

35. Ce cas arriva, alors que la Sainte se trouvait à Tolède, avec un Turc nommé Hamete. Diego de Guevara le raconte aussi dans sa Déclaration (cf. Basilica Teresiana 1(1916), 55); qui renvoie à Julian de Avila au chap 15 de la Vie de la Mère.

137 ait de ne pas le faire, mais de la laisser supporter cela, pour d'autres choses en quoi elle avait manqué et que Dieu seul connaissait. Aussi était-elle très contente lorsqu'elle se voyait accusée; elle disait que les paroles sévères et désagréables avec lesquelles on la traitait constituaient pour elle une musique très harmonieuse et savoureuse. Nous l'avons vue dire certaines choses exprès, par lesquelles elle y incitait davantage les supérieurs, en rapportant à propos de cela même dont ils la blâmaient ce qu'elle avait fait encore avant ce point dont ils parlaient alors. Ils en étaient d'autant plus mécontents, et surpris de voir la paix et le calme qu'elle conservait; et l'excessive prudence des supérieurs, ou bien Dieu qui voulait que l'on vît l'humilité de sa servante, persévéraient dans cette attitude en sorte que parfois durait de nombreux jours cette façon de l'affliger et de la maltraiter avec des emprisonnements et des mépris et des affronts en paroles et la réprobation qu'ils faisaient de ses oeuvres 36. À elle, il lui semblait qu'ils avaient raison en tout. Et elle nous affirmait qu'elle aimait davantage ceux qui la traitaient ainsi.

À partir du moment où elle apprit que le Maître Fr. Bartolomé de Medina, titulaire de la première chaire de Théologie de l'Université de Salamanque, de l'Ordre des Frères Prêcheurs, se moquait d'elle, elle le tint en si grande estime qu'elle fit en sorte que le Commissaire Apostolique de cet Ordre de Saint Dominique, le P. Pedro Fernandez, qui était notre supérieur, lui donne parfois sa

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place et en son absence le laisse comme son supérieur. Mais dès qu'il la fréquenta, il vit combien il avait été trompé, et il disait à tout le monde qu'il n'y avait pas d'aussi grande sainte sur la terre.

Et moi-même, un jour où, au tour, je la lui nommai en disant simplement: « la Mère Thérèse », il me reprit parce que je la lui nommais avec si peu de respect, m'ordonnant de ne plus dire une autre fois que « notre mère fondatrice ». Comme je le lui racontai, à elle, elle rougit très fort et me dit: «Je ne mérite donc pas que dure leur mépris pour moi? Pourtant je lui ai fait une confession générale et je lui ai dit ce que je suis, mais il n'arrive pas à comprendre. Remettons tout cela à Notre Seigneur; moi, je ne peux pas faire plus pour qu'ils voient que je ne suis rien ».

[…]

Elle avait promis de faire en tout ce qui serait le plus parfait, et c'est ce qu'elle examinait dans toutes les circonstances qui se présentaient. C'est ainsi que, lors de la fondation de Beas, où on m'emmena comme prieure il y a plus de 22 ans 42, le P. Jeronimo Gracian de la Madre de Dios, qui, par commission apostolique, était alors

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notre supérieur, y vint et lui ordonna d'aller fonder à Séville /43. Elle, voyant que notre Supérieur Général allait être très fâché contre elle à cause de cela, se contenta d'expliquer ce qu'elle pensait et ce qu'elle craignait du P. Général, et aussi que Notre Seigneur lui avait fait comprendre, lui semblait-il, que ce n'était pas encore le moment d'entrer en Andalousie pour y faire une fondation, mais que, si malgré tout sa Paternité voulait cependant que cela se fasse, elle irait /44. Et elle y alla effectivement aussitôt.

Avant que ne fût accomplie une année là-bas, où elle eut à supporter de grands tracas /45, notre Père Général lui écrivit de Rome de manière très désagréable et lui ordonna de prendre pour prison un des couvents de Déchaussées qu'elle avait fondés hors d'Andalousie /46. Dès qu'elle reçut cet ordre, elle alla s'enfermer dans celui

43. Le P. Jeronimo Gracian, commissaire apostolique des Carmes d'Andalousie depuis 1573, arrive à Beas vers le ler avril 1575.

44. Le P. Jeronimo Gracian (1545-1614), lorsqu'il eut terminé ses études à Alcala, fut ordonné prêtre en 1570. Il prit l'habit à Pastrana en 1572 et fit profession en 1573. Trois mois après, le P. Baltasar de Jesus (Nieto) lui délègue ses pouvoirs de visiteur des Carmes Chaussés d'Andalousie; en 1574, il reçut du P. Vargas les facultés de Visiteur apostolique des Carmes Chaussés d'Andalousie, confirmées l'année suivante, en 1575, par le nonce Ormaneto, qui le nomme vicaire provincial des Déchaux de Castille et d'Andalousie. En 1575 il rencontre sainte Thérèse à Beas, elle lui fait voeu d'obéissance. Gracian, sur le conseil de la Mère Anne, l'envoie fonder à Séville au lieu de Madrid. En 1578, il fut privé de ses facultés par le nonce Sega. Au chapitre d'Alcala, en 1581, il fut élu premier provincial déchaussé. En 1585, le P. Nicolas Doria lui succéda. En 1592, à cause de son opposition tenace au gouvernement de la Consulta, il est expulsé de la Congrégation Déchaussée. Captif des Tunisiens en 1593, il fut racheté en 1595 et s'en alla chez les Chaussés à Rome. Envoyé en Espagne en 1600 à cause de l'année sainte, il ne retourne pas en Italie, mais part pour la Flandre en 1607; il s'y consacra à l'édition des livres de sainte Thérèse et de ses propres livres, et à apporter son aide aux fondations des Carmélites Déchaussées. Il mourut à Bruxelles en septembre 1614.

45. Les fondatrices partirent pour Séville le 18 mai 1575. L'érection du monastère eut lieu le 3 juin de la même année. La Sainte y vécut une année entière.

46. Comme la Sainte le craignait, le P. Général, lorsqu'il apprit qu'elle avait fondé en Andalousie sans sa permission, se fâcha énormément. Et en 1576, il lui ordonna, par une lettre qui n'est pas conservée, de se retirer dans un couvent de Castille comme dans une prison. La Sainte quitta Séville le 4 juin et se retira dans le couvent de Tolède.

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de Tolède, sans s'arrêter pour en fonder un qui était presque sur la route, alors qu'elle avait avec elle les religieuses qui devaient aller le faire — c'était le couvent de Caravaca. Elle assura au P. Maître Jeronimo Gracian que la fondation se ferait mieux sans elle, si on la laissait obéir au P. Général.

C'est ainsi qu'elle resta plus d'une année dans le couvent de Tolède, en l'ayant comme prison. Et elle m'écrivit souvent les grandes grâces que Dieu lui faisait là, me disant que Sa divine Majesté lui avait ordonné d'écrire pour nous le livre des Demeures, et qu'elle avait une si grande oraison, et la connaissance de ce que le Seigneur voulait qu'elle écrive dans ce livre, que même le titre qu'elle devait donner à ce livre, c'est Lui qui le lui avait dit tout particulièrement; et qu'elle avait une grande consolation grâce au Docteur Velazquez, qui était un chanoine de Tolède — qui mourut plus tard archevêque de Saint-Jacques de Compostelle — car il la gouvernait avec une grande autorité et lui ordonnait tout ce qu'elle devait faire. C'est ainsi qu'il lui fit écrire ce livre dont je viens de parler, et ensuite s'occuper de beaucoup d'affaires de l'Ordre qui se présentèrent. Et il la dirigeait dans les moindres détails, et la gouvernait en tout ce qui se présentait, en l'absence du supérieur: c'était au point qu'il lui avait indiqué tout ce qu'elle devait dire ou taire, et lire et prier. Et il lui arrivait, alors qu'elle était occupée à de très grandes choses, qu'elle se souvienne de quelque petite chose qu'il lui avait dit de faire à cette heure-là; alors immédiatement elle laissait la chose importante à laquelle elle était occupée, pour accourir à ce qui, à nous, nous paraissait minime: elle disait qu'il n'était pas (f. 50v) possible de manquer à l'accomplissement de ce qui lui avait été ordonné.

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Et ce docteur Velazquez fut si saint qu'il sut très bien apprécier ce qu'il y avait en elle.

[...]

Lorsqu'elle se trouvait hors de l'Incarnation, dans la première maison qu'elle fit de ce Carmel rénové 53, elle eut grande envie de ne pas être religieuse de choeur, mais converse; et c'est ce qu'elle tenta avec les supérieurs, en faisant de nombreuses démarches, jusqu'à ce que tous lui eussent certifié que cela ne pouvait être, puisqu'elle avait déjà le voile noir. Mais elle estimait et louait grandement celles qui entraient chez nous dans ce but, car ainsi elles se libéraient des charges de supérieures et d'autres choses, et choisissaient les emplois les plus humbles. Elle était très courtoise. Elle traitait tout le monde avec une grande courtoisie, et ne traitait personne comme inférieur, mais avec tant d'égards que cela nous faisait rire: car il devait sembler à la personne même avec laquelle elle en usait ainsi que cette humilité grandissait encore notre Mère. Elle l'avait vraiment à coeur.

Elle nous enseignait le détachement de toutes choses, en nous affirmant que celui qui n'est pas détaché des choses visibles ne jouirait pas autant des choses invisibles et n'arriverait pas à avoir une très haute contemplation, car il fallait une grande pureté et une intention droite pour nous unir à Dieu. Pour elle, il nous semblait qu'il en était toujours ainsi, car le soin qu'elle prenait à ne pas s'attacher était très grand, en sorte qu'elle redoutait même l'affection qu'elle éprouvait pour le supérieur et le confesseur, veillant à ne pas rester avec eux ou leur écrire plus que ce qui était indispensable, car elle était très attentive à ce qui touchait les goûts qu'on pouvait avoir. Elle s'étonnait de ceux qui en quoi que ce soit se laissaient entraîner par eux. Elle disait qu'en ce qui la concernait, elle n'avait aucune envie de se laisser mener par eux dans la moindre chose. Et

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en quelque sorte elle y attachait plus d'importance qu'à d'autres fautes plus grandes qu'elle voyait en nous, et dont nous faisions cas. Et même après sa mort, je sais de manière sûre qu'elle y a veillé.

Si on lui disait: « Mais en cela il n'y a pas de péché », elle répondait; « C'est un enfantillage; ne le faites pas; cette petite chose de rien encombre plus que vous ne le pensez ».

Elle était si amie de la pauvreté que parfois je lui ai entendu dire. « J'ai plus de contentement quand tout nous manque que lorsque nous avons quelque chose en trop, et ce serait pour moi un grand scrupule de conscience que de demander ce qui ne serait pas absolument nécessaire ». C'est ainsi qu'elle nous fit une règle de ne pouvoir demander qu'en cas d'extrême nécessité, et une autre règle de nous aider nous-mêmes par le labeur de nos mains, car elle était ennemie de l'oisiveté. En cent occasions nous la vîmes embrasser la pauvreté et le travail, et repousser ce qui aurait pu nous en soulager, je veux dire des rentes et d'autres commodités qui, de son vivant, se présentaient à nous, et elle était très contente de voir que nous n'en voulions pas. Même après sa mort, je sais de manière sûre qu'elle nous a été reconnaissante de ne pas avoir accepté certaines de ces choses temporelles, qui auraient pu nous distraire des choses spirituelles qu'elle nous avait enseignées.

[...]

Avec moi, bien que j'en fusse indigne, on sait qu'elle était en communication très étroite. Sur ces 20 ans qu'elle vécut dans ces maisons de Déchaussées, je l'ai connue pendant onze ans ou plus, car je suis arrivée dans l'Ordre en 70, et elle avait commencé en 62, Aussi, il y aura cette année, le jour de la saint Barthélemy 1597, 35 ans que fut installé le Saint Sacrement dans la première maison de San José d'Avila. Et sur ces 11 ans ou plus que je l'ai connue, nous fûmes ensemble pendant certaines périodes dans des couvents, partageant une même cellule; bien des jours nous avons voyagé ensemble, et jusqu'à la dernière semaine de sa vie elle ne cessa de m'écrire: elle le faisait très souvent. C'est ainsi que je peux connaître beaucoup plus que ce que j'ai dit ou songerai à dire, sur ces vertus, qui furent infinies.

Ces vertus, elle les avait d'une manière égale et sans vouloir être estimée en rien et très simplement; la princesse doña Juana, sœur de notre Roi, lui ayant demandé de la voir, lorsqu'elle passait par Madrid pour aller fonder à Pastrana, elle passa avec Son Altesse au couvent des Franciscaines Déchaussées de là-bas une quinzaine de jours — un peu plus ou moins, je ne me rappelle pas bien combien de jours exactement. Et la Mère Abbesse, qui est la soeur du saint Duc de Gandia, et ses religieuses, qui ont un esprit très religieux,

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dirent après son départ: « Dieu soit béni, qui nous a permis de voir une sainte que nous puissions toutes imiter, qui mange, dort et parle comme nous, et ne fait pas de cérémonies ». Je ne lui en vis jamais faire en effet: sa simplicité était grande, et elle voulait que nous agissions de même en tout ce que nous faisions, et surtout dans nos relations avec les autres. Elle ne supportait pas de voir de l'artifice. Certaines, désirant entrer dans l'Ordre, lui écrivaient avec artifice: cela la lassait, et elle disait: « Une femme si phraseuse n'est pas faite pour venir ici: je préfère toujours celles qui parlent avec sincérité. Croyez-moi, recherchez toujours la simplicité ». Mais elle, elle l'avait naturellement, avec une très grande sagesse.

Elle aimait tant la vérité que si, pour plaisanter, nous disions des choses inexactes, elle nous grondait, disant qu'elle considérait comme impossible qu'arrive à la perfection quelqu'un qui ne prêtait pas attention à cela. Et comme elle était très exacte à dire la vérité à ses supérieurs et à d'autres personnes, ce que nous regrettions, elle répétait ce que nous disions sans y changer ni en cacher un mot. Et si elle voyait que nous, nous dissimulions, et que nous n'usions pas de la même sincérité qu'elle, elle nous le reprochait tant que nous nous cachions d'elle lorsqu'il nous semblait qu'il fallait agir autrement dans quelque affaire. Et si, lorsqu'il en était question en public, nous lui faisions un signe d'intelligence, dès qu'on lui demandait ce que c'était que cette affaire, elle le disait, et nous assurait que jamais les choses ne se gâteraient à cause de la clarté et de la vérité, quelque difficiles qu'elles fussent. Et on voyait en effet que tout se terminait bien pour elle. Elle avait fait le voeu de faire toujours ce qui était le plus parfait.

6. (Peines et persécutions de sainte Thérèse)

[...]

Elle vivait de telle sorte que - je l'ai su par elle, de manière sûre - elle avait toujours la partie supérieure de son être occupée dans le spirituel, et c'est seulement avec la partie inférieure qu'elle était présente à ce qu'elle faisait. Aussi la nature en elle la fatiguait et se plaignait de ce qu'elle la laisse seule, alors qu'elle était en train de jouir - je veux dire: son âme. Parfois, elle sortait de la prière avec une couleur et une beauté qui émerveillaient, et parfois si défigurée qu'elle semblait morte. Dans sa voix aussi, nous percevions cette différence; particulièrement une nuit de Noël, alors qu'elle chantait aux Matines l'évangile de saint Jean, la manière dont cela résonna fut une chose céleste - pourtant, elle n'avait pas naturellement une belle voix. Dans ces fêtes, elle faisait beaucoup de divertissements, et composait à leur sujet des petits poèmes à chanter, et elle nous les faisait faire et solenniser dans la joie.

Les « personnes engoncées » et les « prières étroites », comme elle disait, la fatiguaient. Elle nous enseignait à rendre compte de nos âmes avec une grande clarté, et nous apprenait à ne jamais nous fier à notre propre avis. Elle le recommandait spécialement aux prieures, en disant que ne saurait gouverner celle qui ne prendrait conseil en tout, et qui ne serait pas très mortifiée pour elle-même. Elle, elle l'était tellement que nous la voyions dans un renoncement perpétuel. Pour ce qui arrivait comme elle voulait, elle était craintive, et si c'était le contraire, elle était contente, au point que cela faisait peine. Ainsi elle se réjouit d'être tombée sur une route où tout s'était bien passé; ressentant la douleur d'une si grande chute, elle dit: « Dieu soit béni, puisque je suis même tombée, et ça me fait passablement mal ».

Ce en quoi nous la vîmes le plus souffrir, c'était dans les désirs qu'elle avait de voir Dieu. Ils étaient tels qu'elle n'était consolée

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qu'en souffrant pour Lui; aussi disait-elle: « Mon Seigneur, mourir ou souffrir! », avec un gémissement qui émouvait beaucoup ceux qui l'entendaient.

Et comme les confesseurs la voyaient dans de telles dispositions, chacun l'éprouvait dans ce qui lui paraissait devoir la faire souffrir le plus. Ainsi, à Burgos, elle eut beaucoup à souffrir dans cette fondation, du fait de l'archevêque Mgr Cristobal Vela et du Docteur Manso, qui était alors son confesseur : celui-ci, pour l'éprouver, voulut voir si dans une période de si grands tracas et d'incommodités comme celle qu'elle traversait alors, elle supportait qu'on la prive des sacrements: il ne lui donna pas l'autorisation de les recevoir aussi souvent qu'elle en avait l'habitude, mais seulement de temps en temps. Mais de cette épreuve et de toutes celles qu'on lui faisait subir elle se tirait si bien qu'on reconnaissait à nouveau ce qu'elle avait dans son âme, et qu'on l'en estimait davantage. Ainsi ce Docteur Manso, qui est maintenant évêque de Calahorra, dès qu'il s'est vu évêque, a fait en sorte d'amener dans son diocèse des couvents de notre Ordre.

Et là, à Burgos, on l'a vue traverser d'énormes difficultés de maladies et de pauvreté. Pour pouvoir entendre la messe sans aller dans les rues — car, comme je l'ai dit, l'Archevêque ne se décidait pas à donner l'autorisation pour qu'elles aient la messe, et aussi la clôture, jusqu'à ce que s'aplanisse une difficulté, que Notre Seigneur permit qu'il y eût, pour que sa servante souffrît davantage, elle dut aller, avec les compagnes qu'elle avait emmenées pour fonder ce monastère, se loger dans un hôpital si pauvre et si rempli de

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malades que les soeurs qui étaient avec elle m'ont affirmé qu'il y avait tant de gémissements, de mauvaises odeurs, de souris et autres bestioles dégoûtantes qu'elles n'avaient pas la force de supporter cela, mais ce qui peinait le plus la Mère, c'était de voir qu'elles avaient, elles, à supporter cela, alors qu'elle-même était naturellement si propre. Nous ne la vîmes fuir aucune des difficultés qui se présentèrent dans sa vie, sinon au début, quand elle commença notre Ordre de Déchaussées: voyant en effet que les premières d'entre nous craignaient que la laine portée à même le corps ne favorise les bestioles, ce qui se passe d'habitude, elle pria Notre seigneur de nous en délivrer, à cause du dérangement que cela pourrait causer dans l'oraison pour celles qui étaient faibles 66. Et elle, elle l'était tellement sur ce chapitre de la propreté qu'elle supplia si véritablement que, depuis lors et jusqu'à maintenant, Sa Majesté n'a pas permis que nous en voyions trace, alors que nous sommes plus de 600 religieuses aujourd'hui à porter cet habit, qui était naturellement si propre à élever de sales bestioles, tant est grossière la laine dont il est fait — c'est de ce gros drap dont on fait les couvertures pour les chevaux et les bâts pour les bêtes de somme. Mais dès l'instant où notre Mère nous assura, dans la première maison d'Avila, que nous vivrions à l'abri de cet inconvénient, on n'en vit jamais plus. Sinon les jours dont je parle, où elles se trouvèrent à l'Hôpital de Burgos 67: là elles vivaient parmi les poux.

Comme je l'ai dit, elle était si mortifiée qu'elle s'exerçait dans toutes les choses pour lesquelles elle sentait de la répulsion. Ainsi, sur ce chapitre de la propreté: nous la voyions faire des mortifications publiques au réfectoire, mangeant des choses écoeurantes, et dans des récipients qu'il nous était très difficile de regarder: parfois c'était dans le creux d'une tête de mort — dans lequel, plus que dans tout autre récipient, elle faisait quelque autre pénitence.

Dans des peines intérieures et des sécheresses spirituelles, j'ai déjà dit combien elle souffrait : certains jours elle était aussi sèche et fatiguée que si elle n'avait jamais reçu de grâces de Dieu, et avec de si grandes craintes de ne pas le servir qu'il était bien nécessaire de

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la consoler, car nous lui entendions dire des choses selon lesquelles il semblait qu'elle avait peur d'être damnée; et elle nous faisait prier Dieu de lui donner sa grâce et de bien vouloir qu'elle fût sauvée. Et ce avec tant de larmes, que cela nous faisait peine. Nous lui disions que, Sa Majesté lui ayant fait tant de grâces ainsi qu'à tant de personnes par son intermédiaire, qu'avait-elle à craindre? Elle disait: « Quand je vois combien l'Esprit Saint a parlé par la bouche de Salomon et que son salut était pourtant en doute, alors moi, qui suis ce que je suis, je ne peux faire moins que de m'affliger, en me voyant si misérable ». Et cela, elle le ressentait de telle sorte que, lorsqu'elle lisait les vies et les exemples des saints, elle était déchirée par la peine, disant combien elle était différente, qu'elle ne savait pas pourquoi on l'appelait « sainte », alors qu'elle était si loin de l'être. Dans la connaissance de ces vérités — car à coup sûr c'en étaient pour elle — elle se consumait au point qu'il fallut parfois aller le dire à ses confesseurs, afin qu'ils la grondent et ne lui permettent pas d'être aussi tourmentée.

Quand lui prenait le désir de quitter cette vie, ce qui était très fréquent, sa seule consolation était d'être religieuse: elle estimait tant le fait de l'être qu'elle disait que c'était seulement à cause de cela qu'elle supportait la vie, et qu'il lui semblait que, bien que ce fût depuis de nombreuses années, elle ne se lassait pas de l'être, et que celles qui jouissaient d'un si grand bien étaient fort redevables à Dieu. Aussi, lorsqu'elle était le plus tourmentée, nous la voyions trouver quelque consolation en s'exerçant aux offices les plus humbles et aux rites de notre Ordre qui appartenaient aux plus novices: cela l'occupait et la consolait, et elle enviait celles qui pouvaient faire cela toujours.

7. (Mort, conservation du corps intact, miracles de sainte Thérèse)

[...]

Ces jours-là, je me trouvais, là où je viens de dire, très malade, d'une maladie si grave que j'étais condamnée par les médecins. Le confesseur, qui était Prieur du couvent de notre Ordre qu'il y a là à Grenade, était resté toute cette nuit à attendre que les grands accès de fièvre que j'avais me permettent de recevoir le Saint Sacrement. Dès qu'il me l'eut donné, je demandai qu'on me laisse seule. Aussitôt, je vis près du lit une religieuse portant notre habit, ayant notre allure, mais si glorieuse et resplendissante que je ne pouvais bien apercevoir son visage. Mais en la regardant, je disais: « Je connais cette religieuse ». Et elle souriait et s'approchait davantage de moi; et plus elle était près, moins je pouvais la voir, parce que, il me semble, j'étais éblouie par la grande lumière qui environnait tout son corps, et surtout par celle de son front, qui était excessivement éblouissante entre les tempes. Aussi, en la regardant, avais-je grande estime de notre état, faisant grand cas en moi-même de toutes ses particularités; voyant la valeur qu'avait en soi la moindre cérémonie, j'avais grande envie de dire à toutes combien c'était peu de chose que de perdre sa vie pour la garder, et quelle grande gloire nous était réservée.

Pensant que cette vision était le signal que j'allais mourir à ce moment, dès qu'elle cessa j'appelai deux religieuses, les plus anciennes du couvent, qui avaient fait partie des premières du couvent d'Avila et étaient allées avec moi à cette fondation de Grenade. L'une était la Mère Maria de Cristo, qui était sous-prieure; l'autre, la Mère Antonia del Espiritu Santo 70; l'une et l'autre avaient été à différentes époques supérieures dans d'autres couvents que celui où j'étais alors. Je leur racontai ce qui m'était arrivé, disant: « Sans doute Notre Seigneur veut-il m'emmener avec lui; et c'est pour cela

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que je vous raconte ces choses…

[...]

Je commençai à aller mieux, au point que les médecins furent étonnés de voir combien je fus guérie rapidement. Quand je commençai à me lever, arriva la nouvelle que Dieu avait rappelé à Lui notre Sainte Mère. Dès que je l'entendis, je compris que c'était elle.

[...]

...dans cette maison de Salamanque, il doit y avoir 20 ans et plus, alors qu'elle était en train de fonder la maison de Ségovie 72, nous avions ici la soeur Isabel de los Angeles qui depuis huit mois était très malade, d'une grave maladie 73 avec de très grandes douleurs, et d'énormes scrupules et peurs. Et tout cela, à la fin, la rendait si affligée et si défigurée que cela faisait grande pitié de la voir. En particulier le jour de la Saint Barnabé au matin, elle était si épuisée lorsque nous allâmes à la messe, mais lorsque nous revînmes, nous la trouvâmes dans une joie extraordinaire. La Mère Ana de la Encarnacion 74, qui était alors notre supérieure, lui ayant dit: « Dieu soit béni, ma soeur, on dirait que vous allez mieux. Qu'est-ce qui vous donne cette joie ? », elle répondit: « C'est qu'aujourd'hui s'achèveront ces peines, et je jouirai du bien que je désire ». La Mère Sous-Prieure, qui était présente, se mit à demander: « Qui vous l'a dit, ma soeur? ». La malade répondit en souriant: « Que demandez-vous, Mère Sous-Prieure! Celui qui le peut me l'a dit ». Ensuite, les mères s'en allèrent, et moi, qui avais été sa maîtresse des novices, je restai seule avec elle et je lui dis : « Comment se fait-il que vous soyez si sûre de sortir aujourd'hui de l'exil? ». Elle m'affirma que, pendant la messe, notre Mère Thérèse de Jésus avait été avec elle, la bénissant et la caressant et lui mettant les mains sur le visage, en disant: « Ma fille, ne soyez pas sotte,

n'ayez pas ces craintes, mais soyez très confiante en ce qu'a fait pour vous votre Époux, car elle est grande, la gloire que Dieu vous a préparée: croyez que vous en jouirez aujourd'hui ». Aussi m'affirmait-elle qu'il lui semblait l'avoir déjà dans l'âme, ressentant autant de paix que si jamais elle n'avait connu la guerre.

Et c'est dans cette sérénité qu'elle passa la journée, jusqu'à la nuit, où nous allâmes à matines, laissant avec elle deux ou trois d'entre nous. Et au moment même où, dans le choeur, nous allions prendre la discipline — c'était vendredi, et on la prend à la fin des matines, à onze heures, il y eut un sentiment si vif que Dieu voulait l'emmener, que, après nous être donné le premier coup de discipline, nous nous arrêtâmes, et allâmes toutes ensemble à l'infirmerie. Lui mettant le crucifix et le cierge dans la main, nous commençâmes à bénir le nom de Jésus et à dire le Credo avec elle, et elle le dit en récitant chaque article en espagnol. Et dès que ce fut fini, avec le dernier mot du Credo, elle expira. Aussitôt son corps commença à se revêtir d'une grande beauté et de splendeur, et l'on vit clairement que c'était une chose surnaturelle et céleste.

[…]


Récit du voyage en France et de la fondation de Paris, 1605

[...]

2. (Arrivée à Paris et visite à Saint-Denis)

Nous sommes arrivées ici deux jours avant la Saint-Luc. Pour nous recevoir, la Princesse de Longueville, notre fondatrice 12, vint à notre rencontre, avec d'autres dames, et nous voulûmes entrer secrètement, pour aller à Saint-Denis avant d'entrer dans notre couvent, et ainsi nous traversâmes tout Paris, qui est très grand et se trouve à deux lieues de Saint-Denis : c'est la distance que le saint parcourut avec sa tête entre les mains. Nous allâmes à l'endroit où on la lui coupa, et là où l'on martyrisa ses compagnons : c'est merveilleux que ces lieux saints aient été conservés.

Ils sont très vénérés, et avec des ornements si riches que ce qui est à l'Escurial n'est rien en comparaison des trésors qu'il y a ici; des reliques, impossible de parler, elles sont enchâssées dans des pierres très précieuses. Un clou et une grande partie de la vraie Croix, une bonne partie de la couronne d'épines, et la tunique de Notre Sauveur qui resta entière; des corps et des têtes de saints innombrables.

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Ce temple est si admirable qu'il ressemble à celui de Salomon . non seulement les murs, mais aussi le sol où l'on marche est ouvragé avec de l'or. Les châsses et les urnes dans lesquels sont les corps — tous sont laissés à découvert, ce qui se fait avec les rois sont très précieux. On ne peut exprimer comment ils sont, et la richesse qu'il y a là en couronnes et en objets anciens : jusqu'à des vases que la reine de Saba apporta à Jérusalem au roi Salomon, et bien des choses que je ne sais dire.

C'est occupé par un monastère de Bénédictins, qui sont 300 religieux; il y en a beaucoup ici de cet Ordre; mais ils ne sont pas réformés, bien qu'ils soient sans cesse dans le choeur à chanter.

[…]

6. (La vie dans le couvent de Paris)

L'affection qu'elles ont prise pour nous est très grande en effet. Et c'est miracle, car ici on a bien peu d'affection pour les Espagnols: aussi les gens sont-ils surpris de voir une si grande amitié et un tel bon accord entre nous et leurs Françaises; ils affirment qu'il n'y a pas de soeurs dans ce royaume qui s'aiment autant. Et ils s'étonnent de ce que, dès qu'elles prennent l'habit, leurs âmes s'améliorent, leur esprit se renouvelant grâce à un mode d'oraison différent.

J'essaie de leur faire regarder (et) imiter Notre Seigneur Jésus Christ, car ici on se souvient peu de Lui; tout consiste en une simple vue de Dieu, je ne sais comment ils peuvent faire cela tout le temps; depuis le glorieux Saint Denys, qui écrivit la Théologie mystique, tous s'y adonnent par suspension plus que par imitation. C'est une étrange manière, je ne la comprends pas, ni la manière de parler (en français), car on ne laisse pas lire. Mais Dieu nous fait la grâce que, sans connaître leur langue ni eux la nôtre, nous nous comprenons et vivons bien en paix, suivant en tout ponctuellement les exercices de notre communauté.

[...]

7. (Salutations et commissions finales)

Je vous saurai gré de montrer cette lettre à vos filles nos soeurs, car je ne pourrai leur écrire maintenant ni envoyer de réponse à ce que vous me demandez de dire à la Mère Anne de Saint-Barthélemy, qui se trouve comme prieure dans le second couvent que nous avons fondé, comme je vous l'ai dit, à sept lieues d'ici. Il porte le nom de notre père Saint Joseph. Elle le dirige comme une sainte, vous savez qu'elle l'est en effet, et elle me manque grandement, bien que celles qui sont avec moi m'aident beaucoup, en particulier les deux de Salamanque. Elles ont beaucoup de courage,

jours déterminés. Pour la recevoir en dehors de ces occasions, elles doivent demander la permission au confesseur et à la prieure.

[...]

Lettres

Lettre 1

À JUAN GUTIERREZ DE LA MAGDALENA, O. CARM.

Beas, fin 1578 ou début 1579

À une lettre du P. Juan Gutiérrez, provincial des Carmes Chaussés de Castille, dans laquelle il annonçait sa visite canonique à Beas comme provincial, alors que les Déchaux et Déchaussées avaient été mis par le Nonce, à la fin de l'année 1578, sous le gouvernement des Provinciaux Chaussés, et dans laquelle il invitait la communauté à revenir au tronc des Carmes; la Mère Anne répond que le couvent de Beas n'appartient pas à la province de Castille mais à celle d'Andalousie a; aussi ne l'admettront-elles pas comme visiteur et encore moins pour défaire l'ceuvre de sainte Thérèse.

Père, j'ai reçu votre lettre. En ce qui concerne votre venue dans ce couvent, si ce n'est que pour que nous vous y servions et que vous nous donniez votre sainte bénédiction, nous en serons très honorées; mais si c'est pour y faire la visite (canonique), je ne sais comment cela serait possible: cette maison en effet est du ressort de

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la province d'Andalousie, et non de celle de Castille, comme vous le savez: aussi je ne vois pas comment nous pourrions permettre cette visite. Et surtout si vous voulez défaire ce qu'a fait le Saint Esprit par l'intermédiaire de notre sainte Mère Thérèse de Jésus. Quant à ce que vous me dites, de « revenir à notre tronc », vous savez bien, et mieux que moi, que notre tronc à tous, c'est Dieu, et que c'est à Lui surtout que nous avons donné nos coeurs. Le second tronc, c'est notre père Élie: nous essayons de l'imiter intérieurement et extérieurement, du mieux que nous pouvons. Il ne semble pas que puisse courir un danger celui qui a un tel pôle, et un tel guide. Que Dieu garde votre Paternité, etc.

(Ana de Jesus)

[...]

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Lettre 12


Ici apparaît la première de huit lettres – tiers de notre choix - adressées à l’ami Diego de Guevara 30.

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., à BILBAO

Salamanque, le 1er décembre 1602


JHS. Que Notre Seigneur, avec une grâce et une force neuves, naisse dans votre âme, mon Père ! Je ne puis dire combien j'ai souhaité être informée de votre voyage et de votre arrivée, et le peu de cas que j'ai fait de mes prières quand j'ai vu votre lettre. Elle est arrivée cette semaine entre mes mains, et certes elle m'a humiliée et

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a arraché toute la vanité que je pouvais avoir à votre sujet, alors que vous commencez avec si peu de forces, et si préoccupé des choses matérielles. Soyez donc spirituel: s'il manque des oreillers, rappelez-vous que Notre Maître n'eut point où reposer sa tête. Et, occupé en cette sainte pensée et en d'autres semblables, croyez que Dieu vous pourvoira de tout le nécessaire, et sans miracle. Nous le voyons si nous avons la foi; mais si nous manquons de foi, toutes nos diligences ne suffisent pas à nous le procurer.

Je ferai quelque diligence ici auprès du P. Maître Antolinez. Pour qu'il vous aide, il me semble que son amitié ne (vous) fera jamais défaut. Écrivez-moi vite comment cela va; des débuts comme ceux-là sont généralement le signal de milieux très bons, et de fins encore meilleures. J'espère en Dieu qu'Il vous les donnera en tout, ainsi que l'expérience de la Providence divine, car elle est grande, celle dont on jouit dans le gouvernement des religieux. Veillez, mon Père, à ce qu'ils soient bien religieux, ceux dont vous avez la charge; ainsi se fera ce qui est nécessaire, et non dans l'agitation mais dans la paix et la quiétude en recourant à Celui qui le fera; car vous savez bien qu'avec vos propres forces vous ne pouvez rien. Je prie Dieu très fort pour qu'Il vous donne la force de suivre les exercices de communauté, et de ne pas prendre vos aises; il sera meilleur pour vous de vivre sans vos aises, et de dire la messe chaque jour.

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Je souhaite qu'en la disant vous vous souveniez de moi. On m'envoie à Ciudad Rodrigo. Ce sera peut-être avant la Noël; car, tomme on a déjà obtenu la permission, on se hâte; et on se hâte aussi pour me faire revenir ici aussitôt après. Que Dieu me mette là où je le servirai davantage!

Priez-le pour cela; je ne désire qu'une chose: Lui donner de la joie. De la joie, Dieu m'en donne tant ces jours-ci que je me demande comment je puis la porter. Aussi ai-je prié notre Père Général, à qui on demande des religieuses pour aller fonder en France, d'être une d'entre elles, s'il en accordait. Et ceci est sérieux: à Paris, c'est déjà arrangé. Ce grand Seigneur nous oblige tant par Ses miséricordes que l'âme se consume pour en tirer profit, et pour trouver l'occasion de lui montrer son amour.

Ayez beaucoup d'amour pour Lui, en lui étant reconnaissant; et vous serez humble, et content de tout ce qui vous arrivera. Que

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l'Esprit Saint le fasse en vous, et qu'avec Ses dons Il vous garde, et qu'Il accorde à votre couvent ce que nous souhaitons.

En ce couvent de Salamanque, 1er décembre 1602.

Anne de Jésus


Lettre 22

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., à ACALA de HENARES

Salamanque, 12 juillet 1604

Au Père Fr. Diego de Guevara, recteur du Collège San Agustin, à Alcala de Henares.

JHS. Que l'Esprit Saint par sa grâce fortifie votre âme et votre corps! Votre humilité me confond, mon Père (c'est par égard que je m'exprime ainsi!): vous vous affligez maintenant pour des incidents! Le Christ en a vu d'autres, et de bien pires, durant sa vie apostolique, et ce n'est pas pour cela qu'Il a abandonné son oeuvre de Rédempteur et de Chef. Abandonner votre charge ne doit même pas vous effleurer l'esprit. Assumez-la avec charité et prudence; Notre Seigneur vous aidera; ne craignez pas que ce qu'on pourrait dire contribue à vous diffamer à Bilbao, ni nulle part ailleurs.

Le Père Maître Antolinez n'est pas ici, je le regrette, car il m'aurait aidée à vous gronder pour cette étroitesse de coeur. Dilatez donc votre coeur, mon Père, pour que tout l'enfer y ait place, si c'était nécessaire pour qu'une âme en sorte. Et pas de préoccupation ni de nuage! Dieu l'a éclairci avec les cris dont a parlé mon Ana de Jesus. Vous me rendrez service en lui demandant si l'on crie pour que je m'en aille ou pour que je reste, car la diligence que font les Français pour m'emmener est grande, sans rien faire savoir là-bas à mon sujet. Écrivez-moi ce que vous pourrez apprendre à ce sujet, et ne

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soyez pas angoissé à cause des nécessités de votre maison: si vous avez confiance, vous les verrez bien vite remédiés.

Lisez donc ma Déclaration /3, et renvoyez-la moi bientôt. Et dites-moi si ces faiblesses ont disparu; cela vous tuera de continuer ainsi! Le poids de la charge de supérieur suffit bien. Il ne faut jamais

l'abandonner, ni la rechercher, ni avoir peur des incidents: il est impossible qu'il n'y en ait pas de toutes sortes dans une commo. nauté. Saint François et tous les saints qui ont gouverné ont eu à en

supporter, et ils n'en ont pas démissionné pour autant. Vous le savez bien, mon Père, profitez de ces exemples.

Et ne m'envoyez plus de lettre sans date, cette dernière n'en avait pas. À l'instant où je la reçois, j'y réponds. Grâce à Dieu, je suis en bonne santé, et je prie Sa Majesté de vous garder, et de vous donner ce que nous vous souhaitons toutes.

!A Salamanque; 12 juillet 1604

Anne de Jésus


3. La déclaration qu'elle lui envoie est la « Déclaration sur la vie, vertus et miracles de sainte Thérèse, émise en 1597 devant Juan Alonso Curiel. Témoignage essentiel que nous avons [partiellement] édité supra.


Lettre 34

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., SALAMANQUE

Bruxelles, 2 décembre 1607

Au P. Maître Fr. Diego de Guevara, de l'Ordre de Saint Augustin, au couvent de Salamanque ou en quelque endroit qu'il se trouve. Salamanque.

JHS Maria. Que l'Esprit Saint vous fortifie, pour que vous agissiez et souffriez avec l'amour que Sa Majesté vous a donné. Nous savons d'expérience que c'est selon la mesure du talent que sont données les souffrances. Aussi je ne m'étonne pas de celles que vous avez à supporter, le Père Maître et vous, et ceux qui sont avec vous. J'ai fait ce que j'ai pu pour vous aider, mais c'est arrivé trop tard - je ne l'avais pas su plus tôt. Le Nonce a répondu au marquis de Montenegro, son neveu, qu'il a trouvé l'affaire terminée quand il est arrivé, mais que si l'occasion de vous aider arrivait en son pouvoir,

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il le ferait très volontiers. Je crois que la volonté de Dieu est de perfectionner et d'accomplir par de tels incidents les bons désirs; vous avez dû le voir, mon Père, par ce que vous avez éprouvé lorsque vous avez vu le bras de notre sainte Mère et que vous avez senti le parfum, même après être sorti de l'église. Les doux possèdent la terre et l'âme se possède dans la patience. C'est ainsi que se firent les saints; si nous voulons l'être, imitons-les: ils ont tout le temps été persécutés et tourmentés, ils ont vécu presque morts, et maintenant qu'ils sont morts, ils sont ressuscités avant la résurrection générale. Mais je ne sais pourquoi je vous dis ce que vous savez mieux que moi.

Vous avez dû m'entendre dire un jour qu'ils étaient malheureux, ceux qui dans le monde ne souffraient pas de tourments pour l'amour de Dieu. A chaque instant j'en ai faim davantage, et tous ceux qui se présentent sont si infimes qu'en fait je ne trouve pas en eux de quoi me nourrir; et je ne sais ce qu'il y a dans cette phrase : « Il fut rassasié d'opprobres », mais je vois que dans les membres du Christ en persiste la faim. Beaucoup sont contenus dans le mépris de nous-mêmes: jusqu'à ce que nous l'ayons embrassé, nous n'aurons pas la paix, qui s'obtient en nous vainquant et en nous laissant vaincre, en disant : « Voici votre heure »; et cela devrait nous paraître bien peu de chose, car d'un instant dépend l'éternité et la jouissance de ce qui n'a pas de fin; car il n'y a pas de malheur dans ce qui a une fin.

Dieu soit béni de ce qu'ont cessé les tourments de cette bonne Anne Garcés 6; j'ai tout de suite avec sollicitude fait dire des messes pour elle, et je prie Sa Majesté qu'Il lui donne une grande béatitude.

De la béatitude, ces papiers que vous m'envoyez m'en ont causée, bien que je manque de temps au point que je pourrai fort peu

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les lire; la Fondation de Grenade, je vais la faire tout de suite recopier, et je l'enverrai immédiatement à la Mère Prieure de notre maison pour qu'elle vous la donne. Et par elle vous pourrez savoir ce qui se passe par ici, car je n'ai pas le temps d'en dire plus.

Que Notre Seigneur par Sa miséricorde vous garde, et vous fasse souvenir toujours dans vos Saints Sacrifices et vos prières de votre pauvre servante, et de celles qui sont en sa compagnie. Je demande la même chose à notre Père Maître Antolinez et à tous les amis Puisque la sainte duchesse de Gandie dit que les souffrances sont des effets de mes prières, elle supportera bien celles qui maintenant se sont présentées à elle. J'y ai pris grande part. Mais Dieu nous a fait la grâce que son fils Ignace de Borgia soit enfin en bonne santé, et très bien marié.

Bruxelles, 2 décembre 1607

Anne de Jésus

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À BEATRIX de la CONCEPTION, O.C.D., BRUXELLES

Mons, 13 décembre 1607

À ma Mère Beatrix de la Conception, sous-prieure des Carmélites Déchaussées, à Bruxelles.

JHS. Que Dieu nous accorde Sa grâce, ma chère Mère ! Vous pensez sans doute que je jouis d'un grand repos. Dieu sait ce qu'il en est, et le désir que j'ai de me retrouver enfin dans cette maison (de Bruxelles) ! Don Luis et Juan de Torres vous diront où nous en sommes ici, et tout ce qui s'est passé. Priez ce dernier de revenir sur le champ avec les lettres de leurs Altesses, celles des Pères confesseurs et celles du Président et de l'Auditeur général, je pense qu'elles nous seront utiles, en plus de celles de notre Mancicidor. Dites-le à votre soeur. Un des abbés s'appelle de Vicoine, et l'autre de Liessies.

Oh ! je voudrais que vous voyiez dans quelle extase est don Juan [de Quintanadueñas], et quels lits il nous avait préparés ! Il en était de même Pour la maison; je n'ai pas voulu aller la voir. Je resterai dans celle où je suis, à moins qu'on obtienne l'une des maisons de ces Abbés. Madame de Roisin se met à notre service en tout, et doña Claudia est d'une gentillesse inouïe. Elle m'a donné une robe qui vaut plus de deux cents ducats. Elle nous sert, balaie l'appartement et se fait notre portière.

Marie de Saint Joseph, à ce que je vois jusqu'à maintenant, ne vaut rien; je bénis Dieu de ne pas l'avoir laissée. Quant à Claude du Saint Esprit, elle est plus que ce que nous pensions. Elle m'aide bien, ainsi que Marie de Sainte Anne. Agnès s'est montrée dès son arrivée si assaillie de parents qu'il s'en est fallu de peu que je ne lui ôte l'habit, mais elle se corrige. Son père est excellent, et il s'occupe de tout. La grille est mieux que celle de Bruxelles, et elle ne coûte presque rien. Don Luis vous racontera tout; il emporte la relique. Ii est déjà une heure du matin, et Alberte veut que je me couche!

Restez avec Dieu, ma fille. Envoyez-moi de la bure, car on me dit qu'il y a beaucoup de personnes des familles les plus considérables qui vont entrer. J'ai trouvé ici une chanoinesse, cousine de notre Marie de la Trinité. Transmettez mon bon souvenir à cette dernière et à toutes; je ne puis en dire plus.

Mons, 13 décembre (1607). Vôtre jusqu'à la mort. Que Dieu nous donne la joie durant l'éternité. Amen, amen.

Anne de Jésus

[...]


Lettre 38

À BEATRIX de la CONCEPTION, O.C.D., BRUXELLES

Mons, fin 1607 ou début 1608

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À ma Mère Beatrix de la Conception, prieure des Carmélites Déchaussées, à Bruxelles.

JHS. Que Jésus soit toujours avec vous, ma chère Mère et vraie fille de mon coeur. Comme elle m'a consolée au bon moment, votre lettre, datée du jour des saints Innocents ! Ce jour-là même, je vous avais écrit de ne pas me tuer par votre silence ; quand j'ai dit à mes filles de le garder, c'est parce qu'elles avaient beaucoup à faire ces jours-là. Mais la solennité a été si belle que, à ce que m'affirment les gens du dehors, il semblait que ne manquait au choeur aucune de celles qui sont venues ici. Il suffisait que vous y soyez, ma chère âme ! Jamais je n'avais imaginé que j'avais mon âme en vous au point où je la trouve maintenant. Cela m'est très pénible: aussi bien quand je dors que quand je veille, votre absence me pèse, et son effet en moi me semble une tentation. Si votre affection pour moi vous fait le même effet, j'ai pitié de vous.

Don Juan m'a fait grande pitié aujourd'hui, et je voulais envoyer Naved, quand cet homme est arrivé dimanche après-midi, et tous

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me disaient que c'était folie d'être tant en peine. Je répondais que ce n'était pas en mon pouvoir: vous voyez comme j'ai attrapé votre maladie !

Pourquoi m'envoyez-vous mes lettres fermées ? Je vous ai priée de les voir toutes. Celle de Don Pedro de Zuniga m'a fait plaisir. Envoyez de ma part mille respects à Sa Seigneurie ainsi que beaucoup d'affection. Celle que j'ai pour Madame Maria Coloma me fait ressentir son mal. Que Dieu le lui ôte, et garde Leurs Seigneuries de nombreuses années. J'ai été bien contente du bonheur de Madame de la Sau; que Dieu lui permette d'en jouir, et qu'Il donne la santé à sa sœur! Cela me fend le coeur de la voir si malade. Et ce que cette personne a souffert! Entre nous, sachez que depuis des jours je le redoutais, et que je le lui disais. Cela m'a touché le coeur, et certes je l'ai bien en peine. Quel tourment que de bien aimer ! et davantage pour ceux qui le méritent comme vous, ma Mère.

Vous m'avez fait une grande charité avec les 50 pièces d'argent; dites-moi où vous les avez eues; je ne voudrais pas que les gens du dehors le sachent. Veillez, ma Mère, à ce que Juan de Torres fasse donner l'assurance, par le capitaine, des 2000 ducats et de la part de biens qui revient à sa fille, et qu'il l'envoie au P. confesseur don Inigo. C'est bien; nous recevrons sa fille à Bruxelles.

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Ici, oh! quelle charmante fille que la chanoinesse, cousine de notre Mère de la Trinité ! Je souhaite qu'elle soit la première que nous recevions, et si je peux, je l'emmènerai à Bruxelles, qui est comme la Présentation de Paris; et cela vous fera plaisir: c'est ce que je souhaite plus que mon propre plaisir.

Vous, ma fille, faites-moi plaisir en veillant à votre santé et en faisant ce que je vous ai ordonné: pendant quinze jours mangez de la viande et ne vous levez pas avant Prime. Et choyez bien toutes mes filles: je les porte écrites dans mon coeur. Leurs poèmes nous ont bien diverties, ainsi que ceux de notre Catherine de Sainte Anne. Dites-moi, ma Mère, si la quêteuse de Louvain est venue, et si l'on sait quelque chose de l'arrivée de madame de Montgaillard.

Il est minuit, aussi je termine. Je pense que demain Madame de Roisin trouvera une maison, pour nous laisser la sienne. Elle est pleine de sollicitude pour nous, ainsi que sa nièce. Soyez toujours reconnaissante envers elle; et envoyez de ma part les souhaits de Noël et de Bonne Année au Grand maître des Postes et à sa femme, et à Madame Manrique et à sa soeur, ainsi qu'à notre Constance. Je voudrais bien avoir des nouvelles de Louvain, et de ce qui a été fait au sujet de la rente 16. Ici, on m'a conseillé de deman-

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der à Son Altesse qu'il nous fasse donner du bois, je ne sais pas Si je vais le faire — posez donc la question à Bruxelles. Et recommandez moi aux amis, et beaucoup à Dieu; qu'Il vous garde avec Sa grâce divine de nombreuses années ! Amen.

(Anne de Jésus)

[...]


Lettre 40

À BEATRIX de la CONCEPTION, O.C.D., BRUXELLES

Mons, 14 janvier 1608

JHS. Que Notre Seigneur vous donne, ma Mère et fille très aimée, la joie de la Fête des Rois, avec autant de foi et de vénération qu'ils ont eues à Bethléem! Pour moi, votre lettre a été une fête. Et croyez bien que c'est un grand soulagement de nous écrire, quand nous sommes éloignées l'une de l'autre. J'en déduis la joie que cela doit donner à don Pedro 1. Par charité, je vous demande de ne pas manquer de lui écrire chaque semaine; et d'accepter l'aumône que veut faire Sa Seigneurie, ne serait-ce que pour lui enlever le souci qu'il a du froid que nous endurons; demandez-lui de nous envoyer cinquante aunes de ce drap dont il parle.

Oh ! ce que je me suis amusée avec la lettre de Don Diego, votre frère ! Tout ce qu'il dit m'a divertie, et surtout les deux raisons pour lesquelles il souhaite venir. Que Dieu le garde ! il ressemble à sa famille ! Et notre Juana del Espiritu Santo semble bien contente d'être dans sa cellule; elle a bien réparti ce qu'on lui a envoyé Faites-lui tout de suite les croix qu'elle demande et envoyez-lui Ce que vous pourrez voir qui lui fait plaisir, car ce sera bien employé; du moment que vous n'en avez pas besoin pour moi, n'y manquez pas, ni de lui envoyer des reliques; si elle n'en a pas, je lui en donnerai ; et je donnerai ma vie aussi, pour ce qui pourrait vous faire plaisir. Votre seul souvenir m'attendrit et me fait pleurer comme une vieille. Je me cache autant que je peux de celles d'ici, mais je n'arrive pas à le dissimuler. Je suis constamment très triste de me voir sans ma véritable fille, et j'ai promis à Dieu de ne plus me séparer de vous, sauf si j'y étais tenue par l'obéissance. Car j'ai vu clairement qu'il n'est pas bon que nous soyons l'une sans l'autre dans des terres si étrangères.

Oh ! combien elles sont étranges, les femmes de par ici ! Il faut le voir pour le croire. Jamais je n'aurais imaginé qu'une telle mollesse et une telle indécision puissent exister chez des êtres humains. Celle de Madame de Roisin me tue; j'en suis comme tout étourdie. À notre arrivée, elle nous a offert sa maison et tout ce qu'elle avait; et

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elle n'arrive pas à partir — et elle ne trouve pas où aller. Chaque jour elle dit qu'elle attend une réponse. Et avec cela, nous ne faisons rien, et nous n'avons trouvé, de tout ce qu'on nous disait, qu'une belle cloche qu'on nous avait envoyée en aumône ; on peut nous dire ce qu'on disait au roi quand il s'empara de Grenade : « Ferdinand, charretier, vous n'avez pas de boeuf, et vous avez déjà une sonnaille! ». Ce fut une grande bêtise de ne pas prendre la maison du Comte de Berlaimont pour les trois mois qu'il nous l'offrait après la vente ; une fois dedans, nous y serions restées.

Si vous saviez ce qui se passe avec la Comtesse de Berlaimont , qui avait offert de nous aider avec ses domestiques et ses amis d'ici, et de nous donner du bois, de la pierre, de la chaux pour les travaux ! Et, parce que nous sommes passées, en venant ici, par la maison de la Comtesse d'Arenberg , qui est sa tante, et que sa mère se trouvait là, voilà qu'elle s'est tellement offusquée qu'elle ne veut plus nous dire un mot ni répondre à ma lettre. Renseignez-vous auprès de Madame de Luna pour savoir si elle la lui a donnée. Madame de la Sau a écrit qu'elle est peinée, parce qu'elle ne veut pas qu'on ait de l'amitié pour qui n'en a pas pour elle. Ce serait du joli si nous, nous entrions dans ces différends ! — encore que je ne l'aie pas su; quand je l'ai su, j'ai fait ce que j'ai pu pour la réconci-

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lier avec sa mère et sa tante. Elles se sont obstinées. Mais même si cela devait se retourner contre moi, je ne soutiendrais pas de telles inimitiés, car nous devons être amicales envers tout le monde.

Je raconte cela pour que vous voyiez par quels moyens Dieu s'y est pris pour accomplir, Lui seul, cette fondation. Cela me coûte de grandes peines, et c'est au point que, même quand je dors, l'angoisse ne me quitte pas: je rêve tout le temps à quelque chose qui m'en donne, ce qui est nouveau chez moi. Mais le pire de tout, c'est quand j'imagine que vous n'avez pas de santé. Pour l'amour de Dieu, veillez-y, et faites ce que je vous ai demandé; maintenant je vous ordonne de ne pas vous donner la discipline, ni de faire aucune sorte de pénitence jusqu'à la Purification; et d'entourer mes filles de sollicitude autant que vous le pourrez, car le temps est rigoureux, et votre maison est froide.

Sommes-nous mieux ici sans maison ? Cela me coûte de nous voir ainsi, bien que chaque jour je reçoive Sa Majesté et entende deux ou trois messes. J'en offre quelques-unes pour votre soeur : il y a quelques jours, j'ai rêvé d'elle; elle était si triste que cela me fendit le coeur; comme je la tenais embrassée, et que nous pleurions toutes deux, je la dévisageai, et je lui vis trois marques sur une joue. Je m'éveillai si brusquement que je me jetai hors du lit, avec l'inquiétude de ne pas aimer quelqu'un qui me causait tant de peine. Que Dieu le pardonne à qui en est cause !

Dites-moi si vous lui avez donné la lettre que je lui ai écrite avant les fêtes. Je voudrais bien savoir aussi si celle que j'ai écrite au Comte de Brouay est bien arrivée, ainsi que celle envoyée à Don Rodrigo pour Son Altesse: Juan de Torres ne me le dit pas. Maintenant, il écrit qu'il viendra voir Leonor. Dites-lui qu'il la verra à Bruxelles, car on ne penche pas pour qu'elle reste ici. Nous allons devoir faire venir Anne de Saint Barthélemy, car je sais que la fondation de Tours (où ils disaient vouloir l'emmener) ne se fait pas. Jusqu'à ce que cette maison-ci soit établie, je ne m'occupe de

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rien. Dites à Urena, ma Mère, de ne pas venir ici jusqu'à ce que Naved soit à Bruxelles ; et à doña Eugenia, mille choses de ma part; quand j'ai fait ce rêve, je lui donnai beaucoup de baisers avec d'abondantes larmes. Je lui donnerais volontiers maintenant les baisers sans les larmes — ainsi qu'à mes jolies petites-filles; j'ai l'impression de les voir, comme vous me les décrivez, de véritables fleurs; et aussi Don Juan, leur frère. Dites-moi si le secrétaire Mancicidor va aller traiter de la paix, et si se fait celle de Don Luis de Velasco.

Je n'arrive pas à terminer avec vous, ma Mère. Voyez ceci: je vous charge de réunir le Chapitre, et de ne permettre aucun manquement à la Règle de notre Ordre; ne laissez pas parler les dimanches et jours de fête. Ce sera une grande fête pour moi que de vous voir ! Je porte vos lettres sur moi; si je pouvais, à chaque heure je vous écrirais; aussi je vous envoie la copie de celle qui se trouve à l'intérieur, pour Son Altesse. Dites-leur toujours ce que vous saurez de nous, et le souci que nous avons d'avoir des nouvelles de Leurs Altesses, et de la première dame d'honneur, et de doña Vicenta.

Et voyez, ma fille: les routes ne sont pas pour envoyer des messagers, il y a beaucoup de frais de port. Quand la gouvernante viendra, elle pourra apporter la chape. Les bordures dont j'ai parlé: rouges — mais si elles sont mieux en cramoisi, mettez-les (bien que

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moi, j'eusse préféré un tissu semé de fleurs). Faites-moi la grâce, ma Mere, de m'envoyer quelques petites choses que je puisse donner aux servantes de ces dames, et à une très jolie petite fille qu'elles ont. Mais la plus grande grâce que je recevrai, c'est, si notre cellule est plus abritée, que vous vous y installiez immédiatement - car elle doit être moins froide la nuit. Dès que j'arriverai, j'accomplirai ma promesse, et comment! Chaque jour je la renouvelle.

Je me recommande au bon souvenir des Luis, et à tous les amis et tout particulièrement à Manrique, et à notre Constance, et à doña Ana Maria, ainsi qu'à l'Auditeur et à Madame de Molina. J'ai trouvé ici un Sauveur qui m'a plu, je vous l'envoie - ainsi que les deux saintes, Catherine et Marguerite - pour que vous l'envoyiez à Salamanque. Dans l'étamine, il y aura bien assez pour Silva et pour Torres; donnez-en aux deux, et il en restera pour faire des scapulaires. Restez avec Dieu, ma fille, je ne puis plus en dire davantage. Envoyez-moi, par l'intermédiaire de la gouvernante, quelque chose de sucré qui soit un savoureux cadeau pour Madame, et deux flacons de poudre (tirés de la boîte qui se trouve dans mon petit coffre) pour doña Claudia. Car je leur dois beaucoup !

À Mons, 14 janvier 1608. Ma Mère, votre servante,

Anne de Jésus

[...]


Lettre 41

À BEATRIX de la CONCEPTION, O.C.D., BRUXELLES

Mons, 16 janvier 1608

À ma Mère Beatrix de la Conception, prieure des Carmélites, Bruxelles.

JHS. Que Jésus soit avec vous, ma chère Mère! Croyez que nous sommes ensorcelées l'une par l'autre, car le jour où je ne parle pas avec vous, je ne puis vivre: et c'est ainsi que j'ai hâte de vous écrire; et je commence sans formule de politesse pour avoir plus de papier. Qu'aura donc fait votre père, ma fille? - que Dieu ait son âme ! Maintenant je sais par expérience ce qu'il 'a dû éprouver à se voir sans sa Beatrix, car moi, bien que j'aie l'espérance de vous voir et de vous servir, j'éprouve tant de tristesse ! Je ne puis exprimer le

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dixième de ce que je ressens. Que Dieu me le pardonne ! et qu'Il ne permette pas qu'il en soit de même pour vous, cela vous épuiserait.

Epuisée, je l'ai été, à cause des affaires de cette maison, mais Madame déménage, et nous pourrons certainement installer le Saint Sacrement le jour de la Conversion de Saint Paul, si Notre Seigneur permet qu'il n'y ait pas de nouvelles difficultés ; nous en avons eu suffisamment! La bonne dame s'en va dans une petite maison, tout le monde est stupéfait qu'elle se retire à ce point, et sa nièce et les servantes le prennent si bien qu'il y a de quoi louer Dieu; et aussi pour l'affection qu'elles ont pour nous.

Envoyez-moi quatre ou six paires de gants (votre soeur vous en donnera) pour des maîtresses et des servantes; ce sont des cousines de Madame de Leyva, très sages et vertueuses. Et pour Madame de Roisin, faites-moi un reliquaire comme le vôtre, avec Notre-Dame et notre sainte Mère (Thérèse); car je lui dois beaucoup. Avec le voiturier qui porte cette lettre, envoyez-nous Catherine, une bonne compagne ne lui manquera pas; et nous aurons besoin tout de suite de Catherine, Alberte ne peut pas seule s'occuper de tout. Nous sommes si peu nombreuses, il faudra qu'elle nous aide au choeur. Ah ! quel effet cela va me faire sans ma Mère, j'ai peur d'être bien triste quand nous chanterons ! Que Dieu reçoive ce sacrifice.

Avec cette lettre, je vous envoie un peu de jus de réglisse cuit qui semble être quelque chose de mauvais, mais qui est très bon pour la poitrine, si on le prend quand on va se coucher. Cela m'a fait du bien, et je pense que cela en fera à ma fille, prenez-le par charité. Et quand viendra Catherine, qu'elle nous apporte quelques couvertures, nous en sommes très pauvres ici; nous nous couvrons avec les capes que j'ai coupées, et les soeurs me disent qu'elles n'ont

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jamais eu tant d'oraison et de consolation : ainsi Dieu supplée à ce qui nous manque.

si on a fait les rubans, envoyez-m'en, ma Mère, trois ou quatre, et un petit autel qui était consacré (Urena 8 doit savoir où il est), et un grand, s'il y en avait un (celui que nous avons ici est prêté). Donnez-nous aussi le nouveau petit missel pour les diacres, ils doivent l'avoir en mains, et ils ne veulent pas de notre vieux missel parce que le texte n'en est pas corrigé. Et que Marguerite de la Mère de Dieu parle à Catherine, et lui dise — comme venant d'elle-même — ce qu'elle a donné pour son habit, afin que, si elle a quelque chose, elle nous le donne; car ici les gens gardent beaucoup leur argent, et dès qu'ils font un pas, ils veulent qu'on le leur paie. Je ne sais ce que nous aurions fait au milieu de gens pareils si nous n'avions pas été avec Madame); car, bien qu'elle soit indécise et renfermée, elle a des manières de grande dame, et elle l'est véritablement dans ses affaires.

Combien je vous en demande, moi, et il ne me passe pas par l'esprit que je vous fatigue !

[…]


Lettre 42

À BEATRIX de la CONCEPTION, O.C.D., BRUXELLES

Mons, 24 janvier 1608

[...]

À ma Mère Beatrix de la Conception, prieure des carmélites Déchaussées, Bruxelles.

JHS. Que Jésus soit avec vous, ma Mère et très chère fille. Ne parlons pas de notre affection mutuelle, car c'est un chapitre qui n'a pas de fin; les six semaines ont été pour moi six ans, et chaque jour je le ressens davantage. Mais pour notre grand Dieu nous pouvons bien supporter cette souffrance. Qu'Il veuille bien l'agréer, Lui qui permet que nous nous comprenions de si loin !

[...]

Excellente, ma santé l'est aussi, bien que je sois lasse de voir que nous ne pouvons rien faire: je crois que c'est Dieu qui crée ces obstacles; et Il nous donne tant de gelées que j'écris au-dessus du feu, et à chaque instant j'enlève les glaçons de ma plume. Son Altesse nous a fait un grand bien avec ce bois; que Dieu le rende à Bernal Cornelio ! Nous avons un froid tel qu'aujourd'hui Leonor a brûlé son manteau; moi, je porte un matelas sur la tête ! Que Celui qui est notre tête à tous nous vienne en aide !

À Mons, 24 janvier 1608. Ma Mère, votre perpétuelle servante,

(Anne de Jésus)

[...]


Lettre 56

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., SALAMANQUE

Bruxelles, 15 mars 1610

Au Père Fr. Diego de Guevara, de l'Ordre de Saint Augustin, dans son couvent de Salamanque.

JHS. Que Notre Seigneur Jésus Christ soit toujours avec vous, vous donnant le fruit de Sa sainte Passion, et vous faisant l'imiter en tout. Il n'est plus temps de nous laisser retenir par notre tiédeur, alors que nous avons tant de raisons d'ouvrir les yeux. Eh oui, mon Père: il suffit de voir combien le Maître Curiel est bien fini à Salamanque. Qui aurait cru qu'un tel homme ne manquerait pas; qu'il ne serait pas regretté extrêmement là où il avait tant travaillé? Comme il serait déçu s'il ne l'avait pas fait pour Dieu, qui maintenant le lui rend par une grande béatitude; je crois qu'il en jouit, par la divine miséricorde; il ne faut pas cesser d'offrir des messes et des prières pour qu'elle augmente, il nous le rendra par la divine Présence.

La vôtre me consolerait bien; mais je pense que ce ne sera pas sur la terre, étant donné ce qui m'est arrivé deux jours avant le Carême. Que ceci soit entre nous, je ne l'ai dit à personne d'autre, et je ne sais

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pas si je le dirai. Voici: j'avais, depuis que je suis venue d'Espagne, une inclination naturelle à m'en retourner là-bas; la seule chose qui me retenait, c'est que j'attendais que soient installés ici nos frères déchaux. Comme les voilà qui arrivent enfin d'Italie, je commençais à me décider, et, le jour dont je parle, alors que j'entendais la messe, à l'élévation, je compris que le Saint Sacrement me disait: « Là où je suis, tu peux être aussi. Tu es venue pour moi, et tu veux t'en aller pour toi ! » Et, bien que ces deux paroles seules aient été exprimées, j'en compris tant que je n'ai plus osé penser à cela. Que Dieu fasse de moi ce qu'Il voudra! Priez-le, et qu'Il éclaire ma Mère Sous-Prieure; je ne puis lui dire de partir ou de rester, car je ne sais ce qui sera le mieux pour elle. Et elle est très perplexe — et plus encore, avec l'occasion qui se présente pour elle de pouvoir faire le voyage avec son oncle. Ce serait un grand sacrifice que de nous séparer; mais je suis si épuisée que, de toutes manières, ce sera difficile. Je voudrais avoir l'avis du P Maître Antolinez ; il n'écrit rien de clair. Je vous prie d'essayer de vous en informer près de lui, et de le lui écrire à elle-même — mais ni elle ni personne n'ont à savoir ce que je dis ici.

[…]


Lettre 69

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., à SALAMANQUE

Bruxelles, 25 novembre 1615

Au P. Maître Fr. Diego de Guevara, de l'Ordre de saint Augustin, en son couvent de Salamanque.

JHS Maria. Que l'Esprit Saint soit toujours dans votre âme, mon Père! Quelle plus grande consolation ce serait pour moi de vous parler plutôt que de vous écrire; car, par lettre, on ne peut dire tout ce qu'on veut — ni à quoi a abouti la dévotion que j'avais pour le saint Job. Il est impossible de comprendre la distance qu'il y a entre désirer et faire, et combien est faible notre connaissance de ce qu'est la vraie vertu et le mépris de soi-même. Oh! comme Dieu sait faire et défaire ! Il n'y a pas d'offenses ni de peines ni de mépris qui soient capables de faire voir comment était le coeur de mon Seigneur lorsqu'il a dit de lui-même: « Je suis un ver, et non un homme; l'opprobre des hommes et le rebut du peuple » À celui qui se voit dans un pareil état, il semble que Job n'a rien dit quand il se plaignait de ce que la Puissance divine se manifestait en poursuivant un morceau de bois sec /2. Je le suis à un tel point, mon Père, que je me tais sur ce que je comprends: il est impossible de juger la manière dont


2. La Mère était entrée dans l'époque la plus noire de sa vie, avec une grave maladie qui, depuis 1613, la consumait dans de terribles douleurs. C'est à ces souffrances qu'elle fait allusion dans ces expressions douloureuses adressées à son ami, et dans le souvenir continuel de Job souffrant, aussi bien par le Commentaire du Livre de Job de Luis de Leon que par les gravures qui lui furent offertes, qui représentaient Job ainsi que la Passion du Christ. La maladie avait commencé le jour de la saint Marc 1613, par des tremblements avec lesquels « toutes les maladies anciennes dont elle souffrait d'habitude se compliquèrent: la paralysie, la goutte, la sciatique, l'hydropisie, la tumeur dans la poitrine, les sueurs, et à nouveau des sensations de brûlures si intolérables qu'elle ne pouvait supporter aucun vêtement, même dans les froids rigoureux de ces pays, et une enflure à la gorge si pénible qu'elle ne pouvait s'étendre, si ce n'est avec un grand risque de s'étouffer » (Manrique éd. II, 128).

(NDT). L'expression « en poursuivant un morceau de bois sec » est un souvenir de Jb 13, 25 (« stipulam siccam persequeris »); la Mère, en écrivant: « perseguir una astilla seca », utilise les mots mêmes de la traduction de Fray Luis de Leon: « astilla seca perseguiras » (cf. éd. BAC des Obras de Fray Luis de Leon, p. 972).

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Dieu me traite. Je l'appelais d'habitude « Celui qui cache mes péchés », mais maintenant je dis qu'Il les manifeste publiquement par le châtiment, qui est si pitoyable et qui tourmente tant que je me cache même de celles qui sont à l'intérieur du couvent. Jour et nuit je suis mise en morceaux, je n'ai pas un instant de répit. On me laisse seulement entendre la messe chaque jour et recevoir Sa divine Majesté, en me portant comme un sac au guichet de la communion, et là je suis toute disloquée de douleurs et de tremblements.

Et dans un état pareil, on veut que je sois prieure ! et on me force à m'occuper de tout ce qui se présente. Et ces Princes et ceux qui me parlent sont sí sots que je suis tout près de leur paraître sainte... alors que pour être damnée, il ne me manque que d'être en enfer!

Je vous prie, par vos saints Sacrifices et par vos prières, de m'obtenir le pardon de Notre Seigneur, et qu'Il n'entre pas en jugement avec moi, mais qu'Il me sauve par sa miséricorde. Je suis tout à fait sûre que vous ferez cela, avec l'affection que vous me devez — qui est, je crois, plus grande que celle que vous montrez. Mais, comme je ne puis plus écrire de ma main, la correspondance habituelle a cessé de plusieurs côtés.

Je baise les mains de notre P. Maître Antolinez, et je le prie de me recommander à Dieu; et du P. Maître Basilio de Leon. S'il n'arrive pas à imprimer le Livre de saint Job, qu'il me l'envoie ici avec les

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licences et l'approbation qu'il a pour l'imprimer : je le ferai imprimer sans qu'une seule lettre en soit changée — on fait très bien ici les impressions espagnoles, et c'est bien triste que ce trésor reste si longtemps caché ! Que Dieu donne la béatitude à celui qui l'a écrit; et qu'Il vous garde avec les biens que je souhaite.

En ce couvent de Bruxelles, 25 novembre 1615.

Ana de Jesus


Lettre 70

À JUANA del ESPIRITU SANTO, O.C.D., à SALAMANQUE

Bruxelles, 23 décembre 1615

À ma fille Juana del Espiritu Santo, carmélite déchaussée, que Dieu la garde ! à Salamanque.

JHS Maria. Que Notre Seigneur naisse dans votre âme afin que par Sa divine présence vous ayez une fête de Noël aussi bonne que je le lui demande; et ces messieurs vos frères, ma fille, souhaitez-leur de ma part un bon Noël: c'est du fond du coeur que je leur souhaite le repos et l'avancement qu'ils méritent. Ici, c'est ce que nous essayons d'obtenir pour Don Diego. Mais il y en a tellement qui ont travaillé dans ces Flandres et qui sont avant lui que, bien que

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Son Altesse le souhaite, il ne peut le faire, pour ne pas offenser ceux qui l'ont tellement servi et ont tant mérité. Ce fut une grande erreur que d'avoir quitté le Portugal sans sa compagnie; il y en aurait eu beaucoup ici qui eussent changé avec lui... Mais enfin, c'est fait. Le remède, c'est de persuader Don Antonio de le secourir avec ce que lui doit le Roi, ou avec ce dont Sa Seigneurie avait coutume de lui faire la faveur, car il n'a que ce neveu: dites-le lui...

Et croyez bien que j'ai très présent le jour de Sainte Catherine. Si, ce jour-là, vous êtes née à la vie religieuse, moi, ce jour-là aussi, je suis née sur la terre; et je me réjouis d'être née pour vous avoir connue et servie. Je vous aime chaque jour davantage, et j'ai à ce sujet une rivalité avec ma Mère Sous-Prieure. Pour sa part, elle m'aime au point que cela me tourmente, tant elle ressent ma maladie, c'est au point que parfois je me fâche, et la chasse de ma cellule; elle pleure tant que c'est une pitié : c'est ainsi que je me venge du peu de pitié qu'elle a eue quand, pour ne pas être prieure, elle a voulu que je le sois, moi ! J'avais presque convaincu notre Père Général de me laisser tranquille. Mais petits et grands sont tombés sur ce monceau de terre que je suis, et veulent qu'il se traîne à terre. Si Dieu, par sa miséricorde, me retirait de cette prison, je le supplierais de me laisser vous voir, car je souhaite que nous nous voyions réunies ici ou dans le ciel. Demandez-le lui, ma fille, et soyez-lui reconnaissante de ce que vous lui devez, et ne devenez pas mélancolique à cause de vos peines — car c'est un grand bien que d'être dans un état qui nous rapproche davantage de Sa divine Majesté.

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J'écris à ma Mère Prieure de gâter beaucoup les malades. Je suis désolée de ce que ma Mère Beatriz del Sacramento l'ait été tellement; que Dieu lui donne une parfaite santé! ainsi qu'à notre Beatriz de la Encarnacion. Rappelez-moi au souvenir de toutes et de chacune en particulier, et recevez bien des choses de la part des soeurs d'ici.

Je fais ce que vous me demandez pour celle qui porte votre nom. C'est miracle que sa santé soit si bonne qu'elle puisse être portière: ici, c'est un rude travail que de l'être, à cause de la grandeur de la maison : c'est une fondation royale: il y a tant à y marcher que je dis: « Nous perdons le mérite de la clôture à vivre dans une telle étendue de jardins, avec des fontaines et des étangs à poissons ».

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Quel plaisir ce serait pour moi que de vous y voir, et que vous voyiez, du haut du clocher, un panorama qui embrasse plusieurs lieues! Je suis privée de tout, car sur mes pieds je ne puis faire un pas; et je pense parfois cependant que nous allons retourner en Espagne ! L'évêque de Badajoz le souhaite fort 10. S'il le peut, i1 ne partira pas sans vous voir. Que Dieu vous garde de nombreuses années avec les biens que je souhaite !

À Bruxelles, 23 décembre 1615.

Anne de Jésus

Lettre 71

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., à SALAMANQUE

Bruxelles, 2 mars 1616

Au P. Maître Fr. Diego de Guevara, de l'Ordre de saint Augustin, en son couvent de Salamanque.

JHS Maria. Que Notre Seigneur soit toujours avec vous, mon Père, et vous rende la grâce que vous me faites par vos messes et vos prières : chaque jour, j'ai besoin davantage d'être aidée par Dieu et par ses serviteurs. J'ai aimé que notre P. Maître Antolinez s'apitoie sur mon sort ! Oh ! s'il me voyait! Comme je sais qu'il s'attendrirait plus que les amis de Job ! Lui pouvait se nettoyer avec un tesson — et moi, avec mon infirmité, ça ne m'est pas possible. Et ces

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soeurs sont si sottes qu'elles sont contentes d'avoir une prieure qu'elles portent comme un sac /3!

3. Elle fut élue prieure pour la troisième fois en 1615, avec dispense probablement pontificale.

[…]

A Bruxelles, 2 mars 1616.

Anne de Jésus


Lettre 73

À JUANA del ESPIRITU SANTO, O.C.D., à SALAMANQUE

Bruxelles, 11 juillet 1616

Que Jésus et Marie soient avec vous, ma fille ! Vos lettres me consolent bien, mais cela ne m'amuse pas que vous vouliez avoir mes douleurs! Elles vous tueraient en un seul jour (moi, c'est à cause de mes péchés qu'elles me durent si longtemps), et je souhaite que vous viviez, et que vous serviez de nombreuses années Celui qui vous a choisie pour Lui, et qui vous a arrachée à tous ces malheurs que l'on souffre dans le monde — demandez-le à notre petite reine de France : nous sommes toutes apitoyées de ce qui se passe là-bas. Heureuses les religieuses déchaussées, dont toutes les peines aboutissent à la béatitude ! Priez Sa divine Majesté que je m'y voie un jour.

[…]

N'ayez pas tant pitié de moi, ni de vous ! Ne désirez point de repos : quand vous vous verrez dans de plus grandes souffrances, rappelez-vous saint Laurent; qui disait lorsqu'il était sur le gril en train de brûler: « Je te rends grâce, Seigneur, car ainsi Tu m'ouvres les portes du Ciel qui sont fermées si fort qu'il a fallu, pour qu'on puisse y entrer, que souffrît le Seigneur de gloire en personne ». C'est bien beau à dire et à penser, mais quand le mal torture, certes cela me fait crier: je me vois si disloquée, si paralysée que je ne puis me servir ni m'aider d'aucun de mes membres. Et la secrétaire se fâche parce que je dis qu'elle ne sait pas me moucher /2; si une larme tombe de mes yeux, je ne peux pas l'essuyer. Voyez dans quel état se trouve votre pauvre Mère ! Pour vous bénir, je ne puis remuer la main! Je vous bénis donc avec le coeur. Il y a en effet plus de trois ans que je ne me signe plus, et pourtant je ne perds pas l'espérance de vous revoir. Dieu est si puissant pour ressusciter les os desséchés /3! Les miens ne le sont pas, mais tellement enflés!

J'ai tout de suite voulu essayer le remède dont vous m'avez parlé dans votre lettre, j'ai pris du sucre avec du vin rouge, qui m'a brûlée bien que ce fût en très petite quantité. Il ne m'est possible de boire que de l'eau très froide; cela ennuie beaucoup le docteur Paz, notre médecin /4. Il vient de me donner une purge, grâce à laquelle


2. Mère Beatrix. La Vénérable était paralysée des jambes et des bras...

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j'ai rejeté beaucoup d'humeurs mauvaises; mais je suis si affaiblie qu'il semble que cela m'a ôté dix ans de vie. Mais je ne sais pas pourquoi je me lamente avec quelqu'un qui le ressent tellement!

Demeurez avec Dieu, ma fille, et espérez une grande béatitude pour vos 18 ans [de profession]: je les ai bien comptés. Je suis très reconnaissante à ces Messieurs vos frères pour leur amabilité, je leur baise la main et je souhaite les servir en quelque chose: je le fais avec mes pauvres prières. Don Diego compte ici parmi les capitaines les plus renommés ; il se comporte fort bien et se montre en tout à la hauteur de son père. Que Sa divine Majesté le conduise par la main ! et qu'Il vous garde avec les biens que je souhaite.

À Bruxelles, 4 septembre 1616. Recommandez-moi à toutes mes chères Mères et soeurs, en leur donnant à chacune mon souvenir tout particulier; je le leur donnerais volontiers en les embrassant.

Anne de Jésus

[...]


Lettre 76

À JUANA del ESPIRITU SANTO, O.C.D., à SALAMANQUE

Bruxelles, 22 mars 1617

Que Jésus et Marie soient toujours avec vous, ma fille; puisque Sa divine Majesté vous traite comme Il traite les forts, veillez à l'être en toute occasion, et qu'aucune ne suffise à vous attrister. Considérez que c'est ainsi que Dieu fait les saints : tous ceux qui jouissent de Lui dans le Ciel ont enduré auparavant des souffrances; et moi, comme si je l'étais, j'endure les plus rigoureuses que l'on ait vues chez un être humain. De la tête aux pieds, je suis emprisonnée, de telle sorte que je ne puis me servir d'aucun de mes membres, et si épuisée que souvent je ne puis même parler. Il m'est impossible de rester un moment, déshabillée, dans le lit; on me met par terre et on me lève, comme disloquée. Elles ont bien du mal, celles qui m'assistent, et je pèse plus qu'un corps mort.

Je désire ardemment que mon corps le soit enfin. Demandez-le à Dieu, et qu'Il me fortifie de sa grâce. Je le prie constamment pour qu'Il vous la donne, à vous, et qu'Il vous garde, et qu'Il permette que je vous serve: tant que je vivrai, je le ferai en tout ce que vous me demanderez. Et ces Messieurs vos frères, je leur baise les mains. J'ai été bien contente (d'apprendre) que Dieguito est si gentil. Nous

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aimerions bien avoir des nouvelles de son père. Aidez-le, ma fille, autant que vous le pourrez, il le mérite.

Des autres choses d'ici et de là, la secrétaire vous parlera, moi je ne suis pas capable d'en dire plus, sinon qu'il me semble que votre seule vue me serait un soulagement sur la terre. Qu'en celle des Vivants le Tout-Puissant nous réunisse, qu'Il vous garde et qu'Il donne à ma mère et à mes soeurs de votre couvent les biens que je souhaite.

En ce couvent de Bruxelles, 22 mars 1617. Ma fille, je suis votre perpétuelle servante,

Anne de Jésus

[...]


Lettre 78

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., à SALAMANQUE

Bruxelles, 8 septembre 1617

[378]

JHS Maria. Que l'Esprit Saint soit toujours dans votre âme, vo fortifiant de Sa divinegrâce, vous et ce saint couvent où Il vous a placé comme supérieur ; je souhaite que vous le soyez sans peine et que vous ne vous affligiez pas comme vous me le dites dans votre, dernière lettre du mois de juin. Dieu ne nous demande pas en cet emploi de faire plus que nous ne pouvons, ni de changer les caractères et les tempéraments. On fait son devoir en leur demandant de faire ce qu'ils ont promis lors de leur Profession, et d'être heureux de vivre en catholiques, puisque Dieu leur a fait la grâce de ne pas être dans ces pays où tant de religieux sont corrompus — et par leur perte se sont pervertis les séculiers.

Vous me dites que Sa divine Majesté vous a donné la connaissance de vous-même, cela vous sera bien utile pour supporter les tracas et pour avoir compassion de vos frères. Si vous accomplissez avec charité et douceur ce que vous pourrez pour eux, et que cela ne serve à rien, donnez votre démission, il y en aura bien qui voudront cet emploi — et sans un tel emploi nous nous sauverons mieux. Cela ne semblera mauvais à personne que nous nous contentions du coin de notre cellule, et que nous nous déchargions de ce qui est si lourd. Mais d'abord, essayez de vous adapter et de vous apaiser, avec grande égalité d'humeur, sans vouloir plus que l'essentiel; si une bonne fois ils s'y mettent, tout s'arrangera. Que Notre Seigneur le fasse comme je l'en prie; et commencez en vous ce que vous voudriez que les autres fassent. C'est une règle qui m'a toujours été utile : de tâcher de faire moi-même d'abord ce que je voulais que les autres fassent: bien souvent, sans avoir à dire un mot, je l'obtiens par le simple exercice de l'exemple.

Mais, pour ce qui est de moi, mes oeuvres devaient être très imparfaites, puisque j'ai été réduite à un état tel que je ne puis que donner du tracas à mes soeurs avec cette grave maladie; je suis handicapée au point que je ne gouverne aucun de mes membres; et l'intérieur est si abruti que c'est seulement à force de conseils de saints hommes que je vais communier, mais cela me semble indécent. Je vous le dis comme à un maître et père, pour que vous m'obteniez le

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pardon de Sa divine Majesté, et la miséricorde dont on a besoin pour vivre dans une si grande torture. Que s'accomplisse la divine volonté, et que Dieu vous garde avec les biens que je souhaite.

À Bruxelles, 8 septembre 1617.

Anne de Jésus

[...]

[Fragments:]

À DON CRISTOBAL de LOBERA, évêque

Fragments, Bruxelles 1617

[...]

Parlant de ses maladies, qui se sont aggravées depuis l'année 1613, elle dit à son cousin :

Maintenant, tout est souffrance, avec des douleurs et des maux si excessifs qu'il est étonnant de pouvoir encore vivre. Il y a plus de

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4 ans qu’il ne m’est pas possible de rester une heure au lit, ni de dormir sinon de temps en temps, ni de marche sinon en me traînant par terre comme une couleuvre ; et j’ai continuellement une sensation de brûlure, mêm aux époques de grand gel, sans pouvoir supporter aucun vêtement. Les douleurs me tiennent complètement nouée. Je ne puis me servir d’aucun de mes membres, parce que la goutte s’st jointe à l’hydropisie et à la sciatique et à la paralysie totale, et je tremble continuellement. Et souvent j’ai la langue tellement embarrassée que je ne puis prononcer un mot.

[…]


Lettre 85

À DIEGO de GUEVARA, O.S.A., à SALAMANQUE

Bruxelles, 23 avril 1620

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Au P. Maître Fr. Diego de Guevara, de l'Ordre de saint Augustin, dans son couvent de Salamanque. Salamanque.

JHS Maria. Puisse Notre Seigneur Jésus Christ par Sa glorieuse Résurrection vous avoir donné et vous donner de très bons jours de fête, mon Père. Si mon âme, en même temps qu'à la santé, n'avait pas renoncé aux consolations, votre dernière lettre, dans laquelle vous me dites être sur le point d'aller faire votre Visite, m'en aurait donné beaucoup. Allez au nom de Dieu ! J'espère en Sa Majesté qu'Il vous aidera; en veillant à ce qu'il y ait de la retenue (c'est la chose la plus nécessaire dans les couvents d'hommes et de femmes), en la faisant observer véritablement, tout s'arrangera.

J'ai tellement perdu la capacité de parler que je voudrais pouvoir dire ce que je veux en un demi-mot. De ma santé il n'y a pas à parler: j'expérimente en vivant ainsi la puissance du Tout-Puissant. Je résiste à la tentation de croire qu'il n'y a pas eu de douleur semblable à ma douleur'. À Job fut laissée la langue, mais à moi, on m'a tout ôté, je ne puis même pas me confesser; on me fait communier chaque jour, je m'approche (de la Table sainte) comme une bête. Obtenez-moi de Dieu que ce soit Son bon plaisir.

Je le demande aussi à notre P. Maître Antolinez et au P. Maître Basilio de Leon; malgré mon état, s'il m'envoyait le livre (de Job), je le ferais immédiatement imprimer: c'est lamentable, tout ce temps perdu... Qu'il arrive avec toutes ses censures, il sera fait sans qu'on y change une lettre. Avec celle-ci, j'envoie le Livre des Fondations que vous demandez. Si vous désirez autre chose, vous n'avez qu'à le dire, vous connaissez ma bonne volonté. Que Dieu nous fasse toujours faire la Sienne, et qu'Il vous garde avec la sainteté que je souhaite.

À Bruxelles, 23 avril 1620.

Anne de Jésus

[…]


Lettre 87

À JUANA del ESPIRITU SANTO, O.C.D., à SALAMANQUE

Bruxelles, 22 septembre 1620

À ma fille Juana del Espiritu Santo, carmélite déchaussée, que Dieu la garde! à Salamanque; Salamanque.

[...]

Le jour où j'ai reçu vos lettres, je me suis sentie complètement hors de cette terre, j'ai eu un évanouissement mortel, en sorte que j'ai vu clairement mon âme séparée de mon corps pendant plus d'une demi-heure; je ne sais ce que cela pouvait signifier; je suis restée depuis lors dans un état voisin de la mort, et si résignée que

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je ne vais plus oser m'occuper de rien si ce n'est d'attendre ce que Dieu décidera… [...]

Bruxelles, 22 septembre 1620.

Anne de Jésus

[…]


Poésies de la Mère Anne de Jésus

2

LE ROI des ROIS


Contemplez donc le Roi des rois:

Pour nous transformer en seigneurs

il s'assujettit à nos lois

et se charge de nos douleurs.


1. Qui pourrait, en voyant cela

en son Dieu, en son Créateur,

ne pas se déprendre de soi,

et nier à cette occasion

toute ses volontés propres,

pour donner joie à ce Seigneur,

Lui qui, étant le Roi des rois,

s'assujettit à notre amour.


2. Dans sa naissance et dans sa mort,

et dans sa manière de vivre,

Il s'assujettit de telle sorte

qu'Il ne se peut pas imiter,

que l'on peut seulement essayer

d'obéir à ses lois dans l'amour,

en confessant que pour toujours

c'est Lui qui est le Roi des rois.


[…]

Documents complémentaires


Document 4

THÉRÈSE de JESUS à ANNE de JESUS, à BEAS

Avila, décembre 1577 ou début de l'année 1578

Vous ne pouvez vous imaginer, ma fille, la peine que j'ai, parce qu'on a fait disparaître mon père Fr. Jean de la Croix, et nous n'en trouvons trace ni rien qui puisse nous éclairer pour savoir où il se trouve, car ces Pères Chaussés agissent avec un grand souci d'en finir avec notre réforme. Je vous supplie, pour l'amour de Dieu, puisque vous et ma fille Catalina de Jesus vous êtes en relation si familières avec notre bon Jésus: demandez-lui de nous montrer sa faveur et de nous aider. Et que l'on récite pour cela la Litanie au choeur pendant quinze jours; et ces jours-là, en plus des heures d'oraison habituelles, qu'on en ajoute une autre. Faites-moi savoir, ma fille, comment cela sera exécuté.


Document 5

STROPHES (« LIRAS ») à la LOUANGE des PEINES, chantées à BEAS devant JEAN de la CROIX

Beas, octobre 1578

Saint Jean de la Croix s'enfuit de sa prison de Tolède durant l'octave de l'Assomption 1578. Au bout de presque deux mois, il arrive au couvent des Carmélites Déchaussées de Beas, émacié et très affaibli. Pour le réconforter, la Mère Anne de Jésus, prieure, demande à deux jeunes soeurs, Francisca de la Madre de Dios et Lucia de san José, de lui chanter quelques couplets à la louange des peines. En écoutant la première strophe, le saint reste en extase devant toute la communauté, comme en témoigne la soeur Francisca elle-même. Voici la poésie complète telle qu'elle est conservée dans le manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Madrid [...]


« Liras » à la louange des peines

1. Qui ignore les peines

en cette vallée si pleine de douleurs

ne sait ce qui est bon,

n'a pas goûté l'amour,

puisque les peines sont l'habit des amoureux.

2. La pierre réprouvée

par les êtres humains, mais par Dieu choisie,

fut taillée dans les peines,

donnant sa propre vie,

en souffrant des angoisses et douleurs sans mesure

[...]

10. Que viennent donc les peines

pour tailler une pierre aussi sèche et si dure

que tourments et disgrâces,

qu'angoisse et amertume,

durent le temps que dure notre triste vie.


Document 6

THÉRÈSE de JESUS à ANNE de JESUS et à la COMMUNAUTÉ de BEAS

Octobre ou novembre 1578

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...fragments conservés sont les suivants:

Vous m'amusez, ma fille, de vous plaindre sans raison, alors que vous avez là-bas mon Père Fray Juan de la Cruz, qui est un homme céleste et divin; je vous le dis, ma fille, après son départ, je n'en ai pas trouvé un comme lui dans toute la Castille, ni qui communique une telle ferveur pour s'acheminer vers le ciel. Vous ne sauriez croire en quelle solitude il m'a laissée. Songez-y bien, vous avez en ce saint un grand trésor; que toutes celles de votre maison lui parlent, qu'elles lui communiquent leur âme, et elles verront quel profit elles en tireront; elles progresseront beaucoup en tout ce qui est esprit et perfection, car Notre Seigneur l'a doué à ces fins d'une grâce particulière. Je vous le certifie, j'estimerais avoir par ici mon Père Fray Juan de la Cruz, il est vraiment le père de mon âme, et l'un de ceux dont l'entretien me fut le plus profitable. Faites-en autant.

Mes filles, en toute simplicité, je vous assure que vous pouvez être aussi franches avec lui qu'avec moi-même, et qu'il vous donnera de grandes satisfactions, c'est un grand spirituel, de grande expérience et très savant. Ici, celles qui étaient faites à sa doctrine le regrettent beaucoup. Remerciez Dieu, qui l'a envoyé près de vous. Je lui écris d'aller à votre secours, je connais sa grande charité, je sais qu'il le fera chaque fois que vous aurez besoin d'assistance.

[…]


Document 12

THÉRÈSE de JESUS à ANNE de JESUS, à GRENADE

Burgos, 30 mai 1582

Dans cette lettre fameuse, la Sainte attire l'attention de la Mère Anne et de la Communauté de Grenade sur le peu d'obéissance qu'il y a eu dans le choix des religieuses de Beas pour la fondation de Grenade, le peu de considération envers les deux vieilles converses de Villanueva de la Jara, le séjour importun chez Doña Ana de Peñalosa, et l'absence de l'information due au P. Provincial, Jeronimo Gracian, par la lettre suivante, extrêmement dure :

(JHS) L'Esprit Saint soit avec Votre Révérence. Vous m'amusez de vous plaindre si bruyamment de notre P. Provincial, vous négligez de lui donner des nouvelles depuis la première lettre où vous lui annonciez que la fondation était faite; vous avez agi de même à mon égard.

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Sa Paternité était ici le jour de la Croix, il ne savait rien de plus que ce que je lui ai dit, et je l'avais appris par une lettre de la Prieure de Séville qui me disait que vous achetiez une maison douze mille ducats. Là où règne une telle prospérité, il n'est pas excessif que vos patentes aient été si justes. Mais vous déployez tant d'astuce pour ne pas obéir et ce dernier fait m'a beaucoup peinée, vous allez être mal jugée dans l'Ordre tout entier, et aussi à cause du précédent de liberté que cela peut créer pour les prieures, qui trouveront elles aussi de bonnes excuses. Vous pouvez en faire à ces personnes. Vous avez commis une grande indiscrétion en arrivant si nombreuses; car depuis que vous avez renvoyé ces malheureuses, les obligeant à refaire tant de lieues à peine arrivées (je ne sais comment vous avez eu ce courage), celles qui sont venues de Beas auraient pu y retourner et même quelques autres avec elles. Ce fut un terrible manque de tact que d'être si nombreuses, particulièrement alors qu'on sentait qu'elles gênaient, et de faire venir celles de Beas, en sachant bien qu'elles n'avaient pas de maison à elles. Vrai, je suis ébahie de leur patience. Il y eut erreur dès le début, et puisque Votre Révérence ne voit d'autre remède que celui dont vous parlez, mieux vaut l'employer, plutôt que de faire un plus grand scandale; puisque l'entrée d'une soeur est si remarquée, cela en ferait d'autant plus. Pour une si grande ville, cela me semble bien mesquin. J'ai ri de la peur que vous voulez nous faire, en disant que l'Archevêque supprimera le monastère. Il n'a plus rien à y voir. Je ne sais pourquoi vous lui attribuez ce rôle; il mourrait avant d'y réussir. Et s'il doit continuer, comme c'est actuellement le cas, à instaurer dans l'Ordre des principes de désobéissance, mieux vaudrait qu'il n'existât point; car nous n'avons pas avantage à avoir de nombreux monastères, mais à ce que celles qui y vivent soient des saintes.

Je ne sais comment on pourra remettre à notre Père ces lettres qui viennent d'arriver. J'ai peur que ce ne soit pas avant un mois et demi, et même alors j'ignore s'il y aura un moyen sûr; il est parti d'ici pour Soria, et de là il devait tant voyager pour ses visites que nous ne pouvons savoir avec certitude où il sera, ni quand nous aurons de ses nouvelles. D'après mes calculs, quand les pauvres soeurs arriveront, il se pourrait qu'il soit à Villanueva; je suis fort peinée de la peine et de la confusion qu'il éprouvera; car dans une si petite bourgade rien n'est secret, et une telle sottise fera grand tort; vous auriez pu les envoyer à Beas jusqu'à nouvel avis (elles n'étaient pas non plus autorisées à revenir d'où elles étaient parties puisque par son ordre elles étaient déjà conventuelles de cette mai-

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son, plutôt que de les présenter à nouveau à sa vue. Il devait y avoir moyen d'arranger les choses, Votre Révérence est très coupable de n'avoir pas dit combien vous en emmeniez de Beas, ni prévenu que vous preniez une converse, mais vous n'avez fait aucun cas de lui, pas plus que s'il n'avait aucune charge.

Jusqu'à l'hiver, (selon ce qu'il m'a dit de ses obligations) il lui sera impossible d'aller là-bas. Plaise à Dieu que le Père Vicaire Provincial puisse le faire; car on vient de me donner des lettres de Séville, et la Prieure m'écrit qu'il est atteint par la peste, car il y en a là-bas et on le tient secret; Fr. Bartolomé de Jésus aussi, ce qui m'a fait grand peine. Si vous ne le saviez pas, recommandez-les à Dieu, ce serait une grosse perte pour l'Ordre. Sur l'enveloppe de la lettre on m'écrit que le Père Vicaire va mieux, mais qu'il n'est pas hors de danger. Elles sont fort affligées, et avec raison; car dans cette maison elles endurent le martyre et subissent bien d'autres épreuves que vous, mais sans se plaindre autant; car là où il y a la santé, et où la nourriture ne manque pas même lorsqu'on est un peu à l'étroit, ça n'est pas mortel d'autant plus que vous êtes soutenues par beaucoup de sermons. Je ne sais de quoi vous vous plaignez, tout ne saurait être sur mesure.

Mère Béatrice de Jésus dit au Père Provincial qu'on attend le Père Vicaire pour renvoyer les religieuses de Beas et de Séville chez elles. A Séville elles ne sont pas d'accord, c'est très loin, et cela ne convient absolument pas. Si c'est aussi nécessaire que vous le dites, notre Père verra. Pour celles de Beas, c'est si opportun que si je ne craignais de contribuer à offenser Dieu par une désobéissance, j'en enverrais l'ordre formel à Votre Révérence; car pour tout ce qui regarde les Déchaussées j'ai les pouvoirs de notre Père Provincial.

En vertu de ces pouvoirs, je dis et j'ordonne qu'aussitôt que vous aurez un moyen de transport, celles qui sont venues de Beas doivent y retourner, sauf la Mère Prieure Anne de Jésus; cela, même si vous êtes installées dans une maison à vous, à moins que vous n'ayez assez de revenus pour sortir de la gêne où vous êtes; car il n'est jamais bon d'avoir tant de religieuses ensemble au début d'une fondation, alors que cela convient en d'autres circonstances.

J'ai recommandé tout cela à Notre Seigneur ces jours derniers (c'est pourquoi je n'ai pas voulu répondre immédiatement aux lettres), et je vois que ce sera bien servir Sa Majesté, d'autant mieux que cela vous sera plus sensible; car tout attachement, même à une supérieure, est très éloigné de l'esprit des Déchaussées et vous ne grandiriez jamais en esprit. Dieu veut ses épouses libres, attachées à lui seul, et je ne veux pas voir cette maison commencer comme Beas; jamais je n'oublierai une lettre qu'elles m'ont écrite, comme une Chaussée ne l'aurait pas fait, quand Votre Révérence a laissé sa charge. C'est susciter des coteries et autres malheurs mais on ne s'en rend pas compte au début. Pour cette fois, ne soyez pas d'un autre avis que moi, par charité; car lorsque vous serez établies, et elles plus détachées, elles pourront revenir, si c'est nécessaire. Je ne sais vraiment pas quelles sont celles qui sont venues avec vous, vous me l'avez bien caché, ainsi qu'à notre Père; je n'ai pas eu idée que Votre Révérence en emmènerait tant de là-bas; mais j'imagine que ce sont celles qui sont très attachées à Votre Révérence. O véritable esprit d'obéissance, comment peut-il répugner à aimer celle qu'il voit tenir la place de Dieu ! En son nom, je demande à Votre Révérence de considérer que vous formez des âmes destinées à devenir les épouses du Crucifié; crucifiez-les par l'absence de volonté propre, et qu'elles ne se livrent pas à des enfantillages. Considérez que vous commencez en un nouveau royaume, et que Votre Révérence et les autres êtes d'autant plus obligées de vous conduire en hommes courageux, et non en femmelettes. Que signifie, ma Mère, qu'on en soit à considérer si le P. Provincial doit vous appeler présidente, ou prieure, ou Ana de Jésus ? On comprend bien que si vous n'étiez pas à la tête, il n'y aurait aucune raison de vous titrer plus que les autres, puisqu'elles ont été prieures, elles aussi. On l'a tenu si peu au courant qu'il ignore si les élections ont eu lieu ou non. Vraiment, c'est pour moi un affront que de voir des Déchaussées considérer ces petitesses et qu'après les avoir considérées, elles en parlent entre elles, et que Mère Maria de Cristo en fasse si grand cas; ou la peine vous a rendues stupides, ou le démon introduit des nouveautés infernales dans cet Ordre. Et elle loue ensuite le courage de Votre Révérence, comme si c'eût été en manquer que d'agir autrement.

Que Dieu donne à mes Déchaussées celui d'être très humbles et obéissantes, soumises, car tous ces autres courages sont à l'origine de nombreuses imperfections, lorsque manquent ces vertus.

Je viens de me rappeler que dans l'une des lettres antérieures vous m'avez écrite que l'une de vous avait des parents là-bas, et qu'il vous avait été utile de l'amener de Beas. S'il en est ainsi, je laisse la Mère Prieure décider en conscience s'il est bon de la garder, mais pas les autres. Je veux bien croire que Votre Révérence aura

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bien de la peine au début. Ne vous en étonnez pas, une oeuvre aussi grande ne se fait pas sans efforts, mais on dit que la récompense est grande. Plaise à Dieu que l'imperfection de ce que j'ai accompli ne mérite pas un châtiment plutôt qu'une récompense; cette peur ne me quitte pas. J'écris à la Prieure de Beas pour qu'elle contribue aux frais du voyage. Vous avez là si peu de moyens ! je lui dis que si Avila était aussi près, je serais fort heureuse d'y ramener mes religieuses. Cela se pourra avec le temps et la faveur du Seigneur; Votre Révérence peut donc dire que la fondation établie, lorsqu'elles ne seront plus nécessaires là-bas, elles retourneront chez elles, dès que vous aurez pris des religieuses sur place. J'ai récemment écrit longuement à Votre Révérence, et à ces mères, et au P. Fray Juan, je leur ai conté ce qui se passait ici, il m'a donc semblé bon de n'écrire que cette lettre et de l'adresser à toutes. Plaise à Dieu que Votre Révérence ne s'en vexe pas, comme lorsque notre Père vous a appelée Présidente, au point où en sont les choses. Ici, jusqu'aux élections, lors de la venue de notre Père, nous l'appelions ainsi, et non pas prieure; c'est tout comme.

J'oublie toujours ceci : on m'a dit qu'à Beas, même depuis le Chapitre, les soeurs allaient dans l'église pour l'arranger. Je ne comprends pas comment cela se fait, car le Provincial lui-même ne peut donner cette permission; c'est un Motu Proprio du Pape, sous menace de terrible excommunication, sans parler de la Constitution, qui est formelle. Tout d'abord cela nous fut pénible; maintenant, nous en sommes très heureuses. Les soeurs d'Avila savent bien qu'elles ne doivent même pas aller fermer la porte de la rue. Je ne sais pourquoi on ne vous a pas prévenues. Que Votre Révérence y veille, par charité, Dieu vous donnera quelqu'un pour s'occuper de l'église, il y a toujours moyen de s'organiser... Chaque fois que je me rappelle que vous êtes une telle gêne pour ces personnes je ne puis m'empêcher de m'en affliger. Je vous ai écrit l'autre jour de chercher une maison, même si elle n'était pas très bien, pas même passable, car pour mal que vous soyez, vous ne serez pas aussi à l'étroit; et si vous l'étiez, mieux vaut que vous en pâtissiez toutes plutôt que ceux qui vous rendent tant de services. J'écris à la señora Doña Aria, et je voudrais trouver les mots qu'il faut pour la remercier du bien qu'elle nous a fait. Elle n'y perdra pas devant Notre Seigneur, et c'est ce qui importe.

Si vous voulez quelque chose de notre Père, tenez compte que vous ne lui avez pas écrit; car, comme je vous le dis, je ne pourrai

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lui envoyer les lettres que très tard. J'essaierai. De Villanueva, il devait aller à Daimiel pour prendre possession de ce monastère, puis à Malagon et à Tolède; ensuite à Salamanque et à Alba, et faire je ne sais combien d'élections de prieures. Il m'a dit ne pas compter venir à Tolède avant août. Je suis fort affligée de le voir tant voyager dans des régions aussi chaudes. Recommandez-le à Dieu, et efforcez-vous d'avoir une maison, par tous les moyens, avec l'aide d'amis.

Les soeurs pourraient bien rester là jusqu'à ce que Sa Révérence soit informée et il verrait ce qu'il convient de faire, puisque vous ne lui avez fait part de rien, ni écrit les raisons pour lesquelles vous ne gardez pas ces religieuses. Dieu nous donne sa lumière, car nous ne pouvons guère réussir sans elle, et qu'il garde Votre Révérence. Amen.

Aujourd'hui 30 mai.

[...]

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Document 14

JEAN de la CROIX à ANNE de JÉSUS, DÉDICACE du CANTIQUE SPIRITUEL

Grenade, 1584

Explication des couplets qui traitent de l'exercice d'amour entre l'âme et son époux le Christ. On y aborde et on y explique quelques points et quelques effets de l'oraison, à la demande de la Mère Anne de Jésus, prieure des Déchaussées de Saint-Joseph de Grenade. En 1584.

[...]


Document 25

LUIS de LEON à ANNE de JESUS, DÉDICACE du LIVRE de JOB

Madrid, 8 mars 1591

Le Maître Fr. Luis de Leon dans le Livre de Job à la très religieuse Mère Anne de Jésus, carmélite déchaussée.

Tous souffrent des peines, car la souffrance est le prix de la faute, et tous naissent avec cette faute originelle; mais tous ne les souffrent pas de la même manière : les méchants le font malgré eux et sans fruit, tandis que les bons le font avec utilité et profit; et pour ce qui est des bons, les uns le font avec patience, et d'autres avec joie et allégresse, ce qui est un effet propre de la grâce de l'Évangile, dont parle Saint Paul à propos de lui-même : « Voici que nous nous réjouissons dans nos tribulations. » Vous êtes de ceux-là, ma Mère, vous et les autres religieuses de votre Ordre, qui trouvez du repos dans la souffrance, pour montrer combien vous aimez ; car l'amour du Christ, qui brûle dans vos âmes, en se

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montrant repose, et en souffrant se montre. Aussi vous souffrez avec joie, et si vous ne souffrez pas vous avez faim de souffrir, et cette faim, vous la dévoilez chaque fois que vous le pouvez et en tout ce que vous pouvez. Et c'est d'elle que naît maintenant, ma Mère, votre désir que je vous explique le Livre des vicissitudes et des réflexions de Job.

Car, de même que les vaillants soldats ont plaisir à connaître les exploits de ceux qui le furent avant eux, ainsi vous, ma Mère, en cette milice de patience que vous professez, vous désirez connaître cet exemple excellent — car tel est le Livre de Job, comme cela se voit dans ce saint livre. Le dit livre est utile pour de multiples raisons: car non seulement c'est de l'histoire, mais c'est aussi de la doctrine et de la prophétie.

« Deux jours après avoir notifié aux religieuses le Bref de Grégoire XIII, ils voulurent être leurs confesseurs et qu'elles ne se confessent pas à d'autres.

Ensuite, ils se mettent à les visiter. Et la visite, qui doit se faire en un jour et dont la Constitution dit qu'elle doit tout au plus en durer cinq, a duré un mois, au grand scandale de toute la ville, car pendant tout ce temps, il leur fut ordonné sous peine de censures de ne parler ni d'écrire à personne, même aux gens de leur famille. Ce à quoi fut occupé ce temps de la visite, ce fut à examiner qui avait envoyé quelqu'un à Rome pour faire confirmer leurs Constitutions, qui y avait apporté de l'aide, qui avait donné son avis en faveur de cette démarche, et qui avait fourni pour cela pouvoir et argent.

Après que tout cela eût été examiné et que la visite fût terminée, il se fit un chapitre, et ils la privèrent de voix active et passive, et de place dans ce couvent où ils la mirent comme hôte, et ils ordonnèrent sous peine de censures qu'elle ne parle à personne de l'extérieur, ni n'écrive et ne reçoive de lettres de personne: de qui s'agit-il ? D'Anne de Jésus, prieure et fondatrice de la maison de Madrid, si religieuse que depuis vingt ans ceux-là mêmes qui la gouvernent lui permettaient de communier chaque jour. Et parce qu'elle est allée ou plutôt qu'elle a envoyé quelqu'un à Rome pour faire confirmer leurs Constitutions, on l'a trouvée indigne de communier, au grand scandale de toute la ville; ainsi l'on soupçonnait qu'elle devait avoir de grands péchés, alors qu'on l'avait toujours tenue en réputation de sainteté, et qu'elle avait vécu comme telle; et sans qu'on ait rien trouvé contre elle, ils la tiennent depuis un an en pénitence. Après l'avoir ainsi privée de ses droits, ils privèrent en même temps celle qui était alors Prieure à Madrid, parce qu'elle avait apporté son aide, et donné pouvoir pour la confirmation de leurs Constitutions, en prenant le prétexte et faisant semblant de l'en priver parce qu'elle avait donné l'habit à une novice sans autorisation ».

En effet, outre le fait qu'il nous raconte les coups qui ont frappé Job et sa patience, il a une valeur morale, et en outre il prophétise quelques mystères futurs; et ceci, en vers et sous forme de dialogue, pour que ce soit plus agréable et s'imprime mieux.

Il est vrai que le style poétique et l'archaïsme de la langue et du livre le rendent très obscur en de nombreux passages. Mais cette obscurité, vous y viendrez à bout par vos prières: car vous êtes bien obligée de me faire cette faveur, vous qui mettez ce poids sur mes épaules. Pour cela, je fais trois choses: d'abord, je traduis le texte textuellement, en y conservant autant qu'il est possible le sens latin et l'air hébreu, qui a sa majesté certaine; ensuite j'explique pour chaque chapitre d'une manière plus étendue ce qui y est dit; enfin, je le mets en vers, imitant ainsi de nombreux saints et anciens qui l'ont fait pour ces livres sacrés, en espérant de cette manière faire aimer à quelques-uns la connaissance de la sainte Écriture, dans laquelle réside une grande partie de notre bien, à ce que je pense.

Nous ne savons pas avec certitude quel est l'auteur de ce livre, les uns disent que c'est Moïse et d'autres qu'il est antérieur à Moïse, mais vous devez tenir pour certain que c'est un livre saint et canonique. Dans ce livre, l'Esprit Saint nous raconte d'abord la vertu et la prospérité de Job; puis, le coup qui le frappe; et enfin, les propos qu'il tint avec ses amis, qui, venant le consoler, se mirent à le réprimander: c'est la plus grande difficulté qu'il y a dans ce livre. En effet, il semble souvent que Job et ses amis disent la même chose, alors que leurs intentions sont opposées.

Pour comprendre cela, nous remarquons que Job, en se plaignant, donna à entendre qu'il souffrait sans faute de sa part: sur quoi, ses amis, offusqués, s'entêtent à dire qu'il se trompe et qu'il est pécheur. Et ils le prouvent ainsi: Dieu est juste, donc il punit seulement les pécheurs; tu es puni par Dieu, donc tu es pécheur. Et sur cet argument, comme sur un gond, tourne tout ce que disent les trois premiers amis. Ce sur quoi ils s'attardent le plus, c'est à prouver la première chose, qui à dire vrai est la plus certaine et a le moins besoin de preuve. Mais ils insistent là-dessus, car à leur avis le reste en découle par voie de conséquence.

Et ils le prouvent en exposant clairement de diverses manières que Dieu est bon et sage et puissant, en disant les grandeurs de la bonté de Dieu et de son savoir et de son pouvoir. Car si quelqu'un est injuste, cela lui vient ou de son peu de savoir, ou de son peu de pouvoir, ou parce qu'il est incliné au mal : comme on le sait, en effet,

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les sources de tout ce qui est mal sont ou la faiblesse, ou l'ignorance, ou la malice.

À cela Job répond, et dans sa réponse il confesse la première partie, qui concerne la justice de Dieu; et non seulement il la confesse, mais lui aussi la prouve, et il s'étend à dire les merveilles de ces attributs divins. Mais ils refuse à ses amis ce qu'ils en déduisent, et il persévère à défendre son innocence, et il leur prouve que ceux que Dieu punit en cette vie ne sont pas tous pécheurs. En quoi, en résumé, il affirme deux choses : l'une: « Dieu ne punit pas toujours en cette vie les pécheurs, et ceux que Dieu afflige en cette vie ne sont pas tous pécheurs »; l'autre : « moi, je n'ai pas péché de manière à mériter le mal que je souffre ». Et quand il affirme cette dernière chose, aiguillonné par la douleur et par l'entêtement de ceux qui le condamnent sans raison, il semble parfois qu'il dépasse les bornes dans ses paroles, se tournant vers Dieu et lui demandant de se mettre en jugement avec lui, et d'examiner avec lui ce coup terrible.

Pour cela, finalement, apparaît Elihu, le quatrième des amis; il n'approuve pas les propos des premiers, mais il condamne Job pour une autre raison nouvelle, en disant qu'au moins il pèche en voulant citer Dieu en jugement. Ce qu'il cherche ainsi à prouver, ce n'est pas que Job a été pécheur, mais qu'il doit se soumettre à Dieu et se taire et tenir pour bon ce qu'Il fait. Et il le prouve ainsi : « Les oeuvres de Dieu, et ce qu'Il recherche en ce qu'Il fait, l'homme ne peut le savoir; donc il doit, avec patience, juger bien ce que Dieu fait, et ne pas lui en demander raison ».

La première de ces deux choses, dont la seconde découle nécessairement, Elihu aurait pu la prouver par des exemples tangibles de choses que Dieu fait et que nous, les hommes, nous ne comprenons pas; cependant, il ne la prouve pas par cette voie, mais, en multipliant des propos peu pertinents, il l'obscurcit au contraire et la brouille. Ainsi, Elihu ne s'est pas trompé dans l'essentiel de son intention et en ce qu'il voulait prouver, mais en ne réussissant pas à le prouver.

Aussi, Dieu, à la fin, se découvre; et d'abord, il reprend Elihu parce qu'il n'a pas su prouver une chose aussi claire: que l'homme ne pénètre pas les oeuvres et les jugements de Dieu; ensuite, se tournant vers Job, il lui prouve par des discours clairs ce qu'Elihu embrouillait avec des paroles obscures. Ainsi donc, l'intention de Dieu est la même que celle d'Elihu, persuader Job de tenir pour bon ce qu'Il fait de lui et de ne pas chercher à savoir pourquoi Il le fait, ni lui en demander compte ou raison. Il argumente comme le faisait Elihu : « L'homme ne peut atteindre les oeuvres de Dieu, ni ses intentions; il doit donc avec patience juger bien ce que Dieu fait et ne pas lui en demander compte ».

Le premier de ces points, Dieu le prouve dans son discours d'une manière manifeste, en passant en revue bien des choses que nous avons entre les mains, et que Dieu fait: l'homme a beau les voir, il ne les comprend pas; ainsi les oeuvres de la nature et ordinaires. D'où il conclut nécessairement que, si nous ne connaissons pas ces choses ordinaires que Dieu fait, nous pourrons encore bien moins arriver à comprendre ce qui est extraordinaire et les fins secrètes qu'Il poursuit en cela.

Job reconnaît aussitôt qu'il a été excessif, et il s'humilie. Et Dieu, qui connaissait sa simplicité et sa bonté, et qui avait vraiment défendu son innocence, ne se fâche pas contre lui; mais il se fâche contre ses trois amis, parce qu'ils ont parlé mal en trois choses: d'abord, ils ont prétendu que Job était méchant; ensuite, ils ont affirmé que Dieu ne frappe ici-bas que les méchants; enfin, de ces deux mensonges, ils ont voulu tirer une défense de la justice divine. Comme si Dieu ne pouvait continuer à être juste si Job était bon, ou s'il ne se servait pas d'appuis si faibles et si faux.

Tout cela donc, si c'est bien compris, apportera beaucoup de lumière dans l'obscurité de ce livre.

[...]


Document 28


TESTIMONIO de DOMINGO BANEZ, sur ANNE de JESUS

Medina del Campo, 4 juin 1604

Jésus. La Mère Anne de Jésus, religieuse carmélite déchaussée, fut compagne de la Mère Thérèse de Jésus de nombreuses années dans les fondations des monastères, et sa très chère fille, car la Mère Thérèse reconnaissait en elle une grande humilité ainsi qu'une grande prudence, et beaucoup d'esprit religieux. Et elle a encore bien avancé dans toutes ces vertus depuis la mort de la Mère Thérèse de Jésus. Si une religieuse doit aller en France pour fonder et installer quelque monastère de son Ordre, à mon avis, c'est elle qui convient le mieux.

Je puis en témoigner, car j'ai été en relations avec la Mère Thérèse de Jésus et l'ai confessée durant vingt ans, et après cela, je connais toutes les religieuses marquantes de son Ordre, à cause de la grande familiarité que j'ai eue et que j'ai avec elles toutes.

Et parce que ce témoignage peut importer pour le service de pieu, je le rends public et l'ai signé de mon nom. Fait chez les Pères de Medina del Campo le 4 juillet 1604. Fr. Domingo Bañez.

[…]


Document 44

JUAN DE JESUS MARIA À ANNE DE JÉSUS, à Bruxelles,

Rome 21 septembre 1613


Jesus Maria. Pax Christi. Cette lettre aura pour objet de vous dire avec ma clarté habituelle le peu de satisfaction que les pères définiteurs ont de l'appel que vous avez fait au Pape par l'interrrtédiaire de l'Archiduc, pour arriver à vos fins, ne supportant pas d'obér tout simplement pendant ces quelques mois qui nous séparent du chapitre. Cette diligence à traiter l'affaire a rendu ceux d'ici gents pour s'y opposer.

Ayant considéré toutes les choses en pesant le pour et le contre, il nous a semblé qu'il sera bon d'abandonner le soin et le gouverne_ ment de Vos Révérences. Car nos religieux ne pourraient plus gouverner avec l'affection et la confiance qu'il convient des personnes qui veulent avoir leur porte si ouverte pour appeler des confesseurs et consulteurs d'autres ordres, qui seront ceux qui prendront la décision finale pour ce que l'obéissance ordonnerait; et vous, vous n'aurez pas la confiance normale avec vos supérieurs, dont les décisions seraient communiquées à des personnes étrangères. Enfin, c'est un mode de gouvernement à moitié, et la meilleure part du spirituel revient à la prieure. Et si aujourd'hui, il arrive des inconvénients, il en arrivera demain.

Ici les Pères ne veulent pas de gouvernement à moitié, mais que, ou bien vous vous donniez toutes totalement à l'obéissance, en vous y confiant pour ce qui touche à l'autorisation de se confesser et de consulter et de quelque autre chose; ou bien, que vous retourniez sous le gouvernement de vos prêtres, comme c'était le cas avant. La cause est maintenant entre les mains de Sa Sainteté. Vous connaîtrez bientôt sa décision.

En ce qui me concernera, durant ces six mois qu'il y a d'ici le chapitre, je veillerai à vous donner toute consolation, comme je l'ai déjà écrit maintes fois. Je me recommande beaucoup à toutes les soeurs. Que Dieu vous garde comme je le souhaite.

À Rome, le 21 septembre 1613. Votre serviteur,

Fr. Juan de Jesus Maria

[…]


Document 57

THOMAS de JESUS sur ANNE de JESUS

SERMON pour ses FUNÉRAILLES

Bruxelles, 6 mars 1621


Nous célébrons aujourd'hui les funérailles, ou, pour mieux dire, l'heureux passage et la mort, et en même temps les vertus singulières, de la Mère Anne de Jésus, prieure de ce couvent, mère et fondatrice, non seulement de ce couvent, mais de beaucoup d'autres qu'elle a fondés en Espagne, en France et dans ce pays; religieuse vraiment digne de ce que tout le monde connaisse et sache sa vie, qui a été tout entière sainte et d'un singulier exemple. Et pour que nous puissions dire cela sans scrupule, Notre Seigneur a bien voulu, après sa mort, confirmer la sainteté de sa vie par un miracle singu-

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lier et manifeste, qui est arrivé après sa mort, et que je vais vous raconter maintenant.

Il y avait dans cette maison une religieuse paralysée des pieds et des bras, et finalement de tout le corps. On avait soigné ses douleurs, on lui avait appliqué selon les règles de l'art toutes sortes de médecines, mais sans aucun effet. Elle était dans un tel état que, si elle devait venir communier, on la transportait à travers la maison dans une petite voiture. Elle eut un grand désir de venir au choeur pour baiser les pieds de la Mère. On l'amena dans sa petite voiture. Elle leva la tête non sans grande difficulté, baisa les pieds et ressentit aussitôt dans son corps une transformation, un changement étonnant; Notre Seigneur lui fit comprendre qu'elle était guérie. Elle se leva aussitôt de sa petite voiture, marcha sur ses pieds à travers le choeur et à travers la maison. Les religieuses chantèrent un Te Deum, en voyant un pareil miracle.

Je n'ai pas permis que ce miracle soit divulgué avant que le docteur Paz, protomédecin de Vos Altesses, qui l'avait soignée auparavant et la considérait comme incurable, ne l'eût vue et examinée.

[...]


Document 58

BEATRIX de la CONCEPTION sur ANNE de JESUS,

RÉCIT de la MALADIE et de la MORT

Bruxelles, 1624

La Mère Beatrix de la Conception, dès son entrée au couvent, fut guidée par Anne de Jésus, depuis sa profession à Salamanque jusqu'aux fondations de France et de Belgique. Elles furent séparées seulement quelques mois, quand la Mère Anne alla ériger la fondation de Mons, en 1607-1608. À la fin, la Mère Anne mourut dans ses bras. De cette longue et intime connaissance, et de l'affection profonde qu'elles avaient l'une pour l'autre, est né ce Récit, écrit pour être envoyé aux couvents en mémoire de la défunte.

Jesus Maria. Récit de la maladie et de la mort de notre Mère Anne de Jésus, fondatrice de ce couvent Royal des Carmélites Déchaussées de Bruxelles.

Depuis sept ans, notre Mère Anne de Jésus — que Dieu ait son âme ! — a souffert de très grandes maladies. En plus de la goutte et d'une tumeur qu'elle avait au côté gauche, elle fut prise de grands tremblements et elle devint tout enflée; en sorte que, durant ces sept

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ans, c'est indicible ce qu'elle a souffert, ayant perdu l'usage des membres — elle ne pouvait même pas s'essuyer une larme avec ses mains, ni approcher une bouchée de sa bouche, en sorte qu’elle ne pouvait plus rien faire toute seule, ni même faire un pas. On la transportait sur une chaise d'osier pour entendre la messe et rece voir Notre Seigneur, car, par Sa miséricorde, cela lui était possible Bien des fois, elle entendait deux ou trois messes et le sermon. Et avec son grand esprit, elle pourvoyait au gouvernement et à la consolation de toutes, comme si elle avait été en bonne santé, s'occupant même de très petites choses avec une particulière attention

Durant tous ces sept ans, elle n'a pas dormi dans un lit, car dès qu'elle s'étendait, sa gorge enflait de telle sorte qu'il semblait qu'elle s'étouffait, et l'enflure que l'on voyait à l'extérieur était telle, et les douleurs si grandes, qu'elle ne pouvait pas tenir. Aussi, elle passait toute la nuit assise sur une petite chaise de paille, et par moments, jetée sur une paillasse par terre. De cette manière elle dormait d'un sommeil si agité que cela fendait le coeur. Elle demandait à celles qui la veillaient de lui lire dans de bons livres, en particulier la messe et la profession de Foi et la recommandation de l'âme: cela la consolait.

Le feu dont elle souffrait était si grand que, rien qu'à lui saisir la main, cela brûlait, et elle ne pouvait pas supporter de linge. Dans les grands froids, elle portait seulement l'habit, sans s'approcher jamais du feu, car elle l'avait, comme je l'ai dit: on voyait bien que c'était surnaturel. La patience avec laquelle elle supportait bien cela apparaissait dans ses paroles: elle avait coutume de dire: « Qu'il en soit fait selon la volonté de Dieu; mes péchés en méritent encore davantage. Si je pouvais subir cela toute seule, ça me serait un soulagement; car ce qui me peine le plus, c'est le tracas que je vous cause, mes filles. Priez Dieu de m'emmener bien vite ».

Comme elle ne pouvait s'étendre dans son lit, ses membres se ratatinaient tellement qu'elle semblait toute petite, alors que c'était une femme de si belle carrure.

Depuis quatre ans environ, elle avait tant de mal à parler qu'on comprenait très difficilement ce qu'elle disait, à cause de l'enflure de la langue et de tant d'eau qui tombait de sa bouche, perpétuellement sans cesse. Les attaques de douleurs qu'elle avait de jour et de nuit, il serait impossible de les dire. Le soulagement qu'elle avait la nuit, c'était qu'on lui enlevait l'habit et qu'on la revêtait d'une tunique d'étamine, et c'est ainsi qu'elle se couchait. Et cet hiver, où le gel a été si rude, on lui mettait par dessus un drap d'étamine et

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des tissus de toile. Mais cela durait peu, car elle se relevait tout de suite. Et cela semblait une chose impossible qu'un corps humain puisse supporter qu'on le tire tant par les bras pour la coucher et la lever. Il y avait des heures où on le faisait jusqu'à douze fois; et elle était si lourde qu'elle souffrait beaucoup plus qu'une autre. Or, malgré toutes ses souffrances, elle était si paisible qu'elle se faisait porter avec toutes les soeurs aux heures de récréation, et cela jusqu'à 7 ou 8 jours avant sa mort.

Au début du mois de février, sa maladie s'aggrava, elle attrapa un gros rhume, et dans la gorge elle avait tant de plaies, et dans la bouche et sur la langue, qu'elle ne pouvait plus avaler une bouchée, si non un peu de bouillon et du jaune d'ceuf. L'enflure gagna la gorge et les bras; sa poitrine faisait du bruit comme quand elle est soulevée, et le souffle lui manquait. Le protomédecin de Leurs Altesses Sérénissimes la vit et dit ce qu'il avait toujours dit: qu'à son âge et avec ses maladies, il n'y avait rien à faire, si ce n'est d'attendre que Dieu la soutienne comme Il le faisait, car elle souffrait surnaturellement. Il lui ordonna un gargarisme. Mais le mal augmenta, chaque jour elle avalait plus difficilement et il lui prenait des angoisses au point que la respiration lui manquait complètement. Comme elle baissait de plus en plus, elle restait un peu plus couchée, avec un sommeil lourd.

Le premier samedi de carême, on lui ordonna une once de manne. Et cela agit, et la fit rejeter quelques mucosités, mais aussitôt il s'en formait d'autres. Elle, si elle faisait appeler le médecin, c'était pour lui demander si elle devait recevoir les derniers Sacrements, en si grande fille de l'Église qu'elle était. Lui, comme il savait qu'elle communiait tous les jours, il disait qu'il l'aviserait, le moment venu.

Le mardi, après avoir communié — elle y avait été dans sa chaise comme les autres jours —, elle retourna immédiatement dans sa cellule. La pénitence qu'elle faisait à supporter la soif toute la nuit était grande, car sa gorge était desséchée; et cela, pas seulement à ce moment, mais très habituellement. Ce mardi-là, il semblait que les mucosités l'étouffaient, la respiration lui manquait davantage, cette angoisse provoquant une altération de son visage. Craignant le pire, à 8 heures du soir elle reçut l'Extrême Onction, jetée sur son petit lit, vêtue comme elle était. Et comme on lui demandait de s'étendre pour la recevoir, elle demanda pour l'amour de Dieu qu'on la laisse ainsi, les mains jointes, avec un grand sentiment. Notre père Prieur étant venu il la confessa pour lui donner l'Extrême Onction; mais il y avait si eu de matière que ce fut vite fait. [...]

Le jeudi, à 4 heures du matin, elle était tout à fait épuisée, et les soeurs priaient. Elle leur ordonna d'aller au choeur. Le sommeil lui venait; moi, il me semblait que ce n'était pas le moment de dormir. Les soeurs revinrent, et à chacune en particulier elle donna sa bénédiction, puis à nouveau à toutes ensemble; à tout ce qu'on lui disait, elle répondait comme elle pouvait; et elle me serrait la main, montrant qu'elle le comprenait. À 6 heures, notre père Prieur vint lui donner le Saint Sacrement. Et, alors qu'on était allé le chercher, elle avait les dents si serrées qu'elle n'aurait pu avaler une goutte d'eau. Moi, je disais: qu'est-ce que nous allons pouvoir faire pour qu'elle puisse communier ? Mais elle ouvrit la bouche avec une grande avidité; et Dieu y étant entré, elle le reçut et l'adora très religieusement. Puis, dès qu'elle eut pris l'eau du calice, elle recommença à ne plus pouvoir avaler et à être avec ses douleurs. Elle écoutait tout ce qu'on lui disait et par quelques mots faisait comprendre combien elle ressentait tout cela dans son âme.

Elle fut ainsi jusqu'à 9 heures, où elle expira, n'ayant pas perdu connaissance un seul moment, et disant toujours: « Jesus, Maria ». Ce fut une chose particulière que, quelques-unes des soeurs étant allées à la sacristie et à la porterie, elles revinrent toutes pour se trouver réunies sans qu'il en manque une seule; et au moment où elle expira, elle posa les yeux sur toutes; à chacune il semble qu'elle les lui a laissés imprimés dans l'âme. […]







ANNE DE SAINT-BARTHÉLÉMY (1549-1626)


Elle naît de parents simples mais aisés 31, sans quartier de noblesse mais honorables : « La famille d’Anne était économiquement bien située, possédait vignoble, troupeau, terres à blé; ils avaient des serviteurs dans la maison, un maître privé, un clerc qui exerçait son office à domicile, enseignant à lire, écrire, etc., aux enfants, et le catéchisme et peut-être aussi un peu à lire le roman aux filles 32. »

Elle se distinguera toute sa vie par une grande charité, développée tôt : « La mère visite des malades, leur donne des toiles pour les lits et des médecines, les sert personnellement, tient grande compassion des enfants à moitié abandonnés des rues et les reçoit dans sa maison. Ces exercices de charité ne restent pas sans fruits dans l’âme de sa fille Anna. Car, étant encore toute petite, ce sera elle qui prend une partie de son repas, parfois de la viande, et la donne en cachette aux pauvres. D’autre fois elle donne ses propres chemises aux nécessiteux. L’éditeur Urquiza nous explique :

« Cet esprit de charité l’accompagnera comme une obsession toute sa vie. Ainsi à saint Joseph d’Avila, Anne répartit entre ses malades les cadeaux que la mère Thérèse tenait en réserve pour ses amis et bienfaiteurs, poussée par cette charité et oubliant l’intention de la fondatrice, fait qui se répète plusieurs fois.

« À Anvers, déjà prieure, elle ne peut résister à l’impulsion de cette charité pour les nécessiteux : en cachette des sœurs cuisinières, elle prend de la nourriture préparée pour les religieuses et elle les donne aux pauvres à la porterie. Une cuisinière se rend compte plusieurs fois d’une telle disparition, jusqu’à ce qu’une fois elle la surprend ; court à travers le couvent la rumeur affectueuse : « notre mère est le voleur » 33.

Elle entre au carmel de Saint-Joseph d’Avila « déjà avancée dans les voies de l’oraison » et fait profession le 15 août 1672 comme première sœur converse (car elle n’a pas de quartier de noblesse) de la réforme thérésienne. Elle signe avec une simple croix sa profession, ce qui n’empêche pas Thérèse de la choisir pour secrétaire et de l’emmener avec elle à la plupart des fondations : elle est ainsi habilement secondée par une compagne toujours fidèle, qui l’assiste à sa mort, en 1582.

Anne de Saint-Barthélémy - qui apprit fort bien à écrire en imitant l’étrange graphie thérésienne - en a laissé un récit précis, qui expose la pauvreté de la Castille de l’époque. Il vient comme un symétrique du texte portant sur l’éducation des petites filles et achève ainsi notre triptyque biographique de la Fondatrice 34 :

Nous partîmes de là dans une voiture qui fit le chemin avec une si grande difficulté, que lorsque nous arrivâmes à un petit hameau près de Peñaranda [il s’agit d’Aldeaseca, près de Peñaranda de Bracamonte, situé entre Avila et Salamanque], la sainte Mère avait tant de douleurs et de faiblesse, qu’elle eut un évanouissement, et nous eûmes toutes une grande peine de la voir ainsi ; et sur cela nous ne trouvâmes rien que nous puissions lui donner, sinon des haricots, et avec cela on demeura cette nuit là, parce qu’on ne pouvait pas trouver, dans tout ce lieu, même un œuf.

Me lamentant de la voir dans une telle nécessité et de n’avoir de quoi la secourir, elle me consolait, disant que je n’aie pas de peine, que ces haricots étaient vraiment de bonne qualité et que beaucoup de pauvres n’avaient pas un tel cadeau. Elle disait cela pour me consoler, mais comme je connaissais sa grande patience et la souffrance qu’elle portait, et le goût qu’elle avait à pâtir, je croyais que c’était plus son travail [au sens fort d’épreuve] que cela signifiait. Pour remédier à cette nécessité, nous allâmes le jour suivant en un autre lieu ; et ce que nous trouvâmes pour manger furent des asperges cuites avec quelques oignons ; elle en mangea, quoique ce fût très contraire pour son mal.

Ce jour-là nous arrivâmes à Alva [Alba de Tormes] et notre Mère était tellement mal, qu’elle ne put converser avec ses religieuses. Elle disait qu’elle se sentait si endolorie, qu’il lui semblait qu’elle n’avait pu un os de sain. Depuis ce jour qui était la veille de saint Matthieu [20 septembre 1582], elle marcha à pied avec toute sa peine jusqu’au jour de Saint-Michel, où elle communia. Venant de le faire, elle se mit ensuite au lit - elle ne venait pas pour autre chose -, qui lui donna un flux de sang, duquel on pense qu’elle mourut. Deux jours avant, elle demanda qu’on lui donne le Saint-Sacrement, parce qu’elle comprenait déjà qu’elle était mourante. Quand elle vit qu’on le lui apportait, elle se dressa dans le lit avec un grand élan intérieur, de manière qu’il fut nécessaire de la tenir parce qu’il semblait qu’elle allait tomber du lit. Elle disait avec une grande joie : « Mon Seigneur, il est temps de cheminer. Soyez bien bon et accomplissez Votre volonté. » 35.

§

La vie intérieure d’Anne va de pair avec une intense activité et, de même que celle de Thérèse, laisse part à la partie imaginative de l’être : « Dieu se donne à l’homme. La pratique de cette vérité, vécue chaque jour par elle, nous introduit dans le monde d’un Dieu qui veut se donner sans réserve et qui cherche des personnes pour ‘satisfaire’ son cœur. » En fait elle nomme ses visions : « sommeils – sueños ».36.

Elle vient en France en 1604 où elle est poussée à prendre le voile des sœurs de chœur pour être nommée successivement prieure à Pontoise, Paris, Tours. Lorsqu’elle comprend que les supérieurs français, en particulier « el prelado », le prélat Bérulle qui la croyait simplette, veulent la manipuler contre Anne de Jésus et la Règle de la Fondatrice, elle se rebiffe. Restée en France après le départ d’Anna de Jésus, elle fera face avec grand courage pendant plusieurs années. Une page nous dispensera de comparer les vertus de carmélites expérimentées à celles du (jeune) Bérulle :

Une sœur vint de nombreuses fois - je crois qu’elle était envoyée -, et au lieu de me dire ses fautes et de chercher à prendre conseil, elle me demande comment je suis et aussi, comment est mon âme. Et ainsi je lui dis : « Qui vous permet de me demander mon état ? », elle me dit : « Jésus, ô combien vous vous ressentez de tout ! Je m’étonne de votre peu de mortification, et que vous n’ayez pas gagné les vertus depuis tant de temps. » - « Certainement », me dit un jour cette même sœur, « beaucoup de personnes que je connais ont le nom de saintes, mais bien peu sont vertueuses et mortifiées. La dame Acarie 37 est mariée et en a plus [de vertu] que Votre Révérence ».

À ce compte que dois-je faire sinon me confesser comme pécheresse imparfaite - et qui tient tête - comme c’est la vérité ? ... La bonne sœur s’en alla et dit au prélat ce que je lui avais dit. Allant me confesser à lui, il était si en colère que je ne savais ce qu’il y avait et il me dit : « Vous vous plaignez de nous et vous transmettez votre mauvais esprit aux religieuses. Ne leur dites aucune parole, ni aux novices ni aux professes ». Et il me dit cette fois de si fortes choses qu’elles ne sont pas à répéter.

L’autre jour il revint pour me reprendre ; je crois que ni séculier ni religieuse n’ont entendu de telles choses et de tels termes. Ma faiblesse, et le démon qui devait y aider, me mirent en grande détresse. Je fus saignée un jour et l’autre purgée ; et quoique je lui disais de me laisser pour l’amour de Dieu, qu’il me fatiguait, c’était son envie de dire ce qu’il voulait, ce qu’il n’approuvait pas. Je le priais de me dire avec qui me confesser, et je dis que je ne voulais pas, ni qu’il était nécessaire que j’aille raconter les choses de la Religion à d’autres [les carmes] qu’à eux, qu’ils étaient prélats et pouvaient faire ce qu’ils voulaient.

Ceci m’angoissa tant, que de ma vie je ne me suis vue dans un tel [état] extrême de désolation, parce que le démon devait avoir licence ; j’allais doutant de mon salut, voyant que Dieu m’avait laissée si seule, sans lumière dans l’âme et sans aucune créature qui me la donne ; il m’aidait à perdre confiance, par ce qu’il me disait, « que j’avais le mauvais esprit et le démon et que j’étais obstinée. » ... En tout ils montraient le désir qu’ils ont de ce que je ne fasse office de Prieure ni regarde aux Constitutions, eux disent qu’ils ont prieure 38 et prélat, qu’ils savent mieux que moi. 39.

Elle abandonne finalement la partie pour rejoindre Anne de Jésus en Flandre en 1611 et fonde le monastère d’Anvers où elle passe les quinze dernières années d’une longue vie. Parmi ses écrits, voici une conférence spirituelle sur la vocation à la vie religieuse, faite au carmel (lui, havre accueillant) de Pontoise, qui résume tout l’esprit de l’ordre ; là encore, nous ne tentons pas d’en améliorer la forme brute où les idées s’enchaînent en une longue phrase :

Aujourd’hui nous nous tournons de nouveau et avec un esprit neuf et la connaissance que nous ne sommes rien et, quelque chose que nous fassions, sans Dieu nos œuvres sont vaines et vides ; et quoique les imperfections soient mauvaises, le positif de se voir dans cet état c’est bien pour que nous puissions voir qui est Dieu, et qui nous sommes, et que nous craignons de chercher pour notre paraître une chose propre [un attachement] quoiqu’elle paraît bonne.

Et ainsi, je crois que nous servirons le mieux sa Majesté en Lui donnant le cœur et la volonté libre, sans lui demander de ceci ou de cela, mais qu’Il se serve de nous comme Il le veut et comme Il le trouve bien à Son honneur et gloire, et nous ne voulons rien savoir de ce qu’Il veut de nous, mais avec sincérité, comme un petit enfant qui ne sait de bien ni de mal et qui marche ; regardant à son père s’il lui dit quelque parole et avec cela reste satisfait, ainsi nous regarderons à notre Père qui nous commande que nous L’aimions de tout cœur et non dans nos propres goûts, dans les choses propriétaires et de bénéfice, mais en ce qui est vraiment gloire et honneur de Dieu.

Et demandons-Lui, toutes, que nous n’ayons d’autre goût que ce qui fait Sa plus grande gloire et Son goût, que nous ne L’ignorions pas quel qu’il soit ; que nous ayons de l’aversion pour nous-mêmes et ne nous regardions pas nous-mêmes plus qu’une chose qui n’est pas ; et ce n’est pas artifice, mais à la vérité nous sommes repoussants en tant que nous ne sommes pas dans la grâce de Dieu. Et la charité est grâce et Dieu est dans l’âme qui la possède. Aimons-nous les unes des autres avec la charité de Dieu ; que leurs biens ou maux nous soient propres, comme de notre propre âme, et ainsi nous les regarderons et les cacherons comme le désire chacune pour soi.

Tout ce que je dis est afin que nous ne nous recherchions en rien, que nous nous repoussions et nous tenions pour pauvres et regardions la paix des pauvres qui, comme ils n’ont aucun bien à surveiller ni que le ciel soit serein ou nuageux, rien ne le trouble puisqu’il n’y a rien à perdre. Et ainsi le vrai pauvre ne craint ni ne veut rien [a menester a nayde], parce qu’il ne cherche rien des créatures mais il dit avec le prophète : « Il n’y a personne plus riche ni plus libre ni plus puissant que celui qui sait se laisser à lui-même et à toutes les choses et se mettre dans le lieu de son rien.

Ce chemin, cherchons-le avec sincérité et vie dans les œuvres, parce que viendra dans nos âmes l’Esprit Saint qui les fortifiera… Et il est certain qu’il n’y a pas de lieu plus décent en nous pour Dieu que le cœur, et il est vrai que là où sont nos trésors, là est le cœur, et dans le cœur est le ciel. Bienheureux les pauvres qui ainsi peuvent se déposséder d’eux-mêmes, et abandonner [desamparar] leurs goûts et propriétés ! Qu’ils remplissent le vide de cette grâce infinie et sagesse divine et ils recevront cent pour un 40.

§

Le tableau des spirituels espagnols donné tout à la fin de ce chapitre µ souligne les influences suivantes : d’Alcantara sur Teresa, de Teresa sur Anne de Jésus et sur Anne de Saint-Barthélémy ; entre Teresa et Jean de la Croix et de celui-ci sur Anne de Jésus. Il sera complété pour la France par l’influence d’Anne de Saint-Barthélémy  sur Madeleine de Saint-Joseph ; tandis qu’Anne de Jésus, dont le séjour fut bref en France, fut probablement influente, lors de son séjour à Dijon, sur la baronne de Chantal. Ainsi se succèdent trois générations auxquelles nous rattacherons deux autres générations assurant l’implantation en France. En fait on a un réseau croisé d’influences difficile à démêler, la grâce étant souverainement libre dans les choix de ses relais.



le site cheminsmystiques.fr - sont formatés pour impression en volumes de format classique ou in-folios 41. En complément d’éditeurs traditionnels, ils sont souvent disponibles en édition en ligne 42.

L’ensemble – dernier regroupement révisé 43 - couvre recherches, recensions, présentations et transcriptions opérés de 2000 à 2022 par Dominique Tronc.


§


Je découvre – tardivement, sans l’avoir recherché ni évité - que les femmes sont quasiment absentes, là comme en d’autres domaines.

Deux femmes sont relevées en terres d’Islam pour dix-sept figures recensées comme des ‘Auteurs du monde’ : Rab’ia ~ 800 et Lalla ~ 1400 sauvent l’honneur. Aucune femme en extrême orient qu’il soit bouddhiste ou non.

La situation « occidentale » est meilleure : mais rien dans l’Antiquité, sept femmes à partir du douzième siècle ...mais sur une cinquantaine de figures chrétiennes majeures. Situation qui souligne une reconnaissance permise par Jésus fondateur mystique - mais ne pouvant s’exprimer qu’au sein d’un milieu social favorable : là où se développa une classe moyenne cultivée urbaine, en Flandres, au nord de l’Italie. Des béguines et des religieuses ont pu alors conquérir culture et liberté – et parfois leurs écrits nous sont parvenus.

Pour regrouper le précieux legs intérieur produit de la ‘moitié du genre humain’, je propose deux dossiers chronologiques – avant et après 1600 – en assemblant des témoignages féminins appartenant à l’inventaire mystique global.

J’ai appliqué la règle mise en exercice déjà pour « Mystiques du monde » : livrer par figure un extraits long sans ou avec peu de coupures (exceptions sous de rares entrées collectives).

Je respecte l’ordre chronologique 44.

J’évite toute glose en reprenant certaines mises en situation historiques par des érudits sensibles voire amoureux de nos Dames. Ils éclairent les contraintes qui s’exerçaient sur des figures souvent mises en cause 45.

Au total treize entrées par tome : vingt-deux auteurs entrés sous leur nom au premier niveau ou « chapitres » ; auquels se joignent une trentaine de noms regroupés en quatre entrées collectives 46.

§

Notre époque rend caduque les ouvrages se proposant de présenter un auteur. Nous n’avons plus le temps de survoler ce qui est offert : des millions d’ouvrages aujourd’hui succèdent à quelques centaines de milliers de livres imprimés disponibles peu après Gutemberg. Remontant le passé, quelques centaines de manuscrits dépendaient de rares textes « sacrés » de mémoire orale. Vertigineuse expansion.

Faire son choix conduit à s’effacer devant quelques chefs d’oeuvres. Reste à les retrouver pour chaque domaine, tâche ardue visant à ouvrir quelques dossiers plutôt que d’écrire en propre.





Isabelle des Anges 1565-1644

Isabelle des Anges (1565-1644) fut la seule des six fondatrices espagnoles qui demeurera jusqu’à sa mort en France. Pendant quarante ans — légèrement plus de la moitié de sa longue vie —  elle exerça une influence de fondatrice « discrète, mais puissante » dans le sud de son nouveau Royaume : à Amiens, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Limoges où elle meurt en 1644. Au parloir de Bordeaux le jeune Surin la rencontre et découvre sa vocation — choisissant toutefois l’ordre actif jésuite qui convenait peu à une sensibilité fragile. La Mère Isabelle ne laissa pas d’écrits, mais des lettres. Voici « quelques paroles d’une belle douceur que notre vénérable Mère Isabelle des Anges a dites en diverses occasions à ses filles »47 :


‘Pour l’amour de Dieu, mes filles, que chacune de vous pense au lieu d’où Dieu l’a tirée, et en celui où il l’a mise, et aux choses pour lesquelles il nous y a appelées. Nos obligations sont très grandes, et puisque nous avons trouvé, comme l’on dit, la table mise, et que nous n’avons pas à chercher ce qu’il nous faut pour être parfaites, soyons fidèles à garder notre Règle et nos Constitutions, car ce n’est pas sans grande raison que nous trouverons tout là, avec tant de douceur et de suavité, que je ne sais comment on peut dire qu’il y a de l’austérité dans notre Religion. Tout y est si doux pour les âmes qui ont un peu d’amour de Dieu, qu’encore qu’il y ait beaucoup de pénitence et de mortification, je confesse néanmoins que tous les plaisirs du monde, et tous les contentements qu’il promet à ceux qui le suivent ne sont rien en comparaison. …

« Nous ne devons pas regarder ce qui paraît au-dehors pour aimer le prochain, car encore qu’il soit mal conditionné, il a une âme en laquelle Dieu habite, et peut-être même que celui qui nous semble le plus imparfait et négligeant est vertueux devant Dieu. Ainsi il est très dangereux de juger des actions d’autrui, et l’on s’y trompe très souvent, pensant que la vertu est vice, et que ce qui est imperfection est vertu. Pour éviter cette tromperie, il faut honorer Dieu en notre prochain, et nous jouirons de la paix des enfants de Dieu. Si je demandais à toutes mes filles si elles veulent faire la volonté de Dieu, chacune répondrait qu’elle aimerait mieux mourir que de manquer à l’accomplir, et je vous dis de sa part que c’est sa volonté que nous nous aimions les unes les autres, comme il nous a aimées. …

« Lorsque l’âme se sent si délaissée qu’il lui semble que toutes choses lui manquent, ne lui restant rien qu’une grande crainte d’offenser Dieu, et de le perdre pour jamais, cette expérience lui faisant connaître clairement qu’il n’y a que le bras de Dieu seul qui soit assez fort pour la soutenir, elle en est d’autant plus obligée de faire un total abandon d’elle-même…

« Je vous ai dit souvent, mes filles, qu’il n’est pas besoin de multiplier nos exercices, mais que l’importance est de perfectionner tous les jours nos exercices… »


/17e s H-L /Isabelle des Anges / lettres (non éditées mais transcription en photos reconnues sous

« E12 Isabelle des anges correspondance ocr à réviser.odt » dans nos « !L IVRES... » qui reste à corriger d’après nos photos



Cécile de la Nativité 1570-1646

Données biographiques sur Cécile de la Nativité Carmélite de Valladolid

Cécile de la Nativité naquit à Valladolid en 157048. Son père, François Sobrino, était Portugais de nation ; sa mère, Cécile Marillas, possédait un savoir tout à fait exceptionnel chez une femme. Ils eurent cinq fils et deux filles. Deux des fils furent Carmes Déchaussés ; un troisième devint Évêque de Valladolid ; un autre mena dans le monde une vie très édifiante ; le cinquième mourut en odeur de sainteté dans l’Ordre de Saint-François. Les deux filles entrèrent chez les Carmélites déchaussées de Valladolid. La première y reçut le nom de Marie de Saint-Albert ; la seconde devint la célèbre Cécile de la Nativité.

Cécile avait des dispositions peu communes à la vertu, une intelligence singulièrement ouverte et avide d’apprendre. Elle fit de rapides progrès dans les différentes branches du savoir. Sans parler des travaux propres à son sexe, elle étudia — sans doute guidée par sa mère — non seulement la langue latine et l’Écriture sacrée, mais la rhétorique, la philosophie, la théologie, la poésie et la peinture. Tout d’abord cet esprit si bien doué se laissa quelque peu éblouir par les vanités du siècle, mais Dieu l’en détacha promptement, et enflamma son cœur du divin amour. Renonçant au monde, elle prit l’habit des Filles de sainte Thérèse cinq ans après la mort de la Réformatrice et lorsque saint Jean de la Croix vivait encore.

Sa profession, à son propre témoignage, eut lieu le 2 février 1589. Sans délai, elle embrassa la pratique des plus hautes

vertus et se donna tout entière à la vie d’oraison. Dieu répondit à sa générosité par un don de contemplation très sublime, ainsi que ses écrits en font foi. Ses Supérieurs l’employèrent à la

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fondation du monastère de Calahorra. Elle revint ensuite en celui de Valladolid, où elle ne cessa d’être pour ses sœurs un modèle de perfection. Elle y mourut l’année 1646, âgée de près de soixante-seize ans, laissant de nombreux écrits spirituels d’une valeur singulière.


Traité de l’Union de l’âme avec Dieu de Cécile de la Nativité

Un beau texte mystique introduit par la traductrice mystique des Oeuvres de Jean de la Croix dans son quatrième et dernier tome49. Elle utilise une partie du texte espagnol de l’édition parue à Tolède en 191450.


Malgré la difficulté que j’éprouve à exécuter l’ordre que m’a donné l’obéissance, je vais pour m’en acquitter dire ici quelque chose au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Son très saint Esprit, qui est aussi celui de son Père, est assez puissant pour guider ma plume, et mon incapacité d’ailleurs lui est bien connue.

Les choses de Dieu, lorsqu’elles surpassent la raison et les sens, sont d’autant plus difficiles à exposer qu’elles sont plus hautes, plus divines, plus éloignées des choses communes et temporelles. Par là même aussi, elles sont très peu connues et très peu comprises des mortels, à qui la claire vue de Dieu est encore refusée. Mais plus on les goûte, plus elles se manifestent, bien que par des fissures seulement et dans une demi-obscurité, et plus on en est abondamment gratifié, plus elles se font clairement connaître. À la vérité, on ne les perçoit point par les sens extérieurs, et bien des personnes ne font cas que des choses sensibles, s’arrêtant peu à celles qui sont plus intérieures : je veux dire à celles qui concernent l’Essence de Dieu et l’essence des âmes créées par lui.

Je traiterai ici de l’union de ces deux essences. J’ai grand besoin de l’assistance divine pour réussir à en dire quelque chose de juste, car l’entreprise est bien malaisée pour une personne à la fois dépourvue de savoir et de perfection 1. Je me garderai donc d’expliquer l’essence de l’union, parce que c’est l’affaire des théologiens ; j’exposerai seulement quelques traits et linéaments de ce que l’âme éprouve dans cette union, sans le sentir ou en le sentant. Et ceci même, j’ose à peine l’entreprendre, tant il est difficile de le rendre par des paroles. Mais

Cécile de la Nativité, nous l’avons dit, avait au contraire une connaissance profonde de la théologie dogmatique, comme le montrent la clarté et l’exactitude avec lesquelles elle touche les questions les plus difficiles.

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la puissance de l’obéissance est grande. Si la volonté de Dieu est que j’exécute ce qu’elle m’impose, qu’il me donne ce qu’il me commande, et qu’il me commande ensuite ce qu’il voudra. Je crois être certaine que mon seul désir est d’obéir, et comment une personne qui voit si clairement son néant pourrait-elle en avoir d’autre ?

Tout le monde sait que Dieu renferme en soi toutes choses et, en tant que leur auteur, leur communique l’être et la vie. En ce sens, il est présent aussi dans les enfers, mais pour un plus grand tourment des damnés. Il l’est également dans les pécheurs, quoiqu’ils soient dans un état de mort par rapport à lui et en eux-mêmes, ce qui dure tant qu’ils ne rentrent point dans son amitié. En cet état, rien ne leur profite et Dieu ne se communique point à eux de la manière dont nous parlons.

Enfin il est présent dans les âmes qui sont en grâce, pour leur plus grand mérite et pour leur salut éternel. Il est vrai qu’à moins d’une révélation surnaturelle nous ne pouvons avoir la certitude d’être en grâce ; et cependant, Dieu a parmi ses créatures un grand nombre d’âmes qui ont ce bonheur. Mais celles-là sont singulièrement heureuses, auxquelles il se révèle comme par une fissure, ou pour mieux dire, celles-là qui ont su profiter des biens qu’il découvre à tous ceux qui sont en sa grâce. Je laisse de côté pour le moment les cas particuliers, alors que Dieu trouve bon de dévoiler ses merveilles.

Au reste, elle n’est pas petite, la faveur accordée par lui à beaucoup d’âmes fidèles, de ne se lasser jamais de le chercher, tandis qu’il se dérobe sans cesse. À la fin, tôt ou tard, il viendra récompenser surabondamment leur foi et désaltérer leur soif des biens éternels.

Puisque nous sommes sur ce sujet, disons que lorsque l’âme s’est appliquée aux premiers exercices spirituels sans se lasser, qu’elle a surmonté ses ennemis par le parfait renoncement à soi-même, Dieu la dispose graduellement aux divers degrés d’oraison qui précèdent celui dont nous allons parler. Afin de l’en rendre capable, il la visite par des épreuves nombreuses. Enfin, voyant la continuité de ses désirs et de son anxiété, il en vient à lui accorder un contact substantiel avec lui. Cette

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touche est de si haut prix, qu’elle apporte à l’âme une joie et un rassasiement ineffables. Quiconque en a été gratifié ne saurait l’ignorer. Cette touche, il est vrai, n’a rien de corporel et n’est point perçue par les sens ; mais à la jouissance délicieuse qui se répand dans son essence, jointe à une notion extrêmement délicate de l’immensité de Dieu, l’âme connaît avec une certitude entière qu’elle touche Dieu même et se joint à lui, de la même manière que se touchent deux choses auparavant séparées. Ce n’est pas que Dieu fût séparé de l’âme, mais par rapport à cette communication, il semble qu’il en était ainsi. Et, en effet, l’essence de l’âme ne le sentait pas auparavant de cette manière, et une pareille certitude lui eût été impossible.

Ainsi, à moins de vouloir s’aveugler soi-même — comme le ferait une personne qui, fixant le soleil dans son éclat, déclarerait qu’il fait nuit, — il est impossible à celui qui a reçu cette touche divine, de l’ignorer. J’ai dit : à moins de vouloir s’aveugler soi-même. C’est qu’effectivement il y a des âmes si dépourvues d’intelligence quant aux choses spirituelles — ou peut-être Dieu les leur voile-t-il parce que cela convient pour lors, — il y a des âmes, dis-je, qui reçoivent de Dieu des faveurs très certaines et qui cependant ne parviennent pas à se rassurer. Supposez qu’on ait été gratifié de ce don, sur lequel on n’a pour l’instant aucun doute, et que la partie inférieure vienne ensuite à s’obscurcir et à douter. Il n’en reste pas moins vrai, si la grâce a été réelle, que l’essence de l’âme se trouve renouvelée et changée : en un mot, elle est fort différente de ce qu’elle était auparavant. Et si elle continue à se disposer à recevoir cette grâce, le doute durera peu, parce que la grâce dont il s’agit étant de sa nature immense, elle communique à l’âme un goût d’immensité et d’infinité. L’âme qui en est là, à moins d’une notable négligence, fera, à n’en point douter, de grands progrès dans la transformation en Dieu.

Mais que fera, je le demande, l’âme qui ayant expérimenté une fois cette touche divine, se sent tourmentée d’une soif inextinguible, et ignore ce qu’elle doit faire pour boire une nouvelle gorgée de cette eau de la Vie éternelle, surtout si,

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après cette première faveur, Dieu la laisse dans une obscurité profonde et de rigoureux tourments ? Il est vrai, le tourment de l’âme parvenue jusque-là ne consiste plus, comme autrefois, à faire effort pour briser les pierres qui ferment sa voie. Quoique déjà élevée à la contemplation, cette âme, dans sa souffrance, se trouvait comme éloignée de Dieu. Ses puissances avaient bien joui de lui comme par des fissures, mais son essence n’avait pas été admise à en jouir de cette façon : de là, cette séparation si douloureuse et cette difficulté terrible à trouver l’union désirée.

Mais une fois que l’âme a été favorisée, ne fût-ce qu’une seule fois, du contact substantiel avec son Bien-Aimé, son angoisse grandit, car celle-ci est toujours proportionnée à la connaissance, à l’estime et à l’expérience. L’estime et le désir font donc croître avec intensité l’angoisse de cette âme, elle est violemment altérée et désireuse du bien dont il lui a été donné de jouir.

Il est à noter néanmoins que pour de telles âmes l’entrée à la jouissance est beaucoup plus facile que pour les autres. Comme elles sont toutes disposées à la pure contemplation et que le Seigneur la leur accorde, non seulement il n’est pas loin d’elles, mais il en est même très proche. Pour obtenir les touches substantielles, la foi est à ces âmes de la plus haute importance. Il ne suffit pas qu’elles s’absorbent dans le goût spirituel qui leur est accordé, il faut de plus qu’elles s’unissent à ce qu’il y a en Dieu de substantiel, tel que la foi nous l’enseigne, il faut qu’elles s’attachent fortement à Dieu en sa substance même, jusqu’à ce qu’elles expérimentent d’une manière intime et secrète la touche divine.

Supposé qu’elles aient atteint cette divine union, il leur importe extrêmement de continuer à exercer ce contact avec Dieu, si toutefois Dieu ne l’opère lui-même sans autre moyen ni disposition préalable. Quand je parle d’exercer ce contact, j’entends, avant qu’il se produise, car une fois produit, l’union est immédiate, puisqu’il s’agit de la jonction de deux substances. Au reste, cette disposition de foi est, d’une manière générale, nécessaire à ces âmes dans l’oraison.

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C’est par une lumière vive et pleine de douceur « que l’âme reconnaît ici son Créateur. Elle sait par la foi d’une manière certaine qu’il est présent en elle. Tandis qu’elle s’attache à cette vérité de toute la force de son amour et de son embrassement — et cela, non d’une manière quelconque, mais, suivant l’expression de notre Sauveur, de tout son cœur, de toute son âme, de toutes ses forces et de tout son esprit/1 — elle expérimente en elle-même le divin et amoureux contact — » fort et terrible aussi — avec Celui qu’elle aime.

Lorsque cet effet vient à s’affaiblir et à se relâcher un peu — en cet état, à moins de faute grave, le relâchement n’est jamais entier et le désir de Dieu demeure toujours, — l’âme peut sentir quelque difficulté à une entreprise aussi sublime que celle d’une nouvelle emprise sur la Substance de Dieu, car chacune de ces touches lui procure cet ineffable bien. Et pourtant chacune d’elles lui apporte une disposition à une autre touche, plus intérieure et plus forte : je veux dire, plus perçue, plus habituelle et plus parfaite. Non que Dieu devienne plus grand, ou qu’à chaque fois l’âme ne touche pas sa Substance tout entière, mais comme il est impossible de connaître ce grand Dieu tel qu’il est en lui-même, cette succession de contacts avec lui le fait connaître d’une manière de plus en plus parfaite.

C’est un insigne bienfait du Seigneur envers nos âmes que cette capacité qu’il leur a donnée de toujours croître en lui — et lui en elles — tout le temps que dure l’état de la vie présente. Les unes grandissent en plus intense, les autres en moindre degré, mais toutes croissent et progressent. Quant au degré de vie spirituelle dont nous parlons, il y a un grand nombre d’âmes qui ne parviennent point aux richesses qu’il comporte, même parmi celles qui atteignent l’état de pure contemplation et de divine union. Il faut donc reconnaître que les âmes ainsi favorisées sont en petit nombre, et de fait ce degré est de soi très élevé, c’est même le plus sublime qui soit ici-bas. Il conduit l’âme, si elle ne s’arrête pas en chemin, à se perdre tout entière en Dieu.

/1 Diliges Dominum Deum tuum ex Loto corde tuo, et ex iota anima tua et ex lotis scribus Luis, et ex Iota mente tua. (Luc, x, 27.)

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De même que celui qui se noie dans une mer profonde est perdu pour ce monde, que celui qui se consume dans les flammes est réduit à rien, ainsi cette âme bienheureuse, noyée dans la mer sans fond de la Divinité, consumée dans un feu qui surpasse en violence et en activité celui de la sphère céleste, et dont l’activité à dévorer est de beaucoup supérieure, demeure très véritablement engloutie et consumée.

Au commencement de cette divine union, les sens extérieurs ne sont pas suspendus, et chez certaines personnes ils ne le sont jamais, en sorte qu’étant appelées, elles se trouvent parfaitement conscientes : ce qui dénote moins de faiblesse dans la partie inférieure et montre que Dieu l’a fortifiée. Par une perception puissante et toute divine, l’âme connaît qu’elle s’approche de son Bien-Aimé, ce qui a lieu purement dans la substance de l’âme et sans sortir de ses limites, qui, il est vrai, sont immenses.

J’ai dit que l’âme sent très clairement qu’elle s’approche de son Bien-Aimé et qu’il s’en faut de peu qu’elle ne le touche. Dans l’immense soif qu’elle a de lui, elle peut le chercher et le désirer avec tant d’ardeur, qu’elle en vienne au contact avec lui. Ce divin contact cause à l’âme un rassasiement infini, car Celui auquel elle s’unit est Vie éternelle pour l’âme. L’Être divin qui la porte en soi, qui soutient sa vie naturelle, qui lui donne la connaissance et le goût de la vie éternelle, est le même qui se révèle ainsi à elle, qui se joint à sa substance même, non plus seulement par la foi, mais par un goût intérieur expérimental de son Être divin et éternel, tel qu’il est en lui-même.

Comme les puissances ne comprennent pas ce que Dieu opère ici, elles sont dans l’obscurité, et cependant beaucoup plus illuminées qu’elles ne le seraient par des connaissances particulières. Dans une simplicité intime, elles connaissent ici une Vérité éternelle, un immense et puissant Seigneur qui, s’unissant à l’âme, la change et la transforme en soi.

Il peut se faire qu’au début et avant cet effet d’union, l’âme se trouvât vivement impressionnée par tel mystère en parti —

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culier. Alors, à mesure qu’elle approche du divin contact, elle perd de vue le mystère qui l’occupait, et ne sent plus que cette Puissance infinie, avec la certitude d’être jointe à son Bien-Aimé. Il peut arriver aussi qu’elle ne perde point de vue le mystère, mais seulement ce mode plus bas de connaissance, qui n’était basé que sur la foi.

Ici, c’est la jouissance qui lui révèle son Bien-Aimé tel qu’il est dans la vérité, et, sans comprendre, elle expérimente la substance et la réalité du mystère. De là sans doute l’impression si vive produite sur certaines personnes par tel ou tel mystère en particulier. Au seul mot de paradis, le saint Frère Gilles demeurait ravi et hors de lui-même. II est d’autres âmes qui, entendant parler d’un mystère de la foi, en sont profondément émues et sentent intérieurement de merveilleux effets. C’est qu’au souvenir de ces mystères ou de ce qui s’y rapporte, l’Essence et la Substance du Seigneur leur Dieu qui les a opérés agit sur elles avec plus de force. Et, après tout, c’est par le moyen de ces mystères qu’il s’est révélé et fait connaître à ses créatures, et c’est en qualité de vérités accomplies en lui et par lui, en un mot c’est en tant qu’émanées de lui qu’ils produisent sur l’âme cette divine impression.

Ce qui surpasse tout, c’est l’Être de Dieu, et comme ici c’est lui qui se communique substantiellement à l’âme, lui qui la touche et l’unit à soi, cet effet d’union et ceux qui découlent des œuvres qu’il a opérées se trouvent ici joints ensemble. Supposez une personne qui en aime une autre. C’est la personne même qui est aimée, et cependant tout ce qu’elle fait, tout ce qu’on entend dire d’elle vient aviver l’affection qu’on lui porte.

Ainsi, notre grand Dieu étant ce qu’il est, rien d’étonnant si l’union avec lui change et transforme l’âme, avec une incroyable puissance d’amour, en l’Être même du Bien-Aimé, et si cette transformation en un Être si fort et si divin la tire d’elle-même et de son opération naturelle, pour la faire passer à des opérations surnaturelles et divines. Rien d’étonnant non plus si, après cela, quelque œuvre ou quelque souvenir que ce soit se rattachant à Dieu, produit en l’âme le même

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effet d’union, puisque Dieu a créé l’essence de l’âme apte et disposée par nature à l’union.

Cette union est beaucoup plus parfaite que celle d’un feu s’incorporant à un autre feu, que celle d’une eau se mêlant à une autre eau, parce que ces éléments sont corporels et qu’il s’agit ici de deux substances spirituelles : l’une éternelle, toute-puissante, forte à l’infini, divine, incompréhensible, immense, et si opérante que d’un seul acte de sa volonté elle a tiré du néant d’innombrables créatures, l’autre, qui est notre âme, très semblable à la première, mais non cependant quant à la force, quant au pouvoir, quant à la grandeur, quant à la nature de son Être, ni quant aux propriétés infinies qui sont en Dieu. Par le fait, il y a entre les deux substances toute la distance qui sépare le Créateur incréé, éternel, sans bornes, d’une créature qui, vu la petitesse de son être, est par rapport à lui comme un néant. D’ailleurs, une fois qu’il a engendré son Fils unique, qui emporte toute la force de son Être, qu’il a spirée le Saint-Esprit qui procède de l’un et de l’autre et a le même Être, Dieu ne peut rien faire qui soit comme lui, et il ne peut y avoir qu’un seul Dieu et Seigneur. Ce sont les fondements de notre foi, et l’âme connaît ici ces vérités d’une manière tout autre qu’auparavant et entièrement ineffable, qui lui montre avec évidence comment toutes les créatures en présence de cet Être infini sont comme rien.

Et pourtant il est vrai de dire que Dieu a fait l’âme très semblable à lui, puisqu’il l’a faite spirituelle, immortelle, incompréhensible. Saint Augustin nous dit que nul ne sait ce qu’est l’essence de l’âme, sinon celui qui l’a créée. Outre cela, une fois unie à Dieu, elle est immense ; en lui elle est vie, elle est sanctification et perfection. Enfin elle en arrive à être Dieu en Dieu, parce qu’elle est une avec Dieu, et avec le temps elle acquiert des propriétés fort semblables à celles de Dieu lui-même.

Oui, redisons-le, celle qui est néant devient Dieu ; celle qui est mortelle devient vie ; celle qui par le péché est corruption devient sanctification. Et néanmoins, même avec la partici —

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pation que lui communique une si étroite union avec l’Océan de la Nature divine — union plus parfaite que celle de l’eau tombant du ciel dans la mer, — les deux natures restent distinctes, et la distance qui sépare le Dieu Créateur de la créature, l’Éternel de celle qui vient du néant, subsistera toujours.

Mais pourquoi ai-je dit qu’avec le temps l’âme acquiert leS propriétés divines ? Parce que si l’âme, après avoir reçu de Dieu une touche substantielle, au lieu de se montrer reconnaissante d’une si immense faveur et de se joindre à lui de nouveau, se néglige et se sépare de lui par le péché, sans retourner à son bienfaiteur, il est visible que le don reçu ne lui servira de rien et lui sera même un sujet de plus rigoureuse condamnation. Si, au contraire, une fois ce don reçu, elle se défait et se dégage des choses terrestres, et, pour s’en mieux détacher, continue avec d’ardents désirs à s’approcher davantage de son Bien-Aimé, le gain est infaillible. Or, ce qu’elle gagne, c’est Dieu même, puisqu’elle en vient à le posséder très heureusement en état de continuelle transformation.

Elles ont bien raison, les âmes qui ne se contentent pas d’un degré d’oraison quelconque et n’en font pas le dernier objet de leurs prétentions, les âmes qui ne s’arrêtent à rien de limité, comme font celles qui demeurent toute leur vie au même point, à placer et déplacer une petite tuile qu’elles ont trouvée à leur convenance. Celles dont je parle ont pris Dieu même pour leur fin, et en ce grand Dieu elles ont beau découvrir, toujours il leur reste en lui des immensités voilées à désirer, des immensités voilées à pénétrer, et toujours beaucoup plus à découvrir.

Et comment n’en serait-il pas ainsi, puisque dans l’éternité celui qui aura de Dieu le plus de connaissance, connaîtra forcément que ce qui lui reste à connaître est infini ?

Au début, cette divine union à laquelle l’âme est parvenue n’est pas continuelle, bien que les contacts substantiels puissent être fréquents, suivant qu’il plaît au Seigneur de les accorder, et aussi suivant la disposition de l’âme et son plus ou moins d’assiduité à l’oraison. Avant d’en venir à l’union, on jouit d’ordinaire d’une disposition à la contemplation, dans laquelle

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l’âme cherche Dieu sans vouloir s’arrêter à rien de particulier, qui puisse la distraire et l’entraver, mais se laisse emporter suavement par la force divine et cherche son Dieu avec le désir de se joindre à lui.

Une âme, même ayant expérimenté une très pure contemplation, se trouvera au moment d’arriver à l’union — j’entends la première fois — en proie à la sécheresse et fortement attachée à une vérité de la foi, avec un ardent désir de recevoir ce que nous promet l’Écriture, c’est-à-dire, en substance, la pénétration de l’âme par son Dieu et son union avec lui. Se sentant donc enflammée de ce désir, elle expérimente la jouissance de Dieu, avec la ferme croyance qu’il peut accomplir cette œuvre en elle.

Quand ensuite elle cherche Dieu, elle a de la facilité à se joindre à lui dans ce contact substantiel. Et cependant, après en avoir été favorisée, elle pourra passer par bien des souffrances. Dieu les envoie beaucoup plus rigoureuses aux âmes de cette classe qu’aux autres, parce qu’il leur donne de quoi les porter sans défaillir. Il prend d’ailleurs un soin très particulier de ces âmes, comme de chose qui est déjà très spécialement sienne.

La première fois, je l’ai dit, cette touche divine a été précédée d’une anxiété marquée de sécheresse ; mais ensuite les désirs de l’âme se trouvent bien largement récompensés. Après tout, il n’est point de désirs qui puissent mériter un don si libéral de la main de Dieu, pas plus que nous n’avons mérité d’avoir été créés de rien, capables de lui. Néanmoins il entend qu’ici la volonté de l’homme intervienne, qu’un bien si élevé soit ardemment désiré et que, tout en étant ainsi poursuivi, il reste un don purement concédé par grâce.

Dieu ne le refusera pas à ceux qui n’y mettront pas obstacle et qui au contraire s’y disposeront. Que s’il le refusait à un vrai et fidèle serviteur, c’est que ce don ne lui conviendrait pas ou qu’il n serait pas appelé à marcher par cette voie. Encore est-ce à regret que j’écris ceci, car en toute vérité je crois que la faute est à nous. Nous ne nous dépouillons pas sérieusement avec

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Jésus-Christ, nous ne rendons pas notre âme nette et pure, en sorte que son essence puisse se joindre à celle de Dieu. C’est parce que tous ne sont pas capables d’une telle perfection, que tous ne sont pas intimement unis à Dieu.

À la vérité, quelques-uns possèdent Dieu, à qui cependant il se dérobe. Quant à ce feu intense qui s’empare de l’âme et qui croît puissamment, il ne peut manquer, s’il est vraiment tel, de percer par mille endroits, car celui qui possède Dieu si intimement fait les œuvres de Dieu. La participation qu’il acquiert avec lui le conduit graduellement jusqu’à l’état parfait et dépose en lui des richesses infinies, des merveilles divines. Et qui pourra dire les richesses dont il est en possession celui dont le centre jouit de la Substance même de Dieu et lui est uni ?

Si Dieu est la souveraine Sainteté, la souveraine Bonté, la souveraine Sagesse, la Toute-Puissance, la Majesté, la Beauté, la Paix, la Gloire infinies, avec d’autres attributs sans nombre ; si, de plus, il est en lui-même beaucoup plus que tout ce que nous pouvons lui attribuer, que tout ce que nous pouvons saisir et comprendre de lui naturellement et surnaturellement, je le déclare, lorsqu’une âme est devenue à ce point une avec lui, elle a une participation et une union avec Celui qui est au-dessus de tous les attributs et qui les possède tous en lui-même à l’infini.

Simultanément avec cet ineffable Bien, supérieur à tout le reste, l’âme reçoit communication de la Bonté, de la Sagesse, de la Beauté, de la Puissance divines. Dieu lui-même la rend bonne, sage ; il la fait participer à tous ses autres attributs.

Ainsi l’âme se trouve transformée en Dieu substantiellement ; elle jouit de son Essence en sa Substance, en même temps que des propriétés excellentes qu’elle puise dans le Bien infini auquel elle participe. Comme elle a en elle-même la vie substantielle de Dieu, toutes les autres excellences lui arrivent comme accidentellement.

L’âme une fois jointe à ce grand Dieu, à ce souverain Seigneur, reçoit donc en elle substantiellement et véritablement tous les

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biens que nous avons dit. Rien d’étonnant dès lors que celui qui aura une première fois reçu la touche divine et par là expérimenté quelque chose d’une telle Immensité, soit perpétuellement altéré de Celui qui est la vie et la jouissance de son âme, en un mot qu’il désire vivre en son Bien-Aimé. Il sait, du reste, — et c’est la vérité — que certaines âmes vivent en lui de cette vie essentielle et privilégiée, Il sent combien il est juste de se joindre de plus en plus ici-bas à Celui qui doit se donner éternellement, et qui, dès cette vie même, s’unit aux âmes par un lien si étroit. Il n’ignore pas qu’il peut avoir ce Bien-Aimé sans cesse avec lui comme un soutien puissant, par le moyen de cette union si intime que Dieu se plaît à communiquer aux âmes, même avant leur sortie de cette vie.

Qui donc, je le demande, pourra redouter les épreuves, quelles qu’elles soient ? Qui perdra cœur dans les périls ? Qui ne foulera aux pieds les obstacles pour en venir à un état de si intime participation avec Dieu, où l’on traite avec lui, comme Moïse, ainsi qu’un ami avec son ami ? Oui, cette haute Majesté semble vouloir en quelque sorte s’égaler à son serviteur et l’élever jusqu’à lui pour le faire Dieu avec lui, de façon qu’on puisse dire avec vérité non seulement que l’homme sera comme Dieu, mais qu’il est Dieu et le fils du Très-Haut/1.

Saint Augustin eût désiré, s’il eût été Dieu, cesser de l’être pour que Dieu le fût, tant l’amour qu’il lui portait était extrême. Dieu ne peut cesser d’être Dieu, et cela n’est pas nécessaire pour que l’homme le devienne. Il prétend l’élever d’une façon sublime à la participation de lui-même ; il veut être la vie qui le soutienne, et donner de telle sorte vie à son âme, que cette vie divine devienne son être même. Il veut résider en sa créature au point qu’elle ne se sente plus elle-même, mais que, réduite à rien en son fond le plus intime, elle vive de la vie même de son Dieu.

A force de mourir et de défaillir ainsi en Dieu, l’âme en arrive à voir tout ce qui est sien disparaître entièrement : son essence est devenue celle de Dieu, en laquelle elle s’est transformée.

/1 Eritis sicut dii. (Gen., in, 3.) — Ego dixi Dii estis et fui Excelsi omnes. (Ps. Lxxxl, 6.)

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Elle est toute consumée et changée au feu divin, au feu du Dieu qui l’a absorbée en soi. Elle est pacifique en la Paix de Dieu, elle est sage de la Sagesse de Dieu, et ainsi du reste.

Les âmes parvenues à cette transformation s’occupent des choses d’ici-bas sans en rien retenir. Comme la Force qui les a absorbées en sa Substance est immense, éternelle, infiniment active et efficace, elles peuvent traiter toutes sortes d’affaires sans que rien en pénètre en elles, les affaires étant pour elles de simples accidents sans subsistance. En les traitant, elles n’ont qu’un désir : accomplir la volonté de Celui qui les a absorbées en soi.

À la vérité, pour ces âmes parvenues à la transformation, Dieu permet d’ordinaire de très cuisantes souffrances dans la partie inférieure. Elles en éprouvent quelque trouble et se demandent si elles offensent Dieu. De fait, il peut arriver que ces âmes tombent en quelque offense. Cependant le meilleur d’elles-mêmes est toujours parfaitement soumis à la divine volonté ; il leur serait même impossible de lui opposer la moindre résistance. Elles ne le voudraient pas, quand il s’agirait d’endurer les plus grands tourments du monde. Elles sont prêtes à tout souffrir et même à laisser Dieu les anéantir entièrement, si tel était son bon plaisir, parce qu’elles n’ont d’autre vouloir que le vouloir de Dieu.

Comme une telle âme a perdu toute propriété et qu’elle se trouve transférée en la Substance de Dieu, il peut se communiquer à elle soit douloureusement, soit glorieusement : l’essence de l’âme, qui est son centre intime, étant transformée en Dieu, elle demeure attachée à lui en conformité de volonté, pour qu’il fasse de sa partie supérieure ou de sa partie inférieure selon son beau plaisir et conformément. à son divin vouloir.

Ainsi, depuis que l’âme est arrivée à l’union et à la transformation permanente, le meilleur d’elle-même, je le répète, est toujours soumis à Dieu dans la paix, quelque épreuve qui s’offre à elle. Cette âme porte en elle-même la marque de Dieu et une vive étincelle qui ne s’éteint jamais, quels que soient les peines. et les tourments qui l’assaillent.

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Je l’ai dit, c’est dans la partie inférieure que se fait sentir la plus grande souffrance ; mais graduellement cette souffrance se spiritualise et se consume, et l’âme sent moins de perturbation en sa partie inférieure, qui devient mieux disposée à souffrir et beaucoup plus pacifiée. A mon avis, cette âme atteindra une pacification et une conformité complètes avant que Dieu la retire de cette vie.

L’union stable et permanente produit de si grands effets que, par la continuité des touches substantielles, la substance de l’âme, nous l’avons vu, en vient à ne faire plus qu’un avec la Substance de Dieu.

Lorsque cette continuité d’union a duré un certain temps, comme elle va nécessairement toujours croissant, l’effort de l’âme n’est plus pour chercher à s’approcher du Bien-Aimé afin de l’embrasser, mais pour se joindre plus étroitement à Celui qui l’embrasse, à recevoir plus puissamment la Substance de Dieu, à se livrer plus pleinement à elle, à s’identifier davantage avec elle, à vivre plus intimement de sa vie, en demeurant plus morte à son être propre.

Ici les touches substantielles ne sont plus pour l’âme quelque chose de nouveau, puisqu’elle a toujours en elle la Substance de Dieu ; mais elle comprend, sans toutefois le comprendre, qu’elle pénètre plus profondément en lui.

C’est un peu ce qui arriverait à quelqu’un qui entrerait dans la mer. Tant qu’il ne se noierait pas, il sentirait sa propre vie naturelle ; mais à mesure que les eaux lutteraient contre lui, elles le noieraient progressivement, jusqu’à l’engloutir tout à fait. Supposez qu’ainsi englouti, il conserve quelque sentiment intérieur et surnaturel — comme il arrive à l’âme en cet état, car plus elle meurt, plus elle est vivante, et plus elle est engloutie, plus elle éprouve de jouissance, — il pourrait sentir et comprendre qu’une fois mort il meurt davantage, qu’une fois englouti il se noie davantage, et que plus il se noie, plus il pénètre dans les profondeurs de la mer, où il perçoit toujours de nouveaux trésors et de nouvelles richesses.

Supposez maintenant que cette mer soit si profonde qu’elle

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n’ait point de fond, et que plus on pénètre dans ses abîmes, plus les beautés et les richesses deviennent immenses, et c’est la réalité quand il s’agit de notre Dieu, qui seul comprend infiniment l’infinité de son Être. Il y aurait alors quelque justesse dans la comparaison, bien que les choses spirituelles n’aient point de ressemblance avec les corporelles, ni les surnaturelles avec les naturelles, puisque les premières surpassent les secondes sans limite et à l’infini. Comme nous les entendons bassement, nous sommes obligés pour les faire saisir de recourir à des comparaisons.

Heureuse l’âme qui les expérimente ! Il n’est pas de meilleure voie pour les entendre, parce qu’alors on les entend sans moyen et telles qu’elles sont en elles-mêmes. Comme en leur présence l’entendement et la raison restent courts — et c’est par leur moyen nécessairement que cherchent à les comprendre ceux qui n’ont encore ni connu ni goûté les richesses spirituelles-de l’union avec Dieu, — l’âme alors les entend surnaturellement au-dessus de l’entendement et au-dessus de la raison.

De là vient que lorsque l’âme n’est pas encore entièrement perdue à elle-même et qu’elle se sent approcher de son Bien-Aimé, il lui reste encore une certaine perception naturelle qui lui permet de s’en rendre compte : aussi la joie et les délices qu’elle goûte sont-elles très vives. Mais dès qu’elle en est venue à se perdre entièrement, elle perd en même temps toute perception intérieure naturelle, avec l’usage de ses puissances, et elle se trouve en possession de Dieu, objet de tous ses désirs. Quand elle revient à elle-même, elle voit qu’elle a connu Dieu d’une connaissance nouvelle, qui n’est point celle de la raison et de l’entendement naturels, en usage entre les mortels. Elle voit qu’elle l’a perçu en son Être éternel, en dehors de la perception naturelle ; elle voit qu’elle l’a vu en dehors de la vision humaine.

Tout ceci doit s’entendre du mode selon lequel il a plu à Dieu de se découvrir surnaturellement, car il ne s’agit point de la vision selon laquelle les bienheureux le voient dans le ciel. C’est une vue très surnaturelle de Dieu en son Être divin, de la manière possible à l’homme encore revêtu d’une chair mortelle.

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Une fois que Dieu a résolu de se communiquer à sa créature autant qu’il est possible conformément à son infinie Bonté, et qu’il veut bien lui faire ce don, il ne manque pas de moyens pour cela.

Il a mis cette âme en état de connaître sa divine Essence et d’en jouir, en l’unissant à lui immédiatement par la communication de son Être éternel. De même qu’il est véritable que Dieu est en nous, nous donnant la vie, de même il est véritable qu’il communique surnaturellement son Être à cette âme, et cela de telle sorte qu’elle en ait la perception surnaturelle.

Il est clair qu’une telle perception ne peut se rendre par des paroles humaines, qu’on n’en peut même exprimer que la moindre partie, par la raison qu’elle ne vient pas de l’intelligence et du sentiment naturels. Aussi quelques saints nous disent-ils que l’âme alors entend sans entendre, parce que sa compréhension n’est pas humaine, mais divine. Elle entend sur-naturellement, mais, à proprement parler, elle ne comprend pas.

Ici les puissances sont suspendues, parce que tout ce qui est naturel défaille et devient divin. La substance de l’âme s’anéantit pour se transformer en Dieu, elle demeure déifiée, changée en Dieu.

Il est certain que toutes les âmes ont en elles-mêmes l’image de Dieu. Il est certain aussi que Dieu les porte dans son Essence, où il leur donne l’être et la vie. Mais ici l’essence de l’âme défaille d’une manière spéciale, pour se transformer en l’Essence du Dieu qui l’a faite, par nature, capable de lui-même et apte à recevoir ce bienfait.

L’âme ici se rend compte qu’elle perçoit en Dieu même, Vérité souveraine, des vérités qu’elle ignorait. Elle voit qu’elle se transforme maintenant en lui d’une manière qu’elle ne connaissait pas.

Non, il n’est pas d’âme capable de cet ineffable bien qui ne doive faire tout ce qui dépend d’elle pour s’y disposer et pour renverser les obstacles qui s’y opposent. Qu’elle s’efforce constamment de s’unir à Dieu, en sorte que tout ce qu’elle fait, que tout ce que réclament les exigences de la vie présente soit accompli en lui et pour lui. En un mot, que ses œuvres soient

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moins les œuvres de la creature que les œuvres de Dieu en sa créature. Je veux dire, que la part qu’y a nécessairement la créature devienne celle de Dieu.

J’ai dit plus haut qu’il en est de l’âme comme d’une personne qui se noie et qui n’est pas encore morte. J’ai appliqué cette comparaison à l’état d’une âme qui progresse dans l’union divine et qui approche de la mort à elle-même, d’une âme qui connaît très clairement que Jésus-Christ vit en elle, qui peut dire avec vérité qu’elle vit et qu’elle ne vit pas, parce que c’est Lùi qui vit en elle et que si elle vit, ce n’est plus pour elle, mais pour Celui qui est mort et ressuscité/1.

Et cependant cette mort ne va pas jusqu’à la dissolution du corps, afin que l’âme puisse progresser encore dans la mort spirituelle et recevoir en Dieu une vie plus haute et plus intime.

On peut aussi appliquer cette comparaison à ce qui se passe actuellement dans l’âme. Bien qu’elle soit dans l’habitude de l’union et de la transformation, elle est encore à elle-même et elle sent. Mais voici que tandis qu’elle goûte ainsi Dieu, elle se sent peu à peu défaillir, le sentiment intérieur lui manque, elle est comme une personne qui perd la respiration et va mourir. Mais qui dira ce qu’elle acquiert par cette mort ? L’éternité nous l’apprendra. L’âme elle-même est incapable de comprendre ce dont elle jouit, bien moins encore peut-elle l’exprimer. Qu’il nous suffise de dire qu’elle jouit de Dieu et qu’elle est devenue un autre lui-même par participation.

Des biens que Dieu envoie à l’essence de l’âme, une partie s’épanche sur la partie supérieure, et de là passe à l’inférieure et au corps lui-même, atteignant ainsi la substance des forces naturelles. L’âme se trouve ensuite et pour longtemps comme si on les lui avait enlevées, et le corps est habituellement réduit à une grande faiblesse, à quoi vient se joindre la répugnance à prendre ce qui soutient les forces physiques. Mais tout le temps que dure ce qu’il y a de plus sublime dans l’union — et ce temps est court — on ne sent ni ne perçoit rien de tout cela. On ne fait que percevoir Dieu surnaturellement.

/1. Vivo ego, iam non ego ; vivit vero in me Christus. (Gala., II, 2.)

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Je le répète, la perception naturelle des effets de l’union n’accompagne pas l’union divine : elle la précède et la suit. Cependant, quand la transformation est très continue, très puissante, très supérieure à toute perception, l’âme, après être revenue à elle, demeure encore unie. Elle fait alors peu de cas de tout le reste et l’oublie, car elle possède Dieu dans une immensité et une grandeur souverainement paisibles. De là, nous l’avons dit, le prix merveilleux de l’union et de la transformation continue ; car lorsque les excès de l’esprit sont passés, l’âme s’attache tellement à la Vérité pure, qu’un moment vient où il n’y a plus pour elle de porte fermée pour aborder l’Être divin, auquel elle est toujours plus unie et qu’elle tient toujours plus étroitement embrassé.

Les progrès de l’âme sont ici tellement spirituels, qu’il est bien difficile de dire ce qui se passe en son intérieur et les différents effets qui se produisent non seulement chez les diverses personnes, mais chez la même âme. De fait, c’est Dieu qui ordonne et dispose tout ce qu’il lui plaît d’opérer ici, soit spirituellement, soit corporellement, soit surnaturellement, en chaque temps, suivant son ordonnance et son divin vouloir, pour la plus grande purification et la plus grande perfection de l’âme. C’est lui qui fait choix des modes admirables par lesquels il l’élève surnaturellement, modes fort au-dessus de l’entendement humain.

Dieu se communique à ses saints de manières très diverses, et cependant tous sont saints, tous reçoivent essentiellement un seul et même esprit : de même les hommes, qui ont tous une même nature, ont tous un visage différent. Cependant, une fois que les âmes sont parvenues à ce qu’il y a de substantiel en Dieu, et qu’il se donne à connaître à elles surnaturellement, il y a beau y avoir de grandes différences quant à l’immensité de l’âme et quant au mode sous lequel l’Être divin se communique : il reste vrai que toutes les âmes qui parviennent à cette union et à cette transformation en Dieu, parviennent à un immense abîme. Cet abîme n’est autre que notre Dieu, abîme dans lequel il n’y a ni variété ni diversité d’objets, mais une très simple unité, celle de l’Être divin, qui est tout entier et

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à l’infini Substance très pure. Et dans cette unité sont renfermées toutes les variétés, qui deviennent en elle vie et pureté de su bstan ce.

L’âme se voit unir à cette très pure Substance, qui pour l’instant l’aveugle de sa Force infinie, et elle se trouve obté-nébrée au sein de l’Être divin, car la créature humaine est incapable de voir son Dieu tant qu’elle est retenue dans la chair mortelle. En conséquence, plus elle le voit véritablement, plus elle est aveugle ; plus elle le goûte véritablement, moins elle le sent ; plus elle le perçoit véritablement, moins elle le comprend.

C’est qu’alors tout ce qui est humain et naturel s’obscurcit, afin que seule la Substance de l’âme s’unisse à la Substance de Dieu et se transforme en elle.

Ceux qui ont le mieux compris cette divine perception l’ont appelée un rayon de ténèbres. Dès lors, en effet, que cette lumière excède à l’extrême notre entendement, que cette divine intensité d’amour excède notre volonté, que cette toute-puissance et cette grandeur excèdent notre mémoire, rien d’étonnant qu’elles les fassent totalement défaillir et leur enlèvent leur opération naturelle, les laissant réduites à rien dans les grandeurs de Dieu. Rien d’étonnant, dis-je, puisque non seulement ces puissances, mais l’essence même de l’âme, qui est ce qu’il y a de plus noble en l’âme, se trouve elle-même engloutie, quand elle en arrive à se joindre à l’Essence de Dieu par cette merveilleuse communication.

L’âme donc, tant que dure ce qu’il y a de plus sublime dans l’union, défaille totalement en toutes ses parties ; mais ensuite elle voit et connaît clairement qu’elle est en Dieu, ou plutôt qu’elle a été en lui tandis qu’elle était hors de tout le reste.

Ainsi l’obscurcissement et la défaillance sont complets, et l’on n’a plus alors connaissance de soi-même. Mais en réalité, jamais l’âme ne s’est appartenue davantage ; jamais son être n’a eu plus d’excellence ; jamais elle n’a connu Dieu plus véritablement ; jamais elle ne l’a aimé d’un plus grand amour. Dans cette défaillance à son être propre, elle n’a jamais vécu d’une vie plus véritable ; car, grâce à cette mort en Dieu, où

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elle a défailli à toute connaissance, à tout sentiment, à toute intelligence, à tout amour, Dieu est devenu sa vie. Dieu est désormais en elle la Sagesse qui la rend surnaturellement sage. Elle goûte désormais par Dieu même, et non plus par les sens. Elle entend désormais par l’intelligence que Dieu met en elle au-dessus de tout ce qui se peut comprendre. Enfin Dieu est désormais l’amour qui aime en elle.

Ainsi, ces âmes aiment Dieu non plus seulement par leur propre amour, mais par l’amour de Celui qu’elles aiment, amour que lui-même met en elles. De là vient qu’elles ne l’aiment plus seulement, ni même principalement par leurs actes propres, mais en souffrant et pâtissant en elles son amour ; en outre, elles consentent aux opérations de Dieu en elles, liées qu’elles sont par son amour infini ; et tant que cet amour demeure en elles, elles ne peuvent ni ne veulent empêcher ses divines opérations. Rien de surprenant en cela, puisqu’elles savent la souveraine excellence de leur Créateur, et qu’elles la connaissent d’une science qui dépasse de beaucoup la notion que peuvent en avoir ceux qui ignorent ces ineffables biens et ne les ont jamais goûtés.

Ah ! qu’il est lamentable de voir tant d’âmes, — sans parler de l’immense multitude qui n’a jamais goûté ces biens : Goûtez et voyez, dit David, combien le Seigneur est doux/1 — qu’il est lamentable, dis-je, de voir tant d’âmes qui, faute de savoir attendre quelque peu, perdent de pareils trésors, parce qu’elles manquent de la persévérance et de l’endurance que réclament les grandes difficultés inhérentes à ces divines voies !

Bienheureux au contraire tous ceux qui espèrent au Seigneur et se confient en lui ! Car il est impossible que la fidélité de Dieu et sa miséricorde fassent jamais défaut à celui qui a mis en lui son espérance, à celui qui, s’étant mortifié et vaincu lui-même, s’est résolu de le servir au-dessus de la raison et par delà toute mesure. Si les forces corporelles ont une limite, si le courage et la vie en ont une, l’amour n’en a point. Tout

/1 Gustate et videte quoniam suavis est Dominus. (Ps. xxxiii, 8.)

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ce qu’il espère de son Dieu surnaturellement, Dieu le lui accordera, et infiniment davantage, parce que dans les voies divines il n’y a point de bornes. Dieu comble des espérances sans bornes par des dons infinis. Aussi un amour fervent n’acquiert jamais de si grandes richesses, qu’il n’en puisse espérer de son Dieu bien plus encore, puisque son Dieu lui-même est son infinie richesse. Lorsqu’on a atteint en lui des biens immenses, il demeure encore infini ; lorsqu’on le connaît, il reste encore inconnu ; lorsqu’on l’a compris, il est encore incompréhensible. Lui seul se connaît, lui seul se comprend ; lui seul s’aime comme il mérite d’être aimé.

Tout cela est l’exacte vérité. Et cependant, il reste vrai qu’il a plu à Dieu de communiquer en immensité son Être divin à ses créatures, autant qu’elles sont capables de le recevoir, non toutefois à la mesure de son immensité infinie, que lui seul connaît.

Heureuse l’âme qui possède en soi ce Dieu infini tel qu’il se connaît lui-même, et à laquelle il veut bien se découvrir ! Bienheureuse celle qui le perçoit par l’entendement de Dieu même, parce qu’il veut bien lui communiquer son entendement divin pour qu’elle le perçoive ! Bienheureuse celle qui aime Dieu par l’amour de Dieu même, qui veut bien lui donner son amour pour qu’elle l’aime, lui qui, étant la Vie éternelle, lui communique la vie pour qu’elle vive en lui éternellement !

Madame ACARIE 1566-1618. 


Je retrace brièvement la vie de Madame Acarie tenant compte des seuls aspects personnels. Puis quelques thèmes cernent le vécu sans recourir à une analyse psychologique, c’est-à-dire en la respectant. Des témoignages très nombreux furent recueillis lors d’un procès de canonisation qui ne put aboutir par suite des querelles qui affligèrent le carmel réformé français51. Il existe de nombreux témoignages moins directs52.

Barbe Avrillot est née en 1566 à Paris pendant les guerres de religion  - elle  a six ans lors de la Saint-Barthélemy.  Elle voulut être religieuse à l’Hôtel-Dieu, mais on la maria à seize ans et demi à Pierre Acarie, âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans. Sa vie est agréable : ils sont amoureux l’un de l’autre, et la belle-mère chérit sa belle-fille. Elle eut six enfants entre dix-huit et vingt-six ans, dont elle s’occupa bien conjointement avec sa servante Andrée Levoix, puisqu’ils restèrent tous vivants ! Mais ils furent élevés strictement, apprenant très tôt à donner et haïssant le mensonge. La belle Acarie aimait les fêtes, lisait Amadis de Gaule, éprouvait beaucoup de déplaisir à rencontrer plus belle qu’elle.

À vingt et un ou vingt-deux ans, elle lit la maxime célèbre souvent reprise :

« Trop est avare à qui Dieu ne suffit. » 

S’ensuit le choc qui la fait basculer vers l’intériorité. Jusqu’à sa mort, elle sera sujette à des états mystiques profonds où elle pense « mourir de douceur ». Bien qu’elle ait honte de montrer ces états, elle ne peut les cacher et elle reste sans mots, « hors des sens ». Les médecins ne savent qu’en penser et prescrivent des saignées qui l’anéantissent. Elle craint de se tromper, d’autant plus qu’à cette époque la peur du diable est répandue (en témoignent les crises et les conversions non dénuées de crainte de contemporains : le jeune François de Sales, les mystiques Benoît de Canfield, Augustin Baker, Marie des Vallées). Heureusement le père Benoît reconnaît en elle la présence de la grâce.

À l’époque du siège de Paris par Henri IV elle se dévoue pour soigner les blessés et les malades et pour nourrir les affamés. Puis surviennent de nombreuses épreuves qu’elle assume avec courage : son mari dévot choisit la Ligue, aussi est-il retenu prisonnier en 1594 lorsque Henri IV entre à Paris. Leur maison est saisie, Barbe et ses six enfants se retrouvent sans ressources. La carmélite Marguerite du Saint-Sacrement, raconte comment sa mère fut obligée de demander de l’argent à une relation 53:

«Elle se mit à genoux, lui supplie lui faire la faveur lui prêter au moins cinq sols pour lui avoir du pain, lui remontrant sa nécessité et la charge de ses enfants, lui pensant amollir le cœur; au contraire avec paroles piquantes lui fait refus et lui dit qu’elle ne mettait ses enfants en métier chez quelque cordonnier ou savetier -- l’aîné de tous avait environ huit à neuf ans -- et la renvoya de la sorte sans lui bailler un sol.»

La même Marguerite témoigne du calme de sa mère dans l’épreuve 54 :

« Et un jour pendant qu’elle prenait sa réfection les sergents entrèrent en sa maison qui saisirent tout même les plats qui étaient sur la table jusqu’à l’assiette qui était devant elle sans qu’elle s’en émût aucunement. Et nous a dit qu’elle ressentit une joie très grande de se voir réduite à cet état de pauvreté… »

Elle a un grave accident : au retour d’une visite à son mari autorisé à se rapprocher de Paris, elle est désarçonnée et traînée longuement par son cheval, ce qui provoque la rupture du fémur en trois endroits : elle marchera dorénavant avec des béquilles. Deux autres chutes qui succèdent à la première la rendront définitivement infirme.

En 1599 elle obtient d’Henri IV la grâce de son mari. Leur hôtel leur est restitué et devient un centre de la spiritualité catholique fréquenté par Bérulle et par François de Sales. Ce dernier confia au P. Jean de Saint-François :

« … quand il approchait de cette sainte âme [Barbe Acarie], elle imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu [au sens latin de virtus], qu’il n’eut jamais la hardiesse de l’interroger de chose qui se passait en elle… »

À trente-deux ans, Madame Acarie demeure belle, gaie et agréable. Elle déploie une grande activité, par exemple en faveur de prostituées.

Son premier contact, à trente-cinq ans, avec l’œuvre traduite en 1601 de Thérèse d’Avila ne l’emballe pas : trop de visions ! Mais la sainte se manifestera intérieurement par deux « visions » espacées de sept à huit mois - Barbe n’utilise pas un tel terme, mais celui de « vues de l’esprit » 55 - et le projet d’introduire le Carmel réformé féminin en France prend forme : les futures jeunes carmélites françaises se placent sous sa direction, réunies à l’hôtel de la rue des Juifs. Les travaux du premier monastère de Paris commencent en 1603, dirigés et financés par Barbe (et par Marillac). Les sœurs espagnoles arrivent le 15 octobre 1604 après une équipée célèbre qui les menèrent de Madrid à Paris. Un second couvent est ouvert à Pontoise dès janvier 1605. Barbe est liée aux nombreuses fondations suivantes.

Pierre meurt en novembre 1613. Barbe entre au carmel d’Amiens à l’âge de quarante-huit ans comme sœur converse, suivant par là le vœu reçu de Thérèse d’Avila, en février 1614. Elle aide à la cuisine.  On rapprochera Marie de l’Incarnation du frère Laurent de la Résurrection : « tous deux sont affectés à des travaux dits abjects à cette époque… par deux handicapés : Laurent avait une jambe de bois et madame Acarie des “potences” pour suppléer à l’infirmité de ses jambes. »56.

Elle ne peut être prieure comme le désiraient les carmélites et la nouvelle prieure imposée, qui gouverne « à la Turque », lui interdit de guider les autres sœurs sans les prévenir de cette interdiction… Elle est finalement transférée à Pontoise en décembre 1616 où elle peut donner conseil aux novices : tout est paix. Mais elle est fondamentalement opposée à toute idée de servitude, et le conflit né du vœu à Jésus et Marie demandé par Bérulle lui est particulièrement pénible.

Elle est très malade et là encore sa patience est  totale. Sa fille raconte :

« En ses maladies sa vertu paraissait en elle par-dessus tout autre temps. Jamais je ne l’ai ouï plaindre par mouvement d’impatience et comme j’étais toujours en sa chambre et y couchais, je l’entendais la nuit se lever seule et chanter des Hymnes à Dieu pour ne se laisser aller à donner plaintes pour les grandes douleurs qu’elle souffrait de sa jambe rompue57. ».

Lors de sa dernière maladie, Agnès de Jésus [des Lyons]…

« … a remarqué qu’Icelle Sr Marie de l’Incarnation fût vingt-deux jours et vingt-deux nuits sans reposer aucunement et néanmoins demeura si tranquille et unie à Dieu qu’elle disait quelquefois la nuit : “Mon Dieu je n’en peux plus, pouvez pour moi.” 58»

Barbe Acarie, devenue la converse Marie de l’Incarnation, meurt le mercredi de Pâques 1618.

Elle aurait détruit ses écrits [?]. On ne possède que quinze lettres ou extraits de lettres, un petit opuscule des Vrais exercices… et des dits rapportés dans les témoignages, en particulier par le P. Coton, André Duval, etc. 

Tout d’abord Dieu : Madame Acarie connaissait à la fois le Château de l’âme de Thérèse dont la traduction était récente59, et la tradition réno-Flamande. On sait que son conseiller spirituel dom Beaucousin et ses compagnons chartreux ont traduit Ruusbroec et la Perle évangélique. Madame Acarie recevait aussi le frère minime Antoine Étienne qui traduisait Tauler. Tout s’inscrit dans une tradition d’absolue nudité dans l’offrande de soi au divin.  Mère Marie du Saint-Sacrement raconte :

« Je demandais une fois à cette Bienheureuse la manière et exercice de l’actuelle présence de Dieu. Elle me répondit qu’elle n’en savait pratique que par une continuelle vue et conversion à Dieu et confusion de soi-même Et qu’elle estimait l’actuelle présence de Dieu être l’état des bienheureux au ciel qui sans cesse sont toujours unis et appliqués à Dieu sans nul détour et que l’homme en sa première justice originelle avait cette droiture… que le remède est aussi une continuelle conversion à Dieu et détour de nous-mêmes par humiliation et propre confusion60. »

Mais Dieu seul a l’initiative :

« Hélas ! mon Bien-aimé, si vous voulez que je vous regarde, regardez-moi, premièrement 61 » rapporte le père Duval.

Elle n’a laissé aucune description de ses états, et ce que nous en savons provient des témoins qui l’ont vu en oraison :

« Son visage était lumineux et si plein de beauté qu’il donnait en même temps de la dévotion et du respect62. »

« La place où j’étais au chœur durant l’office et l’oraison était tout proche d’elle ; j’avoue que son seul aspect me mettait en recueillement. Elle était toujours comme immobile et cela les heures tout entières. Elle avait très souvent la face belle et fort enflammée…63 »

Elle devenait totalement inconsciente de son entourage :

« Un jour après la Sainte Communion étant en oraison à la grille de l’infirmerie devant le précieux Corps de Notre Seigneur je l’appelai par deux fois et voyant qu’elle ne me répondait point je me mis à la tirer pour lui faire prendre quelque chose à cause de son infirmité. Elle ne m’entendit non plus que si elle eut été morte, la voyant ainsi je pris la hardiesse de la considérer. Elle était d’une façon si modeste et anéantie les yeux et la bouche fermés, les mains jointes dessous son scapulaire. Ce qu’elle continua par l’espace d’une heure sans souffler ni remuer64. »

« … bien souvent il est arrivé que la deposante allant ayder à deshabiller et coucher ladicte Sr Marie de l’Incarnation, comme la deposante ayant allumé le feu pour la chauffer, et lui ayant osté son voile pour la desabiller, ladicte Sr Marie de l’Incarnation tomboit en extase et ravissement qui lui duroit bien souvant jusques sur le minuit, ore qu’il ne fust que dix heures lorsqu’on l’aloit coucher sy bien que la deposante estoit contraincte de lui remettre son voile, et esteindre le feu jusques à ce qu’elle fust revenue en elle.  Pendant lesquels extases la deposante a remarqué qu’icelle Sr Marie de l’Incarnation avoit le visage beaucoup plus beau qu’à l’acoustumé, et estoit son visage tout enflambé…65. »

Et pourtant elle avait honte que ses états se voient et elle les dissimulait le plus possible :

« Elle se frottait les mains et les bras pour mettre empêchement à ses abstractions et ravissements auxquels elle eût été quasi continuellement si elle n’y eut apporté ses artifices66. »

« Elle… estoit si fort pressée des visites et des assautz de Dieu, qu’elle jestoit parfois de grands cris comme sy le cœur lui eut voulu crever, puis pour couvrir cela elle s’en prenoit à une cuisse, disant que c’estoit sa cuisse qui de temps en temps lui donnoit des douleurs extremement aiguës et fort sensibles67. »

En fait ces « états » deviennent une unité vécue où contemplation et action sont indissociables :

« En ce mesme temps et longues années depuis elle voioit sans veoir, escoutoit sans escouter et respondoit sans apperceuvoir ses responses, faisant toutes ces choses tellement en Dieu et avec Dieu qu’elle n’en eut sceu rendre compte après pour ce qu’elles estoient faictes sans réflexion ny destour de la veue actuelle et action de Dieu. Et ce néantmoings etoient telles qu’on n’y eut sceu remarquer aucune défectuosité ny presque apercevoir la différence de sa conversation avec les aultres sy ce n’est en la suavité d’esprit, modestie composition du visage qui respiroit saincteté et en l’efficace et secrete energie de ses parolles qui perçoient les cœurs et illuminoient les entendementz de ceux qui lui parloient d’une manière du tout admirable. Ceste disposition Intérieure de l’âme avec Dieu faisoit qu’elle estoit en extaze sans y estre68. »

L’élan dans ses paroles comme les absences qui touchent la mémoire sont d’autre signe d’un état continu de contemplation :

« … elle me disait souvent qu’elle était fort étonnée de ce qu’on faisait tant d’état de ses paroles vu que bien souvent elle ne savait ce qu’elle disait, au moins n’y avait-elle pas pensé69.

« Une fois elle me dict que quand Dieu lui donnoit de telles lumières qu’après les avoir dictes à ceux à qui elles touchoient elle en pardoit la souvenance entièrement70. » 

La raison en était qu’elle ne voulait parler ou agir que sous l’impulsion de la grâce :

« Je l’ai vue en plusieurs occasions ou affaires qu’elle n’entreprenait rien et même en ses paroles ne disait rien si elle ne se sentait mue de Dieu. Je lui ai demandé sur divers sujets d’importance et prié de me dire ce qu’elle en pensait et jugeait. Elle me répondit : « Ma mère, en telle et telle chose que vous me demandez, je ne vous puis rien dire ; Dieu ne me donne rien pour cela, et je n’en dois pas parler par moi-même71. »

En communauté, elle restait donc très silencieuse :

“Elle ne parlait jamais en la communauté des choses de Dieu, mais écoutait seulement sans s’avancer d’en rien dire. Et quelquefois notre Mère lui en demandant son avis, elle répondait : « Nous avons ouï dire ceci ou cela sur ce sujet », ne faisant rien paraître d’elle, et encore le disait en trois ou quatre mots dont nous étions grandement édifiées, son humble silence nous instruisant beaucoup plus que n’eut fait sa parole et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes72.” 

En réponse à la grandeur de Dieu et à Ses dons, l’humilité est la marque propre de Madame Acarie, qui n’est pas une simple vertu morale, mais une conséquence de l’expérience mystique : la nature humaine est nue devant la Face divine, et le seul désir du mystique est qu’elle disparaisse pour laisser place à Dieu :

« ay ouy dire que pour peu qu’il y eust de l’impur en l’union de l’âme avec Dieu, elle demeuroit ternie comme la glace d’un miroir par le souffle et que cela se sentoit aussy tost73. »

Une image forte fait le point de la situation :

“Elle disait que si un Roi mettait en un chaudron force richesses et pierreries et que puis après il les fit ôter, le chaudron n’en serait pas plus [ou moins] riche. Et qu’ainsi était de nous74.”

Elle appelait ses compagnes à l’humilité en réponse à la grandeur divine, mais radicalement distincte d’une pusillanimité qui rendrait lâche ou craintif 75 :

“Une fois, nous étions dans sa cellule avec elle. Elle en vint à nous parler de l’humilité : comme elle retient toujours l’âme en son devoir, lui fait sentir son néant, sa petitesse (qu’elle ne peut rien, qu’elle n’est rien et choses semblables). Elle était si fort plongée dans le sentiment de ce qu’elle disait qu’en parlant de cet abaissement profond où est l’âme qui se connaît en vérité, elle se baissait aussi extérieurement et son visage était fort pâle. Je la regardais attentivement, étant ainsi debout devant elle, sans lui dire un seul mot. Je pensais en moi-même, avec quelque sentiment de dégoût de ce qu’elle nous disait : « Mais celui qui serait toujours ainsi n’aurait point de courage, il n’entreprendrait rien ! » À peine avais-je achevé de penser cela… qu’elle se leva comme en sursaut de dessus son siège et, étant droite avec un visage beau et vermeil, elle dit, dans une grande ferveur, en me regardant : « Oh ! l’âme humble est toujours vigoureuse, toujours courageuse, toujours prête à entreprendre de grandes choses, mais c’est en la vue de Dieu et non de soi, car de soi-même elle n’attend rien, mais tout de Dieu. La confiance qu’elle a de Dieu lui fait faire de grandes choses76. »

Pour elle, la grâce entraînait automatiquement l’humilité par une lucidité implacable envers soi-même :

‘Un jour il y avait une personne religieuse qui… lui parla de ce qui se passait en elle des dispositions de son âme de son oraison ; quand notre bienheureuse eut tout entendu ce que cette personne lui disait en des termes que notre bienheureuse n’aimait point, elle lui dit qu’elle n’entendait point tout ce qu’elle lui disait, qu’elle n’avait pas la capacité d’entendre ses termes et dit : « Or sus, parlons de l’intérieur puisque vous voulez que nous en parlions. Pour moi mon intérieur est de voir le fond de mon orgueil et les passions mal mortifiées qui sont en moi77. »

‘… surtout elle avait une pratique d’humilité admirable qui faisait que voyant quelques âmes qui avaient reçu quelque grande grâce et n’en ayant point la fidélité à pratiquer l’humilité, elle ne pouvait quasi supporter que l’on dît ces âmes avoir reçu telles grâces et sur cela on pouvait bien dire des particularités78.’

Certes cette clairvoyance conduit à un juste réalisme :

‘Un jour je lui parlais d’une âme qui d’ordinaire mettait une partie de ses fautes sur la tentation et avait plus de discours que d’œuvres… elle me dit seulement : « Que voulez-vous, ma mère… pour y avoir un grain d’amour de Dieu il leur en faut laisser huit d’amour d’eux-mêmes »79.’

Cette lucidité allait de pair avec une extrême droiture :

« Cette bienheureuse avait une si grande pureté et droiture vers Dieu qu’elle n’eût pas voulu faire la plus petite action qu’elle eût pensé ne lui pas être agréable et dirigeait tellement ses intentions qu’elle semblait ne pouvoir rien faire sans une particulière vue de Dieu80. »

Elle ne supportait pas la plus petite pensée dirigée vers elle-même :

« Une fois qu’un des serviteurs de sa maison tombe malade, il lui vint en pensée qu’il en fallait avoir du soin parce qu’il était fort utile au bien de sa maison ; en lui donnant un bouillon elle se sentit intérieurement reprise d’avoir prêté l’oreille à cette pensée, voulant mêler les intérêts de sa maison avec les offices de charité desquels elle se dépouillait entièrement Cela la toucha si fort qu’elle en pleura fort amèrement…81 »

Cette rectitude s’appliqua aussi à l’éducation de ses enfants faite,

‘… ne nous parlant jamais de religion. Entre les fautes qu’elle avait le plus d’aversion, c’était le mensonge quoique léger, et ne nous en pardonnait jamais aucun pour le plus petit sujet que ce fût ; elle nous disait souvent à tous ses enfants : « quand vous auriez perdu et renversé toute la maison l’avouant lorsqu’on vous le demandera je vous le pardonnerai de bon cœur. Mais je ne vous pardonnerai jamais la plus petite menterie82. »

Cette constante plongée dans la grâce alliée à une lucidité parfaite lui permirent d’assurer la direction de ses sœurs :

‘Elle avait une si claire lumière pour connaître l’intérieur des personnes et discerner l’esprit dont on était mû en ses actions que souvent on demeurait sans lui pouvoir répondre autre chose sinon : « Il est vrai » et avouer tout ce qu’elle disait. Une fois, elle était entrée en ce couvent avant qu’elle fût religieuse et comme je parlais à elle en particulier elle me dit : « Je parlais une fois à une personne et lui disais telle et telle chose », et par cette manière me fit voir beaucoup de fautes que je ne connaissais point et quoiqu’elle parlât toujours d’une autre personne, je répondais de bouche et de cœur : « Il est vrai, il est vrai…83. »

Tout comme le pratiquait Jean de la Croix,

« Elle écrivait des passages des Évangiles et Épîtres de Saint Paul sur des petits papiers qu’elle donnait comme remèdes et instructions des besoins qu’elle voyait dans les âmes84. » 

Elle répondait ainsi aux besoins spirituels d’une façon qui paraissait quasi miraculeuse :

« Il arriva aussi à notre Sœur Magdeleine de la Croix défunte et qui a été la première professe de ce Couvent que ne se pouvant supporter elle-même à cause d’un extraordinaire délaissement intérieur dans lequel il lui semblait que sa conscience fut morte, et que Dieu l’eut abandonnée, et soustrait toutes ses grâces, elle crut que notre bienheureuse sœur la pouvait soulager en ses peines et s’en allant la chercher en sa cellule elle la trouva qu’elle écrivait et quand elle eut achevé d’écrire sans attendre que notre Sœur Magdeleine de la Croix eut ouvert la bouche pour lui parler, elle lui mit en main le billet qu’elle venait d’écrire dans lequel notre susdite sœur Magdeleine trouva représenté bien au net l’état de son intérieur, et ce qu’elle devait faire pour se tirer de ses peines dont elle et toutes nous autres qui avons vu ce billet demeurâmes fort étonnées…85. »

Elle pratiquait la plus extrême obéissance envers ses supérieures dont la dernière fut très rude à Amiens. La sœur Marie de Saint-Ursule raconte qu’à l’infirmerie, le soir où Madame Acarie était en extase,

‘… arriva Notre Mère Prieure qui était pour lors la Mère Isabelle de Jésus-Christ qui la reprit  bien fort de ce qu’elle n’avait pas pris un bouillon, la force de l’obéissance la fit promptement revenir à soi du ravissement qui l’avait reprise et se levant en hâte de sa chaire, prenant ses potences et venant au-devant de notre Mère d’une façon si humble qu’il semblait une pauvre criminelle qui demanda pardon, et prit en cet acte son bouillon et comme notre Mère l’interrogeait de ce qui s’était passé en son intérieur elle lui fit réponse : « Hélas ma mère je suis une pauvre créature. »

Elle pratiquait une direction joyeuse bien ancrée dans la réalité :

« Elle en chargeait fort particulièrement aux novices et le disait aussi aux autres sœurs de faire chaque chose parfaitement en son temps et se bien accoutumer à bien chanter au chœur quand elles y étaient d’être bien ferventes à l’oraison, bien manger quand elles étaient au réfectoire, d’être gaies et se bien réjouir… quand elle en voyait quelqu’une qui ne paraissait pas assez gaie à la récréation elle la regardait doucement et s’adressait à lui dire quelque parole gracieusement.86 »

Elle combat toute mélancolie :

‘Il me souvient qu’une fois cette Bienheureuse me rencontrant en la sacristie du Monastère de l’Incarnation à Paris et me voyant triste et fort abattu, elle me tira à part et me dit : « Il me semble que je vous vois d’une façon fort contraire à la vie des âmes qui sont à Dieu comme vous désirez d’être. »… Elle me dit plusieurs autres choses à ce propos avec tant de grâce et avec un si grand efficace que dès lors cette tristesse s’évanouit. Et depuis, je ne pense pas être tombé en une semblable mélancolie.87

Liberté :

« Elle disait qu’elle n’aimait pas quand on met son principal soin à ne point faire des fautes extérieures que cela souvent procède d’orgueil, qu’il vaut mieux marcher avec une sainte liberté, joie, ouverture de cœur et rondeur parce qu’encore que quelquefois on fit des fautes extérieures, après cela sert beaucoup à humilier l’âme et la rend plus docile et affable.88 »

Elle est optimiste et dynamique :

« Elle dit plusieurs fois que les fautes que nous faisons doivent servir beaucoup pour réveiller l’âme, et que ce lui doit être un coup d’éperon pour la faire courir plus vite… Elle nous disait que les fautes doivent servir à l’âme ce que le fumier sert à la terre qui est à l’engraisser et la rendre plus féconde.89 » 

Elle était très sensible à la beauté de la nature comme signe de Dieu :

« … je dirai que toutes choses portaient cette bienheureuse à Dieu : quand elle allait au jardin, les fleurs, les feuilles tout ce qu’elle y voyait lui servait à cet effet, elle prenait une feuille et la montrait en admirant la puissance de Dieu, elle s’entretenait quelquefois toute une récréation sur cette feuille et toutes les autres à l’écouter comme si c’eût été un ange qui leur parlait, Elle avait d’ordinaire des feuilles, des fleurs et des feuilles d’arbres dans ses livres et les considérait de temps en temps…90 » 

« Le dernier jour de notre voyage, sur les neuf heures du matin, il se leva un très beau soleil de sorte qu’il semblait être au printemps ; lors cette bienheureuse commence si fort à s’enflammer à la considération d’iceluy qu’elle se mit à parler de telle ferveur du grand soleil de justice qu’illumine tous les hommes et des grands effets qu’il cause dans les âmes qui sont en grâce et qu’il illumine91. »

Son continuel va-et-vient entre oraison et charité a frappé -- les deux ne font qu’un :

« … à l’Église si ravie et absorbée en Dieu qu’elle n’avoit que son chappelet en la main pour contenance, n’usant d’aucune prière vocalle, estant quasi toujours et partout abstraicte en son intérieur, et ni avoit que la charité qui la peut rappeller à soy, vertu si eminente en elle qu’elle a converti pendant ce temps la plus de dix mille ames. Se rendant debitrice à tous ceux qui l’emploioient, sa porte n’estant jamais fermée à personne ni a heure que ce fust elle touchoit si vivement les cœurs par son exemple et remonstrances, que j’admirois ses cochers et lacquaiz bref toute sa famille mieux convertie que s’ils eussent demeuré dix ans en religion…92 »

Bonté envers les humbles qu’elle traitait comme des égaux :

« La première fois que je fus chez elle pour lui parler du désir que j’avais d’être religieuse, encore que je ne fusse qu’une pauvre fille de basse condition, elle me reçut avec autant d’amour et de charité que si j’eusse été quelque chose ; me donnant autant de temps qu’il en fut besoin avec autant de tranquillité que si elle n’eût eu que moi à satisfaire. Il me semble même qu’il y avait lors des personnes de qualité. Et ne vis point qu’elle leur satisfit premier que moi.93 »

« Je m’appelle Marguerin Goubelet, tailleur de pierre… Elle était lors fort incommodée de sa personne et marchait aux potences avec beaucoup de peine, mais elle portait une si grande suavité sur son visage qu’il paraissait bien que son mal lui était bien précieux. J’étais extrêmement consolé quand je lui pouvais parler parce que quoiqu’elle parlât de bâtiment et d’autres semblables choses elle assaisonnait tellement toutes choses de l’esprit de dévotion que tout ce qu’elle disait servait d’édification.94 »

Les pauvres sont l’image de ce que nous devons être pour Dieu :

‘… quand elle allait voir les ouvriers, elle était quelquefois qu’elle s’arrêtait de parler puis elle disait : « Je regarde ces pauvres gens qui sont attentifs à leurs ouvrages. Les voilà comme tremblants devant leur maître. Ils se rendent diligents à lui obéir et à lui agréer pour ce qu’ils dépendent de lui pour gagner leur vie »… Elle nous a dit que cela lui a beaucoup servi dès que l’on faisait le bâtiment de Notre Dame des Champs de Paris que quelquefois, y allant du matin avec une personne signalée qui passait par une place qu’elle nommait où sont les gens qui vont pour gagner leur journée, qu’elle les voyait les un avec un outil, les autres avec un autre, que ces gens sortaient de leurs maisons sans savoir qui les emploierait ni à quoi ils seraient employés.95

Elle se mettra à l’image des pauvres : 

« En sa dernière maladie, elle buvait dans un biberon de verre, quelqu’une dit qu’un de terre serait plus aisé. Je dis qu’il n’était pas si propre, que je ne les aimais point, que j’en avais vu à l’Hôtel-Dieu aux pauvres de même. Quand elle entendit que les pauvres en avaient de semblables, elle me pria instamment qu’elle eût celui-là, et qu’elle était pauvre. Elle s’en servit durant toute sa maladie pour ce qu’il était pauvre.96 »

Sa charité est active : elle suit la pratique du bon Brétigny de Quintadanavoine lors de son séjour à Séville 97 :

« Elle s’emploioit fort heureusement à la conversion des filles desbauchées et les assistoit jusques à les retirer en sa maison et les touchoit tellement quelle menoient une vie exemplaire de vertu…98. »

Et avec les malades, son exigence de  perfection dans l’amour des autres a frappé son entourage :

« Une fois étant à la cuisine elle faisait un bouillon pour une personne malade avec une telle ferveur et y prenait telle peine qu’elle faisait dévotion à la voir. Et après qu’elle y eût bien travaillé, il lui en fallut faire un autre parce que, quoiqu’elle y eût goûté plusieurs fois, il lui semblait toujours n’avoir point de goût. …  Elle se remit tout aussitôt avec la même charité à en faire un autre…99 »

Elle soigne un malade repoussant :

« Aussitôt que Sœur Marie de l’Incarnation s’en aperçut elle retira ce malade à part en une chambre séparée du reste de son logis défendant à tous ceux de la maison de s’en approcher sans leur dire pourquoi c’était afin de ne les pas effrayer Elle prit toute seule le soin de le servir. Elle faisait son lit elle pansait cet apostume qui suppurait et jetait un pus si puant que le malade même n’en pouvait supporter l’infection Elle lui donnait à manger et le servait avec un si grand soin et charité qu’il en fut tout guéri.100 »

Elle exprime ainsi l’union requise entre la grâce et l’activité :

« … il faut laisser à la providence divine, comme s’il n’y avait point de moyens humains et travailler et avoir soin comme s’il n’y avait point de providence divine…101 »

Sa vie est totalement unifiée en Dieu, plongée dans la Réalité divine, dans l’oubli de soi, allant et venant  entre l’oraison et l’action, mais en fait toujours en raison même de l’action. Comme le disait dom Sans, Général des Feuillants :

« … encore que s’occuper avec Dieu soit une action plus divine et noble et plus douce à l’ame, que s’occuper pour Dieu ; néantmoings quand il est necessaire il fault descendre, et se divertir de Dieu aux choses de ceste vie pour le service du mesme Dieu, ce qui s’appelle laisser Dieu pour Dieu. »

Constamment plongée en Dieu, elle irradiait l’amour divin autour d’elle :

« … elle allumait les cœurs, détrompait les âmes et changeait les intérieurs, de telle sorte qu’il n’y avait presque personne qui l’allât voir, qu’elle ne s’en retournât touchée extraordinairement par Dieu…102 »











Carmélites françaises


Ce dossier n’a pas été mené à terme, mais a été poursuivi au Centre Jean-de-la-Croix par sœur-ermite Marie. Sœur Marie a réalisé un beau volume prêt à être édité dont elle m’a communiqué le fichier. Je l’ai nommé « carmélites françaises 2021 (sœur-ermite Marie Centre JnX). odt » et l’ai rendu disponible pour lecture privée sous le répertoire B51/LIVRES DT/3b Carmel (déchaux) [base de données 2021]. Son orientation religieuse ne reprend naturellement pas ce que l’on va trouver ici en « travail suspendu ».

Il s’agit du projet issu de multiples visites au Carmel de Clamart (qui succéda au premier carmel de Paris après une « excursion » belge en 1905). J’y ai été introduit aux archives, guidé par sœur Thérèse (je conserve le souvenir de son regard lumineux lorsque qu’un cancer l’obligea à avancer plus lentement aidée d’un déambulateur). Elle rédigea par ailleurs la notice du Dictionnaire de Spiritualité présentant la Mère Marie du Saint-Sacrement103.

Je maintiens inchangées infra « Histoire et Florilège », orientations qui précisent un projet interrompu par la fermeture du Carmel de Clamart. Les sources disponibles dans ma base sont aujourd’hui partagées entre carmélites de Pontoise et carmes d’Avon. Travail suspendu qui demanderait deux années de jeunesse. Les carmélites constitueraient une seconde filiation du siècle, parallèle à celle passant par Mme Guyon.

Histoire et Florilège

1.Orientations, été 2006 :

but : présenter de beaux textes pour « lectio divina ».

domaine : mystique ! (ordres et coutumes sont déjà bien couverts — abondance de publications mettant en avant le religieux, ce qui limite au seul public catholique),

plan : chronologique : un réseau de figures en trois « générations ». Ce qui suggère une filiation et — pb annexe — règle la concurrence Acarie (Pontoise) — Madeleine de St-Joseph (Paris).


Pour l’instant on a accolé à des fragments tirés d’une future « Littérature et expérience mystique en France à l’époque classique » (qui forme ici la partie « I Fondations… »), les extraits que nous avons recueillis à Clamart et à Pontoise, ainsi que les saisies faites à Chatou/Concarneau, largement augmenté de celles par sœur Thérèse et communiquées en 2004/5 (partie « II Écrits et témoignages).

Il faudra compléter et ajouter des extr. d’articles de la revue « Carmel », des saisies de textes…


Ce fichier constituera — par adjonction de saisies futures — les « sources étendues » dont on tirera par sélection le premier mince volume « mystique »… à suivre par un autre volume intéressant plus particulièrement le vécu intra-carmélitain soit l’intégrale des Avis…, etc.


2.Présentation Centre JnX, Août 2010 :

Assemblage révisé en août 10 soit après la fermeture du carmel de Clamart héritier du premier carmel de Paris et le transfert de ses archives à Pontoise, de ses livres à Avon.


Le travail débuta en ~2003. Il était prévu d’ouvrir la collection « Sources Mystiques » publiée aux Editions du Carmel par un volume assez mince, sans prétention historique, mais offrant quelques « belles feuilles » mystiques. (Le volume « Jacques Bertot, Directeur mystique » prit la place).


Le travail considérable de mise en ordre des archives réalisé par madame Sanson et celui des livres réalisé par sœur Marie-Sylvie, fut achevé en 2010 — juste à temps !

Il m’est en même temps devenu évident que les contributions de carmélites étaient très souhaitables, en se situant au-delà d’une guidance au sein des sources (qui me fut offerte par sœur Thérèse) et de saisies (réalisées par sœur Thérèse et sœur Odile).


La Providence semble de nouveau favorable… On trouvera donc ci-dessous l’assemblage accompagné d’un choix de sources utiles pour un premier travail. Ces dernières sont signalées comme « Document numéro… » ou « =Doc… » (soit 15 dossiers).


De très nombreuses sources laissées de côté pour l’instant, mais disponible dans ma base « MYS. CARMÉLITES. FSES_17e » seront utiles lors d’un approfondissement — ils serait cependant prématuré de se perdre dans un arbre qui couvre 209 dossiers…


Note : On ajoutera Isabelle des Ange, seule espagnole restée en France : souvent ignorée elle peut prendre place au sein de ce volume : =Doc15.


Enfin nous suggérons de débuter par les transcriptions du manuscrit Doc7_3 Vies… (que nous venons de photographier de nouveau avec haute résolution) et d’un texte imprimé de Madeleine de Saint-Joseph (choix laissé à l’appréciation).

3.Révision 2014, notes :

On a rédigé à partir de la rédaction 2006 (2. Présentation 2010 ayant seulement ajouté des commentaires soulignés et des références = Doc 1 à 15)

… le chapitre : 3. Le Carmel « déchaussé », pages 167 à 252 de Expériences mystiques en Occident II L’Invasion mystique des Ordres anciens, Les Deux Océans, Paris, 2012.

On complète maintenant (fév.2014) infra, à l’intention de sœur Marie, par quelques indications relatives à la base entière de données.


Où se trouvent actuellement les documents du Grand couvent de Paris photographiés à Clamart ?

Les Doc1 à Doc15 se trouvent actuellement (2014) dans notre base sous :

! MY-xE [Mystique — XianismeEtudes] /Et[udes]_carmels/ doc c.Jn X / MYS.Carm.17e_chx.DT _août 2010/ ! PROJET… & Doc1 à 15

!.... / doc c. Jn X/MYS.. Carm.etc_addition_nov2010

Les Doc1 à 15 ont été parallèlement redistribuées en doubles voire en triple dans notre base complètement remodelée, privilégiant les entrées par auteurs plutôt que par domaines :

! MY-xE [Mystique – XianismeEtudes] /Et[udes]_carmels/ Au [teurs] francais/MADEL.ST-JOSEPH [en capitales pour indiquer l’abondance des documents]/Doc4, 5, 9, 10, 11,

!.... / Marie de J (de Bréauté)/Doc7_3, 12

!.... / Marie de l’Incar (Mme Acarie)/Doc2 104

!.... / Brétigny (J de Quintadanavoine)/…=doc1

!.... / Agnès de JM (de Bellefonds)/Doc13 105

!MY-xE [Mystique — XianismeEtudes] /Et[udes]_carmels/ Et[udes] France /Doc_14

! MY-x1/17e s A / !TEXTES 17A/Acarie/Transcription CD Pontoise/Témoignages Acarie TOTAL/Doc8

Doc6 Petite instruction ?

Les sources non retenues en 2010 pour un premier travail (dont de précieux manuscrits) figurent maintenant dispersés dans notre base arborescente surtout à proximité des Doc1 à 15 : il faudra donc retrouver les documents autres que ! PROJET… + Doc1 à 15 +… addition nov2010 en analysant l’ensemble de notre base, aidée en cela par deux outils (gratuits sur web) :

Picasa 3 permet la recherche dans l’immense arborescence par mots clés, par exemple « carmel » affiche tous les noms de dossiers ou directoires le comportant,

TreeSize Free permet d’établir une bonne « table des matières » ou synthèse en choisissant la profondeur d’exploration. Suit le projet rédigé :

I. Fondations et figures à l’âge classique.

Introduction

Le thème cher au Carmel est celui de l’humilité, comme celui des franciscains est celui de la pauvreté, les deux ne s’excluant guère dans la pratique. Il est souligné par le rôle exceptionnel et inattendu de sœurs converses, dites du voile blanc : on le voit, dès la transmission de l’Espagne en France, par le rôle central assumé par Anne de Saint-Barthélemy. Ce qui fut bien mis en valeur par Anne de Jésus, lorsque cette dernière fit passer en tête, le jour de la prise de voile des premières carmélites françaises, deux figures : la laïque madame Acarie aux côtés de l’humble Andrée Levoix, arrêtant ainsi, par quelque inspiration bienvenue, les autres paires de postulantes accompagnées, qui les précédaient à l’entrée solennelle de la cérémonie.

Madame Acarie, tout à la fin de sa vie, obéira - non sans avoir éprouvé une première résistance - à l’ordre intimement reçu de Thérèse : devenir un jour sœur converse. Madeleine de Saint-Joseph avait demandé d’être converse ; elle restera très discrète, au risque d’apparaître à certains comme l’ombre du cardinal de Bérulle. À la fin du siècle, le frère convers Laurent de la Résurrection inspirera un Fénelon avant bien d’autres. Dans la réforme parallèle dite de Touraine, l’aveugle convers Jean de Saint-Samson assura la formation mystique d’une génération de Grands carmes.

En effet, l’humilité est bien adaptée à la vie contemplative, qui peut abriter un orgueil nourri de l’évidence d’une différence, comme la pauvreté est bien adaptée à une vie active, qui peut se satisfaire des richesses acquises. Dieu cisèle délicatement ce qui convient à chacun.

Il reste à rendre justice à ces figures négligées par suite de leur humilité, de l’effacement volontaire de leurs personnes – elles se retrouvent alors à l’ombre de ceux qui les gouvernent - même si la vérité jointe à l’humilité dans une limpide rectitude permet à une discrète Madeleine de Saint-Joseph d’être ferme et libre dans ses rapports avec les Grands. Aussi nous privilégions ici Anne de Saint-Barthélemy, Jean de Quintadanavoine, madame Acarie, Madeleine de Saint-Joseph et Marie de Bréauté, leurs dirigées… Il s’agit de l’intérieur mystique vécu au sein des carmels et non plus les aspects extérieurs et leurs acteurs très visibles, dont le cardinal de Bérulle. Ces derniers ont été largement couverts et mis en valeur par de nombreuses études historiques.

Évoquer le cadre qui a permis la naissance des textes et des témoignages fait l’objet d’une première partie biographique qui présente brièvement les concours établissant en deux générations une vie mystique carmélitaine en France (I. Figures et fondations à l’âge classique).

Suit la présentation de textes et témoignages de carmélites du XVIIsiècle, trésors enfouis par humilité (II. Écrits et témoignages). Une anthologie peut seule en effet refléter la vie mystique, tandis qu’une étude ne peut en être l’expression, même de façon lointaine : il n’y a pas plus de « pensée mystique » que de « pensée » poétique ou musicale. Notre but est de présenter des textes liés à l’expérience vécue, s’adressant au cœur plutôt qu’à l’intelligence.


Une greffe réussie.

L’implantation du carmel réformé en France est un cas exemplaire de l’Invasion mystique chère à l’historien du Sentiment religieux Bremond. Privilégiant ceux qui vécurent « au carmel » ou du moins qui furent en accord étroit avec les religieuses, plutôt que ceux qui l’administrèrent, assure la reconnaissance des figures mystiques, et évite de s’attacher au cadre formel des règles et des conflits compliqués propres à l’histoire de l’Institution. Nous commençons par illustrer l’humilité carmélitaine en soulignant le rôle du co-fondateur Jean de Quintadanavoine.

Jean de Quintanadoivoine de Brétigny (1556-1634) et ses voyages.

Jean de Brétigny est la figure qui fut la plus active en ce qui concerne l’acculturation du Carmel espagnol en France et en Flandre. Extrêmement humble, ne recevant que tardivement la prêtrise, il a été méconnu — jusqu’à l’étude fine du P. Sérouet, dont l’intérêt va au-delà de Jean, car il retrace l’histoire de l’arrivée en France des carmélites espagnoles106. Prototype du laïc pieux de l’époque — plus profondément, quelques traits discrets suggèrent l’efficacité de sa prière — il apparaît à nos yeux comme le préféré des moniales parmi les nombreux ecclésiastiques qui en assuraient de gré ou par force les directions. Il est apprécié par Anne de Jésus et par Anne de Saint-Barthélémy qu’il accompagnera en France puis à Bruxelles. Il tire une efficacité certaine de son origine, - de Quintanadueñas - liée au milieu international de Séville et de Rouen. D’intelligence concrète à défaut de facilités d’abstraction, sa double culture espagnole et française s’avérera très utile. S’y prenant très tôt pour implanter la réforme dans une France plongée encore dans l’affrontement des deux religions catholique et réformée, sa constance assurera le succès de l’équipée prise en main par Bérulle. Il ne cherchait par contre aucunement à s’adapter à l’habileté des puissants ecclésiastiques et des politiques, ce qui fut un handicap lors des négociations précédant la venue en France de premières carmélites réformées espagnoles.

Résumons le récit de P. Serouet mêlant intimement sa biographie au célèbre voyage assurant l’arrivée en France des carmélites. Long récit de la vie d’un « missionnaire intérieur » allant et venant entre deux royaumes ennemis.

Rouen est à l’époque la deuxième ville du royaume. Le milieu de marchands espagnols immigrés, marranes pour la majorité, contrôle le commerce maritime entre Rouen et Séville. La famille vient de Burgos, « l’extension de la firme familiale exige qu’elle soit représentée sur les marchés extérieurs », aussi conserve-t-elle des liens étroits avec ses membres demeurés en Espagne. Jean est envoyé à Séville à six ans où il arrive après une navigation dangereuse107. Il y demeure huit ans. Un événement vaut d’être noté : sa lecture de la vie de François d’Assise. Revenu à quatorze ans à la maison natale de Rouen, fils aîné suivi de deux filles, il est initié aux affaires commerciales. Il ne semble pas avoir de dons intellectuels mais compense cet handicap par une grande détermination : « si Jean n’avait pas de mémoire, il suppléait à cette déficience trop réelle par une extrême minutie et notait par écrit tout ce qu’il avait fait comme tout ce qu’il devait faire108. » De plus il lui était difficile de composer, ce qui est bien nécessaire dans le commerce, car il « aimait singulièrement la vérité, en sorte que jamais, quoi qu’il fût arrivé, il n’usait d’aucune dissimulation…109 » Il soulage les miséreux, refuse le mariage.

Il entreprend un second voyage en Espagne, l’été 1581, s’occupe efficacement de neuf religieuses flamandes réfugiées, rencontre Philippe II au Portugal, revient probablement à Séville en décembre 1582, juste après l’installation des religieuses à Lisbonne, enfin s’occupe des affaires familiales… Son « coup de foudre » se produit au premier entretien avec Maria de San José, prieure du couvent déchaussé de Séville pendant neuf ans : appréciée de Teresa, cette religieuse fonda le carmel de Lisbonne en 1584 puis en fut prieure, avant de mourir en 1603. Il rencontre le confesseur de Teresa, le Père Gratien (Graciàn) qui « lui fit suivre quelques mois les exercices du noviciat, ce qui était une faveur assez extraordinaire110. » Ce dernier lui avait raconté qu’avant d’entrer dans les ordres il « allait souvent trouver ces sortes de femmes qui mettent leur honneur à prix d’argent, et leur donnait largement ce qu’elles eussent pu recevoir en faisant le mal, les obligeant à passer ce jour-là sans pécher ; et même passait souvent la nuit en leur chambre, en prières et en oraisons pour leur conversion, pendant qu’elles dormaient…111 » Il s’en inspire — mais sans aller jusqu’à prendre de risques ! Compagnot déclare qu’« au lieu d’un monastère de pauvres repenties qui l’appelaient leur père, comme lui reprochait sa cousine et de cinquante enfants que lui souhaitait sa tante, Dieu avait voulu que les religieuses de plus de cinquante monastères… l’appelassent leur père…112 ».

Jean de Brétigny rencontre Jean de la Croix en tant que jeune laïc assistant exceptionnellement au chapitre des carmes déchaussés : « Enfin, tous les problèmes importants ainsi réglés, on fit comparaître ce curieux jeune homme qui avait la bourse si bien garnie et le cœur si généreux. Jean de Brétigny plaida avec ferveur la cause de sa patrie…113 ». Il obtient l’accord du chapitre pour la fondation de couvents de carmélites en France — à la condition qu’un couvent de carmes précède leur établissement, l’état de la France étant peu sûr. Il rentre en France en octobre 1586 après être passé par Madrid, avoir rencontré Anne de Jésus et financé partiellement une édition des Fondations (qu’il traduira plus tard – et fort bien). Ainsi le « fils prodigue… n’avait fréquenté que les prostituées et les carmélites » ! La situation politique troublée — quel roi ? Henri III ? Charles X ? Henri IV ? — ne permet pas de faire avancer le projet du transfert de religieuses espagnoles.

Il fait un nouveau séjour en Espagne en 1593 et 1594. Les carmes, tombés sous la coupe de Doria, refusent de laisser partir des carmélites « en France, où l’on veille à soutenir la foi catholique plus avec les armes qu’avec l’observance régulière de deux ou trois moniales étrangères ; elles ne savent pas la langue et ce n’est pas leur profession de prêcher ni de disputer contre les hérétiques… il faudrait faire accompagner ces religieuses d’une demi-douzaine des pères les plus graves de l’Ordre…114 ». Mais Brétigny tient bon. Il forme une sorte de petite communauté à Madrid avec Étienne Fouquet, prêtre, et Romain Le Doux, serviteur. On y lit à trois l’excellent Art d’aimer Dieu d’Alonso de Madrid. On pratique deux heures d’oraison journalière.

Après de nouvelles tentatives pour instaurer un couvent en France, il reçoit le sacerdoce en 1598, formé par « un jeune curé savant et pieux, Jacques Gallemant ». Ce dernier lui ordonne t-il de faire le sermon à sa place ? il se contente de réciter posément le Notre Père, « ce qui toucha plus les cœurs que le beau sermon de Gallemant. » Il traduit fidèlement Teresa : paraît en 1601 cette première édition française qui demeurera longtemps la seule. Il assure la délicate réforme du couvent de bénédictines de Montivilliers (qui sera attribuée à Gallemant par les historiens).

Des réunions prennent place à Paris chez madame Acarie, dans la cellule de dom Beaucousin et dans la chapelle publique de la chartreuse de Vauvert, réunissant : le Père vicaire, Gallemant, Duval, Bérulle (cousin de Mme Acarie), Brétigny. Occasionnellement, les Pères Pacifique et Archange, capucins ; enfin François de Sales (devenu confesseur de madame Acarie) : « Il laissait discuter tous ces grands personnages… quand on avait besoin d’un renseignement pratique, il était seul à pouvoir le fournir, le seul qui connut vraiment le sujet…115 ». Finalement l’affaire est prise en main par un « triumvirat d’ecclésiastiques, Messieurs Gallemant, Duval, Bérulle… on se défiait de lui. On pensait qu’il considérerait sa mission de supérieur comme une charge provisoire ». « Jean de Brétigny reprit sa correspondance avec les carmes espagnols. Ce n’était pas chose facile de leur expliquer qu’on allait fonder des monastères de carmélites en se passant d’eux : on leur demandait des sujets de valeur pour ces fondations, dont on serait bien reconnaissant de ne plus s’occuper par la suite ». On réquisitionne le terrain du prieuré bénédictin à Saint-Germain des Prés pour construire le nouveau monastère, mais il « n’aimait pas négocier en menaçant l’autre partie des foudres royales ou papales »116.

Le voyage d’Espagne qui ramènera les carmélites a enfin lieu (1603-1604). Jean parti en premier fait montre d’une apparente inaction suite à la lettre comminatoire de Bérulle :

Contentez-vous, s’il vous plaît, de mettre le pied dans le pays… sans vous adresser ni au roi, ni à la reine, ni à monsieur le nonce, ni à monsieur l’ambassadeur, ni même aux pères de l’Ordre…117.

Quand Bérulle et Gaultier arrivent :

… notre bienheureux Père de Quintanadoine eut un grand champ pour exercer sa patience et charité en ce pays, car n’y ayant que lui et mademoiselle du Pucheuil qui y fussent connus, tout tombait sur lui, il fallait qu’il répondît et rendît raison de tout… y introduire Monsieur de Bérulle et Monsieur Gaultier, qui faisaient toutes les affaires118.

La famille de Jean se porte caution d’une forte somme pour financer le retour des mères espagnoles dans le cas où il se produirait avant deux années. À quarante-huit ans, Jean voit enfin son rêve exaucé. « On n’a plus besoin tellement de lui au carmel de Paris » - mais il sera encore actif pendant trente ans.

Fondation du Carmel de France à Paris (1604), de celui de Pontoise. Il s’entend bien avec Anne de Saint-Barthélémy qui écrit  en février 1605 : « Je ne sais comment il se fait que l’on vous laisse si longtemps là-bas. Ce doit être pour nous mortifier… Que ceci soit pour vous seul, parce que, si l’on pense que nous le désirons, ce sera pis ». Il escorte en effet les trois religieuses salmantines dont Anne de Jésus (on n’est pas mécontent de les voir quitter Paris) pour la fondation de Dijon, car il a toute leur confiance. C’est à ce moment qu’il traverse une « nuit spirituelle la plus noire ». Il est le confident d’un « ténébreux passage » vécu par la mère Isabelle des Anges119.

Il fait un séjour préparatoire pour la fondation du carmel de Bruxelles en 1606, car il connaît bien l’Infante Isabelle et va ensuite à Dijon porter la lettre de l’Infante à Anne de Jésus. S’ensuit le départ de sœurs pour la Flandre. Bérulle et Duval nomment Gallemant comme accompagnateur d’Anne de Jésus, mais ce dernier passe outre à leur souhait en inscrivant le nom de Jean sur le bref… Supérieur des carmels des Pays-Bas (1607-1610), il prend part aux trois fondations de Bruxelles, Louvain et Mons, sans oublier de fonder le Carmel de Rouen (1609).

Il eut la tentation de partir comme missionnaire au Congo, à l’époque de sa nuit, car « considérant ma tiédeur… Il me ferait [ainsi] la grâce de me pardonner mes péchés. » Mais il demeure en Bourgogne à Dole de 1614 à 1622, car cette ville dépend de l’Espagne tout en étant près de Dijon, enfin à Besançon. Les voyages entre Rouen et Bourgogne sont fréquents tandis que la tentation du Congo revient. À soixante-cinq ans son activité est inlassable : « Ce sont mes folies, mais, comme elles sont faites par amour, elles sont dignes de pardon 120 ». Au service des carmélites de 1622 à 1634, il s’efface au moment de la « crise des années 1620 », liée aux règles.

Le cercle de madame Acarie.

L’introduction à Paris de la réforme espagnole fut l’œuvre conjointe d’un grand nombre de religieux et laïcs rassemblés autour de madame Acarie, même si le premier ouvrier en fut Brétigny ; outre François de Sales et le cardinal de Bérulle et laissant de côté Beaucousin et ses chartreux actifs par leurs traductions et leurs conseils, se détachent quatre figures dévouées à la cause du carmel. L’élan apporté à l’œuvre commune par madame Acarie donne à cette dernière droit au titre de « fondatrice du carmel français ».

Commençons par deux membres du « triumvirat » qui sera chargé de la direction des carmélites. La forte personnalité du groupe en est le futur cardinal de Bérulle, ne sera abordée (ce n’est pas un mystique). Les deux autres membres sont Jacques Gallemant et André Duval.

Jacques Gallemant (1559-1630) 121 « souple et nuancé, prudent et désintéressé, sait… montrer avec les carmes une condescendance qui contraste avec l’attitude de Bérulle ou de Marillac. Doctrinalement, il est dans le sillage de Benoît de Canfield », ce qui est remarquable compte tenu de l’opposition entre christo-centrisme carmélitain et mystique « abstraite » rhéno-flamande, illustrée par le combat de Graciàn122 contre les capucins de Flandre.

Gallemant sera aux côtés de Duval contre Bérulle, et saura libérer Brétigny en le faisant nommer à sa place supérieur en Flandres. Enfin il est profondément spirituel :

« La mère Marie de Hannivel de la Sainte Trinité, la première carmélite professe de France m’a assuré… qu’elle était entièrement persuadée, que pas une de ses pensées, ni les plus déliés mouvements de son cœur, ne lui étaient point cachés. Il connaissait même pendant ses visites, ce que la grâce opérait dans un monastère, dès qu’il s’en approchait. … Dieu lui mettait dans les mains en ces conjonctures [les ministères de la pénitence et de l’eucharistie] comme une balance, dont il pesait les âmes. Ce sont les termes dont il a déclaré confidemment cette haute prérogative. Il y voyait d’ordinaire les formes différentes que la grâce y prenait… le point de Justice où elles arrivaient… il y ressentait avec des peines horribles, les indispositions criminelles de ceux qui lui demandaient avec des consciences de démons les dons de Dieu123. »

André Duval (1564-1638) protège Vincent de Paul en opposition avec Bérulle et s’oppose au vœu de servitude que ce dernier voulait imposer aux carmélites. Il est le conseiller et le biographe de madame Acarie qu’il soutint lors du dernier terrible affrontement à Pontoise. Il approuva, comme Gallemant, la Règle de perfection de Benoît de Canfield : ainsi la fortune de l’école abstraite « s’explique en bonne partie par la protection active du ‘bon monsieur Duval’ enseignant pendant plus de quarante ans » selon Dodin. Bérulle et Condren furent ses élèves124.

Le vécu mystique de Madame Acarie, (première) Marie de l’Incarnation125.

Nous allons retracer brièvement la vie de Madame Acarie en me centrant non sur son rôle historique, mais sur les seuls aspects personnels. Puis nous aborderons quelques thèmes en essayant de cerner son vécu sans recourir à des grilles d’analyse psychologiques, c’est-à-dire en la respectant en s’appuyant sur les témoignages nombreux recueillis lors d’un procès de canonisation qui ne put aboutir par suite de querelles qui affligèrent le carmel réformé français126. Il existe également de nombreux témoignages moins directs127.

Barbe Avrillot est née en 1566 à Paris pendant les guerres de religion — elle a six ans lors de la Saint-Barthélemy. Elle voulut être religieuse à l’Hôtel-Dieu mais on la maria à seize ans et demi à Pierre Acarie, âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans. Sa vie est agréable : ils sont amoureux l’un de l’autre, et la belle-mère chérit sa belle-fille. Elle eut six enfants entre dix-huit et vingt-six ans, dont elle s’occupa très bien conjointement avec sa servante Andrée Levoix, puiqu’ils restèrent tous vivants. Ils furent élevés très strictement, apprenant très tôt à donner et haïssant le mensonge. La belle Acarie aimait les fêtes, lisait Amadis de Gaule, éprouvait beaucoup de déplaisir à rencontrer plus belle qu’elle.

À vingt et un ou vingt-deux ans, elle lit cette maxime : « Trop est avare à qui Dieu ne suffit », et c’est le choc qui la fait basculer vers l’intériorité. Jusqu’à sa mort, elle sera sujette à des états mystiques profonds où elle pense « mourir de douceur ». Bien qu’elle ait honte de montrer ces états, elle ne peut les cacher et elle reste sans mots, « hors des sens ». Les médecins ne savent qu’en penser et prescrivent des saignées qui l’anéantissent. Elle craint beaucoup de se tromper, d’autant plus qu’à cette époque la peur du diable est répandue. En témoignent les crises et les conversions non dénuées de crainte de contemporains : le jeune François de Sales, les mystiques Benoît de Canfield, Augustin Baker, Marie des Vallées. Heureusement le père Benoît de Canfeld reconnaît en elle la présence de la grâce.

À l’époque du siège de Paris par Henri IV elle se dévoue pour soigner les blessés et les malades comme pour nourrir les affamés.

Puis viennent de nombreuses épreuves qu’elle assume avec grand courage : son mari dévôt choisit la Ligue, est retenu prisonnier en 1594, lorsque Henri IV entre à Paris. Leur maison est saisie, Barbe et ses six enfants se retrouvent sans ressource. On voit alors son extrême patience dans l’adversité. La carmélite Marguerite du Saint-Sacrement, raconte comment sa mère fut obligée de demander de l’argent à une relation 128 :

Elle se mit à genoux, lui supplie lui faire la faveur lui prêter au moins cinq sols pour lui avoir du pain, lui remontrant sa nécessité et la charge de ses enfants, lui pensant amollir le cœur ; au contraire avec paroles piquantes lui fait refus et lui dit qu’elle ne mettait ses enfants en métier chez quelque cordonnier ou savetier — l’aîné de tous avait environ huit à neuf ans — et la renvoya de la sorte sans lui bailler un sol.

La même Marguerite témoigne du calme de sa mère dans l’épreuve 129 :

Et un jour pendant qu’elle prenait sa réfection les sergents entrèrent en sa maison qui saisirent tout même les plats qui étaient sur la table jusqu’à l’assiette qui était devant elle sans qu’elle s’en émût aucunement. Et nous a dit qu’elle ressentit une joie très grande de se voir réduite à cet état de pauvreté…

Elle a un très grave accident : au retour d’une visite à son mari, autorisé à se rapprocher de Paris, elle est désarçonnée et traînée longuement par son cheval ce qui provoque la rupture du fémur en trois endroits : elle marchera dorénavant avec des béquilles. Deux autres chutes qui succèdent à la première la rendront définitivement infirme.

En 1599 elle obtient d’Henri IV la grâce de son mari et l’hôtel de la rue des juifs leur est restitué. Il devient un centre de la spiritualité catholique fréquenté en particulier par Bérulle et par François de Sales. Ce dernier confia au P. Jean de Saint-François :

… quand il approchait de cette sainte âme [il s’agit de Barbe], elle imprimait en la sienne un si grand respect à sa vertu [au sens latin de virtus], qu’il n’eut jamais la hardiesse de l’interroger de chose qui se passait en elle…

À trente-deux ans, Madame Acarie demeure toujours belle, gaie et agréable. Elle déploie une grande activité, par exemple en faveur de prostituées.

Son premier contact, à trente-cinq ans, avec l’œuvre traduite en 1601 de Thérèse d’Avila ne l’emballe pas : trop de visions ! Mais la sainte se manifeste intérieurement par deux « visions » espacées de sept à huit mois - Barbe n’utilise pas un tel terme, mais celui de « vues de l’esprit » 130 - et le projet d’introduire le Carmel réformé féminin en France prend forme : les futures jeunes carmélites françaises se placent sous sa direction, réunies à l’hôtel de la rue des Juifs. Les travaux du premier monastère de Paris commencent en 1603, dirigés et financés par Barbe (et par Marillac). Les sœurs espagnoles arrivent enfin le 15 octobre 1604 après l’équipée célèbre de Madrid à Paris. Le second monastère est ouvert à Pontoise dès janvier 1605. Barbe est liée aux nombreuses fondations suivantes.

Pierre meurt en novembre 1613. Barbe entre au carmel d’Amiens à l’âge de quarante-huit ans comme sœur laie, suivant le vœu exprimé par Thérèse, en février 1614. Elle aide à la cuisine. On rapprochera Marie de l’Incarnation du frère Laurent de la Résurrection : « tous deux sont affectés à des travaux dits abjects à cette époque […] avec un handicap physique lourd : Laurent avait une jambe de bois et madame Acarie des “potences” pour suppléer à l’infirmité de ses jambes. »131. Elle ne peut être prieure comme le désiraient les carmélites et la nouvelle prieure imposée, qui gouverne « à la Turque », lui interdit de guider les autres sœurs sans les prévenir de cette interdiction… Elle est finalement transférée à Pontoise en décembre 1616 où elle peut donner conseil aux novices : tout est paix. Mais elle est fondamentalement opposée à toute idée de servitude, et le conflit né du vœu à Jésus et Marie demandé par Bérulle lui est particulièrement pénible.

Elle est très malade et là encore sa patience est totale. Sa fille raconte :

En ses maladies sa vertu paraissait en elle par-dessus tout autre temps. Jamais je ne l’ai ouï plaindre par mouvement d’impatience et comme j’étais toujours en sa chambre et y couchais, je l’entendais la nuit se lever seule et chanter des Hymnes à Dieu pour ne se laisser aller à donner plaintes pour les grandes douleurs qu’elle souffrait de sa jambe rompue. 132.

Lors de sa dernière maladie, Agnès de Jésus — des Lyons

… a remarqué qu’Icelle Sr Marie de l’Incarnation fût vingt-deux jours et vingt-deux nuits sans reposer aucunement et néanmoins demeura si tranquille et unie à Dieu qu’elle disait quelquefois la nuit : « Mon Dieu je n’en peux plus, pouvez pour moi. » 133

Barbe Acarie, devenue la converse Marie de l’Incarnation, meurt le mercredi de Pâques 1618.

Elle aurait détruit ses écrits. On ne possède que quinze lettres ou extraits de lettres, un petit opuscule des Vrais exercices…, enfin des dits rapportés dans les témoignages, en particulier par le P. Coton, André Duval, etc.  D’où l’importance des témoignages que nous présenterons dans les textes qui suivent cette introduction.

« Le » voyage d’Espagne.

Présentation

Ayant présenté les deux principales figures de Brétigny et de madame Acarie, nous pouvons revenir sur l’histoire de l’implantation carmélitaine. Nous serons bref, n’oubliant pas que tout ce déroulement n’est qu’un des moyens mis en œuvre pour faciliter l’essor de la vie mystique. Tout commence par le voyage qui, après ceux de Brétigny, assure enfin le transfert de six religieuses espagnoles en France. Nous avons déjà placé cet événement dans le contexte de la biographie de son premier ouvrier. Outre le récit de Bremond et l’approfondissement — mais cela est-il vraiment utile ? — des politiques et des querelles, il est plaisant de revivre par leurs propres récits les aventures et les traverses surmontées par les principales intéressées134.

Un contexte plus parisien, débordant l’infatigable protecteur des carmélites Brétigny placé dans l’ombre de la forte personnalité de Bérulle, montre le rôle central de madame Acarie qui découvre en 1601 les récits des fondations de Teresa (il semblerait toutefois que cette dernière ait dû intervenir ensuite directement pour convaincre la future Marie de l’Incarnation !). À la seconde assemblée à la chartreuse de Paris, en 1602, « tout le monde est là » : dom Beaucousin, Mme Acarie, Jacques Gallemant (figure méconnue qui saura « équilibrer » Bérulle), André Duval (docteur de la Sorbonne, toujours utile), Jean de Brétigny, Pierre de Bérulle (dans toute l’énergie de la jeunesse) et François de Sales (brièvement lors de son passage à Paris)135.

On n’oubliera pas le rôle très important de Michel de Marillac (1560-1632), futur garde des sceaux au destin tragique. Il était familier de Pierre, le mari de madame Acarie, ayant fréquenté le même collège de Navarre. Il avait eu indépendamment l’idée d’établir la réforme en France, et se joignit ainsi à madame Acarie pour l’aider à obtenir les lettres patentes du roi, obtenir la permission du pape136, enfin faire hâter les travaux de construction du futur monastère :

Je ne sais si j’ose dire… que j’ai toujours vécu avec elle dans la plus grande et la plus entière amitié qui peut être entre deux personnes et plus liberté et de franchise qui s’en puisse avoir137.

Les négociations commencent, elles sont compliquées par la politique de l’époque où les catholiques dévôts sont écartelés dans leurs fidélités : au pays de France ou à la religion hispano-romaine ? Henri IV sera un temps excommunié et finalement assassiné par un dévot fanatique138.

Jean de Brétigny, son compagnon serviteur Jean Navet, René Gaultier (le futur traducteur de Jean de la Croix) et son domestique Claude, Mme Jourdain qui deviendra en religion Louise de Jésus (1569-1628)139, une cousine de Brétigny et une servante, future carmélite, forment l’équipe qui part de Paris à la fin septembre 1603. À l’exception de Gaultier et de son domestique, l’équipe prend le bateau à Nantes à la mi-octobre, arrive au Pays basque espagnol le 20 novembre après une tempête prévisible en la saison — la saisie des livres au débarquement par l’Inquisition locale, dont Thérèse en français, l’était moins — enfin voyagent par temps de neige pour arriver à Burgos et à Valladolid le 30. Gaultier et Bérulle les rejoignent trois mois plus tard. Les négociations furent difficiles.

Enfin, le 15 septembre 1604, passent au retour, à Irùn, six sœurs espagnoles et non des moindres, comptant parmi elles Anne de Jésus, Anne de Saint Barthélémy, Isabelle des Anges (1565-1644) qui ne quittera plus la France et demanderait à être mieux connus : elle vécut en France quarante ans et « exerça une influence discrète, mais puissante », fondant de nombreux carmels ; mais elle ne laissa aucun écrit : « Nos actions n’ont pas à être multipliées, mais perfectionnées » disait-elle140.

Un mois plus tard, le convoi arrive à Paris, car les Français sont moins sauvages que ne le craignaient les sœurs. Elles pensaient (ou désiraient ?) être martyres aux mains de protestants. Accueillies par les bénédictines de Montmartre, elles sont dès le lendemain installé dans le monastère de Notre-Dame-des-Champs en voie d’achèvement.

Le récit d’Anne de Saint-Barthélemy (1608).

Le récit de la religieuse espagnole Ana de San Bartolome qui eut la plus grande influence sur la naissance du carmel thérésien en France est resté inédit en français jusqu’à maintenant141, tandis que celui de madame Jourdain devenue par la suite la vénérable Mère Louise de Jésus est disponible142.

§1. Un de nos supérieurs m’a ordonné d’écrire ce qui s’est passé au cours du voyage d’Espagne, mais je ne sais si je me souviendrais, car il fut très long, il s’y est passé bien des choses.
§2. Il n’y a ni terre, ni lieu si abandonné que Dieu ne lui envoie quelque Moïse pour prier et élever les mains et le cœur vers le ciel comme nous le voyons dans le cas de la France. Quand tout paraissait perdu, Dieu laissa en elle, non un seul Moïse, mais beaucoup qui devaient intercéder pour leur peuple avec des veilles, des mortifications et des larmes.
§3. Comme je l’ai déjà dit, en ce temps de souffrances et de désolation pour les catholiques — car il y avait beaucoup de bons et d’excellents chrétiens — voyant qu’en Espagne s’était levée la grande Thérèse, la sainte Mère des carmélites, qui avait un grand zèle pour Dieu et à qui — pour cela—Dieu avait donné la grâce et le charisme pour réformer et renforcer son Ordre avec la rigueur nécessaire pour que celles qui s’y réuniront, comme elle le dit dans ses livres, soient toujours en oraison, en exercice de mortification et de pénitence pour aider le Christ et les catholiques dans la conversion du royaume de France. Elle portait toujours en son âme un vif désir qui la poussait à l’implorer pour lui. C’est vraiment une chose que se racontent beaucoup de ceux qui en ont été témoins que le jour même où fut fondé le premier monastère — jour de la saint Barthélemy — ce jour même eut lieu une si grande bataille entre chrétiens et hérétiques que dans les rues de beaucoup de villes de France le sang de ceux qui mouraient coulait comme de l’eau tant il y en avait143. Bien que de part et d’autre beaucoup moururent, les chrétiens eurent la victoire. Depuis ce jour, à cause de ce pauvre petit monastère que cette sainte avait élevé, on ne voit aucune église, si petite soit-elle, qui ait été détruite
§4. Après avoir fondé beaucoup de monastères de sœurs et de frères, Dieu lui donna de jouir du fruit de ses travaux et permit la séparation de la Province. À sa mort, et depuis, comme Dieu voulait la faire connaître ; il se fit beaucoup de miracles. À ce moment-là, il y avait beaucoup de Français catholiques en Espagne qui désiraient le salut de leur peuple. Parmi eux Dieu avantagea un de ses bons serviteurs appelé Monsieur de Brétigny 144qui, avec beaucoup d’ardeur, s’efforçait d’emmener des religieuses. Mais à ce moment là il ne put y arriver et donc emporta les livres de la Sainte et les fit traduire en français. Elle y parlait de la France si favorablement que les dévots s’intéressèrent à elle et prirent courage. Ils réunirent de jeunes filles dans quelques villes pour les instruire selon l’esprit de cet Ordre. Voyant qu’elles étaient dans de bonnes dispositions, ils demandèrent licence au Roi de fonder ce monastère de Paris avec le désir d’y amener des religieuses et si cela ne pouvait se faire d’apporter les Constitutions et d’instruire celles qui étaient réunies et de leur donner l’habit de l’Ordre de notre Sainte Mère.
§5. A partir de cela, ce serviteur de Dieu dont j’ai parlé, retourna en Espagne et prit avec lui trois dames honorables 145 pour que — si on lui donnait les religieuses — elles reviennent en leur compagnie et leur apprennent la langue. Il y eu aussi don René146. C’est au grand péril de leur vie qu’ils prirent la mer. Sa Majesté éprouvait leur courage en toutes sortes d’occasions, mais ils étaient si fidèles au dessein de Dieu que rien ne les abattit.
§6. Ils restèrent en Espagne quelques mois sans pouvoir obtenir ce qu’ils désiraient, c’est-à-dire que l’Ordre leur donne des religieuses. Voyant cela Monsieur de Bérulle vint et tous y travaillèrent presque une année. Avant d’obtenir la permission de l’Ordre, ils supportèrent de gros affronts et difficultés, car on ne les reconnaissaient pas comme les bons serviteurs de Dieu qu’ils étaient. Ils le sont beaucoup, les œuvres et le zèle pour l’honneur de Dieu qu’ils ont montrés, témoignent de leur grand esprit de foi, mais pour que leur vertu soit éprouvée, Dieu permettait qu’on ne les reconnaissent pas comme tels. Certains disaient qu’ils étaient hérétiques ou d’autres choses semblables, qu’ils allaient tromper leur monde. Ils supportaient tout avec grande patience et humilité et, persévérant malgré tout, obtinrent ce qu’ils désiraient. Il y avait en Espagne beaucoup de serviteurs et de servantes de Dieu à qui Dieu avait révélé que c’était sa volonté qu’elles aillent en France. Notre Seigneur dit à quelque une d’entre elles 147 qu’elle dise aux français que ce qu’ils faisaient lui plaisait beaucoup et qu’une bonne couronne leur était réservée.
§7. Les religieuses qui devaient partir se réunirent au premier monastère fondé par notre Sainte Mère, à Saint Joseph d’Avila. Ce fut chose merveilleuse de voir que cette réunion eut lieu le jour même où elle l’avait fondé : jour de Saint Barthélemy, apôtre. Elles restèrent là sept ou huit jours jusqu’à l’arrivée de notre Père Général 148 et d’autres pères de l’Ordre pour donner le coup d’envoi à ce voyage.
§8. En fait elles partirent d’ici le jour de la décollation de Saint Jean 149 Notre Père Général, frère François de la Mère de Dieu, les accompagna une partie de la première étape et quand il fit ses adieux, elles lui demandèrent de les bénir. Il le fit avec beaucoup de peine tant de sa part que de celle des religieuses : lui de voir partir des filles qu’il aimait, seules en terre étrangère, avec des personnes étrangères. Bien que ceux-ci étaient et sont grands serviteurs de Dieu, comme je l’ai déjà dit, notre Père ne connaissait pas à ce moment là ce qu’était leur vertu et les filles et le Père faisaient un grand sacrifice à Dieu. Il ne faut pas s’étonner de cette peine et de ces larmes, car leurs cœurs ressentirent très violemment la peine de cette séparation. Elles quittaient pour toujours leur pays et des supérieurs — si religieux — et étant de faibles femmes et plus sujettes au changement que les hommes, elles ne pouvaient manquer de craindre et de se demander si ce voyage était l’œuvre de Dieu bien qu’il y eut beaucoup de raisons de l’espérer. Les cœurs bien qu’ils sentaient cette faiblesse étaient par ailleurs forts et remplis de détermination pour endurer et souffrir pour Dieu et le bien des âmes jusqu’à la mort. Je sais de quelqu’une 150 que pendant tout le voyage, elle avait la certitude que Dieu était avec elles, aussi sûrement que si elle le voyait avec les yeux du corps. Elle le voyait aussi avec les yeux de l’âme et recevait très souvent bien des grâces particulières au cours desquelles Dieu l’assurait que venue de toutes ces religieuses devait lui être très agréable.
§9. Deux religieux, grands serviteurs de Dieu, 151 venaient avec nous ainsi que deux prêtres français152, un autre gentilhomme 153 et trois cavaliers plus quelques Espagnols. Il y avait aussi trois Françaises154, seules dans un coche et dans un autre les six religieuses ensemble.155. Nous nous retrouvions seulement dans les auberges et elles nous apprenaient la langue, mais nous ne sommes pas arrivé à la maîtriser et bien que la plupart d’entre nous la comprenons, nous ne la parlons pas bien si ce n’est pour quelques expressions. Notre Seigneur nous a mortifiées, mais je crois que c’est pour un bien, car parler peu n’a pas eu qu’un mauvais côté : chaque nation a ses usages et ceux qui y habitent en possèdent les caractères, ils ne désirent pas toujours, ni ne trouvent bon de les changer. Aussi cela a été mieux pour eux que nous ne parlions pas bien pour que les choses aillent avec plus de douceur. Cependant en ce qui touche la rigueur et le respect de la Règle qu’elles gardent très scrupuleusement, elles nous comprennent bien, mais c’est en d’autres choses que cela manque. Ainsi le silence est une bonne chose pour toutes.
§10. Revenons à notre voyage. Il se poursuivait avec bonheur et contentement, mais le mauvais esprit voyant que ceci pourrait nuire à ses prétentions, commença, Dieu le permettant, à semer le trouble et le désordre. Ce ne fut pas une petite peine pour les françaises que vienne à quelques-unes des religieuses une grande tentation de mécontentement et le désir de s’en retourner, car il leur semblait qu’elles allaient à leur perte. Ceci troubla tout le monde, car le voyage était déjà commencé et tout était organisé. Mais le Seigneur, bien qu’il éprouve, ne laisse pas le démon arriver à ses fins. Bien que les trois 156 étaient très perturbées et avaient le plus de poids, les trois autres ne voulaient pas et disaient qu’elles poursuivraient la route, faudrait-il mourir. Ainsi fut désamorcée la tentation parce que la volte-face des unes et non des autres aurait donné lieu à des rumeurs et pardessus tout Dieu le voulait. Pendant tout le trajet jusqu’en France, elles ne manquèrent pas de peine et de déplaisir, mais elles décidèrent de rester un an et après avoir fait faire profession à quelques Françaises, de repartir. Telle était leur idée, mais Dieu en avait d’autres et a dirigé les choses autrement et jusqu’à présent — cela fait quatre ans que nous sommes sorties d’Espagne — aucune n’est retournée ni, je crois, ne retournera. Elles ont fait et font beaucoup de bien, car elles ont traversé et traversent beaucoup de difficultés, chaque jour, mais c’est inévitable parce que c’est l’occasion de beaucoup de conversions et de paix dans les Royaumes157 et comme on dit : « Qui divise en sort toujours blessé. » Mais ces blessures sont pour le salut des âmes.
§11. Je crois que toutes mes compagnes sont des saintes et le montrent par leurs œuvres, leur patience et leur persévérance au milieu de tant de contradictions. Je pourrais facilement en dire beaucoup et aussi au sujet de ce qu’elles ont souffert pendant le voyage, mais j’en ai déjà parlé ailleurs et d’autres écriront ce qu’ils en savent et le feront comprendre mieux que moi.
§12. On ne peut imaginer la difficulté pour des femmes et qui plus est des religieuses, que ces grands voyages. Obligatoirement on devait faire à pied beaucoup de trajet et à découvert, il fallait se servir du premier venu capable d’aider à sortir des périls quand on se voyait au milieu d’obstacles et de la boue. Mais il faut louer le soin et de la vertu des Français qui nous emmenaient : leur prévenance pleine de délicatesse pour nous rendre service nous confondaient toutes, car pendant tout le voyage, on ne remarqua en eux aucune parole déplacée, ni impatience, ni quelques légèretés causées d’habitude par la fatigue des grandes routes, car cette fatigue même égaie et fait dire des impertinences. Ceci me fait beaucoup rendre grâces à Dieu et admirer la sainteté et la perfection qu’ils montaient en respectant l’habit de la Vierge et de la sainte Mère, notre fondatrice Thérèse de Jésus. Tout ceci est pour nous un exemple de vertu et un motif de confusion.
[…]

L’essor.

Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637), une vie cachée.

Notre connaissance de la vie en clôture de cette religieuse est par chance excellente, grâce à de très nombreuses sources158. Les « brouillons » des carmélites qui déposèrent en vue du procès de béatification donnent de précieuses informations, car les plus intéressantes d’un point de vue intérieur ne sont pas retenues dans les dépositions d’un procès exigeant des faits objectifs et le summarium du procès présente donc peu d’intérêt159. La belle biographie par Louise de Jésus, à compléter par des études particulières, demeure incontournable160. De nombreux écrits nous sont parvenus grâce aux sources manuscrites, aux citations de ses biographes, aux publications faites au XVIIsiècle à l’intention des carmels nouvellement fondés161.

Née à Paris en mai 1578 elle habite en Touraine et fait connaissance au cours de l’hiver 1603-1604 de Bérulle : ce dernier travaille alors à introduire les carmélites en France. Madeleine décide de se joindre à la fondation : elle fait profession le 12 novembre 1605, soit treize mois après l’arrivée des Espagnoles ; immédiatement chargée des novices, elle prendra effectivement cet emploi au printemps 1606. Son père désire fonder un couvent à Tours sous la direction d’Anne de Saint-Barthélemy qui s’y rend. Madeleine de Saint Joseph est alors élue prieure du premier couvent de Paris en avril 1608, puis réélue en 1611. Déchargée en 1614, elle fonde en 1616 le carmel de Lyon. Elle est rappelée en 1617 pour établir le deuxième couvent de Paris, rue Chapon, dont elle est prieure pendant six ans.

Sa vie intime est traduite par quelques notes « échappées à son humilité destructrice ». Elle peint ainsi un état de séparation et de mort mystique :

… la vérité qui est en elle lui montre que de faire quelque chose, c’est dérober à Dieu. Et lors l’âme dit : Je ne dois pas Seigneur, me trouver en quelque lieu, puisque je ne suis pas162.

Elle est assistée dans cette nuit :

Le 15janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté, et qu’au moment de ma mort, il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire, sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même163.

Sa biographe ne doute pas d’une filiation dont les chaînons sont Jean de la Croix, Anne de Jésus, Madeleine de Saint-Joseph164, Marie-Madeleine de Jésus165.

En 1624 Madeleine est de nouveau élue prieure du premier couvent, qu’elle gouverne pendant onze ans. Elle ne nous apparaît pas comme une créature soumise aux cardinaux de Bérulle et Richelieu. Elle est estimée de ce dernier166, tout en ne manquant pas de courage politique167.

Elle fut longuement malade :

Ses douleurs atteignaient parfois une telle acuité, « qu’elle se trouvait obligée de s’écrier … “Mon Dieu, patience !”… Son esprit était dans une aussi grande paix, et sa conversation avec les sœurs aussi libre que si elle n’eût rien souffert168.

Le premier médecin de la reine lui ayant demandé quelque chose sur ses maladies, lui offrant de la traiter, elle se contenta de sourire et lui répondit qu’elle savait un bon remède qui était la résurrection, détournant ainsi l’entretien… elle en faisait de même à nos sœurs… si je meurs de ce mal, je ne mourrai pas d’un autre169.

Elle meurt en avril 1637. Cette vie en communauté sous la clôture, et donc sans événements particulièrement originaux qui nous soient parvenus, cache une action très profonde qui assure le développement et l’unité des carmels par la formation intérieure de leurs fondatrices.

La direction spirituelle.

Une “élévation” ou courte homélie faite par Madeleine à ses religieuses, ainsi qu’une “instruction” ou méditation proposée pour la semaine constituent des témoignages intéressants sur la spiritualité des carmélites, au-delà de la présentation d’une d’entre elles. Le caractère de joie qui en est la marque mystique disparaîtra malheureusement dès la fin du siècle par l’arrivée d’influences du (second voire troisième) jansénisme.

Dans l’“Elévation” proposée par Madeleine de Saint-Joseph à ses religieuses à l’occasion de la fête de saint Jean l’Evangéliste :

Nous devons faire ce que vous commandez, rien de plus, sans nous mettre en peine de ce que votre sainte volonté ordonne à l’égard des autres, n’étant point à nous à entrer dans vos secrets ; votre disciple bien-aimé nous en a donné l’exemple, n’ayant pas voulu pénétrer votre dessein sur lui, s’y abandonnant sans le connaître, il a eu le privilège de reposer sur votre sein en la Cène, c’est là où il a puisé les vérités si relevées qu’il nous a laissé par écrit, ce qui nous fait voir que ce sera par un humble repos en vous, dans l’Eucharistie, que nous connaissons bien mieux les vérités saintes, que par toute autre étude […] ce repos de saint Jean sur votre sein est l’image du repos que tous les chrétiens doivent trouver en vous et le modèle du silence intérieur où ils doivent se tenir, pour vous écouter parler, que de parler eux-mêmes extérieurement aux hommes ; car on peut dire, que comme la vie du Ciel est un amour tranquille dans la vue et connaissance que les esprits bienheureux ont de vous, celle du Chrétien sur la terre doit être dans un amour et repos en vous. Je vous adore au Très saint Sacrement comme mon repos, faites-moi la grâce que je ne le cherche qu’en vous seul, et que je trouve toutes mes délices dans l’union intérieure avec vous […] Exaucez-moi, Seigneur, puisque votre miséricorde est si prête à faire du bien et tournez vos regards sur moi selon la grandeur de vos miséricordes. Psal.68. 170 »

D’autres « Elévations » montrent une visée directe vers Dieu sans concession et affirment une unité possible :

… aller en haute mer, cela marque l’état de perfection… [les âmes] doivent toujours chercher ce qui est plus parfait… vous voulez entrer en mon âme comme vous entrâtes en la barque de saint Pierre et vous me recommandez comme à lui de m’éloigner de la terre171
Quoi que je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyée sur l’autorité de l’Écriture Sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec Vous, pourvu que je sois attachée à Vous. Ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en Votre amour, c’est-à-dire en Vous-même, comme Vous demeurez en eux… celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec Lui. Si donc vous disez, mon Seigneur, « Je suis dans mon Père et mon Père est dans moi », l’homme a l’avantage de pouvoir dire aussi, « Je suis en vous mon Dieu et vous êtes en moi, et nous ne sommes qu’un seul esprit172.

Sa direction journalière demeure toujours en référence à la grâce divine et traduit un recours à Dieu dans un élan renouvelé 173 :

Éprouvant toujours plus son impuissance… [elle] recourait aussi toujours plus à Dieu… elle consacrait ses journées presque entières à l’oraison… ne faisait point d’action… qu’elle n’eût été faire prière au chœur.

A propos d’une personne qui disait « Ma voie est de cette sorte », elle déclare :

J’ai déjà cinquante ans, et je ne pourrais parler de moi avec cette assurance… Rien ne m’appartient… nous allons à Dieu comme nous pouvons… cette voie n’est pas circonscrite si exactement… que Dieu n’y puisse renfermer d’autres sentiers… Que peuvent savoir ces âmes parmi les ténèbres de ce monde, qu’elles puissent dire avec assurance : telle est ma voie ? Peut-être le disent-elles au moment même où cette voie leur est ôtée.
L’on passe la vie comme l’on peut ; l’on tombe, l’on se relève ! Le propre de la terre c’est l’inconstance et la diversité. Dieu, qui voit cela, excuse la faiblesse de sa créature. Il faut vivre en liberté d’esprit, nonobstant la vue et l’expérience de ces choses, et se confier en la divine bonté. … Oh que si les âmes pouvaient voir combien Dieu les aime et est prêt de les aider et leur faire miséricorde, elles marcheraient bien d’un autre pas qu’elles ne font ! … Mes enfants, or sus ! Ne nous lassons jamais de commencer, et novices et professes ! Il faut toujours commencer jusqu’à la mort.

Son gouvernement de 1624 à 1635 montre une grande autorité jointe à la douceur et au souci de prêter toute son attention à autrui 174 :

[Elle avait une] grâce toute extraordinaire… pour assister ses filles en ce dernier passage… Elle dit à plusieurs de nous sur la mort d’une de nos sœurs, que comme nous ne sommes toutes qu’unes [sic] en Jésus-Christ, nous devions regarder notre sœur comme quelque chose de nous qui était allé à Dieu. Continuant ce discours, elle disait : Nous devons… nous appliquer beaucoup à Dieu pour elle, afin de lui aider à faire son chemin… Les âmes qui sont séparées du corps languissent de ne pas voir Dieu, de telle sorte que cela ne se peut comprendre… Aussitôt qu’une autre de mes sœurs eut rendu l’esprit, cette servante de Dieu dit tout haut dans l’infirmerie : maintenant cette âme est dans un parfait amour et une parfaite souffrance !
Je n’ai jamais vu [la mère] en émotion d’esprit ni de corps. Si elle reprenait, c’était avec tant de douceur, des termes si charitables et une façon si affable qu’elle donnait grande humiliation… Elle le faisait à voix basse… après… il ne lui en restait plus rien ; elle était tout de même vers la personne qu’elle avait reprise… et lui parlait avec plus de tendresse et de charité… Elle agissait en ce sujet, selon ce que j’en ai pu reconnaître, tout à fait divinement
Notre Mère Madeleine portait Dieu en soi et le répandait avec efficace dans les âmes qui s’en voulaient rendre dignes… je sentais, lorsque j’approchais d’elle, qu’elle répandait dans mon âme je ne sais quoi de divin… ses paroles… ont fait en un instant en moi ce qu’elle voulait de moi.

Elle sépare l’Essentiel de l’accessoire :

Ayant été élue prieure au loin, cette religieuse vint, avant son départ, passer quelque temps auprès de la Mère Madeleine pour profiter de ses conseils. Or la mère l’entretenait souvent, mais toujours de sa sanctification personnelle…  « Je lui fis paraître quelque petit étonnement de ce qu’elle ne me disait rien du tout de la charge où l’on me mettait… — Ma fille, rien n’est important que d’être à Dieu, je veux que vous y soyez. La charge n’est qu’un accident ; et en vérité quand vous serez à Dieu par état, vous verrez que ce n’est rien d’aller ici ou là. Ne vous en occupez point. » 175

Enfin un « exercice de retraite » montre comment la méditation de la Passion propre à la tradition du carmel espagnole est revêtue de douceur tourangelle dans la Petite Instruction… à faire l’Oraison 176 :

L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la Passion de notre Seigneur Jésus Christ chaque jour de la semaine…

[…] Et voyons seulement la préparation [de l’oraison mentale]. Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine qui est ce grand Tout que nous pouvons seulement adorer et aimer, et que les anges même ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que cette parole : « Saint, saint, saint est le Seigneur. » Ainsi l’âme demeure Angélique par la présence de son Dieu, L’admire, Le révère et se remplit tout de Lui, ne pouvant plus parler.
[…] Et puis si l’âme pénètre dans cet amour divin qui fait pâtir et qui fait désirer souffrir encore davantage à ce Seigneur impassible, et que l’amour de nos âmes tient ici si patient. Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Époux trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâce et donnant mille bénédictions pour ses infinies miséricordes. […]
Mais pour ce que les dispositions de l’esprit sont diverses, ceux qui auront moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, ou sécheresse, pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque fidélité et amour vers notre Seigneur. L’âme pourra donc prendre son point sans user de discours, mais par un œil et douce inclination, et regard vers notre Seigneur, souvent elle lui ouvrira l’intime et fonds de son âme, désirant L’aimer au plus profond de soi, et se lier à Lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en Sa puissance, et dont parfois même, il lui semble ne pouvoir entièrement user si l’amour n’est pas assez puissant pour l’assurer de ce que dit saint Paul : « Qui nous séparera de la charité ? »
Que si l’âme parfois se trouve ne pouvant rien faire de ceci, elle peut néanmoins souffrir ses peines en sa présence, et avec Lui se résigner ainsi qu’il fit, s’humilier comme elle le voit abaissé, être patiente, et enfin exercer toutes les vertus à son exemple.

Sœur Catherine de Jésus.

Madeleine de Saint-Joseph écrivit la vie de cette jeune religieuse dont elle avait été maîtresse des novices et prieure 177 : Catherine de Jésus (1589-1623) est une figure attachante, typique des vies brèves sans histoire de carmélites, intentionnellement proposée par Madeleine comme modèle. Voici quelques « dits » qui situent l’esprit qui anime la mystique carmélite en ses débuts français :

Je me jette en Dieu comme dans un abîme profond pour faire de moi des choses qui semblent n’avoir point de limites ni de fin. […] il me suffit que Dieu est suffisant à Lui-même178
Il est en tout ce que vous portez ; c’est Lui qui vous soutient ; encore que vous ne Le voyiez ni ne Le sentiez pas. Nous en savons par sa grâce de bonnes nouvelles que je ne vous écris pas, parce qu’Il ne ne veut pas. Entrez… dans la voie inconnue […] J’ai eu quelque vue que votre âme se doit perdre toute dans l’amour pur […] Je dis donc que cette perte nous fait retrouver en Dieu et que c’est une très heureuse perte, mais qu’elle doit être persévérante ; elle ne doit avoir fin qu’avec notre vie […] C’est un travail sur lequel on trouve peu à dire, mais beaucoup à faire179.
Dieu me montra […] quelle netteté et simplicité il me faut avoir pour être transformée en cet amour180.

Elle témoigne dans sa lettre dix-neuvième d’un rapport étroit avec Madeleine de Saint-Joseph, portant sur sa vie mystique :

… il y a eu plusieurs choses […] auxquelles Dieu s’est servi de notre mère Prieure, pour m’y assister ; et elle m’y a beaucoup aidée. Ensuite il me fut présenté de me perdre en Dieu […] Je donnai mon consentement à cette perte, avec la permission de notre mère Prieure ; et depuis l’avoir donné, je me vois comme dans un abîme, où je ne puis trouver le fond ; et cela sans connaître où je vais181.

Une religieuse témoignera par ailleurs de l’efficience spirituelle de la mère depuis sa mort :

Elle m’est demeurée fort présente, depuis ce jour-là, et je la sens toujours proche de moi, avec plus de certitude que si je la voyais en la terre ; elle me met dans une continuelle présence de Dieu […] Je la ressens vers moi comme une Mère […] Je la vois comme une guide, que Dieu m’a donnée pour aller à lui… 182.

Marie de Jésus de Bréauté (1579-1652).

Marie-Madeleine de Jésus (1579-1652) fut la compagne très proche de Madeleine de Saint-Joseph183. Mariée à dix-huit ans au marquis de Bréauté, brillant dans le métier des armes, et qui lui plut davantage qu’un prétendant prudemment éconduit, elle se trouve veuve avec un enfant de treize mois, le 5 février 1600. Elle rencontre madame Acarie et rentre au Carmel le 8 décembre 1604. Elle est à l’infirmerie, puis sous-prieure en 1606, responsable des novices en 1608, lorsque Madeleine de Saint-Joseph devient prieure. Prieure à son tour en 1615, elle fait bâtir une infirmerie. Elle exprima l’ardent désir de ne plus accepter de charge en 1624. À la fin de la même année, son fils meurt en combat singulier : 

Je sais par expérience… les efforts que le diable fait dans les âmes… afin de les porter au désespoir… lorsque Dieu nous traite plus rigoureusement184.

Depuis 1641 sa santé était ruinée : elle disait « n’avoir pas assez de mal pour mourir et en avoir trop pour appeler cela vivre. » Elle meurt le 29 novembre 1652. Son portrait nous est donné par ses lettres

Il [Dieu] ne nous donne pas toujours en nous-mêmes toute la lumière dont nous avons besoin pour notre conduite, Il la met souvent en autrui afin de nous lier les uns avec les autres d’une plus grande charité185.
Ne sentant rien de Dieu pour assister les âmes… [il suffit de] lui demander par ce regard que ce soit lui qui fasse votre charge, puisque vous n’êtes, et ne pouvez rien, et puis faites doucement selon votre conscience… sans faire tant de réflexion sur vos actions pour voir comme vous avez fait, car ce n’est que perte de temps186.
… l’abandon que l’âme doit faire continuellement à Dieu de tout ce qu’elle est… nous n’avons pas le droit de lui rien demander, sinon la grâce de le bien servir… nous ne devons faire autre chose que recevoir tout de sa main187.
… Je rends grâces très humbles avec vous à notre Seigneur, de ce qu’il lui plaît vous donner pour mère au ciel, celle qui l’a été en la terre, elle ne vous y sera pas moins utile qu’elle était ici, et même il se peut dire qu’elle vous la sera davantage parce que sa condition l’enfermait entre quatre murailles dont elle ne pouvait sortir, et ne pouvait humainement savoir le besoin des âmes absentes que par lettres, ce qui était quelquefois un peu long : mais maintenant elle écoute les prières, voit les besoins, et y remédie. Grand nombre de religieuses de cet Ordre l’ont déjà éprouvé en divers endroits, et ce m’est une grande consolation que vous en soyez une188.

Des lettres montrent son intelligence des situations tout autant que sa profondeur spirituelle : elle n’a pas trop d’illusion sur le monde et sait se battre pour préserver les vocations :

… En faisant le service du roi, il est bon, Monsieur mon neveu, de conserver la vie des hommes autant qu’il se peut, ils l’ont reçu de Dieu pour chose grande, et il ne faut pas la leur faire prodiguer sans grande nécessité. Je sais bien que peu de généraux d’armée s’y appliquent pour y penser, mais quand vous seriez un peu meilleur que le commun, il n’y aura pas de mal189.
… Ces personnes-là n’ont d’autre dessein que de vous amuser et gagner du temps, sachant bien que vous ne pouvez, étant privée de toute assistance, persévérer en vos bonnes intentions [de quitter le monde] si vous ne sortez promptement du lieu où vous êtes, et en cela ils ont raison. C’est pourquoi, ma très chère fille, il vous faut bien garder de prolonger le temps que vous avez donné quoique l’on vous puisse dire pour vous le persuader. Si la plupart de nous autres religieuses avions écouté quand nous quittâmes le monde, tout ce que nos amis et nos parents nous disaient, et faisaient dire par des personnes de très grande piété et doctrine, pour nous y retenir, et cela sous de beaux et apparents prétextes, il n’y en a guères qui n’y fussent demeurées. Pour moi, j’avais un fils qui n’avait pas encore six ans, qui apparemment pouvait avoir besoin de moi, il y avait bien des choses à dire là-dessus pour m’empêcher de le quitter, et on ne manquait pas de me représenter que lorsque je l’aurais mis dans un état plus assuré, je pourrais après me faire religieuse. Mais Dieu me fit la grâce de me fortifier contre ces tentations, et d’entrer où je suis depuis quarante-cinq ans, malgré toutes leurs raisons, et je vous assure devant Dieu que je ne m’en suis jamais repentie, et que j’aimerais mieux être morte de cent mille morts, que d’y avoir manqué190.
Ma fille, il court un bruit chez vous que la personne que vous savez a bien plus d’espérance sur votre sujet que de coutume, que vous lui avez parlé avec bien plus de douceur que par le passé, que vous commencez à changer un peu votre habillement et votre coiffure, et que vous portez maintenant des gants d’Espagne. Mais comme nous connaissons la facilité que le monde a de parler, nous ne prenons pas garde à ces discours… Je vous prie, ma fille, de ne point croire ceux qui vous disent qu’il est nécessaire que vous voyez cette personne pour essayer de le convertir, c’est une tromperie. Jamais Dieu ne vous prendra pour faire cette œuvre-là, il n’y est pas disposé, au contraire votre vue et vos paroles entretiennent sa passion, et ne peuvent faire nul bon effet que de lui donner des espérances très préjudiciables pour vous. Votre âge ne vous permet pas de connaître le monde comme moi, c’est pourquoi je vous supplie de croire en cela mon conseil, et d’être toujours le plus retirée et solitaire que vous pourrez, hormis la visite des Églises qui ne vous peut être qu’utile, pourvu que vous n’y entreteniez que celui que vous y allez chercher. Je suis bien aise que vous ayez un bon confesseur pour votre âme comme vous me mandez, mais je ne sais s’il est vrai ce que l’on m’a dit, qu’il y a un autre religieux qui vous voit tous les jours, et qui est envoyé vers vous sans que vous le sachiez par ceux qui désirent détruire vos bons desseins. Prenez-y bien garde, s’il vous plaît, il est très propre à faire ce métier-là, et très adroit pour le faire, en sorte que vous ne vous en aperceviez pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé moyen de faire son coup. Si j’étais à votre place je diminuerais peu à peu ces communications jusques à ce qu’elles soient réduites à une fois le mois. La lecture des deux livres que je vous ai mandé vous sera bien plus utile que son entretien ; vous n’avez besoin que de fidélité à Dieu pour poursuivre ce que vous avez commencé jusques à son accomplissement…191

D’autres informations, dont de nombreuses précisions biographiques intéressantes, demeurent manuscrites 192 :

Elle dit à la Mère Marie-Madeleine de Bains :

« J’ai vu… que notre union ne périra pas et qu’elle sera stable pour l’éternité, et j’ai une grande consolation de voir que ma mort n’y changera rien. C’est Dieu qui l’a faite et je l’emporte, elle ne s’évanouira pas. Oh ! que j’en ai de joie et que c’est une grande chose que cette volonté de Dieu ! Elle conserve elle-même tout ce qui vient d’elle. »

Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691).

Elle fut supérieure durant trois périodes couvrant dix-neuf années et eut la charge de maintenir intérieurement vivante la communauté. Elle semble être la dernière grande spirituelle de la filiation. Ses réponses à la (future) sœur Anne Marie d’Epernon s’avèrent intéressantes, en particulier sur la prière :

… la vraie oraison est un entretien de l’âme avec Dieu et une parole intérieure par laquelle l’âme se communique à Dieu et Dieu se communique à elle, mais comme c’est chose si grande, il ne faut pas penser que nous la puissions acquérir par nous-mêmes, quoique nous devions y employer tous nos soins ; mais il la faut demander à Dieu avec beaucoup d’humilité et de connaissance que nous ne la méritons pas, l’attendre avec patience et confiance et la recevoir avec action de grâce193.

Marguerite du Saint-Sacrement de Beaune : quelle mystique ?

Nous avons approché d’autres figures, dont les deux célèbres carmélites de Beaune, Marie de la Trinité et Marguerite du Saint-Sacrement, avec lesquelles Gaston de Renty était en relation suivie. Nous y avons trouvé des manifestations de la dévotion, mais sans « dits » rapportés qui laisseraient transparaître une vie intérieure mystique et surtout qui la justifieraient par une exemplarité des comportements de la vie quotidienne. L’instrumentalisation de sœur Marguerite dans divers milieux est suspecte. Marie de Jésus de Bréauté se serait opposée à l’impression de la vie de la sœur Marguerite194.

Le lecteur curieux est invité à recourir à la Vie rédigée par Amelote195, un prêtre de l’Oratoire par ailleurs fort savant, qui fut chargé de la réédition d’un Nouveau Testament largement distribué dans le royaume après la révocation de l’Edit de Nantes. Nous y relevons bien des déformations et caricatures de la « sainteté mystique » et l’adoption sans aucun sens critique des représentations propres à l’époque : diables bérulliens, almanach évangélique. Les « dits » rapportés sont très généralement incolores.

La liste qui suit constitue une anthologie étonnante. Elle est donnée ici parce que ses excès sont typiques des publications dévotes du siècle : Cette liste avec l’indication des paginations souligne la valeur des témoignages mystiques sobres, que nous avons concentrés dans ce manuel au point de fatiguer le lecteur par leur répétition, mais qui sont en réalité très largement minoritaire au sein du surabondant genre littéraire dévôt…

Le pus d’un malade est léché et avalé  « deux ou trois heures » (15) : on ne peut donc trop reprocher ce topos de l’excès ascétique repris par Marie de l’Incarnation (du Canada), comme par la jeune madame Guyon, grande lectrice de textes religieux ; leurs excès sont modérés en comparaison. Puis les spectres apparaissent (20), ainsi que « la fumée d’enfer » (41), tandis que la sainte éprouve convulsion et assoupissement (43), affrontant les bataillons de malins esprits (51). Il s’ensuit bien naturellement convulsions, traitées par un cautère sur la tête (59), lequel est remplacé fort efficacement par le camail de Bérulle ! (65). Mais la « rage des diables » (ou « épilepsie » ?) perdure (67). Une attestation médicale décrit une tétanisation hystérique (76).

Dans la partie consacrée aux visions, « le Fils de Dieu habitait en elle comme dans son temple » (142), ou bien elle est « enfermée dans la croix » (163). Aussi « dix jours pâmée de douleur, les mains et les pieds attachés l’un sur l’autre […] elle ne cessa de prier pour les Ordres religieux… » (167). La puanteur de l’enfer  se manifeste à nouveau (185). Elle fait de nombreux « voyages » au jardin des Olives, pour assister à la capture du fils de Dieu, pour rencontrer Anne ou Caïphe, etc. (285 sv.). Ceci annonce la reprise du même genre visionnaire par A.-C. Emmerich assistée de C. Brentano au début de la période romantique.

On n’oubliera pas « la pesanteur du péché de Judas et de celui des Juifs » (227). Des dévotions sont organisées avec une minutie étonnante  (316 sv., 350 sv., 391 sv.). Elle obtient « les grâces sublimes » pour Renty  (383). Suivent des questions puériles : « s’ils avaient cherché l’étable de Bethléem », etc. (428-453). On respire enfin dans les dernières pages (627, 630, 716 cités ci-après).

Dans ce dernier beau passage, l’on retrouve heureusement exprimée (introduite toutefois par des « Il faut… Il veut… », et sous forme d’une injonction à son confesseur) la grande humilité propre au carmel, caractéristique dont l’évocation ouvrait ce chapitre :

Il faut que vous viviez selon Lui, dans une très grande pureté, simplicité et humilité de cœur… attentif à la grâce pour le faire… comme s’il n’y avait que Lui et vous au monde… Il veut que vous conserviez une égalité ferme et stable, soit dans l’intérieur ou dans l’extérieur, en sorte que vous ne vous éleviez en aucun bon succès, ni ne vous laissiez emporter à la joie, et que vous ne vous abattiez dans les disgrâces et désolations. Il faut que vous vous laissiez entre Ses mains divines, afin qu’Il dispose de vous, pour la vie et pour la mort, pour la santé et pour la maladie, pour l’estime et pour le mépris… que vous Lui laissiez tout ce que vous êtes… il vaut bien mieux penser à Dieu et à Ses divines perfections, qu’à nous-mêmes et à nos fautes et misères.

Contraintes et influences.

Constitutions et confesseurs.

Nous serons encore plus bref sur ce sujet qui a fait l’objet de nombreuses études196. Il souligne la difficulté d’assurer un minimum de liberté intérieure à des femmes qui prennent une voie mystique en choisissant le cadre carmélitain. Les frictions entre Anne de Jésus et Bérulle (1575-1629) commencent bientôt : Anne (1545-1621) avait déjà dû lutter en Espagne pour préserver les Constitutions de la fondatrice, contre la volonté des carmes de régenter leur vie intérieure en s’imposant comme confesseurs ; elle a cinquante-neuf ans lorsque l’étranger Bérulle en a vingt-neuf et veut régenter les abords d’une vie intérieure dont il méconnaît la profondeur :

Bérulle aurait pu remarquer dans les carmels thérésiens la place donnée à l’oraison, à l’humanité du Christ, au silence, à la joie des récréations… non : il souligne l’abnégation, « la mortification extrême de la nature », cet anéantissement… renoncement à cette autonomie illusoire qui empêche la nature d’être totalement disponible dans les mains de Dieu197.

Et les mains de Dieu passent par ses clercs. Se greffe le problème des Constitutions : faut-il adopter le premier texte élaboré par Thérèse entre 1562 et 1567 (il est perdu, probablement détruit en 1567), la forme approuvée en 1567 par Rubeo, les constitutions d’Alcalà de 1581 (introduites par Gracian donc acceptées par Thérèse ; elle meurt en 1582), l’édition corrigée de 1588, la traduction castillane de l’édition latine de 1590 modifiées sous l’influence de Doria, approuvées par le pape en 1592 qui constitueront le texte législatif légal ? Toutes ces dates montrent la pression permanente subie, c’est pourquoi nous les énumérons. Anne de Jésus est arrivée en France avec les constitutions de 1588 (traduites par Brétigny vers 1590, donc accessibles aux carmélites françaises) bien décidée à défendre l’esprit de la mère Thérèse. Se pose enfin le problème du choix parmi les confesseurs imposés : carmes espagnols ou supérieurs français (le triumvirat Gallemant — Duval — Bérulle) ?

Pour faire vite en ce qui concerne l’histoire complexe des rapports entre espagnoles et français, nous résumons ainsi : des fondations multiples (Pontoise, Dijon, etc.) vont faire éclater le noyau des espagnoles ; Anne de Jésus part à Dijon — elle y rencontrera au parloir la baronne de Chantal 198 – puis dès 1607 décide de quitter la France à ses yeux hostile 199 pour les Pays-Bas espagnols ; elle est accompagnée des deux sœurs espagnoles dont nous n’avons pas cité les noms et de quatre sœurs françaises, pour fonder à Bruxelles. Anne de Saint-Barthélémy paraît plus souple — elle ne fut longtemps qu’une simple converse, même si elle accompagna Thérèse sur tous les chemins d’Espagne — et elle l’est — au début, d’où une incompréhension de la part d’Anne de Jésus. Mais se rendant compte de tentatives de manipulation200, elle se rebiffe et part à son tour : d’abord à Tours en 1608, puis aux Pays-Bas en 1611. Seule Isabelle des Anges reste : elle fonde en province, à Amiens, Rouen, Bordeaux, Toulouse, Limoges où elle meurt en 1644.

Une vie mystique en péril.

A partir de la fin du siècle et culminant dans la première moitié du XVIIIsiècle, des influences tarissent la vie mystique : nous ressentons l’angoisse de religieuses soumises alors à une prédication que l’on peut résumer ainsi : Vous qui avez reçu tant de grâces, vous devrez en rendre compte au jugement de Dieu… 

Les « livres » des carmélites portées sur elles-mêmes, où ces dernières transcrivaient des textes aimés et mystiques (on trouve dans l’exemplaire que nous avons analysé des textes de Bernières puis de Milley), ainsi que des notes de leurs retraites annuelles de dix jours. Ces notes montrent comment la mystique vivante des années ~ 1640 laisse place à la « vertu de crainte » un siècle plus tard. Une monographie analysant les centaines de feuillets écrits dans ces livres intimes, par des mains anonymes qui se sont succédées entre les années 1650 et 1750, dont certaines sont admirables, éclairerait l’involution de la spiritualité carmélitaine en conservant une grande intensité, et dans le rendu mystique, et dans le rendu d’angoisse — involution parallèle à celle plus générale d’une censure étouffant les mystiques. Les sources « externes » imprimées demeurent en comparaison bien pâles201.

Voici un terrible témoignage tiré de l’un de ces recueils202. Il est annoncé comme « 3point » de « Méditations sur les peines de l’enfer ». Il traduit l’angoisse inscrite au cœur de malheureuses femmes soumises à de mauvais directeurs. Il illustre la source de l’assèchement mystique qui atteindra les carmels à la fin du siècle et au début du XVIIIsiècle :

Un ver immortel : Ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eu durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le supplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur, c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. Qu’est-ce qu’il faut pour me délivrer de cet abîme de douleur, revenir à Dieu par une sincère et prompte pénitence […] Que vois-je ici de tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformé en des torrents de flammes et de colère.

La situation fut redressée autoritairement en 1748203, peu avant les effets, dévastateurs en ce qui concerne les communautés, de la grande Révolution.

Influences exercées par les carmels.

Nous clôturons ce chapitre sur les influences issues des carmels : la rencontre à Dijon d’Anne de Jésus orienta dès le début du siècle la grande mystique Jeanne de Chantal et des liens se tissèrent ensuite entre visitandines et carmélites dont on trouve des traces dans les « livres » que portaient sur elles ces dernières.

Madame Guyon eut une correspondance avec le Grand carme Maur de l’Enfant-Jésus et le rencontra ; on a conservé vingt et une lettres qu’il lui adressa204. D’autre part, si l’on ajoute les passages cités de Jean de Saint-Samson à ceux de Jean de la Croix et de Thérèse, ainsi que ceux de quelques carmes « secondaires », l’ensemble carmélitain représente la moitié du nombre de passages mystiques cités dans l’anthologie des Justifications 205 (1694). Elle attribuait beaucoup d’importance au Carmel comme étant l’école mystique récente antérieure à sa filiation. Fénelon connut directement frère Laurent, comme l’attestent ses lettres à la mère du Saint-Sacrement, Catherine de Bar.

De nos jours l’influence des fondateurs de l’école carmélitaine déborde le cadre chrétien, comme le montre la présentation d’une réédition récente des œuvres de Jean de la Croix206.

Une « filiation » ?

Il est plus important de faire vivre les figures intérieures aux couvents du carmel, directement en prise avec l’aventure mystique, que de retracer les péripéties des traverses qu’elles durent surmonter et le détail de règles diverses auxquelles elles se soumettaient volontiers dès lors qu’on leur laissait leur liberté intérieure sans exercer une inquisition des âmes.

Nous avons présenté, dans la section consacrée à l’Espagne, les figures des deux carmélites espagnoles les plus proches de Jean de la Croix et de Thérèse d’Avila : Anne de Jésus (1545-1621) et Anne de Saint-Barthélémy (1549-1614). Elles contribuent brièvement, mais de façon décisive à la transplantation du carmel en France. Anne de Saint-Barthélémy fut chargée du noviciat du premier carmel de l’Incarnation. Elle était remarquable par sa douceur non dénuée de fermeté207.

Dès sa nomination comme prieure, elle désigna Madeleine de Saint-Joseph (1578-1637) pour la remplacer comme maîtresse des novices ; elle gardera une « estime particulière » pour Marie de Jésus (de Bréauté), intime de Madeleine et pour Marie de la Trinité (Sevin). Nous allons sortir de l’ombre ces trois figures. Madeleine de Saint-Joseph est la plus importante d’entre elles, car la majorité des fondatrices de carmels en France se forment sous la direction spirituelle de cette maîtresse des novices puis supérieure du couvent de Paris.

On devine un réseau spirituel symétrique du réseau que nous mettrons en évidence chez les préquiétistes normands puis parisiens où se mêlent religieux et laïcs dans le monde. Mais dans le cas du carmel il est délicat d’en trouver des preuves explicites parce que tout se passe au sein de communautés réglées et fermées ne livrant que peu de traces écrites personnelles tandis que dans le monde ouvert, où vivaient un Bernières ou plus tard une Madame Guyon, l’échange de lettres de direction palliait à l’éloignement physique.

Nous pensons qu’une filiation mystique existe chez les carmélites réformées comme chez les grands carmes. En témoignent indirectement des textes normatifs expliquant la « demeure » intérieure ou le sens mystique de l’Écriture, des lettres même si ces dernières remplissent d’abord une fonction de contact intercommunautaire, des dépositions faites à l’occasion de procès de béatification même si les témoins ont en vue de souligner la sainteté plutôt que l’activité mystique (les témoignages retenus dans les procès n’incluent pas ce qui reste du domaine « psychologique » tandis que les miracles sont considérés comme des faits « objectifs » pouvant avancer la cause d’un procès). Puis ces traces disparaissent à la fin du siècle, comme c’est le cas pour la génération qui suit les disciples directs de Jean de Saint-Samson, tandis que l’on perçoit une involution ascétique dans les « livres » de religieuses, sous l’influence jansénisante.

Les influences passent d’Espagne en France selon un réseau dont nous situons les figures en deux tableaux complémentaires, à la fin de ce chapitre. Une chaîne passe par Pierre d’Alcantara — Teresa et Jean de la Croix — Ana de San Bartolome et Ana de Jesus — Madeleine de Saint-Joseph… sans préjudice d’influences adjacentes, convergentes ou divergentes dont se détachent les figures de Madame Acarie co-fondatrice du Carmel français, de Gallemant… Elle irrigue les fondations religieuses de Jeanne de Chantal et de la Mère Mectilde du Saint Sacrement. Parallèlement (mais sans contact semble-t-il) Jean de Saint-Samson, carme de la réforme dite de Touraine (réforme française indépendante de celle de Jean de la Croix) initie des disciples dont Maur de l’Enfant-Jésus. Ce dernier — comme plus tard la Mère du Saint Sacrement — seront en relation avec Madame Guyon. Enfin, des influences probables venant « de l’extérieur » ne sont pas répertoriées, puisque nous nous limitons à l’ordre du Carmel : influences de conversos sur Teresa ; influences possibles venant du vieux fond islamique sur Jean de la Croix ; influences certaines des « mystiques du Nord » sur Jean de Saint-Samson.


[cette étude constituée pour le moment de « collages » empruntés à un projet historique est à reprendre : insister sur Anne de Saint-Barthélemy ! adjoindre un ou deux diagrammes utilisants le fascicule des fondations des carmels réalisé à Cherbourg ! articles du quatrième centenaire… etc.]




II. Écrits et témoignages. La première génération :

Madame Acarie.

Une « Centurie » ?

Reprenant le titre souvent donné aux recueils des dits de Pères du désert, une trentaine de « dits » amorcent une telle collection :

Je Vous offre, mon Dieu, ma volonté, que je ne veux plus faire et suivre, mais remettre totalement à la Vôtre, afin que je n’en aie plus du tout. (E26).208
C’est pourquoi je prendrai la hardiesse de demander non seulement vos dons et vos grâces, mais aussi Vous-même. (E27).
Je les jette [les péchés], mon Bien-aimé, dans le feu admirable de votre divin amour, afin qu’il Vous plaise les anéantir et consumer entièrement. (E31).
Je ne sais, Seigneur, que vous rendre, sinon ce que Vous m’avez donné. (E81).
Je reconnais que tout ce que je pourrais faire jusqu’à la mort, n’est rien : c’est pourquoi je vous supplie de tout mon cœur de vous glorifier en moi, selon que vous trouverez plus expédient, et en la manière que vous rechercherez. (E139).
Je me tiens ici avec une profonde révérence et une très grande reconnaissance de mon néant. Je ne suis rien, je ne puis rien, je ne sais rien. (E140).
Ô mon Dieu, tirez-moi à Vous pour me brûler de ce feu très ardent de Votre Amour, dans lequel je sois toute consumée et anéantie. (E143).
Je Vous supplie de regarder avec Votre œil de miséricorde ma désolation, la grande disette que j’ai de Vos grâces, le grand aveuglement où je suis. (E144).
Pour la vertu, il suffirait que nous en ayons l’usage, sans en vouloir la possession. (v64).209
Il est vraiment trop insatiable celui à qui Dieu ne suffit pas. (v64)
L’office de Marthe était bon, mais c’est du trouble et de l’inquiétude qu’il faut se garder. (v71).
Ceux qui sont fervents tant que dure la dévotion sensible et après demeurent là sans courage, sont tout comme les bêtes qui suivent seulement ce à quoi leurs sensations les porte (s. Anne de Saint-Laurent de Saint-Lieu, Pontoise). (v72).
(Mère Agnès de Jésus des Lyons, Pontoise, lui demande si elle a dormi cette nuit :) Oh ! non ma mère. Mon esprit travaille [souffre] fort. il est question d’une âme qui ne se donne à Dieu qu’à demi, et je désire la mettre tout en Dieu. Il faut que ce soit aujourd’hui ; je vous supplie, laissez-moi pour suivre cette affaire. (v74).
une âme ne peut jamais bien faire, si elle ne se jette à perte de vue entre les bras de la Providence divine… (v76).
Il ne faut pas vouloir trouver en nous ce qui ne peut pas y être si Dieu ne l’y met pas. (Mère Françoise de Jésus de Fleury, Amiens) (v81).
Il faut être humble et dépendre en tout de sa Providence. (s. Marie du Saint Sacrement de Marillac) (v88).
(Dans sa dernière maladie :) Ceux qui sont au faubourg entendent bien les joies de la ville, mais c’est leur tourment de n’être pas dedans. (v99).
Mourir et n’avoir pas aimé ! (v112).
Il faut se dégager peu à peu de tous ces respects, ne regarder que Dieu, arriver à la parfaite simplicité d’esprit où l’âme est en une merveilleuse liberté. (v128).
On ne peut se fier aux moyens humains, mais à la Providence. Mais il faut se fier aux moyens humains comme s’il n’y avait pas de Providence. (v133).
David disait à Dieu qu’il avait le désir du désir : et qui sommes-nous, qui voudrions paraître avoir quelque chose ? (Mère Marie de saint Joseph Fournier, Pontoise). (v134).
Les fautes doivent servir à l’âme, ce que le fumier sert à la terre, qui est à l’engraisser et la rendre plus féconde. (v137).
Il faut nous étonner, non pas de nous voir tomber, mais de ce que nous ne retournons pas plus vite à Dieu, même plusieurs fois par jour. (v143).
(se tenir devant Dieu :) comme les pauvres gens qui, sur la place, attendent d’être embauchés. (v145).
(je m’étonnais… qu’elle n’en ai rien écrit :) autrefois je l’ai fait, mais j’ai tout brûlé, parce que ce qui part de moi me semble être si fade et si bas. (s. Marie du Saint Sacrement de Marillac) (v151).
Nous ne sommes devant Dieu que comme un pauvre pot de terre tout sale, lequel sera bien riche, si le roi le remplit de ses trésors. (Mère Françoise de Jésus de Fleury, Amiens) (v153).
… toujours prête d’entreprendre de grandes choses ! Mais c’est en la vue de Dieu et non de soi. (v156).
… Dieu est infiniment meilleur que je ne suis méchante, plus puissant que je ne suis faible, plus miséricordieux que je ne saurais être misérable. (v189).
Mon âme hors de la présence de Dieu est comme un poisson hors de l’eau. (v192).

Témoignages du procès informatif.

Tout d’abord Dieu : Madame Acarie connaissait à la fois le Château de l’âme de Thérèse dont la traduction était récente210, et la tradition rhéno-flamande. On sait que son conseiller spirituel dom Beaucousin et ses compagnons chartreux ont traduit Ruusbroec et la Perle évangélique. Madame Acarie recevait aussi le frère minime Antoine Étienne qui traduisait Tauler. On est donc dans une tradition d’absolue nudité dans l’offrande de soi au divin. Mère Marie du Saint-Sacrement raconte :

Je demandais une fois à cette Bienheureuse la manière et exercice de l’actuelle présence de Dieu. Elle me répondit qu’elle n’en savait pratique que par une continuelle vue et conversion à Dieu et confusion de soi-même Et qu’elle estimait l’actuelle présence de Dieu être l’état des bienheureux au ciel qui sans cesse sont toujours unis et appliqués à Dieu sans nul détour et que l’homme en sa première justice originelle avait cette droiture […] que le remède est aussi une continuelle conversion à Dieu et détour de nous-mêmes par humiliation et propre confusion.211

Mais Dieu seul a l’initiative :

Hélas ! mon Bien-aimé, si vous voulez que je vous regarde, regardez-moi, premièrement212.

… rapporte le père Duval. Elle n’a laissé aucune description de ses états, et ce que nous en savons provient des témoins qui l’ont vu en oraison :

Son visage était lumineux et si plein de beauté qu’il donnait en même temps de la dévotion et du respect.213
La place où j’étais au chœur durant l’office et l’oraison était tout proche d’elle ; j’avoue que son seul aspect me mettait en recueillement. Elle était toujours comme immobile et cela les heures toutes entières. Elle avait très souvent la face belle et fort enflammée… 214

Elle devenait totalement inconsciente de son entourage :

Un jour après la Sainte Communion étant en oraison à la grille de l’infirmerie devant le précieux Corps de Notre Seigneur je l’appelai par deux fois et voyant qu’elle ne me répondait point je me mis à la tirer pour lui faire prendre quelque chose à cause de son infirmité. Elle ne m’entendit non plus que si elle eut été morte, la voyant ainsi je pris la hardiesse de la considérer. Elle était d’une façon si modeste et anéantie les yeux et la bouche fermés, les mains jointes dessous son scapulaire. Ce qu’elle continua par l’espace d’une heure sans souffler ni remuer. 215.
… bien souvent il est arrivé que la deposante allant ayder à deshabiller et coucher ladicte Sr Marie de l’Incarnation, comme la deposante ayant allumé le feu pour la chauffer, et lui ayant osté son voile pour la desabiller, ladicte Sr Marie de l’Incarnation tomboit en extase et ravissement qui lui duroit bien souvant jusques sur le minuit, ore qu’il ne fust que dix heures lorsqu’on l’aloit coucher sy bien que la deposante estoit contraincte de lui remettre son voile, et esteindre le feu jusques à ce qu’elle fust revenue en elle. Pendant lesquels extases la deposante a remarqué qu’icelle Sr Marie de l’Incarnation avoit le visage beaucoup plus beau qu’à l’acoustumé, et estoit son visage tout enflambé… 216.

Et pourtant elle avait honte que ses états se voient et elle les dissimulait le plus possible :

Elle se frottait les mains et les bras pour mettre empêchement à ses abstractions et ravissements auxquels elle eût été quasi continuellement si elle n’y eut apporté ses artifices. 217.
Elle… estoit si fort pressée des visites et des assautz de Dieu, qu’elle jestoit parfois de grands cris comme sy le cœur lui eut voulu crever, puis pour couvrir cela elle s’en prenoit à une cuisse, disant que c’estoit sa cuisse qui de temps en temps lui donnoit des douleurs extremement aigues et fort sensibles. 218

En fait ces « plongées » deviennent une unité vécue où contemplation et action sont indissociables :

En ce mesme temps et longues années depuis elle voioit sans veoir, escoutoit sans escouter et respondoit sans apperceuvoir ses responses, faisant toutes ces choses tellement en Dieu et avec Dieu qu’elle n’en eut sceu rendre compte après pour ce qu’elles estoient faictes sans réflexion ny destour de la veue actuelle et action de Dieu. Et ce néantmoings etoient telles qu’on n’y eut sceu remarquer aucune défectuosité ny presque apercevoir la différence de sa conversation avec les aultres sy ce n’est en la suavité d’esprit, modestie composition du visage qui respiroit saincteté et en l’efficace et secrete energie de ses parolles qui perçoient les cœurs et illuminoient les entendementz de ceux qui lui parloient d’une manière du tout admirable. Ceste disposition Intérieure de l’âme avec Dieu faisoit qu’elle estoit en extaze sans y estre. 219.

L’élan dans ses paroles comme les absences qui touchent la mémoire sont d’autre signe d’un état continu de contemplation :

… elle me disait souvent qu’elle était fort étonnée de ce qu’on faisait tant d’état de ses paroles vu que bien souvent elle ne savait ce qu’elle disait, au moins n’y avait-elle pas pensé. (Père Étienne Binet220).
Une fois elle me dict que quand Dieu lui donnoit de telles lumières qu’après les avoir dictes à ceux à qui elles touchoient elle en pardoit la souvenance entièrement. (Père Pierre Coton).

La raison en était qu’elle ne voulait parler ou agir que sous l’impulsion de la grâce :

Je l’ai vue en plusieurs occasions ou affaires qu’elle n’entreprenait rien et même en ses paroles ne disait rien si elle ne se sentait mue de Dieu. Je lui ai demandé sur divers sujets d’importance et prié de me dire ce qu’elle en pensait et jugeait. Elle me répondit : « Ma mère, en telle et telle chose que vous me demandez, je ne vous puis rien dire ; Dieu ne me donne rien pour cela, et je n’en dois pas parler par moi-même. » (déposition de Marie de Saint-Joseph — Fournier).

En communauté, elle restait donc très silencieuse :

Elle ne parlait jamais en la communauté des choses de Dieu, mais écoutait seulement sans s’avancer d’en rien dire. Et quelquefois notre Mère lui en demandant son avis, elle répondait : « Nous avons ouï dire ceci ou cela sur ce sujet », ne faisant rien paraître d’elle, et encore le disait en trois ou quatre mots dont nous étions grandement édifiées, son humble silence nous instruisant beaucoup plus que n’eut fait sa parole et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes » (Marie de Saint-Joseph — Castellet221).

En réponse à la grandeur de Dieu et à Ses dons, l’humilité est la marque propre de Madame Acarie. C’est d’ailleurs le thème carmélitain par excellence, parallèle à celui de la pauvreté chez les franciscains. C’est ce que voulut souligner Anne de Jésus, lorsqu’elle fit passer en premier, le jour de la prise de voile des premières françaises, deux figures : madame Acarie aux côtés de l’humble Andrée Levoix, arrêtant par quelque inspiration bienvenue les autres paires de postulantes accompagnées, qui les précédaient à l’entrée solennelle de la cérémonie. Les mystiques du Carmel furent souvent des converses ou des convers : Anne de Saint-Barthélemy, Madame Acarie ; plus tard Laurent de la Résurrection ; du côté de la réforme dite de Touraine, Jean de Saint-Samson.

Chez Madame Acarie, l’humilité n’est pas une simple vertu morale, c’est une conséquence de l’expérience mystique : la nature humaine est nue devant la Face divine, et le seul désir du mystique est qu’elle disparaisse pour laisser place à Dieu :

ay ouy dire que pour peu qu’il y eust de l’impur en l’union de l’âme avec Dieu, elle demeuroit ternie comme la glace d’un miroir par le souffle et que cela se sentoit aussy tost. (Père Pierre Coton).

Une image forte fait le point de la situation :

 Elle disait que si un Roi mettait en un chaudron force richesses et pierreries et que puis après il les fit ôter, le chaudron n’en serait pas plus [ou moins] riche. Et qu’ainsi était de nous (Marie du St Sacrement — de St Leu).

Elle appelait ses compagnes à l’humilité en réponse à la grandeur divine, mais radicalement distincte d’une pusillanimité qui rendrait lâche ou craintif 222 :

Une fois, nous étions dans sa cellule avec elle. Elle en vint à nous parler de l’humilité : comme elle retient toujours l’âme en son devoir, lui fait sentir son néant, sa petitesse (qu’elle ne peut rien, qu’elle n’est rien et choses semblables). Elle était si fort plongée dans le sentiment de ce qu’elle disait qu’en parlant de cet abaissement profond où est l’âme qui se connaît en vérité, elle se baissait aussi extérieurement et son visage était fort pâle. Je la regardais attentivement, étant ainsi debout devant elle, sans lui dire un seul mot. Je pensais en moi-même, avec quelque sentiment de dégoût de ce qu’elle nous disait : « Mais celui qui serait toujours ainsi n’aurait point de courage, il n’entreprendrait rien ! » À peine avais-je achevé de penser cela, […] qu’elle se leva comme en sursaut de dessus son siège et, étant droite avec un visage beau et vermeil, elle dit, dans une grande ferveur, en me regardant : « Oh ! l’âme humble est toujours vigoureuse, toujours courageuse, toujours prête à entreprendre de grandes choses, mais c’est en la vue de Dieu et non de soi, car de soi-même elle n’attend rien, mais tout de Dieu. La confiance qu’elle a de Dieu lui fait faire de grandes choses223.

Pour elle, la grâce entraînait automatiquement l’humilité par une lucidité implacable envers soi-même :

Un jour il y avait une personne religieuse qui […] lui parla de ce qui se passait en elle des dispositions de son âme de son oraison ; quand notre bienheureuse eut tout entendu ce que cette personne lui disait en des termes que notre bienheureuse n’aimait point, elle lui dit qu’elle n’entendait point tout ce qu’elle lui disait, qu’elle n’avait pas la capacité d’entendre ses termes et dit : “Or sus parlons de l’intérieur puisque vous voulez que nous en parlions. Pour moi mon intérieur est de voir le fond de mon orgueil et les passions mal mortifiées qui sont en moi”. (Marie de Saint-Joseph-Fournier).
… surtout elle avait une pratique d’humilité admirable qui faisait que voyant quelques âmes qui avaient reçu quelque grande grâce et n’en ayant point la fidélité à pratiquer l’humilité, elle ne pouvait quasi supporter que l’on dît ces âmes avoir reçu telles grâces et sur cela on pouvait bien dire des particularités. » (Jacques Gallement).

Certes cette clairvoyance conduit à un juste réalisme :

 Un jour je lui parlais d’une âme qui d’ordinaire mettait une partie de ses fautes sur la tentation et avait plus de discours que d’œuvres […] elle me dit seulement : « Que voulez-vous, ma mère […] pour y avoir un grain d’amour de Dieu il leur en faut laisser huit d’amour d’eux-mêmes » (Marie de Saint-Joseph — Fournier).

Cette lucidité allait de pair avec une extrême droiture :

Cette bienheureuse avait une si grande pureté et droiture vers Dieu qu’elle n’eût pas voulu faire la plus petite action qu’elle eût pensé ne lui pas être agréable et dirigeait tellement ses intentions qu’elle semblait ne pouvoir rien faire sans une particulière vue de Dieu. (Marie du St Sacrement — de St Leu).

Elle ne supportait pas la plus petite pensée dirigée vers elle-même :

Une fois qu’un des serviteurs de sa maison tombe malade, il lui vint en pensée qu’il en fallait avoir du soin parce qu’il était fort utile au bien de sa maison ; en lui donnant un bouillon elle se sentit intérieurement reprise d’avoir prêté l’oreille à cette pensée, voulant mêler les intérêts de sa maison avec les offices de charité desquels elle se dépouillait entièrement Cela la toucha si fort qu’elle en pleura fort amèrement… (Marie de Saint-Joseph — Castellet).

Cette rectitude s’appliqua aussi à l’éducation de ses enfants faite,

… ne nous parlant jamais de religion. Entre les fautes qu’elle avait le plus d’aversion, c’était le mensonge quoique léger, et ne nous en pardonnait jamais aucun pour le plus petit sujet que ce fût ; elle nous disait souvent à tous ses enfants : « quand vous auriez perdu et renversé toute la maison l’avouant lorsqu’on vous le demandera je vous le pardonnerai de bon cœur. Mais je ne vous pardonnerai jamais la plus petite menterie »… (Marguerite du Saint Sacrement — Acarie)

Cette constante plongée dans la grâce alliée à une lucidité parfaite lui permirent d’assurer la direction de ses sœurs. Les sœurs parlent beaucoup de sa clairvoyance :

Elle avait une si claire lumière pour connaître l’intérieur des personnes et discerner l’esprit dont on était mu en ses actions que souvent on demeurait sans lui pouvoir répondre autre chose sinon : « Il est vrai » et avouer tout ce qu’elle disait. Une fois, elle était entrée en ce couvent avant qu’elle fût religieuse et comme je parlais à elle en particulier elle me dit : « Je parlais une fois à une personne et lui disais telle et telle chose », et par cette manière me fit voir beaucoup de fautes que je connaissais point et quoiqu’elle parlât toujours d’une autre personne, je répondais de bouche et de cœur : « Il est vrai, il est vrai… » (Anne de Saint Laurent — de St Lieu).

Tout comme le pratiquait Jean de la Croix,

Elle écrivait des passages des Évangiles et Épîtres de Saint Paul sur des petits papiers qu’elle donnait comme remèdes et instructions des besoins qu’elle voyait dans les âmes. (Seguier).

Elle répondait ainsi aux besoins spirituels d’une façon qui paraissait quasi miraculeuse :

Il arriva aussi à notre Sœur Magdeleine de la Croix défunte et qui a été la première professe de ce Couvent que ne se pouvant supporter elle-même à cause d’un extraordinaire délaissement intérieur dans lequel il lui semblait que sa conscience fut morte, et que Dieu l’eut abandonnée, et soustraite toutes ses grâces, elle crut que notre Bienheureuse sœur la pouvait soulager en ses peines et s’en allant la chercher en sa cellule elle la trouva qu’elle écrivait et quand elle eut achevé d’écrire sans attendre que notre Sœur Magdeleine de la Croix eut ouvert la bouche pour lui parler, elle lui mit en main le billet qu’elle venait d’écrire dans lequel notre susdite sœur Magdeleine trouva représenté bien au net l’état de son intérieur, et ce qu’elle devait faire pour se tirer de ses peines dont elle et toutes nous autres qui avons vu ce billet demeurâmes fort étonnées… (Marie de Saint-Ursule — Amiens).

Partout où elle allait, elle assurait la direction des âmes, mais sans le vouloir, et tout en pratiquant la plus extrême obéissance envers ses supérieures. À Amiens, la sœur Marie de Saint-Ursule raconte qu’à l’infirmerie, le soir où Madame Acarie était en extase,

… arriva Notre Mère Prieure qui était pour lors la Mère Isabelle de Jésus-Christ qui la reprit bien fort de ce qu’elle n’avait pas pris un bouillon, la force de l’obéissance la fit promptement revenir à soi du ravissement qui l’avait reprise et se levant en hâte de sa chaire, prenant ses potences et venant au-devant de notre Mère d’une façon si humble qu’il semblait une pauvre criminelle qui demanda pardon, et prit en cet acte son bouillon et comme notre Mère l’interrogeait de ce qui s’était passé en son intérieur elle lui fit réponse : « Hélas ma mère, je suis une pauvre créature. » Notre Mère lui répliqua : « Comment dites-vous cela, cette sœur vous a vue, vous a appelée et tirée et vous ne lui avez pas répondu. » (Marie de Saint-Ursule — Amiens).

C’était une direction joyeuse et bien ancrée dans la réalité :

Elle en chargeait fort particulièrement aux novices et le disait aussi aux autres sœurs de faire chaque chose parfaitement en son temps et se bien accoutumer à bien chanter au chœur quand elles y étaient d’être bien ferventes à l’oraison, bien manger quand elles étaient au réfectoire, d’être gaies et se bien réjouir… quand elle en voyait quelqu’une qui ne paraissait pas assez gaie à la récréation elle la regardait doucement et s’adressait à lui dire quelque parole gracieusement. (Marie de Saint-Joseph — Fournier).

Elle combat toute mélancolie (directrice, elle s’opposait au défaut d’espérance) :

Il me souvient qu’une fois cette Bienheureuse me rencontrant en la sacristie du Monastère de l’Incarnation à Paris et me voyant triste et fort abattu, elle me tira à part et me dit : « Il me semble que je vous vois d’une façon fort contraire à la vie des âmes qui sont à Dieu comme vous désirez d’être. »… Elle me dit plusieurs autres choses à ce propos avec tant de grâce et avec un si grand efficace que dès lors cette tristesse s’évanouit. Et du depuis je ne pense pas être tombé en une semblable mélancolie. (Jean-Baptiste).

Joie, liberté :

Elle disait qu’elle n’aimait pas quand on met son principal soin à ne point faire des fautes extérieures que cela souvent procède d’orgueil, qu’il vaut mieux marcher avec une sainte liberté, joie, ouverture de cœur et rondeur parce qu’encore que quelquefois on fit des fautes extérieures, après cela sert beaucoup à humilier l’âme et la rend plus docile et affable (Marie de Saint-Joseph — Fournier).

Elle est optimiste et dynamique :

Elle dit plusieurs fois que les fautes que nous faisons doivent servir beaucoup pour réveiller l’âme, et que ce lui doit être un coup d’éperon pour la faire courir plus vite… Elle nous disait que les fautes doivent servir à l’âme ce que le fumier sert à la terre qui est à l’engraisser et la rendre plus féconde.  (Seguier).

Elle était très sensible à la beauté de la nature comme signe de Dieu :

… je dirai que toutes choses portaient cette bienheureuse à Dieu : quand elle allait au jardin, les fleurs, les feuilles tout ce qu’elle y voyait lui servaient à cet effet, elle prenait une feuille et la montrait en admirant la puissance de Dieu, elle s’entretenait quelquefois toute une récréation sur cette feuille et toutes les autres à l’écouter comme si c’eût été un ange qui leur parlait. Elle avait d’ordinaire des feuilles, des fleurs et des feuilles d’arbres dans ses livres et les considérait de temps en temps… (Marie de Saint-Joseph — Fournier).
Le dernier jour de notre voyage, sur les neuf heures du matin, il se leva un très beau soleil de sorte qu’il semblait être au printemps ; lors cette bienheureuse commence si fort à s’enflammer à la considération d’iceluy qu’elle se mit à parler de telle ferveur du grand soleil de justice qu’illumine tous les hommes et des grands effets qu’il cause dans les âmes qui sont en grâce et qu’il illumine (Marie du St Sacrement — de St Leu).

Ce qui a frappé aussi les contemporains est son continuel va-et-vient entre oraison et charité, car en réalité les deux ne font qu’un :

… à l’Église si ravie et absorbée en Dieu qu’elle n’avoit que son chappelet en la main pour contenance, n’usant d’aucune prière vocalle, estant quasi toujours et partout abstraicte en son intérieur, et ni avoit que la charité qui la peut rappeller à soy, vertu si eminente en elle qu’elle a converti pendant ce temps la plus de dix mille ames. Se rendant debitrice à tous ceux qui l’emploioient, sa porte n’estant jamais fermée à personne ni a heure que ce fust elle touchoit si vivement les cœurs par son exemple et remonstrances, que j’admirois ses cochers et lacquaiz bref toute sa famille mieux convertie que s’ils eussent demeuré dix ans en religion… » (René Gaultier).

Sa bonté envers les humbles qu’elle traitait comme des égaux :

La première fois que je fus chez elle pour lui parler du désir que j’avais d’être religieuse, encore que je ne fusse qu’une pauvre fille de basse condition, elle me reçut avec autant d’amour et de charité que si j’eusse été quelque chose ; me donnant autant de temps qu’il en fut besoin avec autant de tranquillité que si elle n’eût eu que moi à satisfaire. Il me semble même qu’il y avait lors des personnes de qualité. Et ne vis point qu’elle leur satisfit premier que moi. (Anne de Saint Laurent — de St Leu).
Je m’appelle Marguerin Goubelet, tailleur de pierre… Elle était lors fort incommodée de sa personne et marchait aux potences avec beaucoup de peine, mais elle portait une si grande suavité sur son visage qu’il paraissait bien que son mal lui était bien précieux. J’étais extrêmement consolé quand je lui pouvais parler parce que quoiqu’elle parlât de bâtiment et d’autres semblables choses elle assaisonnait tellement toutes choses de l’esprit de dévotion que tout ce qu’elle disait servait d’édification. » (Goube).

Les pauvres sont l’image de ce que nous devons être pour Dieu :

… quand elle allait voir les ouvriers, elle était quelquefois qu’elle s’arrêtait de parler puis elle disait : « Je regarde ces pauvres gens qui sont attentifs à leurs ouvrages. Les voilà comme tremblants devant leur maître. Ils se rendent diligents à lui obéir et à lui agréer pour ce qu’ils dépendent de lui pour gagner leur vie… Elle nous a dit que cela lui a beaucoup servi dès que l’on faisait le bâtiment de Notre Dame des Champs de Paris que quelquefois, y allant du matin avec une personne signalée qui passait par une place qu’elle nommait où sont les gens qui vont pour gagner leur journée, qu’elle les voyait les uns avec un outil, les autres avec un autre, que ces gens sortaient de leurs maisons sans savoir qui les emploierait ni à quoi ils seraient employés. (Marie de Saint-Joseph — Fournier).

Elle se mettra à l’image des pauvres : 

En sa dernière maladie, elle buvait dans un biberon de verre, quelqu’une dit qu’un de terre serait plus aisé. Je dis qu’il n’était pas si propre, que je ne les aimais point, que j’en avais vu à l’Hôtel-Dieu aux pauvres de même. Quand elle entendit que les pauvres en avaient de semblables, elle me pria instamment qu’elle eût celui-là, et qu’elle était pauvre. Elle s’en servit durant toute sa maladie pour ce qu’il était pauvre. (Marie de Saint-Joseph — Fournier).

Sa charité est active à l’exemple du bon Brétigny de Quintadanavoine à Séville 224 :

Elle s’emploioit fort heureusement à la conversion des filles desbauchées et les assistoit jusques à les retirer en sa maison et les touchoit tellement quelle menoient une vie exemplaire de vertu… (Père Jean Sublet de la Guichonnière).

Et avec les malades, son exigence de perfection dans l’amour des autres a frappé son entourage d’admiration :

Une fois étant à la cuisine elle faisait un bouillon pour une personne malade avec une telle ferveur et y prenait telle peine qu’elle faisait dévotion à la voir. Et après qu’elle y eût bien travaillé, il lui en fallut faire un autre parce que, quoiqu’elle y eût goûté plusieurs fois, il lui semblait toujours n’avoir point de goût. … Elle se remit tout aussitôt avec la même charité à en faire un autre… (Anne de Saint Laurent — de St Leu).

Elle soigne un malade qui dégoûte tout le monde :

Aussitôt que Sœur Marie de l’Incarnation s’en aperçut elle retira ce malade à part en une chambre séparée du reste de son logis défendant à tous ceux de la maison de s’en approcher sans leur dire pourquoi c’était afin de ne les pas effrayer elle prit toute seule le soin de le servir. Elle faisait son lit elle pansait cet apostume qui suppurait et jetait un pus si puant que le malade même n’en pouvait supporter l’infection. Elle lui donnait à manger et le servait avec un si grand soin et charité qu’il en fut tout guéri. (Mère Françoise, 322).

Elle exprime ainsi l’union requise entre la grâce et l’activité :

… il faut laisser à la providence divine, comme s’il n’y avait point de moyens humains et travailler et avoir soin comme s’il n’y avait point de providence divine… (Marie de Saint-Joseph — Fournier, 99).

Je conclurai en disant combien Madame Acarie fut une mystique complète : sa vie est totalement unifiée en Dieu. Elle vit plongée dans la Réalité divine, dans l’oubli de soi, allant et venant entre l’oraison et l’action, mais en fait toujours en raison même de l’action. Comme le disait dom Sans, Général des Feuillants :

… encore que s’occuper avec Dieu soit une action plus divine et noble et plus douce à l’ame, que s’occuper pour Dieu ; néantmoings quand il est necessaire il fault descendre, et se divertir de Dieu aux choses de ceste vie pour le service du mesme Dieu, ce qui s’appelle laisser Dieu pour Dieu. (Dom Sans de Sainte Catherine, 69).

Constamment plongée en Dieu, elle irradiait l’amour divin autour d’elle comme en témoigne le père Sans :

 … elle allumait les cœurs, détrompait les âmes et changeait les intérieurs, de telle sorte qu’il n’y avait presque personne qui l’allât voir, qu’elle ne s’en retournât touchée extraordinairement par Dieu… 225.

La deuxième génération :

Madeleine de Saint-Joseph.

Lettres.

[1965] [Madeleine de Saint-Joseph], Lettres spirituelles, présentées par Pierre Serouet, Présence du Carmel, Desclée de Brouwer, 1965, 435 pages. [OCR corrigé =Doc6]

Notre choix en fin  du vol. Chatou : en éditant un certain nombre de lettres complètes ou leur début ou leur fin. No pages : 45 46 5152 7273 104 105 136 138 149 154 159 186 191 196 199 200 217 218 219 224 229 234 238 241 242 244 251 253 254 255 258 261 265 268 274 291 296 311 à regrouper par thèmes ? prière, direction spirituelle, volonté propre…

On se limitera à une ou deux lettres, compte tenu de leur réédition prévue

Écrits.

Ordre chronologique

La vie de sœur Catherine… [1628]

[1628] [Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […] decedée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, Paris, chez Edme Martin, 1624 ; Toulouse, chez Jean Boude, 1625 ; Paris, 1626, 1628 ; Paris, chez Fiacre Dehors, 1631 ; Paris, chez Pierre Le Petit, 1656. 

Voir la section consacrée à Catherine de J

La Vie de la Mère Magdelaine… Senault puis Talon [1645 puis 1670]

[1645] La Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph…, par un prêtre de l’Oratoire [les P. Gibieuf et J. — F. Senault ; la bibliogr. de Louise de Jésus cite seulement Senault, Paris, chez la veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1645, 460 pages. [=Doc4b]

Apparaît comme la première source, reprise et augm. par Talon en 1670.

A.S.S K4-89.

[1670] La vie de la Mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse carmélite […]/Par un prêtre de l’Oratoire de Jésus-Christ N. S., [Senault], nouvelle édition revue et augmentée [par le P. Talon], Paris, chez Pierre Le Petit, 1670, 756 pages. [=Doc4]

lectures été 06 de et sur Madeleine de SJ :

96 102 144 145/6

149 164 181/2

204 240 241

299-314 (avis)

319 326 329

334-335 (transcriptions écriture)

337

355-361 (mort)

406-408 (la foi)

420-421

425-426 (autres transcriptions de l’écriture)

430-432 (! amour)

439, 443 (influences)

459 (charité)

476 487 505

(ensuite beaucoup de faiblesse chez Talon)

592 599

612-613 (compréhension de l’évangile)

618 (3e recueil de l’écriture)

624 (je suis une pauvre vieille…)

639 655

673-675 (novices sans dots)

693-694 (D lui demande anéantissement)

697 (l’état stable)

700 (présence intérieure de JC)

702 (4e recueil de l’écriture)

712 (ne pas se retourner sur soi)

713 (à 50 ans ma voie : ?)

715 (un fort inexpugnable)

717-718,721 (ne pas jouir ds la voie)

756 findu txt

nos saisies antérieures d’extraits :

* commun avec lecture ci-dessus été 06 soit 18* sur 31 presque 2/3 ;

or 83pages retenues/765… = bon accord !


à faire : comparer Senault et Talon ! puis compléter les saisies (chez Senault ou chez Talon ?) : au moins correspondant aux * de notre liste, au plus tout ce qui intéresse s. Odile ! prendre les citations complètes + les débuts et fins de § ouvrant et fermant ces citations (donnent le contexte).

96*, 108,144*, 146*, 149*, 181*, 182*, 197,

204*, 213 223 241*, 291 320 344,

407*, 408*, 422,431*, 432*, 433,443*, 455,496,

624*, 633,697*, 712*, 713*, 715*, 711 ci-après :

La parfaite charité n’est pas dans les sens, elle réside dans le cœur, et ne regarde que Dieu ; et comme elle ne regarde que Lui, elle ne cherche que ce qui peut aider à s’en approcher davantage, et non ce qui peut satisfaire les sens, et qui est conforme aux inclinations de la nature corrompue que nous avons reçue d’Adam. Si vous êtes véritablement animée de cette parfaite charité, vous ne verrez que Dieu dans vos sœurs, vous ne considérerez en elles, que ce qu’il y a de bon et de vertueux pour l’estimer, pour l’aimer, et pour vous y lier. Elle leur disait aussi, Ne soutenez jamais vos pensées, mais soyez faciles à les quitter, et à céder à vos sœurs ; car c’est la marque d’une âme vertueuse, et une partie de la charité que nous nous devons les unes aux autres. (96).

Il y a à peu près 25 ans, dit cette servante de Dieu, qu’étant travaillée d’une forte et violente migraine, à laquelle j’étais sujette dès ma jeunesse, je fus contrainte de me mettre sur le lit, avec d’autant plus de peine et de regrets, que c’était un jour solennel, auquel j’étais obligée de faire l’office à matines : notre mère Madeleine me vint visiter, et comme elle était toute remplie de charité, et ne pouvait voir souffrir personne sans y compatir, ayant connu par des marques que je ne pouvais cacher, que le mal était fort pressant, elle mit sa main sur ma tête, et me dit d’un accent qui témoignait bien le tendre sentiment de son cœur : Si j’étais une grande sainte, je vous guérirais. Dieu bénit sa parole, et l’imposition de sa main fut si efficace, qu’au même temps, je me trouvai non seulement guérie, et en parfaite santé, quant au corps, mais je ressentis jusque dans l’intérieur l’effet de cet attouchement, car mon esprit en cet instant reçut une nouvelle liberté, et une nouvelle ferveur, pour m’élever à Dieu avec plus de vigueur, et pour m’occuper de Lui avec une application toute particulière. (108).

Une de ses novices fut un jour enquis par une dame de grande qualité, si les sœurs de ce monastère étaient de bonne maison : la mère l’entendit et le dissimula selon sa prudence ordinaire : mais au sortir elle dit à cette novice : ma fille, quand quelques-unes vous feront cette demande, répondez-leur, que nous sommes toutes de très bonne maison, puisque nous avons l’honneur d’être filles de roi, sœur de roi et épouse de roi : c’est-à-dire filles du Père éternel, sœurs de Jésus-Christ son fils, et épouses du Saint Esprit ; c’est la maison dont nous sommes à présent, et celles qui se sont données à Dieu, n’en doivent pas considérer d’autre. (144).

Quelquefois, que d’un lui pouvant parler, parce qu’elle était occupée pour des choses importantes, je rappelais dans mon esprit quelques-unes de ses paroles, et je m’en allais aussi contente, et avec autant de peine que si j’eusse eu le bonheur de lui parler, le seul souvenir de ce qu’elle m’avait dit portant une vertu dont je ne saurais pas exprimer la force et le pouvoir, et qui m’élevait à Dieu. (146).

Le quinzième janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté, et qu’au moment de ma mort il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire, sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourrais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même : et je vis encore que j’étais dédiée à l’amour, que le Verbe porte à son Père dans l’éternité dans le temps. (149).

Ma fille, les âmes qui se laissent aller à tant de choses différentes, ne feront jamais grand fruit, liez-vous à Dieu par une adhérence intérieure et simple, chassez toute autre pensée de votre esprit, et ne vous arrêtez qu’à Lui, sous quelque prétexte que ce soit. Elle lui avoua que ces paroles avaient fait tant d’impression sur son esprit, que plus de douze années qui s’étaient depuis écoulées n’avaient pu les effacer ; mais qu’elles lui étaient aussi présentes, que si la mère les lui répétait à chaque moment. (181).

Souvent pendant que j’ai eu la bénédiction de demeurer avec elle, lorsqu’elle me rencontrait en allant par la maison, elle m’arrêtait, et me parlait charitablement sur ma disposition présente, avec autant de clarté que si je fusse venu de lui rendre compte. Une fois sur la fin de mon noviciat, comme je passais auprès d’elle sans lui rien dire, elle connut une grande peine que j’avais dans l’esprit sur le sujet de ma profession : elle m’arrêta tout à l’heure, et me regardant fixement, me demanda ce que j’avais et qu’est-ce qui me troublait. Je lui avouai que tout le jour, j’avais vu cet esprit de ténèbres en une forme épouvantable, jetant le feu par la bouche, et qu’il me suivait partout comme s’il m’eût voulu étouffer, que (182) j’en avais une très grande frayeur, et que la nuit précédente cela m’avait entièrement ôté le sommeil. La bienheureuse me fit le signe de la croix sur le front et me dit : Allez n’ayez pas de peur, ce méchant n’a pas de pouvoir sur vous, donnez-vous bien à Notre Seigneur Jésus-Christ, auquel je vous offre de tout mon cœur. Au même moment je me trouvai délivré de cette horrible vision et de toutes les autres peines et difficultés, me sentant revêtu d’une nouvelle force.

Je me souviens que ne faisant alors que commencer à prêcher, elle m’encouragea et me fortifia extrêmement. Mais elle ne pouvait se lasser de m’avertir que je prisse garde à ne pas altérer la pureté de la parole de Dieu par un mélange affecté des choses profanes et curieuses ; à ne m’attacher pas tant à la délicatesse qu’à la force de mon discours, à ne m’étudier pas tant à contenter un auditoire qu’à le toucher, et à ne chercher pas ma réputation au préjudice de la gloire de Jésus-Christ, du salut des âmes, que je devais uniquement envisager (197) en cette fonction. Elle avait accoutumé de me dire qu’il ne fallait imputer à autre chose qu’à cela, le peu de profit et le peu de succès que l’on voyait des sermons des personnes auxquelles Dieu même avait donné de bons talents, qui ne manquaient ni de doctrine ni d’éloquence, et qui les étalaient dans les chaires avec tant d’ostentation, que c’était des trompettes qui n’avaient qu’un son qui battait l’air et les oreilles sans être porté jusqu’au cœur ; et que prêchant sans dessein de convertir et de sauver les autres, ils se pervertissaient et se perdaient eux-mêmes, selon le dire de saint Paul (I Corinthiens 9,17).

La Mère Madeleine s’appliquait aux bonnes œuvres avec plaisir et joie, et nous y excitait avec des sentiments si pleins d’amour et des paroles si efficaces qu’elles touchaient le fond du cœur (…) Tantôt elle nous exagérait la grande (204) bonté de Dieu a récompenser la moindre des bonnes œuvres que nous faisons. Elle pesait grandement ces vérités et les imprimait fortement à la plupart des dames qui la hantaient, qui étaient les principales de la Cour. Ce fut elle qui me donna la pensée et me sollicita de visiter les hôpitaux pour y servir des malades. Ce fut elle qui porta feu Madame la princesse de Condé et Madame la Duchesse de Longueville à entrer dans les prisons pour y consoler et assister les pauvres prisonniers. Et quoique ce fut une chose que les dames de grandes conditions ne pratiquaient pas en ce temps-là, elle représentait néanmoins avec tant de grâce, de force et de douceur, l’excellence ces œuvres de miséricorde, que l’on était insensiblement contraint de se rendre à ce qu’elle désirait. Je me souviens qu’elle me disait quelquefois : Je n’y puis pas aller, allez-y je vous en prie, pour moi.

J’ai un très grand besoin de vos prières dans les continuelles maladies dont il plaît à Dieu de me visiter ; car il est vrai que c’est chose étrange d’être chargée d’un si grand nombre de filles avec si peu de santé, et il n’y a que la seule obéissance que je dois à Dieu qui m’y puisse faire soumettre ; mais quand je Le regarde, je ne puis que Lui représenter mes raisons et mes misères ; et puis Le laisser faire ; car ce serait le plus grand mal de tous, que de ne pas vouloir ce qu’Il veut puisque toutes choses doivent être assujetties à sa (213) très sainte volonté ; tout ce que je sais faire, c’est de prier et de patienter. Elle fit ce qu’elle dit, elle rentra dans ce pénible exercice par obéissance, elle s’en acquitta avec charité, et l’on remarqua que toutes ces vertus me furent jamais plus éclatantes que dans cette dernière Supériorité.

Quand notre bienheureuse mère était devant le très-saint Sacrement, c’était une chose admirable de voir son humilité, sa gravité, son attention, sa sainte crainte et son recueillement, car toutes ces choses paraissaient rassemblées en elle : et pour moi j’avoue que j’étais plus instruite de la foi en cet état, que mon esprit s’élevait plus promptement à Dieu, et que ma foi étais plus vivifiée de la présence de Notre Seigneur Jésus-Christ au très saint sacrement, que si j’eusse ouï dire, ou lu, toutes les plus belles choses du monde sur ce sujet. (223)

Mon père, toute mon application est à demander à Notre Seigneur Jésus-Christ que je ne sois qu’une capacité toute remplie de son pur amour. (241)

Comme elle se disposait plus soigneusement au baptême, elle fut si agitée, ce qui auparavant n’était jamais arrivé, que le devant de sa tête répondait au dos et le derrière à la poitrine ; elle roulait les yeux comme une possédée, elle écumait, elle agitait son corps, elle criait « je tremble » et disais à haute voix qu’elle voyait comme dans les ténèbres je ne sais quoi d’épouvantable. La vénérable mère Madeleine connut en France les efforts du Démon, peut-être même avant que le Démon les eût faits, car par une lettre écrite avant, ou environ le temps de ce fait, elle me pria de donner le nom de Madeleine à la fille tourmentée du démon et de l’assister des aumônes qu’elle m’envoyait. Je ne fis pas d’abord réflexion à ceci, lors que je reçus et que je lus sa lettre ; mais après qu’au baptême elle fut nommée Madeleine, et tout à fait délivrée, et que les vaisseaux furent partis, je commençais à songer par qu’elle voie cette vénérable mère l’avait pu apprendre ; je fis réflexion au temps et je conclus que cela s’était fait par une vertu divine, et je louai Dieu qui Se fait voir admirable en ceux qui le servent. /Dieu lui donna même cette consolation que de pouvoir travailler en personne à la conversion de quelques-unes de ces âmes : car les révérends pères jésuites ayant envoyé en France (291) une femme iroquoise, et deux petites canadiennes, cette bienheureuse s’en voulut charger ; elle les retira au logis des Tourières de son monastère, où elle prenait soin de tout ce qui leur était nécessaire ; mais surtout de leur instruction à notre sainte foi comme si elles eussent été ses enfants. Lors qu’elle vit les deux canadiennes en état de recevoir de sa baptême, elle en eut une extrême joie ; elle pria deux de Messieurs les Évêques de les vouloir baptiser et choisit la fête de la glorieuse manifestation de Jésus-Christ. Cette cérémonie, qui se fit dans l’église de son monastère, avec toute la solennité possible. La reine assista et presque toute la Cour. Après leur baptême elles entrèrent dans le couvent où la bienheureuse leur fit dss caresses extraordinaires ; sa joie la porta à les embrasser en la présence de la reine et cette princesse ayant dit : Ma Mère, vous avez bien de la charité et du courage, car ces pauvres créatures étaient fort sales et ointes (selon la coutume de leur pays, d’une graisse très dégoûtante) Elle répondit agréablement à sa Majesté : Elles sont mes sœurs, Madame, maintenant qu’elles sont filles de Dieu, je les aime, elles sont membres de Jésus-Christ, nous irons tout en paradis ensemble.

Quelques-unes des Mères les plus vertueuses et plus considérables de son couvent, touché des grandes traverses qu’elle souffrait, et particulièrement de ce que l’on disait qu’il fallait la déposer de la manière qu’on le prétendait, ne purent s’empêcher de lui en témoigner leur douleur ; elle répondit à visage content : je vous avoue que si Dieu l’ordonne ainsi, je serais plus satisfaite d’être hors de charge par cette voie, que si j’en étais sorti par (320) mon choix ; je connaîtrai par là, que Dieu veut que j’en sorte maintenant, et je ne serai pas en scrupules d’avoir quitté la croix et les travaux et d’avoir mis notre Ordre en quelque hasard de trouble pour avoir cherché mon repos, lorsque ceux à qui je dois obéir, n’avaient pas dessein de me le donner.

Et ce même jour, comme on l’avertit que Madame la Princesse arrivait, elle ne parut pas entendre la voix de celle qui lui parlait : on le lui dit une seconde fois, à quoi n’ayant pas encore pris garde, cette pieuse Princesse entra dans le Chœur et s’approcha d’elle pour lui dire quelque chose selon sa coutume ; mais leur entretien fut court, car la Mère se contenta de lui dire : Eh bien, Madame, que nous direz-vous de la croix et de la mort de Jésus-Christ ? Nous apprendrez-vous quelque chose de ce qui s’est passé sur le Calvaire ? Puis ayant ajouté encore quelques paroles touchant la grandeur de ces mystères et de la vénération qui leur est due, elle rentra incontinent dans son silence… (344).

La foi est un don que Dieu fait à Sa créature, par lequel elle croit et adore cette puissance souveraine et lui rend l’honneur qui lui est dû : et comme cette foi est au-dessus de toutes les choses que nous pouvons sentir en la terre, l’âme s’y doit attacher aussi, au-dessus de tout ce qu’elle voit et de ce qu’elle sent. C’est un don très pur, que l’âme doit suivre avec une grande et haute pureté, se séparant même de tous les sentiments intérieurs, ou ne s’en servant qu’autant qu’ils la peuvent fortifier ; encore faut-il qu’elle se fonde toujours sur la foi, quelque lumière qu’elle reçoive d’ailleurs, et qu’elle reconnaisse que c’est (407) un guide, sous la conduite duquel elle ne peut s’égarer ; mais parce que la tentation, et l’obscurité qu’elle produit, nous empêche quelquefois de faire usage de cette vertu, et diminue en nous la liberté de nous élever à Dieu par elle, il faut souffrir avec patience cet empêchement, et ne pas croire que pour en avoir perdu l’usage sensible, nous en ayons perdu l’habitude ; car le don de la foi ne sera jamais ôté quelque chose qui arrive, si nous-mêmes n’y renonçons volontairement ; Dieu sera toujours ce qu’Il nous a enseigné qu’Il est, et Il nous aimera en toute éternité, si nous Le servons, Sa grâce sera toujours présente, jusqu’à la mort, et il faut que l’âme soit fidèle à rendre hommage à son Dieu par cette croyance.

La Foi établit les âmes dans les lumières de Dieu, et les élève au-dessus d’elles-mêmes par une intime union à Dieu, et à toutes Ses divines perfections, pour croire humblement tout ce qui Lui plaît de leur révéler de ses grandeurs, de ses conseils, et de ses œuvres, sans consulter la raison, pour agir avec confiance en Lui, et en Jésus-Christ Son Fils, sans s’appuyer sur leurs propres forces, et enfin pour se contenter de Lui, sans chercher le vain supplément des biens périssables. La Foi, poursuivait-elle, demeure aussi bien dans la tempête que dans le calme, pourvu que nous soyons toujours fidèles à Dieu, et que notre volonté soit soumise à la Sienne. (408).

Reconnaissez, ma sœur, le peu de pouvoir qu’à votre âme pour suivre parfaitement la voie par laquelle Dieu veut que vous marchiez : regardez-le humblement, abandonnez-vous toute à Lui, rendez-vous fidèle aux occasions, et entièrement dépendant de Sa bonté, pour Lui rendre ce qu’Il demande de vous, et ainsi appuyée sur Lui, vous espérerez tout de Lui et rien de vous-même. (422).

Dans un papier écrit de sa main : L’état de mon âme est une union avec Dieu si totale, si puissante, et si transformante, que n’ayant pas de terme pour l’exprimer, je m’abstiens le plus souvent d’en parler. Ces opérations sont si intimes, et l’amour, au moins ce que j’appelle ainsi, est si secret, que quelquefois je dis : Amour, vu que vous êtes si puissant, comment opérez-Vous avec si peu de bruit ? Et comment êtes-Vous si caché, qu’on ne Vous peut nommer, sinon que Vous-même Vous formiez dans l’âme ce (431) nom d’amour ?

Le plus souvent mon âme se trouve comme la boue des rues, ou comme une chose très immonde, sur laquelle repose une grande pureté ; et comme un jour mon âme demandait à Dieu, pourquoi Il l’aimait ainsi, Il lui montra par une grande vérité, qu’il n’y avait pas d’autre oraison en l’amour, sinon qu’il était amour pur, et qu’il aimait à cause de Lui-même. Je sens un extrême bien que l’on m’humilie par toutes sortes d’abaissements, et j’ai grande dévotion (432) à un passage des cantiques qui dit : « Si tu te méconnaîs, ô la plus belle des femmes, va paître tes troupeaux », c’est-à-dire, comme je l’ai pensé, retourne à ta première condition, rentre dans la connaissance de toi-même, et du peu que tu es devant Dieu, afin que la vue de tes misères t’éloignant de toi-même, te rapproche de Lui. /Rien ne l’étonnait davantage que de penser que Dieu la daignait aimer. Elle disait à ce propos dans un autre papier écrit de sa main. Ma raison et mon intelligence ne peuvent comprendre comme Dieu se veut communiquer à une personne telle que moi…

Il me semblait, il y a quelques jours, que Notre Seigneur me disait que je voulais (432) cacher Sa gloire, pourquoi j’avais tant de contradictions à parler, que ce ne serait pas par moi-même que je me préserverai de vanité. Depuis ce moment je me trouvai si abandonnée à Lui, que Son opération anéantit toutes choses en moi. Or je ne puis dire comme ceci se fait, car je sens l’usage libre de tout mes sens, et je ne me trouve empêchée de nulle action.

Étant un jour accablé une grande tristesse, je demandai à parler à la vénérable Mère : quoiqu’alors elle ne fut pas en bonne santé, elle prit la peine de venir en même temps au parloir : je sentis aussitôt que sa présence dissipait comme un soleil les ténèbres qui offusquaient mon esprit, et par la suite je reconnus clairement que c’était la force de la grâce qui résidait dans son âme qui avait apaisé cette tempête. (443).

Faisant tout le reste avec tant de circonspection et de mesure, elle n’en pouvait garder lorsqu’il était question de servir quelqu’un qui était tombé dans quelque malheur. (…) Une personne de fort grande condition (455), à qui néanmoins, ni la Mère ni son Ordre n’avaient aucune obligation particulière, avait été arrêté et souffrait une fort longue et ennuyeuse prison ; dans le seul mouvement de la charité et par la seule compassion qu’elle eut de l’affliction de cette personne et de quelques-uns de ses proches qu’elle savait être pleins de vertu et de piété, elle osa intercéder plusieurs fois pour lui, auprès de ceux de qui dépendait sa liberté, encore qu’elle connut bien qu’ils n’y avaient pas d’inclination ; que d’en entendre seulement parler leur donnait même de la peine, et cela dans un temps auquel personne n’eût entrepris d’ouvrir la bouche pour parler en sa faveur.

Priez Celui qui vient vous visiter avec tant d’amour, que comme Il s’est donné à toute notre nature, Il se donne à chacune de vos personnes, et qu’en se donnant à vous, Il vous prenne aussi en Lui, qu’Il vous élève, et vous tire en Lui ; qu’Il vous tire de votre pauvreté dans Ses richesses, de votre bassesse et de vos misères dans Son bonheur, et dans Ses grandeurs. Enfin qu’Il vous tire et qu’Il vous élève de tout ce que vous êtes, dans tout ce qu’Il est. Dans un autre entretien qu’elle eut avec elle, elle ajouta encore : Demandez au Fils de Dieu, que comme Il s’est uni à votre nature, Il s’unisse (496) à vos personnes, qu’Il s’unisse à votre esprit, qu’Il s’unisse à votre cœur, qu’Il s’unisse à votre volonté, enfin qu’Il s’unisse si parfaitement à tout ce que vous êtes, que vous demeuriez pour jamais toutes unies et consommées en Lui, et Lui consommé en vous.

Une jeune religieuse prit la liberté de lui dire tout naïvement : Je crois, ma mère, que votre intérieur est bien beau, s’il vous plaisait de nous en dire quelque chose. La bienheureuse se plût dans la simplicité de sa fille et lui répondit en riant : vous dites vrai, ma fille, c’est une belle chose que mon intérieur, il est fait comme celui de plusieurs autres, il y a du bon et du mauvais, un peu de bons désirs et beaucoup de mauvaises œuvres. Elle ajouta encore. Je suis une pauvre vieille, de qui Notre Seigneur n’attend pas grand-chose, il me laisse aller mon grand chemin. (624)

Quand nous nous abaissons devant Dieu, Dieu s’abaisse vers nous, et c’est alors qu’Il nous regarde, parce que nous nous mettons dans notre véritable lieu. (633).

L’état de mon âme est une union si totale, si puissante et si transformante, que je n’ai pas de terme pour l’expliquer. Ce qui fait voir, que ce qu’elle ressentait (697) en elle-même, n’était pas une disposition passagère, mais un état qui marque quelque chose de stable et de permanent ; que son âme n’était pas seulement unie à Dieu par quelqu’une de ses puissances, mais par tout ce qu’elle était, que Dieu l’attirait à Lui avec autant de force que de douceur, et qu’enfin ce grand effet allait jusqu’à transformer son âme, en Celui qui était l’objet de son amour.

Elle lui dit qu’un des usages plus continuels qu’elle faisait elle-même, était de se séparer de toute occupation et de tout retour sur les effets de Dieu en elle, et d’aller droit à Lui sans application à aucune autre chose ; afin de ne pas retenir aux voies de Dieu, qu’autant qu’il l’y voudrait tenir par Lui-même, et ainsi d’être toujours pleinement dans Sa main, pour être appliqué et tourner du côté qu’il Lui plairait, et en la manière qui Lui serait la plus agréable. (712).

Je suis toute étonnée de ce que ces personnes parlent avec tant d’assurance de leur voie : pour moi j’ai tantôt cinquante ans et quand mon supérieur et même mon bon Ange m’obligerait à dire quelle est ma voie, je ne le pourrais pas faire ; on va à Dieu comme l’on peut et l’importance est d’y arriver. (713) (et la suite ?)

C’est un grand abus en quelques âmes de croire qu’elles ne peuvent pas ce qu’en effet elles peuvent, non pas en leur propre force, mais en celle de Jésus-Christ. Elle se doit souvenir de ces paroles de saint Paul : « Je puis tout en celui qui me conforte », (Filip. 4,13), et quelques combats que l’âme souffre, et en quelque accablement qu’elle se trouve, il faut qu’elle essaie de s’élever et de se donner à Dieu, par-dessus tous les obstacles. (715)

Vous avez raison de n’être pas satisfaite de ces deux sœurs, qui s’occupent si fort des effets de Dieu qui se passent en elles, car c’est un défaut des plus dangereux que les âmes puissent commettre dans la vie intérieure. Elles font justement comme des voyageurs, qui étant bien pressés d’avancer leur voyage, s’amuseraient aux belles maisons et aux autres choses agréables qu’ils trouveraient par les chemins. Nous allons à Dieu, et toute notre vie n’est qu’un continuel voyage dont Il est la fin. Nous ne devons penser qu’à cela, tous nos usages intérieurs, aussi bien que toutes nos actions extérieures y doivent tendre, et c’est une espèce de (711) folie de se laisser arrêter par les mêmes choses qui nous doivent avancer.

Un jour une ancienne religieuse dit à la bienheureuse Mère, qu’elle se trouvait dans une grande pauvreté, et que tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de se tenir humblement devant Dieu et de l’adorer selon ce que la foi nous enseigne. Sur quoi la Mère répondit : Jésus ma fille, appelez-vous pauvreté d’adorer Dieu et de l’adorer dans la conduite de la foi ? N’est-ce pas la foi qui nous rend agréables à Dieu ? Et l’adoration n’est-elle pas l’usage le plus saint et le plus important que nous puissions faire ? N’est-ce pas l’occupation de tous les saints dans le ciel, qui sont dans une continuelle adoration et dans un continuel anéantissement devant Dieu et devant Jésus-Christ ? Le même Fils de Dieu en tant qu’homme n’est-il pas dans un état perpétuel d’adoration et de sacrifice à son Père ? Ô ténèbres ! Ô incapacité de l’esprit humain ! Il est très petit et borné, et Dieu est infini et immense, et il le voudrait comprendre : il est très bas et Dieu est la souveraine grandeur, et il faudrait en quelque sorte s’égaler à Lui : gardez-vous en bien, ma fille, mais tenez-vous humblement dans cette voie de foi et d’adoration, qui est la plus sainte et la plus solide. /Elle dit à une autre religieuse sur le même sujet : Cette manière d’aider à Dieu est la plus sainte et la plus parfaite, mais pourvu qu’elle soit véritable. Car il y (713) a bien des âmes qui se trompent en prenant leur inutilité et leur inapplication à Dieu, pour une voie qui ne tient rien des sens, mais qui est bien au-dessus, et toute de la foi. Je supplie Notre Seigneur de vous garder de cette méprise et de vous faire la grâce de l’adorer continuellement sous la conduite de la foi tant que vous serez en la terre…

Avis… pour la conduite des novices… [1672]

[1672] Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672, 1-74 suivi de Petite Instruction que la V. Mère Madeleine de Saint Joseph, étant Maîtresse des Novices, donna par écrit à quelques-unes d’entre elles, pour leur apprendre à faire l’Oraison, 1-5. =Doc9

On a fait un choix indiqué par ** dans la transcription intégrale par s.Thérèse des Avis. On omet la Petite Instruction qui suit.

notre courte saisie :

Avis que notre bienheureuse Mère Madeleine de Saint-Joseph a donné… ms. XVIIsiècle référencé dans « Vives flammes », 1987, 168.

(38)… quoique je nomme ici toutes ces parties de l’oraison et que j’ai dit qu’il soit bon de les faire observer aux jeunes âmes, je n’entends pas pourtant qu’elles s’en servent toujours, si l’on voit qu’elles puissent être occupées d’une seule… tout ce que nous cherchons en cela… est pour éviter l’inutilité dans laquelle plusieurs esprits pourraient être (39) n’ayant pas suffisamment de quoi s’occuper. Mais pour celles qui peuvent facilement s’appliquer à Dieu, il ne faut pas les obliger à cela : car ce serait une grande contrainte et les gêner par trop, et l’on pourrait même, en les assujetissant à cette manière d’oraison les tirer de l’application que Dieu leur donnerait, pour les faire passer en d’autres, où elles ne feraient que se divertir, ayant plus de soin de suivre toutes ces parties les unes après les autres, que de se rendre dans les choses auxquelles sa DivineMajesté les attire, et ce serait les faire reculer au lieu de les faire avancer. …
(préparation : se mettre en présence de la Majesté Divine — considération : « [42] tant de livres qui en traitent… je dirai seulement qu’il faut bien se souvenir que l’Oraison est beaucoup plus l’ouvrage de la grâce que celui de la nature » — l’action de grâces : « [43] émouvoir la volonté à adorer Dieu, à l’aimer et à aimer les choses qu’Il nous commande »)

Transcription par s. Thérèse des Avis :

AVIS de la vénérable mère MADELEINE

DE S. JOSEPH, POUR LA CONDUITE des novices

Paris 1672

Il ne se peut dire de quelle importance il est que les âmes soient bien élevées dès leur commencement. Pour cela il est nécessaire d’en avoir un très grand soin et de tâcher d’y former et reformer jusqu’aux plus petites choses et il faut veiller sur tous les traits de la nature corrompue pour les effacer et pour y mettre à leur place ceux de la grâce et des vertus.

Quand elles entrent dans le Monastère, si ce sont des personnes qui sortent du grand monde et de la vanité, il faut travailler à le leur faire oublier et à leur en donner de l’horreur parce que pour peu qu’il leur en reste, soit en paroles, soit en façons ou en affections, il est fort dommageable dans la Religion. J’ai trouvé que ces paroles de Notre Seigneur les touchaient fort : Je ne suis point pour le monde, mais pour ceux que vous m’avez donnés (Jean 17, 9). Et

celles-ci :: Le monde les a haïs parce qu’ils ne sont pas du monde, comme aussi je ne suis point du monde (id, 14).

J’ai trouvé utile de les accoutumer doucement dès les premiers jours à toutes les choses de la Religion parce que lorsqu’elles viennent elles sont préparées à observer tout ce qui se garde ici, ne croyant qu’il y ait lieu de faire autrement ; et si on les laissait pendant quelques jours parler et faire toutes leurs volontés, on aurait après bien plus de peine à les accoutumer à notre sorte de vie. Mais j’entends ceci pour le silence, la modestie, la régularité et l’assujettissement, car pour les austérités corporelles, il faut considérer la manière dont les personnes ont été nourries afin de les faire passer plus doucement à celle dont on vit ici.

*Il faut bien employer leur ferveur quand elles en ont. Et si elles sont froides et peu courageuses, il faut essayer de les émouvoir, leur parlant souvent en particulier et quelques fois en commun, et tâchant de leur faire voir et goûter quelque chose des grands avantages qui sont renfermés dans la liaison intérieure de l’âme avec Dieu, de leur en donner envie et de les rendre fort affectionnées à la grâce : car après qu’elles y ont fait quelque progrès, on tire de là tout ce qui est nécessaire pour la pratique des vertus.

Peu après qu’elles sont entrées, il leur faut faire lire une fois le Catéchisme du cardinal Bellarmin et prendre garde qu’elles soient suffisamment instruites de ce qui est de la foi et, si elles ne les sont pas, il les faut en instruire très soigneusement.

Il faut s’enquérir si elles ont été confirmées. Si elles ne l’ont pas été, il les faut faire confirmer et s’appliquer auparavant à leur faire bien entendre la vertu de ce sacrement et à les faire disposer avec beaucoup de soin à le recevoir ;

*Il faut les élever dès le commencement à la dévotion et à l’amour de la personne Sainte du Fils de Dieu et de ses Mystères, leur en parler souvent et leur représenter comme c’est l’objet que le Père éternel nous a donné pour le regarder, pour l’aimer, pour l’adorer et pour nous y conformer en toutes choses. Il les faut porter à élever souvent leur esprit à lui, soit par quelques Actes d’Adoration envers sa Personne Sainte, soit en unissant leurs actions à ses actions, leurs paroles à ses paroles, leurs pensées à ses pensées et à leur montrer jusqu’aux plus petites choses comme elles les doivent toutes faire avec quelque regard envers lui : car il n’y a rien qui soit plus utile aux âmes religieuses (autant que je le puis connaître) que de les porter beaucoup à regarder et à imiter vraiment, et par œuvres, les exemples et les actions du Fils de Dieu qui est la voie qui nous conduit à son Père et la porte par laquelle nous entrons dans la vie éternelle. (Jn 14, 6 ; 10,9)

Mais encore que l’on doive avoir un très grand soin de les porter généralement à tout ce qui est du Fils de Dieu et à faire qu’elles y ouvrent leurs âmes pour en recevoir les effets, comme pour l’ordinaire il y a quelque chose de sa Personne Sainte et de ses Mystères à quoi il les attire plus particulièrement, on doit aussi prendre un soin particulier de les faire suivre son attrait.

Entre les Mystères du Fils de Dieu, un de ceux dont on doit parler des premiers, et le plus souvent aux Novices, c’est celui de sa sainte Enfance ; et il les faut beaucoup porter à u grand amour et application à cette vie commençante de Notre Seigneur et à le prendre dans cet état pour Maître et pour modèle des Vertus auxquelles elles doivent travailler : à la douceur, à l’humilité, à la simplicité et particulièrement à l’assujettissement dans lequel elles doivent vivre et par lequel elles doivent honorer et imiter celui que le même Fils de Dieu a rendu dans cet humble état, non seulement à son Père, mais encore à sa Sainte Mère et à son Bienheureux Époux Saint Joseph (Luc 2,51).

Ensuite, il faut les porter à honorer fort particulièrement la Sainte Vierge dans le même état de son Enfance, leur parlant des Vertus qu’elle y a pratiquées en particulier de sa retraite, de son recueillement, de sa modestie, de son silence et de son humilité ; comme aussi à recourir à cette vie commençante de la Vierge afin d’en recevoir grâce pour honorer plus parfaitement celle de son Fils et ensuite pour commencer elles-mêmes la vie sainte et parfaite à laquelle elles sont appelées.

Il faut aussi leur apprendre à être fort soigneuses d’honorer la Vierge dans tous ses états et dans tout ce qu’elle est : la regardant premièrement comme Mère de Dieu, puis comme notre Mère et notre Patronne. Après ce que nous devons rendre à Notre Seigneur Jésus-Christ, notre plus grande application doit être envers Elle, et il nous faut souvenir que, comme la plus grande joie de la Mère de Dieu, c’est de voir son Fils parfaitement honoré de toute créature, c’est aussi l’un des plus grands plaisirs que l’on puisse faire à Notre Seigneur Jésus-Christ que d’honorer sa Sainte Mère.

Il faut avoir grand soin de leur faire entendre les fins de notre Institution qui sont de prier pour l’Église, pour la conversion des Hérétiques et pour ceux qui s’emploient à y travailler, à quoi elles doivent joindre, comme notre Mère Sainte Thérèse nous le recommande aussi, les Princes et ceux qui gouvernent les États (dont la bonne ou mauvaise conduite est si importante à la gloire de Dieu et au bien de tant d’âmes), les Bienfaiteurs et les autres sujets que la charité et notre Profession nous obligent à recommander à Dieu

Et tous les soirs, après Complies, il faut dire un Veni Creator pour ceux qui se sont recommandés aux prières du Monastère dans la journée et un Sub tuum praesidium ou un Sancta Maria pour toutes les personnes qui sont à l’agonie et qui doivent mourir la nuit.

Quand elles auront été quelque temps dans la Maison, il sera bon de leur enseigner en perfection ce qui est des Cérémonies tant pour ce qui regarde le chœur que pour les humiliations et autres choses extérieures qui s’observent parmi Nous, leur ouvrant l’esprit, et les portant à faire usage de la grâce intérieure que Dieu leur donne pour s’appliquer à cela afin que joignant l’un à l’autre, l’action serve à leur accroître la présence de Dieu et la présence de Dieu leur fasse accomplir l’action avec perfection parce qu’il semble qu’il soit pénible aux âmes intérieures de leur parler de quelque chose que ce soit si l’on ne leur montre, dans cela même, la vertu intérieure.

Il faut leur parler aux Fêtes principales au Noviciat leur donnant à entendre les mystères que l’Église célèbre en ces jours-là.

Il faut en leur parlant essayer de leur donner une grande estime des dévotions de l’Église, leur faisant bien entendre que ce sont les principales, les plus saintes et les plus solides puisqu’elles lui sont inspirées par l’Esprit de Dieu qui la régit en toutes choses. Il les faut beaucoup porter à les prendre dans les Fêtes qu’elle nous propose pour honorer les Mystères de Notre Seigneur Jésus-Christ, laissant leurs propres pensées sur ces sujets-là pour suivre celles d’une Mère si sainte et si éclairée.

Il faut essayer de leur donner du désir et de l’estime de la solitude et du silence dont nous faisons profession particulière dans cet Ordre, leur faisant connaître les grands avantages qui s’y trouvent, et les accoutumer peu à peu à notre manière de vie et de retraite intérieure avec Dieu à laquelle notre Mère Sainte Thérèse nous exhorte si souvent dans ses Livres.

Dès qu’elles entrent il faut prendre un grand soin de leur faire estimer toutes les choses qui s’observent dans la vie religieuse, leur montrant qu’encore qu’elles soient petites en apparence, elles sont néanmoins très grandes en effet parce qu’elles ont été établies par des Saints et des Saintes qui ont reçu l’esprit de Dieu pour nous donner nos Règles et parce que jusqu’à la moindre petite action, tout s’y fait pour Dieu, qu’ainsi elles n’en doivent négliger aucunes, mais les honorer toutes et se rendre fort soigneuses et exactes à les observer. Et comme le Noviciat doit être tout dédié à l’Enfance de Notre Seigneur Jésus-Christ, il faut élever leur esprit à lui et faire qu’en s’assujettissant à tous ces petits règlements, elles le fassent par hommage à l’assujettissement parfait qu’il a rendu à sa très sainte Mère et à S. Joseph, dans cet humble état de son Enfance.

**Une des choses que je trouve plus importantes à faire dans les âmes dès le commencement, c’est de prendre un grand soin de voir ce que Dieu fait en elles et à quoi il les tire parce qu’il conduit les unes d’une façon et les autres d’une autre, et l’on doit suivre exactement ce qu’il fait sans les en détourner. Il faut cultiver la grâce peu à peu dans ces jeunes âmes se servant de leur application vers le Fils de Dieu et des autres choses dans lesquelles elles peuvent être, pour les former en la vie intérieure et parfaite, y faisant un jour une chose et l’autre une autre, et cela selon que l’on voit qu’elles le peuvent porter, usant de grande prudence et de grande adresse pour les conduire doucement dans ce que Dieu demande de chacune : car quelques fois pour trop surcharger une âme, on la recule de bien loin. C’est un grand secret que doivent apprendre celles que Dieu a choisies pour cet emploi que la nécessité qu’elles ont d’attendre avec patience, le temps ordonné de sa Divine Majesté pour faire ses œuvres dans les âmes : car alors on fait plus en un jour que l’on aurait fait en beaucoup d’années, et cela, je l’ai vu par expérience en plusieurs. Ce n’est pas qu’il n’y faille toujours faire quelque chose, car les âmes commençantes ont besoin qu’on s’applique beaucoup à elles, qu’on leur fasse estimer le prix de la vertu et aimer le joug de Jésus-Christ en leur faisant voir combien c’est chose grande et excellente que de vivre de sa vie, d’appartenir à ses Mystères, de participer à ses travaux et à sa Croix. Mais je dis que lorsqu’on ne voit pas en elles le progrès en toutes ces choses que l’on y pourrait désirer, il ne faut pour cela s’étonner ni faire violence aux âmes pour les contraindre d’entrer dans les dispositions où nous croyons qu’elles devraient être, quoique nous le fissions par grand zèle ce nous semblerait : car cette manière est fort peu utile. Les âmes sont à Dieu ; il les lui faut commettre incessamment et nous souvenir que c’est de lui et non pas de nous et de nos forces que dépend leur avancement. Voyez avec quelle patience le Fils de Dieu supportait les faiblesses et les défauts des hommes, ne se lassant point de voir, même ses Apôtres qui étaient instruits en son école, manquer tantôt en la Foi, tantôt en la Charité et ainsi dans les autres Vertus. Ce qui nous est un merveilleux exemple de patience et nous doit apprendre à la pratiquer envers les âmes, faisant avec douceur ce qui nous est possible pour les faire entrer dans les Vertus en attendant qu’il plaise à Dieu donner bénédiction à nos travaux et les établir parfaitement dans la grâce de leur vocation.

**Il me semble que la manière dont on doit parler aux âmes n’est pas de beaucoup d’étendre à les entretenir sur leur voie. Je trouve que l’on y perd le temps et même que cela ne fait que les divertir et les détourner de la simplicité et droiture dans laquelle elles doivent aller à Dieu et les remplir davantage d’elles-mêmes. Le besoin principal des âmes n’est pas qu’on leur donne lumière dans leurs dispositions, mais qu’on leur enseigne à entrer vraiment dans la force, dans la fidélité et dans l’usage parfait qu’elles doivent rendre au Fils de Dieu dans tout ce qu’elles ont.

**Lorsqu’on voit que Dieu donne quelquefois des grâces extraordinaires à des âmes qui ne font que d’entrer à son service, ou bien qui n’ont pas fait grand progrès dans la perfection, il ne faut pas pour cela s’en étonner puisque nous ne devons chercher la raison des effets de la bonté de Dieu que dans sa même bonté envers sa Créature. Il me semble que nous pouvons appliquer à ces âmes-là, ces paroles du Fils de Dieu, et même leur conseiller de les dire : Ita Pater, quoniam sic placitum fuit ante te (Mt 11,26). Ces visites de Dieu leur doivent servir à entrer dans une grande humiliation et confusion, voyant la bonté et la libéralité de Notre Seigneur qui donne même à ceux qui ne sont pas disposés à recevoir, et cela leur doit faire entreprendre avec grand courage le travail de la Vertu. Et si ces dons de Dieu ne produisent en elles ces effets, elles n’en peuvent pas attendre la continuation.

Il faut apprendre aux Novices dès leur commencement, la pratique d’une vertu solide et d’une grande mortification de leurs sens, car sans cela, il n’y a pas grands sujet d’estimer toutes les plus grandes et les plus hautes élévations dans lesquelles elles pourraient quelques fois paraître, parce qu’aucun édifice spirituel ne saurait être solide s’il n’est fondé dans une véritable et constante vertu, et particulièrement dans un continuel renoncement de soi-même, comme il nous parait dans les instructions que le Fils de Dieu nous a données sur ce sujet dans l’Évangile.

Il leur faut montrer qu’elles doivent porter beaucoup de respect à toutes leurs sœurs, et particulièrement aux Professes, et qu’elles se doivent bien garder de juger de leurs actions.

Il leur faut apprendre à parler humblement et bassement de leurs dispositions, sans aller chercher des termes extraordinaires pour cela ; et si l’on voit qu’elles en usent quelques fois, il faut essayer de leur ôter doucement cette manière, parce qu’elle n’est pas conforme à celle que les Saints ont tenu pour parler des choses grandes que Dieu faisait en eux et ainsi les accoutumer dès leurs commencements à dire simplement et naïvement ce qu’elles ont, nommant les choses par leur nom sans y faire aucune autre façon.

Il faut faire voir qu’elles doivent dire tout ce qui est en elles soit tentations, ou sentiments excessifs de penne, ou de consolation, de dérèglement ou d’imperfection, bref qu’elles ne doivent rien avoir qu’elles cachent volontairement, étant nécessaire qu’une âme soit toute ouverte à celle qui la conduit et qu’une Carmélite porte son âme dans sa main.

Il faut aussi leur faire observer cet article des Constitutions qui ordonne aux Novices de dire à celle qui a soin d’elle, toutes leurs nécessités.

Il est nécessaire de prendre bien garde qu’elles ne disent jamais aucune parole légère, car l’esprit de Dieu est sérieux et il faut des Âmes sérieuses pour le recevoir et pour le conserver. L’esprit malin tâche continuellement de mettre les âmes en légèreté et c’est un des principaux moyens dont il se sert pour dissiper la grâce en elles. C’est pourquoi il faut prendre grand soin qu’elles parlent toujours vertueusement et les accoutumer doucement à faire profit de tout sans se laisser divertir par les choses qu’elles voient. Mais particulièrement il ne faut point souffrir qu’elles disent jamais aucune parole qui sente la moquerie ou la raillerie, pour peu que ce soit.

Il faut prendre un très grand soin d’empêcher qu’elles ne se communiquent jamais les unes aux autres leurs tentations et leurs sentiments imparfaits, car cela leur ferait un grand tort parce que notre nature nous incline bien davantage au mal qu’au bien que nous voyons dans les autres, et aussi l’esprit malin qui connaît bien ce défaut, ne vient pas ordinairement dans une âme pour elle seule, mais avec dessein de nuire encore par son moyen à plusieurs autres.

Il faut aussi leur enseigner qu’elles ne doivent pas du tout faire paraître leurs inclinations naturelles comme qu’une religieuse leur plaît davantage qu’une autre, qu’elles aimeraient mieux être en ce lieu ici qu’en celui-là, ou être employées à une chose qu’à une autre. Mais qu’elles doivent toujours paraître et être en effet dans une entière indifférence, sans choix, sans retour et sans réplique à tout ce qu’on voudra faire d’elles. Et s’il leur vient quelque sentiment contraire à cette disposition, elles doivent beaucoup s’en humilier et prendre bien garde de n’en témoigner à personne, excepté à celle qui a soin de leur conduite, à qui elles ne doivent rien cacher.

On doit se souvenir qu’une Religieuse devant être une âme parfaite, il faut y travailler beaucoup et voir comme elle fait toutes choses, soit intérieures, soit extérieures, d’obligation ou de perfection, n’oubliant rien de ce que Dieu nous fait voir que nous y devons faire : car la négligence se coule facilement dans les esprits si l’on ne les veille de près.

Il faut traiter les jeunes âmes avec beaucoup de douceur et de charité et leur témoigner quelquefois de la satisfaction de ce qu’elles font pour les encourager davantage au travail de la vertu particulièrement celles que l’on voit qui ont l’esprit timide et craintif.

J’ai trouvé qu’il leur nuisait de les louer les unes aux autres et que cela y mettait quelques petites envies.

Il les faut peu reprendre aux récréations de petites fautes qu’elles y peuvent faire, car pour les grandes on ne les doit pas laisser passer, mais pour des choses légères, il vaut beaucoup mieux les laisser écouler sans leur en rien faire paraître, attendant au Noviciat à leur en parler, parce que, comme elles y viennent avec disposition de dire leurs fautes et qu’on les en avertisse, et que pour l’ordinaire Dieu donne grâce et quelque sentiment de respect particulier aux âmes pour recevoir ce qui leur est dit en ce lieu-là, elles y prennent tout d’une autre façon les représentions qu’on leur fait et elles en tirent un bien plus grand profit qu’elles ne le feraient ailleurs.

Celles que l’on peut rabaisser en entrant en religion jusqu’à leur apprendre comme à des enfants les premiers principes des Vertus, profitent beaucoup dans l’esprit de simplicité et d’humilité religieuse, mais c’est ce que l’on ne peut et que l’on ne doit pas f&ire dans toute âme, car il y en a telle, qui venant se donner au service de Dieu et ayant déjà fait quelque progrès dans la Vertu, soit par connaissance, soit par pratique, aurait bien de la peine à être remise à tout recommencer. C’est pourquoi je dis sur ce sujet, comme je l’ai souvent dit sur plusieurs autres, qu’il ne faut pas faire dans toute âme une même chose et qu’on ne le doit pas, car ce qui est bon et utile aux unes, ne l’est pas aux autres et par les mêmes choses par lesquelles plusieurs s’avancent, d’autres reculent. L’expérience nous l’apprend tous les jours et nous fait voir qu’il faut une grande sapience de Dieu pour la conduite des âmes et que c’est une chose fort importante que de faire dans chacune ce qui est nécessaire.

Il faut remarquer qu’il y a des esprits vertueux et portés au bien, mais peu intelligents et où l’on ne trouve presque rien à faire pour les choses intérieures. À celles-là, il me semble nécessaire de leur parler souvent — et dès le commencement — d’une très exacte observation De la Règle afin de tâcher que si elles n’arrivent pas à l’un, elles excellent en l’autre.

Il faut leur apprendre dès le commencement à porter les petites peines et indispositions d’esprit qu’elles peuvent avoir dans une grande force et tâcher qu’elles s’y accoutument de bonne heure, car après elles ont bien muons de peine que lorsqu’elles se sont accoutumées à les porter faiblement et imparfaitement. Et c’est pourquoi il est très nécessaire de leur parler souvent de la grande fidélité que les âmes de Dieu sont obligées de rendre à sa Divine Majesté dans leurs épreuves, ne se laissant jamais aller à en faire paraître aucune chose, ni en leurs paroles, ni en leur visage, ni en leurs actions, mais étant toujours égales et toujours vertueuses quoiqu’il leur arrive. Ce point ici est fort important, car souvent les âmes croient qu’elles ne peuvent se rendre à Dieu et à la vertu dans leurs peines, ce qui est très faux, la grâce de Jésus-Christ leur étant toujours présentée pour leur donner la force qui leur est nécessaire, pour accomplir parfaitement les choses qu’il demande d’elles. Et ainsi il faut leur faire voir qu’elles peuvent beaucoup plus qu’elles ne pensent, n’y ayant rien d’impossible à une âme de Dieu pourvu qu’elle soit fidèle à recourir à lui humblement en toutes ses nécessités. Voyez ce que dit S. Paul : « Je puis toutes choses en celui qui me conforte » (Ph 4, 13).

De la Communion.

Il est bon, ce me semble, qu’elles ne communient pas si souvent au commencement, car quand on les en retient, cela augmente leur ferveur et le désir de travailler à se rendre dignes d’approcher du Fils de Dieu dans le Saint Sacrement, et il me semble aussi qu’il est nécessaire de leur parler beaucoup, je dis à celles qui commencent, et à celles qui sont plus avancées, de l’obligation qu’elles ont, communiant si souvent, de vivre d’une vie sainte, d’une vie parfaite et qui adore et imite celle de Notre Seigneur Jésus-Christ, leur faisant voir que ce sont les effets que doit produire en elles cette Divine Viande, qu’elles doivent recevoir avec grande disposition et préparation. Il faut bien prendre garde que la fréquentation ne diminue point en elles la ferveur et qu’il ne s’y glisse point de la négligence, c’est pourquoi il est besoin de leur faire beaucoup peser l’importance de se bien disposer à recevoir le Fils de Dieu : car pour l’ordinaire les âmes désirent assez de communier, mais fort peu travaillent à ce qui est nécessaire pour le faire comme il faut.

Je pense qu’il serait bon que celles qui sentiront quelque froideur aux jours ordonnés pour communier, demandent si elles le doivent faire dans cette disposition afin de leur faire voir combien il importe de faire cette grande action avec ferveur et désir du Fils de Dieu. Car il est vrai qu’il n’y a rien qui puisse être si profitable que le très Saint Sacrement aux âmes qui en font bon usage et je pense que dans celles-là le Fils de Dieu y venant, renouvellerait chaque jour la vie de l’âme et lui enseignerait la voie et la vérité que lui seul peut apprendre et la conduirait jusqu’à être crucifiée avec lui : à quoi il semble que par tant de manières et de voies, il attire les âmes.

Il faut que le jour qu’elles communient, elles soient beaucoup plis recueillies que les autres et il faut recommander cela particulièrement aux Sœurs Laies et prendre garde qu’elles l’observent parce que leur condition les obligeant à tant d’action, il est nécessaire qu’elles prennent encore plus de soin de se recueillir que les autres.

De l’Oraison.

Pour ce qui est de l’Oraison, il faut essayer de connaître les conditions de leur esprit et s’enquérir de leur vie passée, et si ce sont des personnes qui aient été fort du monde, il les faut tenir quelque temps à la connaissance de l’énormité du péché, leur faisant regretter leurs fautes passées et faire avec grand soin une Confession générale, s’il en est besoin.

Après qu’elles auront suffisamment arrêté sur leurs plus grosses fautes, il les faut conduire à l’horreur de tout péché, pour petit qu’il soit, et puis de toute imperfection et ensuite de cela, il faut leur donner lumière et désir autant qu’on le peut de la perfection, leur exagérant beaucoup sa beauté, sa grandeur, ses richesses et la gloire qui la doit suivre, particulièrement si ce sont des esprits capables de ses connaissances. Que si ce sont des âmes qui aient déjà quelque commencement, il leur faut faire seulement renouveler le désir de cette perfection prenant sujet sur leur changement de vie en un état plus parfait et il faut avoir grand soin de ceci.

**Selon le temps que l’on verra à propos et les conditions des esprits, on les pourra tenir quelque temps en la considération des bénéfices reçus de Dieu, tant généraux que particuliers, et puis les arrêter aux mystères de la Passion et il faut pour celles qui sont toutes nouvelles, leur ordonner de lire tous les jours ce qu’elles doivent méditer et leur enseigner à observer les parties, la préparation, la considération, les actions de grâces, les offres et demandes et il leur faut parler de toutes ce s choses l’une après l’autre et les leur faire faire afin de tenir leurs esprits occupés pendant le temps de l’Oraison, car autrement les âmes qui ne viennent que de sortir du monde demeureraient en grande inutilité devant Dieu. Néanmoins quoique je nomme ici toutes ces parties de l’Oraison et que j’ai dit qu’il soit bon de les faire observer aux jeunes âmes, je n’entends pas pourtant qu’elles s’en servent toujours, si l’on voit qu’elles peuvent être occupées d’une seule, ou de deux plus ou moins, pendant le temps qu’elles emploient à faire Oraison. Car tout ce que nous cherchons en cela, et que nous devons essayer de faire, est d’éviter l’inutilité dans laquelle plusieurs esprits pourraient être, n’ayant pas suffisamment de quoi s’occuper. Mais pour celles qui peuvent facilement s’appliquer à Dieu, il ne faut pas les obliger à cela, car ce serait une grande contrainte et les gêner par trop et l’on pourrait même, en les assujettissant à cette manière d’Oraison, les tirer de l’application que Dieu leur donnerait pour les faire passer en d’autres où elles ne feraient que se divertir, ayant plus de soin de suivre toutes ces parties les unes après les autres, que de se rendre dans les choses auxquelles sa Divine majesté les attire, et ce serait les faire reculer au lieu de les faire avancer. C’est pourquoi il faut voir avec prudence ce qui est propre à chacune et s’y conduire selon ce que l’on en découvre. Il est bon néanmoins qu’elles sachent toutes ces parties d’Oraison, quoi quelles ne les suivent pas toujours et il leur faut apprendre ce que l’on doit faire en chacune parce qu’elles peuvent être occupées une fois sur l’une, une fois sur l’autre.

La première partie, qui est la préparation, est, comme chacun sait, pour se mettre en la présence de Dieu et il leur faut beaucoup parler du grand respect, de la grande révérence et du profond abaissement dans lequel elles doivent être en la présence de celui devant qui les Anges tremblent. Car comme la plus grand partie de notre vie se doit passer au chœur à parler à Dieu, soit en récitant l’Office, soit en faisant l’Oraison, il faut que nous sachions en quelle manière nous devons approcher de lui en ce saint exercice, et il est d’une importance qui ne se peut dire, d’apprendre aux Novices dès leur commencement, ce qu’elles ont à faire lorsqu’elles vont communiquer avec sa Divine Majesté qui est l’occupation la plus grande et la plus sainte, sans nulle comparaison, qu’elles puissent avoir. Il leur faut enseigner qu’elles doivent bien se souvenir de traiter toujours avec Dieu dans une humilité la plus profonde qu’il leur est possible, qu’elles doivent se regarder comme un néant devant celui qui est, par essence, la grandeur infinie et comme des pécheresses devant celui qui est la Sainteté même. Voyez ce que dit Abraham : « Je parlerai à Monseigneur quoique je ne sois que poudre et cendre » (Gen 18,27) et ce que l’Écriture dit des plus hauts Séraphins qui semblent être tous honteux de paraître devant cette Majesté suprême et qui ne font autre chose que de confesser sans cesse sa Sainteté dans un profond respect. (Is 6,2) Or il serait bien injuste que de pauvres créatures viles et pleines de souillures et de crimes comme nous sommes, fissent un si mauvais usage de la grâce qu’elles ont d’approcher si souvent de Dieu, que de s’en servir pour le faire avec moins de soin et d’application. C’est pourquoi celles qui sont chargées d’instruire les Novices, doivent extrêmement prendre garde à ce point qui est essentiel et fondamental parce que notre misère est telle que peu à peu, lorsque les choses nous sont ordinaires, quoique très grandes, nous les négligeons et les faisons presque sans y penser.

**Pour la seconde partie qui est la considération, et un discours de l’entendement sur les sujet que l’on a pris pour s’occuper pendant l’Oraison, il y a tant de livres qui en traitent, et si amplement, qu’il n’est pas besoin d’en parler ici. Je dirai seulement qu’il faut bien se souvenir que l’Oraison est beaucoup plus l’ouvrage de la grâce que celui de la nature, comme il faut prendre un grand soin d’éviter l’oisiveté, il n’en faut pas avoir moins de retrancher les trop grandes activités et empressements de son esprit afin de ne pas empêcher par ses propres opérations celles de Dieu et enfin que dans ce saint exercice, l’âme doit encore beaucoup plus écouter Dieu qu’elle ne lui doit parler.

** La troisième qui est l’Action de grâces et les deux autres qui sont les offres et les demandes, appartiennent à la volonté, comme l’on sait bien aussi, car l’esprit ne s’applique à la considération que pour émouvoir la volonté à adorer Dieu, à l’aimer et à aimer les choses qu’il nous commande, à haïr ce qu’il nous défend et autres choses semblables. Et quand en l’Oraison, la volonté est occupée à l’une de ces chiasses, elle ne doit pas passer à une autre tant que cette occupation durera. Enfin je dis que je ne prétends en aucune façon obliger personne à suivre toutes ces parties d’Oraison, et qu’il n’est nullement nécessaire, sinon en cas que l’on perdit le temps en faisant autrement. Et je redis encore que l’on ne peut donner de règle générale sur ce sujet, mais que la meilleure manière d’Oraison et la plus utile est celle qui nous fait davantage entrer par œuvre dans l’imitation des Vertus de Notre Seigneur Jésus-Christ. Voyez la pensée d’Avila sur ce sujet ; il dit que celui qui s’humilie le plus et qui gémit le plus, demandant miséricorde à Dieu, est le plus savant en l’Oraison et non pas celui qui en sait beaucoup de règles. Je ne m’étends pas à expliquer ces Actes parce qu’on peut les voir dans les Auteurs qui ont écrit de l’Oraison, Arias et les autres.

La Passion est le sujet le plus ordinaire dont on se sert pour l’Oraison et il me semble qu’il est aussi le plus utile pour nous porter à l’amour et à l’imitation du Fils de Dieu. Néanmoins comme toutes les âmes ne peuvent pas être appliquées à une même chose, elles peuvent prendre ce qui leur donnera le plus de dévotion et pourvu que ce soit ou des Mystères de Jésus-Christ ou de ses Miracles, ou de ses paroles, ou de ses actions, de ses perfections et autres choses semblables, tout cela est fort bon et il n’y a qu’à suivre l’application que Dieu leur donne là-dessus. Car nous ne pouvons rien faire qui soit plus agréable au Père éternel que de nous occuper à regarder, à aimer et à écouter son Fils comme lui-même nous l’ordonne, et que d’employer tout ce que nous pouvons et tout ce que nous sommes, en nature et en grâce, à lui rendre de continuels hommages. C’est pour cela que nous sommes créés, c’est à quoi nous oblige la grâce du Christianisme et de plus nous avons une double obligation en cet Ordre où nous avons l’honneur d’être Filles de la Vierge, car la Vierge étant tout ce qu’elle est par rapport à Notre Seigneur Jésus-Christ, et toutes ses grandeurs étant fondées sur sa qualité de Mère de Dieu, celles qui ont l’honneur d’être ses Filles doivent avoir une dévotion toute particulière à son Fils.

En ce même temps qu’on leur parle de l’Oraison et qu’on leur apprend à la faire, on doit aussi leur enseigner la pratique de quelques vertus, et ceci avec grand soin, en leur parlant souvent, et usant de termes enflammés, pour essayer d’émouvoir leur volonté et de leur en donner beaucoup de désir. Il me semble qu’il est bon de s’arrêter plus particulièrement sur celles-ci.

La première sera l’humilité qui est le fondement de toutes les autres et celle par laquelle chaque âme doit commencer pour faire un grand progrès dans la vie intérieure et parfaite. Voyez l’exemple que nous en donne Notre Seigneur Jésus-Christ : sa venue au monde n’est qu’humilité, toute sa vie, toutes ses actions nous enseignent cette grande vertu, ses paroles nous l’ont toujours prêchée et il semble que ses inspirations en nos cœurs nous la demandent sans cesse. C’est cette grande vertu qui nous rend semblable à lui, qui nous dit dans l’Évangile : » Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur » (Mat 11,29). C’est pour quoi il est nécessaire de prendre un grand soin d’y établir vraiment et profondément les Novices, leur montrant que la vraie grandeur en la terre ne se trouve que dans l’humilité. Une âme vraiment humble est toujours retirée au Fils de Dieu en toutes ses actions et, ne voyant rien en elle, va sans cesse à lui comme à sa seule élévation et à sa seule grandeur. Et lui arrive-t-il une occasion de trouble et de renversement au lieu de se divertir à regarder d’où cela peut venir et qui en est la cause, aussitôt elle s’élève à lui et le regarde comme son principe, sa source, le seul nécessaire, comme son soutien, son appui, sa force et sa fermeté. Ainsi l’âme humble est toujours paisible, tranquille, attentive à Dieu et à sa grâce et soumise à toute créature, car voyant qu’elle n’est rien, elle n’a garde d’avoir peine de se soumettre aux autres et de se rendre à leurs pensées et à leurs sentiments. Tant s’en faut, elle le fait avec joie et avec grande facilité, de sorte que dans une âme humble l’on y met tout ce que l’on veut sans y trouver aucune résistance et c’est la disposition où doit être une Novice. Ce qui oblige celles qui ont la charge de les élever d’avoir un très grand soin de les faire avancer de bonne heure dans une vraie humilité parce qu’il est nécessaire d’y mettre et d’en ôter plusieurs choses ce que l’on ne saurait faire si elles ne sont fort dociles, et elles ne le sauraient être et se rendre avec douceur à tout ce que l’on veut d’elles si elles ne sont profondément et solidement fondées dans cette vertu.

Cette disposition est la plus importante et la plus nécessaire aux âmes pour se préparer aux grâces que Notre Seigneur veut leur communiquer et elle ne consiste pas seulement en lumière, mais dans les effets, dans un sincère aveu et confession devant Dieu de notre propre bassesse et indignité, dans le désir que nos imperfections soient connues et dans la joie d’être traitées selon ce que nous sommes par nous-mêmes, c’est-à-dire rien que néant et péché. Or cette vraie humilité doit retrancher en nous toutes les superfluités, les jugements, les curiosités, les paroles inutiles, les vanités, les légèretés et toutes les défectuosités de notre nature imparfaite.

La seconde vertu est l’obéissance qui a été si admirable en la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ qu’il dit de lui-même dans son Évangile qu’il n’est pas venu pour faire sa volonté, mais la volonté de celui qui l’a envoyé (Jn 6,38) et qu’elle l’a enfin conduit à souffrir tant de tourments et jusqu’à mourir sur la Croix. Une âme obéissante est vraiment Fille de Dieu et toujours unie à lui, car, par l’obédience, il la possède et prend en elle son Divin plaisir. C’est pourquoi il faut apprendre aux Novices qu’il leur importe beaucoup, pour acquérir la perfection qu’elles sont venues chercher ici, de se rendre fort exactes en cette grande vertu.

Il leur apprendre à porter un très grana respect à leur Prieure, et à tout ce qui regarde la supériorité comme dérivant de la suprême autorité de Dieu et elles doivent être si fortement établies dans cette disposition que jamais (rien), quoique ce puisse être, ne soit capable de les en faire sortir. Il me semble que ce point ici est très important parce que le défaut de respect envers une Supérieure est cause que l’on fait peu d’estime de tout ce qu’elle dit et ainsi quand cela manque, elle aurait beau faire de belles Ordonnances, elles seraient sans doute bien mal observées.

Elles doivent aussi par ce même respect recevoir toujours fort sérieusement les choses que leur Supérieure leur ordonne de faire et non pas en riant, ce qui ne serait pas une petite imperfection à une Religieuse. Vous savez ce que dit Jésus-Christ dans l’Évangile : « Celui qui vous écoute, m’écoute et celui qui méprise, me méprise » (Luc 10,16). Ce sont ses propres termes ; lesquels elles doivent avoir souvent en la mémoire afin que la force de ses saintes paroles les fasse entrer dans un profond respect, dans un assujettissement très grand et dans une simplicité parfaite au regard de l’obéissance, recevant ce que leur Supérieure leur ordonne comme si le Fils de Dieu le leur disait lui-même de sa propre bouche. Et à mon avis cette pensée, qui est une très grande vérité, leur peut servir beaucoup pour les rendre fort affectionnées et exactes à l’obéissance, c’est pour quoi je penserais qu’il serait bien utile de leur en parler souvent pour l’imprimer davantage dans leur esprit.

Il leur faut enseigner que, quand même ce qui leur serait ordonné par leur Supérieure leur paraîtrait impossible, elles ne devraient pas laisser de s’y rendre avec simplicité, leur faisant voir que la perfection de l’obéissance ne consiste pas à se soumettre seulement à ce qui est facile et que notre raison nous montre que nous devons faire, car en cela nous n’avons pas grand mérite, mais nous rendons beaucoup au Fils de Dieu, lorsque que nous captivons notre esprit et que nous l’assujettissons à croire que ce que nous voyons ne se pouvoir faire par nos propres forces, peut néanmoins être fait par obéissance. Voyez ce que dit notre Mère sainte Thérèse au livre de ses Fondations (chap.1), qu’il lui est quelquefois arrivé d’ordonner sept ou huit choses contraires à une même sœur et qu’elle s’en allait sans répliquer un mot, croyant qu’il lui était possible de les faire toutes. Et nous voyons ce qu’elle rapporte dans ces mêmes Fondations (chap. 15) que l’obéissance était si grande parmi les Religieuses de son temps, qu’il fallait que la Supérieure prit bien garde à ce qu’elle ordonnait parce qu’aussitôt, quoique ce fut, il était exécuté. Témoin cette sœur qui s’alla jeter dans une mare d’eau quoique la sainte ne lui en eut parlé qu’en riant. Or nous ne devons pas maintenant être moins exactes à l’obéissance qu’elles l’étaient alors, puisque nous sommes obligées à une même perfection.

Ainsi il faut que la Maîtresse des Novices travaille à les élever dans une grande simplicité à l’égard de cette vertu et à ne faire jamais aucun retour sur les choses qu’on leur ordonne, mais à les exécuter dans le même temps et en la même façon qu’on leur dit.

Il me semble qu’il faut les tenir fort assujetties et qu’elles aient leurs exercices réglés sans qu’elles puissent rien laisser, changer ou diminuer, sans permission et qu’il est nécessaire de les accoutumer à cela de bonne heure parce qu’autrement on a bien de la peine ensuite à les faire rendre à cette manière d’agir si opposée à l’esprit humain qui cherche toujours à suivre sa raison, sa lumière et sa volonté en toutes choses.

Pour les perfectionner en cette vertu, il est bon quelquefois de les obliger à observer plusieurs petites choses, mais il se faut souvenir de ne les en pas trop charger et avoir soin de leur en ôter quand on voit que cela les inquiète ou quand elles l’ont suffisamment pratiqué et quand elles en ont retiré l’effet que l’on désirait, car autrement elles quittent ces choses par elles-mêmes et cela leur fait un grand tort.

Oh ! que j’aurais un grand désir que les âmes de cette Maison excellassent en l’obéissance et que l’on pût revoir en chacune d’elles, ce que l’on voyait autre fois en tant de grands Saints qui nous ont devancés et qui ont été éminents en cette vertu. Car enfin nous servons le même Dieu qu’eux et la même grâce qu’ils recevaient pour faire de si saintes œuvres ne nous sera pas déniée si nous travaillons fidèlement pour nous disposer à la recevoir.

(Cet avis n’a pas été donné à la Mère Marie de Jésus, mais à une autre) Il y a une chose que je trouve fort importante et dont je veux donner avis aux Maîtresses des Novices qui est qu’elles soient très soigneuses de les élever dans une grande liaison et amour envers leur Prieure, car si elles n’y font pas attention, il arrive quelquefois qu’elles se lient tellement les âmes qu’il semble qu’elles ne connaissent point du tout leur Prieure et que quand la Prieure leur parle, si elle leur dit quelque chose qui ne soit pas conforme à ce que leur Maîtresse leur dit, elles pensent aussitôt qu’elle ne les entend pas et qu’elle n’a pas autant de grâce pour les conduire que leur Maîtresse. Or c’est une mauvaise manière de les élever et qui leur peut faire un très grand tort. Il est bon que la Maîtresse des Novices s’en fasse aimer parce que dans les âmes de Dieu l’on y fait beaucoup plus par l’amour que par la crainte, mais elle doit avoir grand soin qu’elles aient leur principale liaison et leur principal rapport à leur Prieure comme étant celle qui est leur Mère et que Dieu a principalement chargée d’elles et, si les autres y font quelque chose, ce ne doit être qu’en suivant ses pensées et ses avis. Pour cela il faut que la Maîtresse des Novices ait soin de lui rendre souvent compte de leurs dispositions afin de n’y rien faire que ce qu’elle jugera à propos et qu’elle doit bien savoir qu’elle n’est pas dans cette charge pour conduire les âmes à sa mode et selon ses inclinations, mais selon ce que la Supérieure lui dit qu’elle doit faire.

Elle doit essayer de les rendre fort libres et familières avec leur Prieure, mais d’une familiarité accompagnée de respect. J’entends qu’elle doit les porter, autant qu’elle peut, à avoir leur principal recours à elle dans leurs besoins autant que ses affaires et sa santé le lui permettront, car quoiqu’il soit vrai qu’elle travaille plus souvent que la Prieure dans ces jeunes âmes et qu’elle leur parle beaucoup davantage, elle doit néanmoins les élever en sorte qu’elles aient pour leur Prieure une entière ouverture de cœur et qu’elles soient toujours dans la disposition de lui en faire connaître tous les replis quand l’occasion s’en offrira. Si les Maîtresses des Novices se conduisent de cette façon, je crois que Dieu bénira leur travail et que les âmes profiteront beaucoup dans leurs mains.

Il faut que dans les Maisons de Dieu tout se fasse avec ordre. Or c’est l’ordre que chacun demeure en son lieu et ne passe pas plus outre. Et ainsi la Maîtresse des Novices étant seulement employée à cette charge par la Prieure qui peut choisir qui bon lui semble pour cela, il ne faut pas qu’elle se lie les âmes davantage que ce qui lui convient, c’est à dire qu’elle doit travailler à faire que la Prieure ait toujours le premier lieu dans leurs esprits et dans leurs cœurs et leur faire bien entendre que, s’il arrive que la Prieure leur dise quelque chose qui soit différente des instructions qu’elle leur aurait données, il faut qu’elles préfèrent les pensées et les avis de leur première Mère aux siens, car comme je l’ai déjà dit, il faut que chacun demeure en son lieu, autrement tout serait en désordre

La troisième vertu est la simplicité sur laquelle il faut s’arrêter fort particulièrement étant une vraie vertu des Novices qui ne doivent voir, entendre ni juger volontairement aucune chose que dans l’esprit qu’on leur donne, quelques commencements qu’elles eussent auparavant dans la vie spirituelle. Car puisqu’elles viennent à naître, il faut qu’elles soient comme des petits enfants qui n’ont point encore de jugement ni de raison pour se conduire par elles-mêmes, toutes innocentes, simples et petites, sans fiel ni amertume, plaisantes à Dieu et agréables même à celles qui les voient.

Mais il faut que les Maîtresses des Novices veillent sur une chose dont je leur donne avis, c’est qu’il y a des âmes qui prennent une certaine simplicité affectée qui n’est pas simplicité en effet parce qu’elles voient fort bien ce qu’elles font et ne manquent point d’y faire bien des retours. Or cette sorte de simplicité est aussi préjudiciable aux âmes que la vraie leur est utile et agréable à Dieu.

La simplicité est une vertu si nécessaire aux âmes commençantes dans la vie religieuse que sans elle on ne peut espérer qu’elles arrivent jamais à la perfection où Dieu les appelle. Et d’ailleurs cette vertu est si difficile à acquérir et à conserver qu’il faut pour l’un et l’autre un très grand travail et une merveilleuse garde sur soi-même. C’est une vertu propre à l’état d’innocence et un des premiers effets du péché a été de la faire perdre à nos premiers parents comme il paraît par ce que l’Écriture nous rapporte de leur chute et de ce qui se passa ensuite (Gen 3,7 et s.)

La quatrième est la résignation qui est une autre grande vertu, toujours nécessaire à l’âme et de grand prix devant Dieu. Elle est toute intérieure et fait naître dans l’âme d’infinies perfections, car autant de fois qu’une âme se résigne au divin plaisir, soit pour embrasser des travaux pour la gloire de Dieu, soit pour souffrir des mépris et des humiliations extérieures, soit enfin pour souffrir des peines intérieures comme des sécheresses, distractions, tentations ou de quelque autre sorte, autant de fois elle se rend plus proche de Dieu et change son vouloir au sien.

La cinquième est la patience qui est un habillement dont l’âme doit être toujours revêtue et qui accoise les impétuosités, les promptitudes et les mouvements déréglés qui rendent notre esprit instable et diverti et bien souvent plein d’aigreur, de troubles et séparé de Dieu. L’âme patiente est liée avec le Dieu de paix et a toujours le regard amoureux et paisible de son esprit ouvert à lui.

La sixième vertu est la mortification. Comme la vie religieuse ne doit être depuis son commencement jusqu’à sa fin qu’une continuelle pénitence et mortification, la Maîtresse des Novices doit avoir grand soin de leur apprendre à travailler par elles-mêmes et pour l’amour de Notre Seigneur Jésus-Christ, à vaincre leur nature en toutes choses et elle doit essayer de les rendre fort affectionnées à la pénitence, car il faut qu’une Religieuse abandonne entièrement son corps, ne l’écoutant point, ne s’en occupant point, mais le faisant servir fidèlement à Dieu pour qui il est créé, quelque peine qu’il y ait. C’est à quoi il faut les accoutumer de bonne heure et leur en parler souvent parce qu’il est très important, je le redis encore, qu’une âme de Dieu soit dans un entier dégagement d’elle-même et dans la pratique d’une continuelle mortification à laquelle notre manière de vie austère nous oblige particulièrement

Comme c’est un ouvrage où il se rencontre de grandes difficultés, il est besoin qu’on les y encourage beaucoup leur montrant combien est grande la gloire dont sera récompensée un jour la fidélité qu’elles auront rendue au Fils de Dieu dans les petites occasions où elles auront remporté la victoire sur elles-mêmes et sur l’Esprit malin, et plusieurs autres choses semblables pour leur rendre le travail de la vertu facile et agréable. Mais surtout, il faut les porter à regarder le même Fils de Dieu dont la vie n’a été qu’une continuelle pénitence et à faire tout ce qu’elles font pour honorer tout ce qu’il a fait, unissant leurs actions à ses actions très saintes parce que c’est lui seul qui peut les rendre méritoires et agréables à son Père. Ce regard vers Notre Seigneur et cette union que nous devons avoir avec lui, donne un grande force aux âmes pour surmonter toutes les choses les plus difficiles et une grand ferveur pour travailler à l’imiter parfaitement. Et cette ferveur s’augmente ou diminue à proportion de l’application qu’elles ont à la personne Sainte du même Fils de Dieu. Car comme il est seul la voie et la vie de ses Elus (Jn 14,6 ; 15,5) et tout le soutien de sa créature, ce ne sera que dans lui et dans la conformité de leurs petites peines avec la grandeur de ses travaux et de ses souffrances, qu’elles trouveront cette force dont elles ont besoin pour soutenir le faix et la dureté des choses pénibles qu’il faut sans cesse porter dans cette vallée de larmes. Vous voyez aussi qu’il dit : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés et je vous soulagerai » (Mat 11,28). Nous faisant voir par ces paroles combien nous devons recourir à lui dans toutes nos nécessités non seulement pour être soulagés dans nos travaux et dans nos peines (selon la vérité de sa parole), mais encore pour recevoir de sa Divine Majesté la grâce de les porter saintement et parfaitement, ce qu’une âme de Dieu doit sans doute estimer bien davantage. Car comme tout le bonheur de ses Elus et de ses serviteurs sur la terre, c’est de pâtir et d’endurer pour lui, leur plus grand désir doit être, non pas qu’il les décharge de leurs croix, mais qu’il les aide à les porter, lui qui a daigné, par l’excès de son infinie charité pour nous, se revêtir de nos misères pour compatir à nos infirmités, selon ce que dit l’Apôtre. Ainsi, en faisant voir aux âmes qu’il a expérimenté en sa personne toutes les choses pénibles dont la vie de la créature par sa condition basse, infirme et misérable, est toujours accompagnée, il les faudra porter à aller à lui en toute confiance, le regardant comme leur modèle dans l’exercice continuel des pratiques de la pénitence religieuse. Par exemple, ont-elles quelque difficulté à être tout le jour dans la solitude et dans le silence, qu’elles regardent Jésus-Christ dans le désert et dans la vie cachée et inconnue aux hommes l’espace de trente ans. Ont-elles de la peine à être privées de plusieurs choses que leur corps et leur nature imparfaite leur pourraient faire désirer, qu’elles se souviennent qu’il a dit que : « Les renards ont des tanières et que les oiseaux du ciel ont des nids, mais que le Fils de l’Homme n’a pas où reposer sa tête » (Mat 8,2 ; Luc 9,58). Ont-elles des difficultés à manger ce qu’on leur donne, qu’elles le regardent en la Croix abreuvé de fiel et de vinaigre. Se sentent-elles abattues et accablées par le travail du corps, qu’elles le regardent las et fatigué du chemin, car l’Évangile ne dit-il pas que quand il fut trouvé par la Samaritaine, il était assis, étant fatigué du chemin (Jn 4,6) et qu’elles le considèrent encore dans les extrêmes douleurs qu’il souffrit allant au Calvaire lorsqu’il était accablé sous la pesanteur de sa Croix. Si elles ont de la peine à se rendre à la mortification et à la pénitence, qu’elles regardent sa vie pendant son séjour sur la terre, comme elle a été pauvre, austère, pleine de grands labeurs, endurant la faim, la soif et les autres incommodités auxquelles nos corps sont sujets et qu’elles se souviennent encore de l’excès de douleur et de souffrance qu’il a porté en sa Passion, par le Couronnement d’épines et par les plaies dont son Corps sacré fut tout couvert à la flagellation. C’est dans ce regard, que je dis, que les âmes doivent avoir vers lui, qu’elles trouveront (si elles s’y rendent fidèlement sans aucun détour sur elles-mêmes) leurs austérités bien légères, voyant la différence qu’il y a entre ce qu’elles font et ce qu’il a fait et, au lieu de la répugnance et de l’aversion que leur nature leur pourrait faire sentir à la mortification et à la pénitence, elles auront de la joie de pouvoir imiter Jésus-Christ en quelque petite chose. C’est pourquoi les Maîtresses des Novices ne leur peuvent trop parler de ce regard vers Notre seigneur pour les accoutumer de bonne heure à dompter leur nature et à renoncer à elles-mêmes pour son amour et pour rendre hommage à la vie pénible et souffrante qu’il a menée sur la terre, qui est l’ouvrage auquel elles doivent travailler avec persévérance jusqu’à la mort.

Or il me semble que la pénitence, dont on doit parler davantage aux Novices, c’est de faire avec perfection toutes les choses de la Règle, leur montrant que c’est la principale, celle qu’elles doivent préférer à toutes les autres et qu’il faut qu’elles commencent par celle-là si elles veulent être dignes d’en faire quelque jour de plus grandes.

Il faut dès le commencement leur composer l’extérieur et leur apprendre que leur corps doit être en tous lieux, et en tous temps, (même dans leur Celle où personne ne les voit), dans la mortification et la modestie Religieuse mais particulièrement au Chœur où elles doivent toujours se tenir dans un très profond respect intérieur et extérieur par hommage au Fils de Dieu présent sur l’Autel, et au parloir où il ne faut point qu’elles lèvent les yeux pour y rien regarder, mais qu’elles paraissent comme mortes à toutes les choses de la terre et du monde, par l’entière séparation qu’elles doivent en avoir.

Enfin, comme l’âme de toutes les vertus, c’est la Charité, il faut sur toutes choses avoir soin d’élever les jeunes âmes dans la vérité et la perfection de cette vertu et dans un grand amour les unes envers les autres qui est ce que le Fils de Dieu nous recommande davantage dans l’Évangile : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés et en cela tous connaîtront que vous êtes mes disciples » (Jn 13,34-35). Et saint Jean nous dit dans ses Épîtres pour nous montrer la grandeur et l’excellence de la Charité : « Que Dieu est Charité et que ceux qui sont en Charité, sont en Dieu et que Dieu est en eux » (1Jn 4,16). Ce point de s’entr’aimer les uns les autres est grandement important à tout le Christianisme, mais surtout dans les Maisons de Dieu, pour conserver la parfaire union que doivent avoir ensemble les Épouses de Jésus-Christ, à l’exemple des premiers chrétiens qui n’avaient tous qu’un même cœur et une même âme, comme enfants d’un même Père et serviteurs d’un même Maître, et c’est une des choses auxquelles la Maîtresses des Novices doit travailler davantage dès le commencement qu’à les établir profondément dans cette charité parfaite. Mais il ne faut pas qu’elle oublie de leur bien faire entendre que cette charité n’est pas dans les sens, ni selon les sens, mais qu’elle est en Dieu, selon Dieu et toute pour Dieu, leur faisant remarquer que son Fils unique, en nous commandant de nous aimer les uns les autres comme il nous a aimés nous oblige de former notre charité sur le modèle de la sienne très sainte, très pure et très parfaite. Ensuite il leur faut montrer que pour l’honorer et pour s’y conformer, selon qu’elles le peuvent dans leur petitesse, il faut qu’elles rendent à leurs sœurs tous les effets d’une véritable charité qui seront en leur pouvoir, qu’elles aient un grand soin de les soulager en tout ce qu’elles pourront, jusqu’à donner leur vie pour elles, s’il en était besoin, puisque Jésus-Christ a donné la sienne pour tous. Qu’elles ne appliquent jamais à leurs fautes, mais qu’elles les estiment toutes ne voyant rien en elles que ce qui est bon, que ce qui est vertueux et non tout le reste. Ainsi elles seront parfaitement unies les unes aux autres ; se fortifiant et s’encourageant à la perfection comme Filles de Dieu, comme Filles de Grâce et de Sanctification.

Il leur faut aussi apprendre à ne jamais soutenir leurs pensées contre celles de leurs sœurs, mais à être grandement faciles à quitter leur sens. C’est la marque d’une âme humble et vertueuse que de préférer toujours, autant qu’elle le peut, selon Dieu, les pensées des autres aux siennes et même une partie considérable de la charité que nous nous devons les uns aux autres.

Enfin il faut travailler de tout son pouvoir à mettre dans ces jeunes âmes une vraie et parfaite charité parce que c’est ce que le Fils de Dieu nous commande uniquement et par ce que ce qui rend une Communauté plus ou moins parfaite, c’est ce qu’il y a plus ou moins de charité.

Après qu’on leur aura parlé quelque temps des Vertus, on leur doit appliquer cela en pratique, selon leurs besoins, soit aux temps de consolation, soit en ceux de sécheresses, de tentation, peines et autres choses semblables, qui arrivent souvent dans cette pauvre et misérable vie. Et à celles qui ne peuvent point avoir de discours à l’Oraison, il leur faut montrer qu’elles peuvent au moins pratiquer et produire des actes des Vertus, s’abandonnant et se résignant à Dieu, demeurant patientes, humbles, douces et soumises à lui dans leurs peines. Il me semble que cette sorte d’Oraison ne fait point de mal et qu’elle est la plus profitable.

Il faut prendre soin de leur parler plusieurs fois d’une même vertu parce que si on la leur change avant qu’elles aient pris quelque habitude, elles quitteront la première vertu pour prendre la seconde et ainsi elles n’y entreront que fort superficiellement.


Transcription par s. Thérèse de la Petite Instruction :

PETITE INSTRUCTION

que la vénérable Mère Madeleine de Saint Joseph, étant Maîtresse des Novices, donna par écrit à quelques-unes d’elles pour leur apprendre à faire l’Oraison.

L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ :

— Le Lundi, la prière au Jardin des Oliviers.

— Le Mardi, la prise et toutes les confusions reçues en ce jour-là.

— Le Mercredi, la Flagellation et le Couronnement d’Epines.

— Le Jeudi se doit employer tout au Saint Sacrement.

— Le Vendredi, le Crucifiement et la mort en la Croix.

— Le Samedi, la Sépulture et les douleurs de la sainte Mère de Dieu.

— Le Dimanche, la Résurrection glorieuse de Notre Seigneur Jésus-Christ.

Prenant donc tous les jours au matin un de ces points, l’on tâchera de s’y occuper, selon la grâce que l’Esprit-Saint nous donnera, nous employant fidèlement de notre part à donner lieu à l’infusion de la Grâce qui ne nous sera point déniée, si ce n’est par notre faute, en l’une ou l’autre des parties, ou manières d’Oraison, que nous dirons brièvement ci-après.

Il faut donc savoir qu’il y a plusieurs parties en l’Oraison mentale et que le sujet de la Passion est une chose si admirable, si grande et si ample qu’il contient en soi tout ce qui peut former les plus hautes et les plus parfaites pensées que nous puissions avoir.

Voyons seulement la préparation :

Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine, qui est ce grand Tout que nous pouvons seulement adorer et aimer et que les Anges mêmes ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que ces paroles : Saint, Saint, Saint est le Seigneur.

Ainsi l’âme devenue comme Angélique par la présence de son Dieu l’admire, le révère et se remplit toute de lui. Mais si l’âme peut voir que ce Seigneur si puissant, abaissant sa grandeur infinie, se fait homme ainsi que nous, souffre des douleurs, prie son Père avec angoisse et sueur de sang et porte tant d’autres souffrances, quel cœur ne sera touché d’amour pour cet admirable objet ?

Et si nous voyons pour qui, pour l’homme misérable, de qui chacun en particulier voit en soi le démérite et les défectuosités, et puis, si l’âme pénètre un peu dans cet amour immense qui fait tant pâtir ce Seigneur impassible dans sa nature Divine et qui lui fait désirer de souffrir encore davantage pour nos âmes, que ne sentirait-elle pas ?

Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Époux, trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâces et lui donnant mile bénédictions pour ses infinies miséricordes et s’offrant à lui en sacrifice, en résignation, en vraie obéissance et le suppliant aussi de lui accorder quelqu’une des vertus qu’elle aura vue reluire le plus au mystère auquel elle aura pensé le jour.

Mais parce que les dispositions de l’esprit sont diverses, celles qui auront moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, soit par la sécheresse de l’esprit, pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque amour et quelque fidélité envers N.S.

L’âme pourra donc prendre son point, sans user de discours, mais par une douce inclination et un regard de respect et d’amour vers Notre Seigneur souffrant, lui ouvrir l’intime et le fonds d’elle-même, désirant de l’attirer au plus profond de soi et de se lier à lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en sa puissance, et dont parfois il lui semble même ne pouvoir entièrement user, si l’amour est assez puissant l’assurer de ce que dit S.Paul : « Qui nous séparera de la Charité de Jésus-Christ, sera-ce la tribulation ou l’angoisse, etc... e suis certain que ni la mort, ni la vie, etc... ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de la charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre Seigneur » (Rom 8,35, 38-39).

Élévations… sur tous les Évangiles… [1684] 

[1684] [Madeleine de Saint-Joseph], Jesus, Maria, Theresia. /Élévations au Fils de Dieu, sur toutes les Évangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année,/Tirées en partie des Pensées des Saints Pères, p.1-394 et retraite p. 1-89, 1684. Suivi d’une Paraphrase du Magnificat. =Doc5 [Page de titre sans nom d’auteur ni d’imprimeur, car relié avec d’autres txts ; les approbations, etc. ont été enlevées ; la note :

« L’ouvrage qui suit… est attribué à… Madeleine de Saint-Joseph par le décret de 1789 sur ses écrits… rarissime… 29 pages qui ont été suppléées à la main. Le tout a été relié — après la Révolution — avec divers autres opuscules qui n’ont aucun rapport… prêté par le carmel d’Aix en 1932… »]

lectures été 06 :

un très grand nombre d’élévations : « je vous adore… » en gral 3 pages

= en choisir une ou deux !

9-12 (humilité de Jn le baptiste)

70-73 (l’aveugle)

78-80 (le vaisseau 4e age de la vie)

96-98 (Thabor)

128 (l’aveugle né)

142-144 (la divine amante)

146-148 (trouble)

162-164 (Emmaus)

175-177 [le sépulcre ds cette vie)

188-190 (JC médiateur)

199-201 (la pierre mystique)

220-222 (pardon)

225-228 ms (amour)

176-179 (le samaritain)

298-302 (esprit simple immortel)

356 Quis ut deus St Michel

389fin txt

suivent autres txts « sans rapport » selon la note ms :

suit la Consécration à la SteVierge paginée [1 à 4)

suit Retraite sur l’amour de Dieu paginé 7 à 60

qui continue par Cantique d’amour

paraphrase du Magnificat 61 à 80 (peu de car/p) ! très belle

= voir à la fin des œuvres, car probablement pas de Mad de SJ

suit Amende honorable à Jésus-Christ [1 à 12] « L’esprit de réparation… »

sélection 2001 sv. :

55 57 7980 88 104105 159 161 166 186 191192 198 200201 203 212213 216217 253256 319320 323+ 380

ajout 11,01 : 319 320 323 ss : oui ! 380 ; autres pages d’intérêt : 16-19 22 33 57

Je vous adore, ô mon Seigneur Jésus-Christ, entrant dans une barque comme Maître Divin, apprenant à vos disciples à ne se pas étonner dans les périls. Vous permettez qu’ils tremblent dans les dangers du naufrage, et vous avez voulu en même temps que par le danger dont vous les avez délivrés, leur apprendre à ne pas perdre le courage ni la confiance dans les maux, vous dormiez dans cette barque durant la tempête de la mer pour nous marquer votre présence dans les plus grands périls, et que nous vous laissons dormir dans notre cœur, en laissant dormir la foi que nous avons en Vous ; ce n’est donc pas un mal, lorsque nous sommes dans cet état d’assoupissement, qu’il nous arrive quelque affliction, pour nous réveiller et pour recourir à (58) vous comme les Apôtres, vous disant, « Domine salva nos perimus », cette tempête nous marque le trouble que les passions excitent quelquefois en l’âme, et lorsque nous nous en sentons agitées, nous devons vous prier de faire goûter le calme et la douceur que sentirent vos Apôtres, lorsque vous commandâtes à la mer de se calmer et arrêter ses flots, d’imprimer en nous comme vous fîtes en eux, une haute idée de Votre toute-puissance, avec laquelle vous rendez en un moment la paix à nos âmes : Vous éprouvez souvent ceux qui sont à vous, Vous entrez dans leurs cœurs, Vous y dormez comme dans la barque, permettant qu’aussitôt il s’y lève des tempêtes pour voir s’ils vous seraient fidèles, et auront recours à vous avec confiance. C’est en la sainte Eucharistie où vous n’êtes pas seulement comme endormi, mais comme mort, quoique vous n’y soyez ni mort ni endormi, mais plein de vie pour la donner abondamment à ceux qui Vous cherchent et à ceux qui se confient en Vous, Vous trouvant toujours veillant sur tous leurs besoins. Vos yeux sont ouverts sur notre état, et Vos oreilles (59) attentives à nos prières, si nous sommes dans l’affliction Vous êtes notre consolateur, si nous sommes faibles Vous êtes notre force, si nous sommes troublés Vous êtes notre paix, si nous sommes en quelque danger Vous êtes le seul tout puissant pour nous en retirer ; je vous adore dans le très saint sacrement où vous vous donnez à nous comme un Vaisseau pour me recevoir, soutenir dans la tempête et conduire au port de salut. Mon Seigneur, faites-moi s’il Vous plaît ressentir le calme de mes passions, qui s’élèvent dans mon cœur comme autant de tempêtes qui me menacent de la mort, et puisque Vous êtes le même qui d’une seule parole calma la mer, et que je reçois votre corps qui est le même qui marcha sur elles et foula aux pieds ses ondes les plus irritées, je n’ai qu’à m’abandonner à Vous, ne pouvant douter de Votre présence et de Votre puissance ; je dois tout espérer de Votre miséricorde et de la vertu de Votre sainte Eucharistie. Vous voyez, Seigneur, le vaisseau de mon cœur agité de violentes tempêtes, que mes cris vous empêchent de dormir dans mon âme, ou qu’ils Vous réveillent, afin qu’étant en (60) moi vous disiez à cette tempête qui m’afflige, de se calmer, « verba mea auribus percipe Domine, intellige clamorem meus », Seigneur prêtez l’oreille à ma parole et écoutez mes cris. (Psalm. 5).

(79)… Me voici déjà à la quatrième veille de la nuit, cad sur le déclin de ma vie, sans avoir rien fait… entrez maintenant dans ce pauvre navire

(88)… mon cœur pour être votre Temple vivant, exercez, s’il vous plaît en lui le même zèle qui vous fit autrefois chasser du Temple les vendeurs et acheteurs

… que la pauvreté, l’abandon des créatures et les maladies sont utiles… (105) pauvre Lazare… dans la paix et le silence jusqu’à ce que vous-même m’en retiriez, je vous expose les ulcères de mon âme…

(159)… roulez s’il vous plaît la pierre de mon âme, ôtez-en la dureté… il faut qu’un Ange cad votre vertu invisible renverse la pierre afin que mon âme donne une libre entrée à votre grâce, afin que vous ressuscitiez en elle et que je puisse dire (160)… que j’ai pris une nouvelle vie en vous

(161)… que je me puisse regarder comme mort au péché et comme ne vivant plus qu’en vous pour vous et mener une vie non seulement sainte et innocente, mais aussi céleste et toute divine.

(198)… l’oraison n’est pas un effort de notre propre esprit, mais une faveu spéciale de votre miséricorde…

(200)… la pierre mystique de laquelle je vous supplie de faire sortir l’eau, l’huile, le feu et le miel… l’eau pour purifier,… l’huile pour adoucir… le feu pour consommer… le miel pour nourrir

J’adore, ô mon seigneur Jésus-Christ, ces paroles que vous nous avez dit, « personne ne peut venir à moi que mon père ne le tire » ; nous sommes attirés à vous par la voie intérieure et toute-puissante de Dieu votre Père, par la foi et la charité, l’un et l’autre est un don singulier et particulier de Dieu ; si nous voulons être à Vous mon Seigneur, il ne suffit pas de penser à Vous, mais il faut à tout moment avoir le cœur et l’esprit élevé vers Vous, et prendre garde à ne s’engager dans l’amour à aucune chose créée, pour ne pas rompre cette chaîne céleste et divine, qui nous doit toujours tenir unie et liée à Vous ; Vous n’avez pas dit mon Seigneur « duxerit », mais « traxerit », cette violence se fait qu’au cœur et non au corps ; aimons, et nous serons attirés, ne croyons pas que l’on nous attiremalgré nous, l’esprit est aussi attiré par l’amour comme le cœur, je vous supplie mon Seigneur de m’attirer et me (213) faire sentir cette douce violence « trahe me per te », faites-moi sortir de ma langueur, excitez-moi afin que je coure, entraînez-moi en quelque sorte malgré moi afin que je coure ensuite volontairement, il m’est bien plus avantageux que vous m’entreniez (sic) et que vous me fassiez quelque violence, ou en m’épouvantant par vos menaces ou en m’’exerçant par vos châtiments ; que non pas que vous me pardonniez, et laissiez en paix dans ma langueur.

… une même divinité dans laquelle il se passe trois merveilles admirables, la première que Dieu est tellement seul qu’il n’y a que lui et il ne peut y avoir jamais autre Dieu que lui, la seconde qu’il (217) garde un très profond silence, mais pourtant il ne cesse jamais de parler ; la troisième qu’il est dans un très parfait repos et il agit perpétuellement…

… aller en haute mer, cela marque (254) l’état de perfection… [les âmes] doivent toujours chercher ce qui est plus parfait et aller si avant… qu’elles ne voient plus la terre ! … (255)… vous voulez entrer en mon âme comme vous entrâtes en la barque de saint Pierre et vous me recommandez comme à lui de m’éloigner de la terre… (256)… dans cette grande Mer de grâces, [une âme] en devrait faire une pêche abondante…

Vous dites « mon père et moi ne sommes qu’un » : moi aussi comme dit Saint-Bernard ; quoique je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyé sur l’autorité de l’Écriture sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec Vous, pourvu que je sois attachée à Vous : ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en Votre amour, c’est-à-dire en Vous-même, comme Vous demeurez en eux, parce qu’ils vous mangent et qui sont mangés par Vous : car c’est de cette union si étroite qu’il est dit, que celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec Lui. (323).

323+ : Quoi que je ne sois que poudre et cendre, j’oserai dire, appuyé sur l’autorité de l’Écriture Sainte, que je ne suis qu’un seul esprit avec vous, pourvu que je sois attaché à vous. Ainsi que l’est un de ceux qui demeurent en votre amour, cad en vous-même, comme vous demeurez en eux… celui qui est uni à Dieu n’est qu’un seul esprit avec lui. Si donc vous disez, mon Seigneur, « je suis dans mon Père et mon Père est dans moi », l’homme a l’avantage de pouvoir dire aussi, « je suis en vous mon Dieu et vous êtes en moi, et nous ne sommes qu’un seul esprit ». Faites-moi la grâce de le dire avec vérité et qu’il n’y ait rien qui soit capable de rompre cette union sainte avec vous.

Élévations ms. révisée par Louise de J :

À comparer les 5 pièces « M » à l’imprimé ! (paginations en marges du ms facilitent le travail). Transcrire la pièce sûre ou plus.

=Doc10

M.S.J/R no 4

[d’une écriture ancienne 17s. ; paginé 1 à 317, pages petites

+ annotation en p de garde : « Les 2 livres in-8° dont la transcription suit [1933] sont mentionnés par le décret d’approbation des écrits de la V.… parmi les Œuvres imprimées que l’on croit être de la servante de Dieu (4classe, nos 4 & 5)… sur des exemplaires prêtés par les carmélites d’Aix.  Elévations in-extenso, Recueil… partiel » [car première partie tirée de la Vie de la V. ou des Avis pour la conduite des novices]

+ table des matières probablement de la main de Louise de J qui marque d’un M rouge ce qu’elle pense être de Madeleine de SJ. outre des discours du Cal de Bérulle : 5 discours « probablement d’elle » : pages 215-221 Incarnation (?), 257-262 Transfiguration (?), 278-283 Simplicité (oui ! confirmé été 06), 292-296 ordre des points transcrits ici (oui), 302-306 Visite (oui) : la pièce sûre p293 « L’ordre des points que l’on prendra pendant la méditation de la passion de NSJC chaque jour de la semaine » : passion, mais aussi « douce inclination »…

(21)… les anges ne vous offrent point des présents, ils ne font que vous adorer pour nous apprendre que le principal et l’essentiel de la Loi nouvelle consiste dans l’adoration intérieure de Dieu, en esprit et en vérité, qui peut nous suffire pour opérer notre salut, lors que nous sommes dans l’impuissance d’exercer les bonnes œuvres

(28) [nous transcrivons une élévation entière pour exemple :]

Jour de saint Jean l’Evangéliste. S. Jean c.21 v.19 :

Je vous adore, ô mon Seigneur Jésus-Christ, disant ces paroles à saint Pierre sur le sujet de saint Jean ; si je veux [p39 du texte original] qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que vous importe-t-il pour vous, suivez-moi : nous devons faire ce que vous commandez, rien de plus, sans nous mettre en peine de ce que votre sainte volonté ordonne à l’égard des autres, n’étant point à nous à entrer dans vos secrets ; votre disciple bien-aimé nous en a donné l’exemple, n’ayant pas voulu pénétrer votre dessein sur lui, s’y abandonnant sans le connaître, il a eu le privilège de reposer sur votre sein en la Cène, c’est là où il a puisé les vérités si relevées qu’il nous a laissé par écrit, ce qui nous fait voir que ce sera par un humble repos en vous, dans l’Eucharistie, que nous connaissons bien mieux les vérités saintes, que par toute autre étude ; les hommes ne nous peuvent faire entendre que des paroles, s. Jean même, tout éclairé qu’il a été, n’a pu faire passer en nous que le fors des vérités qu’il nous a dites, mais non pas les vérités mêmes qu’il comprenait ; c’est de vous seul dont il les a apprises, que nous les devons recevoir, au moins par petites gouttes. Ce grand saint que nous honorons en a reçu la plénitude dans le repos qu’il a pris sur [40] votre poitrine sacrée, c’est le lieu qu’il prit pour sa retraite le reste de ses jours, ce repos de s. Jean sur votre sein est l’image du repos que tous les chrétiens doivent trouver en vous et le modèle du silence intérieur où ils doivent se tenir, pour vous écouter parler, que de parler eux-mêmes extérieurement (29) aux hommes ; car on peut dire que comme la vie du Ciel est un amour tranquille dans la vue et connaissance que les esprits bienheureux ont de vous, celle du Chrétien sur la terre doit être dans un amour et repos en vous. Je vous adore au Très saint Sacrement comme mon repos, faites-moi la grâce que je ne le cherche qu’en vous seul, et que je trouve toutes mes délices dans l’union intérieure avec vous, rien ne sera capable de m’en détourner si j’ai soin de m’enfermer dans votre sein, il n’y a que mes infidélités qui m’en puissent retirer, et faites-moi la grâce de n’y point adhérer. Exaucez-moi, Seigneur, puisque votre miséricorde est si prête à faire du bien et tournez vos regards sur moi [41] selon la grandeur de vos miséricordes. Psal.68.

(41)

………….! à faire. Table p.271 (de la copie) sûr : pp.293-296 

que nous transcrivons comme exemple de la méditation carmélitaine au début du 17s. et qui est de Madeleine, car contenu dans les Elévations !

D désigne : [1684] [Madeleine de Saint-Joseph], Jesus, Maria, Theresia. /Élévations au Fils de Dieu, sur toutes les Évangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année,/Tirées en partie des Pensées des Saints Pères, p.1-394 et retraite p. 1-89, 1684


La Petite Instruction incluse dans les Elévations imprimées et ms. se trouve également dans Avis… : voir plus haut la transcription par s. Thérèse : donc trois versions à comparer ! Compte tenu de la solidité de ces sources faut-il revenir sur notre décision antérieure de l’écarter ?


Petite Instruction… à faire l’Oraison.

(293) L’ordre des points que l’on prendra pour la méditation de la passion de notre s jésus christ chaque jour de la semaine.

Le premier la prière au jardin. / Le 2 la prise et les contusions reçues ce jour-là. / Le 3 La flagellation/Le 4 doit être employé au st sacrement/Le 5 la mort de la croix/Le 6 la sépulture et les souffrances de la sainte Vierge. / Le 7 la Résurrection.

Prenant donc tous les jours au matin un de ces points, l’on tâchera de s’y occuper, selon la grâce que l’Esprit de Dieu (nous add D) donnera, nous employant fidèlement de notre part, à donner lieu à l’infusion de la grâce, qui ne nous sera point déniée, si ce n’est par notre faute, en l’une ou en l’autre des parties ou manières d’Oraison que nous dirons brièvement ci-après.

Il faut (donc D) savoir qu’il y a plusieurs parties à l’oraison mentale, et que le sujet de la passion est une chose si admirable, si grande et (si D) ample, qui contient en soi (294) (toutes les perfections et tout omis D) ce qui peut former les hautes et parfaites pensées que nous puissions avoir.

(Et omis D ; dorénavant on corrige parfois en suivant D) voyons seulement la préparation. Voir et se représenter que l’on est devant cette Majesté Divine qui est ce grand tout que nous pouvons seulement adorer et aimer, et que les anges mêmes ne pouvant comprendre, tous ravis de sa gloire, ne peuvent plus dire que cette parole : st, st, st est le Seigneur. Ainsi l’âme demeure (comme D) Angélique par la présence de son Dieu, L’admire, Le révère et se remplit tout de Lui, (ne pouvant plus parler omis D).

Mais si l’âme peut voir (que D) ce S si puissant, abaissant sa grandeur (infinie D), se fait homme ainsi que nous, souffre (des D) douleur (s D), prie son Père avec angoisse, et sueur de sang, et (porte D) tant d’autre (s D) souffrance (s D). Quel cœur ne sera touché d’amour de ce si fort objet. (d’amour pour cet admirable objet D)

(295) Que si nous voyons pourquoi (Et si nous voyons pour qui, D) pour l’homme misérable de qui chacun (e ms) en particulier voit en soi le démérite et les défectuosités.

Et puis si l’âme pénètre (un peu D) dans cet amour divin (amour immense D), qui fait (tant D) pâtir et qui fait désirer souffrir encore davantage à ce S impassible, et que l’amour de nos âmes tient ici si patient. (et qui lui fait désirer de souffrir encore davantage pour nos âmes, que ne sentira-t’elle pas ? D)

Sur ces sujets donc, qui sont sans nombre, l’âme un peu désireuse de son Époux trouvera bien de quoi s’occuper et s’en approcher, lui rendant grâce et (lui D) donnant mille bénédictions pour ces infinies miséricordes. Et s’offrant à Lui en sacrifice, en résignation et (en D) vraie obéissance, et le suppliant aussi de lui accorder quelqu’une des vertus qu’elle aura vu le plus reluire (vues reluire le plus D) au mystère, où elle aura pensé le jour.

Mais pour ce (parce D) que les dispositions de l’esprit sont diverses, ceux (celles D) qui auront (296) moins de facilité à ce que nous venons de dire, soit par la faiblesse ou incommodité du corps, ou sécheresse (soit par la sécheresse de l’esprit D), pourront se servir d’un moyen bien aisé à l’âme qui a quelque fidélité et amour vers (envers D) n S.

L’âme pourra donc prendre son point sans user de discours, mais par un ? œil et douce inclination, et regard vers notre S, souvent elle lui ouvrira l’intime et fond de son âme, désirant L’aimer (de l’attirer D) au plus profond de soi, et (de D) se lier à Lui par l’effort doux et paisible de sa volonté, qui est seule en sa puissance, et dont parfois même, il lui semble ne pouvoir entièrement user si l’amour n’est pas (pas omis D) assez puissant pour l’assurer de ce que dit saint Paul : qui nous séparera de la charité (de Jésus-Christ, sera-ce la tribulation, ou l’angoisse, etc. Je suis certain que ni la mort ni la vie, etc. ni aucune autre créature ne pourra nous séparer de la Charité de Dieu qui est en Jésus-Christ Notre Seigneur D complète ainsi la cit.)

Que si l’âme parfois se trouve ne pouvant rien faire de ceci, elle peut néanmoins souffrir ses peines en sa présence, et avec Lui se résigner ainsi qu’il fit, s’humilier comme elle le voit abaissé, être patiente, et enfin exercer toutes les vertus à son exemple. (cette dernière phrase omise D)

(ms serait plus proche de la source que D)

Recueil… Aix [1689]

[1689] [Madeleine de Saint-Joseph], Jésus, Maria, Joseph. Theresia. /Recueil de plusieurs paroles et sentiments de piété sur les Mystères du Fils de Dieu, tirées de la Vie de la Vénérable Mère Magdeleine de Saint Joseph…, à Aix, chez Charles David, 1689. =Doc11

lectures été 06 :

Recueil d’Aix imprimé 1689 « M.S.J. »

annotation en p de garde

avant-propos : « tiré du livre de sa Vie »

en marges paginations crayon (de la Vie, à vérifier : concordance exacte ?)

suit une précieuse table ms de Louise de J

dont « c’est le chap XXIX de Talon p717’

première sélection :

contient ensuite : Recueil de quelques avis, Table, p.294-296 ; Applications… “sur notre bienheureuse mère [Thérèse]” & qq. autres txts p.297-388. [informatique : /Recueil Aix 1689].

(5)… tiré du livre de sa Vie [de Talon ? cf. numéros crayon marge et table ms. ajoutée d’une main moderne]

peu d’intérêt ? se limiter à citer le Recueil en bibliogr.

Oraison [1937]

[1937] [Madeleine de Saint-Joseph], L’oraison à l’école de la V. Madeleine de St J., opuscule, Clamart, 1937, 46 pages. [Lettre à la prieure d’un carmel p. 5-10 ; Avis pour la conduite des Novices p. 10-22 ; Lettres à des Novices p. 22-26 ; divers extraits de lettres… p. 22-46 ; annonce d’un vol. d’œuvres en préparation ! ; Chatou impr.]

l » oraison n » est pas l » ouvrage de la nature, mais celui de la grâce – l » enfant prodigue — il faut tj commencer et toujours continuer et ne jamais finir. Toutes nos actions dans le service de Dieu ne sont que des commencements tant elles sont faibles… — l » oraison… cet unique nécessaire… votre vraie vie — quand vous vous trouvez dénuée de toutes les vertus, allez à Notre Seigneur comme à vos richesses et la source — cette manière est la plus sainte et la plus parfaite, mais pourvu qu’elle soit véritable, car il y a bien des âmes qui se trompent en prenant leur inutilité et leur inapplication à Dieu pour une voie qui ne tient rien des sens, mais qui est bien au-dessus et toute de la foi. — une lumière fort extraordinaire est néanmoins tj une chose passagère… qui ne subsistera point ds l » éternité.


pour une « Centurie » ?

Centurie en faisant un choix dans les transcriptions suivantes dûes à s.Thérèse !

(et retrouver les sources !), soit Avis… + Table et txt thématiques extraits de Lettres + Txts du procès (ce qui permet d’introduire les perles des lettres dans une présentation alternative de ces dernières) :

Avis que notre Bienheureuse Mère Madeleine de Saint Joseph

a donné tant à ses religieuses

qu’à d’autres personnes

sur des dispositions et besoins différents

1. Puisque l’homme n’a été créé de Dieu que pour l’honorer et le servir, il est obligé pour ne se point détourner de la fin pour laquelle il a reçu l’être, de bannir de lui toute autre pensée, tout autre désir, tout autre amour et tout autre intérêt et il doit employer toute sa puissance, qui est si petite, à honorer un Dieu qui est si digne d’honneur.

2. Comme la puissance de Dieu sur sa créature est infinie, la créature lui devrait rendre une soumission infinie si elle en était capable, mais comme elle ne l’est pas, au moins doit-elle s’y soumettre autant qu’elle peut, en tout temps, en tous lieux et en toutes choses, sans aucune réserve.

3. L’âme se doit rendre toute au désir de la gloire de Dieu et de l’accomplissement de ses volontés, quelque contraire qu’elles soient à ses inclinations, car elle n’est pas créée pour se contenter elle-même, mais pour contenter Dieu.

4. Dans les divers événements de cette vie, nous ne devons pas nous arrêter à ce qui se passe sur la terre, mais il faut élever nos esprits à ce qui est caché dans la Sapience, adorer ses desseins et nous y rendre fidèlement autant que nous le pouvons connaître.

5. Dieu demande de sa créature un retour continuel vers lui de tout ce qu’elle est, de tout ce qu’elle a, de tout ce qu’elle fait et de tout ce qui lui arrive, comme étant la source de son être, de sa vie, de sa voie et de sa perfection.

6. En tous lieux, en tout temps et en toutes choses, ne pensez qu’à rendre à Dieu ce qu’il y demande de vous et il aura soin de disposer de tout pour votre sanctification.

7. Il ne faut pas nous donner, mais seulement nous prêter, aux choses créées puisque nous ne sommes pas à nous-mêmes, mais à Dieu qui a seul le droit de disposer de nous.

8. Il ne faut jamais, où il s’agit de l’intérêt de Dieu, regarder celui des créatures, ni si on leur plaît ou si on leur déplaît, mais il faut toujours faire ce qui est le plus droit devant Dieu, et lui qui est l’auteur des vraies joies saura bien contenter sa créature autrement que nous ne pouvons penser.

9. Nous ne devons jamais remplir nos esprits de nous-mêmes, de ce que nous faisons, de ce qui se passe en nous ou de ce qui nous arrive, mais oublier tout cela comme chose de néant et nous occuper du Fils de Dieu et de ce qu’il a opéré en la terre pour notre salut qui doit faire toute notre plénitude.

10. Toutes nos richesses sont la vie, les actions, les paroles et les mystères du Fils de Dieu et nous nous devons tenir heureuses de passer le cours de notre pèlerinage sur la terre à contempler, à adorer et à imiter ces choses si grandes et si divines, comme ce sera une grande partie de notre bonheur dans l’éternité de les voir à découvert.

11. Les mystères de Jésus-Christ doivent être honorés non seulement par de bonnes pensées, mais principalement par la pratique exacte des vertus chrétiennes et religieuses qui sont les plus remarquables dans les mêmes mystères.

12. Lorsque vous vous sentirez plus distraite et plus pauvre dans la prière, demandez à l’âme sainte de Jésus Christ qu’elle daigne vous donner quelque part aux hommages qu’elle lui a continuellement rendu sur la terre, à sa révérence vers lui, à ses adorations, à son amour et à ses louanges et unissez-vous y de tout votre pouvoir.

13. Si vous voulez parler des choses intérieures, parlez du Fils de Dieu qui est à l’intérieur de tous les intérieurs, le principe et le soutien de toutes les bonnes dispositions où les âmes peuvent être.


14. Comme le Fils de Dieu s’est donné à nous par la Sainte Vierge, il veut aussi qu’elle nous soit vie et moyen pour aller à lui.

15. Nous devons beaucoup demander à la très Sainte Vierge qu’elle nous apprenne à adorer et à aimer son Fils et nous souvenir que le privilège incomparable de sa divine maternité lui donne un droit et un pouvoir qui vont infiniment au-delà de tout ce que nous en pouvons comprendre pour nous faire accomplir ces grands devoirs avec perfection.

16. Bien que le Fils de Dieu soit le Dieu de la Sainte Vierge, il est aussi son fils et comme il a toutes les perfections à un degré plus éminent sans comparaison qu’il ne les a répandues dans ses créatures, il aime et il honore sa Mère plus que nous pouvons penser. Liez-vous donc à cet honneur et à cet amour qu’il lui rend, pensant qu’il n’y en a point d’autre digne d’une Mère de Dieu.

17. Nous ne pouvons rien faire qui soit plus agréable à la Sainte Vierge que de pratiquer la vertu qui l’a rendue digne d’être la Mère de Dieu, qui est l’humilité.

18. Demandez beaucoup à la Sainte Vierge qu’elle vous donne part aux dispositions de son âme lorsqu’elle dit ces paroles : « Ecce ancilla domini » et souvenez-vous que plus vous serez esclave de Dieu par amour, et que plus toutes vos actions porterons la marque de cette servitude, plus vous serez en possession de la véritable liberté de ses enfants.

19. Il faut beaucoup demander au grand Saint Joseph qu’il exerce sur nous sa qualité de père, laquelle il a sur toutes les âmes ensuite de ce que le Fils de Dieu l’a voulu reconnaître pour père sur la terre et, nous autres carmélites, avons un droit particulier de le regarder en cette qualité.

20. Il faut avoir grand recours aux saints dont on porte le nom puisque Dieu nous les a donnés pour avoir soin de nous.

21. La charité est une vertu si précieuse et si nécessaire, et elle nous a été si particulièrement recommandée par le Fils de Dieu, que nous ne devons point laisser passer de jour sans la lui demander. Lui-même l’a demandée pour nous à son Père quand il lui a dit : « Qu’ils soient tous un ainsi que vous, mon Père, êtes en moi et que je suis en vous afin qu’eux aussi soient un en nous. »

22. La vertu de charité est grande et tout ce qui la regarde est grand aussi, pour petit qu’il paraisse, c’est pourquoi il faut bien prendre garde de n’y pas manquer dans la moindre de nos actions, de nos paroles et même de nos pensées.

23. Il faut aimer toutes sortes de personnes quoique de partis contraires et d’humeurs différentes car la charité de Dieu unit tout en lui.

24. Soyez douce vers autrui et rigoureux vers vous-même et quand il se présente quelque chose de pénible, chargez-vous-en toujours pour en décharger les autres.

25. Il ne faut jamais parler de personne que pour dire ses vertus, et faire le contraire c’est donner lieu à la malignité de notre nature et aller ouvertement contre l’obligation de la charité.

26. C’est une chose très périlleuse de juger de son prochain quand on n’en a pas le droit, car bien souvent ce que nous jugeons imperfection en autrui ne l’est pas et, quand il le serait, nous ne devons pas faire une chose que Dieu nous défend si expressément : « Ne jugez point et vous ne serez point jugé. »

27. On verra souvent dans une personne 50 vertus auxquelles on ne pensera point et s’il y a en elle la moindre imperfection, on la remarquera, mais tout au contraire s’il y avait dans le prochain 50 imperfections et qu’il n’y eut qu’une seule vertu, il faudrait fermer les yeux à celles-là et s’arrêter à celle-ci pour l’en estimer selon ce que dit Saint Paul de la charité : « Elle ne pense point en mal, elle ne se réjouit point de l’iniquité, mais elle se réjouit de la vérité. »

28. Nous jugeons bien souvent des âmes qui nous jugeront un jour. Les supérieurs mêmes, qui ont droit de juger ceux qui leur sont inférieurs, ne le peuvent bien souvent faire néanmoins sans danger.

29. Tant qu’une âme s’occupe à remarquer les défauts des autres, dont Dieu ne l’a pas chargée, elle ne saurait être parfaite.

30. La parfaite charité que nous devons à nous-mêmes consiste en grande partie à nous refuser continuellement ce que notre nature imparfaite nous demande.

31. C’est une grande chose que l’humilité de cœur. Il y a vraiment peu d’âmes qui soient de ces humbles et de ces petits dont parle Notre Seigneur dans l’Évangile et cependant c’est cette vertu qui lui prépare dans l’âme une demeure agréable et sans laquelle toutes les autres ne lui peuvent plaire.

32. Ce qui nous fait croître en humilité nous doit être grandement agréable et nous devons tenir plus chère une humiliation de quelque part qu’elle nous arrive, que si l’on nous donnait la possession de quelque grand trésor.

33. Recherchez toujours les choses les plus humbles et les plus basses et vous réjouissez quand vous serez méprisées.

34. Dieu n’a que faire de notre esprit pour avancer ses œuvres et lorsqu’il veut s’en servir, il commence par l’humilier et l’abattre à ses pieds, car c’est par ces dispositions d’abaissement, de destruction et de mort à soi-même qu’il veut préparer à entrer dans ses conseils et si nous voulons nous en rendre digne il faut suivre fidèlement sa conduite sur nous.

35. S’il vous vient des pensées ou des sentiments contraires à l’humilité, adressez-vous à la sainte Vierge qui a su s’abaisser jusqu’à la qualité d’esclave, lorsque même Dieu l’élevait jusqu’à celle de sa mère, et lui demandez qu’elle vous apprenne à pratiquer cette grande vertu.

36. Comme c’est une marque d’une âme vraiment humble d’aimer à être méprisée de tout le monde, c’est un orgueil intolérable et une espèce de folie lorsqu’étant tout remplis de fautes, nous ne voulons pas souffrir que l’on nous en fasse voir une seule.

37. C’est une joie aux enfants d’Adam d’être exaltés et d’entendre dire leurs louanges et de parler d’eux-mêmes à leur avantage, mais au contraire c’est la joie des enfants de Dieu d’être humiliés et méprisés, d’entendre dire leurs défauts et de les faire connaître eux-mêmes.

38. Regardez-vous comme la dernière de toutes et obéissez à toutes vos sœurs comme vous voyant leur inférieure et la plus imparfaite.

39. Tenez pour règle de suivre toujours plutôt la volonté et les pensées des autres que la vôtres, autant que vous pourrez selon Dieu, vous souvenant que sans la soumission d’esprit et la démission du propre sens, l’on ne peut être à Jésus-Christ selon sa parole que « l’on ne peut être son disciple ni le suivre si l’on ne renonce à soi-même. »

40. Lorsque les âmes sont assez dociles pour être toujours en disposition d’apprendre de tout le monde, celui qui est la sagesse même et le docteur des humbles ne manque point de leur enseigner la science du salut et le chemin de la vie éternelle.

41. La qualité d’enfants de Dieu que nous avons reçue au baptême et qui nous a été acquise par le sang de Jésus-Christ, nous oblige à renoncer continuellement à nous-mêmes et à tout ce qui est du péché, pour vivre de la vie des enfants de Dieu, laquelle n’est pas une vie de délices, mais de souffrances, de croix et de mort

42. La souffrance est le chemin que le Fils de Dieu nous a enseigné dans sa vie, dans ses actions et dans sa mort. C’est ce qu’il a laissé en partage à ses enfants et à ses élus pour les sanctifier et plus particulièrement ceux qui lui doivent appartenir davantage dans l’état de la grâce et dans celui de la gloire.

43. Souvenez-vous que Jésus-Christ a choisi la voie des souffrances pour entrer dans sa gloire et qu’il les a laissées pour partage à ses élus voulant que leurs richesses en la terre fussent l’assujettissement, l’humiliation et la croix par laquelle il faut qu’ils se lient à celui qui est mort pour eux.

44. Jésus-Christ n’a pas dit à ceux qui possèdent des biens, vous serez bienheureux, mais il l’a dit à ceux qui sont pauvres et à ceux qui souffrent pour son amour.

45. La vie des saints est accompagnée de beaucoup de travaux. Il faut couler le temps en patience et en humilité jusqu’à ce que nous soyons faits dignes de recevoir la couronne de vie que le Saint et le Véritable a promise à ceux qui lui auront été fidèles jusqu’à la mort.

46. Beaucoup cherchent la croix de paroles et de désirs qui après la fuient dans les occasions. Or il faut qu’ils se souviennent que ce n’est pas aux paroles ni aux désirs qu’est promise la récompense de la vie éternelle, mais aux œuvres.

47. Portez humblement vos petites peines sans vous en occuper et sans en rien faire paraître au-dehors. Elles ne vous sont pas données pour vous en entretenir ni les autres, car le conseil de Dieu en vous éprouvant n’est pas de vous dissiper, mais de vous élever à lui en silence, en patience et dans l’oubli de vous-même.

48. La patience est grandement nécessaire dans la vie tant pour porter ses propres misères que pour toutes les autres choses difficiles qui s’y rencontre continuellement.

49. Lorsque l’on se trouve dans de grandes peines, il faut se souvenir de ces paroles que le Fils de Dieu a dit à ses apôtres au jardin des Olives : « Ne sauriez-vous veiller une heure avec moi » et en tirer force pour demeurer veillant et souffrant avec lui.

50. Quand il nous arrive des afflictions intérieures ou extérieures, il nous faut souvenir que  ce sont des peines dues à nos péchés et que bien loin d’avoir à droit de nous en plaindre, nous avons sujet d’admirer la bonté de Dieu et de lui rendre grâces de ce que, méritant de si grands châtiments pour nos crimes, il se contente de nous en envoyer de si petits.

51. Il nous faut bien souvenir que nous sommes appelées à la religion pour suivre de plus près le Fils de Dieu et pour participer davantage à sa croix qui est une très grande grâce. Il vous est donné, dit Saint Paul, non seulement de croire en Jésus-Christ, mais aussi de souffrir pour lui.

52. La vie religieuse ne doit être depuis le commencement jusqu’à la fin qu’une continuelle mortification et si nous manquons d’y travailler, nous serons religieuse seulement d’habit et non pas en effet.

53. Si vous ne mortifiez pas votre nature, elle prendra le dessus et vous serez enfin pénible à vous-même et aux autres.

54. L’âme qui se résout à travailler courageusement à se vaincre elle-même et qui en effet met la main à l’œuvre, emporte cet avantage que si aujourd’hui elle se surmonte en une chose, demain elle aura plus de force pour se surmonter en une autre et ainsi la nature meurt et la grâce vit. L’âme se rend la maîtresse et les sens demeurent soumis.,

55. Quand la mortification cesse, la grâce se perd et la grâce quoique très grande se retire quand nous abandonnons les œuvres.

56. L’on doit avoir un grand recours au Fils de Dieu dans la tentation et regarder en lui les vertus contraires aux imperfections dont l’on se sent combattu.

57. Quand vous serez attaqué de quelque tentation, entrez dans un profond abaissement devant le Fils de Dieu et, avec cette disposition, retirez-vous dans son âme très sainte comme dans un refuge assuré afin qu’elle vous environne, qu’elle vous protège et qu’elle vous défende des desseins et de la puissance de vos ennemis.

58. Les âmes qui ont quelques tentations ou peines d’esprit se doivent bien garder de se servir de ce prétexte pour s’exempter d’obéir ponctuellement, car en tout temps l’on doit s’assujettir, mais particulièrement en celui-ci où l’âme étant plus combattue a besoin de se tenir plus fortement à la grâce qui est renfermée pour elle dans la pratique de l’obéissance et des autres vertus.

59. Les saints n’ont pas acquis l’entrée au Royaume de Dieu pour avoir été tentés, mais pour avoir été fidèles dans leurs tentations en les portant fortement et en travaillant sans cesse à les vaincre.

60. La prière et la patience sont les armes avec lesquelles il faut vaincre toutes les adversités de cette vie.

61. La prière donne beaucoup de force à l’âme. En priant et en cherchant, l’âme trouve selon la promesse de Jésus-Christ : « Demandez et vous recevrez, cherchez et vous trouverez. »

62. L’âme devrait toujours désirer l’oraison comme un pauvre qui est affamé désire manger, car l’oraison est la nourriture de l’âme.

63. Il ne faut jamais quitter la prière sans grand sujet, car c’est par l’oraison que nous recevons les grâces de Notre Seigneur et que nous sommes unis en ses mains pour faire ses œuvres.

64. Souvenez-vous toujours que c’est le conseil du Fils de Dieu que, tout ce qu’il a demandé pour nous à son Père, nous le demandions aussi avec lui, et dans la même demande qu’il lui en a faite afin que nous soyons exaucés.

65. Pour obtenir de Dieu ce qu’on lui demande, il faut accompagner sa prière d’une profonde humilité et une des principales causes pour lesquelles nos oraisons ne sont point exaucées, c’est qu’elles ne sont point assez humbles.

66. Quand nous prions ou demandons pardon à Dieu pour les pécheurs, il nous faut mettre toujours les premières du nombre.

67. Si vous vous trouvez dans la facilité, servez-vous-en pour travailler fidèlement à la vertu et si vous vous trouvez dans la peine et dans la souffrance, alors soyez forte pour rendre à Dieu ce que vous lui devez en cet état et allez à lui en patience et humilité.

68. Quand vous vous trouvez dénuées de toutes les vertus, allez à Notre Seigneur Jésus-Christ comme à votre richesse et la source inépuisable de tous les biens et le priez qu’il vous en remplisse. Il ne lui faut ni des mois, ni des jours pour le faire. En un moment il peut vous enrichir, selon ce que dit l’Écriture, qu’il est facile à Dieu de revêtir un pauvre tout d’un coup.

69. Dieu n’est pas comme les rois de la terre, lorsque vous leur faites une demande pour plusieurs, cela vous empêche d’obtenir pour vous-même, mais au contraire ce Roi souverain, plus on lui demande et plus la charité par laquelle on le prie est étendue, plus il se rend libéral à accorder.

70. La vraie retraite ne consiste pas seulement à être tout le jour seule, mais bien à retrancher toutes les pensées, tous les désirs et toutes les occupations vaines et inutiles.

71. Si les âmes veulent avancer dans la vie intérieure, il faut qu’elles prennent un très grand soin d’éviter toute légèreté et dissipation, car l’esprit de Dieu est sérieux et il faut des âmes sérieuses pour le recevoir et pour le garder.

72. Notre Seigneur prend grand plaisir à voir les âmes qui sont à lui, passer leur vie en silence, en patience et en prière.

73. Aimez la retraite, priez beaucoup, parlez peu et soyez humble, car c’est ce qui met les âmes dans la voie sainte et les dispose à l’accroissement des dons de Dieu.

74. Parlez beaucoup à Dieu et peu aux créatures. Le silence est une grande chose et très nécessaire pour acquérir la perfection.

75. La langue nous est donnée pour louer Dieu et pour dire les choses nécessaires et non pour en dire d’inutiles. C’est pourquoi il la faut soigneusement garder et vous voyez aussi que Notre Seigneur n’a pas dit seulement : « Quand vous médirez, quand vous mentirez, vous en rendrez compte au jour du jugement », mais que « vous rendrez compte de chaque parole oiseuse que vous aurez dites. »

76. Un des usages par lesquels nous pouvons honorer le Fils de Dieu comme Verbe et Parole de son Père, c’est la parole. C’est pour cela que nous devons avoir un très grand soin que toutes celles que nous sommes obligées de proférer, soient saintes et parfaites et comme paroles de Dieu, selon ce que dit saint Pierre.

77. Soyez fort reconnaissante des charités que l’on vous rend, vous ressouvenant que la justice vous y oblige et que Dieu hait autant l’ingratitude qu’il aime la reconnaissance.

78. Les âmes qui vont simplement et innocemment sont remplies de la plénitude de Dieu et vous voyez que son Fils lui rend grâce « de ce qu’il a caché ses secrets aux sages et aux prudents et les a révélé aux petits qui sont les simples et les humbles. »

79. Il n’y a rien que l’homme ne craigne davantage que l’assujettissement, ni rien qu’il aime mieux que la liberté, c’est pourquoi Dieu veut qu’il lui en fasse un sacrifice et pour moi je ne fais nulle estime de toutes les dévotions d’une âme si elle n’est assujettie.

80. Lorsque les âmes se retirent de l’assujettissement, elles entrent dans une fausse liberté et sortent de la liberté des enfants de Dieu que l’on ne reçoit que dans le parfait assujettissement à Dieu et aux hommes pour son amour.

81. Il ne faut rien demander, ni rien refuser, mais être disposé à tout ce que l’obéissance voudra faire de nous.

82. Les vraies carmélites doivent faire toutes choses par amour.

83. La perfection à laquelle sont appelées les âmes chrétiennes et religieuses ne consiste pas seulement en la pratique de quelque vertu et pour un temps, mais à les pratiquer toutes, en tout temps, en toutes occasions et quelque difficulté que l’on y rencontre de la part de la nature ou de la tentation.

84. Comme Dieu peut agir sur le néant et en tirer quelque chose, il pourrait bien mettre en nous les vertus en un moment et sans qu’il nous en coûtât rien, mais il ne lui plaît pas d’agir de cette sorte que très rarement, car il veut que nous les acquérions par un long et pénible travail joint à l’opération de sa grâce sans laquelle tout ce que nous pourrions faire de notre part serait vain et inutile.

85. Travaillez sans cesse à toutes les vertus, mais particulièrement à l’humilité et à la douceur, vous souvenant que le Fils de Dieu nous les a singulièrement recommandées lorsqu’il a dit à ses apôtres : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. »

86. Une âme qui veut suivre Jésus-Christ ne doit jamais chercher le repos, mais travailler continuellement sans se lasser jusqu’à la mort.

87. Souvenez-vous que la terre n’est pas une région de clarté, mais de ténèbres, que ce n’est pas le lieu où l’on voit, mais bien celui où l’on travaille et ainsi résolvez-vous à le faire quoique vous n’ayez point de lumière.

88. La perfection chrétienne n’est pas l’œuvre d’un jour, elle ne s’acquiert que par un long travail et en se renonçant et en se mortifiant soi-même en toutes choses petites et grandes et cela sans relâche. Elle ne consiste pas en belles paroles, en bon dessein, ni en bonnes résolutions, mais en œuvres saintes et parfaites.

89. Ne vous y trompez pas, la perfection chrétienne est très difficile à acquérir et si quelqu’un la croit facile, il fait bien voir non seulement qu’il ne l’a pas acquise, mais même qu’il n’y a pas essayé, et néanmoins cette difficulté ne vous dispense pas d’être parfaite puisque le Fils de Dieu nous y oblige dans l’Évangile lorsqu’il dit : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait. »

90. Ce n’est pas la peine, mais l’indisposition de l’âme qui l’empêche de travailler à la pratique de la vertu, car la grâce de souffrir n’empêche jamais celle de se rendre à toutes les choses auxquelles on est obligé.

91. Dieu se plaît quelquefois à se cacher à ses élus pour éprouver leur foi, leur amour et leur fidélité, et alors il faut qu’ils prennent double soin d’agir en l’intérieur et à l’extérieur, non pas selon ce qu’ilssentent mais selon ce qu’ils croient conformément à ce que dit saint Paul : « Le juste vit de la foi. »

92. Pour l’ordinaire, Dieu nous fait désirer ce qu’il veut nous donner, c’est pourquoi quand l’âme ressent quelque désir particulier pour quelque vertu, elle doit aussi travailler avec un soin particulier à l’acquérir et espérer que celui qui peut tout ce qu’il veut, bénira son travail et l’accompagnera de sa grâce.

93. Quand on reçoit quelque grâce de Dieu, il ne faut pas s’y arrêter pour en jouir, mais l’accepter par amour vers lui et pour l’honorer davantage, retranchant la part que notre amour propre y pourrait prendre.

94. Toute la vie nous est donnée pour commencer à servir Dieu. La pratique d’une vertu est une disposition pour en acquérir une autre. Après la mort on commencera une vie de gloire dans le ciel qui durera toujours et où tout sera parfait, mais en la terre, il faut toujours et à tout moment commencer. David était un grand prophète, néanmoins il disait : « Ecce nunc coepi. Maintenant je commence. »

95. Quand on veut se résoudre à travailler pour acquérir la perfection, il ne faut pas regarder à son âge, car ce n’est pas l’âge qui donne les vertus, mais la seule grâce de Dieu suivie de la fidélité de l’âme à y correspondre.

96. Soyez fort fidèle à la parole intérieure de la grâce, car la grâce a une parole et les âmes doivent être très attentives à l’écouter et très promptes à se rendre à ce qu’elle demande.

97. Souvent les âmes se trompent beaucoup croyant des choses impossibles qui leur seraient faciles si elles avaient plus de soin de recourir à Dieu, dans leurs besoins et plus de courage et de fidélité pour bien user de la grâce qu’il leur présente pour se surmonter elle-même et pour se rendre à leur devoir.

98. Lorsque quelque chose du service de Dieu ou de votre perfection vous paraîtra extrêmement difficile, ne vous arrêtez pas à regarder cette difficulté, mais dites dans votre cœur ces paroles de saint Paul : « Je puis tout en celui qui me conforte ». Recourez humblement à lui et vous souvenez qu’il ne refuse point sa grâce à ceux qui persévèrent à la lui demander avec humilité et confiance.

99. Si les âmes n’ont un grand soin de se rappeler souvent à l’estime et à l’amour du joug de Jésus-Christ, non seulement elles n’arriveront jamais à la perfection, car elles en demeureront toujours très éloignées, mais elles ne trouveront jamais le vrai repos que le cœur de l’homme désire et cherche continuellement, car Jésus-Christ ne donne sa paix qu’à ceux qui aiment son joug et qui s’y assujettissent de toutes leurs puissances.

100. Il importe peu que l’on soit dans l’action ou dans le repos, mais il importe beaucoup que l’on soit séparé de soi-même dans l’un et dans l’autre.

101. Il nous importe peu que l’on nous loue ou que l’on nous blâme, que l’on ait bonne ou mauvaise opinion de nous, car les hommes passeront en un moment, alors toutes leurs pensées passeront, c’est pourquoi nous ne devons faire estime que du jugement qui demeure éternellement.

102. Il n’importe pas à l’âme de savoir en quelle voie Dieu la met, mais il importe infiniment en quelque état où elle soit d’y être à Dieu et d’y accomplir parfaitement toutes ses saintes volontés sur elle.

103. Faites plus d’état de la pratique solide de la vertu que de plusieurs visions et révélations, car si elles ne sont accompagnées d’une grande humilité, mortification et soumission d’esprit, l’âme se pourrait perdre dans ces dons extraordinaires.

104. Quand vous rendez compte des dispositions de votre âme, il ne faut pas que ce soit pour recevoir de la satisfaction de ceux à qui vous parlez, mais pour recevoir la grâce que Jésus-Christ vous a méritée et qu’il vous veut donner par cette communication.

105. Le besoin le plus ordinaire des âmes n’est pas de recevoir de nouvelles lumières, mais bien de faire un saint usage de celles qu’elles ont déjà reçues.

106. Il ne faut pas que les âmes fidèles reviennent à deux fois à demander avis sur une même chose, une seule doit suffire et en peu de paroles.

107. Ceux qui ont la conduite des âmes doivent leur parler non par leur esprit propre, mais par celui de Jésus-Christ qui est bénin et tout ensemble fort et puissant, selon ce qui est écrit de la Sagesse de Dieu qui est si son même Fils, qu’elle atteint d’une extrémité jusqu’à l’autre fortement et dispose toutes choses suavement.

108. C’est une chose si dangereuse que la direction des âmes, que si l’on envoyait les périls, bien loin de s’y ingérer par son propre choix, lors même que l’on serait contraint de s’y rendre pour se soumettre à l’ordre de Dieu, l’on ne le ferait qu’avec crainte et tremblement.

109. Il faut, travailler soigneusement à retrancher en nous jusqu’à la moindre petite imperfection, car puisqu’il n’y en a pas une qui, en quelque manière, ne nous détourne de Dieu, nous n’en devons négliger aucune.

110. Jamais imperfection ne donne de joie à l’âme qui s’y laisse aller, au contraire elle lui laisse une certaine tristesse qui ne peut s’exprimer et elle ne la lui fait pas ressentir seulement pendant qu’elle est dans le monde, mais aussi lorsqu’elle en sort, et encore plus quand elle en est sortie, si bien qu’une âme imparfaite porte la tristesse de son imperfection dans la vie, dans la mort et jusqu’après la mort, et au contraire les âmes vertueuses ont toujours joie et paix en elles-mêmes, quelque sujet de trouble et de tristesse qu’elles puissent avoir au dehors.

111. Lorsque nous nous laissons aller à quelques imperfections, nous manquons non seulement aux vertus, mais aussi à Jésus-Christ qui en est l’auteur.

112. Il ne faut point écouter la nature qui tend toujours du côté de l’imperfection, mais quand elle veut quelque chose conforme à son inclination dépravée, il la faut faire obéir à la grâce et entrer dans l’assujettissement à la loi de Dieu, car c’est notre devoir et notre ouvrage.

113. Lorsque nous manquons à Dieu dans les petites décisions, c’est un grand abus de croire que nous ferons mieux dans les plus importantes, car, comme la fidélité que nous lui rendons dans ces petites choses nous dispose à lui en rendre dans les grandes, ainsi les légères imperfections où nous tombons nous font un chemin pour passer à en faire de plus grandes.

114. C’est par les petites choses que le Fils de Dieu nous veut élever aux plus grandes selon cette parole qu’il dit dans l’Évangile : « Bon serviteur et fidèle qui avez été fidèle en peu de choses, je vous constituerai sur beaucoup. »

115. Quand nous sentons notre nature émue et dans quelque passion, il faut peu parler afin d’éviter de dire quelque chose qui soit conforme à ses sentiments imparfaits, ce qui serait encore un plus grand mal et un sujet de nouveau trouble pour l’âme, mais il faut aussitôt aller au Fils de Dieu chercher notre remède.

116. Il ne faut pas se décourager à la vue de ses fautes, mais il faut s’en humilier. C’est le propre des enfants d’Adam de tomber et celui des enfants de Dieu de se relever et de tirer profit de leurs chutes, selon ce qu’il est dit qu’« à ceux qui aiment Dieu, toutes choses coopèrent en bien. »

117. L’âme ne doit jamais s’abattre en sorte qu’elle manque à l’espérance que Dieu veut qu’elle ait de jouir de lui et de le posséder éternellement, et pour témoigner combien cette espérance lui est agréable, il nous y oblige sous peine de péché.

118. Quand vous aurez fait quelque faute, demandez-en pardon à Notre Seigneur Jésus-Christ avec une profonde humilité et le remerciez de ce qu’il a donné son sang pour l’effacer puis rentrez dans la paix et dans la confiance en Dieu et recommencez de nouveau comme si vous n’aviez rien fait.

119. Lorsque nous recevons l’absolution de nos fautes, il faut nous lier aux actes de contrition que Notre Seigneur Jésus-Christ a fait pour nous quand il était sur la terre et supplier son Père que pour l’amour de lui, il daigne nous regarder non plus comme des ennemies, mais comme ses filles et servantes.

120. Il faut avoir une grande confiance en Jésus-Christ comme en celui qui peut seul remédier à tous nos maux, et qui ne se lasse jamais de nous faire du bien.

121. Souvenez-vous que plus nous avons soin de nous-mêmes et de ce qui nous regarde conformément à l’inclination de notre amour propre, moins Notre Seigneur en a et que moins nous en prenons pour nous abandonner à sa providence, plus il en prend par sa bonté infinie.

122. Il faut être égal en tout temps, ne se laissant aller ni à la joie, ni à la tristesse et toujours soumise à ce qu’il plaît à Dieu d’ordonner sur nous, acceptant également le travail et le repos, la peine et la facilité. Un jour vient que nous entrerons dans une autre vie et dans une autre terre où la joie et la paix seront éternelles.

123. Nous devons passer chaque jour comme si c’était le dernier de notre vie et faire chaque action comme si c’était la dernière que nous eussions à faire.

124. Prenez toujours le moment présent pour en faire un bon usage, car vous n’avez que cela entre les mains. C’est un effet de notre pauvreté et de notre bannissement en la terre que nous ne possédons ni pour nous, ni pour les autres que le monde où nous sommes, car ce qui est passé n’est plus en notre pouvoir et personne ne nous saurait répondre de l’avenir.

125. Comme notre corps tend continuellement à la terre de laquelle il a été tiré et en laquelle il doit en fin être réduit par la mort, notre esprit doit de même, et à bien plus forte raison, tendre à Dieu continuellement lui qui est son principe et sa dernière et souveraine fin.

126. Le temps de la mort étant si terrible et si incertain et « la porte du ciel si étroite » comme le Fils de Dieu nous l’apprend, il est nécessaire de veiller et d’être toujours sur ses gardes afin de ne point se détourner de Dieu et de n’être pas pris à l’impourvue de cette dernière heure.

127. Il ne s’y faut pas tromper, jusqu’au dernier moment de notre vie il n’y a point d’assurance non seulement pour la perfection, car il n’y a point d’âme pour avancée qu’elle soit qui puisse croire y avoir fait le premier pas, mais même pour le salut, c’est pourquoi nous devons travailler sans cesse jusqu’à la mort sans nous lasser et opérer notre salut en crainte et tremblement comme nous l’apprend l’Écriture et vous savez ce qu’elle dit ailleurs que « l’homme ne sait s’il est digne d’amour ou de haine. »

128. Cherchez la paix, souffrez de tout le monde et vous réjouissez dans l’espérance des biens à venir que Dieu a préparés et promis à ceux qui l’aiment.


Table et txt thématiques extr. de lettres

par Sœur Thérèse !

Abandon à Dieu L 37 ; 62

Adoration L 67,3 ; 77 ;

Amour de Dieu pour nous L 2, 2

Amour pour Dieu L 8, 2

Bérulle L 45 ; 47 (cf enfance) ; 96 (cf Vierge Marie) ; 97 (cf Monastère — fermeture)

Bonnes œuvres L 8, 2

Cloture L 64

Combat spirituel L 2, 1, 2 ;

Conseils pour la vie intérieure L 10 1, 2

Conseils pour la conduite des novices L 11 1 ; L 22, 1

Conseils à une prieure L 31, 3 ; L 111, 1-2 ; 112 ; 133 ; 114 ;

Croix de Jésus-Christ L 81

Désintéressement : L 99,1

Dévotions : 109, 2 ; 110

Diable L 2, 2 ;

Douceur L 22, 1 ; 97 ; 116

Enfance (mystère de l’état) L 47, 2

Foi L 1, 1, 2 ;

Force L 26, 1 ;

Guerre L 98, 1 ; 117, 2 ; 120,1-2 ;

Homme L 1, 3 ;

Honorer Dieu : L 39 ; 41

humilité : L 1, 1 ; 8, 2

mort : L 33, 1

Madeleine de St Joseph : L 23, 1 ; L 39, 1 ; 93 ; 95 ; 96 ; 108 ; 115 ;

Monastère : L 97, 3 ;

novices : L 19, 3 ; 69 ;

Obéissance : L 1, 1,2 ;

Pauvreté L 100, 4 ;

Prieures : L 6, 1 ; 9, 1 ; 96

Prière : L 15, 1 ; 17,1 ; 68

protestant : L 1, 1 ;

protestantisme : L 1, 2 ;

renoncement à soi-même : L 80

Saint Sacrement : L 122

Santé : L 100, 5 ; 104, 2 ;

Vierge Marie : L 1, 1 ; 96 ; 98 ; 121 ; 122, 3 ;

Vie religieuse L 2, 3 ;

Voie de Jésus-Christ : L 1, 1 ; 2, 2 ; 49, 2

Volonté de Dieu : L 2, 1 ; L 27, 1 ;

Zèle des âmes L 1, 3 ; 2, 1 ; 3, 1 ; 101 ; 117, 4 ; 123 :


Abandon à Dieu L 37 : Il est vrai que c’est une chose étrange d’être chargée d’un si grand nombre de filles avec si peu de santé ; et il n’y a que le seul abandon à Dieu qui me puisse faire soumettre… ce serait le plus grand mal de tous de ne pas vouloir ce qu’il veut puisque toutes choses doivent être entièrement assujetties à sa très sainte volonté.

L 62 :… Il faut élever son esprit à Dieu et lui laisser conduire la terre comme il lui plaît, sans y apporter de notre part autre chose que de la bénignité et de la charité envers tous, les regardant dans celui qui les a crées er rachetés de son sang et qui sait seul la fin et le jugement qui sera fait de chacun..

Adoration L 67, 3 :… les mystères du Fils de Dieu. C’est à quoi je désire occuper le reste de mes jours adorant jusqu’à ses pas et jusqu’au plus petites particularités de sa vie, s’il y a quelque chose de petit dans celui qui est la grandeur même.

L 77 : Ne vous occupez pas tant à y résister ou à faire des actes contraires, comme à vous élever par ces petites peines, adorer les grandes de Jésus-Christ en sa vie voyagère et en tout ce qu’il a été.

Amour de Dieu pour nous L 2, 2 : Je supplie J-C par la grandeur de son amour qui lui a fait donner son sang et sa vie en la croix pour notre salut… qui vous appelle depuis si longtemps avec tant d’amour et de miséricorde

Amour pour Dieu : L 8, 2 : saintes âmes qui ont aimé et servi J-C en patience, humilité et bonnes œuvres et en donnant le bon exemple au prochain.

Bérulle : L 45 : entière (éloge de Bérulle)

L 96 : cf Vierge Marie

Cloture : L 64 :.. ne pas demander de permission au Pape pour entrer en ce monastère.

Combat spirituel — vocation : L 2, 1 : Je ne doute point que vous ne soyez bien combattue dans la résolution que vous avez prise de vous donner à Lui 2, mais il faut que cette grâce vous coûte et que vous l’achetiez par la fidélité

L 2, 2 :… de vous donner la force de quitter la terre avec un généreux courage

Conseils pour la vie intérieure : L 10, 1, 2 :.. la chose la plus nécessaire en la vie et qui nous peut tirer hors de nous et nous élever à la divine Majesté que de se servir des occasions quelles qu’elles soient et les recevoir humblement

Conseils pour la conduite des novices : L 11, 1 : il est nécessaire de tenir quelques sévérités aux âmes, non pas de paroles ni rudes ni sévères, mais avoir un œil à Dieu pour ne pas adhérer aux faiblesses et défectuosités de leur nature

L 22, 1 : j’en au vu plusieurs… en qui la dévotion n’est venue de quelques années même après leur profession… et cela vient avec le temps et quelques fois les humilie et donne par la vertu ce qu’elles n’ont pas par la dévotion… mais enfin N-S fait son œuvre petit à petit et non pas tout d’un coup et sans s’accommoder à la misère et à la petitesse humaine.

Conseils à une prieure L 31, 3 : Ne craignez pas de montrer quelque tendresse à ses âmes ; il les faut prendre par où elles sont prenables et ne point regarder ni dire les manières conformes à nous-mêmes, mais prendre humblement celles que J-C nous donne, c’est-à-dire celles par lesquelles nous voyons que nous leur pouvons servir

L 111,1 : Je vous recommande cela tant que je peux et de ne jamais dire de paroles dures aux Sœurs, mais toujours doucement, et avec un visage ouvert et charitable leur parler et leur dire ce qui sera besoin, sur tout élevant votre esprit à Dieu pour elles et sur elles et ne leur parlant pas par l’esprit naturel, mais par l’esprit de Jésus-Christ, qui est bénin, doux fort et puissant, non pour charger les âmes, mais pour travailler avec persévérance jusqu’à ce que vous les ayez mises au point où sa divine Majesté les demande. Offrez continuellement cet œuvre à Jésus-Christ afin qu’il l’élève et qu’il le sanctifie…

L 111, 2 : Pour ce qui est de vous, laissez fa ire à Dieu. Vous serez bienheureuse si sa Majesté vous rend digne de la servir en ses œuvres et que vous puissiez y apporter quelque chose par prières et par patience : ce sont les armes par lesquelles il faut vaincre. Pour toutes les choses qui ne concernent point le service que nous devons à Dieu, il les faut laisser écouler doucement et patiemment. Elles sont une heure et ne sont pas une autre, nous font de la peine et puis n’en font plus. Il faut tout laisser passer, hors Jésus-Christ et ses voies sûres et véritables. Continuez à vous laisser à Dieu et à ne chercher aucune assurance en vous-même, la créature n’étant que bassesse et néant.

L 112 : Nous devons faire trois choses en la vie qui nous la doivent faire écouler et passer dans quelque sorte de disposition que l’on ait : c’est de soumission à Dieu, d’abandon total de nous-mêmes à sa divine conduite et de référence de tout ce que nous sommes entre les mains de Jésus-Christ à ce qu’il nous donne à son Père.

L 113 : Ne vous souciez pas de ce qui vous occupe, si c’est peine ou plaisir, difficulté ou facilité, mais seulement regardez à être droite, simple et pure devant Dieu, jamais ne cessant de vous rendre à lui.

L 114 : Ayez soin de ne pas laisser les voies intérieures sous quelque prétexte que ce soit ; mais en grande patience d’esprit suivez Dieu et ce qu’il demande de vous, soit par liaison avec lui, soit par une humble pratique des vertus intérieures et extérieures. Il n’y a jamais rien qui nous en puisse empêcher : il faut bien s’établir sur cette vérité afin que nous en soyons pas trompées et que sous un prétexte ou un autre nous ne soyons toujours à recommencer.

Croix de Jésus-Christ L 81 : c’est chose précieuse que la croix de Jésus-Christ ; et, quoiqu’il lui plaise de nous en départir, il faut la tenir chère. Et ne pas chercher à ; nous en défaire.

Désintéressement L 99, 1 : (Les supérieurs réfutèrent à la petite de V. de faire faire profession avant son âge) Je vous dirai que pour attendre son temps, l’on a pensé perdre tout ce qu’elle donnait, qui était la moitié de notre couvent de Troyes.

Dévotions L 109, 2 : C’est une dévotion que j’ai depuis quelque temps que les âmes soient liées aux saints et aux anges qui ont soin particulier du lieu où elles sont.

L 110 :… avoir part à l’humilité qu’il donna à sainte Madeleine étant à ses pieds. Ce sont là mes dévotions et mes désirs d’avoir une petite place en la terre et au ciel aux pieds de Notre-Seigneur.

Diable L 2, 2 :… résistant à toutes les poursuites du diable et en méprisant généreusement tout ce qu’il vous montre

Douceur L 22, 1 : je me suis accoutumée de telle sorte à la douceur que je ne pense pas avoir donné de pénitence à pas une sœur plus grande depuis six ans que d’une mortification au réfectoire et si, jamais je n’ai au plus de respect et plus d’obéissance véritable et sincère

L 97, 1 :.. faisant entendre avec prudence et respect vos raisons à ceux qui vous traversent, afin de les adoucir. Il est nécessaire dans ces rencontres d’écouler beaucoup de petites choses qui ne sont pas importantes et d’accommoder les autres avec adresse.

L 116 : J’offre votre âme au Fils de Dieu pour recevoir la qualité de sa douceur afin que vous rendiez hommage à cette grandeur que saint Paul nous annonce quand il dit : La bénignité et l’humanité de notre Sauveur nous est apparue etc...(Tite 3, 4)

Enfance (mystère de l’état d’) L 47, (Bérulle) Il avait promis à Dieu de porter toutes les maisons de notre Ordre à une particulière application à Notre Seigneur Jésus-Christ en son état d’enfant.

Foi L 1, 1 ; Vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner jusqu’au jugement de Dieu.... 2 chercher les passages dans l’Écriture pour censurer la vérité de la foi catholique, apostolique et romaine dont la vérité, dont l’antiquité et dont la sainteté rendront à jamais d’autant plus de gloire à Dieu qu’elle a dès le commencement été combattue et que de temps en temps, elle a par nouvel assaut gagné nouvelle victoire

Force : L 26, 1 : vous devez vous séparer de l’attachement que vous pourriez peut-être avoir à celles qui ne sont plus avec vous, ne vous laissant pas aller aux faiblesses de la nature et vous souvenant de cet esprit de notre mère sainte Thérèse, je veux dire de cet esprit de force qu’elle nous a tant désiré et que le Fils de Dieu départ aux âmes qui sont à lui.

Guerre : L 98,1 : Il semble que la charité et la bénignité qui nous sont apparues en Jésus-Christ (Tite 3,4) soient éteintes sur la terre : tout est rempli de guerre, de troubles et de misères dans la France et dans toute l’Église....

L 117, 2 : Je vous rends grâces très humbles aussi de la très grande charité avec laquelle vous nous offrez de nous loger. Nous n’avons pas été trop loin de quitter notre monastère pour le grand effroi où l’on était ici de l’armée ennemie ; car on disait que toutes les religieuses seraient obligées de se retirer dans un lieu de sûreté. (cf. aussi L 120)

Humilité : L 1, 1 ; Je ressens beaucoup l’état où est votre âme, qui est séparée de l’humilité chrétienne… voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait, accompagner… comme humble sujette de ses commandements.

8, 2 : saintes âmes qui ont aimé et servi J-C en patience, humilité et bonnes œuvre et en donnant le bon exemple au prochain.

Homme Faiblesse L 1, 3 : sachant la faiblesse de l’homme

Honorer Dieu L 39 : Que pouvons-nous mieux faire que d’adorer sa personne sainte et tous les mystères de notre salut qu’il a accomplis ?

L 41 : Rendez hommage au Fils de dieu humilié.

Mort L 33, 1 : je vous dirai qu’elle (la mort) m’est fort présente et qu’il me semble que Dieu m’oblige de m’y préparer. J’essaie de le faire et pour cela d’entrer tous les jours dans les dispositions où je voudrais être en ce temps-là.

Madeleine de St Joseph L 23, 1 : Je sens une grande dévotion à l’amour que J-C porte à son père

L 39, 1 : Pour ce que vous croyez que j’ai toutes choses ensemble, les grandes et les ordinaires, je vous dirai librement ce qu’il en est : je n’ai rien du tout de ces subtilités, mais il est vrai que je puis avoir quelque chose comme les autres, quelques applications, mais la manière dont j’ai les choses est pour y tendre, non pour m’y voir établie et je suis tout étonnée de ces âmes qui tout aussitôt ont tout fait.

L 93, 2 : Il y a certaines personnes qui m’attribuent tout ce qui se fait en notre Ordre qui donne peine à quelqu’un. Je les laisse dire et si Dieu en retire quelque gloire pour petite qu’elle soit, cela me suffit.

L 95, 3 : Je suis toujours dans mes incommodités ordinaires et je marche avec très grande difficulté. Enfin, ma mère, cette vie n’est que travail et il la faut souffrir dans l’espérance d’une meilleure à laquelle nous nous acheminons tous les jours. Je n’en passe aucun où quelque chose ne m’oblige à me disposer à ce que je dois et à ce pourquoi je suis créée, dont je rends grâces à Notre-Seigneur Jésus-Christ, car, quand j’aurais encore beaucoup à vivre, je ne désirerais pas d’autres dispositions ni d’autre part en la terre. Tout ce qui s’y passe me semble maintenant comme un songe et je sens et connais clairement que je n’en suis plus.

4 : Je cache tout ce que je puis de mes infirmités, tant pour ne pas donner de la peine à mes sœurs que pour que ceux qui troublent l’Ordre en tirent des espérances, quoiqu’il y en ait bien peu de sujets ! car le Fils de Dieu, qui défend ses ouvrages, n’a que faire de ses créatures et moins encore d’une telle que moi pour maintenir celui-ci.

L 96, 1 : Je vous écris pendant que j’ai la vue un peu plus forte

L 108 : Je suis tout étonnée de ce que les âmes parlent ainsi de leur voie, car j’ai tantôt soixante ans et si je ne pourrais pas dire cela ; quand mon supérieur m’obligerait et même mon bon ange à dire qu’elle est ma voie, je ne le pourrais pas faire, car je n’ai rien et ne sais que c’est de parler ainsi. L’on va à Dieu comme l’on peut. Ce n’est pas que les âmes n’aient une voie, par où elles vont à Dieu, ni qu’elles n’en puissent avoir quelque petite connaissance, tant par la lumière que Dieu leur en donne immédiatement par lui-même que par la personne qui les conduise, mais cette vois n’est pas tellement limitée à une certaine disposition qu’elle n’en enferme beaucoup d’autres selon le vouloir de Dieu qui fait à ses créatures ce qu’il lui plaît, ni l’âme ne se doit tellement approprier sa voie et s’en assurer qu’elle ne pense que Dieu la changera quand il lui plaira : et que peuvent savoir ces âmes dans les ténèbres de la terre, quand ils disent si assurément : ma voie ? Pour être que leur voie est déjà changée quand ils parlent ainsi et les inégalités que nous expérimentons tous les jours dans cde qui se passe en nous nous empêchent bien, ce me semble, de pouvoir parler de cette sorte, car un jour Dieu élève l’âme et lors elle est dans une voie d’élévation par laquelle il faut qu’elle cherche, le lendemain il lui ôte tout et la laisse dans sa petitesse et sa misère et lors c’est une vois d’humiliation et de patience.

L 115 : Je supplie Notre Seigneur de se donner lui-même à vous comme doux et bénin. J’offre de tout mon cœur votre âme à son âme sainte et désire qu’elle entre en la mansuétude et patience de Jésus-Christ souffrant et mourant, étant une des choses dont j’ai plus de désir pour moi-même.

Monastère L 97, 3 :… on presse Messieurs nos supérieurs de défaire le monastère de N (Guingamp) et de détruire une œuvre de Dieu pour huit religieuses mortes en quatre ou cinq ans....Je crains bien que, si on donnait lieu à ces appréhensions et que l’on commença à se défaire de nos maisons, l’esprit malin ne s’arrêterait pas pour une. Il lui serait bien facile dans le temps où nous sommes, plein de troubles et de guerre, de tirer profit de cet exemple.

Novices L 19, 3 : (future novice) il faut les élever et accoutumer à être gaie, ouverte et de douce humeur, ne leur endurant jamais de se renfermer, de faire de petites mines que font quelques fois les enfants, ni de disputer avec les autres enfants.

L 69 : Il faut une grande douceur et quand vous leur parlerez, parlez à vous premièrement. Quand nous reprenons les fautes, il faut aussi parler à nous-mêmes plutôt qu’à celle qui a failli, et en cette sorte nos avertissements font de bons effets parce qu’ils sont accompagnés d’humilité.

Obéissance : L 1, 1 : Je ressens beaucoup l’état où est votre âme, qui est séparée de l’humilité chrétienne… voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner… comme obéissante à ses saints apôtres. 2, Mais qui a tiré votre âme de l’obéissance ?

Pauvreté : L 100, 1 : Nous avons grande compassion de votre pauvreté, mais nous sommes dans un temps si cher et l’on a tant de peine à vivre qu’il est vrai qu’on ne fait pas tout ce qu’on voudrait bien. Mandez-nous, s’il vous plaît, par quelle voie nous vous pourrions envoyer cent livres que notre Mère et nous désirons vous donner.

Prieures - Choix L 6,1 : Vous savez que l’on ne peut pas trouver si promptement des supérieures

L 9, 1 : Celle qu’on a choisie est très vertueuse et très propre à cette chose… je vous assure qu’elle est très grande servante de Dieu et fort humble et charitable.

L 96, 1 :.. afin que la grâce s’accroisse tous les jours en vous et l’amour à ses mystères, à sa personne sainte et à l’imitation de ses vertus : de son humilité, en servant ses servantes, et de sa charité en souffrant leurs défauts et les incommodités qui se trouvent ne servant les âmes et en leur enseignant plus par la pratique que par la parole.

L 15,1 : Il nous faut beaucoup prier, car ce sont les armes par lesquelles nous nous devons défendre et combattre nos ennemis

L 17, 1 : Je vous conseille de retrancher toutes les communications que vous ne voyez pas absolument nécessaires ou pour le moins d’en diminuer le temps afin d’en avoir davantage pour la prière ; car c’est par l’oraison que nous recevons les grâces de N-S et que nous sommes mis en ses mains pour faire ses œuvres… je vous conseille de ne point passer de jour sans prendre quelque heure d’extraordinaire outre celles de la communauté. Le peu de paroles que vous direz feront plus d’effets que beaucoup de discours étant dissipée vous-même.

L 68,3 : La prière donne beaucoup de force et j’y porte toutes les âmes d’ici le plus que je puis, particulièrement celles qui sont assurées par leur âge de ne plus pouvoir guère vivre.. car en priant et en cherchant, l’âme trouve avec le temps et la patience selon la parole de Jésus-Christ.

Protestant : L 1,1 Je ressens beaucoup l’état de votre âme qui est séparée de l’humilité chrétienne. Entrez, je vous supplie, dans le fond de votre conscience et voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner jusqu’au jugement de Dieu comme fille de la vraie et ancienne Église… 2,. Qui vous a enseigné à délaisser la vraie et parfaite voie de Jésus-Christ, suivie par vos pères il y a seize cents ans ?...

Protestantisme : L 1, 2 ; nouvelle et fausse religion

Renoncement à soi-même : L 80 ; Encore que sa divine Majesté ne vous envoie point de croix particulière, il faut porter celle qui est commune et, ce semble, la plus pénible de toutes, qui est le renoncement à soi-même et l’assujettissement à toute créature.

Saint Sacrement : L 122, 1-3 : Je vous dirai que je voudrais que l’on composât un traité du Saint Sacrement. Je désirerais que celui qui  composerait ce livrevmontrât que Jésus-Christ a multiplié sa pré&sence en tant de lieux par desz conseils très élevé&s et cependant peu connus et moins honorés. Je voudrais qu’il fît voir que dans ce Sacrement se trouve l’abrégé de tous ses états et de tous ses mystères. ...

Santé : 100, 5 : La fluxion qui me continue toujours fort fâcheuse sur mon œil m’empèche de vous donner la consolation de vous écrire de ma main.

L 104, 2 : Je suis fort incommodé de mon mal de jambe et de plusieurs infirmités, qui ne sont, comme je coirs, tant pour me faire sitôt aller voir Dieu, comme pour obliger une âme faible comme la mienne à une pluis particulière disposition pour cela.

Vierge Marie : L 1,1 ; Je ressens beaucoup l’état où est votre âme, qui est séparée de l’humilité chrétienne… voyez par quelle voie vous avez changé la foi et la religion qui vous devait accompagner.. comme servante de sa sainte Mère et de ses saints et saintes.

3, 1 La pensée de servir la Vierge en l’Ordre m’a beaucoup aidé

L 96, 1 : Sur toutes choses ayez soin de les rendre bien dévotes à la Mère de Dieu, leur Patronne. C’est un des plus grands désirs de notre bon Père Monseigneur le Cardinal de Bérulle et il tenait que c’était par cette dévotion que notre Ordre tirerait le plus de grâces et ferait plus de profit.

L 98, 2 : Il faut avoir aussi, tant pour cela que pour toutes les autres nécessités présentes, un grand recours à la sainte Vierge qui est la Mère de Miséricorde et la Mère de l’Église. C’est en elle que Dieu a rassemblé tous ses trésors…

L 121… 2 : Demandez-lui qu’e’lle vous dispose pleinement à recevoir les effets de sa maternité ? C’est une grâce qui est communiquée en plénitude à très peu d’âmes. Je la supplie par sa grande bonté que nous soyons de ce petit nombre. …

L 122, 3 : Dieu… m’a montré que la Vierge avait une prérogative d’adorer son Fils en tous les lieux où il est en même temps. Et je lui ai demandé qu’elle nous y donnât quelque petite part

Vie religieuse L 2, 3 : vivre ici-bas de la vie des anges, en pureté, en sainteté et en élévation continuelle vers lui.

Voie de Jésus-Christ : L 1, 1 ; Qui vous a enseigné à délaisser la vraie et parfaite voie de Jésus-Christ.

L 2, 2 ; la voie la meilleure et la plus assurée pour arriver au ciel

L 49, 2, 4 ; Qui donc est le plus parfait ? Celui qui est le plus en Jésus-Christ, qui est notre voie. Or nous entrons en Lui par une perpétuelle adhérence à lui soit par notre esprit, soit par nos œuvres en imitant sa profonde humilité, sa patience, sa soumission et obéissance jusqu’à la mort et à la mort de la croix. Nous nous unissons à lui encore par l’adoration de ses mystères....Or si la sainte Vierge n’a par cherché d’autre dévotion que voulons-nous nous autres et où pourrons-nous trouver rien qui peut en approcher ?

(§ 4) Je sais que tous ne peuvent pas d’appliquer par discours à nos mystères… Je parle d’une adhérence de volonté, ou simple ou plus forte selon la facilité, le don de Dieu et la liberté d’esprit ; je parle d’une adhérence de tout soi-même au Fils de Dieu, je parle d’une patience ayant relation à la sienne et à ses travaux et d’un hommage permanent et continuel qui ne finit qu’avec nous.

Volonté de Dieu : L 2, 1 vous rendre plus facile le passage que vous devez faire pour accomplir sa volonté

L 27, 1 :… vous ne puissiez être appliquée qu’à une dépendance entière et parfaire de sa grandeur et de sa souveraineté sur ses créatures, en laquelle il ne nous est pas permis de disposer de nous un seul moment mais comme de pauvres néants, nous devons remettre notre être entre les mains de celui à qui il appartient

Zèle des âmes : L 1, 3 ; touchée au vif du désir de vous voir rentrée dans la bergerie de J-C. je ne sache rien, pour pénible qu’il fut, que je voulusse porter pour votre salut....Je ne sache rien pour pénible qu’il fut que je ne voulusse porter pour votre salut

2, 1 Je voudrais qu’il plût à Dieu de m’envoyer quelque nouvelle croix pour adoucir celle que vous portez et vous rendre plus facile le passage que vous devez faire pour accomplir sa volonté ; je la recevrais avec joie et tiendrais à bénédiction d’augmenter mes souffrances pour diminuer les vôtres.

3, 1 âmes que vous savez qui sont en de si grands besoins, ce que vous (Bérulle) m’avez ordonné de recevoir

L 101, 3 : lequel (Jésus-Christ), s’il nous fait miséricorde, comme je le lui demande et l’espère de sa bonté, nous ne vous oublierons pas ni la moisson à quoi vous êtes appelés. (Le Père Le Jeune s.j.)

L 117, 4 : Nous ne savons jusqu’à quel point ira la colère de Dieu. Je vous supplie de lui faire beaucoup demander l paix de la chrétienté par nos bonnes sœurs de votre monastère et de les prier de laisser toutes les autres choses pour s’appliquer seulement à cela.

L 123, 1 : baptême des deux petites Sauvages tant pour la célébrité de l’action que pour la grande dévotion qu’un grand peuple y témoigna. (description du Baptême)

NOTES : L 86 (vers 1634) L e conflit avec l’Oratoire s’apaisait après les brefs d’Urbain VIII réglant la visite des carmélites (2 avril 1632 et 29 janvier 1633) ; quand la déposition d’une prieure (celle de Saint Denis ?) fille spirituelle du P. de Condren, vint en novembre 1633 aigrir de nouveau les esprits. La Mère Madeleine surtout fut critiquée, car on la regardait comme l’instigatrice d’une mesure qu’elle s’était au contraire efforcée d’empêcher.


Textes sur Madeleine de saint Joseph tirés du procès


Par sœur Thérèse !

les dossiers sont ceux de la malle

BÉRULLE

2 C 16 (des Rochers p. 16) Monsieur de Bérulle disait qu’il avait plus appris des grandeurs de Dieu en sa communication qu’il avait fait dans toutes ses études

ABANDON A DIEU

2 C 16 (des Rochers p. 17) toute ma consolation est de pratiquer le conseil de cette bienheureuse qui était un grand abandon à la conduite de la divine providence, mais pourtant elle disait qu’il fallait travailler et faire tout ce que l’on pouvait et d’attendre tout de Dieu comme si nous ne faisions rien

CONFIANCE EN DIEU

2 C 2 (Gibieuf p.11) Elle disait : « Qu’il est très utile de se défier de soi-même et de faire peu de cas de nos propres pensées, afin que mettant entre les mains de Dieu tout l’ouvrage de notre salut, il en fasse selon sa volonté et qu’étant dégagés d’une infinité de chemins embarrassants, il nous conduise simplement où il souhaitera et qu’il nous donne une tranquillité d’esprit, une longue vie et une assiduité à le prier et avec tous ces avantages nous attendions en repos et avec humilité qu’il nous fasse connaître sa sainte volonté ; c’est de vivre selon l’évangile que de prier, mais de prier sans relâche

DOUCEUR

2 C 4 — (évêque de Bazas) p. 4 La douceur de son esprit, la force de son entendement, les clartés et les lumières de son âme, le goût et le sentiment qu’elle avait des choses de Dieu, l’intelligence de ses mystères, le don qu’elle avait de pénétrer les cœurs, de discerner les esprits et pour comprendre toute une sagesse vraiment évangélique…

GOUVERNEMENT :

2 C 12 (Castaing p. 4 s.) Dans la charge de prieure elle s’est si bien gouvernée dans l’esprit de J-C qu’elle n’agissait jamais que par l’esprit de servitude et non de domination et au lieu d’être maîtresse et supérieure de ses religieuses, elle paraissait et était la servante de toutes en général et de chacune en particulier et sa conduite était si douce et si solide qu’elle imprimait aux religieuses l’amour et la crainte tout ensemble, qu’elles avaient pour elle c’est-à-dire un amour filial en N-S et une crainte de respect

GRÂCES INTÉRIEURES :

D (Catherine du Saint Esprit) p. 17 “Dieu met en moi par grâce, tout d’un coup, et ne fait pas les choses peu à peu, j’ai après un grand travail pour l’établir. cela me consomme toute”.

p. 22 : Elle se voyait souvent en un état que l’essence de son âme se voyait séparée de ses sens inférieurs et qu’elle opérait vers Dieu en cette manière et qu’une personne qu’elle lui nomma lui avait voulu donner une conduite conforme à cela, mais qu’elle avait plutôt choisi de suivre une voie commune et ordinaire et qu’elle n’ait pas voulu y entrer et que quand cela n’était pas présent qu’elle n’y pensât plus et elle avqit si peu d’estime de tout ce qu’elle avait en elle qu’elle disait que son oraison était de dire un miserere.

p. 24 : An commencement qu’elle se résolut de quitter le monde et de servir (?) entièrement à Dieu, elle lui demanda soigneusement et avec grand désir de le connaître et persévéra longtemps en cette demande après laquelle il lui donna une connaissance particulière de lui comme elle l’a dit elle-même, et qu’ensuite de cela elle pensa : après la connaissance, il faut l’amour auquel elle s’appliqua soigneusement.

Elle dit un jour à Notre-Seigneur : » Voilà une telle personne qui reçoit tant de contentement dans une recherche qu’il fait d’une chose de la terre et moi qui ne veut plus chercher que vous, ne me donnerez-vous rien ? » Et lors Dieu lui donna quelque chose de particulier, mais l’on en sait point ce que c’est parce que sa sœur à qui elle dit ces deux choses ne lui demanda pas.

HUMANITÉ DU CHRIST

2 C 12 (Castaing p. 35) Je ne saurais exprimer l’amour et la dévotion que la servante de Dieu avait à la sainte Humanité du Fils de Dieu et comme son âme en était possédée parce qu’elle en parlait à ses religieuses. elle y faisait une telle impression dans les âmes de cette sacrée Humanité du Fils de Dieu ou pour mieux dire J-C-N-S le faisait lui-même par sa servante que c’était merveille de voir les âmes liées et unies par amour à cette sacrée Humanité et toutes ses appartenances.

MARIE

2 C 2 (Gibieuf p.13) Combien de fois m’a-t-elle dit et à ses sœurs : » Nous sommes des filles de la Vierge. Notre vocation nous élève et nous attache à la Vierge comme mère et par la Vierge nous entrons dans l’alliance de J-C, c’est là tout l’honneur et la couronne de notre ordre. » :

MARIE DE MÉDICIS.

2 C 2 (Gibieuf p.6). plutôt que de faire la moindre chose, elle aima beaucoup lieux se voir abandonnée de tout le monde, exilée…

MORTIFICATIONS

2 C 16 (des Rochers p. 18) Ses mortifications et pénitences corporelles ne paraissaient pas grandes, je sais pourtant qu’elle en faisait.

ORATOIRE

2 C 2 (Gibieuf p.7). (sur la fondation) ..à Bérulle : « qu’attendez-vous, est-ce que vous attendez de Dieu des preuves plus certaines que ces inspirations et ces commandements ».

PAUVRES

2 C 17 (Nicole Bourgoing p. 8) Ma sœur Marguerite Casserat, ma compagne, m’a dit que M. de Fontaines donna une fois à sa fille Notre bse Mère, une somme notable d’écus d’or qui ont duré un fort longtemps et elle en donnait à ma dite sœur Marguerite pour distribuer aux pauvres selon leurs besoins ;;; étant celle que la Ste avait choisie pour avoir soin des pauvres.

TEMOIGNAGES — Madeleine de St Joseph, une autre Thérèse

2 C 2 — (Gibieuf p.5) Michel de Marillac. a souvent dit que la v.m. était une autre Thérèse et que Dieu avait permis exprès que cette fille entrât dans l’ordre des carmélites pour faire en France ce que Thérèse avait fait en Espagne. Tout le monde sait pour avoir entendu cet oracle d’un véritable homme de Dieu, et comme la suite l’a fait voir, que la v.m. a parfaitement représenté sainte Thérèse tant par ses propres vertus que pour avoir saintement gouverné ses religieuses

2 C 16 (des Rochers p.12) Mlle Acarie disait qu’elle serait un jour aux religieuses carmélites de France ce que Ste Thérèse était à celles d’Espagne. Elle en avait une très haute estime et qu’elle pourrait être régente

2 C 16 (des Rochers p. 12) Chancelier de Sillery disait : « Il n’avait jamais connu d’esprit plus digne d’être régent en France qu’elle ».

(idem p.16) Ces bonnes mères sont trop heureuses d’avoir ce bon esprit, car il est capable de gouverner un empire (d’autres disent un royaume)

(idem p. 18) M Louytre, doyen de Nantes et visiteur disait : » Cette servante de Dieu que j’estime comme une autre Thérèse ».

TOURIÈRES

2 C 17 (Nicole Bourgoing p.2) Instruction et Règlement du tour

UNION DES MONASTÈRES

2 C 12 — (Castaing p. 8) (les monastères) avaient recours en toutes leurs affaires temporelles et spirituelles à la Mère Mad. comme si elle restait leur prieure et supérieure… comme si elle n’eut d’autre soin ;

il y avait une telle liaison de tous les couvents qui sont en France avec la Rev. M. Mad. et avec le couvent de l’Incarnation dont elle était prieure qu’il semblait que dans toute la France, il n’y eut qu’un couvent..

VOCATION

2 C 16 (des Rochers p.25) Je lui disais ma chère mère, dites-moi quand nonobstant vous êtes d’avis quand je quitte tout et que j’entre ; je le ferai. elle me répondit sérieusement : : « Non, ma fille, je ne le ferai jamais, ce n’est pas à nous à prédestiner les âmes, donnez-vous à Dieu et attendez de lui la connaissance de ses volontés.

VOIX

2 C 17 (Nicole Bourgoing p.2) J’ai vu souvent Mlle Acarie venir céans demander à parler à notre Bse mère qu’elle aimait fort. Elle venait les faire chanter ici les chants que les mères espagnoles avaient apportés. Notre Bse Mère avait la voix fort douce.

D (Lezeau p.6) : Elle avait un ton de voix fort doux et agréable. Elle était gaie et joviale dans son entretien.

ZÈLE APOSTOLIQUE

2 C 1 — (princesse de Condé) Je rends témoignage pour la vérité que c’est la mère Mad. qui m’a donné les premières pensées de l’éternité, car avant de la connaître j’étais fort du monde et ne pensais guère de m’en retirer.

2 C 4 — (évêque de Bazas) p.4. Prendre garde de ne pas altérer la pureté de la parole de Dieu par un mélange affecté des choses profanes et curieuses, de m’attacher plus à la délicatesse qu’à la force dans mes discours, à ne pas étudier à plus contenter un auditoire qu’à le toucher, à ne pas chercher ma réputation au préjudice de la gloire de J-C. et du salut des âmes que je devais en cette fonction uniquement envisager.

D (Lezeau p. 11) : Elle m’a dit qu’une fois, voyant la Reine-Mère, Marie de Médicis, entrer dans son couvent, elle résolut d’entreprendre une princesse de grand esprit et fort mondaine qui était à la suite pour la réduire au service de Dieu et qu’elle y employa tous ses meilleurs discours, mais qu’elle reconnut bien qu’il n’appartient qu’à Dieu de convertir les âmes.

Textes normatifs

Par sœur Thérèse !

Instructions aux tourières

N’est pas notre objet, mais peut être commenté dans une présentation de Madeleine

Instructions et règlements donnés

par la Mère Madeleine de saint Joseph

aux tourières du carmel de l’Incarnation


Tels qu’ils ont été retenus par Nicole Bourgoing, tourière,

et écrits par Sœur Marguerite de Jésus (1646)

(extraits de la déposition. Cf. malle Dossier 2 C 17)


Que les tourières se levassent à pareille heure que les religieuses.

En s’habillant qu’elles récitassent les litanies de Jésus toutes ensemble.

Elles doivent faire une heure d’oraison quand cela se peut.

Tous les jours entendre la messe et les fêtes et dimanche assister à la grand-messe par tour tantôt l’une tantôt l’autre.

Vêpres, celles qui pourront les iront entendre tous les jours.

Les samedis, le salut quand elles pourront…

Aller faire oraison à l’église à cinq heures du soir comme les religieuses.

Elles diront les Pater et Ave comme les sœurs layes.

Elles doivent aller tour à tour entendre les sermons à l’église du couvent.

Elle nous faisait communier les dimanches et les fêtes qui se rencontrent la semaine, ou le jeudi, et cela selon l’âge de chacune et qu’elle jugeait devoir leur permettre

Elles doivent se confesser au confesseur des religieuses ou à d’autres selon qu’elles auront dévotion. (nota de sœur Marguerite : Je crois qu’il fallait pourtant demander permission).

Elles feront leur examen de conscience avant le dîner.

Durant le repas quelles fassent la lecture de la vie des saints ou autres livres de dévotion

Le soir, elles se retireront à 9 heures en leur chambre, prieront là Dieu toutes ensemble, diront le Veni Sancte Spiritus, les litanies de la Vierge, le salve, feront leur examen et un petit peu de lecture tout haut, dans les méditations de Dupont ou autres livres de dévotion qu’on leur doit donner du couvent.

Elles garderont le silence tout ce temps-là.

(nota : peut-être depuis la fin de complies comme les religieuses)

Et seront couchées à dix heures.

Elle avait donné charge à une religieuse capable de parler à chacune des tourières pour les instruire et voulait que quand il y avait eu quelque petit différent entre elles, elles le disent à cette religieuse, laquelle y remédiait…

La Bienheureuse Mère parlait quelquefois elle-même.

Elle nous portait à ne nous point laisser aller au divertissement

Une parole d’elle faisait beaucoup d’effet.

Elle était douce et quand on lui disait que l’on désirait communier extraordinairement, ou quelque chose semblable, elle acquiesçait.

Elle nous avait prescrit de ne point aller au logis des ecclésiastiques du couvent, mais quand on avait besoin d’eux nous nous contentions de frapper à leur porte sans entrer. Eux non plus ni pas un autre homme n’osait entrer dans notre chambre si ce n’était quand quelqu’une de nous était malade, comme le médecin, chirurgien, et le confesseur. Cela était de grande édification aux voisins et nous l’observons encore.

Paraphrase du Magnificat.

Dans (voir précédemment) : [1684] [Madeleine de Saint-Joseph], Jesus, Maria, Theresia. /Élévations au Fils de Dieu, sur tous les Évangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année,/Tirées en partie des Pensées des Saints Pères, p.1-394 et retraite p. 1-89, 1684. Suivi d’une Paraphrase du Magnificat. [Page de titre sans nom d’auteur ni d’imprimeur, car relié avec d’autres txts ; les approbations, etc. ont été enlevées.] [situé après les retraites ; approbation de 1707 ; cet opuscule n’est probablement pas de la mère Madeleine ? voir Louise de Jésus, note en tête du livre]

Ce txt ne serait pas de Madeleine ; à déplacer dans txts génération suivante ?

Cantique d’amour, de reconnaissance et d’humilité. Paraphrase du Magnificat.

I. Mon âme glorifie le Seigneur.

Je suis à Lui. Il n’avait pas besoin de me former pour son bonheur, mais il m’a formée (62).

II. Et mon esprit a été ravi de joie en Dieu qui est mon salut.

Ma joie vient de Lui : il est bien juste qu’elle se rapporte, et qu’elle me rapporte moi-même à Lui. Elle inonde toute mon âme ; elle en pénètre toute la substance et tout le fond, et elle fait par là ce que ne pourraient jamais faire les autres joies. Malheur à (65) l’âme qui les cherche ces autres joies. Malheur encore plus grand à l’âme qui les trouve ; et souverain malheur à l’âme qui les goûte et qui s’y plaît jusqu’oublier la joie pure qui ne peut être qu’en Dieu, de même que le véritable salut n’est qu’en Lui.

III. Parce qu’il a regardé la bassesse de sa servante.

Ne cherchez pas (66) ailleurs la cause du bien que vous apercevez en moi. Le regard de Dieu a tout fait. O regard de mon Dieu, source féconde tous les biens ! Ce regard tombe sur la profondeur de l’abîme, et aussitôt on en voit sortir l’Univers. Il est tombé sur ma bassesse, et Il m’a faite ce que je suis. Rien ne n’appartient en propre. Tout est à Lui, jusqu’à moi-même.

C’est à Lui que toute louange est due : si vous pensez m’en donner (67) quelqu’une, je m’enfuis dans l’humilité, je me cache dans ma petitesse, et je ne me réserve de toutes les qualités que vous pouvez m’attribuer que celle de « servante du Seigneur ».

De là toutes les générations m’appelleront heureuses.

Oui. De ce moment où Dieu m’a regardée d’un œil favorable : de cet amour (68) de prédilection qu’Il a eu pour moi ; de ce choix qu’Il a daigné faire de moi naîtra comme de son véritable principe le sentiment universel et perpétuel que je suis heureuse. Je n’ai garde de le nier ; je tomberais dans l’ingratitude ; je méconnaîtrais les dons de Dieu ; et d’ailleurs ce bonheur, quoiqu’il me soit donné, retourne encore comme tout le reste à la gloire de sa Grâce. (69)

IV. Parce que le Tout-puissant a fait pour moi de grandes choses ; et son Nom est saint.

Je ne suis heureuse en effet que parce qu’il Lui a plu de me rendre l’objet de Ses grandes miséricordes. J’en suis comblée : mais tout ce que vous pouvez inférer de là, c’est que Son Nom est saint et digne (70) d’une louange éternelle. Que tout ce qu’il y a de créé, quelqu’éclatant qu’il soit à vos yeux s’éclipse et disparaisse en présence de cette sainteté souveraine qui remplit tout.

V. Et Sa miséricorde se répand d’âge en âge sur ceux qui Le craignent.

Au reste ne croyez pas qu’Il ne soit bon, libéral (71) est magnifique que pour moi seule : ses faveurs sont pour toutes les âmes qui voudront Le craindre comme les enfants craignent leur père, et l’aimer comme les épouses aiment leur époux.

VI. Il a déployé la force de Son bras ; Il a dissipé les superbes et tous les desseins qu’ils avaient formés dans leur cœur.

Le Seigneur a une autre (72) puissance bien redoutable ; et ceux qui refuseront d’éprouver ce qu’Il peut en bonté, éprouveront à leurs dépens combien Il est puissant en justice et en rigueur. Voyez-en l’exemple dans tant de rois qui nous ont précédés, et qu’Il a confondus dans leur vains projets ; parce qu’Il n’y trouvait que de la superbe et de l’enflure de cœur.

VII. Il a renversé les Grands de leur Trône, et Il a élevé les petits.

Ces Trônes éclatants et magnifiques où ils étaient placés sur la tête des autres hommes, éblouissaient tous ceux qui les regardaient, et attiraient de la part des sujets un hommage mêlé de respect et de frayeur. Le Dieu jaloux a tout renversé, tout réduit en (74) poudre ; et de cette même poussière, Il a tiré par un merveilleux revers les petits et les humbles. Il en a fait les véritables Grands et les véritables rois de son royaume, afin que tout esprit comprenne, et que toute langue publie que Dieu fera à jamais la gloire des humbles et la confusion des superbes.

VIII. Il a rempli de biens ceux qui étaient affamés ; et il a renvoyé vides ceux qui étaient riches.

C’est par une suite de mêmes conseils adorables et éternels qu’Il a pris plaisir à rassasier ceux qui étaient pressés par la faim et par la soif : et qu’Il a laissé tomber dans l’épuisement ceux qui étaient dans la plénitude. Pour opérer (76) le premier miracle, il a fallu qu’il tirât de ses Trésors les richesses de la Grâce ; mais pour produire le second effet, il n’a eu besoin d’autre chose que d’ouvrir les yeux à ceux qui étaient remplis de faux biens, pour leur en laisser voir la fausseté ; et conséquemment pour leur faire ressentir leur pauvreté véritable.

Il continuera de faire la même chose dans tous les siècles ; et rien en tout temps ne sera plus propre (77) à nous attirer les richesses de son amour qu’une vive faim et qu’une ardente soif de la justice.

IX. Il a pris soin d’Israël Son serviteur, Se ressouvenant de Sa miséricorde.

Il suffit d’être sous la protection de Dieu. Il conserve avec une fidélité inviolable ceux qui sont à lui, et qui se font un devoir de le (118) servir. S’il paraît les oublier dans de certains intervalles, il les tient néanmoins toujours dans Sa main et sous Ses yeux. Le cours de Sa miséricorde qui semblait interrompu se remontre bientôt après ; et il n’est pas en nous de meilleur titre pour continuer d’attirer Sa grâce que d’avoir commencé de l’obtenir et de s’efforcer d’y être fidèle. On va de lumière en lumière, et de trésor en trésor : « un jour annonce la nouvelle (119) au jour suivant, et un abîme appelle un autre abîme » encore plus profond.

6. Selon les promesses qu’Il a faites à nos Pères, à Abraham, et à Sa postérité pour jamais.

Le ciel et la terre passeront, mais une seule de ses paroles ne passera pas sans s’accomplir. Heureuse la confiance qui a pour (80) soutient un fondement inébranlable, et pour bornes une éternité. Telles sont les promesses de notre Dieu. L’assurance en est infaillible pour le passé, Il les a faites ; l’exécution en est immanquable pour un certain temps, Il les remplira : et l’effet en est solide et durable pour jamais, elles ne finiront point.

Témoignages.

Déposition de Marie de Jésus (Bréauté)

Transcription complète par s. Thérèse

… Et notre choix (* en tête de §) éliminant surtout la fin

Procès 1647 tome I

[402] Moi, Charlotte de Harlay, dite sœur Marie de Jésus, de l’Ordre de Notre-Dame du Mont Carmel selon la réforme de sainte Thérèse en France et professe du premier monastère de cet Ordre, sis au faubourg Saint Jacques à Paris, ci-devant prieure dudit monastère, âgée de soixante-huit ans et de religion quarante-deux, atteste et certifie pour rendre témoignage à la vérité que la famille de Messieurs de Fontaines d’où est sortie la vénérable Madeleine de Saint Joseph est une des nobles et anciennes de la Touraine. J’ai connu plusieurs parents de cette servante de Dieu et très particulièrement Monsieur de Fontaines, son père, qui s’appelait Antoine du Bois et j’assure que depuis l’année 1604 que j’ai commencé de communiquer avec lui jusqu’en l’année où il mourut (1627) je n’ai rien remarqué ni en sa conversation, ni en la conduite de sa vie qui ne m’ait confirmé en la croyance que j’ai qu’il était un grand serviteur de Dieu, ses paroles étaient pleines de vérité, de vertu et de modestie ; je ne lui ai jamais vu faire [403] ou entendu dire qu’il ait fait aucune action qui ne fût digne d’un très bon et parfait chrétien et d’un homme très religieux ; il visitait souvent les églises et entendait tous les jours la messe et je suis certaine qu’il était grand aumônier [il faisait beaucoup d’aumônes]. Il a fondé notre monastère de Tours et une maison de prêtres de l’Oratoire de Jésus en sa terre de Fontaine pour l’utilité et l’instruction de ses sujets. Je sais qu’il avait un grand amour pour notre mère Madeleine et qu’il fit un si grand sacrifice en se séparant d’elle pour la laisser être religieuse qu’il en fut malade jusqu’au mourir, ce que j’atteste comme l’ayant vu, car je le visitai assez souvent pendant cette maladie et suis témoin de sa vertu. Il ne se contenta pas de donner ses enfants à Dieu, mais il s’y consacra lui-même dans le saint Ordre de prêtrise et, plus de dix ans avant sa mort, il entra dans la congrégation des prêtres de l’Oratoire où il a consommé ses jours dans une sainte retraite et a assisté les pauvres nécessiteux. Il m’a souvent témoigné qu’il n’avait plus d’autre plaisir en la vie que de s’adonner à ses pieux exercices. Je sais que notre [404] Mère Madeleine de Saint Joseph a beaucoup contribué par ses bons conseils à faire embrasser ce saint état à son père.

Je commençai à connaître cette servante de Dieu en l’année 1604 qui fut lorsqu’elle vint à Paris pour être religieuse. Peu de temps après, elle et moi-même entrâmes en ce monastère à trois semaines l’une de l’autre où nous avons demeuré vingt-cinq ou vingt-six ans ensemble et le temps qu’elle en a été absente pour aller fonder notre monastère de Lyon et celui de la Mère de Dieu en cette ville de Paris, j’ai toujours communiqué avec elle par lettres ce qui m’a donné beaucoup de connaissance de ce qu’elle était, joint qu’elle avait particulière confiance en moi. Il faut pourtant que je dise à la plus grande gloire de Dieu et pour rendre la témoignage que je dois à la vertu de cette sienne servante que tout ce que je pourrais dire et ce que les autres rapporteront de ses vertus, ne sera que la moindre partie de ce qui en serait dire parce qu’elle a toute sa vie rendu une très exacte fidélité à l’attrait que Dieu lui avait donné pour être cachée aux yeux de la créature [405] parce que aussi elle a observé dans la conduite de sa vie une grande uniformité et égalité d’esprit qui ne se laissait pas aller à ces saillies de ferveur qui rendent les actions plus visibles, enfin parce que, dans cette conduite toujours égale, ses actions vertueuses étaient si pressées que l’attention de ceux qui les voyaient opérer, ne s’attachait pas tant à discerner ses actions particulières comme à considérer la suite continuelle et la raison d’opération d’actions vertueuses de façon que, pour parler dignement et véritablement de la sainteté de cette grande servante de Dieu, il ne la faut pas prendre par le détail de ses actions, mais en bloc, car on ne saurait parler dignement de sa vertu ni égaler la vérité de ce qu’on pourrait dire à ce qu’elle a fait qu’en disant que toute sa vie a été une constante et continuelle pratique de vertu.

J’ai appris de sa propre bouche que plusieurs années avant d’être religieuse, elle eut par disposition de grâce, un grand éloignement du monde et de la vanité et un si grand désir d’honorer notre Seigneur dans un état d’humilité qu’elle eût penser de passer ses jours dans [406] une vie inconnue demandant l’aumône avec les pauvres qui mendiaient aux portes, mais voyant le libertinage des paroles des pauvres mendiants, cela l’en détourna parce qu’ils étaient éloignés de la sainteté de leur condition. Elle était dans sa jeunesse si soigneuse de vaincre ses répugnances qu’elle ne laissait pas de visiter les pauvres malades en des lieux sales et puants et embrassait de pauvres filles fort sales et gâtées de mal, et elle était si courageuse et pénitente que quoiqu’elle fût fort faible et maladive, elle n’a jamais pu regarder pour elle autre religion que celles où il y avait beaucoup d’austérités comme des feuillantines, des capucines, des carmélites ou bien des filles pénitentes à cause de la confusion qu’elle croyait recevoir en y entrant et qui lui était plus dur que toutes les austérités du monde. Je sais cela de sa propre bouche. Enfin elle se résolut d’être carmélite selon la réforme de Sainte Thérèse. Mais pour exécuter ce dessein, elle eut de grandes oppositions à combattre. Monsieur de Fontaines, son père, fut fort longtemps [407] sans y vouloir consentir par le grand amour qu’il lui portait. M. le Chancelier de Sillery, son oncle, fit ce qu’il pu pour l’en empêcher, mais le plus violent de ses combats, comme elle me l’a confessé, fut celui qu’elle eut de l’appréhension de ne pouvoir observer une règle si austère que celle de notre Ordre à cause de ses infirmités qui à la vérité étaient grandes et continuelles et il lui fallut un merveilleux courage pour passer par-dessus.

Peu de temps après qu’elle fut entrée dans ce monastère, elle tomba gravement malade. Comme la maison était encore fort commençante, Notre Seigneur permit qu’elle fut assez mal secourue ce qui donna sujet à l’esprit malin de lui représenter les soulagements et les viandes qu’elle eut reçus dans la maison de son père et de lui faire beaucoup appréhender les infirmités et l’état de vie austère et pénitente qu’elle embrassait. Mais cette servante de Dieu, ne pouvant souffrir des pensées si lâches, fit vœu de ne point quitter cette sorte de vie où elle avait rencontré la pénitence qu’elle avait tant souhaitée [408]. Son noviciat fut si saint et si parfait qu’elle paraissait une âme toute consommée dans les vertus plutôt qu’une novice commençante. Son obéissance était si exacte que, la regardant de près comme je le faisais, je ne lui ai jamais vu faire un manquement en cette vertu et pour une preuve entre mille autres de son exacte obéissance, il me souvint qu’elle fut une fois un temps notable sans toucher à une dartre vive dont elle était fort travaillée parce que la maîtresse des novices le lui avait défendu, ce qui lui fut une continuelle pratique d’obéissance bien pénible à cause de la grande ardeur et démangeaison qu’elle endurait en cette partie. Elle s’appliquait avec grand soin à tout ce qui regardait la régularité et son esprit était si simple et soumis à tout le monde qu’on n’a jamais trouvé aucune résistance quoiqu’on eût désiré d’elle. Je l’ai vu en tant d’occasions que le nombre m’en confond la mémoire. Elle était si fervente et allait directement à Dieu ne regardant que lui dans toutes ses actions ce qui faisait qu’elle ne rencontrait rien de si difficile ni de si contraire à ses sens en matière [409] d’obéissance  qu’elle n’accomplît aisément de façon que dès son noviciat, sa vie et son exemple étaient la règle par laquelle les autres novices pouvaient se régler.

Dieu avait donné à ses paroles un si grand effet de grâce que celles à qui elle parlait se trouvaient beaucoup aidées à s’employer à la perfection de leur vocation.

Elle était très austère et rigoureuse sur elle-même. Il n’y a personne qui puisse dire que dès son entrée en religion jusqu’au dernier moment de sa vie, elle ait fait une action ou dit une seule parole qui ait pu flatter la nature. Elle ne se plaignait jamais de quelque chose qui lui arrivât, il ne lui est jamais échappé de dire par imperfection qu’elle manquât de quelque chose quoique cela arrive souvent dans les infirmités continuelles.

Si on la blâmait de quelque chose comme on a fait quelquefois, toujours à tort, elle ne répondait jamais rien ni pour excuser de ses intentions ni pour défendre son innocence. Enfin je puis dire avec vérité que je n’ai jamais vu une âme qui eut tant de douceur et de tendresse pour le prochain et tant de rigueur pour soi-même.

[410] Cette servante de Dieu, tout le couvent en est témoin, aimait grandement la sainte pauvreté et la pratique de cette vertu lui était si précieuse qu’elle la cherchait pour tout, comme en sa nourriture, en ses habits et petits meubles de sa cellule, aux livres qui étaient à son usage, jusqu’à ses chapelets et aux croix qui y étaient attachées. Ses habits étaient les plus pauvres, elles les rapiéçait elle-même et ne les quittaient jamais qu’ils ne fussent entièrement usés. Elle était si pauvre dans son manger que dans ses longues maladies qui étaient ordinairement accompagnées de grands dégoûts, elle n’usait jamais que de viandes communes. Elle voulait aussi que ses religieuses fussent nourries pauvrement et les portait par son exemple et par les louanges qu’elle donnait à cette vertu à la pratiquer en toutes choses.

Tout ce qu’elle a fait bâtir dans nos monastères a toujours été avec grande simplicité et pauvreté et meublé de même hormis ce qui regardait l’église. Je suis témoin des choses susdites et qu’elle a reçu quantité de filles, les unes pour rien, les autres avec fort peu de dots et qu’elle n’en refusa pas [411] pour leur pauvreté pourvu qu’elle reconnut que leur vocation fut bonne. Et une fois on lui conseilla de retarder la profession d’une novice très riche afin de jouir du revenu de ses grands biens qui, étant notables, eût beaucoup pu accommoder son monastère qui était fort nécessiteux. Mais elle n’en voulu rien faire disant que pour tous les biens de la terre, elle n’eût voulu retarder d’un moment une âme de se sacrifier à Dieu. Enfin je puis dire en très grande vérité qu’elle était si parfaitement désappropriée de toutes choses qu’on n’a jamais aperçu qu’elle eut aucune sorte d’attachement ou d’engagement ou la moindre inclination à quoique ce soit hors de Dieu et de sa grâce.

Elle avait un très sensible amour pour les pauvres et les appelait ses amis. Elle quêtait autant qu’elle pouvait aux personnes de condition pour soigner les pauvres quoiqu’elle eût naturellement une grande répugnance à importuner. Elle m’a dit que souvent elle se faisait effort à demander l’aumône pour les pauvres à des personnes à qui elle savait bien qu’elle ne faisait pas plaisir.

La vertu de chasteté était éminente chez cette servante [412] de Dieu. Je sais qu’elle a passé ses jours en une si grande pureté que je ne saurais douter qu’elle ne possède dans le ciel la couronne d’une parfaite virginité. Le peu de temps que je l’ai vue dans le monde, elle paraissait extrêmement sage et modeste particulièrement dans ses habits. Elle n’a jamais mis ni blanc, ni rouge, ni aucune sorte de fard sur son visage. Elle portait la pudeur sur le front, sa façon était honnête et fort recueillie, son entretien sage et judicieux, sa parole fort agréable, son esprit par disposition de nature si sage et si sérieux qu’elle n’aimait l’entretien que des personnes capables et qui excellaient en quelques sciences. Je sais que son cœur avait un grand éloignement de toutes les créatures sur quoi elle me disait une fois qu’« il lui semblait que son âme était entre le ciel et la terre, ce qui lui causait une incroyable dureté de vie pour le grand détachement que cela faisait en elle ». Elle disait une autre fois  « Quand j’entends dire qu’on est consolé ou qu’on affectionne quelque créature, je pense : hélas ! comment cela se peut-il faire, les bons et les mauvais doivent tous mourir et moi comment [413] pourrait mon âme rechercher quelque chose pour la perdre à l’heure même. »

Ce sont là ses propres paroles. Je suis témoin qu’elle a aidé plusieurs âmes à sortir du monde et à rompre les attaches qui les y tenaient arrêtées, qu’elle les avertissait dans l’entretien et par lettres de fuir les engagements et les occasions de péché.

Elle était très attachée à l’observance de la clôture et à ne pas souffrir l’ouverture de la grille.

Enfin cette servante de Dieu m’ayant toujours témoigné une grande ouverture de cœur et m’ayant fait voir le détail de tout le cours de sa vie, je n’ai jamais remarqué qu’il y eût rien d’impur en ses inclinations ni qu’elle ait jamais eu le moindre sentiment d’affection pour personne. Comme « elle n’aimait que Dieu en la créature » comme elle me l’a dit, que quoique ses religieuses l’aimassent avec tendresse, c’était néanmoins sans attache et d’un amour par-dessus les sens. J’ai expérimenté par moi-même que ce qui était de Dieu dans les âmes les inclinait à l’aimer d’un amour spirituel et intime et pour cela [414] celles de qui les inclinations ne se mouvaient que par les sens n’avaient pas grande affection pour elle, car elle ne donnait rien aux sens si ce n’était que quelquefois elle reconnut que les âmes n’avaient pas les dispositions d’être gagnées par d’autre voie et encore lors attirait-elle les sens par l’Esprit de Dieu de façon que ce n’était pas sa douceur et adresse naturelle qui attiraient les âmes, mais la bénignité de Jésus-Christ qui opérait en elle et attirait les âmes à Lui par elle.

Elle avait un si grand respect pour ses supérieurs, une si grande déférence à leurs volontés et à leurs paroles que la voix de Dieu et celle de ses supérieurs lui était une même chose. Elle disait que quand « on lui aurait ordonné de passer sa vie à coudre des feuilles ensemble, qu’elle tiendrait son temps bien employé, le faisant par obéissance et que nous devions être indifférentes à tout ce qu’on nous fait faire. » Elle l’accomplissait, comme elle-même disait, « simplement et sans retour, humblement et sans appréhender le jugement des hommes, généreusement sans intérêt

p. 415 - et sans crainte des difficultés par inclination de son esprit et de ses intentions à Dieu, fermant les yeux à toutes autres considérations. » Je l’ai vu mille fois le pratiquer ainsi et, quoique ses grands talents l’aient tenue une partie de sa vie dans les charges de supérieure, sa vertu n’a pas manqué d’occasions pour ses saintes pratiques. Aussi, disait-elle, « qu’elle n’avait point trouvé que sa charge la priva de la bénédiction de l’obéissance et que sous ombre de commander elle avait souvent obéi. » Et je l’ai vue en diverses sortes de rencontres ou d’affaires où sa charge ne l’obligeait pas à se conduire par elle-même, qu’elle prenait volontiers l’avis des autres et s’y rendant entièrement avouant après en particulier « qu’elle était bien aise d’avoir de semblables occasions qui tenaient sa raison dans la pratique de la sainte soumission et que c’était un des soins que devaient prendre les supérieures parce que, ne trouvant point de résistance, il serait à craindre que leur esprit ne contracta quelque mauvaise habitude contraire à la perfection. » Elle enseignait, par son exemple, l’obéissance

p. 416 — à ses religieuses et leur en faisait comprendre l’importance par la relation spéciale que les âmes chrétiennes, et particulièrement les religieuses, ont à Dieu par cette vertu et que c’est rendre hommage à Dieu que de ne pas obéir seulement à ses commandements, mais aussi à ceux qui nous commandent de sa part. Elle était si obéissante à nos Règles et Constitutions que je l’ai vue refuser généreusement des personnes de haute condition qui tâchait de l’obliger de relâcher quelque chose de la rigueur de nos observances pour leur accorder quelque privilège.

Quant à la dépendance de Dieu qui est la source de la souveraine obéissance et la première règle à la quelle nous devons rapporter toutes nos actions, je puis assurer cette vérité que je n’ai jamais connu une désappropriation si parfaite ni une plus active dépendance de Dieu que celle que j’ai vue en notre Mère Madeleine de Saint Joseph. Je proteste que je ne lui ai jamais rien vu entreprendre qu’en la pure vue de Dieu et de l’annonce de son royaume dans les âmes, que je ne lui ai jamais rien vu [417] commander qu’après avoir consulté l’esprit de Dieu dans l’oraison, que je n’ai jamais découvert qu’elle eut autre espérance, ni appui qu’en la divine Providence et c’est la conduite dans laquelle elle s’est tenue depuis l’année 1604 que j’ai eu la bénédiction de la connaître et d’entrer en religion avec elle jusqu’à l’année 1637 qu’elle passa à l’éternité.

Cette servante de Dieu était si humble que, se voyant proche de faire profession, elle désira d’embrasser la condition de sœur laye et qu’elle supplia Monseigneur de Bérulle, supérieur de notre Ordre, de lui bien vouloir accorder, mais, comme il connaissait les rares talents que Dieu avait mis en elle pour la conduite des âmes et le gouvernement de l’Ordre, l’en refusa et Mademoiselle Acarie à qui elle avait aussi fait la proposition, la dissuada d’insister davantage. Je suis témoin qu’elle a fait profession dans notre monastère le 12ème de novembre 1605 au contentement de [418] nos supérieurs et de toutes les religieuses de cette maison. Elle fit ce sacrifice de soi-même avec tant de disposition qu’elle y reçut des grâces très extraordinaires. Elle m’a dit que « le lendemain de sa profession, en lisant au chœur le chapitre des vêpres : O altitudo divitiarum, Dieu éleva son esprit en la vue des secrets de sa providence divine et la conduite qu’il tenait sur ses créatures, mais particulièrement celle qu’il avait tenue pour la conduire au point où elle était, comme il l’avait soutenue durant son noviciat pendant lequel elle avait été fort durement éprouvée tant par de rigoureuses infirmités du corps comme par de violentes peines d’esprit et par la fureur des esprits malins qui tâchaient à la troubler. »

Je suis témoin que peu après sa profession, les supérieurs lui donnèrent la charge de maîtresse des novices qu’elle accepta avec beaucoup d’humilité et par pure soumission. Elle l’exerça en bénédiction et avec un incroyable avancement du royaume de Dieu dans les âmes. La crainte qu’elle avait de manquer en une charge si importante la tenait toujours devant Dieu pour y [419] implorer son assistance. Elle était si remplie de grâce dans cet emploi qu’elle portait une odeur de sainteté en tout. Ses paroles étaient toutes saintes et élevantes à Dieu et si efficaces qu’elles imprimaient sans difficulté dans les âmes les dispositions telles qu’elle voulait. Elle ne disait rien dont elle ne montra l’exemple par ses actions, car elle était la première dans la pratique de toutes les vertus.

Sa douceur était admirable, car outre qu’elle était naturellement fort douce et charitable, elle l’était encore beaucoup plus par un principe bien plus haut et bien plus saint. J’assure que je l’ai ressentie en moi-même et que je l’ai ouï assurer à plusieurs personnes et qu’on ne la pouvait connaître sans sentir en soi-même impression de sa douceur et de son humilité.

Sa charité pour les âmes et le zèle de leur avancement à la perfection était si pressante qu’elle perdait souvent le manger et le dormir pour satisfaire aux besoins de ses novices et quoiqu’elle fut fort infirme et qu’elle fut travaillée d’un continuel mal [420] de tête auquel le bruit et les continuels entretiens étaient extrêmement contraires. Il n’y a personne qui puisse dire qu’elle se soit jamais plainte, ni qu’il lui soit échappé ni peine ni excuse pour s’en exempter. Cette vérité est connue de toutes les religieuses qui l’ont fréquentée.

Elle ne regardait dans les âmes que le gloire de Dieu et de leur faire rendre à chacune correspondance et fidélité en ce que Dieu demandait d’elles.

Elle avait un grand don de Dieu pour connaître et discerner à quoi chacune d’elles était appelée et les voies par où il fallait les conduire.

Elle pénétrait jusqu’au fond de leurs humeurs et inclinations naturelles et avait admirable adresse pour les séparer d’elles-mêmes et pour les faire aller à Dieu par le chemin de la mortification de la nature et, ce qui était bien remarquable chez elle, c’est que quoiqu’elle fut extrêmement humble, douce et supportante, on ne lui manquait jamais de respect. Dieu avait mis chez elle je ne sais quel air de sainteté qui faisait qu’on ne [421] la pouvait voir sans concevoir de la dévotion et un grand respect pour elle, ce qui ne se perdait jamais quelque fréquentation ou familiarité qu’on eût avec elle. Il n’y a pas une sœur qui ne témoigne de cette vérité.

Les grands talents que Dieu avait mis chez cette sienne servante conduisirent les religieuses de ce monastère de l’élire prieure deux ans et demi après sa profession : ce qui fut fait par le consentement de toutes les voix dont j’étais l’une, le 2ème dimanche d’après Pâques de l’année 1608. Je ne saurais rien dire de la consolation qui s’épancha dans les âmes pour une si heureuse élection, mais le succès surpassa encore de beaucoup nos attentes et fut plus grand que ce que nous avions conçu de son esprit et de sa grâce nous en avait fait espérer.

Pour moi je confesse et assure que je voyais une si grande plénitude de Dieu chez elle que je ne la pouvais regarder qu’avec vénération et grand respect et je me [422] voyais en comparaison d’elle si petite devant Dieu que je n’osais approcher d’elle.

Il parut un si grand renouvellement dans tout le monastère lorsqu’elle y fut faite prieure que je puis dire avec vérité qu’il semblait un paradis tant on voyait de ferveur dans les âmes et de désir de la perfection. C’était à qui serait la plus humble, la plus pénitente, la plus mortifiée, la plus vertueuse, la plus solitaire, la plus charitable, bref à qui serait la plus conforme à l’esprit de Notre Seigneur Jésus Christ et tout cela dans une paix, dans une innocence, dans une exaction et dans une élévation à Dieu qui ne se peut exprimer et cette servante de Dieu était parmi nous comme une règle vivante de laquelle nous pouvions apprendre à devenir saintes comme ont fait plusieurs de ses filles dont Notre Seigneur s’est servi pour étendre notre Ordre et l’esprit de notre mère Sainte Thérèse dans la France, dont plusieurs sont mortes très saintement après avoir donné beaucoup d’édification [423] par leurs vertus et leur sainte vie.

Notre vénérable sœur Marie de l’Incarnation, nommée au monde Mademoiselle Acarie, ayant permission de notre Saint Père d’entrer dan ce monastère avec Mademoiselle de Longueville, notre fondatrice, y passa une semaine quelque temps après que notre Mère Madeleine y fut élue prieure et elle s’appliqua selon le grand talent que Dieu lui avait donné par-dessus sa condition séculière dans laquelle elle était encore, à remarquer de bien près le train de toute la communauté et la conduite de cette servante de Dieu qui en était la prieure et, à ce qu’elle témoigna depuis, elle trouva tant de solides vertus dans la communauté, et la conduite de la prieure si sage et si sainte, qu’elle en était ravie et n’en parlait qu’avec admiration et, à sa sortie, elle disait avec beaucoup de sentiment : vraiment je sors d’avec des Anges, cette maison est un paradis en la terre.

Notre Mère Madeleine avait une forte [424] application à faire goûter les règles et les constitutions et toutes les coutumes et observances de l’Ordre et d’imprimer l’exaction pour toutes ces choses dans les esprits des religieuses, leur représentant que « c’était toutes ordonnances que Dieu avait données et que nous n’en devions rien estimer petit de ce qui vient de cette part » et confirmait par son exemple ce qu’elle nous enseignait de bouche. 

Son affection à la régularité trouvait toujours quelque temps parmi ses plus importantes affaires pour les exercices humbles : c’était ceux qui lui étaient le plus agréables comme de balayer les lieux de la communauté, laver les écuelles, travailler au jardin et autres choses semblables.

Elle disait quelquefois sur ce sujet qu’« étant la première en charge, elle devait être la première en l’observance et l’humilité. »

Elle était si ferme en l’observance des règles et constitutions qu’elle refusait librement les privilèges [425] aux grandes dames qui exigeaient d’elle l’ouverture des grilles et l’entrée dans le monastère même à celles qui lui apportaient les permissions de Rome allégeant la liberté que le Saint Siège laisse aux religieuses d’en user ou de ne pas accepter ses privilèges, conservant en ce rencontre le respect qui est dû au Saint Siège. Je sais ces choses comme témoin oculaire, lesquelles sont connues aussi à la plupart de nos sœurs et à plusieurs amis de l’Ordre.

Elle était fort portée aux pénitences et ressentait une grande joie quand elle voyait les religieuses animées de cet esprit, mais elle mesurait leurs forces avec beaucoup de discrétion.

Elle portait puissamment les âmes à la retraire intérieure et à la solitude. Elle disait que « c’était l’esprit de notre sainte Mère Thérèse qui avait prétendu que chaque maison de son ordre fut un ermitage. » Elle nous enseignait comme il fallait vivre avec Jésus Christ et converser avec les Anges. [426] Elle imprimait dans les âmes une grande vénération pour tout ce qui regardait le culte divin et son saint service, une très haute estime pour l’obéissance et un grand respect aux supérieurs comme à ceux à qui Dieu avait commis son autorité sur nous.

Elle avait soin, sur toutes choses, de tenir les esprits dans la paix et dans la tranquillité intérieure et Dieu lui avait donné une grande grâce pour les maintenir en cet état et pour y mettre celles qui n’y étaient pas.

Sur la sagesse de sa conduite et sur les dons que Dieu lui avait fait pour cela, il y aurait des choses infinies à dire. Je sais par les assistances que j’ai reçues d’elle et par ce que j’en ai appris de nos anciennes mères qui sont passées par sa direction, que l’esprit de Dieu nous conduisait par elle. Je n’ai guère eu de recours à elle que je n’ai ressenti les effets de Dieu en moi par l’organe de cette sienne servante.

Ce qu’elle opérait dans les âmes était par un pur [427] esprit de charité, mais charité toute surnaturelle qui lui faisait porter leurs peines et leurs afflictions avec plus de sentiment que les siennes propres, aussi opéraient-ils en elle des effets miraculeux comme je l’ai expérimenté en ma propre personne. J’étais fort travaillée d’une grande migraine et cette servante de Dieu m’étant venue voir, connut à mon visage que la douleur était extrême, ce qui lui fit par compassion mettre sa main sur ma tête et me dit en riant : « Si j’étais sainte, je vous guérirais. » Au même instant, je fus guérie et je sentis mon esprit extraordinairement élevé à Dieu.

J’ai entendu dire d’une de nos sœurs qui était tombée en de grandes peines intérieures dont elle ne pouvait être tirée parce qu’elle n’avait pas facilité de découvrir son mal, dont cette servante de Dieu étant en peine, elle entendit une voix qui lui fit connaître en un moment l’état de cette âme affligée, elle les lui représenta comme si elle eût lu dans son cœur et lui donna de si bons remèdes qu’elle fût sur le champ hors de [428] ses peines et en une liberté d’esprit par laquelle elle fit de notables progrès dans la vertu.

La sainteté de sa conduite consistait proprement à ce qu’elle ne conduisait pas les âmes par la lumière de son propre esprit, mais par celle qu’elle recevait de Dieu en l’oraison. Je dépose de ceci comme de choses que j’ai remarqués en sa conduite et que j’ai appris dans la communication que j’ai eue avec elle.

Toutes celles qui ont eu le bonheur de sa conduite avouent qu’il y avait tant de saintes adresses en sa douceur et une efficace si puissante qu’elles ôtaient la difficulté aux choses les plus austères et qu’il n’y avait rien de si pénible que sa douceur ne rendît facile. Enfin nous n’avons jamais entendu parler d’une âme qui fit tant goûter la suavité du joug de Notre seigneur Jésus Christ.

Dès le commencement que j’ai connu cette servante de Dieu, j’ai remarqué qu’elle avait un parfaitement bon esprit, mais depuis le temps que j’ai demeuré avec [429] elle et la bénédiction que j’ai reçue d’avoir eu beaucoup de part en sa confiance, m’a encore plus particulièrement fait connaître l’étendue de sa capacité et je puis assurer sur ce que j’en ai pu comprendre qu’elle avait l’esprit selon la nature aussi bien fait que je n’en aie jamais connu, mais infiniment meilleur selon la grâce.

Elle avait le sens grand et profond et qui d’abord pénétrait les affaires jusqu’au fond et les démêlait à merveille ; elle avait un grand jugement et qui n’agissait que par de fortes raisons et sur des maximes solides ; elle avait une grande expérience et usait extrême bien du passé pour sa conduite de l’avenir ; elle comprenait les difficultés avec une facilité incroyable ; elle avait l’esprit présent et abondant pour remédier aux fautes et en expédients sur les difficultés qui tranchaient les bons desseins et avec cela si soumise qu’à la moindre parole de ses supérieurs elle quittait toutes ses raisons pour s’abandonner entièrement [430] à leur ordre. Ça a été la conduite de sa vie de laquelle elle ne s’est jamais départie et j’en dépose de science certaine pour l’avoir toujours vu marcher dans cette voie.

Ses conseils étaient fort solides. Elle conseillait toujours ce qui était le plus sûr pour la conscience, disant que ceux qui voulaient se ranger du côté des choses douteuses ne devaient pas venir à elle.

La prudence et tout ensemble la force de son esprit s’est bien fait voir dans les grandes et très fâcheuses affaires de l’Ordre qui sont passées par ses mains dans lesquelles elle a souffert les efforts de très puissants adversaires. Les supérieurs de l’Ordre avec les meilleurs et plus grands esprits de nos amis qui y étaient employés ne faisaient rien que par son avis. Monsieur de Marillac depuis garde des Sceaux de France, l’un des grands personnages de notre temps qui, ayant embrassé fortement nos affaires, avoue qu’il n’avait rien fait en tout cela que par les lumières qu’il avait reçu [431] de cette servante de Dieu.

Je me souviens que dès le commencement que cette servante de Dieu fut religieuse que la grande capacité de son esprit et la sagesse de Dieu chez elle paraissaient déjà avec tant d’éclat que les supérieurs de l’Ordre et Mademoiselle Acarie ne faisaient rien dans ce monastère sans l’avis de cette servante de Dieu quoiqu’elle ne fût que jeune novice et les mères espagnoles se déchargeaient sur elle d’une partie de ses compagnes de noviciat.

Ce n’était point sur les règles de la prudence humaine que notre Mère Madeleine formait sa conduite, mais sur les lumières du ciel et sur les maximes de l’Évangile qu’elle avait toujours bien présentes. Ses desseins étaient conçus sur une très innocente droiture et elle n’avait d’autre vue en ses intentions que la pure gloire de Dieu et l’établissement de son Royaume dans les âmes, aussi n’a-t-elle jamais formé des desseins ni pris de résolution qu’après avoir consulté l’esprit de Dieu dans la [432] prière et cette conduite lui était si ordinaire qu’elle n’y manquait point. Je parle de cette vérité avec aptitude d’observation que j’en ai faite de tant d’années que j’ai été auprès d’elle sans que je l’ai jamais vu manquer à cela.

Ses désirs de souffrir pour Dieu étaient si grands qu’elle a préféré la vie pénible de la terre à la gloire qui lui était offerte ainsi que je l’ai vu dans un billet écrit de sa main plus de vingt ans avant sa mort où elle dit « Il m’a été montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté et que, si je voulais maintenant sortir de la terre, il me serait appliqué une grâce conforme à ce degré de gloire sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. »

Elle était si pénitente qu’encore qu’il semblât que ses grandes maladies et infirmités habituelles l’eussent dû rendre incapable de ces rigueurs, Dieu lui donnait assez de force et de courage pour en prendre quelquefois au-delà de celles de l’Ordre, comme toutes nos sœurs [433] l’ont vu.

Les nœuds de sa discipline étaient garnis de fil de fer et de rosettes. Elle couchait sur une pauvre paillasse et ne se déshabillait pas la nuit du jeudi au vendredi. Elle était austère en son boire et en son manger et ne refusait jamais les choses malpropres ou mal apprêtées qu’on lui donnait. L’on ne l’entendait pas se plaindre de la rigueur des saisons ni de l’incommodité du temps.

Un de ses soins à l’entrée des âmes au service de Dieu, était de les porter à l’oubli du monde, à la mortification des sens et haine de soi-même. Elle les enseignait de s’unir au Fils de Dieu et à ce qu’il avait souffert pour leur salut et disait que « les âmes ne se relâchaient dans la pénitence que parce qu’elle cessent de regarder Jésus Christ pour se regarder elles-mêmes et s’occuper de leurs misères, que nous ne devons désirer qu’il nous décharge de notre croix, mais qu’il nous aide à la porter. »

La vie de cette servante de Dieu a été une [434] continuelle pénitence tant pas les maladies perpétuelles dont elle a été travaillée dès sa jeunesse jusqu’à sa mort, que par d’autres diverses souffrances : elle avait un continuel mal de tête et cela dès sa jeunesse avec des fluxions en diverses parties de son corps qui la travaillaient extrêmement particulièrement sur les yeux, sur le poumon et sur les jambes, un dégoût perpétuel et au lieu de se plaindre de tous ces maux, elle les dissimulait et les portait avec gaieté et patience admirables, ne voulant point qu’on s’appliquât à lui donner soulagement.

Elle a aussi beaucoup souffert par la malice des démons qui la tourmentaient en diverses manières, tantôt en l’épouvantant par d’effroyables apparitions, d’autres fois par de puissantes impressions de troubles intérieurs qui l’affligeait au mourir.

Notre Seigneur par lui-même imprimait d’autres fois des effets de peines intérieures dans son âme. Un jour elle écrivit à Monseigneur le Cardinal de Bérulle et lui mandait entre autres choses « Dieu m’a [435] mise dans des prisons et dans des liens pour les âmes que vous savez qui sont en de si grands besoins. »

Elle souffrait beaucoup de la crainte des jugements de Dieu par la vue qu’il lui donnait que c’était chose terrible que de paraître devant lui. Je lui demandai un jour quelle était pour lors sa plus grande souffrance, elle me répondit que « c’était la crainte de la mort et des jugements de Dieu et que si Dieu ne l’eût soutenue dans cela que la peine lui en eût été insupportable ».

Je l’ai vu souffrir avec une patience admirable beaucoup de contradictions dans diverses affaires épineuses qu’elle a été obligée de soutenir pour la gloire de Dieu et le bien de notre Ordre ; enfin je l’ai vue surchargée de peines, d’infirmités et d’affaires, mais parmi tout cela l’ayant observée, j’ai remarqué que son esprit ne paraissait jamais si fort que quand la nature était sous le faix.

Elle me dit lorsqu’elle fit profession que « Notre Seigneur lui fit connaître par devant qu’elle prononça [436] ses vœux qu’en la suite de sa vie elle souffrirait beaucoup pour lui. » Ce qui a été véritablement accompli.

Elle a passé une grande partie de sa vie dans de très fâcheuses traverses et persécutions pour la conservation de l’Ordre.

Elle a eu toute sa vie des charges en la religion et dans des emplois traversés de peines et de contradictions. Ceux qui ont connu particulièrement cette servante de Dieu savent qu’elle avait une humilité parfaite produite chez elle par la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ, car, quoique naturellement elle méprisait les sujets de vanité auxquels les personnes de sa condition et de son sexe s’attachent ordinairement, elle ne pouvait néanmoins concevoir un vrai mépris de soi-même et de son esprit qu’elle avait naturellement bon et il n’y eut que l’exemple du Fils de Dieu qui gagna cela sur elle, mais ces saintes paroles « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur ” entrèrent si avant dans son âme que depuis qu’elles eurent fait [437] impression dans son esprit, elle a été fort éloignée de la complaisance de soi-même et de toutes vanités. Ce que j’ai observé en sa conduite et de ses fréquentes communications, m’en fait parler avec cette certitude.

Elle ne se servait des dons de Dieu que pour s’élever à lui et les cachait avec beaucoup plus d’humilité que de discernement disant qu’« on devait craindre de les anéantir à force de les considérer et d’en tirer vanité au lieu d’en tirer avantage. »

Elle me dit un jour « Il s’est passé un effet dans mon âme si grand et si puissant que si je m’étais appliquée à le discerner, il m’aurait bien donné sujet de parler huit jours entiers, mais je ne l’ai pas voulu faire laissant à Dieu de juger de tout et pensant en moi-même qu’au jour du jugement on verrait ce qui en avait été. »

J’ai remarqué que plus les grâces divines et les lumières croissaient chez elle, plus ses moindres imperfections se représentaient grandes à ses yeux comme des [438] fautes notables. Elle entrait toujours plus avant dans la créance qu’elle était une grande pécheresse et s’en allait plusieurs fois le jour devant le Très Saint Sacrement pour demander le pardon de ses péchés.

Elle priait les sœurs avec beaucoup d’humilité de lui obtenir le pardon de ses péchés. Elle leur dit une fois : « Ne pensez pas qu’il vaille mieux demander chose plus grande et plus élevée. Si Dieu nous pardonne nos péchés, nous serons dans la véritable élévation étant faits dignes par cette grâce de posséder Notre Seigneur Jésus Christ qui est la seule et souveraine grandeur » 

Le grand désir qu’elle avait d’être reprise faisait qu’elle priait quelquefois les religieuses de l’avertir de ses fautes et elle-même s’en accusait au réfectoire avec tant d’exagération et d’humilité qu’il semblait qu’elle se devait enfoncer dans la terre.

Lorsque sa charge l’obligeait de reprendre quelqu’une des religieuses, elle n’usait jamais de paroles de mépris. [439] Elle ne parlait à la communauté qu’avec révérence et respect et comme à ses égales, non pas comme à ses inférieures et elle disait bien souvent « que d’être prieure, c’était être servante des autres et que cette charge ne devait porter qu’humiliation à celle qui y était. »

Elle était si fortement établie dans l’abîme de son néant que ni l’éclat de tant de grandes choses que Dieu a opérées en elle, ni tant de grâces extraordinaires dont il l’avait prévenue, ni même les miracles qu’il a faits par elle, ne l’ont jamais jetée ni dans les sentiments de vanité, ni dans le moindre retour de complaisance. J’ai reconnu cette vérité chez elle parce qu’elle m’a fait assez souvent voir ses dispositions et parce qu’elle dit une fois à la Mère Marie de Saint Bernard de qui je le tiens traitant avec elle de quelques affaires : « Depuis que je suis religieuse, je n’ai jamais pris de satisfaction en moi-même ni penser d’estime de quoi que j’aie fait. » [440] Cette vue continuelle de son néant la rendait très soigneuse à cacher les choses grandes de Dieu qui se passaient dans son âme jusqu’à ce que Notre Seigneur l’en eût reprise comme elle me l’a avoué, de façon que depuis elle les communiquait sans intéresser son humilité lorsqu’elle s’y sentait poussée de Dieu.

Elle aimait tellement d’être cachée que quoiqu’elle fût prieure et qu’en ce temps la reine Marie de Médicis vint quasi toutes les semaines en ce monastère, elle fut plusieurs années avant que la reine la connut particulièrement. Elle me la faisait entretenir et s’éloignait tellement que si la reine ne l’eût recherchée sur ce qu’on lui avait fait entendre de sa sainteté, elle ne l’eût jamais abordée. Toutes nos sœurs en sont témoins.

Elle avait grand soin de cacher ses pénitences et quoiqu’elle se mortifiât en toutes choses, il était bien difficile de découvrir comme elle le faisait.

Elle était fort industrieuse à taire ses vertus cachées [441] et paraître commune et ordinaire en toutes choses.

Pour le dernier temps de sa vie, il parut visible que Dieu la tirait de plus en plus en lui-même, la cachant pour l’ordinaire à ses yeux propres.

Elle lui demandait tous les jours que les grâces que par sa bonté il lui plaisait de lui faire, ne fussent reconnues que de lui seul et nous voyons que d’autant qu’elle augmentait, d’autant plus ce désir aussi augmentait en elle.

Non seulement elle désirait être inconnue et méprisée durant sa vie, mais encore après sa mort. Elle disait « que son corps fut mis sur un fumier si cela eût pu seulement causer une bonne pensée à quelqu’un ou empêcher que Dieu ne fût offensé en la moindre chose. »

Pour empêcher qu’il ne demeurât aucune mémoire d’elle après sa mort, elle retira les lettres qu’elle avait écrites à Monseigneur le Cardinal de Bérulle et les mit au feu comme aussi plusieurs papiers où elle avait [442] marqué quelques-unes des grâces extraordinaires qu’elle avait reçues de Dieu pour lui servir de mémoire.

Son humilité était généreuse qui embrassait les humiliations avec joie. J’aurais beaucoup d’autres choses à dire des exemples et des enseignements que cette servante de Dieu nous a donnés sur cette sainte vertu d’humilité ; mais je les retranche crainte d’être trop longue. Je dirai seulement qu’elle parlait souvent de cette vertu et disait que « l’humilité s’étend très loin et qu’une âme humble ne se plaint jamais de quoi que ce soit. L’âme parfaitement humble, disait-elle, n’a jamais rien contre personne quelque chose qu’on lui fasse non pas même une seule pensée, elle se met et voit au-dessous de tout, elle excuse et estime tout le monde et bien éloignée de condamner ou de reprendre sinon elle-même, n’étant appliquée qu’à ses propres défauts. Que c’est une grande chose, disait-elle, que l’humilité de cœur et qu’il y a peu d’âmes qui l’aient vraiment. »

Elle avait une très grande connaissance [443] de cette vertu et de très claires lumières pour discerner si les âmes étaient véritablement humbles ou seulement en apparence.

Cette servante de Dieu avait une foi très grande et de très excellentes lumières sur les plus hauts mystères de notre religion. Elle nous faisait souvent des entretiens admirables sur les matières de la foi. Il n’y avait rien d’embrouillé en son esprit ni d’ambigu en ses paroles, au contraire les lumières que Dieu avait infusées dans cette sainte âme étaient si nettes et ce qu’elle disait sur les choses de Dieu était si énergique et si communicant qu’elle ne faisait pas seulement connaître les choses, mais il semblait qu’on les vit et qu’on les touchât et avec cette certitude elle imprimait dans nos cœurs une haute estime et une très grande vénération pour Dieu et pour sa sainte parole et pour les mystères de la foi.

Elle avait une continuelle application de son esprit à Dieu et à son admirable présence en tous lieux, qui était [444] la grande règle de ses actions tant extérieures qu’intérieures. Sa dévotion et le respectueux et humble recueillement qu’elle avait en la vue des choses saintes de l’Église étaient admirables et sont des marques très manifestes de sa foi.

Elle me disait souvent que « la foi est un don de Dieu à sa créature par lequel elle avait ce qu’elle ne voit pas, adore cette puissance souveraine et lui rend l’honneur qui lui est dû, que c’est un don très pur et très grand, lequel il faut aussi que l’âme suive avec une très grande et très haute pureté, qu’il faut pour cela qu’elle se sépare des sentiments intérieurs et qu’elle n’en reçoive que l’usage lequel elle en doit tirer pour fortifier cette foi, sur laquelle elle se doit appuyer, quelque lumière ou autre effet qu’elle reçoive d’ailleurs, reconnaissant que cette foi nous est donnée pour un guide qui jamais ne nous défaudra. »

Je pourrais rapporter plusieurs autres belles choses qu’elle nous disait sur la foi dont je me tais parce que  ce [445] n’est rien que des paroles auprès de l’esprit qui les animait dans sa bouche et qui nous faisait bien voir que ce qu’elle en disait n’était pas tiré des livres ni étudié, mais que c’était des connaissances que le Saint Esprit lui donnait.

Elle ne parlait jamais des choses de dévotion qu’avec respect et modestie et ne pouvait du tout souffrir ceux qui faisaient le contraire disant que « cela était opposé à la vertu et fort dommageable aux âmes nouvelles dans la piété. »

Sa foi était vive et féconde en bonnes œuvres comme il a paru en la conduite de toute sa vie et elle était ennuyée des dévotions savantes et qui ne se portent pas à la pratique des vertus.

Nous l’avons vue, et moi en particulier, fort affligée par une fausse dévotion qui s’éleva de son temps qui n’ayant que l’orgueil et certaines formes et subtilités pour fondement, jetait les âmes dans la vanité et dans la fainéantise et les éloignait de la [446] pratique des vertus, leur en faisant mépriser l’application qu’on doit avoir à y travailler. Cette servante de Dieu y fit tant par ses soins qu’elle retira quelques personnes de ces erreurs et empêcha quelques autres d’y tomber. J’en pourrais nommer quelques unes si ce que je dois à leur honneur ne m’en empêchait.

Son zèle pour le salut des âmes et pour l’établissement de la foi embrassait tout le monde. Je ne saurais dire ce qu’elle n’a pas fait pour obtenir de Dieu l’humiliation et l’extirpation de l’hérésie en ce royaume et les grandes prières qu’elle a faites pour ce sujet spécialement pendant le siège de La Rochelle. Elle ne partait quasi point de devant Dieu et fit veiller la communauté grand nombre de nuits en prières devant le Très Saint Sacrement.

Elle employait une bonne partie de ses prières durant les dernières années de sa vie, pour la conversion du Royaume d’Angleterre. Ce fut en particulier à cette intention qu’elle établit la dévotion dans ce [447] monastère qui, par la bonté de Dieu, continue encore à présent, d’exposer le Saint Sacrement depuis les 7 heures du jeudi au matin jusqu’au vendredi à la même heure et que les religieuses tour à tour y assistent jour et nuit.

Elle a rendu grande assistance aux pauvres prêtres écoliers anglais et ibérois pour les aider à étudier et se rendre capables d’aller travailler à la conversion de leur nation.

Dieu avait imprimé en cette sainte âme une dévotion particulière pour le peuple du Canada et pour la publication de l’Évangile parmi ces pauvres sauvages. Elle avait une inclination singulière pour les religieux qui étaient envoyés en ce pays-là pour travailler aux fonctions apostoliques. Elle leur écrivit quelques fois. Entre autres elle écrivit une fois au Père Le Jeune, jésuite, qui était en ce pays-là, d’assister des aumônes qu’elle lui avait procurées, une petite fille canadoise que l’esprit malin tourmentait fort, par où l’on découvrit que [448] Dieu lui faisait connaître par des voies extraordinaires, l’état de cette nouvelle chrétienté, car elle écrivit cela en un temps qu’on n’avait point de nouvelles du Canada.

Elle faisait toutes les années des quêtes pour l’entretien de ces nouveaux convertis et de leurs enfants et y contribuait du bien de ce monastère autant qu’il lui était possible.

Une de ses plus pressants désirs était de faire bâtir des églises en ces pays-là. Les pères jésuites lui ayant témoigné qu’un hôpital y était nécessaire, elle persuada Madame la Duchesse d’Aiguillon d’en faire bâtir un et de le renter. Ce qu’elle fit.

On envoya de ce pays-là deux petites filles canadiennes et une jeune femme iroquoise afin qu’ayant été instruites au christianisme, elles puissent servir à l’instruction des autres sauvages. Cette servante de Dieu s’en chargea et les logea avec les tourières de dehors, prit soin de leur instruction et après les fit baptiser avec beaucoup de magnificence. [449] Sa charité embrassait aussi les chrétiens qui vivent parmi les infidèles et spécialement ceux de la Terre Sainte. Leurs nécessités la touchaient jusqu’au cœur et elle faisait des quêtes pour leur soulagement.

Elle ne lassait de prier et de faire prier ses religieuses, disant qu’elles y étaient obligées comme filles de l’Église et d’autant plus qu’elles avaient été assemblées par notre sainte mère Thérèse à cette intention et pour aider les ouvriers qui travaillent à la vigne de Notre Seigneur.

Elle appelait les dévotions de l’Église les grandes dévotions et réglait les siennes par celles-là. Elle les estimait infiniment par-dessus les particulières quand c’eût été des visions et des révélations, disant « qu’encore que les dévotions particulières soient bonnes, ce qui est de l’Église est toujours beaucoup meilleur, que Jésus Christ en est le chef, que le Saint Esprit la gouverne et régit et que en tout nous ne pouvons nous tromper en nous conformant à elle ». [450] Elle portait un grand honneur à la mémoire et aux reliques des saints martyrs parce qu’ils ont répandu leur sang pour soutenir la foi de Jésus Christ et elle disait « qu’il avait fallu une grâce extraordinaire et merveilleusement grande pour exposer leurs corps à tant et de si cruels tourments, qu’ils ont enduré et pour se résoudre à mourir pour des biens qu’ils ne voyaient pas, et ne connaissaient que par la foi ».

Elle disait que « les miracles que Dieu opérait par les saints causaient grande consolation parce qu’ils servaient à réveiller la foi ».

Elle témoignait une grande dévotion au symbole des Apôtres et le disait plusieurs fois le jour et faisait de fort fréquents actes de foi.

Elle ne nous faisait jamais de discours en commun sur les vertus qu’elle ne les appuyât sur l’Évangile et sur la parole de Notre Seigneur qu’elle rapportait si à propos et expliquait si nettement que nous ne pouvions pas douter que le même esprit qui les avait prononcés [451] ne parlât par la bouche de cette servante de Dieu.

Dieu lui fit connaître que tous les mystères de la vie de Jésus Christ sont enclos et enfermés dans celui de l’Eucharistie. C’est pour cela qu’elle nous exhortait et plusieurs autres personnes de ma connaissance, de les y adorer « car ils y sont, disait-elle, compris en sorte que nous n’avons rien perdu des états de sa vie très sainte pour n’avoir pas été dignes de converser avec lui sur la terre ».

Elle a eu en divers temps des apparitions de la sainte Vierge, de divers saints et âmes bienheureuses dans lesquelles elle a eu connaissance de l’état des âmes dans la gloire et plusieurs autres choses touchant la conduite de Notre Seigneur Jésus Christ sur son Église, plusieurs mystères de la foi et sur les desseins de Dieu tant pour des personnes particulières que pour tout notre saint Ordre.

Il me serait difficile d’exprimer la grande espérance que notre mère Madeleine avait en Dieu, mais je [452] suis témoin qu’elle n’a jamais rien entrepris ni exécuté d’important qu’après de longues prières, faisant voir par là que toute sa confiance était en Notre Seigneur. Elle disait « qu’il fallait bien prendre garde que les âmes ne manquassent pas à l’espérance que Dieu veut qu’elles aient de le posséder en l’éternité et que Dieu exige tellement cette espérance de nous qu’il nous y oblige sous peine de péché. Qu’il ne faut rien regarder de ce qu’il y a sur la terre ni pour crainte ni pour assurance, mais chercher en Jésus-Christ seul notre force, notre appui, notre puissance et nous donner tout à lui, le priant que comme il est venu en terre pour élever les âmes au sein de son Père, il daigne tirer les nôtres selon son bon plaisir et son conseil ».

Je sais que dans les affaires de notre Ordre pour nous conserver dans la conduite de nos révérends pères supérieurs dont elle porta quasi tout le poids, sa patience surmonta les montagnes de peines et de difficultés et sa [453] confiance en Dieu, demeura immobile parmi les grands orages.

Il se passa une autre affaire fort fâcheuse de laquelle tout l’orage tomba sur cette servante de Dieu qui demeura durant tout ce temps en une paix si profonde qui naissait de sa grande confiance en Dieu qui faisait que nous ne la pouvions regarder sans l’admirer.

Ses espérances étaient souvent suivies de la Providence de Dieu sur elle qui lui voulait montrer que sa confiance en sa protection n’était point vaine, car il a fait réussir des affaires selon ses désirs contre toute apparence humaine.

Une grande espérance de cette servante de Dieu paraissait lors principalement qu’elle était en la considération des grands biens que Dieu a réservés à ses élus dans la bienheureuse éternité et des promesses qu’il a faites aux âmes de les assister dans le chemin de leur sanctification. La seule pensée du ciel remplissait son âme d’une joie et d’une consolation si abondante qu’elle s’épandait sur [454] ses infirmités et lui rendait douces les afflictions les plus amères. « Or sus, disait-elle sur le sujet de ses plus fâcheuses maladies et infirmités habituelles, toutes les misères de la vie passeront et puis nous irons dans ce beau pays de l’éternité où il n’y a ni pleurs, ni douleurs, ni gémissements et où nous posséderons tous les biens dans l’unité du Souverain Bien. Elle avait aussi fréquemment ces paroles pour se consoler de ses maux : « Béni soit Dieu qui réparera toutes nos misères. » Je lui ai fort souvent entendu faire ces discours et d’autres que je ne saurais rapporter non plus que la ferveur de laquelle elle les animait. Je dirai seulement ce que j’ai très souvent expérimenté en moi-même que quand elle était dans le discours de l’éternité et du bonheur des âmes que Dieu y attire par le chemin de la croix et du renoncement à soi-même et à toutes les créatures, j’en ai reçu de grandes aides pour suivre Notre Seigneur sur le chemin de la sanctification.

Un jour de Pâques elle me dit sortant d’un [455] ermitage dédié à la sainte Vierge « que si les âmes savaient ce que c’est que la gloire, elles ne pourraient s’empêcher de la désirer d’un grand désir tant c’est une chose si belle et admirable et ce qui fait que l’on ne la désire pas, c’est qu’on ne la connaît point. » Elle parlait de cela avec une disposition qui faisait bien connaître qu’elle avait reçu de Dieu ce jour-là quelque lumière bien particulière sur ce mystère.

Cette servante de Dieu m’a souvent fait connaître qu’elle n’avait point de plus grand désir que d’être unie à Jésus Christ et que sa grande et singulière dévotion était à la vie à la mort, aux mystères de Jésus Christ et à tout ce qu’il est en tant que Dieu est homme. Elle en parlait avec tant de ferveur que nous la considérions comme un séraphin qui, par l’ardeur de son amour et par la lumière divine, pénétrait si avant dans la profondeur des mystères qu’elle ne laissait rien passer qui regardât Jésus Christ sans s’y appliquer par amour et par adoration [456] continuelle, car elle honorait tout ce qui appartenait à Notre Seigneur quelque petit qu’il pût être. Ses paroles, ses actions, les mouvements de son cœur, ses pensées, ses désirs, les lieux où il avait été, ses pas et les vestiges de ses pieds, les choses qui lui avaient servi et celles qu’il avait touchées. Enfin il n’y avait rien où elle ne trouvât moyen de lui rendre hommage.

Une fois qu’elle me parlait de ses dispositions et de quelques effets de l’amour de Dieu qui se passaient en son âme, ce qu’elle me dit me parut si beau que je le mis par écrit pour n’en pas perdre la mémoire. En voici les propres termes : “Je ne puis dire combien ce que je sens est éloigné de toutes mes paroles, les opérations de Dieu en nom âme sont si intimes et l’amour, au moins ce que j’appelle ainsi, est si secret que je dis quelquefois : Amour vu que vous êtes si puissant, comment opérez-vous avec si peu de bruit ? Comment êtes-vous si caché ? Comment est-ce qu’on ne peut vous nommer ? Sinon que vous-même formez [457] dans l’âme ce nom d’amour sans qu’elle ait autre connaissance, car il la laisse bien peu parler parce qu’il fait qu’elle meure et il me semble que sans cesse mon être ne fasse autre chose et que tout me serve à cela c’est-à-dire à mourir.” J’ai su de sa propre bouche que sainte Marie-Madeleine lui apparut en notre monastère de Lyon et lui fit entendre qu’elle lui donnait part en son amour en Jésus. Elle me dit aussi « que cette sainte lui avait fait connaître que l’esprit malin par la haine qu’il porte à cet unique et véritable amour contrefait mille sortes de faux amours dans la monde pour le détruire. »

J’étais une fois en prière pour elle devant le Très Saint Sacrement dans le chœur de ce monastère, j’entendis une voix qui me dit en paroles distinctes et intelligibles : « Cette âme est appelée à un amour séraphique, elle peut le perdre. Mais elle y est appelée. Ayez soin de prier et de faire prier pour elle, car elle porte de grandes épreuves. » [458] Elle-même m’a fait connaître qu’« elle avait une dévotion très particulière à l’ordre des Séraphins » ce qui me confirme dans la croyance qu’elle avait participation à l’amour de ces esprits bienheureux.

Je puis rendre témoignage que, quoique cette servante de Dieu ait un cœur naturellement doux et affectif et une âme la plus reconnaissante que j’aie vue, parmi tout cela depuis le premier moment que j’ai eu la bénédiction de la connaître jusqu’au dernier de sa vie, je ne l’ai jamais vue attachée à chose aucune que par une très pure, très sainte et très parfaite charité et par une très simple vue de Dieu. Elle a eu toujours une très grande charité pour toutes sortes de personnes spécialement pour les pauvres nécessiteux et un très grand soin de pourvoir à leurs besoins sans en vouloir éconduire aucun, disant que “elle aimait mieux donner à quelqu’un qui n’avait pas nécessité que de manquer à ceux [459] qui en avaient”.

En l’année 1631, il y eut une grande cherté à Paris. Elle nourrit un grand nombre de pauvres, elle fit augmenter le pain qu’on donnait à l’ordinaire à chaque pauvre et eut soin qu’on le fît meilleur et ne voulût pas que, pour cela, on refusa aucun de ceux qui viendraient demander hors de la distribution commune.

Elle était la mère commune des pauvres de ce faubourg et une des tourières du dehors avait charge de les visiter, de reconnaître leurs besoins et d’en rendre compte tous les jours à cette servante de Dieu qui redoublait ses soins pour eux à mesure que leurs nécessités étaient plus grandes. Quand elle savait qu’ils étaient malades, elle leur faisait faire des bouillons, elle leur envoyait des confitures, des matelas, de l’argent et de tout ce qu’elle pouvait. Elle leur donnait si libéralement que les charités qu’elle quêtait et recevait de dehors pour [460] leur distribuer avec ce qu’elle prenait au monastère n’étaient point pour faire les continuelles aumônes qu’elle faisait.

Lorsque les pauvres étaient en danger de mort, elle avait soin de les faire confesser, administrer les sacrements et préparer à bien mourir.

J’ai remarqué chez elle un talent très extraordinaire pour la consolation des affligés parce que, outre la grande compassion qu’elle avait par laquelle prenant part à la peine du prochain il semblait qu’elle partageait l’affliction avec lui et l’en déchargeait d’autant, on sentait en son entretien un certain effet de grâce qui élevait les âmes à Dieu et leur faisait connaître et estimer ce que vaut la croix quand elle se porte avec celle de Notre Seigneur Jésus Christ. J’ai connu plusieurs personnes de diverses conditions qui ont reçu beaucoup d’assistance et de consolation de cette servante de Dieu en leurs afflictions. [461] Sa charité était si générale que je puis assurer qu’il n’y a âge ni condition de personnes à qui cette servante de Dieu n’ait servi autant qu’elle ait pu pour les attirer à la connaissance et au service de Dieu. Je lui ai vu donner de très saintes et très belles instructions à la reine Marie de Médicis, à la reine qui est aujourd’hui régente, à Mesdames, filles de France, et depuis reines d’Espagne, d’Angleterre et duchesse de Savoie. Elle a fait le même à plusieurs autres princesses de ce royaume. Enfin depuis les plus grands jusqu’aux plus petits et jusqu’aux enfants, elle s’appliquait à les faire aimer et servir Notre Seigneur selon leur condition et la portée de leur âge.

Elle retira une fois une fille d’entre les mains de sa mère qui la voulait vendre pour avoir de quoi vivre, la mit pensionnaire aux Ursulines où depuis elle est demeurée religieuse et cette servante de Dieu quêta sa pension et sa dot avec une grande joie [462] d’avoir tiré cette âme d’un si évident danger. La mère irritée de ce qu’on lui avait ôté sa fille, vint en ce monastère dire mille injures à notre mère Madeleine qui parla si efficacement à cette pauvre femme qu’elle s’en retourna toute adoucie et lui promit de s’amender.

Elle avait un soin, pour toutes les sœurs, qui n’est point imaginable principalement quand elles étaient malades notablement. Elle n’oubliait rien de ce qu’elle voyait les pouvoir soulager ou adoucir leur mal. Elle les visitait souvent oubliant elle-même ses propres infirmités et sa faiblesse. Je me souviens que quoiqu’elle fut accablée de mal et eut peine à se soutenir, elle ne laissait pas pour cela d’aider à marcher une sœur paralytique pour lui faire faire 3 ou 4 pas en quoi elle seule réussissait mieux que les plus fortes du couvent.

Elle ne regardait que Dieu dans la charité et la plus pressante nécessité sans s’arrêter à la condition [463] des personnes. Et j’ai souvent remarqué qu’elle s’appliquait aux sœurs laies comme aux premières du monastère selon le besoin de chacune.

Elle avait une dévotion très particulière à la douceur de Notre Seigneur Jésus Christ conversant avec les hommes et j’ai remarqué assez souvent qu’étant occupée en des affaires importantes, elle recevait avec une douceur incomparable les religieuses qui la venaient interrompre pour des choses assez petites : elle s’appliquait à les écouter et leur répondre et à satisfaire à leur esprit avec autant de douceur et de paix comme si elle n’eût rien à faire ; aussi ne voyait-elle pas qu’il n’y eût rien de si important en la vie après ce que nous devons à Dieu, comme de donner la paix et la satisfaction à l’esprit du prochain.

Sa charité était supportante et elle avait un grand soin de pratiquer une sainte maxime que je lui ai souvent ouï dire “qu’il fallait supporter en toutes sortes de personnes ce qu’il y avait en elle [464] de plus pénible et plus fâcheux et se si bien comporter avec toutes que personne n’eût rien à souffrir de nous.”

Elle nous disait « que ce n’est pas dans les sens que la charité habite, mais dans le cœur, que la charité n’arrête sa vue qu’en Dieu et que par conséquent nous ne devons considérer les unes dans les autres que ce que Dieu y a mis, qui est la vertu et la grâce. »

Je sais qu’elle a fait de si grandes prières pour obtenir cette grâce que Dieu lui a accordée, comme il a paru en toutes rencontres.

Sa charité était tellement généreuse que rien ne lui semblait difficile particulièrement là où il y allait de l’honneur de Dieu et du salut des âmes. Elle vainquait pour cela toutes sortes de peines et ne se lassait jamais.

Cette servante de Dieu avait grande dévotion à la décoration des églises et à l’embellissement des autels. Tout ce qu’il y a d’enrichissement à l’église de céans, les beaux tableaux, les peintures et dorures, les riches ornements d’autel est le fruit de sa piété. C’est elle [465] aussi qui a fait réparer la chapelle de la Vierge qui est au-dessous le grand autel de l’église de céans où Dieu a fait anciennement un grand nombre de miracles. C’est elle qui l’a fait mettre en l’état où elle est et qui a réveillé la dévotion du peuple qui y accourt et y fait dire un bon nombre de messes à l’autel de la sainte Vierge devant lequel il y a une lampe d’argent allumée depuis plusieurs ans.

Elle avait une grande dévotion pour les saints Lieux que Notre Seigneur Jésus Christ et sa sainte Mère ont sanctifié par leur présence et auxquels ont été opéré les grands mystères de notre rédemption et disait assez souvent que « si sa condition religieuse lui eût permis de sortir, elle eut employé une grande partie de sa vie à cette sorte de voyage ; elle les faisait en esprit. »

Elle honorait fort les lieux où reposent les corps des saints et principalement ceux qui sont en plus grande vénération dans l’église. [466] Elle vénérait aussi beaucoup tous les lieux où la sainte Vierge s’est manifestée par quelques miracles et y envoyait des aumônes pour y faire dire des messes.

Elle avait une grande vénération pour les sacrements de l’Église et les regardait comme les canaux par lesquels le Fils de Dieu verse son sang sur son Église et ses grâces dans les âmes. Elle nous a quelques fois entretenues sur le sacrement du Baptême et sur l’effet qu’il produit dans les âmes nous en disant chose admirable.

Elle a toujours fait paraître combien elle estimait le sacrement de la Confession par le soin qu’elle prenait de le recevoir souvent et celui de l’Extrême Onction, le faisant donner soigneusement aux malades qu’elle savait en danger de mort.

Quand il entrait céans des novices qui n’avaient pas reçu le don de la Confirmation, je suis témoin qu’elle avait grand soin de leur faire recevoir et [467] leur faire connaître la dignité et l’importance de ce sacrement, les effets qu’il produit dans les âmes et les dispositions qu’il faut y apporter.

Pour le Très Saint Sacrement de l’autel, c’était l’objet le plus ordinaire de la dévotion de cette servante de Dieu et de ses adorations et c’était l’occupation la plus forte de son intérieur. C’était tout son recours en ses nécessités, c’était là d’où elle tirait toute la force en la tentation et toutes ses consolations en ses peines et afflictions et pour tout dire j’avoue pour la longue connaissance que j’ai de cette servante de Dieu que si elle a eu quelque sentiment de piété — comme elle en a eu de très grands et très signalés, ce qui en a paru en toutes les autres choses saintes — n’est rien auprès de ce qu’elle a témoigné à l’endroit de ce divin sacrement.

Elle avait les indulgences en grande vénération [468] et grand soin de les gagner. Elle portait avec beaucoup de dévotion les chapelets et les médailles bénites pour les gagner. Nous l’avons toutes vue en une dévotion très particulière aux Jubilés qui ont été de son temps et en de grandes applications à se disposer pour participer à ces grâces et pour en faire usage. Elle nous disait « que comme les saints nous communiquent l’esprit et la grâce du Fils de Dieu, les indulgences nous en appliquent ces satisfactions ; que la sainte Église qui garde en ses trésors ces inestimables richesses en tire de temps en temps pour nous en enrichir ; qu’il n’y a rien en Jésus qui ne nous doit être en vénération singulière et à quoi nous ne devons souhaiter de prendre part. » Elle avait aussi grande estime de l’eau bénite et en prenait plusieurs fois le jour.

Sa charité pour les âmes du Purgatoire était très grande et particulière. Elle avait un grand soin d’insinuer cette dévotion dans les âmes. Quand [469] on apprenait la mort de quelqu’un, elle voulait que d’abord on se mît en prière pour son âme sans s’amuser de s’enquérir des causes ou des accidents de sa maladie.

Cette grande charité mérita qu’elle eût la connaissance de l’état de plusieurs âmes qui étaient sorties de cette vie : les unes qui la priaient de les secourir, les autres en reconnaissance du secours qu’elle leur avait rendu se faisaient voir à elle en l’état de la gloire qu’elles possédaient. Elle m’en a nommé plusieurs qui lui ont apparu.

Elle récitait l’office divin avec grande dévotion et disait « que nous devions beaucoup peser et reconnaître le grand avantage que nous avions d’être appelées à faire en la terre l’office des Anges dans le ciel. »

Quoiqu’elle eût en vénération toutes les cérémonies et les observances de l’Église, il n’y en avait point qui la touchât si fortement et qui réveillait sa ferveur comme celles de la Semaine sainte et celle de la [470] très sainte Messe. Elle ne s’y appliquait jamais qu’elle n’entrât dans les sentiments particuliers de dévotion sur les divines opérations du Fils de Dieu qui nous sont si saintement et si vivement représentées par ces sacrées cérémonies, et ne pouvait pas s’imaginer comme le monde négligeait des choses si saintes pour passer son temps comme il le fait à des choses si vaines comme sont celles de la vie.

Notre mère Madeleine de Saint Joseph a toujours eu un grand respect pour notre saint Père le Pape. Il ne venait rien de sa part qu’elle ne reçût avec honneur et profonde soumission. Elle considérait en lui la qualité de Vicaire de Jésus-Christ en terre et de chef ici de la sainte Église catholique, ce qui imprimait chez elle grand amour et estime et elle ne parlait jamais de lui qu’avec une grande révérence.

Notre Saint Père le Pape Urbain VIII ayant donné à ce monastère les indulgences des sept [471] autels de Saint Pierre de Rome, et une autre fois qu’il donna l’indulgence plénière à l’heure de la mort pour toutes les religieuses qui étaient lors en ce monastère, elle reçut ces grâces du Saint Siège avec plus de joie que si on lui eût donné tous les trésors de la terre.

Elle honorait les décrets du Saint Siège et des Conciles comme la parole de Dieu. Elle avait aussi en très particulière vénération le Saint Concile de Trente. Je lui en ai quelques fois ouï rapporter quelque point qu’elle en avait appris.

Lorsque Monsieur le cardinal Barbarin vint légat en France du temps du Pape Urbain VIII, elle le fit supplier de venir donner sa bénédiction à cette communauté, qu’elle reçut avec grande consolation et respect.

Elle a toujours rendu de très grands respects à Messieurs les Nonces, tenait à grand bonheur [472] quand ils lui faisaient la grâce de venir dire la Sainte Messe dans notre église, communier la communauté de leurs mains aux fêtes solennelles et lui donner la bénédiction.

Elle respectait aussi beaucoup Messieurs les Évêques, leur parlait avec une profonde révérence et recevait leur bénédiction avec grande humilité comme je l’ai vu en plusieurs rencontres.

Elle avait en très grande vénération la dignité sacerdotale et respectait comme des Anges ceux que Dieu y avait appelés. Lorsqu’il paraissait en eux quelques défauts, elle avait grand soin de les couvrir. Elle recommandait soigneusement de prier pour eux afin que Dieu fut honoré en eux et qu’il les rendit dignes de leur ministère. Elle avait un grand respect pour les prédicateurs et voulait qu’on les honorât comme venant de la part de Dieu et annonçant sa sainte Parole. Elle ne [473] pouvait souffrir qu’on n’en parlât qu’avec respect. Elle prenait la liberté de reprendre les plus grandes dames quand elle les entendait parler avec peu de dévotion et estime des sermons et des prédicateurs.

Je lui ai souvent ouï parler de la condition religieuse avec une grande estime et vénération. Elle témoignait une grande joie quand quelques personnes l’embrassaient et disait sur ce sujet que « la grâce de la religion était si grande qu’on n’en reconnaîtrait la grandeur que dans le ciel, que c’était vivre ici-bas de la vie des Anges en pureté et sainteté et en élévation continuelle vers Dieu. »

C’est dans cette vue qu’elle rendait tant de respect à toutes les religieuses même à celles dont elle était la supérieure, qu’elle ne leur parlait jamais qu’avec douceur et humilité.

C’est aussi pour cela, qu’encore qu’elle ait beaucoup d’humilité en toutes choses et beaucoup de déférence pour les puissants de la terre, c’était toujours sans [474] souffrir aucune sorte d’avilissement en la condition religieuse qu’elle voulait que tout le monde honorât. Elle reprit une fois une religieuse de ce monastère de ce qu’elle se familiarisait trop avec une princesse encore enfant et de quoi elle souffrait qu’elle lui donnât de petits soufflets en se jouant parce qu’elle ne trouvait pas cette action assez respectueuse.

Notre Mère Madeleine avait une très grande dévotion aux saints et un grands recours et confiance en leur intercession. Et il y en avait entre autres quelques-uns vers qui sa dévotion était plus particulière comme les Saints Apôtres, saint Joseph, sainte Madeleine, saint Jean Baptiste, saint Michel, notre Mère sainte Thérèse étaient des premières et ensuite quelques autres que je serais trop longue à nommer.

Elle révérait beaucoup les images de Notre Seigneur, de la sainte Vierge et des saints et fit faire quantité de tableaux qui les représentaient. Elle [475] les fit mettre par tous les endroits de ce monastère pour exciter la dévotion et en visitait grand nombre tous les jours.

Sa dévotion envers la sainte Vierge était très grande et extraordinaire. Il me serait difficile de la pouvoir exprimer. Elle en parlait souvent à toutes les religieuses et disait que « nous devions avoir soin de regarder et honorer la sainte Vierge en tous les mystères du Fils de Dieu et de joindre nos honneurs à ceux qu’elle rendait à son Fils. »

Elle disait aussi qu’« elle honorait tous les jours une des grandeurs de la sainte Vierge, lui demandant quelques-unes de ses vertus et qu’elle lui donnât son Fils. »

Elle faisait ordinairement recourir à la sainte Vierge pour tous les besoins des personnes qui se recommandaient à nos prières.

Elle exhortait les prieures et les maîtresses des novices de l’Ordre de porter fortement les âmes à [476] cette dévotion de la sainte Vierge et disait que « c’était un des plus grands privilèges de l’Ordre d’avoir pour patronne, pour mère et pour maîtresse la mère du Fils de Dieu et que cela nous obligeait d’avoir un regard très spécial vers elle. »

Elle fut cause que le Père Gibieuf écrivit le livre des grandeurs de la sainte Vierge.

Sa vénération pour les saintes reliques était très grande. Elle en portait sur elle avec beaucoup de respect et de dévotion. Elle recevait une grande joie lorsqu’on lui en donnait, mais sur la fin de sa vie, sa dévotion s’accrut si fort et le désir d’enrichir ce monastère de ces saints trésors, qu’elle n’a rien oublié pour en amasser de tous côtés. Et Notre Seigneur a tellement béni son travail qu’elle en a eu un grand nombre de très belles et fort assurées que la reine Marie de Médicis, la reine à présent régente, la feue reine d’Espagne, plusieurs princesses, prélats et autres personnes de condition [477] lui ont données. Elle les faisait enchâsser fort richement et placer très décemment ainsi qu’il se peut voir dans ce monastère et avait grand soin de les faire vénérer par les religieuses.

Une de ses grandes dévotions — comme elle nous l’a témoigné assez souvent — était d’aller plusieurs fois le jour devant le Saint Sacrement pour rendre honneur à la demeure que Notre Seigneur y a fait parmi nous, pour se lier à l’adoration qu’il rend à son Père et pour y honorer sa très sainte Passion et pour satisfaire à une des grandes obligations des religieuses qui est de suppléer au peu d’amour et d’adoration que les hommes rendent à la Croix et à la mort de Notre Seigneur Jésus Christ.

Depuis qu’elle fut la première fois prieure de ce monastère, Monseigneur le cardinal de Bérulle lui ordonna de communier tous les jours, ce qu’elle faisait avec beaucoup de dévotion.

Sa dévotion au Saint Sacrifice de la Messe était [478] très grande et elle nous recommandait sur toutes choses de nous appliquer à ce qui se fait en cet adorable sacrifice comme à chose grande et importante « qu’il faut tout quitter pour cela, que nous nous devions souvenir que c’est Jésus Christ qui nous appelle à son sacrifice et que, quand on perd la grâce qu’il y eût donnée, on perd beaucoup plus qu’on ne saurait gagner par toutes les meilleures choses que l’on pourrait avoir en la vie et qu’elle estimait beaucoup plus le don que Notre Seigneur nous fait dans le Saint Sacrement que toutes les grâces extraordinaires et les lumières les plus élevées. »

Cette servante de Dieu employait tous les jours plusieurs heures en oraison mentale et je puis dire selon la connaissance qu’elle m’a donné de son intérieur que sa manière d’oraison était une union de tout ce qu’elle était à la personne sainte de Notre Seigneur Jésus Christ.

Je la voyais souvent avec des effets de Dieu si [479] puissants qu’ils étaient capables de mettre en extase une âme moins forte que la sienne. .Les grands et continuels emplois qu’elle avait, ne séparaient point son esprit de l’application à Dieu. Et quoi qu’elle apportât grand soin à tenir caché les choses grandes et extraordinaires qui se passaient en elle, on ne pouvait pas beaucoup converser avec elle qu’on ne reconnût bien facilement qu’il se passait quelque chose de grand en son âme. J’en parle en témoin de vue.

À mesure que cette servante de Dieu avançait en âge, elle s’adonnait avec plus d’assiduité à ce saint exercice de l’oraison de façon que les dernières années de sa vie on ne la trouvait quasi plus qu’au chœur devant le Saint Sacrement, ce qui est si vrai que les sœurs avaient peine de trouver le temps de balayer le chœur tant elle s’y rendait assidue. Elle disait elle-même qu’« elle savait faire état de patience et de prières et que ses infirmités qui allaient accroissant l’obligeaient à recourir à Dieu [480] avec plus de soin que par le passé. »

Elle disait que « l’esprit malin faisait tous ses efforts pour détourner les âmes de la prière sachant bien que ce sont les armes que Dieu nous donnait pour nous défendre et pour le vaincre. »

Elle disait aussi que « l’opinion qu’avaient certaines personnes que ceux qui ont facilité de s’appliquer à Dieu en tout temps et en tous lieux, n’avaient nécessité de beaucoup prendre de temps pour faire oraison, était une grande erreur puisque Notre Seigneur Jésus Christ qui était toujours en une si haute contemplation ne laissait pas de prendre du temps et de se retirer les nuits pour prier Dieu, son Père, ainsi que le rapporte l’Évangile. »

Elle disait que « pour obtenir de Dieu ce qu’on lui demandait, il fallait accompagner notre prière de grande humilité, qu’il y avait peu d’âmes dignes de demander et d’obtenir parce qu’il y en avait peu de vraiment humbles ». Sa façon en la prière [481] était fort simple, humble et attentive et pleine de révérence.

Cette servante de Dieu était souvent élevée en une très haute contemplation et elle avait des communications et apparitions de Notre Seigneur, de la sainte Vierge, de son bon Ange, de sainte Madeleine, de sainte Blandine et autres saints et de plusieurs âmes bienheureuses et elle m’a fait connaître que ses visions et apparitions lui étaient si communes qu’elle ne s’en étonnait, ni émouvait nullement.

Elle m’a aussi fait connaître que l’application à la personne sainte de Notre Seigneur Jésus Christ a été la plus ordinaire et la plus constante disposition de sa vie, qu’elle avait une très particulière application à l’état du Fils de Dieu incarné et sa première oblation à Dieu son Père et à son état d’adoration et d’immolation au Très Saint Sacrement sur quoi elle a eu de très grandes lumières. [482] Sa grande capacité était la cause qu’on la consultait souvent sur l’oraison et sur les dispositions intérieures. À quoi elle répondait toujours par des avis qui tendaient à la pratique des vertus chrétiennes.

Je l’ai toujours vue fort difficile à asseoir jugement sur des voies extraordinaires, disant qu’« il fallait des années pour les considérer et examiner. » Elle éprouvait beaucoup les âmes qui étaient en ces voies et désirait surtout que la vertu égalât les lumières en elles.

Elle faisait bien plus d’estime de la solide vertu que de plusieurs visions ou révélations parce que, disait-elle « l’âme se pouvait bien perdre dans ces dons extraordinaires, s’ils ne sont accompagnés d’une grande humilité, mortification et soumission d’esprit. »

J’ai reconnu en plusieurs choses que cette servante de Dieu avait le don de prophétie dont je ne rapporterai que quelques-unes pour éviter la longueur. Elle m’assura une fois de la mort d’un gentilhomme [483] qui avait été tué bien loin d’ici et qu’elle avait apprise par des voies extraordinaires, Dieu lui ayant révélé.

Elle disait fort souvent que « les malheurs des guerres présentes étaient causés par les irrévérences que l’on commet vers la personne sainte de Notre Seigneur Jésus Christ. » J’ai cru que ce qu’elle en disait venait d’une connaissance surnaturelle.

Cette servante de Dieu a su le temps de sa mort plusieurs années avant qu’elle fut arrivée. Et une fois je la suppliai de me dire combien elle pensait vivre, elle me répondit environ soixante ans, ce qui est ainsi arrivé.

Le même jour qu’elle revint de notre second monastère de Paris pour être la deuxième fois prieure en celui-ci, elle me dit que Dieu lui avait montré clairement que ce serait sa dernière charge et qu’elle avait encore un peu de temps pour se disposer à la mort, ce qui a été véritable, car elle a été deux ans hors de charge devant sa mort. [484] Un an avant son décès, elle écrivit à la Mère Marguerite de Saint-Élie qui était fort malade en notre second couvent de cette ville, qu’« elle ne mourrait pas de cette maladie, au contraire que c’était elle qui mourrait la première. » Ce qui fut ainsi, car la Mère Marguerite de Saint-Élie survécut huit jours cette servante de Dieu.

Je suis aussi très certaine que notre Mère Madeleine avait en un haut degré le discernement des esprits. Je me souviens que lorsqu’elle était prieure en ce monastère, sur le jugement que l’on faisait de la différente capacité de deux de ses religieuses pour la conduite, elle dit à la personne qui faisait le jugement que « quand celle qu’on estimait le plus serait en charge, on y découvrirait des défauts qui n’avaient pas paru jusqu’alors et au contraire on découvrirait parmi les charges en celle qu’on estimait le moins des perfections qu’on n’y avait pas remarquées auparavant. » Le temps vérifia ses paroles et comment les autres s’étaient méprises au jugement de ces deux religieuses. [485] La conduite qu’elle a tenue à la réception de plusieurs religieuses a bien fait voir qu’elle agissait par d’autres lumières que celles de la prudence naturelle. Elle reçut entre autres une jeune dame, veuve du comte de Bury, laquelle était d’une complexion si délicate, si faible et si infirme que les médecins ne jugeaient pas qu’elle dut vivre longtemps ni qu’elle put en aucune façon garder aucune des austérités de notre règle. Elle la reçut non seulement pour être du chœur, mais pour être sœur laie qui est une condition bien plus pénible et laborieuse. Dieu fit un si grand changement en cette dame que dès lors et toujours depuis elle a eu assez de santé et de force pour garder la règle et pour la charger de la cuisine. J’aurais beaucoup d’autres preuves à donner que je tais pour éviter la longueur.

Je dirai seulement que par la lumière que Dieu [486] lui donnait, elle connaissait des choses très cachées dans les âmes. Il y en a plusieurs de celles-ci qui ont été sous sa conduite, qui m’ont témoigné qu’elle leur parlait des dispositions de leur intérieur et leur en représentait l’état comme si elle eût lu dans leurs âmes et qu’elle avait un grand don de Dieu pour débrouiller les esprits qui, par défaut de lumière, ne pouvaient pas se découvrir.

J’assure que la vie de cette servante de Dieu depuis qu’elle a été religieuse a été une préparation continuelle à mourir comme elle a fait de la mort des saints. La pensée de la mort lui était fort présente dès ses premières années et l’appréhension des jugements de Dieu qui lui a toujours continué comme elle me l’a fait connaître diverses fois. J’ai cru et avec beaucoup de raison que cette pénible appréhension de la mort était un effet de la grâce et non de faiblesse de nature. Et que comme le mystère de la passion de Notre Seigneur Jésus Christ avait [487] toujours été l’objet principal de ses dévotions, que Notre seigneur par opération de grâce en elle lui faisait boire en son calice et participer à l’état pénible de son agonie et aux dispositions avec lesquelles il portait la fâcheuse vue de la mort.

Elle fut quinze jours malade de la maladie dont elle est morte pendant lesquels elle fut tous les matins communier au chœur et y passait plusieurs heures tous ces jours nonobstant l’extrémité de son mal.

Trois jours devant sa mort elle désira aller visiter un ermitage dédié au mystère de l’Incarnation qui est dans le fond du jardin et voulut faire ce pèlerinage à pied quoiqu’il fut très éloigné, qu’elle eut les jambes extrêmement enflées et qu’elle fut si mal qu’à peine se pouvait-elle soutenir pendant ce voyage. Elle adoucissait par la douceur de ses paroles la tristesse des sœurs qui l’accompagnaient, causée par la crainte de la perdre, car quoiqu’elle fut en cet [488] état et qu’elle souffrit de très aiguës douleurs, sa douceur, sa gaieté ordinaire et son application aux sœurs n’étaient en rien diminuée et pour ne pas nous affliger de la pensée de sa mort, elle s’empêchait de rien dire qui pût nous y faire penser.

Parmi tout cela elle était dans une humilité si profonde qu’elle prenait occasion de tout d’entrer dans le mépris de soi-même.

Le mercredi, veille de sa mort, elle communia au chœur où, ayant été un temps notable, la faiblesse et le mal la pressaient si fort qu’il fallut la remporter à l’infirmerie où elle fut saisie d’une oppression si violente qu’il semblait qu’elle dût mourir. Elle revint de cet accident et voyant notre mère prieure et toutes les sœurs alarmées et éplorées, elle les consola d’une façon douce, agréable et élevant à Dieu.

Le jeudi, jour de sa mort, on lui apporta le Saint Sacrement dans son lit, notre mère prieure l’ayant priée de ne se point lever pour l’aller recevoir au [489] chœur ne jugeant pas qu’elle en eut la force à quoi elle obéit. Elle communia par viatique et reçut ce divin Sacrement avec tant d’amour et dans des dispositions si saintes que la joie qui en rejaillissait sur son visage nous la faisait voir comme un Ange. Elle se tint dans ces sentiments jusqu’environ 10 heures devant midi, sentant sa fin approcher. Elle désira d’aller rendre à Notre Seigneur dans le chœur les dernières adorations de sa vie, mais comme on l’y portait, elle tomba en une si grande faiblesse que nous croyons qu’elle en dût mourir. Elle en revint. Et comme le révérend Père Gibieuf, un de nos supérieurs, était entré pour l’assister en la nuit, elle lui témoigna beaucoup de joie de le revoir, se confessa à lui et lui demanda l’Extrême-Onction.

Monseigneur Bolognety, lors Nonce de Sa Sainteté en France, revint en propre personne, reprendre des nouvelles de la santé de cette servante de Dieu. et quand il sut qu’il n’y avait plus d’espérance de sa vie, il témoigna un fort grand regret et se recommanda à ses prières et lui envoya une médaille de l’indulgence plénière avec la bénédiction de Notre Saint Père, qu’elle reçut avec beaucoup de dévotion et fort grande reconnaissance.

Lorsqu’elle vit arriver le révérend Père Gibieuf portant les sainte huiles de l’Extrême-Onction, elle en témoigna une très grande satisfaction disant : « Je ressens une grande joie, me voyant sur le point de recevoir la grâce de Jésus-Christ par ce dernier sacrement. » Elle les reçut avec des dispositions dignes de sa vie et de sa mort et demeura jusqu’au dernier moment de sa vie, l’esprit fort libre et fort tranquille.

Un quart d’heure devant l’agonie, passant sa main sur son visage, elle dit fort doucement ces paroles « Les inquiétudes de la mort m’environnent. » Et demeurant le visage fort élevé, elle dit ces autres paroles « Jésus Christus, filius Dei, miserere nobis. » et tomba au même temps en l’agonie [491] où elle ne fut qu’environ un quart d’heure, les yeux toujours élevés au ciel, le visage majestueux et plein d’une grande douceur, paraissant si remplie de Dieu et si profondément appliquée à lui que ceux qui la voyaient en cet état et un de nos ecclésiastiques qui accompagnait le Révérend Père Gibieuf en cette action, a témoigné d’avoir été plusieurs jours occupé de ce qu’il avait vu en cette servante de Dieu.

Elle rendit l’esprit entre les mains de Notre Seigneur en cet état d’élévation que j’ai dit, le trentième avril, jour de jeudi de l’année 1637, une heure et demie après midi, âgée de 59 ans moins dix huit jours dont elle en avait saintement vécu 32 et demi dans la religion.

Son corps fut porté au chœur avec les cérémonies accoutumées. Nous récitâmes les prières et suffrages pour satisfaire aux coutumes de la sainte Église et de l’Ordre quoique nous nous sentions plus portées [492] à la prier qu’à prier pour elle, car sa seule vue portait odeur de sainteté. Notre dévotion et la croyance que nous avions toutes conçu que cette âme jouissait déjà de Dieu fut beaucoup fortifiée par ce qui arriva la même nuit : le corps commença d’exhaler une très agréable odeur qui n’avait en tout rien de commun avec les parfums de la terre et qui les surpassait de beaucoup. Cette odeur dura quelques heures ne se faisant pas sentir généralement à toutes, mais à quelques-unes. Après avoir cessé elle recommença lorsqu’on chantait la messe et au temps de la communion. Plusieurs sœurs témoignent l’avoir sentie incomparablement plus suave et plus excellente qu’auparavant.

Le concours du peuple fut si grand dans notre église que nous n’en avons jamais vu un tel. On y accourut à la foule de plusieurs endroits de Paris et toutes sortes de personnes. Il y en eut quelques-unes des endroits les plus écartés qui dirent céans [493] à une de nos mères qu’ils y étaient accourus sans savoir pourquoi sinon qu’ils s’étaient sentis obligés par un mouvement particulier fort puissant de venir à notre église.

Plusieurs personnes passaient leurs chapelets par la grille priant les religieuses de les faire toucher à ce saint corps. Ils demandaient des fleurs dont elle était couverte et la presse était si grande que les religieuses ne pouvaient suffire.

Les reines et les princesses voulurent avoir quelque chose qui eut appartenu à cette servante de Dieu et le nombre des personnes qui en demandaient était si grand, qu’après avoir distribué ses croix, médailles, chapelets et images, il fallut mettre ses habits en pièce pour satisfaire à la dévotion du peuple. Il s’en trouva qui demandèrent jusqu’aux épingles qui lui avaient servi.

Je sais que Dieu fait beaucoup de miracles par l’intercession de cette servante de Dieu par [494] l’attouchement des choses qui lui avaient servi, ce qui se pourra voir par quelques procès-verbaux qui en ont été faits devant les Évêques quoiqu’on en ait recueilli qu’un très petit nombre en comparaison de ceux que Dieu a opéré par cette sienne servante.

Je sais aussi que Dieu a continué de temps en temps de la manifester par diverses odeurs surnaturelles et moi-même j’ai joui quelques fois de cette faveur.

J’atteste et certifie que tout ce que j’ai dit ci-dessus est très véritable et que l’estime que j’ai des grâces et des vertus de cette servante de Dieu est incomparablement plus grand que tout ce que j’en ai dit et tout ce qui m’en reste à dire. En foi de quoi, je l’ai signé de mon seing en présence de deux notaires apostoliques de Paris en notre monastère de l’Incarnation ce dixième juillet 1647.

Sœur Marie de Jésus.

Déposition de Agnès de saint Michel

Entrée au carmel de l’Incarnation en 1616, Professe du carmel de la Mère de Dieu, prieure à Angers, Procès tome 1.

choix à faire = couper la fin

[690] Michelle Josse, dite sœur Agnès de saint Michel, religieuse de l’Ordre de Notre-Dame du Mont Carmel selon la réforme de notre mère sainte Thérèse, de la congrégation de France, professe du second couvent de la ville de Paris, dit de la Mère de Dieu, et humble prieure des religieuses du même Ordre de la ville d’Angers, âgée de quarante neuf ans et de trente de religion, certifie et atteste que j’ai eu le bonheur [691] d’être instruite pendant mon noviciat par feue notre très révérende mère Madeleine de saint Joseph.

J’ai fait profession entre ses mains et demeurés depuis sous sa conduite quatre ans pendant lesquels j’ai reconnu chez elle tant et de si grandes vertus que je confesse que je n’ai point de paroles suffisantes de les exprimer.

Je fus reçue en notre premier couvent de Paris en l’année mil six cent seize où je trouvais les religieuses dans un si grand esprit de retraite et de silence qu’il semblait que ce fussent des ermites. Et il y avait tant de perfection dans le monastère et la régularité y était si parfaitement observée, qu’il paraissait bien que celle qui avait formé en la vie religieuse tant de saintes âmes était elle-même très sainte et très capable.

Lorsque j’entrais dans le couvent, notre révérende mère Madeleine était allée en établir un en la ville [692] de Lyon par l’ordre de nos révérends pères supérieurs. Elle revint comme j’étais encore en habit séculier et cinq semaines après que j’eus celui de la religion, la fondation du second couvent de Paris fut faite par cette servante de Dieu. Elle me demanda quelque peu de temps auparavant : « si je voulais bien aller avec elle pour être une des pierres vives de la maison de la sainte Vierge ». Je lui dis franchement que oui, me sentant très contente de la suivre quoiqu’il y eut si peu qu’elle fut revenue de Lyon et moi si peu que j’étais novice. Je ne pouvais pas en avoir autre connaissance que par l’intérieur de mon cœur que je sentis, dès cette heure, tout à elle. Depuis cet instant je ne m’en suis jamais sentie séparée, au contraire ma soumission, mon respect et liaison vers elle croissaient toujours de plus en plus de sorte que les paroles de cette bonne mère portaient une telle impression en mon âme que, quand elle me disait quelque chose, je la croyais comme si ç’eût été mon bon Ange qui me l’eût dit clairement de la part de Dieu.

[693] Je ne croyais pas qu’on pût avoir tentation ou peine contre elle tant je sentais que sa sainteté et que sa conduite, ses actions et ses paroles étaient remplies de l’esprit de Dieu. En même temps qu’elle me faisait donner à Dieu, je sentais que son esprit était tout en lui et que c’était lui-même qui me parlait en elle. Quelquefois je la priais de me redire ce qu’elle venait de me dire sur mes dispositions intérieures, elle me répondait : « Je ne peux, que ne les reteniez-vous. » Ce qui m’a fait voir fermement que Dieu ne lui donnait rien au moment présent que pour la pure nécessité de mon besoin, et elle ne m’en voulait pas dire davantage à l’heure, mais elle m’envoyait devant le Saint Sacrement m’offrir à Notre Seigneur pour ce qu’elle m’avait dit.

Ce qui se sentait continuellement, étant avec notre bonne mère Madeleine, c’est qu’elle était dans un respect continuel devant la majesté de Dieu ce qui s’imprimait dans celles qui l’approchaient et les élevait à Dieu. [694] Ce qu’elle disait aux âmes était si profond et si efficace qu’il semblait que ce fut Dieu qui parlât lui-même par sa langue et que sa puissance divine portât ses paroles dans les âmes et dans les cœurs pour les incliner du côté qu’il voulait.

Sa paix et tranquillité étaient chose admirable et dans toutes les grandes affaires de notre Ordre dont elle avait principal soin et celles du monastère qu’elle avait toutes sur les bras et lesquelles lui étaient une charge d’autant plus grande qu’elle n’avait avec elle que des jeunes filles qui ne la pouvaient soulager, mais seulement accroître son travail par l’assiduité qu’elle était obligée de rendre à leur conduite, nonobstant tout cela et encore ses grands maux de tête et plusieurs autres infirmités, il ne m’est jamais arrivé qu’une seule fois de l’avoir vue un peu retirée et qu’elle ne m’ait fait l’agrément accoutumé lorsque j’allais à elle. Une fois étant tourière et lui allant porter quelque chose qu’une personne lui envoyait, [695] elle me regarda doucement sans dire mot, ce qui me fit juger que les affaires de notre Ordre étaient en fort mauvais état. J’ai su depuis qu’elle était lors en grande angoisse des affaires de l’Ordre, mais c’était de quoi elle ne parlait point que de sa peine et de ceux qui en étaient la cause.

Elle avait aussi beaucoup de peine pour pourvoir au temporel tant pour ce qui regardait en particulier la maison que pour les grands frais qu’il fallait faire pour les affaires de notre Ordre. Mais elle se contentait de recourir à Dieu et d’employer les moyens qu’elle trouvait convenables et n’en parlait jamais à la communauté. Une fois elle me dit qu’une personne qui travaillait aux affaires de l’Ordre la pressait de lui donner de l’argent dont il avait besoin et qu’elle n’en avait point et qu’elle se sentait si chargée de voir que d’un côté on la pressait si fort et que de l’autre elle était sans moyen d’y satisfaire, que les jambes lui en tremblaient.

J’admirais sa grande prudence en toutes choses. Elle [696] s’appliquait aux affaires grandes et petites et toujours élevée à Dieu. Je considérais en toutes rencontres son grand jugement et le grand ordre qu’elle donnait à tout : en trois mots elle résolvait les affaires importantes. Une fois un des amis de ce monastère d’Angers qui avait traité avec elle, me dit en admirant sa prudence, qu’en deux ou trois mots elle avait conclu l’achat de cette maison d’Angers. Il est à remarquer que cette affaire était fort difficile : une dame à qui appartenait la maison ne nous la voulait laisser qu’à condition de nous obliger à plusieurs messes et prières pour les morts, ce qui nous eut été une très grande charge, mais la prudence et la charité de notre bonne mère nous en délivrèrent et fut cause que nous avons eu la maison sans cela.

Quoiqu’elle fut chargée de si grandes affaires et si importantes à notre Ordre et qu’elle eut tant d’infirmités, elle ne laissait pas de s’appliquer aux besoins intérieurs et extérieurs des sœurs avec tant de soin que si elle n’eut d’autre chose à faire.

[697] Je peux dire que son seul regard conduisait tout le couvent de la Mère de Dieu (où elle était prieure) qui était dans une grande observance et les religieuses fort élevées à Dieu, et notre bonne mère me dit une fois que : « C’était la sainte Vierge qui gouvernait le monastère. » Ce fut au temps que les anciennes de la maison furent choisies pour être prieures en d’autres couvents et qu’il ne demeurait plus que des jeunes avec elle.

Elle était extrêmement exacte à tout ce qui était de la régularité. Il me souvient qu’elle ne me voulut pas faire parler, un jour de fête, à un mien frère Capucin qui était venu à leur chapitre et s’en retournait, quelque prière qu’on lui en fit.

Une fois je lui fus demander durant Prime si j’irais aider à des sœurs qui faisaient quelques affaires de nécessité à la cuisine, elle me dit fort sérieusement qu’il ne fallait pas parler devant que Prime fut dit et ne m’y voulut jamais envoyer.

Cette bonne mère se comportait avec tant de bénignité [698] et de conduite de Dieu avec chacune de nous, qu’il semblait qu’à chacune elle n’eut que celle-là à faire. Avec celles qui étaient d’âge, c’était chose admirable que la douce familiarité avec laquelle elle les traitait et les faisait rendre à la mortification. Il y avait une si grande bénédiction en sa conduite que trois de nos bonne sœurs, qui avaient chacune près de soixante ans, étaient dans toute la régularité, car, encore que la servante de Dieu fut extrêmement douce, néanmoins elle voulait que la régularité et la charité fussent toujours observées.

Pour les jeunes, je n’ai point de paroles pour exprimer sa très grande charité vers elles, et comme elle ses rendait à leurs besoins, elle passait des heures entières avec elles, en quoi connaissant la grandeur de son esprit et de sa capacité, je la trouvais plus admirable que si je lui eusse vu faire des miracles : comme elle révérait Dieu dans chaque âme, il n’y avait point de soin et de travail qu’elle ne trouvât bien employé pour les servir tant soit peu.

En mes commencements dans la vie religieuse, Dieu [699] permettait que je fusse travaillée de tentations qui augmentaient la répugnance que j’avais par ma nature imparfaite à me rendre aux pratiques de vertu que Dieu demandait de moi. Quelquefois notre bonne mère me faisait mettre auprès d’elle et s’élevait à Dieu pour moi et de temps en temps me demandait : « Comment êtes-vous ? » et ne me renvoyait point que je ne fusse libre de tentation.

Elle avait un très grand soin de nous faire instruire des points de notre sainte foi : toutes les semaines le révérend père Gibieuf, docteur en théologie, dont la capacité et piété sont assez reconnues nous les avait enseignés, une fois chaque semaine. C’était la plus grande dévotion qu’elle nous donnait : elle nous recommandait beaucoup d’adorer Notre Seigneur Jésus Christ en son père, dans son enfance en ses souffrances et en sa croix et d’honorer très singulièrement la sainte Vierge.

J’ai remarqué qu’elle ne souffrait point de bassesses aux âmes, ni attaches à leur propre volonté pour peu que ce fût [700], mais elle les voulait dans un grand dégagement d’elles-mêmes et de tout ce qui est avec, et dans une élévation continuelle vers Dieu jusque dans les choses les plus petites, et elle avait une grâce très puissante pour les établir dans cette disposition. Pendant mon noviciat ce qu’elle m’enseignait le plus était ce dégagement parfait dont je viens de parler et l’obéissance. Ce fut ce qu’elle me représenta davantage en me faisant faire profession et ce qu’elle enseignait à toutes plutôt par effets que de paroles.

Vers ce temps-là, elle offrit elle-même à nos révérends pères supérieurs quasi toutes les anciennes de son couvent pour aller en d’autres de notre Ordre voyant qu’elles y étaient nécessaires pour être en charge. Elle se priva premièrement de sa sous-prieure, puis de la maîtresse des novices qui était une fort sainte âme et en qui elle avait une parfaite confiance, après elle donna l’infirmière qu’elle aimait beaucoup et qui lui était bien nécessaire dans ses grandes infirmités qui n’étaient presque connues que d’elle, enfin elle se privait très volontiers de tout pour la charité.

Une fois, une de nos mères qui allait être prieure à un [701] autre couvent, me demandant si je voulais bien aller avec elle, et lui en ayant fait paraître que je n’en avais point d’envie, notre mère Madeleine m’en reprit et une autre fois lui ayant dit que j’étais prête d’aller partout où on me voudrait envoyer, elle m’en témoigna grande amitié.

J’ai remarqué aussi la droiture et la force de sa conduite en ce que quelque affection qu’elle daigna me porter, jamais elle ne m’a accordé chose conforme à ma faiblesse lorsqu’il m’arrivait lui faire paraître de le désirer, mais toujours elle tenait ferme dans ce qu’elle connaissait que Dieu demandait de moi.

Elle reprochait les fautes avec tant d’efficace que l’on n’y pouvait plus retourner : son regard seulement m’enseignait tout ce que je devais faire. Je peux bien dire que cette servante de Dieu me servait de vraie mère. Encore qu’elle me fit accomplir l’obéissance qui m’envoyait hors d’avec elle, ce fut avec tant d’amour et de charité que quoi que je [702] fisse tout le plus grand sacrifice que j’eusse à faire en la terre, ce fut pourtant avec élévation à Dieu telle que je ne la puis exprimer : il ne me fut pas possible de dire une parole pour en témoigner la moindre répugnance et cela par la grâce que Dieu mettait en cette sainte âme. Elle voulait que la liaison fut selon Dieu et non selon les sens et la donnait ainsi vers elle. Celle que j’y avais toujours eu s’augmenta encore par cette séparation et ma dépendance à sa sainte conduite que, par sa très grande charité, elle m’a continué par ses lettres fréquentes jusqu’à un mois devant sa sainte mort que je reçus sa dernière, et sa bonté était telle que c’était toujours de sa main quoiqu’elle eut de grandes incommodités aux yeux. Toutes les lettres que cette servante de Dieu m’écrivait étaient remplies d’une sainte et divine doctrine par laquelle elle m’instruisait de ce qui m’était nécessaire tant pour moi en particulier que pour les âmes dont Dieu m’avait chargée. Elle m’excitait très particulièrement à la charité et à la douceur et me disait « Je vous recommande cela autant que je peux et de ne [703] jamais dire de paroles rudes aux sœurs, mais toujours doucement et avec un visage ouvert et charitable, leur parler et leur dire ce qui sera besoin, surtout élevant votre esprit à Dieu pour elles et ne leur parlant pas par l’esprit naturel, mais par l’esprit de Jésus Christ qui est bénin, doux, fort et puissant non pour charger les âmes, mais pour travailler avec persévérance jusqu’à ce que vous les ayez mises au point où sa divine Majesté les demande. Offrez continuellement cet œuvre à Jésus Christ afin qu’il l’élève et qu’il le sanctifie selon son conseil très saint et très grand. Je vous offre à lui pour cela selon tous les pouvoirs et vouloirs qu’il a sur votre âme. Pour ce qui est de vous, ma Mère, laissez faire à Dieu, vous serez bien-heureuse si sa Majesté vous rend digne de la servir en ses œuvres et que vous puissiez y apporter quelque chose par prières et par patience : ce sont les armes par lesquelles il faut vaincre. Pour toutes les choses qui ne concernent point le service que nous devons à Dieu, il les faut laisser écouler doucement et patiemment. Elles sont une heure et ne sont pas une [704] autre, nous font de la peine et puis n’en font plus. Il faut tout laisser passer hors Jésus Christ et ses voies sûres et véritables. Continuez à vous laisser à Dieu et à ne chercher aucune assurance en vous-même, la créature n’étant que bassesse et néant.

Nous devons faire trois ou quatre choses en la vie qui nous la doivent faire écouler dans quelque sorte de disposition que l’on ait : c’est de soumission à Dieu, d’abandon total de nous même à sa divine conduite et de référence de tout ce que nous sommes entre les mains de Jésus Christ à ce qu’il nous donne à son père. »Et disait à une religieuse de notre Ordre de qui je l’ai su  : « Prenez garde de ne vous pas trop embrouiller en la vue de vos fautes et de n’y appliquer votre esprit qu’avec disposition intérieure et particulière, parce qu’autrement cela vous pourrait aigrir la nature et activer ? l’esprit ou du moins se rendre en coutume en sorte vous y penseriez et en parleriez sans en tirer les effets humbles et véritables que cela doit produire.

Ne vous souciez point de ce qui vous occupe, si c’est peine [705] ou plaisir, difficulté ou facilité, mais seulement regardez à être droite, simple et pure devant Dieu, jamais ne cessant de vous rendre à Lui.

Ayez soin de ne pas laisser les voies intérieures sous quelque prétexte que ce soit, mais en grande patience d’esprit suivez Dieu et ce qu’il demande de vous, soit par liaison avec lui soit par une humble pratique des vertus intérieures et extérieures. Il n’y a jamais rien qui nous en puisse empêcher. Il faut bien s’établir sur cette vérité afin que nous ne soyons point trompées et que sous un prétexte ou un autre nous ne soyons point toujours à recommencer. »

La bénignité que possédait cette sainte âme était si extraordinaire que je ne peux dire ce que j’en sens. Elle portait celles qui étaient sous sa conduite avec une affection très grande à la pratique de cette vertu comme à une de celles qui les pouvait rendre plus semblables à Notre Seigneur Jésus Christ et à sa sainte mère. Elle m’en a souvent parlé avec très grande efficace. Quelquefois elle priait la sainte [706] Vierge de me faire appartenir à la bénignité de son Fils, d’autres fois elle priait le même Fils de Dieu de m’appliquer cette sienne qualité. Dans une de ses lettres, elle me disait que : « Je supplie Notre Seigneur de se donner lui-même à vous comme doux et bénin. J’offre de tout mon cœur votre âme à son âme sainte et désire qu’elle entre en la mansuétude et patience de Jésus Christ souffrant et mourant, étant une des choses dont j’ai plus de désir pour moi-même. »

Encore dans une de ses lettres : « J’offre votre âme au Fils de Dieu pour recevoir la qualité de sa douceur à qui vous êtes dédiée par son Père éternel afin que vous rendiez hommage à cette grandeur que saint Paul nous annonce quand il dit : “La bénignité et l’humanité de Dieu notre Sauveur nous est apparue” et afin qu’elle remplisse votre âme de l’effet de cette grâce en cette vie et de la gloire à quoi elle est destinée et dont elle sera glorifiée en l’autre. »

J’ai vu pratiquer cette vertu de bénignité à notre mère Madeleine non seulement pour ce qui regardait l’intérieur, mais aussi l’extérieur. Pendant l’année de mon noviciat, comme [707] j’étais fort maladroite, il ne se passait guère de jours que je ne rompisse quelque chose comme cruches, plats, écuelles, que je ne répandisse quelque lampe ou autres choses semblables. Notre bonne mère portait cela doucement et m’en disait fort peu de choses. À la fin comme elle vit que cela continuait, elle me prit un jour et me demanda si j’en étais bien fâchée, je lui répondis que oui. Elle me conseilla et m’ordonna dans sa douceur accoutumée de faire quelque petite mortification pour cela et enfin petit à petit cela se passa.

Je peux bien dire que sa charité était sans borne et sans se lasser de la rendre depuis qu’elle croyait que quelque chose était nécessaire pour l’avancement d’une âme. Après avoir travaillé tout le jour avec son mal de tête et ses autres très grandes infirmités, quoiqu’elle fût lasse à n’en pouvoir plus, elle nous donnait (je dis à moi et aux autres jeunes religieuses qui étaient avec elle au couvent de la Mère de Dieu) le peu de temps qui lui restait pour se reposer.

Elle avait un grand soin des malades et lorsqu’elles [708] l’étaient notablement, elle ne partait presque point d’auprès d’elles, les consolant et encourageant à faire bon usage de leur mal, et avait un soin qui ne se peut dire qu’elles eussent tous les soulagements qui leur étaient nécessaires. Elle en avait aussi un très grand de toutes les autres religieuses tant pour l’intérieur que pour l’extérieur : sa charité ne se refermait pas dans son couvent, mais s’étendait à plusieurs personnes que Dieu lui adressait pour les conduire dans les voies du salut. Elle a servi aux unes à les retirer du péché et à d’autres à les établir dans une piété fort solide. Entre celles-ci il y en a eu quelques-unes de fort considérables comme Madame de Longueville, la douairière, et Madame la Duchesse de Longueville, sa belle-fille qui la respectaient comme la mère de leurs âmes et se conduisaient pas ses saints avis. Celles qui étaient de notre temps au couvent de la Mère de Dieu en peuvent rendre témoignage aussi bien que moi

Dieu lui adressait aussi des personnes pauvres et peu [709] considérables selon le monde dont elle avait autant de soin que de celles qui l’étaient davantage parce qu’elle regardait incomparablement plus la grâce de Dieu dans les âmes que les biens, la grandeur et tout ce que le monde a accoutumé d’estimer davantage. Je me souviens entre autres qu’il y eut une pauvre femme boulangère qui fit un grand progrès en la vertu sous sa conduite.

Elle était grandement charitable vers les pauvres particulièrement vers les pauvres filles. Elle a eu soin de plusieurs qu’on les mît en lieu de sécurité pour leur honneur. Et tous les pauvres gens du voisinage qui avaient besoin de quelque chose soit pour vivre, soit de conseil ou de recommandations, s’adressaient à elle et elle n’en renvoyait jamais pas un sans lui rendre toute la charité qu’elle pouvait.

Il ne se peut dire avec quelle charité elle servait toutes nos maisons tant pour l’intérieur que pour l’extérieur. Elle avait un soin très grand que la régularité y fut [710] parfaitement gardée, aidant à cela les prieures par ses saints avis qu’elle leur donnait continuellement par ses lettres en toutes occasions et encore beaucoup plus par ses prières qui étaient continuelles pour obtenir de Dieu qu’il lui plut maintenir notre Ordre dans la perfection où notre mère sainte Thérèse l’avait établi.

Elle aidait aussi nos susdites maisons en toutes leurs affaires extérieures, chacune ayant recours à elle comme à celle qu’elles savaient avoir un cœur de vraie mère pour toutes. Ce que je viens de dire sur ce sujet est reconnu si universellement de toutes nos maisons que je ne crois pas qu’il y en ait une dont on n’en puisse recevoir quelque témoignage. J’en ai en mon particulier fait l’expérience les trois fois que j’ai été en charge du temps de cette servante de Dieu. Sa charité s’étendait jusqu’à nous quêter des livres, tableaux et autres choses de dévotion que mes sœurs et moi désirions avoir. Et enfin je ne m’adressai jamais à elle en quelque besoin que ce fut, petit ou grand, sans recevoir son secours. [711] Sa grande charité s’est encore fait voir en ce qu’elle reçut plusieurs filles sans dot ou si petite que c’était presque rien.

Cette servante de Dieu voulait que nous eussions un fort grand soin de ne jamais rien dire du prochain contre la charité, pour peu que ce fut, et non pas même en nous récréant. Une fois m’étant arrivé de dire quelque petit mot en riant à la récréation sur des dévotes qui avaient des visions, après elle me reprit fort sévèrement. Je n’avais pas encore fait profession.

Celle qui était si remplie de charité et de bénignité, était très rigoureuse vers elle-même : pendant que j’ai été avec elle au second couvent de Paris, quoiqu’elle fut fort faible et eut de grandes infirmités, jamais elle ne voulait manger de viande. Elle venait presque tous les jours à matines, était levée des premières. Elle était fort exacte aux heures d’oraison et à toutes les autres de la communauté quoiqu’elle eut de grandes affaires.

[712] Elle eut durant plusieurs mois une douleur de dents si excessive, qu’elle ne lui laissait point de repos et qu’elle souffrait avec une très grande patience. J’ai vu le chirurgien mettre des fers chauds dans sa bouche pour brûler ses gencives et elle riait pendant ce remède. Enfin durant tout le temps que le grand mal lui dura, ni pour quelque autre mal ou peine qu’elle ait eu, jamais je ne l’ai vu plaindre ni changer de visage et sa douceur à recevoir les sœurs était toujours de même.

Cette grande servante de Dieu avait tant d’amour pour la pénitence, même dès qu’elle était encore séculière. Elle eut désir d’entrer dans l’Ordre des Capucines comme celui qu’elle croyait plus austère et elle-même a eu la bonté de me le dire en particulier. Mais feu Monsieur de Bérulle qui n’était pas encore cardinal, ni notre supérieur, lui ayant parlé de notre Ordre, Dieu lui donna mouvement d’y entrer quoique les austérités de notre règle lui fussent assez difficiles à porter à cause de sa (713] faiblesse et de ses très grandes et continuelles infirmités et ne laissant pas d’y en ajouter d’autres : elle mettait de petits bouts de fer aux nœuds de sa discipline et une sœur m’en a donné par dévotion.

Elle avait un si ardent amour pour les souffrances que c’était sa plus grande joie quand elle en avait : elle les regardait, pour elle, comme un très grand trésor. Il ne se peut représenter avec quelle efficace elle nous enseignait et nous incitait à les aimer. Elle nous faisait dédier très particulièrement au mystère des souffrances de Notre Seigneur Jésus Christ et nous le recommandait continuellement. L’un des usages ordinaires qu’elle nous faisait faire devant le Très Saint Sacrement était de nous unir aux souffrances du même Fils de Dieu et à son amour vers son Père. Son exemple nous était un enseignement encore plus efficace que sa parole et elle nous témoignait tant de congratulation lorsqu’elle voyait quelqu’une de nous particulièrement affectionnée à la croix, à la mortification et à la pénitence que cela nous encourageait à les aimer de plus en plus : et [714] nous semblait en la contentant que c’était Dieu que nous contentions et qui nous faisait sentir avoir agréable le peu que nous faisions pour lui. Il y en avait plusieurs dans le couvent qui faisaient de fort grandes pénitences, entre autres notre bonne sœur Catherine de Jésus et la mère Marguerite de Saint-Élie. Celle-ci passa tout un carême à ne manger qu’un petit morceau de pain tous les jours qu’elle allait demander comme par aumône à la servante de Dieu et le mangeait au milieu du réfectoire.

Du temps que j’étais au second couvent de Paris, il y eut des dames qui voulurent, le carême, donner tous les jours de la semaine du poisson pour la communauté. La servante de Dieu voulut que l’on achetât le vendredi de la morue salée pour marque de la mortification. Une fois Madame de Longueville leur envoya un grand morceau d’un poisson fort rare et de grand prix, notre mère Madeleine en fit un présent en disant que cela était trop bon pour des carmélites.

[715] Une fois la tourière fit acheter quelque poisson pour la servante de Dieu qui se trouvait mal : elle la reprit si fortement que quand ç’eut été une des plus grande fautes de l’Ordre, je crois qu’elle ne l’eût pas fait davantage et n’en voulut point manger.

Elle avait un si grand mépris d’elle-même que jamais elle n’en parlait, se laissant là comme chose qui ne vaut pas la peine qu’on y pense. Elle ne parlait non plus de ses souffrances ni des dons rares et extraordinaires qu’elle recevait de Dieu et ne pouvait souffrir qu’on la louât. Si c’était personne sur qui elle eut quelque pouvoir qui le fit, elle la faisait promptement taire. Il me souvint qu’une fois étant encore avec le voile blanc, je lui dis qu’elle me faisait souvenir de notre mère sainte Thérèse. Elle me reprit bien sévèrement et me montra que cela lui était fort désagréable. Quand on la priait de donner quelque image ou autres petites dévotions, elle disait : « Je n’ai rien que du péché. ». Une fois madame [716] de Longueville, la mère, lui demandant si elle n’avait pas des visions, la servante de Dieu lui répondit fort humblement : « Madame, je n’ai que du péché. »

Quelques années devant sa mort, elle me mandait dans une de ses lettres qu’« un de ses plus grands désirs était d’avoir part à l’humilité que Notre Seigneur Jésus Christ donna à sainte Madeleine étant à ses pieds » ajoutant sur ce sujet : « Ce sont là mes dévotions et mes désirs d’avoir une petite place en la terre et au ciel aux pieds de Notre Seigneur. »

Lorsque m’en allant être prieure, cette servante de Dieu m’instruisit pour parler aux âmes, elle me dit entre autres choses « que je le fisse toujours humblement même en parlant des choses de Dieu et me servant de termes communs comme d’abaissement, d’humilité, de patience et que je ne prisse point de termes si élevés dont quelques [717] uns se servaient. » Elle me recommanda aussi (bien que je fusse prieure) « de traiter les religieuses avec respect et de prendre garde de ne leur jamais dire aucune parole de mépris ou qui les put offenser. »

Elle avait la vertu d’obéissance en singulière recommandation. Lorsqu’elle nous expliquait nos constitutions au noviciat, elle pesait davantage ce qui concernait l’obéissance et nous recommandait beaucoup de regarder le Saint Esprit agissant en nos révérends pères supérieurs. L’extrême respect qu’elle leur rendait portait un poids grand en nos esprits et ne se peut dire combien nous toutes avions de révérence et d’amour pour eux. Elle a porté de très grands travaux pour conserver toutes les maisons de notre Ordre sous l’obéissance de nos dits révérends pères supérieurs, ce qui a été reconnu généralement de tous nos monastères.

Son amour vers la sainte pauvreté était très remarquable. Comme savent toutes celles qui ont eu le [718] bonheur de converser avec elle : c’était un dégagement total de tout ce qui touchait sa personne, son vêtement, son manger, sa cellule. Elle était la plus pauvre de toutes. Elle n’avait rien de propre et se privait très volontiers des choses mêmes qui lui étaient nécessaires pour en accommoder les autres. Lorsque nous étions au couvent de la Mère de Dieu, au commencement de la fondation et qu’il y avait encore peu de logement, une religieuse étant tombée malade, la servante de Dieu lui donna sa petite cellule et n’avait pour se retirer qu’un passage exposé au vent.

Elle avait un amour singulier pour les pauvres et leur allait volontiers parler quand ils la venaient demander et leur faisait fort bon accueil. Elle leur témoignait tant de compassion de leurs maux et leur donnait toute l’assistance qui était en son pouvoir. Les pauvres l’aimaient aussi comme si ç’eût été leur mère ; ils lui faisaient quelquefois de petits présents qu’elle recevait avec reconnaissance. Une fois une pauvre femme ayant donné des noix au [719] couvent, la tourière ayant oublié de le dire à notre communauté, afin qu’on la recommandât à Dieu selon ce qui se pratique en notre Ordre à toutes les aumônes qu’on y fait, elle prit soin elle-même de faire recommander cette pauvre femme.

Cette servante de Dieu était dans une si grande pureté qu’elle paraissait un ange. Pour moi je ne sentais que Dieu en elle. Il ne se peut dire la vigilance qu’elle apportait pour conserver ses religieuses dans un entier oubli du monde et de toutes les vanités. Elle avait un très grand soin d’empêcher que celles qui en venaient de nouveau ne disent rien aux autres qui leur en pût rafraîchir la mémoire ou leur apprendre quelque chose qu’elles n’eussent pas su de ce qui se passe dans le monde, et, si quelqu’une de ces nouvelles venues en voulait dire quelque chose, elle leur faisait doucement signe de se taire ou détournait prudemment le discours. Enfin elle disait que nous étions venues en religion pour [720] ne nous occuper que de Dieu et des choses du ciel, qu’il fallait oublier entièrement tout le reste qui nous en pouvait tant soit peu détourner.

Dieu l’avait douée d’une très grande lumière pour discerner ce qui se passait dans les âmes de sorte que bien souvent, sans qu’elles lui disent leurs besoins, elle en avait connaissance : ceci a été si ordinaire que je crois qu’il serait bien aise d’en avoir un très grand nombre de témoignages de celles qui ont eu le bonheur de vivre avec cette sainte âme. J’en ai fait l’expérience en mon particulier et me souviens qu’une fois entre autres, au commencement que je fus religieuse, j’avais quelque tristesse en l’esprit et n’en voulais point du tout parler ayant ouï dire qu’il fallait être toujours contente en religion. Notre bonne mère me demanda comme j’étais, je lui dis que je n’avais rien, elle me pressa fort et m’assura que j’avais quelque chose, ce qu’enfin je fus contrainte de lui avouer comme j’étais où je gagnais [721] beaucoup, car depuis elle prit un grand soin de mon âme qui a reçu abondance de bénédictions de Dieu par son moyen.

Je lui ai vu recevoir quelques filles pour être religieuses qui paraissaient fort peu et que même plusieurs ne croyaient pas être propres, mais comme notre bonne mère avait une plus profonde connaissance des desseins de Dieu sur les âmes et de ce qu’il mettait en elles pour s’en servir, elle ne laissait pas de les admettre et elles ont parfaitement bien réussi.

Dieu lui a aussi souvent donné des lumières extraordinaires sur ce qui la regardait elle-même comme on le reconnut soit par des paroles qu’elle disait sans y prendre garde soit parce qu’elle-même en a quelquefois témoigné à des personnes à qui elle avait particulière confiance. Elle m’écrivit une fois : « J’ai cinquante ans, je m’en vais me disposer à la mort quoique ce ne sera pas sitôt. » Ceci fait voir qu’elle savait bien le temps qu’elle devait sortir [722] de la terre, car en effet elle n’est morte que neuf ans après.

Cette servante de Dieu était si remplie de piété qu’elle reluisait en toutes ses actions. Il paraissait continuellement en elle un si profond respect et recherche vers la majesté de Dieu, que cela portait une puissante impression dans les âmes de celles qui l’approchaient, à quoi elle ajoutait encore les paroles, étant la chose qu’elle nous recommandait davantage que cette sainte recherche vers Dieu et de toutes les choses divines.

Elle nous parlait aussi sans cesse du Fils de Dieu incarné et de tout ce qu’il a fait pour la gloire de son père et notre sanctification et nous exhortait avec des paroles toutes de feu à nous oublier nous-mêmes et toutes les choses basses de la terre, pour nous occuper continuellement à le regarder, à l’adorer et à conformer notre vie à la vie très sainte qu’il a menée sur la terre et nous disait que c’était pourquoi le Père éternel nous avait donné son Fils que pour être adoré et imité de ses enfants et élus.

[723] Elle nous recommandait avec soin incroyable de prier pour l’Église et que nos dévotions fussent toujours conformes à ce qu’elle nous représente dans les mystères de notre sainte foi. Elle nous disait aussi, pour nous porter à recevoir la grâce que Notre Seigneur Jésus Christ nous voulait donner par les mystères, qu’ils étaient toujours présents pour la répandre dans les âmes qui étaient disposées à la recevoir.

Elle avait une dévotion très extraordinaire à la très sainte mère de Dieu et ne se peut dire avec combien de poids, elle me parlait de l’obligation que nous avions à l’honorer et de reconnaître la grâce que Dieu a fait à cet Ordre la donnant pour mère et pour patronne : quand elle voyait quelque novice fort dévote à la sainte Vierge, elle en avait une joie toute particulière.

Je ne peux exprimer sa recherche vers le saint bois de la Croix de Notre Seigneur Jésus Christ : on lui en donna [724] un morceau assez notable peu après la fondation du couvent de la Mère de Dieu dont elle reçut une si grande joie qu’elle était répandue dans tout le monastère. Elle promit à celui qui lui donna beaucoup de prières en reconnaissance de ce précieux gage et lui fit ériger un oratoire bien pavé et fit enchâsser la sainte Croix dans une croix d’or enrichie de beaux diamants.

Elle était bien aise lorsqu’on lui donnait quelque tableau ou image de Notre Seigneur, de la Vierge ou des saints et leur rendait beaucoup d’honneur : elle nous enseignait cette sainte coutume de leur demander la première fois que nous les voyons quelque grâce particulière.

Elle gagnait les indulgences avec une telle dévotion que je lui ai vu faire des stations d’un Jubilé qu’elle n’en pouvait plus de faiblesse ; elle me dit qu’elle ne pouvait presque dire les Cinq Pater et néanmoins elle voulut les gagner à jeun.

[725] La foi et la confiance en Dieu se reconnaissaient en cette sainte âme en un degré très éminent comme aussi son zèle pour la gloire de sa divine Majesté. Elle ne se lassait point de travailler à ses œuvres quoiqu’il y eut de grandes difficultés. Mais au contraire quand il semblait que tout fut renversé, c’était lorsqu’on la voyait avec un nouveau courage qui nous animait toutes et quand je lis, dans quelques mémoires dressés pour sa vie, les assurances que Notre Seigneur et la sainte Vierge lui ont données de garder l’Ordre, cela m’a fait souvenir du temps qu’on lui apportait souvent des lettres pleines de très fâcheuses nouvelles sur nos affaires et qu’elle les recevait avec un visage serein et gai. Ceux qui la voyaient disaient en eux-mêmes : je ne m’en étonne pas puisque Dieu l’assurait ainsi.

Pendant ce temps même, des affaires de notre Ordre, lesquelles durèrent plusieurs années, elle faisait et faisait faire des prières et des dévotions continuelles pour obtenir [726] le secours divin. Elle ordonna que le jeudi il y aurait toujours une sœur devant le Saint Sacrement, le vendredi toujours une devant la vraie croix, le samedi devant la Vierge. Elle faisait quelquefois exposer le très Saint Sacrement la nuit et y demeurait en prières avec les autres.

Elle avait aussi grand recours à Dieu et aux saints pour tous les besoins publics. Elle faisait faire force prières et processions et exposer les saintes reliques à quoi elle avait grande dévotion. Ceux à qui je me souviens qu’elle avait particulièrement recours sont : la sainte Vierge, saint Pierre aux Liens, saint Paul et sainte Madeleine. Elle m’écrivit quelque temps devant sa mort : « Je vous prie faites prier aux lieux saints du pays où vous êtes et pour tant de maux qui troublent toute la terre. Je vous prie nous quêter une octave de messes que vous distribuerez aux lieux de dévotion que vous connaissez. Je vous offre aux saints [727] du pays où vous êtes et à la protection de l’Ange de la province. C’est une dévotion que j’ai depuis quelque temps que les âmes soient liées aux saints et aux Anges qui ont soin particulier du lieu où elles sont. » Elle était fort soigneuse de prier pour les âmes du purgatoire et nous faisait demander à Dieu que par sa bonté, il rendit ces âmes bientôt jouissantes de lui.

Sa grande capacité et sainteté lui avaient acquis une telle estime dans l’Ordre qu’on la consultait de toutes parts tant les religieuses pour les besoins particuliers de leurs âmes que les prieures pour la conduite des maisons qui leur étaient commises et les unes et les autres recevaient ses avis comme si ç’eût été Dieu même qui leur eût donnés tant elles la croyaient pleine de lui et je crois qu’il y a encore bon nombre de religieuses de notre Ordre qui pourraient rendre témoignage qu’elles ont toujours trouvé très grande bénédiction à les suivre

[728] Lorsque la servante de Dieu revint du couvent de Lyon en notre premier couvent de Paris où j’étais encore en habit séculier, je remarquai que toutes les religieuses étaient ravies de joie de son retour et le jour que nous partîmes pour aller à la fondation de celui de la Mère de Dieu, dix des plus anciennes religieuses du susdit couvent de l’Incarnation m’estimaient très heureuse de m’en aller avec une si sainte mère. Celles qui furent choisies pour l’accompagner en cette fondation reçurent cette obédience comme une grâce de Dieu bien particulière. Ma sœur Marie de saint Joseph, sœur de feu monseigneur le cardinal de la Rochefoucauld la demanda avec instance à nos révérends pères supérieurs par le grand désir qu’elle avait de ne se jamais séparer de notre bonne mère. Ma sœur Catherine de Jésus qui a été reconnue, dans notre Ordre et de quantité des plus saints personnages de son temps qui ont conversé avec elle, pour une âme des plus pures et des plus saintes qui ait été depuis son établissement en ce royaume, tenait à grand honneur et [729] bénédiction de Dieu de suivre en toutes choses sa sainte conduite et remerciait beaucoup sa divine Majesté de lui avoir fait la grâce d’être venue avec elle.

Le jour où la nouvelle fondation du couvent de la Mère de Dieu fut transportée en la maison où les religieuses sont à présent, tout le jour le parloir fut plein de personnes de condition qui venaient voir la servante de Dieu et j’ai remarqué qu’elles lui parlaient avec un fort grand respect en particulier Monsieur de Marillac, depuis garde des Sceaux de France, et son fils qui entra quelque temps après dans l’ordre des Capucins où il a vécu en grande réputation de vertu et de religiosité et j’ai appris que ce fut en cet après dîner qu’il prit sa dernière résolution d’entrer dans le susdit Ordre à quoi il avait longtemps combattu.

Nos révérends pères supérieurs la consultaient ordinairement sur toutes les choses importantes qu’ils voulaient faire en notre Ordre. Feu monseigneur le Cardinal de [730] Bérulle en particulier en faisait une estime incroyable. Il disait que c’était un trésor caché dans le sable de son humilité et qu’il admirait sa foi. Une fois, lui parlant de quelques choses particulières qui se passaient en mon intérieur, il me conseilla d’en parler à la servante de Dieu me témoignant qu’elle avait beaucoup plus de lumières que lui pour discerner ce qui se passait dans les âmes.

Feu monseigneur le Cardinal de la Rochefoucauld, feu monsieur le Duc de Mantoue, messieurs de Marillac, père et fils, monsieur de Lezeau, maître des requêtes, monsieur de Crauan, conseiller au parlement, et plusieurs autres personnes tant ecclésiastiques que séculières dont je ne me souviens pas en particulier, la visitaient souvent et témoignaient faire beaucoup d’estime de son grand jugement et de sa rare vertu.

Monsieur le Duc de Mantoue lui fit un présent de deux tableaux de saint Charles et de notre mère sainte Thérèse qu’elle reçut avec grande dévotion.

[731] Monsieur de Roissy l’aimait et l’honorait très particulièrement et elle l’aida beaucoup par ses discours à entrer dans la piété. Il lui donnait quelquefois de bonnes aumônes pour distribuer aux pauvres.

Monsieur de Laubrière (?) président au parlement de Rennes, personne de probité et de capacité et qui était fort des amis de ce couvent d’Angers disait que la mère Madeleine de saint Joseph était le plus grand cerveau de fille qu’il eût jamais vu.

Feu monsieur le Curé de saint Nicolas qui était fort renommé dans Paris pour sa sainte vie et bonnes mœurs, l’aimait et estimait beaucoup et déférait fort à ses pensées comme aussi monsieur Louytre, docteur de Sorbonne et doyen de Nantes et l’un et l’autre ont très charitablement assisté la servante de Dieu et notre Ordre dans les grandes affaires qu’il a eus.

Feu madame du val de Grâce, religieuse de très [732] grandes vertus, désirant de venir établir dans Paris une maison de saint Benoît qui fut dans une parfaite réforme et régularité, celle où elle était auparavant n’y étant pas, avant qu’exécuter ce dessein elle visita notre révérende mère Madeleine et l’entretint plusieurs fois pour prendre ses avis sur tous les règlements qu’elle prétendait mettre dans sa maison et elle lui parlait avec tant de respect et de révérence qu’il paraissait qu’elle la regardait comme une sainte. Elle essayait d’apprendre tout ce qui se faisait au couvent et les religieuses qui l’accompagnaient s’enquêtaient aussi fort soigneusement de tout ce que nous faisions dans les offices pour s’y conformer et prendre nos méthodes.

Madame de Longueville, la douairière, venait souvent visiter notre mère Madeleine et avait une entière confiance en elle particulièrement pour ce qui regardait son âme qui profita beaucoup sous la conduite de notre susdite mère qu’elle respectait beaucoup. [733] Elle était (séjournait) dans le monastère avec grande dévotion et recueillement, demeurant fort longtemps au chœur. Madame la duchesse de Longueville, sa belle-fille, l’imitait en son respect et confiance vers notre bonne mère laquelle s’appliquait de son côté fort particulièrement à la former à la solide piété, et cette dame y fit un tel progrès, qu’étant morte bien jeune, elle a laissé un grand exemple de vertu à toutes celles de sa qualité.

Madame la marquise de Maignelay venait se retirer souvent au couvent où elle entrait comme fondatrice. Elle fit une retraite de dix jours pendant que j’étais au dit couvent, demeurant ce temps-là en silence, sans parler qu’à notre révérende mère Madeleine dont on voyait bien qu’elle prenait conduite pour ce qui regardait son âme et aussi pour ses plus importantes affaires. Elle avait un grand respect pour sa sainteté. Elle eut même dévotion de donner le pain qu’elle mangeait, et toutes les semaines [734] ne manquait point d’en envoyer au couvent pour cela.

Madame la duchesse d’Halluin, sa fille était dans les mêmes sentiments et recevait avec reconnaissance comme encore la comtesse de Fiesque, madame Zamet et madame de la Châteigneraie. Outre cela Dieu se servait de cette sienne servante pour plusieurs autres dames et demoiselles de Paris qui prenaient entière conduite d’elle et y avaient une telle confiance et respect que quand ç’eût été un ange du ciel, elles n’y eussent pas eu, ce semble, plus de révérence et de soumission.

C’est ce que j’atteste être véritable et en témoin de quoi je l’ai signé et sous seing en notre couvent à Angers le seizième jour de juillet mil six cent quarante-sept, jour de la fête de Notre Dame du Mont Carmel, à la grille du parloir de notre dit couvent. Ainsi signé : sœur Agnès de saint Michel, religieuse carmélite.

sur feuille séparée, mais insérée dans le procès :


[738] Je, sœur Agnès de saint Michel, humble prieure des carmélites selon la réformation de notre mère Ste Thérèse au couvent d’Angers, ajoute ce que j’ai omis en la relation que j’ai faite des vertus que j’ai reconnues en notre vénérable (d’heureuse mémoire) mère Madeleine de saint Joseph pendant sa vie en religion. J’ai cru devoir aussi rendre hommage pour la gloire de Dieu et l’honneur de cette bienheureuse âme de ce que j’ai vu et reconnu s’être passé tant à mon regard en particulier qu’au-dehors après son décès. Je dis donc :

Que lorsque Dieu tira à lui cette sainte âme, j’étais dans notre couvent de Poitiers et j’avoue que, la nouvelle que j’en reçus me causa la plus grande affliction que j’eusse pu ressentir en ce monde. Aussi était-ce la plus grande perte que je pouvais faire, cette bonne mère ayant toujours eu pour moi un cœur vraiment maternel et un soin continuel de m’assister en tous mes besoins soit que je fusse présente ou absente. Je considérais encore que notre Ordre perdait son soutien en perdant celle qui était le secours général de nous toutes qui, à bon droit, la regardions comme une seconde sainte Thérèse en France à cause des grands et continuels travaux qu’elle avait portés depuis son entrée en l’Ordre pour y maintenir la liberté, la paix et la perfection où Dieu l’avait établi par cette grande sainte en Espagne.

Ma douleur ne fut pas seulement en cette occasion pour ce qui me concerne en particulier et notre Ordre en général, mais aussi pour beaucoup de personnes qui en recevaient assistance parce que je savais que le zèle de cette Ste âme était si ardent pour tout ce qui regardait le service de Dieu, les affaires importantes de l’Église et le salut et avancement des âmes qu ’il ne se pouvait [739] faire qu’elle n’y servît beaucoup par ses prières à donner œuvres et en donnant des conseils à plusieurs qui s’adressaient à elle.

Ma douleur fut bientôt adoucie et changée en consolation apprenant de plusieurs endroits que Dieu avait commencé de manifester sa fidèle servante par diverses merveilles et particularités par de célestes odeurs d’une admirable suavité qui furent senties pendant que son corps était exposé à la grille du chœur de notre monastère de l’Incarnation de Paris où elle était décédée ce qui peut être témoigné par plusieurs personnes qui y ont participé.

Il nous faut aussi rapporter par quelques voies de ceux qui avaient vu son corps exposé à la grille qu’ils apercevaient le visage d’une beauté si grave, si douce et si élevante à Dieu que tout le monde en était attiré à dévotion et ne pouvait se lasser de la considérer. Ce qui était plus admirable est que cette beauté augmentait de plus en plus sur son visage jusqu’à ce que son corps fut porté au tombeau.

J’ai encore appris qu’il vint dans l’église pour la voir et l’honorer une grande multitude de peuple et que leur dévotion fut telle que ce fut à qui aurait quelque chose qui eut servi à cette grande servante de Dieu.

Nonobstant la grande douleur que me causa, comme j’ai dit, la mort de notre bonne mère, je sentis mon esprit fort élevé à Dieu et résigné à sa sainte volonté et toutes nos sœurs et moi nous nous trouvâmes portées à la prier et invoquer en tous nos besoins avec grande confiance et plusieurs en ont reçu beaucoup d’assistance en leur âme et en leur corps et même je crois qu’elles en témoigneront volontiers.

Dix ou vingt mois après le décès heureux de cette grande servante de Dieu il se fit un signalé miracle par son intercession à Poitiers en la personne d’un enfant de huit ans lequel ayant [740] l’esprit troublé il revint en bon sens sitôt après que ses parents eurent mis sur lui un linge qui avait servi à la servante de Dieu.

Ce miracle donna commencement à un grand nombre d’autres qui se firent par la suite en la même ville de Poitiers et aux environs dont il y en a de très remarquables bien connus. J’en ai su les particularités que je serais trop longue à dire ici et j’ai même envoyé les dépositions de plusieurs en notre grand couvent de Paris où on les peut voir.

La dévotion de ceux du pays était si grande vers cette servante de Dieu pendant que j’y ai demeuré que je ne peux dire l’abord (l’afflux) du monde en notre couvent pour avoir de l’eau où avait trempé du linge teint de son sang. Les uns venaient faire des neuvaines pour l’invoquer et d’autres en action de grâces de quelques assistances reçues par ses intercessions.

Depuis que je suis en ce monastère d’Angers j’ai appris plusieurs beaux miracles que Notre Seigneur y a opéré par les intercessions de cette sienne servante et je peux dire que si on les voulait tous recueillir, il y en aurait un gros volume. La dévotion et le recours vers elle y continue et augmente tous les jours en sorte que nous avions peine à suffire (?). On nous demande souvent de ses images ou quelque chose d’elle aussi bien que les diverses sortes de guérisons qui sont arrivées en suite du recours qu’on y a eu. L’eau où l’on met tremper du linge teint de son sang a une propriété qui a été remarquée par plusieurs : qu’après l’avoir gardée longtemps, elle est aussi belle, saine et fraîche que si elle venait d’être puisée de la fontaine. Aussi avons-nous appris qu’un morceau de linge qui avait touché à cette servante de Dieu, ayant passé par notre tour le troisième juin dernier, pour être envoyé à une demoiselle de cette ville qui avait une grande érésipèle à une jambe et était réduite à l’extrémité, ce linge exhala une odeur si suave que [741] celle qui l’était venu quérir commença à être émue en elle-même et à recourir à cette bonne mère à qui elle n’avait point de dévotion auparavant. En emportant ledit linge à la demoiselle malade, elle sentit toujours cette suave odeur. Toute la chambre en fut parfumée et tout le monde y participa, hormis la malade sur la jambe de laquelle les assistants ayant appliqué le linge, elle en reçut un grand soulagement.

Dans ce monastère d’Angers il y a eu quelques religieuses qui ont été délivrées de leurs infirmités ayant eu recours à cette servante de Dieu et plusieurs qui en ont reçu de grandes assistances intérieures.

On pourra témoigner plus amplement et en particulier des merveilles que j’ai dit être arrivée depuis la mort de notre vénérable mère Madeleine de saint Joseph quand il plaira à notre Saint Père envoyer des commissions pour en informer.

Je ne peux omettre une chose que j’ai apprise en ce monastère, c’est qu’une religieuse de l’Ordre de la Visitation Sainte Marie qui connaissait la servante de Dieu vit une grande lumière au temps de sa mort et en eut un sentiment que Dieu ôtait de ce monde une personne fort remarquable. Elle vint trouver sa supérieure et lui demanda si elle n’avait point reçu de lettres de Paris. Bientôt après elle apprit les nouvelles de la mort de notre vénérable mère Madeleine et cette bonne religieuse lui dit : « C’est ce que j’ai vu par la lumière qui m’a apparu, étant en prière » C’est la supérieure de cette religieuse qui a écrit ceci à celle qui était prieure de ce monastère en ce temps-là. J’affirme que tout ce que j’ai dit ci-dessus est très véritable. En foi de quoi je l’ai signé de ma main en présence de deux notaires apostoliques en notre couvent des carmélites d’Angers, ce vingtième jour (742] de juillet l’an de Notre Seigneur mil six cent quarante-sept : sœur Agnès de saint Michel, religieuse carmélite.

Déposition de Anne de la Croix (extrait)

Sa douceur à reprendre les fautes était admirable et tout ensemble très efficace. J’en éprouvai une fois entre autres un grand effet. Étant infirmière, par mon indiscrétion je pensai donner à une malade un remède pour un autre, et sans une sœur qui survint cela eût été fait, laquelle sœur par charité (17) en ayant averti notre bienheureuse mère elle me vint trouver au lieu où j’étais et fis sortir une sœur qui était présente, puis me dit dans une très grande douceur : « ma sœur Anne vous avez failli de donner à ma sœur telle, un remède pour un autre, si elle l’eût pris elle était morte, vous auriez un regret pour toute votre vie si un tel accident vous était arrivé prenez-y bien garde, ne donnez jamais aucun remède sans savoir de celle qui la prépare ce que c’est. Elles ne m’en dit pas davantage, mais ce peu servit tout autant et plus, ce qu’une autre qu’elle, moins remplie de l’esprit de Dieu eu pu ajouter ou exagérer. Après cela elle dit à la première infirmière, je lui en ai parlé ne lui en dites rien. Pour mon particulier je puis dire avec vérité avoir expérimenté qu’elle avait une grâce très grande pour conduire les âmes, accompagnée d’une rare prudence et d’une force et puissance merveilleuse pour imprimer ce qu’elle disait, et faire même changer de disposition, et était quasi impossible de lui répliquer, dans sa seule présence imprimer le respect et de soumission à ses pensées. Il m’arriva un jour de lui dire en riant que dans le changement qu’elle avait fait d’une maîtresse des novices on avait bien pleuré au noviciat. Elle prit cela tout sérieusement et me demanda si je l’avais fait, mes larmes sur le champ lui en confessèrent la vérité. Lors elle me le fit quitter mon ouvrage, me fit approcher d’elle et me dit, dans une force et douceur tout ensemble, “je veux que vous parliez à celle-ci (c’était notre nouvelle maîtresse) c’est une âme de Dieu. Et bien qu’intérieurement je fusse très opposée à cela, néanmoins je me soumis à ce qu’elle me disait et au même instant je changeais et demeurais dans la disposition que la bienheureuse Mère désirait de moi au regard de cette sœur ; même j’y ai (18) eu depuis une liaison très particulière en Notre seigneur, et ai reçu beaucoup de consolation de sa sainte conduite et conversation.

(20) Elle nous dit une fois au chapitre que Dieu nous ayant donné notre libéral arbitre, Sa grande bonté et bénignité nous présentait la grâce et ne nous forçait pas, qu’il était en nous de la prendre ou de la laisser, c’est-à-dire d’en faire usage ou non.

… Dit (28) un jour en riant sur quelque chose de ces habits qui se réeemploient, tout se rompt. Je la vis aussitôt dans un grand recueillement et me répondit, « Ainsi ma fille je décline en toutes choses et c’est grande pitié que de tout ce que je suis. »

Elle nous dit un jour que l’âme vraiment humble était toujours en paix et ne se troublait jamais parce qu’elle voyait toutes choses au-dessus d’elle, et que dans sa bassesse elle s’élevait à Dieu qui était sa véritable grandeur.

(30) Dans ces infirmités qui étaient continuelles et très notables et de tant de sorte qu’il m’est impossible de les exprimer, elle n’en parlait quasi jamais, et j’ai souvent eu la bénédiction de passer de long espace de temps avec elle sans entendre la moindre petite plainte. En une certaine occasion elle dit le jugeant nécessaire, et non pas par manière de plainte que quand elle se mettait à genoux elle était surprise d’une extrême douleur, et d’un tremblement des nerfs depuis la tête jusqu’au pied. Quand elle était plus mal elle tâchait de parler avec encore plus de douceur que son ordinaire et une sœur ayant remarqué cela prit une fois la liberté de lui en demander la cause, que la sainte lui dit tout naïvement en ces termes, c’est dit-elle que ne pouvant rien faire je tâche au moins de parler avec plus de douceur.

Déposition de Bains (authentique 1647)

[Feuillet séparé, plié en huit avec en adresse : “Songe de la Mère Marie Madeleine où l’intérieur de notre vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph me fut montré [d’une écriture tremblante]]

+Ceci a été dicté par notre mère Marie-Madeleine de Jésus, c’est d’elle, sur notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph.

L’estime particulière que j’avais de la grande sainteté de notre mère Madeleine m’avait donné désir depuis un long temps de savoir l’état intérieur de son âme, mais pour le très grand respect que je lui portais, n’osant pas prendre la liberté de lui demander, Notre seigneur voulu par Sa bonté satisfaire Lui-même mon désir en cette manière. Il me sembla une nuit que j’étais en quelque lieu où je parlais avec notre mère Madeleine et je lui dis : ‘ma mère je voudrais bien avoir connaissance de votre intérieur à quoi elle me répondit d’une façon douce et gracieuse : “Bien ma fille je m’en vais vous le montrer. Alors je vis une âme toute revêtue de Jésus-Christ, toute possédée de Jésus-Christ et avec une telle plénitude de lui qu’il ne paraissait rien que Jésus-Christ en elle duquel elle était entièrement pénétrée et je voyais cette âme dans une si merveilleuse gloire et beauté qu’il me serait impossible de le pouvoir faire entendre. Il me sembla que la servante de Dieu me disait : « voilà mon intérieur », c’est-à-dire Jésus-Christ qu’elle me montrait. D’où j’entendis que c’est grande âme était tellement transformée en Jésus-Christ que lui et elle ne faisait qu’une même chose. Je demeurai dans une très grande joie de ce (verso) que j’avais vu, et le lendemain ayant rencontré notre bonne mère je lui dis : ‘Je ne vous prierai point de me dire votre intérieur, car je le sais fort bien à cette heure, le bon Dieu me l’a montré cette nuit. Là-dessus elle me demanda ce que c’était et lui ayant dit elle répliqua en se souriant, « c’est mon bon ange qui vous a voulu faire voir cela pour vous consoler ». Ne me disant rien davantage et ne me désavoua pas que la chose ne fut comme je l’avais vue.

Déposition de Bains (petite déclaration 1648)

(14) Elles passait une partie de sa vie devant le très Saint-Sacrement adorant Notre seigneur Jésus-Christ selon les qualités que je viens de dire, s’offrant à Lui avec toutes les âmes qu’Il lui avait commise et lui demandant avec beaucoup d’instance et d’ardeur qu’il daignât Lui-même les régir en elle et par elle.

(15) Les mêmes personnes témoignent en particulier que l’esprit, la lumière et la grâce de cette grande Supérieure n’était pas bornés à conduire les âmes dans une sorte de voie ou à remédier à une sorte de besoin, mais qu’en quelque voie, en quelque état, dispositions ou besoin que les âmes fussent, elles l’a trouvaient aussi pleine de Dieu et de sa grâce pour y être conduite (16) et aidée puissamment que si son talent propre et particulier eût été seulement pour cette sorte de disposition ou de besoin.

Elle disait que la grandeur des merveilles de Dieu paraissait en ce que l’état des âmes est si différent et ces voies si diverses en elles qu’on en voie que rarement deux de même, et qu’il ne se trouve pas de saint dans le ciel qui aient été sanctifié par une voie pareille (…) Qu’on ne devait pas faire même chose dans chaque âme parce que ce qui était bien bon et utile aux unes ne n’était pas aux autres, et que par les mêmes choses par lesquelles les unes avançaient, d’autre reculaient, que l’expérience nous l’apprenait tous les jours et nous faisait voir qu’il fallait une grande grâce et une grande sapience de Dieu pour la conduite des âmes.

(17) Comme elle était fortement persuadée de ces vérités, outre le recours continuel que j’ai dit qu’elle avait à Dieu pour la conduite des âmes, elle étudiait soigneusement sa voie sur chacune de celles qu’elle avait sous sa charge, et y faisait selon cela, diversifiant sa conduite conformément à ce qu’elle connaissait être du conseil de Dieu sur elles. (…) Aux âmes que Dieu menait par des voies de consolation et de lumière et à qui Il faisait des grâces extraordinaires, elle leur apprenait à recevoir les dons de Dieu avec une humilité profonde et un parfait dégagement d’elles-mêmes, n’y cherchant aucune complaisance ou propre satisfaction, et enfin à ne s’en servir que pour s’élever à Celui (18) qui en était l’auteur.

Déposition de Bréauté

Ce grand amour qu’elle avait pour toutes nos maisons a persévéré en elle jusqu’à la fin, car en ses derniers temps, une des choses qu’elle me recommanda plus particulièrement fut d’apporter tout ce qui serait en ma puissance pour maintenir cette maison en parfaite charité vers les autres et qu’elle fut le recours en toutes choses. Encore peu d’heures avant qu’expirer notre révérend père Gibieuf étant auprès d’elle, elle laissait l’explication de son état mourant pour lui parler de notre ordre avec un cœur vraiment maternel.

(…) Elle faisait et procurait aux pauvres toutes les aumônes qui lui était possibles, elle les envoyait visiter par des personnes qui l’avertissaient en particulier de leurs besoins afin d’y pouvoir mieux remédier. Quand ils la venaient demander (54) elle quittait avec joie ses autres occupations pour les aller entretenir et consoler, enfin elle leur donnait toutes sortes de témoignages d’affection, et le faisait d’autant plus volontiers qu’ils étaient plus pauvres et avaient moins de pouvoir de lui en rendre quelque reconnaissance.

Elle avait une dévotion et application toute particulière à l’amour pur que Notre seigneur Jésus-Christ porte aux âmes et désirait beaucoup d’y rendre hommage et d’y avoir quelque part, de sorte que ce qui regardait le salut et la perfection des âmes lui était infiniment plus considérable que tout autre chose. C’est à quoi était employés tous ses soins, c’est à quoi tendaient tous ses travaux, prières, pénitences et bonnes œuvres et à quoi elle nous exhortait souvent avec beaucoup de zèle d’employer les nôtres, disant qu’une des plus grandes obligations des âmes retirées de l’indignité du siècle est de prier pour les grands besoins qui sont au monde (…) (16) Entre tous les usages intérieurs que l’on peut faire vers Dieu celui qui lui était le plus ordinaire et qu’elle conseillait le plus aux autres était celui de l’adoration et elle disait que l’adoration prise dans toute son étendue comprenait aussi l’amour.

Déposition de Marie de la Croix des Champs (Bordeaux)

… et toute la suite, soit 39 ou 41pages ? = faire un tri !


[En tête, carré collé sur feuille] notre chère mère disait quelquefois dans le temps des premières traverses de l’ordre, qu’elle pensait au commencement qu’après que les choses seraient passées elle aurait du repos, mais qu’en voyant qu’ensuite d’une chose en venait une autre et que cette vie n’était que pour souffrir, il fallait mieux se soumettre à ce qui se présentait en chaque…

Déposition de notre très révérende, très honorée et très chère mère Marie de la Croix sur ce qu’elle a vu et connu de la vie et des vertus de notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph.

Nous tenons à l’une des plus grandes grâces que nous ayons reçues de Dieu en notre vie d’avoir eu la bénédiction d’être reçue en notre saint ordre par notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph, de qui les exemples nous ont plus instruites que les paroles, quoique l’un et l’autre fussent fort efficaces, et imprimasse de très puissants effets de grâce en l’âme, et sa seule présence m’a souvent mise en application vers Dieu, fait sortir de la dissipation et imperfection, et rappelée dedans la disposition, ou nous parlant, elle nous avait dit que Dieu nous demandait, et quoiqu’il y ai plus de dix-sept ans qu’elle est allée à Dieu, le seul souvenir de ce qu’elle nous paraissait en son extérieur porte le même effet toutes les fois que je me la rends présente ; et si je n’étais si infidèle à Dieu comme je suis, produirait de (v°)

Brouillon Gibieuf226 

L’on remarqua en elle, une si solide et parfaite vertu, qu’elle fut élue prieure dans le couvent de l’Incarnation du contentement général de toutes les religieuses, avant que trois ans fussent accomplis depuis sa profession. Notre Seigneur bénit si avantageusement ses travaux, qu’Il a fait de cette maison comme une source abondante qui ne se tarit pas et qui a fournie à toute la France, comme par un débordement qui peut la rendre heureuse, un si grand nombre de saintes filles qui sont : 1. La mère Thérèse de Jésus, qui est aujourd’hui prieure à Lyon, qui a fondé les monastères de Marseille, d’Aix et d’Arles. 2. La mère Geneviève que Saint-Bernard, qui a été prieure à Sens, et qui a fondé le monastère de Chartres. 3. La mère Renée de Jésus Maria qui a fondé le monastère d’Angers, qui a été prieure à Lyon, à Châtillon sur Seine, a Aix et à Arles. 4. la mère Marguerite de Saint-Joseph, qui a fondé les monastères de Nevers, de Bourges, et de Mâcon. 5. La mère Denise de Jésus, qui a fondé les monastères de Chaumont et de Moulins. 6. La mère Catherine du Saint-Esprit, sœur de la vénérable mère, qui a fondé le monastère de Metz dans lequel elle a été prieure. Je peux encore trouver un plus grand nombre de filles célèbres qui ont fait profit des instructions qu’elles ont reçues de la vénérable mère, lesquelles ont été toutes prieures ; comme : 7. La mère Marie de Saint Gabriel qui mourut à Bordeaux après avoir été prieure à Tours, à (blanc) à Poitiers, à Toulouse et à Bordeaux. 8. La mère Marguerite du Saint-Sacrement, à Tours et au monastère de la mère de Dieu à Paris. 9. La mère Marie de Saint-Bernard, à Orléans, à Tours, à Sens, et à Gisors. 10. La mère Hélène de la Croix, à Châtillon sur Seine, à Bordeaux, et à Saintes. 11. La mère Marguerite de l’Incarnation, qui été prieure à Caen. 12. La mère Agnès de Saint-Michel qui l’a été à Dieppe, à Angers, et à Poitiers. 13. La mère Élisabeth de Jésus, à Nantes, à Chaumont, et à Poitiers. 14. La mère Catherine de la mère de Dieu, à Dieppe et à Caen. 15. La mère Anne du Saint-Sacrement, à Amiens et à Saint-Denis en France. 16. La mère Anne de Saint-Joseph, qui l’a été à Caen, à (blanc), à Amiens et à Compiègne. 17. La mère Marie de Jésus à Orléans. 18. La mère Marguerite de Saint-Élie, à [5] Tours. 19. La mère Marguerite de la Croix à Blois. 20. La mère Élisabeth de Saint Paul à Nevers et à Saintes. (20bis). La mère Marguerite de Jésus à Tours et à Verdun. 21. La mère Jeanne de Saint-Joseph à Metz et à Aix. 22. La mère Anne des Anges, à Amiens et à Paris au couvent de la mère de Dieu. 23. La mère Marguerite de la Trinité qui l’a été à (blanc). 25. La mère Élisabeth de Saint-Joseph dans le grand couvent de Bordeaux. 26. La mère Angélique de la Passion, à Nantes et à Orléans. 27. La mère Isabelle de Jésus, à Morlaix et à Amiens. 28. La mère Charlotte de Jésus Maria à Tours. 30. La mère Marie de la Croix, à Moulins. Mais entre toutes les autres il faut éterniser la mémoire de la mère Marie de Jésus qui ensuite de la vénérable mère a été prieure du monastère de l’Incarnation, et de la mère Madeleine de Jésus, qui parfaitement imbu des rares qualités de la vénérable mère elle en a puisé tout le zèle, par lequel elle a tant pris de soin à mettre tout l’ordre dans un haut point de perfection, qu’il n’a rien perdu de sa première ferveur, et présentement dans le couvent de l’Incarnation, on ne l’estime pas seulement comme une prieure, mais comme la plus considérable et dans l’opinion de toutes elle est digne d’avoir succédé la vénérable mère.

Brouillon Melle des Rochers227 

J’avais l’honneur de coucher en sa chambre. Sitôt qu’elle était levée, qui était sur les six heures, elle entrait en son cabinet proche de sa chambre pour y faire oraison. Son heure étant passée elle se venait habiller, pendant qu’on la peignait elle faisait lecture de quelque livre spirituel tant pour elle que pour celles qui la servaient. Après elle allait donner le bonjour à M. son père, de là s’en allait en la chapelle se préparer à entendre la sainte messe et à la sainte communion qu’elle faisait tous les jours.

Je l’ai maintes fois admirée la voyant à genoux un si long temps vu sa faiblesse naturelle ; voyant sortir de ses yeux si grandes quantité de larmes, sans aucun mouvement extérieur. [5] quand elle sortait de la, elle avait un esprit aussi égal et aussi gai que si elle fut sortie de la plus grande récréation du monde.

Brouillon Paul le Jeune228, S.J. 

Secondement une fille âgée de dix ans ou environ laquelle avait pour père un homme tout à fait Barbare, et à ce que l’on disait magicien, était tombée malade ; émus de compassion envers elle, nous demandâmes à son père de nous permettre de guérir sa fille et de la faire élever par une honnête femme à qui nous la commettrions. D’abord le Barbare, n’y voulut consentir, mais se voyant à la veille de perdre sa fille, sur l’espérance que nous lui donnions qu’elle reviendrait en convalescence, nous la donna pour deux ans, à condition que si elle voulait y demeurer après ce temps-là, il ne l’empêcherait pas : peu de temps après, la fille se porta bien, le père la demanda devant le temps dont on était convenu, on la lui refusa. Voire même après les deux ans, elle ne voulut pas sortir de la maison de cette femme qu’elle honorait comme sa mère. Or comme nous avions la pensée, la voyant avancée en âge et bien instruite aux choses de la foi de la baptiser, l’esprit malin s’apercevant que cette proie lui serait bientôt enlevée (nous ne savons s’il s’empara du corps de cette fille y étant envoyé de la part du père, ou bien si lui-même par permission de Dieu, de sa propre malice s’en était saisi), mais nous tenant pour assurés, que lorsque nous la disposions avec tous les soins que nous pouvions y apporter au sacrement de baptême, elle fut tourmentée deux ou trois fois de telle façon que (ce qui ne s’était jamais vu) le devant de la tête répondait au dos et le derrière venaient répondre à l’estomac. Elle tournait les yeux dans la tête comme un démoniaque, écumait, tourmentait son corps, « je tremble » criait-elle et disait qu’elle voyait « Je ne sais quoi d’horrible et d’effroyable à travers les ténèbres ». La vénérable mère Madeleine de Saint-Joseph eut connaissance de tels effets apportés de l’esprit malin et peut-être le connut-elle auparavant que le Démon s’était fait connaître, car elle me pria par une lettre écrite devant ou durant que (2) cela se faisait, non toutefois rendue, de donner le nom de Madeleine à la possédée, d’abord que je reçus et lus sa lettre. Je n’y pris pas garde, mais après cette fille ayant reçu au baptême le nom de Madeleine et ayant été entièrement délivré et après que les navires furent partis je commençai à penser en moi-même par quels moyens la vénérable mère Madeleine avait pu apprendre ce que dessus après avoir pris garde au temps, je reconnus que cela lui avait été révélé du ciel. Je me pris à louer Dieu qui se fait admirer en ses serviteurs.

Brouillon Catherine du Saint-Esprit229

… cette bienheureuse avait une grande grâce pour les âmes. Dès ce temps-là, elle ne tenait autre manière pour faire ce changement que sa grande douceur ordinaire. À ce commencement, comme plusieurs étaient un peu neuves dans la voie de la perfection, elle les assemblait quelquefois pour leur parler de la vertu, ce qu’elle faisait en paroles simples, familières et telle qu’elle la rendait tout facile, qui est une grâce qu’elle avait spéciale et que Dieu lui avait donné très rare. On lui a quelquefois ouï dire : Je voudrais vous pouvoir rendre votre règle toute la plus facile qu’il se peut ; elle ne laissait pour cela d’être des plus exacte à la garder et faire garder, ce qu’elle a continué jusqu’à la fin de sa vie comme aussi cette grâce de rendre toutes choses faciles qui est allé croissant avec ces années, car sans qu’elle fit aucune répréhension (sic), mais par une (18) application qu’elle avait à Dieu et une manière d’écouter ce qu’on lui disait sur les imperfections que l’on sentait ou que l’on avait faites sans qu’elle dit quasi rien, demeurant dans sa douceur ordinaire, elle mettait les âmes dans la vertu et l’on sortait d’auprès d’elle fortifiée et liée à Jésus-Christ. L’on amena pour quelque bonne raison une jeune religieuse d’un des autres couvents, laquelle encore qu’elle fut fort bonne fille avait le naturel un peu fort. L’on voulait que cette bienheureuse usât de quelque sévérité vers elle croyant que cela lui serait utile. Elle dit familièrement à une religieuse : « L’on m’a dit que je fisse telle chose à cette bonne religieuse, mais j’ai répondu que l’on me le fit à moi-même si on le trouvait bon, mais que je ne le pouvais faire à personne. Elle n’usât vers elle que de sa manière ordinaire de douceur et dans une année qu’elle l’eut en sa charge elle devint tout autre et fut tellement changée que la grâce y paraissait particulière, elle était si humble qu’encore que sa manière de traiter avec ses sœurs fut si douce et familière (v°) elle craignait de prendre trop d’autorité tellement qu’elle demanda un jour à une religieuse familièrement ce qu’elle en connaissait. Elle lui dit : « Je vous prie dites-moi si je ne le prend pas trop d’autorité. » Cette religieuse qui n’avaient pas pensé de prendre garde à cela ne lui pouvait rien répondre, mais elle la pressa. Elle fut contrainte de s’y appliquer ainsi elle l’assura que non ; c’était les premières années de sa charge l’on remarqua qu’elle fut élue cette fois le jour de l’Évangile du bon Pasteur. À l’une des visites que l’on fit durant qu’elle était en charge, le révérend père visiteur ne trouvant rien en elle à reprendre lui dit que c’était une incapacité d’être en charge que cette grande douceur qu’elle avait et de ne pouvoir juger d’autre manière. Elle lui répondit qu’il fit tout ce qui lui plairait. Elle était si humble qu’elle se croyait (19) facilement incapable.

Petit cahier :

Disant un jour à notre très honorée mère quelque chose d’une de mes sœurs qui se voyait si pauvre devant Dieu qui lui semblait ne pas pouvoir avoir seulement une bonne pensée elle ne répondit : “Il y a diverses manières d’honorer Dieu, les unes sont avec facilité et les autres avec grand travail et grande peine, mais cela n’importe pourvu que cela se fasse et que cela soit. Car c’est là le point et notre pauvreté et notre abondance nous doivent conduire à Lui, la vie de la terre est une vie de ténèbres et d’obscurité et peu souvent l’âme est éclairée et en facilité, mais elle a Jésus-Christ qui lui doit être toutes choses. O quelle richesse, quelle grandeur, quel privilège de l’avoir comme voie, comme chemin qui nous doit conduire à son père, selon les paroles de l’Évangile. Nul ne peut venir au père sinon par moi, l’âme donc le doit suivre elle le doit (v°) regarder sans cesse quoiqu’à travers des voiles bien épais, car la misère et la pauvreté de l’âme lui rendent très difficile ce regard, par ce qu’elle l’attire vers elle-même et (les applique à ses misères dont souvent elle est toute occupée barré) lui applique en étant souvent toute occupée et sans aucun fruit, mais plus nous nous voyons en besoin et plus nous devons recourir à Dieu, et c’est l’usage que nous devons faire, et non pas nous tourner vers nous-mêmes, si ce n’est pour nous humilier, et tirer par notre propre expérience, un sujet de connaître quelles nous sommes, et ce que nous en pouvons attendre. Si Dieu ne se mêle de nos affaires, (ligne blanche)

Souvent sa divine majesté nous laisse dans la pauvreté et est bien aise que nous marchions par cette voie afin que n’ayant nulle confiance en nous, nous l’ayons toute à fait en Lui, et il aime (dte) tant cette confiance en l’âme, qu’Il la voit comme un fondement sur lequel Il veut établir Sa grâce, afin que nous la regardions non pas comme chose méritée par nos services et par nos œuvres, mais comme un effet de Sa miséricorde, qui paraît d’autant plus grande sur les sujets sur lesquels elle s’applique que plus ils sont éloignés de la recevoir. Je pense quelquefois, et qui est-ce qui pouvait être en nous qui peut obliger Dieu à nous enrichir de ses dons, Sa seule bonté en est la cause et non ce que nous pouvions y apporter du nôtre. Cette vérité me console grandement, et il me semble qu’il nous est bien plus avantageux que Dieu nous donne parce qu’Il nous aime, que par nulle autre chose qui peut venir de nous. (Fin de page blanche)

Je pensais l’autre jour toute seule que ce n’est pas sans raison que le fils de Dieu a dit en l’Évangile que la porte est étroite et le chemin étroit qui mène à la vie, car je voyais tant de choses en l’homme (pour le détourner de le suivre barré) pour l’empêcher de le suivre et pour lui en faire prendre un autre, qu’il me semblait que chaque pas qu’il fait qu’il s’en détournait tantôt pour un sujet tantôt pour un autre, aujourd’hui pour un intérêt, demain pour un[e] autre raison et enfin mille choses semblables qui nous arrêtent, qui nous amusent, sans regarder ce chemin qui est le seul qui nous conduit à Dieu. O qu’il y a de chemins écartés, ô que de portes larges par où volontiers nous passons. Car nous n’avons pas de peine à suivre et entrer par celles de nos sens, par celle de la nature et de l’amour (dte) propre et tant s’en faut cela nous plaît grandement et nous est fort agréable, mais pour entrer par un autre, il faut sans cesse combattre contre nous-mêmes et contre nos inclinations, et ce combat se donne et se rend en nous et au milieu de nous et c’est ce qui nous le fait sentir si difficile, quand on combat contre un autre la peine et la difficulté qui s’y rencontre est merveilleusement diminuée par la victoire que nous prétendons remporter contre notre ennemi, mais en celui-ci il n’en va pas de même, et nous gagnons en perdant en ce qui nous est le plus cher, et contre nous, de sorte qu’il est bien plus malaisé que l’autre, et nos forces seraient bien petites si Dieu ne nous fortifiait par Sa grâce et ne nous ouvrait les yeux pour nous faire connaître le vrai d’avec le faux, car pour moi il me semble que toutes la vie (page suivante) l’homme sur la terre n’est qu’un mensonge perpétuel aimant ce qu’il devrait haïr, estimant ce qu’il devrait mépriser, louant ce qu’il devrait blâmer, et se détournant sans cesse de Celui seul qu’il devrait chercher, et en comparaison duquel tout ne lui devrait être rien, pour moi je ne m’étonne pas pourquoi nous avons tant de peine à prendre ce chemin étroit que nous disions à cette heure, étant certain que nous avons de merveilleux empêchements à cela, et chacun le sait par sa propre expérience et n’a pas besoin de celle de son compagnon, la sienne propre lui suffisant bien.

Je lui dis une fois lui parlant d’une âme que Dieu conduisait par une voie de grande facilité et à qui Il donnait mille belles choses, elle me répondit : ‘voilà qui est bien, (mais il faut encore quelque autre chose barré) (dte), mais ce n’est pas assez, et qui n’aurait rien de plus de ferait pas grand chemin, ce n’est pas que cette manière aisée et pleine d’occupation de Dieu, ne puisse produire de très bons effets, mais il faut que cela soit et les effets dont je parle est une grande humilité qui nous fasse désirer le mépris et d’être traité conformément à ce que nous méritons, une grande soumission d’esprit sans laquelle nulle âme ne peut être vraiment à Dieu selon les paroles de l’Évangile, Qui ne renonce à soi-même tous les jours de sa vie ne peut être mon disciple, et c’est ce que nous faisons par la démission de notre propre sens. Or c’est ce que les choses de Dieu doivent opérer en nous, et non une certaine complaisance qui nous fait être bien aise de nous voir ainsi élevés, qui est un piège très dangereux et dans lequel beaucoup d’âmes (page suivante) se perdent, les dons de Dieu ne tendant pas à cette fin et au contraire, ils tendent à les abaisser et à leur faire connaître qu’en les recevant, ils les rendent vains, s’ils ne les réfèrent à Celui qui en est l’auteur. Je dis donc encore une fois que ce n’est pas assez d’avoir application à Dieu, sentiment d’amour vers lui, et choses semblables si nous n’en venons aux œuvres. C’est là où gît la difficulté et c’est là aussi où le fils de Dieu connaît quelles nous sommes, disant Lui-même qu’au fruit on connaît l’arbre, et cela ne peut être autrement, et ne nous y trompons pas. (Fin de page blanche et du texte).

Brouillon de Bréauté

Ce qu’à dit notre très honoré mère Marie de Jésus sur notre bienheureuse mère Madeleine plusieurs années devant qu’elle sortit de la terre.

(1) C’est une grande sainte. Il y a trente ans que nous nous connaissons, il ne faut pas s’étonner si on lui fait tant la guerre. Je sais bien ce qu’elle est, vous ne devez rien perdre de ce qu’elle vous dit et cela vous servira bien dans les occasions et Dieu vous fait une grande mesure (?) de ce qu’une âme si sainte a charité et liaison pour vous.

Pour nous ma sœur ce n’est pas grand-chose que d’avoir liaison avec nous au prix de cette grande servante de Dieu. Cela ne vous peut pas être utile, car comme je suis peu tout en est petit.

Parlant sur cette bienheureuse qui alors était en charge, dit : « Notre mère est une âme qui se consomme tout dans l’œuvre de Dieu et et à qui sa divine Majesté donne une grande puissance en ses paroles. Et le peu qu’elle en dit fait dans les âmes de très grands effets. Il semble que ce silence accroît la puissance que Dieu lui donne dans une application très souffrante dans ce qu’elle fait comme œuvre de Dieu et à son imitation pour la sanctification des âmes qui lui sont si chères et qu’il a racheté par le sang de son fils. »

(3) Il y a deux choses qui nous doivent consoler dans la perte des âmes saintes que nous avons connues dans la terre et qui ont eu pour nous charité particulière. La première est, être entièrement dépendant de de la volonté de Dieu et voir que c’est Lui qui qui l’a ainsi ordonné. La seconde chose, est de ce qu’on voit leur bonheur et de ce qu’elles jouissent de sa divine Majesté et par cela hors des peines de la vie.

(9) Notre bienheureuse mère nous a dit qu’ayant une fois une grande application sur la bonté de Dieu, et voyant comme elle était grande, elle commença à s’étonner de ce qu’il y avait un enfer (…) Elle vit que Dieu ne n’avait pas fait et que c’était une œuvre hors de Dieu…

Brouillon de Bains

(18) Sa résignation au vouloir divin fut aussi très entière et parfaite ; ne voulant rien choisir pour elle, mais laissant à Dieu à choisir et à ordonner de tout ce qui la concernait, ce qui était plus agréable à sa Majesté. C’est ce que nous avons remarqué en nos rencontres durant sa vie, et qui parût plus clairement lorsqu’elle fut proche de sa mort. Pendant sa maladie elle disait très souvent de bouche et encore plus souvent de cœur, ces sacrées paroles que le Fils de Dieu dit à son père au jardin des olives, « non mea voluntas sed tua fiat », elle nous disait que ce n’était pas chose de grande conséquence de partir un petit plus tôt ou un petit plus tard et que Dieu étant le maître de la vie et de la mort, il fallait nous soumettre à ce qu’il Lui plaisait ordonner de nous. /(19) elle donna encore une grande preuve de sa foi, de sa piété et de son ardent amour pour Jésus-Christ en ce que, durant sa maladie, toute défaillante et mourante qu’elle était, elle se contraignit à ne rien prendre toutes les nuits, et à se lever et tous les matins pour aller communier au chœur et rendre ses hommages au Fils de Dieu jusqu’au pied de son autel, et même elle y retournait encore l’après-dîner, ne se pouvant lasser d’être en la présence de Jésus-Christ à l’adorer et à lui offrir son âme et son corps en sacrifice. Seulement la veille de sa mort elle ne fit pas ce second voyage au chœur, le défaut de ses forces lui en ayant ôté le pouvoir, et le même jour de sa mort sa faiblesse fut si extrême qu’elle fut contrainte de souffrir qu’on lui apportât le très Saint-Sacrement pour viatique à l’infirmerie, lequel elle reçut avec un respect, un amour et une ferveur qui ne se peuvent représenter. Mais quelque temps après et seulement trois ou quatre heures avant mourir, elle se sentit si vivement et si fortement pressée de l’amour extraordinaire qu’elle avait pour la personne sacrée de Jésus-Christ dans l’eucharistie, que quoique déjà mourante, l’amour de ce Dieu dont elle était toute possédée lui donna assez de courage pour nous demander avec insistance qu’on la portât encore une fois dans le chœur pour rendre ses derniers devoirs à Jésus-Christ. Le respect que nous avions pour une âme si éminente en grâce et la crainte de nous opposer aux mouvements de Dieu, nous fit condescendre à ses instantes prières, mais une grande défaillance qui la surprit obligea celles qui la portaient de s’arrêter au milieu du chemin. Ce repos lui ayant donné un peu de vigueur, le révérend père Gibieuf, un de nos supérieurs qui était revenu (20) de Rouen en grande diligence pour l’assister à la mort, la vint visiter, elle témoigna une extrême joie de le voir devant que partir de cette vie ; ce qu’elle avait beaucoup désiré ; et comme elle avait très ardemment aimé durant sa vie toutes les maisons de notre ordre, elle fit paraître par sa grande application d’esprit et la tendresse d’une vraie mère avec laquelle elle en parla à ce bon père, qu’à l’exemple du Fils de Dieu elle les aimait jusqu’à la fin. Elle voulut se confesser encore à lui, l’ayant déjà fait auparavant ; s’étant donc confessée avec une profonde humilité de sa faiblesse, nous contraignit de la remporter dans l’infirmerie pour la remettre au lit, comme elle vit qu’elle ne pouvait satisfaire au désir ardent qu’elle avait d’aller au chœur devant le très Saint-Sacrement, elle pria de la tourner au moins du côté où il reposait, d’où elle l’adora et lui offrit les derniers moments de sa vie. Ensuite on la reporta à infirmerie où étant arrivée et remise dans le lit, elle demanda instamment par deux fois le sacrement de l’extrême onction et le reçut avec beaucoup de révérence des mains du révérend père Gibieuf ; à qui elle dit qu’elle voyait notre très honoré père feu monseigneur le cardinal de Bérulle qui priait pour elle ; et après avoir évoqué plusieurs fois le saint nom de notre Seigneur, elle entra dans l’agonie, laquelle ne dura qu’un petit quart d’heure. Durant ce temps elle eut continuellement le visage et les yeux tournés vers le ciel, et paraissait dans une application si forte et si profonde que je ne crois pas que cela puisse être suffisamment exprimé (…) Chacun était attentif non à pleurer, mais à prier et à admirer la consommation de l’œuvre de Dieu sur cette grande âme. Ce ne fut pas seulement les religieuses et les ecclésiastiques qui se trouvaient dans ce sentiment, car les médecins ayant encore demandé à rentrer pour voir s’ils ne pourraient pas sinon allonger sa vie au moins lui apporter quelque petit soulagement, lorsqu’ils furent arrivés en l’infirmerie ils se mirent à genoux pour prier comme les autres (…) Durant ce temps une religieuse de ce monastère vit notre seigneur Jésus-Christ, sa très Sainte mère et les saints Anges, qui étaient présents à la servante de Dieu pour l’assister en ce dernier passage et pour recevoir son âme à la sortie du corps, et d’un autre côté elle vit les démons en un coin qui montraient une extrême rage de la sainteté de cette âme et se plaignaient de ce qu’elle leur en avait ravi un très grand nombre.

(38) de son temps il s’éleva de grandes traverses contre notre ordre, certaines personnes s’efforçant de le diviser et de soustraire quelques-unes de nos maisons de l’obéissance des supérieurs qui nous avaient été donnés par les saints Pères en ce royaume. On fit pour ce sujet de grandes poursuites tant en France qu’à Rome et ces poursuites étaient accompagnées de tant de violences, de calomnies et d’injures si atroces contre nos supérieures et d’autres circonstances si aigres et si dures à porter que si nous n’avions dans ce monastère les papiers de toutes les procédures qui vérifient ces choses, il serait impossible de les croire de personnes de la condition de ceux qui les faisaient. Le principal faix de toutes ces fâcheuses affaires tomba sur la servante de Dieu, qui eut à porter durant sept à huit ans qu’elles durèrent d’extrêmes fatigues du corps et d’esprit. Et néanmoins quand tout cela fût passé elle dit en confiance à notre mère Marie de Jésus qui nous l’a rapporté, que durant tout ce temps elle n’avait rien eu à confesser sur ce sujet, ce qui est d’autant plus remarquable qu’elle avait la conscience si tendre et si pure qu’elle se confessait de choses extrêmement légères (…) (39). En l’année 1630 et les suivantes il arriva certaines autre affaires à notre ordre qui furent aussi très fâcheuses et dans lesquelles quelques ecclésiastiques qui y étaient intéressés la désobligèrent beaucoup par leurs paroles et leurs actions…

Mémoire de la mère Marie-Madeleine de Bains « pour une déposition plus en plus »

(19) elle disait que quoique toutes les âmes chrétiennes et en particulier les religieuses et entre les religieuses les Carmélites ont l’honneur d’être fille de la très sainte Vierge, doivent vivre dans un soin continuel d’employer tout ce qu’elles sont à révérer et adorer, a aimer et imiter la personne de Notre Seigneur Jésus-Christ : que pour l’ordinaire il attirait chacune à rendre un hommage particulier à quelqu’un de ses états ou mystères, que l’âme devait être fort fidèle à suivre cet attrait et soigneuse de référer tout ce qu’elle est, tout ce qu’elle fait et tout ce qu’elle souffre, non seulement au Fils de Dieu mais à lui dans ce même esprit, ou mystère et qu’il faut que ce soit son refuge en tout ses besoins. (barré ce qui suit, que l’on retrouve dans l’imprimé ascétisant et favorisant l’activité :) or elle ne voulait pas que les âmes se contentassent de faire ce que je viens de dire seulement par pensées et applications d’esprit, car elle comptait pour rien et plus belle pensée et les meilleurs désirs…

(41) Elle disait que souvent les âmes croient qu’elles ne se peuvent rendre à Dieu ni à la vertu dans leurs peines et que cela est très faux parce que la grâce Jésus-Christ leur est toujours présentée pour leur donner la force qui leur est nécessaire pour porter parfaitement leurs petites épreuves et qu’il n’y a rien d’impossible à une âme de Dieu pourvu qu’elle soit fidèle à recourir à Lui dans toutes ses nécessités. Voyez disait-elle ce que dit que l’Apôtre : « je suis toute chose en Celui qui me conforte. »

Elle désirait que toutes les âmes fussent dans une grande droiture et simplicité et elle m’a témoigné plusieurs fois que cette disposition leur était une des plus nécessaires pour s’établir profondément dans la grâce et dans les voies intérieures, et que lors qu’elle manquait en elle, il n’y avait pas lieu d’espérer qu’elles y fissent de un grand progrès.

(42) sur les âmes commençantes en particulier elle disait que la simplicité était une vraie vertu des novices, et il ne se peut dire combien elle travaillait à l’établir vraiment en elles. Or elle leur faisait entendre que ce qu’elle leur désirait n’était pas de ces certaines simplicités qui font faire par soi-même plusieurs choses sans raison et qui souvent tiennent plus de la bêtise que de la vertu, mais bien d’une disposition par laquelle l’âme n’ayant pour objet que Dieu, et n’écoutant que Lui en ceux qui lui tiennent Sa place, reçoit ce qu’ils lui disent dans une entière soumission de son jugement et sans en penser davantage ni en chercher aucune raison, et ensuite l’accomplir à la lettre sans en rien retrancher ou y ajouter aucune chose du sien.

(44) quand on les interrogeait sur ces mêmes choses elle voulait qu’elles répondissent toujours avec grande naïveté et candeur disant aussi librement leurs inclinations imparfaites que les bonnes et leurs manquements que les vertus qu’elles avaient pratiquées, sans juger qu’on les estimerait plus ou moins pour les choses qu’elles auraient pratiquées, sans penser que peut-être on ne les entendait pas bien (…) Et leur enseignait que cette même disposition mettait l’âme dans un grand d’éloignement de faire aucun jugement sur les actions du prochain puisque même elle lui interdisait de juger des siennes propres et de s’en occuper, outre la nécessité, pour en rendre compte à ceux à qui on doit et s’humilier devant Dieu de ses manquements et que retranchant en elles toute multiplicité, elle lui faisait en tout lieu en tout temps et en toutes choses regarder et rechercher cette unique nécessaire duquel parle Notre seigneur dans son Évangile, et tendre à Lui de toutes… (fin de feuillet)

(45) quoique cette servante de Dieu fût si soigneuse que je viens de dire d’établir les âmes que Notre Seigneur lui adressait pour les former à son service, dans toutes les vertus chrétiennes les religieuses comme je viens de dire, son attention principale était de remarquer soigneusement dès lors commencement ce que Dieu faisait en elle.

(47) Elle disait qu’une des choses qu’elle trouvait plus importante pour la conduite des âmes, c’est de prendre un grand soin de remarquer dès leur commencement ce que Dieu fait en elles et à quoi Il les tire, par ce disait-elle, qu’Il conduit les unes d’une façon et les autres d’une autre et il faut suivre ce qu’Il fait sans leur rien apprendre davantage et cultiver peu à peu ces petites âmes se servant de leur application vers le Fils de Dieu ou autres choses dans lesquelles elles peuvent être, pour les former dans la vie intérieure et parfaite y faisant un jour une chose et l’autre une autre, et cela selon qu’on voit qu’elles le peuvent porter, usant de grande prudence et adresse pour les conduire doucement dans ce que Dieu demande de chacune, parce que quelquefois pour trop surcharger une âme on la recule de bien loin.

Elle disait avoir vu par expérience que c’était une chose très nécessaire aux personnes qui conduit ces âmes, d’attendre avec grande patience le temps ordonné de Dieu pour faire ses œuvres dans les âmes, et que lors on n’y fait plus en un jour qu’on aurait fait en beaucoup d’années. Qu’il ne fallait pas néanmoins laisser de s’appliquer beaucoup aux jeunes âmes, lesquelles ont besoin d’être cultivées soigneusement, et qu’on leur fasse estimer le prix de la vertu à aimer le joug de Jésus-Christ et qu’on leur fasse voir la grandeur et l’excellence qu’il y a de vivre de sa vie, d’appartenir à ses mystères, de participer à ses travaux et à sa croix. Mais que lorsqu’on ne voit pas en elle de progrès et… de toutes choses qu’on n’y pourrait désirer il ne faut pas (48) s’étonner pour cela ni faire violence aux âmes pour les contraindre à entrer dans les dispositions où nous pourrions croire qu’elles devraient être. Elle disait que quoique l’on fasse cela par grand zèle (comme il semble) cette manière est fort peu utile. Que les âmes sont à Dieu et qu’il faut les y commettre incessamment et se souvenir que c’est de Lui et non de nous ni de nos forces que dépend l’avancement des âmes.

(52) sœur Anne de Saint-Barthélemy dit à M. Duval que sœur Madeleine de Saint-Joseph avait beaucoup pour les âmes, et que la sainte Vierge lui avait donné à entendre. Mon dit sieur Duval ledit à notre mère (illis…) La vénérable mère Anne de Saint-Barthélemy était lors prieure du monastère et la vénérable mère Anne de Jésus allant en Flandre y passa et séjourna quelques jours. La servante de Dieu assembla ses novices qu’elle désirait qu’elles grandissent compte de leur intérieur à cette vénérable Mère qui était la première prieure du couvent, ce que les novice firent avec tant de naïveté et sincérité que la vénérable mère Anne de Jésus fut ravie de joie voyant l’état des âmes que sœur Madeleine de Saint-Joseph conduisait avec tant de perfection, que cela accrut encore l’estime qu’elle faisaient d’elle, et possible le désir de l’emmener avec elle en Flandre, car elle lui en parla lors… (Fin de feuillet) (en travers : de sœur Marie de saint Jean-Baptiste de Chartres)

dans ceux et celles qui avaient la grâce de l’approcher je l’ai su de plusieurs qui en avait fait l’expérience lesquelles ont rapporté que quelquefois par les saints avis qu’elle leur donnait, quelquefois par sa bénédiction et d’autres par sa seule approche, des tentations impures dont ils étaient fort travaillés ont été dissipées. Quelques-uns m’ont dit qu’étant auprès de la servante de Dieu, ils sentaient comme découler d’elle une certaine pureté qui anéantissait tout sentiment et pensée contraire. Le même est aussi arrivé en plusieurs autres sortes de tentations, ce que je sais comme j’ai déjà dit des mêmes personnes qui ont reçu ces assistances.

… Que le grand talent qu’ils [les supérieurs] connaissaient en elle pour la supériorité leur fit désirer qu’elle instruisit le plus qu’il se pouvait des religieuses qui allaient exercer des charges dans les monastères de notre ordre, de sorte que, outre celles qui étaient professes de celui-ci et qui allaient faire des fondations, ou gouverner des maisons déjà établies, ils en faisaient venir d’ailleurs demeurer quelque temps auprès d’elle pour recevoir ses saints enseignements (13) la conviant encore de les donner par lettre aux absentes qui ne pouvaient venir jouir de ce bien…

(18) Monseigneur le cardinal de Richelieu disait que c’était un des plus grands esprits qui eût jamais connu et il n’avait pas moins d’estime de sa sainteté, ainsi qu’il le témoignait par le soin qu’il prenait de recommander à ses prières, tant sa personne que les grandes affaires du royaume…

Summarium

Rien d’intérieur.

du procès (deux in-folio), 1655, imprimé à Rome, 1782 & 1785

Vol.1 latin et italien vol.2 surtout en italien.


G. Gibieuf, Vie (ms.)

de la Mère Magdelaine de S. Joseph, Clamart, ms. [cité par Louise de Jésus et par Serouet, art. DS].


Etudes.

[1921] J. — B. Eriau, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph. Essais sur sa vie et ses écrits, Paris, 1921. [voir du même : L’ancien carmel du faubourg Saint-Jacques, 1604-1792, Paris, 1929, surtout le ch. 16]

Louise de J

Reprendre Louise de J (extraits à compléter, bios dont Bréauté) en voyant les notes de relecture, v. réf. en fin de vol. Chatou

[1935] La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites déchaussées en France (1578-1637), sans nom d’auteur [Louise de Jésus], Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935, 612 pages. [dont de nombreux extraits, parfois : v. p. 117-123, 372-386]

cit extraites le plus souvent des dépositions ou de Talon. Extraits :

(204) « Tandis que l’âme sent en soi quelque résistance à ce qu’on lui commande ou qu’on lui fait faire, elle est bien éloignée… Et même elle a peine de se nommer et de paraître qu’elle est, parce quela vérité qui est en elle lui montre que se faire quelque chose, c’est dérober à Dieu. Et lors l’âme dit : Je ne dois pas Seigneur, me trouver en quelque lieu, puisque je ne suis pas ; mais je dois demeurer comme chose si basse que je sois à jamais ignorée. »

(208) « Le 15janvier 1622, il me fut montré que le degré de gloire que je devais posséder dans l’éternité était arrêté… sans égard à la longueur ou à la brièveté de ma vie. Je vis aussi que je mourais à moi-même dès ce moment, que ma vie serait désormais pour les autres et non plus pour moi-même. » (Talon p.149)

(212) Filiation Jn de la X – Anne de Jésus — Madeleine

(231) bio de la 2supérieure Française Marie-Madeleine de Jésus


sur la simplicité dans la maladie : (274, 276, 277 : à un médecin proposant ses services : « elle savait un bon remède qui était la résurrection »)

(290) estime de Richelieu

(303, 328) courage politique

(309, 310) protection du démon d’une sœur par bilocation

(312) bio Gibieuf

Ch.17 : La mère au milieu de ses filles. Sa direction spirituelle.

(365) Éprouvant toujours plus son impuissance… recourait aussi tj plus à Dieu… s’efforçait de ne donner aux devoirs de sa charge que les instants strictement nécessaires, et elle consacrait ses journées presque entières à l’oraison… ne faisait point d’action… qu’elle n’eût été faire prière au chœur.

(365) Elle ne faisait point d’action, elle ne se mettait point à parler aux sœurs de leurs dispositions intérieures, qu’elle n’eut été faire prière… les sœurs avaient peine de trouver le temps de balayer le chœur 

Sobriété spirituelle : (367, 369, 371, 373 Thérèse : qu’elle n’avait pas été récompensée au ciel pour ses ravissements, mais bien pour ses travaux) Contre les lumières : (371, 373, 375)

(378) « C’est un grand abus en quelques âmes de croire qu’elles ne peuvent point ce qu’en effet elles peuvent, non pas en leur propre force, mais en celle de Jésus-Christ. »

(367)… s’il faut donner aux âmes tout le temps qu’elles désirent, je vous dirai que je ne suis pas de cet avis… assez de parler un quart d’heure… pour les âmes nouvelles… elles ont besoin qu’on leur parle davantage pendant quelques années…

C’est une chose si dangereuse que la direction des âmes… on ne le ferait qu’avec crainte et frayeur.

(368) Il faut parler humblement et simplement, et employer les termes les plus communs lorsqu’on parle de soi. … il me semble… quelque désir que l’on estime ce qu’elles disent.

(369) à propos d’une personne qui… disait… Ma voie est de cette sorte. … J’ai déjà cinquante ans, et je ne pourrais parler de moi avec cette assurance ; ni à un supérieur, ni même à mon ange, je ne pourrais dire quelle est ma voie. Rien ne m’appartient… nous allons à Dieu comme nous pouvons… cette voie n’est pas circonscrite si exactement… que Dieu n’y puisse renfermer d’autres sentiers… Que peuvent savoir ces âmes parmi les ténèbres de ce monde, qu’elles puissent dire avec assurance : telle est ma voie ? peut-être le disent-elles au moment même où cette voie leur est ôtée

(371) la servante de Dieu faisait une estime tout autre de la dernière (dirigée sans visions) que de la première (dirigée avec visions et phénomènes). Ce qui me donna quelque sujet de croire que peut-être elle tenait que celle-ci était trompée. Et comme elle m’avait chargée de travailler sous elle à la conduite de ces deux âmes, je voulus m’en éclaircir. Lui ayant donc demandé ce qu’il en était, elle me répondit que ce n’était point qu’elle crût cette religieuse trompée, qu’au contraire, elle tenait que les effets extraordinaires qui se passaient en elle étaient de Dieu ; mais que c’était sa sorte de voie, et que celle de l’autre ne renfermait pas cela. Et en même temps elle me fit entendre que la grandeur de la grâce dans les âmes n’était pas mesurée selon ces choses, et que la religieuse qui n’en avait point ne laissait pas de passer beaucoup l’autre (ce qui se vérifia).

(372-373) (longue cit dans le même sens, à reproduire)

(375) (à reproduire) (les grâces ne sont que semences pour aller)

(383) elle a supporté des années entières… de certaines âmes qui n’avaient nulle dévotion ni entrée aux choses de Dieu, essayant néanmoins d’y faire toujours petit à petit tantôt une chose, tantôt l’autre

(384) il faut prendre garde à un défaut où la plupart des âmes se laissent aller, qui est de laisser les voies essentielles de leur perfection pour s’arrêter à des choses particulières qui, bien souvent, ruinent la même perfection. [l’immense divin]

(386) L’on passe la vie comme l’on peut ; l’on tombe, l’on se relève ! le propre de la terre c’est l’inconstance et la diversité. Dieu, qui voit cela, excuse la faiblesse de sa créature. Il faut vivre en liberté d’esprit, nonobstant la vue et l’expérience de ces choses, et se confier en la divine bonté. …

Oh que si les âmes pouvaient voir combien Dieu les aime et est prêt de les aider et leur faire miséricorde, elles marcheraient bien d’un autre pas qu’elles ne font ! …

Mes enfants, or sus ! Ne nous lassons jamais de commencer, et novices et professes ! il faut toujours commencer jusqu’à la mort.

Ch. 18 : La mère au milieu de ses filles. Son gouvernement. 1624-1635.

(390) (délicatesse : elle fait intervenir des ouvriers pour ne pas refuser la construction d’une cheminée particulière à une sœur âgée)

(394) elle lui dit (à Marie de Médicis) dans une sainte liberté qu’ayant une religieuse malade, elle ne pouvait guère penser à autre chose.


(394-395) grâce toute extraordinaire… pour assister ses filles en ce dernier passage… elle lui parlait sur les privilèges de cette vie heureuse dans laquelle on aimerait, on adorerait, on louerait sans cesse… Elle dit à plusieurs de nous sur la mort d’une de nos sœurs, que comme nous ne sommes toutes qu’unes (sic) en Jésus-Christ, nous devions regarder notre sœur comme quelque chose de nous qui était allé à Dieu. Continuant ce discours, elle disait : Nous devons… nous appliquer beaucoup à Dieu pour elle, afin de lui aider à faire son chemin… Les âmes qui sont séparées du corps languissent de ne pas voir Dieu, de telle sorte que cela ne se peut comprendre… Aussitôt qu’une autre de mes sœurs eut rendu l’esprit, cette servante de Dieu dit tout haut dans l’infirmerie : maintenant cette âme est dans un parfait amour et une parfaite souffrance !

(397) Elle estimait toutes les âmes et ne les appréciait (sic) jamais, et disait qu’elles sont toutes d’un prix infini… que Dieu a des trésors cachés dans les âmes, lesquels… il ne faut point laisser de les vénérer ; qu’elle ne voyait point d’âme qui n’eût quelque don particulier de Dieu, et en laquelle in ne fut honoré.

(398) maxime du P. Pacifique : vivre avec les parfaits comme s’ils eussent été imparfaits, prenant garde à ne rien dire qui les pût le moins du monde indisposer ; et vivre avec les imparfaits comme s’ils eussent été parfaits, en leur rendant toutes sortes de soumission et de respect.

(401ss.) (nbreux exemples d’indépendance vis-à-vis des puissants)

(407) douceur. suavité… cachet définitif de son gouvernement et de son action sur les âmes.

(409) Et moi qui à présent n’ai presque plus de capacité d’observer les austérités religieuses, je désirai au moins exercer les vertus que nous pouvons toujours pratiquer, qui sont la douceur, la patience, l’humilité et les autres.

(410) il est nécessaire de tenir quelque sévérité aux âmes, non pas de paroles ni rudes ni sévères ; mais avoir un œil à Dieu pour ne pas adhérer aux faiblesses ou défectuosités de leur nature, ains leur parler par la grâce… ne cherchez nulle sévérité en la nature ni par vos industries. Mais élevez votre esprit à Jésus-Christ en parlant et en traitant avec les âmes, et vous donnez à lui pour parler selon lui et selon ses voies, mortes et anéanties.

(411) (témoignage sur sa façon de reprendre) Je n’ai jamais vu [la mère] en émotion d’esprit ni de corps. Si elle reprenait, c’était avec tant de douceur, des termes si charitables et une façon si affable qu’elle donnait grande humiliation… Elle le faisait à voix basse… après… il ne lui en restait plus rien ; elle était tout de même vers la personne qu’elle avait reprise… et lui parlait avec plus de tendresse et de charité… Elle agissait en ce sujet, selon ce que j’en ai pu reconnaître, tout à fait divinement (toute la note longue est à reprendre)

(412) (traitement indirect de l’anorexie en reprenant la maîtresse de la novice)

(414) elle ne laissait pas… de se démettre de ses pensées et se soumettre à celles d’autrui : « c’est un des soins que doivent prendre les supérieures que de se servir de ces légères occasions, parce que, comme on leur cède toujours, il serait à craindre que l’esprit ne contractât quelque habitude très préjudiciable à la perfection ».

(417) témoignages : « notre Mère Madeleine portait Dieu en soi et le répandait avec efficace dans les âmes qui s’en voulaient rendre dignes. » (418) « … je sentais, lorsque j’approchais d’elle, qu"elle répandait dans mon âme je ne sais quoi de divin… ses paroles… ont fait en un instant en moi ce qu"elle voulait de moi… j" en sens encore la force et la vertu dans le fond de mon cœur, où je les conserve comme une semence de vie éternelle… » « … elle avait une puissance d’ » établir les âmes en Dieu et Dieu en elles… Ceux qui l » ont expérimenté et qui ont reçu l » effet de ces grâces, savent que je dis vrai et que cela ne se peut exprimer. »

(421) « Il semblait… qu’ » elle vit les âmes et tout ce qui s » y passait presque aussi facilement que nous faisons les corps… j » en ai fait l’expérience en tant d’occcasions que je ne puis les nombrer. »

(428) « Vers l » année 1634… je fis la visite au couvent de l’Incarnation [le « grand couvent »], où la V.M. Madeleine de Saint-Joseph était prieure, et je sentis qu’elle portait une plénitude de Dieu si présente et si abondante, même pour autrui… je ressentis ce que je dis fort efficacement »

(429) (influence prolongée jusqu’à la fin du XVIIe s. ; ensuite jansénisme selon note intéressante ! … Dans la première moitié du XVIIIe s.les Carmélites, à la suite de leurs confesseurs… adhérèrent au Jansénisme… mesures énergiques (1748) pour bannir l’hérésie de la maison, qui revit alors quarante ans de prospérité spirituelle… (jusqu’en 1792 ; puis reprise en 1802 jusqu’en 1901 ; 19 ans d’exil à Anderlecht-les-Bruxelles ; en 1920 à Clamart)

(429)… la Thérèse de notre France a gravé… dans le cœur de ses filles… ce grand couvent… m’a paru toujours un grand désert, mais un désert dans lequel la grâce parle incessamment au cœur… ce lieu m’a toujours semblé un sanctuaire rempli de tous côtés de la sainteté de Dieu et qui m’excitait à l’aimer… » (Melle de Budos)

Ch. 19 La V. et les carmélites de France.

(elle apparaît comme le pivot)

(elle a formée une trentaine de prieures…)

(438) Ayant été élue prieure au loin, cette religieuse vint, avant son départ, passer quelque temps auprès de la Mère Madeleine pour profiter de ses conseils. Or la mère l’entretenait souvent, mais toujours de sa sanctification personnelle…  « Je lui fis paraître quelque petit étonnement de ce qu’elle ne me disait rien du tout de la charge où l » on me mettait… — Ma fille, rien n’est important que d’être à Dieu, je veux que vous y soyez. La charge n’est qu’un accident ; et en vérité quand vous serez à Dieu par état, vous verrez que ce n’est rien d’aller ici ou là. Ne vous en occupez point. »

(439/40) vraie et fausse humilité

Ch.20 (445)… Ch.21…

(481) aspiration : « Seigneur, vous avez pris ma nature, prenez encore ma personne ! »

! le livre a été totalement relu 01/01, v. réf en fin

autres

[1966] Th. Bailloud, Sillages de foi, Blois, 1966. [95 pages, Les Dubays de Fontaines, Madeleine de Fontaines.]

[1977] Ü « Madeleine de Saint-Joseph » par P. Serouet, vol. 10, col. 57-60.

[1987 ?] Madeleine de Saint-Joseph ou l’accomplissement d’une vocation, Stéphane-Marie du Cœur de Jésus ocd, mémoire de licence, Univ. de Fribourg, [200 pages env., 1987 (?) date de la thèse].


histoire du voyage en Espagne ; (45) sur Marie de Jésus (de Bréauté), « l’amie la plus intime de Mère Madeleine de Saint-Joseph » ; synthèse des sources surtout concentrées au carmel de Clamart ; dépositions ; annexes : liste des religieuses professes du grand couvent — des prieures — des carmels fondés jusqu’en 1637 ; bibliogr. : les archives du carmel de l’Incarnation sur Madeleine (31 vol. !) + paquets + bibliogr grale.

[1987] Vives Flammes, no. 168 consacré à « Mère Madeleine de Saint-Joseph, o.c. d. », 1987. 5 [p.1-34 ; contient huit titres : études et textes ; inform.]

[2000] Stéphane-Marie Morgain, « La disgrâce de Michel de Marillac, édition critique du Papier envoyé de Lisieux à la révérende Mère Madeleine de û, du 26 décembre 1630 », Histoire et Archives, no.7, janvier-juin 2000, 49-80.

1563— août 1632 — son frère Louis sera exécuté en mai 1632 — sur la mort de Mlle Acarie : « elle est morte religieuse, mais vous savez l’état de ses dernières années, et comme elle y a été délaissée et semble en quelque mépris, même dans le couvent d’Amiens… » et note106 explicitant le mépris de la prieure Anne du SS (Viole) favorable à la dévotion de servitude — belle glose ACC note 98 : « il ne faut jamais prendre un état opposé à l’attrait qui nous attire à Dieu, sous prétexte d’y faire un bien qui n’est point une suite de notre situation actuelle. C’est un écueil très délicat… mais aussi il ne faut pas sortir de l’état où Dieu nous a mis, sous prétexte du déchet de notre âme. Car ce ne sont pas les maux que l’âme voit et sent qui la perdent, ce sont ceux qu’elle porte sans les connaître. Il faut abandonner à Dieu le degré de perfection et les moyens, sûre qu’il nous fera sortir de l’état qui nous est effectivement contraire… (et la suite)




Marie de Jésus, de Bréauté

Biographies

Biographie dans La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites Déchaussées en France (1578-1637), sans nom d’auteur [Louise de Jésus], Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935 :

p. 231 (bio en note longue) et 505 (confidente ordinaire de Madeleine de Saint-Joseph)

Carmel, Revue trimestrielle de spiritualité, 1962, II, “Aux origines du Carmel de France, Mère Marie de Jésus, marquise de Bréauté, 125-147.

Bonne bio. : naissance 8 mai 1579. mariée à 18 ans 17 déc 1597 au marquis de Bréauté, “brillant dans le métier des armes, [il] lui plut davantage [qu’un prétendant prudemment éconduit]”. veuve avec un enfant de 13 mois le 5 fév 1600. Rencontre Madame Acarie. Entre au Carmel le 8 déc 1604. Infirmerie. S/prieure en 1606. Responsable des novices en 1608 lorsque Madeleine de SJ devient prieure. Prieure en 1615 ; fait bâtir une infirmerie. “Exprima l’ardent désir de ne plus accepter de charge” en 1624. Fin de l’année : mort de son fils en combat singulier. = “je sais par expérience… les efforts que le diable fait dans les âmes… afin de les porter au désespoir… lorsque Dieu nous traite plus rigoureusement… il agit avec plus d’amour” Lettres p163. 1629 mort des parents. “Depuis 1641 sa santé était ruinée… coliques pierreuses et bilieuses… elle disait n” avoir pas assez de mal pour mourir et en avoir trop pour appeler cela vivre” Mort 29 nov 1652.

Bonnes références.

Cit : Elle dit à la Mère Marie-Madeleine de Bains : « … j’ai vu… que notre union ne périra pas et qu’elle sera stable pour l’éternité, et j’ai une grande consolation de voir que ma mort n’y changera rien. C’est Dieu qui l’a faite et je l’emporte, elle ne s’évanouira pas. Oh ! que j’en ai de joie et que c’est une grande chose que cette volonté de Dieu ! Elle conserve elle-même tout ce qui vient d’elle. » réf à la Vie ms de la Mère Marie-Madeleine de Bains, p.385 et suiv.

Vies de MJ Bréauté, AJM de Bellefonds, MJ de Bains

Saisies ds Ms 3A2 vies de MJ Bréauté, AJM de Bellefonds, MJ de Bains (à partir de la table succincte relevée à première lecture)

[= Doc7&Doc7b début de saisie]

Ms. 3A2

Verso couverture : “I Vie de la Mère Marie de Jésus de Bréauté II p.180 Vie de la Mère Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds) III Vie de la Mère Madeleine de Jésus de Bains p195”


Après 1691 par un P. de L’ Oratoire ? (annot. marg.)


I

4 Cette sainte dont j’ai même éprouvé l’onction quand j’ai voulu en écrire… quelqu’un avait même proposé… qu’on donnât un chronique entière de l’ordre des carmélites… elles [vertueuses Mères] ont répondu qu’il y avait du danger pour elles de si fort publier les grâces que Dieu 5 avait faites à l’ordre

9 (début de la bio I reprise dans l’article résumé ci-dessus — intéressant ex d’intolérance quant aux réformés)

10 (la gouvernante huguenote)

18 (mort du mari)

20 (et sa tristesse ; l’imprimé efface ce côté attachant de l’amour pour le mari)

23 [lecture de Seneca, etc. tout ceci repris dans l’article ; il vaudrait beaucoup mieux éditer un choix du ms. qui est plus vivant ; la maladresse « elle n » était plus athée » p.151 est levée ds le ms !]

25 cette peine qui la faisait passer à ses yeux pour une athée…

(le ms s’améliore grandement lors que les protestants ou les dignitaires sont loin de vue !)

(il éclaire spirituellement cf. contre terre courbée devant la grandeur de Dieu)

27 s’étant retirée en un coin pour y faire son Action de grâces elle y employa trois heures… en sorte… qu’elle commençait à croire que quand elle serait tout à fait engagée ds la dévotion…

28 de deux choses : l’une où nous croyons qu’il y a un Dieu, ou nous croyons qu’il n’y en a pas (et la suite)

31 Beaucousin

34 (nouvelle main) ô que je suis heureuse de n’être point religieuse… croyez mes sœurs… (conversation directe)

35 (proche de Mme Acarie)

38 (début d’un récit historique de la fondation du Carmel en France Gallement Duval Bérulle, etc)

42 (Bérulle manque de se noyer)

44 (les sœurs échappent à l’abîme, leur carrosse volant en l’air comme Élie !)

44 (reprise du récit concernant Mme de Bréauté restée avec Mme Acarie

45 mon fils je vous aime bien, mais j’aime encore mieux Dieu que vous

48-49 Coton Bérulle Acarie pour fléchir ce père par leurs prières

50 hélas Mgr vous paraissez bien affligé : vous ne venez pas à un enterrement, mais à une noce ! (sur l’exemple qu’elle donne) je ne me sens pas assez de vertu pour être imitée de personne

52, car je m’imaginais que cette confiance en Jésus-Christ me donnait une espèce de droit au mérite de ses œuvres

54 Livre second. (depuis son entrée au carmel)

58 quant aux demandes que je lui fis alors… que je le pusse aimer d’un amour bien pur et bien dégagé de l’amour de moi-même ; car ce mélange m’a toujours fais frayeur ; il est souvent si imperceptible qu’on croit aimer Dieu lorsqu’on s’aime soi-même. D’ailleurs c’est une alliance qui me paraît monstrueuse quand il se trouve qq chose d’humain ds cet amour de Dieu

59 Magdelaine de saint Joseph

61 que Dieu qui avait pris soin d’elle en prendrait jusqu’au bout

62 (infirmerie, réfectoire)

64 (pruneaux âpres)

67 (prieure)

70 (pb des carmes espagnols des Flandres, etc.)

76 (Condren se démet de la charge de visiteur en 1632)

77 une occasion à un nouveau désordre, mais qui ne dura pas longtemps (grâce au) bref de… 1659 (!)

78 son humeur pacifique devait être à l’abri de cette tempête. Elle en ressentit pourtant comme les autres des coups de vent…

79 (Magdelaine à Tours)

90 (soin des converses)

97 (marie-magdelaine de J lui succède en 1624)

98 mère et fille

99 une espèce de résolution de n’y jamais rentrer (dans les charges)

101 infirmités 

104 tellement courbé l’épine… elle ne savait en quelle situation se mettre… si maigre et si décharnée que n’ayant que la peau, c’était une de ses peines de demeurer ainsi longtemps au lit

105 regarder cette majesté de Dieu… tous nos maux, quelques grands qu’ils soient, ils deviennent non seulemetn supportables, mais aussi agréables à porter

107 l’intérieur

112 Adieu A Dieu… elle paraissait ne pas entendre ce qu’on lui disait. On lui en faisait un peu la guerre et pour la tirer en quelque façon de ce profond oubli d’elle-même (…)

113 toute dépendance n’étant dûe qu’à Dieu seul (…)

120 (liste de saints anciens et nouveaux dont Magelaine de St Joseph et Lopez)

122ss (revue des vertus, etc. selon plan classique des bios = moins d’intérêt)

123 (conversation rapportée avec Magdelaine)

125 (sa comparaison avec frère Élie, Magd étant François)

126 (psy)

131 la marchandise, disait-elle en riant, ne vaut pas grand-chose, ainsi ne l’épargnez pas

SS.

148 (recueil de divers avis…)

149 no 8

150 no 24

156 c’est aimer qqchose plus que Dieu, que d’y penser plus qu’à Dieu no 75

160 (bio : maladie et mort)

162 (dits des deux derniers mois)

164 (gangrène, récit de la fin…) 169

175 (fin)

II

178

III

195 (autre main)

212 (à Blois)

213 (lettre : crainte de la mort et du jugement 1647)

231 (maladie prières de Magd et d’autres grâces reçues)

235 (vœux en 1620)

[ds toute cette bio style pâle et pas de « dits » !]

249 (source  :) que nous nommions le petit logis

253 (union de cœur avec la mère Marie-Madeleine)

254 (combat d’humilité entre) la Mère Marie Madeleine et Marie de J

254 (élection de Marie de la passion — du Til) la regardant avec la mère Marie de J comme l’âme du monastère, elle ne fit rien sans l’avis de ces deux respectables mères

258 (terrible maladie) du démon ?

260 esprit… couvert de ténèbres

…..sur photos

449 fin du ms. 


Lettres

Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française de ce premier monastère de l’Incarnation à Paris, 203pp copie en 1872 d’un ancien ms. des Carmes du couvent de Santa Maria della Vittoria à Rome.

Lettres à transcrire (copie 1872) =Doc12

(4 : je ne crois point qu’une âme puisse approcher de JC à son autel pour quelque besoin que ce soit, et s’en retourner les mains vides… 6 : il ne nous donne pas tj en nous-mêmes toute la lumière dont nous avons besoin pour notre conduite, il la met souvent en autrui afin de nous lier les uns avec les autres d’une plus grande charité. 7 : Quand les âmes font quelques fautes, il vaut mieux les en reprendre charitablement, sans les contraindre par votre froideur à deviner ce qu’elles ont fait, elles s’en amendent bien plutôt et ne demeurent pas peinées comme souvent elles le sont, quand on paraît renfermée à leur égard. 15 : peu de personnes à qui l’on puisse parler de sa disposition utilement, et cela même oblige à se lier davantage à JC et à sa Ste Mère qui ne manquent à personne quand on les cherchent, ils vous le font connaître par eux-mêmes 17 : votre lettre que j’ai trouvée humble et sincère. (26) Ce ne sont pas nos prévoyances et diligences qui font les œuvres de Dieu, c’est sa grâce et l’assistance de son esprit. (42) je suis marrie… du peu de confiance qu’elle a à notre R.P. Gibieuf…

(43ss. À faire… suite depuis p.53 :)

(57) lettre 32 [à une Prieure] :… Quant à la maladie de la mère Madeleine a commencé, nous n’y voyons qu’un mal commun, dans son progrès dangereux, et dans son période mortel. En sorte que sans une grâce très extraordinaire, elle n’en pouvait réchapper, et il semble que Dieu ait fait tout cela pour lui demander la liberté de demander sa décharge, qu’elle avait fort en l’esprit depuis un an. Ce fut moi, qui par l’instante et pressante prière qu’elle m’en fit, en portai la parole à la communauté que je trouvai si docile, si dégagée des créatures, et si soumises à la volonté de Dieu, qu’elles accordèrent ma demande tout aussitôt, quoiqu’elles fussent toutes en larmes.

(65) Lettre 37 :… ne sentant rien de Dieu pour assister les âmes… lui demander par ce regard que ce soi lui qui fasse votre charge, puisque vous n’êtes, et ne pouvez rien, et puis faites doucement selon votre conscience… sans faire tant de réflexion sur vos actions pour voir comme vous avez fait, car ce n’est que perte de temps.

(66)… je vous dirai que Dieu vous a menée en un lieu où vous êtes seule… il veut que vous soyez toute pour lui… Car vous êtes si aisée à vous attacher aux objets vers lesquels vous avez quelque correspondance, que ce bon Dieu a été contraint de vous séparer de tous, tout d’un coup : j’en ai de la joie pour l’amitié que je vous porte, voyant que c’est le plus grand bien qui vous pouvait arriver…

(75) Lettre 42 :… comme la mère Marie Magdeleine de Jésus et moi sommes unies… (76) bienheureux sont ceux qui seront fidèles dans le combat (…) M. le Cardinal de Bérulle nous ayant appris que nous ne devons faire usage de la tendresse de notre nature que vers l’humanité sainte de Jésus-Christ. …

(87) Lettre 48 à la mère Béatrix à Salamanque : (88)… après notre bonne mère Magdeleine, il n’y est jamais entré personne qui y soit si utile…

(le pb des structures c’est l’exemple que l’on est contraint ou tenté de donner, qui vite met la vertu avant la grâce parce que cette dernière ne dépend pas de notre appréciation de nos besoins)

(93) Lettre 2 à une Sous-prieure :… l’abandon que l’âme doit faire continuellement à Dieu de tout ce qu’elle est… nous n’avons pas le droit de lui rien demander, sinon la grâce de le bien servir… nous ne devons faire autre chose que recevoir tout de sa main…

(95) Lettre 1re à une religieuse :… Je rends grâces très humbles avec vous à notre Seigneur, de ce qu’il lui plaît vous donner pour mère au ciel, celle qui l’a été en la terre, elle ne vous y sera pas moins utile qu’elle était ici, et même il se peut dire qu’elle vous la sera davantage parce que sa condition l’enfermait entre quatre murailles dont elle ne pouvait sortir, et ne pouvait humainement savoir le besoin des âmes absentes que par lettres, ce qui était quelquefois un peu long : mais maintenant elle écoute les prières, voit les besoins, et y remédie. Grand nombre de religieuses de cet Ordre l’ont déjà éprouvé en divers endroits, et ce m’est une grande consolation que vous en soyez une… notre R P Gibieuf est parti d’ici pour aller voir plusieurs de nos monastères, dont le vôtre… c’est un saint personnage en qui repose l’esprit de M. le Cardinal (96) de Bérulle…

(148) Lettre 3e à M. le duc de Villeroy son neveu :… En faisant le service du roi, il est bon, Monsieur mon neveu, de conserver la vie des hommes autant qu’il se peut, ils l’ont reçu de Dieu pour chose grande, et il ne faut pas la leur faire prodiguer sans grande nécessité. Je sais bien que peu de généraux d’armée s’y appliquent pour y penser, mais quand vous seriez un peu meilleur que le commun, il n’y aura pas de mal. …

(177) Lettre 3° à Mlle de M. :… Ces personnes-là n’ont d’autre dessein que de vous amuser et gagner du temps, sachant bien que vous ne pouvez, étant privée de toute assistance, persévérer en vos bonnes intentions (de quitter le monde) si vous ne sortez promptement du lieu où vous êtes, et en cela il sont raison. C’est pourquoi, ma très chère fille, il vous faut bien garder de prolonger le temps que vous avez donné quoique l’on vous puisse dire (179) pour vous le persuader. Si la plupart de nous autres religieuses avions écouté quand nous quittâmes le monde, tout ce que nos amis et nos parents nous disaient, et faisaient dire par des personnes de très grande piété et doctrine, pour nous y retenir, et cela sous de beaux et apparents prétextes, il n’y en a guères qui n’y fussent demeurées. Pour moi, j’avais un fils qui n’avait pas encore six ans, qui apparemment pouvait avoir besoin de moi, il y avait bien des choses à dire là-dessus pour m’empêcher de le quitter, et on ne manquait pas de me représenter que lorsque je l’aurais mis dans un état plus assuré, je pourrais après me faire religieuse. Mais Dieu me fit la grâce de me fortifier contre ces tentations, et d’entrer où je suis depuis quarante-cinq ans, malgré toutes leurs raisons, et je vous assure devant Dieu que je ne m’en suis jamais repentie, et que j’aimerais mieux être morte de cent mille morts, que d’y avoir manqué. …

(186) Lettre 6° à la même : Ma fille, il court un bruit chez vous que la personne que vous savez a bien plus d’espérance sur votre sujet que de coutume, que vous lui avez parlé avec bien plus de douceur que par le passé, que vous commencez à changer un peu votre habillement et votre coiffure, et que vous portez maintenant des gants d’Espagne. Mais comme nous connaissons la facilité que le monde a de parler, nous ne prenons pas garde à ces discours… Je vous prie, ma fille, de ne point croire ceux qui vous disent qu’il est nécessaire que vous voyez cette personne pour essayer de le convertir, c’est une tromperie. Jamais Dieu ne vous prendra pour faire cette œuvre-là, il n’y est pas disposé, au contraire votre vue et vos paroles (187) entretiennent sa passion, et ne peuvent faire nul bon effet que de lui donner des espérances très préjudiciables pour vous. Votre âge ne vous permet pas de connaître le monde comme moi, c’est pourquoi je vous supplie de croire en cela mon conseil, et d’être toujours le plus retirée et solitaire que vous pourrez, hormis la visite des Églises qui ne vous peut être qu’utile, pourvu que vous n’y entreteniez que celui que vous y allez chercher. Je suis bien aise que vous ayez un bon confesseur pour votre âme comme vous me mandez, mais je ne sais s’il est vrai ce que l’on m’a dit, qu’il y a un autre religieux qui vous voit tous les jours, et qui est envoyé vers vous sans que vous le sachiez par ceux qui désirent détruire vos bons desseins. Prenez-y bien garde, s’il vous plaît, il est très propre à faire ce métier-là, et très adroit pour le faire, en sorte que vous ne vous en aperceviez pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé moyen de faire son coup. Si j’étais à votre place je diminuerais peu à peu ces communications jusques à ce qu’elles soient réduites à une fois le mois. La lecture des deux livres que je vous ai mandés vous sera bien plus utile que son entretien ; vous n’avez besoin que de fidélité à Dieu pour poursuivre ce que vous avez commencé jusques à son accomplissement… (et toute la suite de la lettre mérite reproduction)


Catherine de Jésus (1589-1623).

Saisie par OCR sur réimpr. Eriau

[1628] [Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […] decedée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, op.cit.

J.-B. Eriau, Une mystique du XVIIsiècle, sœur Catherine de Jésus, Carmélite (1589-1623), Paris, Desclée, 1929, Introduction, I-XVI, réimpression de La Vie… d’après l’édition de 1656, pages 1-204.

06.02 choix de fragments surtout de Catherine de J, sur Eriau, exempl. À Chatou : pages 43 67 68 125 126 127 135 136 152 176 180 193 soit env. 6kcar ou 3 pages à intégrer ds une brève présentation de ce seul ouvrage publié du vivant de Mad.


Les générations suivantes :

D’autres carmélites.

Agnès de Jésus Maria (1611-1691)

Lettres d’Epernon, contient aussi des réponses à la (future) sœur Anne-Marie d’Epernon par

Saisies lettres qui s’avèrent intéressantes en particulier sur la prière ! =Doc13

extraits :

1ere lettre de sr Agnès : (folios non numérotés)… la prière est celle qui nous unit avec Dieu et dans laquelle nous tirons force pour surmonter (f2r) ce qui oppose à ses divines volontés, on apprend par la prière à connaître dieu, à communiquer avec lui, à mépriser les choses périssables et estimer les éternelles, enfin il instruit l’ame de se séparer de tout pour le posséder plus parfaitement et il lui fait sentir que toute abondance qui n’est pas dieu meme est l’indigence meme… donner soigneusement l’aumone aux pauvres

2e lettre (f2v) :… je vous conjure de continuer Mademoiselle à avoir recours à notre bienheureuse mère Madeleine, car je ne doute point que vous n’en receviez beaucoup d’assistances, elle avait une affection qui n’est point imaginable pour vous… (f3r)… les choses quoique grandes Mademoiselle doivent néanmoins etre considérées petites par la brièveté de leur durée qui passe à véritablement parler comme un songe… je vous assure (f3v) que dieu récompense si abondamment dès cette vie… Melle du Vigean en rend maintenant un témoignage tout nouveau…

4e lettre (f3r)… la vraie oraison est un entretien de l’ame avec dieu et une parole intérieure par laquelle l’ame se communique à dieu et dieu se communique à elle, mais comme c’est chose si grande il ne faut pas penser que nous la puissions acquérir par nous_meme quoique nous devions y employer tous nos soins, mais il la faut demander à dieu avec beaucoup d’humilité et de connaissance que nous ne la méritons pas, l’attendre avec patience et confiance et la recevoir avec action de grace.

Marguerite Acarie

Ms. : La vie… [1689]

La vie de la V.M. Marguerite Acarie, dite du S. Sacrement… Fille de la B. Sœur Marie de l’Incarnation… Ecrite par M.T.D.C. [Tronson de Chenevière], Paris, Chez Louis Sevestre 1689 [cité et largement utilisé par Bremond, Invasion mystique, 344 ; il s’agit de la seconde fille de Madame Acarie] 416 p. (Clamart C3 M.AC 1 a 1689)


(31) (lettre à Anne de St Barthélemy) :… J’ai seulement les vertus dans l’imagination… ce qui me fait bien connaître le peu de force que j’ai de moi-même, et qu’elle est toute en Dieu seul.

(61) (en réponse à question, témoignage !)… si elle n’avait point trouvé de différence dans leurs gouvernements : Il est vrai qu’il y en avait en quelque manière. Notre Sœur Marie de l’Incarnation était fort appliquée à faire travailler les âmes à mourir à leurs sens, à l’orgueil et à la nature. A l’égard de notre Mère Magdelaine, sa grâce et son esprit intérieur faisaient entrer dans une grande séparation de soi-même, et dans une mort à toutes les choses de la terre. Pour notre honoré Monsieur de Bérulle, sa conduite était de lier les âmes à Jésus-Christ, à ses états, et à ses mystères. Je trouvais que ces trois sortes de conduites se rencontraient parfaitement bien pour m’aider…

(149) Lettre (choisie comme exemplaire) du 31 oct. 1634 :… Vous ne devez point régler votre salut dans vos impuissances et misères, puisque vous ne le pouvez pas même acquérir par votre puissance… Ne vous arrêtez pas à vous-même, si ce n’est pour vous élever à lui (Jésus-Christ) par vos misères et par vos impuissances ; car de chercher en vous une autre voie, c’est y chercher ce qui n’y est point. C’est pourquoi il faut que vous soyez à Dieu selon ce que vous y pouvez être, pour demeurer en la vue et en l’impuissance de vous-même sans vous y affaiblir, s’il vous ôte votre puissance ; et ce qu’à votre vue vous trouverez nécessaire de faire, portez cela puisqu’il le veut, et perdez votre âme, puisqu’il vous veut dans cet état ; car il veut que votre âme soit à lui sans acceptation et sans appui ni vue d’aucune chose, hors la puissance de son amour et de sa miséricorde pour nous sauver, afin qu’en toutes choses vous lui sacrifiez tout ce que vous êtes. Il veut vous laisser pauvre sans volonté du bien, afin de voir si vous serez fidèle, et si dans cette nudité vous vous tiendrez attachée à lui par cette nudité même, et par la tentation qu’il permet qui vous arrive, vous mettant presque dans la mécréance de votre salut ; l’esprit malin vous faisant sentir et porter tout ce qu’il lui plaît, selon la permission que Dieu lui donne de vous travailler. …

(172) A M. de Gondy : (Dieu) ne vous contraindra point ; mais il vous charmera doucement par les attraits de sa miséricorde, en sorte que votre volonté se soumettra à ses inspirations ; il appellera Madame votre femme hors de ce monde dans un tel temps et après sa mort il vous fera entrer parmi les Pères de l’Oratoire…

(178) Au P. de Gondy : Le moins que vous pourrez penser aux événements de la terre, c’est le meilleur… La patience et la bonté de Dieu est l’objet de notre méditation dans tout ce qui se passe… (218) Je me trouve acheminée dans une disposition si séparée de la terre et de toute occupation, que j’achève notre charge comme une préparation à une entière solitude de tout ce qui se trouve ici-bas et dans une vue de tendre à Dieu sans divertissement de toute passion et sollicitude.

(230) tout passe, ma fille, la peine, la douleur, l’affliction et le tourment. Dieu seul demeure comme le centre et le premier mobile de toutes choses. Liez-vous à cette vérité, que Dieu est, et qu’il ne vous peut rien arriver de plus souhaitable que ce qui part de son aimable conduite. C’est une béatitude anticipée de prendre les événements de ce biais.

(250) Il n’y a point, selon mon sens d’enfer, que la privation de l’amour de Dieu. Les autres peines que les damnés endurent, ne sont rien en comparaison ; et s’il y avait une étincelle de l’amour de Dieu dans ce lieu de ténèbres, et que par son ordre j’y fusse envoyée, j’aimerais mieux y être que dans le paradis.

(291) Lors qu’un jour Monsieur de Lorme son médecin lui promit quelque breuvage plus propre que les communs à la désaltérer, et à diminuer cette soif excessive qui la tourmentait sans cesse, elle lui dit tout bas : Je suis bien plus altérée de votre salut. Mais si vous ne m’aidez pas à travailler à ce grand ouvrage, vous deviendrez plus malade que moi ; et votre maladie surpassera d’autant plus la mienne que l’âme est plus considérable que le corps. Et comme si elle eut connu toutes les pensées de M. de Lorme, qui a laissé par écrit ces particularités, elle lui dit ensuite tous les remèdes qu’il pouvait apporter aux passions qui le dominaient alors…

(302) Il faut s’abandonner à Dieu, pour être dirigée par sa sagesse, et pour diriger les autres sur les besoins qu’ils vous communiquent ; et si l’on ne parle en humilité, on est en hasard de tomber en de grands aveuglements ; vu que l’intelligence spirituelle n’entre dans l’intelligence de l’homme que par une grâce spéciale, opérant le plus souvent ses plus admirables effets dans l’ignorance même de celui dont Dieu se sert. Ainsi l’âme n’a autre chose à faire qu’à adorer Dieu, qui est la souveraine intelligence, se désapproprier par désaveu de ses propres pensées, et néanmoins s ’y abandonner avec humilité, lors que par nécessité elle ne se trouve avoir autre chose.

(362) Je ne trouve pas seulement en soixante-dix ans une action raisonnable… je n’y vois qu’abominations.

(373) Je ne souhaite que la volonté de Dieu, et c’est ce que je lui dis dès le matin : mon Dieu, voulez-vous que je vive ? je le veux bien. Voulez-vous que je meure ? je le veux bien aussi : un peu plus tôt, un peu plus tard, il n’importe pas beaucoup, pourvu que l’on fasse la volonté de Dieu…


Conduite chrétienne et religieuse selon les sentimens de la V.M. Marguerite du S. Sacrement… avec un abrégé de sa vie (par Jean Marie de Vernon, selon la fiche Clamart), Lyon, chez François Comba, 1687, 434 p.

(Clamart C2 M. AC 1687 2)

(tout à fait différent du vol. précédent)

Préface servant d’abrégé de la vie… non numérotée avec une bio et des dates précises !

Table, approbations…

Conduite… 1-434. (Conseils généraux… Excellentes règles… Élévations… Maximes ou pratiques de vertus…)

Réécrit, peu inspirant.


Lettres

Saisies par OCR sur éd. Serouet

Marguerite Acarie, Lettres Spirituelles, présentées par Pierre Sérouet, Cerf, Ed. du Carmel, documents, 1993, 232p.

p.63 65 83 90 120 à faire!!!


Cahiers de retraites et de prières.

Ms. : Association au saint Amour…

Contient des passages jugés beaux ou caractéristiques. =Doc14

Ass. au St Amour, Carmel de Clamart, 701 pages manuscrites à l’exception de l’« Association au saint Amour » proprement dit.

— voir à part les lettres choisies de Milley p.287-400, à comparer à l’édition : forme contractée ou d’origine ?

Table (5.5p suivie d’annotations personnelles 2.5p)

Association au saint Amour (le seul imprimé de ce « livre » relié au Carmel) paginé 3-34 :

« elle tomba sur la vie de la V. Mère Élisabeth de Brême, prieure de Rambervilliers… sentit ses premiers sentiments [d’amour de Dieu] se renouveler… les communiqua à deux personnes de confiance, qui lui dirent avoir eu aussi de leur côté des touches assez semblables. C’est ainsi que se forma entre elles cette Association. (réf. À Blémur 2tome premier éloge) …. 2. L’Association que l’on propose ici, n’est point une Association extérieure et visible, mais une Association qui consiste uniquement à s’unir de cœur et d’esprit entre les fidèles qui aiment Dieu, afin, comme on vient de le dire, de donner plus de vivacité et plus d’étendue à son amour, et d’obtenir, par une communication de prières, la grâce de faire chaque jour de novueaux progrès… 3. Il doit y avoir une très particulière participation de biens spirituels entre les associés et un grand soin de prier en tout temps les uns pour les autres. … 5. La sainte amitié n’étant en rien sujette à la mort, parce qu’elle a pour lien la charité, qui, comme parle saint Paul, ne finira jamais, même après la mort ; cette communauté de biens spirituels se continuera entre les associés… 6. Les associés regarderont la Pentecôte comme leur principale fête… (9) (Marie Forneri fondatrice de l’ordre de l’Annonciade céleste morte en 1617, Magdeleine de Pazzi) (11-13) (liste de saints du calendrier dont Néri, Catherine de Gênes) (13) Maximes du pur Amour : Donnez à Dieu sans réserve et il vous donnera sans mesure. (et d’autres un peu ascétisantes) (17) Sentiments… (19) 6. L’amour divin peut être comparé au grain de moutarde. Une étincelle de ce feu sacré dans un cœur disposé… y croît comme à l’infini… (Bonaventure et frère Gilles) (22) Une célèbre pénitente morte Carmélite en 1710… (23) Quatrains : Pour nous rendre savants, l’amour n’a qu’à paraître,/Ses divines leçons ont de quoi nous charmer,/Il ne nous faut point d’autre maître ; /On sait tout quand on sait aimer. Etc. (30) Extr. d’une lettre du R. Père Surin… que l’espace de six mois notre âme se disposât… à recevoir le Fils de Dieu en sa Nativité, et les six autres mois à recevoir le Saint Esprit à la Pentecôte… » (33) (Prière de saint Bonaventure).

35ss. Manière courte et facile pour faire oraison en foi et de simple présence de Dieu par Mgr Bossuet…

(! recherche le 29.11.00 > Pierre de Clorivière, Prière et Oraison, Christus, 1961 pp.148ss. : le texte n’est pas de Bossuet [note Rayez] en fait il est « d’une main guyonnienne » [selon l’éditeur de Caussade, Traité…, p. 31] et même [selon nous] de Mme Guyon)

« I Il faut s’accoutumer à nourrir son âme d’un simple et amoureux regard en Dieu et en NSJC et pour cet effet il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d’affection pour la tenir en simplicité, respect et attention, et l’approcher ainsi de plus en plus de Dieu son unique souverain bien, son premier principe et sa dernière fin.

II La perfection de cette vie consiste en l’union avec Notre souverain bien et tant plus la simplicité est grande l’union est aussi plus parfaite. C’est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits à se simplifier (36) pour être enfin rendu capable de la jouissance de l’un nécessaire, c’est-à-dire de l’unité éternelle ; disons donc souvent du fond du cœur…

III La méditation est fort bonne en son temps… mais il ne faut pas s’y arrêter…

VI La continuation de cette attention en foi lui servira pour remercier Dieu des grâces reçues pendant la nuit et en toute sa vie, d’offrande de soi-même et de toutes ses actions, de direction, d’intention et autres. … »

(Etc. intéressante adaptation à la vie conventuelle)

51ss. Sur la garde du cœur

……

75ss. L’oraison de silence « est une simple et respectueuse vue de Dieu, une amoureuse attention à la présence de Dieu et un doux repos de l’âme en Dieu. … cette simple vue de Dieu n’exprime distinctement aucune connaissance particulière, c’est une notion confuse et universelle du souverain être… Ce simple acquiescement… » (belle description des débuts)

(87) (vraie et fausse oraison de silence) (94) (les empêchements) (manque le maître)

(101) Pieux sentiments du R. P. Rigoleuc tirées de sa vie (assez morne ; mais en bas de page 118, autre main :

« Liaison entre notre âme et le S.Esprit : Le S. Esprit est un sacré soupir du cœur de Dieu qui le comble d’une joie infinie en lui-même ; et notre âme est un souffle de la poitrine de Dieu qui lui donne de la complaisance au dehors de lui-même… notre âme est la dernière de toutes les admirables productions au dehors de lui. O mon âme qui a la gloire de porter l’image de Dieu… qui a ce grand honneur d’être un Esprit de son Esprit, d’être sortie comme de sa poitrine, d’être un soupir de son cœur… »

(il y a trois mains pages 118-119)

(119) Des peines surnaturelles…

(120) Boudon – Simon du ? Bouvez capucin (intéressante description par ce dernier) (126) (Surin catéchisme spirituel)

(142) (autre main a) « V. Mère de Chantal remarquait que les perfections de la Très sainte Vierge ne consistaient pas en des actions extraordinaires et éclatantes, on ne voyait dans sa vie rien que de commun de simple, que cette vie était toute intérieure… »

(143) (autre main b) Avis pour les âmes que Dieu conduit par les voies communes de la grâce (montre l’esprit de la communauté)

(150) (main a) sans titre ; « nous dirons que le vrai amour a quatre ou cinq âges… »(une seule page)

(151) (main b) Retraite de dix jours… (160)  « “je me suis assise à l"ombre de mon Bien-aimé… » C’est à l’ombre d’une foi nue que je me reposerai tout le jour ; s’il me vient des lumières je ne fermerai pas les yeux, mais si mon esprit les voit il ne s’y arrêtera pas… (161) les lumières ne sont donc que des moyens que Dieu nous donne pour augmenter les désirs que nous avons de le posséder… fortifier notre foi… (164) le silence n’est point une inaction volontaire et oisive… pour reconnaître mieux l’infinie disproportion qui est entre son Dieu et elle… (165) sans impétuosité, sans bouillonnement ; dans une paix profonde… pour vouloir toujours faire, je ne fais rien ! la nature se fortifie, et je m’oppose à l’action de Dieu même, il est dans la substance de mon âme… »

(171) [nouvelle main pour une nouvelle retraite, assez plate (collée dans pages percées), mais commentaire profond d’une autre main, celle de la p.150 :] « le fruit de l’oraison la plus sublime et la plus excellente, c’est de sortir de soi-même et de son amour propre pour suivre sa volonté ou plutôt la perdre heureusement en celle de Dieu même. » (Ste Chantal souvent citée).

(Txt collé parfois bon :) (179) « … ne tirez jamais d’autre avantage de la connaissance de la vérité que celui d’en être plus humble »

(180) (main de la p.150 :) Saint Jure, saint Fr de Sales (182) La mère de l’Incarnation

(184) ! M. de Bernières : « il n » y a pas de plus grande tiranie que celle de la grâce dans une personne qu"elle a entreprise de former à la ressemblance de Jésus-Christ »

(187) (tj en ajout même main) « Dieu est un feu consumant et un Esprit Exterminateur qui ne peut faire alliance avec la créature sans la détruire, s’il ne l’élève ? par quelque qualité divine qui la fortifie, ou s’il ne s’abaisse lui-même en modérant l’éclat de sa Majesté et de sa puissance »

(188) (id) « il faut à une âme immortelle un objet qui soit digne d’elle, qui sans fin la puisse assouvir, un Dieu qui la comble de gloire et la fasse incessamment boire au torrent de son doux plaisir. (et en bas de page) Si ma douleur devient extrême/L’amour rend léger mes tourments. »

(172) ! M de Bernières cité aussi pages (173) et (174)

(178) préparation à la mort (Txt collé)

(241) (autre main) Alphabet de préparation à la mort plat

(287) Fragments de quelques [nombreuses !] lettres choisies du R. P. Claude François Milley SJ mort en odeur de sainteté en assistant les pestiférés de Marseille l’an 1720… en particulier à des moniales de la Visitation… lettre 43

(! recherche le 29.11.00 =  DS 10 – 1226ss. par Olphe-Galliard ; nombreux recueils de lettres col.1227)

(403) Lettres spirituelles du P. Rigoleuc (proche de ce que l’on connaît : v. notre table comparative)

(479) Méditation de la mort en général L’enfer, etc. (! déviation, témoignage intéressant : influence janséniste ? nous relevons un passage caractéristique :)

(530) « 3point Un ver immortel : Ce ver n’est autre chose qu’un souvenir fixe et funeste des grâces et des moyens de salut qu’on aura eu durant la vie, et un reproche rongeur de l’abus qu’on en aura fait par sa négligence et par ses crimes, c’est proprement le suplice des chrétiens et des religieux. L’enfer de l’enfer, dit le chrétien intérieur, c’est d’avoir pu si aisément éviter l’enfer et de ne l’avoir pas voulu faire. (531)… de tous côtés sur moi, une pluie de sang, ou des ruisseaux de feu, l’un et l’autre tout ensemble, c’est le sang de Jésus-Christ qui coule de toutes ses plaies transformé en des torrents de flammes et de colère. »

(puis les vertus, l’obéissance, etc. plat)

(634) (autre main) « Celui qui aime véritablement n’a point d’autre soin que celui d’aimer qui n’en est pas un. Il se prête à tout et il peut dire qu’il n’a jamais rien à faire, parce que tout lui est égal et que pourvu qu’il aime, il a toujours réussi quoi qu’il arrive. Le moindre souci qui entrerait dans son âme y ferait le même effet qu’une paille dans son œil : il faudrait l’en chasser. Son amour ne pouvant souffrir qu’il soit en peine pour quoi que ce soit, tandis que tout est réglé par la volonté de celui qu’il aime »

[— à reprendre pour mieux comprendre la « vie intime » carmélitaine au XVIIIe s. ; recueil de choix de lettres, de retraites, d’annotations personnelles ; plusieurs mains se succèdent, dont l’une est particulièrement profonde]

Ms. : Autre cahier de prières.

(intérieur) 7A1 ; ms. 649 p. + env. 25 f° non numérotés

Belles élévations et considérations christocentriques

puis (426) lettres (444) retraite de 10 jours (478)… (499) lettre, avis, pratique, (527) copie de lettre de Thérèse de Jésus de Dole + 1657, etc., etc.

signets : « … son esprit ne souffrant rien de sombre, ni de mélancolie, parce qu’elle agit par amour… (427) Dès le premier regard elle va au pur amour… Voilà pourquoi l’esprit de l’Ordre est d’une exactitude si sévère et si étendus. Parce qu’il porte le cœur droit au souverain bien et qu’il n’a pour but que de plaire à Dieu, il ne modifie rien, il ne se dispense de rien, il ne peut supporter de mitigation, il n’accorde rien à la nature, il ne capitule point avec l’amour-propre. Charmé de la noblesse de l’amour divin, il ne trouve rien de difficile. L’Amour lui fait goûter des douceurs dans les plus grandes austérités. (…) Permettez-moi de vous dire à vous et à toutes vos chères sœurs qu’il faut que la grâce maintienne en vous trois dispositions. Premièrement l’amour de la retraite afin que vous puissiez être admise dans le cabinet de Jésus, et y entendre les secrètes paroles qu’il dit aux (433) vrais solitaires. Secondement la perpétuelle ferveur de l’amour, qui ne se contente de rien de médiocre, s’efforçant par une vigilance fidelle de tendre toujours au plus grand bien de la grâce, troisièmeement une affectation particulière pour la vie pénitente de sorte que vous y trouviez non seulement la vigueur de votre esprit, mais encore vos délices. » (lettre à une carmélite, annoncée p.425 ; lettre suivante :) (434)… Thérèse est un feu qui ne s’éteint jamais, c’est une fournaise ardente où l’amour divin fabrique tout ce qui est à son usage… elle devient une excellente Maîtresse. L’école de la théologie mystique est (435) chez elle. … (436) l’éloignement non seulement du monde, mais de tout amour propre. Leur caractère est dans exterminer jusqu’à la racine et jusqu’aux moindres fibres, de tendre toujours au pur amour, et faire uen continuelle étude du recueillement intérieur. … (437) elle veut que dès votre noviciat que vous soyez dans une disposition qui semble devoir être le travail de plusieurs années… (439) Voilà ce me semble, ma chère sœur, ce que votre sainte mère attand de vous, etc. (fin de correspondance)

(f° non numérotés :) La ? Synthèse de l’esprit du Carmel : L’Ordre de N. D. du mont Carmel est par choix divin un ordre d’âmes choisies liées au Verbe incarné. Leur vocation est de perpétuer sur la terre sa Vie cachée en qulité de victime, d’aodoration, de ?, de médiateur, etc. … Une véritable et parfaite carmélite est et doit être une âme intérieure et d’oraison continuelle fondée et exercée sur une profonde humilité, un détachement universel, une mortification générale et constante, une obéissance parfaite. L’on peut appeler ces quatre vertus les Elémens de la Vie Intérieure. C’est une âme morte et ensevelie au monde… C’est un cœur à Dieu sans partage, un esprit uni à Jésus-Christ sans division. C’est une épouse du verbe incarné substituée à sa place… C’est un cœur mâle et généreux… une médiatrice de la conversion… pour donner soutien et secours aux âmes.

[dans tout ceci et d’autres txts lus ce jour, grande intériorité, mais risque d’une part de confir en dévotion, d’autre part d’orgueil caché sous la perfection que l’on se fixe — certes droitement et directement — pour but, enfin problèmes posés par l’efforcement dès que le rôle premier de la grâce est oublié (ce qui n’est pas le cas de passages transcrits) : alors la notion de mérite surnage. S’en tenir fermement à : Il n’y a pas de mérite, tout est donné, nous ne pouvons rien et nous ne sommes rien ! ceci à la pointe de l’âme, car le fonctionnement en charité est permis et même recommandé, mais de manière spontanée [car donné].]

Ms. : Un cahier de principes et de règles.

Exposition simple et abrégée des principes et des règles principales de la vie intérieure

(contenu dans l’Abrégé des Anonymes 7A1, numéroté de 1 à 279, puis 9 feuillets sans n°s dont des extraits de M de Bernières)

Beaux textes

(4)… s’appliquer constamment à ne suivre que les mouvements de la grâce et que c’est dans cette application proprement que consiste la vie intérieure.

(6) Dieu… se doit à lui-même tout ce qu’il a fait, et en cela il ne peut jamais rien relâcher de ses droits. La créature intelligente et libre n’est pas moins à lui que la créature sans (7) intelligence et sans liberté. … Il est vrai qu’il veut notre bonheur, mais notre bonheur n’est ni la fin principale de son ouvrage, ni une fin égale à celle de sa gloire… il est lui-même sa fin unique et essentielle en toutes choses

(8) c’est vous qui bien loin de recevoir donnez à tout ce qui n’est pas vous-même

Mais pourquoi fîtes-vous toutes ces choses ? Elles furent toutes (10) faites pour l’homme, et l’homme fut fait pour vous, voilà l’ordre que vous établîtes : malheur à l’âme qui le renverse et qui veut que tout soit pour elle et qui se renferme en soi ! C’est là violer la loi fondamentale de la création.

(11) O néant tu veux te glorifier, tu n’es qu’à condition de n’être jamais rien à tes propres yeux. Tu n’es que pour celui qui te fait être. Il se doit tout à lui-même, tu te dois tout à lui.

(13) C’est sa volonté règle de tout bien qui doit vouloir en nous.

(15) Le dévouement parfait d’où le terme de dévotion a été formé, n’exige pas seulement que nous fassions la volonté de Dieu, mais que nous la fassions avec amour. Dieu aime qu’on lui donne avec joie et dans tout ce qu’il nous prescrit c’est toujours le cœur qu’il demande.

(21 Bourdaloue cité)

Tout fidèle… doit s’appliquer (26) constamment à ne suivre que les mouvements de la grâce, et c’est dans cette application que consiste proprement la vie intérieure.

L’unique affaire… (31) c’est de s’appliquer à ne suivre que les mouvements de Sa grâce. Or telle est la conduite d’une âme véritablement intérieure.

(34) (tout) pour le motif de l’amour surnaturel et souverain

(36) Elle reconnaît même dans ces actions… une bonté morale et de l’Ordre naturel. … (37) L’on ne peut pas s’élever à un ordre surnaturel par les seules forces de la nature : elle sait par conséquent que quelque louable que soit le motif d’un acte quelconque et quand bien même elle croirait s’y déterminer par quelqu’un des motifs que la foi lui découvre, un tel acte n’est pas néanmoins surnaturel si elle s’y porte d’elle-même et par le seul mouvement de sa volonté. (39)… des œuvres toutes naturelles parce que la grâce n’en est pas le principe.

(40)… s’interdire tout acte libre et volontaire auquel elle ne serait excitée que par le mouvement de sa propre volonté, elle s’applique en un mot à ne suivre que les mouvements de la grâce

(54) demandez et on vous donne

(70) Jamais occupée sans de bonnes raisons ni du temps qui s’est déjà écoulé ni de celui qui est encore à venir, elle s’applique uniquement (71) à être fidèle à Dieu dans chaque moment… Dieu ne lui accorde le secours de sa grâce que pour lui faire accomplir sa (72) sainte volonté, ne lui accorde ce secours que pour le moment ou elle peut l’accomplir en coopérant à cette grâce, or le moment présent est le seul où elle puisse y coopérer… ne se permettre aucun retour inutile… de même que toute prévoyance inutile

(76) vigilance simple et tranquille… aussi éloignée du trouble perpétuel et de l’inquiétude désolante du scrupule que de la fausse paix

(passages psy très fins sautés)

(83) intimement persuadée suivant l’expression de Mr de Fénelon que tout le bien ainsi que tout le mal est dans la volonté

(86) (ne pas juger par les goûts sensibles ou les sentimens des passions) il ne s’agit pas de ce que l’âme sent, mais de ce qu’elle veut.

(87… grande finesse)

(95) L’oubli est le martyre de l’amour-propre suivant la remarque de Mr de Fénelon

(105) qu’avez-vous que vous n’ayez point reçu (et finesse de l’analyse)

(134) admirable simplicité… sans affecter l’air de modestie… de ces personnes qui ne veulent pas montrer ce qu’elles ont de bon, mais qui sont bien aises que les autres le leur découvrent pour avoir l’honneur tout ensemble et de leur vertu et du soin de leur cacher.

(139) Simple enfin dans toute sa conduite, elle n’a qu’une affaire, c’est de se tenir étroitement unie à Dieu… moyen le plus sûr d’attirer le secours surnaturel dont elle a besoin sans cesse

(141) craint toute voie extraordinaire

(nombreuses réf à Teresa d’où attribution à une carmélite par ex 144)

(147 réf Fénelon 155)

(156) le dépit de l’orgueil pour un sentiment de pénitence… comme si l’œuvre de Dieu se pouvait accomplir par notre chagrin ! Comme si on pouvait s’unir au Dieu de paix en perdant la paix intérieure.

(157) Soyez seulement fidèle à vous tourner simplement vers Dieu seul

(et beau passage et indique écrit pour une sœur)

vous aurez beau chicaner avec (158) vous-même, ce n’est point avec vous-même que vous devez prendre vos mesures… qui vous tendra la main… sera ce vous ? Hé…

(160) le grand archevêque de Cambrai

(162) Mr de Fénelon

(167) J’ai fait attention mon bon duc, écrivait Mr de Fénelon à un de ses amis… à votre difficulté pour discerner les mouvements de la grâce… (170) Il ne faut pas s’étonner suivant la pensée du même auteur… (171) Mr de Fénelon

(grande finesse d’analyse du scrupule appliqué à la recherche de confirmation de la grâce)

(178) Marchez à la lumière pendant qu’elle luit au lieu d’en examiner la source et les causes. La pratique du vrai amour dissipe tous doutes et dégoûte de tous les raisonnements spéculatifs. Il faut suivre ce que Dieu met au cœur dit ailleurs Mr de Fénelon (et analyse très fine du risque de fanatisme)

(180) Ce mouvement porte avec soi une certaine conscience très simple très directe, très rapide qui suffit pour agir avec droiture

(181) Marchez comme Abraham sans savoir où ; suivez le mouvement de la grâce : mais n’en cherchez point la certitude par raisonnement. Si vous la cherchez avant que d’agir vous vous rendrez juge de votre grâce (182) au lieu de lui être docile et de vous livrer à elle comme les apôtres le faisaient. Ils étaient livrés à la grâce de Dieu dit St Luc dans les Actes (et ce qui suit ; accent guyonnien !)

(rédaction en 3 Propositions + 40 articles titrés + conclusion 222)

(223) (se conformer à Jésus-Christ)

(226-234) table détaillée des propositions et articles

(235-266) récapitulation des principes de la vie intérieure

Ms. : « Traité pour conduire les âmes ».

Dans petit volume relié noir intitulé « 7A1 abrégé », contenant : « Maximes spirituelles de Mr Zamet… » 3 pages non numérotées, page de garde avec citation « En matière de spiritualité il est bien malaisé de s’exprimer d’une manière claire et intelligible et encore plus difficile de le faire avec brièveté Ste Thérèse, lettre 13tome Ier. »,

« Exposition simple… » numéroté de 1 à 279, puis

« Différents passages de l’Écriture Sainte et de pieux auteurs » 267-279 suivi de

9 feuillets sans n° s dont des extraits de M de Bernières, 1 feuillet blanc,

« Traité pour conduire des âmes à l’étroite union d’amour avec Dieu pour les y maintenir et faire profiter »/Recueilly de la doctrine des Sts en faveur de la vraie dévotion… dernière éd. revue corrigé et augmenté, A Paris chez la veuve Denis Thierry rue St Jacques… 1669, 1-155 puis 1 feuillet approbation par Alain, évêque de Cahors puis 2 f. table. [Tout le ms. est de la même main ; la seconde partie est une copie d’un livre anonyme ; il en est peut-être de même pour la première partie].

Intéressant !

(77) Seconde partie : Adresse pour se maintenir et pour profiter en la possession de l’union divine.

Quand une âme est parvenue à l’état d’union avec Dieu qu’on appelle déiformité, ou le parfait anéantissement spirituel où la mort à tout nous conduit, elle n’a pas tant besoin de préceptes et d’enseignements particuliers pour se maintenir et perfectionner en ce sublime état comme elle en a besoin pour s’y conduire. L’esprit de Dieu est en elle et la possède et a assez de soin de l’instruire. (78) Il la traite comme son épouse et lui sert de soleil en beaucoup d’occasions, obscurcissant la lumière naturelle dont elle jouissait auparavant comme à la venue du soleil la lumière des astres s’obscurcit pour notre regard. Dieu lui est tout et c’est une chose pour ainsi dire naturelle d’être en Dieu, traiter de Dieu, parler de Dieu, vivre en Dieu, et pour Dieu comme à l’homme de respirer l’air ; et au poisson d’être dans l’eau. Agir pour Dieu est son exercice ordinaire, son manger, son boire et toute sa vie et pour ce qu’elle est comme transformé en Dieu, elle ne pense plus d’ordinaire, ni ne veut plus, ni n’opère plus comme auparavant par conduite et détermination de son esprit naturel, mais par l’Esprit de Dieu, et (79) par le pur amour qui vit en elle son esprit propre étant comme interdit de ses fonctions et de sa charge ordinaire, suspendu en son office et rendu sujet à un Esprit supérieur qui semble être venu gouverner en sa place, s’être coulé en tout l’homme, avoir tout pénétré, pris la conduite de tout en cette âme. Néanmoins comme elle n’est pas ici impeccable ni exempte de toute imperfection et qu’elle peut coopérer aux grâces de Dieu plus ou moins et se perfectionner en son état, aussi la peut-on aider beaucoup par des avis et enseignements convenables, et la volonté de Dieu est qu’elle s’y soumette humblement comme nous dirons à la fin de ce traité. L’humilité et la docilité sont les vraies marques (80) des Enfants de Dieu.

Chap. 2e. Elle doit vivre selon l’esprit et selon la grâce que Dieu lui a communiqué en cet état.

(83)… aussi ne vit-elle plus qu’en Dieu qu’elle regarde seul droitement, qu’elle contemple amoureusement, qu’elle aime fortement, qu’elle honore singulièrement et qu’elle sert tout seul uniquement. Dieu lui a ôté ses yeux de chair, ses vues et ses lumières pour lui en donner d’autres, pour être lui-même son œil et sa vue et sa lumière, c’est pourquoi elle ne considère plus les créatures si elle est fidèle à Dieu qu’avec lui-même, cad comme Dieu les considère, approuvant ce qu’il approuve…

(84) Chap. 3e. Elle ne se doit pas divertir de Dieu…

En cet état excellent l’âme ne se doit pas divertir de Dieu tout à fait ni quitter la manière d’agir avec lui surnaturelle qui lui a été communiquées. Elle converse avec Dieu non comme elle sait ou peut d’elle-même, mais comme notre Seigneur veut et le lui donne par une vue de Dieu confuse et générale, accompagné d’amour. Elle ne s’abaisse ni ne s’élève presque plus par actes exprès si particuliers (85) et si distingués, elle ne s’offre à Dieu ni ne lui demande rien si elle ne s’y trouve obligée et si Dieu ne l’y pousse… (86)… c’est une erreur de penser que l’âme soit alors en oisiveté comme si c’était un tronc ou un marbre, elle agit autant en vérité qu’elle voit et aime et goûte ce que Dieu lui fait goûter voir et aimer de sa grandeur, bonté (87)…

…………(intéressant !)

(réf à S. Grégoire sur Job, solitude sainte = religieux ?)

(133) Chap.14e. Elle doit être parfaitement simple aux yeux de Dieu.

En cet état toutes choses sont indifférentes à l’âme excepté Dieu et sa pure volonté, c’est pourquoi elle accepte tout ce qui se présente de moment en moment, mais avec un contentement doux et paisible qui ne ? dépends pas plus de l’adversité que de la prospérité, qui prend tout comme venant de la main de Dieu (134)…

(155) Conclusion

C’est tout ce que j’avais à dire… la fin et le terme de la perfection chrétienne, la communication divine qui porte le terme d’unité et de consommation en un comme Jésus-Christ même l’appelle, bref la vie parfaite où nous aspirons dans la voie… nos esprits un avec lui en sortent qu’ils se noient dans la mer immense de sa divinité et (156) s’y perdent heureusement pour jamais…

Approbation de Mgr l’Evêque Cahors.

… je supprime le nom de l’auteur qui m’est très bien connu… en l’abbaye de la Chancelade/Alain, évêque de Cahors.

Ms. : Manuel de carmélite 7A1

Table :

Ouvrage de très petit format contient relié peau recouvert cuir fermoir :

Règle et constitutions… sainte Thérèse, Lyon, J Gaudion, 1626 : prologue, règle (1-210), table

Advis de sainte Thérèse de Jésus à ses religieuses 1-19

Advis que notre mère sainte Thérèse a donné après sa mort à quelques personnes de son ordre 8 pages

« Pendant que la joie en Dieu durera, le vrai esprit persévérera dans l » âme… »

Advis spirituels du B Père Jean de la Croix 3-41

(ascétique en 58 points)

Cantique d’amour… Thérèse 42-48

(« … que je meure de ne mourir pas »)

Points notables pour un religieux désireux d’acquérir une profonde humilité, Paris, Huré, 1656 1-96

Conduite pour la retraite du mois, Paris, Pierre de Bats, 1675 1-172

(examens…)

Traité… Martial d’Estampes

Suivi de

Homélie de la Magdelaine faite par Origène 264-320

Formulaire de prières 600-639

Oraison à la sainte Vierge 12-16

Litanies 25-42, une centaine de pages diverses

= un « manuel » de carmélite


Ms. : Retraite J M de la Miséricorde 

ms. 18° voire 19° s.

+ en 1735

(2) Explication des cérémonies

(61-389) retraite annuelle (dont lettre de Chardon) de 10 jours : bien écrit, explications sur ces retraites érémitiques personnelles (65) assez religieux « une parfaite carmélite… »… (283) il y a un certain carcan des thèmes, etc. qui empêche l’expression de la vie profonde, et une certaine crainte « que rendrai-je au Seigneur… », beaucoup de « réflexions pour servir… » (je comprends ce que l’on peut traduire par « confit en dévotion » sans négativité : une bonté confite)

et tout est très subtilement faussé par le devoir, cependant parfois onction : « cette pauvreté que nous demandons et dont nous faisons profession, nous engage à la perfection de ce conseil évangélique, elle consiste en trois choses qu’une carmélite doit demander à Dieu et pratiquer sans relâche : 1° Un détachement universel de toutes choses petites et grandes, intérieures et extérieures ; ayant tout quitté pour Dieu il serait honteux de s’attacher à des bagatelles comme livres, images, cellules, etc. ou autres choses dont la possession occupe quelquefois autant que quelque chose de grand. Pour l’intérieur, une dévotion, un secours, un moyen de perfection, etc. tout cela est saint dans l’usage pauvre, mais non l’attache, qui pourrait s’y trouver et le corrompre comme lien du cœur. Ce n’est pas assez d’être détachées du cœur et sans désir de superflu et d’abondance, il faut être pauvre dans l’usage du nécessaire, un pauvre se contente de peu, de (168) choses simples, il estime richesse et abondance ce qui serait misère et disette pour un riche, il reçoit comme grâce les moindres services qu’on lui rend… voilà notre modèle, ce qui est à notre usage n’est que prêté et une chose d’emprunt se conserve avec soin telle qu’elle est, sans l’accomoder à notre goût comme étant à soi… »


Ms. : « Catéchèse » (table)

Ouvrage « catéchèse » de très petit format contient relié peau (non recouvert cuir), mais fermoir :

(/ /donc au précédent recouvert de peau) imprimés

Catéchèse de la manière de vie parfaite… (3-140 & 1-92 pour la seconde partie)

Exercices sur la vie et passion de Jésus-Christ (au crayon « Taulère ») (1-317) « Confession très humble et imploration de la bonté divine Ch.I – Dévote méditation et action de grâces de l’Incarnation et vie de Jésus Ch.2 (6)… Marie mère très ennuyée suit son fils très dolent Ch.30 (175)… — Oraison très dévote pour se conformer à la vie très sacrée, et à l’image crudifiée de Jésus-Christ Ch.55 (311)

(en très petits caractères :) Prières chrétiennes (17-28), règles de la vie chrétienne (246-266), Des contemplations d’Idiote, de l’amour divin (119-140) « … ta bonté redonde tellement que tu viens au-devant, tu nous aimes et ta grande dilections’étend même sur tes ennemis ; tu ne te refuses à aucun, tu ne méprises aucun… tu nous forces quelquefois à revenir.. » (mais le reste est moins bon).

III. Annexes

Historique éclair.

à partir de l’exposé de sœur Thérèse :

1604-2004

4ème centenaire de la fondation du carmel en France

Rencontre de deux désirs.

Désir venant de France

Après les grandes difficultés religieuses, politiques et sociales des guerres de religion, arrive le temps où le royaume retrouve sa stabilité politique avec Henri IV, sacré à Chartres le 27 février 1594.

Le catholicisme bousculé par la réforme protestante a besoin d’une restauration. C’est une époque de discussions théologiques, mais aussi d’enseignement. On peut citer, parmi d’autres, l’évêque de Genève, François de Sales (1567-1622), qui dans son diocèse, passé en masse au calvinisme, emploie tout son dynamisme et ses dons à expliquer à chacun la doctrine catholique tout en proposant aux fidèles en quête de vie intérieure un chemin simple et pratique pour vivre sous le regard de Dieu (Introduction à la vie dévote paru en 1608).

En même temps des groupes de catholiques fervents (les dévots) se réunissent et cherchent une voie : leurs efforts tendent à promouvoir une renaissance religieuse tant pour l’Église que pour les monastères ou abbayes dont beaucoup sont ruinés ou relâchés. À Paris on se réunit autour de madame Acarie (1566-1618), mère de six enfants aussi connue pour sa beauté et sa sagesse que pour les extases dont elle est favorisée. Chez elle se rencontrent des laïcs, des prêtres, des religieux.

Un hôte assidu, Jean de Brétigny (1556-1634), avait lors de ses voyages en Espagne, rencontré assez fortuitement une des compagnes préférées de la grande sainte espagnole Thérèse de Jésus, Marie de saint Joseph, et vu aussitôt quel service rendrait à la France cette nouvelle manière de vivre la vie religieuse en perfection avec un tel zèle pour la gloire de Dieu et le salut du prochain. Puisque toutes les tentatives qu’il avait faites depuis 1586 pour introduire le Carmel en France avaient échouées, il s’était résolu a faire connaître Thérèse en traduisant ses écrits. En1601, on lit donc à l’hôtel Acarie les œuvres de sainte Thérèse. Après mûre réflexion madame Acarie, l’abbé Pierre de Bérulle (1575-1629) et les docteurs en théologie Jacques Gallemant et André Duval, appuyés par François de Sales, décidèrent alors de faire venir d’Espagne de proches compagnes de la sainte Fondatrice pour établir le Carmel en France et, par leur exemple, aider à la réforme des Ordres religieux et au renouveau de l’Église.

Désir venant d’Espagne

La Mère Thérèse de Jésus dès 1562 priait pour la France et encourageait ses sœurs à le faire. Elle meurt en 1582. Son zèle missionnaire se transmet. Dès que le désir de Jean de Brétigny de faire venir en France des carmélites est connu, un certain nombre se préparent à répondre à l’appel : elles apprennent le français, s’informent. Certaines demandent explicitement à partir comme la Mère Anne de Jésus, d’autre, telle la sœur Anne de Saint Barthélemy a la certitude intérieure que cela se fera et qu’elle-même ira fonder. Ni le manque de santé pour certaines, ni les difficultés du voyage, ni le fait de quitter leur pays et ses coutumes pour d’autres très différents, ni la perspective du martyre en pays hérétique — ainsi était vue la France de l’Espagne — ne font obstacle à ce qu’elles considèrent comme l’œuvre de Dieu.

Les préparatifs

En Espagne :

Madame Acarie écrivait à l’abbé de Bérulle le 18 mars 1604 : « Plus je vais en avant, plus je pense combien il est important que Dieu nous donne des âmes propres pour la conduite de cet édifice ; nous l’attendons du choix qu’il vous fera la grâce de faire… Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ faites choix d’esprits où reluise particulièrement la vertu de charité qui n’est jamais sans la vraie lumière des cœurs pleins d’amour, des âmes grandement compatissantes aux besoins de leur prochain »

Le choix de porta sur :

— Mère Anne de Jésus (1545-1621) une des plus proches de la Mère Thérèse. De son vivant elle avait été plusieurs fois prieure et avait fondé Grenade. En 1586 elle fonda Madrid. Au milieu des difficultés qui s’étaient élevées dans l’Ordre, elle se montra un chef d’où l’appellation « Capitaine des prieures ».

— Sœur Anne de saint Barthélemy (1546-1626) infirmière et secrétaire de la fondatrice. Elle l’avait accompagnée dans ses fondations les dernières années de sa vie et c’est entre ses bras qu’elle mourut.

— Les sœurs Isabelle des Anges (1565-1644), Béatrice de la Conception (1569-1646), Isabelle de saint Paul (1560-1641) et Eléonore de saint Bernard (1579-1639) n’avaient pas connu la sainte Mère mais formées à son école, elles portent en elles tous les désirs et les qualités nécessaires à cette fondation qui doit devenir source d’autres fondations.

Le 24 août 1604, 42ème anniversaire de la fondation du carmel Saint Joseph à Avila, elles s’y rassemblent. Elles en partiront quelques jours plus tard avec la ferme détermination d’implanter le Carmel en France. Elles sont accompagnées de Pierre de Bérulle, Jean de Brétigny et de trois dames françaises venues les chercher.

En France :

Madame Acarie avait regroupé autour d’elle de jeunes femmes portant en elle le désir exigeant d’une vie toute consacrée à Dieu. Ce groupe s’appelait «  la congrégation sainte Geneviève ». Les œuvres de Thérèse leur étaient lues, la vie des carmélites leur était expliquée ainsi que les vertus religieuses telles la pauvreté et l’obéissance, on apprenait à réciter l’office. Parmi elles, madame Acarie choisit celles dont les qualités spirituelles et humaines permettaient de penser qu’elles seraient des pierres de fondation capables de recevoir le charisme, de l’intégrer et de le transmettre.

Le 18 octobre 1604

En ce jour les six carmélites espagnoles fondent à Paris, le carmel de l’Incarnation, dans l’ancien prieuré de Notre-Dame des Champs, au faubourg saint Jacques.

La rencontre des fondatrices espagnoles et des aspirantes françaises se révèlera un terreau magnifique qui portera de nombreux fruits. La mère Anne de Jésus écrit : «  Les gens sont surpris de voir une si grande amitié et un si bon accord entre nous et leurs françaises… Dieu nous fait la grâce que, sans connaître leur langue, nous nous comprenons et vivons bien en paix suivant en tout ponctuellement les exercices de notre communauté. » (lettre de mars 1605)

Elle leur transmet l’expérience de Thérèse en essayant « de leur faire regarder et imiter Notre Seigneur Jésus-Christ, car ici on se souvient peu de lui : tout consiste en une simple vue de Dieu, je ne sais comment ils peuvent faire cela tout le temps. » (idem) et leur montrera comment vivre en petite communauté (21 sœurs maximum) dans le silence et la solitude, dans un climat de connaissance mutuelle, de charité fraternelle, de joie qui s’extériorise très spécialement lors des « récréations » (2 h. par jour) qui équilibrent une vie nécessairement très simple puisque les sœurs vivent du travail de leurs mains.

Dès mars 1605, 17 novices ont été admises et un carmel a été fondé à Pontoise en janvier. En septembre un autre l’est à Dijon et en mai 1606 un autre à Amiens.

Dès janvier 1607, soit à peine 2 ans et trois mois après la fondation de Paris, la mère Anne de Jésus et trois de ses compagnes partent fonder en Belgique. Elles seront suivies par la mère Anne de saint Barthélemy en 1611. Une seule fondatrice espagnole restera en France mère Isabelle des Anges. Mais le grain est semé et les françaises assurent la relève.

*Parmi elles Madeleine de saint Joseph (Madeleine de Fontaines–Marans 1578-1637) douée de rares qualités d’intelligence et de jugement tient une place particulière. Élue prieure du carmel de l’Incarnation à Paris, en 1608 à 30 ans, elle appuya de tous ses dons la rapide extension du Carmel en France. À sa mort en 1637, il y avait 52 carmels et en 1668, ils étaient 63. Elle-même fonda Lyon et le second carmel de Paris (carmel de la Mère de Dieu), mais surtout elle possédait à un degré éminent le don d’éclairer et de diriger les âmes de sorte que non seulement ses sœurs bénéficiaient de sa direction, mais que de province les évêques envoyaient celles qui se destinaient au Carmel afin que, formées par la mère Madeleine, elles puissent à leur retour assurer la transmission de l’expérience de Thérèse. Des sœurs de Paris étaient aussi envoyées dans les carmels à leur début. Cela créait tout un réseau qui donna aux jeunes carmels français un riche fond commun. L’avenir et les accidents de l’histoire montreront la solidité de l’édifice.

La postérité

En 1789 les carmels français sont au nombre de 74 en incluant ceux fondés par des carmels italien ou belges. Tous sont fermés et les sœurs expulsées de leurs monastères. En 1794, les 16 carmélites de Compiègne montent ensemble à l’échafaud dans la sérénité montrant à tous la profondeur de leur attachement au Christ et à leur communauté.

Dès 1795 les premières communautés se reconstituent et l’histoire de leur renaissance au milieu d’énormes difficultés est une page de foi et de courage. En 1850 ils sont 72 et en 1901 au moment des expulsions. 132.

C’est au carmel de Lisieux que vivra de 1888 à 1897, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et en celui de Dijon de 1900 à 1906, la bienheureuse Élisabeth de la Trinité dont les messages ont parcouru le monde entier.

Aujourd’hui l’appel existe toujours, mais les entrées sont moins nombreuses tant pour des causes démographiques que culturelles. Des regroupements sont devenus nécessaires et il y a en France 97 carmels.

On peut aussi mentionner la grande extension missionnaire des carmels issus de France au 17ème siècle, au 18ème et au 19ème siècle aussi bien en Europe que sur les autres continents, ces nouvelles fondations assurant elles-mêmes de nouvelles fondations.

Tableaux.

Les deux tableaux récapitulent les figures des carmels féminin et masculin, espagnols et français.

Le tableau I : Carmel et milieux associés rassemble les nombreuses figures rencontrées jusqu’ici et à venir, en les regroupant en trois colonnes, les deux premières relatives à la réforme espagnole, la dernière relative à la réforme française dite de Touraine. On y ajoute les influences au-delà du carmel sur les visitandines, les bénédictines du Saint Sacrement, des cercles mystiques quiétistes. On le fait suivre d’annotations faisant ressortir les influences (« > ») et les liens (« ^ »), signalant des noms de figures intéressantes omis dans le tableau, enfin donnant quelques indications quantitatives sur la durée des supériorats exercés dans le couvent fondateur parisien : en dehors de Madeleine et de Marie de Jésus (de Bréauté), du même âge, deux figures se détachent, que nous avons donc étudiées : Marie-Madeleine de Jésus de Bains (1598-1679) et Agnès de Jésus Maria de Bellefonds (1611-1691). Compléments au tableau I :

Références à des influences ou à des liens :

P. d’Alcantara > Teresa : DS 12.1492b 

Marie-Madeleine de J. < Madeleine de Saint-Joseph (v. La Vén. Madeleine…, 231, 505) 

Marie de Jésus (de Bréauté)  ^ Marie-Madeleine de Jésus (v. La Vén. Madeleine…, app. II)

Anne de J > M de Chantal  (au parloir de Dijon)

Isabelle des Anges > Surin (v. Surin, Poésies…, Catta, Vrin, 1957, 8)

D’autres sœurs dignes d’intérêt ne figurent pas dans ce tableau :

Marguerite Acarie

Anne Marie de J d’Epernon (petite fille d’Henri IV)

Marie de la Trinité d’Hannivel (est l’amie de Mme de Chantal,

v. Eriau, L’ancien carmel…, 442 ; pour sa bio. v. Gosselin, Carmel de Beaune…)

Durées de supériorats dans le couvent fondateur parisien :

Anne de Jésus et Anne de Saint-Barthélémy 4 ans

Madeleine de Saint-Joseph 7+11=18ans

Marie de J de Bréauté 9 ans

Marie-Madeleine de J de Bains 7 +4 +6 +3=20 ans

Agnès de J Maria de Bellefonds 7 +6 +6=19 ans

Marie du Saint Sacrement de la Thuillerie 6+5=11ans

Autres entre 1604 et 1705 : 16 ans soit seulement 15 % de la durée totale

Le Tableau II : Fondatrices du Carmel français présente la population nombreuse des premières fondatrices de couvents en France et date quelques-unes de leurs fondations. Notes du tableau II :

1 1ers vœux de France 1.11.1605 ; Pontoise

2 vœux 12.11.1605

3 9.09.1605, arrive de Pontoise en 10,160 5

4 vœux 24.12.1605

5 arrive d’Amiens fin 1616, + 18.04.1618

6 de Pontoise à Dijon 08.1605

7 après avoir été parmi les 4 premières novices à la fondation de Pontoise

8 01 et 02 puis 08,160 5 ; première professe de Pontoise ; sera MN à Dijon

9 Protestante dans sa jeunesse

10 à l’initiative de Mme Acarie

11 à l’initiative de la Mère Anne de Jésus

12 apprend l’espagnol, familière d’Anne de J avec Marie de la T

13 Isabelle des Anges part de Paris le 10.05.1606 avec Marie de la Trinité (Sevin) ; elles iront à Rouen

en 1609 ; Is. fondera Amiens, Bordeaux en 1610, Toulouse, Limoges en 1618 où elle meurt le 14.10.1644.

14 18.05.1608 ; Claire (de Pontoise) SP ; Marguerite de la Trinité


« L’ermite » Jeanne de CAMBRY 1581-1639


Jeanne de Cambry mérite une place égale aux plus grands mystiques du siècle, mais son existence à l’écart des grands centres urbains, et le fait qu’elle adopta le mode très personnel de l’érémitisme, en voie de relative disparition dans les cités du XVIIsiècle catholique post-tridentin, car trop indépendant, a voilé son éclat. En fait, si son frère n’avait édité ses œuvres, cette figure aurait totalement disparue à nos yeux, selon la règle propre au vivier des mystiques : on en repêche seulement quelques-uns, Marie de l’Incarnation (du Canada) grâce à son son fils, Madame Guyon grâce à l’éditeur Poiret — ce qui suffit puisqu’ils répètent tous la même chose : amour divin premier, conformité, impuissance de la volonté propre…

Jeanne de Cambry est  représentative de l’érémitisme citadin proche de la vie béguinale (qui s’étiole à son époque, mais n’a pas encore disparue). Née à Douai en 1581, elle entre aux Augustines de Tournai à vingt-trois ans ; nous la retrouvons prieure de l’hôpital de Menin à quarante ans ; à quarante-quatre ans elle entre dans un  reclusoir contigu à l’église St André située dans un faubourg de Lille. Elle y meurt  en 1639 âgée de cinquante-huit ans230.

Recluse ayant formé autour d’elle un cercle de « chères âmes231 », elle s’adresse à des laïcs232 comme à des ermites233, et n’hésite pas à conseiller les directeurs234. Elle connaît Ruusbroec et Catherine de Gênes, outre des auteurs plus anciens. Un abrégé de sa vie fut écrit par son frère235. Ses ouvrages, que l’on trouve rassemblés en un fort volume rare paru à Tournai236, mériteraient d’être réédités. Elle exprime de façon fine et très personnelle la vie mystique conduisant à l’amour divin. L’onction qui s’en dégage est globale et s’accompagne d’une grande clarté ainsi que d’une grande paix. Des citations éparses trahissent une fois encore une œuvre dense dans laquelle on trouve des aperçus très originaux.

Dans le Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu, elle Le pose présent en tout, ce qui peut faciliter un élan d’amour :

« Nous devons toujours penser que Dieu est partout, comme de vrai il est. Car il n’y a nulle créature, tant raisonnable qu’irraisonnable et insensible, que Dieu ne soit en chacune… soit que nous regardions en haut, soit que nous regardions en bas, soit que nous parlions à quelqu’un, nous devons toujours considérer comment Dieu est en telle créature : et quelquefois en tirer une affection d’amour, voyant que Dieu est ainsi toujours avec nous (12)… »

La recluse écoutant les offices de l’église Saint André propose une belle analogie musicale de l’unité harmonique dans la diversité des parties :

« Si c’est quelque musique, on peut considérer… la diversité des parties… des instruments… il semble qu’il y ait tant de différence les uns aux autres ; néanmoins tous font un si bel accord, qu’il semble que ce ne soit qu’un. Ce que nous peut représenter la gloire des bienheureux. (13) »

L’union est assurée par l’exercice de l’amour :

« Car l’amour de Dieu est Dieu même… (16) et lors notre Dieu par sa bonté reçoit notre volonté avec la sienne et les unit tellement par un lien d’amour et de grâce, que nous pouvons dire avec joie et extrême contentement : je ne puis plus faire ma volonté, mais celle de mon Dieu, parce que je n’en ai plus.... (17) Afin de ne nous figurer une totale union avec la divine, qui ne serait cependant qu’imaginaire et une semence de notre propre complaisance… toujours avec une allégresse d’esprit nous convient reconnaître notre pauvreté devant Dieu… »

On retrouve l’insistance de Ruusbroec  sur le contentement, l’allégresse, la joie et la liberté. Que nous fassions tout avec « joie d’esprit ; car c’est cette joie qui nous est très nécessaire. »

Le « Traité de la ruine de l’amour-propre237 » insiste dans son premier livre sur le tout faire par et en Dieu, et contre tout amour-propre :

« Notre intention doit être si droite que ne devons rien faire pour quelque respect (39) que ce soit… seulement pour l’amour de Dieu, parce que Dieu le mérite.

Un désir d’être consumé :

“Et même faut que notre intention soit que si Dieu nous mettait en enfer et qu’en cela Dieu fût glorifié, nous soyons plus contents en ce que Dieu soit glorifié en notre punition238 qu’en notre bien (39).

Est relativisé, car…

‘… il n’y a contemplation si haute, que l’âme ne voit clairement son néant. Car tant plus elle voit Dieu, tant plus elle voit son rien. Et en cette vue, n’y a nulle opération active (76).

Une intéressante précision est apportée  relative à la façon de prier en se tournant vers le seul divin  :

‘… en la présence de Dieu, devons laisser toute forme et image corporelle de la personne pour qui nous prions, ni même réserver en notre imagination ou mémoire la diversité des personnes… (78) On peut en un moment prier avec telle efficace pour tout le monde, ne recevant en soi aucune impression pour la multiplicité des personnes, mais comme étant tous en Dieu. (77).

Le « contentement sans pareil » correspond à une expérience précise vivement éprouvée en oraison et non à un développement homilétique ou à une consolation utilisant quelque tendance masochiste :

‘Telle âme cheminant ainsi en vérité, ignore ce qu’elle fait.... Connaissant que d’elle-même elle ne peut opérer une seule bonne action. Mais que Dieu le fait en elle et par elle. Je dis donc que telle âme, soit qu’elle soit martelée, comme sur une enclume, par toutes sortes d’afflictions ; que quant à l’intérieur elle n’ait une seule minute de repos… se tient tellement serrée avec son Dieu… [qui] lui parle plus familièrement que ne font deux amants… Elle l’écoute… voit au fond de son esprit… la vérité de son néant en la vérité de Celui qui est tout. En quoi l’âme reçoit un contentement non pareil, de voir qu’elle n’est rien, qu’elle ne peut rien et qu’en ce rien Celui qui est tout est glorifié (79).’

Suivent de fines discriminations sur les lumières et sur la soumission et sur le comportement souhaitable d’un confesseur pour éviter des difficultés à l’âme dirigée. Elle définit ensuite  la foi nue du chrétien intérieur :

‘Quant à la foi nue, elle ne consiste pas seulement à croire tout ce que dessus [il s’agit des enseignements de l’Église]. Mais encore à croire avec grand amour, tout ce qu’il nous advient (105).’

Et elle conclut sur…

‘… une extrême accointance entre ces trois, oraison, contemplation et amour. De sorte qu’à grande peine, se peut-il dire quelque chose de la contemplation qui ne convienne de même à l’amour et à l’oraison. (112).’   

Le second livre reflète probablement des propos oraux commentant mystiquement des passages de l’Écriture :

 ‘« Lève toi, hâte toi… » Dieu le créateur invite l’âme fidèle à s’élever par-dessus soi et ne plus s’arrêter aux vertus morales, mais de s’élever aux vertus surnaturelles… Car jusqu’à présent elle a coopéré… Mais désormais, Dieu veut Lui seul opérer et agir (156-158).

‘“Prenez-nous les petits renards…”… en la divine contemplation… elle y découvre (162) aussi, jusqu’à la plus petite tache, de ses péchés et imperfections naturelles. Il n’y a si petite macule en son âme, qu’elle n’aperçoive en cette pure lumière

‘“Je trouvai celui que mon âme aime.”… (169) ceci se fait par une nudité et délaissement de toutes ses propres opérations et recherches  ...lors au moment que l’âme et ses puissances sont anéanties (170), par cette abyssale humilité, cet esprit, partie suprême de l’âme, vient à s’envoler plus vite qu’un éclair, ou plus vite que le rayon du soleil, jetant sa brillante lumière en quelque lieu, lors que les obstacles en sont ôtés.... retournant à lui comme à son centre ; Car Dieu est vraiment le centre de notre âme’.


Au livre suivant, après une longue description de la nuit mystique, elle indique comment Dieu donne des forces pour porter les…

‘… (240) angoisses surnaturelles qu’elle endure par la privation de la présence… Si l’on versait de l’eau fort chaude dans un verre, il se briserait soudain en pièces. De même l’amour divin, qui est plus chaud et brûlant que toute chaleur terrestre, étant bien engravé au cœur de l’homme, qui est mortel : s’il n’était secouru des grâces surnaturelles, il se briserait… (241) [sur] deux sortes d’anéantissements… Envers Dieu se reconnaissant un rien, qui ne peut faire une bonne œuvre sans la grâce… Envers les créatures… (242) avec cette croyance d’être indigne de servir’

Le dernier livre traite de l’union et de la transformation :

‘« Mon bien-aimé est descendu en son jardin… » (255) Il ne faut pas penser… que le repos dont jouissent ceux qui sont parvenus à cet état dernier de perfection, soit un sentiment intérieur de quelque douceur… [mais] pureté de conscience… vérité de tout et comment notre Dieu lui a envoyé ces calamités par un grand amour....

‘« … les pauvres d’esprit, pour ce que le royaume de Dieu est à eux »… (257) Ceux-là sont pauvres d’esprit, qui sont tellement mortifiés et anéantis, qu’en toutes leurs actions, ils ne cherchent, ni ne veuillent rien plus opérer qu’en Dieu et pour Dieu ; tant ils sont aliénés de ce qui n’est pas Dieu, et d’eux… [quoique] que ces âmes soient pour le présent privé de la claire vision de Dieu, propre aux bienheureux ; si est-ce qu’en leur intérieur ils ont une lumière continuelle, qui les guide en toutes leurs actions et opérations.... ils ont plus Dieu en eux-mêmes qu’ils ne sont en eux-mêmes.

‘« Celle qui apparaît comme l’aube du jour, belle comme la lune… » (263) sa lumière paraît seulement la nuit. Et l’âme parfaite reluit entre toutes les autres ; mais en la nuit de ce monde.


Exprimé en termes rares, l’achèvement de la purification permet d’aller, allégés, dans un grand élan…

‘(268)… plus vite que la pierre qui… rompt et foudroie tout ce qu’elle rencontre pour retourner à son propre centre. Je dis plus, que jamais oiseau ne peut voler si vivement ni trait d’arbalète se porter si roidement à son but, que l’âme étant détachée de soi-même retourne à son Dieu.

‘Du zèle dont ces âmes sont embrasées… (295) le soleil vient à jeter ses clairs rayons brillants sur quelque terre cristalline,… de ce cristal quelque rayon… semble regarder et rejaillir vers le soleil. Ce que néanmoins n’est autre chose que les mêmes rayons du clair soleil… charité qui vient de Dieu.

Le mariage mystique, dégagé de toute connotation dérivée de la façon humaine, mais plus directement relié aux « amants de ce monde »  prend son vrai sens de force et persévérance gravé au plus profond, « sous » l’humilité même :

‘(307) Si aux amants de ce monde, une heure, une nuit leur semble encore trop courte… que ne saurions parler bouche à bouche cinq à six heures à notre Dieu? ...(310) cet anneau [d’épouse mystique]… C’est une intime force que Dieu grave au fond de cette âme, par laquelle elle demeure constante en une persévérance éternelle… Non qu’elle demeure impeccable, mais… demeurant aux limites de son néant et humilité239.

Le « Flambeau mystique…240 » fournit une description d’étapes de la voie spirituelle tout en insistant sur la variété des âmes et de leurs chemins :

‘Lorsqu’il plaît à Dieu de retirer l’âme de cette voie de soustraction, pour la mettre en un état de nouvelle union de paix et repos avec son Dieu. Cela se fait tout à coup par la seule opération divine, en sorte que l’âme voit lors que ç’a été Dieu, qui l’a de sa seule volonté laissé en ces horribles ténèbres (22)… Elle sera jouissante quelques années de cette parfaite union. Le père directeur se doit autrement comporter en la conduite de son disciple en cette seconde voie illuminative, qu’en la première… [encourager] une profonde humilité, pour la disposer toujours à de nouvelles grâces, dont le propre est de rendre l’âme humble. (23).’

‘S’il n’y a que Dieu qui est, il faut dire que l’être de l’âme est et procède de l’être de Dieu (97).’

La « Lamentation de l’âme captive » ferme l’œuvre publiée sur ce qui s’apparente à une confidence :

‘Ce grand Dieu immortel est tellement transporté de l’amour d’une âme qu’il l’aime de tout son cœur… l’embrassant dans son sein miséricordieux… Il lui dit… Toutes ces grandeurs sont tiennes, toutes ces délices te sont préparées pour une éternité… soyez toute à moi, je suis toute à toi… l’âme voudrait bien lors… faire quelque présent… mais elle se voit si pauvre… qu’elle ne sait que… lui présenter son amour… il faut qu’elle cache ces secrets… et voilà encore un effet de notre servitude en cette vie, que le cœur souffrant la blessure de l’amour divin, a besoin de se dilater, la charité qu’elle a au prochain, voulant se communiquer, elle ne trouve personne, ou du moins peu qui l’entendent, mais beaucoup attribuant et comparant son amour vers Dieu à l’amour charnel… ainsi il faut que ces âmes tiennent ces flammes cachées dans leur cœur. (39-40).’

DE LA RUINE DE L’AMOUR PROPRE.

PARTIE PREMIERE. LE VIF PORTRAIT DE L’AMOUR PROPRE.

LIVRE PREMIER. Où il est clairement démontré d'où il procède, ce qu'il est, quels sont ses effets, et comment on le peut anéantir. Le tout très nécessaire pour toute personne qui désire parvenir au pur amour de Dieu, livre premier.241

Chapitre premier. Combien l'âme qui veut parvenir à un pur amour de Dieu est empêchée par l'amour-propre, tant des choses extérieures qu'intérieures.

Dieu de toute éternité se contemplant soi-même (car nul n'est digne ni capable de contempler Dieu tel qu'il est sinon lui-même) en cette sienne divinité, a déterminé aussi de toute éternité de créer quelque créature ; à laquelle il donnerait influence de ses grâces, pour la rendre capable de le louer, l'aimer, et jouir de lui par une divine contemplation. Et ce (2) non pour ce que Dieu ait affaire de quelque autre louangesque de soi ; mais pour ce que son grand amour l'a porté à se communiquer à sa créature. À laquelle faisant part de sa Sapience, il fait en sorte qu'elle le connaît pour son principe et créateur, et souverain bien. Et de cette connaissance vient à l'aimer : l'aimant en une sublime contemplation et jouissance de sa Divinité et louange admirable. Toutes ces grâces ont été aux Anges dès l'instant de leur création sans leur peine ni travail quelconque. Or d'autant qu'en ce petit traité, l'on prétend donner à connaître combien l'amour-propre empêche de parvenir au saint Amour, qui est le pur amour de Dieu ; comme celui qui se fourre partout, tant en l'intérieur qu"en l'extérieur ; tant en l'âme comme au corps ; tant ès actions les plus spirituelles comme est l'oraison et autres actions vertueuses, qu'ès actions les plus communes et externes ; pour n'y avoir action si sainte et héroïque en laquelle l'amour-propre ne se glisse (tant ce venin est subtil, pénétrant et cauteleux) ce qu'il faut croire et supposer en premier lieu, est qu'il y a deux sortes d'amour : l'un saint, juste, droit, simple et vraiment divin, qui est aimer Dieu pour lui-même et toute chose en Dieu et pour Dieu. Ce que nous disons pur amour de Dieu. L'autre méchant, injuste, trompeur, et vraiment diabolique : qui est aimer soi-même, ou quelque créature hors de Dieu. Ce que nous disons amour-propre. Pour ce que ne se rapportant à Dieu, (qui est le seul et unique objet général et commun d'amour, auquel tous doivent viser, comme il est commandé à tous, par celui qui dit non à un mais à tous en général, Tu aimeras ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme.) Il tend et vise au bien et satisfaction de soi-même, par une adhésion à la créature ; pour y chercher son contentement, plutôt qu'en Dieu et en la gloire de Dieu ; et par ainsi s'aimant plus que Dieu : c'est pourquoi il est dit amour-propre.

Ces deux amours ne peuvent être ensemble, pour être en une âme comme dit le prophète, Le lit étroit, tellement que l'un tombe ; et le manteau court ne peut couvrir l'un et l'autre. Voir, (3) ils sont tellement contraires que plus on est lié à l'amour-propre, moins nécessairement on aime Dieu ; et plus on a en haine soi-même, plus on est uni à Dieu par amour. Et partant de là se voit combien l'amour-propre empêche et détourne les hommes de parvenir à un pur amour de Dieu. Quelle sainteté y a-t-il plus grande (hormis la glorieuse vierge Mère) ou quel esprit a été doué d'une lumière plus céleste, ou quelle contemplation plus divine que n'ont eu les Anges avant que tomber du Ciel ? Néanmoins, au même instant qu'ils étaient abîmés en une tant divine contemplation voyant Dieu en la hautesse de sa Divinité, par une connaissance admirable de sa puissance et beauté et de toutes les perfections divines ; là s'est retrouvé en ces esprits un amour-propre, étant comme un larcin spirituel par lequel ils ont voulu attribuer à soi ce qui était simplement à Dieu, et par orgueil s'élever jusqu'à vouloir être semblables à Dieu, se rendant par ce moyen propriétaires des dons, grâces et beautés que Dieu leur avait départi : tellement que d'Anges ils sont devenus diables et du plus haut du ciel sont tombés au plus profond d'enfer, et celui qui était la plus belle créature du ciel est devenu la plus laide et détestable que Dieu ait jamais créée ; voilà le fruit de l'amour-propre. Que si au plus haut du ciel, Dieu a montré sans délai la rigueur de sa Justice pour en chasser l'amour-propre, combien plus devons nous mettre la main à notre conscience, vu que n'y tombons une fois ou deux, mais par millions de fois ? Car si sur les Anges mêmes, qui était des esprits purs, doués de tant de dons et de grâces, néanmoins l'amour-propre (qui est la racine d'orgueil,) a tant gagné que de les avoir privé à toute éternité de la vision de Dieu : combien plus doit-il donner d'empêchement à l'homme, qui est environné de chair et de qui la nature corrompue est de soi encline à tout mal ?

L'amour-propre est même ès consolation spirituelle, voire en sorte que tant plus ces ressentiments sembleront élevés, tant plus sont-ils dangereux. L'âme s'arrête contentement propre (4) en ces douceurs, et par ce moyen est privé de l'union et heureuse jouissance de la vraie vérité, qui est Dieu pur, dont sera parlé en autre lieu mieux à propos. Étant jusqu'ici suffisamment donné à entendre l'empêchement de l'amour-propre pour jouir de Dieu, voire des lieux plus saints, et des esprits les plus nobles avant la création de l'homme.

Voyant des choses extérieures, auquel il y a exception de ce péril. Les anges étant tombés du ciel, Dieu veut rétablir leur siège. Ayant créé ce grand univers, il crée l'homme, lui donne une âme raisonnable dans un corbeau et parfait, le mais au milieu du paradis terrestre ; lui donne puissance absolue sur toutes autres créatures, lui défendant seulement de ne manger du fruit de l'arbre de science de bien et de mal afin qu'ils reconnaissent qu'il y a un Dieu, à qui il est sujet et lui doit obéissance. Dieu ne se contente de cela ; mais par sa bonté encore il lui donne une compagne : il crée Eve et tous deux quant au corps d'une beauté parfaite sans que rien leur pu nuire ni incommoder leur santé, pour n'être sujet à maladie ni à autres inconvénients qui pu donner tant soit peu de fatigue à la nature. Ils jouissaient quant aux sentiments extérieurs de toutes délices sans aucun empêchement. Quant à l'âme Dieu les avait créés à l'état d'innocence, capables de jouir de Dieu continuellement par une sublime contemplation et union béatifique, sans qu'aucune chose créée leur put donner empêchement ou distraction. Les puissances de l'âme étaient unies à la raison sans que jamais aucune rébellion s'élevât contre la volonté, et les puissances inférieures de l'âme jointe avec la volonté, et le plus supérieur de l'âme était uni à la volonté de Dieu avec une lumière telle qu'à tout moment ils voyaient et connaissaient ce que Dieu voulait d'eux. La fin où tend ce discours est, par ce qu'on ne connaît jamais la félicité qu'on n'ait au préalable expérimenté la grandeur du mal. Nul ne peut connaître le bien de sa santé qu'il n'ait éprouvé ce que c'est que la maladie. Aussi pour connaître le mal qu'apporte l'amour-propre, il faut connaître (5) le grand bien dont il nous prive. Néanmoins tout ce qui se peut dire, écrire ou imaginer, soit de la gloire des Anges avant leur chute, soit de la félicité de l'homme étant en l'état d'innocence, n'est que comme une petite ombre au regard de ce qui est en vérité. A l'opposé, tout ce qui se peut dire de l'amour-propre est le mal qu'il cause n'est rien, si par la lumière intérieure que Dieu donne, on le vient à le connaître, laquelle lumière intérieure ne peut être, sinon par la mortification de cet amour-propre.

Venons donc au principe de notre intention. Voilà Adam et Eve créés en l'état d'innocence, où toute sa postérité eut joui de cette même félicité. Voici cet ennemi mortel l'amour-propre. Dieu défend à Adam de manger de la pomme, chose si petite. Adam l'a regardée; mais non tant la beauté de la pomme ni la bonté du fruit lui cause le désir de la goûter, que l'amour de soi-même, déjà conçu dans sa volonté, pour ne contrister sa compagne, en laquelle l'amour-propre avait déjà gagné et pris place par un secret orgueil, comme dit saint Augustin, Orgueil est le commencement de tout péché. Et qu'est-ce orgueil sinon un appétit d'une perverse grandeur. Laisser le principe auquel l'âme se doit tenir et adhérer, et être fait aucunement le principe à soi-même ? Ceci se fait quand on se plaît par trop ; et l'homme se plaît par trop en soi-même, quand il laisse et abandonne ce bien immuable qui lui devait plus plaire que lui-même à soi-même : ceci est la vive source d'où procède l'amour-propre. Or (dit saint Augustin) le diable n'eût pas gagné l'homme par un péché si évident et manifeste que celui où a été fait ce que Dieu avait prohibé, s'il n'eût déjà commencé à plaire à soi-même pour ne déplaire à celle à qui le serpent dit, Vous serez comme Dieu. Adam ayant déjà conçu dans sa volonté, non sans quelque orgueil, cette complaisance d'amour-propre, perd la lumière de l'âme et demeure en ténèbres ; obéit à la fausse persuasion du serpent ; mange de la pomme ; rompt le commandement de Dieu. Il voit, mais à son malheur : le voilà (6) chassé du paradis terrestre ; le voilà rendu esclave à soi-même ; sujet en l'âme et au corps à toutes ses infirmités. Quant à l'âme, ses passions se révoltent contre la raison, l'esprit n'ayant plus de liberté de s'unir à son Dieu par l'état d'innocence, perd la naïve beauté de son âme créée à l'image de Dieu, l'ayant gâtée et souillée par le péché mortel qui fait perdre la grâce de Dieu. Il était seigneur sur toute créature, il est maintenant esclave à soi-même, voire esclave du péché : ne pouvant opérer une seule bonne action que par travail. Quant au corps, Dieu dit, Tu mangeras ton pain à la sueur de ton visage. En quoi sont compris tous les travaux qui se retrouvent sur la terre. La femme enfante avec douleur ; la terre après être cultivée produit des épines ; les éléments se rebellent, causent des tempêtes et autres incommodités ; bref, il n'y a si petit animal qui ne livre la guerre à l'homme. Quelque grand monarque qu'il fut, il est sujet à souffrir cette misère. Enfin, il n'y a chose au monde qui ne nous donne occasion de douleur. Ce sont les effets de l'amour-propre. Lesquels, et les grands empêchements qu'il cause, tant des contemplations les plus relevés qu'en action externe et les plus basses, se peuvent aisément reconnaître par ce que dit est, autant que requiert ce petit Traité.

Chapitre 2. Ce que c'est de l'amour-propre, et comment il est souvent caché sous l'ombre de vertu.

L’Amour-propre est une certaine adhésion secrète à soi-même hors de Dieu. Qu'est-ce adhérer à soi-même ? C'est lorsque le supérieur de l'âme se sépare de Dieu, pour se tenir à soi-même, attirant et serrant en soi toutes les autres parties inférieures de l'âme ; tellement que les puissances et facultés de l'âme ne peuvent opérer aucune action, soit interne ou externe, (7) qu'elles ne soient référées à cette suprême partie de l'âme comme à soi-même par une arrogance présomptueuse.

Cette adhésion sépare l'âme de la charité de Dieu et du prochain par un amour-propre qui ne se peut étendre

à autre qu'à soi-même. Amour est une volonté unitive à la chose aimée, et encore que la chose soit absente, l'aimant affectueusement en sa volonté. Donc l'âme demeurant soi-même s'aime soi-même et aussi longtemps qu'elle demeure ou adhère à soi-même ne désire aimer autre chose que soi-même.

Si l'âme ne sortait jamais de soi-même, elle ne voudrait jouir d'aucun bien qui soit au monde que pour soi même ; ni de la gloire des bienheureux, voire de la vision de Dieu, que pour soi-même ; voilà pourquoi tel amour est appelé propre. Amour désire tout bien à la chose aimée, et pour cette cause l'âme s'aimant propriétairement soi-même, désire que tout bien lui soit attribué ; non seulement par jouissance mais aussi par complaisance. Tellement qu'elle voudrait seule être aimée de tous sans qu'elle aimât autre que soi-même ; elle voudrait que toute gloire lui fut attribuée, et voudrais jouir propriétairement de la gloire qui est due à Dieu. L'amour-propre est un abîme de tout mal,. Il semble que l'issue d'une misère soit le commencement d'une autre: tellement que l'amour-propre est une abîme de tout péché. Ôtez-moi l'amour-propre, il y aura plus de péché. Ôtez-moi l'amour-propre, il y aura plus d'enfer. L'amour-propre est donc pire que l'enfer. Si l'âme, par la grâce divine, ne sortait hors de soi-même, pour puis après rentrer en son néant, et voir la vérité de son rien, en la vérité de celui qui est tout, elle ne pourrait jamais opérer aucun bien parfaitement. L'âme propriétaire, ou bien l'amour-propre en sa nature, est si détestable, que s'il était connu absolument, on le chasserait de soi sans le retenir un moment. Pour ce il se cache d'un masque sous ombre de vertu ; il se fait paraître beau : et le fait si subtilement, que souvent il est impossible de reconnaître la vraie (8) vertu, d'arrière [derrière] la vertu apparente : tant cet amour-propre est subtil ; et ne se sert de ce second moyen que lorsqu'ayant une âme surmonté l'amour-propre aux vanités du monde, elle se dédie au service de Dieu, voyant la vérité de ce que dit le Sage, Vanité des vanités et toutes choses sont vanités : ne pouvant être plus séduite par des choses dont les vanités sont si apparentes. Par quoi il se sert de la seconde manière qui sont les vertus. Pour exemple, si l'âme infectée de ce faux amour, prend l'humilité pour se voiler à l'extérieur, elle fera tous les actes d'humilité, voir les plus abjects, se montrera vile, basse en ses comportements, et néanmoins le tout par amour-propre, se complaisant en soi-même, estimant en être loué et estimé. Il ne faut pour ce laisser de mettre en pratique tous les actes qui appartiennent et sont nécessaires pour obtenir la vraie humilité. Ce serait une autre finesse du diable. Que l'âme fidèle à Jésus-Christ die, quand elle sent quelques petits mouvements de vaine complaisance. J'ai c commencé pour vous mon Dieu cette action, je la ferai pour vous et non pour moi, je ne mérite que l'enfer.

Que personne ne se flatte soi-même de penser que ses actions sont si bien dressées que l'amour-propre ne s'y puisse glisser. Croyez que Dieu examine autant de plus près vos actions qu'elles sont héroïques et de grande entreprise : et si en vérité vous entreprenez quelque action pour Dieu, regardez sa fin. Si vous pouvez accomplir une œuvre vertueuse sans y avoir, ni au commencement ni au milieu ni à la fin, reconnu quelque peu d'amour-propre louez Dieu et dites que c'est Dieu qui a opéré en votre action, ou bien craignez que soyez aveugles cause que ne le connaîssiez. Que votre crainte néanmoins ne soit pusillanime mais avec confiance et un courage magnanime. Si vous le reconnaissez, chassez le vitement par la haine de vous-même pour entrer en Dieu et que toutes vos œuvres soient faites en Dieu et pour Dieu : en quoi il faut aussi veiller, pour ce que cet amour-propre est une bête farouche qui dévore tout. Il prendra encore le masque de charité, soit envers Dieu, soit (9) envers le prochain. Si envers le prochain se montrera doux, bénin et élargissant toutes ses facultés pour subvenir au prochain, et le tout pour soi-même, soit qu'il prétend de parvenir à quelque dessein et autorité, ou d'être chéri, aimé et caressé, ou tenu pour vertueux. Et ceci est si subtil, qu'on ne le connaît le plus souvent pour ce que la nature se flatte sous ombre de quelque nécessité ou honnête prétexte, et par ainsi demeure en ténèbres : en quoi on le pourra connaître quand telle charité n'est ferme ni constante, car par ce qu'elle est contrefaite, elle est sujette à changement, variable et inconstante.

D'avantage telle charité feinte n'est égale ou indifférente à tous, mais seulement où elle prétend quelque utilité pour soi ou pour qui elle se laisse emporter par flatterie et respect d'amitié particulière, et par ainsi la pauvre âme travaille en vain sans en tirer autre profit que l'enfer, ou une grosse peine en purgatoire, ne fût que la miséricorde de Dieu l'en retire, par bonnes inspirations et autres moyens dont sa divine bonté use envers les pauvres pécheurs.

L'amour-propre se masque aussi de Dieu, se montrant fervent et zélateur : mais par ce que ce zèle ets pour repaître son même amour-propre, et la complaisance de soi-même ; tels esprits sont plein de jugements téméraires du prochain sujets à troubler et pleins d'inquiétudes, sans paix intérieure. Ce sont les fruits de l'amour-propre, qui se veut masquer de l'amour de Dieu ; en quoi, épouses de Jésus-Christ, pouvez reconnaître la tromperie de notre ennemi domestique, qui nous sépare de Dieu et de l'union et familiarité que devons avoir avec notre Dieu ; car il a dit lui-même, Que c'est tout son plaisir que d'être avec les fils des hommes. Nous contristons le Saint Esprit, lorsque venant à la porte de notre cœur, pour lui élargir ses grâces divines, il a trouve serrée par l'amour-propre qui est un obstacle qui empêche entièrement toute la grâce de Dieu, ou la meilleure partie et influence d'icelle.

Si une âme connaissait ce que c'est de la grâce de Dieu, et (10) le mal qu'elle mérite par l'empêchement qu'elle y met, donnant lieu à cet amour désordonné ; elle ne donnerait repos à ses yeux tant qu'elle l'aurait du tout mortifié et anéanti soi-même totalement sous la main puissante de notre Dieu. De tant plus qu'elle bannira de soi le mensonge, de tant plus jouira-t-elle de la vérité. Et qu'est-ce que mensonge ? C'est tout ce qui vient de la créature qui n'est que l'amour-propre. Qu'est-ce que vérité ? C'est Dieu. Je suis, dit-il, la vérité et la vie, quiconque chemine en vérité est en Dieu. Ayant été montré ce que c'est de l'amour-propre et comment il se cache sous ombre de vertu, il faut voir plus particulièrement en quoi il se retrouve, et comment on le peut connaître pour l'anéantir et mortifier. [Fin du chapitre]

[...]

(34)

Chapitre 10. Que nous devons désirer la fréquentation des Saints Sacrements avec un pur amour.

D'autant que tout désir, qui de soi sont très bons, sont rendus désagréables à Dieu, pour ce qu'ils ne sont purs, c'est-à-dire que notre nature y apporte tant d'action ou d'intentions vicieuses causées par l'amour de nous-mêmes qu'elle fait perdre et corrompre tout ce que pouvons faire de bons et vertueux devant Dieu : c'est pourquoi il faut purifier ces bons désirs, ainsi que l'or en la fournaise, purifier dis-je, les désirs procédant d'une grande affection que portons à Dieu, qui cause en nous cette altération de ne trouver aucun bien, si ce n'est en lui, pour nous rassasier ni autre chose qui puisse contenter notre amour que la jouissance de notre bien-aimé. Ne se pouvant trouver familiarité plus grande que le recevant en soi au vénérable Saint Sacrement. Pourquoi ce n'est de merveilles, si une âme vraiment énamourée de son Dieu voudrait tant qu'elle pourrait le recevoir sacramentellement, comme on trouve de plusieurs saints, qui vivaient sans manger, seulement se réfectionnant de ce céleste pain. Tel était la séraphique Sainte Catherine de (35) Sienne, laquelle aucune réfection ne pouvait contenter que la réception de son Créateur ; et même la viande corporelle la rendait malade, ses désirs néanmoins étaient si purs que lors que son confesseur lui défendait, elle obéissait et se contentait encore qu'elle savait ne pouvoir vivre étant privée de celui auquel elle était toute transformée par amour. Son confesseur ayant éprouvé par sa résignation que tel désir était de Dieu, lui accordait la réception plus fréquente. Sainte Catherine de Gênes disait qu'elle eût bien reconnu si on lui eê donné une hostie non consacrée à l'encontre d'une sacrée, tant sentait-elle en son âme les effets de la grâce de Dieu en cette réception. Cette grâce lui était donnée pour sa grande pureté de vie et amour pur, hors de toute propriété corporelle et spirituelle. On pourrait ici demander comment on peut connaître et acquérir cette pureté d'amour. C'est, à mon petit jugement, lorsque tous nos désirs, affections et volontés, tant soit-il saints, ne sont hors de la volonté de Dieu. Mais comment peut-on connaître la volonté de Dieu ? C'est que si Dieu veut que tels privilèges nous soient donnés, il disposera que toutes causes contraires sernt changées à cet effet, et que rien ne nous pourra donner empêchement. C'est en ceci que consiste le vrai et pur amour, qu'à tout moment jusqu'à la fin de notre vie, nous ne voulions ni ne désirions autre chose nous advenir, que ce que Dieu nous envoie à tout moment. C'est en la conformité de cette volonté que consiste le vrai et pur amour. Ayant donc tels désirs procédant de l'amour, lequel toutefois de nous-mêmes nous ne pouvons avoir, ni un seul bon désir, et craignant de résister à la grâce de Dieu, nous pouvons et devons de notre part les découvrir à notre confesseur ou supérieur : mais avec telle indifférence, que s'il nous est accordé ou refusé, nous l'accepterons de si bon cœur, comme venant tout de la main de Dieu. Dieu ne laisse pour ce de nous laisser ce désir, afin que puissions mériter en deux manières. L'une est, qu'ayant le désir (36) et en étant privées sans notre faute, nous avons le mérite comme si le pouvions mettre en effet. L'autre est que nous avons le mérite de l'obédience, en soumettant notre volonté contre tous nos désirs, laquelle soumission humble étant agréable à Dieu que souvent nous lui serons plus agréables par cette humiliation et délaissement de notre volonté, quoique très bonne, qu'en l'action même. Il y en a aucunes [quelques-unes] qui ont ce désir, et leur vie ne montre rien moins que de correspondre à tels désirs par ce que la mortification leur est ennemie. Se garderont bien de grands péchés, mais de chercher la perfection de vie et la mortification, il n'en faut point parler. D'où procèdent donc tel désir sans effet, si ce n'est que la personne chrétienne voit qu'elle doit satisfaire à Dieu, et s'aimant trop soi-même, fuit le travail de la mortification, lui semblant que par la fréquentation des saint Sacrements tout lui sera satisfait ? Il est bon de mettre toute notre espérance aux mérites de notre Dieu. Mais ne faut présumer trop de sa bonté, pour ce que telle fréquentation, comme de jour à autre ou tous les jours, requiert une grande pureté de vie, c'est la préparation la plus nécessaire. Aussi que ceux qui sont conduits de l'esprit de Dieu, et qui de leur part ont t soit tellement purifié leurs désirs par le vrai et pur amour conformé à la volonté de Dieu, que la lumière intérieure qu'ils reçoivent en cette réception, leur fait voir qu'une si petite imperfection est un grand empêchement à la grâce de Dieu : par cette lumière en reçoiven telle horreur, qu'ils ne peuvent plus rien laisser en leur âme qui soit désagréable à Dieu. Tels sont souvent les fruits des vrais et purs désirs ou du pur amour. Et comme on ne peut être en cette vie sans quelque imperfection (au moins naturelle) Dieu est si bon, que quelquefois il la leur cache : par ce que si elles connaissaient en elles telle imperfection, laquelle il n'est en leur puissance de mortifier, ce leur serait une peine insupportable d'approcher du saint Sacrement avec icelle imperfection, pour la pureté qu'elles voient en Dieu. En ceci est une grande bonté de Dieu, qui par son amour supporte sa créature. Or pour ce (37). Car l'âme qui n'aspire à autre chose qu'à son Dieu, ce serait une peine trop grande, si elle ne pouvait jouir de son Dieu que par la communion sacramentelle. La communion spirituelle lui peut servir de nourriture continuellement parce qu'à chaque moment elle peut communier spirituellement. Ceci se peut faire en deux manières. L'une, par les actes et préparations ordinaires que l'on fait en la communion sacramentelle. L'autre, par l'union continuelle qu'elle a avec Dieu ; non seulement de l'union de la volonté, mais encore de l'union appelée par aucun béatifique, de laquelle nous parlerons en la dernière partie de cette œuvre, sera traité du quatrième état auquel Dieu attire l'âme en cette vie. Grâce laquelle est surnaturelle, et néanmoins telle que l'homme s'y peut disposer pour la recevoir quand Dieu nous y attire.

Chapitre 11. Que notre oraison doit être avec droite intention et quelle chose nous devons demander.

Si nous voulons faire oraison agréable à Dieu, il convient que sur toute chose notre intention soit droite et dressée à la gloire de Dieu. Toutes nos actions seront jugées, non pas selon les œuvres, mais selon nos intentions. Lesquelles si elles sont mauvaises, les œuvres tant soit-il de soi bons, seront jugées mauvais et pervers. Au contraire, si notre œuvre est indifférent ou quelquefois en apparence mauvais, notre intention étant droite et bonne, l'œuvre en sera aussi bon et méritoire. Pourvu qu'il ne soit de soi mauvais : car l'attention bonne ne peut pas faire bonne une action qui est en soi mauvaise. Enfin, l'intention est le chemin pour aller à Dieu : ou bien le chemin que nous préparons, par lequel Dieu vient à nous. Saint Jean-Baptiste étant au désert prêchant la pénitence dit Disposez et dressez (38) les voies du Seigneur. Que veut dire ceci ? Sinon la droite intention par laquelle tous vices sont retranchés et toute nos œuvres sont faits en justice ? Faire que tous nos œuvres soient justes procèdent de la droite intention parlant moralement. Si on veut faire quelque lointain voyage, on cherche le plus court chemin, lequel se trouve en la plus droite voie : car si on va chercher des sentiers égarés hors du chemin, c'est se fourvoyer et se perdre. De même parlant mystiquement, toute notre vie n'est qu'un pèlerinage où nous sommes créés pour aller à Dieu où est notre patrie céleste. À juste raison s'écriait le prophète royal disant : Psaume 119, verset 5. (latin) Hélas combien trop long est le terme de ma vie et ce mien pèlerinage de trop longue durée ! Notre vie donc est un chemin pour aller à Dieu. La droite intention se peut entendre en deux manières. La première est que tous nos œuvres soient fait avec telle intention de ne vouloir offenser Dieu et plutôt mourir. L'autre est qu'en tous nos œuvres nous cherchions la plus courte perfection, c'est-à-dire nous cherchions tous les moyens plus courts pour parvenir à la perfection. Or entre tous nos œuvres, l'oraison est celle qui conduit toutes les autres car sans oraison nous ne pouvons faire chose qui vaille. C'est donc l'œuvre qui surtout doit être fait avec la plus droite intention. Toute notre oraison est généralement comprise en ceci : que toutes nos actions, comme lecture des livres spirituels, méditation des choses célestes, les aspirations intérieures à Dieu, les actes de contrition, les devis intérieur et familiarité avec Dieu, contemplation, les actes d'amour envers Dieu, etc. Tout ceci est tenu pour oraison comme ayant continuellement la présence de Dieu qui est une continuelle oraison. Mais l'autre manière plus particulière et une demande que nous faisons à Dieu : l'une en choses spirituelles, l'autre en choses corporelles. Quant à la première manière d'oraison, dans laquelle sont comprises toutes les actions que j'ai dit ci-dessus, notre intention doit être si droite, que ne devons rien faire pour quelque respect (39) que ce soit, tant soit-il bon, ni pour crainte de l'enfer, ni pour crainte des jugements de Dieu, ni même pour avoir paradis. Je ne dénie pas que faire ses actes ou pour crainte de l'enfer ou pour crainte des jugements de Dieu ou pour avoir paradis soit quelque chose ; et mieux vaut se sauver et faire les lesdites œuvres en l'une de ces façons que ne les faire : mais elles sont si imparfaites et et est un chemin fort long pour aller à Dieu et hors de la pure et droite intention et de fort peu de mérite. Mais la réelle, pure et droite intention, en laquelle Dieu se plaît, est que toutes ces actions soient faites seulement pour l'amour de Dieu, parce que Dieu le mérite et à ce que Dieu seul en soit glorifié éternellement, et tout cela d'un cœur amoureux et enflammé en Dieu. L'autre est la double demande que faisons à Dieu, l'une de ses choses spirituelles, l'autre des choses corporelles. Quant aux corporelles, comme santé ou pour soi ou pour son prochain ou pour quelque nécessité des choses extérieures, il faut que notre intention soit pour la seule gloire de Dieu et que notre demande soit avec telle indifférence, quoiqu'ayons le désir, que si Dieu ne nous la donne, nous soyons contents, disant de tout notre cœur Fiat voluntas tua. Quant aux choses spirituelles, comme sont les grâces de Dieu, les vertus, et autres choses qui servent pour notre salut, quoiqu'il semble que tout ceci soit nécessaire, si est-ce qu'il y faut autant être indifférent et résigné qu'aux corporelles. Si Dieu ne nous les donnait, en être content, et en louer autant Dieu comme s'il nous les donnait. Et même faut que notre intention soit que si Dieu nous mettait en enfer et qu'en cela Dieu fut glorifié, nous soyons plus contents, en ce que Dieu soit glorifié en notre punition, qu'en notre bien, exclus néanmoins le péché. Par ainsi en toutes choses n'y a que cette seule intention qui est la plus grande gloire de Dieu, qui est cause que même en cette vie ne devons désirer les vertus, ni en l'autre le paradis, si ce n'est pour la gloire de Dieu. Veut-on savoir quelles choses on doit demander à Dieu ? Tous les biens spirituels que nous voyons être nécessaires pour notre salut ou (40) pour notre perfection, nous les pouvons librement demander en la manière que j'ai dit ci-dessus. Mais il n'est pas nécessaire de demander toutes choses corporelles pour servir au corps car elles seraient nuisibles. Me souvenant à ce propos de la mère des enfants de Zébédée, laquelle s'adressant à notre Seigneur pour ses deux fils, pensant que le royaume de Jésus-Christ fut un royaume temporel, et lui demanda que l'un fut à sa dextre et l'autre à sa fenêtre. Jésus lui répondit Vous ne savez ce que vous demandez. Puis il demanda aux enfants s'ils pouvaient bien boire avec lui le calice de tribulation. Ils répondirent que oui et leur répliqua C'est bien dit : vous le boirez mais ce n'est pas à moi de vous donner ce que vous demandez mais à mon Père. Les autres dix oyant ces devis les trouvèrent étranges. En ceci est donné à entendre que nous ne devons demander à Dieu des dignités et choses qui tournent en vanité, n'appartenant qu'à ce siècle terrestre. Pour ce que tous les honneurs de ce monde sont les moyens pour brûler éternellement aux enfers. Jésus dit à ses disciples, Les princes terriens prennent plaisir à commander aux autres : mais il n'en sera pas ainsi de vous. Et que celui d'entre vous qui veut être le plus grand soit votre serviteur. Tout ainsi que le fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir et livrer sa vie pour plusieurs. Demandons donc seulement les choses temporelles nécessaires pour notre vie car demander les honneurs et grades seulement pour régner et commander sans qu'il y ait quelque nécessité c'est comme si nous demandions à Dieu quelque part aux enfers. Et jaçois qu'il y ait quelque bonne fin, c'est chos trop petite pour demander. Si on faisait requête à un roi de la terre pour obtenir un denier, il se sentirait offensé de telle requête : de même demander à Dieu des biens terrestres, ce n'est point la valeur d'un denier aux regards des choses célestes auquel nous devons aspirer sans cesse. Demandons donc ce qui est agréable à notre Dieu et avec la plus grande perfection et droite intention que pouvons, afin que Dieu ne nous éconduise. Si quelquefois il semble que la nécessité nous (41) défaille, il ne faut perdre courage, ni ne nous défier de la bonté de Dieu ; c'est pour éprouver notre patience. Car lui qui a soin des petits oiseaux qui sont en l'air n'aura-t-il pas plus grand soin de sa créature raisonnable ? C'est une chose infaillible que Dieu ne peut oublier l'œuvre de ses mains. Car lui-même l'a dit Que s'il advenait qu'une mère oubliât son enfant, jamais ne nous oublierait. S'il fait tant pour le corps ; que fera-t-il pour l'âme, qui est sans nulle comparaison beaucoup plus digne que le corps ?

[fin du chapitre]

[...]

Chapitre 13. Que sous ombre de plus grande perfection, le diable nous tente contre la vocation.

Toute personne religieuse, qui par vœu solennel se sont consacrées au Dieu vivant, n'ont pas fait peu. C'est pourquoi elles en doivent faire grand cas. Ce n'est pas petit péché (48) de faire banqueroute à sa religion : ce qui n'advient qu'à des religieux ou religieuses débauchés. Car d'autres endureraient plutôt la mort que jamais vouloir rompre les vœux qu'ils ont faits à Dieu. Seront néanmoins quelquefois trompés par des tentations subtiles, sous ombre de plus grande perfection. Comme si on voit quelque autre religion qui soit mieux réglée, il leur viendra des désirs de sortir de la leur, afin qu'en cette autre plus étroite, ils aient plus d'occasion de se perfectionner. Il est vrai que Dieu le fait quelquefois, et quelqu'un sortira de sa religion, avec permission du supérieur, pour entrer en une plus austère ; en laquelle il profitera beaucoup plus en vertu : mais c'est une chose particulière et le plus souvent c'est inconstance et tentation, afin de troubler et décevoir l'âme et l'amener à beaucoup d'autres péchés ou imperfections causés par cette première, pour laquelle bien connaître, pour regarder d'où elle procède, et quelle est sa source : si ce n'est pas pour quelque mécontentement, ou que l'on ne peut mettre en effet ses propres volontés, soit des choses corporelles ou spirituelles. Des corporelles, comme n'ayant ce qu'on désire pour ses commodités ; auquel cas il n'y a qu'examiner: car il est clair que ce sont tentations, lesquelles il faut courageusement surmonter. Des spirituelles, convient apercevoir s'il n'y a pas quelque couleur de vertu pour ce qu'il n'y a chose qui puisse donner empêchement à une âme vraiment résolue de servir Dieu, et secondé de sa grâce, fût-elle au milieu d'une maison publique. Comme il s'en est souvent vu qui faisaient leur profit de toutes choses, voire malséantes et qui au milieu du monde sont devenus saints. Mais il faut confesser que ce sont grandes grâces. Et que non seulement ceux qui sont faibles dans la vie spirituelle, mais encore les plus forts, voulant se dédier à Dieu, avant rien faire, doivent bien aviser au choix d'une maison plus réformée, où on garde ce que l'on promet sans difficulté. Mais lorsque les vœux sont déjà faits en une maison, y ayant été appelé de Dieu, il n'est pas conseillable, ni la plus part salutaire, de donner lieu aux désirs d'en sortir pour entrer (49) en une autre. Comme si sous ombre qu'on n'a le temps de faire oraison, ou qu'on trouve de la difficulté d'observer les ordonnances, ou pour ce qu'il n'y aura telle concorde et union entre les frères ou sœurs pour les riottes [disputes] et noises [tapages] qui souvent s'y trouvent, ou qu'il semble qu'il y ait plus de paix en un autre monastère, et qu'à cette cause on y pourrait mieux faire son salut : ce sont toutes fausses persuasions et tentations du diable, pour nous troubler et empêcher un avancement spirituel. Si en commun il n'y a du temps ordonné tant qu'on désire pour vaquer à oraison, il n'y a religion si mal réglée qu'on ait en icelle du temps particulier pour ses petites nécessités, lequel on peut appliquer à oraison continuelle, même en besognant à l'ouvroir ou autrement, rien ne nous peut donner empêchement d'élever notre cœur et affection à Dieu ; même on peut être cause que les autres prendront exemple à vous, et que Dieu touchera leur cœur. Si c'est qu'il y a trop de liberté, et que trouviez des difficultés à garder la Règle et Statut, de votre part sans nul respect gardez ce que vous pouvez. Si vous endurez des piques et brocards pour ce sujet, vous l'endurerez pour Dieu et pour la Justice, et serez bienheureux selon la sentence de notre Seigneur qui a dit Bienheureux sont ceux qui endurent persécution pour la Justice car le Royaume des Cieux est à eux. Et ce sera votre plus grande gloire au ciel. Vous ne pouvez être blâmé de garder ce que vous avez promis devant Dieu. Si toutefois on vous le défend et ne le pouvez faire, vous ne laisserez d'en avoir le mérite. Encore qu'actuellement ne le puissiez observer, gardez-le toujours au moins de volonté. Ce ne sera vous qui en rendra compte devant Dieu mais le supérieur qui est obligé d'être le premier à garder faire garder les règles les statuts, et toute bonne coutume de religion, et avoir soin du salut de ses sujets, pour ce que de chaque âme il en rendra compte devant Dieu pour les avoir eu en charge. Si d'aventure c'est qu'ytrouviez des noises, envies et mé contentements les uns contre les autres ; âmes fidèles à Jésus-Christ, ceci ne vous doit (50) décourager de persévérer en votre religion. Qu'on retourne la maison sans dessus dessous et que le monde se renverse, que vous importe-t-il ? Soyez seule fidèle à votre époux Jésus, et ne vous souciez des autres, si ce n'est pour en avoir compassion et prier Dieu pour leurs âmes. De penser qu'en d'autres monastères vous y trouverez une parfaite paix extérieure, c'est une erreur, car il pourra peut-être que vous y trouverez pis, et plus à redire qu'au vôtre. Il n'y a maison de religion si sainte, qu'il ne s'y trouve des esprits fâcheux ou turbulents. S'en faut il étonner? Vu qu'en la compagnie même de notre Dieu, qui était très sainte, il y a eu un Judas ? On entre en religion, mais on y porte et son corps et ses mauvaises inclinations, lesquelles on n'a toute sa vie travaillé de dompter, et qu'il faut mortifier en religion ; et si on les néglige, elles demeurent et souvent croissent. Si vous supportez patiemment ces esprits, vous en serez tant plus agréables à Dieu. Enfin en religion il convient être aveugle, sourd et muet ; j'entends spirituellement. Être aveugle, vaut autant à dire, que notre âme ne soit distraite à regarder tout ce qui se passe et n'en juger à notre mode. Sourd, pour n'écouter mal parler de nos frères ou sœurs, ni chose qui ne nous touche, quand n'y pouvons apporter aucun remède. Muet, pour ne dire des paroles vaines, messéantes, offensives ni superflues, et ne nous entremettre des affaires sans être commandés et appelés. Ne se bandez avec l'un ou l'autre pour contredire et mépriser les actions d'aucuns ou murmurer et détracter. Quelque faute qui s'y passent, si ce n'est en temps et lieu où nous sommes obligés de parler pour la décharge de notre conscience, nous devons tenir silence. Nous avons vivre en religion comme si nous étions seuls avec Jésus-Christ, afin que tout ce qui s'y passe ne nous donne aucun empêchement. Ne complaire qu'à Dieu seul, et faire tant qu'il nous est possible la charité à l'endroit de notre prochain. Quoi faisant, la religion sera un paradis : là ou au contraire c'est comme un enfer. Ce n'est pas la religion qui nous blesse, ni la mauvaiseté des confrères ou consœurs, mais c'est (51) nous-mêmes et nos imperfections, lesquelles ayant une fois toutes mortifiées, tout nous sera aisé et facile et n'auront aucun désir de changer de religion. Si peut-être il vous semble qu'avez cause légitime, comme ayant des difficultés en la conscience, auxquelles vous n'avez telle aide que voudriez bien, mettez votre conscience en Dieu avec confiance, et Dieu vous enverra plutôt un Ange pour vous aider. Vous pouvez librement requérir vos supérieurs, sans respect humain, ou pour crainte d'être malvenu : car où il va du salut de l'âme, on ne doit avoir égard à chose qui soit ; mais d'accomplir seulement et simplement la volonté de notre bon Dieu. Et ayant recours aux supérieurs pour avoir quelqu'un pour sa conscience, le supérieur ne lui doit refuser voyant la nécessité : car les supérieurs rendraient compte des âmes de leurs sujets s'ils ne leur donnaient moyen de faire leur salut. Et quand tel cas arriverait qu'un religieux ou religieuses aurait des causes et raisons prégnantes suffisantes pour sortir de sa religion et entrer en une autre ; et qu'après avoir parfaitement examiné et consulter le tout avec ceux qu'il appartient, la chose fut trouvée juste et nécessaire, soit pour fuir le péril du salut, et y pourvoir convenablement ; soit pour suivre la vocation divine suffisamment reconnue avec bon et mûr conseil. Sortir en ce cas et semblable de sa première religion, et entrer en une autre par les voies et moyens licites, cen e se pourrait être chose blâmable ; joint la liberté commune à tous de pouvoir entrer en religion plus étroite, selon les Ordonnances de l'Eglise, laquelle comme très sage et très bonne mère régie et conduite par le Saint Esprit, n'ordonne rien qui ne soit juste et pour le plus grand bien des fidèles ses enfants.

Chapitre 14. Que par une haine indiscrète du péché, on vient à avoir une haine de son prochain.

Entre les gens spirituels il s'y trouve souvent des grands abus, signalement entre ceux qui ne sont encore bien fondés en la vie spirituelle et ne savent encore par expérience que c'est de la vraie mortification et de la vertu, si ce n'est par spéculation. Celui-là qui a une vraie connaissance de la vérité ne s'émerveille des choses qui adviennent au monde, ni même des péchés que les hommes commettent ; pour ce qu'il sait bien qu'il n'y a mal que l'homme ne puisse commettre s'il n'était préservé de la grâce de Dieu. Cause pourquoi celui qui n'a une telle connaissance de la vérité s'il voit une personne tombée en péché ou en quelque imperfection, soudain il s'en scandalise, et même l'aura quelquefois en haine, sous ombre du zèle de la gloire de Dieu, et qu'il ne peut souffrir que Dieu soit offensé. Il est vrai que nous devons tellement être jaloux de la gloire de Dieu qu'au monde nous n'ayons plus grand désir que de la conserver par tous moyens possibles ; et travailler à ce que Dieu soit aimé et glorifié, et qu'il ne soit offensé. Mais Dieu ne veut que nous ayons en haine notre prochain. Voici comme il se faut comporter envers les pécheurs. Nous devons avoir en haine le péché pour ce qu'il est ennemi de Dieu et pour l'injure qu'il fait à Dieu. Mais non pas la créature qui le commet, de laquelle nous devons avoir pitié et prier pour elle afin que Dieu lui donne connaissance de son péché. Car haïr la créature et l'avoir en horreur pour son péché est une pernicieuse tromperie procédant d'une présomption de soi-même encore que ce soit pour le péché. Si nous étions humbles, nous penserions à nous-mêmes premier: croyant que si Dieu par sa (53) bonté de nous préserver, nous serions mille fois pis. Avec cette considération, nous aurons pitié des autres, comme nous voudrions qu'ont eût compassion de nous-mêmes. Par aventure que celui que nous aurons en horreur sera quelque jour plus grand devant Dieu que nous. Car tel peut être au matin Saül qui au soir sera Paul. Les jugements de Dieu sont secrets. Laissons tout à Dieu, sans juger des faits de notre prochain. Peut-être que ses tentations sont si grandes et les occasions si violentes que la fragilité le fait plutôt tomber que la malice. En quoi il ne sera si désagréable à Dieu et s'amendera, plutôt que nous, en quelque petite légèreté faite malicieusement. Voilà pourquoi nous ne devons rien juger. Ne jugez pas, dit notre Seigneur, et vous ne serez pas jugés. Si toutefois le péché est public, qu'on ne puisse l'excuser, il faut prier Dieu qu'il les convertisse à soi. Quant aux actions qui de soi sont indifférentes et peuvent être bonnes ou mauvaises, ou n'y aura ni mal ni bien, comme boire, manger, se vêtir, et ce qui sert à la nécessité du corps : en tel cas il arrive souvent qu'on jugera suivant les choses représentées, que telle personne mangera ou aura mangé par gloutonnerie, ou aura fait quelque autre chose par sensualité, et souvent il pourra être qu'il l'aura fait par mortification, contre son appétit ou affection ; ou bien le fera pour en recevoir quelque mépris, de quoi il en aura grande récompense devant Dieu. Voyez comment on se peut tromper en ses jugements. Les secrets des consciences sont cachés. Pour ce nous devons estimer toutes choses en bien, afin que ne tombions nous-mêmes en péché. On offense en autre manière quelquefois, comme avoir en haine ou mépris quelque Ordre de religion pour quelque désordre qui s'y sera passé. C'est très mal fait, pour ce que nous devons seulement avoir en horreur les péchés qui se sont commis et non pas la religion ; d'autant que toutes maisons de religion sont ordonnées de Dieu et sont très bonnes. S'il s'y commet quelque faute, ce n'est pas la religion ; et s'il y en a des mauvais, il y a aussi des bons partout. Il ne faut pas aussi mépriser (54) les religions desquelles les Institutions ne sont des plus sévères. Je veux que les plus sévères et austères soient en soi de plus grand mérite mais toutes personnes ne sont pas capables de telle austérité. C'est pourquoi Dieu voulant sauver un chacun, en a établi des médiocres [moyennes] et moins austères pour ceux qui ne sont si fort de corps et qui sont moins capables d'acquérir si grande perfection que les autres. Tout sera mesuré au pied de l'amour qu'auront porté à Dieu en notre religion, lequel amour peut être aussi grand en une religion qu'en l'autre. Dieu est partout. Il se trouve aussi des personnes de religion si présomptueuses qu'ils ont en horreur et méprisent l'état de mariage, tenant les mariés comme pour réprouvés et jamais n'en parlerons que par mépris. Il est vrai que la virginité est plus agréable à Dieu et il n'y aura que les vierges qui suivront l'Agneau. Mais l'état de mariage n'est pour ce à mépriser ; vu qu'il est institué de Dieu et qu'il s'y trouve des saints et grands personnages qui ont surpassé plusieurs vierges. Comme aussi n'est-il répugnant que suivant ce que dit quelque ancien, l'humble mariage ne soit préféré à la virginité superbe. On tient que la glorieuse vierge Marie a été plus agréable à Dieu pour son humilité que pour sa virginité. On peut bien entrer au ciel sans virginité mais on n'y peut pas rentrer sans humilité. Gardez vous, ô vierges, que votre présomption ne vous fasse perdre le mérite de votre virginité. Si Dieu vous a donné cette grâce, garder-là bien par la même humilité et le mépris de vous-même, vous tenant les moindres de tout le monde. Par ce moyen votre état avec cette humilité et parfait amour de Dieu, surpassera les autres devant Dieu. Car sans doute quand ces trois vertueuses qualités, virginité, humilité et amour de Dieu sont jointes ensemble, elles sont plus agréables à Dieu que séparées. Garder d'en être ingrates et rendez-en la gloire à Dieu.

[…]

Chapitre 20. Comment l'amour-propre nous fait souvent laisser le bien pour les respects humains.

Entre tous les empêchements qui surviennent à l'âme, qui n'aspire à autre chose que de pouvoir parvenir à sa fin, qui est l'union à son Dieu, à laquelle elle ne peut arriver, si ce n'est par un parfait amour, après avoir mortifié et purifié ses péchés par la pénitence et contrition, et la vie austère, montant de vertu en vertu, les respects humains lui donnent encore empêchement. Et souvent une âme aura surmonté avec grande générosité les péchés, aura sur soi acquis de grandes vertus, ne restera plus que bien peu, pour se voir entrer au sacré cabinet de son époux Jésus-Christ : sera néanmoins encore retenue par cette imperfection, qui lui donnera plus de peine à surmonter ces respects, que toutes ses inclinations vicieuses. Âmes fidèles, que si peu de chose ne vous épouvante. Il faut nécessairement si vous désirez parvenir au pur amour de Dieu, que vous surmontiez cette défectuosité, qui est un grand empêchement.

Il y a242 deux sortes de respects humains, à savoir ès actions corporelles et extérieures, et ès spirituelles et intérieures. Les extérieures sont contre le prochain, les intérieures contre Dieu. S'il se présente quelque occasion de secourir le prochain en quelque nécessité que ce soit, corporelle ou spirituelle, et que pour ce on en pourrait faire quelque soupçon, encore qu'en notre action il n'y a que du bien et nul indice de mal, on laisse son prochain en danger pour crainte qu'on dise ou pense ceci ou cela. Crainte qui à la vérité donne un grand empêchement pour parvenir au pur amour de Dieu. Les intérieures sont comme de [73] résister aux aspirations du Saint Esprit et différer de mettre à exécution quelque acte vertueux. Pensant, si je fais ceci ou cela, on pensera que je le fais pour être tenu et dit vertueux, ou pour quelque autre respect humain : comme craignant de déplaire à quelque personne. Si l'on s'examine bien, on trouvera que beaucoup de bonnes actions sont corrompues par ces respects humains. C'est comme un ver qui ronge toutes nos bonnes œuvres. Le remède est, si tôt que nous voyons quelque objet se présenter, soit de Dieu soit des créatures, en quoi Dieu peut être glorifié, soit en soi, soit en sa créature, et que cette action soit en la charité de Dieu ou du prochain : alors nous ne devons retourner à nous-mêmes, mais rentrer en Dieu et que le simple regard de notre âme soit arrêté à la seule volonté de Dieu. Ainsi accomplir toutes nos actions, sans jamais regarder à la créature, afin que notre volonté étant unie avec la volonté de Dieu, nous opérions tout en Dieu. C'est le vrai moyen pour parvenir au pur amour de Dieu.

Chapitre 21. La manière de prier Dieu avec plus d'efficace pour soi, et pour son prochain.

Tant plus on veut entreprendre une affaire de grande importance, tant plus les préparations doivent être grandes. Si c'est pour s'adresser à quelque grand Seigneur, voire même vers le Roi, il n’y a temps que l'on n'y emploie, ni industrie dont on ne s'avise pour amener à chef243 son entreprise, afin de se rendre agréable. Soit en parler, et bien déduire le discours de son ambassade ; soit autrement, pour mieux et plus facilement obtenir ce qu'on prétend. Si pour choses terrestres et caduques on apporte tant de soin, que doit-on faire pour les choses célestes et éternelles ? Si pour s'adresser à un Roi terrien [74] et mortel, qui ne donne rien de ce qui est sien (car tout est à Dieu) l'on se travaille d'inventer divers moyens, quelle diligence doit-on apporter pour s'adresser au Roi du ciel et de la terre ? À un Dieu immortel, pour obtenir de lui, non des biens terrestres et périssables ; mais célestes et éternels ? Et de tant plus, que s'adresser à Dieu est d'autant plus grande importance qu'il y a de différence entre le Créateur et la créature ? Et néanmoins le mal est ; qu'on n'y fait que bien petite préparation. Non que je veuille dire qu'on y doive apporter une multiplicité d'actions : non. Mais une grande humilité et révérence, par un profond anéantissement de soi-même, avec une foi parfaite et grand amour.

À faute de quoi, si peu obtiennent ce qu'ils demandent de Dieu en leur oraison, Dieu dit, Demandez et vous l'aurez. Mais comment faut-il demander ? Au nom de Jésus. Tout ce que vous demanderez à mon Père en mon nom, il vous sera accordé, dit notre Sauveur Jésus. En tout ce que j'ai dit, il y a deux points nécessaires pour bien faire oraison. L'un est le délaissement de soi-même par humilité ; l'autre est la confiance en la vertu de Dieu, laquelle est entendue en ce que nous demandons au nom de notre Sauveur Jésus. Je ne veux ici discourir de la méthode qu'il faut tenir pour faire oraison ; pour ce qu'il en est traité assez ailleurs.

Mais seulement je veux montrer quelque empêchement plus proche, duquel on ne se donne garde. Il advient souvent, qu'allant faire oraison, après la préparation suivant la méthode ordinaire, on ira avec grand désir au premier coup, s'adressant à Dieu avec grande affection et ferveur, oubliant l'anéantissement de soi-même. Il semble que suivant ses désirs, on doit voler au plus haut des Cieux. Et ordinairement telle oraison fine244 en tiédeur : l'âme demeure en ténèbres, sans remporter aucun fruit. Et persévérera en cette sorte, sans savoir la cause, pourquoi en la fin de l'oraison, on sent cette tépidité245 et refroidissement intérieur, attendu que le Prophète Royal disait, En méditant le feu s'allumera en mon cœur. Il arrive donc que se trouvant enflammé au commencement de l'oraison [75] on finit avec tiédeur, et pour ce que la ferveur sans l'humilité démontre une secrète présomption, cela arrive, Dieu le permettant, afin de nous humilier, et nous faire connaître ce que nous sommes, nous rabaissant sans pouvoir remporter aucun fruit. Si donc vous voulez faire une vraie oraison, et agréable à Dieu : après la préparation brève, rentrez au plus profond de votre néant, vous arrêtant par un simple regard à votre pauvreté, de laquelle sortira une filiale componction et affection en Dieu. Suivant quoi Dieu vous élèvera souvent de cet anéantissement au plus haut degré de l'oraison. Mais il se faut aussi garder de faire cette humiliation seulement par acte, et afin que Dieu nous élève : car ce serait encore une tromperie. Que cette humiliation soit en vérité, comme il est dit en l'Évangile de la Cananée[nne], lorsqu'elle priait Notre Seigneur pour sa fille. Notre Seigneur lui dit : que la viande des enfants ne devait être jetée aux chiens. Elle répliqua, que les petits chiens mangeaient les miettes qui tombaient de la table de leur maître. Quoi que Notre Seigneur l'appelle chienne, la rejetant ; elle néanmoins, par une grande humilité, foi, et affection ardente, persévère, s'estimant pire qu'un chien. Et notre Sauveur meu [ému] de sa grande humilité lui dit : O femme que ta foi est grande. Il soit fait comme tu le veux. Le fondement de la vraie oraison, soit vocale, soit mentale, quelque haute puisse elle être, doit être un anéantissement de soi-même et profonde humilité. Voulons-nous impétrer [obtenir] de Dieu pardon de nos péchés ? Soyons humbles. Voulons-nous avancer en la vertu ? Rentrons en notre néant par humilité, et puis faisons notre demande à Dieu. Voulons-nous être unis à Dieu, et être familiers de lui ; comme de notre Père, notre Epoux, notre Tout ? Voulons-nous jouir de ses embrassements et n'avoir en nous autre contentement qu'en sa familiarité, et que sa présence ne nous soit jamais soustraite ? Soyons humbles, et demandons-le à Dieu par cette humilité et ardente charité. Il ne faut autre théologie. C'est en ceci que gît la vraie science. C'est en quoi se plaît notre bon [76] Dieu. Car lui-même l'a dit, que tout son plaisir est d'être avec les fils des hommes. C'est au milieu d'un cœur humble que Dieu fait sa demeure, comme nous témoigne Isaïe. Il se repose, dit-il, et fait sa demeure avec les simples. Et le Psalmiste, qu'il exauce les prières des humbles et contemple les choses humble soit au Ciel soit en la Terre. C'est ce que je veux dire, que nous ne devons jamais présumer, pour quelque ferveur que ce soit, ou sentiment intérieur en nous, faisant oraison. Et convient bien entendre pour ce que je dis, qu'il n'est toujours nécessaire de sentir par acte l'humiliation, pourvu qu'essentiellement elle soit au fond de notre âme, car lors c'est vraiment Dieu qui nous attire à une action plus relevée, comme est la contemplation et union avec lui. Mais notez qu'il n'y a contemplation si haute, que l'âme ne voit clairement son néant. Car tant plus elle voit Dieu, tant plus elle voit son rien. Et en cette vue, n'y a nulle opération active, comme il sera déclaré en autre lieu. Vu toutefois qui n'appartient à toutes personnes, mais seulement à ceux à qui Dieu fait la grâce de les attirer. Au surplus, il appartient à un chacun, au commencement de l'oraison, détacher de [sic] tout son possible, de rentrer en son néant et du plus profond de son cœur s'humilier au-dessous de Dieu et de toutes créatures. Et puis, avec une grande confiance en Dieu, dire avec le patriarche Abraham, Mon Dieu encore que je sois poudre et cendre, si ne laisserai-je de m'adresser à vous. Et en cette filiale confiance et humilité, Dieu est si bon qu'il ne saurait nous éconduire. Au moins s'il ne nous donne ce que nous demandons, n'étant possible[ment] encore nécessaire, connaissant mieux ce qu'il nous faut que nous-mêmes, il nous donnera autre chose plus nécessaire, ou bien ce que demandons en temps opportun. L'on pourrait ici montrer une manière de prier pour notre prochain, soit en général pour tout le monde, soit en particulier pour quelque âme, laquelle prière fera hors de tout amour-propre, sans nature, ni être induite par la nature ; mais qui vient de la vraie charité. On a de coutume, lors que la charité nous pousse de faire oraison pour le prochain [77] qui est en nécessité, faisant la requête à Dieu, de se représenter en la volonté, voire mêmes en l'imagination, la personne pour laquelle on fait prière à Dieu. Cette forme est plus pour le corps que pour l'âme. Ne voulant dire néanmoins que cette manière de prier soit mauvaise mais qu'elle est imparfaite. Pour ce que c'est plus l'affection naturelle, qui nous induit par une compassion naturelle, procédant plus de la nature que de vraie charité, laquelle Dieu désire de nous. Pour faire donc oraison pour notre prochain, en vraie et ardente charité, purifiée de toute nature, est que nous, étant en la présence de Dieu, devons laisser toute forme et image corporelle de la personne pour qui nous prions, ni même réserver en notre imagination ou mémoire la diversité des personnes, comme de père, mère, frères, cousins, etc. Au moins en tant qu'ils nous seraient représentés par quelque image ou cause procédante de nature. Pour ce que nous ne devons suivre la chair ni le sang, mais la parenté spirituelle. Suivant ce que dit Notre Seigneur : Ceux qui font la volonté de mon Père qui est au niel, sont ma mère, mon frère, et ma sœur. Il fit cette réponse lors que faisant la prédication, on lui dit que sa mère était à la porte, pour montrer qu'il tenait plus sa mère pour l'esprit que pour le corps. Non que ne devons reconnaître l'obligation particulière au père, mère, parents, amis et bienfaiteurs, (car nous sommes plus obligés de les aimer et prier Dieu pour eux que non pas pour autres). Mais que cette reconnaissance soit spiritualisée, et du tout selon l'âme, comme j'ai dit. Pour exemple, quittant toute forme et image, nous représenterons à Dieu avec grande charité l'âme de telle ou telle personne ; priant Dieu de tout notre cœur nous donner ce que lui demandons, et qui lui est nécessaire, soit pour le corps, soit pour l'âme, soit pour la délivrer de quelque affliction corporelle ou spirituelle. Et le tout en Dieu. C'est-à-dire que demandant à Dieu, nous soyons en Dieu, regardant en Dieu la dignité de l'âme pour laquelle nous prions. Tant plus nous regarderons en Dieu la dignité de cette âme, et combien [78] elle mérite d'être aidée de la grâce de Dieu, pour parvenir à la fin pour quoi Dieu l'a créée, tant plus notre oraison sera fervente et persévérante, et la charité augmentera, tant que ne cesserons, que Dieu enfin n'encline246 son oreille à miséricorde vers telle âme. Si c'est pour quelque pécheur, voyant en Dieu la perte de telle âme, par quelque défaut corporel, et combien il importe qu'une âme ne soit séparée de la grâce de Dieu : ou si c'est pour quelque âme avancée à la perfection, et que pour quelque défaut elle est retardée, voyant en Dieu tel désir : toutes ces considérations enflamment tellement l'âme en charité, et en rendent les prières si ardentes, que Dieu est contraint de lui accorder, ou sa demande, ou chose plus grande. On peut en un moment prier avec telle efficace pour tout le monde, ne recevant en soi aucune impression, pour la multiplicité des personnes ; mais comme étant tous en Dieu. Cette manière de prier est fort exquise et nécessaire à toute personne amie de la spirituelle pureté, et désireuse de jouir de la présence et union divine.

Chapitre 22. Comment une âme se doit comporter recevant quelque illustration de Dieu, ou lumière intérieure.

Une âme qui chemine en vérité devant Dieu, le cherchant en toutes ses actions, soit intérieures ou extérieures, que l'abnégation de soi-même et l'anéantissement de sa propre volonté, ne veut, ni ne cherche que la pure volonté de Dieu, et l'accomplissement d'icelle en elle et par elle. Avec un désir enflammé, que Dieu soit loué, connu et aimé, non seulement en elle mais de tout le monde. De sorte que telle âme pratique en vérité toutes les vertus, non telles quelles, ains [mais] les plus héroïques et relevées, toutes cachées aux yeux des hommes. Car la vertu secrète et inconnue sera la plus reluisante devant [79] Dieu. Telle âme cheminant ainsi en vérité, ignore ce qu'elle fait, non d'une ignorance insensible, mais d'une ignorance abyssale, procédante de la vérité. Connaissant que d'elle-même elle ne peut opérer une seule bonne action. Mais que Dieu le fait en elle et par elle. Je dis donc que telle âme, soit qu'elle soit martelée comme sur une enclume par toutes sortes d'afflictions ; que quant à intérieur elle n'ait une seule minute de repos ; et quant à l'extérieur, toutes les créatures se bandent contre elle par mille mensonges et médisances, la tenant pour très imparfaite ; que les diables se soulèvent et les puissances infernales se bandent à sa ruine : nonobstant tout cela, plus elle est abaissée, plus elle s'élève en espérance en Dieu, embrasse la croix, et se tient tellement serrée avec son Dieu, bien qu'il lui semble quelquefois qu'il l'ait abandonnée pour ses péchés, qu'elle lui dit : encore que j'ai mérité l'enfer, si vous m'y jetez, je vous aime tant, que là je vous embrasserai247 ; au moins je n'y serai sans vous, si unie est son espérance en Dieu. Tant plus elle est foulée aux pieds, tant plus elle rend son odeur devant Dieu ; mais inconnue devant les hommes. Dieu très bon, voyant la constance de sa bien-aimée, lui ouvre le trésor de sa sapience ; l'illumine intérieurement de ses grâces ; lui parle familièrement par son Saint Esprit, et plus familièrement que ne font deux amants ; lui enseigne sa volonté ; la corrige en ses défauts, bien que petits. Elle l'écoute, lui ouvrant la porte de son cœur, Dieu lui envoyant quelque lumière infuse, où l'âme voit au fond de son esprit, la pure vérité de l'objet que Dieu lui montre, comme elle se trouve devant Dieu. De la présence duquel elle ne se sépare d'un seul moment. Par une basse estime de soi-même s'anéantit devant Dieu comme un rien. Et en cet anéantissement, Dieu lui envoie cette lumière infuse, elle voit la vérité de son néant en la vérité de celui qui est tout. En quoi l'âme reçoit un contentement non pareil, de voir qu'elle n'est rien, qu'elle ne peut rien, et qu'en ce rien, celui qui est tout, est glorifié. S'il était possible, que l'âme put demeurer toute sa [80] vie en la lumière de cette vérité, il lui serait impossible de pouvoir offenser Dieu. Mais Dieu ne le permet, parce qu'il nous veut laisser en notre franc arbitre. Car si l'âme jouissait toujours de cette vérité, elle perdrait le mérite du travail qu'elle opère, pour obtenir les vertus qui sont les moyens pour parvenir à la vérité et lumière, en laquelle se trouvant abîmée, ne lui serait plus besoin des moyens pour y parvenir. Quand nous sommes en cette vie, nous sommes obligés de nous perfectionner, et de moment en moment, monter de vertu en vertu, jusqu'à la mort. Mais de jouir de l'essence de la vertu n'appartient en cette vie mais en l'autre bien-heureuse et éternelle. Si donc Dieu tout bon donne quelquefois à l'âme quelque petite échantillon en cette vie de la jouissance du bien que reçoivent les bienheureux en l'autre ; il ne faut penser de nous y arrêter, comme voulait faire saint Pierre, étant en la montagne de Thabor, ayant vu la clarté de notre Dieu en sa transfiguration. Disant : Seigneur, il fait bon de demeurer ici, faisons-y trois tabernacles. Mais tout soudain Notre Seigneur lui parla de sa Passion ; pour montrer qu'en cette vie n'est le lieu de repos. Saint Pierre ignorait encore cette doctrine. De même, si l'âme reçoit quelque lumière infuse, ou intellectuelle, ou même visible, ne doit s'y arrêter, pour y penser demeurer en cette vie, comme plusieurs font à leur grand préjudice. Mais faut savoir comment on se doit comporter en ceci. Car l'âme qui veut servir à Dieu en vérité, et aimer Dieu purement, ne doit jamais désirer telle lumière ou vision. Et au regard de la vision ou lumière, qui apparaît à la vue corporelle, elle est très dangereuse ; pour ce que l'Ange des ténèbres, s'apparaît souvent en Ange de lumière pour tromper les serviteurs de Dieu. Si donc telle lumière s'apparaît, soit en forme d'Ange ou de quelque saint, si tôt que l'âme rentre en son néant, s'humiliant en vérité dit : non, mon Dieu, ce n'est à moi qu'appartient telle lumière, je ne veux autre que vous seul, je vous veux servir en la Croix. Et ainsi s'anéantit au-dessous de la moindre créature. [81] Si cette lumière vient de Dieu, tant plus elle s'humiliera et tant plus elle lui sera agréable. Si du diable, il s'en retournera honteux et n'y reviendra plus. Quant aux visions ou lumières intellectuelles ou imaginaires, elles sont aussi visibles. Et quoiqu'on ait les yeux ferrés, on ne laisse de voir la représentation plus naïvement que des yeux corporels. Encore qu'on s'en voudrait détourner, si n'y peut-on mettre empêchement. On pourra connaître si telle lumière vient de Dieu par les effets d'icelle. Venant du diable, l'âme sent en soi des élévations d'orgueil, ou vaine complaisance de soi-même, procédant d'amour-propre, sans lui souvenir de sa vilité [caractère vil], ni de son néant. Elle pense soudain, sous couleur de reconnaissance des grâces de Dieu, être une petite Sainte. Croyant que Dieu lui fait cette grâce pour ses mérites et pour son travail. Et voudrait être déjà connue et tenue pour vertueuse. Le tout sous ombre de bien, pensant que Dieu doit être glorifié en telle grâce. Mais elle n'apperçoit cependant, que c'est plutôt pour repaître son amour-propre, qui secrètement s'attribue cette louange, plutôt que la rendre à Dieu. Car si soudain elle référait le tout à Dieu, se contenant en une nudité et pauvreté intérieure, n'appropriant à soi chose qui soit, ne voulant que Dieu même, quoiqu'elle serait trompée, pensant que ces lumières viennent de Dieu, le trompeur serait trompé, et retournerait avec sa courte honte. Mais si l'âme prête son consentement, elle sera déçue et trompée. Il faut aussi voir, si on ne recherche ou désire telle lumièr. Car ce désir procède de présomption et souvent Dieu permet pour telle présomption, que l'âme soit trompée. Le diable voyant bien que facilement il fera troubler et tomber telle âme en quelque faute. Au contraire, si telle vision vient de Dieu (car il ne laisse quelques fois de visiter ses fidèles serviteurs par quelque grâce extraordinaire) si tôt que telle grâce, soit lumière ou vision s'apparaît, si même la personne est en péché mortel, ayant le cœur endurci, il vient à se rompre sous la puissante main de Dieu, par une entière conversion, comme il a fait à saint [82] Paul, à la Magdeleine, et tant d'autres saints. Si c'est à une personne déjà entrée en la voie de perfection, elle la rend de tant plus forte, pour s'acheminer au sommet d'icelle, par un anéantissement de soi au-dessous de toute créature. Mais en vérité, avec une sainte crainte, et un désir fondé en une vraie charité en Dieu. Elle voudrait que Dieu fut aimé et loué de toutes créatures, sans que jamais un moment de temps se passât que Dieu ne fut loué d'icelles toutes. Et même voudrait s'anéantir jusqu'au plus profond des abîmes, afin qu'en son anéantissement Dieu soit glorifié. Elle reçoit une charité vers son prochain, se croyant être la moindre de toutes. Et se voudrait laisser soi-même pour le bien de son prochain. Voire même pour ses ennemis, tant elle est embrasée en charité. Voudrait être inconnue de toutes créatures, quant aux grâces reçues de Dieu. Mais quant à ce qu'il y a de vil en nous, elle voudrait en être vilipendée de tous. Ce sont les effets des vraies visitations de Dieu.

La troisième sorte de lumière se fait au fond de l'âme, et cette ci est la moins dangereuse, et la plus profitable, elle est inconnue à celui qui la reçoit. Une âme aura eu cette lumière long temps, non continuelle (car elle dure fort peu) sans avoir eu connaissance que ce soit lumière. Elle l'ignore : mais, comme j'ai dit, d'une ignorance abyssale, procédante d'une nudité intellectuelle. Connaissant bien néanmoins que c'est quelque grand bien. Même que ce soit un suprême degré de la vertu, où il lui semble qu'elle doit par pratique et travail parvenir, se fondant en la grâce de Dieu. Et comme elle croit que telle lumière est le souverain degré de la vertu, lors que cette lumière se retire, elle travaille continuellement, soit par mortification, soit par autre pratique des vertus, afin de parvenir à ce seul degré de perfection qu'elle croit être le centre des vertus, où elle est obligée (ce lui semble) de tendre, et apporter de sa part tous devoirs pour y parvenir. Et lors qu'elle voit, que pour tous ces devoirs, elle ne la peut retenir quelque fois l'espace d'un moment (je dis cette lumière infuse, qu'elle croit être le suprême degré de [83] la vertu) elle s'en contriste, comme si par sa faute elle n'arrivait à telle perfection. Et quand cela arrive, il se faut découvrir à son confesseur (lequel doit être fort illuminé en la vie spirituelle) lui donnant à connaître clairement ce qui s'est passé en sa conscience. Et lors suivre avec grande soumission ce que son confesseur aura conseillé. Et croyez qu'en obéissant, jamais on ne peut être trompé. Quand même le confesseur n'y connaîtrait rien, pour n'être si fondé ou expérimenté en la vie spirituelle, et lui donnerait des avis contraires. Elle de sa part ayant fait son devoir, n'ayant autre moyen pour tirer éclaircissement de son doute : Dieu lui enverra en son temps, par quelque moyen que ce soit, la connaissance de la vérité, si avant qu'elle se soumette, par une vraie humilité, et ce contienne en son néant, avec foi et résignation en Dieu.

Chapitre 23. Que sous nombre d'humilités on ne doit suivre son propre avis en chose douteuse, et que l'humble soumission fait cheminer en assurance devant Dieu.

S'il advient que l'âme ayant eu quelque lumière de Dieu, se trouve en doute, pour ne pouvoir connaître la cause de ce bien dont elle jouit : ou bien l'ayant perdu, se travaille pour le recouvrer : c'est une grande imperfection de faire cette recherche, ne fut que la basse estime qu'elle a de soi-même, lui fasse ignorer la vérité. Il est nécessaire qu'elle ne tienne rien caché à son Directeur, pour quelque respect que ce soit, mais qu'elle se surmonte soi-même, par une ignorance volontaire, et nudité des puissances de l'âme, n'admettant à soi aucun bien, et se désappropriant de tout ce en quoi elle pourrait trouver satisfaction en soi-même. Par ce moyen elle surmontera tout ce qui la fait retarder de donner à connaître son intérieur. Car souvent [84] il advient, que si on se découvre pour en recevoir avis, il semblera que ce sera pour être réputée vertueuse. Ce sont tous respects procédants d'amour-propre, par une réflexion à nous-mêmes, laquelle il nous faut mortifier, tant que n'ayant plus mémoire de nous-mêmes, si ce n'est en la vérité de notre néant. Que l'âme donc, épouse de Jésus-Christ, embrasse la nue simplicité, et se remettant en Dieu, donne à connaître ses doutes. Si le Père spirituel voit que ce soit grâce de Dieu, et que telle lumière soit inconnue à la personne à qui Dieu l'envoie : s'il est prudent et bien expérimenté, il ne lui doit donner à connaître en la glosant [expliquant]: et ne la doit aussi laisser sans lui donner à connaître, afin qu'elle n'abuse de telle grâce par ignorance. Il lui doit donc dire, que telles choses ne sont point vertus, mais lumières envoyées de Dieu, lesquelles on ne doit chercher ni désirer, mais s'humilier référant le tout à Dieu. Car si le confesseur par trop de prudence à craindre de lui donner à connaître que ce sont lumières envoyés de Dieu et s'en tait : la personne en demeure en grand danger et perplexité. D'une part Dieu ne laisse d'opérer, voyant la nue simplicité de cette âme, et l'abnégation de sa propre connaissance, et lui continue ses grâces. D'autre part l'âme fidèle ne veut en rien contrevenir à la volonté de Dieu ; et n'ignore pas que Dieu l'attire, pour la mettre à un plus haut degré de perfection. Et sachant qu'il donne ses grâces à tout ceux qui s'y disposent, elle y apporte tout son possible. Mais elle travaille en vain, quand elle aspire à cela quoi elle ne peut parvenir en cette vie. Pourtant se contriste, lui semblant qu'elle ne fait ce qu'elle peut ; quoi qu'on ne doive jamais penser qu'on fasse quelque chose de bon. Ainsi ces vaines recherches causent toutes ses imperfections, pour l'opinion erronée qu'elle a, que ces illustrations sont vraies vertus. Et quant elle s'en trouve privée, ne les pouvant conserver, par quelque travail que ce soit, il lui semble impossible de parvenir à la vertu248. Et si elle connaissait que ce serait lumière seulement, elle est si conformée à la volonté de Dieu, qu'elle [85] n'admettrait jamais ces imperfections, de se contrister pour les avoir perdu. Voilà le péril, quand le Père spirituel est craintif, à le lui donner à connaître, et comment elle s'y doit comporter. Je dis, si le confesseur connaît que ce sont vraies illustrations venant de Dieu, lui ayant suffisamment donné à connaître pour l'ôter de sa [sic] doute, comme j'ai dit ; il ne lui en doit faire glose ni exagération : mais la tenir en humilité, l'admonestant néanmoins qu'elle n'en doit être ingrate. Que Dieu ne les lui envoie pour ses mérites, mais de sa bonté pure. À quoi elle doit coopérer de sa part, et tendre de toutes ses forces à la vertu et perfection où Dieu l'attire. Et qu'elle se garde de rechercher, même en la mémoire, telle lumière, comme si Dieu lui avait fait voir en soi-même la vérité de son néant. Car l'âme se trouvant devant Dieu, voit clairement ce qu'elle est en vérité, sans toutefois sortir hors de soi par imagination. Mais au fond de son âme où Dieu est plus présent qu'elle n'est à soi-même. Et lors en un instant l'âme voit en Dieu la vérité de celui qui est tout ; et en cette vérité voit la vérité de son rien, se réjouissant de ce qu'elle n'est rien : et qu'en ce rien, celui qui est tout est glorifié. Encore que l'âme pour être créée à l'image de Dieu, est noble et douée de grande beauté, n'y ayant après Dieu rien de plus beau que sa ressemblance : elle voit néanmoins que tout est à Dieu, et ne s'en approprie pas une seule minute quant à soi-même ; mais demeure nue et simple, quant à l'âme et ses puissances. Si je pouvais trouver des termes propres, pour me mieux expliquer, je m'efforcerai de rendre ce discours plus clair et intelligible : mais mon ignorance ne le permet. Et avec ce, tels secrets ne se peuvent entendre parfaitement par ce qui se peut dire de bouche ou de la plume. Seulement ceux et celles qui en auront quelque expérience pourront voir en peu de mots, et avoueront je m'assure ce que je dis ; m'excusant si je n'en puis donner autre explication. Tant il y a, que cette vue cause à l'âme un très grand bien. Si on pouvait toujours avoir devant soi cette lumière, ou pour mieux dire, [86] se trouver en ses propres ténèbres, absconsé249 dans cette lumière, qui est Dieu : si, dis-je, étant en cette vie, on pouvait n'être séparé de cette vérité ; il serait impossible que l'âme offenserait Dieu actuellement (encore qu'en ce l'homme puisse de soi pécher, si long temps qu'il vit en ce bas monde.) Mais Dieu ne permet cette continuation de lumière interne, pour notre plus grand bien. D'autant que telles grâces sont dons gratuits, et Dieu veut que travaillons de notre part par le franc arbitre, afin que coopérant à la première grâce, il nous donne les secondes, et le tout pour notre plus grande gloire. Après donc que cette vue est ôtée à l'âme, ignorant que ce soit lumière (par ce que immédiatement, elle consiste en la connaissance de soi-même, le tout en Dieu) elle croit que ce soit l'effet de l'humilité. Et pour ce qu'elle sait ne pouvoir plaire à Dieu sans humilité, travaille sans cesse pour recouvrer ce qu'elle a perdu. Et voyant que pour quelque acte d'humilité qu'elle puisse faire, elle ne sait retomber à ce qu'elle a vu, elle se contriste, doutant qu'elle ne parviendra jamais à cette vertu, sans laquelle on ne peut être agréable à Dieu. Mais lors qu'elle l'a recouverte, ou que Dieu lui-même lui en donne la connaissance ; elle laisse cette curieuse recherche, et poursuit sa pratique ordinaire aux vertus, n'ayant plus en soi-même souvenance de ce qu'elle a vu, si ce n'est en Dieu, auquel elle réfère tout.

Chapitre 24. À quelle fin nous devons chercher les vraies vertus, et comme elles doivent être pures.

Dieu dit par son Prophète : Je mènerai l'âme en la solitude et là je parlerai à son cœur. Quelle est cette solitude, si ce n'est au désert retiré du monde ? Encore que le désert que notre Dieu dit, auquel il veut attirer sa bien-aimée, pour parler à son [87] cœur, soit les lieux retirés du monde, comme les ermitages, et maisons de Religion, où Dieu va visiter les âmes, qui pour son amour ont quitté toutes les commodités corporelles : si est-ce que le vrai désert est plus spirituel. Qui est l'âme ; l'intérieur de laquelle est un désert. Ce qui se fait lors, que ces puissances sont tellement réglées, qu'il n'y a plus aucun bruit turbulent de ses passions et affections déréglées, et à qui l'amour-propre est du tout anéanti. Il y a lors en l'âme un silence continuel. Et quel est ce silence intérieur ? C'est quand l'âme n'est plus occupée à chose créée, ni hors de soi-même, ni en soi-même : se servant néanmoins de toutes créatures, sans aucune opération propre. C'est un silence intérieur, pour ce que l'âme ayant surmonté toutes ses inclinations vicieuses et inférieures, n'est occupée qu'à faire la seule volonté de Dieu, l'aimer, le louer, de toute ses facultés. C'est vraiment à ce désert, que Dieu la veut conduire, pour parler à son cœur, par ces divines aspirations. Car la trouvant seule occupée à son Dieu, il lui ouvre les trésors de ses célestes communications, et lumières intérieures. Je la mènerai en un désert. Mais quel est le chemin, par lequel Dieu nous veut conduire au désert ? Sont les vertus, lesquelles l'âme s'exerce continuellement. Lesquelles doivent être pures, soit en la pratique d'icelles, soit en la fin pourquoi nous les désirons. La fin de toutes nos œuvres, de tous nos désirs doit être Dieu. Toutes ces vertus donc, tant soient-elles héroïques, ne sont pas la fin puis qu'elles ne sont pas Dieu, mais le chemin pour aller à Dieu. Pour ce nous ne devons pas arrêter à la vertu seule, mais passer plus outre. Celui qui a proposé de faire un lointain voyage, ne s'arrête point au chemin, pour beau qu'il soit : d'autant que ce où il prétend arriver, est encore plus à son désir. De même, celui qui aspire au ciel, pour illec250 jouir de Dieu, ne doit reposer tant soit peu, si ce n'est en Dieu. Comme si ayant surmonté de grandes difficultés par patience, on trouve quelque repos, soit en la patience et mansuétude vers le prochain, humilité, force, tempérance (car toutes ces vertus causent un repos [88] en l'âme) il ne faut là subsister, ains [mais] se garder d'arrêter à ce repos, qui procède seulement des vertus.

Quant aux trois vertus théologales, qui sont foi, espérance et charité : pour ce que les trois premières vertus regardent Dieu, et que leur opération se termine en Dieu, il est plus difficile de connaître l'amour-propre en ce repos. D'autant que leur opération étant terminée en Dieu, il ne peut être qu'elle ne trouve aussi en Dieu le vrai repos. Et ce repos est très nécessaire et très bon. Duquel saint Augustin parlant dit : Qu'il a cherché en toutes choses, et n'a trouvé le vrai repos, si ce n'est en Dieu seul. D'où on peut voir que le repos, qui se peut trouver en quelque créature, tant soit elle noble, ni même ès vertus, n'est que faux repos, procédant d'amour-propre. Celui qui goûte le vrai repos en Dieu, connaît bien la tromperie du repos, qui n'est pas purement Dieu251.

Mais celui qui ne l'a encore goûté, et ce que c'est de Dieu, est facilement abusé252. Car ayant mortifié ses passions, et cheminant en la vertu, sans passer plus outre, ils s'arrêtent à ce bien sans regarder sa fin, qui est Dieu et le seul bien parfait. On pourra donc connaître cette tromperie, en ce que l'âme mettant tous ses efforts ès actions internes, soit de toutes vertus, y met toute sa perfection, comme faisait sainte Marthe, qui était plus soigneuse à servir notre Seigneur corporellement que spirituellement, oubliant la vie contemplative. Aussi notre Seigneur lui dit, Marthe, Marthe, tu es pleine de souci, et par après, Marie a choisi la meilleure partie. D'où on peut connaître, que les travaux et œuvres de Marthe envers notre Seigneur étaioent bons et lui étaient agréables : mais non tant que ceux de la Magdeleine. Pour ce qu'ils n'étaient si purs, étant actifs253. Ces deux vies en ces deux sœurs Marthe et Madeleine, nous représentent toutes sortes d'âmes, s'adonnant au service de Dieu. Car on trouve des personnes, qui mettent leur perfection seulement aux vertus actives, et ne parviennent guère à la vie contemplative. Et je dis donc que pour parvenir à la pureté des parfaites vertus, il ne faut jamais quitter la [89] mortification, ni la pratique des vertus. Mais il faut que ces actions procèdent de la volonté, sans opération active de l'intellect ; afin que la supérieure partie de l'âme, ne reçoive empêchement pour opérer les fonctions de la contemplation, et union avec Dieu, dont elle demeure incapable et ne les peut opérer, si avant que ses puissances inférieures, qui sont la mémoire et l'entendement, sont occupés ès actions actives, qui sont les vertus254.

Mais lors que la volonté produits les actions des vraies vertus, et ensemble celles de vouloir opérer au parfait amour de Dieu, encore que la volonté soit inférieure à la suprême partie de l'âme ; comme n'étant que l'une de ses puissances, si est-ce que l'âme ne pouvant opérer en Dieu ses fonctions, sans l'opération de la volonté, d'où procède le franc arbitre : et par ainsi la volonté opérant par le franc arbitre, ès actions actives de la mortification et autre vertus : et ensemble opérant aux partis supérieurs de l'âme, auquel elles s'arrêtent comme à la fin pour lequel elle est créée, qui est de pouvoir contempler la divine Majesté, et ne chercher autre repos qu'en cette union de Dieu, laissant ses parties inférieures occupées ès actions inférieures, lors il adviendra que ce seront ensemble la vie de Marthe et celle de la Magdeleine, à savoir l'active et la contemplative ; et l'une ne donnera empêchement à l'autre. C'est par ce moyen qu'on trouvera la pureté des vertus. Ceux et celles qui n'y sont encore parvenues, ne doivent entrer en scrupule ou défiance de la grâce de Dieu, mais travailler avec [sic] l'humilité, et en demander la grâce à Dieu. Car ce chemin est encore imparfait, eût égard au plus parfait ; combien qu'il semble difficile à ceux qui ne sont là arrivés. [90]

Chapitre 25. Comment on peut connaître l'amour-propre en la méditation.

En l'Ancien Testament, il est fait récit que Jephté se trouvant en peine en la guerre, fit voeu à Dieu, que s'il gagnait la victoire, il lui sacrifierait la première chose de sa maison qu'il rencontrerait à son retour. Enfin la victoire gagnée, retournant tout joyeux de la guerre : ce qu'il rencontra premier, fut sa fille qui lui allait au-devant avec haubois et autres instruments de musique, accompagné de diverses troupes de filles, bien apprises à chanter, pour le congratuler de la victoire. Ce que voyant Jephté, saisi de grandes douleurs, dit à sa fille, hélas ma fille qui m'a trompé, et toi même aussi, et suivant cela il la sacrifia. Nous devons faire le même : car ce capitaine Jephté, est l'esprit, qui fait toujours la guerre au monde. Et comme il a le dessus de ses ennemis, qui est lors qu'il est parvenu au repos de la présence continuelle de Dieu, par la méditation et contemplation, esquelles l'esprit s'éjouit en Dieu : la chair d'où procède l'amour-propre, tout sautelant [sic] lui va au-devant, par ce qu'elle voudrait être toujours en joie et liesse, quoiqu'elle soit plutôt appelée de Dieu à douleurs et pleurs. Comme donc la chair se veut mêler parmi la joie des victoires spirituelles, il lui faut dire, hélas tu m'as trompé, mais tu t'es trompée toi-même. Tu m'as voulu tromper, me faisant trébucher au péché : tu seras trompée, par la peine et travail que je te donnerai ; car j'ai promis de te sacrifier à Dieu.

Sara femme d'Abraham, ayant rencontré son fils légitime Isaac, jouant avec Ismaël fils de sa servante, s'en indigna grandement, et dit à son mari, chassez-moi cette servante et son fils, il ne fait pas beau voir jouer ces deux enfants ensemble ; car le fils de la servante n'héritera pas avec le fils de la libre255. Dieu le Créateur notre [91] vrai Abraham, père de toutes nations, a deux enfants, l’un est la chair, l'autre l'esprit. Il advient bien souvent que la chair et les sens, représentés par Ismaël fils de la chambrière, se veulent mêler parmi les joies spirituelles. Dont fort indignée, la divine Providence dit au Chrétien, et spécialement à la personne dévote, et retirée de tous plaisirs provenant des créatures. Chassez arrière cette chair par veilles, jeûnes et mortifications : car il ne fait pas beau voir que ta chair se joue ou fasse trêve avec ton esprit. Voire il est impossible, si tu me veux servir, et participer à mes grâces et prérogatives, que ton âme jouisse des fruits de la divine contemplation, si tu ne sépares les sens corporels d'avec les spirituels256 .

Mais d'autant que je n'ai délibéré de traiter ici de tous les empêchements qui surviennent, soit en la méditation, soit en la contemplation, mais seulement de les plus notables, comme l'amour-propre ; je ne veux aussi ici toucher la méthode de méditer ou contempler. Quant aux moindres imperfections, elles n'ont ici lieu, d'autant qu'à une vie ou degré de perfection si relevée, les imperfections sont (et faut ainsi dire) perfections à l'égard d'un degré moindre et inférieur. Ainsi il faut traiter les imperfections suivant l'ordre et le degré auquel l'âme est arrivée. Quoi donc, que la méditation soit une action parfaite, et la contemplation plus parfaite, et même céleste, si est-ce qu'il y a en icelle divers degrés suivants ceux, ou de la grâce que nous pouvons acquérir, coopérant aux grâces de Dieu par le franc arbitre, dont on acquiert là sus au Ciel la gloire bien heureuse : ou bien ceux de la grâce que gratuite, que Dieu donne à qui sa sapience et bonté infinie a déterminé de toute éternité, d'élever à tel degré de grâce telle ou telle âme.

De même est-il au ciel, tout tous contemplent il est, et jouissant continuellement de la claire vision de Dieu. Mais tous n'ont en cette contemplation et vision, si claire connaissance de la grandeur de Dieu, et tous jouissent si parfaitement de la Divinité et des secrets de la Sapience incréée. Sont néanmoins tous contents et rassasiés. Je veux donc [92] montrer, qu'en cette vie nous ne pouvons jouir si parfaitement de la contemplation divine, pour les empêchements que nous donne le corps, et les inclinations mauvaises et imparfaites procédantes de la nature corrompue.

Quand est de la méditation ; pour ce que c'est une action plus basse, que la contemplation, l'amour-propre s'y trouve en diverses sortes. La méditation ou oraison mentale, qui se fait en l'intérieur sans prononciation de paroles, procède de la volonté, puis se termine en l'entendement par les discours, soit sur la vie et passion de Jésus, ou de la Vierge Marie, ou des saints, ou des mystères de la foi catholique, ou sur quelque science et de la Sainte Écriture. Car proprement méditer, c'est discourir en l'entendement des choses Saintes. Se servant de l'imagination, quand on se veut représenter les personnes et les lieux, comme de la Passion et de tous les mystères, que nous voulons méditer. En quoi l'affection s'enflamme en l'amour de Dieu, et des vertus. Opérant des actes de la volonté, pour tirer les affections, suivant les matières sur lesquelles l'entendement aura discouru, ou bien sur quoi Dieu aura opéré par sa grâce en la méditation. Faisant toujours réflexion sur nous-mêmes, pour nous anéantir par la mortification, et ne cesser de nous mortifier, tant que pourront trouver en nous quelque imperfection, tant petite qu'elle soit, dont nous avons connaissance par la méditation. C'est en ceci que consiste le fruit de la vraie méditation257. Et en quoi aussi se trouve l'amour-propre, et où la chair se veut éjouir258 avec l'esprit, comme j'ai dit au commencement de ce chapitre. C'est une chose très délectable, lors que la personne a cette grâce naturelle, de bien discourir en l'entendement. Il advient pour cette grande délectation, qu'elle s'y trouve tomber en ravissement. Et tout ceci peut être avec amour-propre. Sans toutefois rejeter la vraie et pure méditation, qui est de même aussi avec ravissement, mais les effets en sont divers. Lors que l'âme s'arrête seulement à bien discourir, recherchant des curiosités et au concept, elle s'élève plutôt en orgueil [93] qu'à se confondre soi-même. Et tout ceci provient de l'amour-propre, y trouvant néanmoins l'esprit en grand contentement. C'est curiosité de vouloir connaître les choses hautes et profonder [sic] les secrets de la Divinité.

On trouve que Saint Augustin se promenant quelque jour au long de la mer, méditait sérieusement sur le mystère de la Sainte Trinité, ruminant en son esprit des moyens pour comprendre ce haut mystère, auquel la capacité de l'homme ne peut atteindre. Sur cette entrefaite s'apparut [sic] à lui un petit enfant, qui puisait l'eau de la mer avec une cuillère, la mettant dedans une petite fosse : Saint-Augustin le voyant, lui demanda, petit enfant que faites-vous ? Je veux, (ce dit-il) mettre toute l'eau de cette mère dedans cette petite fosse. Sur ce S. Augustin dit, il est impossible que l'eau de la mer puisse entrer dans cette petite fosse. Lors l'enfant, qui était le petit Jésus, s'apparaissant [sic] en cette telle vision, lui répliqua : il est plus possible de mettre toute l'eau de cette grande mer dans la fossette, qu'il n'est possible que puissiez comprendre ce que vous recherchez. Ce dit, il s'évanouit, et S. Augustin rentrant en soi-même, connut lors par cet enseignement, que nous ne devons chercher chose curieuse, surpassant entre notre capacité ; pour ce que cette curiosité procède de notre amour-propre, encore que ce soit vers choses très saintes, et de Dieu même.

Souvent par ce moyen les personnes reçoivent des illusions. Dieu le permettant ainsi. Et le diable voyant notre inclination, s'en sert pour nous tenter et tromper par ses illusions, se transfigurant en Ange de lumière. Puis la nature se voulant joindre avec esprit, et s’éjouir en ses discours, s’y fourre sans aucune pratique de la mortification259 . Et s'il advient quelques petites occasions, d'endurer quelque affliction, ou persécution des créatures venant de la part de Dieu, on ne la sait supporter. Voilà les fruits de telle méditation, lors que l'esprit s'arrête seulement aux discours, sans en rechercher les fruits pour soi-même260, qui sont les actions vertueuses, et anéantissement de soi-même. Il se trouve encore d'autre amour-propre, lors qu'en la méditation on reçoit [94] quelque tendresse. Peut-être procédante de nature : quelques fois venant de la grâce de Dieu, comme sont les larmes et autres tendretés, et semonces intérieures, [l]esquelles261 la nature se veut toujours joindre avec l'esprit, pour se repaître sensuellement des grâces divines, fuyant le travail de la mortification262. Mais il lui faut dire ce que Jephté dit à sa fille, qui nous représente l'âme fidèle à Jésus-Christ. Hélas, ma fille, vous m'avez trompé : et Toi-même es trompé, car je sacrifierai au Dieu vivant, par la continuelle mortification de tes désirs désordonnés et amour-propre, tant és choses spirituelles que corporelles. Car l'amour-propre és choses spirituelles, est plus dangereux qu'és corporelles : par ce qu'il est moins connu, et est sujet à vaine gloire. Le remède donc contre l'amour-propre en la méditation, est que le fondement de notre oraison soit pour trois causes. La première, afin de connaître Dieu. La deuxième, afin de se connaître soi-même. La troisième, afin de pouvoir aimer Dieu de toute notre puissance, le chercher avec pureté d'intention. Ne faire oraison pour trouver le goût et dévotion sensible : mais pour constamment se surmonter soi-même, et par la connaissance de soi-même, venir à la connaissance de Dieu. Non par curiosité de concept, mais en unité de volonté avec celle de Dieu, nous rendant conforme à sa sainte volonté. Et que tous les discours de la méditation sur quelque matière que ce soit, ne soient à autre fin que pour connaître notre virilité, et nous toujours anéantir, et reconnaître que tout bien vient de Dieu seul. En cette connaissance notre volonté s'enflamme en son amour, pour ne chercher que sa gloire en toutes créatures. Mais si Dieu nous élève, et nous donne lui-même notre nourriture spirituelle, comme il fait quelquefois aux humbles et à ceux qui en simplicité colombine, et en pure vérité le cherchent ; si ayant commencé notre méditation, Dieu retire notre âme de la matière préméditée, en quoi nous discourons, nous présentant quelque autre sujet, comme quelque sentence de la Sainte Écriture, ou soit que ce soit chose que [95] Dieu voit nous être nécessaire, il ne le faut rejeter ; mais librement et sans scrupule laisser notre premier sujet et accepter celui que Dieu nous inspire. Car on fera plus de fruit en telle méditation, qu'on ne ferait en un an, en ce qui vient de notre seul travail. Et nous en devons rendre grâces à Dieu, et écouter le Saint Esprit, pour entendant ce qu'il demande de nous, coopérer à ses grâces.

Chapitre 26. Quel est l'amour-propre qui se trouve en la contemplation.

L'âme qui n'aura expérimenté, ni encore passé plusieurs degrés de la vie spirituelle, trouvera (peut-être) ridicule, qu'en une action si excellente et relevée que la contemplation, s'y trouve l'amour-propre. La contemplation quant à soi-même, pour ce que c'est une action, qui n'a aucune opération active, procédant à des puissances inférieures de l'âme, mais qui seul commence, se termine et finit en Dieu (Dieu étant son seul objet) pour ce, quand à soi-même, elle est très pure et du tout céleste. Mais les accidents qui y surviennent, procédant de nature, soit après, ou bien à l'instant même, que l'esprit est éveillé de ce céleste repos, ne sont pas exemptes de cette imperfection. Je dis quant à l'esprit, qui anime l'âme raisonnable, sensitive et végétative. Car quant à la suprême partie de l'âme, qui est la vraie image de la Sainte Trinité, cette seule partie qui domine par-dessus toutes les parties inférieures, l'entendement, la mémoire, et la volonté, cette seule partie qui agit toujours, et qui seul opère en Dieu, non par quelque action active, ni passive ; mais par une disposition déiforme à la disposition de Dieu263 : à laquelle Dieu l'a trouvant disposée, comme à recevoir cette impression de la grâce surnaturelle, à cet instant demeurent transportée par-dessus soi-même, et absorbée du tout en une claire [96] lumière de la divinité. Jouissant de sa douceur ineffable, contemple cette beauté incréé, qui la fait devenir brûlante et enflammée d'amour comme un Séraphin. Et lors les puissances inférieures demeurent fixes, sans opérer aucune action active, procédant de leurs fonctions naturelles. Ceci se fait, par ce que ce grand tout qui est Dieu, seule domine en toutes les facultés de cette âme, et de ses puissances, voir du corps264. Ceci ne se peut fort bien donner à entendre, si ce n'est à ceux qui en font l'épreuve.

Je me servirai d'une similitude. Lors que le soleil reluit, sans aucun corps ou empêchement opposé à ses rayons, toutes lumières deviennent obscures en celle du soleil ; en sorte que l'on aperçoit, ni lune ni étoiles, ni autres lumières étant sur la terre. Non que tous ces corps lumineux aient perdu leurs naturelles lumières : mais par ce que le soleil qui élargit sa lumière par toute la terre, à sa lueur si grande qu'il offusque la lumière des autres corps, quoiqu'il ne laisse cependant, de faire leurs opérations selon leur nature créée. De même est-il, lors que l'âme, sans aucun entre-deux, envisage face à face, la beauté du vrai soleil de Justice, demeurant absorbée en la jouissance de ce grand Tout. Car alors les puissances inférieures, quo iqu'elles soient nobles en leur nature, comme l'entendement, par ce qu'il comprend ce que c'est de Dieu : la mémoire, par ce que telle en est la vivacité, qu’elle enclôt en soi en un moment le ciel et la terre ; et la volonté, par ce qu'elle peut tout ce qu'elle veut (vraiment puissances très nobles, puisque quant à leur substance et nature, elles sont comme lumière par-dessus toutes autres créatures) étant cette partie plus supérieure, occupée à contempler les perfections divines, de cette lumière incréée qui est Dieu, qui réverbère de sa lueur par-dessus toutes lesdites puissances de l'âme : elle demeurent à cet instant comme du tout anéanties. Non qu'elles perdent leur opération naturelle quant à leur être. Mais elles demeurent fixes et arrêtées, par un consentement universel, laissant seul opérer en l'âme celui qui est Tout. Désappropriant à soi tout ce qui n'est [97] sien, pour servir du tout à son Tout.

Ceci se fait seulement lors que l'extase ensuit la contemplation. Si on pouvait voir l'âme en cet état, on ne verrait que Dieu reluire en toutes ses facultés. Ou toute sa beauté naturelle n'apparaît en la présence de cette grande lumière de la divinité, y étant toute absconsée, tellement qu'elle est comme déifiée. Et en cette contemplation, l'âme en rapporte très grand fruit spirituel. Et pour ce qu'elle est pure, il s'y trouve peu souvent de l'amour-propre. Mais toutefois, pour ce que nous sommes encore en cette nature corrompue, il faut être toujours sur ses gardes, comme j'ai dit, pour les accidents qui y surviennent. Car l'âme ne peut toujours être en cet état, et retournant de cette conversation avec Dieu, entre les créatures, tout lui semble si vil et abject au monde, et lui apportent tant de dégoûtement, que la vue de toutes ces choses créées lui est un continuel martyre, pour ce pur amour qu'elle a acquis en ces trésors célestes.

Mais bien convient d'être, comme j'ai encore dit, sur ses gardes, afin que que l'amour-propre ne vienne à corrompre ce pur amour. Ce qui adviendrait, si contre l'ordonnance de Dieu, elle désirait retourner à cette union et contemplation, sans y être attirée de Dieu. L'âme doit opérer toujours conformément à la volonté de son Tout, aussi bien étant hors de cette union, comme étant absorbée. Et si Dieu l'attire pour quelque temps à la vie plus active, il faut que son amour-propre soit tellement anéanti, qu'elle ne sente en soi aucun désir, de vouloir ou non vouloir, sinon seulement ce que Dieu veut en elle, et en toutes créatures, tant au ciel quand la terre265. Il y a divers degrés de contemplation plus bas, esquels l'âme demeure arrêtée sans aucun discours, et cette manière de contempler Dieu, ensuit souvent le discours. Pour exemple, en discourant mentalement sur quelque matière, soit sur l'humanité de notre Seigneur Jésus-Christ, ou sur quelques considérations de la Divinité, on s'enflamme tellement en l'amour de Dieu, qu'on en tombe en admiration. Et lors le discours finit, et la personne demeure fixe en la contemplation des choses célestes266. Mais d'autant [98] que cette contemplation, quoi que très bonne et louable, arrive immédiatement après le discours, n’y étant aussi l'âme supernaturellement élevée de Dieu, quoique que Dieu y opère aussi (mais non en telle transformation de la créature au Créateur : ains267 seulement par une simple conversion de toutes ses facultés en Dieu, qui néanmoins est aussi très agréable à Dieu) cette contemplation est plus sujette à un amour-propre. Lequel toutefois peut être évité, se tenant toujours en humilité. Donc afin que notre esprit puisse librement vaquer à la contemplation des choses célestes, sans aucun doute des empêchements de l'amour-propre, il faut remarquer quel est l'amour-propre en cette action. Ne parlant ici des autres empêchements, comme sont les images et autres semblables, dont sera traité en autre lieu. Mais seulement de l'amour-propre, qui survient ayant déjà exercé la contemplation, laquelle comme dit est [sic], ensuit souvent la méditation. Comme lors que l'âme médite ou considère profondément quelque matière, en laquelle son affection s'enflamme aux désirs de pouvoir mettre en effet en son temps, le fruit qu'elle tire de ces considérations ou méditations. Puis s'élevant plus haut, l'affection s'arrête sur le premier objet de sa méditation qui est Dieu. Où elle demeure transportée par-dessus toutes ses actions actives, aussi long temps que Dieu opère en elle. Quelquefois cette transportation se fait sitôt qu'elle aura proposé en son esprit le premier sujet de sa méditation. Suivant ce que Dieu opère sans aucun discours. Seulement par un seul désir enflammé, voyant son objet, qui est Dieu, celui qu'elle aime, elle demeur à cet instant fixe en la contemplation, en laquelle elle jouit d'un contentement indicible268.

Voyons maintenant comment subtilement se glisse l’amour-propre en cette simple contemplation. Les sentiments naturels ne sont point privés de leurs fonctions, tellement que la nature, qui ne désire que le repos propre, prend une complaisance en soi-même du repos, que ses sentiments ressentent, par participation du repos que l'âme trouve en Dieu. En sorte [99] qu'elle approprie à sa nature ce qui n'est sien269. Non que je veuille contredire ce que dit le Prophète Royal, Psaume 83. Mon cœur et mon corps sont éjouis en Dieu vivant. Car cette joie de la chair avec l'esprit, dont parle David, n’est pas avec propriété mais en Dieu purement. Quels sont les effets par lesquelles on peut connaître ce faux repos de la nature d'avec le vrai repos ? C'est que s'il advient qu'on retire l'âme de ce repos pour vaquer à quelque autre exercice pour la charité du prochain : si c'est en religion, l'obédience le permettant, elle en sort avec chagrin, se trouve inquiète, fait des petits murmures en soi-même pour ce qu'on la retire de ce repos sous couleur de bien. Lui semble qu'elle est plus parfaite en cette action que la quittant pour faire l'obédience ou la charité au prochain. Tellement qu'elle fait estime de ses actions. Ce qui est contre le vrai anéantissement et humilité. Et telle personne vient secrètement à mépriser les autres, qui ne seront si adonnées à ce repos de contemplation. Une infinité de secrettes amours propres que l'âme expérimentera si elle regarde de près. Mais au contraire, l'âme qui aura surmonté l'amour-propre, si même elle était en extase, où son âme jouissait à son aise des divins embrassements de son céleste époux, et qu'on la vienne éveiller, ou pour l'obédience, ou pour la charité du prochain, sort avec un grand contentement, et désir enflammé de pouvoir mettre en effet les fruits qu'elle a appris en cette divine école de Jésus-Christ. Car plus elle aime Dieu, plus elle aime son prochain, quittant Dieu pour Dieu, ne perdant pour ce la présence de son bien-aimé. Et telle âme tient un grand cas de toute personne, comme étant toute créée à l'image de Dieu. Si elle voit les autres n’être parvenus à ce degré, ne les méprise : mais considère la fragilité, et fait peu de cas de soi-même, attribuant le tout à la bonté de Dieu, et à lui seul en rend la gloire. C'est en cette sorte qu'il faut cheminer en vérité devant Dieu si nous voulons lui être agréables. [100].

Chapitre 27. Comment on peut aimer toute créature raisonnable d'un pur amour.

Comme il n'y a rien qui plus captive notre affection que ce qui est présent à notre vue : ainsi il n'y a rien qui ne donne plus d'empêchement de parvenir au pur amour de Dieu, que l'objet des créatures. Nous ne voyons pas Dieu visiblement, quoi que la vue de l'âme soit plus vive, quand elle est fichée en Dieu qui est esprit, que non pas la vue corporelle. Mais d'autant que nos inclinations attirent toujours l'esprit à la nature, au moyen quoi nous venons à aimer les créatures, de là vient que l'âme devient aveugle aux choses célestes. Combien que Dieu commande d'aimer son prochain comme soi-même. Voyons donc comment on peut aimer toute créature en Dieu et d'un pur amour. Toutes nos œuvres, toutes les vertus que pouvons acquérir, enfin tout ce que nous pouvons opérer de bon, la consommation de tout, c'est la charité de Dieu et du prochain. Et le seul objet de l'amour que portons à notre prochain, ce doit être Dieu. Or, ce qu'il y a en la créature raisonnable qui nous doit émouvoir à l'aimer, ce doit être ce qui est en elle à la ressemblance de Dieu, qui est l'âme créée à son image. Ne suivant en rien la nature. Par ce que si nous aimons la créature pour quelques grâces naturelles, notre amour sera autant variable que l'objet sera un constant. Si la personne vient à perdre le don de nature qui la rend aimable, soit quelque vertu, de laquelle elle viendra à décliner, incontinent ne voila ébranler ; pensant trouver en la créature ce qui ne peut être trouvé qu'en Dieu seul, qui toujours est bon. Il faut donc regarder en la créature, les yeux de l'âme, l'image du Créateur. Et pour ce que Dieu l'aime, comme étant son image : aussi nous [101] l’aimions fidèlement pour ce seul objet, qu'elle est créée à l'image de Dieu, et par ce que Dieu l’aime. Ainsi voyant sa dignité, nous ne pouvons faire autrement que de l'aimer. Il nous faut donc toujours regarder notre prochain du côté de l'âme, car elle est Ange ; et non pas du côté de la nature, car elle est homme. Et partant fragile, parlant en général, tant pour la femme que l'homme. Car en la Sainte Écriture et devant Dieu, il n'y a aucune différence quant à l'âme, soit de l'homme ou de la femme. Il faut donc laisser tout ce qui vient de nature, et toute attente, tant soit-elle bonne, procédante de nature. Et seulement ficher les yeux de notre âme, à notre premier objet, qui est Dieu, en qui nous devons aimer toutes choses. Et puis de la dépendance de Dieu conformant notre volonté à la sienne, et unissant notre amour à la sienne, aimer fidèlement tout ce que Dieu aime. Et que cet amour du prochain se termine et finisse en Dieu. Je dis finisse, non que la vraie charité prenne fin. Mais finisse, il faut entendre, quant au second objet, qui est la créature ; pour rentrer à son premier objet qui est Dieu : et ainsi que ces deux amours soient tellement unis qu'il ne soit qu'un en Dieu. Il n'y a amour sensuel, tant soit-il passionné, que les forces puissent égaler à ce pur amour. Pour ce qu'aimer toutes les âmes, comme étant les images de Dieu, et ne regarder que Dieu en elle, cet amour est si fort, que l'âme donnerait mille fois sa vie pour l'amour de son prochain270. Tant plus l'âme aime son prochain de ce pur amour, tant plus elle reçoit en soi-même une aliénation de tout ce qu'il y a au monde, qui ne se peut aimer en Dieu, c'est-à-dire de tout ce qui est vanité. À une âme qui aime Dieu et son prochain, de ce purs et divins amours, la terre est un Paradis. Pour ce que si elle trouve des infirmités en la créature à supporter, elle n'en reçoit aucune peine. D'autant qu'elle voit ceci procéder de la nature, en laquelle elle ne s'arrête en rien ; mais seulement à l'esprit, et à la beauté de l'âme. [102].

Chapitre 28. De l'humilité.

L'humilité est le fondement et la garde de toutes les vertus. Laquelle notre seigneur Jésus, qui en est l'essence et miroir, a spécialement exalté, pour surmonter l'orgueil du diable. Et comme d'un très précieux gage. Il dit, Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur. L'Apôtre l'appelle vertu de Dieu, disant, je me glorifierai de bon cœur en mes infirmités, afin que la vertu de Dieu demeure en moi. Donc la vertu d'humilité essentiellement tient son siège au fond de l'âme. Ses branches paraissent ès trois puissances d'icelle. Par l'entendement elle est illuminée, d'où elle connaît la pure vérité de son néant. Par la mémoire, elle ne perd jamais le désir de retourner à son néant, sans adhésion à choses créées, si ce n'est en Dieu. Par la volonté, d'un courage magnanime, elle embrasse joyeusement tout ce qui lui survient pour l'anéantir, soit de la part de Dieu, soit de la part des hommes. Or cette humilité se fait connaître par ses œuvres. Ès actions intérieures et extérieures. Ès actions extérieures, lors que la personne cherchant toutes choses, soit au manger, accoutrer, converser, parler, bref en tous ses comportements, le plus vil et contemptible, pour en ce être méprisée et tenue pour un néant. Et ce non pour apparaître humble : mais pour être tenu en vérité ce que nous sommes. Le second acte d'humilité est que nous recevions d'un bon cœur et joyeusement toutes les injures, médisances, calomnies ; brefs tous les tourments qui nous peuvent arriver des créatures. Et au même instant, leur montrer toute amitié et reconnaissance de leurs injures. N'attribuant rien à la créature, mais à la bonté de Dieu, qui le permet ainsi, pour nous faire connaître la vérité de ce que nous sommes. Quand aux actions intérieures, c'est un acte intérieur, [103] lors que la personne reçoit volontiers tout ce que Dieu lui envoie. Soit tristesse, tentation, délaissement de tout sentiment intérieur, désolation, toutes sortes d'afflictions internes. Louant Dieu de tout, le remerciant, se connaissant en vérité avoir mérité tel délaissement, et que nous ne sommes dignes de recevoir, soit de la part de Dieu, soit de la part des créatures, quelque bien : mais tout mépris, vitupere, et délaissement de soi, comme étant un rien. Le second acte de cette humilité intérieure, est que l'âme s'estime indigne de recevoir de Dieu quelque consolation intérieure, grâce, illumination, ou autre don spirituel ; et si Dieu lui fait telle grâce, l'âme s'anéantit de tant plus, se reconnaissant indigne de tel bénéfice. Le troisième, est quand Dieu donne à la personne quelque grâce intérieure, soit de vertu, illustration, consolation, et autres dons supernaturels, elle les tient néanmoins cachées aux yeux des créatures, et ne se découvre, si ce n'est à celui qui gouverne son âme. Auquel la même humilité permet qu'on ne lui cache rien, afin de recevoir avis, comment on se doit comporter en telle grâce. Et si le confesseur use de quelque rigueur, pour nous humilier, on la doit accepter de bon cœur. Notre Dame nous a bien montré cet exemple d'humilité, lors que le fils de Dieu avait pris chair humaine dans son ventre virginal, lors qu'elle voyait son cher époux Joseph tout contristé, la voyant enceinte, et n'en sachant le mystère. L'humilité de la Vierge, ne pouvait permettre de lui donner à connaître, jusque à ce que l'Ange lui révélât la pureté de la Vierge, et qu'elle avait conçu par l'opération du Saint Esprit, sans préjudice sa virginité. Le quatrième acte, est qu'étant doué de toutes grâces spirituelles, qui se peuvent départir à créature, la personne veut et désire, même se réjouit d'être estimée et tenue pour fort imparfaite, et grande pécheresse, et être tenue des hommes pour telle. Ne soit que Dieu l'attire à quelque autre fin, où il est nécessaire pour la gloire de Dieu que notre réputation serve de lumière aux autres. Mais en ceci il faut bien connaître la volonté de Dieu. Par ce que sa volonté fait toujours [104] connaître la vérité de notre innocence, lors qu'il le voit expédient. Le cinquième, est quand tout le bien que nous pouvons faire soit intérieur ou extérieur, nous ayons un tel anéantissement, que nous croyons en vérité, que tout ce que faisons, n’est d’aucun mérite devant Dieu. En ce, s'humiliant du profond de notre cœur, le priant ardemment qu'il lui plaise par sa bonté, accepter ce peu que nous lui offrons tant imparfait271. Mais enfin quand nous aurions donné à connaître tous les actes d'humilité et tout ce qui s'en peut dire, ce ne sera encore la vraie humilité. Car cette vraie humilité est cachée au fond de l'âme, et ne se peut prononcer de bouche. Heureuse humilité, car celui qui la possède est le sanctuaire de Dieu et le tabernacle du Saint Esprit. C'est dans ce cœur humble que Dieu prend son plaisir et que du plus haut du Ciel il le regarde, pour lui élargir les trésors célestes de ses saintes grâces.

Chapitre 29. De la foi nue.

La foi la première des vertus théologales, lesquelles regardent Dieu. Et le propre office de la foi, est d'illuminer l'entendement et l'élever à la ferme croyance de tout ce que Dieu nous révèle par le moyen de son Église.

Encore que ce soit chose difficile et surpassant la raison naturelle. La foi s'appuie sur sa vérité infaillible. Car tout ce que la foi nous propose, ça été Dieu qui l'a révélé, et Dieu est la même vérité. Tellement qu'étant impossible que ce que Dieu dit soit faux, reste que quand la foi nous propose quelque chose contraire à la raison, force est de se résoudre, et dire que la raison humaine est faible et se peut aisément tromper, mais Dieu ne se peut tromper. Partant reste aussi que la foi consiste à croire tout ce que l'Église nous enseigne, comme étant l'Oracle de [105] Dieu. Sans en vouloir avoir aucun témoignage, ou miracle, ou révélation particulière. À ce propos Frère Gilles de l'ordre de Saint-François, comme notre Seigneur lui eut fait cette grâce de se montrer à lui en vision, en forme de petite enfant au Saint Sacrement de l'autel : quoi que ce bon saint aimât Dieu ardemment, si est-ce qu'il se contristait, disant de soi, « Frère Gilles n'a plus de foi, Frère Gilles n'a plus de foi ». Ainsi se complaignait-il. Je ne dis pas que ceux à qui Dieu donne des vraies visions, soient privés du mérite de la foi car cela sont grâces de Dieu. Mais qu'il ne les faut désirer, mais croire d'une vive foi, sans nulle assurance visible. Par ce que la foi consiste à croire ce que nous ne voyons point. Or si nous voyons la vérité, comme de voir visiblement l'humanité du Fils de Dieu au Saint Sacrement de l'Eucharistie, laquelle est cachée sous les espèces de pain et vin, ce ne serait plus une vraie foi, et ainsi des autres mystères. Lors que nous serons au ciel, jouissant de la vision de Dieu, il n'y aura plus de foi : par ce que nous verrons clairement la vérité de tout ce que la foi nous fait croire, étant en cette chair mortelle. Donc il nous faut croire, ce que par notre ignorance nous ne pouvons comprendre, et ce que ne pouvons voir des yeux corporels272. Quant à la foi nue, elle ne consiste pas seulement à croire tout ce que dessus. Mais encore à croire avec grand amour, tout ce qu'il nous advient273. Que Dieu nous voit continuellement, qu'il nous regarde, par un soin particulier, et ne cesse de nous vouloir du bien, et qu'il ne tombe pas un cheveu de notre tête, que Dieu ne l’ait prévu et prédestiné de toute éternité. Si une âme avait vraiment cette foi nue, elle serait heureuse dès cette vie, par ce qu'il n'y aurait affliction, ni perte de biens, ou de santé, ou d'amis, ou chose qu’il lui pourrait arriver, qui la pût ébranler. Pour ce qu'à tout moment elle verrait par cette foi nue, que Dieu est présent, qu'il ordonne tout par sa puissance divine, à sa plus grande gloire, et pour le bien de ses créatures : car il ne veut la mort des pécheurs, mais qu'ils se convertissent et qu'ils vivent. [106].

Chapitre 30. De l'espérance.

L'espérance est la seconde vertu théologale, laquelle regarde Dieu. Ainsi que nous croyons en Dieu par la foi, nous espérons en Dieu par l'espérance. Et d'autant qu'il n'y a vice plus détestable que le désespoir : aussi la vertu contraire qui est l'Espérance, est très agréable à Dieu. C'est une vertu divine, procédante de la foi. Nous espérons en Dieu, par ce que nous croyons qu'il est bon, et miséricordieux. Or l'espérance consiste en deux choses, ou de la vie éternelle, ou de quelque nécessité qui nous presse en cette vie, soit corporelle ou spirituelle. Quant aux nécessités corporelles, qui est celui qui ne doit avoir une ferme espérance en Dieu ? Puis qu'il n'y a si petite créature, jusqu'à une petite fourmi, que la Providence divine ne pourvoit à sa nécessité, et qu'il n'en ait soin particulier. Ne serait point une confusion à la créature raisonnable : lors que se voyant en quelque nécessité corporelle, elle murmure contre Dieu, oublie la totale Espérance de sa bonté, et semble qu'il doit périr, comme si Dieu l'avait mis en oubli, ou ne le voulait aider ? Quant aux biens spirituels, et surtout de notre salut, qu'y a-t-il que ne devions espérer, puisse que le Fils de Dieu même est descendu du ciel, pour par sa mort nous donner la vie, laquelle au prix de son sang il nous a acquis, et délivré de mort éternelle ? Ou comment craindre que cette bonté soit changée, vu que s'il était nécessaire, il serait prêt (comme il dit une fois au saint évêque Carpus) pour racheter une seule âme, de mourir une autre fois ? Et comme telle est cette bonté, et tel l'espoir qu’y devons avoir, que le danger n'y peut être, que de la part de ceux qui en abusent, se fondant sur la miséricorde pour pécher plus librement, sous couleur que Dieu est bon, sans appréhender sa justice [107] (ce qui lors ne serait espérance, mais présomption téméraire) comment être si misérable, que ce qui est bénédiction, le tourner en malédiction ? Et de ce qui est le salut de tous, en tirer sa perte et ruine ? L'espérance que nous avons en Dieu, fait paraître en nous la créance qu'avons de ses perfections divines. Car espérant qu'il nous sauvera, nous protestons de sa bonté, vu que ne l'avons mérité. Nous protestons de sa puissance, car c'est sans plus lui qui le peut, et qui fait des ténèbres la lumière. Aussi faisons-nous de sa Sapience, qui rehausse ainsi les choses basses. Et plus de sa miséricorde, qui par ce moyen se bâtit au ciel. Et non moins de sa justice, qui rend à un chacun selon ses œuvres. Sa vérité aussi y est avouée : car c'est l'accomplissement de ses promesses. Comme au contraire par le désespoir, on prive Dieu de tous ces beaux titres. Et partant péché sur tous damnable, comme il est fondement des blasphèmes, qui abondent és damnés. Qui sera donc celui qui pourra parfaitement concevoir une vive espérance en Dieu et une parfaite confiance ? Celui qui garde sa conscience nette de tous péchés, selon ce qu'écrit saint Jean, Si notre cœur ne nous reprend pas (il veut dire si nous ne sommes volontairement tombés en péchés, desquels notre conscience nous puisse à bon droit accuser) nous avons grande confiance en Dieu. Quelque chose que nous lui demanderons, il le nous octroiera. Cette confiance croît aussi par le moyen des bonnes œuvres, suivant la doctrine de saint Paul. Ceux qui servent bien, et s'acquittent dûement de leurs charges et offices, montent en plus haut degré en l'Église de Dieu274, et s'acquièrent une grande confiance en la foi de Jésus-Christ. Celui-là acquiert une grande confiance, qui aime son Dieu de tout son cœur, par-dessus toute créature. Et qui n’aime chose qui soit en de cette vie misérable, qui n'a autre désir, que de se voir uni à Dieu par amour : c'est celui-là qui jouit d'une si ferme confiance, que même pour l'amour ardente [sic] qu'il porte à son Dieu, il ne peut recevoir en son âme quelque doute, qui le puisse affliger, de ce qu'il demande à Dieu. Tant est [108] ferme et solide cette confiance, pour l'amour mutuel qu'il ressent en son âme de la part de son bien-aimé.

Chapitre 31. De la charité, quant au principal acte d'icelle, qui est l'amour de Dieu.

La charité est la troisième vertu théologale, c'est-à-dire qui regarde Dieu, par ce qu'avec icelle notre âme est portée à aimer Dieu sur toutes choses, non seulement comme créateur et auteur de nos biens naturels, mais aussi comme celui qui donne la grâce et la gloire, qui sont bien surnaturelles. La charité est une vertu infuse et du tout surnaturel : comme celle dont l'acte propre qui est aimer Dieu, est donnée, et croît en l'âme, selon la mesure de la coopération d'icelle, à la grâce qui lui est surnaturellement départie. De sorte que comme icelle coopérant avec la grâce première ou prévenante qui est donnée à tous par cette vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde : Dieu, qui est cette lumière, lui donne les secondes, et coopérant aux secondes, il lui donne les subséquentes : croissant icelle autant en amour comme elle croît en lumière et connaissance de Dieu : de là advient le parfait don et souverain degré de charité, autant justement infus aux uns, que justement dénié aux autres, qui pour n'avoir profité de ce premier degré de grâce, sont privés d'iceluy même, suivant ce qui est dit : Qu'à celui qui a, sera donné. Et à celui qui n'a point, ce qu'il a lui sera ôté. La charité est la plus grande de toutes les vertus. Et est un si grand bien, que qui l'a, ne peut perdre son salut, si auparavant il ne perd la charité : et qui ne l'a point ne se peut nullement sauver, encore qu'il ait toutes les autres vertus et dons de Dieu. La charité est premièrement en Dieu, puis s'étend à tous les hommes, et à toutes les choses que Dieu [109] a fait. Mais avec cette différence, que l'on doit aimer Dieu à cause de lui-même, étant un bien infini, et toutes autres choses pour l'amour de Dieu. Et particulièrement on doit aimer le prochain pour être fait à l'image de Dieu comme nous. De sorte que par le prochain, on ne doit pas seulement entendre les parents ou amis, mais tout homme, quoiqu'il nous veule être ennemi. À cause que tout homme est l'image de Dieu, et comme tel il doit être aimé. Mais quels sont les actes par lesquels on peut acquérir cette charité ? Le premier, qui est préparatoire, est de quitter tous péchés, et surtout le péché mortel, car icelui nous prive du tout de la charité. Le second, le péché véniel quelque petit qu'il soit, par ce que celui qui néglige les péchés véniels, se dispose aux mortels. Le troisième, une entière mortification de nos passions et affections désordonnées. Le quatrième, une grande haine de nous-mêmes. Le cinquième, la pratique des vertus, tant envers Dieu qu'envers le prochain. Mais la charité y étant déjà introduite, quand l'amour de Dieu a captivé275 notre cœur et notre volonté, lors les actes sont plus relevés. Comme de s'offrir à Dieu en sacrifice de corps et d'âme, et par des désirs ardents nous laisser du tout en la disposition divine, faisant un holocauste de toutes nos facultés, de toute notre âme et ses puissances. Bref de toutes nos actions internes et externes, par un renoncement total, et indifférence de ce qu'il nous arrive, nous laissant du tout conduire par la disposition et volonté de Dieu. Les actes de charité vers le prochain, étant référés à Dieu, et pour Dieu : est que d'un cœur ardent de l'amour divin, nous soyons tout disposé de laisser nos propres biens, honneur, commodité, voir notre propre vie s'il était besoin, pour le secourir en sa nécessité. Voire même dussions-nous nous priver de ce que nous aimons le plus, qui est de jouir de Dieu (comme quitter le repos de la contemplation et familiarité avec Dieu) pour subvenir aux nécessités et besoin de notre prochain. Ceci sont les actes héroïques de la vraie charité, et Dieu se plaît en telles actions. Or en la charité, en laquelle consiste la perfection chrétienne, [110] il faut considérer l'habitude infuse et l'action produite de l'esprit par la même habitude. Par ce que comme enseigne saint Thomas, il est meilleur de bien faire que de pouvoir bien faire. Joint que l'action est la fin de l'habitude. Par quoi la Béatitude éternelle, qui est la dernière perfection de l'homme, consiste en action. D'autant plus donc que fervente est l'action de charité, d'autant plus est grande la perfection de l'homme. Or donc il reste de très grands aide et secours pour parvenir à la perfection de la charité, et qui font le plus à cet effet ; qui sont l'oraison à Dieu et la contemplation des choses célestes, qui rendent cette perfection accomplie de tous points. Il faut donc tenir pour certain que la charité est un don de Dieu. La charité de Dieu, dit l'Apôtre, est épandue en nos cœurs par l'œuvre du Saint Esprit qui nous est donné. Et puis saint Jean. La charité est de Dieu. Saint Augustin. L'esprit donnant vie est en grâce. D'où donc penserez-vous que vient la charité de Dieu et du prochain, communiquée aux hommes, sinon de Dieu même ? Celui, dit saint Augustin, à qui la charité de Dieu est donnée, et celle du prochain pour l'amour de Dieu, certes doit sans cesse faire oraison, à ce que ce présent lui soit donné en telle suffisance, et abondance, que pour l'amour de lui, il vienne à mépriser, non seulement les autres amitiés, mais aussi à supporter toutes sortes de passions. Ce que le même Père témoigne avoir lui-même fait en plusieurs lieux de ses Confessions. Qu'est-ce, dit-il, qui me fera tant de faveurs, que je puisse reposer en vous, et qui me causera ce bonheur, que vous daigniez loger en mon cœur ; que vous l’enyvriez, que j'oublie tous mes maux du passé, et que je vous embrasse et étreigne comme mon seul et unique bien ? Et puis en autre lieu. O mon Dieu que vous êtes haut en vos conseils, et que vous êtes sublime, quand il vous plaît de descendre és lieux profonds ! Vous ne reculez jamais, et néanmoins à peine retournons nous vers vous. Maintenant donc mon Dieu, et mon Seigneur, excitez s'il vous plaît notre paresse, et veillez nous, rompez nous, enflammez nous, brûlez nous, adoucissez [111] nous, faites que dès maintenant nous vous aimions, et que nous courions à vous. Et puis encore en un autre lieu. Donnez vous à moi, vous qui êtes mon Dieu, et faites que je me rende à vous ; voir que je vous aime. Et si cet amour est trop froid ; faites que je vous aime davantage. Je ne sais pas la mesure, pour pouvoir apprendre combien il me défaut d'amour, pour parvenir jusques à tant que j'en aie assez, à ce que ma vie puisse arriver à vos embrassements, et qu'elle ne s'en retire jamais, tant qu'elle se musse [meuve] et face retraite à l'abri de votre face. Seulement sais-je une chose, que tout ce que j'ai, excepté vous, m’est mal. Non seulement hors de moi ; mais aussi dans moi, et toute abondance qui n'est point mon Dieu, n'est de moi réputé que pour indigence et souffreté. Or ne nous est pas seulement nécessaire, de prier pour obtenir l'accroissement de charité, mais aussi pour impétrer du secours et de l'aide suffisamment, et autant qu'il nous est nécessaire, pour pratiquer tant et si grandes vertus, pour surmonter les tentations, mortifier les désordonnées affections et habitudes, nous avancer à la perfection, et pour persévérer en un saint propos et résolution. Le second secours comme nous disions, est la contemplation. Ici nous entendons une soigneuse considération des choses spirituelles, tant divines qu'humaines. Car certes c’est merveille de voir quel avancement fait à la vertu, spécialement à la charité, celui qui vaque comme il doit à la contemplation. De quoi parle saint Basile, qui après avoir discouru de la parfaite renonciation de soi-même, il continue le dire, Quand nous aurons fait ce que nous avons dit ci-dessus, il faut diligemment garder notre cœur, et ne permette que la mémoire de ces merveilles s'écoulent de nos entendements, ou qu'elle soit contaminée par légères et vaines cogitations. Au contraire, il nous faut porter en tout lieu une pieuse souvenance d'icelui gravée en nos âmes, comme un signe ineffable, et marqué de l'obligation que nous avons envers lui. Car à la vérité, c'est la manière par laquelle on a de coutume d'acquérir la charité envers Dieu. Laquelle, comme ainsi soit qu'elle nous [112] provoque à l'observation des Commandements de Dieu : l'observation des mêmes Commandements, la garderont réciproquement, ferme et stable à perpétuité. En après, encore que la contemplation soit de notre labeur et industrie, si est-ce pour tout, que c'est un don gratuit de la divine miséricorde. Car c'est Dieu, dit David, qui illumine nos ténèbres, et selon l'Apôtre, qui reluit et éclaire en nos cœurs. Aussi est-il appelé notre lumière et illumination. Il faut donc entremêler l'oraison et la contemplation ensemble, et les tellement attremper276, qu'il soit difficile de les reconnaître et discerner l'une de l'autre. À la manière que nous avons lu quelquefois chez les Pères. Vous m'avez éclairé, dit saint Augustin, et chassé mon aveuglement. Vous m'avez embrasé, et j'ai commencé à respirer, et voilà que je halète après vous. Je vous ai goûté, et soudain je suis affamé et altéré. Vous ne m'avez fait que toucher, et incontinent je suis venu tout en feu, et au repos qui vient de vous. Et un peu après, ô mon Dieu, prenez pitié de moi. Il y a donc une extrême accointance entre ses trois, oraison, contemplation, et amour. De sorte qu'à grand-peine, se peut-il dire quelque chose de la contemplation, qui ne convienne de même à l'amour et l'oraison.

Chapitre 32. Remèdes pour aucunes âmes pusillanimes, lesquelles pour quelque nécessité que ce soit, n'osent changer d'exercice, hors de leur temps.

C'est une très louable chose de garder le temps dédié à la louange de Dieu, et à la nourriture spirituelle de l'âme ; puis même que pour le corps on ne s'oublie, en rien de pourvoir à ses nécessités. Et d'autant que l'âme est plus noble que le corps, d'autant plus la diligence est requise, vu que le corps n'est fait que pour servir à l'âme. Outre aussi le soin et diligence, [113] que nous devons porter à servir fidèlement à Dieu. Dont à cet effet on choisit quelque temps tous les jours, pour l'oraison mentale, autre pour l'oraison vocale, le résidu pour l'œuvre manuelle. Ainsi en faisait la glorieuse Vierge Marie, étant au temple avec les autres vierges. Et de même font toutes celles qui veulent imiter sa vie. Mais d'autant que nous sommes sujets à beaucoup d'infirmités, soit du corps, soit de l'âme, il faut observer de tenir tel ordre, que ne venions à gâter notre esprit, voire même notre santé, par trop grande violence. Quand à la mortification intérieure, on ne s’y peut trop exercer. Mais quant à l'esprit, on ne le peut toujours tenir bandé aux actions relevées, comme méditation continuelle ou autre. Et se faut quelquefois donner relâche, afin que l'esprit en soit plus vigoureux par après.

Il se trouve quelques âmes de bonne vie, mais si douteuses qu'elle n'oseraient pour chose qui soit, charger d'action d'un temps à autre. Comme en temps ordonné pour l'oraison mentale, si l'esprit est accablé de quelque pesanteur, ou autre accident, se sentant plus attiré à faire oraison vocale, elles ne s'oseront retirer de l'autre, pour s'appliquer à celle-ci, pour quelque vain scrupule. Et intéresserons plutôt leur santé mal à propos, que de changer d'action.

Ames dévote, tenez ordre en ce qui est à la plus grande gloire de Dieu, en tout ce qui vous peut exciter à l'aimer plus parfaitement, sans limiter votre esprit, suivant les actions. Il est bon de méditer en temps ordonné, et ne le laisser pour cause légère. Mais s'il advient (comme il arrive voire même és âmes les plus parfaites) que l'esprit soit tellement abattu, que vous ne puissiez que par violence faire oraison mentale : si lors, dis-je, vous vous sentez attirer à faire la vocale, et que ceci ouvre votre esprit, et le rende plus propre à s'élever à Dieu : faites-le hardiment. Ou si la lecture de quelques livres spirituels vous peut aider, lisez-le hardiment. Et ainsi passer votre heure277, référant le tout à Dieu. Car l'oraison mentale et vocale, et la lecture des bons livres, tout [114] cela est prier. Dieu ne garde tant à l'action qu'au bon cœur et à la bonne volonté et intention. Mais lors que vous vous portez mieux, reprenez vos premières erres.

Chapitre 33. De l'amour-propre de chacun en son état et diversité de règles.

L'unité en toutes chose est la perfection de la chose ; fusse même és créatures insensibles, s'il y a division, il n'y a pas d'ordre, ni de règle, où il n'y a pas d'ordre ni de règle, il n'y peut avoir que de la confusion : je me servirai d'un exemple pour prouver mon dire, ne voulant en dire plus, pour ne m'arrêter, mais passer au plus nécessaire. Voyons les mouches à miel, quel ordre elles tiennent dans leurs ruches et petites maisonnettes, où elles font leurs assemblées, où elles produisent leur miel, quel ordre elles tiennent, allant chaque quérir leur sucre, le cherchant dans les fleurs, et le rapportant dans leur ruche, (l'abeille tire le sucre de la fleur, et l'araigne en tire le venin.) Or il y a tel ordre, que si une mouche donne son aiguillon sur quelque personne, les autres la tueront ; et tout est si bien ordonné dans cette petite maison ou ruche, que c’est plaisir de les voir : aussi dit-on que la mouche à miel a cette propriété, qu'elle ne demeure en une maison où il y a division. Si ceci se retrouve és créatures irraisonnables, combien doit-il être plus és créatures raisonnables ; et sans doute il s'y retrouve bien plus parfaitement. À mon regret, qu'il faut que je dise la faute qui se retrouve, non pas petite, entre les personnes dévotes, qui cause une division bien désagréable à Dieu.

Dieu a institué diverses règles et ordres par le moyen de ses fidèles serviteurs, comme Saint Augustin, Saint François, et autres, dont sont à présent tous les ordres de Religion : j'ai traité encore de cette matière dans ce livre, mais il convient que [115] j'en parle plus particulièrement. Or tous ces ordres divers, et saints personnages sont tellement unis ensemble, que comme ils n'étaient qu'une volonté étant en terre, au ciel ils ne sont aussi tous qu'un en Dieu, de même devons-nous être : tous les divers ordres doivent tellement être unis, qu'il ne soit tous qu'un, si nous voulons être tous enfants de notre Père qui a institué notre règle. Et bien que les uns soit plus étroits que les autres, pour la diversité des personnes qui n'ont la force de pratiquer si grandes austérités, les autres à qui Dieu fait la grâce d'embrasser une vie si étroite : tous doivent louer Dieu du bien l'un de l'autre, sans s'approprier à sa propre règle, et mépriser les autres, ou même ne vouloir avoir conférence à autres que de leurs règles. Tous les états et diversité des règles, n'est-ce pas pour aller à Dieu tous ? N'est-ce pas Dieu que nous cherchons ? Si nous cherchons Dieu, pourquoi mépriser ce que Dieu a fait par autre règle, que par celle où Dieu vous a tiré, puis que ce n'est que pour venir à même fin, qui est un seul Dieu. Cela est si commun entre ses fillettes, je suis d'un tel Père, autres, je suis d'un tel Ordre, et semble avec propriété que les autres ne les vaille, méprisant les autres, ce qui cause division, ce qui ne peut être agréable à Dieu. Il y en a de si avancées de dire, parlant de leur ligue et hantise, les unes aux autres, « les oiseaux de même plumage reconnaissent l'un l'autre ». À mon regret qu'il me faut ouïr de tels propos. Si vous êtes enfants de Dieu, vous serez de même plumage des enfants de Dieu, et de celui saint qui est au ciel, qui est fils de Dieu, et a institué la règle et ordre qu'il a laissé en terre, qui est l'union de charité à Dieu et au prochain, et aimer et révérer toutes sortes de Religions qu'il y a, en la sainte Église Catholique.

Les vrais enfants de Dieu cherchent ce qui est de Dieu, et tout pour Dieu, sans s'amuser aux hommes. Il se faut servir, s'humilier et suivre l’ avis des hommes et Pères spirituels, mais en Dieu et pour Dieu, parlant aux hommes, comme tenant [116] la place de Dieu. Je ne dis pas qu'il faut qu'une règle suive une autre règle, il s'en faut bien garder ; mais chacun gardant sa règle, peut conférer amiablement et charitablement avec d'autres, selon les occasions et temps, de la charité de Dieu, des vertus, et de ce qui touche la foi et spiritualité. Toutes lesquelles choses sont communes à toutes, car toutes les règles diverses sont pour venir à la charité, à Dieu et au prochain, et acquérir telle vertu à notre salut. Dieu nous y conduise, priant le lecteur de prendre de bonne part cette petite advertence, car quelquefois, chose qui semble petite, empêche fort la perfection à une âme. Fin du premier livre.

Le bâtiment de l'amour divin divisé en 3 livres.

PARTIE SECONDE. Où sont démontrés trois sortes de chemin, que Dieu tient pour attirer une âme à la perfection ; et les difficultés qui se retrouvent ès divers degrés d'icelle. Et comment on s'y doit comporter, tant en l'état des commençants et profitant, que des parfaits. / Avec une explication mystique du cantique des cantiques de Salomon, approprié à ces trois sortes de chemin.

[119]le saint repos de l'âme fidèle épouse de Jésus-Christ, ou par un amour béatifique vers son époux, son esprit étant transformé et uni en Dieu, la nature s'anéantit par un divin martyre.

LIVRE DEUXIÈME.

Chapitre premier. Comment se retrouve mystiquement en l'homme, qui est un petit Monde, toutes les qualités de ce grand Univers.

Entre tous les miracles de nature, qui se retrouvent en ce grand et vaste Univers, il n'y en a de plus grand et signalé que l'homme. Car si nous regardons la composition du corps de l'homme, nous verrons comment il est composé des quare éléments. Premièrement, il est fait de terre, puis il a la respiration, qui est l'air, puis il a chaleur, qui est le feu élémentaire, il a aussi l'humidité, qui est l'eau. Mais si nous regardons les variétés de la nature, nous verrons qu'au corps humain se retrouvent les variétés des saisons, comme l'hiver, le printemps, l'été et l'automne. L'hiver, nous représente l'homme en son enfance, sujet à toutes sortes d'infirmités, pauvre, débile, ne se pouvant [120] aider ayant besoin de l'assistance d'autrui pour se pouvoir alimenter.

De même que l'hiver est sujet à toutes sortes d'accidents, au froid, neige, jelées, pluies, bref rempli de toutes sortes de calamités. Par le printemps, nous est représenté l'état d'adolescence : car en cet état l'homme commence à fleurir en toute gaillardise et beauté, il est enfin lors en sa pleine liesse, rien ne le peut ébranler, et ne cherche que les plaisirs278. Comme au printemps toutes choses commencent à entrer en leur vigueur ; les arbres à fleurir, la terre à s'émailler de diversité de fleurs, les oiseaux à entonner et dégoiser leur ramage. C'est un plaisir de considérer et voir la terre en cette saison, comme aussi de voir l'homme en son adolescence. L'été nous représente l'homme en l'âge parfait, étant lors en sa perfection naturelle, de sens rassis, tempéré, capable de régir et gouverner, non pas seulement une famille, mais des villes et Royaumes. De même si vous considérez la saison en plein été vous verrez que toutes choses sont en leur perfection, les fruits de la terre sont lors en leur pleine vigueur, pour sustenter l'homme, le soleil donne lors sa pleine chaleur, enfin il n'y a chose que l'homme saurait souhaiter, qui ne se trouve lors sur la terre. Et finalement, considérant ce petit monde, qui est l'homme, lors qu'il est en sa vieillesse, toutes choses lui défaillent. La chaleur naturelle, les forces, et souvent le jugement diminue, accablé de maladies et misères. Mais voyons comme cet âge se rapporte à l'automne, qui est la quatrième saison. Lors la terre devient stérile, les arbres quittent et fruits et feuilles, le soleil retire sa chaleur : bref cette saison se dispose à recevoir toutes les calamités de l'hiver. Voyons aussi comme cet univers est illuminé par ces deux flambeaux lumineux, le soleil et la lune, le premier éclairant le jour, le second la nuit. De même en elle de l'homme, n'a-t-il pas deux flambeaux, qui sont ses deux yeux, par et au moyen desquels il est illuminé, pour cheminer par tout le monde quand il veut. Ce sont lumières à la vérité qui embellissent merveilleusement le corps de l'homme, et qui lui font [121] connaître la beauté de toutes choses ; Elles lui font voir le ciel et la terre de si longue étendue. Mais si nous considérons l'âme qui anime ce petit monde, nous verrons qu'elle surpasse tout ce grand monde, et toutes créatures contenues en icelui. Car toute autre créature n’ont en soi que l'âme sensitive et végétative ensemble, ou la végétative seule : mais l'homme a et la végétative, la sensitive et la raisonnable, par laquelle il connaît son Dieu, et admire ses œuvres. L'homme est donc la plus noble et excellent de toutes les créatures. Je ne veux m'arrêter davantage à particulariser les qualités de ce grand monde, qui se trouve en ce petit monde. Et prie le lecteur de ne s'émerveiller, si je me suis tant arrêté à parler moralement de ce que dessus. Car je l‘ai fait, pour par ce moyen venir à la connaissance de notre Dieu, et pour entrer en une plus parfaite connaissance de ses merveilles, lors que nous montrerons mystiquement la vérité de ce sujet. Voyons, chère âme, la diversité des états, esquels l'âme se retrouve avant que parvenir à sa perfection. Car ici sont encore représentés les quatre saisons de l'an. L'état des pécheurs nous représente l'hiver. Car quelle froidure ou glace se peut-il trouver plus grande quand l'âme pécheresse, en laquelle ne se trouve tant soit peu de chaleur d'amour divin ? Quelles sécheresses ou endurcissement plus grand, se peut-il trouver, au cœur du pécheur endurci, ou en l'âme qui se laisse emporter à bride avalée à toutes ses passions et inclinations mauvaises ? Quelles ténèbres plus épaisses, vu qu'il n'a connaissance en rien des saintes et divines inspirations, ni des vertus ? Si toutefois il est converti à Dieu, il demeure encore quelque temps en ses ténèbres, et tant qu’il ait mortifié toutes ses passions et affections désordonnées. Mais si généreusement il se surmonte, mortifiant ses passions et inclinations perverses, il commencera alors à jouir du printemps, c'est-à-dire de la présence de notre Dieu, de ses divines consolations, des fleurs odoriférantes des vertus, par lesquelles il se rendra agréable à son Dieu, pour en après tant plus parfaitement jouir de ses divins embrassements. [122].

Chapitre 2. Excellence, bonté, et sagesse de Dieu, objet et cause efficiente de la conversion du pécheur.

Bien est grand et admirable l'œuvre de cette Sapience incréée, quand elle a créé l'univers. Pour n'être ce grand monde rien qu'un miracle, lequel Dieu par sa toute-puissance tira de la nature du Rien même. Miracle d'autant plus grand, que le monde même, qu'il n'y a nulle proportion de son être avec le rien. Et partant d'autant plus que tout autre miracle, que comme dit saint Augustin, Tout ce qui se fait d'admirable au monde, et moindre que tout ce monde, que le ciel, la terre, et autres créatures, que Dieu fit créant le monde. Et quelque autre Docteur, sous le nom de saint Augustin, Ce premier chef d'œuvre, est le fondement principal de tous les miracles qui après se sont fait et feront au monde. Qui fera donc la créature raisonnable, qui n'admirera les œuvres de ce grand Dieu ; et par ses œuvres ne viendra à la connaissance de cette Sapience incréée ? Si je regarde cette grande masse de terre, placé au milieu de l'air, sans se transmuer ni d'une part, ni d'autre, recevant néanmoins sur soi toute les pesanteurs, demeurer fixe en son milieu, et plus encore si je regarde, comme elle est embellie, de tant de variété de fleurs, de tant d'arbres récréatifs et plaisant à la vue de l'homme, de tant d'odeurs, et pierres précieuses ; je ne puis que je n'y trouve un abîme de merveilles. Et encore plus, voyant le ciel qui l'environne à l’entour, azuré et enrichi de ces beaux corps lumineux, le soleil, la lune, les étoiles, qui sans cesse nous ouvrent les yeux de l'âme, pour monter à la connaissance du Créateur, par la beauté de ses ouvrages. N'y ayant si petite créature en icelui, qui ne montre en soi des merveilles, si les hommes avaient les yeux pour les biens apercevoir. Les saints personnages ont heureusement appris [123] à l'école de ces merveilles, à chanter la gloire de Dieu, non la leur. Au nombre d'iceux, est l'humble David, lequel fût qu'il leva les yeux en haut vers le ciel, soit qu'il les jetât bas sur la terre, toujours s'y trouvait ravi ; et ravi prenait toujours occasion de chanter les œuvres et louange du Créateur. Considérant les cieux, leur arroi, leur énorme grandeur, leur excellente beauté, leurs branles mesurés, leur extrême vitesse, et la constante variété de leurs cours, enivré saintement d'admiration et d'amour, entonnait ce beau motet :

Les Cieux racontent aux Humains

De Dieu puissant la grande gloire,

Et le Firmament fait notoire

l'œuvre admirable de ses mains.

Et contemplant la terre, tant en bloc qu'en toutes ses parties, il chantait aussi de même air :

Seigneur Seigneur aimable,

Que ton nom glorieux

Est grand et admirable

sur la terre, en tous lieux.

Mais à quelle fin me sert de dire toutes ces particularités, si ce n'est pour vous montrer que Dieu a fait tout ceci pour l'homme, qui est un petit monde, auquel tout ce qui est en celui-là, se trouve trop plus parfaitement ? Je passe ceci légèrement, pour atteindre le but ou je tends, qui est de montrer que Dieu a mis au corps humain, une âme si noble que d'être créée à son image et ressemblance, l'œuvre en est si admirable que l'homme même ne le peut comprendre. Qui est celui-là, je vous prie, qui peut dire ou connaître vraiment ce que c'est de cette âme, de cet esprit, et de ses trois puissances qui sont en notre âme ? Ces puissances venant à se séparer, qui peut dire, comment cela se fait, n'étant qu'une âme, chacune faisant son opération, tout se passe sans néanmoins à l'intérieur, sans que nous nous en apercevions en chose qui soit ? Mais ce grand Dieu qui seul la connaît comme tel, qui est son ouvrage, la gouverne [124] et régit. Et pour être tombé de sa première perfection par sa chute au péché ; ce bon Dieu ne la voulant perdre, ains la sauver par son amour, la veut remettre en sa première beauté et perfection, et la colloquer au sein de sa divinité, comme il a déterminé de toute éternité. Se servant à cet effet de divers moyens ; ores279 de grandes afflictions, persécutions ou maladies, ores de vives inspirations, visions, ou apparitions des choses de l'autre vie. Comme il advint lors de la conversion de ce grand patriarche Bruno, par l'apparition qui se fit sur le tombeau de ce grand docteur de Paris, que l'on tenait pour saint personnage, et qui se déclara néanmoins publiquement être damné, et adjugé aux peines éternelles ; et autres divers moyens, dont Dieu se sert pour sauver sa créature, dont nous commencerons à parler au chapitre suivant ; mais brièvement, pour passer plus outre, et nous arrêter au discours des états ensuivans celui du pécheur.

Chapitre 3. Moyens divers de la conversion des pécheurs.

Il se trouve diverses sortes de conversions. Pour exemple, lors qu'une âme étant soudain navrée d'une flèche poignante du divin amour, à ce moment que Dieu l'a frappé d'une vive inspiration, ou d'une voix intérieure, de laquelle il pénètre jusques au fond de cette âme, qui était endormie et abîmée au péché : cette voie est si pénétrative, qu'elle ferait briser un cœur de pierre. À ce moment, se fait une conformité de deux volontés de l'âme pécheresse à son Dieu, et possède à cet instant dans son cœur le feu du divin amour ; mais encore imparfaitement, pour ce qu'elle est encore en l'état de pénitence. Telle a été la conversion d'un saint Paul, lors qu'étant absconsé dans les ténèbres du péché, il persécutait l'Église de Jésus-Christ, et [125] les fidèles chrétiens. Soudain Dieu parlant à son cœur, dit, Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? O grand Dieu ! Que fortes sont vos paroles, et qu'heureuse est l'âme, qui est digne d'en être touchée ! Ce cœur qui était plus dur que le diamant, le voilà fondu comme la cire, sous la puissante parole de ce grand Dieu. Cet homme qui était auparavant plus cruel que le tigre, le voilà doux comme un agneau. Que puissante est votre vertu divine, et qu'admirables sont vos secrets jugements ! Cette créature tombant par terre, dit, Seigneur, que voulez-vous que je fasse ? Va, dit notre Seigneur, à Ananias pour être enseigné. Et comme un enfant obéissant, ayant quitté le péché, se laissa instruire en la foi. De grands persécuteurs de l'église, en devint protecteur et grand apôtre de Jésus-Christ. Telle aussi a été la conversion de la Magdeleine, qui était grande pécheresse, de laquelle il est dit que sept diables sont sortis d'elle ; entendant par sept diables toutes sortes de péchés280, tant elle était dissolue. Car ayant ouï parler de Jésus-Christ, et entendu que c'était un personnage du tout accompli en perfection, qui ne s'en pouvait trouver de semblable : et quant à la nature, qu'il ne s'en pouvait trouver de plus beau et gracieux ; la vaine curiosité ou la convoitise de sa beauté, lui fit désirer de le voir ; et de fait se trouver en sa présence. Mais Dieu voyant ses desseins la regarda, non tant de la vue corporelle, que de la vue de l'âme, lui pénétrant son cœur de sa vive voix. Cœur engourdi de concupiscence. La voilà enflammée des flammes du divin amour, et comme toute ivre de l'amour de son Dieu, court partout, pour lui sacrifier son âme, par une parfaite contrition ; son corps par une austère pénitence. Les pleurs amères lui découlent des yeux, ses biens se prodiguent, épandant les boîtes d'onguent, sur le sacré chef de Jésus-Christ. Elle qui était nommée la pécheresse, la voilà servante de Jésus-Christ. Voilà, âme dévote, les œuvres admirables de ce grand Dieu. Ce qui s'est fait vers cette âme, et une infinité d'autres saints, se fait encore continuellement és âmes, dont la conversion est secrète et cachée à [126] nos yeux. Autre sont, qui n'ont été si adonnés au péché : mais ayant passé leur jeune âge aux vanités, sans amour de Dieu, ou bien peu, demeurent tièdes. Ce qui déplaît fort à notre Dieu, pourquoi il dit, A la mienne volonté que vous fussiez ou tout chauds, ou tout froid : mais par ce que vous êtes tièdes, je vous vomirai. Et ces âmes sont souvent aussi difficiles à convertir que des grands pécheurs. Néanmoins le grand amour que Dieu nous porte, fait qu'il ne cesse de sa part d'opérer tous les moyens possibles, pour nous attirer à lui et retirer du péché. Voyez vous, chère âme, les merveilles de ce grand Dieu : et combien ce petit monde, qui est l'homme, est plus noble que n'est-ce tout ce grand Univers ? Vu que pour créer ce grand monde, Dieu n'a fait autre chose que commander ; et par sa seule parole il a été créé ? Mais pour créer et recréer l'homme mort par le péché, notre Dieu n'est-il pas descendu du ciel en terre, et a enduré la mort pour lui donner la vie ? Et le ferait encore pour une seule âme, s'il était nécessaire ? Dieu créant le monde n’y à trouvé de la résistance. Mais voulant sauver l'homme, il y en trouve beaucoup, par ce que l'homme par son franc arbitre ne peut être sauvé s'il ne le veut. Dieu lui ayant donné la liberté de faire le bien ou le mal. Non toutefois que Dieu par sa puissance absolue, ne puisse sauver l'homme contre sa perverse volonté ; car il le peut confirmer en grâce, comme il a fait les Anges. Mais il le veut laisser en sa franche volonté, et veut pour le sauver avoir son consentement pour augmenter sa gloire, qui est encore un effet de la grande bonté de Dieu vers sa créature. Dieu donc par sa Sapience voit jusqu'à la moindre pensée de notre cœur, et le moment auquel l'âme se trouve disposée à recevoir en soi la grâce divine, et se donner du tout à Dieu. Car tout ainsi que lors qu'on veut imprimer le cachet dans la cire, si elle est dure et mal disposée, elle ne recevra en soi l'impression du cachet, mais si elle est molle, elle reçoit aisément toutes les impressions et semblances qu’on lui veut donner ; de même est-il du pécheur, demeurant endurci par le [127] péchés, quoi que Dieu frappe à la porte de son cœur, par tant de saintes inspirations : comme par la représentation des peines d'enfer, par les désirs de la gloire des bienheureux. Bref, par une infinité d'autres moyens, dont il se sert pour attirer cette pauvre âme. Demeurant icelle endurcie, elle ne peut recevoir en soi la grâce de Dieu. Mais si tôt que par la connaissance de soi-même, elle ouvre la porte de son cœur au Saint Esprit, lors fondant comme la cire, sous la puissante main de Dieu, elle reçoit en soi l'impression de la grâce divine ; et dès lors Dieu en prend un soin absolu, se servant de tous les moyens possibles pour la conduire à sa perfection. Si comme donnant puissance au diable de l'affliger, comme il a fait à son ami Job. Va, dit notre Seigneur, éprouve sa patience, je te donne puissance, tant en ses biens qu'en son corps, mais ne touche pas à sa vie, et tu verras comme il sera constant, et combien il m’est fidèle. Et de fait ce saint personnage perd tous ses biens, ses enfants, son corps se remplit de vermine et de pourriture ; tellement qu'étant sur le fumier, on ne pouvait discerner si c'était un homme ou le fumier même. N'ayant plus forme d'homme, tant il était difforme. En cet état néanmoins il remerciait Dieu, et le louer disant, Dieu me les a donné, Dieu me les a ôté, le nom du Seigneur soit béni. Mais après sa longue patience, et le voyant raffiné ainsi que l’or en la fournaise, Dieu lui renvoie toutes ses prospérités281. Ceci nous sert de lumière, ou miroir et exemple pour toutes les âmes qui se convertissent à Dieu, pour se préparer à toutes sortes de tentations, et de toute épreuve que Dieu fera d'elles pour leur plus grand bien. Il y en a d'autres qui toute leur vie chemine en vérité devant Dieu, comme sainte Catherine de Sienne, qui dès l'âge de trois ans avait des visions et extases. Autres dès qu'ils mangeaient encore la mamelle de leur mère faisaient abstinence. Mais ce sont tous coups de la main de Dieu. Aucuns finissent leur vie en péché : car souvent celui qui met Dieu en oubli en son vivant, Dieu le met en oubli à la mort. Non qu'il y ait chose que Dieu ne sache et ne voie. Mais c'est-à-dire que [128] l'âme qui refuse la grâce en son vivant, quand il en pouvait jouir, pour faire bonnes œuvres, Dieu par sa justice la lui dénie, lors que ses forces défaillent, ne pouvant plus prendre ses vains plaisirs. Pour ce avisez, chères âmes, de n'attendre jusqu'à la dernière heure pour votre conversion. Mais lors que Dieu frappe à la porte de votre cœur, ouvrez là lui, et au Saint Esprit. Je vous dis, dit notre Seigneur, qu'il y aura joie au ciel pour un pécheur se repentant, plus que pour quatre-vingt dix-neuf justes, qui n'ont que faire de pénitence. Car le fils de l'homme n'est venu du Ciel en terre, pour appeler les justes, mais les pécheurs à pénitence. Personne donc ne doit désespérer, encore que toute sa vie aurait été en péché ; moyennant qu'en vraie contrition, ainsi que le bon larron en la croix, il demande pardon. Car Dieu est plus grand pardonneur que nous ne sommes grands pécheurs. Mais le plus assuré est de n'attendre jusqu'au dernier. Car qui sait que lors on aura cette contrition, et on ne sera prévenu de quelque mort soudaine ? Pour ce, ô âmes qui êtes créées à l'image de Dieu, ne vous gâtez par le péché ; donnez vous à Dieu, et il se donnera tout à vous.

Chapitre 4. De la douceur intérieure que l'âme commence à goûter après sa conversion, et des ferveurs procédantes de l'amour, mais encore imparfaites.

L'âme étant convertie à Dieu, après avoir quitté le péché, avec ferme résolution de ne jamais plus retourner, étant navrée de cette flèche d'amour divin, commence à pratiquer l'oraison, en laquelle elle trouve de la douceur intérieure. Et Dieu le permettant ainsi, lui envoie ces petits sentiments. Pour ce qu'étant encore peu fortes pour soutenir les combats intérieurs, il la convient soulager. Et à cette cause notre Dieu même comme [129] un bon père, lui donne du lait, la nourrit comme un enfant. C'est-à-dire, que ces petites consolations et douceur ne sont encore qu'étincelles procédantes de ce feu d'amour divin. Cependant cette âme ne sait où elle se retrouve, pour n'avoir jamais goûté que l'amertume des plaisirs sensuels et terriens ; lui semblant déjà être dans un petit paradis. Mais elle ignore encore la vraie et parfaite consolation, dont jouit l'âme profitante en cette vie spirituelle. Concevant néanmoins de tant plus de contrition pour ses péchés, voyant la grande bonté de Dieu : lors s'ensuivent les pleurs continuels, les regrets de l'avoir tant offensé. Tellement qu'elle peut dire avec le Prophète Royal David, Mes larmes me deviendront pain jour et nuit. Il lui semble que ses yeux ne sont suffisants de pleurer assez abondamment, pour effacer ses péchés, tant elle a de regret d'avoir offensé son Dieu282. Comme il est dit de saint Pierre, qu'il avait tant pleuré pour son péché que ses joues en demeurèrent cavées. Ces pleurs néanmoins ne semblent que douceur, et servent de rafraîchissement à l'âme. Puis les désirs, procédant de l'amour divin, de pouvoir satisfaire pour ses péchés, lui en engendrent d'autres plus fervents, de châtier son corps par veilles, austérités, porter la haire, se donner les disciplines, jeûner, et faire autres abstinences. Mais lors que ces désirs viennent, l'âme doit choisir un Directeur Père spirituel bien expérimenté, et lui découvrir tout ses désirs et ferveur, ne faisant de son propre mouvement aucune pénitence extérieure, soit de jeunes, soit de veille, couché sur la dure, soit porté air, ou faire la discipline, ou autres pénitences que ce soit, sans en avoir demandé obédience du confesseur ou père spirituel. Et lors si le dit confesseur le lui permet, qu'elle suive en tous ces avis, afin que sous ombre de dévotion l'amour-propre ne s'y fourre, ou le diable ne la trompe, pour lui faire faire des pénitences indiscrètes : et par ce moyen la rendre inhabile à toutes bonnes œuvres. C'est la première tentation dont le diable se sert vers l'âme pénitente ; pour ce qu'il sait bien, que s'il l’a tentait de retourner à son péché, il [130] y perdrait sa peine. Car cette âme est liée à son Dieu, par un désir embrasé d'amour divin, qui ne lui donne repos, jusques à ce qu'elle aura satisfait par la pénitence, à ses péchés. Pour ce l'ennemi juré de notre salut, voulant faire guerre à ce nouveau soldat de Jésus-Christ, se sert de plus subtiles tentations. Voyant les désirs très justes de vouloir satisfaire par la pénitence à la dette qu'il doit à Dieu, il prendra ce même sujet pour s'en servir, lui persuadant d'embrasser des austérités, plus que ses forces ne peuvent porter. Et surtout, lui fait entendre de ne rien découvrir de ses désirs à son confesseur, sous l'ombre qu'il ne faut point relever ses bienfaits. Par ce moyen îl déçoit les âmes, lesquelles étant pleines de ferveur, viennent à tant macérer ce corps, qu'il ne peut plus servir à l'âme, tant il est débilité. Chères âmes soyez avisées à ce commencement, de choisir un guide qui soit de bonne vie, et bien expérimenté en la vie spirituelle. Et lors mortifiez en vous tous les respects humains, avec résolutions de vous soumettre avec toute obédience au conseil de votre Père spirituel, soit en choses temporelles, soit en spirituelles ; lui découvrant tous ces désirs de mortification : au moins en ce qu'on veut entreprendre, et lui en demander obédience. Ce que faisant, si vous en faites peu ou trop, ce sera la faute du directeur et non la vôtre. Et celui qui obéit ne peut périr. Aussi Dieu ne permettra que puissiez faillir : par ce que par cette humble soumission Dieu donnera lumière au confesseur pour vous conduire. Et si Dieu ne l'illuminait, ce serait pour quelque plus grand bien vôtre. Toujours cheminerez vous en assurance contre les ruses de Satan. Toutefois si vous y êtes déjà tombés par ignorance, si tôt que vous en aurez la connaissance, ne laissez lors de demander avis : et par cette même soumission recouvrez ce que vous aurez perdu. Et ne devez pas seulement découvrir ce qui touche la pénitence ; mais encore tous les secrets de votre conscience, le tout avec grande confiance, humilité, respect et prompte obéissance, laissant en tout votre propre jugement. En sorte que si le directeur disait [131] que ce qui est noir fut blanc, vous devez tellement assujettir votre jugement, que vous le croyez simplement, et ainsi suivre son avis283. J'ai dit cette similitude, parce qu'elle est propre et convenable à la matière. Car une personne qui est sujette à suivre son propre jugement, si son Directeur lui dit quelque chose suivant la vérité, cette chose lui semblera autant différente à son jugement, que s'il lui disait une chose doit être blanche. Il peut aussi advenir que le Directeur lui dira quelque chose pour l'éprouver, tout au contraire de la vérité ; afin que par cette mortification, l'âme apprenne à acquérir une vraie simplicité, laquelle lui profitera beaucoup en la vie spirituelle284. Quelqu'un me dira, comment pourrais-je croire, que ce que je vois être noir fût blanc ? Je vous dis, qu’en la vie spirituelle, il y a des choses plus contraires à votre jugement, et plus difficiles à croire285 à quoi néanmoins il faut ajouter ferme foi, avec cette défiance de soi-même, penser que nous sommes aveugles, et que nous n'en avons la vraie connaissance. Et ceci est si méritoire à la personne qui soumet ainsi son jugement, qu'elle en peut parvenir bientôt à grande perfection, au moins si le confesseur est expérimenté. Car il faut que de sa part, il soit vraiment le soutien de cette âme, et qu'il l'exerce avec grande dextérité, connaissant toutes ses inclinations. Outre, s'il la voit sans sujet craintive, il lui doit donner courage et la cité à la confidence : et découvrir toutes ces tentations, et tout ce qui touche sa conscience, soit afin de lui donner avis, de l'aider en la mortification. Ceux-là qui tienne des âmes en charge, n'en doivent pas faire peu d'estime. Car d'autant que l'âme est beaucoup plus noble que le corps : ainsi doit-il en avoir plus de soins, que le père naturel de son propre enfant. Mais il convient par même raison, que celui qui s'est ainsi soumis, porte à son directeur le respect, l'honneur, et l'obéissance très sérieuse, et plus, s'il faut ainsi parler, qu'à son propre père. Le tout néanmoins pour Dieu. D'autant que l'honneur qu’on porte au vicaire de Jésus-Christ, est fait à Dieu même286. [132].

Chapitre 5. Le grand retardement qu'apportent à la vie spirituelle, de n'avoir un Directeur qui donne connaissance comment on se doit mortifier, soit és choses extérieures ou intérieures des trois puissances de l'âme.

Le nouveau soldat de Jésus-Christ, qui ne désire que se rendre fidèle à ce sien époux Jésus, et de surmonter tout ce qui lui peut donner empêchement, à lui être agréable, se trouvant d'une part en l'oraison, il trouve des ressentiments de douceur. D'autre part retournant aux actions, il se voit tomber en ses passions, et en plusieurs petits péchés dont il s'afflige jusqu'à l'extrême. Pour ce qu'il sent sa volonté chercher la pureté de vie, plein de désirs d'amour divin. Pourquoi il propose mille fois de ne plus offenser Dieu. Mais cette résolution n'est pas sitôt faite, qu'il n'y retombe de nouveau. Puis ayant recours à l'oraison, c'est de pleurer sa vie passée. Et ses péchés nouveaux lui semblent plus griefs287 que les précédents, par ce qu'il aime alors son Dieu, et auparavant il n'avait cette connaissance. Cette âme sera ainsi agitée quelquefois plusieurs années sans avancer en la vie spirituelle. Par ce que ne connaissant ce que c'est de l'intérieur, elle chemine comme aveugle. Et ce par faute du confesseur qui la laisse ainsi, sans lui en donner lumière, se contentant de l'entretenir en cette petite dévotion, sans commettre de grands péchés. Ce qui lui semble beaucoup être fait. Et cependant cette âme ne fait que désirer, sans savoir quoi ; pour l'empêchement que lui donnent ses passions, n'ayant instructions pour le mortifier, et même ignore que c'est ce mot de mortification288. S'il se trouve de telles âmes, ce n'est de merveille, car le monde est un ignorant. Pour ce celui qui le suit, n’en peut apprendre qu'ignorance. Cette âme donc ainsi agitée en cette mer du monde, tantôt elle trouve la sérénité, lors que le temps [133] est calme, quand les occasions ne se présentent aux passions de se mouvoir et paraître. Et lors pour les petites douceurs et sentiments intérieurs, il lui semble que tout va bien en son intérieur. Mais aux premières occasions qui se présentent, voilà les tempêtes et les flots qui s'élèvent, c'est-à-dire ses passions indomptées. Le tout à faute de n'avoir une guide assurée, qui lui montre le chemin de la mortification289. À la vérité, c'est une pitié, que ces âmes qui pourraient faire grand profit en la vie spirituelle, sont ainsi retardées faute de lumière. Que doit faire cette âme lors, se trouvant destituée d'humain secours? Invoquer l'aide du Saint Esprit. Et si elle ne peut trouver un Directeur, qui lui sache montrer le chemin de mortification, qu'elle se remette du tout en Dieu, le prenant pour Directeur, Père, et appui. Le priant de lui donner la grâce de la conduire où sa divine bonté la veut appeler. Et puis comme valeureux soldat de Jésus-Christ, elle combattra courageusement contre soi-même. Mortifiant premièrement ses passions irascibles et concupiscibles ; et les tenant tellement sujets à la raison, et par actes contraires les domptant en sorte qu'elles soient toutes mortes. La vérité est, qu'on ne les peut tellement mortifier, que quelques racines n'en demeure : pour être notre nature corrompue par le péché de notre premier père Adam290. Et si les ayant une fois toute mortifiées, on est négligeant de maintenir l'autorité acquise sur icelles passions, elles retournent comme devant. Combien qu'il soit aisé, les ayant surmonté, de les tenir sujette à l'âme et à la raison. Elle doit aussi mortifier toutes ses sentiments extérieurs : comme la vue, le flairer, goûter, toucher, et l’ouïr. Pour ce que ces sentiments extérieurs sont les fenêtres par lesquels la mort entre en l'âme. La vue pour ne regarder choses lascives ou curieuses, ne regarder son prochain par quelque haine ou indignation. Le flairer, afin qu'elle ne prenne trop grande délectation au parfum et senteurs aromatiques, et autres semblables, sans en tirer quelques bonnes considérations des œuvres de notre Dieu. Jouir, pour l'écouter médire du prochain, [134] blasphémer, murmurer contre Dieu, paroles ou chansons malhonnêtes, ni se trop délecter à écouter des instruments musicaux, quoiqu'en soi la musique est très bonne, moyennant qu'on n'en abuse pour son propre appétit sans le référer à Dieu. Le goûter, afin de ne prendre trop grande délectation au manger, et boire choses délicieuses, qui peuvent attirer notre appétit à gloutonnie et à excès en la quantité, qui est le pire. Car Esaü n'a pas quitté sa primogéniture pour de la venaison ni autre manger délicieux, mais pour une esculée [écuelle] de lentille. La gloutonnie [sic] ne consistant point en la qualité des viandes, mais à l'appétit désordonné qui nous les fait prendre. Un pauvre mendiant peut aussi bien être glouton en son écuelle de potage, qu'un autre en des exquis mangers. Il faut tellement régler son appétit, que ce que nous prenons soit pour la pure nécessité du corps, comme étant obligé de le nourrir et substanter. Et si on trouve bon goût aux manger et boire, on doit le tout référer à Dieu, qui a créé toutes ces choses pour l'homme, et ainsi admirer les œuvres de Dieu qui a tant fait pour le corps. Mais combien davantage sera-t-il pour l'âme, qui est incomparablement plus noble ? Il faut aussi mortifier le toucher, afin que jamais il ne nous advienne de commettre quelque chose qui déplaise à notre Dieu. Je passe ceci légèrement ; pour ce qu'au traité de l'amour-propre, il en est parlé assez en divers endroits, et comment toutes nos actions procédant de l'amour-propre doivent être mortifiées. Au surplus, l'âme ayant mortifié tout ses sentiments extérieurs, il lui faut travailler à la mortification de toutes ses passions, qui sont quatre principales : à savoir, amour vain, tristesse vaine, crainte vaine, et espoir vain ; lesquelles on doit soigneusement mortifier, quand elles se bandent contre l'esprit. En après, on doit mortifier les trois puissances de l'âme ; comme l'entendement, la mémoire, et la volonté. Et lors que tout ce que dessus est mortifié en nous, nous avons le chemin ouvert pour arriver au pur amour divin. Mais quelqu'un se pourra émerveiller, qu'à une vie si imparfaite, sujette encore [135] aux péchés, esquels l'âme était accoutumée de tomber avant sa conversion, étant encore embarrassée et esclave de ses passions indomptées, lors que néanmoins elle est en l'oraison, elle reçoit de Dieu des consolations intérieures, et presque toujours à ce commencement, elle a ces ressentiments de douceur en l'oraison. C'est en ceci que plusieurs s'abusent et se trompent, qui pour ces consolations et ressentiments s'estiment fort avancés en la vie spirituelle ; quoiqu'ils sentent encore leurs passions accoutumées. Pour auxquelles ne tomber, ils en évitent les occasions, leur semblant que c'est assez, sans en ôter les causes. Mais nous ne serons pour ce excusés devant Dieu. Il faut donc ôter les causes, qui sont nos passions déréglées, par une vraie mortification, sans s'arrêter et mettre leur fondement sur ces douceurs intérieures. Car les cherchant tant qu'on peut, c'est pour entrer en des présomptions et penser être des petits Saints291. C'est ce qui empêche d'avancer en la vertu. Car tels personnages seront souvent plus arrogants que des grands pécheurs. Mais ceux-là qui vraiment se sont convertis, et ont en haine leur amour-propre, il ne mettent aucun appui sur ces consolations ; mais les reçoivent de Dieu avec humilité, et s'en servent comme de moyens pour se mortifier ; croyant fermement qu'on ne peut être agréable à Dieu, si on est purifiée de tous péchés, et des occasions du péché, qui sont nos mauvaises inclinations et passions désordonnées. Pourquoi l'âme généreuse examinant sa conscience, cherche tous les moyens possibles pour dompter en soi ce qui la retarde de parvenir à sa fin désirée, qui est de se pouvoir unir du tout à Dieu par amour. Il faut noter, que les péchés qui se commettent en cet état, quoiqu'ils semblent semblables à ceux de la vie passée, et avant leur conversion, sont néanmoins bien différents. Par ce que les péchés esquels ils tombaient avant leur conversion, étaient par malice et volontaire. Mais ceux esquels il tombe après la conversion, sont par fragilité et contre leur volonté ; car absolument ils ne veulent offenser Dieu tant qu'ils peuvent. Mais cette volonté de ne point offenser [136] Dieu, quoique que par le franc arbitre, elle puisse ce qu'elle veut, reste néanmoins tellement affaiblie, et dénuée de ses forces, par l'effort de ses passions inférieures, et affections désordonnées de toutes choses créées, que l'âme peut dire avec ce grand apôtre saint Paul, Je sais le mal que je ne veux pas faire, et le bien que je veux faire, je ne le sais pas. Je sens, dit-il, une loi contraire à l'esprit. En quoi nous pouvons voir combien les péchés passés et l'habitude au péché nous empêche de pouvoir tout librement user de notre franc arbitre ; par ce que l'âme avec ses puissances est devenue esclave de ses passions. Ne soit que par une grande générosité, l'âme ait surmontée par continuelle mortification ses affections et passions déréglées ; non quant à la volonté de n'y tomber (par ce que ceci est surmonté à la conversion) mais quant à la rébellion de la nature corrompue contre l'esprit et la volonté. Donc on peut voir en ceci combien il y a des différences entre les péchés d'après et avant la conversion, encore qu'ils soient de même espèce. C'est pourquoi notre Dieu connaissant que les péchés commis par l'âme convertie, sont par pure fragilité, il la gouverne doucement, ne la voulant priver des petites consolations intérieures. L'élevant ainsi petit à petit, avec le lait de sa douceur, jusqu'à ce qu'elle soit plus fortes, pour surmonter ce qui donne empêchement à la perfection, qui sont ces passions turbulentes.

Chapitre 6. En quelle manière d'oraison l'âme s'exerce en cet état, qui est après la conversion.

L'âme nouvellement convertie à Jésus-Christ, étant encore en l'état de pénitence, auquel elle satisfait continuellement par la contrition (soit és actions extérieures ou intérieures) a ses opérations encore fort actives, pour ce qu'elle ne sait [137] encore la méthode de se conduire, avant qu'elle soit enseignée à l'oraison, et en icelle quelle méthode elle doit tenir et observer. Et cette ignorance est cause, qu'elle suit tout ce qu'il lui semble bon, réduite par ce désir d'amour divin. Ses oraisons néanmoins sont fort ferventes ; mais toutes actives, et l'intellect est toujours arrêté aux images, dont l'âme conçoit tous ces petits sentiments de douceur : et ses prières sont presque toujours vocales, combien que ferventes et brûlantes, et de grande efficace. Pour ce que cette âme y procède avec grande simplicité et droite intention. Tellement que ses prières sont si humbles et amoureuses, qu'elles profondent292 jusqu'au cœur de notre Seigneur. Lequel voyant les bons désirs de cette âme, la favorise de sa grâce : puis petit à petit il l’élève comme un enfant, supportant encore ses infirmités. Car encore qu'elle soit de bonne volonté, si és qu'étant encore aveugle és choses spirituelles, elle met tout son appui ès sentiments intérieurs, aux dévotions sensibles, aux larmes et pleurs ; tellement qu'il lui semble que ses prières ne sont d'efficace, si elles ne jettent abondance de larmes. Et lors que par tous moyens possibles, elle les a procuré, soit par regret de ses péchés, soit par la méditation de la Passion de Jésus-Christ (en laquelle par la représentation imaginative de ses douleurs, elle conçoit une compassion naturelle, dont elle ressent douleur, de laquelle procède ces douceurs qui la font pleurer) lors qu'il lui semble avoir satisfait en aucune façon à ses péchés, par la contrition qu'elle en conçoit, cela lui apporte contentement. Pour ce qu'il lui semble que par ce moyen elle entre en la grâce de Dieu ; celui qu'elle est résolue de vouloir aimer par-dessus tout293.

Mais quand ceci étant un petit plus avancé, elle est enseignée à l'oraison mentale, soit par son Directeur, soit par la lecture des bons livres, soit y étant attirée de Dieu : lors le plus souvent l'âme s'arrête à une multiplicité des discours ; et contraint la partie imaginative, de se représenter tant plus vivement les images des mystères de sa méditation. Le tout pour trouver ces goûts de douceurs intérieures, [138] esquels l'âme même met toute sa fin, dont elle tire une espérance de la grâce de Dieu. Cette âme sera quelquefois plusieurs heures en oraison, avec de très grands contentements, de désirs fervent, et repos intérieur. Mais enfin sortant de l'oraison sans aucun fruit, se trouve aussi sujette à ses passions que devant: pour ce qu'en l'oraison elle ne tire aucune pratique, s'arrêtant seulement aux douceurs ses sentiments sensibles294. Cette âme se comporte tout ainsi qu'un petit enfant ; et Dieu fait de même en son endroit, comme la mère vers son enfant. Auquel si elle présente quelque viande solide et fort exquise, ou du lait, qui est sa nourriture accoutumée, il prendra le lait, laissant l'autre, combien que plus nécessaire, peut-être, pour le fortifier; et pour être le lait plus à son goût, aimant mieux son appétit que ce qui lui est plus profitable. De même est-il de l'âme qui est encore petite, c'est-à-dire peu avancée au chemin de la vertu, lors qu'elle est en l'oraison, qui est la nourriture spirituelle de l'âme. Ici se présente deux sortes de nourriture spirituelle. L'une est la douceur et ressentiment qu'on trouve aux discours ou aux images, dont l'âme s'arrête à ce contentement ; ce qui est représenté par le lait. L'autre est la pratique qu'on tire de la méditation, comme la mortification, la pratique de toute vertu, à l'imitation de la vie et passion de Jésus-Christ, de la vierge Marie et des saints. Or la première consiste ès actes de l'entendement et imagination : puis la partie inférieure s'y repose. Mais la seconde provient des actes de la volonté, que l'âme met en effet, l'occasion se présentant, qui est la mortification et les vertus, vraie et substantielle nourriture de l'âme295. Et pour ce qu'en ce il y a du travail, elle le fuit, s'arrêtant plutôt à ce qui est plus à son goût, mais moins profitable. Et de là vient que l'âme demeure engourdie en ses passions et affections désordonnées. Ce qui lui cause de grandes peines intérieures, d'autant qu'elle en ignore la cause296. Qui est, par ce qu'elle met tout son appui au sentiment qu'elle trouve en l'oraison, sans en tirer la pratique de la mortification. Que doit donc faire cette âme en [139] cet état ? Il faut noter que toutes ces petites consolations ne sont à rejeter, notamment au commencement que l'âme est encore peu forte en la vie spirituelle. Et de fait, notre Seigneur lui donne cette grâce, afin que goûtant ce que c'est de la vie spirituelle, et combien il y a plus de contentement à servir Dieu que le monde, par ce moyen l'âme vienne à se fortifier, afin que les désirs des plaisirs du monde n'entre plus en sa volonté. Voici le moyen dont l'âme se doit servir en cet état. À savoir d'accepter toutes ces douceurs comme moyens pour aller à Dieu, et se fortifier en la mortification. Laquelle courageusement elle doit entreprendre ; sans mettre son appui au sentiment, comme étant sa perfection. Car on n’est non plus parfait, qu'on se surmonte soi-même. Et puis l'âme ne doit faire tant de violence pour recevoir les larmes. Car la contrition consiste en la volonté, et au regret d'avoir offensé Dieu, et si les larmes en procèdent, il n'est pas mauvais. Mais chercher plutôt la contrition des yeux que de la volonté, c'est fort peu de vertu. Il convient donc que l'âme ait cette contrition de cœur et de volonté, sans regarder à ce qui procède de nature. De même est-il, si on médite la Vie et Passion de Jésus-Christ. On doit tirer l'imitation des vertus de Jésus-Christ, son humilité, sa patience, sa charité, et toutes autres vertus. On peut pour s'enflammer la volonté, s'imaginer de voir notre Seigneur aussi tout déplayé297, comme en la flagellation et autre mystères. Mais on ne doit tant forcer la partie imaginative, ains doucement sans faire violence, s'imaginer présent tel et tel mystère. Comme méditant notre Seigneur portant sa croix, on se le doit imaginer présent à notre vue, sans faire en imagination des longues étendues du chemin, pour l’aller trouver en Jérusalem, ou en la montagne. Cette manière de méditer et trop active et peu profitable, pour ce que les sens sont trop divisés. Mais lors que rentrant en soi-même, on se représente devant soi ces mystères ; les parties supérieures et inférieures ont plus de puissance, pour opérer les actions vertueuses tant internes qu'externes. Et l'âme [140] se peut comporter en telle sorte, jusqu'à ce qu'elle soit plus avancée en la vie spirituelle : et Dieu même l'enseignera plus parfaitement que les créatures.

Chapitre 7. Du désir et amour que l'âme doit porter à la vertu, et à la mortification pour se surmonter soi-même.

Aimer Dieu est une action du tout céleste. Aussi faut-il que celui qui veut être possesseur de l'amour divin, quitte tout ce qui est de la terre. Mais il faut embrasser le milieu, et passer le chemin requis pour y parvenir en vérité, sans penser tout à coup se pouvoir unir au vrai et parfait embrassement de son céleste époux, par la parfaite contemplation. Ne pensez pas, chères âmes, parvenir au sacré cabinet de votre bien-aimé, ni jouir des fruits secrets que l'époux départit à sa bien-aimée, si vous n'êtes revêtues de la robe nuptiale, qui est la pureté de vie : par une perte totale de tout ce qui est le nôtre, et par une acquisition de tout ce qui est agréable à Dieu. Ne pensez pas, dis-je, envisager de l'œil de votre entendement, et élever votre âme pour regarder le vrai soleil de justice Dieu le Créateur, sans avoir ôté de votre âme tous les nuages et empêchements. Craignant qu'il ne vous advienne, comme à celui qui veut regarder le soleil avec la vue débile, et malsaine. Car icelui deviendrait plutôt aveugle, que d'en découvrir la clarté. De même est-il de l'âme vers le Soleil de Justice, qui est Dieu. C’est folie de penser s'unir à Dieu, sans au préalable avoir mortifié et dissipé les nuages de nos passions, tant internes qu'externes. Et pour mieux parvenir à cette divine union de l'âme à son Dieu, il faut lier deux moyens ensemble. Une entière mortification de tout notre intérieur, aussi bien que l'extérieur, avec l'acquisition des vertus, et l'oraison continuelle. [141] et convient que l'âme se résolve courageusement à embrasser, nonobstant toutes les rébellions de la nature perverse, tout ce qui est le plus contraire à icelle, et aimer cette mortification, comme le vrai et unique moyen, pour parvenir à sa fin désirée.

Chapitre 8. De la résolution absolue que l'âme fait, d'embrasser la parfaite mortification, pour acquérir les vertus, par la pratique d'icelle, et par le moyen de l'oraison.

Cette âme se voyant sans cesse enflammée des désirs de pouvoir être unie avec son Dieu, et se sentant retardée par ses passions et affections désordonnées, se résout courageusement à cette seconde conversion. Qui est de surmonter tous les plus secrets empêchements de son intérieur, et embrasser toutes les vertus, quoique difficiles, mettant tout son appui aux grâces et faveurs de notre Dieu, avec défiance de soi-même. Laquelle on peut acquérir par le moyen de l'oraison continuelle. Cette seconde conversion, ou délaissement de soi-même, se fait en deux manières. Il se trouve quelques personnes, qui prendront une imperfection ou deux pour mortifier, avec une ou deux vertus ; et lors qu'il leur semble avoir surmonté ces imperfections, en prendront une autre. Ce chemin est bon, mais il est si long qu'il faut plusieurs années pour arriver à quelque solide vertu. Car toutes nos passions et imperfections sont liées ensemble comme une chaîne ; tellement que lors qu'on pense en avoir surmonté l’une, l'autre nous retire derechef, tellement que la victoire en est très petite. Comme il est aussi des vertus, elles sont aussi jointes et liées ensemble : et si on pense travailler en l’une, et négliger les autres, croyant les acquérir l'une après l'autre, il arrivera qu'on aura ni l'une ni l'autre parfaitement. Vrai est qu’on aura quelque chose, mais [142] fort imparfaitement, et vaut mieux aux âmes tièdes et de petit courage, de pratiquer ce chemin, que rien. Mais l'âme généreuse, avec défiance de soi-même, et ferme confiance en son Dieu, doit travailler à déraciner toutes ses passions, et les suppéditer298 toutes ensemble, autant qu'elle en connaît, et s'en rendre maîtresse et dame ; et à mesure qu'elle viendra à les surmonter, elle sentira l'accroissement de ses forces. De même est-il des vertus, il est ainsi facile de travailler à toutes, pour ce qu'elles sont liées ensemble : et si vraiment on travaille en l’une, les autres la suivent. Si une personne travaille en l'humilité, et est humble, elle sera patiente, débonnaire, obéissante à tout le monde, et ainsi des autres, qui manque de l'une, manque à toutes. L'âme donc fera une parfaite résolution de se convertir par la seconde conversion. Et comme la première conversion était de quitter les péchés et les vanités du monde, cette seconde sera de se quitter soi-même, par une entière mortification des plus secrets mouvements de son âme, et de ses trois puissances. Puis des parties inférieures, avec une diligente recherche de toutes les vertus en leur plus grande perfection, pour se pouvoir du tout abîmer en l'amour de son Dieu. Mais ne pensez pas, chères âmes, acquérir cette parfaite mortification sans l'oraison. Ce sont les armes pour se vaincre soi-même, l'oraison et la mortification. Et ne se peuvent séparer l'une de l'autre ; et on ne peut faire vraie oraison sans la mortification, ni bonne mortification sans oraison. Car nulle ne se peut bien mortifier, sans la pratique de celle par laquelle il reçoit la force, et acquiert la grâce que l'on sait être l'oraison.

Chapitre 9. Du premier degré de perfection, qui suis la mortification de ses passions et affections désordonnées, où l'épouse commence à goûter des divines consolations de son époux Jésus, qui est le second état.

Nous avons montré au premier état de l'âme, soit avant, soit après sa conversion, étant encore esclave de ses passions, qu’icelle est en une froideur spirituelle, privée de la parfaite charité de Dieu. Ce que nous avons déclaré être représenté par l'hiver, saison remplie de gelées, ténèbres, et autres calamités. Mais qu’icelui passé, et le printemps venu, toute sérénité, rien que beautés s'apparaissent à notre vue. Le jour commençant à poindre, l'aurore esjouit le cœur, non seulement des hommes, mais encore de toutes créatures qui ont vie. Les oiseaux dégoisent leur ramage, les arbres fleurissent, les fleurs s'épanouissent, les campagnes se tapissent de belles verdures. Bref, il ne se voit en cette saison qu'allégresse et contentement. Mais parlant mystiquement de notre petit monde, qui est l'homme, voyons comment l'hiver étant passé, c'est-à-dire son endurcissement au péché, la grande froideur et les ténèbres causées en son âme par ses passions, l’éloignant de la vraie charité (ce qui apporte à l'âme toute calamité et malheur intérieur) et son Printemps venu, qui est l'état de grâce ; lors que cette âme a généreusement surmonté sa nature, et dompté ses passions et affections désordonnées ; lors, dis-je, s'apparaît la belle aurore, qui commence à illuminer cette âme. C'est la grâce de Dieu, laquelle en toutes ses actions la conduit suivant sa sainte volonté. Et étant parvenue à ce premier degré de perfection, se laisse du tout soi-même, par un contentement conforme à la volonté de son Dieu, seul objet de tous ses désirs, pensées et [144] affection. Bref, Dieu seul est le commencement, le milieu, et la fin de toutes ses actions et opérations, tant intérieures qu'extérieures. Lors apparaissent les belles fleurs des vertus produites de cette âme, qui la rendent plus belle, que toute lumière créée. Lors le chant ramage des oiseaux se fait retentir, par louanges continuelles, accompagnées d'amour divin, par désirs enflammés de pouvoir faire service à son Dieu, par élévation d'esprit et aspirations en Dieu, qu'il soit loué de toutes créatures. C'est un chant ramage qui ne contente pas seulement les hommes, mais encore les Anges, et Dieu même y prend tout son plaisir. Et de fait notre Seigneur se familiarise en telle sorte avec cette âme, qu'elle semble n'être plus qu'un avec Dieu, par une étroite union, non seulement de la volonté, mais encore de toutes ses autres puissances, et du plus pur esprit d'icelle avec son Dieu. De laquelle union elle retire des consolations divines si pénétratives, qu'il ne lui semble plus être en terre. Ne lui souvenant presque de son état naturel, si ce n'est en Dieu, où elle voit toutes choses. Ami lecteur, si on pouvait comprendre les grâces dont jouit cette âme, il n'y a celui qui ne quitterait mille mondes, pour en jouir seulement un jour.

[145]

Ici commence l'explication de plusieurs points du Cantique des Cantiques.

[Omission des chapitres 10 et suivants]

[...]

[188]

LE SECRET PURGATOIRE DE L'ÂME FIDÈLE, QUI SE CONSUME AU FEU DE L'AMOUR DIVIN,

Contenant un troisième chemin de sublime perfection, qui est l'état de soustraction.

LIVRE TROISIÈME.

Chapitre premier. L'âme étant parvenue au troisième état de perfection représentée par l'été, lors les tonnerres et orages surviennent, qui sont les grandes afflictions que l'âme endure en cet état.

Nous avons montré au commencement du deuxième livre, que l'homme est un petit monde, pour ce que les qualités qui se trouvent en ce grand et vaste univers, se retrouvent vraiment en l'homme. Mais beaucoup plus parfaitement, si nous les prenons mystiquement. Nous avons approprié les quatre saisons de l'année, aux quatre états de l'âme qui s'achemine à la perfection ; laquelle est maintenant parvenue au troisième état, qui est celui de la privation, c'est-à-dire, auquel notre Dieu délaisse, et se retire de cette âme, lui envoyant des grandes persécutions, soit en l'intérieur, soit en l'extérieur. A l'intérieur, par des grandes sécheresses d'esprit, aridité, indévotion, délaissement de tous sentiments, de grâce, [189] [...]

[...]

LIVRE QUATRIEME.

Le sacré cabinet du très pur amour divin

où l'époux céleste cache le pur esprit, unité de l'âme fidèle en sa divine unité. Où est aussi traité de l'union béatifique de l'âme. Et de la fruition secrète, et transformation de cette âme au plus secret intime de la divinité.

Chapitre premier. De la noblesse et fin de l'homme. Et comme se doit entendre l'état dernier de la perfection d'icelui en cette vie.

Celui qui est uniquement parfait en soi, et qui seul peut faire d'une puissance absolue et souveraine, toutes choses en leur nature parfaites, et ce grand Dieu, seul Dieu très bon, qui par Sapience infini a mis tel ordre en toutes ses œuvres, que nous ne pouvons faire autrement, que de le reconnaître très bon, et très puissant. La Sapience duquel est incompréhensible aux hommes. Mais si nous ouvrons les yeux de notre entendement, pour voir qu’il a tout fait avec poids et mesure pour l'homme : que toutes créatures irraisonnables et insensibles, le temps, les saisons, sont en leur perfection pour servir à l'homme : qui pourra nier que l'homme ne soit en sa nature incroyablement plus parfait ? Et d'autant plus que c'est la grâce divine qui gouverne et conduit son âme. Toutes les [249] autres créatures sont créées pour l'homme et le service d'icelui. Ce qui nous fait croire la grande perfection de l'homme. Voyons maintenant à quelle fin cet homme est créé. N'est-ce pas pour Dieu ? Dieu n'est-il pas sa fin, son objet, et lequel il doit aimer, honorer, et servir à toute éternité ? Oui certainement, mais s’il est fait pour une fin si noble ; combien faut-il que de sa nature, il soit plus parfait, que toutes les autres créatures de ce monde ? Car notre Dieu ne cesse de lui administrer tous les moyens possibles, pour l'amener à sa dernière perfection. Et ce fait-il avec tel ordre, qu'on voit clairement qu'il en est l'auteur. Or comme nous avons dit ès livre précédent, que l'homme est un petit monde : et parlant plus mystiquement, avons approprié ici quatre saisons de l'année aux quatre états ou chemins, par lesquels Dieu attire l'âme à la perfection des vertus, et union avec lui par une parfaite charité : représentant par l'Hiver l'état des pécheurs ; par le Printemps, l'état de l'âme en sa première ferveur ; par l'Été, l'état de délaissement ou privation de la présence de Dieu ; auquel arrivent grandes tentations et persécutions, ainsi qu'au plus chaud de l'été, les tonnerres, orages, et autres accidents semblables ; par l'Automne, le quatrième chemin de perfection, qui signifie le repos, pour ce que lors l'homme commence à jouir du fruit de ses labeurs : comme aussi l'âme étant entrée en ce chemin, commence à se reposer en Dieu par une union très parfaite ; quand j'ai dit, que ce chemin de perfection est le dernier auquel l'âme peut arriver, étant encore jointe à ce corps mortel, il faut entendre que cette perfection, n'est pas du dernier degré de charité et amour envers Dieu. Car l'âme ne parvient à ce degré dernier qu’à la mort, et y étant parvenue, notre Dieu le vient quérir de ce monde. Que cette perfection est la dernière, à laquelle on peut arriver en ce monde, c'est-à-dire, que l'âme ayant surmonté ses passions, et ayant été anéantie és chemins par lesquels Dieu la conduit, n'ayant plus nuls empêchements, qui la détournent de s'unir à Dieu par amour, entrée qu'elle est en cet état, elle est forte [250] pour supporter et endurer tout pour Dieu. N'ayant plus de besoin des variétés et changements, dont Dieu ce soulait299 servir en elle, pour l'aider à arriver à cet état. Il faut croire, comme il est, que l'âme ne demeure en un même degré de cette perfection, l'ayant acquis. Mais elle augmente toujours en grâce (par laquelle elle acquiert aussi la gloire accidentelle, si elle ne décline par sa faute de cet état) et en charité continuellement jusqu'à la mort. Car en la vie spirituelle on ne peut demeurer en un état : ou on recule, ou on avance. Étant arrivés à quelque degré de perfection, si on ne se veut laisser aller en arrière et à la renverse, il faut nécessairement toujours profiter. Mais en ce dernier état, c'est avec repos et force : et aux plus grandes afflictions, c'est lors que l'âme jouit de tant plus des fruits des vertus acquises, et grâces divines.

Chapitre 2. Comment notre Dieu ayant été séparé de l'âme, quant au sentiment actuel de l'amour divin, dont elle jouissait étant unie à Dieu, commence à lui redonner cette jouissance unitive ; mais tout en autre manière.

Plus une chose absente est désirée, plus la joie est grande lors qu’on vient à la retrouver. Mais si ce qui nous est absent est de soi très noble ; d'autant plus aussi le désir de le r’avoir est actif, et ne donne repos jusque à ce que l'on en jouisse. Or je dis plus, que si entre la chose désirée, et celui qui la désire, il y a de la sympathie, soit pour quelque ressemblance, soit pour quelque dépendance ; tant plus le désir et la volonté seront embrasés à la rechercher, et le contentement grand l'ayant trouvé. Il y a trois causes qui émeuvent l'âme à rechercher la chose désirée : la première est la ressemblance. Or est-il que Dieu seul est celui semblable à soi-même, et de qui tout être dépend. C'est lui [251] seul, qui sans commencement, et sans fin est de toute éternité. Qui est-ce donc, Dieu très bon, qui est semblable à vous ? C'est vous-même, ô mon Dieu, que nous reconnaissons pour seul Dieu, seul tout-puissant, seul tout bon, seul parfaitement juste et miséricordieux. C'est vous, ô mon Dieu, que nous adorons, aimons, et honorons par-dessus toute créature, comme étant notre Créateur. C'est vous que nous adorons, un seul Dieu en trois personnes, le Père, Fils et Saint Esprit : mais une essence du tout simple et indivisée. Le père de nul, le fils du seul Père, le Saint Esprit procédant de tous les deux, sans commencement et sans fin300. Qui est-ce donc, Dieu très saint qui est à vous semblable ? Vraiment nul ne peut connaître que vous-même tel que vous êtes. Mais si ainsi est, comme il est, quelle ressemblance peut-il avoir, entre vous et nous, entre le Créateur et la créature, entre vous Dieu immortel, et nous créature mortelle ? Sans point de fautes, il y a quelque ressemblance, attendu que nous sommes créés à son image, et n'y a chose qui puissent plus ressembler Dieu que son image. Et comme en la Trinité il y a trois personnes faisant un seul Dieu : nous avons les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire, et la volonté, qui trois ne font qu'une âme ; et ceci représente le mystère de la Sainte Trinité. Dieu était esprit, et notre âme est esprit : mais cette ressemblance est quant à l'être naturel, que Dieu nous a donné nous créant. Or notre Dieu requiert de nous choses à lui semblable. Et pour autant que Dieu le Père est la charité, le Fils la dilection, le Saint Esprit l'amour du Père et du Fils : cette charité et dilection requiert de nous quelque chose de semblable : à savoir, une charité, par laquelle comme par un lien de consanguinité nous soyons conjoints et unis à lui. Et cette ressemblance est celle qui embrase notre désir et notre volonté à jouir parfaitement de notre Dieu. La cause seconde est la dépendance. Il n'y a ainsi aveugle, qui ne sache que nous dépendons du tout de Dieu, et que plus la créature et douée de perfection en sa nature, plus elle est dépendante de Dieu. Les créatures [252] sensitives et végétatives, et ce grand Univers sont moins dépendantes de notre Dieu que l'homme, pour ce que seul entre toutes les créatures, il est doué de la raison : pourquoi ayant plus reçu, il est plus dépendant de son bien-faiteur qui est Dieu. Il y a plus, que par-dessus l'être naturel excellent qu'il a reçu de Dieu, il a encore la grâce, par laquelle il dépend immédiatement de Dieu, et sans laquelle il ne pourrait subsister en l’être gratuit et surnaturel. Donc il n'y a rien que nous devons plus désirer, que celui duquel tout notre bien procède. La troisième cause est l’amour, qui est un bien qui attire toujours à soi la chose aimée. Mais quel objet se peut-il trouver plus parfait que Dieu même, duquel nous sommes l'image, et de la puissance duquel nous dépendons ? Vraiment l'amour divin est un lien très fort, qui nous rend inséparables de Dieu, quant au désir. Pourquoi ce n'est de merveilles, si l'âme se trouvant privé de Dieu, le cherche avec désirs ardents de le retrouver. Comme nous avons dit advenir au troisième livre, traitant de la soustraction et séparation de Dieu, quant au sentiment actuel de l'amour divin. Voyons maintenant, comment notre Dieu commence à redonner à l'âme cette jouissance unitive. Combien que toutes ses opérations soient autres qu'au premier chemin, ou l’âme jouissait d'un contentement incroyable par l'union de son Dieu. Mais la nature non assez anéantie, comme elle a été durant l'état de soustraction, était incitée par une dévotion sensible, procédante des parties inférieures de l'âme. Comme serait une joie véhémente procédante de la considération de quelque mystère de la Vie ou Passion de notre Sauveur, de la connaissance des perfections divines, ou autres grâces reçues de Dieu. Cette joie était en l'âme très justement. Mais la nature, non du tout anéantie, se mettait avec l'esprit, causant des émotions au corps : comme battements de cœur et autres altérations. En sorte qu'il était impossible qu'on n’en fit remarque à l'extérieur. Mais quoi que cela se passât aux parties inférieures de l'âme, si est-ce que tout procédait [253] immédiatement de la parfaite union de l'âme avec Dieu, et d'un parfait amour divin dont elle était assiégée. Et quoi que que le corps en reçu des altérations, l'union n'en était pourtant pas moins parfaite. Mais en cet état que la nature a été toute anéantie par la soustraction de Dieu, elle ne ressent plus ces altérations, battements de cœur, et autres événements. Tellement que cette jouissance, dont à présent l'âme est unie à Dieu, se peut cacher, qu'elle ne soit voué à l'extérieur. Si ce n'est que quelque abstraction survienne, laquelle il est impossible de cacher. Si est-ce toutefois qu'on peut bien dompter et réprimer la joie, qui éclate trop fort au-dehors, et la tenir grand renfermée dans l'âme. Mais le corps quelquefois en demeure malade par la violence de l'abstraction.

Chapitre 3. Comment en ce quatrième chemin de perfection, l'âme commence à jouir du repos de ses labeurs.

Mon bien-aimé est descendu en son jardin, au parquet des choses odoriférantes, afin qu'ils repaissent és verger et qu’il accueille les lys. Au Cantique des Cantiques Chapitre sixième. En cet état, l'âme s'écrit justement, Mon bien-aimé est descendu en son jardin. Le Bien-aimé est notre Dieu, qui repose en l'âme son épouse sa Bien-aimée : où il trouve les parfaites vertus bien purifiées. Dont ayant été long temps absent, vient maintenant à y descendre. Mais quel contentement pourrait-on penser que cette épouse ressent, ayant retrouvé celui de l'amour duquel elle est tant enflammée ? és autre passage elle invite son époux Jésus de venir à soi. Mais à présent elle démontre que notre Dieu y est du tout introduit, l'ayant trouvé disposée par sa grande pureté, acquise par le long anéantissement en l'état de soustraction. Je suis à mon ami, et mon ami à moi, lequel [254] paît entre les lys. Mais comment ô âme épouse de Jésus-Christ, osez vous dire « je suis à mon ami, et mon ami est à moi » ? Quoi petit vermisseau : ce grand Dieu du Ciel est-il à vous ? C'est l'amour qui vous fait parler ; c'est l'amour qui fait cette union, c'est l'amour qui fait de deux, un par union. Oui à la vérité, l'âme qui possède l'amour divin, peut dire, je suis à mon ami, et mon ami est à moi. Aimons donc, puis que par amour nous avons Dieu, nous avons un Dieu d'amour, qui se plaît en amour. Le cœur amoureux est son jardin, les cœurs enflammés d'amour, sont les lys où il se délecte. Aimons âme fidèle, aimons, ce Dieu si bon, ce Dieu si amoureux. Que notre cœur se fonde en amour, que notre cœur n'ait jamais de repos que dans ce feu, sinon vivant et mourant dans ses flammes divines, au milieu desquelles nous trouverons notre Dieu. Puis qu'il est à nous, aimons le, embrassons-le au milieu de notre cœur. Puis que Dieu est à nous, son cœur est à nous, allons dans ce sacré cœur amoureux de Jésus. Que dirons-nous dans ce cœur de Jésus ? Ces deux cœur s’entrebaisent, ô baiser amoureux ! Et quel baisé ? Sinon une union parfaite de deux cœurs en amour. Dans cet amour, l'âme parle à son Bien-aimé, il lui dit tous ces secrets, lui montre tous ses désirs, et Dieu lui parle familièrement, l'embrasse, la garde comme sa Bien-aimée. A juste cause l'âme dit, Je suis à mon aimé, et mon Dieu mon Bien-aimé est à moi. De quelle assurance parle l'épouse disant : quelle est à son ami, et son ami est à elle, attendu qu'en cette vie, il n'y a jamais d'assurance ? Il est vrai, mais l'amour donne telle assurance, que l'âme ne saurait douter. Elle dit premièrement, Qu'elle est à lui, pour n'avoir plus de volonté sinon en celle de Dieu : duquel elle ne veut en aucune manière se séparer par quelque péché, ou imperfection volontaire, et moins quant à l'amour. Secondement, Que son ami est à elle, pour la ferme confiance qu'elle a en sa bonté, pour les grâces dont son âme est illuminée, le ferme espoir de sa prédestination ; et encore pour la jouissance que déjà elle ressent du repos, et grande paix intérieure, [255] acquise par la mortification et anéantissement de soi-même. Car l'âme jusqu'à présent a toujours travaillé à la mortification et pratique des vertus. Étant à présent en ce quatrième chemin, reposant du tout en Dieu, avec pleine jouissance du fruit des vertus acquises.

Il ne faut pas penser, chère âme, que le repos dont jouissent ceux qui sont parvenus à cet état dernier de perfection, soit un sentiment intérieur de quelque douceur en l'oraison, ou autres opérations esquels la nature s'arrête et complaît, comme elle faisait au premier chemin. Car cela serait encore imperfection, et tout ce que je traiterai en ce quatrième livre, soit de l'étroite et secrète familiarité de l'âme avec Dieu, soit des excès d'amour divin, soit des abstractions, et autres grâces surnaturelles, encore qu'elles soient semblables à celle du deuxième état, dont est traité au deuxième livre, si est-ce qu'il y a autant à dire comme du jour à la nuit, et du ciel à la terre. Les termes de parler sont toutefois semblables, pour ce qu'il est mal possible d'en trouver des autres significatifs de ce qui se passe en ce chemin.

Cette jouissance donc se fait en trois manières, dont la première procède de la pureté de conscience, où l'âme voit par une lumière intérieure que notre Dieu lui donne, que tout ce qu'elle a passé au chemin précédent, si étrange et inconnu, qu'il lui semblait être abandonnée de Dieu, était pour sa perfection. Elle connaît maintenant la vérité de tout, et comment notre Dieu lui a envoyé ces calamités par un grand amour. Elle aperçoit le profit qu'elle y a fait, et combien notre Dieu en est glorifié. Et outre plus, elle connaît comment Dieu l'a miraculeusement préservé de péché. Car és occasions que notre Dieu lui donnait, voir la tentait lui-même pour l'éprouver, il fallait de l'assistance pour ne tomber. Elle voit les causes pourquoi Dieu a permis tout cela. Elle est délivrée des doutes qu'elle avait que tout cela ne lui fut envoyé pour ses fautes.

La deuxième, est en la force que l'âme reçoit, contre tous ce [256] qui lui survient de contraire à la nature. Mais il convient entendre, que ce repos n'est pas en quelque réflexion sur soi-même, ni à la vertu. Car ce serait encore imperfection, ains il est pur et du tout en Dieu, auquel l'âme agit continuellement par l'union d'amour et de grâce. Et ne se doit aussi entendre en telle sorte, que l'âme soit tellement forte à la vertu, qu'elles doivent quitter le travail de la mortification, et pratique d'autre vertu. Car encore qu'elle soit au souverain degré d'icelle, si est-ce qu'il faut travailler jusqu'à la mort. Mais cela ne se fait plus par violence, la nature étant du tout morte. C'est plutôt une continuation ou augmentation de la chose acquise, de laquelle si on abandonnait la pratique, on retournerait en arrière, et perdrait on se ce qu'on aurait déjà acquis. Par laquelle continuation en la pratique des vertus, lesdites vertus embellissent, et l'âme augmente toujours en grâce, par cette disposition qu'elle se donne coopérant aux premières grâces.

Chapitre 4. Du parfait repos de l'âme avec Dieu, ou elle est secrètement abîmée dans le très pur amour.

Une chose ne peut être dite parfaite, si elle n'est déjà parvenue à la fin dernière, pour laquelle elle est destinée. Or le repos duquel l'âme jouit en cet état de perfection est du tout parfait, pour ce qu'il est en Dieu, hors duquel n'y a rien de parfait. Dieu donc est notre fin, et nous sommes créés à cette fin, pour reposer en Dieu à toute éternité. Ne soit que volontairement nous nous en distrayons par notre malice. Mais comment, et quand est ce, que l'âme peut jouir de ce parfait repos en Dieu, vu que cette vie n'est pas le lieu de repos ? Qu'ainsi soit, si est-ce qu'il y a quelque repos en Dieu durant cette vie, et d'icelui est parlé és huit béatitudes. Lors que Dieu dit, Bien-heureux [257] sont les pauvres d'esprit, pour ce que le Royaume des Cieux est à eux. Il démontre par ces paroles, que les âmes du tout pauvres, non pas seulement du corps mais d'esprit, possèdent le royaume de paix et de repos spirituel. Ceux-là sont pauvres d'esprit, qui sont tellement mortifiés et anéantis, qu’en toutes leurs actions, ils ne cherchent, ni ne veuillent rien plus opérer qu'en Dieu et pour Dieu ; tant ils sont aliénés de ce qui n'est pas Dieu et d'eux-mêmes. Telles sont ceux qui sont parvenus à ce quatrième chemin de perfection, et à iceux appartient le Royaume des Cieux. C'est-à-dire, que dès à présent ils jouissent du repos et des consolations de Dieu, par un intime absorbement en Dieu, consistant en une parfaite union d'amour divin. Car jaçoit que ces âmes soient pour le présent privées de la claire vision de Dieu, propre aux Bien-heureux ; si est-ce qu'en leur intérieur ils ont une lumière continuelle, qui les guide en toutes leurs actions et opérations. Jointe à ce, une connaissance de Dieu, et familiarité si grande, que par cette jouissance ils ont plus Dieu en eux-mêmes, qu'ils ne sont en eux-mêmes301. Je dis donc, que ce contentement est si grand, que si par la foi on ne croyait qu'il y a un lieu, qui est le Royaume des Cieux, où les âmes bien-heureuses jouissent de Dieu après la mort, on penserait déjà être en Paradis. Et ceci les embrase d'autant plus, en cet amour divin, secret et caché, connaissant que si en cette vie mortelle, on jouit de Dieu si parfaitement, et avec tant de contentement, le repos qu'on aura là sus au ciel, doit être incomparablement plus parfait : où il n'y aura plus d'empêchement, péril de tomber en péché, ou d'être à jamais séparé de Dieu. Mon amie tu es belle et suave, délectable comme Jérusalem, terrible comme une armée ordonnée sous les enseignes. Aux Cantiques, chapitre sixième. L'époux céleste notre Dieu, loue l'âme fidèle, pour ses grandes perfections, et lui montre qu'il se délecte tellement en sa beauté, que comme une armée bien ordonnée, elle a la force d'attirer à soi notre Dieu qui par après dit, Détourne tes yeux de moi, car ils me surmontent302. Ce sont les œuvres [258] faites en grande pureté de conscience, et sortantes de ce grand amour de Dieu, qui le contraint de se donner du tout à l'âme, dès qu'elle est encore en cette vie. Étant de soi si bon, qu'il ne se peut séparer de ceux qu'il aime fidèlement. Or un tel repos de l'âme en Dieu, et de Dieu en l'âme, peut être dit parfait, par ce que Dieu est sa fin, auquel étant parvenue, elle en jouit parfaitement, avec un repos parfait quant à l'action mais cette perfection de repos, sera accomplie, lors que laissant cette vie, l'âme entrera au Royaume des Cieux ; où le corps ne donnera plus d'empêchement, pour jouir de la claire vision de Dieu à toute éternité.

Chapitre 5. Que ce repos cause une union béatifique de l'âme, et qu'elle est cette union.

Quelques âmes imparfaites, et qui n'ont connaissance de ce chemin de perfection, pourrait penser, que ce repos serait quelque contentement intérieur, ayant toutes choses à désir, et rien contrariant à la nature, ou quelque calme intérieur, avec dévotion et goût spirituel ; qui serait plutôt une certaine oisiveté en l'âme, se complaisant ainsi en soi-même, avec croyance d'être déjà bien uni à Dieu. Il se faut donner garde, de s'arrêter à telle imagination et persuasion, par ce que cela ferait de beaucoup retarder l'âme de sa perfection. Car demeurant là arrêtée, elle serait sans poursuivre en avant, pour cette croyance d'être venu au sommet de sa perfection, par cette paix intérieure, procédant de la nature, et pour n'avoir rien contre sa volonté, et par ainsi se délectant en ces petites douceurs intérieures, comme ayant le don de pleurer, ou quelque ferveur bouillante, qui incitent la nature, ou plutôt la blesse, par une trop grande violence faite à icelle, pour acquérir cette dévotion sensible, [259] penseront que ces accidents soient excès d'amour et abstractions, et s'estimeront être toutes parfaites. Mais voici la tromperie, laquelle on pourra reconnaître, quand on verra que la personne s'estimera être parfaite, fera cas de soi, désirera qu'on la trouve telle, se contristera quand on ne fera pas cas de ses dévotions. Et tout ceci est une preuve suffisante, que tout ce qui se passe en elle ne sont pas abstractions, ou consolations venant de Dieu, étant bien éloignée de la perfection, dont nous traitons à présent.

Les âmes donc dont je parle, et qui sont en ce quatrième chemin, quoiqu'elles connaissent en elles des grâces admirables de Dieu, lesquelles elles ne peuvent nier venir de Dieu pour les effets, vu qu'elles ne les procurent en rien qui soit selon la nature ; mais s’y disposent par la mortification, ne s'estiment jamais parfaites, ains en vérité les plus misérables du monde, avec cette créance, que si notre Dieu départissait telles grâces aux plus grands pécheurs, ils en feraient mieux leur profit. Voir désirent toujours être cachées et inconnues aux créatures, fors leurs Directeurs, auxquels elles veulent bien donner à connaître les opérations de Dieu en leurs âmes, pour être ce, nécessaire, afin qu'il les puisse conduire sûrement, et que par ainsi les grâces du Saint Esprit en elles ne soient étouffées. Et telles âmes ont tant de peine, pour leur grande humilité, de donner à connaître ces grâces, qu'ils leur serait plus facile de dire tous les péchés du monde, s'ils les avait commis, que de les dire. Et s'il advient qu'on en ait connaissance, et que les gens impies s'en servent de risée et moquerie, cela leur est toute joie en tant que Dieu, et ce qui touche la gloire d'icelui, n'en soit pas offensé et méprisé. Attribuant à eux le mépris et la confusion, et la gloire à Dieu seul. Mais en ceci se convient encore donner garde d'une tromperie, que sous ombre de la gloire de Dieu, on ne cherche la sienne propre. Il faut donc que le tout se fasse en vérité, et que le désir de la gloire de Dieu soit avec mépris et confusion de soi-même, qui sont les vrais effets de cette union béatifique. [260].

Mais quelle est donc ce repos ou union ? Il ne se doit entendre des suaves ressentiments que l'âme trouve en l'oraison ou en la vertu. Ce n'est encore l'action de la contemplation. Combien que les âmes cheminant en cet état, ne soit privées de ces ressentiments tant pour l'oraison, pratique des vertus, que contemplation. Car encore que tout cela soit très bon, si n'est-il que le milieu entre Dieu et l'âme, qui conjoint l'une à l'autre. Ce sont dons de Dieu, mais non pas Dieu même. Si quelqu'un épouse terrestre se plaisait plus és dons de son époux, comme és chaînes, bagues d'or, ou autres choses précieuses, qu'à son époux propre ; elle mériterait qu'il la délaissa du tout, pour la dignité commise par elle en son endroit. De même, les grâces tant naturelles que surnaturelles, de Dieu à l'âme, comme, parfaite contemplation, extases, excès d'amour, abstractions, révélations, lumières intérieures, ne sont que dons de l'époux céleste à l’âme fidèle. Laquelle si elle s'arrêtait plutôt à ces dons qu’à Dieu même, elle mériterait d'être abandonnée de Dieu. Ce repos donc est en Dieu même, auquel elle est unie en cet état, c'est-à-dire, qu’à présent tous les empêchements qu'elle avait, les autres états précédents sont dissipés. Ayant pour l'heure telle liberté de traiter et communiquer aussi familièrement avec Dieu, comme un ami avec son ami. Et cette union est béatifique, par ce qu'on ne peut être plus voisin de Dieu, ne soit que l'âme séparée du corps par la mort, vienne à jouir de la claire vision d'icelui, par une jouissance admirable de Dieu là sus au Ciel. Mais s'il fallait dire quel est ce repos et contentement en Dieu, ou ce que c'est de Dieu, il est autant impossible, qu’aux âmes bien-heureuse, de nous dire ce que c'est de leur gloire, et de Dieu ; dont ils ont pleine jouissance là haut au Ciel.

Si l'âme pouvait dire de bouche, ou par écrit, ce qu'elle connaît et goûte de Dieu, en la jouissance qu'elle en a, en ce quatrième état, Dieu ne serait pas Dieu. Car il est incompréhensible, bon sans fin, qui ne se peut comprendre par nos sens, et l'âme seule qui en jouit, le connaît en soi-même, et en ceci est [251] ce repos, qui se peut dire déifique. Telles âmes sont contraintes de ne parler beaucoup de Dieu, ains garder une taciturnité, par ce que si elles en parlaient comme leur cœur pense, leurs propos seraient si obscur, qu'on ne les pourrait entendre. Je dis obscurs, pour ceux qui ne savent en vérité ce que c'est de Dieu. Et ce silence qu'elles sont forcées de garder, leur est une grande peine, pour l'amour grand de Dieu, qui les embrase à en parler, et discourir à telles personnes, qui pour le plus ordinaire, ne les entendent.

L'époux céleste considérant son épouse, tant embrasé de son amour, recommence à louer comme il a fait au premier état de la contemplation. Ta chevelure est comme un troupeau de chèvres, lesquelles sont apparues de Galaad. Tes dents sont comme un troupeau de brebis, qui sont montés du lavoir ; chacune portant deux agneaux, et n’y a aucune stérile entre elles. Tes joues sont comme une pièce de pommes de grenades sans tes secrets. Combien que les louanges que Dieu fait de son épouse, soit semblables en termes à celles qu'il faisait, étant icelle au premier état de perfection, si ne laissent-elles d'être plus relevées, d'autant qu'il la loue à présent, principalement pour deux causes ; qui surpassent en excellence toutes les actions procédant des vertus. L'une est l'amour divin, qui agit continuellement en l'âme. L'autre est l'acte de la contemplation, procédant de l'amour divin. Or les actions semblaient être égales au premier état de perfection, comme au deuxième, par ce que l'amour est aussi actif en ses opérations, et la contemplation aussi extatique en l’un, comme en l'autre. Mais il y a cette différence, qui consiste aux parties inférieures de l'âme, pour les imperfections qui étaient cachées en la nature, laquelle donnait au premier état de perfection, empêchement aux actions d'amour et contemplation, lors qu'elle opérait en Dieu. Et ces deux actions ne pouvaient durer, pour être imparfaites par la variété, causée par la nature. Laquelle étant purifiée, par la soustraction, l'âme agit continuellement où son amour l'élève, par la contemplation de son Dieu303. [262]

  1. il y a soixante reines et quatre-vingt concubines, et un nombre infini de jeunes filles. Ma colombe est unique, et ma parfaite, elle est seule à sa mère, et élevée de celle qui l'a enfantée. D'autant que nous approprions le texte des Cantiques aux âmes, qui s'acheminent à cette perfection, comme faisant fort à propos au sujet de notre discours, quand l'époux céleste dit : Il y a soixante Reines, (celles-là seule peut régner qui s'est surmontée soi-même) il entend par ces Reines les vertus, sourdantes304 immédiatement de l'âme, par le parfait anéantissement, et rendant l'âme victorieuse en tous advenemens305. Les concubines sont les actions vertueuses, qui ne se peuvent produire, sans contracter avec la nature. Comme font tout ce qu'il faut donner au corps, pour l'entretenement d'icelui et sa conversation. Ce que combien que fait avec anéantissement, si est-ce que tant que l'âme est au corps, elle retient toujours quelque imperfections naturelle, dont les saints mêmes n'ont été exempts. Pourquoi ces vertus-là sont comme concubines, ne pouvant être si pures, que celles qui procèdent immédiatement de l'âme. Les jeunes filles, mais une seule a sa mère, se sont toutes les vertus, qui sont produites en pureté de conscience, lors que l'âme est par sa bonne vie, sans macule de péché. Mais entre toutes, la charité seule à sa mère ; laquelle vertu procède seul de Dieu, et appartient à Dieu : car il est la charité même, et l'âme qui a charité, a Dieu en soi. Et cette vertu est celle qui unit l'âme à Dieu, est Dieu à l'âme. Les filles de Sion l'on vue, et les Reines l'ont estimée bien-heureuse, les Reines et les concubines l'on louée. Que veut dire ceci ? Ce sont les esprits bien-heureux, qui reconnaissant la beauté de l'âme parfaite, la viennent à louer. Et puis encore les âmes vivantes en ce corps moins parfaites, entendues par les concubines, qui reconnaissent les rares vertus et perfections d'icelle.

Qui est celle qui apparaît comme l’Aube du jour, belle comme la lune, pure comme le soleil, terrible comme une armée équipée de bannières ? Je suis descendu en mon jardin, pour voir les pommes des vallées et voir si la vigne était fleurie, et si les pommes de grenades [263] était boutonnées, je n'en ai rien su. Mon âme m'a troublé, à cause des chariots d'Aminadab. Retourne toi, retourne-toi Sulamite, retourne-toi, retourne-toi, afin que nous te contemplions. L'époux céleste accompare [sic] son époux à l'aube du jour, pour sa beauté. Le vrai jour, la vraie lumière c'est notre Dieu, qui illumine toutes les ténèbres ; et c'est lui qui donne lumière à l'âme. Mais par l'aube du jour, peut être entendue l'âme fidèle, en ce quatrième état de perfection, qui comme une lumière paraît belle, par la clarté qu'elle reçoit, du vrai jour notre Dieu, en la contemplation divine, en cette union. Puis il dit : Belle comme la lune. Entre tous les astres, la lune est la plus proche de notre terre, et sa lumière paraît seulement la nuit. Et l'âme parfaite reluit entre toutes les autres ; mais en la nuit de ce monde. Car lors qu'elle sera au ciel, en la présence du vrai Soleil de Justice, sa lumière sera absconsée306 en Dieu : comme la lune en la lumière du soleil, de qui elle reçoit sa lumière. Mais comment, Pure comme le soleil ? Ceci appartient à la grande pureté de l'âme, qu'elle acquiert par la contemplation divine. Terrible comme une armée. Ce sont les actions de la vie active, conjointes à celles de la contemplative, que l'âme pratique avec perfection en cet état. Et c'est ce qui rend la rend admirable entre les hommes, de voir une âme du tout contemplative, s'adonner sans peine et difficultés à la vie active et charité du prochain. Quelles choses verrez-vous en la Sulamite, sinon les compagnies des armées ? En cette âme on ne voit qu'une continuelle victoire, contre tout ce qui l'attire aux choses basses de ce monde, qu'elle surmonte virilement demeurant unie à son époux céleste. [264]

Chapitre 6. De la fruition secrète, et transformation de cette épouse au plus secret de la Divinité.

Chères âmes, il pourra être qu'aucuns s'émerveilleront, ou croiront que par quelque présomption, j'entreprends montrer ce que c'est du vrai et pur amour divin : me servant pour cet effet de terme et façon de parler trop relevés, comme de transformation, fruition, et semblables termes. Mais ceux qui en ont fait essai, et goûté la bonté de Dieu, par une jouissance de sa présence et familiarité, seront témoins de la vérité que je décris. Et ceux-là seuls qui ne sortent, ou bien rarement hors d'eux-mêmes, ayant connaissance de l'esprit de Dieu, auront occasion de me condamner, au moins suivant leur sens. À quoi je ne me veux arrêter, puis que je ne dis rien contre la Sainte Écriture, et qui n'ait été expérimenté de quelques âmes inconnues, qui ont appris en l'école de Dieu, ce que c'est de ce pur esprit de Dieu. Or cette fruition secrète, doit être en deux manières. L'une est une fruition secrète procédante des vertus acquises. Et ne faut penser que cette fruition ou jouissance, soit qu’on aurait tellement acquis toutes les vertus, qu'on pourrait demeurer en une oisiveté spirituelle ; pensant qu'à toute occasion survenant pour pratiquer les vertus, on les trouvera assurées, pour l'épreuve qu'on en aura faite plusieurs fois. Que l'âme qui [dé]jà est en ce chemin de perfection, se garde bien de s'arrêter à cette oisiveté, par ce qu'en peu de temps elle perdrait tout ce qu'elle aurait acquis avec beaucoup de travail. Mais pour entendre que c'est de cette fruition secrète, qui procède des vertus acquises, je dis que c'est une paix intérieure en l'âme, et joie au Saint Esprit, procédant de la vertu. Car en toute occurrence qui lui survient, contraire à la nature, et aux [265] dites vertus, soit par l'instigation des diables, soit par les tentations du monde, venant des créatures, ou de notre propre nature corrompue ; sitôt que l'âme s'aperçoit de la moindre résistance à la vertu, soudain elle se rend victorieuse, par une indifférence acquise au plus secret de son intérieur, dont elle accepte tout ce qui lui survient, comme venant immédiatement de Dieu, pour son plus grand bien. Sachant bien par une vive foi, que Dieu ne permet rien lui advenir, si ce n'est par son amour, et pour notre plus grande perfection. Dont l'âme en tire le fruit spirituel et laisse la malice à la créature. Si c'est du diable, il s'en retourne et s'enfuit avec sa courte honte, et demeure plus faible qu'une mouche. Si c'est des persécutions des hommes, ils demeurent confus en leur attente. Car cette âme a tellement fiché l'ancre de son espérance en Dieu, que si tout le monde s'élève à sa ruine, elle n'en reçoit aucun changement en soi. Demeurant toujours assurée que Dieu la préservera contre tout péril dont elle se réjouit. C'est donc cette fruition dont l'âme jouit ; mais secrète et inconnue aux hommes. D'autant que les persécutions sont quelquefois si violentes, même qu'elles touchent tellement au corps, qu'il faudrait avoir un corps de fer pour ne les sentir. Or notre Dieu ne veut pas que ses serviteurs soient insensibles. Que mêmes il les laisse vivement ressentir la douleur au corps, tant que souvent ils y perdent la vie, comme tant de martyrs ont fait. Mais quelquefois Dieu permet que telle âme endurera tant et de si horribles persécutions, que celui sera un martyre plus piquant que le martyr sanglant. Et quoi que le corps en soit atténuée ; néanmoins l'âme demeure toute joyeuse en Dieu, bénissant ceux qui les persécutent, rendant toujours le bien pour le mal ; disant à l'imitation du Fils de Dieu, Mon Père pardonnez leur, car ils ne savent ce qu'ils font. Mais voici en quoi je dis que cette jouissance et fruition est secrète. D'autant que les mondains, ou mêmes les personnes spirituelles et religieuses, qui n'ont que bien peu de connaissance de l'intérieur, jugeant témérairement de telle personne, [266] la voyant défigurée et atténuée, diront, que ce soit par impatience, ores307 que la personne l'endure volontairement et joyeusement. Ignorant le suave contentement dont l'âme jouit en son intérieur par la conformité de sa volonté à celle de Dieu. Désirant de tout son cœur ces horribles persécutions, autant et si longuement que ce sera la volonté de Dieu. Jaçoit que308 telle âme ne peut désirer le péché pour le grand amour qu'elle porte à Dieu. Ce qui fait que voyant le péché, où tombent ceux qui la persécute, telle âme ne laissera d'aviser, par toute voie de charité, de les convertir, et leur impétrer309 de Dieu la lumière intérieure, pour reconnaître leur malice, et se retourner à Dieu. Auquel elle épand abondance de pleurs, pour la rémission des fautes de ses prochains, et salvation de leurs âmes. Mais aucunes310 personnes voyant l'extérieur, diront que ses pleurs viennent d'impatience. Et par ce moyen l'âme demeure toujours inconnue au monde, tenant toujours ses opérations secrètes en soi-même. Mais si telle personne est en congrégation, et qu'elle ne peut éviter qu'on aperçoive ses actions, le plus qu'elle peut se doit garder, qu’on ne voie à l'extérieur, les opérations intérieures. Elle doit demeurer, et faire oraison à son secret, si elle peut ; n’est que l'obédience le permet autrement, afin que le prochain ne prenne occasion de juger. Car il advient quelquefois, que la contrition est si grande pour le prochain, et la perte des âmes (tel est l'effet de la charité) qu'il semble que le cœur se doit fendre de douleur ; et cette contrition est une contrition d'amour. Comme j'ai montré particulièrement és autre livre, où je traite de la contrition. Mais là, d'autant qu'ils sont encore au chemin d'imperfection, c'est pour leurs propres péchés. Ici la charité est si grande du prochain, que la même contrition qu'auparavant ils concevaient pour soi, ils le ressentent à présent pour le prochain. N'oubliant pour ce soi même. Si le prochain n’est si endurci, il en remportera du grand fruit, encore qu'il ignore d'où lui vient cette grâce. Mais si le pécheur est endurci, et demeure en sa mauvaise volonté, il en recevra des grandes punitions, [267] soit en cette vie, ou en l'autre. Lors que saint Paul avant sa conversion, gardait les accoutrements des meurtriers de saint Étienne, quand on le lapidait ; lors le dit saint Étienne priant pour ses ennemis, on peut croire que ses prières ont de beaucoup profité à la conversion de saint Paul. Ainsi de même, advient-il souvent aux âmes parfaites, qu'elles prient pour leurs ennemis. Pour ce dit l'époux au septième chapitre du Cantique des Cantiques de Salomon. O fille de prince, combien sont beaux tes pas en leurs chaussures. C'est lors que l'âme étant du tout unie à son Dieu, descend néanmoins aux choses les plus viles et basses, qui se fait par une compassion et charité brûlante. Regarde les péchés de ton prochain, pour lui impétrer pardon et connaissance de ses fautes. Pour rendre entre les mains de Dieu, celui qui auparavant était esclave du diable par son péché. Et voici cette fruition secrète, procédante des vertus, lors que l'âme a acquis telle paix intérieure, et telle force, que de surmonter le diable, le monde, et encore soi-même, en telle sorte que de brûler intérieurement d'amour divin. Ce feu rejaillit tellement vers le prochain, qu'il fait tel effet, que de le faire épandre larmes de feu, pour ceux-là mêmes qui le crucifient, et à toute occasion cherchent sa ruine. La deuxième manière de fruition secrète, est la jouissance de son Dieu, son époux. Mais quelle est cette jouissance et transformation si secrète de l'âme avec son Dieu ? J'ai dit au premier livre, traitant de l'amour-propre, que tant plus l'âme est entachée de son amour-propre, tant moins elle jouit de l'amour de Dieu (car ces deux amours ne se peuvent compatir ensemble) et tant plus elle est purifiée de son amour-propre, tant plus elle jouit de l'amour de son Dieu, son divin l'époux. Or étant parvenue à ce quatrième chemin de perfection, que d'avoir surmonté soi-même, le diable et le monde, l'âme jouit sans entre-deux, d'un amour si pur et divin, que langue ne peut prononcer, ni créature humaine comprendre, ce de quoi elle jouit en cette fruition secrète, de l'union secrète, et de la présence continuelle de son Dieu, et de cette transformation [268] en icelui. Il faut entendre, que notre nature est tellement corrompue par le péché de notre premier père Adam, que nous sommes si violemment attachés au péché, que comme une pierre étant par force tirée hors de son centre, et élevée en quelque haut lieu contre sa nature ; aussitôt qu'elle peut trouver son cours et se détacher, descend en bas plus vite qu'un éclair. Ainsi de même, l'âme étant par violence tirée hors de son centre, qui est notre Dieu, par le péché, et la nature corrompue, acquise par le péché de notre premier père Adam : sitôt que par la parfaite mortification et anéantissement de soi-même (dont il est traité en tous ces chemins de perfection) elle a acquis la victoire sur toutes ses passions, commandant à soi-même et à toutes ses affections : aussitôt elle retourne en son propre centre, qui est son Dieu, son céleste époux ; plus vite que la pierre qui étant violemment retenue en haut, vient à descendre en bas, rompt et foudroie tout ce qu'elle rencontre, pour retourner à son propre centre. Je dis plus, que jamais oiseau ne peut voler si vite, ni trait d'arbalète se porter si droitement à son but, que l'âme étant détachée de soi-même retourne à son Dieu. En telle sorte que si on pouvait voir des yeux corporels cette âme spirituelle, on dirait qu'elle est déifiée, pour être tellement transformée en son Dieu par une naïve ressemblance, procédant de notre première innocence perdue : laquelle étant recouverte par la pureté de vie, l'âme retourne à cette première innocence, où elle avait été créée à semblance de Dieu. Et voilà comment elle est transformée, sortant de ses mauvaises inclinations, pour se plonger du tout à la ressemblance de son Dieu, à l'image duquel elle est créée. Fort à propos dit l'époux au même chapitre septième des Cantiques, Tes deux mamelles sont comme bichelots jumeaux de la biche. Car ces deux fruitions ou jouissances secrètes, sont si unies ensemble, et comme jumelle, que l'âme ne peut parvenir à cette parfaite jouissance de Dieu, sans avoir acquis ces vertus, du fruit desquels elle jouit. Ton col est [269] comme une tour d'ivoire. Ainsi que le col est au-dessus du corps, ainsi notre esprit est par-dessus les puissances de l'âme. Laquelle étant par cette transformation au plus secret de la Divinité, il vient comme une tour élevée, à découvrir et connaître les secrets divins, surpassant la nature. Et de cette connaissance, procède l'amour, et les divines louanges et jubilations. C'est ici que l'âme reçoit souvent des illustrations, et révélations des choses secrètes et à venir, et qu'à ce dernier chemin, elle voit arriver tout ce que Dieu lui avait révélé au premier chemin de perfection, avant le délaissement sensible de la présence de Dieu, lors qu'elle était en sa première ferveur, jouissant des enyvrements spirituels. Lors notre Dieu lui donnait souvent des révélations de choses futures. Mais le plus souvent obscurément, tellement qu'elle ne connaissait en quel temps la chose dût advenir, ni par quel moyen. Comme pour exemple, Dieu lui pourra donner révélation de la continuation de sa vie, pour mettre en effet quelque chose grande à la gloire de Dieu. Or l'âme entendant ces secrets de la bouche de Dieu, elle ne sait combien de temps durera sa vie ; n’est qu'il lui donne encore autre révélation du jour de sa mort. Puis elle ignore quelque chose grande elle doit exécuter à la gloire de Dieu. Néanmoins la personne reçoit telle impression en l'âme, qu'elle ne peut douter (si ce n'est par humilité, pour se connaître indigne) que ce ne soit de Dieu. Or par l'assurance de son Père spirituel (de qui elle doit suivre les avis si c'est un personnage bien spirituel expérimenté en la vie spirituelle) elle croit par les bons effets qui ensuivent ces révélations, qu'elles viennent de Dieu. Mais lors quand elle vient à ce chemin de délaissement de la présence de Dieu, quand au sentiment et consolation : lors cette pauvre âme se trouve en des grands doutes. D'autant que d'un côté elle ne peut douter que ce n'ait été Dieu, qui lui a prédit toutes ces choses. Et de l'autre voyant tout lui advenir au contraire, par ce délaissement dont j'ai traité au troisième livre, celui est une affliction incroyable. Mille disputes lui surviennent en l'esprit, [270] pensant si ç’a été Dieu qui ait parlé en telle sorte, comment est-il possible qu'il m'abandonne ainsi ? Si c'est le diable, comment peut-il avoir telle familiarité avec mon âme, qui ne désire que de complaire à mon Dieu ?

L'âme ignore lors son état, et le chemin ou Dieu la conduit, et doit remédier à tous ses doutes, ne s'y arrêtant en rien, et qu'elle ne dispute si ç’a été Dieu, ou le diable. Mais qu'elle se remette en Dieu, par une totale résignation à ce qu'il lui plaît envoyer. Puis qu'elle n'a pas recherché ces révélations, elle ne doit craindre, et se troubler. Si ç’a été Dieu, elles adviendront en leur temps. Et quand bien serait le diable, puis que comme je dis, l'âme ne les recherche, et s'en tient indigne, ce serait la confusion d'icelui. Je l’ai montré en son lieu : mais il vient à propos de l'éclaircir ici pour le même sujet. Et d'autant qu'en ce dernier chemin, l'âme jouit de la présence et union de son Dieu, qu'il lui semblait avoir perdu ; lors elle voit advenir, tout ce que notre Dieu lui avait prédit. Ceci sera quelquefois dix à douze ans après la révélation, quelquefois plus ou moins. C'est en cette transformation, au plus secret de la Divinité, que l'âme voit clairement jusqu'à une seule action, toutes les causes de ce qui lui est arrivé en ce chemin de privation, et en cette jouissance de Dieu qu'elle avait auparavant. Elle connaît à présent toutes la forme des révélations faites lors, et les causes pourquoi Dieu l'a conduite par ce chemin. Elle connaît combien elle est peu de soi-même. Elle connaît combien elle était aveugle. Si à présent elle passait derechef par ce chemin de délaissement, elle saurait comment elle s'y devrait comporter, ce que lors elle ne pouvait. Notre Dieu la pouvait autant illuminer lors, qu’à présent. Mais sa bonté l’a laissée en cet aveuglement pour son mérite. Car cette ignorance lui cause beaucoup à endurer. Dont de cette croix, elle se purifie de toutes ses imperfections.

Chapitre 7. Que ce repos n'est pas oisiveté.

Tes yeux, dit l'époux au chapitre septième, sont comme les piscines en Hébron, auprès de la porte de la fille de la multitude. Lors que l'âme jouit en cette transformation, du repos, d'une divine contemplation, là des yeux de l'esprit, elle voit clairement, par une vision intellectuelle, les choses les plus secrètes de la Divinité, en laquelle elle se repose. En un contentement si suave que toutes choses créées, tant soit-elle belles en leur nature, ne sont que ténèbres. Mais ce repos n'est pas une oisiveté, comme aucuns se servent de ce mot d'oisiveté, pour montrer le repos de l'âme. Or en ceci il y pourrait avoir une de la tromperie de la nature. En ce que lors que l'âme jouit d'un petit sentiment des choses spirituelles, dont il advient que les sens extérieurs sont assoupis, et même souvent les puissances intérieures sont appesanties (ce qui lui est une vraie oisiveté, non toutefois une oisiveté vaine, quoiqu'en cet état l'âme ne mérite ni démérite) elle pense et se persuade, n'ayant goûté autre chose de plus relevé de Dieu, que cet assoupissement soit quelque chose de divin, et croit être quelque chose de grand. Le diable peut causer ce petit sentiment, pour nous arrêter en cette tromperie, et d'aller non plus avant au chemin de la perfection. Mais le vrai repos de l'âme en Dieu, n'est pas tel, ni oisiveté : d'autant que l'âme, ou pur esprit d'icelle agit continuellement en Dieu, en cette divine contemplation et vision. Outre ce, l'action d'amour, qui est notre propre en notre âme, mais jamais oisive, ains opère continuellement en Dieu. Et même les puissances intellectuelles sont toujours en action en Dieu, en certaine manière, suivant leur nature. Je dis en action en Dieu, par ce qu'elles sont transportées hors d'elles-mêmes, par la transformation [272] en Dieu. Mais ces actions et opérations sont si spirituelles et relevées, que l'âme sortant de cette contemplation, s'admire soi-même, se voyant être si peu de soi, comme le néant, et néanmoins voyant des opérations si divines, qu'elle n'en peut donner l'intelligence aux humains. Si en cette jouissance elle vient en extase, le corps demeure sans sentiment, mais l'âme demeure jouissant des biens célestes, et ses opérations rendent une continuelle louange à Dieu. Si ainsi était, qu’en cette divine jouissance l'âme et ses puissances demeurassent oisives : en la gloire des bienheureux il y aurait de l'oisiveté, ce qui n'est pas. Car là on y loue toujours Dieu, et les bienheureux continuellement connaissent ce que c'est de Dieu. Donc ces âmes sont dès cette vie en cet heureux état, cette action de la continuelle louange et connaissance de Dieu.

Chapitre 8. Comment ces opérations de Dieu en l'âme sont si secrettes et inconnues aux hommes, qu'on ne peut reconnaître ces créatures différentes des autres.

D'autant que ce Cantique mystique de Salomon est plein de Sapience divine, laquelle est entendue de peu de personnes séculières, et du tout inconnue au mondain, pour ce n’est-il permis, car chacun le peut lire, à raison que ce qui est spirituel, serait par abus changé en corporel. De même est-il des voies secrètes, de l'âme cheminante à Dieu. Ces créatures sont si inconnues aux hommes, qu'on ne les peut trouver différentes aux autres, si ce n'est és actions vertueuses et mortifications. L'époux louangeant son épouse dit : Ton nez est comme la Tour du Liban, laquelle regarde vers Damas. Ton chef est comme [le mont] Carmel, la chevelure de ta tête est comme la pourpre du Roi mise dans les canaux. Que tu es belle et jolie, la très aimée en délices. [273] Qui sera celui, qui n'entende les secrets cachés en ce parler mystique, de l'époux céleste à son épouse, lequel pour dépeindre sa beauté dit : Ton nez est comme la Tour du Liban ? Certainement ce n'est pas sans grand mystère, que l'époux parle en cette sorte, et qu'il accompare la beauté de son épouse à chose haute et relevée, tantôt à la Tour du Liban, tantôt à la Palme, et autres termes de parler desquels il se sert. Et ce d'autant que pour l'intelligence des choses divines, dont cette épouse, l'âme fidèle, est absorbée, il est besoin que l'époux céleste se serve de manière de parler fort obscure. Ce qu'il fait par la bouche de ce sage Salomon. Mais quoiqu'il semble au jugement humain, que ce pourrait être une chose ridicule, d’accomparer le nez d'une épouse à une Tour, c'est néanmoins pour montrer, que l'âme en toutes ses facultés, jouit surnaturellement des opérations secrètes de son Dieu. Et qu'étant élevé par-dessus soi, et encore par-dessus toute créature ; elle connaît et entend, en la présence de ce Soleil de Justice notre Dieu, les secrets du mystère de la Sainte Trinité. Voit clairement, et goûte de tous ses sentiments intérieurs les mystères les plus cachés de notre foi. Entend l'obscurité des Saintes Écritures, et selon qu'il plaît à Dieu lui communiquer. Mais tout ceci est si caché en l'âme, qu'il faut que telle personne soit tellement retenue, que ne pouvant parler de ce qu'elle goûte et connaît en soi (d'autant que si elle pouvait rencontrer son semblable, ce lui serait un contentement indicible, de pouvoir dilater son cœur, pour parler de ce qu'elle jouit et connaît) seulement elle dilate et ouvre son cœur, en la présence de son Dieu, lequel réciproquement lui répond, bouche à bouche, plus familièrement que deux amis. Mais si telle personne n'était si retenue, les propos qui sortiraient de sa bouche, seraient si relevés des secrets de Dieu, qu'on ne les pourrait entendre. L'on a acquis cette prudence en ce dernier état. Car au premier, où je traite des enyvrements spirituels, des abstractions d'amour divin, lors l'âme ne peut se retenir, qu'on ne le voie à l'extérieur, [274] et ce d'autant que la nature n'est pas encore du tout anéantie. Chères âmes, si en ce petit traité, auquel je mets le plus ouvertement qu'il m'est possible, ce chemin de perfection, ou ces voies secrètes par lesquelles Dieu attire les élus à soi, il semble néanmoins encore obscur à ce qui ne l'ont expérimenté, que serait-il donc, si je traitais du tout, quelles sont les opérations secrètes de ces âmes ? Il faut ici limiter la plume, et se servir de termes d'un parler humain, pour entendre ce qui ne se peut dire.

Puis l'époux dit au même chapitre 7. Ta stature est semblable à la Palme, et tes mamelles aux grappes de raisin. J'ai dit je monterai à la Palme, et j'appréhenderai ses fruits, et les grappes de la vigne, et l'odeur de ta bouche comme l'odeur des pommes. Ta gorge est comme le bon vin digne pour boire à mon ami, et pour ruminer en ses lèvres, et en ses dents. Voyez ici quelle variété ? L'époux dit : Ta stature est semblable à la Palme, et tes mamelles aux grappes. Puis j'ai dit, Je monterai à la Palme, et je prendrai ses fruits, et seront tes mamelles, comme les grappes de la vigne. Cette variété représente la contemplation, jointe avec l'action. Car en ce dernier chemin, l'âme sans difficulté opère facilement la vie de Magdeleine, et de Marthe ensemble. Et ses fonctions sont telles, que par les visions des choses surnaturelles (comme j'ai dit du mystère de la Sainte Trinité, et des mystères de notre foi) elle vient encore à connaître la naïve beauté surnaturelle de la vertu. Et de cette connaissance, ainsi que les mamelles semblables aux grappes de la vigne, vient à produire l'action. Or pour donner à entendre, ce que c'est de la connaissance surnaturelle des vertus, chères âmes, pensez-vous que notre Dieu se complairait tant en l'âme, pour seulement voir une personne être chaste, être humble, et avoir autres vertus, qui apparaissent peu de choses à l'extérieur, si elle n'avait autre lustre en l'âme ? Croyez si ce n'est par révélation, et illustration de la grâce de Dieu ; jamais personne vivante ne peut voir, ni connaître la beauté de la vraie vertu. Prenant la virginité pour exemple, si on pouvait voir la beauté essentielle de [275] cette vertu, le monde finirait : d'autant que nul ne voudrait perdre sa virginité. Ce que Dieu tient caché aux créatures, il le révèle, et montre quelquefois à aucuns de ses favoris et amis. Mais cette vue ne se peut donner à entendre. Et de cette connaissance surnaturelle, l'âme vient à produire l'action, tant à l'avancement de sa perfection, que vers son prochain. Je dis moi, que toutes les vertus faites en charité, et pour Dieu, sont quant à l'opération extérieure naturelles. Mais quant à leur essence et beauté spirituelle, sont à nous inconnue, et sont surnaturelles. D'autant qu'humainement, sans quelques révélations, et illustration, nous ne pouvons les connaître en leur propre essence et naïves beauté. C'est pourquoi notre Dieu se plaît és âmes vertueuses. Mais là sus au Ciel, en la gloire des bienheureux, nous verrons ce que nous ignorons en cette vallée de misères. Si les mondains pouvaient voir l’espace d'un clin d'œil, ce que Dieu montre et révèle à ses amis et serviteurs fidèles, qui par leur travail se disposent à recevoir les grâces divines, je dis, que si l'espace d'un clin d'œil, il pouvait voir la naïve beauté de l'essence des vertus, ce que j'ai dit ci-dessus ; qui est surnaturelle et inconnue aux hommes : et à l’opposite s'ils voyaient la défectuosité, et laideur du péché ; jamais ne pourraient attendre un moment, sans se convertir à Dieu de tout leur cœur. Il ne faut pas penser que ces âmes, que je dis être en cette perfection, et qui jouissent de ce que dit l'époux en ce Cantique des Cantiques, des secrets les plus relevés de la Divinité, que telles âmes soient sans tribulations, que mêmes elles sont persécutées, soit des diables ennemis jurés de notre bien spirituel, soit des hommes plus que jamais. Plus la personne s'adonne en vérité à la vertu, plus elle est persécutée. Jamais la vertu ne peut être sans persécution, ni sans envie des méchants. Et en telle sorte, qu'il semble quelquefois, que tout le monde s'élève à sa ruine, et suscite une infinité de fausses calomnies, et detractions311 notables, contre ces personnes, pour faire éteindre le lustre de leur vertu, et de leur renommée. Tel est l'envie des [276] méchants. Il adviendra quelquefois d'être mis en prison, ou en danger d'y être comme malfaiteur. Or notre Dieu permet ceci advenir à ses fidèles serviteurs pour deux causes, l'une pour anéantir encore ces âmes de quelque imperfection, afin de les rendre du tout purifiées. J'ai traité és autre livre précédent, des grandes persécutions que ces âmes endurent, et notamment au chemin de privation. Mais jusqu'ici elles n'ont encore été touchées au déshonneur de leur renommée. Ce leur était un soulas quand elles pouvaient marcher la tête droite, et que rien ne touchait à leur renommée. Mais à présent les voici accusés de vices notables, étant tenues comme pécheresses ; et cependant ces âmes sont innocentes. En quoi elles se résignent à la volonté de Dieu, d'être tenues pour pécheresses et malfaitresses [sic]. Ce qu'en nul autre chemin elles n'eussent pu endurer sans trouble. Notre Dieu étant si bon, qu'il envoie les tribulations aussi grandes, qu'il voit la personne disposée à les supporter pour sa perfection. Et quoiqu'elles se voient ainsi chargées d'opprobres, elles ont toujours recours à Dieu, disant en sa présence, « mon Dieu je me tairai, parlez pour moi ». Si les besoins que la vérité de mon innocence soit connue, faites mon Dieu connaître la vérité. Mais s'il a besoin pour votre plus grande gloire, que je supporte telle infamie ; je suis contente jusqu'à la fin du monde. Elles ont si vives espérance en Dieu, que rien ne les peut faire perdre, ni diminuer tant soit peu l'espérance qu'elles ont fichée en lui, et du secours qu'il leur donnera lors qu'il les aura tout éprouvées.

L'autre cause est, que notre Dieu permet ceci pour les rendre inconnue aux hommes, pour de tant plus accroître leurs mérites. Si aucuns ont entendu la bonne renommée de telle ou telle personne, ils viennent à douter, disant, s'il était vrai que telle personne serait si vertueuse et amie de Dieu, elle ne serait pas ainsi traitée des créatures. Puis ils jugeront que toutes leurs dévotions est par hypocrisie et vaine gloire, ou bien sottise. Ce nonobstant, et combien qu'on tâche quelquefois, de les faire tomber [277] en impatience par rude et mauvais traitement, la patience se voit cependant reluire en leurs actions. Se tenant toujours inconnues. Et en leur comportement, cherchent toujours les voies les plus communes aux autres ; n’est par quelque révélation, que lors elles obéissent à Dieu312. Mais ne doivent ce faire de leur jugement, sans le révéler à leur Père spirituel et suivre son avis. N’est qu'elles ne puissent trouver tel confesseur qu'elles désirent. Lors ayant accompli ce que Dieu leur commande ; quand au surplus, il vaut toujours mieux toujours suivre la voie commune. Par ainsi elles sont toujours inconnues aux hommes. Et quant aux actions nécessaires, comme manger, reposer, ce leur est un martyre, le manger sobre, et le dormir fort court. Mais en la mortification qu'elles exercent au manger, et autres actions, se comportent en telle sorte, qu’on ne peut voir que leur abstinence soit par mortification. Le vrai est que notre vie doit plus montrer d'édification au prochain par pratique, que par paroles. Mais puis que les actions, et comportements sont vertueux, ne ressentant que la mortification, et aide de soi-même, il suffit et n'est pas besoin de publier ses intentions, comme font plusieurs, sous ombre de donner bon exemple. Mais il se faut garder de la présomption et estimation de soi-même. Car de tant plus que la personne est avancée à la perfection, de tant plus elle sera assaillie par Satan de la vaine gloire ; d'autant qu'il ne la pourrait faire tomber en autre péché connu. Néanmoins la personne ne doit jamais laisser quelque bien, pour crainte de la vaine gloire. Il faut dire avec saint Bernard. Mon Dieu j'ai commencé cette œuvre pour vous, je le finirai pour vous. Et toujours faire ses actions pour seulement plaire à Dieu ; et toujours désirer d'être inconnue au monde. Que le monde dise ce qu'il voudra. D'autant que ces âmes imitent partout la vie de Jésus-Christ, ainsi seront-elles traitées du monde, comme a été le Fils de Dieu. Lequel étant en croix, après avoir enduré toutes sortes de tourments, opprobres et calomnies, enfin étant pendant comme malfaiteur, ne cessaient encore les juifs de dire que ce s'il est Dieu [278] qu'il descend de la croix. Il a sauvé les autres, et ne se peut sauver soi-même. Que dirais je ses propres amis et Apôtres ? N'ont-ils pas tous été scandalisés, et ont douté en la foi, pour voir notre Seigneur ainsi traité des juifs ? De même advient-il des serviteurs de Dieu, lors qu'on les voit ainsi chargés d'opprobres, et persécutions étranges, les ignorants des secrets de Dieu viennent à douter de telles personnes. Mais notre Dieu ne laisse jamais tellement abandonner ces âmes, qu'il ne laisse toujours quelque personne illuminée. Ou plutôt en suscite des autres, auquel il donnera lumière de la vie et innocence de cette personne, ainsi persécutée pour son nom. Afin que cette lumière ne soit du tout offusquée, et qu'au temps ordonné de Dieu, cette lumière cachée sous un ombrage des persécutions vienne à reluire. En quoi la providence divine montre sa puissance au secours de ses amis et fidèles serviteurs. Le Fils de Dieu ayant étant abandonné de tous ses amis, sa douce mère lui a été toujours fidèle, et elle a été celle, qui a enseigné les Apôtres après la mort de son fils, et leur a donné connaissance de secrets les plus cachés de notre sainte foi. Leur donnant connaissance, que cette grande lumière son Fils et son Dieu, qui avait été obscurci et absconsé en sa mort et Passion ; venait à reluire en telle sorte, que les juifs disaient, Vraiment celui-là était le Fils de Dieu. Je prie qu'on ne s’émerveille, si je mets si particulièrement ces choses ; d'autant que plusieurs âmes, qui passent par ses voies secrètes, où Dieu les a attiré à la perfection, seront soulagés, trouvant par écrit ce qu'elles expérimentent. Car souvent elles endurent des grandes peines, pour ne trouver personne expérimenté en la vie spirituelle, qui les entendent, ou bien pour les aider. Et comme j'ai dit autrefois, que toutes les actions de Jésus-Christ, n'ont été que pour notre enseignement ; lesquelles nous servent comme d'un miroir au chemin de cette perfection, c'est ce qui s'expérimente en cet endroit. [279].

Chapitre 9. De l'union des opérations secrètes de l'âme avec Dieu, qui consiste en un secret anéantissement, par lequel elle reçoit en soi l'impression des grâces divines.

Je suis à mon Bien-aimé, et vers moi est son regard. Viens mon Bien-aimé, sortons au champ, demeurons au village, le vons nous du matin pour aller aux vignes, et voyons si la vigne fleurit ; si elle a jeté son aigret et si les pommes de grenade fleurissent ; là te donnerai-je mes amours. Ce parler mystique de l'épouse à son époux, quand elle dit : Je suis à mon Bien-aimé, et vers moi est son regard. Nous représente l'étroite union des opérations secrètes de l'âme avec Dieu, qui consiste en un secret anéantissement, par lequel elle reçoit l'impression des grâces divines.

Mais quel est ce secret anéantissement, que l'époux céleste y prend tant de plaisir ? Cette union procède d'une vue intérieure, de la suprême partie de l'âme ; laquelle étant unie avec son Dieu, vient à s'anéantir jusqu'au centre de son néant. Mais que veut dire le centre de notre néant ; vu que j'ai dit en autre endroit, que Dieu est notre centre : et que l'âme ne peut avoir de vrai repos, si elle n'est parvenue à son centre, qui est Dieu ? Je dis centre de notre néant, pour être du néant que nous sommes, fait que nous avons été de rien. Et néanmoins Dieu notre centre, pour être en lui non seulement que tout ce qui a être, subsiste ; et notre âme d'autant plus, qu'elle est faite à son image ; ains aussi pour ce nouvel être, qu'elle a en lui par la grâce, qui ne se perd que par le péché. Et par ainsi le néant notre centre naturel, en Dieu centre supernaturel. Ceci est fort difficile à donner à entendre, d'autant que le néant d'où nous sommes faits ne se peut voir. Car qu'est-ce que le néant ? Néanmoins en cette vue que j'ai dit, l'âme vient à rentrer [280] en ce rien, et si abîmer du tout, quand à la nature. Et quand à la grâce sortant de ce rien, qui appartient à soi-même, elle vient à se plonger et abîmer en Dieu qui est son propre héritage ; comme étant faite enfant de Dieu, par grâce et don divin, dont je traiterai plus particulièrement en un autre chapitre.

Puis l’épouse invite son époux de demeurer au village, et se lever du matin, de voir si les vignes sont fleuries, et ce qui s'ensuit. Ceci nous représente qu’en cet état de perfection, l'âme brûle d'une charité spirituelle du salut de son prochain ; dont elle invite son époux de sortir, c'est-à-dire, que ne se séparant de cette union, son époux céleste l'accompagne au travail du salut des âmes. Là te donnerais-je mes amours, dit l'épouse. C'est en la charité de Dieu et de son prochain, qu'elle se rendra à Dieu, par la séparation de l'âme avec le corps. Les mandragores ont donné leur odeur en nos portes. Tout fruitages nouveaux et anciens, mon ami je les ai caché pour toi. Ce sont les victoires et fruit de la salvation, et avancement spirituel du prochain, que l'âme garde comme un trésor caché, pour le trouver devant Dieu là sus au ciel.

Chapitre 10. Des extases et ravissements d'esprit, qui surviennent en ce quatrième chemin de perfection.

À la mienne volonté que tu sois comme mon frère, suçant les mamelles de ma mère, que je te trouve seul dehors, et que je te baise, et qu'alors on ne me méprise. Je te conduirai, et mènerai en la maison de ma mère. Tu m’renseigneras là, et je te ferai boire du vin confit, et du moût de mes pommes de grenade. Chapitre huitième des Cantiques. Ce sont les grands désirs, desquels l'âme en ce chemin de perfection, aspire continuellement après la vie éternelle des bienheureux, ou derechef elle désire les [281] baisers de son époux, qui est l'union parfaite, où il n'y aura plus d'empêchement de la nature. Là elle boira à souhait du vin confit, qui est le douaire des corps glorieux, acquis par leur travail qui est le vin ; mais confit par la récompense de la gloire dont elle jouit.

Sa main senestre sera sous mon chef, et sa dextre m'embrassera. Je vous adjure filles de Jérusalem, que vous n'éveilliez, et que nous ne fassiez éveiller la bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle le veuille . Sa main senestre est l'Humanité du Fils de Dieu ; et la main dextre est la Divinité où les âmes reposeront. Pourquoi l'épouse dit-elle plutôt, Sa main senestre sera sous mon chef, et sa dextre m'embrassera ? C'est pour ce que l'union de l'âme à son Dieu, ne peut être semblable à l'Humanité, comme à la Divinité. Et ce d'autant que la nature humaine, que le Fils de Dieu a pris en se faisant homme comme nous : et lui d'autant qu’homme, il ne contient pas toute chose en soi, comme la Divinité. Mais en tant que Dieu et homme, il contient toutes choses en soi, et est par tout, et rien ne peut être caché de devant sa face ; jusqu'au plus profond des enfers Dieu y est. Et quant à notre âme, il est plus en nous, que nous ne sommes en nous-mêmes. Il n'y a si petite créature, tant insensible, que sensible et raisonnable, que Dieu ne soit partout : jusqu'à une petite feuille d'arbre : si Dieu ne la soutenait, elle retournerait à néant313. Pour ce donc l'épouse dit, Que sa main senestre sera seulement sous son chef, qui est l'Humanité du Fils de Dieu : Mais sa dextre l'embrassera, qui est la Divinité, où elle sera du tout abîmée, non seulement par sa puissance absolue, mais encore par sa grâce et union divine. Jaçoit que l'humanité du fils de Dieu est là sus au Ciel en sa gloire : et cette même humanité soit encore ici en la terre : où il nous a laissé son corps et sang, au Saint Sacrement de l'Autel ; si est-ce qu'il faut que nous le recevions réellement. Et encore que nous le pourrions recevoir spirituellement à tout moment ; cette réception ne suffirait, pour accomplir le commandement de Dieu. Voilà pourquoi l'épouse conjoint [282] ensemble son repos, tant en l'humanité du Fils de Dieu, comme en la Divinité des trois personnes de la Sainte Trinité. C'est en cette divine contemplation, que l'âme tombe en extase ou ravissement d'esprit ; d'autant que par cet anéantissement secret, dont j'ai traité au chapitre précédent, étant sortie de moi-même soi-même, et absorbée en Dieu, demeure en admiration des choses divines surpassant la nature. Lors les sentiments corporels viennent à se perdre, tant et si longuement que l'âme demeure extatique. En cette admiration et contemplation divine, on trouve qu’aucuns saints ont été huit jours en cette extase : tellement qu'on doutait ce qu'ils étaient du tout morts. Autres encore d’avantage. Derechef l'époux adjure de n’éveiller son épouse, c'est-à-dire, qu'elle ne soit retirée de cette contemplation, par aucun empêchement procédant des créatures, ou de la nature.

Chapitre 11. De l'élévation de l'âme fidèle par-dessus les Anges, et de l'union des corps glorieux après la Résurrection.

Qui est celle qui monte du désert, abondante en délices, appuyée sur son ami. Je t’ai réveillé sous un pommier, là t'a conçu ta mère, là concevant t'a enfanté. Mets moi comme un signacle314 sur ton cœur, et comme un signe sur ton bras. Car l'amour est fort comme la mort, et la jalousie comme l'enfer. Du chapitre huitième du Cantique des Cantiques.

Encore que ce Cantique peut être attribué à la Vierge Marie en son Assomption, lors que les Anges et Esprits bienheureux admiraient la beauté de cette glorieuse vierge et mère ; si est-ce qu'il peut être encore entendu de l'âme fidèle. Laquelle étant encore revêtue de cette chair mortelle, et ainsi transportée hors de soi par l'union d'amour et de grâce, les Anges s'en [283] admirent ; d'autant que étant des Esprits purs, ne pouvant jamais tomber ; néanmoins voient des créatures mortelles étant encore en cette vallée de misères, être élevées quelquefois en des plus hauts degrés de la vision divine, que plusieurs ordres des Anges. Tels qu'un Saint Jean l'Évangéliste en son Apocalypse. Les révélations duquel, et jouissances des secrets divins, que lors il reçut en cette divine contemplation, ont surpassé la vision de plusieurs Anges. De même notre Dieu fait secrètement, vers plusieurs de ses amis fidèles. Que veut dire l'époux, quand il dit : Je t'ai éveillé sous un pommier, retirant son épouse de cette extase ? Ceci peut être entendu de notre premier père Adam. En ce qu'avant sa chute il jouissait de cette continuelle présence de Dieu par une extatique vision, sans nul empêchement. Mais étant éveillé de ce repos, par son péché, il nous a causé la mort. Et lors notre Dieu détermina de nous enfanter par la mort de son Fils Jésus-Christ. Lequel avait déterminé de toute éternité, de descendre en terre, pour prendre chair humaine, et racheter l'homme perdu par son péché. Mais à présent, par le mérite de la mort du Fils de Dieu, les âmes sont retournées à ce repos, et éveillées de la mort par un transportement. Car la mort des justes, n'est pas une mort ; mais un commencement de la vie éternelle.

Puis l'époux dit, Mets moi comme un signacle sur ton cœur. Et comme un signe sur ton bras, car l'amour est fort comme la mort. Ceci n'est pas sans grand mystère. D'autant que les âmes partant de cette vie, quelques justes que soient leurs œuvres ; elle doivent passer par le jugement de Dieu, et les ennemis infernaux sont aux aguets pour les accuser. Mais la mort du Fils de Dieu notre Rédempteur, conjointe avec la foi, nous sera comme un signacle, et signe devant notre Dieu. Lequel sera plus fort à notre secours que tous les diables et la mort même. Par le mérite duquel ils seront tous surmontés.

Ses embrasements sont comme embrasements de feu, et comme flamme véhémente. Beaucoup d’eau n'ont pu éteindre l'amour, et les [284] fleuves aussi ne la feront pas noyer. Si l'homme donnait la chevance315 de sa maison pour cet amour, il la méprisera comme rien. L'époux accompare cet amour divin au feu : d'autant que le feu dévore tout et change toute chose en soi. Car quelque métal que ce soit que l'on met au feu, il s'embrase et brûle comme le feu. De même ces âmes embrasées de l'amour divin, changent toutes choses en soi. Si que mêmes les crues des fleuves et tribulations et persécutions, ne les peuvent éteindre, et retirer de cet amour divin.

Nous avons une petite sœur, qui n'a aucune mamelle. Quelle chose feront nous à notre sœur, au jour qu'on doit parler à elle ? Si c'est un mur, édifions sur icelle un palais d'argent. Et si c'est une porte, fortifions-là de tableaux de cèdre. Je suis le mur, et mes mamelles sont comme les tours. Lors je fus en ses yeux, comme celle qui trouve la paix.

Quoi que tout ce cantique soit attribué à l’âme fidèle, qui est créée à l'image de Dieu ; si est-ce que le corps humain est aussi créé pour vivre éternellement, et être compagnon à l'âme, pour l'accompagner en sa gloire : comme il a été compagnon en ses mortifications et afflictions. Encore qu'il faut qu'il soit réduit en cendres et poudre par la mort. Mais cette notre petite sœur n'a aucunes mamelles, d'autant que le corps ne reçoit encore sa récompense, et ne sera glorifié jusqu'après la résurrection des morts. Lors il sera glorifié par le don d'agilité, subtilité, et autres qualités appartenant au corps glorieux. Mais il faut édifier sur icelle un palais d'argent, et le fortifier de cèdre, qui sera l'immortalité en laquelle le corps sera incorruptible à toute éternité. [283].

Chapitre 12. Des révélations que Dieu donne en ce dernier chemin de perfection, conforme au premier état de cette perfection.

Salomon a eu vigne en Beelamon316. Il a baillé la vigne aux gardes. Chacun homme en apportera pour le fruit d'icelle mille pièces d'argent. Mais vigne, qui est mienne, est à mon commandement. O Salomon à toi en appartient mille, et deux cens à ceux qui gardent ses fruits. Notre vrai Salomon c’est Jésus-Christ, lequel en sa Passion a mis son corps au pressoir, ainsi que la grappe de la vigne, du fruit duquel tous en rapportent mille pièces d'argent, qui est le nombre accompli: auquel se représente la perfection, que tous les hommes peuvent acquérir par le mérite d'icelle Passion. Mais à notre Seigneur qui est sa propre vigne, en appartient mille deux cents, qui est une perfection par-dessus tous les hommes. Comme le fils de Dieu a été le plus beau et parfait, quant au corps, par-dessus tous les hommes : aussi quant à l'âme il a été le plus parfait entre tous les hommes ; comme il appartenait à celui qui était Dieu et homme.

Toi qui habite és jardins, les compagnons entendent à ta voix, faites que je l’oye. Mon Bien-aimé, fuit et soit semblable au chevrau ou au faon des cerfs sur les montagnes des choses aromatiques. Qui sont ces jardins sinon les consciences ? Mais l'épouse désire d'entendre sa voix. En après elle dit, Mon bien-aimé, fuit et soit semblable, etc. Le commencement de ces Cantiques de Salomon est, que l'épouse demande à son Bien-aimé le baiser de sa bouche, mais pour la conclusion elle demande d'entendre sa voix. Le baiser est un signe d'amitié, par lequel sont montrées les douces consolations divines, que l'épouse reçoit de son époux. Mais la voie et le parler de Dieu en l'âme, est de plus étroite union divine. Car le parler est si pénétratif, et cause [286] des abstractions, extases ou ravissements, avec des accès d'amour divin plus forts que la nature, tant qu'ils sont contraints de dire à son Dieu, « c'est assez Seigneur c'est assez, retirez-vous, car je ne le sais plus supporter ». Comme a fait le bienheureux père Xavier, étant quelquefois si embrasé et enflammé de l'amour et consolation divine, qu’il ouvrait sa poitrine, disant : c'est assez Seigneur, c'est assez.

Mais, quant au parler de Dieu, et révélation des choses secrètes et futures, c'est en ce quatrième état de perfection, que l'âme voit advenir, tout ce qu'au premier chemin de perfection, avant l'état de privation, notre Dieu lui avait révélé. Ce qui lui donne une grande assurance des doutes, que l'âme avait au chemin de privation. Et quant aux révélations que Dieu donne en ce chemin de perfection, la personne reçoit une plus grande assurance par la lumière qu'elle a acquise, et l'expérience de celles qu'elle a eu au premier état, et en ce qu'elle les voit toutes accomplies.

Et à présent lors que notre Dieu donne quelque révélation, les opérations de Dieu en l'âme sont toutes diverses. Et le parler de Dieu laisse en l'âme d'autres impressions, lesquelles donnent à l'âme une si vive assurance, qu'elle ne peut douter si ce n'est pour la défiance de soi-même, que ce ne soit de Dieu. Au premier chemin les révélations se faisaient le plus souvent par quelque vision, comme quelquefois notre Dieu se représente ainsi qu'il était en la flagellation, autrefois en sa résurrection, autrefois en forme de petit enfant, autrefois ainsi qu'un père à son enfant, ainsi de diverses manières, comme que j'ai dit en son lieu. Mais presque toujours ses visions sont de la vue du corps, comme j'ai montré leur effet au premier livre. De cette manière de révélation l'âme craint quelquefois que le diable ne prenne cette forme, se montrant en Ange de lumière, prenant la forme et représentation de Jésus-Christ, comme il a fait à tant de saints personnages. Cette crainte n'est pas mauvaise, moyennant qu'on découvre toujours sa conscience à quelque bon père spirituel, [287] qui soit expérimenté. Mais s'il n'est pas expérimenté, il lui causera plus de mal que bien. Lors il vaudrait mieux s'arrêter aux bons livres, qui traitent des espèces des visions et révélations, et la manière par laquelle on peut connaître quand elles viennent de Dieu ou du diable. Et regarder à soi-même, si les effets sont tels que plusieurs sages personnages nous enseignent. Et suivant ce, se régler en cas que nous n'ayons personne qui nous enseigne. Or en ce dernier chemin les visions sont le plus souvent de la vue de l'âme, quelquefois de la vue du corps, mais fort peu. Et quant au parler de Dieu, il est presque toujours intellectuel, lors que la personne est en l'oraison, ou quelquefois après la réception du Saint Sacrement de l'Autel.

Ce parler de Dieu se fait à l'intérieur de l'âme, duquel parler l'âme entend plus naïvement prononcer les mots, que si c'était une personne qui parlait. Et toutefois ce parler ne fait aucun son, et laisse telle impression en l'âme, que si c'est quelque chose à advenir que Dieu lui prédit, cette prédiction demeure si imprimée en l'âme, que si tout le monde s'élève pour mettre empêchement à la chose prédite, (car le diable voit bien quand quelque chose est commencé, si c'est à sa ruine, et à la gloire de Dieu, lors il n'y met tout empêchement par les créatures, que la chose n'advienne) néanmoins l'âme ne perd un seul point de la confiance et de l'assurance que la chose ordonnée de Dieu adviendra.

Or en ces révélations, notre Dieu use d’une grande Sapience, comme celui qui est la même Sapience, et qui connaît toutes choses. C'est que notre Dieu révélant quelque chose à ses amis, le plus souvent il prédit la chose qui doit advenir. Mais il ne dit pas toujours par quel moyen la chose doit advenir, ni en quel temps elle doit arriver et ce pour le mérite de la créature. D'autant qu’ignorant le temps, si c'est chose bonne au profit et consolation de l'âme, c'est afin que la personne se dispose avec plus grand désir, et prière continuelle à recevoir. Si c'est quelque chose fâcheuse, comme serait l'affliction, c'est afin que [288] l'âme se dispose de tant plus à la mortification, pour la recevoir joyeusement et avec plus de perfection. Notre Dieu ne dit pas aussi toujours par quel moyen la chose doit arriver ; par ce que si ce sont quelques grandes entreprises à la gloire de Dieu, où il faut que la personne y travaille, notre Dieu ne veut pas toujours user des moyens surnaturels. Mais après avoir révélé la chose, laisse travailler la personne par des voies humaines, pour encore son plus grand mérite. S'il advient que la chose soit trop obscure, notre Seigneur révèle quelquefois, et enseigne à la personne les moyens, mais non toujours. Il faut que telle personne mène une vie pure. Aussi ne faut-il pas penser, lors que Dieu fait des grâces surnaturelles, ou qu'il donnera lumière de connaître la conscience de quelque personne, ou seulement quelque chose secrète de l'intérieur ; qu'il s'ensuive que telle personne ait connaissance de toutes les consciences, ni qu'il voie tout l'intérieur de toutes les personnes. Mais seulement quand il plaît à Dieu lui montrer, et de quelle personne il lui plaît. Et toujours c'est pour la gloire de Dieu, et le salut des âmes. S’il y en a eu qui ont eu connaissance de toutes les consciences, cette grâce est très rare. Encore que ces grâces soient de grands privilèges de Dieu, qu'il communique à ses âmes fidèles ; si és que ce ne sont pas choses à désirer. Notre désir doit être de faire la volonté de Dieu en toutes choses. Car sans ces grâces nous ne laissons pas d'être agréable à Dieu. Il ne faut pas pour ce mépriser ces personnes à qui Dieu fait ces grâces ; car c'est un signe de grande familiarité avec Dieu. Et si faut-il que ces âmes qui ont ce grand privilège de Dieu, ne soit pas ingrates. Car celui qui ne reçoit qu'un talent, n'est obligé de rendre compte que d'un talent. Mais celui qui en reçoit deux, est obligé de rendre compte de deux. Donc ceux qui ont ce bénéfice, ne méprisent les personnes qui ne l'ont pas : et de même ceux qui ne l'ont pas, ne soit envieux sur les personnes à qui Dieu fait ces grâces. Car en la maison de mon Père, il y a plusieurs demeures. Mais encore qu'il ne faut pas désirer ces grâces surnaturelles ; [289] il ne faut pas laisser de s'y disposer par la vertu et mortification, sans laquelle disposition nous nous rendons du tout indignes.

Chapitre 13. Du parfait oubli de soi-même en toutes nécessités corporelles, même quant aux biens spirituels, et de la félicité éternelle, n'ayant mémoire de soi, que pour recevoir les reproches et la confusion.

L'on dit communément, et la vérité est telle, que là où l'amour est fiché, là est le cœur, la mémoire, et tout le désir. Nous ne traiterons pas ici des mondains, qui mettent toutes leurs affections et leurs pensées aux choses périssables ; d'autant qu'il en est traité au Livre premier de l'Amour-propre. Mais je veux traiter des personnes qui ont fiché du tout leur amour en Dieu, et qui en cet amour ont un oubli de soi-même en toutes leurs actions quant aux nécessités corporelles. Celui-là qui a vraiment fiché son amour en Dieu, et qui déjà est parvenu au degré de perfection dont nous traitons, toutes ces actions corporelles se font sans la réflexion à soi-même, c'est-à-dire, avec un oubli de soi-même. Pour quoi mieux donner à entendre : comme il faut toujours entretenir le corps pour servir à l'âme, et l'âme à Dieu ; ainsi la personne mange, bois, repose, et satisfait à toute autre nécessité corporelle, sans penser à ce qu'elle fait, et le fait comme par accoutumance : c'est-à-dire, qu'il faut entretenir le corps, ayant toujours l'esprit en Dieu. Et s'il advient que la personne pour quelque peu de temps s'emploie à vaquer à sa nécessité, celui est un martyre ; et voudrait si elle pouvais, vivre sans manger, sans dormir ; et ne pouvant, ce lui est une croix incroyable. Toutefois elle se résigne à la volonté de Dieu. De [290] là vient que si on demandait quelquefois à semblables gens, quand ils ont pris leurs réfection, ce qu'ils ont mangé, il ne leur en souviendrait pas : et s'ils connaissent ce qu'ils mangent, ce n'est qu'en passant, sans y arrêter la mémoire. Et le même arrive quant aux biens spirituels, qui consiste en deux manières. La première est en une parfaite charité en Dieu, par laquelle charité l'âme a un si grand désir de la gloire de Dieu, qu'elle s'oublie soi-même. Mais bien-heureux est cet oubli, quand elle se laisse et abandonne, pour se laisser du tout en celui qui ne l'oubliera jamais. Mais quant à la mémoire continuelle, que l'âme a de la vie éternelle, elle n'est pas pour soi propre : mais pour la gloire de Dieu, pour le glorifier, honorer plus parfaitement, et jouir de celui qu'elle aime sur toute chose. La deuxième est la charité vers le prochain, laquelle charité est si brûlante, que n'ayant pas seulement mémoire d'exercer la charité corporelle ; mais encore la spirituelle des âmes : ces personnes prient sans cesse la divine miséricorde, non seulement pour les pécheurs, mais aussi pour les justes, afin que Dieu leur donne la grâce de persévérer au chemin de la perfection. Or ce désir est si insatiable, vers le salut de tout le monde, et des âmes du Purgatoire, que souvent elles s'oublient de prier Dieu pour elles mêmes, afin de satisfaire à la charité du prochain. Offrant à ces fins toutes leurs actions spirituelles et corporelles, comme actes de pénitence, mortification et de vertu. Et ce désir du salut du prochain est si grand, qu'elles seraient contents d'endurer toutes sortes de travaux, jusqu'à la fin du monde ; pour seulement empêcher la damnation d'une seule âme. Et serait encore contents, si Dieu leur faisait la grâce, de passer cette vie, sans avoir besoin du Purgatoire, afin de retirer les âmes, qui endurent de si horribles peines et tourments, d'y entrer et souffrir pour elles, pour ainsi les en mettre hors317. O la charité heureuse ! D'autant qu'en vertu de cette charité, notre Dieu fait souvent miséricorde aux pécheurs, et diminue fort la peine que les âmes endurent au feu de Purgatoire. Et quant à soi, bien que le désir de telles âmes, soit de se priver pour quelque [291] temps de la vision de Dieu, et d'endurer les peines du purgatoire, pour satisfaire à la charité du prochain : notre Dieu augmente leur gloire, sans les faire endurer la peine, et satisfait à leur désir, au secours, tant des pécheurs, que des âmes du Purgatoire. Une chose est de quoi telle personne se souvient. C'est d'accepter la confusion et mépris des créatures. Pensant combien elle mérite en toutes ces confusions. Car il n'y a si petit péché et imperfection, devant la Justice de Dieu, qui ne mérite de grande rigueur. C'est pourquoi faisant la réflexion à soi-même, l'âme accepte tout le mépris et confusion des créatures.

Chapitre 14. Des exercices de ceux qui sont en ce degré, qui est de prier pour tous pécheurs, et de la contrition qu'ils conçoivent pour leur amendement.

Au chapitre précédent, nous avons quelque peu touché de la charité du prochain, ce que nous poursuivrons. D'autant que c'est l'un des exercices des âmes qui cheminent en cette voie de perfection, quand elles sont parvenues à leurs fins dernières. Tous les exercices des vertus, sont les moyens pour parvenir à la vraie et parfaite charité de Dieu et du prochain, qui est le lien par lequel les Bienheureux sont conjoints en la gloire céleste. C'est pourquoi les personnes qui ont acquis la vraie vertu de charité, ne s'exercent plus en beaucoup de multiplicité de petits exercices ; d'autant que ce ne sont que moyens pour parvenir à la vraie vertu, qui est la parfaite charité, laquelle est gravée et plantée au milieu de leur cœur. Donc leur exercice est la même charité, qui est de prier Dieu continuellement pour le prochain. Et voyant les âmes tomber en péché, ils en conçoivent quelquefois de si vives contritions pour la perte des âmes, comme pour la leur propre. De là vient, lors que le prochain [292] leur fait quelque tort, cette même charité leur fait grande douleur, du défaut de la charité du prochain, par lequel il est désuni de Dieu. Ne ressentant toutefois le tort fait à soi-même, d'autant que pour ce qu'il leur touche, ils s'en réjouissent. Mais du retardement de l’union que le prochain doit avoir avec Dieu ; laquelle étant retirée par leur faute, cela leur est une douleur incroyable. C'est pourquoi ces âmes pleurent quelquefois pour cette désunion du prochain d'avec Dieu. De quoi on juge souvent témérairement, disant qu'elle pleure d'impatience. Cependant elles gardent leur secret. Car l'humilité les fait endurer toutes ces calomnies, plutôt que de se donner à connaître. Mais qu’on se garde de se flatter sous cette vertu, et au lieu de se ressentir de la perte du prochain, que ce ne soit pour son propre intérêt sensuel318. Ce que l'on peut reconnaître, si cette contrition est aussi grande, quand la désunion est faite entre deux autres, et quand il ne nous touche de rien. Or quant à l'exercice spirituel, qui est de prier pour les âmes : ces personnes n’ont moins de charité corporelle, s'exerçant à toute sorte de charité extérieure, tant que leur pouvoir le permet, pour la charité du prochain, soit pour secourir le corps, soit pour secourir l'âme. Embrassant à ses fins toutes choses grandes, qui semblent quelquefois impossibles, et ce pour le salut du prochain, tant est brûlante la charité.

Chapitre 15. Du zèle de la charité et union du prochain, et comme on le doit mortifier, par ce qu'on ne peut contenter le monde, puisque le Fils de Dieu même ne l'a pu faire.

Il n'y a vertu si parfaite, tant que nous sommes en ce corps mortel, qu'il n'y ait souvent de l’imperfection qui y survient, si on ne s’en garde. Le zèle de la charité du prochain est une [293] vertu héroïque. Or cette charité est-elle qu'on voudrait bien contenter tout le monde, et que par soi ne manquât cette charité et union du prochain. C'est pourquoi ces âmes s'affligent quelquefois, quand elles voient que faisant de leur part tout ce qu'elles peuvent pour garder cette union et charité à toutes, elles ne peuvent contenter les créatures ; d'autant que ce qui plaît à l'une déplaît à l'autre. Par ainsi il faut que de quelque part que ce soit, il y ait de la contradiction des créatures. Et ne s'en faut émerveiller, puisque le même Fils de Dieu n'a pu contenter toutes les créatures. Voire même que tous les miracles qu'il a faits, et tant de bénéfices, ressuscitant les morts, donnant la vue aux aveugles, et une infinité d'autres qui a fait à son peuple ; ces mêmes bénéfices et bonnes œuvres ont été la cause de l'envie des juifs contre icelui même notre Sauveur, et de cette envie ont conspiré sa mort. Il faut donc que le serviteur de Jésus-Christ ne se contriste, pour ne pouvoir contenter les créatures. Je dis contriste quand à soi-même, et non pas quant à la vraie contrition, comme j'ai dit au chapitre précédent. Et pour mortifier ce zèle indiscret, il faut derechef s'unir à la volonté de Dieu, après avoir fait son devoir. Les créatures fassent et disent ce qu'elles veulent, puis que Dieu est content, il suffit pour notre repos, car le serviteur n'est pas plus grand que le maître. Comme les œuvres vertueuses du fils de Dieu ont été persécutées, ainsi le seront celles de ses serviteurs. Jamais la vertu ne sera sans persécuteurs. Que celui-là donc se réjouisse, de pouvoir imiter le Fils de Dieu, endurant le mécontentement des créatures, comme il a fait. [294].

Chapitre 16. Que la plus grande croix de ces âmes en ce dernier chemin de perfection, est de n'avoir pas d'affliction.

Encore qu'il advient quelques fois que ces âmes se contristent, pour le défaut de charité du prochain, si est-ce qu'elles ne voudraient être sans affliction. Que mêmes elles n'ont plus grande croix, que quand elles sont sans croix319. Notre Dieu les laisse quelquefois en toute prospérité, et ce afin qu'elles connaissent quel bien c'est de l’adversité. Mais les serviteurs de Jésus-Christ se voyant sans adversité, il leur semble que Dieu les ait oublié. Ainsi que la terre étant longtemps sans être arrosée de la pluie, demeure infructueuse: ainsi l'âme sans affliction, devient plus sèche et aride aux bonnes œuvres. Mais lors il est bon que la personne ait devant les yeux les péchés du monde, la perte des âmes qui nuit et jour s'en vont en un abîme de péché et du péché en enfer. Ou bien considère souvent les personnes affligées qui sont au monde. Car cette considération, et la vraie union du prochain, fera que l’affiction du prochain sera sienne. Par ainsi ils satisferont à soi et au prochain. Et seront consolés en leurs âmes, d'autant que la Croix est leur consolation, leur appui et leur soutien. Et de là vient que quelques fois d'allégresse d'endurer, il nomme les tribulations, ma mère, ma sœur, mon soutien, mon appui, et toutes mes délices320.

Chapitre 17. Du zèle dont ces âmes sont embrasées, et désir que Dieu soit aimé et glorifié, et de la douleur qu'elles ressentent quand Dieu est offensé.

De tant plus que le soleil vient à jeter ses clairs rayons brillants sur quelque terre cristalline, icelle recevant sur soi ses lumineux traits, vient par même correspondance et sympathie, à produire de ce cristal quelque rayon, qui semble regarder et rejaillir vers le soleil. Ce que néanmoins n'est autre chose que les mêmes rayons du clair soleil, jeté sur cette terre cristalline, qui est disposé à recevoir l'impression de cette belle lumière, laquelle produit cet effet. Or ces causes et exemples naturels me servent fort à propos, pour démontrer ce qui se passe par-dessus la nature ès âmes, qui sont en cet état suréminent. Car d'autant plus qu'elles sont purifiées de toutes imperfections (au moins tant qu'elles s'en peuvent exempter) d'autant plus aussi la terre de leur conscience est lumineuse. Voire elles sont comme un cristal, duquel les clairs rayons brillants du Soleil de Justice, dont elles sont illuminées, viennent à réverbérer vers leur principe.

Mais quels sont ses rayons, sinon la charité qui vient de Dieu en l'âme, et par une même correspondance de l'âme à Dieu ? Qui demanderait ce que Dieu fait continuellement, et de toute éternité, et à toute éternité, on pourrait répartir à cette question, que Dieu se loue soi-même, Dieu s’aime soi-même, se glorifie soi-même : car nul gloire n'est qu'à Dieu. Ce complait en soi-même, et en cette complaisance a produit son image, qui sont les âmes. Dont en cet état super-éminent, outre ces voies secrètes, par lesquelles ces âmes sont conduites au chemin de perfection, ayant nettoyé les taches de cette image, par [295] la pureté de vie, et mortification, qui auparavant était gâtée par le péché, icelle image étant toute lumineuse, reconnaît son Dieu de qui elle est l'image. Et par même moyen vient à produire les mêmes actions de celui de qui elle reçoit le portrait. Or comme notre Dieu en son inaccessible charité, vient à produire ces mêmes rayons, sur son image l'âme fidèle : elle vient à rejaillir par cette même charité vers son principe, qui est son Dieu, par une volonté et des désirs enflammés, que Dieu soit aimé et glorifié, tant de soi-même, que de toutes créatures. C'est pourquoi l'âme voudrait, si elle pouvait, que tout son corps et toute la moindre partie d'icelui seraient converties en langues, pour donner louange à son Dieu. Tant sont ces désirs insatiables produits de la charité. Toutes ses complaisances ne sont ailleurs qu'en son Dieu. Toute sa gloire n'est en autre chose qu’en son Dieu. Tout son amour n'aspire à autre chose qu'à son Dieu. Bref tout son repos n'est en autre qu’en son Dieu. Et à l'opposite ce lui est une peine incroyable, de voir Dieu être offensé de ses créatures. C'est pourquoi en ce dernier chemin, ces âmes se retirent quelquefois de la contemplation, pour travailler au salut du prochain, afin de pouvoir rassasier leurs désirs, de pouvoir acquérir la louange de Dieu en ses créatures. Et lors que par leur travail elles peuvent acquérir, que Dieu soit une fois loué, ce leur est une récompense assez grande, pour un long travail qu'elles ont pris.

Chapitre 18. De la charité que ces âmes ont mêmes vers les damnés, conforme à la volonté de Dieu.

Quoi que notre Dieu par sa Justice, donne sa sentence contre les âmes damnées, pour endurer les peines intolérables à toute éternité : si és qu'il montre encore quelque [297] charité en leur endroit ; leur ayant créé un lieu où elles se peuvent cacher de sa face. Et si Dieu pouvait contre sa justice les sauver, son amour et miséricorde le ferait. Mais étant Dieu juste et miséricordieux ; il faut que sa justice soit gardée comme sa miséricorde. De même union de volonté, ces âmes dont nous parlons ont une telle charité vers ces âmes perdues et damnées, qu'elles seraient contentes d'endurer mille martyre, pour seulement en retirer une seule de l'enfer. Mais cette charité est conforme à la volonté de Dieu. Car quoique que cette charité descende jusqu'au plus profond des enfers ; si és que leur volonté est tellement conforme à la volonté de Dieu, et d'accomplir sa justice, que si son père, mère, frère, sœur, et familier ami, était par sa mauvaise vie descendue aux enfers : en tant que cette rigoureuse sentence est à la gloire de Dieu, qui sont les effets de sa justice : l'âme ne voudrait autre chose que cette même volonté soit accomplie. Et n'en peut ressentir en soi aucun trouble, tant elle est résignée. Comme sont les âmes glorieuses au ciel, voyant leurs propres enfants en enfer ; elles n'en reçoivent aucun changement ou altération : même en louant Dieu, pour le voir être glorifié en sa justice321.

Chapitre 19. De l'union de leur volonté à la volonté éternelle de Dieu.

L'un des plus grands empêchements en la vie spirituelle, c'est le respect humain. Mais ici en cet état dernier de perfection, tous ces respects humains sont surmontés, et consommés au feu de l'amour divin, par une conformité de la volonté humaine à la volonté éternelle de Dieu. Or cette conformité de volonté se fait par une vue intérieure ; par laquelle l'âme reconnaît la volonté de Dieu en soi, et ce que de toute éternité Dieu a déterminé. C'est pourquoi l'âme veut avec un désir et volonté [298] éternelle, tout ce que Dieu veut, c'est-à-dire que si l'âme avait été de toute éternité, elle voudrait tout ce que Dieu veut en toute éternité. Cette manière d'union de volonté est fort méritoire, et qui fait surmonter tous respects humains. Car sitôt que l'âme aperçoit la volonté de Dieu en quelque chose, il n'y a rien qui la peut empêcher, quoique le monde parle et dise ce qu'il voudra. C'est ici qu'on embrasse chose grande pour la gloire de Dieu. Il advient souvent en cet état, que l'âme est attirée à des voies autres que le commun, soit en austérité, soit en veille, ou solitude, ou autres actions, y étant appelées de Dieu. Si l'esprit de Dieu étant reconnu et approuvé de votre confesseur et qu'il vous le permette ; suivez son avis, quoique qu'on vous y mettre empêchements. Qui veut complaire aux créatures, ne peut complaire à Dieu. Le plus souvent on réprouve en Communauté, de faire quelques actes vertueux étant attiré de Dieu ; d'autant que l'envie spirituelle est autant dangereuse et plus que l'envie corporelle. On condamnera telle personne si elle ne fait comme les autres. Si elle s'adonne plus à l'oraison, veille ou discipline, on dira que c’est chose particulière. Dites-moi, tous les saints n'ont-ils pas fait des œuvres autres que les autres ? Il est vrai que nous ne devons pas faire tout ce que les saints ont fait, mais bien les admirer. Mais si nous sommes attirés de Dieu, et avec congé de notre Directeur, laissons les respects. Que l'on dise que c'est pour faire de la Sainte, pourvu que nous faisions la volonté de Dieu. Il est vrai qu’en ce dernier état, ces respects humains sont surmontés. Mais je parle aux personnes qui ne l'ont encore surmonté, car avant ce, ils ont de la difficulté. Lors que les règles ont été établies, elles ont été faites pour toutes personnes, autant pour les faibles que pour les forts : d'autant qu'il faut faire les règles pour tous, afin que tous s’acheminent à la perfection. Mais si Dieu en attire aucun en particulier à des actes plus relevés, soit de pénitence, de solitude, veille et discipline ; pourvu qu'il ne le fasse de son propre jugement, et qu'il ait quelque bonne guide spirituelle, [299] ce n'est pas contre la règle, mais accomplit la règle, qui est la perfection qu'il faut suivre, suivant que Dieu nous commande.

Chapitre 20. Poursuite de la même conformité de sa volonté à la volonté éternelle de Dieu.

D'autant qu'en ce petit traité, nous avons suivant notre petite capacité montrer mystiquement comment l'homme est un petit monde : l'ayant au préalable montré moralement par la diversité des quatre saisons de l'année ; les mêmes aussi mystiquement se retrouvent en l'âme fidèle, et notamment en ses voies secrètes, par lesquelles Dieu attire l'âme à la perfection. Je dis les voies secrètes, par ce que tous me cheminent pas par ces voies. Mais néanmoins sera ce traité, pour consoler ceux que Dieu y attire. D'autant que là ils en verrons comme le chemin être frayé. Car voyant tout ce qui arrive, soit au premier, soit au deuxième, soit au troisième, soit au quatrième chemin de cette perfection, compris en ces quatre livres ; ils y trouveront comment il s'y doive comporter, et les remèdes contre les doutes qui arrivent en ces voies322. À faute desquels on tombe souvent en des imperfections notables. Et l'âme demeure quelquefois en des grandes peines intérieures, à faute de connaître le chemin où Dieu les attire. Or comme nous avons montré que la première saison, qui est l'Hiver, est l’état des pécheurs : la deuxième, qui est le Printemps, représente l'âme convertie et profitante, qui jouit des divines consolations, mais encore imparfaitement ; au troisième qui est l'Été, où l'âme est en l'état de privation, du sentiment de la douceur et grâce divine ; au quatrième, qui est l'Automne, est le dernier état de perfection, où l'âme jouit du fruit des vertus323 ; maintenant il m'est besoin de moraliser quelque peu, pour [300] me servir d'exemple, et puis spiritualiser, et montrer mystiquement, que tout ce qui arrive en ce grand Univers, est compris mystiquement en l'âme fidèle, s'acheminant au sommet de la perfection. Car quoiqu'en ce grand Univers le tout y est si bien ordonné par la sapience, et puissance de ce grand architecte notre Dieu : lequel par sa seule parole a ordonné que tout ait été fait avec tel poids et mesure, que par le cours du soleil et des astres célestes, les saisons ont leurs cours et opérations naturelles, comme nous avons déduit quelque peu au commencement de chaque Livre ; comme en hiver le soleil retirant sa chaleur, il faut que la froidure opère ses effets ; au printemps le soleil montrant sa clarté, donne plus de chaleur, l'hiver est retiré, et fait le printemps ses opérations ; en été le soleil montrant sa pleine chaleur, et ses rayons brillants dardant sur la terre, par une grande et excessive chaleur, cause des exhalaisons en l'air, et envoie des orages et tonnerres ; finalement en l'automne, où le soleil est montrant sa température ; la saison est tempérée, et l'on vient à la jouissance des fruits de la terre, produits au long de l'été. Quoi, dis-je, que ceci soit en tel ordre: si és que l'on ne voit pas moins la Sapience divine reluire, en ce qu'en un même temps, en ce grand monde se retrouvent toutes les quatre saisons opérer chacune leurs effets. Car comme lors qu'il est ici et en ces pays nuit, il est ailleurs jour ; cela étant causé par le cours du soleil, qui illumine tantôt notre hémisphère, tantôt l'autre : causant ainsi les ténèbres et la nuit en même temps : de sorte que quand il est ici l'hiver, il est ailleurs été, ailleurs le printemps, et ailleurs l'automne : et de même en notre été, est ailleurs l'hiver ; tellement qu'en tout temps, en ce grand Univers, les quatre saisons de l'an, et leurs effets s'y retrouvent : de même est-il de notre petit monde, qui est l'homme, et l'âme fidèle ; auquel en ce dernier état de sa perfection, se retrouve toutes les opérations des quatre saisons de l'an, si devant mystiquement remarquées, concourir ensemble. Le tout conformément à la volonté éternelle, de ce grand Architecte [301] notre Dieu : lequel gouverne aussi bien ce petit monde, qui est l'homme, comme il fait ce grand Univers, attendu même que ce grand monde, est fait pour le petit monde. Car pour faire le premier, notre Dieu a seulement commandé ; comme il est dit au livre de Genèse, chapitre I. Dieu créa au commencement le ciel et la terre. Puis Dieu dit : qu'il y ait lumière, et lumière fut faite. Derechef Dieu dit : Un firmament soit fait entre les eaux. Et fut ainsi fait. Ainsi de toutes les créatures, que la terre produise verdure, que les eaux produisent reptile, ayant âme vivante, que la terre produise créature vivante selon son espèce, et fut fait. Mais quand il vient à l'homme, Dieu a parlé autrement, et a dit, Faisons l'homme à notre image et ressemblance, et qu'il ait domination sur tous les poissons de la mer, et sur tous les oiseaux du ciel, et sur les bêtes, et sur toute la terre. Voyez ami lecteur, quelle différence il y a entre la création de toutes les créatures, et celle de l'homme. Car Dieu dit seulement, Que la lumière et toutes les créatures soient faites, et elles ont été faites. Mais parlant de l'homme il dit : Faisons l'homme à notre image. En ce parler, faisons, il y a grande énergie. Car ici est représenté l'unité de la Sainte Trinité. Car faisons est parler en pluriel, qui dénote les trois personnes de la Trinité ; néanmoins un seul Dieu. Où notre Dieu a voulu montrer par cette opération divine ; combien la création de l'homme est plus digne que de toutes les autres créatures. Aussi pour montrer que l'homme (comme étant plus digne) doit de sa part coopérer à sa perfection : laquelle est démontrée par le franc arbitre, que Dieu lui a donné. Là où toutes les autres créatures se gouvernent par leurs causes naturelles ; étant néanmoins Dieu le principe de tout. Mais comme j'ai dit, que les diverses saisons sont conduites suivant le cours du soleil et des astres célestes : ainsi ce petit monde est conduit par les opérations du vrai soleil de justice notre Dieu ; et ensemble par la correspondance de la volonté de l'âme à la volonté éternelle de Dieu. Et si nous voyons de plus près, tout le texte du Cantique des Cantiques de Salomon : nous verrons par icelui [302] représentée l'union de l'époux céleste, avec l'âme fidèle ; laquelle est exposée mystiquement en tous ces trois livres. La Sainte Écriture est obscure selon la lettre. Mais comme une noix étant rompue, on n'y trouve le noyau dedans, c'est ce que l'esprit de Dieu montre tellement en ce Cantique, que non seulement y est décrit le chemin et progrès de l'âme, qui s'avance à la perfection, ains aussi l'état d'icelle, quand elle y est parvenue. Pour y être tout approprié suivant l'ordre par lequel l'âme s'achemine à ce degré parfait. Quand après avoir dit qu'elle est l'état de péché ; puis discouru de la pratique d'une longue mortification, les 5. et 6. chapitres sont appropriés à l'âme, ayant goûté les consolations divines ; et néanmoins ayant besoin de quelque anéantissement plus parfait, il est représenté par la myrrhe au 5. chapitre. Et les derniers chapitres est la parfaite consolation, au dernier état de l'âme parfaite. Mais à présent, l'âme étant parvenue à cet état, elle goûte continuellement tout le sucre et la douceur, qui se retrouve en toutes les consolations des autres chemins. Et bien qu'ici elle goûte l'amertume de la myrrhe, qui se retrouve en tous les autres chemins : néanmoins les opérations en sont tout autres. Et ne les goûte plus avec son intérêt, et avec imperfection ; mais avec mérite et perfection. Car l'hiver, qui représente l'état des pécheurs, se retrouve à présent en l'âme, étant en cet état de perfection. Mais non plus comme pécheresse, ou commettant le péché : ains en deux manières. L'une, en ce qu’étant victorieuse, et ayant surmonté le péché, néanmoins comme enfant d'Adam, la nature corrompue demeure en elle. De sorte que l'âme ne se peut assurer en cette vie, de ne retourner à péché. C'est pourquoi l'âme a toujours une sainte crainte de retourner au péché, laquelle néanmoins lui est méritoire : d'autant que cette sainte crainte, avec anéantissement de soi-même, lui fait opérer les vertus, et plus grand amour divin. L'autre manière est en ce que l'âme, quoique unie à Dieu, a toujours une vue intérieure ; par laquelle elle connaît l'énormité de tous les péchés du monde, soit de soi en [303] particulier, soit de toutes les créatures ; où l'âme produit larmes de pénitence pour soi, et toutes créatures324. Le deuxième chemin, où sont les consolations divines, où l'épouse dit tout le premier vers du Cantique, Qu'il me baise des baisers de sa bouche, se retrouve aussi en ce dernier état. Car l'âme y baise à souhait son cher époux céleste, c'est-à-dire, que l'âme jouit plus parfaitement des divines consolations, que non pas aux chemins mentionnés au deuxième livre, lors l'âme produit larmes de douceur. Ainsi que la rosée céleste qui tombe au printemps, faire reverdir les plantes et fleurs : de même ses larmes produisent en l'âme, un fervent désir de la perfection et amour de Dieu. Se retrouve encore en ce dernier état, la myrrhe des tribulations et persécutions, comprise au cinquième et sixième des Cantiques, qui est montré au troisième livre de cette œuvre. Car soit que l'âme jouit de l'état de Magdeleine, elle participe aussi de l'état de Marthe. Et tant que nous soyons en cette vie, faut porter la Croix avec Jésus-Christ, soit par la macération du corps, soit par les occasions que Dieu envoie. Le tout néanmoins conjoint au dernier état, où est le dernier avec toutes ces opérations du premier. Mais voyez comme tout est conjoint ensemble, et qu’en ce dernier chapitre des Cantiques, l'âme jouit ensemble, de toutes les fruits, de tous les autres chemins, non plus par des 2. 4. 6. années.

Mais notre Dieu opérant en l'âme, ceci se passe sans variété, le tout opérant selon la volonté de Dieu, sans être jamais séparé de l'union du plus pur esprit avec son Dieu, et ceci se fait avec telle conformité de la volonté de l'âme, à la volonté éternelle de Dieu, voyant que de toute éternité Dieu la veut avoir par ce chemin et cette perfection. C'est pourquoi l'âme ne peut vouloir ni choisir rien autre, sinon que cette volonté divine soit accomplie en foi. Je dis que l'âme ne peut vouloir, non que l'âme soit confirmée en grâce (car comme j'ai dit ci-dessus, elle peut encore retourner au péché) Mais c'est-à-dire, que ce pur esprit et la suprême partie de l'âme, est si étroitement unie [304] au pur esprit divin, qu'il lui semble que cet amour ne se peut jamais séparer. C'est ici où l'esprit de Dieu est vraiment touché, c'est ici où le pur esprit de Dieu est vraiment goûté et reconnu, c'est ici où l'âme pleure larmes de feu, je dis de feu d'amour divin, c'est ici un chemin où peu parviennent, et peu de personnes ne peuvent vraiment entendre qui ne le goûte.

Quand je dis cette union de la volonté de l'âme à la volonté éternelle de Dieu, ce n'est plus par acte passif, mais par une essentielle opération produite en Dieu, de laquelle opération l'âme voit en Dieu l'union de ces deux volontés, laquelle de toute éternité a été en Dieu. Non que l'âme ait produit l'union de sa volonté à la volonté de Dieu de toute éternité. Car Dieu ne l'avait encore mis hors de soi par la création. Mais en Dieu nous avons été de toute éternité, d'autant que notre Dieu de toute éternité a déterminé de produire hors de soi cette créature, et ce parfait amour. Et voilà comment cette âme est unie à cette volonté éternelle. Se voyant de toute éternité, que cette âme ayant été produite hors de soi, retourne encore en soi par cette union d'amour et de volonté. Car étant en la gloire des bienheureux nous serons tous en Dieu ; où lors l'âme ne pourra plus se séparer de cette union, ni retomber aux péchés.

Chapitre 21. Quel effet produit l'union de ces deux volontés de la créature au Créateur.

Quelle est cette volonté éternelle de Dieu, sinon Dieu même ? Car il y a rien en Dieu qui ne soit Dieu. Dieu est Amour, et l'âme étant ainsi unie à Dieu n'est qu'amour, ne respire qu'amour divin. Mais quel effet produit cet amour divin ? Il est dit au second livre de Moïse, dit Exode chapitre troisième. Moïse paissant les brebis de son beau-père, Dieu s'apparaît [305] à lui au buisson ardent, il regarda et voici le puissant ardent au feu, et le buisson ne se consommait point. Lors Moïse dit : J'irai maintenant, et verrai cette grande vision, pourquoi le buisson ne brûle point. Adonc le Seigneur vit qu'il allait pour regarder, et Dieu l'appela du milieu du buisson, disant : Moïse, Moïse, et il répondit, Me voici, et dit, N'approchent point d’ici, déchausse ses souliers de tes pieds, car ce lieu sur lequel tu es, est terre sainte.

Or que veut dire ce feu qui brûle et ne consomme pas, sinon ce feu d'amour divin qui brûle sans cesse les âmes qui lui sont unies, et sans jamais se consommer ? Ce feu divin c'est la vie de l'âme, et encore la vie du corps. Qui est l'âme, laquelle embrasée de ces vives flammes, ne die que cet amour divin est ce qui la soutient en grâce ? C'est cet amour qui la vivifie contre le péché ; car le péché donne la mort, et l'amour divin donne la vie. Cet amour est un feu si suave, que l'âme qui en a vraiment goûté quelque petite étincelle, toute autre amour lui est amer. Amour qui rassasie le cœur humain. Amour qui rassasie les désirs insatiables de l'âme. Car rien ne peut donner repos, ni rassasier ses brûlants désirs, que ce même feu d'amour. C'est ce même feu qui altère l'âme par des désirs insatiables, et c'est ce même feu qui la rassasie. C'est encore toi, ô amour divin, qui donne la vie au corps. Car qui est celui-là à qui ayant l'âme embrasée de cette flamme, quelque chose puisse défaillir au corps ? Quelle abstinence ? Quelle pénitence ? Quelle veille est-ce que le corps ne souffre, quand l'âme est embrasée de ces flammes ? C'est ce feu d'amour qui a fait vivre la Sainte Magdeleine au désert. C'est ce même feu qui a fait vivre Sainte Catherine de Sienne ne mangeant rien, et n'ayant autre sustentation que la réception de la sainte Eucharistie, qui est ce même feu ? Car quel est ce feu divin, sinon Dieu même.

Or les effets de l'union de ces deux volontés, de la volonté de l'âme à la volonté éternelle de Dieu, c'est de donner la vie à l'âme et au corps. Heureux donc celui qui jouit de cet amour, puisqu'il a la vie. [305].

Mais nulle n'y peut approcher, qu'il n’ait déchaussé ses souliers. Ce sont les affections de toute autre chose qui n'est pas Dieu ou pour Dieu, de la mortification desquelles est traitée en tous ces livres. Car ce feu d'amour divin c'est une terre sainte, il s'y faut disposer pour s'en rendre capable. Qui penserait l'embrasser sans s'y avoir disposé, Dieu lui dira comme à Moïse, N'approche pas d'ici, déchausse tes souliers. C'est-à-dire, mortifie tes affections vicieuses, lequel ayant obéi à la voix de Dieu, il méritera d'écouter la parole de Dieu, et jouir de ce feu divin. Bien-heureuse l'âme, laquelle pour si peu de travail qui finira, acquiert un bien si grand qui dure éternellement.

Chapitre 22. Du secret parler de Dieu à l'âme, et de l'âme à Dieu.

L'âme fidèle ayant surmonté toute difficulté, et étant parvenue à un état de repos, où tout son parler, sa nourriture, sa demeure, son repos, ses embrassements et unions, sont Dieu seul. C'est l'unique amoureux de son âme. Pourquoi nous traiterons premièrement du parler secret de Dieu à l'âme, et de l'âme à Dieu en l'oraison.

Celui qui possède l'amour, n'a de repos s'il ne parle à son aimé, l'absence lui est un martyre, toujours il brûle, il languit, il se consomme, s'il ne parle et voit son aimé. Mais l'ayant, il lui dilate son cœur, et se rassasie de son ardeur, par la présence et communication avec son bien-aimé. Les jours et les nuits lui sont trop courts. C'est ici (à mon avis) le secret de l'amour divin, qui est de ne limiter le temps à la secrète oraison avec Dieu : mais y persévérer, non une ou deux heures, mais des quatre, cinq et six heures. Oui je dis, que c'est ici le secret de la vie spirituelle, car persévérant ainsi, et s'habituant à telle longue devise familière avec Dieu, il n'est pas à dire le fruit, l'amour, [307] l'union que l'âme trouve en Dieu. Il est vrai, il semble difficile, par ce qu'au commencement, l'âme ne sait persévérer si longtemps. Je ne dis pas au commencement d'une conversion, mais au commencement de l'oraison pour l'ordinaire, quand on aura été une ou deux heures, il semble beaucoup : mais si on s'habitue à y persévérer trois et quatre heures, on y demeurera bien après six et sept heures : et le temps semble après si court, que cinq, six, sept heures, ne lui semble pas une heure : tant l'âme trouve de délices avec Dieu, par cette persévérance de parler à Dieu.

Si aux amants de ce monde, une heure, une nuit leur semble encore trop courte pour parler à leurs amis, quoi ! Serons-nous si lâche de courage, de nous lasser de parler à ce grand Dieu ? À notre fidèle et unique, sur tout aimé. Quoi ! Notre amour sera-t-il si lâche, si froid ? Que nous ne saurions parler bouche à bouche cinq à six heures à notre Dieu ? Hé, pourquoi ne donnerons-nous pas la plus grande partie du jour, pour parler, et tout à notre souhait, à celui qui a fait le temps, et créé les jours ? N'ayons plus de temps pour parler à notre unique amour, c'est-à-dire, laissons le temps écouler tant qu'il voudra, et parlons à notre souhait, rassasions nos cœurs de l'amour, donnons leur pleine liberté de s'ouvrir devant Dieu. L'on me peut demander : mais comment se peut-on entretenir si longtemps à l'oraison ? Je réponds que la seule action d'amour entretient l'âme avec Dieu, non cinq à six heures, mais des nuits entières, et les nuits sont trop courtes à qui aime, pour parler à son unique aimé. O amour ! Pourquoi êtes-vous si inconnu, et vos douceurs si peu ressenties. Je ne suis délibéré de traiter de cette oraison, et de cette continuation ; par ce que c'est la vie de l'âme à qui la pratique. Mais pour entendre ce que je dis, que la seule action d'amour peut entretenir l'âme en l'oraison tant de temps. Il faut noter qu'au commencement, l'âme fera sa pratique ordinaire de l'oraison, méditation, les actes que porte l'oraison mentale après le discours ; mais si l'âme se trouve enflammée en l'amour de Dieu dès le commencement, ou quand elle sera toute [308] enflammé dans ce feu, dans cette fournaise, s'arrêtant à cette seule action d'amour, là Dieu parle à l'âme : car l'âme s'abandonnant ainsi à la merci de Dieu, corps et âme, et se plongeant dans ce feu divin, par acte d'amour réitéré en Dieu, sans faute Dieu se dilate aussi à l'âme : car nous avons un Dieu d'amour, un Dieu amoureux, et qui se plaît avoir cette petite créature si enyvrée de son amour. Pourquoi, ce grand Dieu se rend petit, et se familiarise si fort à l'âme, qu'elle y trouve assez de quoi s'entretenir : car l'âme sentant tant de si divines touches d'amour, et Dieu parler si vivement par des inspirations si suaves de son unique amour, elle se fond en amour, et parle à son aymé sans ordre ni règle, lui dit mil paroles en esprit, de très brûlant amour : lui dit tout son cœur, l'embrasse, ne sait quel abandon de son âme, elle doit faire pour caresser son Bien-aimé, et rassasier son amour : car enfin elle ne pense plus à soi, ni à l'âme, ni au corps, les livrant tous entre les mains de Dieu : et lui semble qu'il n'y a que Dieu et elle au monde. Il n'est pas à dire, âme fidèle, le fruit qui revient de cette oraison d'amour. Et pourquoi nos cœurs n'y sont-ils pas tous consommés, afin de vivre et mourir, et revivre en cet amour.

Chapitre 23. Des épousailles spirituelles de l'âme à Dieu, et de Dieu à l'âme.

Les familiers colloques et devis de l'âme avec Dieu, la font enflammer à désirer de plus la parfaite union d'amour, qui se consomme par les épousailles de Dieu avec l'âme, et de l'âme avec Dieu. Mais quelles sont ces épousailles, quelles sont ces noces ? Bien plus parfaites, bien plus unies, bien plus amoureuses, bien plus constantes et permanentes, que nulles noces de ce monde. O heureuses épousailles ! Ô heureuse l'âme ! Qui s'abandonne soi-même, pour se lier et épouser un seul Jésus-Christ. [309] [...][fin de ma saisie] 325



Bénédictines du XVIIe siècle

Une succession de bénédictines réformatrices

Au Moyen Âge, les grandes abbesses bénédictines dirigèrent des couvents qui furent des foyers d’une culture féminine bien représentée par l’intellectuelle Hildegarde de Bingen (1098-1179). Ces couvents abritèrent aussi des visionnaires, dont sainte Gertrude d’Helfta (1256-1291) : une puissance d’imagination exubérante propre au Moyen Âge explique la forme de ces témoignages326, dont nous trouverons une résurgence chez Marie des Vallées ( ?-1656). Mais Gertrude fut aussi une profonde mystique qui rendait grâce à l’amour reçu sans mérite :

La suave bonté – innée et essentielle à votre nature – sous la motion intime de la douce charité – par laquelle non seulement vous aimez, mais êtes l’Amour même … vous a incliné vers la dernière des créatures humaines, la plus démunie de tout ce qui est fortuit et gratuit327.

Au XVIIe siècle, des femmes prennent dignement la suite de leurs illustres aînées. Le rôle de la vénérable abbaye bénédictine de Montmartre, fondée en 1133, proche du pèlerinage à saint Denis -- le nom se réfère au Denys des mystiques que la légende fait venir à Paris328 -- fut central après sa réforme mouvementée conduite au début du siècle par Marie de Beauvilliers (1574-1657). Cela se passait juste avant 1600.

Cette abbaye exercera un rayonnement exceptionnel en d’autres lieux puis abritera par la suite la grande mystique cachée Charlotte Le Sergent (1604-1677). On lira Bremond qui utilise les Éloges de la mère de Blémur : augmenté de nombreux épisodes de la vie des grandes religieuses bénédictines, le récit couvre une grande partie de L’Invasion mystique. Son chapitre VI décrit « les grandes abbesses » de l’abbaye de Montmartre et d’autres couvents.

Se détachent les deux sœurs Marie et Geneviève Granger (1600-1674). Geneviève « eut sous sa conduite la très attachante, très haute et très inquiétante personne qui, sous le nom de Madame Guyon, doit faire un jour tant de bruit329 ». Elle fut en effet le soutien « maternel » de la jeune femme en prise avec un vieux mari et une belle-mère difficile, guida et inspira la jeune mystique à partir de 1668. Nous évoquerons précisément cette direction dans notre approche de l’école du cœur au volume IV : la « Mère Granger » savait joindre la prudence, l’encouragement très concret, l’incitation au retour intérieur, l’engagement, le dépassement. Nous regrouperons ici trois bénédictines de Montargis qui se succédèrent au cours du siècle : Marie Granger, Louise Boussard Mère de Sainte Gertrude, Geneviève Granger.

Marguerite d’Arbouze (1580-1626) fut l’une des nombreuses bénédictines en liaison avec une Marie de Beauvilliers qui « donna le voile à deux cent-vingt-sept filles330 », tandis qu’en Savoie la bernardine cistercienne Louise de Ballon (1591-1668) entreprit la réforme de son couvent sous l’inspiration de Madame de Chantal et de François de Sales.

Mectilde du Saint-Sacrement (1620-1698), issue de l’ordre franciscain des Annonciades, fonda la congrégation des bénédictines Adoratrices du Saint-Sacrement. Elle fut très liée au cercle des mystiques normands animés par le père Chrysostome de Saint-Lô et le laïc Jean de Bernières. Cette congrégation s’illustre par les belles figures d’Élisabeth de Brême (1609-1668) et de la Mère de Blémur (1618-1696), l’historienne des grandes bénédictines. Ce qu’elle rapporte témoigne indirectement de sa propre expérience. Nous regroupons ces trois bénédictines du saint Sacrement.

Nous nous concentrerons sur les mystiques, laissant de côté les cas illustres de réformes imposées par la seule application de règles dans un esprit ascétique331. Le Tableau II des bénédictines en fin de chapitre présente les principales figures retenues ainsi que celles de spirituels en rapport avec elles.

Une histoire mouvementée : Marie de Beauvilliers (1574-1657) et la réforme à Montmartre

Marie de Beauvilliers, née mademoiselle de Saint Aignan, n’eut pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec grand charme littéraire332 :

Elle rencontra malheureusement un Gentilhomme, qui la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître : il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu'une fille de sa qualité, et qui avait autant d'avantage, était sans doute destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation...333

Elle fit profession à seize ans en 1590 ayant pour compagne et modèle sa cousine germaine Mad

Puis vint le plus dur, l’opposition de trente-trois religieuses face à la jeune abbesse aidée de deux compagnes. Certaines tentèrent le plus grand moyen :

Elle était malade et elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devin prodigieusement enflée et son visage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les Médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable ; mais ce qui est impossible aux hommes ne l’est pas à Dieu […]
On fut d’avis d’employer le fer pour exécuter ce que le poison avait épargné. La nuit du meurtre fut arrêté et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles […] [mais la grâce] toucha le cœur d’un des complices […] elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé qu’une sœur converse lui apporta, dont elle s’aperçut bien tôt […]
Ces périls continuels furent cause que ceux qui avaient l’administration de l’Abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d’apprêter ce qui serait nécessaire pour sa nourriture, avec défense aux autres d’entrer à la cuisine334.

Le Cardinal de Sourdis, de sa famille, lui vint en aide :

Il lui adressa le Père Benoist de Canfeld Capucin, qui était un homme d’une rare piété, qui fut depuis emprisonné pour la Foi, afin d’être son directeur, et qu’elle pût conférer avec lui dans toutes ses peines. Alors elle eut la révélation de son songe, et connut que c’était le même personnage qui l’avait soutenue sur le bord de l’abîme où elle était proche de la perdition ; de sorte que se confiant à lui des plus secrètes pensées de son âme, il l’assista notablement … mais son travail n’était pas tant pour remédier aux désordres extérieurs que pour former l’intérieur à supporter les croix avec soumission aux ordres de Dieu ; il composa un Exercice de la Divine volonté qui fut très utile à Madame de Montmartre parce qu’elle en entreprit la pratique avec une merveilleuse ferveur […]335.

Benoît la conseilla et lorsqu’il retourna en Angleterre (où « emprisonné pour la foi » il faillit être exécuté), « il procura le retour de Père Ange de Joyeuse dans son Ordre et l’obligea au même temps de servir de Protecteur à Madame de Montmartre ; ce qu’il exécuta avec beaucoup de soin. Elle eut aussi des conférences avec le Père Honoré de Champigny336 ». Tous les spirituels capucins du temps unirent leurs efforts ! Enfin après bien des contrariétés, « saint François de Sales pour lors Évêque de Genève, Messieurs du Val et de Gamache, et Mademoiselle Acarie, commencèrent à visiter Madame et les Religieuses de son parti ; ce qui les mit en réputation et personne ne rougissait plus d’être liées d’amitié avec elles337 ». On retrouvera au prochain chapitre les membres de ce cercle qui ne limitaient pas donc leurs efforts à l’arrivée en France de la réforme carmélitaine espagnole.

Plus tard, « lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être Coadjutrice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhension, fondée sur sa qualité de Princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance338 ». Heureusement, la profonde Madame de Guise (1629-1682), amie de Monsieur Bertot (1620-1671), se révèlera d’une grande aide et lui succédera comme abbesse. La grande réformatrice mourut en 1657 - non sans montrer une dernière fois sa grande détermination :

Voyant que ses religieuses témoignaient beaucoup de crainte de sa perte et qu’elles priaient incessamment pour sa conservation, elle en avait de la peine. « Hélas, mes Filles, (leur disait-elle) que fais-je en ce monde ? Ne m’empêchez point d’aller à Dieu ». Elle avait demandé de ne point communier dans son lit, par respect au très saint Sacrement, et elle l’obtint, étant allée à l’Église deux jours avant sa mort, quoi qu’elle fut dans une si grande faiblesse qu’on croyait qu’elle expirerait en chemin339.

Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle composa pour ses religieuses traite de l’Exercice divin, ou pratique de la conformité à Dieu340 : elle voulait leur transmettre l’essentiel de la Règle de Benoit de Canfield dans un vocabulaire plus simple et sans métaphysique. Elle y déploie la doctrine classique de l’anéantissement, terme cher au siècle, souvent mal compris de nos jours341, qui ouvre à la vie réelle divine par la grâce. Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre.

Nous livrons l’essentiel de cet opuscule parce qu’il traduit avec simplicité la spiritualité de Canfield et prépare la lecture de ce dernier au chapitre consacré aux franciscains. Contre les excès ascétiques qui marquaient la vie de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre malgré une réforme que l’on pourrait croire excessive à la vue des résistances qu’elle rencontra : par exemple son chapitre XIV s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier342.

L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire toute orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tentation d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en d’autres lieux réformés, tel à Port-Royal-des-Champs.

Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa simplicité, voire dans sa pauvreté d’expression, est en son fond ainsi rendue accessible à toutes les sœurs de la communauté ; et sa forme, le choix d’un gros corps imprimé dans un volume de format réduit, exprime l’attention donnée à la mauvaise vue des aînées. Ce texte traduit le soubassement paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique. L’Exercice divin corrige s’il est nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes de notre anthologie. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous :

Marie de Beauvilliers (1574-1657)

Son Exercice divin présente très fidèlement et surtout très clairement la doctrine de Benoît de Canfield, son père spirituel capucin, outre l’aide que lui apporta ce dernier lors de la réforme de son couvent.

Née Mlle de Saint-Aignan en 1574, Marie n’a pas tout de suite la vocation religieuse, ce que la mère de Blémur rapporte avec talent343 :

Elle rencontra malheureusement un gentilhomme qui, la voyant si belle, regretta que tant de charmes fussent cachés dans un cloître : il ne manqua pas de lui représenter son portrait peint des plus vives couleurs, et de lui dire qu'une fille de sa qualité, et qui avait autant d'avantage, était sans doute destinée pour un prince. C'était le souffle empoisonné du serpent, qui pensa flétrir cette fleur délicate. Elle revint à [l’abbaye de] Beaumont fort mélancolique, et demeura assez longtemps tentée contre sa vocation344.

Elle fait cependant profession dans l’ordre bénédictin en 1590. Un songe prémonitoire où un capucin la soutient au bord d’un précipice lui annonce la rencontre avec Benoît. Elle entre à Montmartre le 7 février 1598. Ce monastère déréglé vivait dans le plus grand désordre. Elle entreprend de le réformer au péril de sa vie, car les religieuses résistent très vigoureusement :

Elles lui firent prendre du poison caché dans un remède, dont l’opération fut si prompte qu’au même moment qu’elle l’eut avalé, sa tête devint prodigieusement enflée et son visage si changé qu’elle n’était pas reconnaissable, souffrant de cruelles douleurs. Les médecins connurent aussitôt la cause du mal, qu’ils jugèrent incurable. […]

La protection du Ciel l’ayant délivrée de ce péril, l’on forma un nouveau dessein plus cruel que le premier. […] La nuit du meurtre fut arrêtée et les assassins bien instruits de ce qu’ils devaient faire : c’était une chose ordinaire de voir les amis des religieuses passer une partie de la nuit avec elles. […] [La grâce] toucha le cœur d’un des complices. […]

Elle fut encore empoisonnée quelque temps après par un orge mondé345 qu'une sœur converse lui apporta, dont elle s'aperçut bientôt. [...] Ces périls continuels où elle se trouvait engagée furent cause que ceux qui avaient l'administration de l'abbaye la firent sortir du dortoir commun et la logèrent dans une chambre où il y avait double porte, et commandèrent à deux sœurs converses de probité d'apprêter ce qui serait nécessaire à sa nourriture, avec défense aux autres d'entrer à la cuisine346.

La réforme est tumultueuse et lente, malgré l’appui de Benoît, les visites de François de Sales et de Mme Acarie, l’aide du père Pottier qui sera son confesseur pendant quatre années. Il en sortira « plus de cinquante religieuses de Montmartre, pour aller réformer, établir ou gouverner des maisons de l’Ordre347. » En 1614 Mme de Beaumont dont elle était coadjutrice meurt. Plus tard :

Lorsqu’on lui donna Madame de Guise pour être coadjutrice de Montmartre, elle en eut d’abord une grande appréhension, fondée sur sa qualité de princesse, craignant qu’elle n’eût conservé quelque sentiment de l’élévation de sa naissance348.

Mais Mme de Guise (1629-1682) se révèle être une grande figure spirituelle. Le couvent sera également soutenu par l’apostolat de Monsieur Bertot, le proche disciple de Bernières. Tous ces concours font du monastère de Montmartre un très grand foyer de rayonnement mystique. La réformatrice meurt en 1657.

Outre des Conférences spirituelles, l’opuscule qu’elle compose pour ses religieuses traite de l’Exercice divin, ou Pratique de la conformité à Dieu. Il adapte heureusement l’enseignement de Canfield à la vie des religieuses dans un langage simple :

Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue (4) de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu.

Elle suit la doctrine classique de l’anéantissement349 :

En cet anéantissement il se rend totalement rien devant (36) Dieu, et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu.

Elle affirme sans détour l’union avec Dieu dès cette vie, en une volonté commune, au prix du sacrifice de la volonté propre :

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne (58) peuvent demeurer dans une même âme. […] La volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté, il possède Dieu.

Nous livrons l’essentiel de cet opuscule qui traduit la spiritualité issue de Canfield en termes clairs à tous. Il est dommage qu’il n’ait jamais été réédité350. Contre les excès ascétiques de certaines communautés, il livre un témoignage d’équilibre : le chapitre XIV s’oppose à bien des témoignages d’ascétisme outrancier.

L’Exercice divin présente une règle de vie communautaire orientée vers sa fin divine, sans aucune pratique extraordinaire, prévenant ainsi tout orgueil. Nous sommes loin de la tentation d’imiter la vie mythique des Pères du désert et l’on ne ressent aucunement la tension qui régnait en ou près d’autres lieux réformés, dont autour de Port-Royal-des-Champs.

Cette « façon de vivre », plutôt que règle de vie, dans sa simplicité voire sa pauvreté d’expression, est rendue accessible en son fonds à toutes les sœurs de la communauté ; même au niveau sa forme, le choix du gros corps imprimé traduit l’attention accordée aux yeux âgés. Ce texte livre le soubassement paisible de l’amour rigoureux qui régit la vie mystique et corrige s’il est nécessaire certaines abstractions rencontrées dans d’autres textes dont le précédent. Plein d’onction et de douceur, d’expérience et d’amour, il met la spiritualité de Canfield à la portée de tous.


Exercice divin, ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu (1631)

[Épître] À nos très chères filles les religieuses de l’abbaye de Montmartre, prieuré de Notre-Dame de Grâce, de la Ville-l’Évêque et des Saints Martyrs.

Mes très chères et bien aimées filles en Notre Seigneur,

Il y a plusieurs années que j’ai le désir de recueillir quelques pratiques tendantes à se tenir dans la vue [4] de la présence divine, par le moyen très efficace de la soumission et conformité de notre volonté à celle de Dieu ; et ce désir a encore augmenté sur l’expérience que j’ai eue du profit que l’âme retire de cette pratique, d’autant que ç’a été un très saint et excellent personnage qui m’en a donné les premiers traits, qui en a connu le profit qui en arriverait aux âmes351 : j’ai eu encore plus d’assurance et d’affection de rédiger le tout [5] en un petit livret, propre à nous accompagner en tous lieux et nous servir par sa lecture et pratique aux occasions et rencontres de cette vie pleine d’orages et de combats. Je vous avoue ingénuement, mes très chères Sœurs, que j’ai fait la résolution d’accomplir ce désir depuis les sujets qui se sont passés. […] Car qui ne sait combien la plupart [6] des esprits, quoi qu’ils soient de bonne volonté, sont flottants comme sur une mer orageuse, sans pouvoir venir au port assuré.

Je [10] dirai davantage que quiconque par la voie de cette sainte pratique [acte de volonté] tant plus elle s’y exercera, plus elle retrouvera en soi de force, d’esprit, de tranquillité et repos en l’âme, et même de santé et force corporelle, d’autant que cette pratique n’est point pour employer l’esprit en de grandes spéculations : au contraire, pour faire fidèlement cette pratique, il est nécessaire de simplifier son esprit, et faire une cessation de toutes [11] sortes de pensées et de discours pour se soumettre à Dieu, par un acte de volonté pour se laisser conduire à Dieu et ne vouloir que l’accomplissement de sa volonté. […]

Chapitre I. Que le bonheur en cette vie consiste en l’union de l’âme avec Dieu.

[…] Il est certain que l’âme étant créée de Dieu et venant de Dieu, elle désire et veut toujours retourner à Lui comme à son principe ; et bien qu’elle soit enchâssée dans un corps terrestre, matériel et mortel, elle est immortelle, impassible, et du tout éloignée du terrestre et temporel. […]

Chapitre II. Que l’obéissance est la vraie voie pour s’unir à Dieu. […]

L’homme ayant été créé à l’image et semblance de Dieu, pour lui faire reconnaître la dépendance [24] qu’il devait avoir de sa puissance, Dieu lui fit un seul commandement, l’assurant qu’en la même heure qu’il le transgresserait, il mourrait352. […] Le corps [d’Adam] avec tous ses sentiments était sujet à l’âme, et se conformait à toutes ses volontés sans aucune peine et difficulté ; mais par sa désobéissance il a encouru la perte de cette seigneurie absolue et sans contradiction, ayant depuis toujours sa partie inférieure rebelle et désobéissante. En outre [26] il a perdu le pouvoir et la domination qu’il avait sur toutes les créatures, lesquelles il ne s’assujettit à son pouvoir que par une extrême violence. […]

Chapitre IV. Que saint Benoît et tous les saints ont mérité la gloire par l’obéissance. […]

[35] Car il faut poser cette maxime certaine, que d’autant plus que l’homme quitte du sien, s’anéantit devant Dieu, et qu’en cet anéantissement il se rend totalement rien devant [36] Dieu et croit n’être ni ne pouvoir aucune chose sans la grâce de Dieu, et en cette grâce il agit et opère par la volonté de Dieu, il peut dire lors que ce n’est plus lui par sa propre volonté qui agit et opère, mais que c’est celle de Dieu qui agit et opère en lui, et lors il peut vraiment dire : « Je ne vis plus en moi, et je vis en Dieu ».

Chapitre V. Des moyens que nous acquiert l’obéissance. […]

[43] La personne aura la grâce de Dieu, laquelle se tiendra dans l’état et vocation (séculière ou religieuse) où Dieu l’aura appelée, chacune étant destinée de Dieu en une particulière grâce et état qu’il faut suivre.

Et ce qui cause mille malheurs et mille disgrâces de Dieu, c’est que l’âme ne se tient ni se [44] porte à ce que Dieu veut et [qu’elle] a déterminé qu’elle doit être résistante à Dieu, dans l’état où elle se doit tenir, comme au contraire c’est le bonheur et la félicité de l’âme de demeurer, se tenir et adhérer en tout et partout à la volonté de Dieu dans l’état de sa vocation.

Chapitre VI. De la pratique de la présence de Dieu. L’âme qui se veut tenir ferme en la volonté de Dieu doit se maintenir autant qu’il est possible dans la vue de sa présence, non par discours de l’entendement ni par une vue imaginaire, mais par la créance de la foi, sans image ni espèce des sens trompeurs [46], sujets à mille et mille illusions, sans discours de l’esprit ; et en cette créance, elle doit faire toutes ses actions depuis le matin jusques au soir, dressant son intention et offrant toutes ses actions à Dieu, pour les faire toutes en sa divine présence et conformément à sa sainte volonté.

Elle peut aussi se maintenir en la vue de la présence divine par l’exercice de divers actes de [47] ressouvenance, concevant parfois une crainte filiale et une profonde révérence de Dieu, se voyant si près de lui éclairée de sa lumière et de toutes parts frappée des rayons d’icelle. Quelquefois, elle fera des actes d’humilité et abaissement de soi-même, voyant sa misère honorée de sa divine présence et son indignité être assistée de son divin secours. Autre fois, par une grande admiration [48], voyant que Dieu opère si familièrement avec elle en toutes ses œuvres.

En après, par une extrême joie et liesse de se voir faite le temple de Dieu vivant ; parfois aussi par une douceur de cœur aimant son Époux, voyant sa grande débonnaireté et clémence ; en outre, par une intime jubilation de cœur, se sentant délivrée de la servitude d’elle-même et de sa propre volonté. Davantage par un [49] total abandonnement de soi entre les mains de son Époux, pour plus pleinement jouir de lui, comme aussi par des actes de perpétuelle résolution de vivre dans l’abnégation de soi-même, ayant connu par expérience la parfaite consolation et secours qu’elle retire de cet abandon de soi entre les mains de Dieu. Bref, elle se maintiendra en la présence de Dieu par un vrai anéantissement de [50] soi-même sous la puissance et grandeur de l’être infini, se soumettant parfaitement à ses mouvements, avec résolution de ne s’en séparer jamais.

Chapitre VIII. Des fruits qui se recueillent en cet exercice.

L’application d’intention opère la vue et le regard de la présence de Dieu, parce que la volonté de Dieu [55] est lui-même, tellement que quand nous nous accoutumons de la voir en toutes choses, nous voyons aussi Dieu en icelles. […] [56] Dieu demeurant continuellement avec l’âme par sa volonté, elle le connaît et se voit soi-même en lui, elle voit les perfections divines, et en elle ses imperfections : la lumière de cette connaissance divine chasse ces ténèbres par sa clarté, son ignorance par sa sapience. […]

La volonté de Dieu étant en elle comme un soleil qui chasse toutes les obscurités, et comme le feu et l’eau ne sauraient demeurer ensemble en un vase, aussi la volonté de Dieu et la volonté propre de l’homme ne [58] peuvent demeurer dans une même âme, d’où vient que l’âme abîmant sa volonté en celle de Dieu, elle commence à vivre en Dieu, et n’opérant qu’en Dieu, pour Dieu et avec Dieu, on peut vraiment dire qu’elle n’est plus active, mais passive, c'est-à-dire qu’elle ne fait plus rien de soi-même, mais que c’est Dieu qui fait tout en elle. Ce n’est pas pourtant que l’âme demeure oisive sans rien [59] faire : au contraire, elle agit parfaitement par les actes qu’elle produit dans cette volonté divine, qui sont si parfaits qu'elle n'en a pas de ressentiment et ne s’aperçoit point de ce qu’elle fait, d’autant qu’elle opère en Dieu spirituellement et non sensiblement. Elle opère sans volonté propre, laquelle d’ordinaire est impétueuse, turbulente et pénible ; au contraire, la volonté de Dieu est paisible [60], tranquille et plaisante, qui fait que vraiment elle demeure suspendue et aliénée d’elle-même, et se tient ferme et constante en Dieu.

Chapitre IX. Du transport et transformation qui se fait en cet exercice.

La volonté divine par cette voie ici porte l’âme, en un transport d’elle-même, en Sa [61] divine Majesté. Par un ardent et fervent amour, qu’elle demeure du tout absorbée en l’immense mer de la divinité, en sorte que, de quel côté qu’elle soit, elle regarde Dieu et ne peut rien peser, imaginer, apprendre ni comprendre que lui seul, dans lequel elle voit, comprend et apprend toutes choses, se perd à soi-même pour se trouver parfaitement en Dieu, et arrive à une union parfaite avec Lui, parce [62] qu’en faisant sa volonté, elle est un même esprit avec Lui, si bien que la volonté de Dieu étant Dieu même, qui a cette volonté il possède Dieu.

Et par cette union de l’âme avec Dieu, s’ensuit la transformation, parce que l’âme se dépouillant de sa propre volonté pour recevoir et avoir celle de Dieu, elle se dépouille de ce qui est de l’homme, se revêtant de Dieu. Et sa sainte volonté remplit tellement [63] son cœur qu’elle pénètre jusqu’aux plus profondes et intimes parties d’icelui, lui communiquant une suavité et parfait goût de sa douceur, en sorte qu’elle demeure toute en lui défaillante à elle-même : elle ne vit plus qu’en Dieu, comme dit l’Apôtre353.

Bref, nous dirons que cet exercice, qui est la vraie lumière de Dieu, nous montre des choses merveilleuses, et qu’il [64] contient tous les chemins qui ont été tracés de la perfection, retranchant tous les travaux, hasards et difficultés qui se rencontrent en la voie du salut.

Chapitre X. De la connaissance des secrets de Dieu.

Si c’est une chose tant désirée en ce monde que de savoir les secrets de l’homme, [65] combien désirable doit être la connaissance des secrets de Dieu ? Et s’il est si plaisant et agréable d’entrer dans le secret de notre intime ami, qu’est-ce d’entrer dans le secret et le plus caché du cœur de Dieu ? Et c’est ce que fait et à quoi arrive l’âme par l’exercice continuel de la conformité de sa volonté à celle de Dieu, car en faisant la volonté de Dieu, l’âme la connaît. Et comme [66] Dieu, qui est incompréhensible de sa nature, se faisant homme, s’est rendu compréhensible à nous, et d’invisible qu’il était, il s’est fait visible, et ainsi sa divine volonté qui est son esprit et lui-même : devant qu’elle soit en la nôtre, elle est cachée et inconnue, mais y étant conjointe, elle se manifeste et se rend visible. Et tout ainsi que, devant l’Incarnation, il était seulement Dieu, mais après [67] l’union avec l’humanité, il a été fait Dieu et homme, et ainsi la volonté qui était seulement divine, après l’union avec la nôtre est divine et humaine, et comme cet homme-là pouvait dire : « Je suis Dieu », aussi cette volonté de l’homme peut dire : « Je suis la volonté de Dieu. » […]

Chapitre XII. De l’excellence de l’intention de faire nos œuvres pour la volonté de Dieu.

…que tout cela soit fait avec ce seul motif : pour ce que Dieu le veut, tous autres intérêts propres et profits particuliers, et toutes autres fins, quelles qu’elles soient, retranchées. Et d’autant plus fidèlement que nous pratiquons cet exercice (80), d’autant opérerons-nous plus efficacement ; et la joie et le contentement qui se retrouve en cette pratique feront puissamment surmonter tous obstacles qui pourront survenir à cette fin. […]

Chapitre XIII. Que la pratique de cette intention perfectionne nos œuvres qui ont une fin honnête.

Il est à remarquer que toute autre fin que la volonté de Dieu a en soi toujours quelque affection, passion ou sensualité, ou autre imperfection secrète et cachée, comme les pénitences, prières, aumônes ou (82) autres bonnes œuvres, qui se font pour éviter l’enfer ; et bien que ces intentions soient bonnes et honnêtes, elles ne portent point pourtant l’âme droit à Dieu, ni ne la retirent pas tout d’un coup de l’amour de soi-même et des autres regards humains, comme feront le but, la fin et l’intention pure et simple de faire la volonté de Dieu. […]

Chapitre XIV. Que cette intention se doit retrouver ès œuvres naturelles.

Les actions naturelles, comme sont celles-ci de manger, boire, dormir, et toutes les autres choses nécessaires à la vie humaine étant faites pour cette seule fin et intention d’accomplir la volonté de Dieu, lui (87) sont grandement agréables et méritoires devant Sa divine Majesté, et comme dit un certain docteur, une âme méritera plus en faisant lesdites actions naturelles pour cette fin que si elle jeûnait et se disciplinait et faisait autre pénitence par un autre moyen, quoique bonne. […]

Chapitre XVI. Que cette intention nous délivre des peines de la partie inférieure.

Dieu qui est juste et bon ne demande de nous que ce qui est possible, et (98) non pas l’impossible.

Chapitre XVII. Du temps auquel on doit dresser son intention.

Pour faire ces actions avec la perfection qui est requise en cet exercice, il faut appliquer son esprit avec présence actuelle à l’action soit spirituelle ou temporelle, pour voir toutes les conditions qui sont requises pour être dite parfaite, sans (101) que l’esprit s’arrête ni distraie à autre chose qu’à cette action qui se fait, ni qu’il s’applique à penser même actuellement en Dieu, l’âme ne pouvant pas en ce monde avoir deux objets tout ensemble sans manquer à la perfection de l’un et de l’autre : cette attention actuelle est entée dans l’intention que l’âme a dressée devant que de s’appliquer à l’action. Il est important de remarquer (102) qu’il n’est pas nécessaire à chaque œuvre de dresser son intention, mais qu’il suffit de le faire lorsque l’on se trouve distrait et éloigné de la pensée de cette intention. Il faut prendre garde de ne se dégoûter ou décourager. […]

Les sécheresses et aridités ne doivent point (104) empêcher l’exercice de ses [sic] œuvres pour cette fin : car l’âme qui les souffre a autant de mérite comme si elle sentait de la suavité et du plaisir en opérant, puisqu’elle cherche Dieu seulement et non elle-même. […]

Chapitre XVIII. De la mortification des passions qui provient de cet exercice.

[…] La grâce divine lui donnera une joie et consolation, qui suit immédiatement et accompagne inséparablement (111) à l’âme ce que la règle matérielle sert à régler la ligne, car si on tire la ligne de sa vie par cette règle de la volonté de Dieu, elle sera toujours fort droite, mais si l’âme se laisse emporter d’un côté ou de l’autre, la ligne se courbera et se rendra tortue. […]

Chapitre XIX. Dénombrement des passions et remèdes pour les mortifier.

Afin que l’âme connaisse mieux ses passions, nous les mettons ici au nombre d’onze en tout, savoir six qui appartiennent à la partie concupiscible : amour, désir et joie, qui regardent (112) le bien ; la haine, la fuite et la tristesse qui regardent le mal. Cinq qui appartiennent à l’appétit irascible, savoir : espérance, désespoir, crainte, audace, et l’ire. Quelques-uns les réduisent toutes à quatre, savoir vaine joie, vaine crainte, vaine espérance et vaine tristesse.

On pourrait apporter le remède qui est enseigné en beaucoup de livres, opposant le contraire, comme à la vraie joie, la (113) vaine tristesse de nos péchés : […] il est bien inférieur et moins efficace que celui de la volonté de Dieu, lequel travaille incessamment à (114) chasser et bannir les passions et imperfections de l’âme.

Lorsque l’âme se verra combattue des dites passions, elle doit incontinent dresser son intention et penser que pour faire la volonté de Dieu, elle renonce à cette passion, s’en retire.

Chapitre XX. De la parfaite imitation de la Passion de Jésus-Christ qui s’acquiert en cet exercice.

Deux choses se sont rencontrées en la Passion de Notre Seigneur fort (122) considérables, savoir ses souffrances et le but et intention qu’il a eus de faire la volonté de son Père. […] Cette intention est infiniment plus noble et plus divine que la souffrance. […]

Chapitre XXII. Du plaisir qu’il y a de se laisser conduire à la volonté de Dieu.

Nous voyons ordinairement en l’amour humain que la personne qui aime se trouve si hors d’elle-même qu’elle va selon le mouvement et le sentiment de l’amour qu’elle a, et de là vient que sa volonté va et se donne sans (130) difficulté à cet amour pour agir perpétuellement selon icelui, tant ce lui est chose plaisante et agréable de se laisser aller et emporter aux mouvements du sujet aimé.

Considérons l’amour d’un fils qui aime tendrement et passionnément son père, il met tellement sa confiance et tout son soin à la providence de ce père, qu’il ne pense, ne dit et ne fait rien que par sa volonté, il se tient en assurance sur l’affection qu’il a pour son père, et sur celle que son père a pour lui. […]

Je m’en vais là pour faire la volonté de Dieu, je reviens pour faire la volonté de Dieu. Mais puisque la (133) fin de cet exercice n’est autre que de porter l’âme à une quiétude et tranquillité, et cessation du travail de l’esprit pour le faire reposer en celui de Dieu, l’âme doit prendre garde à ne se gêner point par des craintes et des scrupules, et chasser bien loin ces anxieuses sollicitudes qu’elle pourrait avoir, si actuellement elle a la pensée de faire la volonté de Dieu ; car, par l’intention qu’elle aura dressée (134), par exemple le matin, elle persistera dans la perfection de son œuvre, pourvu qu’elle n’ait pas une intention mauvaise ou sinistre actuellement354, qui la détruise ou la désavoue.

Chapitre XXIII. Des moyens de vaincre les difficultés qui se rencontrent en cet exercice.

Parce qu’en cette vie il ne se trouve (135) rien qui n’ait ses inconvénients et difficultés, laissant à part celles qui pourront naître en la pratique de cet exercice, pour les résoudre de vive voix, selon les occurrences, nous nous contenterons d’en examiner deux en ce chapitre.

La première est qu’il se trouvera beaucoup d’âmes qui auront une vue et un désir de la vie contemplative qu’elles se représenteront selon leur désir (136), et souventes fois selon leurs inclinations ; ces âmes, dis-je, étant portées au repos et tranquillité naturellement, croiront que tout le bon plaisir de Dieu est qu’elles se retirent extérieurement, et penseront que toute leur perfection consiste à fuir les actions de la vie active.

La seconde difficulté est qu’il y a des âmes qui verront au contraire si clairement et parfaitement (137) la perfection et le mérite de la vie active, et qui, étant portées par une inclination naturelle, voudront toujours y être employées, et y établissant leur perfection, négligeront les exercices qui portent au repos et tranquillité de la vie contemplative.

Pour vaincre ces difficultés, l’âme religieuse doit savoir que la fin de ce saint exercice est de la conduire à la perfection (138), et que la perfection ne se retrouve qu’en la conjonction de ces deux vies contemplative et active, et qu’elles se pratiqueront toutes deux ensemble en l’observance des règles de cet exercice.

Or nous appelons la vie active non seulement ce qui est des actions extérieures, mais encore tout ce qui touche l’extirpation des vices pour y planter les vertus, le règlement des passions…

Chapitre XXIV. Que la perfection religieuse consiste en la pratique des vertus.

C'est ici la pierre d'achoppement de plusieurs âmes, qui sans avoir cultivé l'âme et sans l'avoir fondée dans la vertu, elles veulent voler à la contemplation, s'exerçant aux hautes considérations et souvent fois curieuses recherches des grandeurs et perfections de Dieu, ayant méprisé l'exercice continuel de la connaissance d'elles-mêmes, et n'ayant point acquis l'humilité ni les autres vertus, non plus que la mortification des trois facultés de l'âme, ni de leurs sentiments, désirs et passions, elles tombent le nez en terre, et souvent Dieu le permet pour les châtier de leurs présomptions, elles ont des illusions qu'elles [142] croient vraies visions, [...] elles viennent à s’élever en elles-mêmes et à mépriser les autres. […]

Chapitre XXV. Que l’opération de la volonté est plus requise en cet exercice que la spéculation de l’entendement.

Nous avons montré ci-devant que ce saint exercice porte l’âme à Dieu par l’amour et continuelle adhésion à sa sainte volonté, dont nous recueillons que la personne [148] religieuse s’abuserait bien fort, qui penserait s’unir à Dieu par des spéculations et beaux discours de l’entendement.

Les spéculations de l’entendement n’arrivent point à la connaissance de Dieu pour le posséder en toute son étendue, mais l’affection de la volonté l’étreint et le possède. L’entendement proportionne Dieu à sa petite capacité, la volonté se forme et proportionne à (149) Dieu selon sa grandeur. L’entendement rend Dieu semblable à soi, mais la volonté se rend semblable à Dieu. L’entendement fait descendre Dieu à l’homme, mais la volonté fait monter l’homme à Dieu. L’entendement travaille au-dessous de soi, mais la volonté opère par-dessus soi-même. La spéculation et le discours font que nous demeurons en nous-mêmes, mais l’amour de la volonté (150) nous fait sortir hors de nous-mêmes. Et pour fin, le discours est chose humaine, mais l’amour est chose divine, et bien souvent le discours de l'entendement n'est pas la perfection ni la vraie contemplation et quelquefois il est contraire et préjudiciable à la perfection. Saint Denys conseille à son disciple Timothée de retrancher et suspendre l'opération de l'entendement ; aussi en la voie de Dieu il ne faut pas tant s'appliquer à la considération et aux discours comme à la fervente affection de cœur. [...]

Chapitre XXVI. De l’oraison et des différentes manières de la faire.

Il y a trois façons de faire l'oraison selon ce saint exercice, lesquelles dépendront de la connaissance de la portée de chacun, et du trait de Dieu, ou pour le dire plus clairement, selon la grâce que Dieu donnera à l’âme. (153)

La première est la méditation ; la seconde, les aspirations, et la dernière, cette seule volonté de Dieu, qui sans aucune comparaison est le plus sublime moyen.

Le premier de la méditation vient à celui de l’aspiration, et celui de l’aspiration parvient à celui de la volonté ; et les uns et les autres peuvent et doivent toujours être tenus pour cette seule fin d'accomplir la volonté de Dieu. (154)

L’âme religieuse doit observer en ces trois manières d'oraisons que la volonté de Dieu se présente à elle pour seul objet, en sorte qu'elle ne permette à sa volonté d'avoir aucun désir d'être consolée, mais seulement qu'elle ait la vue de faire chose agréable à Dieu.

Que si l'âme peut gagner sur soi-même cette pure intention, elle sera infailliblement consolée et obtiendra tout ce qu'elle (155) désirera de Dieu : elle se verra illuminée et éclairée par sa sagesse, elle trouvera grâce devant lui, par la résignation à sa sainte volonté, elle sera en assurance d'être hors de toutes difficultés ; et étant attachée à Dieu par cet exercice continuel, elle aura du contentement aussi bien en la désolation qu’en la consolation, demeurant toujours ferme, constante et tranquille en son unique bien.

Chapitre XXVII. Des marques de la bonne intention pour faire la volonté de Dieu.

Pour reconnaître si la volonté de Dieu a été notre seule et unique intention, il ne faut qu’avoir la considération de quatre points très importants.

Le premier est l'actuelle ressouvenance de cette volontaire rectification (157) d’intention selon la volonté de Dieu, qui chasse de l’esprit l'oubliance d’elle-même.

Le second est que la volonté de Dieu doit être seule et uniquement notre but, ce qui exclut toutes les autres fins et intentions bonnes ou mauvaises.

Le troisième est que cette intention de faire la volonté de Dieu doit être accompagnée d'assurance et de foi vive, croyant (158) qu'après avoir dressé ainsi son intention qu'on fait la volonté de Dieu, et que l'œuvre faite est l'œuvre de Dieu, et que cette volonté est Dieu même. Cette foi et cette assurance chasse toutes les vacillations et hésitations, lesquelles ordinairement empêchent de cueillir les fruits de nos œuvres, nous privent du soulagement de nos travaux, de la joie du Saint-Esprit, accroissement de lumière (159), présence, assistance, familiarité et jouissance de Dieu.

L’âme religieuse remarquera que cette hésitation dont nous parlons arrive le plus souvent aux choses indifférentes par une très grande curiosité de savoir si l’œuvre est selon la volonté de Dieu ou non, et par l'ignorance, ne sachant pas que nos œuvres ne sont agréables ou désagréables à Dieu, que par l’intention (160) avec laquelle elles sont faites.

Les âmes grossières se persuadent aussi quelquefois que Dieu ne regarde pas aux choses basses, viles et corporelles ; et en ce point elles s’abusent grandement, puisque l'intention que nous savons de faire les actions les plus basses du monde pour ce seul respect de lui plaire et d'accomplir sa sainte volonté, les élève à un degré très haut et les rend (161) agréables à Dieu. Et puisque nous ne pouvons faire sans Dieu et qu'il opère toutes choses en nous, si nous rapportons toutes les actions à sa gloire, pour si petites et basses qu'elles soient, il ne peut, tant il est bon, qu'il ne les agrée et les adouée355.

Il y a aussi un doute qui travaille les personnes qui ne sont pas encore grandement spirituelles sur les choses plaisantes (162) et sensibles : elles estiment qu'on ne peut pas les faire avec cette rectification d'attention, et pensent que ce soit moquerie de croire que ces actions puissent être agréables à Dieu. L'apôtre saint Paul découvre cette tromperie, disant que tout ce que nous ferons doit être rapporté à la gloire de Dieu.

Le quatrième et dernier point est la continuation de cette intention (163) de faire la volonté de Dieu en toutes nos œuvres, autant que notre fragilité le peut permettre. Or cette continuation s'oppose à la discontinuation et interruption de cette pure intention par d'autres affections, qui surviennent en faisant ces œuvres, ou de quelques passions contraires.

Chapitre XXIX. Des marques de la bonne action pour faire la volonté de Dieu.

Au matin, la première chose que doit faire une âme chrétienne et religieuse est d'élever son esprit à Dieu, lui rendant grâce de ce qui a plu à Sa divine Majesté la conserver et préserver la nuit de tant d'accidents en (179) quoi elle pouvait tomber.

Elle lui offrira son cœur, ses désirs, ses affections et tout soi-même pour la journée honorer, adorer, référer et servir fidèlement Sa Majesté.

Elle se proposera de passer la journée en tout ce qui est de son devoir, regardant toujours Dieu présent qui la voit et regarde, et de conformer entièrement sa volonté à (180) celle de Dieu, et fera les trois actes suivants : premièrement de foi, reconnaissant et proposant qu'elle croit tout ce que la sainte Église croit et tient, et qu'elle veut vivre et mourir en la foi et créance que l'Église catholique, apostolique et romaine croit et tient.

Secondement, elle fera un acte d'espérance, protestant qu'elle ne veut espérer ni se confier qu'en Dieu seul, et croire et tenir (180) de Dieu tout ce qu'elle recevra de bien en ce monde, comme venant de sa bonté, et comme tenant Dieu pour Père, qui lui donne tous les aides et secours nécessaires pour acquérir son salut.

Tiercement, elle fera un acte d'amour, protestant qu'elle aime et veut aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces et puissances, tant intérieures qu'extérieures, et (182) proteste de ne vouloir aimer aucune créature ni aucune chose qu'en Dieu et pour l’amour de Dieu.

Ces trois actes faits, elle demeurera en une ferme résolution d'employer la journée en tout ce qui sera de sa vocation, et se tiendra le plus qu'elle pourra recueillie en elle-même, pour faire toutes ses actions selon la volonté de Dieu, par les règles et enseignements qui sont couchés dans ce saint (183) exercice, auquel elle profitera selon la fidélité qu'elle aura en la pratique d'iceluy.

Et d'autant qu'il importe du tout à l'âme qui tend à la perfection de s'appliquer aux saintes lectures des livres qui peuvent le plus instruire l'âme, nous mettrons une table de ceux qui ont été reconnus les plus propres et solides pour servir à cette fin : car comme la lecture des saints livres (184) sert beaucoup à l'âme, la lecture de ceux qui sont curieux y apporte beaucoup de préjudice, l'esprit pouvant se distraire en toutes les choses qui sont au monde par lesdites lectures, qui ôtent le retirement et solitude de l'esprit, ni plus ni moins que si la personne allait par tout le monde voir ce qui y est. C'est un point remarquable qu’une âme religieuse qui a promis la clôture, doit retenir (185) l'esprit dans la limite de sa retraite, comme elle y est de corps, et qu’elle ne doit lire que ce qui la porte au profit spirituel de son âme.

Chapitre XXX. Distribution des exercices pour tous les jours de la semaine.

Enseignements ou préceptes de S. Denys appliqués aux Filles des Saints Martyrs.

[20 paragraphes numérotés]

1/ Aimons surtout la vérité, tant en nous qu’aux autres, et ne souffrons pas que la passion prenne place de la raison.

2/ Il faut plutôt souffrir toutes sortes de malheurs que de violer la vérité, il faut que nos cœurs et nos langues soient une même chose, jouant à même ressort.

3/ Le seul objet de nos pensées et de nos vies doit être Jésus-Christ…

4/ Dieu est bien présent à tous les hommes, mais tous les hommes ne sont pas présents à Dieu. La marque d’une âme qui est présente à Dieu, c’est quand elle parle volontiers à la sainte bonté, qu’elle est en tranquillité […]

5/ Commencez tout ce que vous faites en invoquant Jésus-Christ, non pour faire qu’il vous écoute et qu’il vous regarde, car de sa grâce il le fait toujours […]

6/ Les choses les plus sublimes jetteront dans votre cœur tant de lumières resplendissantes qu’il n’y aura rien que vous ne soyez capables de comprendre, si vous avez le cœur simple et désintéressé.

[…]

16/ Celui-là seul est bien savant qui fait ce qu’il sait […]

17/ Vaut bien mieux que nous soyons à Dieu qu’à nous-mêmes […]

18/ La sagesse du monde est folle tout ce qui se peut, et la portée de nos esprits est fort raccourcie : ne mesurez pas vos bras ni vos pensées quand vous voulez servir Dieu, mais dépendez tout entièrement de la grâce de Dieu […]

19/ Soyez tout à fait hors de vous-mêmes et de vos intérêts et soyez tout dans Dieu et dans ses intérêts, si vous voulez faire quelque chose de grand […]

20/ [Éloge du grand martyr Denis, protecteur de Paris, ville fortunée…]

Marguerite d’Arbouze (1580-1626)

Marguerite de Vény d’Arbouze reçut l’habit bénédictin à douze ans et fit profession à dix-neuf ans. Ayant eu connaissance de la réforme introduite à Montmartre, elle finit par obtenir d’être reçue dans ce monastère où elle recommença humblement son noviciat et renouvela sa profession à l’âge de trente-deux ans. Marie de Beauvilliers lui confia la direction d’un noviciat fondé près du faubourg Saint-Honoré. Puis Marguerite devint abbesse du Val-de-Grâce en 1619, enfin elle désira redevenir simple religieuse – mais pour peu de temps : l’année de sa mort.

Son biographe et confesseur a pu l’appeler non seulement « restauratrice des religieuses, mais même des religieux » 356. Quelques extraits (que nous citons d’abord en orthographe ancienne puis modernisée) de son bref Traité de l’Oraison mentale357 montrent une orientation toute mystique :

Que l’Oraison est un don de Dieu que son Esprit divin donne à celuy qu’il luy plaist, quand il luy plaist, et en la manière qu’il luy plaist […] l’Oraison estant, comme disent tous les Pères, une élévation de l’âme au dessus d’elle-mesme, et de toutes les choses créées pour s’unir à Dieu, il faut que luy-mesme nous esleve en luy par luy-mesme. [1]

Dieu mesme nous dit : Vous estes des Dieux et les Fils du très-haut. […] Il se communique tout à nous par grâce, nous engendrant continuellement par cette voye ineffable, comme éternellement il engendre son Verbe, et l’engendrera éternellement. Le saint Prophète demande à Dieu qu’il fasse en lui une nouvelle génération et création. Créez en moi, Seigneur, un cœur nouveau, dit-il dans les excez de ses désirs. On dit que le Phénix animal unique en son espèce, se renouvelle et perpétue sa vie par une [5] manière admirable. Il va au haut d’une montagne fort élevée, et sur laquelle le soleil bat sans obstacle, et là ayant amassé quantité de buchettes […] lors que les flammes sont ardentes il se jette dedans, et estant tout consommé par ce feu, les cendres auxquelles il est réduit produisent un ver de sa propre substance ; et de ce ver sort un autre Phénix. Ainsi le Phénix se reproduit luy mesme en cette sorte, et trouve en sa mort une nouvelle vie. Il ne se peut rien de plus clair pour nous enseigner la voie sacrée de l’oraison […]

Cette présence de Dieu nous est donnée par la Foy, qui opère ce premier acte, nous enseignant que Dieu est partout par présence, par essence et par puissance, estant infini et sans bornes, en telle manière que remplissant et comprenant tout, il ne peut être compris que de soy-mesme. [7] […) nous regardant en luy comme une partie en son tout, et une goutte d’eau dans l’abysme de la mer. [14]

Au moment mesme que l’Épouse sacrée est noire358 à ses propres yeux, et qu’elle connoist sa déformité, elle devient belle aux yeux de son Époux […] [16]

Si le Phénix choisissait un lieu où se trouvât une seule nuée entre le soleil et lui, ce serait un empêchement essentiel pour arriver à sa fin. Il faut chercher Dieu en Dieu, sans milieu. Il faut venir à lui pour lui, et selon sa sainte volonté. Le soleil qui éclaire et qui échauffe tout le monde, ne pénètre que les corps transparents qui sont les plus épurés : il ne perce point les murailles ; il faut des fenêtres aux maisons pour avoir sa lumière. Mais d'ailleurs nos yeux ne sauraient le regarder fixement, leur faculté naturelle est trop faible pour supporter son éclat et n'en point être ébloui. Il faut pour le bien voir, nous servir d'une glace de cristal, qui nous le représente autant ou moins parfaitement, qu'elle est plus ou moins pure. [17]

Cet amour divin prend le feu pour symbole : et c'est sous cette forme qu'il descend sur les Apôtres, qui n'avaient auparavant que peu profité en l'école de la Sagesse Éternelle, qui leur enseignait par œuvres et par paroles le chemin de la vie. Sitôt que ce feu divin fut descendu sur eux, ils n'apportèrent plus d'obstacles à la Grâce. Aussi est-ce le propre de cet [23] élément de ne trouver point de résistance et de tout convertir en lui. […] C'est ainsi que cette âme comme un Phénix, est entièrement consumée dans les flammes pour y prendre une nouvelle vie. Et c'est ce qui lui fait aimer les douleurs puissantes du feu : elle ne voudrait pas ne les point souffrir pensant à l'avantage qu'elle en reçoit.

Gardons-nous vivant en l'exercice de l'Oraison, de nos vieilles habitudes, et de prendre l'essor dans l'air de notre amour-propre, comme le Phénix. Mais plus sages faisons comme la Salamandre, qui prend naissance dans le feu, se nourrit dans les flammes, et se conserve dans les cendres. Vivons donc dans cet élément qui vivifie nos cœurs, et nous ne nous en séparons jamais ; je dis de cet amour divin. Il y faut non seulement commencer de vivre en Dieu, mais par ces flammes nourrir en nous cette vie de Dieu, la conservant par l'humilité, qui est la cendre produite de l'amour, et qui conserve l'amour, lequel autrement serait éteint en nous par le vent de la superbe [l’orgueil]. [25]

Ainsi assurons-nous, ma fille, que la voie est très sûre à l'âme qui dans les sécheresses et aridités, conserve la fidélité, souffrant, aimant et recevant toutes les voies par lesquelles son époux bien-aimé la conduit, et se communique à elle : mais étant ce lui semble sans résolution au bien, et sans aucun pouvoir d'en faire, elle pense être en tout inutile, et son [32] oraison sans fruit. C'est lors qu'elle doit par cette impuissance sacrifier sa vie, s'abandonnant entre les bras de son Époux, sans voir ni vouloir voir ce qu'elle doit faire pour lui plaire, se contentant que par-dessus tous sentiments, la partie suprême de l'âme s'écoule dans son Dieu, contente de se perdre et toutes ses facultés, pour laisser opérer en soi la seule volonté de Dieu auquel elle veut adhérer.

Louise de Ballon (1591-1668) [cistercienne]

Confiée à la direction spirituelle de son cousin François de Sales dès 1607 ou 1608, elle prit ses vœux à 16 ans en Savoie. Elle reçut une nouvelle impulsion en 1617 lors d'une retraite au monastère de la Visitation d'Annecy dirigé par Mme de Chantal. Elle fonda le monastère de Rumilly pour des moniales cisterciennes réformées en 1622. Puis elle passa la fin de sa vie dans d'autres fondations. Elle mourut simple moniale à 78 ans.

La place qu'elle réserve à l'oraison est centrale : « celles d'entre nous qui ne seront pas filles d'oraison n'auront pas l'esprit de notre institut. Car c'est la pierre fondamentale sur laquelle il a été bâti. » Intériorité comme nécessité d'aller au cœur des choses en leur vérité. Humilité qui a la force d'attirer Dieu. Simplicité de l'homme qui cherche Dieu en toute chose et uniquement359.

Il nous faut donc avoir sur toutes choses, ce soin d'animer toutes nos actions, lequel est une espèce d'oraison continuelle. Car tout doit être esprit. [103].

Je L'ai regardé en cela et Il m'a assistée. Plus on Lui rend ses biens, plus Il en donne. Et je ne sais quelquefois que faire pour me trouver bien en peine de Lui rendre tout. Car je ne veux rien retenir du sien en moi : mais n'ayant de bon que ce qui me vient de Lui, je le Lui veux rapporter. C'est ici l'un de mes exercices particuliers, de ne voir point de bien qu'en Dieu, et de n'en voir nul en moi. Il y a de grands trésors de grâce dans cet exercice et l'âme qui s'y adonnera le pourra expérimenter. [108]

Quoique j’aie pris notre Seigneur pour mon ami particulier […] J'ai aussi de semblables amis parmi les créatures. Je nomme les uns, mes amis de bienveillance et de confiance, et j'appelle les autres, mes amis de croix et de souffrance. [127]

Mon vouloir, c'est Dieu. Je Le trouverai là, comme ici ; cela me suffit. Cette sœur visitée de ce prince céleste, se lève de l'oraison, elle s'en va aux exercices de la communauté où sa charge l'appelle, elle soutient Dieu et elle s'abstient de Dieu. Elle le soutient, dis-je, en ne perdant pas de vue sa présence. [141] […] Elle s'abstient de Dieu, en ce qu'elle ne s'arrête pas à ces douceurs, à ces caresses, à ces consolations spirituelles dont Il la favorise ; en telle sorte qu'on ne remarque rien de plus relevé en ses manières ; au contraire, on y voit la bassesse même. Il ne paraît rien en elle que d'humble et de simple […] Elle se tient donc, cette âme, aux effets que la grâce lui fait opérer. Et quels sont-ils ces effets ? Charité, paix, joie, support du prochain. [143]

C'est une grande fadaise de vouloir connaître si on a de l'esprit. Notre esprit ne vaut rien du tout sans celui de Dieu, et il n'en veut point d'autre en nous que le sien même. [153]

L'oraison assidue nous a attiré de votre miséricorde le bonheur de cette réforme. Non ce n'a pas été l'oraison d'un jour, ni même d'un an : [159] mais de plusieurs années, qui nous l'a acquis. Et en vérité, puisque la fête est maintenant si grande, il était bien juste qu'elle fût précédée d'une veille et d'un jeûne accompagnés de beaucoup de mortifications, de pénitences, de larmes, de faim […]

Comme j'y passais souvent plusieurs heures [devant le Saint-Sacrement], j'étais contrainte de temps en temps de prendre un peu de repos quand le sommeil me pressait. Pour cela, je me couchais à terre, en attendant que l'heure de matines vînt. Alors, je me levais pour les sonner. Mais j'ai trouvé quelquefois la lampe éteinte. Si bien qu'il me fallait aller prendre du feu à la cuisine assez éloignée de l'église [...] [162]

Je fis une fois cette convention avec notre Seigneur, qu'une semaine je ferais sa volonté, et que l'autre, il ferait la mienne. Quand c'était à mon tour d'obéir, je tâchais d'être plus fidèle à ses attraits. Et quand c'était à lui à me satisfaire, je le sommais de me donner ce que je lui demandais, et il l'a fait très souvent. Mais enfin, il a fallu qu'il ait gagné, et que je me sois arrêtée à sa seule volonté, en m'y soumettant et m'y abandonnant entièrement. Ainsi ce n'est plus mon tour, mais c'est toujours le sien de vouloir.

Auprès du poêle commun où l'on se chauffait, en attendant que la communauté fût entrée au réfectoire pour le souper et qu'on le servît, là j'eus tout à coup une présence de Dieu toute extraordinaire, comme s'il y eût été pour m'unir à Lui. En effet, Il me fit entendre qu'Il voulait entrer en alliance avec moi : à quoi je consentis de toute ma volonté. Mais en même temps, Il me fit voir qu'il me fallait entièrement quitter et m'oublier moi-même, pour ne plus penser qu'à Lui ; et que Lui, en échange, prendrait de son côté un soin particulier de moi. Je demeurai ensuite quelques jours dans un très grand recueillement, comme s'Il eût voulu m'apprendre dès lors cette leçon, que je ne devais plus demeurer en moi, mais en Lui-même et en Lui seul, par une confiance filiale et respectueuse. [183] […] Maintenant je ne puis rien prévoir touchant ce que j'ai ou à dire ou à faire ; parce que je vois que la [187] vraie préparation à tout, c'est Dieu même : c'est-à-dire que c'est de recourir à lui et de le prendre pour la préparation que nous ferions. […] Aussi a ce souvent été une de mes plus grandes consolations, de voir et de considérer que Dieu peut tout et que je ne puis rien. [188]

Trois bénédictines à Montargis

Trois religieuses remarquables se succédèrent au couvent de Montargis. La dernière d’entre elles aura une influence déterminante sur une jeune femme, épouse éprouvée habitant la même ville, en l’aidant dans ses premiers pas sur le chemin mystique, avant de la confier à monsieur Bertot, son rigoureux confesseur. Puis madame Guyon reprendra par la suite la direction spirituelle du cercle mystique « quiétiste » fondé par Bertot.


Marie Granger (1598-1636), Mère de l’Assomption

La sœur aînée de deux ans de Geneviève fut formée par Marie de Beauvilliers à Montmartre360. De santé délicate, malade deux années, éprouvée intérieurement dans les Exercices, puis par un mauvais confesseur qui l’accusait de sorcellerie, ce dont elle fut disculpée après examen par deux Docteurs en Théologie, elle devint Maîtresse des novices361 à Montmartre, remarquable par son humilité et sa pratique « de la réconciliation évangélique ».

En 1630, elle fut établie supérieure de la fondation de Montargis et, accompagnée de sept religieuses, établit le nouveau monastère. Elle se remarqua par sa libéralité envers les pauvres (vertu exercée malgré son frère). « On condamna toutes ses grâces extraordinaires » (mais son confesseur vante cependant à la Reine de passage un effet tout mystique selon lui « d’élévation de deux côtes ») :

Ce qui me travaille le plus c’est que lorsque je suis dans cet abandon, mon esprit devient si obscurci, que toutes les grâces précédentes me paraissent comme des songes ; ma pauvreté est si grande, que je ne trouve pas un terme pour parler de Dieu ; et bien moins pour lui adresser mes vœux… (212)

On rapporte ses ravissements :

« Sans donner nul signe de vie, on essaya plusieurs fois de la faire revenir par des remèdes violents […] quoi qu’elle fît tout son possible pour cacher sa grâce, en effet on l’a trouvée ravie au coin d’un jardin […] On n’a pu savoir précisément ce qu’elle voyait […] Elle avait exigé un tel secret de ses directeurs  que même après sa mort ils n’ont osé déclarer… » (220-221)

« J’ai remarqué que les grâces […] ne m’arrivent pas seulement en oraison, mais en tout autre temps, et lors que je m’y attends le moins […] et plus je veux me distraire et me retenir à cause des lieux différents où je me trouve, c’est pour lors que ma volonté devient plus enflammée, de sorte que je ne sais en quelle posture me mettre […] je fais tout ce que je puis pour me cacher » (223)

« Je suis persuadée qu’on ne me souffre que par charité. »



Louise Boussard (1613-1643), Mère de Sainte Gertrude

Cette « Mère des pauvres » prend place entre les sœurs Granger362 :

[…] je ne perds point la vue de Dieu. Les occupations extérieures ne m’en privent pas ordinairement, je suis indifférente à la consolation ou à la sécheresse… [368]

Sa douceur n’était pas lâche, mais forte dans le besoin ; elle ne pouvait souffrir la paresse de certaines créatures qui ne se réveillent jamais de leur léthargie spirituelle. [371]

Depuis quelque temps je n’ai que la seule vue de Dieu et celle de ma misère, je sens mon âme dans une telle union que le jour ne me semble pas assez long pour m’occuper de cette vue sans rien faire que de regarder Dieu. Il n’y a rien, ce me semble, entre lui et moi ; et cet objet divin qui fait la béatitude des saints dans le ciel, fait aussi la mienne sur la terre, avec cette différence que je vois ma misère. Autrefois elle m’était insupportable, parce que je la voyais dans un esprit de péché qui me séparait de Dieu, à présent elle me sert d’un moyen pour l’adorer en esprit et vérité. [380]

Vous avez fait, mon Dieu, une loi nouvelle pour moi, et dont jamais on n’entendit parler ; vous me voulez sauver sans que je fasse pénitence. [382] 363



Geneviève Granger (1600-1674), Mère de Saint Benoît

Elle fut religieuse dans la maison de Hautebrières pendant dix-neuf ans364 avant d’être demandée à Madame de Fontevrault son abbesse pour assister sa sœur à Montargis :

Elle eut bien des combats à rendre quand il fallut sortir de la maison de profession, pour venir à Montargis assister Madame sa sœur … la Révérende Mère Supérieure et fondatrice des bénédictines de Montargis, étant allée pour lui faire la révérence, elle [Mme de Fontevrault] s’écria : « N’approchez pas, ma Mère, vous m’avez fait un tort irréparable, enlevant de Hautebrières la Mère de Saint-Benoist. [421]

Elle fit alors un nouveau noviciat d’un an avant d’être sous-prieure et maîtresse des novices pendant 6 ans jusqu’à la mort de sa sœur.

[424] À peine eut-elle fermé les yeux de Madame sa sœur, qu’elle vit que tous les suffrages [...] étaient réunis pour la nommer prieure [...] elle usa de mille artifices pour éloigner les sœurs, ce n’était plus la charitable Mère de Saint Benoist, c’était une Mère rebutante [...] elle jetait feu et flammes [...] mais ses précautions ne servirent de rien [...]On procéda donc à l’élection, qui fut si uniforme, qu’il ne lui manqua que sa voix.[ ...] elle mit la Mère de saint Alexis sa sœur sous la maîtresse des novices.

Elle se considérait comme la dernière des dernières :

[425] [Déplacée] à l’abbaye de Ville Chasson, pour aider à y mettre la réforme, la répugnance fut terrible de son côté [...] [elle] eut le plaisir de pratiquer une obéissance aveugle, et le temps qu’elle demeura dans ce monastère, elle ne fit jamais paraître qu’elle fut supérieure, étant soumise à l’Abbesse comme une novice...

Monsieur Bertot la soutint :

Un grand serviteur de Dieu et fort élevé dans les voies intérieures fit savoir à notre bonne Mère que Dieu avait des desseins de miséricorde sur sa Communauté ; qu’il leur avait donné l’Esprit d’oraison et qu’il y serait conservé pourvu qu’on ne sortît point de l’état humble, simple et anéanti, et que l’on eut de l’amour pour la vie cachée ; que ses dispositions seraient des canaux par où il ferait couler les eaux de sa grâce dans les âmes pour les rendre fertiles en bonnes œuvres.

On reconnaît son style abrupt dans la lettre qu’il lui écrivit :

[428] Je crois assurément que le Seigneur vous a pardonné vos fautes passées, il est satisfait de votre diligence, parce qu’il connaît que vous avez fait tout ce que vous avez pu pour établir le bien dans le monastère ; mais je vous dis de sa part que vous verrez bientôt les effets de sa justice sur celles qui se sont opposées à la perfection de leurs sœurs. Je vous assure une seconde fois que vous le verrez avant que de mourir.

La prophétie s’accomplit effectivement : la Mère Granger fut un « canal » où coulaient « les eaux de la grâce ».

Elle préférait de beaucoup l’amour aux sanctions :

[429] Je résolus [...] de me relâcher sur ce point (l’accueil de postulantes) et sur d’autres, étant persuadée que la charité est préférable à tout.

La Mère de Blémur remarque :

Notre Seigneur n’a jamais favorisé les choses qui étaient contre son sentiment ; elle ne laissait pas de le céder bien souvent, quand elle le pouvait sans intéresser son autorité ; elle avait de la force pour corriger le vice, mais elle n’avait pas moins de bonté pour supporter les faiblesses ; elle connaissait par un don de Dieu très particulier la capacité de chaque esprit et ensuite elle l’aidait selon sa grâce et ce que Dieu demandait d’elle.

Sa seule présence avait une efficacité spirituelle dont profitera madame Guyon :

[437] Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles [...] elles n’avaient point la peine de lui déclarer leur état [...] en approchant d’elle leurs nuages étaient dissipés 365 [...] elle demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin [...] qu’elle n’y eut point de part.

Douce aux autres, elle vivait dans le dépouillement et la discrétion :

[432] [...] Elle avait défendu aux infirmières de rendre certains offices aux malades, qui sont les plus répugnants à des filles propres, parce qu’elle s’était réservé cet exercice [...] c’est bientôt dit, mais la pratique en est bien difficile.

[...] après sa mort ses amis ayant demandé quelque chose à garder pour l’amour d’elle, on fut contraint de les refuser, son thrésor ne renfermait que deux choses, un pauvre crucifix et un chapelet…

…elle se levait la nuit sans chandelle [...] faisant toutes choses dans l’obscurité…

Elle était attentive à tous sans souci du rang :

[434] aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects [...] prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance [...] elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu [...] avait en horreur sa propre excellence, disant qu’il n’y avait rien qui éloignât davantage les âmes de la perfection que l’estime secrète[ ...]

Elle conseillait un don total à la grâce :

[436] Elle voulait que l’on fît des actions ordinaires d’une façon surnaturelle, et qu’on reçût avec soumission toutes les rencontres qui arrivent contre notre inclination...

Des paroles rapportées montrent une rigoureuse remise de soi en Dieu :

[439] Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence, où l’âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître [...] Elle disait : ‘je souffre comme un voleur qui est pris sur le fait [...] je suis incapable d’amour de Dieu, je n’ai rien.’

La pureté [440] de Dieu l’appauvrissait de tout, lui ôtant jusqu’à la vue de son dénuement ; elle ignorait son état et l’usage très saint qu’elle en faisait ; tout passait dans son intérieur sans qu’elle y prit garde, elle ne croyait pas faire oraison ni avoir de présence de Dieu, les ténèbres lui cachaient la voie intérieure et lui servaient à se perdre toute en Dieu[ ...] Dans sa dernière maladie, le peu de temps qu’elle fut en liberté, elle répétait souvent ces paroles : ‘Je n’ai rien, je ne suis rien, je n’ai pas même la consolation de voir la beauté de la souffrance ; mais, mon Dieu, mettez-moi en l’état qu’il vous plaira, votre sainte volonté me tient lieu de toutes choses...

Au mois de juillet de l’année 1670, on lui dit à l’oreille du cœur qu’elle n’avait pas encore la sainte liberté d’esprit en Dieu ; on lui marqua en particulier ce qui retardait son avancement, on lui interdit toutes les pratiques ordinaires, jusqu’aux pensées, aux désirs, aux aspirations, excepté les prières du matin et du soir, qu’on lui prescrivit, encore très courtes ; dans cette nudité elle se moquait d’elle-même, disant agréablement à une personne de confiance : ‘Avez-vous jamais vu [441] quelque chose de pareil, on ne me permet pas seulement de penser aux saints, sinon en tant qu’ils sont cachés en Dieu’. Quelque temps après, elle confessa de bonne foi à la même personne, qu’après avoir passé bien des jours sans faire autre chose que de perdre tout en Dieu, elle avait éprouvé un avancement notable, et qu’assurément il fait tout dans l’âme qui ne veut rien faire d’elle-même, par adhérence à sa conduite, et qu’un moment de l’opération divine vaut mieux que l’ouvrage de toute la vie d’une créature. Elle disait quelquefois qu’elle avait eu une peine extrême à se rendre et qu’elle ne pensait pas qu’il y eut jamais eu d’âme plus opiniâtre que la sienne pour la faire entrer dans la voie intérieure ; ce sont ses propres paroles.

Cet abandon à Dieu lui permit d’exercer une fécondité mystique, dans la netteté et la simplicité :

[442] Elle avait trouvé le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures, ce que des personnes séculières ont attesté pour en avoir fait l’expérience ; on trouvait le calme en l’approchant et on se sentait recueilli en sa présence.

[443] Elle avait encore une qualité des plus rares dans le sexe [féminin], qui était de faire mourir l’esprit humain et raisonnable de la créature au lieu de la satisfaire [...] elle disait hautement : Cela n’est pas permis, vous vous trompez, Dieu ne souffre pas qu’on se moque de lui [...] Elle haïssait la contrainte et les cérémonies qu’elle jugeait opposées à la véritable charité [...] bien souvent les sœurs lui disaient qu’elle était trop bonne et qu’elle ne tenait pas assez sa gravité. J’en suis persuadée, disait-elle en souriant, mais je ne suis point née pour faire la Madame.

On a trouvé dans ses écrits les résolutions suivantes :

[450] ‘je dois tout commettre à Dieu, me reposant sur sa divine providence, sans empressement ni trouble [...] si je veux mériter les miséricordes de Dieu, je dois être très simple en sa présence, sans m’appuyer sur la sagesse humaine ni sur les maximes du monde, que j’aie l’âme outrée de voir qu’on met Dieu le dernier [...] [451] Je ne m’attacherai personne que pour les unir à Dieu [...] je ne m’inquiéterai jamais des fautes des autres, attendant avec confiance leur amendement et le mien.’

À l’extérieur du monastère : [452] Sans parler du blé que l’on donne à l’hôpital de la ville, elle en faisait distribuer une telle quantité aux autres nécessiteux que si l’on n’eut mis quelques bornes à sa libéralité, elle eut donné plus que la maison n’avait de revenu : il fallut que [...] l’archevêque de Sens lui lia les mains...’

Son influence est louée par sa biographe : [454] L’état où elle laisse le Monastère est la justification de son soin. Peut-on mettre sans beaucoup prier et sans un rare exemple une grande Communauté dans l’esprit d’oraison, de silence, de simplicité et de mortification ; peut-on voir des filles plus unies, plus éloignées du monde et de ses maximes, plus pauvres et qui se plaisent davantage dans leur pauvreté ?[ ...] Ce qui est plus admirable, c’est d’avoir trouvé le secret de contenter les gens au milieu d’une telle nudité...

Mère Geneviève Granger (1600 - 1674)

La supérieure du couvent des bénédictines de Montargis fut le soutien « maternel » de la jeune Madame Guyon en prise avec un vieux mari et une belle-mère difficile. Elle guidera et inspirera la jeune mystique à partir de 1668.

Témoignages de madame Guyon

Un choix des passages qui mettent en jeu leurs relations sous toutes ses formes constitue un récit attachant de la bonne direction, celle qui sait joindre la prudence, l’encouragement très concret, l’incitation au retour intérieur, l’engagement, le dépassement.

« À mon retour, je fus trouver la mère Granger, à qui je contai toutes mes misères et mes échappées [infidélités, 1.14.1sv.]. Elle me remit, et m’encouragea à reprendre mon premier train ; elle me dit de couvrir entièrement ma gorge avec un mouchoir… [1.14.5.]

« Sitôt que je vis la petite vérole au logis, je ne doutai point que je ne la dusse prendre. Je fus consulter la Mère Granger aux Bénédictines qui me dit de m’éloigner si je pouvais. [1.15.1]

« Vous me faisiez trouver des providences toutes prêtes pour écrire à la Mère Granger lorsque j’étais le plus pressée de peines, et je sentais de forts instincts de sortir quelquefois jusqu’à la porte, où je trouvais un messager de sa part qui m’apportait une lettre qui n’aurait pu tomber entre mes mains sans cela. [1.17.5]

« J’avais une extrême confiance à la Mère Granger. Je ne lui cachais rien, ni de mes péchés, ni de mes peines, je n’aurais pas fait la moindre chose sans la lui dire : je ne faisais d’austérités que celles qu’elle me voulait permettre.... J’avais une telle amitié pour elle que si je l’avais sentie pareille pour un homme je ne l’aurais jamais vu. Mon confesseur et mon mari me défendirent de nouveau de la voir. Il m’était presque impossible d’obéir.... comme je l’aimais beaucoup, je ne pouvais m’empêcher de la justifier et d’en dire du bien ; et cela les mettait en telle colère qu’ils veillaient encore de plus près pour m’empêcher de l’aller voir… Je prenais prétexte d’aller voir mon père et j’y courais, mais sitôt que cela était découvert, c’était des croix que je ne puis exprimer… Ma belle-mère se mettait sur un certain petit vestibule, personne ne pouvait sortir du logis qu’elle ne les vît et qu’ils ne passassent auprès d’elle. Elle leur demandait où ils allaient, et ce qu’ils portaient : il fallait le lui dire, de sorte que quand elle savait que j’avais écrit à la Mère Granger, c’était un bruit terrible.... Je m’en plaignais quelquefois à la Mère Granger, qui me disait : Comment les contenteriez-vous puisque, depuis plus de vingt ans, je fais ce que je peux pour cela sans en pouvoir venir à bout ? [1.17.6-7]

La mère Granger était en fait rigoureuse, parfois inconsciemment par une réaction vive, dont l’efficace se constate au moment même :

“Un jour que pénétrée vivement de cette pensée et de cette peine [l’absence de Dieu] je lui dis que je ne vous aimais plus, unique objet de mon amour, elle me dit en me regardant : « Quoi ! vous n’aimez plus Dieu ? » Ce mot me fut plus pénétrant qu’une flèche ardente. Je sentais une peine si terrible et une interdiction si forte, que je ne pus lui répondre, parce que ce qui s’était caché dans le fond se fit d’autant plus paraître dans ce moment que je le croyais plus perdu. [1.23.3]

Elle engage sa protégée à préparer puis signer symboliquement un contrat, selon une coutume du siècle, le jour de la Madeleine ; cette dernière sera délivrée d’une longue nuit intérieure lors d’un autre de ses anniversaires six années après la mort de la religieuse.

‘La veille de la Madeleine de la même année [le 22 juillet 1672], la Mère Granger m’envoya un petit contrat tout dressé, je ne sais par quelle inspiration. Elle me manda de jeûner ce jour-là et de faire quelques aumônes extraordinaires, et le lendemain dès le matin, jour de la Madeleine, d’aller communier une bague dans mon doigt, et lorsque je serais revenue au logis, de monter dans mon cabinet… que je lusse à ses pieds mon contrat, le signasse et lui misse ma bague. Le contrat était tel : « Je promets de prendre pour mon époux Notre-Seigneur Enfant, et me donner à lui pour épouse, quoiqu’indigne. » [1.19.10.]

L’aide inclut celle, cachée, que permet la « science des saints », ce dont témoigne les derniers fragments de la même séquence :

‘J’appris avant de m’en retourner que la Mère Granger était morte. J’avoue que ce coup me fut le plus sensible que j’eusse encore eu. ... Il me semblait que si j’avais été à sa mort, j’aurais pu lui parler et m’instruire de quelque chose… Il est vrai que quelques mois avant sa mort, j’eus une vue que quoique je ne la pusse voir qu’avec une extrême difficulté et sans souffrir, elle m’était encore un soutien. [1.20.4] 

‘M. Bertot, quoiqu’à cent lieues du lieu où la mère Granger mourut, eut connaissance de sa mort [5 octobre 1674] et de sa béatitude, et aussi un autre religieux. Elle mourut en léthargie, et comme on lui parlait de moi à dessein de la réveiller, elle dit : « Je l’ai toujours aimée en Dieu » et ne parla plus depuis. Je n’eus aucun pressentiment de sa mort. [1.20.7]

‘À quelques années de là, la Mère Granger m’apparut en songe, et me dit : « Soyez assurée que Notre-Seigneur pour l’amour qu’il vous porte a délivré votre mari du purgatoire le jour de la Madeleine… » [1.22.7]

L’Éloge366 de Geneviève Granger par la Mère de Blémur, repris par Bremond qui remarqua cette belle figure de religieuse367, nous donne des précisions. Nous préférons citer longuement sans les paraphraser, présentant dans le langage du temps ce médaillon représentatif de nombreuses autres  figures féminines :

Éloge par la Mère de Blémur

‘(418) Elle avait pris l’habit et fait sa profession religieuse dans la maison de Hautebrières de l’ordre de Fontevrault… était d’une humeur modérée, mais cependant civile et prévenante ; en sorte que les religieuses de Hautebrières, qui l’ont (419) gouvernée dix-neuf ans, ont protesté qu’elle n’avait jamais dit seulement une parole qui pût déplaire à la moindre de leur communauté. C’est une chose très rare… elle fut choisie pour mère commune dans cette sainte maison avant l’âge prescrit par la règle : il est vrai que Notre Seigneur qui la destinait ailleurs, ne permit pas que cette élection eût son effet, et que la servante de Dieu eut de la joie de sa rupture, aimant beaucoup mieux obéir que commander ; elle avait déjà le sentiment qu’elle a depuis tant répété à ses filles, qu’il ne fallait pas avoir l’esprit raisonnable pour aimer les charges… (420) Elle eut bien des combats à rendre quand il fallut sortir de la maison de profession, pour venir à Montargis assister Madame sa sœur368, qui l’avait demandée à Madame de Fontevrault son Abbesse… la Révérende Mère supérieure et fondatrice des bénédictines de Montargis, étant allée pour lui faire la révérence, elle [Mme  de Fontevrault] s’écria : ‘N’approchez pas ma Mère, vous m’avez fait un tort irréparable, enlevant de Hautebrières la Mère de Saint-Benoist. (421)… il y a pourtant une distinction notable entre les filles de cet Institut et les autres bénédictines, ce qui obligea la mère de l’Assomption de faire faire un noviciat à sa sœur… Cette année passée, on mit la Mère dans les grandes charges de Sous-prieure et de Maîtresse des novices… (423) six ans s’étant passé… (424) A peine eut-elle fermé les yeux de Madame sa sœur, qu’elle vit que tous les suffrages… étaient réunis pour la nommer prieure… elle usa de mille artifices pour éloigner les sœurs, ce n’était plus la charitable mère de Saint-Benoist, c’était une mère rebutante… La communauté fut confirmée… [par l’] archevêque de Sens…’

Ce panégyrique laisse entendre qu’elle eut des épreuves et pratiqua une intense mortification :

‘(425) [Déplacée] à l’abbaye de Ville Chasson, pour aider à y mettre la réforme, la répugnance fut terrible de son côté… [elle] eut le plaisir de pratiquer une obéissance aveugle, et le temps qu’elle demeura dans ce monastère, elle ne fit jamais paraître qu’elle fut supérieure, étant soumise à l’Abbesse comme une novice… (432)… elle lui [son corps] a fait essuyer des choses dont le récit nous fait horreur, comme de baiser des chancres369 Elle avait défendu aux infirmières de rendre certains offices aux malades, qui sont les plus répugnants à des filles propres, parce qu’elle s’était réservé cet exercice… c’est bientôt dit, mais la pratique en est bien difficile.... sa pauvreté :… après sa mort ses amis ayant demandé quelque chose à garder pour l’amour d’elle, on fut contraint de les refuser, son thrésor ne renfermait que deux choses, un pauvre crucifix et un chapelet.... C’était par ce principe qu’elle se levait la nuit sans chandelle… faisant toutes choses dans l’obscurité… (434) aux pauvres gens qui venaient au tour du monastère, elle avait des respects… prenait plus de plaisir à converser avec eux qu’avec les grands du monde, elle ne pouvait souffrir qu’une religieuse parlât de sa naissance… elle se regardait comme une cloche qui avertit les autres d’aller à Dieu… avait en horreur sa propre excellence, disant qu’il n’y avait rien qui éloignât davantage les âmes de la perfection que l’estime secrète…’

La vie surnaturelle est mise en avant et lui donne clairvoyance :

‘(436) Elle voulait que l’on fit des actions ordinaires d’une façon surnaturelle, et qu’on reçut avec soumission toutes les rencontres qui arrivent contre notre inclination… (437) Elle avait reçu de Dieu une lumière surnaturelle pour connaître l’intérieur de ses filles… elles n’avaient point là peine de lui déclarer leur état… en approchant d’elles leurs nuages étaient dissipés… elle demandait à Dieu de faire son ouvrage lui-même dans les âmes afin… qu’elle n’y eût point de part.… ce fut elle qui dressa les Constitutions, qui fit le Cérémonial et plusieurs autres écrits nécessaires pour l’institution des religieuses…’

Des paroles montrent une rigoureuse remise de soi en Dieu :

‘(439) Elle arriva au point de cette bienheureuse indifférence, où l’âme laisse agir Dieu purement, sans rien voir ni connaître… Elle disait : ‘je souffre comme un voleur qui est pris sur le fait… je suis incapable d’amour de Dieu, je n’ai rien.’ (440) Dans sa dernière maladie : ‘je n’ai rien, je ne sais rien, je n’ai pas même la consolation de voir la beauté de la souffrance, mais mon Dieu mettez-moi en l’état qu’il vous plaira.’  … Dans cette nudité elle se moquait d’elle-même, disant : ‘avez-vous jamais vu quelque chose de pareil, on ne me permet pas seulement de penser aux saints, sinon en tant qu’ils sont cachés en Dieu.’  (442) Elle avait trouvé le secret de pacifier les âmes les plus travaillées de peines intérieures… on trouvait le calme en l’approchant et on se sentait recueillie en sa présence.  (443) Elle disait souvent… qu’en mourant à ses propres lumières et à ses intérêts pour établir l’union, on se perdait soi-même, mais qu’en récompense on trouve Dieu. ...Tant qu’elle a eu de la santé, elle n’a point manqué d’aller (445) tous les matins laver les écuelles et balayer la cuisine, avant que la communauté fut levée… (450) on a trouvé ce qui suit écrit : ‘je dois tout commettre à Dieu, me reposant sur sa divine providence, sans empressement ni trouble… si je veux mériter les miséricordes de Dieu, je dois être très simple en sa présence, sans m’appuyer sur la sagesse humaine ni sur les maximes du monde, que j’aie l’âme outrée de voir qu’on met Dieu le dernier… (451) Je ne m’attacherai personne que pour les unir à Dieu… je ne m’inquiéterai jamais des fautes des autres, attendant avec confiance leur amendement et le mien.’ (452) Sans parler du blé que l’on donne à l’hôpital de la ville, elle en faisait distribuer une telle quantité aux autres nécessiteux que si l’on n’eut mis quelques bornes à sa libéralité, elle eut  donné plus que la maison n’avait de revenu : il fallut que… l’archevêque de Sens lui lia les mains…’(454) Peut-on mettre sans beaucoup prier et sans un rare exemple, une grande communauté dans l’esprit d’oraison, de silence de simplicité ?’

Le couvent de Montargis dirigée par Geneviève Granger ne fut pas seulement le refuge de la jeune Madame Guyon. Le duc de Beauvillier y fera élever ses enfants.


Sœur Charlotte Le Sergent (1604 - 1677)

Cette religieuse bénédictine eut un grand rayonnement : ‘… on la consultait de tous côtés… Monsieur de Bernières… la sœur Antoinette de Jésus… la Révérende Mère du Saint-Sacrement [Catherine de Bar] et plusieurs autres370.

Elle est attirée par le carmel et après « quinze ou seize ans » d’instruction « d’une infinité de merveilles371 »  elle connaît une nuit dont elle sera délivrée ainsi :

‘J’agirai à ma mode : vous irez par un chemin que vous ne connaissez pas… Cette occupation intérieure dura cinq heures ou environ, pendant laquelle il lui parut que Dieu fit un vide dans son âme, comme quand on prend un balai, et que l’on pousse les ordures hors d’une chambre : en effet, elle se trouva si déchargée, qu’elle respirait à son aise et sans nulle peine : elle allait à l’oraison comme au festin de noces, et l’espace d’un an elle ne manqua guère d’y employer quatre ou cinq heures chaque jour, ne portant avec elle que la nudité d’esprit et la cessation de tout acte. Elle voyait Dieu présent par une foi simple372

Dix-huit ans avant sa mort, elle cesse d’écrire ses dispositions, « parce que Dieu produisait en son âme des abîmes si impénétrables qu’elle les adorait sans les pouvoir ni vouloir comprendre ». Madame de Beauvilliers  lui donne ‘un pouvoir absolu pour la direction de la Communauté ; elle a été trente-deux ans prieure en différentes nominations373. On lui demande son avis sur une religieuse :

«que pouvez-vous espérer d’une créature qui est dans un abîme de ténèbres et qui marche à l’aveugle dans sa petite voie… C’est une vérité que l’âme est comme perdue sans savoir où elle est, ni ce qui se passe en elle… Il me semble pourtant qu’elle réfléchit un peu trop sur ce qui se passe en elle… Mais enfin Dieu ne conduit pas toutes les âmes par un même sentier : elles ne sont pas toutes appelées pour être des bêtes en la Maison du Seigneur. Il y a des personnes auxquelles on ne peut donner de lois; il les faut abandonner aux règles de l’amour.374

Elle dirige la Mère du Saint-Sacrement (entrée « 1698 Mectilde ») :

‘vous n’avez rien à craindre, ce je ne sais quoi qui vous va séparant de toute douceur, est ce que j’estime le plus simple et le plus sûr  en votre voie.  … J’ai vu tout votre être absorbé dans une lumière, devant laquelle la vôtre est disparue, et je voyais en cette région lumineuse, un jour sans ténèbres où la créature n’était plus rien, Dieu étant tout. L’âme demeure entre les bras de son Seigneur sans le connaître et sans même s’en apercevoir375.

Elle dirige Bernières dont elle discerne l’excès dans l’activité et une compréhension imparfaite de « l’abjection » par ailleurs chère à elle-même comme au P. Chrysostome : 

‘il m’a semblé que votre âme se rabaissait par trop en réfléchissant sur elle-même et sur les opérations divines en son intérieur : elle doit, à mon avis être plus simple, et s’attacher uniquement à l’auteur de cet ouvrage et non pas à ses effets… Vous me parlez… d’un état de déréliction… il faut s’élever en Dieu par la partie suprême de l’âme, et s’y tenir fixe, négligeant beaucoup ce qui se passe dans la partie inférieure …  On croit quelquefois que tout est perdu, parce que l’on ne sait pas quel est le prix de la nudité d’esprit… si l’âme veut agir par elle-même, elle oppose son opération basse et ravalée, à celle de Dieu. Cette inclination d’agir est un reste des activités passées qu’il faut anéantir et écouler en Dieu, pour lui laisser l’âme abandonnée… [pour] pratiquer notre toute aimable abjection. J’attends de votre charité, que vous me donniez les règles nécessaires pour y être fidèle376.

Elle lui adresse une longue lettre le dissuadant de pratiquer la pauvreté matérielle extérieure,  car on sait combien Bernières fut écartelé entre son désir d’être délivré du soucis des biens et le recours que l’on fit à ses capacités (il n’est pas question pour lui d’accompagner Marie de l’Incarnation au Canada !) Elle l’incite à pratiquer une pauvreté toute intérieure :

‘Ne faites aucune élection pour l’intérieur ni pour l’extérieur : tout exercice vous doit sembler bon : consolation, désolation, tentation… C’est en ce point que consiste la pauvreté d’esprit dans ce vide et dans ce dénuement de toute propre élection… L’âme ne doit être liée qu’au seul bon plaisir de l’amour ; qu’il nous mette en l’état qu’il lui plaira, il n’importe. Celui du sacré silence convient fort à l’oraison, il est vrai, mais la soumission aux attraits de l’amour vaut beaucoup mieux377.




Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698)

Mectilde du Saint-Sacrement378 naquit le dernier jour de l’année 1614 à Saint-Dié379. Elle fit profession en 1633 chez les franciscaines annonciades380. Nommée supérieure, elle fuit avec ses religieuses l’entrée des Français en Lorraine et trouva refuge au monastère des bénédictines de Rambervilliers, puis à l’abbaye de Montmartre où elle passa l’année 1641. En Normandie, elle rencontra Jean de Bernières et le groupe qui l’entourait, dont saint Jean Eudes et Marie des Vallées.

En août 1643, elle reconstitua sa communauté près de Paris à Saint-Maur-des-Fossés : elle se confiait au P. Jean-Chrysostome de Saint­-Lô qui « trou­vait plus de spiritualité dans le petit hospice de Saint­-Maur que dans tout Paris ». Le 21 juin 1647, Mectilde fut nommée prieure du monastère du Bon-Secours à Caen, puis retourna à Rambervilliers en août 1650. La guerre la chassa de nouveau ; on la retrouve en mars 1651 en pleine Fronde à Paris où elle rejoignit ses sœurs de Saint-Maur réfugiées rue du Bac.

Elle reçoit quelques secours de son amie la comtesse de Chateau­vieux et s'ouvre pour la première fois de son dessein de fonder un ordre religieux destiné à l'ado­ration perpétuelle du Saint-Sacrement, ce qui est accompli en 1654. La communauté s'accrut rapidement et en 1659 Mectilde prit possession de son premier monas­tère, rue Cassette, puis commença ses fonda­tions : en 1664, Toul avec l'appui d'Épiphane Louys, son confesseur mystique ; en 1666, c’est l’agrégation du monastère de Rambervilliers et en 1669 de celui de Notre-Dame de Consolation de Nancy. Les fondations se poursuivront jusqu'à sa mort à Paris le 6 avril 1698 381.

Elle laisse comme testament les deux seuls mots adhérer-adorer : « adorer Dieu dans le temple de notre âme, dans notre prochain, dans tout événement, et adhérer à cette ‘volonté de Dieu qui est Dieu même’ ». Ayant vécu à Montmartre, elle se situe tout à fait dans la ligne de Madame de Beauvilliers et de Canfield. De nombreux textes donnent le parfum des « conférences » adressées par la « sainte mère » à ses religieuses :

Pour moi, je ne veux que la sainteté, je veux tout donner pour l'acquérir. Vous me direz peut-être qu'elle est trop rigou­reuse et trop difficile à contenter. Hélas, qu'est-ce donc que ces sacrifices qu'elle exige de nous ? Que nous lui donnions de l'humain pour le divin, y a-t-il à balancer ? […] Laissez à cette divine sainteté la liberté d'opérer en vous, et elle vous divinisera, et je vous puis dire comme saint Paul que vous verrez et éprouverez ce que la langue ne peut expliquer, ce que l'esprit ne peut concevoir, ce que la volonté et le cœur ne peuvent espérer ni oser désirer. Mais personne ne veut des opérations de cette adorable sainteté. Presque toutes les âmes s'y opposent. Dès qu'elles se trouvent dans quelque état de sécheresse ou de ténèbres, elles crient, elles se plaignent, elles s'imaginent que Dieu les oublie ou les abandonne.

Ah ! Quelque désir que vous ayez de votre perfection, Dieu en a un désir infiniment plus grand, plus vif et plus ardent. Sa divine volonté ne peut souffrir vos imperfections. Sacrifiez-les donc toutes à toute heure et à tout moment, et vous deviendrez toute lumineuse. Mais l'on veut se donner la liberté d'aller partout, [91] de tout dire, tout voir, tout entendre, tout censurer, juger celle-ci, contrarier celle-là : ainsi l'on s'attire bien des sujets de distraction et de dissipation dont on ne se défait point si facilement. On sort de son intérieur, on ne veut point de captivité, point de recueillement. […] Transportez-vous dans le Paradis, mes sœurs, je vous le permets…

Il n'y a pas de plus ou de moins en Dieu, cela n'est que selon notre manière de voir les choses, mais pour parler notre langa­ge, on peut dire que la sainteté de Dieu est la plus abstraite de ses adorables perfections. Elle est toute retirée en elle-même. Si nous n'avons pas de grandes lumières, des pénétrations extraordinaires et que nous ne soyons même pas capables de ces grâces éminentes, aimons notre petitesse et demeurons au moins dans l'anéantissement, sans retour sur nous-mêmes pour le temps et pour l'éternité. Ce n'est pas moi qui vous parle, je ne le fais pas en mon nom, je ne suis rien, et je suis moins que personne, mais je le fais de la part de mon Maître qui m'a mise dans la place où je suis. Finissons ; je ne sais pas ce que je vous dis. Priez Notre-Seigneur pour moi382.

Une autre conférence, datée de l’année 1694, livre l’intimité mystique vécue à la fin d’une longue vie riche en épreuves :

Il n'est pas nécessaire pour adorer toujours de dire : ‘Mon Dieu, je vous adore’, il suffit que nous ayons une certaine tendance intérieure à Dieu présent, un respect profond par hommage à sa grandeur, le croyant en nous comme il y est en vérité … C'est donc dans l'intime de votre [98] âme, où ce Dieu de majesté réside, que vous devez l'adorer continuellement. Mettez de fois à autre la main sur votre cœur, vous disant à vous-même : « Dieu est en moi. Il y est non seule­ment pour soutenir mon être, comme dans les créatures inani­mées, mais il y est agissant, opérant, et pour m'élever à la plus haute perfection, si je ne mets point d'obstacle à sa grâce383.

Une très belle lettre de 1667 - sur plus de deux mille lettres qui nous sont parvenues - éclaire une sœur scrupuleuse :

À la mère Marie de saint François de Paule [Charbonnier] : Ayant appris que vous continuez d'être dans la douleur, j'ai cru que je devais vous dire ce que Notre Seigneur me donne sur vos dispo­sitions.

Premièrement, je trouve que vous êtes tombée imperceptiblement dans une très grande réflexion et application à vous-même […] Je vous dis de la part de Dieu que vous êtes trop occupée de vos misères de vos péchés, de vos malices, de vos sacrilèges, de votre damnation, de votre enfer et de la perte que vous faites de Dieu. Je vois qu'au lieu d'aller à la mort de tout, vous avez réfléchi sur votre vide, et vous vous en êtes effrayée. Vous avez voulu y apporter remède par vos industries inté­rieures et, au lieu de trouver du secours, vous avez trouvé le trouble dans l'impuissance et l'enfer dans la pauvreté. Vous avez été abîmée dans la douleur, vous n'avez plus observé de règle, ni de mesure. Vous avez pris des assurances de votre perte éternelle, bref tout est perdu, sans miséricorde, et il n'y a pas lieu d'espérer aucun retour. Ajoutez, si vous voulez, à tout ceci tout ce que votre esprit vous peut suggérer de vice et de péché. J'accorde tout. Soyez, si vous voulez, pis que tous les diables. Cela ne m'effraye et ne m'étonne pas. Vous n'avez de tout cela qu'un péché, c'est d'avoir quitté le néant pour quelque chose, d'avoir quitté l'état de mort pour prendre vie, d'avoir voulu être quelque chose en Dieu et dans la grâce, et vous n'êtes qu'un malheureux néant, qui doit être non seulement oublié de tout le monde mais de Dieu même, vous croyant indigne de son souvenir.

Si j'étais auprès de vous, je vous convaincrais des vérités que je vous dis, mais, ne le pouvant, je vous prie de prêter croyance à ce que ma plume vous dit. Et commencez [286] au moment que vous aurez vu ce que dessus à vous mettre à genoux, disant de cœur et de bouche : ‘Mon Dieu et mon sauveur Jésus-Christ, je vous demande pardon d'avoir voulu être, et d'avoir empêché votre grâce de m'anéantir ; je reçois toutes mes misères en pénitence, et renouvelle en votre Esprit mon vœu de victime qui me destine à la mort et qui me prive de tous les droits que mon amour propre a prétendu avoir sur moi et de tous mes intérêts de grâce, de temps et d'éternité. Je vous rends tout sans réserve, et ne retiens pour moi qu'un néant en tout et partout pour jamais, pour vous laisser être et opérer en moi tout ce qu'il vous plaira’. Après cet acte, cessez vos examens, vos retours, vos réflexions, vos craintes, vos résistances à l'obéissance et à la communion. Nous vous ordonnons de la part de Dieu de vous tenir comme une bête dans la perte de tout et même de votre salut et perfection. Il n'est plus question de tout cela, mais seule­ment de vous tenir dans ce simple abandon avec tant de fermeté que, si vous voyiez l'enfer ouvert pour vous engloutir, vous ne feriez pas un détour de votre pur abandon pour vous en préserver.

Voilà jusqu'où il faut mourir, et où vous ne voulez pas passer. Volon­tiers je vous gronderais de résister comme vous faites à la conduite miséricordieuse de Dieu ; ne permettez pas à votre esprit humain, ni à votre raison de répliquer ni raisonner sur ce que nous vous ordonnons de faire. Marchez tête baissée sous la loi du Seigneur, il vous fait trop de grâce ; ne soyez pas si misérable que de le rejeter sous prétexte que vous l'offensez. Je vous défends de vous amuser à penser à vos péchés, ni de regarder vos communions comme des sacrilèges. Perdez et abî­mez tous ces retours et réflexions dans l'abandon simple comme je vous le propose. Ne prenez aucune part en rien de ce qui se passe en vous ; soit bien, soit mal, laissez tout cela sans le discuter. Dieu en jugera et en fera ce qu'il lui plaira. Et vous, tenez-vous dans un néant éternel, qui ne voit plus, qui n'entend plus et qui ne parle plus pour soi­-même, ni pour autre. Mais je vous répète encore une fois, demeurez comme un mort à votre égard et même à l'égard de Dieu, comme ce qui n'est plus et qui ne doit plus être. Et si vous êtes fidèle à suivre la règle que je vous donne de la part de Dieu, vous trouverez ce que vous ne pouvez-vous imaginer et que je ne dois point présentement vous expli­quer. Allez aveuglément où je vous mène, et croyez que par la grâce de Dieu je sais ce que je vous dis. Marchez sûrement dans l'obéissance, et ne laissez pas de prier Dieu pour celle qui est en Jésus toute à vous. Souvenez-vous donc de demeurer comme une bête en la présence du Seigneur, sans pensée, sans acte et sans force ; le néant n'a rien de tout cela.

Lorsque vous serez dans la croyance que vous êtes damnée, laissez tout ce jugement à Dieu, croyant qu'il fera justice s'il vous met en enfer. N'en soyez pas plus inquiétée, laissez tout pour vous tenir encore au-dessous de tout l'enfer et des démons. Le rien n'est rien de tout cela…384

Elle dirige et encourage avec amour une religieuse de Toul :

Ma chère Fille, […] Je veux votre sainteté ; vous êtes une petite paysanne que l'on mène à la cour. On en veut faire une dame, on lui ôte ses vieux haillons et ses petites guenilles. Elle ne le peut souffrir, ne voulant point de robe plus belle ni plus riche, et s'y trouvant emprun­tée. Elle dit : ‘Ôtez-moi cela, donnez-moi mes hardes, j'aime mieux ma liberté que toutes ces belles choses’. Voilà votre portrait tout fait. Quand Dieu vous aura dépouillée, quelle perte ferez-vous ? Il veut vous ôter vos guenilles pour vous revêtir de Lui-même […] ‘Dieu sera votre force et votre soutien’. -- ‘Oui, mais je ne le vois pas, je n'en sens rien, pourquoi le croirai-je ?’. Eh ! Nous nous confions bien à une personne que nous savons nous aimer et parce que nos sens ne voient point Dieu, nous avons peine à croire en lui et en sa parole ! Un peu de foi et de confiance en Sa bonté fera merveille…

Pourquoi pensez-vous que le Saint Esprit ait descendu sur les Apôtres avec un grand vent et du feu ? C'est que le vent renverse tout, mais étant cessé, les choses se peuvent relever. Il n'en est pas de même du feu, il consomme tout et ne fait aucune réserve. Donnez-vous au pouvoir du Saint Esprit, et vous trouverez un exterminateur qui n'é­pargne rien : il met le feu partout. […] Vous avez trop de compassion sur vous-même ; oubliez-vous une bonne fois, et laissez toutes vos pensées et raisonnements à la porte, sans amuser à contester avec cette marmaille qui vous nuira si vous n'y prenez garde. […] Toutes ces réflexions et tendresses de nature, et de compassion de vos propres intérêts, ne sont que des jeux de petits enfants qui crient devant les portes. Laissez-les crier tant qu'ils voudront. ‘Mais quel moyen de vivre ? J'aimerais mieux perdre toutes créatures que de perdre le goût de Dieu’. C'est l'amour propre qui crie ainsi. […] Demeurez en paix385.

De très nombreux passages montrent l’élan qu’elle tente de transmettre à ses religieuses386 :

Rien ne charme Dieu comme une personne humble. Il se précipite dans cette âme avec la même vitesse comme vous voyez l’éclair qui précède le tonnerre ou un trait d’arbalète […]387

Les saints ne sont remplis de Dieu qu’autant qu’ils se sont vidés d’eux-mêmes. Hélas ! Si l’on nous pressait et que l’on nous réduisit en liqueur, l’on ne verrait qu’amour de nous-même388.

Si la croix vous fait trop peur et que vous préfériez l’amour, aimez389.

Vous m’avez quelquefois demandé comment il faut prier pour le prochain. […] Quelquefois Dieu donne mouvement à l’âme de prier pour les misères d’autrui et, quand vous sentez en vous cette disposition, vous devez prier en la manière qu’on vous donne le mouvement. La plus ordinaire façon […] c’est en foi, par un simple regard vers Dieu qui connaît les besoins de ses créatures ; vous le priez qu’Il les sanctifie toutes […]390

Dieu est de soi, indépendant de toutes les créatures, et la créature n’est rien de soi et ne doit rien être pour soi. Dieu est, et vous n’êtes point391.

N'ayez point de répugnance d'être en la présence de Dieu sans rien faire, puisqu'il ne veut rien de vous que le silence et l'anéantissement, vous ferez toujours beaucoup lorsque vous vous laisserez et abandonnerez sans réserve à sa toute-puissance392.

L'oraison du cœur n'est autre chose que de croire Dieu dans son cœur, de l'y adorer et de se laisser amoureusement à lui. Cette oraison ne demande point d'autre instruction que les inventions que le Saint Esprit inspire à l'âme. C'est l'amour divin qui en est le maître et le directeur, et voilà le secret ; les créatures ne doivent point s'ingérer de faire son office393.

Mais, me direz-vous, je me chagrine parce que je crois que ma sécheresse vient à cause de mes infidélités et qu'elles sont la marque de la disgrâce de Notre Sei­gneur. Ces raisons-là ne sont qu'amour-propre. Si c'est vos infidélités qui vous les ont attirées, vous les devez souffrir comme une pénitence que vous avez méri­tée. Il ne faut pas tant se réfléchir, il faut s'abandonner […] ne pensons qu'à l'aimer, qu'à le contenter. Voilà l'unique nécessaire, tout le reste n'est rien394.

Car si, au dedans, il semble que les organes de l'âme soient obscurcis et comme impuissants de s'élever pour trouver Dieu, la vérité le fait posséder en foi puisqu'il est vrai qu'il nous envi­ronne, qu'il est tout notre être plus nous que nous-même. Et si l'âme dit : ‘Je ne puis être unie à Dieu à cause de mes impuretés’, je lui réponds qu'elle est en Dieu, qu'elle vit en Lui […] Si on savait le bien que l'âme reçoit de cette présence quand elle s'y exerce en foi à toute heure ! Elle se trouve investie de Dieu jusqu'à des pénétrations inexplicables. Tout notre mal est que nous ne voulons pas nous captiver sous cette loi d'amour et de simple application à Dieu présent395.





Élisabeth de Brême (1609-1668), Benoite de la Passion

C’est à elle que la Mère de Blémur consacre sa plus longue notice396. Née à Salzbourg, elle fut envoyée à Nancy « afin qu’elle y apprît la langue française » [6] Elle voulut entrer aux Annonciades (le premier couvent de Catherine) mais fut mariée à dix-sept ans. Veuve à vingt ans, elle entre à Rambervilliers trois années plus tard et en deviendra la supérieure. Elle fut peut-être formée par le Père Jean-Chrysostome de Saint-Lô qui témoigne :

[108] L’état de cette âme est vrai, tout ce qui est dans l’esprit est de Dieu, et opération divine dans ses Puissances, qui peu à peu les simplifie, pour les approcher et ainsi les perdre en Dieu, et de cette sorte le faire trouver dans ce fond et capacité intime de l’âme ; qu’elle reçoive donc passivement ces divins et bénis effets, qui sont les messagers du cher retour des puissances dans leur origine ; qu’elle les reçoivent, les laissant écouler à mesure qu’ils s’évanouiront, demeurant ainsi passive après leur départ, et de la sorte elle trouvera Dieu ; car tout ceci tend à ce bonheur. Je crois que si l’âme est généralement passive, soit à l’abondance soit à la pauvreté, qu’elle pourra trouver quelque chose qu’elle ne sait pas, et qu’elle recevra grande bénédiction. Il faut donc qu’elle soit bien fidèle à cet état contemplatif où Dieu l’attire et qu’elle reçoive bien passivement toutes ses miséricordes ; de manière pourtant que si elles se tarissent, elle les laisse aussi tarir passivement.

Elle-même déclare dans l’esprit qui anime Bertot :

[15] Il n’appartient qu’à Dieu de faire son ouvrage et d’opérer sa gloire et son pur amour dans les âmes, mais il est certain que c’est au dépens des sens et de la nature jusqu’à la mort totale de ce qui reste de la créature. Alors Dieu fait un effet de sa Résurrection, par son esprit et par sa vie très pure, et cela d’une manière imperceptible et au-dessus de la connaissance de l’âme. […] il y a de certaines personnes que Notre Seigneur attire dans un abîme d’amour, de silence et d’anéantissement, à l’exclusion de toutes les créatures.

[21] Lorsque je m’applique à lui (Jésus-Christ crucifié), ce n’est point pour charmer mes douleurs mais par devoir d’amour ; et cependant à parler franchement, il me semble que je suis sans amour, sans foi, sans espérance, et que je n’en désire point. Il ne me reste qu’une impression qui consiste en ces mots : perte, abyme, mort. [...] je me trouve dans un grand silence et dans une profonde paix [...] il ne reste rien à la créature qu’une idée très nue et très simple de l’immensité de Dieu...

Dans un autre écrit : [22] Il ne me reste qu’une foi nue et très dégagée [...] si on me demandait la raison pourquoi on souffre, on répondrait : ce n’est pas que j’ai de mauvaises pensées, je n’en ai ni de bonnes ni de mauvaises, mais il me semble que je suis dans une séparation éternelle de l’objet de mon amour qui est mon Dieu ; cette sorte de peine m’est ordinaire à présent et elle m’arrive presque toujours du grand matin.

Dans une lettre à une supérieure : [24] Je vous ai déjà fait savoir que Notre Seigneur me conduit sans lumières et sans connaissances et il m’ôte le désir de savoir et de connaître ce qu’il opère. Un des jours passés, après que la sainte Messe fut achevée, qui ne dura qu’un moment à mon gré, je me trouvai dans une tranquillité qui ne m’est pas ordinaire ; je ne puis m’exprimer là-dessus sinon que je crois que c’est quelque avant-goût de l’autre vie. Je crois encore que si je vivais cent millions d’années, je n’arriverai pas à ce point par tout mon travail ; c’est une grâce qui se donne, mais qui ne se peut acquérir ; il n’y a rien du nôtre ; ce repos n’était que le commencement d’une longue et profonde occupation ; mais comme la Communauté sorti du Chœur pour aller au travail, j’y allai aussi ; cet attrait me continua le long du jour, etc.

Il ne m’est pas possible de considérer les Mystères de la Passion, quoi que j’aie de puissants attraits vers ce douloureux état de Notre Seigneur. Au moment que je tourne ma vue sur le Dieu d’amour crucifié, mon cœur est transporté, l’entendement éclairé et l’âme occupée d’une manière ineffable ; je ne peux dire que ces mots : ‘Excès d’amour infini et incompréhensible à tout esprit’. L’âme demeure ensuite humiliée et anéantie.

[28] Son attrait était le regard simple de Dieu, en nudité de foi, sans nul discours ; c’était un état passif dans lequel elle attendait que Dieu fit en elle ce qu’il aurait agréable.

[31] Il arrive quelquefois, selon qu’il plaît à Dieu, d’emprisonner les puissances de l’âme dans une solitude et dans un silence très dur à la nature et aux sens […] l’état d’emprisonnement n’est pas renfermé au temps de l’oraison, mais encore quand il est passé ; il est vrai que cela ne dure pas ordinairement plus de deux ou trois jours […]

[33] Je n’ai plus d’intention ni de vouloir, ni de pouvoir dans toutes mes actions, pour saintes qu’elles soient ; mon oraison est presque sans commencement et sans fin, je veux dire que j’en sors comme j’y suis entrée, dans la simplicité d’esprit, toutes les voies et les sentiers me sont fermés, et le seront encore plus dans la suite, Dieu seul connaîtra le chemin par où Il me fera marcher […] je serai réduite dans une entière perte de moi-même […] qu’importe, il me suffit de savoir que Dieu est en moi, sans moi, mais un temps viendra que je serai dans un abîme hors de ma connaissance.

[54] on m’arrache, mais doucement et agréablement, de tout ce qui est sous le ciel ; on me tire dans un abîme, c’est-à-dire dans la profondeur de mon néant ; c’est là où je trouve la véritable paix, tout le reste n’est rien ; dans cette profondeur de silence, on apprend une doctrine sans connaissance ni lumière, tout est dans l’obscurité ; il ne reste plus d’ambition à l’âme, que de perdre ses propres intérêts et de se perdre elle-même pour gagner uniquement Jésus-Christ.

[66-67] Le transport d’une douce fureur […] paisible et calme comme le feu qui semble dormir sous la cendre, puis il vient un moment favorable qui rallume ce brasier par le souffle du divin Esprit […] Sur quoi elle entendit ces paroles en l’intérieur de son âme, « par trop d’amour il faut mourir, et revivre d’un élément qui n’est que pure flamme ». […] Il me semble que cette vie est si précieuse que je n’ai qu’un moment pour adhérer à Dieu et que le reste se doit faire en passant397.

[102] La sainte agonisante […] chanta son Cantique ordinaire : ‘Par trop d’amour il faut mourir’, etc. Étant un peu revenue elle se reprit disant : Je me trompe de dire que par trop d’amour il faut mourir, c’est plutôt faute d’amour. L’on ouvrit sa poitrine pour en tirer son cœur, contre sa défense expresse. Ceux qui virent ce cœur assurent qu’il n’était pas fait comme les autres : il était gros et souple, ouvert au-dessus avec des veines toutes navrées [blessées], plusieurs personnes sont d’opinion qu’elle est morte d’amour, quoi qu’elle s’imaginait toujours qu’elle n’aimait pas assez ; c’était sa plainte ordinaire […]





Jacqueline Bouette de Blémur (1618-1696)

Religieuse de l’abbaye de la Trinité de Caen dont elle fut maîtresse des novices puis prieure, connaissant parfaitement le latin, elle écrivit la vie des saints bénédictins des siècles passés puis s’attacha à trente-huit figures illustres de son siècle par ses Éloges398 que nous venons de si largement utiliser :

Je pretens encore que cet ouvrage fera connaître que le bras de Dieu n’est point racourcy, qu’il forme des saints en tous les siècles ; et quoi que ceux dont j’écris les actions ne tiennent pas ce rang [de saints] dans l’Église, ils ne laissent pas de nous laisser les exemples d’une vertu solide, et dont l’imitation nous conduira infailliblement au bonheur dont ils jouissent. Je prie Dieu de nous en faire la grâce.

Elle entra dans la congrégation fondée par Mectilde du Saint-Sacrement et eut l’humilité d’y faire un nouveau noviciat à l’âge de soixante ans et d’y renouveler sa profession. Elle mourut à Paris dans le premier monastère fondé par Mectilde399. Bien qu’auteur de plusieurs ouvrages, elle sut demeurer cachée. On la devine proche en esprit de ces figures, telles celles de Geneviève Granger ou de Charlotte le Sergent, sinon elle n’aurait sans doute pas su nous rapporter leur rare valeur spirituelle : Que ne m’est-il permis de dire là-dessus ce que je sens et ce que je sais ? Peut-être le faudrait-il pour votre gloire ; mais la Mère [du Saint-Sacrement, Mectilde] et les Filles m’ont fermé la bouche et j’obéis. Recevez ce sacrifice, ô mon divin Maître […]400





Table des matières

Table des matières

FEMMES MYSTIQUES 3

II 3

Ordres anciens 3

La Perle évangélique 1535 5

Choix court 5

Choix plus ample 20

THÉRÈSE DE JESUS 1515-1582 105

Le Château intérieur 114

ANNE DE JÉSUS [de Lobera] 1545-1621 231

Présentation. 231

Déclaration sur la vie, et les vertus et miracles de sainte Thérèse, 1597 235

Récit du voyage en France et de la fondation de Paris, 1605 250

Lettres 251

Documents complémentaires 277

ANNE DE SAINT-BARTHÉLÉMY (1549-1626) 294

Isabelle des Anges 1565-1644 303

Cécile de la Nativité 1570-1646 304

Madame ACARIE 1566-1618.  323

Carmélites françaises 338

Histoire et Florilège 338

I. Fondations et figures à l’âge classique. 342

Introduction 342

Une greffe réussie. 343

L’essor. 360

Contraintes et influences. 373

II. Écrits et témoignages. La première génération : 379

Madame Acarie. 379

La deuxième génération : 392

Madeleine de Saint-Joseph. 392

Marie de Jésus, de Bréauté 541

Les générations suivantes : 549

D’autres carmélites. 549

III. Annexes 566

Historique éclair. 566

Tableaux. 570

« L’ermite » Jeanne de CAMBRY 1581-1639 572

DE LA RUINE DE L’AMOUR PROPRE. 579

PARTIE PREMIERE. LE VIF PORTRAIT DE L’AMOUR PROPRE. 579

LIVRE PREMIER. Où il est clairement démontré d'où il procède, ce qu'il est, quels sont ses effets, et comment on le peut anéantir. Le tout très nécessaire pour toute personne qui désire parvenir au pur amour de Dieu, livre premier. 579

LIVRE DEUXIÈME. 627

LIVRE TROISIÈME. 646

LIVRE QUATRIEME. 646

Bénédictines du XVIIe siècle 689

Une succession de bénédictines réformatrices 689

Marie de Beauvilliers (1574-1657) 695

Marguerite d’Arbouze (1580-1626) 709

Louise de Ballon (1591-1668) [cistercienne] 711

Trois bénédictines à Montargis 713

Marie Granger (1598-1636), Mère de l’Assomption 713

Louise Boussard (1613-1643), Mère de Sainte Gertrude 714

Geneviève Granger (1600-1674), Mère de Saint Benoît 715

Mère Geneviève Granger (1600 - 1674) 719

Sœur Charlotte Le Sergent (1604 - 1677) 724

Mectilde du Saint-Sacrement (1614-1698) 727

Élisabeth de Brême (1609-1668), Benoite de la Passion 734

Jacqueline Bouette de Blémur (1618-1696) 737

Table des matières 737

fin 741


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‘Note de bas de page’


fin

1 Le choix ample établi en 2020 fut oublié lors du choix court  établi fin 2022 !

2LA PERLE EVANGÉLIQUE - traduction française – (1602) - édition établie et précédée de « Le coup terrible du néant » par Daniel Vidal – Jérôme Millon, 1997, 730 pages.

Texte flamand d’une béguine : peut-être Marie van Hout, morte en 1547. Voir Dict.Spir. 12.1159-1169 (A. Ampe) : « L’auteur souligne comment nous sommes éternellement incréés en Dieu qui nous crée dans le temps, imprégnant notre essence de la sienne de sorte qu’il est la vie de notre vie. » (12.1165). 

Perle composite ! « ...quatre formes et il n’est pas certain qu’elle nous soit parvenue dans son intégralité. » (12.1160) – Texte influent sur Benoît de Canfield, François de Sales, Angelus Silesius, Pierre Poiret, Gérard Tersteegen.

3Glossaire de D. Vidal, termes signalés par « * ».

4Les exemples suivants qui ne se rattachent pas directement à des figures bénéficiant de leurs sections propres, en témoignent : des préfaces et des documents sur les premières carmélites espagnoles joints aux traductions de l’œuvre par Marie du Saint-Sacrement, 1907-1910 ; Crisogono, L’école mystique carmélitaine, trad. française, 1934 ; A.-E. Steinmann, La nuit et la flamme, Chemins du Carmel, op.cit., 1982 ; O. Steggink, La Reforma del Carmelo Espanol…, 1993 ; Thomas Alvarez, contribution au texte de Sainte Thérèse d’Avila, la grande aventure des fondations, 1981, & Entrer dans le Château intérieur, Ed. du Carmel, 2004 ; nombreux articles de la revue Carmel.

5Thomas Alvarez, Préface à la rééd. des Œuvres, Cerf, 1995, IV-V.

6Diccionario de Santa Teresa de Jesus, Director Thomas Alvarez, Editorial Monte Carmelo, 2000, art. « Biografia », 191 ; v. aussi art. « enfermedades, Las enfermedades de Teresa  », 580.

7On a très peu d’informations sur cette crise intérieure (le Diccionario…, op. cit., ne l’aborde pas).

8v. Teresa de Jesus y el siglo XVI, Catedral de Avila, 1995, [catalogo de la exposicion Castillo Interior], art. « Ambiente historico », 23-44, et « El ambiante familiar… », 131 sq.

9Teresa de Jesus, con an essayo de Fray Tomas Alvarez, Santander, 1984, 38-39.

10Santa Teresa de Jesus, Obras completas, B.A.C., 1974 ; traduction par la carmélite Marie du Saint-Sacrement, 1907-1910, rééd. (sans les introductions) Cerf, 1995, 2 volumes : Œuvres & Lettres.

11Thomas Alvarez, Préface à la rééd. des Œuvres, Cerf, 1995.

12…sin ninguna fuerza ni ruido procure atajar el discurir del entendimiento, mas no el suspenderle, ni el pensamiento ; sino que es bien que se acuerde que està delante de Dios y quién es este Dios. Si lo mesmo que siente en si le embeviere, enhorabuena ; mas no procure entender lo que es, porque es dado a la voluntad.

13Nous omettons de fréquentes références à la crainte des démons, etc. : Teresa partage les limitations de son époque. Il serait ainsi cruel de citer les deux passages contre les Luthériens figurant au premier chapitre du Chemin de Perfection écrit en 1566 - mais ne seraient-ils pas inspirés par le Père Garcia de Toledo ?

14Œuvres complètes, trad. par Mère Marie du Saint-Sacrement, Cerf, op.cit., Premières demeures, Chap.1, 969.

15Sixièmes demeures, Chap.2

16Ibid.

17Sixièmes demeures, Chap.7, § 3

18Ibid., § 7

19Septièmes demeures, Chap.2

20Septièmes demeures, Chap.3, § 2

21Ibid., § 10

22 Expériences mystiques en Occident / I. Des Origines à la Renaissance, Les Deux Océans, Paris, 2012, La « seconde génération » du Carme d’Espagne, 292-304.

23Anne de Jésus, carmélite déchaussée, Écrits et documents, éd. préparée par A. Fortes et R. Palmero, éd. du Carmel, 2001. V. la chronologie et ses commentaires dans « Traits de la vie… », 17-57.

24Ibid., pages des extraits cités : 127, 134, 135, 138, 136, 142, 153.

25Il faut tenir compte d’un quasi-état de guerre opposant Français et Espagnols, avec des incidences internes (tentatives multiples pour se débarrasser du « faux catholique » Henri IV). Les religieuses espagnoles s’attendaient en 1604 au martyre à leur arrivée en terre ennemie.

26Ibid., 195.

27Ibid.,188.

28Ibid.,228.

29 ANNE de JÉSUS Carmélite déchaussée ÉCRITS ET DOCUMENTS, Édition préparée parANTONIO FORTES et RESTITUTO PALMERO - Traduite de l'espagnol par CHANTAL COLONGE - Présentation du P. CAMILO MACCISE, préposé général o.c.d. - © Editions du Carmel 2001.

Je préserve la pagination pour faciliter le recours aux notes permettant de situer les personnages multiples cités. Elles sont très généralement omises ici.

30. Le destinataire de cette lettre, et d'autres lettres importantes, est le P. Diego de Guevara, O.S.A., 1567-1633. Comme il le déclare aux Procès Apostoliques de sainte Thérèse en 1609, il était né à Madrid, fils légitime du Docteur Juan Bernardo de Quiros et de doña Isabel de Guevara, alors défunts. Il fit profession chez les Augustins le 19 décembre 1584. Il fut prédicateur, visiteur de la province de Castille, provincial, prieur de Burgos, recteur d'Alcala, prieur de Valladolid. Il mourut à Madrid en 1633 (cf. Basílica Teresiana I (1916) 46-47). Thérésianiste enthousiaste au contact de la Mère Anne, dans sa Déclaration du Procès Apostolique de Salamanque de 1609, il fait continuellement appel à ses relations avec la Mère Anne, et à la Déclaration de celle-ci sur sainte Thérese pour faire l'éloge de la Sainte (ibid.).

(NDT) Il connut la Mère Anne à Salamanque, se lia avec elle d'une grande amitié, et fut son confesseur. Il semble avoir été fort modeste. Angel Manrique le considère comme « uno de los religiosos mas espirituales y graves » (un des religieux les plus spirituels et les plus profonds) de l'Ordre de Saint Augustin (cf. Ensayo de una biblioteca ibero-americana de la Orden de S. Agustin, t. III (Madrid, 1917), pp. 382 sq.).

31Anne de Saint-Barthélemy, Lettres et écrits spirituels, par P. Serouet, Présence du Carmel, Desclée de Brouwer ; Obras completas de Ana de San Bartolomé, Teresianum, Roma, 1981 & 1985 (Deux forts volumes, chef d’œuvre de l’éditeur et présentateur Urquiza).

32Obras…, op. cit., t. I, *56 (astérisques de la pagination propre aux documents introductifs).

33Ibid., *57. (notre traduction).

34Voir quelques éléments dans la section consacrée à Thérèse, les témoignages d’Anne de Jésus, enfin ce récit «  de la fin  », que nous traduisons au plus près pour rendre compte d’un style peu littéraire mais précis et émouvant (rédigé en un espagnol plus difficile à traduire que celui de Jean de la Croix ).

35Obras…, op. cit., t. I, 23, extrait d’une relation rédigée vers 1585 ; on trouve un récit parallèle dans l’autobiographie A tardive, rédigée entre 1607 et 1625, pages 306-307.

36Obras…, t. I, page *62.

37Madame Acarie, « co-fondatrice » du Carmel français, heureusement hors de cause dans toute cette histoire. Mystique que nous étudierons dans notre deuxième volume, humble, elle ne devint la (première) Marie de l’Incarnation qu’en toute fin de vie, peut-être abrégée par les traitements du « perlado » et d’une supérieure au carmel d’Amiens.

38Madeleine de Saint-Joseph sera prieure à partir d’avril 1608 ; le témoignage date du milieu de 1607 : il doit donc s’agir d’une allusion à madame Acarie qui, quoique laïque, exerçait une forte influence sur les religieuses lors de ses fréquentes visites.

39Obras…, t. I, 142-143, extrait d’une note rédigée en 1607. La mise en forme au présent du début traduit une émotion très comparable à celle de la relation rédigée par madame Guyon après de terribles « entretiens » avec Bossuet, à la Visitation de Meaux, en 1695.

40 Obras…, t. I, 532, vers juillet 1605.

41 Au format A4 ~ « in-folio » on peut éditer économiquement (Lulu.com, ~25 euros 2022) des volumes reliés <= 800 pages, ~3 millions de signes.

42 Actuellement (2022) Lulu.com

43Leurs fichiers-sources *.doc et *.odt sont rangés sous ~20 répertoires suivant diverses « appartenances » ou chantiers : auteurs du monde, auteurs chrétiens de toute époque, adeptes de la quiétude, Carmels, Franciscains. Des livres de format classique ~A5 ~ 400 pages ~cinq cent mille signes ont été récemment regroupés en dossiers A4 ~800 pages ~3 millions de signes.

44 Établi sur les dates de fin de vie.

45 Des Béguines, la Guyon...

46 Usage pour transcriptions : Garamond corps 10 en gras pour les textes mystiques, en normal pour présentations et notes. Limitation à < 800 pages en dossiers A4 ~ 2 x 3 millions de signes.


47Françoise de Sainte-Thérèse, La vie de la vénérable Mère Isabelle des Anges, Paris, 1658 [d’où nous tirons  ces «quelques paroles…»]; DS 7.2055/57 (Sérouet); Pierre de la Croix, «Une carmélite espagnole en France : la M. Isa­belle des Anges. Lettres inédites… (1606-1614)», dans Ephemerides carmeliticae 9 (1958), 196-221 ; traductions de 117 lettres disponibles au Carmel de Limoges (en 176 doubles pages qui restent à éditer !).

48v. Dictionnaire de Spiritualité, Tables générales, « Cécile de la Nativité (Sobrina y Morillas), carmélite, 1570-1646’ [108].


49Oeuvres de Saint Jean de la Croix Docteur de l’Église et Père du Carmel Réformé - TRADUCTION NOUVELLE PAR La Mère MARIE du SAINT SACREMENT Carmélite - TOME QUATRIÈME La seconde Vive Flamme d’amour – Oeuvres diverses - PARIS LIBRAIRIE SAINT-PAUL 6, rue Cassette, 6 – 1937 - APPENDICE VIII « Données biographiques… » suivies de « Traité de l’union de l’âme… », pages 507-531.

50Obras del Mistico Doctor San Juan de la Cruz, Ediciôn critica […], Tomo Tercero, Toledo, 1914,

contient le « Tratado de la transformaciôn del alma en Dios », [339-458] : I Noticias biogrâficas sobre la Madre Cecilia del Nacimiento. [339-343] II El Tratado presente [343-347] Al Padre Tomâs de Jesus… Liras de la transformaciôn [349-352] — Canciôn primera [….] Canciôn décimatercera [353-458].

Soit 120 pages pour 24 traduites… À lire.

51Les témoignages du procès informatif, recueillis au carmel de Pontoise, sont cités ici par le nom du témoin suivi du numéro de folio ou de la page relatif au ms. correspondant. Témoignage.doc dépasse le millier de pages.

52La Vie Admirable de sœur Marie de L’Incarnation, religieuse converse en l’ordre de Notre Dame du mont Carmel, et fondatrice d’iceluy en France, appelée au monde la Damoiselle Acarie, par M. André Du Val, Docteur en Théologie, l’un des supérieurs dudit ordre en France, 3édition revue et augmentée, Paris, 1621. [Épître, Avertissement au lecteur, Approbation, Privilège, Portrait, (1-807) La Vie [en trois parties dont biographie 1-429 à laquelle fait suite les vertus…]; Vie de la bienheureuse sœur Marie de L’Incarnation,… par J. B. A. Boucher, Paris, 1800. [xxviii +570 En préface, intéressante histoire des Vies écrites dont se détache Duval]; DS 10 486/87. — Voir aussi les Communications à l’Association des Amis de Madame Acarie, 55 rue Pierre Butin, 95 300 Pontoise; Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, Carmel Vivant, Toulouse, 2002; Madame Acarie, Écrits spirituels, présentation par Bernard Sesé, Arfuyen, 2004.

53Marguerite du Saint-Sacrement, 521.

54Ibid., 538.

55Sœur Anne-Thérèse du carmel de Clamart cite le P. Duval : «Pour ce qui est des visions et des révélations qui lui arrivaient pendant ses extases, on n’en a rien pu savoir, bien qu’elle en ait eu de grandes qu’elle appelait “vues de l’esprit” plutôt que “visions”…» (Communication du 14 avril 2002 à l’Association des Amis de Madame Acarie de Pontoise, « L’amitié spirituelle de Fr de Sales…»).

56R. Coté, «Vivre en présence de Dieu…», Comm. du 27 avril 2003 à l’Association des Amis de Madame Acarie (Pontoise). Légère adaptation.

57Marguerite du Saint-Sacrement, 426.

58Agnès de Jésus [des Lyons], 52.

59C. Renoux, «Madame Acarie “lit” Thérèse d’Avila…», Actes du colloque de Lyon (25-26 septembre 1997), Cerf.

60Mère Marie du Saint-Sacrement [de St Leu], 217.

61A.Duval, La Vie admirable…, Paris, 1893, 353.

62Marie de Saint-Joseph [Castellet], 398.  Nombreux témoignages parallèles.

63Seguier, 830.

64Marie de Saint-Ursule [d’Amiens], 447.

65Marguerite de St Joseph, 59.

66Marie du St Sacrement [de St Leu], 184; nombreux témoignages parallèles dont celui de Marie de Saint-Joseph [Fournier], 103.

67Père Étienne Binet, 65.

68Père Pierre Coton, 62.

69Père Étienne Binet.

70Père Pierre Coton.

71Marie de Saint-Joseph [Fournier].

72Marie de Saint-Joseph [Castellet] -- Témoignage parallèle de Marie de Saint-Ursule [Amiens].

73Père Pierre Coton.

74Marie du St Sacrement [de St Leu]. 

75J. H. Houdret, «Madame Acarie, un abîme d’humilité», Comm. du 5 novembre 2000 à l’AAA.

76Sœur Marie du St Sacrement, de Marillac (Pontoise) P. A. témoin 102, f° 727 cité par J. H. Houdret, op. cit. (Absent de «Témoignages.doc»).

77Marie de Saint-Joseph [Fournier].

78 Jacques Gallement.

79Marie de Saint-Joseph [Fournier].

80Marie du St Sacrement [de St Leu]. 

81Marie de Saint-Joseph [Castellet]. 

82Marguerite du Saint Sacrement [Acarie]

83Anne de Saint Laurent [de St Leu].

84Seguier.

85 Marie de Saint-Ursule [Amiens].

86Marie de Saint-Joseph [Fournier].

87Jean-Baptiste.

88Marie de Saint-Joseph [Fournier].

89Chancelier Seguier.

90Marie de Saint-Joseph [Fournier].

91Marie du St Sacrement [de St Leu]. 

92 René Gaultier.

93Anne de Saint Laurent [de St Leu].

94Goube.

95Marie de Saint-Joseph [Fournier].

96Marie de Saint-Joseph [Fournier].

97«Au lieu d’un monastère de pauvres repenties qui l’appelaient leur père, comme lui reprochait sa cousine [qui l’avait appelé “padre de putas”!] et de cinquante enfants que lui souhaitait sa tante, Dieu avait voulu que les religieuses de plus de cinquante monastères… l’appelassent leur père…» Compagnot, La vie du Vén. Jean de Quintanadoine…, ms. (copie XVIIIsiècle), Archives de Clamart, 45.

98Père Jean Sublet de la Guichonnière.

99Anne de Saint Laurent [de St Leu].

100 Mère Françoise.

101 Marie de Saint-Joseph [Fournier].

102Sœur Anne-Thérèse, op.cit.

103 La meilleure traductrice toute « intérieure » de Jean de la Croix après l’avoir été de l’oeuvre de Thérèse d’Avila. Fichier disponible sous/3b Carmel (déchaux), « JnX Oeuvres (trad M du SS)… odt » où les quatre volumes publiés de 1933 à1937 sont restitués en incluant les préfaces (l’édition de 2001 ne reprend que les traductions – parfois en les modifiant). Mériterait réédition.

104 En triple sous : ! MY-x1/17e s A/ACARIE… /Doc2

105 En triple sous :… /Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds, carmélite)/Doc13

106 DS 12.2854/56 — P. Sérouet, Jean de Brétigny (1556-1634), Aux origines du Carmel de France, de Belgique et du Congo, Louvain, 1974 = Doc1 ; Quintanadueñas, Lettres de Jean de Brétigny, par P. Sérouet, Louvain, 1971 ; Compagnot, La vie du Vén. Jean de Quintanadoine…, ms. (copie XVIIIsiècle), Clamart [souvent cité par P. Sérouet, Jean…, v. note 1, p.13, etc.].

107 P. Sérouet, Jean…, p.4, 15.

108 Ibid., p. 20.

109 Compagnot cité, Ibid., p.10.

110 Ibid., p. 42.

111 Ibid., p. 44.

112 Compagnot cité, Ibid., p. 45. La cousine l’avait appelé « padre de putas » ! 

113 Ibid., p. 60.

114 Ibid., p. 98.

115 Ibid., p. 148.

116 Ibid., p. 149, 153, 157.

117 Ibid., p. 178.

118 Ibid., Mère Marie de la Trinité, citée p. 181.

119 Ibid., p. 197, 205, 215, 217.

120 Ibid., lettre cit. p. 325.

121 DS 6.75/79 (Dodin), que nous citons ; Discours de M. Gallemant… Toulouse 1835 (28 pages que l’on retrouve au début du ms. Clamart 4 A 51, ainsi que dans Le Trésor du Carmel…, 1879 ; La Vie du V. prêtre de Jésus-Christ M. Jacques Gallemant… par le R.P. Placide Gallemant, Paris, 1653.

122 Confesseur de Teresa.

123 La vie…, op.cit., « Section I, Ses vues lumineuses des choses cachées », p. 270/1.

124 DS 3.1857/62 (Dodin) ; La Vie de Mr. André Duval, prêtre…, par Robert Duval son neveu, ms. [non daté, écriture du XVIIs.], 196 pages.

125 Se reporter à l’entrée sous son nom en tome I.

126 Les témoignages du procès informatif, disponibles au carmel de Pontoise, sont cités ici par le nom du témoin suivi du numéro de folio ou de la page relatif au ms. correspondant. Nous nous limitons à moderniser l’orthographe et à introduire une ponctuation conforme aux habitudes modernes. — Voir aussi les Communications à l’Association des Amis de Madame Acarie, 55 rue Pierre Butin, 95 300 Pontoise ; Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, Carmel Vivant, Toulouse, 2002 ; Madame Acarie, Écrits spirituels, présentation par Bernard Sesé, Arfuyen, 2004.

127 La Vie Admirable de sœur Marie de L’Incarnation, religieuse converse en l’ordre de Notre Dame du mont Carmel, et fondatrice d’iceluy en France, appelée au monde la Damoiselle Acarie, par M. André Du Val, Docteur en Théologie, l’un des supérieurs dudit ordre en France, 3édition revue et augmentée, Paris, 1621 =Doc2. [Epitre, Avertissement au lecteur, Approbation, Privilège, Portrait, (1-807) La Vie [en trois parties dont biographie 1-429 à laquelle fait suite les vertus…] ; Vie de la Bienheureuse sœur Marie de L’Incarnation,… par J. B. A. Boucher, Paris, 1800. [xxviii +570 p. En préface, intéressante histoire des Vies écrites dont se détache Duval] ; DS 10 486/87.

128 Marguerite du Saint-Sacrement, 521.

129 Ibid., 538.

130 Sœur Anne-Thérèse, « L’amitié spirituelle de Fr de Sales… », comm. du 14 avril 2002 à l’Association des Amis de Madame Acarie (Pontoise), cite le P. Duval : « Pour ce qui est des visions et des révélations qui lui arrivaient pendant ses extases, on n’en a rien pu savoir, bien qu’elle en ait eu de grandes qu’elle appelait “vues de l’esprit” plutôt que “visions”… ».

131 R. Coté, Vivre en présence de Dieu… », comm. du 27 avril 2003 à l’Association des Amis de Madame Acarie (Pontoise). 

132 Marguerite du Saint-Sacrement, 426.

133 Agnès de Jésus — des Lyons, 52.

134 H. Bremond, Histoire…, II « L’Invasion mystique » : v. chap. IV, §1. Madame Acarie…, § 2. Jean de Quintanadoine…, §3. Madeleine de Saint-Joseph…, p. 193-330 : les trois figures clef sont cernées avec justesse ; S.-M. Morgain, Pierre de Bérulle et les carmélites de France, Cerf, 1995 : v. chap. 3 « Les négociations » & chap. 4 « le voyage d’Espagne ».

135 Morgain, op.cit., p. 84. 

136 Sa déposition pour le procès de béatification de Marie de l’Incarnation, ms. Clamart, p.6.

137 Ibid., p.63.

138 Présentation particulièrement vivante du cadre par M. Huot de Longchamp : « Paris, carrefour mystique autour de 1610 », Mélanges carmélitains, vol. 2, 2004, p. 222-242.

139 v. Gosselin, Carmel de Beaune, p. 11 (ainsi que sur le P. Pacifique), et p. 14 (rapports avec Bérulle).

140 DS 7.2055/57 (Sérouet) ; Françoise de Sainte-Thérèse, La vie de la vénérable Mère Isabelle des Anges, Paris, 1658 ; Pierre de la Croix, « Une carmélite espagnole en France : la M. Isa­belle des Anges. Lettres inédites… (1606-1614) », dans Ephemerides carmeliticae 9 (1958), 196-221.

141 Obras completas de Ana de San Bartolomé, Teresianum, Roma, 1981 & 1985, vol I, « I. Escritos historico-autobiograficos », p. 171 sv. — Nous donnons la traduction par sœur Thérèse du début du récit jusqu’à l’arrivée à Paris ; le récit complet comprend 37 paragraphes numérotés.

142 « Le voyage d’Espagne, écrit de la main de la Vénérable Mère Louise de Jésus [Madame Jourdain]  … », Carmel, 1960 (II, III, IV) & 1961 (I, II). =Doc3

143 Plus exactement sainte Thérèse fonda le carmel de saint Joseph, à Avila le 24 août 1562 et le massacre de la saint Barthélemy eut lieu le 24 août 1572, soit 10 ans après.

144 Jean de Brétigny (1556-1634) travailla beaucoup à la venue de carmélites espagnoles en France. Après plusieurs échecs (1585, 1593-1594), il traduisit lui-même les œuvres de sainte Thérèse en français avec l’aide du Prieur de la chartreuse de Bourgfontaine.

145 Il s’agit de Mme du Pucheuil, Madame Jourdain et Rose Lesgu.

146 René Gaultier (1560-1638) avocat du Roi en son Grand Conseil.

147 Sœur Catherine du Christ (Muñico) sœur converse, professe d’Avila, grande amie de S. Anne de Saint Barthélemy.

148 François de la Mère de Dieu.

149 29 août 1604.

150 Anne de saint Barthélemy elle-même.

151 Michel de saint Firmin et François du Très saint Sacrement firent le voyage jusqu’à Paris.

152 Jean de Brétigny et Pierre de Bérulle.

153 René Gaultier.

154 Madame du Pucheuil, Madame Jourdain et Rose Lesgu.

155 Anne de Jésus, Isabelle des Anges, Béatrice de la Conception, Isabelle de saint Paul, Eléonore de saint Bernard et Anne de saint Barthélemy, sœur converse.

156 Les trois sœurs venues de Salamanque : Anne de Jésus, Isabelle des Anges et Béatrice de la Conception dont les noms étaient écrit sur l’autorisation du Père Général.

157 En France et en Belgique où Anne de Jésus avait fondé Bruxelles en 1607

158 G. Gibieuf, Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph, ms. à Clamart ; La Vie de la Mère Magdelaine de S. Joseph…, par un prêtre de l’Oratoire [les P. Gibieuf et J. - F. Senault], Paris, veuve Jean Camusat et Pierre Le Petit, 1645 ; cette première source, reprise et augmentée devient : La vie de la Mère Magdeleine de S. Joseph, religieuse carmélite […]/Par un prêtre de l’Oratoire de Jésus-Christ N.S., [Senault], nouvelle édition revue et augmentée [par le P. Talon], Paris, chez Pierre Le Petit, 1670. =Doc4 et Doc4b [attention sœur Odile — Doc4b — utilise l’édition 1645 que nous n’avons pas photographiée]

159 Brouillons des pièces pour le procès & Dépositions des carmélites, mss. à Clamart ; Summarium du procès, 1655, imprimé à Rome, 1782 & 1785. 

160 [Louise de Jésus], La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph, première prieure française du premier monastère des Carmélites Déchaussées en France (1578-1637), Carmel de l’Incarnation (Clamart), 1935 [ouvrage essentiel, non photographié, disponible bibliothèque de Max] ; J. — B. Eriau, La Vénérable Madeleine de Saint-Joseph. Essais sur sa vie et ses écrits, Paris, 1921. [voir aussi de ce dernier : L’ancien carmel du faubourg Saint-Jacques, 1604-1792, Paris, 1929, ch. 16] ; Th. Bailloud, Sillages de foi, Blois, 1966 [sur les Dubays de Fontaines] ; DS 10.57/60, 1977 (art. « Madeleine de Saint-Joseph » par P. Serouet) ; Madeleine de Saint-Joseph ou l’accomplissement d’une vocation, Stéphane-Marie du Cœur de Jésus [Morgain], mémoire de licence, Univ. de Fribourg, 1987 ; « Mère Madeleine de Saint-Joseph », Vives Flammes, mai 1987 ; « Mère Madeleine… Inculturation et expansion du Carmel en France », Carmel, juin 2004.

161 Avis de la vénérable Mère Madeleine de S. Joseph, pour la conduite des novices, suivi de Petite Instruction…, Paris, de l’Imprimerie d’Antoine Vitré, 1672 ; voir aussi  le ms. à Clamart des Avis… ; Élévations au Fils de Dieu, sur toutes les Évangiles des Dimanches, Carêmes, Quatre-temps et Fêtes de l’année…, et Retraite, 1684 =Doc5 ; Recueil de plusieurs paroles et sentiments de piété sur les Mystères du Fils de Dieu, tirées de la Vie…, suivi de Recueil de quelques avis, suivi de Applications… sur notre bienheureuse mère [Thérèse] & d’autres textes, Aix, 1689 ; Petite instruction…, ms. Clamart, réf. : « M.S.J./R n° 4 » [d’une écriture ancienne du 17e siècle ; Louise de Jésus marque d’un « M » rouge ce qu’elle pense être de Madeleine]. — Correspondance =Doc6

162 Louise de Jésus citant Talon, p. 204.

163 Talon, p. 149 ; Louise de Jésus, p. 208.

164 Louise de Jésus, p. 212.

165 Louise de Jésus, p. 230-231, qui la distingue de la grande amie de Madeleine de Saint-Joseph, Marie de Jésus de Bréauté.

166 Louise de Jésus, p. 290.

167 Ibid., p. 303, 328.

168 Ibid., p. 276.

169 Louise de Jésus, p. 277 citant Agnès de Jésus — Maria, dép. min. A, p. 85.

170 Elévations, éd. 1684, p. 40-41

171 Ibid., p. 254-255.

172 Ibid., p. 323.

173 Citations relevées chez Louise de Jésus, op. cit., Ch. XVII, « … au milieu de ses filles », p. 365, 369, 386.

174 Ibid., Ch. XVIII : p. 394-395, 411, 417-418.

175 Ibid., Ch. XIX, p. 438. Louise de Jésus cite un « dit » de Madeleine.

176 Cette instruction est certainement de Madeleine, contenue à la fois dans le ms. « Petite instruction… » et dans l’imprimé Elévations…, 1684. Ce dernier gomme subtilement ce qui traduit une expérience personnelle. Nous reproduisons quelques extraits, pages 293 — 296 du manuscrit.

177 [Madeleine de Saint-Joseph], La vie de sœur Catherine de Jésus, religieuse de l’Ordre de nostre Dame du Mont-Carmel […] decedée à Paris le dix-neuviesme fevrier 1623, Paris, chez Edme Martin, 1624 ; Toulouse, chez Jean Boude, 1625 ; Paris, 1626, 1628 ; Paris, chez Fiacre Dehors, 1631 ; Paris, chez Pierre Le Petit, 1656 ; J.-B. Eriau, Une mystique du XVIIe siècle, sœur Catherine de Jésus, Carmélite (1589-1623), Paris, Desclée, 1929, Introduction, I-XVI, réimpression de La Vie… d’après l’édition de 1656.

178 Eriau, op. cit., p. 43 « La vie ».

179 Ibid., p. 125, 135, 152, « Recueil des pieux écrits et lettres… »

180 Ibid., p.176.

181 Ibid., p.180, « Autres lettres ajoutées… »

182 Ibid., p.193, « Autres lettres ajoutées », « Préface sur les assistances intérieures et extérieures… ».

183 Carmel, 1962, II, « Aux origines du Carmel de France, Mère Marie de Jésus, marquise de Bréauté », 125-147. — Marie de Jésus de Bréauté (1579-1652) ne doit pas être confondue avec Marie-Madeleine de Jésus de Bains (1598-1679), qui sera prieure durant quelques vingt années, v. tableau I).

184 Lettres de la Révérende Mère Marie de Jésus, seconde prieure française de ce premier monastère de l’Incarnation à Paris, copiées en 1872 d’un ancien ms. des Carmes du couvent de Santa Maria della Vittoria à Rome, p. 163.

185 Ibid., p. 6.

186 Ibid., p. 65, Lettre 37.

187 Ibid., p. 93, Lettre 2 à une Sous-prieure.

188 Ibid., p. 95, Lettre 1re à une religieuse témoignant sur Madeleine de Saint-Joseph.

189 Ibid., p. 148, Lettre 3e à M. le duc de Villeroy son neveu.

190 Ibid., p. 177/9, Lettre 3e à Mlle de M. 


191 Ibid., p.186/7, Lettre 6e à la même.

192 Ms. Clamart, 3A2, p. 385. Il vaudrait d’être réédité. Au verso de la couverture : « I, Vie de la Mère Marie de Jésus de Bréauté, II (p.180), Vie de la Mère Agnès de Jésus Maria (de Bellefonds), III, (p.195), Vie de la Mère Madeleine de Jésus de Bains ». =Doc7

193 Ms. Clamart, Lettres d’Epernon…, f° 3r°, 4e lettre.

194 v. J.Roland-Gosselin, Le Carmel de Beaune, 1969 — Ce très beau travail apporte beaucoup d’informations débordant le cadre de ce carmel, en particulier par ses citations et dans ses notes — L’attitude « prudente » de Marie de Jésus de Bréauté est indiquée p. 307.

195 La Vie de sœur Marguerite du S. Sacrement… [par Denis Amelote], Paris, 1655. (744 pages).

196 Depuis le Mémoire sur la fondation, le gouvernement et l’observance des carmélites déchaussées, 2 tomes, Reims, 1894, base toujours utile résumée par Bremond, juqu’à Morgain, op.cit.

197 Morgain, op.cit., p.148.

198 Morgain, op.cit., p.187.

199« … lors de la fondation du carmel de Dijon, la mère Anne rompit entre ses doigts une des fleurs de lys qui ornaient la grille du chœur parce qu’elle gênait la vue de l’autel. Cet incident, interprété comme hostile à la France, nécessita l’intervention du Parlement. » (Morgain, op.cit., p. 189).

200 Son Autobiographia A, p. 343 ss., parle de ses difficultés avec Bérulle : « Cette première année terminée, le démon, père des zizanies, dressa contre moi le cœur des supérieurs, qui jusque là m’aimaient extrêmement ». Cité par Morgain, p. 198, qui décrit ainsi son isolement au sein même du couvent : « Progressivement les carmélites françaises apprennent à se défier de leur prieure… la consigne est sévère. “Ne traitez pas de vos âmes avec la Mère, son esprit n’est pas fait pour vous…”… Par prudence, Pierre de Bérulle refuse à Anne de Saint-Barthélémy, malgré ses protestations, de lui trouver un autre confesseur que lui-même. L’angoisse de la pauvre prieure augmente chaque jour ». « Sa décision est prise de passer en Flandre. Le Christ lui apparaît alors et lui dit : “Ne crains personne, je suis là, je t’aiderai. Reviens au Carmel.” La sentence est rude. » (p. 209).

201 Il faut sauver les rares volumes anonymes qui survécurent à des tris successifs, tel celui qui eut lieu au début du siècle dernier au carmel de Paris/Belgique/Clamart : d’une trentaine de tels « livres », un ou deux ont été conservés comme « exemples » (comm. s. Thèrèse).

202 Ms. à Clamart 7A1, comportant 701 pages manuscrites, à l’exception de l’Association au saint Amour qui en forme le titre et le seul imprimé, paginé 1-34. Ces livres très personnels se transmettaient en passant de carmélite en carmélite (comm. de s. Thérèse). La citation qui suit, p.530-531, est d’une une main tardive, probablement du XVIIIsiècle.

203 J.-B. Eriau, L’Ancien Carmel du Faubourg Saint-Jacques 1604-1792, 389 sv.

204 Le Directeur mystique, 1726 ; premier volume de la Correspondance active et passive de Madame Guyon, Champion, 2003.

205 Passages cités par auteur dans les trois volumes des Justifications assemblés par Madame Guyon, aidée par Fénelon : 293 pour Jean de la Croix (qui sera canonisé en 1726 ; ces « passages » sont de plus particulièrement longs), 241 pour Jean de Saint Samson, le maître de Maur de l’Enfant-Jésus, 156 pour Catherine de Gênes, 117 pour Thérèse, 100 pour Denys (le garant de la tradition chrétienne la plus ancienne aux yeux de la majorité des auteurs du XVIIe siècle), etc.  : les trois principaux auteurs du Carmel représentent à eux seuls 40 % de l’ensemble des passages pour 76 auteurs cités.

206 Jean de la Croix, Œuvres complètes, Cerf, 2001, v. préface (p.7) et présentation (p. 26, etc.) par D. Poirot de la traduction de Marie du Saint-Sacrement.

207 Morgain, op.cit., p.196.

208 [E] : Madame Acarie, Écrits spirituels, prés. B. Sesé, Arfuyen, 2004.

209 [v] : Ph. Bonnichon, Madame Acarie, Une petite voie à l’aube du grand siècle, Carmel Vivant, Toulouse, 2002.

210C. Renoux, « Madame Acarie “lit” Thérèse d’Avila… », Actes du colloque de Lyon (25-26 septembre 1997), Cerf.

211 Mère Marie du Saint-Sacrement — de St Leu, 217. =Doc8 [compilation des diverses saisies faites au carmel de Pontoise ; les nos de pages sont ceux portés dans les saisies]

212 A.Duval, La Vie admirable…, Paris, 1893, p. 353.

213 Marie de Saint-Joseph — Castellet, 398. — Nombreux témoignages parallèles.

214 Seguier —, 830.

215 Marie de Saint-Ursule — Amiens, 447.

216 Marguerite de St Joseph, 59.

217 Marie du St Sacrement — de St Leu, 184 ; nombreux témoignages parallèles dont Marie de Saint-Joseph — Fournier, 103.

218 Père Étienne Binet, 65.

219 Père Pierre Coton, 62.

220 Nous donnons dorénavant les noms des déposants à la fin de leurs témoignages.

221 Témoignage parallèle illustrant les « échanges d’inspiration » fréquents lors de dépositions dans des communautés : « Elle ne parlait jamais en la Communauté en laquelle elle se plaisait grandement des choses de Dieu, Mais elle écoutait seulement sans s’avancer d’en rien dire. Et si quelques fois notre Mère lui demandait son avis sur les sujets dont on traitait, ne faisant point paraître que cela vint d’elle, elle disait : “nous avons ouï dire ou ceci ou cela, et encore c’était en trois ou quatre mots”. Ce qui servait de grande édification aux Sœurs qui l’écoutaient et son humble silence nous instruisait plus que n’eût fait sa parole, et ne pouvions converser avec elle sans rentrer en nous-mêmes et reconnaître combien nous étions éloignées de son humilité. » (Marie de Saint-Ursule — Amiens).

222 J. H. Houdret, « Madame Acarie, un abîme d’humilité », comm. du 5 novembre 2000 à l’AAA.

223 Sœur Marie du St Sacrement, de Marillac (Pontoise) P. A. témoin 102, f° 727 cité par J. H. Houdret, op. cit. — Absent de notre fichier « Dépositions Acarie.doc ».

224 « Au lieu d’un monastère de pauvres repenties qui l’appelaient leur père, comme lui reprochait sa cousine [la cousine l’avait appelé “padre de putas” !] et de cinquante enfants que lui souhaitait sa tante, Dieu avait voulu que les religieuses de plus de cinquante monastères… l’appelassent leur père… » Compagnot, La vie du Vén. Jean de Quintanadoine…, ms. (copie XVIIIsiècle), Clamart, p. 45.

225 Sœur Anne-Thérèse, op.cit.

226 « Du révérend père Gibieuf, prêtre de la Congrégation de L’oratoire de Jésus et premier supérieure des Carmélites qui sont en France », (13 pages grand format serrées ; extraits de la section « A », page 4 - 5 numéros en marge) 

227 « Déposition de Mademoiselle des Rochers [Nicole Bourgoing] sur la vie et les mœurs de notre bienheureuse mère Madeleine de Saint-Joseph qu’elle a connue dès devant qu’elle fut religieuse, ayant même demeuré quelques années avec elle ». (extrait pages 4-5).

228 « Déposition du R. P. Le Jeune Jésuite qui a été supérieur de leur compagnie en Canada ». (5 pages)

229 « 2 cahiers 24 et 8 pages notes et fragments ». Sur un papier séparé, et probablement de sœur Louise de Jésus, biographe de mère Madeleine : « Le tout petit cahier pourrait être des souvenirs de la mère Catherine du Saint Esprit de Fontaine. Ce sont ses expressions et sa manière de dire, et son orthographe, mais non son écriture ». . Nous transcrivons entièrement ce « tout petit cahier », beaucoup plus intime.

230D. S. 2.61/2, article Cambry (P. Droulers); H. de Boissieu, Une recluse au XVII° siècle, Paris et Gembloux, 1934.

231«Le Flambeau mystique…», 95. On sait que les recluses conservaient souvent de nombreux contacts avec le monde extérieur, par le  biais d’une activité de conseil spirituel.

232par son «Traité de la réforme du mariage».

233par son «Traité de l’excellence de la solitude à la sollicitation de quelques saints ermites.»

234Tout le début du «Flambeau mystique» est destiné aux «Pères directeurs».

235Pierre de Cambry, Abbrégé (sic) de la vie de Dame Jeanne de Cambry… Anvers, 1659; 2ed. augmentée, Abrégé de…, Tournai 1663.

236Les œuvres spirituelles de sœur Ienne Marie de la présentation, premièrement dame Ienne de Cambry, religieuse de l’ordre des chanoinesses régulières de St Augustin et en après recluse, décédée en son ermitage l’an 1639 dédiées à… Madame Marie Ferdinande de Croy, comtesse d’Egmont, etc., par P. de Cambry prêtre… à Tournay, imprimerie Adrien Quinque, 1665 [contient : Frontispice : portrait; lettre dédicatoire; lettre du vicaire générale de l’évêque de Tournai; Petit exercice pour pouvoir acquérir l’amour de Dieu… (1-17); Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres… (1-328 et table); Le flambeau mystique (1-104 et table); Traité de la réforme du mariage (1-79 et table); Traité de l’excellence de la solitude (1-20 et table) à la sollicitation de quelques saints ermites…; Lamentation de l’âme captive… (1-51 et table)]

237«Traité de la ruine de l’amour-propre et bâtiment de l’amour divin divisé en quatre livres…», inclus dans les Œuvres spirituelles… La préface donne son plan : livre I : De la ruine de l’amour propre. Partie première, le vif portrait de l’amour propre… II : mortifications et consolations, III : imperfections secrètes anéanties, IV : union et transformation.

238punition : anéantissement.

239Le traité se termine (311-328) par un long développement sur l’amour qui est tout.

240«Le flambeau mystique ou adresse des âmes pieuses ès secrets et cachés sentiers de la vie intérieure, composé par Sœur Jenne Marie de la Présentation, recluse les Lille», avec approbations par des docteurs de Douai et Gand en 1631, inclus dans les Œuvres spirituelles… est une «clef mystique… des matières… (du) livre de la ruine de l’amour propre; sur le sujet desquelles ayant été par ses directeurs examinée l’espace de huit ans... ».

241L’édition des Oeuvres complètes en un in-folio de 1665 (mes photos – édition non retrouvée sur Google) reprend exactement l’édition de la Ruine de 1627 (disponible sur Google). Orthographe modernisée, ponctuation révisée.

242J’introduis des paragraphes dans ce texte en pleines pages continues.

243 À tête

244 Oraison subtile faite en tiédeur ? ou bien : Oraison <fine> [finit] en tiédeur

245 Tépidité : qualité de ce qui est tiède.Fig. Manque de ferveur.

246 Enclin, encline : Qui a un penchant pour quelque chose.

247 Cas de « supposition impossible » que l’on retrouvera chez de nombreux mystiques.

248Explication d’une ascèse mal venue.

249Absconser : cacher, recéler (Godefroy).

250Illec : là, en ce lieu là (terme vieilli).

251Amour seul.

252 Cf. Ruusbroec sur les faux spirituels : on comprend alors sa forte opposition.

253 Toujours le problème de Dieu, à remplacer par "seul bien parfait".

254 Éclairant Canfield.

255Genèse, XXI, 9-10.

256 Exact mais seulement au moment même de la « plongée » mystique.

257Juste appréciation de son rôle.

258Éjouir (s’) : se livrer à la joie. [se réjouir : éprouver une vive satisfaction – se divertir].

259Processus expérimenté. La belle histoire de S. Augustin explique la tentation « diabolique » ressentie par l’intellectuelle Dame Cambry qui s’y retrouve ingénuement.

260Fine analyse.

261Esquelles : sens identique à lesquelles. Simple différence orthographique n’ouvrant pas à notice dans Litré ou Godefoy. Dorénavant j’omet mon ajout « [l] ».

262 dans sa réalité toute intérieure.

263 façon très dense.

264Expérimental.

265 A prendre au sens premier immédiate expérimental.

266 Expérience immédiate.

267 Mais. Ains est hors d’usage mais évite des mais fastidieux.

268 Lourd passage mais intéressant par sa précision expérimentale.

269 Toujours subtile observation.

270 Expérience mystique.

271 Dieu ou effet de nature peu importe !

272 Le style contourné sugère qu’il y a problème...

273 Ça redevient sérieux.

274 Eglise invisible.

275 capturé

276 Chauffer graduellement le four d’une verrerie – donner la trempe à l’acier.

277 Il s'agit de l'heure journalière réservée au recueillement silencieux.

278 Raisonnable.

279 Dans le sens de présentement.

280 bonne signification des diables !

281 Vérifié.

282 Poids de la vision du péché propre à la fin du Moyen Âge, encore vivace au début du XVIIe siècle.

283?

284 Absence du rôle de l'expérience qui d'ailleurs n'existait pas à son époque.

285 « On ne sait rien il ne faut donc pas croire. »

286 Besoin de l'aide d'autrui : soit un maître spirituel comme par exemple dans le soufisme ; au moins il est choisi en vertu de sa supposée achèvement spirituel ; ou bien imposé par une religion indifférente à la mystique : c'est souvent le cas des confesseurs au XVIIe siècle. Il n'y a guère de solution valable entre les faux maîtres et les confesseurs butés.

287 dommageables

288 d’expérience.

289 Ou qui lui donne l'expérience d'une liberté nouvelle liée à des jouissances inattendues.

290 Fine observation traduite dans la croyance externe du temps.

291 + !

292 Forme verbale absente de Littré !

293 Rare description précise du vécu psychologique des débutants en Religion.

294 Et sans concession ; au blanc de la cible.

295 Expérimenté en plongée.

296 Subtile observation.

297De déplaire ? 2e sens Littré : donner du chagrin, irriter.

298 Mettre sous ses pieds, dompter.

299 Souloir : avoir coutume (Godefroy).

300 Théologie de la circulation de l’amour, Augustin.

301 exacte observation

302 dominent

303 Virgules nombreuses, nécessaires à cause de la densité de la phrase qui oblige à méditer chacun de ses éléments.

304 prenant leur source

305 événements

306 absconse : lanterne sourde, fig. détour, dissimulation. (Godefroy).

307 Ores : maintenant, alors – quoique. (Godefroy).

308 Jaçoit que : quoique, bien que.

309 obtenir

310 quelques (1er sens Littré).

311 calomnie (Godefroy).

312 Judicieux.

313 La Nature.

314 Signacion : signe (Godefroy).

315 Le bien qu’on a (Littré).

316  ? - il faudrait retrouver cette traduction des Cantiques, passablement ancienne.

317 Imaginaire ? Du moins possibilité. - Et ne pas oublier les croyances du temps partagées par la grande Catherine de Gênes : son Traité du Purgatoire sera largement lu jusqu’à la fin du dix-septième siècle.

318 Souligne le risque.

319 Non !

320 Chapitre faible...

321  ! faible.

322 Intéressante justification du traité.

323 Ruusbroec !

324 On n’en finit avec le péché, la faiblesse de l’époque !

325 La suite de ce chapitre et les onze suivants ne sont plus irrigués par l’expérience. L’oeuvre s’achève en un discours lyrique.

Le début du dernier chapitre 34 livre le but poursuivi par l’auteure : « D’autant que tout ce traité ne contient que les ruines de l’amour propre, et le bâtiment ou établissement de l’amour divin, lequel ne s’adresse pas seulement aux Religieux et Religieuses, mais à toutes personnes, mariés, veuves et autres : parce que Dieu n’a pas fait ce Commandement d’amour aux Religieux seulement, mais à toutes sortes d’états. Comme aussi est démontré, que toutes sortes de personnes, en toutes sortes d’états, peuvent aimer Dieu et le prochain parfaitement. »

326Nous avons brièvement abordé ces visionnaires en Expériences…I, Le Nord de l’Europe…, Monachisme féminin, 106. Voir les figures d’Hildegarde de Bingen (1098-1179), d’Élisabeth de Schönau (1129-1164). – Sur le rôle de l’imagination propre au Moyen Âge, v. Dom Leclercq, L’amour des lettres…, op. cit., 1957, 74.

327Gertrude d’Helfta, Le Héraut, SC, Livre II [autobiographique, rédigé en 1282 par elle-même], chap. VIII, §3 (toutes les qualités qui s’ajoutent à la nue nature humaine sont accidentelles).

328 Répertoire Topo-bibliographique des abbayes et prieurés, L. H. Cottineau, Macon, 1937. 

329Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II, 467 : rédigée tôt, en 1916. Bremond changera d’avis : il se proposait de consacrer le dernier volume de son grand œuvre à madame Guyon, avant de disparaître prématurément en 1933 (v. Emile Goichot, Henri Bremond historien du sentiment religieux, Ophrys, 1982).

330Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoist décédées en ces derniers siècles, Paris, 1679, tome I, 184. [Ouvrage couvrant plus de mille grandes pages en deux tomes, dorénavant cité Éloges…].

331Ainsi Antoinette d’Orléans, fondatrice de la Congrégation du Calvaire, explique « que la religieuse se peut définir la meurtrière des voluptés » (Éloges…, 100). Elle pratiqua en sa jeunesse « une Oratoire au haut du château, qu’elle fit peindre de têtes de mort et de larmes » ! (104).

332Éloges…, II, « Éloge de feu Madame Marie de Beauvilliers, abbesse de Montmartre », 143-184. – Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., vol. II L’invasion mystique, Ch. VI « Les grandes abbesses ».

333Éloges…, II, 145.

334Éloges…, II, 154 & 155.

335Éloges…, II, 155-156. – « L’Exercice composé par le R.P. Benoist capucin, Abrégé de toute la vie spirituelle en trois parties … réduites en un seul point qui est la volonté de Dieu » précède (pages 47-97) la Règle de Perfection (pages 98-476) dans Benoît de Canfeld, La règle de perfection, Paris, P.U.F., 1982.

336«  Son Directeur ayant été d’avis qu’elle déposât la Prieure et les autres Officières qui ne voulaient point la Réforme, elle tint le Chapitre pour cet effet ... Toutes les Anciennes se levèrent avec un grand bruit ... la chargèrent d’injures ... lui mettant le poing contre le visage en sorte qu’elle crut qu’elles allaient frapper » (Ibid., 156-157).

337Éloges…, II, 162.

338Éloges…, II, 182.

339Éloges…, II, 184.

340Exercice divin, ou pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. A Paris, chez Fiacre Dehors, 1631, chapitre X, page 65 ; J. Orcibal, Benoît de Canfield, La règle de perfection, op. cit., souligne page 16 la reprise par Marie de Beauvilliers du contenu de l’Abrégé de la Règle.

341Anéantissement identifié au vertige du néant (Morali), voire à une perversion dans une joie suppliciante (Bataille) !

342Le fils de Marie de l’Incarnation du Canada est admiratif d’une compagne de sa mère car on lui trouve sur la tête une « calotte armée de pointes de fer ». « Elle portait encore deux chaînes de fer à ses deux pieds. Les disciplines dont elle se servait étaient aussi des chaînes de fer » (dom Claude Martin, La vie de la Vénérable Mère Marie de L’Incarnation, op. cit., 263 et 268). Un exemple célèbre d’ascèse, raconté par Rodriguez, lu par de très nombreux spirituels du siècle, est fourni par François-Xavier dans les hôpitaux de Venise : pour vaincre la répugnance qu’il avait à donner les soins réclamés par un malade, il porte à sa bouche le pus d’un ulcère et « toute la nuit suivante il lui semblait avoir encore ce pus dans la gorge sans pouvoir arriver à s’en débarrasser, tant avait été forte la violence qu’il avait dû faire à tous ses instincts. » (Art. appréciatif ! « Ascèse », J. de Guibert, DS 1.997 sq.). - L’appréciation très réservée portée sur ce sujet par Benoît de Canfield annonce la modération de sa dirigée : «  Plusieurs saints et saintes … qui baisaient et léchaient les plaies et ulcères des pauvres … pourront au moins servir pour la condamnation de la délicatesse. » (La Règle de Perfection, op. cit., 242) ; v. les longues notes attenantes d’Orcibal sur François, sur les deux Catherine (de Sienne et de Gênes), sur Élisabeth de Hongrie…

343 Mère de Blémur, Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoît, 1679, II, « Éloge de feu Madame Marie de Beauvillers, abbesse de Montmartre », p. 143-184. ; v. le récit vivant qu’en tire Bremond, vol. II L’Invasion mystique, chap. VI « Les grandes abbesses ».

344 Éloges…, II, p. 145.

345 Orge mondé : grains d’orge auxquels on enlève, par le moyen de la meule, la première de leurs enveloppes, qui est très épaisse.

346 Ibid., p.154-155.

347 Ibid., p. 175.

348 Ibid., p. 182.

349 Malheureusement incompris des modernes, l’anéantissement a été identifié au vertige du néant (Morali), voire perverti en une joie suppliciante (Bataille).

350 L’Exercice divin, ou Pratique de la conformité de notre volonté à celle de Dieu, par R[évérende] M[ère] M[arie] D[e] B[eauvilliers]. À Paris, chez Fiacre Dehors, 1631. [Archives Saint-sulpice, 29 H 137 : reproduction de l’exemplaire unique conservé à l’abbaye de Maredsous]. Chaque page comporte 16 lignes de 24 caractères de grand corps. Les trois citations qui précèdent sont extraites de cet Exercice.

Il existe d’autres textes intéressants de la même bénédictine : Les Conférences spirituelles d’une supérieure à ses religieuses, par Mme de Beauvilliers, abbesse et réformatrice du monastère de Montmartre, d’après un manuscrit revu et mis en ordre par L. G[audreau], curé de V., avec approbation de Monseigneur l’Archevêque de Paris, Paris, Toulouse libraire, 1838 (texte intéressant, mais dont le style est malheureusement revu ; original perdu ?).

351 Le père Benoît de Canfield.

352 Gn 2, 17 : Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal (Sacy).

353 Ga 2, 20 : Et je vis, mais non plus moi-même : c’est Jésus-Christ qui vit en moi (Amelote).

354 Qui fait craindre des malheurs

355 Se dit en Saintonge d’un homme et d’une femme qui vivent maritalement sans être mariés : ils ne sont qu’adoués. (Littré)

356DS 1.837/839. –- Marguerite d’Arbouze, abbesse du Val-de-Grâce, par H. M. Delsart, Paris / Maredsous, 1923.

357Traité de l’Oraison mentale, Abbaye de Maredsous, 1934.

358Allusion à Ct 1, 4 : « Je suis noire, mais je suis belle… »

359Louise de Ballon 1591-1668, Écrits spirituels, Réimpression anastatique des « Œuvres de piété » recueillies par le Père Jean Grossi, Paris, Nicolas Couterot, 1700, Introduction par la Père Edmont Mikkers, Monastère Notre-Dame de Géronde, 3960 Sierre, 1979 ; DS 1.1208/1209 ; Remarquable étude de sa vie : Myriam de G., Louyse de Ballon, Desclée de Brouwer, Paris, 1935.

360Éloges…, I, « Éloge de la Vénérable Mère Marie Granger de l’Assomption… », 184 sq.

361Éloges…, I, 195

362Un chapitre lui est consacré : Éloges, I, 345 sq.

363Éloges…, I : citations 368, 371, 380, 382.

364Éloges…, II, « Éloge de feue la révérende mère Geneviève Granger de Saint Benoist, supérieure du monastère des Bénédictines de Montargis », 417 sq. - Bremond, Histoire du sentiment religieux…, op. cit., II « L’Invasion mystique », 463-467 , note qu’elle “était mystique” et “conduite par une voie d’inaction et de ténèbres apparentes qui devait paraître singulièrement rude à cette âme claire, vive et décidée.”

365Il en sera ainsi pour madame Guyon.

366«Éloge de feue la révérende mère Geneviève Granger de Saint Benoist, supérieure du monastère des Bénédictines de Montargis», p. 417 à 455 du tome second des Éloges de plusieurs personnes illustres en piété de l’ordre de St Benoist décédées en ces derniers siècles (par la mère Jacqueline Bouëtte de Blémur), Paris, 1679.

367Bremond, Histoire…, II L’Invasion mystique, 463-467. Il note qu’elle «était mystique» et «conduite par une voie d’inaction et de ténèbres apparentes qui devait paraître singulièrement rude à cette âme claire, vive et décidée.»

368Marie Granger (1598-1636) qui fut maîtresse des novices à Montmartre, est probablement à l’origine du lien entre les couvents, poursuivis entre Bertot, confesseur à Montmartre, et Geneviève Granger, supérieure du couvent de Montargis. (v. sa notice par la mère de Blémur, tome premier, 184-239, et sa reprise par Bremond, op.cit., 458-463).

369Ce qui explique certains passages de la Vie par elle-même où Madame Guyon montre un excès ascétique.

370Vie de la Vénérable Mère de S.Jean l’Evangéliste, religieuse de l’Abbaye royale de Montmartre. Par la Mère Jacqueline Bouette de Blémur, religieuse bénédictine de l’Abbaye de la Ste Trinité de Caen. À Paris, chez Nicolas Le Clerc, 1689, 108. — Œuvres citées, 151/2 : un «Abrégé des voies mystiques réimprimé plus dune fois des Méditations et une Explication de la règle de St Benoît, la Vie du Père Claude Le Sergent, son très cher frère, auquel elle servit longtemps de directrice.» 

371Ibid., 56.

372Ibid., 75.

373Ibid., 105.

374Ibid., 109-111.

375Ibid., 117 & 127.

376Ibid., 138-142.

377Ibid., 146-148.

378Parmi les nombreuses graphies qui ont été utilisées (Mectilde, Mectilde, Catherine de Bar, la Mère du Saint-Sacrement, leurs combinaisons…), nous adoptons Mectilde du Saint-Sacrement.

379Documents historiques, par les bénédictines du Saint-Sacrement, Rouen, 1973 ; DS 10.885/888 ; Daoust, Catherine de Bar…, Paris, Téqui, 1979 ; Véronique Andral, osb. ap., C. de Bar / Mère Mectilde du Saint-Sacrement 1614-1698, Itinéraire spirituel, 2e éd. Revue et amplifiée, 1997, Monastère des Bénédictines, Rouen, [grande valeur intérieure et érudite] ; Catherine de Bar 1614-1698, une âme offerte…, Téqui, 1998 [bonne revue bibliogr. par Dom J. Letellier, 11-96]. – Écrits : Documents historiques, op. cit.Lettres inédites, Rouen, 1976 ; Fondation de Rouen, Rouen, 1977 ; Une amitié … Lettres à Marie de Châteauvieux, Téqui, 1989 ; À l’écoute de saint Benoît, Téqui, 1988  [beau choix de dits] ; Adorer et adhérer, Cerf, 1994 ; il existe encore de nombreuses lettres non éditées entre C. de Bar, J. de Bernières, le P. Chrysostome de Saint-Lô…

380Guide pour l’histoire des Ordres et Congrégations religieuses, France XVIe–XXe siècles, dir. Daniel-Odon Hurel, Brepols, « L’Annonciade », 166 sq.

381DS 10.885/6.

382Daoust, Catherine de Bar…, op. cit., « Conférence sur l’appel à la sainteté », 90-91. 

383Ibid., 97-98.

384C. de Bar, Lettres inédites, op. cit., 285-286. 

385C. de Bar, Lettres inédites, op. cit., 378-379.

386Citations suivantes : À l’écoute de saint Benoît, op. cit

387Conférence n°659, 34.

388Conférence n°1075, 39.

389Entretiens familiers, n°2401, 40.

390À la comtesse de Châteauvieux, n°33, 55.

391 n°340, juillet 1662, 84.

392n°1746, À Mère Marie de Jésus Chopinel, Caen, 24 mai 1649, 104.

393À la comtesse de Châteauvieux, no2032, 105.

394À une Religieuse en particulier, n°2548, 107.

395Chapitre, n°592 107.

396Éloges…, II, 1-112 (pagination reprise en tête des citations qui suivent).

397Bien d’autres citations signalées par des guillemets marginaux mériteraient d’être reprises : pages 34-35, 36, 48-49 (lettre à la Mère du Saint Sacrement qu’elle encourage) ; 66-67 (mon exercice est un regard de l’âme, actuel, fixe et arrêté en Dieu...) ; 69 (chose terrible de quitter Dieu ... la sainte liberté des enfants de Dieu) ; 74 (acte d’abandon à Magdelaine ; sera repris par Madame Guyon) ; 83 (révélation de la gloire du Père Jean Chrysostome de sainte mémoire, d’une vertueuse fille de Normandie [Marie des Vallées] et d’autres...).

398Éloges…, I & II, soit 1250 grandes pages ! (hors Epitre, Avertissement, tables…). La citation « Je pretens… » conclut le bref « Avertissement » qui ouvre le tome I.

399DS 1.1723/4 brève biographie et bibliographie ; DS 12.1829 où elle retouche le style d’un ouvrage de l’érudit jésuite François Poiré (1584-1637), auteur d’une Science des saints.

400Éloges…, II, Élévation à Jésus-Christ.

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